La fabrique du visage : de la physiognomonie antique à la première greffe: avec un inédit de Duchenne de Boulogne 9782503534251, 2503534252

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La fabrique du visage : de la physiognomonie antique à la première greffe: avec un inédit de Duchenne de Boulogne
 9782503534251, 2503534252

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LA FABRIQUE DU VISAGE

DE DIVERSIS ARTIBUS COLLECTION DE TRAVAUX

COLLECTION OF STUDIES

DE L’ACADÉMIE INTERNATIONALE

FROM THE INTERNATIONAL ACADEMY

D’HISTOIRE DES SCIENCES

OF THE HISTORY OF SCIENCE

DIRECTION EDITORS

EMMANUEL

ROBERT

POULLE

HALLEUX

TOME 85 (N.S. 48)

H

F

LA FABRIQUE DU VISAGE DE LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE À LA PREMIÈRE GREFFE

AVEC UN INÉDIT DE DUCHENNE DE

BOULOGNE

sous la direction de François Delaporte, Emmanuel Fournier et Bernard Devauchelle

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Publié avec le soutien de la Région Wallonne et de l’Université Picardie Jules Verne (UPJV).

© 2010 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2010/0095/56 ISBN 978-2-503-53425-1 Printed in the E.U. on acid-free paper

LISTE DES AUTEURS

BYL Simon, professeur honoraire à l’Université libre de Bruxelles (Philologie grecque). CREMADES Sophie, psychiatre, praticien hospitalier au Centre hospitalier et universitaire d’Amiens. DAGOGNET François, professeur honoraire de philosophie à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. DELAPORTE François, professeur de philosophie et d’histoire des sciences à l’Université de Picardie Jules Verne. DELAPORTE Sophie, maître de conférences en histoire de la médecine, Faculté de Philosophie, Université de Picardie Jules Verne. DEVAUCHELLE Bernard, professeur de chirurgie à l’Université de Picardie Jules Verne, chef du service de Chirurgie maxillo-faciale et Stomatologie du Centre hospitalier et universitaire d’Amiens. FARGE Arlette, historienne, directrice de recherche émérite au CNRS et à l’EHESS. FOURNIER Emmanuel, philosophe, professeur à l’Université Paris VI. MASQUELET Alain-Charles, professeur à l’Université Paris XIII, chirurgien des Hôpitaux de Paris, membre de l’Académie de Chirurgie, membre du Centre de recherche Georges Canguilhem. MAZALEIGUE Julie, attachée d’enseignement et de recherche en philosophie à l’Université de Picardie Jules Verne. RAGOT Stéphane, photographe.

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ROUSSEAU Pierre, gynécologue-obstétricien au Centre hospitalier et universitaire de Tivoli, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Mons-Hainaut, Belgique. TAITHE Bertrand, professeur d’histoire culturelle à l’Université de Manchester. TESTELIN Sylvie, professeur de chirurgie maxillo-faciale et stomatologie, Centre hospitalier et universitaire d’Amiens, Université Picardie Jules Verne.

PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE

par François Delaporte et Emmanuel Fournier

Peut-on saisir un visage ? Sans doute, quoique peut-être jamais totalement, et jamais d’une façon qui ne porte la marque du point de vue d’où on « l’envisage ». Car si les moyens d’appréhender le visage ne manquent pas, chacun semble le recréer sans jamais l’épuiser. Ouvert par essence à des regards divers, mais rebelle à toute tentative de le saisir intégralement, le visage apparaît dans le désir qu’il provoque en même temps que dans le mystère dont il se couvre. Nous avons accepté ces conditions. La fabrique du visage devait être l’œuvre de plusieurs mains. Il fallait croiser des regards délibérément hétérogènes sur le visage si l’on voulait qu’il révèle à la fois un peu de ses dessous et beaucoup de ses retenues. Les auteurs se sont alliés pour étudier comment le visage naissait aux fonctions d’expression et d’identité, mais aussi ce qui arrivait lorsqu’on le perdait. L’analyse avait à l’évidence une dimension historique et culturelle : n’a-t-il pas fallu abandonner les codes de perception de l’ancienne physiognomonie pour fonder ou refonder une fonction d’expression sur le terrain de la biologie et de l’anatomo-physiologie des muscles de la face ? Mais une histoire des modes de lecture du visage ne pouvait faire l’économie d’une histoire de visages individuels. Il a fallu étudier comment les gueules pouvaient se casser ou s’arracher, rappelant certes le souvenir de tragédies et de compassions qui débordent leur propre histoire, mais rappelant plus sûrement encore la mémoire d’existences défigurées. Les visages cependant peuvent aussi se réparer ou se reconstruire, et à nouveau parler. Parfois il n’y a pas d’autre solution pour cela que d’en changer. De quoi change-t-on alors ? Quelles métamorphoses se produisent-elles ? Quelle sorte d’identité est censée s’attacher au visage ? Quelle sorte d’obscénité lorsqu’on le cache ? Quelle sorte de monstruosité lorsqu’on le perd ? Quelle sorte de renaissance lorsqu’on en recouvre un ? La diversité des points de vue que rapproche le livre s’ordonne autour de deux moments forts pour la réflexion sur les fonctions d’expression et d’identité du visage : la première publication, ici, d’un manuscrit de Duchenne,

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Considérations sur la mécanique de la physionomie (1857) et la première greffe de la face, effectuée par Bernard Devauchelle et son équipe en novembre 2005 à Amiens. On sait que l’Inédit de Duchenne est une découverte toute récente. Il s’agit du Mémoire envoyé par le médecin de Boulogne avec une trentaine de clichés pour le concours du Prix Volta en 1857. Ce manuscrit a été retrouvé en 1998 aux Archives Nationales, à l’occasion de la préparation d’une exposition des photographies que Duchenne de Boulogne avait données à l’École des beauxarts1. Quand à la première greffe partielle du visage, elle représente un événement majeur qui a suscité de nombreuses questions, chirurgicales, éthiques et morales. La question pouvait se poser : entre la découverte de la fonction d’expression et la greffe de visage, quel ordre de présentation et quel lien ? On a choisi un ordre d’exposition chronologique, en se laissant conduire par les événements. L’ordre de leur apparition donnant l’ordre d’exposition. En effet, la chronologie historique impose d’aller de l’élucidation du mécanisme de la physionomie humaine à la réparation d’un visage mutilé. De Duchenne de Boulogne à Devauchelle d’Amiens. De la fabrique des mimiques à la fabrique du visage. À première vue, suivre cette périodisation pose bien des problèmes. Elle laisse entendre que les événements ont entre eux des liens causaux expliquant leur succession. Or l’approche biologique de Duchenne et l’approche médicale de Devauchelle n’ont rien de commun. D’un côté, le visage est appréhendé comme instrument d’une fonction d’expression. De l’autre, le visage mutilé est le sujet d’une chirurgie reconstructrice. À y regarder de plus près, choisir l’ordre chronologique pour fonder l’ordre de présentation des événements, ce n’est pas être aveugle à la différence des objets, voire des disciplines. Il n’y a rien de fâcheux à placer dans cet ordre des projets qui ont leurs propres histoires, dès lors que notre actualité constitue leur ligne de fuite. Cela ne signifie pas que nous souscrivons au principe d’une histoire linéaire. Au contraire, nous revendiquons une histoire des ruptures. Si Duchenne abandonne la physiognomonie, c’est parce qu’il invente les règles du langage des passions2. Mais il faut attendre cent cinquante ans pour que la chirurgie renoue avec le mécanisme de la physionomie. Pour le médecin de Boulogne, le repos du visage s’identifie au calme de la mort : le degré zéro de l’expression. En promenant les excitateurs sur ce masque immobile, le physiologiste fait naître le langage des émotions. Pour Devauchelle, la face privée de chair présente

1. Exposition : Duchenne de Boulogne 1806-1875, École nationale supérieure des beaux-arts, commissaire de l’exposition Catherine Mathon, Paris, 26 janvier-4 avril 1999. 2. Delaporte F., L’Anatomie des passions, Paris, PUF, 2003.

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l’aspect d’une tête de mort. En opérant une greffe partielle de la face, le chirurgien restaure l’intégrité des chairs et, par la suite, la fonction d’expression. Mieux valait suivre le fil du temps, pour aller de l’élucidation du mécanisme de la physionomie humaine à la réparation d’un visage mutilé, d’une première dans l’ordre du savoir à une première chirurgicale. La boucle est ainsi bouclée : l’opération de la greffe vise à restaurer ce qu’instaure le mécanisme de la physionomie. Après tout, l’ultime finalité de la greffe n’est-elle pas le retour des structures et des fonctions lésées ? Lorsque la patiente souhaite retrouver une vie normale, elle appelle aussi de ses vœux le retour d’une fonction d’expression. Si la révélation du visage est tributaire d’angles d’attaque indépendants qui se portent sur lui, s’il ne se découvre jamais que sous les aspects particuliers qu’ouvrent ces angles d’attaque, mieux valait resituer ceux-ci dans leur contexte d’apparition. Cela avait l’immense avantage de respecter les différences sous lesquelles ils font du visage leur objet, sans les réduire l’une à l’autre. Peut-être, comprendra-t-on mieux comment Devauchelle reconstruit ce que Duchenne a construit, mais autrement et sur un autre terrain. Assurément, c’est dans le présent qu’il faut chercher la raison de l’étonnante actualité de l’étude du médecin de Boulogne. Si l’actualité des maladies génétiques conduisait à centrer l’attention sur la myopathie de Duchenne3, pourquoi une première chirurgicale ne pourrait-elle pas conduire à focaliser l’intérêt sur sa Mécanique de la physionomie ? Partir de l’actualité d’une première chirurgicale pour aller vers un passé toujours actuel, ce n’est pas commettre un anachronisme. C’est appréhender une question centrale dans l’histoire du visage. C’est également légitimer un ordre d’exposition qui suit la chronologie historique : présenter l’Inédit de Duchenne, décrire la signification et la portée de ce travail fondamental, exposer les événements liés à la première greffe et finir par les études que cette opération soulève. La première partie est centrée sur la publication de l’Inédit de Duchenne Considérations sur la mécanique de la physionomie. Son étude permet de montrer comment ce mémoire est bien plus que la simple ébauche du Mécanisme de la physionomie humaine (1862), dont Darwin contribuera à la divulgation dans le monde savant et fera usage dans l’Expression des émotions chez l’homme et l’animal. La deuxième partie de l’ouvrage permet de mettre en perspective le travail de Duchenne sur la physionomie avec les développements et prolongements que ce travail a reçu par la suite, mais aussi avec les formes de l’ancienne physiognomonie desquelles il a dû se détacher. Car il faut se détacher pour pouvoir saisir à nouveau et autrement.

3. Delaporte F. et Pinell P., Histoire des myopathies, Paris, Payot, 1998.

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La troisième partie présente un rappel chronologique des faits et des enjeux de la greffe qui fait du visage d’Isabelle D., à proprement parler, une œuvre de main. Les chapitres de la quatrième partie permettent d’aborder, sous des angles différents, les questions soulevées. On verra comment la greffe de visage ouvre sur les disciplines et les champs de pensée les plus inattendus.

PREMIÈRE PARTIE

MIMIQUES Dossier constitué et présenté par François Delaporte

PRÉSENTATION par François Delaporte

LE CONCOURS POUR LE PRIX VOLTA Par un décret en date du 23 février 1852, l’empereur Napoléon III instituait un prix de 50 000 francs en faveur de l’auteur de l’invention la plus utile des applications de l’électricité. Le terme du concours était fixé à cinq ans. Le prix devait être décerné en 1857 à l’auteur d’une « découverte propre à rendre une fois de plus la pile Volta applicable avec succès et économie, soit aux opérations de l’industrie, soit aux besoins ordinaires des cités ou de la vie domestique, soit enfin à la pratique de l’art de guérir »1. Les médecins, donc, pouvaient concourir. Mais à la condition d’offrir des innovations thérapeutiques. Mittdelsdorff, chirurgien de Breslau, utilise des fils de platine rendus incandescents par la pile. Par ce moyen, il procède à des cautérisations localisées, opère sur les tissus et coupe les pédicules des tumeurs. Remak présente aussi ses travaux concernant l’application des courants continus à l’art de guérir. Duchenne, pour sa part, souligne qu’il a traité avec succès certains cas de paralysie et d’atrophie musculaire au moyen de l’action électrique intermittente obtenue à l’aide des courants d’induction. Dans son Rapport sur le concours, Dumas signale les recherches du médecin de Boulogne sur la physionomie. Mais sans s’y attarder : « Il a été conduit à faire naître à volonté, par l’action convenablement dirigée de l’électricité sur les muscles de la face, tous les phénomènes mécaniques par lesquels les passions les plus diverses se traduisent sur la physionomie2. » En somme, parmi toutes ces candidatures, aucune ne justifiait l’attribution du prix. Le concours, c’était au moins l’occasion de réparer un oubli. « Je prie Votre Majesté de vouloir bien décerner à MM. Froment et Duchenne de Boulogne une médaille d’encouragement commémorative du concours, et d’accorder à M. Duchenne, qui n’est pas encore membre de la Légion d’honneur, la Croix de Chevalier de l’ordre3. » 1. Archives nationales, F/17/3100/1, Dumas J.-B., Président de la commission, Rapport sur le concours ouvert du prix extraordinaire de 50,000 francs fondé par S. M. l’Empereur pour une application nouvelle de la pile, Fait à Paris, le 26 décembre 1858, fo 2. 2. Ibid., fo 19. 3. Archives nationales, F/17/3100/1, Lettre du Ministre de l’Instruction publique et des Cultes à l’Empereur, 8 mai 1858.

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En 1858, Dumas donnait les résultats : « La commission chargée par Votre Excellence d’examiner les pièces qui lui ont été adressées de toutes les parties de l’Europe, à l’occasion de ce concours, regrette d’avoir à déclarer qu’aucune d’elles ne satisfait complètement aux conditions posées par le programme, et qu’en conséquence il n’y a pas lieu de décerner le prix4. » Le jugement est sévère. Surtout à l’égard de Duchenne. Mais le caractère spéculatif de ses recherches sur la Mécanique de la physionomie ne s’inscrit pas dans la philosophie du prix Volta. En outre, on ne peut pas dire que Duchenne ait vraiment fait ce qu’il fallait pour être compris. D’abord, dans son mémoire de présentation (une vingtaine de feuillets résumant ses travaux), il parle de tout sauf de l’application de l’électricité à l’étude de la physionomie. Sur ce point, son paragraphe relatif à l’Application de l’électrisation localisée à la physiologie est éloquent : « C’est surtout dans le mécanisme du mouvement de la main que M. Duchenne a découvert une admirable combinaison d’actions musculaires méconnue jusqu’ici, et qui seule permet de comprendre les mouvements si divers auxquels cet organe peut se prêter5. » Le même jour, Duchenne fait deux autres envois. Une lettre au ministre de l’Instruction publique pour lui demander de bien vouloir transmettre un exemplaire de son livre De l’électrisation localisée (1855) auquel il joint : « 1° un mémoire intitulé : Recherches électro-physiologiques et pathologiques sur les muscles qui meuvent le pied ; 2° une note sur quelques nouvelles propriétés électro-physiologiques des courants d’induction ; 3° une collection de figures photographiées représentant l’action individuelle des muscles de la face démontrée par l’électrisation localisée et destinée à une étude physiologique, psychique et artistique intitulée : De la mécanique de la physionomie (le travail est sous presse)6. » Enfin, le médecin de Boulogne envoie son mémoire manuscrit Considérations générales sur la mécanique de la physionomie, en précisant qu’il est « à joindre à l’album de photographies sur la mécanique de la physionomie7. » On peut dire, sans forcer la note, que désordre et précipitation caractérisent le dépôt de son dossier de candidature. Tout indique que la partie relative à la Mécanique de la physionomie a été confectionnée à la hâte. Non seulement le travail n’est pas sous presse, mais il est incomplet. Il se termine par la note suivante : « À copier les déductions applicables aux beaux arts et un chapitre inti-

4. Archives nationales, F/17/3100/1, Dumas J.-B., Président de la commission, Rapport sur le concours ouvert du prix extraordinaire de 50,000 francs fondé par S. M. l’Empereur pour une application nouvelle de la pile, Fait à Paris, le 26 décembre 1858, fo 2. 5. Archives nationales, F/17/3100/1. Analyse des recherches électro-physiologiques et pathologiques adressées par le Dr. Duchenne de Boulogne au concours institué par sa Majesté Napoléon III sur l’électricité appliquée à la médecine et à l’industrie, Paris, le 11 mars 1857, fo 12. 6. Archives nationales, F/17/3100/1, Duchenne de Boulogne, Paris, le 11 mars 1857, Lettre à son excellence le Ministre de l’Instruction publique, Enregistrée le 16 mars 1857 portant le sceau du Ministère de l’Instruction publique et des Cultes. 7. Archives nationales, F/17/3100/1, Duchenne de Boulogne, Considérations sur la mécanique de la physionomie, 1856-57, fo 31.

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tulé : mouvements du sourcil ». Quant aux photographies, elles sont présentées dans un tel désordre qu’on aurait du mal à trouver le fil conducteur de son étude iconographique. Il y a plus : l’absence de lien évident entre la Mécanique de la physionomie et les photographies. À lire le commentaire de Rayer, son rapporteur, on peut se demander si les membres de la commission ont bien eu en main toutes les pièces du dossier : « Appliqué à l’action particulière des muscles de la face, il a développé par l’électro-physiologie tous les phénomènes mécaniques de la physionomie […]. La représentation de ces phénomènes par des dessins photographiques est une idée nouvelle et heureuse dont il fera plus tard connaître les résultats. La commission n’a reçu, en effet, que ces dessins8. » Sans doute, la commission était attentive aux applications pratiques de la pile Volta. Mais Duchenne avait une part de responsabilité, qui n’est pas mince, dans la relative indifférence de la commission pour son travail sur la Mécanique de la physionomie. N’avait-il pas bâclé son dossier de candidature ? Si cette explication était suffisante, le deuxième concours aurait dû être l’occasion d’inverser le mouvement. Duchenne, en effet, présente un travail méticuleux, soigné, où le texte et les images permettent une compréhension rapide, facile, de ses démonstrations. À l’occasion du deuxième concours, il donne également un court récit historique de ses recherches : « Sous le titre de Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électro-physiologique des mouvements expressifs de la face, Monsieur Duchenne a adressé au concours un ouvrage (un volume grand in 8° et un atlas composé de cent planches) dans lequel ses expériences électro-physiologiques sont reproduites d’après nature par la photographie. Ces recherches […] ont été communiquées à l’Académie des sciences, en 1850 […]. Mais depuis lors, l’auteur a continué ces recherches électro-physiologiques avec persévérance, s’aidant de la photographie exécutée par lui-même. De ses analyses est ressortie toute une science nouvelle qu’il a appelée : “ la grammaire et l’orthographe de la physionomie humaine ”, science qui intéresse au plus haut point la psychologie et l’esthétique des arts plastiques9. » Il y a plus ; Duchenne n’a pas ménagé ses efforts pour se faire entendre des membres les plus influents de la commission. En particulier Rayer, qui ne comprenait pas vraiment son travail. Le médecin de Boulogne lui écrit pour lui expliquer longuement en quoi sa méthode d’électrisation est nouvelle. Et pourquoi il devrait le défendre : « J’ai l’espoir que dans la commission vous défendrez chaudement contre les intérêts industriels ou matériels qui menacent de

8. Archives nationales, F/17/3100/1, Rayer P., Rapport sur l’ouvrage de M. le Docteur Duchenne de Boulogne, 1857, fo 2. 9. Archives nationales, F/17/3102, Exposé sommaire des recherches électro-physiologiques, électro-pathologiques et électro-thérapeutique du Dr Duchenne de Boulogne, 26 juillet 1863, fo 4.

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l’emporter, les travaux scientifiques de l’un des vôtres, de celui qui se dit de votre école. En fait et de cœur, je suis en effet biologue (sic)10. » La raison, peut-être la plus profonde, qui pourrait expliquer l’échec institutionnel de Duchenne réside dans le fait qu’il n’a pas été compris par la commission. À l’exception de Serres, qui disait que l’étude du mécanisme des expressions constituait une contribution nouvelle, les autres étaient réticents. Surtout Rayer, qui mettait en doute l’originalité des travaux de Duchenne et affirmait que le principe original de ses recherches avait été établi par Lavater. Antoine César Becquerel contestait également la nouveauté des travaux de Duchenne en évoquant les expériences d’Aldini sur… des têtes d’animaux. Eu égard à l’aveuglement de la commission au deuxième concours pour le prix Volta, on peut se demander si le travail de 1857 ne devrait pas être réévalué. Revenir sur le dossier déposé par Duchenne, c’est tenter de saisir sa signification, ses limites et sa portée. C’est comprendre, finalement, qu’il était à la fois un texte fondateur et un texte charnière. Sous réserve de procéder à sa « restauration », c’est-à-dire à sa remise en état (cf. infra, Première note de l’éditeur). Texte fondateur : parce qu’il opère une rupture avec la myologie classique et la physiognomonie de Lavater. Texte charnière : dans la mesure où cet Inédit de 1857 ouvre la voie au Mécanisme de la physionomie humaine (1862). D’où cette présentation en trois temps : l’état du problème avant Duchenne, ses premières recherches en 1850 et, en 1857, une transformation épistémologique. ÉTAT DU PROBLÈME AVANT DUCHENNE Les sciences physico-chimiques, une anatomie tissulaire et l’expérimentation sur les vivants ont constitué les fondations de la physiologie moderne. Mais l’anatomie et la physiologie des muscles du visage n’ont pas été portées par ce mouvement de rénovation. Cette situation est d’autant plus paradoxale que le système musculaire le moins connu est le plus superficiel. À vrai dire, il ne pouvait en être autrement. L’identification d’un muscle qui meut les pièces du squelette ne présente pas de difficulté majeure. Son raccourcissement, le repérage de son origine et de sa terminaison donnent son action et sa direction. En rapprochant les points d’insertion osseuse des tendons (ou en les éloignant), les déplacements des pièces du squelette indiquent la mécanique des mouvements. Or, dans l’étude des muscles superficiels, ces différents procédés n’étaient d’aucune utilité. D’un côté, les muscles de la face ont des rapports avec le tissu sous-cutané. Mais leurs points d’attache mobile ne sont pas identifiables. La dissection détruit les portions terminales des fibres musculaires

10. Archives nationales, F/17/3102, Lettre à Monsieur Rayer membre de l’Institut Paris en date du 14 avril 1864.

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dans la peau. D’un autre côté, il est impossible de se faire la moindre idée de la figure et de la taille des muscles sur le cadavre. Ces parties sont complètement affaissées et sans ressort. Dans la première moitié du XIXe siècle, les anatomistes décrivent les faces antérieure et postérieure des muscles peauciers. Soit un exemple. Ce que les anatomistes nomment l’appareil fronto-orbitaire comporte la perception d’un plan musculaire moulé sur les os et recouvert par la face profonde de la peau. Si l’inspection cadavérique paraît confirmer l’adhérence intime des muscles à la peau, c’est parce que le scalpel sacrifie inévitablement les points d’attache mobile à la partie interne du derme. Les muscles du visage n’avaient que deux façons d’annoncer leur structure et leur fonction. Sur le vivant, pendant la contraction des parties, on pouvait repérer les changements de volume. Les saillies répondent au corps des muscles et les enfoncements à leurs insertions. On pouvait également identifier les plissements que les muscles impriment à la peau. Les rides du front sont transversales, parce que les fibres musculaires du frontal ont une direction longitudinale. On appliquait le principe de Camper. Duchenne a insisté sur ce point : « On trouve dans le discours de Camper une seule proposition importante : “ Les plis du visage ”, dit-il, doivent nécessairement couper à angles droits le cours ou la direction des fibres musculaires. C’est le premier auteur qui ait fait cette remarque11. » Il y eut pourtant quelques tentatives de renouvellement de la myologie. Dans l’édition française de l’ouvrage de Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie (1806), Moreau de la Sarthe ajoutait une histoire anatomique et physiologique des muscles peauciers. Il donnait une étude particulière, détaillée, des effets physionomiques de chaque muscle. Mais il ne pouvait faire plus que ses contemporains : le cadavre restait son objet d’étude. Charles Bell, en 1806, avait également publié, une étude sur l’anatomie et la philosophie de l’expression : « La science profonde de l’auteur unie à ses connaissances pratiques du dessin et de la peinture et surtout à son amour pour les beaux-arts rendent la lecture de ce livre richement édité autant instructive qu’agréable. La plupart des auteurs qui depuis lors ont traité la même question, n’ont fait que reproduire les opinions de Moreau et de Ch. Bell12. » En 1830, Sarlandière faisait revivre le projet de Camper : explorer la physiologie des muscles dans ses rapports avec les fonctions des nerfs de la face. À première vue, son programme est neuf : établir les lois motrices qui règlent les mouvements musculaires. Mais son projet physiologique, comme celui de Moreau de la Sarthe ou de Charles Bell, s’inscrivait dans le cadre de l’anatomie sur le mort. Cruveilhier est l’un des rares anatomistes qui aient tenté une réforme de l’anatomie des muscles de la face. Avant de se prononcer sur leurs mouve11. Archives nationales, F/17/3100/1, Duchenne de Boulogne, Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie, 1856-57, ffos 18-19. 12. Ibid., fo 21.

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ments, il fallait les identifier. Puisque la fermeté des muscles et leur couleur facilitent leur étude, il accordait une attention particulière au choix des sujets d’étude et au moment de la dissection. Pour cet examen, il faut des individus vigoureux, morts subitement dans la plénitude de leurs forces. Jusque-là, les muscles du visage n’avaient été étudiés que par leur face superficielle. Cruveilhier procédait à l’examen de leur face profonde. Il associait également la préparation des muscles à leur étude anatomique. L’acide nitrique étendu d’eau respecte la fibre musculaire. Par l’élimination des tissus cellulaire et fibreux, il la durcit et lui donne un apprêt qui la rend évidente. Le point de départ de Cruveilhier, c’est une préparation élevée au rang de procédé d’analyse. Un fait nouveau en découlait : la continuité et, par la suite, la dépendance réciproque de plusieurs de ces muscles. « La plupart des muscles de la face semblent se continuer les uns dans les autres, surtout lorsqu’on les étudie par leur face interne. Mr. le professeur Cruveilhier a eu l’obligeance de me montrer des figures dessinées d’après des préparations anatomiques dans lesquelles il a étudié les muscles par leur face postérieure, après avoir détaché des os en masse, les parties molles du visage. On voit que toutes les fibres se continuent les unes dans les autres, à tel point qu’on ne saurait assigner les limites exactes du plus grand nombre de muscles13. » Ainsi le pyramidal semble n’être autre chose qu’une languette du frontal. Le sourcilier pourrait être considéré, au moins en partie, comme un faisceau d’origine du muscle frontal et du muscle orbiculaire. Si la continuité des fibres musculaires est mise en évidence par une préparation anatomique, il faut définir un muscle par sa formation anatomique et non par sa forme apparente. Les différents petits muscles du visage sont donc rapportés, à titre de portions, aux grands ensembles auxquels ils appartiennent. Duchenne tirait les implications d’une telle perception : « S’il fallait prendre à la lettre les données fournies par l’anatomie, le sourcilier, de même que le pyramidal, n’existerait que de nom. Albinus décrit ce muscle comme l’une des racines de l’orbiculaire des paupières dans lequel ses fibres se continueraient. D’un autre côté, suivant M. Cruveilhier, le plus grand nombre des fibres qui le constituent se continueraient également avec celles du muscle frontal. De ces faits anatomiques il semble rationnel de conclure avec M. Cruveilhier que l’indépendance du muscle sourcilier n’existe pas14. » Duchenne soulignait également les limites de cette perception : « Si cette continuité fibrillaire des muscles de la face était réelle, l’indépendance de ces derniers serait très compromise, si même elle n’était pas annulée. Comment concevoir en effet qu’un muscle puisse se contracter dans une portion de sa longueur ou de sa continuité, et dans ce cas où placerait-on le point fixe ? En un mot, avec cette doctrine de la continuité fibrillaire qui convertit pour ainsi dire en un masque tous les muscles de la face, on ne peut selon moi s’expliquer le mécanisme de 13. Ibid., fo 26. 14. Duchenne de Boulogne, Physiologie des mouvements, Paris, 1867, p. 825.

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cette foule de petits mouvements indépendants qui, depuis la création peignent sur la figure les mille mouvements de l’âme en caractères toujours identiques15. » Pour surmonter cette difficulté, Moreau de la Sarthe, Sarlandière et Cruveilhier assignaient à cet appareil quatre points d’attache. En haut, le frontal s’insère à l’aponévrose épicrânienne. En bas, les deux sourciliers forment les origines sourcilières du frontal, puisqu’ils s’attachent à la partie interne de l’arcade sourcilière. Quant au pyramidal, il est perçu comme l’origine du frontal puisqu’il s’attache à la partie inférieure de l’os du nez. Aux différentes portions d’un appareil, il fallait donc attribuer plusieurs mouvements. Toute la question est de savoir à quel endroit l’appareil auquel appartiennent ces portions prend son point fixe. À partir du moment où l’on décrit les connexions des petits muscles de la région supérieure du visage et qu’on leur reconnaît des attaches fixes en haut et en bas, ils pouvaient devenir alternativement actifs ou passifs. En somme, le fronto-orbitaire peut se mouvoir tout à tour dans deux directions opposées : vers le haut ou vers le bas. Les limites de l’investigation anatomique n’ont pas empêché une toute première rencontre entre l’anatomie et la physiologie de l’expression. « En 1805, Moreau de la Sarthe, professeur d’anatomie à la faculté de Médecine de Paris, et l’un des principaux collaborateurs du grand traité de La physiognomonie de Lavater, composa pour cet ouvrage un article important sur la structure, les usages et les caractères des différentes parties de la face de l’homme. Lavater, on le sait, s’était livré à l’étude de la physionomie au repos, de la physiognomonie proprement dite16. » Moreau de la Sarthe est certainement l’un des premiers à jeter un pont entre les actions musculaires et l’expression des passions. Il était convaincu qu’il suffisait d’animer l’anatomie pour expliquer la nature passionnée. En vérité, il donnait seulement un fondement anatomo-physiologique au système de Lavater. Le rôle recteur de la doctrine de Lavater ne doit pas surprendre : l’assimilation du système musculaire à un ensemble d’appareils désigne un seuil épistémologique. Tant que les actions musculaires sont identifiées aux jeux de ces appareils, l’observateur est confronté à un faisceau de contractions simultanées qui échappent à l’examen. Impossible, donc, d’en déduire les mimiques qui présentent une rapidité d’action et tant de fines nuances. Moreau de la Sarthe, comme ses contemporains, retrouvait la classification, traditionnelle, des passions. Dans les passions expansives, le mouvement est centrifuge ; dans les passions oppressives, le mouvement est centripète. Les autres mouvements musculaires sont régis par le même principe. Un mouvement d’expansion quand les parties du visage s’éloignent de la ligne médiane, et un mouvement de contraction lorsqu’elles s’en rapprochent. 15. Archives nationales, F/17/3100/1, Duchenne de Boulogne, Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie, 1856-57, ffos 26-27. 16. Ibid., fo 19.

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L’analyse physiologique restait sous la dépendance de la doctrine physiognomonique. D’abord, la théorie fibrillaire comporte la perception de mouvements qui sont mouvements d’un appareil. Voilà ce qui exclut quelque chose comme l’action individuelle des petits muscles. Ensuite, chaque plissement de la peau s’explique par la contraction du muscle sous-jacent. Cette correspondance biunivoque comporte la perception du visage comme simple surface d’inscription des actions musculaires. Enfin, l’analyse des signes pathognomoniques des passions oscille entre une description iconographique (l’histoire donne la clé de la passion représentée) et une banale typologie des passions. Ces formes d’identification des passions permettent leur reconnaissance, mais elles n’éclairent pas leur mécanisme. Rejeter ces formes d’appréhension des passions, c’est sortir du cadre dans lequel elles étaient prises : une métaphysique des passions. Pour comprendre comment Duchenne a inventé une physique des passions, il faut prendre les choses par un autre biais. Et commencer par l’histoire de l’invention d’un outil d’exploration. Un scalpel électrique. LES PREMIÈRES RECHERCHES L’appareil volta-faradique utilisé par Duchenne n’est pas différent de ceux qui avaient été mis au point par ses contemporains. Mais le perfectionnement de l’outil électrique ne désigne pas une innovation. L’essentiel réside dans l’usage que Duchenne a su en faire. Il met à profit les courants qui ont été découverts par Faraday : le courant inducteur, le courant induit, mais aussi l’extra-courant de rupture découvert par Henry de Princeton. Pour traverser la peau et limiter la force électrique dans les muscles, ou les nerfs, il suffit d’appliquer sur la peau mouillée des excitateurs également humidifiés. On obtient alors des phénomènes de contractilité électromusculaire et des signes de sensibilité sourde. Les conditions qui rendent possible la mise au point de cette technique d’électrisation localisée sont à la fois nombreuses et complexes.

La machine volta-faradique de Duchenne et l’application du courant par les excitateurs.

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Au départ, les recherches de Duchenne répondent au souci d’identifier les propriétés électrophysiologiques du muscle : la contractilité musculaire et la sensibilité électromusculaire. À cette époque, la contractilité musculaire est justement mise hors de doute par les expériences de Claude Bernard. En 1850, il montre que l’action du curare dissocie l’excitabilité des nerfs moteurs et l’irritabilité des muscles. Le curare bloque l’action du système nerveux, mais ne touche pas l’irritabilité musculaire. L’indépendance des propriétés motrice et contractile se trouvait établie. Il ne serait pas faux de dire que Duchenne cherchait à séparer les fonctions vitales du muscle de celles qui dépendent des nerfs, afin de mettre en jeu, à volonté, tantôt l’excitabilité du muscle et tantôt sa contractilité. L’excitabilité du muscle, c’est la contraction sympathique liée à l’irritation du nerf. Par contre, la contractilité résulte de l’application directe de l’agent électrique sur le muscle. Mais il y a plus : Duchenne vise l’exploration de la contractilité et de la sensibilité électromusculaire. C’est pourquoi il cherche la source d’électricité qui conviendrait le mieux à ce genre étude. À partir de l’examen comparé de l’action sur la peau des différentes sortes d’électricité, Duchenne retient l’électricité d’induction, pour laquelle il propose le terme de « faradisme ». Très vite, Duchenne a énoncé les règles de l’analyse électrophysiologique. Pour l’essentiel, elles associent ses connaissances en myologie et les principes des recompositions électriques. Duchenne codifiait l’ensemble des opérations qui assurent la maîtrise de l’électricité. Il établissait une série de relations entre l’intensité de l’électricité, la forme des excitateurs et la distance qui sépare leurs points d’application. L’électrisation directe, qui agit sur un faisceau musculaire, suppose une bonne connaissance de l’anatomie de position. L’électrisation indirecte, qui est destinée à produire des mouvements d’ensemble, repose sur l’identification des points d’immersion des nerfs dans les muscles. D’où l’idée de composer un tableau synoptique dans lequel ces points de pénétration de la plupart des rameaux nerveux musculaires seraient indiqués. « La pratique de ce genre d’expériences exige des connaissances spéciales sur l’anatomie de la face. Non seulement il faut avoir présents à l’esprit les points d’attache des muscles, la position et la direction des branches nerveuses provenant de la division de la 7me paire (nerfs moteurs des muscles de la face), mais on doit encore étudier exactement les points d’immersion de chacun des filets nerveux, ce qui a été trop négligé jusqu’à ce jour. C’est, en général, au niveau de ces points d’immersion que je place mes excitateurs pour obtenir la contraction de toutes les fibres dont les muscles se composent17. » D’emblée, Duchenne a vu le parti qu’il pouvait tirer de l’exploration électrique. Directe, elle permet de repérer la forme des muscles, la direction de leurs fibres et leur point d’attache mobile à la peau. Indirecte, elle provoque la

17. Ibid., fo 6.

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contraction du muscle qui est sous la dépendance du nerf excité. C’est dire que l’excitation électrique du nerf moteur de chaque muscle permettait d’enregistrer son mouvement propre. Mais ces opérations n’allaient pas sans difficulté. Comment localiser l’électricité dans un muscle sans provoquer d’autres mouvements qui pourraient perturber l’analyse ? En administrant de petites doses pour atteindre le degré d’intensité convenable. Comment esquiver les tremblements imprévisibles qui résultent de l’excitabilité des muscles ? En évitant de placer les excitateurs sur les points correspondant aux nombreux filets nerveux de la cinquième paire. Comment être vraiment sûr que la puissance électrique a été concentrée dans un muscle et que la contraction qui en résulte n’est pas le résultat d’une action réflexe ? Pour établir que les contractions ne sont pas dues à l’action réflexe, il suffit de montrer que cette fonction n’interfère pas avec les phénomènes musculaires produits par l’électrisation localisée. C’est en expérimentant sur le cadavre encore irritable que Duchenne démontre la fiabilité de sa méthode : « La contraction d’un muscle qui préside à une expression, ne pourrait-elle pas réagir sur l’âme et produire une impression intérieure qui provoquerait des contractions composées involontaires ? Cette objection, comme la précédente, est assez spécieuse. Elle tombe devant les nombreuses expériences que j’ai faites à l’hôpital de la Charité sur des sujets récemment morts, chez lesquels la contraction isolée des muscles de la face produisit des mouvements expressifs absolument identiques à ceux que l’on observe chez les vivants18. » À cette époque, les conditions étaient également réunies pour que la physiologie neuromusculaire réactive la notion de tonus musculaire. La tonicité est un mode de contraction caractérisé par une tendance continuelle des muscles à se raccourcir. Mais tant que les différents muscles faciaux n’avaient pas été identifiés, on ne pouvait guère songer à explorer leur fonction tonique. Seul Duchenne pouvait intégrer l’observation pathologique, à titre d’indicateur de la perte de la tonicité musculaire. La paralysie de la septième paire permettait d’étudier la relation entre la tonicité d’un muscle et les traits du visage. L’immobilité active désigne le degré zéro du mouvement à partir duquel peuvent être perçues les diverses modifications de la physionomie. D’où l’importance de l’examen des déformations des traits à la suite de la perte de la tonicité et l’étude de son retour marqué par la restauration des traits. Soit un exemple. La perte de la tonicité du grand zygomatique occasionne la chute de la commissure des lèvres, l’effacement de la partie inférieure du sillon nasolabial, l’abaissement de la pommette qui entraîne la paupière inférieure vers le bas. La faradisation du muscle paralysé rappelle progressivement sa tonicité. La disparition de la tonicité, ou son retour, plaçait Duchenne en face de l’ensemble des effets de l’action tonique du grand zygomatique. « Pendant le repos musculaire, c’est-à-dire dans l’intervalle des mouvements déterminés par 18. Ibid., ffos 8-9.

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l’action nerveuse volontaire ou instinctive, ces muscles possèdent encore une force qui ne sommeille jamais et qui ne se perd qu’avec la vie. Cette force est appelée tonicité. C’est en vertu de cette tonicité que les extrémités libres d’un muscle coupé chez le vivant, s’éloignent l’une de l’autre en se rétrécissant. Les muscles sont des espèces de ressorts qui dans l’intervalle des contractions se font plus ou moins équilibre de telle sorte qu’à la face les tissus et principalement la peau sont entraînés dans le sens des plus forts19. » Pour identifier les différents muscles du visage, il faut repérer les points neutres séparant deux muscles. Puisque ces derniers sont contractiles dans toute leur continuité, l’absence de contraction désigne leur terminaison à la partie interne de la peau. Au niveau de la région intersourcilière, l’excitateur indique un sillon : une ligne immobile où la fibre musculaire n’existe pas. De chaque côté de cette ligne, se trouvent les points d’attache mobile à la peau qu’il suffit de mettre en rapport avec les points d’origine. La peau est tirée de haut en bas par le pyramidal du nez. Ce muscle est formé de fibres verticales dont l’extrémité inférieure s’attache sur l’os du nez et se termine dans la peau au niveau de l’espace intersourcilier. Mais lorsque l’excitateur est appliqué audessus de la ligne neutre tracée par le sillon transversal intersourcilier, la peau est entraînée de bas en haut par le frontal. Ce muscle prend son point mobile à la peau en bas et son point fixe à l’aponévrose épicrânienne. Le pyramidal et le frontal sont des muscles indépendants et antagonistes. La deuxième opération consiste à identifier la forme d’un muscle en déplaçant l’excitateur sur la peau mouillée. Dès l’instant où l’excitateur se trouve en dehors des limites du muscle, le mouvement n’a plus lieu ou bien il est modifié. Duchenne confirme ainsi l’indépendance du pyramidal et du frontal : l’excitation électrique des fibres de l’un ne passe jamais dans l’autre. On voit tout de suite ce qui distingue Duchenne aussi bien de ses prédécesseurs que de ses contemporains. Moreau, Sarlandière et Cruveilhier voulaient aussi projeter un nouvel éclairage sur la myologie et les fonctions des muscles du visage. Mais les résultats sont inséparables des méthodes. Tant qu’on étudiait les muscles de la face sur le cadavre, leurs attaches mobiles étaient détruites. Tant qu’on procédait à des dissections, les descriptions s’inscrivaient dans le cadre de l’anatomie classique. On voit bien pourquoi l’application de l’électricité localisée constitue un événement majeur : l’anatomie sur le vivant respecte la structure des muscles du visage. Pour donner à la peau le statut de voile transparent, il fallait que la myologie dépende, non de la dissection du cadavre, mais d’une technique qui respecte cette enveloppe corporelle. À l’époque où Cruveilhier déplorait l’ignorance des anatomistes, Duchenne touchait au but. Par l’expression de « myologie vivante », il désignait l’application de l’électrisation localisée à l’étude des muscles. Avec la maîtrise du

19. Ibid., ffos 29-30.

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courant électrique, il inventait l’anatomie sur le vivant. Nouvelle structure perceptive de l’anatomie : point de nappes musculaires, comme le pensaient la plupart des anatomistes, mais un ensemble de muscles indépendants. Le reste suit ; si le mouvement propre d’un muscle du visage est sa fonction, celle-ci est de l’expression. Mais les choses ne sont pas si simples. Il ne suffisait pas de refonder l’anatomie et la physiologie des muscles du visage pour comprendre les mouvements physionomiques. En 1850, Duchenne était loin d’avoir élucidé les rapports entre actions musculaires et mouvements physionomiques. Sans doute, le pyramidal n’était plus confondu avec le frontal. Mais lorsque Duchenne parlait des mouvements physionomiques que ces muscles déterminent, il invoquait la distinction, classique, entre passions expansive et oppressive. La contraction du pyramidal assombrit la physionomie, tandis que celle du frontal l’épanouit. Au reste, Duchenne avait bien conscience que ses résultats étaient insuffisants : « Ce premier travail malgré l’accueil qu’on lui fit à l’Académie et dans la presse médicale n’était cependant et ne pouvait être qu’une ébauche. Les faits électro-physiologiques que j’avais observés ne me rendirent pas complètement compte des mouvements physiologiques du sourcil20. » UN DÉBLOCAGE ÉPISTÉMOLOGIQUE Il faut attendre 1856 pour que Duchenne résolve l’ensemble des problèmes relatifs à l’anatomophysiologie de la région fronto-orbitaire. Alors, et seulement alors, un tout premier lien pourra être établi entre l’étude des muscles et leur fonction expressive. Le mémoire que Duchenne présente au concours pour le prix Volta, Considérations sur la mécanique de la physionomie humaine, en porte directement témoignage. Pour l’essentiel, la solution des difficultés tient à la rencontre d’un bon sujet d’expérience et au perfectionnement de la technique photographique. Mais sur quels éléments peut-on s’appuyer pour dire que l’année 1856 fut décisive ? D’un côté, la hâte avec laquelle Duchenne constitue son dossier relatif à la Mécanique de la physionomie permet de supposer qu’il vient à peine d’ouvrir ce nouveau chantier. D’un autre côté, il n’y a rien dans la première édition de L’électrisation localisée (1855) qui laisse entrevoir une quelconque solution. Au contraire, dans le chapitre IV intitulé « Electro-physiologie des muscles de la face », Duchenne publie, non sans quelques modifications, la série des mémoires qu’il avait adressés à l’Académie de médecine en mars 1850. À ce moment-là, l’obstacle insurmontable réside dans une perception confuse de la structure et du rôle de l’orbiculaire des paupières, mais aussi du sourcilier : « Les fibres musculaires qui sont en rapport avec les deux tiers internes de l’arcade sourcilière froncent et abaissent le 20. Ibid., fo 4.

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sourcil en le portant vers le bord interne de cette arcade. Ces fibres musculaires appartenant à l’orbiculaire des paupières et au sourcilier, doivent être considérées comme un seul muscle, en raison de leur identité d’action21. » Avant 1857, on chercherait en vain une information relative aux mouvements du sourcil. On chercherait en vain une définition du sourcilier comme muscle de la douleur. Reprenons, brièvement, l’enchaînement des événements. Jusque-là, l’étude des muscles se heurtait à une difficulté majeure : les réactions des sujets contrariaient l’exploration électrophysiologique. L’excitation des filets nerveux, qui sillonnent la couche sous-cutanée de la face, provoquait une réaction douloureuse, voire des mouvements involontaires. L’exploration électrique excluait une délimitation précise des muscles de la partie supérieure du visage. Or, cette complication pouvait être évitée en faisant des expériences sur un sujet dont la sensibilité cutanée était presque nulle. D’où le rôle si important qu’a joué le nouveau sujet d’expérience de Duchenne : un vieil homme dont la sensibilité cutanée semblait, pour ainsi dire, éteinte. La première des conditions qui rendent possible l’exploration électrique était remplie. On peut affirmer, sans risque d’erreur, que la partie du mémoire du prix Volta concernant les mouvements du sourcil est le résultat des expériences faites sur le vieux cordonnier. C’est dans une note de la troisième édition de L’électrisation localisée (1872) qu’on trouve la précieuse information : « Il travaillait au moins 12 heures sur 24, ce qui avait provoqué ses spasmes fonctionnels. Je le fis entrer à l’hôpital de la Charité, dans le service de M. Briquet, où j’ai essayé de le traiter par la faradisation des antagonistes des muscles contracturés. C’est pendant ce traitement que j’ai fait mes expériences électro-physiologiques sur sa face22. » Il ne faut pas sous-estimer la seconde condition qui rend possible l’étude des expressions. Les perfectionnements des techniques photographiques. Sans doute, l’utilisation de substances accélératrices permettait d’améliorer la sensibilité de la plaque, mais les temps de pose restaient élevés. L’année 1851 est marquée par la découverte du collodion qui va renouveler la pratique photographique. Cette matière, tant qu’elle est humide, s’impressionne au contact des rayons lumineux avec une telle rapidité que les mouvements sont instantanément saisis. La durée pour un portrait est de 2 à 4 secondes par belle lumière diffuse et 5 à 20 secondes par lumière diffuse faible. À partir de 1856, avec son modèle de choix, Duchenne pouvait boucler l’étude de la physionomie en mouvement. D’où l’importance de ses expériences icono-photographiques. Duchenne pouvait fixer les mimiques provoquées, et étudier les infimes modifications de la face résultant de l’excitation des muscles sous-jacents. En quoi les motifs de la photographie ne sont pas des visages, mais des événements 21. Duchenne G., De l’électrisation localisée, Paris, J.-B. Baillière, 1855, p. 378. 22. De l’électrisation localisée, 3e éd., Paris, Baillière, 1872, p. 1023, note 1.

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biologiques : des contractions musculaires, des actions physiologiques et des mouvements expressifs. Ces derniers ne sont pas donnés, mais découverts chez son sujet d’expérience. Ces premières recherches consistaient dans l’électrisation des nerfs. Mais pas seulement ; Duchenne utilisait aussi le toucher. À l’instant même où un muscle se contracte, toutes ses fibres entrent en action. Il suffit de déplacer le doigt sur la peau à cet endroit pour délimiter l’espace où la contraction se fait sentir : « On sent par le toucher une sorte de mouvement vibratoire du muscle partout où s’étendent les fibres musculaires qui entrent dans sa composition. » Ce procédé permettait d’établir l’indépendance des différents muscles. D’où la fragmentation complète de l’appareil fronto-orbitaire. L’orbiculaire extra-palpébral est bien distinct du sourcilier. « En résumé, l’expérience électro-musculaire démontre qu’il existe un point de séparation entre le sourcilier (muscle de la souffrance), le frontal (muscle de l’attention) et l’orbiculaire extra-palpébral supérieur (muscle de la réflexion)23. » Duchenne est en mesure de décrire une série de quatre mouvements : le sourcil est entraîné dans diverses directions par quatre muscles spéciaux. Deux de ces muscles l’élèvent ou l’abaissent en masse : le frontal l’élève et la moitié supérieure de l’orbiculaire extra-palpébral l’abaisse. Les deux autres n’élèvent ou n’abaissent que son extrémité interne : le pyramidal l’abaisse et le sourcilier l’élève. L’analyse concerne des mouvements relatifs. D’un côté, l’orbiculaire extra-palpébral supérieur abaisse le sourcil, il est congénère du sourcilier pour la queue du sourcil (ses deux tiers externes) et son antagoniste pour la tête du sourcil (son tiers interne). De l’autre, le sourcilier élève la tête du sourcil, il est antagoniste du pyramidal et de l’orbiculaire supérieur pour cette partie. Mais il est également antagoniste du frontal pour la queue du sourcil, et son congénère pour la tête. Les modifications décrites définissent une combinatoire. Dans l’histoire des mimiques, tout cela est absolument neuf.

23. Duchenne de Boulogne, Physiologie des mouvements, op. cit., p. 826-827.

PREMIÈRE NOTE DE L’ÉDITEUR

Il est question, ici, de l’édition d’un texte inédit de Duchenne : Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie. L’écriture fine, serrée, du médecin de Boulogne couvre une trentaine de feuillets. Mais le manuscrit se termine par la remarque suivante : « À copier les déductions applicables aux beaux arts et un chapitre intitulé : mouvements du sourcil. » À quoi bon publier ce texte s’il est incomplet ? Une précision cependant ; il est question, ici, de l’édition d’un texte inédit auquel il fallait ajouter les deux parties manquantes : les déductions applicables aux beaux-arts et le chapitre relatif aux mouvements du sourcil. Rien de moins qu’un remembrement. À vrai dire, c’est le mémoire considéré dans son intégralité qui importe à l’épistémologue. Joindre à un inédit ses parties manquantes donne un texte complet dont on n’imaginait guère qu’il pouvait avoir tant d’intérêt. Pour qui, bien sûr, s’intéresse à l’invention d’une fonction d’expression. Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie est le titre de ce mémoire envoyé par Duchenne, en mars 1857, pour le concours du prix Volta (1856-1857). Ce mémoire a été retrouvé tout récemment aux Archives nationales. Sans doute, l’occasion qui a conduit à sa mise au jour était la préparation de l’exposition des photographies de Duchenne de Boulogne, à l’École des beaux-arts (1999). C’est dire que les Conservateurs se sont mis en quatre pour faire aboutir ce beau projet. Pour nous, une aubaine, puisqu’on travaillait sur le Mécanisme de la physionomie humaine. Sandrine Bula et Michel Quétin ont fait le récit, minutieux, détaillé, de cette trouvaille. Ils ont également donné l’histoire du concours pour le prix Volta1. Ce Mémoire constitue la première mouture des recherches de Duchenne sur les mimiques. Par la suite, le médecin de Boulogne l’utilisera pour la rédaction de son grand livre, le Mécanisme de la physionomie humaine (1862). Bien entendu, ce mémoire inédit datant de 1857 diffère de l’édition de 1862. Il constitue une source d’informations utiles, à la condition de les mettre en rapport avec celles qui concernent le vieux cordonnier : le sujet des expériences « icono-photographiques ». À la condition, également, de les mettre en relation

1. Bula S. et Quétin M., « Duchenne de Boulogne et le prix Volta », Duchenne de Boulogne 1806-1875, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1999, p. 51-66.

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avec les trente-deux photographies que Duchenne a faites avec Adrien Tournachon, le frère de Félix Nadar. C’est par recoupements, rapprochements et comparaisons que nous avons pu décrire la série des obstacles rencontrés par le médecin de Boulogne. Mais aussi l’ensemble des conditions qui lui ont permis de les surmonter dès 18572. Pour en revenir aux Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie, on sait que les deux parties manquantes ont été imprimées par la suite. Le texte qui concerne les « déductions applicables aux beaux-arts » a été publié, en 1862, dans le Mécanisme de la physionomie humaine et dans les Archives générales de Médecine. Nous donnerons le texte qui se trouve dans ce périodique, la partie III intitulée « Au point de vue de l’application aux beaux-arts » (p. 166-174). Elle est extraite de « Mécanisme de la physionomie humaine, ou analyse électro-physiologique de ses différents modes d’expression » (suite et fin), Archives générales de Médecine 1862, vol. 1, Ve série, tome 19, p. 152-174. On peut dire, sans risque d’erreur, que ce texte est bien repris du mémoire de 1857. Non seulement Duchenne signale qu’il restait « à copier les déductions applicables aux beaux-arts », mais la partie inédite de ce mémoire présente une série d’indices qui emportent la conviction. Pour être précis, il faudrait dire qu’elle offre quelques idées rectrices dont les déductions applicables aux beaux-arts ne sont que les développements. À titre d’exemples : la référence à la statuaire des Anciens, l’énoncé des lois auxquelles obéissent les mimiques, le thème des expressions mixtes, comme le sourire mélancolique, et celui de l’association des lignes fondamentales et secondaires. En ce qui concerne le chapitre intitulé « Mouvements du sourcil », on n’a guère remarqué, semble-t-il, qu’il a été publié dans le livre que Duchenne a consacré à la physiologie des mouvements. Mais quelques précisions s’imposent. D’abord, l’initiative de cette publication ne revient pas à l’auteur. En effet, dans la Physiologie des mouvements (1867), ce sont les éditeurs qui ont ajouté une quatrième partie intitulée « Mouvements de la face ». En note, ils écrivent (p. 792) : « L’auteur [Duchenne] était arrivé à cette partie de son travail, lorsque, craignant que son livre ne prît un trop grand développement, il se résolut à nous laisser publier un résumé de ses recherches sur la physionomie de la face. Nous avons conservé la forme d’exposition employée dans les parties précédentes. Nous renvoyons pour plus de détails à son beau livre intitulé : Mécanisme de la physionomie humaine, ou Analyse électro-physiologique de l’expression des passions, avec atlas, 1862. – Petite édition, 1866, avec 9 tableaux contenant 74 figures photographiées ». Arrivons à l’essentiel ; quelques pages plus loin (p. 815), les éditeurs donnent l’information suivante : « Nous citerons comme exemple les recherches

2. Delaporte F., Anatomie des passions, Paris, PUF, 2003.

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anatomiques et expérimentales que M. Duchenne (de Boulogne) a faites sur les muscles moteurs du sourcil et de l’orbiculaire des paupières. » Et ils indiquent le prétexte, ou l’occasion, institutionnelle, qui a suscité la rédaction du texte. À savoir, le concours pour le prix Volta : « Cette note [les recherches sur les muscles moteurs du sourcil et de l’orbiculaire des paupières] est extraite d’un travail adressé par M. Duchenne (de Boulogne) au concours ouvert à l’Académie des sciences, en 1856, par S. M. Napoléon III, sur l’application de l’électricité à la médecine et aux arts industriels. (Note des éditeurs). » On peut légitimement supposer que, sous le titre « Recherches anatomiques et expérimentales sur les muscles du sourcil » (p. 815-827), les éditeurs publient le manuscrit qui leur a été remis par Duchenne. Pour être précis, il faudrait dire la partie du manuscrit qui restait à copier et que Duchenne n’a pas joint au mémoire pour le prix Volta. On peut également supposer que les éditeurs ignoraient que cette « note » relative aux muscles moteurs du sourcil ne figurait pas dans le travail envoyé pour le prix Volta. Voici le mémoire de Duchenne Considérations Générales sur la mécanique de la physionomie restitué dans son intégralité. Le texte manuscrit, inédit, trouvé aux Archives nationales, auquel on a joint les déductions applicables aux beaux-arts et le texte sur les mouvements du sourcil. Ce mémoire, dans son intégralité, est fondamental. C’est qu’on y trouve, pour la première fois dans l’histoire de l’expression, la solution aux problèmes des significations expressives. De prime abord, ce mémoire accompagné d’une série de 32 photos est loin d’être aussi clair que le Mécanisme de la physionomie humaine publié par la suite. À y regarder de plus près, on découvre une remarquable cohérence. Ultime précision : nous donnons, entre crochets, les numérotations qui correspondent, respectivement, à celle de la partie inédite de Considérations Générales sur la mécanique de physionomie (1857), à celle de l’article publié dans les Archives générales de Médecine (1862) et à celle du livre sur la Physiologie des mouvements (1867). Dans ce dernier, les renvois aux figures correspondent à celles du mémoire de Duchenne. Pour la « fig. 100 » lire « image 2, fig. 2 » et pour la « fig. 101 » lire « image 2, fig. 3 ». Que quelques notes renvoient à des ouvrages publiés après 1857 indique seulement que les éditeurs ont, après coup, actualisé les références. Par exemple, la note 27 qui fait référence au Mécanisme de la physionomie humaine (1862).

VOLTA 1856-1857 Archives Nationales F 17 3100/1 (1856-1857)

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LA MÉCANIQUE DE LA PHYSIONOMIE

par le Dr. Duchenne de Boulogne

(À joindre à l’album de photographies sur la mécanique de la physionomie) [1] MÉCANIQUE DE LA PHYSIONOMIE INTRODUCTION Le visage de l’homme est destiné à reproduire les divers états de son âme, que les passions ou les affections font réagir sur telle ou telle fibre nerveuse centrale. L’excitation de ces fibres transmise à la périphérie par l’intermédiaire de conducteurs nerveux (les nerfs) met en jeu certains muscles de la face. De là naît l’expression. Tel est, chez tous les peuples et à tous les âges, le mécanisme physiologique de la physionomie en mouvement. Non seulement l’homme possède le don divin de révéler les passions qui l’agitent par cette sorte de transfiguration de l’âme, mais il est aussi doué au plus haut degré de la faculté de sentir et de comprendre les expressions extrêmement variées qui viennent se peindre successivement sur la face de ses semblables. Ce sont des facultés instinctives qu’il possède en naissant. Ainsi, l’enfant comme l’adulte, le sauvage comme l’homme civilisé comprennent le rire ou le pleurer aussi bien qu’ils les expriment ; il en est de même pour les autres passions ou affections qui sont seulement modérées par l’éducation ou la civilisation. Celle-ci va même jusqu’à les dissimuler et trouble ainsi l’œuvre admirable de la nature. Il ressort donc de ce qui précède que le jeu de la physionomie, dont le moteur unique est l’âme, constitue une sorte de langage universel. Ce langage date de la création. Je pourrais puiser dans les débris de l’art chez les anciens la démonstration de cette vérité. On voit, en effet, que leurs

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statuaires ont imprimé à la physionomie les mêmes mouvements [2] fondamentaux que les modernes, quand ils ont voulu exprimer les passions ou les affections diverses, bien que l’énergie de l’expression ait été tempérée beaucoup trop peut-être par leur amour pour le beau physique dont ils craignaient de troubler l’harmonie par des lignes trop mouvementées. Ces considérations donneraient sans doute matière à de beaux et longs développements ; mais je ne vois pas la nécessité de prouver la vérité d’une proposition, qui se démontre par elle-même. Cette espèce de langage universel, l’expression de la physionomie en action, ne peut être parfait qu’à une condition : c’est que les mouvements de la face propres à telle ou à telle expression, soient toujours identiques ; en d’autres termes, il faut qu’un mouvement donné de l’âme provoque toujours la même contraction musculaire. La raison du moins me dit que la nature si prévoyante en toutes choses ne doit pas ici procéder autrement. Cependant malgré la haute estime que je professe pour l’induction, cette vue de l’esprit me paraît toujours devoir s’étayer autant que possible de l’observation. Aussi me verra-t-on bientôt, quoique pénétré de l’utilité de la méthode cartésienne, réaliser, pour ce qui a trait à l’étude de l’expression, cette belle pensée de Bacon : « L’expérience est une sorte de question appliquée à la nature pour la faire parler ». Depuis une dizaine d’années, en effet, j’expérimente sur l’homme vivant, ou à l’état de cadavre dont l’irritabilité n’est pas encore éteinte, sur des sujets de tous les âges, provoquant la contraction des muscles de la face, soit isolément, soit par groupes combinés de mille manières, pour faire parler le langage de l’expression. Je désignerai ce genre de recherche auxquelles l’âme reste entièrement étrangère sous le titre de Mécanique de la physionomie pour indiquer que c’est seulement une force physique qui me sert à produire ce jeu musculaire périphérique, la force électrique que je puis maîtriser et localiser dans les organes. [3] Dans l’espoir de faire mieux comprendre la nature et de saisir la portée de mes recherches électro-physiologiques sur la physionomie, je vais dans ces prolégomènes exposer quelques considérations : 1° sur l’origine de mes expériences ; 2° sur la manière de les pratiquer ; 3° sur leur exactitude ; 4° sur les faits généraux qui en ressortent ; 5° sur leur utilité au point de vue anatomique, physiologique et psychique ; 6° sur leur applications aux beaux-arts. Je terminerai en faisant connaître la marche que j’ai suivie dans la composition de ce travail et le mode de publication que j’ai adopté dans le but de la vulgariser.

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§. I. ORIGINE DE MES RECHERCHES SUR LA PHYSIONOMIE EN MOUVEMENT Chaque mouvement volontaire ou instinctif résulte de la contraction simultanée (synergique) d’un plus ou moins grand nombre de muscles. L’homme jouit de la faculté d’exécuter ces mouvements pour remplir des fonctions, mais la nature ne lui a pas donné le pouvoir de localiser l’action d’un fluide nerveux dans tel ou tel muscle de manière à les faire contracter isolément. Ce pouvoir qui eut été sans utilité pour les fonctions l’aurait exposé à des accidents ou à des déformations, ainsi que je l’ai démontré ailleurs. Il ne nous est donc pas donné de décomposer nos mouvements et d’analyser ainsi l’action propre de nos muscles. Mais s’il est possible de maîtriser la force électrique qui à tant d’analogie avec l’agent nerveux et de limiter l’action dans chacun des organes, on les fera parler suivant l’expression de Bacon et l’on étudiera même leurs propriétés individuelles. Quelle source d’observations nouvelles dans cette voie inexplorée ! Telle a été, il y a une dizaine d’années l’idée mère de mes recherches électro-physiologiques, idée riche d’avenir et qui enflamma mon imagination. Ce n’est point ici le lieu de rapporter la longue [4] série des travaux physiques et anatomiques par lesquelles j’ai dû passer avant d’arriver à la réalisation de mon idée. (Je les ai exposées ailleurs1.) Mais je dirai seulement qu’après plusieurs années d’expériences et qu’au moyen d’appareils que je dus inventer, il me fut possible ou d’arrêter à mon gré la puissance électrique à la surface du corps ou de lui faire traverser la peau sans l’intéresser et sans l’exciter, de concentrer son action dans un muscle ou dans un faisceau musculaire, dans un tronc ou dans un filet nerveux. L’action individuelle des muscles de la face excita vivement ma curiosité, c’est à cette étude que je fis la première application de la méthode d’électrisation, que je venais de créer, étude hérissée de difficultés et qui nécessita de ma part des recherches anatomiques spéciales. Il en ressortit bientôt des faits qui me parurent assez nouveaux et assez importants au point de vue scientifique, pour me décider à présenter dans le cours de l’année 1850, aux académies des sciences et de médecine de Paris une série de mémoires intitulée Fonctions des muscles de la face démontrées par l’électrisation localisée. Ce travail provoqua en 1851 un brillant rapport de Mr. le professeur Bérard, membre de l’Académie de médecine. Ce savant s’appliqua principalement à faire ressortir l’importance et l’avenir de ce genre de recherches2.

1. Voir mon Traité d’électrisation localisée, Paris, J. B. Baillière et Fils, 1855. 2. Voir le rapport de M. Bérard, lu à l’Académie de Médecine dans la Séance du 18 mars 1851 [Bérard M., « Application de la galvanisation localisée à l’étude des fonctions musculaires », Rapport à l’Académie nationale de médecine dans la séance du 18 mars 1851 par M. Bérard, Bulletin de l’Académie de Médecine, 1850-1851, t. XVI].

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Ce premier travail malgré l’accueil qu’on lui fit à l’académie et dans la presse médicale n’était cependant et ne pouvait être qu’une ébauche. Les faits électro-physiologiques que j’avais observés ne me rendaient pas complètement compte des mouvements physiologiques du sourcil. Et puis, quelle part fallaitil faire à chacun des muscles de la face pour l’influence qu’ils exercent sur le jeu de la physionomie ? J’étais loin d’être fixé sur ces questions complexes et difficiles que j’avais à peine effleurées. Aujourd’hui appuyé sur une expérimentation continue de plus de dix années je crois pouvoir publier mes recherches qui, je l’espère, jetteront un grand jour sur cette nouvelle [5] étude, sur la mécanique de la physionomie. §. II. PRÉCEPTES GÉNÉRAUX QUE L’ON DOIT SUIVRE DANS LA PRATIQUE DE CES EXPÉRIENCES

Ce n’est point ici le lieu d’exposer avec détails ma méthode d’électrisation. (Je renvoie pour cela à mon traité d’électrisation localisée). Je rappellerai cependant quelques principes qui ne doivent pas être négligés par ceux qui voudraient répéter mes expériences. A. L’électricité galvanique ayant la propriété, comme je l’ai démontré ailleurs, d’exciter trop vivement la rétine, on ne l’emploiera pas sous peine de compromettre la vue des sujets soumis à ces expériences. C’est l’électricité d’induction, que j’ai appelée faradisme, qui convient le mieux dans ce cas, parce qu’elle agit faiblement sur la vue surtout si l’on fait usage du courant de premier ordre (appelé dans le langage usuel extra-courant), parce que son action calorifique est très faible et enfin parce que les appareils qui le dégagent étant infiniment plus parfaits, peuvent être appropriés à ce genre de recherches. B. Le choix d’un bon appareil importe beaucoup à la réussite des expériences électro-physionomiques. Il faut surtout que sa graduation se fasse avec précision et sur une échelle d’une grande étendue, de telle sorte qu’en commençant par une dose infiniment faible, on puisse obtenir différents degrés de contraction du muscle excité et conséquemment toutes les nuances de telle ou telle expression. Enfin, les intermittences du courant d’induction doivent être aussi rapides que possible, pour imiter les contractions nerveuses ; si ces intermittences étaient trop éloignées les unes des autres, elles produiraient une sorte de tremblement ou de frémissement musculaire qui troublerait l’expression. C. Les rhéophores (conducteurs du courant) doivent présenter le moins de volume possible à leur extrémité, de manière à ne toucher qu’une petite surface de la peau en rapport avec le volume de l’organe (muscle ou nerf) à exciter et placé sous elle. Leur forme la plus convenable [6] est celle qui est représentée dans la figure 1. On voit que ce sont des excitateurs courbes terminés en cône. Pour provoquer l’excitation isolée d’un muscle de la face, on place l’excitateur

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au niveau du point d’élection de ce muscle et l’on ferme le courant en posant le second excitateur sur une partie quelconque du corps. La contraction simultanée et égale de deux muscles similaires, par exemple, les deux grands zygomatiques, comme dans la figure 1, ne peut être obtenue avec un seul appareil dont chacun des pôles agirait sur chacun de ces muscles, parce que l’un de ces pôles (le positif) étant plus puissant que l’autre (le négatif) provoque une contraction beaucoup plus énergique du muscle avec lequel il est mis en rapport. Il faut donc se servir dans ce cas de deux appareils, dont on place les pôles positifs sur les deux muscles à exciter en ayant soin d’égaliser leur intensité à l’aide de leur graduateur, puis l’on ferme le courant en appliquant les autres pôles sur une autre partie du corps. D. La pratique de ce genre d’expériences exige des connaissances spéciales sur l’anatomie de la face. Non seulement il faut avoir présent à l’esprit les points d’attaches des muscles, la position et la direction des branches nerveuses provenant de la division de la 7ème paire (nerfs moteurs des muscles de la face), mais on doit encore étudier exactement les points d’immersion de chacun des filets musculaires [lire « nerveux » au lieu de « musculaires »], ce qui a été trop négligé jusqu’à ce jour. C’est, en général, au niveau de ces points d’immersion que je place mes excitateurs pour obtenir la contraction de toutes les fibres dont les muscles se composent (j’indiquerai ces points, par la suite, en traitant de l’action isolée des muscles). Témoin de mes expériences et comprenant l’importance de la détermination exacte de ces points d’immersion, M. Ludovic Herselfeld [sic] connu par son beau traité du système nerveux, a eu l’obligeance de faire une préparation, du nerf moteur de la face [7] (la 7ème paire) dans laquelle les filets nerveux ont été poursuivis jusqu’à leur entrée dans les muscles. Cette préparation, outre son exactitude, offre l’avantage d’être très nette, parce que l’auteur a eu le soin de sacrifier les filets nerveux sensibles (qui proviennent on le sait de la 5ème paire). M. Ludovic Herselfeld [sic] a bien voulu aussi me préparer les muscles de la face en tenant compte des nouveaux faits anatomiques qui ressortent de mes recherches. J’ai fait dessiner ces préparations anatomiques destinées à figurer dans mes recherches sur la mécanique de la physionomie (voyez figures 2 et 3). Malgré l’observation de toutes ces règles, on rencontre souvent des difficultés provenant de différentes causes qu’il importe de signaler. En examinant la figure qui représente la dissection d’un nerf moteur de la face, rien ne paraît plus facile que l’excitation individuelle des muscles, mais lorsque la peau recouvre ces organes ce n’est plus, on le conçoit, chose si simple qu’une telle opération. Avec une grande habitude on y arrive, il est vrai quelquefois du premier coup, mais ordinairement il faut un peu tâtonner avant de tomber juste sur le point anatomique, car il existe souvent des variétés indi-

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viduelles qui peuvent faire rencontrer une branche nerveuse destinée à mettre en mouvement un plus ou moins grand nombre de muscles ; ce que l’on reconnaît à leur contraction simultanée. Il suffit, dans ce cas, de déplacer l’excitateur d’une ligne ou deux pour éviter cette contraction complexe, et il est rare alors qu’on ne retrouve pas le filet propre du muscle que l’on veut exciter isolément. Il arrive quelques fois que le courant étant trop intense pénètre trop profondément. Si l’on avait, par exemple, à faire contracter partiellement le grand zygomatique (fig. 2 et 3) et que l’excitateur fût placé [8] dans le point d’élec-tion ; c’est-à-dire au niveau du filet nerveux (B fig. 3) si le courant était assez intense, pour pénétrer jusqu’au palpébral inférieur (C. fig. 3) qui passe au-dessous de ce muscle, on obtiendrait la contraction simultanée du grand zygomatique et de la paupière inférieure. Est-il besoin de dire qu’en diminuant la force du courant on arrivera facilement à limiter l’excitation dans le grand zygomatique. Bien qu’il soit rare qu’avec ces précautions on ne triomphe pas de toutes les difficultés que je viens de signaler, je dois avouer que j’ai rencontré des sujets chez lesquels je n’ai pu réussir à obtenir l’action isolée de certains muscles, quand ils étaient recouverts d’une couche trop épaisse de tissu graisseux. §. III. RÉFUTATION DES OBJECTIONS QUI POURRAIENT JETER DES DOUTES SUR L’EXACTITUDE DE CES EXPÉRIENCES Je dois aller au devant de quelques objections qui, si elles étaient fondées, compromettraient et annuleraient même la valeur de mes expériences. A. La sensibilité de la face est telle que l’on ne peut, quoi que l’on fasse, épargner aux sujets soumis à l’expérimentation une sensation désagréable et quelque fois un peu douloureuse3, qui occasionne des mouvements involontaires. Mais en général, ces mouvements n’ont lieu que dans les commencements et ne se reproduisent plus chez les sujets habitués à cette sensation. B. La contraction d’un muscle qui préside à une expression, ne pourrait-elle pas réagir sur l’âme et produire une impression intérieure qui provoquerait des contractions composées involontaires ? [9] Cette objection, comme la précédente, est assez spécieuse. Elle tombe devant les nombreuses expériences que j’ai faites à l’hôpital de la Charité sur des sujets récemment morts, chez lesquels la contraction isolée des muscles de la face produisit des mouvements expressifs absolument identiques à ceux que l’on observe chez les vivants.

3. Pour éviter autant que possible, les sensations douloureuses, il ne faut laisser passer le courant que lorsque les excitateurs ont largement humecté la peau et se trouvent en contact parfait avec elle, puis on augmente graduellement le courant qui est d’abord infiniment faible jusqu’à ce qu’on obtienne le degré de contraction voulu.

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Ce n’est point pour me donner le plaisir de les réfuter que je me pose ces objections ; elles m’ont été faites sérieusement ; on a même été jusqu’à admettre la possibilité de contractions dites réflexes provoquées par toute excitation périphérique, de telle sorte que l’électrisation musculaire localisée ne serait qu’une illusion. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler une des conditions dans lesquelles se produit le phénomène appelé contraction musculaire réflexe. Lorsqu’on pique l’une des extrémités d’un animal dont la tête vient d’être séparée du tronc on observe des mouvements qui produisent la flexion des différents segments du membre excité les uns sur les autres. C’est l’excitation périphérique qui remonte par les conducteurs nerveux sensibles jusqu’à un point de la moelle correspondant à l’origine des nerfs du membre excité de manière à réagir par l’intermédiaire de ces conducteurs nerveux moteurs, sur les muscles qui alors entrent en contractions. On voit que ces contractions auxquelles la volonté reste entièrement étrangère et qui se produisent dans la région dont on a excité la sensibilité ont évidemment lieu en vertu d’une action justement appelée réflexe par le célèbre physiologiste anglais, Marshall Hall, qui a le mieux étudié ce curieux phénomène. Ne se pourrait-il pas, me disait-on, que le mouvement produit par l’excitation d’un muscle quelconque fût le résultat d’un ensemble de contractions réflexes analogues à celles dont il vient d’être question ci-dessus et non le produit de la contraction isolée ? L’objection était puissante. Je compris qu’elle jetait un grand doute sur la valeur de mes recherches électro-physiologiques, [10] sur l’action propre des muscles non seulement de la face, mais aussi des membres. Elle fut bientôt réfutée par de nombreuses expériences que j’ai longuement exposées ailleurs et que je ne ferai que résumer ici. J’ai démontré que ce phénomène réflexe qui se développe dans certaines conditions pathologiques de maladie ne pouvait se produire à l’état normal. Je fis en outre contracter isolément des muscles humains mis à nu sur certains membres nouvellement amputés et je prouvai que les mouvements étaient absolument les mêmes que lorsque j’excitai les muscles homologues des membres non séparés du tronc. J’ai fait aussi des expériences sur des animaux dont j’excitai les muscles de la face, et les mouvements furent absolument identiques, que la tête fût ou non séparée du tronc. De l’ensemble de ces faits il ressort donc évidemment que, dans mes expériences faites sur des sujets sains, l’électrisation musculaire locale ne provoque pas de contractions réflexes que l’on puisse attribuer à une action musculaire isolée. §. IV. QUELQUES FAITS GÉNÉRAUX QUI RESSORTENT DE CES EXPÉRIENCES Pour juger sérieusement le degré d’influence exercé sur l’expression par les muscles de la face j’ai provoqué leur contraction, au moment où la physionomie était immobile, alors qu’elle annonçait le calme intérieur. Le regard du

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sujet était fixe et dirigé en face de lui. J’ai d’abord mis chacun des muscles isolément en action, tantôt d’un seul côté, tantôt des deux côtés à la fois. Puis allant du simple au composé et agissant alternativement d’un seul côté et des deux côtés, je les ai fait contracter synergiquement deux par deux, trois par trois, en variant ces combinaisons musculaires d’une manière très variée. J’ai répété ces expériences sur des sujets de tous les âges et de sexes différents, et même comme je l’ai déjà dit, sur des cadavres dont l’irritabilité était encore intacte. Voici en résumé quelques-uns des faits généraux qui ressortent de ces expériences sur lesquelles je me réserve de [10 bis] revenir souvent par la suite, mais que je dois formuler avant l’étude des faits particuliers qui forment la base de mes recherches. Dans les études que je vais exposer, j’appellerai contractions simples les contractions isolées, et contractions composées les contractions synergiques de deux ou de trois muscles de noms différents. Parmi ces contractions simples les unes sont expressives et les autres inexpressives. A. Contractions simples expressives complètes Il est des muscles qui jouissent exclusivement du privilège de peindre complètement par leur contraction isolée une expression qui leur est propre. Ce sont les muscles moteurs du sourcil. Cette proposition paradoxale, au premier abord, soulèvera, je le sais, une incrédulité générale. Bien qu’on accorde, en effet, à un petit nombre de muscles une influence spéciale sur la physionomie, on n’en croit pas moins qu’une expression, quelle qu’elle soit, exige toujours en outre le concours synergique d’un plus ou moins grand nombre d’autres muscles dont l’action individuelle échappe à l’analyse. Telle est l’idée que l’on s’est faite sur la manière dont se développe l’expression, idée que j’ai partagée longtemps, et qui au début de mes recherches faillit m’aveugler au point de m’empêcher de voir les faits matériels qui ressortent de l’expérimentation directe. En disant ici par quelle filière j’ai dû pour ainsi dire passer avant d’arriver à la découverte de ces faits matériels, je ferai partager plus facilement ma conviction sur leur entière exactitude. Lorsque après une suite d’études anatomiques et électro-physiologiques, je crus avoir acquis le pouvoir de localiser l’excitation électrique dans les muscles de la face, je remarquai que je ne pouvais mettre individuellement les muscles moteurs du sourcil en état de contraction sans produire une expression complète. Il en est un, par exemple, qui exprime la douleur, la souffrance morale. Eh bien ! Sitôt que je l’avais mis en action, non seulement le sourcil avait pris la forme qui caractérise cette expression mais les autres traits [11] du visage, la bouche, la ligne naso-labiale semblaient avoir subi une modification profonde pour se mettre en harmonie avec le sourcil, pour peindre comme lui la douleur, l’affliction, la peine de l’âme. La région sourcilière avait été le siège d’une contraction très évidente, tandis que malgré l’observation la plus

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attentive je n’avais pu constater le plus léger mouvement sur les autres points de la face. Il me paraissait cependant impossible qu’une modification aussi générale des traits ne pouvait se produire sans la contraction synergique d’un plus ou moins grand nombre de muscles, quoique je n’en eusse excité qu’un seul. C’était aussi l’avis des personnes devant lesquelles je répétais mes expériences en réclamant leurs conseils. Quelle que fût l’explication de ce fait, il en ressortait donc pour tout le monde que l’électrisation musculaire localisée n’était pas réalisable à la face. J’en étais là, c’est à dire que je n’attendais plus rien de ce genre de recherches sur la physiologie musculaire de la face, quand il me vint à l’idée de laisser à découvert seulement la partie inférieure du visage pendant que j’excitais les muscles de la douleur. Quelle fut ma surprise en voyant que cette partie inférieure de la face n’éprouvait pas la moindre modification sur des sujets morts. Cette expérience offrit toujours les mêmes résultats. On remarquait toujours sur la portion du visage placée au-dessous du sourcil la même immobilité complète des traits, une expression cadavérique ; mais à l’instant où la partie supérieure de son ovale était découverte de manière à laisser voir l’ensemble de la physionomie les traits de la partie inférieure semblaient s’animer douloureusement et s’harmoniser ainsi avec les mouvements du sourcil. Ce fut un trait de lumière, il était de toute évidence que cette contraction générale apparente des traits de la face n’était qu’une illusion produite par l’influence des lignes du sourcil et du front sur les autres traits de la face. Il était certainement impossible de ne pas se laisser tromper par cette espèce de mirage exercé par le sourcil avant que l’expérimentation directe vînt dissiper l’illusion. Je devrais peut être exposer maintenant les faits particuliers qui donnent la preuve physique [12] de mes assertions, car toute proposition qui blesse l’opinion générale, ou pour parler plus scientifiquement qui ressemble à une hérésie physiologique doit être démontrée, séance tenante, sous peine d’exposer son auteur à être taxé ou d’ignorance ou d’une sorte de charlatanisme scientifique. Mais je ne pourrais le faire actuellement sans intervertir l’ordre auquel je suis forcé de m’astreindre dans l’exposition de mes recherches. Puis on n’oubliera pas que, dans une introduction, un auteur peut se permettre de faire connaître les faits généraux qui donnent une idée de l’importance de son travail, pourvu toutefois qu’il s’engage à en démontrer plus tard la vérité. Tout le monde sent la portée des faits que je viens d’exposer et dont je dois la découverte à la faradisation localisée. Lorsque par la suite j’eus fait connaître l’étude électro-physiologique de l’action propre des muscles qui possèdent cette merveilleuse propriété de jeter un reflet général sur la physionomie, j’essaierai de faire ressortir l’importance de cette découverte, surtout au point de vue de son application à l’étude des Beaux-Arts. En vertu de quelle loi physique connue, un mouvement circonscrit dans un point de la partie supérieure de la face peut-il imprimer une modification géné-

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rale apparente aux autres traits de cette région ? Cette espèce d’illusion d’optique échappe à toute espèce d’explication scientifique. Mais reconnaissons que cet ingénieux artifice employé par la nature pour arriver à ses fins est digne de notre admiration. Si, en effet, à la vue de mouvements ainsi limités dans un point donné de la face, nous éprouvons de telles illusions, si nous pouvons y reconnaître l’expression parfaite d’une émotion de l’âme, c’est uniquement en vertu d’une faculté instinctive que nous possédons en naissant [Duchenne a barré : « que nous possédons en naissant »]. B. Contractions simples expressives incomplètes Parmi les muscles qui sont situés au-dessous du sourcil, il en est qui, comme ceux de l’ordre précédent, jouissent d’une expression propre et réagissent d’une manière générale sur la physionomie, mais alors cette expression est imparfaite. Ces muscles sont [13] éminemment expressifs, leur action individuelle trahit un état particulier de l’âme, et quelque fois même de l’esprit. Qu’on les mettent en effet successivement en jeu, et l’on verra apparaître tour à tour : la joie depuis le simple contentement jusqu’au rire le plus fou ; la tristesse, le chagrin, le pleurer, le pleurer à chaudes larmes, le pleurnicher, la sensation ou la pensée lubrique, le doute, le mépris. C’est il est vrai la première impression que l’on reçoit toujours à la vue de ces contractions isolées, mais on ne tarde pas à sentir que l’expression n’est pas naturelle, qu’elle est pour ainsi dire factice et qu’il leur manque quelque chose. Quel est donc le trait qui fait alors défaut et qui devrait compléter l’expression ? C’est ce qu’il n’est pas toujours facile de trouver, si j’en juge toutefois par les opinions que j’ai entendu émettre pendant les nombreuses expériences que j’ai répétées en présence de témoins. L’expérimentation m’a appris quelquefois quels muscles doivent entrer synergiquement en contraction pour compléter l’expression. Je me réserve de les faire connaître par la suite, toutefois je dois dire ici que, dans ce cas, la nature comme toujours pour le mécanisme de l’expression, reste simple dans ses procédés, car il est rare qu’il faille mettre alors plus de deux muscles synergiquement en action pour rendre parfaitement l’expression qu’elle a donnée à notre âme la faculté de sentir et de peindre. C. Contractions simples inexpressives Isolément quelques muscles situés au-dessous du sourcil n’expriment absolument rien, bien qu’ils soient destinés à venir en aide à certaines expressions ou pour les passionner ou pour leur imprimer un caractère spécial. Ainsi pour en citer un exemple : un muscle peut tirer obliquement en bas tous les traits de la face, et gonfler la moitié antérieure du cou sans tracer sur la physionomie, le moindre signe qui décèle une expression quelconque. Il en résulte seulement une déformation des traits. Mais à l’instant où je combine l’action de ce muscle avec celui de tel ou tel autre, on me voit appeler pour ainsi dire sur la

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figure, les passions les plus violentes, la fureur, l’épouvante, l’effroi uni à la douleur, comme dans la torture. [14] D. Contractions composées expressives et inexpressives Je puis développer simultanément deux expressions différentes servies chacune par des muscles spéciaux. Voici les phénomènes qui peuvent se produirent alors : ou il en résulte un ensemble harmonieux qui parle à notre âme ; ce sont des contractions composées expressives ; ou bien ces deux expressions ne produisent, par le fait de leur réunion, qu’une déformation de la physionomie (une grimace) ; ce sont des contractions composées inexpressives. En attendant que je montre par quelles combinaisons musculaires, il est possible de provoquer artificiellement ces phénomènes divers, je dirai, d’une manière générale, que je n’ai jamais pu obtenir un ensemble naturel franchement et énergiquement de la réunion de deux expressions qui répondaient à des passions ou affections contraires, lorsque je les produisais synergiquement. Non seulement alors la physionomie était plus ou moins grimaçante, mais elle laissait l’esprit du spectateur dans une grande incertitude sur sa signification réelle. Ainsi l’association des mouvements qui sont propres à l’expression de la joie et de la douleur (que la volonté ne saurait exercer synergiquement) donne une physionomie étrange qui s’éloigne plus ou moins de la vérité quand ces mouvements sont énergiques. Il en est de même d’autres expressions antagonistes dont l’union artificiellement provoquée fausse la physionomie au point qu’il est difficile et quelques fois impossible de l’interpréter d’une manière quelconque. Les combinaisons musculaires sont inexpressives ; elles pourraient être appelées ainsi discordantes, puisqu’elles sont contraires à la nature ou plutôt en désaccord avec les mouvements expressifs instinctifs. Cependant quelques-unes de ces contractions composées discordantes peuvent, dans certains cas et à un faible degré d’action, produire des expressions que j’appellerai mixtes, bâtardes, comme le sourire mélancolique. On produit aussi des contractions composées discordantes d’une autre manière. Il arrive souvent en effet dans ces expériences délicates que l’excitateur rencontre un nerf qui anime un plus ou moins grand nombre de muscles. La contraction en masse qui en [15] résulte ne produit jamais qu’une grimace qui ne rappelle aucune expression. On en voit un exemple dans la figure 2, dont les muscles animés par la branche temporo-maxillaire ont été mis en état de contraction par l’excitation électrique. Cette contraction en masse ressemble aux spasmes convulsifs que l’on observe dans certaine maladie4. Un grand nombre de muscles expressifs entrent ici en action, mais pour qu’ils puissent nous faire les émotions diverses d’une autre âme, il faudrait que leur action fût combinées d’après les lois établies par la nature, comme dans les exemples que 4. Le tic indolent de la face. N. de l’éd. la photographie de la figure 2 a été perdue.

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je vais donner. Que l’on marie les expressions de la surprise et celle de la joie, l’ensemble de la physionomie nous annoncera que l’âme est sous la vive impression d’une heureuse nouvelle, d’un bonheur inattendu. Si à ces deux expressions, je joins celle de la lubricité, les traits sensuels propres à cette passion trahiront le caractère spécial de la surprise lubrique, caractère qui par exemple peindra parfaitement la situation des vieillards de la chaste Suzanne. Eh bien ! ces combinaisons musculaires sont des contractions composées expressives qu’il conviendraient mieux d’appeler concordantes par opposition aux précédentes parce qu’elles sont en parfaite harmonie avec le jeu de l’expression naturelle de la physionomie. E. Avant de passer à un autre paragraphe, je ferai remarquer que la synergie des mouvements de la physionomie est bien différente de celle des membres Il n’est pas un mouvement du tronc ou des membres qui ne soit le résultat de la contraction simultanée d’un plus ou moins grand nombre de muscles. Ainsi l’élévation du bras (de l’humérus) est produite par la contraction d’un muscle (le deltoïde) ; nous le sentons durcir sous notre main pendant ce mouvement et nous croyons qu’il est le seul qui entre alors en action parce que nous n’avons pas la conscience d’autres contractions musculaires. Il n’en est cependant pas ainsi, car si l’on fait contracter le deltoïde isolément avec le courant électrique, nous voyons le scapulum se détacher du tronc à la manière d’une aile. Ce n’est point ici le lieu d’expliquer le mécanisme de cette difformité5. Il suffit que l’on sache que pour l’empêcher, la [16] nature fait entrer synergiquement en action pendant la contraction volontaire du deltoïde un autre muscle qui fixe principalement le bord spinal du scapulum contre le thorax sans que nous ayons la conscience de ce mouvement et sans qu’il nous soit donné de l’empêcher. Je pourrais choisir bien d’autres exemples surtout parmi les mouvements synergiques de la main et du pied, mouvements qui sont des merveilles de combinaisons mécaniques6. Ces contractions synergiques sont nécessitées par le besoin de la mécanique. Mais il n’en est pas de même des mouvements expressifs de la face. Le créateur était donc parfaitement libre de tracer sur la face tel ou tel caractère pour représenter nos sentiments, il lui a suffit pour instituer son langage physionomique universel de nous donner en naissant la faculté instinctive d’exprimer les divers mouvements de notre âme 5. Voyez pour cela le chapitre qui traite des mouvements de l’épaule dans mon livre sur l’électrisation localisée. 6. J’ai cité de préférence comme exemple la synergie musculaire qui a lieu pendant l’élévation du bras, parce qu’elle est plus frappante et plus facile à comprendre et aussi parce qu’elle doit être bien connue de ceux qui cultivent les Beaux-Arts. C’est faire injure à la nature, c’est en même temps faire preuve d’ignorance que de ne pas respecter ces lois admirables des mouvements sous le prétexte de passionner davantage le sujet. Si j’avais à faire une étude artistique de certaines toiles, qui sous d’autres rapports, sont des chefs-d’œuvre, je montrerais des omoplates s’éloignant du thorax à la manière d’une aile pendant l’élévation du bras, difformité qui est le signe de la paralysie du grand dentelé !

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par la contraction d’un ou plusieurs muscles. Pour rendre ce langage expressif de la physionomie plus harmonieux, il a voulu que les muscles homologues se contractassent toujours synergiquement et parallèlement des deux côtés, tandis qu’il nous a laissé le pouvoir d’exécuter les mouvements des membres et du tronc suivant nos besoins, d’un seul côté ou des deux côtés à la fois. §. V. [17] UTILITÉ DE CES RECHERCHES EXPÉRIMENTALES7 Ces études jettent un grand jour sur certains points encore obscurs de l’anatomie et de la physiologie musculaire de la face, ou plutôt elles peuvent servir de sujet dans les recherches qu’il reste à faire ; elles sont utiles à cette partie de la psychologie expérimentale qui traite de la physionomie. Mais afin de faire mieux ressortir l’utilité de mes recherches, dans ce qu’elles offrent de nouveau, je dois, avant tout, jeter un coup d’œil rapide sur les travaux antérieurs, qui ont trait à l’action propre des muscles et à leurs combinaisons diverses, dans le jeu de l’expression. A. Revue critique des travaux antérieurs sur l’action musculaire dans le jeu de l’expression Je ne confondrai pas dans cette revue les auteurs qui se sont spécialement occupés de la physionomie en mouvement, la symptomatologie des passions, avec ceux qui se sont livrés spécialement à l’examen des signes de l’empreinte des penchants et des habitudes à l’étude de la physionomie au repos, de la physionomie proprement dite. Parmi les premiers, il en est qui ont seulement représenté les aspects divers de la physionomie, déterminées par les passions, sans se préoccuper des lois motrices ; mais il en est d’autres qui ont essayé d’analyser les mouvements producteurs des expressions de la face, à l’aide de la connaissance de l’action propre des muscles de cette région. C’est de ces derniers auteurs que je vais rappeler les travaux afin de faire connaître en quoi mes recherches diffèrent des leurs, me bornant, toutefois, aux principaux auteurs. De tout temps, les anatomistes ont reconnu que les muscles de la face présidaient à l’expression symptomatique des passions. Mais c’est seulement vers la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci que l’on a étudié d’une manière spéciale comment chacun d’eux se contracte sous l’influence des émotions de l’âme. [18] En 1772, Camper, amateur distingué, qui cultivait la peinture avec talent, ce savant auteur de la dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes des divers climats et des différents âges, Camper, dis-je, a essayé de déterminer la part qui revient aux muscles de la

7. N. de l’éd. Duchenne avait écrit « VII » au lieu de « V ».

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face dans le jeu des passions8. Mais il ne fut pas aussi heureux dans ce genre de recherches que dans les précédentes. Il a moins étudié l’action propre des muscles que l’influence des nerfs sur la physionomie, et attribuant à la 5ème paire une action motrice semblable à la 7ème paire, il a placé les mouvements expressifs sous la dépendance tantôt de l’un et tantôt de l’autre de ces nerfs. « Dans la tristesse absolue (dit-il), c’est la 5ème paire qui agit. Lorsqu’un homme est joyeux, les seules parties qui entrent en action sont celles qui dépendent immédiatement de la 7ème paire des nerfs. Lorsqu’on pleure, la seule différence consiste en ce que tous les muscles qui sont mus par la 5ème paire des nerfs sont encore plus fortement agités »9 et ailleurs « la 7ème paire nous fait rougir, et saillir et en fait connaître le comment »10. À l’époque où écrivait Camper, les propriétés très spéciales de la 7ème paire et de la 5ème paire étaient encore ignorées. Aujourd’hui l’on sait que les mouvements des muscles de la face sont sous la dépendance de la première et que la seconde seule préside à la sensibilité ; que la paralysie de celle-ci ne trouble aucunement ni les mouvements volontaires ni les mouvements expressifs ; tandis que la paralysie de la 7ème paire est nécessairement suivie de l’abolition de tous les mouvements de la face. On trouve dans le discours de Camper une seule proposition importante : « Les plis du visage (dit-il) doivent nécessairement couper à angles droits le cours [19] ou la direction des fibres musculaires »11. C’est le premier auteur qui ait fait cette remarque ; mais elle avait besoin d’être démontrée ; et je prouverai bientôt qu’elle n’est applicable qu’à un certain nombre de muscles et qu’il serait impossible d’expliquer de cette manière la formation de quelques plis ou rides qui se produisent pendant le jeu de la physionomie. En 1805, Moreau de la Sarthe, professeur d’anatomie à la faculté de Médecine de Paris, et l’un des principaux collaborateurs du grand traité de La physiognomonie de Lavater, composa pour cet ouvrage un article important sur la structure, les usages et les caractères des différentes parties de la face de l’homme12. Lavater, on le sait, s’était livré à l’étude de la physionomie au repos, de la physiognomonie proprement dite. Ses recherches reposaient sur la différence et sur la combinaison des contours et des lignes, des profils et des silhouettes. Il n’aurait certainement pas autant négligé l’observation de la physionomie en mouvement qui devrait servir de base à l’examen de la physiono8. N. de l’éd. Discours prononcé par feu M. Pierre Camper, en l’Académie de dessin d’Amsterdam, Sur les moyens de représenter d’une manière sûre les diverses passions qui se manifestent sur le visage, B. Wild et J. Altheer, Utrecht, 1792. 9. N. de l’éd. Loc. cit., p. 14. 10. N. de l’éd. Loc. cit., p. 12. 11. N. de l’éd. Loc. cit., p. 12. 12. N. de l’éd. Lavater G., L’art de connaître les hommes par la physiognomonie, Paris, L.-T. Cellot, 1820, t. IV, Articles III et IV.

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mie au repos, s’il avait été ou anatomiste ou physiologiste ou médecin ou même naturaliste. Les savants qui s’étaient imposé la tâche difficile et honorable de réunir, sous la forme d’un traité, les différentes recherches que ce grand observateur avait publiées sous le titre de fragments, avaient compris que l’étude de la physionomie en mouvements entièrement omise par Lavater, devait précéder celle de la physionomie au repos. L’histoire du siège de la physionomie active ou musculaire avait été confiée à Moreau (de la Sarthe). Il s’en est incontestablement acquitté avec talent. Il s’est livré à l’examen particulier et détaillé de l’usage des effets physionomiques de chaque muscle, et il est entré à cette occasion dans des développements physiologiques dont, selon cet auteur (c’est aussi mon opinion), on ne trouve pas même l’indication dans les meilleurs traités d’anatomie et de physiologie qui avaient été publiées avant lui. [20] [Si Charles Bell]13 avait publié son livre avant le travail de M. Moreau (de la Sarthe), la physiologie des muscles de la face lui devrait certainement du progrès. Mais ses idées sur l’action propre de ces muscles et sur la manière dont ils se combinent pour exprimer les passions sont à peu près les mêmes que celles de l’anatomiste français. Il est permis de supposer cependant qu’il n’avait pas connaissance alors de la publication du grand ouvrage de Lavater édité l’année précédente à Paris. Un livre écrit par l’homme dont les investigations expérimentales devaient jeter par la suite une si vive lumière sur certaines parties du système nerveux14 ne pouvait être une composition ordinaire, bien qu’il n’offrît pas un grand intérêt de nouveauté. [21] La science profonde de l’auteur unie à ses connaissances pratiques du dessin et de la peinture et surtout à son amour pour les beaux-arts rendent la lecture de ce livre richement édité autant instructive qu’agréable15. La plupart des auteurs qui depuis lors ont traité la même question, n’ont fait que reproduire les opinions de Moreau et de Ch. Bell. Je dois toutefois mentionner ici un mémoire de Sarlandière : l’auteur paraît avoir étudié un peu plus spécialement l’action propre des muscles de la face ; mais il a eu tort d’écrire dans sa préface : « Aucun de ces auteurs (ceux qui l’ont précédé) n’a examiné comment chaque muscle se contracte en particulier soit sous l’influence des passions, soit sous celle de la volonté ou indépendamment de cette volonté pour produire par ces mouvements partiels ou d’ensemble, l’expression ou les gestes, aucun d’eux n’a certainement trouvé les lois en vertu desquelles ces mouvements ont lieu ? »16.

13. N. de l’éd. Duchenne a omis le début de la phrase « Si Charles Bell… ». 14. N. de l’éd. Il s’agit du livre de Charles Bell, Illustrations of the Great Operations of Surgery, Londres, Longman, 1821, in-fol, 20 planches en couleur 15. cf. p. 6 du livre Illustrations of the Great Operations of Surgery, ibid. 16. N. de l’éd. La citation est extraite de Sarlandière J.-B., Physiologie de l’action musculaire appliquée aux arts d’imitation, Paris, De Lachevalière, 1830, p. 6.

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Sarlandière a attribué aux muscles auriculaires une influence sur l’expression. C’était assurément une idée nouvelle. Malheureusement le mouvement qu’il leur fait jouer dans ce cas est impossible. Je n’ai pas eu l’intention d’exposer ici une analyse complète des travaux que je viens de mentionner ; il sera plus opportun d’ailleurs de revenir sur ce sujet à l’occasion de l’étude des faits particuliers. Je dirai, toutefois, que les auteurs dont plusieurs ont acquis une grande célébrité, ont commis de nombreuses erreurs. Il ne pouvait en être autrement ainsi que je vais essayer de l’expliquer. Les traités de myologie nous offrent avec la description de chaque muscle, un exposé plus ou moins étendu de leurs usages. Plusieurs moyens avaient été employés pour arriver à déterminer l’action des parties contractiles : les voici d’après M. le professeur Bérard. « Tantôt le relief des muscles pendant la production de certains mouvements trahissent la part qu’ils y prenaient. Le biceps et le brachial antérieur se tuméfient pendant que l’avant-bras fléchit ; évidemment ils sont fléchisseurs de cette partie. Ma tempe se gonfle pendant que mes mâchoires se rapprochent ; sans aucun doute, le temporal [22] tire en haut l’apophyse coronoïde. » Tantôt la configuration des surfaces articulaires indiquait les usages des muscles voisins. Jamais un muscle passant sur une articulation gynglimoïdale n’y déterminera des mouvements latéraux : il sera fléchisseur ou extenseur, suivant qu’il se rapprochera davantage d’un des plans opposés dans lesquels se font les mouvements. » Plus souvent encore on avait recours à l’excellent critérium que je vais indiquer, à la véritable pierre de touche de l’action musculaire. » Étant donné la notion qu’un muscle se raccourcit pendant son action, ou plutôt que ses fibres se raccourcissent (ce qui n’est pas tout à fait la même chose), disséquez un muscle sur le cadavre, imprimez différents mouvements à la partie, observez le moment où les fibres se tendent et celui où elles se relâchent, vous pourrez prononcer, presque à coup sûr, que sur le vivant le muscle contribue à amener la position dans laquelle vous voyez ses fibres relâchées sur le cadavre. Ce moyen si simple, si fécond, je ne saurais dire qui l’a inventé ni même qui me l’a appris ; il a dû se présenter au premier anatomiste qui vit un muscle se raccourcir pendant sa contraction. » Enfin, lorsque de vives controverses s’élevaient sur l’action de certains muscles, il n’était pas rare qu’on en appelait aux vivisections pour le jugement du débat »17. Ces modes d’exploration sont tous parfaitement applicables à la myologie des membres et du tronc, et je reconnais avec M. Bérard que grâce à eux on

17. N. de l’éd. La citation est extraite de Bérard M., « Application de la galvanisation localisée à l’étude des fonctions musculaires », Rapport à l’Académie nationale de médecine dans la séance du 18 mars 1851 par M. Bérard, Bulletin de l’Académie de Médecine, 1850-1851, t. XVI, p. 609.

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était déjà fort avancé dans la connaissance des usages particuliers de chaque muscle ; mais je ne pense pas comme mon savant maître que, pour ce qui regarde la myologie des membres, « il restait seulement quelques faits à compléter, quelques opinions à rectifier »18. Sans être injuste avec mes devanciers, sans sacrifier toute l’antiquité pour la plus grande [23] gloire des progrès modernes, on peut affirmer aujourd’hui qu’avant mes recherches électro-physiologiques on possédait sur l’action propre des muscles de la main des notions tellement incomplètes qu’il était impossible d’expliquer le mécanisme des moindres mouvements de la main. Comment était-il possible de mouvoir les phalanges en sens inverse, comme, dans tous les usages de la main, comme lorsqu’on écrit ? C’est ce que l’on ignorait. Les notions physiologiques étaient également insuffisantes pour les muscles qui meuvent le pied et pour ceux de quelques autres régions. Il en sera probablement de même de celles qu’il me reste à explorer. Si donc malgré l’emploi des divers modes d’investigations généralement en usage dans l’étude de la myologie, il n’a pas été possible de déterminer l’action individuelle et les fonctions d’un grand nombre de muscles, la difficulté est bien plus grande encore à la face où ces modes d’investigation ne sont pas applicables. Ainsi, 1o à la face, il est peu de muscles dont on puisse déterminer l’action par leur gonflement ou leur saillie ; 2o ici point de surfaces articulaires dont la configuration indique les usages des muscles voisins ; 3o Cet excellent critérium, comme le dit fort bien M. Bérard, cette inévitable pierre de touche de l’action musculaire, qui consiste à rapprocher les deux extrémités d’un muscle de manière à le mettre dans le relâchement, ce qui permet d’en déduire à coup sûr que, sur le vivant, ce muscle contribue à ramener la position dans laquelle on voit ses fibres relâchées sur le cadavre, de quelle utilité peut être un tel mode d’exploration pour arriver à connaître l’action propre des muscles de la face, les rides, les plis, les reliefs infiniment variés que chacun d’eux imprime à la peau, enfin l’influence qu’ils exercent sur l’expression. On doit vraiment admirer le talent d’observation de ces hommes qui, quoique privés de tout moyen d’expérimentation ou d’exploration, ont pu cependant deviner pour ainsi dire l’action expressive de certains muscles de la face. Mais on conçoit que les opinions qu’ils ont émises à cet égard, ne sont que des assertions qui ont besoin d’être démontrées par l’expérimentation directe ; on comprend que ces observateurs ont dû commettre bien des erreurs, d’autant plus, qu’ils ont éprouvé, sans qu’ils s’en doutassent, des illusions [24] d’optique exercées par des mouvements limités à certains points de la face. On se rappelle, en effet, ainsi que je l’ai dit antérieurement, qu’à la vue de chaque mouvement du sourcil, on éprouve une sorte de mirage qui fait croire à un état de contraction générale de la face. 18. À l’époque où M. Bérard écrivait ces lignes mes recherches électro-physiologiques sur la main, l’épaule, le pied, le diaphragme, n’étaient pas encore publiées. Je sais qu’il reconnaît aujourd’hui que la physiologie musculaire laissait beaucoup à désirer.

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4o Les vivisections fussent-elles praticables sur l’homme ne pourraient certes aider à résoudre le problème en question, car il faudrait sacrifier la peau sur laquelle se distinguent les signes du langage expressif de la physionomie. C’est le lieu d’examiner la valeur du critérium recommandé par Camper. Selon cet observateur, les plis, les rides du visage sont nécessairement perpendiculaires à la direction des muscles. Il s’ensuivrait donc que dans tout mouvement expressif, on pourrait reconnaître les muscles en action par la direction des rides, c’est-à-dire qu’étant donné une ride produite par un mouvement expressif, le muscle qui croisera sa direction devra se trouver en contraction. Tel a été le procédé employé par les auteurs pour arriver à reconnaître les agents moteurs producteurs de telle ou telle expression. Eh bien ! rien n’est plus incertain, ou plutôt rien n’est plus trompeur que ce moyen d’observation. Pour le prouver je me servirai d’une comparaison juste quoique triviale. Si l’on exerce une traction verticale ou oblique de bas en haut sur un point de la surface d’un rideau dont l’étoffe est souple, des plis se forment en plus ou moins grand nombre dans des directions variées et quelquefois sur différents points de cette surface, et cela selon le degré de résistance ou d’épaisseur du tissu. De même on voit souvent naître à la surface de la peau de la face, des rides, des sillons dans des directions diverses et dans des lieux plus ou moins éloignés les uns des autres sous l’influence d’une simple traction exercée sur un point de la surface. De plus, cette surface cutanée n’est pas unie, elle offre à l’état de repos des sillons et des reliefs qui résultent de l’équilibre existant entre les forces toniques musculaires, équilibre qui varie à l’infini selon le jeu des passions habituelles, ce qui constitue la physionomie individuelle. Il en résulte que cette traction limitée à un point de la face, modifie ces sillons soit en les exagérant, soit en les effaçant, soit en changeant leur direction. Un exemple fera mieux comprendre ma pensée. Que [25] l’on suppose une force agissant dans la direction de la commissure des lèvres au côté externe de la pommette (comme le grand zygomatique) ; alors le sillon naso-labial se creusera, sa courbe deviendra sinueuse, des rides rayonnantes apparaîtront, dans la plupart des cas au pourtour de l’angle externe de l’œil. Et voici comment on explique ces mouvements en suivant la méthode de Camper. La commissure mise en mouvement par le grand zygomatique, le sillon naso-labial est creusé par l’élévateur propre de la lèvre supérieure et du nez ; les rides rayonnantes voisines de l’angle externe de l’œil seront dues à l’action de l’orbiculaire des paupières. Cette théorie est vraie, en apparence, parce que ces muscles sont perpendiculaires aux rides, à la direction de ces rides ou sillons, cependant elle est inexacte, je me réserve de le prouver expérimentalement par la suite. Il n’y avait donc que l’électrisation localisée qui pût nous permettre de résoudre ce problème à la fois si difficile et si intéressant (dit éloquemment mon honorable rapporteur que j’ai rendu témoin de mes expériences) de voir exprimer sous l’instrument les plus petites radiations des muscles. La contraction révèle leur direction et leur place mieux que ne pourrait le faire le scalpel

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de l’anatomiste. C’est du moins ce que l’on observe au visage, où l’on sacrifie inévitablement dans la préparation les portions terminales des fibres qui vont s’insérer à la face interne du derme. C’est là une nouvelle sorte d’anatomie à laquelle on pourrait appliquer les deux mots par lesquels Haller voulait qu’on désignât la physiologie ; c’est l’anatomie animée, anatome animata ; c’est ce que Soemmering [sic] eût sans doute appelé contemplatio musculi vivi. Ce mode d’exploration électro-musculaire a-t-il été appliqué avant moi ? Il n’est venu à l’idée de personne d’attribuer à un but d’étude de myologie ces expériences grossières de Ure qui, à l’origine de l’électricité, provoquait des décharges électriques, des convulsions de la face sur des têtes de suppliciés. On m’avait dit que Charles Bell et Sarlandière avaient essayé d’étudier l’action propre des muscles de la face au moyen de l’excitation électrique. Ces auteurs n’en disent rien absolument dans leurs écrits et ils ne l’auraient certes pas oublié si même ils en avaient eu l’idée. De plus, s’ils avaient employé [26] ce mode d’exploration, ils n’auraient certainement pas commis les erreurs que j’aurai à relever par la suite. Enfin la méthode d’électrisation seule permet d’analyser l’action musculaire, et de décomposer les mouvements. En résumé, les opinions diverses qu’on émit sur l’action propre des muscles de la face n’étaient pour la plupart que des assertions sans preuves qui avaient besoin conséquemment d’être contrôlées par l’expérience directe. Mes recherches électro-musculaires n’auraient-elles fait que confirmer ces opinions, de manière à leur donner une certitude, mes recherches dis-je seraient déjà d’une grande utilité. Mais elles ont produit plus que je n’osais l’espérer au début de mes recherches. B. Utilité au point de vue anatomique et physiologique La plupart des muscles de la face semblent se continuer les uns dans les autres, surtout lorsqu’on les étudie par leur face interne. M. le professeur Cruveilhier a eu l’obligeance de me montrer des figures dessinées d’après des préparations anatomiques dans lesquelles il a étudié les muscles par leur face postérieure, après avoir détaché des os en masse, les parties molles du visage. On voit que toutes les fibres se continuent les unes dans les autres, à tel point qu’on ne saurait assigner les limites exactes du plus grand nombre de muscles. Si cette continuité fibrillaire des muscles de la face était réelle, l’indépendance de ces derniers serait très compromise, si même elle n’était pas annulée. Comment concevoir en effet qu’un muscle puisse se contracter dans une portion de sa longueur ou de sa continuité, et dans ce cas où placerait-on le point fixe ? En un mot, avec cette doctrine de la continuité fibrillaire19 qui convertit pour ainsi dire en un masque tous les muscles de la face, on ne peut selon moi

19. Cette doctrine de la continuité fibrillaire reconnaît pour chef Bellingeri, célèbre anatomiste italien. [Francisco Bellingeri (1789-1848) est aussi physiologiste ; il a plus particulièrement étudié la structure du système nerveux.]

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s’expliquer le mécanisme de cette foule de petits mouvements [27] indépendants qui, depuis la création, peignent sur la figure les mille mouvements de l’âme en caractères toujours identiques. L’anatomie morte, dont la principale mission est de nous guider dans nos recherches sur les mystères de la vie en nous aidant à connaître les fonctions des organes, semble au contraire s’attacher ici à nous égarer. Ne devrait-elle pas s’appliquer, au contraire de ce qu’elle a fait jusqu’ici, à nous indiquer les limites exactes des muscles de la face ? Il était réservé à l’exploration électro-musculaire, véritable anatomie vivante, de démontrer que cette continuité fibrillaire n’est qu’une illusion. Sans anticiper sur ce que j’ai à exposer par la suite, je puis dire déjà que par ce moyen, j’ai découvert les limites de quelques muscles que l’on croyait se continuer les uns dans les autres, ce qui depuis lors a été confirmé pour un muscle à l’aide du scalpel. Il n’est pas un muscle de la face que je ne puisse faire contracter indépendamment comme dans la nature, de manière à expliquer chaque ligne ou chaque pli du visage qui forme la base des diverses expressions. L’anatomie vivante, l’électro-physiologie démontre l’existence de muscles qui ne sont ni classés ni dénommés. J’en citerai un exemple : un excitateur placé sous l’aile du nez dilate la narine comme le fait la nature dans les grandes émotions de l’âme. L’anatomie morte en est encore à trouver un muscle qui puisse expliquer ce mouvement. Elle va même jusqu’à nier l’existence de fibres musculaires dans l’aile du nez20. J’espère pouvoir montrer par la suite que ce muscle a été confondu avec un autre muscle connu sous le nom de myrtiforme, composé lui-même de plusieurs muscles dont les fonctions sont opposées. L’anatomie morte a confondu dans une même dénomination les muscles qui possèdent une action indépendante, sous l’influence de l’excitation électrique comme sous l’influence volontaire ou instinctive, qui sont enfin destinés à des fonctions essentiellement différentes. Dans le muscle dit orbiculaire des paupières, on trouve trois muscles qui président à des expressions différentes, et qui cependant ne sont considérées que comme un seul muscle. Il est évident pour tout le monde que la physiologie doit commander l’anatomie, que sous le prétexte de simplifier les études classiques on aurait tort de continuer à embrouiller ainsi [28] la science de la vie, l’étude de l’expression de la physionomie, ce chef-d’œuvre auquel le créateur a spécialement destiné les muscles de la face. Ces recherches redresseront aussi des erreurs physiologiques que l’on avait commises en attribuant à des muscles des mouvements auxquels ils étaient étrangers et en méconnaissant ceux qui leur appartenaient. Dois-je ajouter qu’on s’était également trompé sur le rôle qu’ils jouent dans l’expression.

20. Voyez Sappey Ph. C., Traité d’Anatomie descriptive, Paris, A. Delahaye, 1850, t. 1.

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C’est ainsi que l’on faisait concourir le petit zygomatique au mouvement de la joue [lire « joie » et non pas « joue »], tandis que l’expérimentation fait voir qu’il est le seul représentant du chagrin, c’est ainsi que le peaucier, qui jusqu’ici a été oublié ou mal étudié comme muscle expressif, concourt spécialement à peindre avec une vérité satisfaisante les mouvements le plus violents de l’âme : la terreur, la colère, la torture. J’en pourrais dire autant de quelques autres muscles pour ainsi dire méconnus, surtout de ceux qui meuvent le sourcil. Il n’est pas besoin de développements pour démontrer que mes recherches sur l’expression sont du ressort de la physiologie puisque physiologie signifie étude de la vie, analyse des fonctions et que les muscles du visage sont presque tous spécialement destinés à l’expression. C. Utilité au point de vue de l’étude de la physionomie I. Physionomie en mouvement. Mes recherches électro-physiologiques n’intéressent pas moins cette partie de la psycologie [sic] expérimentale qui traite spécialement de la manière dont l’âme manifeste ses émotions diverses sur la face, l’expression de la physionomie. Ce langage devait pour être compris de tous, pour être universel, se composer toujours des mêmes signes ou en d’autres termes devait être sous la dépendance de contractions musculaires identiques. Ce que la raison seule m’avait fait pressentir ressort clairement de mes recherches. J’ai en effet constaté, ainsi que je l’ai déjà dit précédemment, dans l’exposition des faits généraux, que chez tous les sujets sur lesquels j’ai répété mes expériences, c’est toujours un seul muscle qui exerce le mouvement fondamental d’une émotion donnée de [29] l’âme. Cette loi est tellement rigoureuse que le créateur nous a privés de la faculté de la changer et même de la modifier. On prévoit ce qui serait infailliblement arrivé s’il en eût été autrement : c’est que le langage de la physionomie aurait eu le sort du langage parlé qui est l’œuvre de l’homme ; chaque contrée, chaque pays aurait eu sa manière de peindre les sentiments sur la figure, peut-être aussi le caprice aurait fait varier, à l’infini, l’expression physionomique dans chaque ville dans chaque individu et à chaque instant. J’ai dit, en outre, que je mettais simultanément en contraction plusieurs muscles qui isolément sont les représentants privilégiés de telle passion ou de telle affection. Je produisais alors des expressions composées et naturelles si les muscles en action ne représentaient pas des sentiments contraires. Ces expériences en nous faisant pénétrer les mystères de la physionomie, prouvent, si toutefois cela avait besoin d’être démontré, qu’elle n’est pas le produit du hasard ; elles prouvent que ces contractions isolées qui exercent une sorte de mirage, en nous faisant croire à une contraction générale de la face, que ces contractions composées si savamment calculées qui pour ainsi dire

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donnent une forme matérielle à nos émotions les plus secrètes, que ces combinaisons musculaires en un mot doivent être l’œuvre d’une intelligence divine. Le créateur a voulu que ce langage muet de l’âme fût immuable : condition sans laquelle il ne pouvait être universel. Il a atteint ce but en plaçant la physionomie sous la dépendance des contractions musculaires instinctives et l’on sait ainsi avec quelle régularité les mouvements s’exécutent. Je ne citerai comme exemple, que ceux de la marche pendant laquelle l’enfant même résout les problèmes de mécanique les plus compliqués avec une facilité et une précision que la volonté ne saurait jamais égaler. On comprend donc que chaque passion, que chaque affection soit dessinée sur la figure toujours par les mêmes contractions musculaires, sans que ni la mode ni le caprice puissent les faire varier. II. Physionomie au repos. Pendant le repos musculaire, c’est-à-dire dans l’intervalle des mouvements déterminés par l’action nerveuse volontaire ou instinctive, ces muscles possèdent encore une force qui ne [30] sommeille jamais et qui ne se perd qu’avec la vie. Cette force est appelée tonicité. C’est en vertu de cette tonicité que les extrémités libres d’un muscle coupé chez le vivant, s’éloignent l’une de l’autre en se rétrécissant. Les muscles sont des espèces de ressorts qui dans l’intervalle des contractions se font plus ou moins équilibre de telle sorte qu’à la face les tissus et principalement la peau sont entraînés dans le sens des plus forts. Or chez le nouveau-né dont l’âme est encore vierge de toute émotion, la physionomie au repos est absolument négative, ou plutôt elle exprime le calme intérieur le plus parfait, l’absence complète de toute expression. Mais dès que les sensations viennent à l’agiter et que son âme commence à ressentir l’influence des passions, les muscles de la face entrent en action pour les peindre sur le visage. Ceux de ces muscles qui sont le plus souvent exercés par cette sorte de gymnastique de l’âme prennent plus de développement et leur force tonique s’accroît proportionnellement. Est-il besoin de dire que la physionomie au repos subit nécessairement l’influence des modifications éprouvées par la puissance tonique de ses muscles ou suivant une comparaison triviale que j’ai déjà faite par la force des ressorts qui la maintenaient antérieurement en équilibre ? C’est ainsi que se forme la physionomie au repos, physionomie individuelle qui doit conséquemment être l’image de nos sentiments habituels, le faciès de nos passions. Je ne fais que développer ici scientifiquement un fait connu et généralement admis. Cependant un philosophe célèbre, Diderot, me semble y apporter quelques restrictions. « On se fait à soi-même quelquefois sa physionomie. Le visage accoutumé à prendre le caractère de la passion dominante la garde. Quelque fois aussi on la reçoit de la nature ; et il faut bien la garder comme on l’a reçue. Il lui a plu

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de nous faire bons, et de nous donner le visage du méchant ou de nous faire méchants et de nous donner le visage de la bonté21. » Oh ! S’il était vrai que la bonté pût être masquée par les dehors physionomiques de la méchanceté, il faudrait beaucoup en rabattre de l’admiration que nous devons à ce chef-d’œuvre de la nature, l’expression [31]. Quelle confiance pourrions-nous avoir dans ce langage muet de l’âme que Dieu a créé avec l’homme, qui s’est conservé intact jusqu’à nos jours et qui est immuable ? Non il n’est pas possible que la nature nous fasse bons et qu’elle nous donne un visage méchant. En admettant qu’une telle monstruosité pût naître avec l’homme, elle serait inévitablement effacée par les mouvements incessants d’une belle âme. J’ai observé les nouveau-nés à ce point de vue, et je leur ai toujours trouvé une expression identique, négative, comme j’ai déjà dit. Ce n’est qu’avec le temps et le développement des passions que l’on voit se former leur physionomie individuelle. En admettant même que l’homme naquit avec une figure méchante ce ne serait qu’une anomalie et cette espèce de monstruosité serait tôt ou tard effacée sous l’influence des bonnes passions, conformément à cette loi de l’organisme que j’ai exposée plus haut. D. [166] Utilité de ces recherches au point de vue de l’application aux beaux-arts22 L’analyse anatomique et électro-physiologique des différents modes d’expression de la face, cette étude sur le mécanisme de la physionomie humaine, qui fait connaître la raison d’être des lignes, des rides, des saillies, des creux du visage, est d’une grande utilité dans la pratique des beaux-arts. C’est ce que je vais essayer de faire ressortir dans les considérations suivantes. [167] A. Examen comparatif de l’utilité de l’anatomie morte et de l’anatomie vivante, au point de vue des beaux-arts L’étude expérimentale du mécanisme de la physionomie en mouvement exige des notions anatomiques exactes sur la musculation et sur l’innervation de la face. Quiconque voudra répéter mes expériences ou seulement satisfaire sa curiosité scientifique sur ce mécanisme, devra certainement posséder ces notions anatomiques spéciales. Cependant l’artiste pourrait, à la rigueur, les négliger entièrement : il lui suffirait, pour la pratiquer, de connaître exactement les lois des mouvements expressifs, qui découlent de mes recherches. Afin de justifier cette opinion, que l’on me permette de dire ici mon sentiment sur le degré d’utilité des connaissances anatomiques, en général, pour ce qui intéresse la pratique des beaux-arts. 21. Diderot D., « Essais sur la peinture », Œuvres complètes Paris, Deterville J. F. P., 1798, tome 15, p. 500. 22. N. de l’éd. Duchenne avait écrit « III ». On lui a substitué D pour respecter la numérotation du Mémoire original.

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Dans l’antiquité, l’étude de l’anatomie se composait de deux parties essentiellement distinctes, que l’on appelait anatomie morte et anatomie vivante. La première, qui s’occupe spécialement de la conformation des organes, était inséparable de la seconde, qui traite de leurs fonctions ; en d’autres termes, l’étude de l’anatomie morte n’était qu’une préparation à l’étude des organes en action23. On en trouve la preuve dans un livre intitulé De l’usage des parties, magnifique monument élevé par Galien à la physiologie expérimentale des anciens24. On ne saurait contester l’utilité de l’anatomie morte, appliquée à la peinture et à la sculpture. Les plus grands maîtres de la renaissance, Léonard de Vinci, Michel-Ange (à qui l’on pourrait reprocher d’en avoir abusé), et tant d’autres dont le génie était rehaussé par la science, nous montrent, dans leurs œuvres magnifiques, tout le parti que l’on peut tirer des connaissances anatomiques. [168] Je ne crois pas cependant que ces études, faites sur le cadavre, soient absolument indispensables à la pratique de l’art. Il paraît, en effet, bien démontré que, chez les Grecs, l’anatomie humaine était ignorée. Elle eût blessé leur religion et leurs mœurs. Du temps de Galien, même, les dissections humaines eussent été considérées comme un sacrilège. Aussi ce grand anatomiste, à l’exemple de ses prédécesseurs, n’a-t-il jamais disséqué que des singes, et il a conclu de cet animal à l’homme ! De telles connaissances ne pouvaient évidemment pas servir à l’étude des formes de l’homme ; conséquemment elles n’étaient pas applicables à la pratique des beaux-arts. De quelle école sont donc sortis ces magnifiques chefs-d’œuvre de la statuaire antique dont nous ne pouvons admirer aujourd’hui que les débris ? Si l’on ne savait le contraire, on ne manquerait pas de supposer une science anatomique profonde aux maîtres qui les ont produits. C’est que chez les Grecs l’étude du nu était singulièrement favorisée par les mœurs ; c’est que l’artiste avait de fréquentes occasions d’étudier le jeu des muscles sur des sujets qui possédaient à la fois la force, l’adresse et la beauté des formes, toutes qualités alors en honneur. Aussi avec quelle sévérité et avec quelle sagesse savaient-ils accuser les reliefs et les dépressions qui trahissent le mouvement et donnent la vie aux membres ! Cette science précieuse, indispensable chez tout artiste, la science du modèle vivant, née seulement de l’observation de l’homme en mouvement, était elle-même une véritable étude d’anatomie vivante, sans laquelle la connaissance de l’anatomie morte n’aurait pu produire que des écorchés ou des difformités. C’est du moins ce que l’expérience apprit plus tard. L’exagération de

23. C’est ce qu’on appelle de nos jours, vivisection, mode d’expérimentation remis en usage par la physiologie moderne, à l’imitation des anciens, que nous n’avons pas toujours égalés dans cette voie de recherche. 24. Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, trad. Par Ch. Daremberg, Paris, J.-B. Baillière, 1854, t. I.

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la science anatomique ne fut-elle pas en effet une des principales causes de la décadence de l’art ? En résumé, bien que l’étude de l’anatomie morte soit incontestablement utile, bien qu’elle aide à comprendre la raison des reliefs musculaires des membres et du tronc, il ressort des considérations précédentes : 1o qu’elle n’est pas absolument indispensable ; 2o que l’étude des formes extérieures, surtout à l’état de mouvement, doit être cultivée beaucoup plus spécialement dans la pratique des beaux-arts. S’il est permis de douter que l’étude de l’anatomie morte soit [169] absolument nécessaire à l’art plastique pour ce qui a trait aux mouvements des membres et du tronc, on peut affirmer qu’elle est bien moins utile encore à la face, où, à peu d’exceptions près, les muscles en contraction ne font aucun relief sous la peau. Peu importe, en effet, à l’artiste, de connaître la situation, la forme et la direction des muscles de la face, de savoir que tel ou tel de ces muscles préside à l’expression de la joie, du chagrin, de la colère, etc., si pour peindre exactement ces passions diverses il lui suffit d’observer l’homme agité par elles dans les conditions normales de la vie. B. Impossibilité d’étudier les mouvements expressifs de la face de la même manière que les mouvements volontaires des membres Les mouvements expressifs de la physionomie ne sont pas, comme ceux des membres et du tronc, soumis à l’influence de la volonté, car l’âme seule jouit, en général, de la faculté de les produire avec fidélité. Ils sont alors tellement fugaces qu’il n’a pas toujours été possible aux plus grands maîtres de saisir, comme pour les mouvements des autres régions, l’ensemble de tous leurs traits distinctifs. J’aurai l’occasion d’en fournir la preuve, en prenant pour exemple quelques-uns des antiques célèbres (entre autre le Rémouleur de la tribune de Florence et le Laocoon de Rome), dont je montrerai le front ou impossible ou mal modelé, contrastant d’une manière choquante avec la merveilleuse vérité des autres traits de la face. – Que l’on me pardonne ces hardiesses ; je m’engage à les justifier plus tard par une analyse scientifique et rigoureuse. Les règles des lignes expressives de la face, – ce que je voudrais appeler orthographe de la physionomie en mouvement, – n’ont pas été jusqu’à ce jour réellement formulées, quoique depuis longtemps on ait essayé d’exposer l’ensemble des traits qui constituent telle ou telle expression. Ce n’est pas que le talent ait fait défaut, dans ce genre d’étude, car parmi les auteurs qui ont traité spécialement de ce sujet important, on en compte plusieurs dont le nom est illustre dans l’histoire des beaux-arts. (Je rappellerai encore ici le nom du célèbre peintre Lebrun.) C’est que, manquant d’un critérium certain, chacun d’eux a plutôt consulté ses propres [170] inspirations que l’observation exacte de la nature. Heureux l’artiste qui, ne prenant que son génie pour guide, n’est pas tombé dans quelques écarts sans pouvoir en trouver la raison !

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Étudiant à ce point de vue les chefs-d’œuvre des grands maîtres, j’ai fait des remarques qui ne sont pas ici sans intérêt et que je vais exposer brièvement. Les traits propres à tel ou tel mouvement expressif se composent de lignes fondamentales qui en sont les signes pathognomoniques, et de lignes que j’appellerai secondaires. Celles-ci peuvent manquer dans certaines conditions ; mais, dès qu’elles apparaissent, ce n’est jamais que comme satellites de celles-là, pour ajouter à leur signification, pour donner une idée approximative du degré de la passion, de l’âge du sujet, etc. Les maîtres de l’art n’ont pas toujours su trouver ces lignes fondamentales ; tantôt, après les avoir quelques fois instinctivement dessinées avec une grande vérité dans une esquisse, ils les ont perdues en finissant leur travail, sans pouvoir les retrouver ; d’autres fois ils ont su les exprimer seulement d’un côté de la face. Je citerai des exemples à l’appui de ces assertions (la Cléopâtre du Guide, qui est au musée de Florence, et son esquisse du même, qui est au Capitole, un Ecce Homo du même) ; je démontrerai que ces fautes ne doivent être attribuées qu’au défaut de connaissances suffisantes sur les lois du mécanisme de la physionomie en mouvement. J’ai constaté cependant avec admiration que ces hommes de génie ont, en général, merveilleusement senti les lignes fondamentales de l’expression. Quand il leur est arrivé de s’égarer dans la peinture d’une passion, c’est presque toujours à l’occasion des lignes expressives secondaires. Ainsi, quand je me suis trouvé en présence de leurs chefs-d’œuvre, j’ai quelquefois été surpris de voir des lignes secondaires, compagnes habituelles des passions les plus sympathiques, les plus touchantes, figurer à côté de lignes fondamentales représentant les plus mauvaises passions, bien que la nature ait rendu de telles associations mécaniquement impossibles. Les lignes secondaires expressives ne seraient-elles qu’une sorte d’ornement dont le Créateur se serait plu à décorer les lignes fondamentales, qu’elles n’en seraient pas moins sacrées. Cette seule considération suffirait pour défendre à l’artiste de les effacer capricieusement, quelle que soit la hauteur de son génie. Mais il faut [171] que l’on sache qu’elles ne sont pas un simple ornement, une fantaisie de la nature. J’ai dit, et je le démontrerai, qu’elles enrichissent les lignes fondamentales en fournissant certains renseignements importants. Eh bien ! malgré l’utilité incontestable de ces lignes secondaires, on n’a pas craint quelquefois, dans les beaux-arts, de les oublier ou de les effacer. Ainsi j’aurai plus tard à examiner si les anciens, et même les modernes, à leur exemple, ne se sont pas laissé trop souvent égarer par un faux goût, par le culte exagéré du repos, en négligeant les traits secondaires. Peut-être aussi n’ont-ils pas reconnu l’importance de ces lignes, par le seul fait de la difficulté d’observer les mouvements expressifs de la face. En somme, il ressort des considérations critiques précédentes que, dans l’étude des lignes expressives de la face, l’artiste a manqué jusqu’à ce jour d’un critérium certain.

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C. Les règles du mécanisme de la physionomie, déduites de l’expérimentation électro-musculaire, éclairent l’artiste sans enchaîner la liberté de son génie L’électrisation localisée, qui fixe les traits de la face et fait connaître exactement la cause physique de tous ses plis, de toutes ses rides, en provoquant la contraction de ses muscles isolément ou par groupes, est destinée à représenter les expressions primitives ou les expressions complexes. Cette méthode d’exploration permet donc de formuler à coup sûr les règles qui doivent guider l’artiste dans la peinture fidèle et complète des mouvements de l’âme, les règles de l’orthographe de la physionomie en mouvement. Que l’on ne craigne pas que ces règles puissent menacer la liberté de l’art, étouffer les inspirations du génie ; elles ne leur apporteront pas plus d’entraves que les règles de la perspective. Que l’on ne croie pas non plus que chaque expression aille sortir, pour ainsi dire, d’un moule unique ; le jeu de la physionomie ne peut être ni aussi simple, ni d’une monotonie aussi affligeante. N’aije pas, en effet, démontré par mes expériences que le degré d’accentuation et de développement des traits fondamentaux et secondaires de la physionomie non seulement est en raison [172] directe du degré de contraction musculaire (ce qui signifie : selon le degré de la passion qui la provoque), mais aussi suivant une foule d’autres conditions ? Voici, en résumé, quelques-unes de ces conditions : les traits fondamentaux qui, à la naissance, apparaissent pendant les mouvements de la physionomie, s’accentuent, se creusent et s’étendent avec l’âge et par le jeu des passions ; ce n’est en général qu’à une certaine époque de la vie que l’on voit poindre et se développer les traits secondaires, satellites des lignes fondamentales. Ajoutons que tous ces phénomènes sont encore subordonnés au degré d’embonpoint ou de maigreur du sujet, et que le sexe exerce aussi sur leur mode de production une certaine influence. Ce n’est pas tout encore : le fond sur lequel se peignent ou s’écrivent tous ces signes du langage muet de l’âme n’est jamais le même ; en d’autres termes, la physionomie individuelle doit conserver son cachet propre au milieu de ces transfigurations passagères que lui font subir les agitations incessantes des passions. Or cette physionomie individuelle n’est pas seulement sous la dépendance des contours du visage, sur lesquels on sait que Lavater a fondé sa doctrine ; elle est aussi constituée par la permanence des traits propres aux sentiments habituels du sujet, à ses passions violentes, et cela en vertu de la prédominance des muscles les plus exercés par ce que j’ai appelé gymnastique des passions. En voilà certes assez, je pense, pour faire varier à l’infini les traits d’une même passion, d’une même affection. L’observance des règles déduites de l’étude du mécanisme de l’expression exige évidemment, chez l’artiste, une grande finesse d’observation. Ces règles évidemment ne peuvent suppléer le génie ; mais, en enseignant l’art de peindre correctement les mouvements de la physionomie humaine et en faisant connaître l’harmonie naturelle de ses lignes expressives, elles peuvent empêcher ou modérer les écarts de l’imagination.

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E. Plan que j’ai adopté pour l’exposition de ces recherches25 Les faits qui ressortent de mes expériences électro-physiologiques sur le mécanisme de la physionomie en mouvement sont de ceux qui ne peuvent être jugés que par la vue. J’ai répété ces expériences [173] des centaines de fois en présence de nombreux témoins, et toujours elles ont porté la conviction dans les esprits. Des artistes habiles ont vainement essayé de les représenter, car les contractions provoquées par le courant électrique sont de trop courte durée pour que le dessin ou la peinture puissent en reproduire exactement les lignes expressives qui se développent alors sur la face. La photographie seule, aussi fidèle que le miroir, pouvait atteindre la perfection désirable ; elle m’a permis de composer d’après nature un album de figures qui feront, pour ainsi dire, assister mes lecteurs aux expériences électro-physiologiques que j’ai faites sur la face de l’homme. Un écrivain spirituel, Topfer [sic], a démontré d’une manière très originale l’existence d’une nouvelle espèce de littérature qu’il a appelée littérature en estampes. « On peut écrire, dit-il dans son Essai de la physiognomonie, des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots : c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement : c’est de la littérature en estampes…. Elle a ses avantages propres ; elle admet, avec la richesse des détails, une extrême concision relative ; car un, deux volumes, écrits par Richardson lui-même, équivaudraient difficilement, pour dire avec autant de puissance les mêmes choses, à ces dix ou douze planches d’Hetgarth [sic], qui, sous le titre de Un ouvrage à la mode, nous fait assister à la triste destinée et à la misérable fin d’un dissipateur… Elle a aussi cet avantage propre d’être d’intuition en quelque sorte, et partant d’une extrême clarté relative… enfin il y a bien plus de gens qui regardent que de gens qui lisent. » Les remarques judicieuses de Topfer [sic] sont parfaitement applicables au sujet scientifique et artistique dont j’ai à traiter. La vue de figures photographiées, qui représentent comme la nature les traits expressifs propres aux muscles interprètes de ses passions, en apprend mille fois plus que les considérations et les descriptions les plus étendues. Il me suffirait, pour montrer l’exactitude des propositions neuves et importantes qui ont été exposées dans ces considérations générales, de publier l’album composé de ces photographies électro-physiologiques de la face, avec quelques notes explicatives. Ma tâche serait plus facile, mais la démonstration [174] scientifique de tous les faits mis en lumière par mes expériences m’oblige d’entrer dans des considérations anatomiques et physiologiques qui ne sauraient trouver place dans l’explication des figures d’un album. Ces considérations d’ailleurs seront nécessaires à ceux

25. N. de l’éd. On a ajouté E pour respecter la numérotation du Mémoire original.

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qui voudront répéter mes expériences ou qui auraient à en faire l’application à la pratique des beaux-arts. J’ai donc composé un album de photographies d’après nature destinées à représenter mes expériences électro-physiologiques sur le mécanisme de la physionomie ; et dans des notes explicatives j’ai résumé les principaux faits qui découlent de ces expériences. Je publierai ensuite un travail où je me propose : 1o d’exposer quelques considérations anatomiques sur chacun des muscles qui concourent à l’expression ; 2o de décrire leur action partielle, les reliefs, les creux, les sillons, les plis, les rides, en un mot les mouvements variables auxquels ils donnent naissance, suivant leur degré de contraction, selon l’âge du sujet et certaines conditions anatomiques ; 3o de démontrer la part qu’ils prennent à telle ou telle expression, soit par leur action partielle, soit par leurs combinaisons diverses ; 4o enfin d’en déduire les lois ou plutôt les règles du mécanisme de la physionomie. §. VI. [815] RECHERCHES ANATOMIQUES ET EXPÉRIMENTALES SUR LES MUSCLES MOTEURS DU SOURCIL

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Le sourcil est entraîné dans diverses directions par quatre muscles spéciaux. Deux de ces muscles l’élèvent ou l’abaissent en masse ; les deux autres n’élèvent ou n’abaissent que son extrémité interne (la tête du sourcil). Les premiers décèlent un état de l’esprit, les derniers peignent deux émotions différentes. Ces muscles sont, suivant l’ordre dans lequel je traiterai de chacun d’eux : 1o le frontal A, fig. 100 ; 2o un faisceau de l’orbiculaire des paupières (qui n’est pas dénommé) qui est constitué par la moitié supérieure de la portion orbiculaire, et que j’appelle l’orbiculaire extra-palpébral supérieur ; 3o le pyramidal du nez ; 4o le sourcilier. S’il fallait s’en rapporter à l’enseignement des anatomistes, les muscles moteurs du sourcil ne seraient que des portions de muscles, et plusieurs d’entre eux seraient destinés aux mêmes usages expressifs. Ainsi, selon eux, le muscle pyramidal devrait être considéré comme le pilier du muscle frontal dans lequel ses fibres se continueraient, et ne jouirait pas de mouvements propres, dignes d’être signalés ; le sourcilier et la moitié supérieure de la portion orbiculaire exerceraient une action commune et identique sur le sourcil ; les fibres du premier se continueraient dans celles du second. Il est ressorti cependant de l’expérimentation électrique, que chacun de ces moteurs du sourcil imprime à la physionomie une expression caractéristique qui se trouve être justement la reproduction exacte d’une expression naturelle et spéciale. Il me sera facile de démontrer, en procédant de la sorte, qu’on ne saurait, avec les données physio-

26. N. de l’éd. On a ajouté §. VI pour respecter la numération du Mémoire original.

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logiques qui règnent actuellement dans la science sur les mouvements du sourcil, comprendre le mécanisme en vertu duquel cet état particulier de l’âme peut se peindre sur la face. [816] Il sera prouvé par les faits que je vais exposer que les muscles du sourcil sont doués de mouvements propres et que la nature a établi un rapport intime entre chacun d’eux et certains mouvements psychiques ; et puisque, dans ce but, ces moteurs du sourcil sont servis par des nerfs spéciaux, il est bien permis de les considérer, physiologiquement, comme autant de muscles indépendants. I. Frontal (muscle de l’attention, et par ses combinaisons, muscle de la surprise, de l’admiration, de l’effroi) Le muscle frontal (A fig. 100) est situé à la région frontale. Placé sous la peau, à laquelle il est uni par un tissu cellulaire très dense (ce qui rend sa préparation difficile et son aspect lacéré), il recouvre le périoste du crâne. Il est séparé de celui-ci par un tissu cellulaire séreux, abondant, qui permet une grande mobilité aux ligaments. Il est mince, large, quadrilatère, et bifide supérieurement. Ses fibres s’insèrent au bord antérieur de l’aponévrose épicrânienne, en décrivant, de chaque côté du front, deux courbes à concavité inférieure qui se réunissent sur la ligne médiane et forment, à travers la peau, un relief plus ou moins prononcé et visible, surtout chez lez chauves. Il a été considéré par tous les anatomistes comme un muscle impair. Ce n’est qu’une apparence, car la septième paire lui envoie, de chaque côté, comme aux autres muscles de la face, un rameau nerveux, H, fig. 101, qui fait mouvoir indépendamment chacune de ses moitiés. En outre, celles-ci peuvent être paralysées isolément (par exemple, dans l’hémiplégie faciale rhumatismale). La faradisation localisée démontre aussi la parfaite indépendance de ces moitiés, lorsqu’on excite les rameaux frontaux H de la septième paire. Enfin, j’ai constaté, par l’exploration électrique, chez un petit nombre de sujets, l’absence de fibres musculaires sur la ligne médiane du front, et dans toute sa hauteur, jusqu’au niveau du sourcil. De leur attache supérieure, les fibres musculaires descendent parallèlement vers le sourcil et vers l’espace intersourcilier. Les données fournies par les anatomistes sur ce point particulier me paraissent propres à jeter la confusion sur la physiologie musculaire du sourcil. Les fibres du frontal, disent-ils, se continuent, les unes dans celles du pyramidal, les autres dans celles du sourcilier et de l’orbiculaire des paupières. On serait en droit d’en conclure que l’indépendance physiologique de ces muscles ne peut exister. Or, j’ai démontré expérimentalement, en traitant spécialement dans l’étude électro-physiologique des muscles moteurs du sourcil, le peu de [817] fondement de ces assertions dont quelques-unes sont même des erreurs anatomiques.

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II. Orbiculaire des paupières Le muscle dit orbiculaire des paupières est un composé de muscles indépendants les uns des autres. Le muscle orbiculaire des paupières B, C, D, fig. 100, recouvre la base de l’orbite et les paupières. Il forme une zone elliptique, plus ou moins large. Voici approximativement sa largeur chez l’adulte : les paupières étant rapprochées, on compte de la partie moyenne du bord libre des paupières aux fibres les plus excentriques de ce muscle, pour la moitié supérieure, 2 centimètres, pour la moitié inférieure, 3 centimètres, de dehors en dedans et de dedans en dehors, 2 centimètres trois quarts. L’orbiculaire possède un tendon (ligament palpébral) de 4 à 5 millimètres de long sur un demi-millimètre de large. Sans entrer ici dans la description complète de ce tendon, je rappellerai : 1o qu’il s’attache en dedans par deux racines, l’une antérieure (tendon direct de l’orbiculaire), à l’apophyse montante de l’os maxillaire, au-devant du sac lacrymal qu’il divise en deux parties inégales, l’autre postérieure ou réfléchie, à la lèvre postérieure de la gouttière lacrymale ; 2o qu’il se bifurque vers son extrémité palpébrale et que chaque branche de la bifurcation s’attache au cartilage tarse correspondant. Les fibres qui recouvrent les paupières tirent leur origine de la face inférieure et supérieure de ce tendon. Ces fibres constituent ce que l’on appelle portion palpébrale ciliaire. Celles qui recouvrent la base de l’orbite naissent de l’apophyse orbitaire interne du frontal et de la partie inférieure interne de la base de l’orbite. Cette zone musculaire extra-palpébrale est connue sous le nom de portion orbiculaire. De leur attache interne, toutes ces fibres se dirigent de dedans en dehors et se divisent en deux moitiés : une moitié supérieure qui décrit des courbes concentriques, à concavité inférieure, et une moitié inférieure qui décrit également des courbes concentriques à concavité supérieure. Les fibres de la portion orbiculaire sont d’une rougeur prononcée et forment un faisceau assez épais. Elles sont intimement unies à la peau, à l’aide d’un tissu assez fibreux et adipeux très serré, dans sa moitié supérieure et lâche dans sa moitié inférieure. Les fibres de la portion palpébrale sont très pâles et très minces ; elles sont unies à la peau des paupières par un tissu cellulaire séreux, très susceptible d’infiltration. Jusqu’ici la description précédente qui n’est, à peu près, que la reproduction de toutes celles que l’on trouve dans la plupart des traités d’anatomie, est parfaitement exacte. J’ai cependant omis, avec intention, de comprendre dans cette description [818] un petit muscle que l’on a eu le tort de confondre avec le muscle orbiculaire des paupières ; je veux parler du muscle de Horner dont l’usage me paraît avoir été méconnu et que l’on devrait appeler, d’après sa fonction, muscle des points lacrymaux. Il ressort de mes recherches que ce muscle porte for-

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tement en arrière et en dedans, dans le grand angle de l’œil, les points lacrymaux qu’il fait saillir d’un demi-millimètre. C’est à lui qu’est due la forme arrondie du grand angle de l’œil. J’ai maintenant à soulever des questions dont la solution est du plus haut intérêt, au point de vue de l’étude fonctionnelle de toutes ces fibres musculaires dont on a fait un seul muscle, sous le nom d’orbiculaire des paupières. Les fibres extra-palpébrales décrivent-elles une ellipse complète ? En d’autres termes, existe-t-il, à la partie externe de l’œil, une intersection fibreuse qui divise l’orbiculaire en deux moitiés indépendantes ? Les anatomistes divergent d’opinion sur ce point, mais l’expérience électrophysiologique ne laisse aucun doute à cet égard. Elle démontre : 1o qu’il existe en dehors et sur un plan correspondant à l’angle externe de l’œil un point neutre, c’est-à-dire un point où le rhéophore ne produit aucune contraction musculaire ; 2o qu’au-dessus de ce point on provoque seulement la contraction de la moitié supérieure de l’orbiculaire extra-palpébral, et qu’au-dessous de lui l’excitateur ne met en jeu que la moitié inférieure de l’orbiculaire extra-palpébral. La portion orbiculaire et la portion palpébrale se meuvent-elles indépendamment ? Forment-elles réellement deux portions distinctes ? Vers la fin du XVIe siècle, cette question fut résolue affirmativement par un célèbre anatomiste français, Riolan, qui distingua le muscle orbiculaire en muscle orbiculaire proprement dit et en muscles ciliaires ou palpébraux, sans en [819] entrevoir l’utilité. Cette distinction ne fut pas généralement admise, et l’on continua de considérer l’orbiculaire comme un muscle unique, le sphincter des paupières. Riolan cependant approchait de la vérité, mais ce n’était qu’une vue de l’esprit qui avait besoin d’être démontrée, comme on va le voir. J’ajouterai que cet anatomiste n’a pas dit que les deux moitiés de la portion orbiculaire fussent indépendantes : ce qu’il me sera facile de démontrer. La septième paire leur envoie des filets nerveux propres, c’est-à-dire, 1o des filets palpébraux supérieurs pour les fibres qui constituent la moitié supérieure de la portion orbiculaire (I’ fig. 101) ; 2o des filets palpébraux inférieurs [lire « supérieurs » et non pas « inférieurs »] pour les fibres de la paupière supérieure (J’) ; 3o enfin, des filets palpébraux inférieurs pour les fibres de la paupière inférieure et de la moitié inférieure de la portion orbiculaire (J et K). L’expérience directe montre l’action distincte de chacun de ces filets nerveux sur les différentes portions de l’orbiculaire des paupières. Vient-on, en effet, à localiser l’excitation électrique dans chacun de ces filets, on constate qu’ils ne mettent en jeu que les portions musculaires dans lesquelles ils se distribuent. – Enfin, l’observation des phénomènes naturels complète cette démonstration, car j’ai démontré que, dans le jeu de l’expression, chacune des portions de ce muscle se meut indépendamment et représente des émotions différentes de l’âme.

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En résumé, il me paraît démontré par cet ensemble de faits : 1o que le muscle, dit orbiculaire des paupières est anatomiquement et physiologiquement composé de cinq muscles indépendants les uns des autres ; 2o que ces muscles peuvent se contracter synergiquement, à la manière d’un sphincter, mais qu’ordinairement, sinon le plus souvent, la plupart d’entre eux agissent isolément, surtout, suivant les besoins du langage expressif ; 3o que le premier (moitié supérieure de l’orbiculaire extra-palpébral, B, fig. 100) abaisse le sourcil et le porte en dedans ; 4o que le second (palpébral supérieur, C), abaisse la paupière supérieure ; 5o que le troisième (palpébral inférieur, D) élève de bas en haut et de dehors en dedans la paupière inférieure ; 6o que le quatrième (orbiculaire extra-palpébral inférieur, E) produit une dépression audessous de la paupière inférieure ; 7o que le cinquième (muscle de Horner) est le moteur spécial des points lacrymaux dont il fait saillir les orifices de 1 à 2 millimètres, en les plongeant dans le grand angle de l’œil [...]. [822] III. Pyramidal du nez (muscle de l’agression) Le pyramidal du nez (frontalis pars per dorsum nasi ducta, Eustachi) n’a jamais existé que de nom pour les anatomistes. Ils professent, en effet, que ses fibres se continuent dans celles du frontal ; ils ne lui connaissent pas de fonctions spéciales ; en conséquence, ce muscle ne peut être, à leurs yeux, qu’un pilier du frontal, ce qui est du reste enseigné. Si tous ces faits sont exacts, je ne vois pas la raison qui les a décidés à donner une dénomination à cette portion musculaire. Je vais cependant démontrer que le pyramidal est réellement un muscle indépendant ; des rhéophores qui mettront en jeu les fibres de ce petit muscle en feront connaître les limites, plus exactement peut-être que les recherches microscopiques les plus minutieuses. Placez un rhéophore sur la racine du nez, c’est-à-dire dans le point où le pyramidal est le plus développé ; vous verrez que la peau située au-dessus de lui est attirée en bas et que l’espace intersourcilier se plisse transversalement. Tant que l’excitateur ne dépasse pas le niveau des sourcils, le mouvement de la peau a toujours lieu de haut en bas ; mais au-dessus de ce point la peau se meut de bas en haut et se plisse transversalement sur la partie médiane du front, tandis qu’elle se tend dans l’espace intersourcilier. Entre les points dont l’excitation électrique provoque ces mouvements contraires, existe un espace d’une étendue variable, dans lequel le rhéophore ne produit aucun mouvement. Chez les sujets dont le muscle frontal est très développé, cet espace est moins d’un demi-millimètre. Je l’ai vu varier d’un demi-millimètre à 3 centimètres. On ne peut admettre que des fibres musculaires ne soient pas contractiles dans un point de leur continuité, et qu’étant excitées alternativement au-dessus et au-dessous de ce point, quelquefois très limité, comme je l’ai dit plus haut, ces fibres impriment des mouvements contraires à la peau du front. C’est donc

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dans ce dernier espace que j’appellerai neutre, que se trouve le point d’intersection qui sépare le pyramidal du frontal. Existe-t-il dans ce point neutre un interstice aponévrotique qui marque la limite de séparation entre les muscles pyramidal et frontal ? ou bien le [823] pyramidal se termine-t-il dans la peau ? Lorsque ce point neutre a une certaine étendue, cette intersection aponévrotique doit être visible à l’œil nu. Si, en effet, sur une étendue de 1 à 2 centimètres, on n’obtient pas, à l’état normal, de contraction par l’exploration électro-musculaire, c’est que dans ce point il n’y a pas de fibres contractiles, en d’autres termes, des fibres musculaires. M. Ludovic Hirschfeld [sic], après avoir été témoin de mes expériences, a fait quelques recherches anatomiques sur ce sujet. Il m’a autorisé à dire qu’en disséquant le pyramidal avec soin il a souvent trouvé entre lui et le frontal, une ligne d’intersection aponévrotique visible à l’œil nu. Cette ligne de séparation est parfaitement indiquée dans la figure 100, entre le pyramidal et le frontal du côté droit. Quant à moi, je n’ai point fait de recherches anatomiques sur ce point particulier ; mais j’ai vu des préparations sur lesquelles il m’a été impossible de reconnaître cette intersection et sur lesquelles, au contraire, les fibres du pyramidal semblaient se continuer, sans interruption, dans celles du frontal. Aussi ne suis-je point surpris que M. le professeur Cruveilhier ait contesté, dans la seconde édition de son Traité d’anatomie descriptive, l’existence d’une intersection entre le pyramidal et le frontal. Voici en quels termes mon savant maître s’exprime sur ce sujet : « Les expériences électro-physiologiques de M. Duchenne (de Boulogne) m’ayant démontré que les pyramidaux étaient un antagoniste direct du muscle frontal, force a été d’étudier sur de nouveaux sujets le point de conjugaison du frontal avec les pyramidaux, et je suis resté convaincu que la continuité des fibres superficielles du frontal avec les pyramidaux est bien réelle, à moins qu’une intersection entre ces deux muscles ne soit le résultat de leur insertion commune à la peau de l’espace intersourcilier. À la page précédente on lit, en outre : « Un fait des plus importants et qui n’a jamais fait défaut dans les nombreuses expériences galvaniques que M. Duchenne a bien voulu répéter devant moi jusqu’à satiété, et que, par conséquent, je regarde comme parfaitement acquis à la science, est le suivant : Quel que soit le point de la surface du frontal sur lequel on applique l’excitation, il y a toujours élévation des sourcils et des paupières, jamais abaissement ; jamais le front ne prend son point d’insertion fixe en bas, il le prend toujours à l’aponévrose épicrânienne. Les muscles pyramidaux ne participent jamais à la contraction du frontal. D’un autre côté, jamais un courant électrique, quelque soit qu’on le suppose, dirigé sur les muscles pyramidaux, ne détermine de contraction dans le muscle frontal. M. Duchenne en conclut non seulement à l’indépendance, mais encore à l’antagonisme des pyramidaux et du frontal ; je suis forcé de convenir que si l’on admettait pour principe que l’antagonisme d’action exclut absolument la continuité des fibres musculaires, la physiologie galvanique aurait raison, et qu’elle serait appelée à redresser,

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[824] sous ce point de vue, le scalpel de l’anatomiste qui admet la continuité entre ces deux muscles. » Il résulte donc de ce qui précède qu’un des plus savants et des plus habiles défenseurs de la doctrine de la continuité fibrillaire (M. Cruveilhier) n’est pas convaincu par l’expérimentation électro-physiologique, qui est en contradiction avec le fait anatomique étudié seulement à l’œil nu. Cependant, puisque après avoir expérimenté sur des centaines de sujets, depuis une vingtaine d’années, j’ai toujours constaté l’existence d’un point neutre au-dessus duquel la peau du front se meut en sens inverse par l’excitation électro-musculaire, il est impossible que ce point neutre ne soit pas la limite du muscle pyramidal, et que dans ce point il n’existe pas une intersection entre lui et le frontal. Si l’anatomie morte ne peut pas le constater toujours, c’est que le scalpel détruit les terminaisons du pyramidal qui se font dans la peau. Telle a toujours été ma pensée, et cette prévision s’est trouvée justifiée par un fait électro-physiologique auquel mon cher maître se serait rendu si je le lui avais fait observer. J’ai vu en effet la faradisation du pyramidal produire dans l’espace intersourcilier et au niveau de la tête du sourcil, un sillon profond transversal, quelquefois interrompu sur la ligne médiane et quelquefois sans interruption. La peau est alors comme bridée au niveau de ce sillon, tandis qu’elle peut être soulevée au-dessus et au-dessous de lui. Cette expérience est la preuve vivante et irrécusable de la terminaison des fibres du pyramidal dans ce point de la peau. Chez quelques personnes, ce sillon est beaucoup moins prononcé ; il faut même une grande attention pour distinguer la dépression qui indique la limite du pyramidal27. En résumé, il résulte de ces expériences que le pyramidal se termine dans la peau de l’espace intersourcilier, au niveau de la tête du sourcil. Y a-t-il donc lieu d’être surpris que l’anatomiste n’ait pas pu constater cette terminaison du pyramidal dans la peau de l’espace intersourcilier lorsque, pour mettre ce muscle à nu, il doit commencer par enlever cette peau ? Si l’on étudie donc ce muscle par sa face postérieure et que l’on poursuive la fibre musculaire jusque dans sa terminaison cutanée ; on arrivera peut-être ainsi à mettre d’accord l’anatomie morte avec l’anatomie vivante (l’électro-physiologie). Sans aucun doute, l’attache inférieure du frontal se fait de la même manière dans l’espace intersourcilier. Si, en effet, les fibres de ce muscle se prolongeaient réellement dans celles du pyramidal, leur point fixe serait nécessairement en bas, lorsqu’on les excite dans cet espace intersourcilier. Or, c’est ce qui n’a jamais eu lieu dans l’expérimentation électro-musculaire. [825] Le micrographe ne pourrait-il pas jeter quelque jour sur cette question et nous montrer ce que l’anatomiste ne saurait voir à l’œil nu ? Peut-être découvrira-t-il qu’il

27. Ces faits sont représentés dans les figures 16 et 18 de l’album du Mécanisme de la physionomie humaine.

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existe toujours entre le pyramidal et le frontal un point d’intersection constitué par du tissu cellulaire fibreux, qui ne serait lui-même autre chose que le point de terminaison dans la peau des fibres musculaires. C’est ce qui paraît avoir été déjà démontré pour la terminaison supérieure du peaucier. Ces faits étant bien établis, voici la description de ce petit muscle : le pyramidal s’attache de chaque côté au cartilage de l’aile du nez et au dos du nez par une membrane aponévrotique subjacente au muscle transversal du nez, avec les fibres duquel elle s’entrecroise. De cette aponévrose naissent ses fibres charnues qui forment deux languettes, se prolongent parallèlement en haut, s’entrecroisent souvent sur la ligne médiane du nez, se rétrécissent enfin, puis s’élargissent et vont s’insérer à la peau, au niveau d’une ligne transversale qui partirait du bord supérieur de la tête du sourcil. Situé sous la peau, ce muscle recouvre l’os propre du nez et le cartilage latéral qui lui fait suite28. IV. Le sourcilier (muscle de la douleur) Le sourcilier, O, fig. 100, constitué par une languette charnue et placé sous l’orbiculaire des paupières, recouvre le tiers interne de l’arcade sourcilière. S’il fallait prendre à la lettre les données fournies par l’anatomie, le sourcilier, de même que le pyramidal, n’existerait que de nom. Albinus décrit ce muscle comme l’une des racines de l’orbiculaire des paupières dans lequel ses fibres se continueraient. D’un autre côté, suivant M. Cruveilhier, le plus grand nombre des faisceaux [lire « de fibres » et non pas « des faisceaux »] qui le constituent se continueraient également avec celles du muscle frontal. De ces faits anatomiques il semble rationnel de conclure avec M. Cruveilhier que l’indépendance du muscle sourcilier n’existe pas. Je vais démontrer cependant, qu’il en est, physiologiquement, du sourcilier, comme du pyramidal et de la moitié supérieure de la portion orbiculaire des paupières (orbiculaire extra-palpébral, supérieur), c’est-à-dire : 1o qu’il jouit de mouvements indépendants, nécessaires à l’accomplissement de la fonction spéciale dont il jouit ; 2o que la nature lui a donné un point fixe et un point mobile. En attendant que le scalpel ou plutôt l’étude microscopique du sourcilier nous ait aidés à comprendre parfaitement le mécanisme de son action, je [826] vais exposer les expériences électro-physiologiques qui m’autorisent à conclure que ce muscle possède, comme les autres muscles, ses limites naturelles. Je n’ai point trouvé pour lui, comme chez le pyramidal du nez, un point neutre, un espace dans lequel le rhéophore ne provoque pas de contraction qui sépare le frontal du sourcilier ou de l’orbiculaire des paupières. Mais il existe 28. Voyez la note 1 de la page 814. N. de l’éd. : La note 1 de la page 814 renvoie a Sappey : « Voyez Sappey, Traité d’Anatomie descriptive, A. Delahaye, Paris, 1866, t. 1, p. 627. » Duchenne critique Sappey, représentant de l’anatomie morte, qui va jusqu’à nier l’existence de fibres musculaires dans l’aile du nez.

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toujours une ligne au-dessus de laquelle, par la faradisation, le sourcil exécute les mouvements propres du muscle frontal et au-dessous de laquelle il produit ceux qui appartiennent au muscle sourcilier ou à l’orbiculaire extra-palpébral supérieur. On pourrait dire avec quelque raison, d’après ces faits, qu’une limite sépare les uns des autres ces points très rapprochés dont l’excitation produit des mouvements si contraires. Mais ces expériences ne m’ont pas paru concluantes, et j’ai cherché un autre moyen de démontrer les limites du sourcilier. Cette expérience me paraît digne d’être prise sérieusement en considération. La voici : lorsque l’on fait contracter un muscle par l’intermédiaire de son nerf, toutes les fibres musculaires qui le constituent, entrent simultanément en contraction. Si les intermittences du courant à l’aide duquel on excite la contraction de ce muscle, quoique assez rapides, ne sont pas trop rapprochées, on sent par le toucher une sorte de mouvements vibratoires du muscle, partout où s’étendent les fibres musculaires qui entrent dans sa composition. J’ai fait une heureuse application de ces notions à la solution du problème que je voulais résoudre ; 1o plaçant mes rhéophores sur les filets frontaux de la septième paire, H, fig. 101, j’ai fait contracter en masse le muscle frontal avec un courant dont les intermittences étaient disposées de manière à produire des frémissements vibratoires dans toutes ses fibres. Promenant alors mes doigts sur la surface de ce muscle, j’ai parfaitement senti ces frémissements vibratoires. Mais au niveau de la moitié supérieure de la portion orbiculaire extra-palpébral, et du sourcilier, ces frémissements vibratoires n’existaient plus ; ils ne dépassaient pas la limite qui sépare la partie inférieure du muscle frontal des fibres les plus excentriques de l’orbiculaire extra-palpébral supérieur ; 2o j’ai ensuite posé mes rhéophores dans le lieu où le filet moteur du muscle sourcilier est sous-cutané, I, fig. 101, à l’instant les frémissements vibratoires, qui n’étaient plus perçus dans les fibres du frontal, se sont fait sentir seulement dans les points correspondant à la moitié interne de l’arcade sourcilière, c’est-à-dire dans le lieu occupé par le sourcilier. En même temps, ce muscle exécuta les mouvements qui lui sont propres ; 3° enfin je posai les rhéophores, au niveau du nerf moteur de l’orbiculaire extra-palpébral supérieur, I, fig. 101 ; alors, en même temps que le sourcil s’abaissait en masse (mouvement propre de ce muscle), les frémissements vibratoires se firent sentir dans toute l’étendue de la moitié [827] supérieure de l’arcade orbiculaire. Ces frémissements étaient parfaitement limités aux fibres du muscle orbiculaire extra-palpébral, supérieur. Il me semble démontré par ces expériences qu’il existe réellement une ligne de démarcation entre les fibres de ces différents muscles, qui, en apparence, se continuent les unes dans les autres. Si ce point de séparation n’existait pas, si, comme on l’a prétendu, les fibres du frontal, du sourcilier et de la moitié supérieure de la portion orbiculaire se continuaient les unes dans les autres, la contraction musculaire se ferait sentir dans toute l’étendue de ces fibres musculaires qui sont très courtes.

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En résumé, l’expérience électro-musculaire démontre qu’il existe un point de séparation entre le sourcilier (muscle de la souffrance), le frontal (muscle de l’attention) et l’orbiculaire extra-palpébral supérieur (muscle de la réflexion). Voici maintenant quelle doit être la description anatomique du sourcilier : ce muscle naît, en dedans et en arrière, par deux ou trois faisceaux de la partie interne de l’arcade sourcilière. De là il se dirige en avant et en dehors, et traversant l’orbiculaire des paupières par un grand nombre de petits faisceaux, il se termine dans la peau de la moitié interne du sourcil. Quant à la continuation de quelques-unes de ses fibres dans celles du frontal et de l’orbiculaire des paupières, il vient d’être démontré, par l’exploration électro-musculaire, qu’elle ne doit pas exister. Placé sous le pyramidal, le palpébral et le frontal, ce muscle recouvre la branche frontale du nerf ophtalmique, les artères sus-orbitaires et la partie interne de l’arcade orbitaire.

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TABLE DU MÉMOIRE

Mécanique de la physionomie............................................................................ 1 Introduction §. I. Origine de mes recherches sur la physionomie en mouvement.................. 3 §. II. Préceptes généraux que l’on doit suivre dans la pratique de ces expériences......................................................................................................... 5 §. III. Réfutation des objections qui pourraient jeter des doutes sur l’exactitude de ces expériences .......................................................................... 8 §. IV Quelques fait généraux qui ressortent de ces expériences ...................... 10 A. Contractions simples expressives complètes B. Contractions simples expressives incomplètes C. Contractions simples inexpressives D. Contractions composées expressives et inexpressives E. Avant de passer à un autre paragraphe, je ferai remarquer que la synergie des mouvements de la physionomie est bien différente de celle des membres §. V. Utilités de ces recherches expérimentales ............................................... 17 A. Revue critique des travaux antérieurs sur l’action musculaire dans le jeu de l’expression B. Utilité au point de vue anatomique et physiologique C. Utilité au point de vue de l’étude de la physionomie 1. Physionomie en mouvement 2. Physionomie en repos D. Utilité de ces recherches au point de vue de l’application aux beaux-arts............................................................................................ 166 A. Examen comparatif de l’utilité de l’anatomie morte et de l’anatomie vivante, au point de vue des beaux-arts

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B. Impossibilité d’étudier les mouvements expressifs de la face de la même manière que les mouvements volontaires des membres C. Les règles du mécanisme de la physionomie, déduites de l’expérimentation électro-musculaire, éclairent l’artiste sans enchaîner la liberté de son génie E. Plan que j’ai adopté pour l’exposition de ces recherches ................... 172 §. VI. Recherches anatomiques et expérimentales sur les muscles moteurs du sourcil .......................................................................................... 815 A. Frontal (muscle de l’attention, et par ses combinaisons, muscle de la surprise, de l’admiration, de l’effroi) B. Orbiculaire des paupières C. Pyramidal du nez (muscle de l’agression) D. Le sourcilier (muscle de la douleur)

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[INDEX DES NOMS PROPRES CITÉS DANS LE MÉMOIRE]

Les chiffres correspondent aux numéros des pages du Mémoire. Albinus, Berhnard Siegfried, 825. Bacon, Francis, 3. Bellingeri, Francisco, 26. Bell, Charles, 20, 21, 25. Bérard, Auguste, 4, 21, 22, 23. Camper, Pierre, 18, 24, 25. Daremberg, Charles, 167. Diderot, Denis, 30. Galien 167, 168. Hall, Marshall, 9. Haller Albrecht von, 25. Hirschfeld, Ludovic, 6, 7, 823. Hogarth, William, 173. Horner, Johann Friedrich, 818. Lavater Johann Caspar, 19, 20, 172. Lebrun, Charles, 169. Léonard de Vinci, 167. Michel-Ange, 167. Moreau de la Sarthe, Jacques-Louis, 19, 21. Riolan, Jean, 818, 819. Sappey, Philibert Constant., 27, 825. Sarlandière, Jean-Baptiste, 21, 22, 25. Soemmerring, Samuel Thomas, 26, 823, 825. Töpffer, Rodolphe, 173.

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FIGURES ACCOMPAGNANT LE MÉMOIRE DE DUCHENNE

La figure 10 du manuscrit, volets fermés*.

Note de l’éditeur. Dans le manuscrit des Archives nationales, les photographies jointes au Mémoire sont dotées de légendes inscrites soit juste au-dessous, soit sur des volets de papier les recouvrant tout ou partie. Nous avons reproduit ces légendes et, par souci de cohérence, nous donnons une nouvelle numérotation par « image » (cf. infra, p. 259 sq., « Seconde note de l’éditeur »). Les numéros initiaux donnés par Duchenne sont indiqués entre crochets. * Le lecteur se servira du signet prévu à cet effet pour cacher alternativement la moitié gauche ou droite du visage.

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Image 1 [Fig. 1] (Nota). Cette figure est destinée à montrer le mode d’expérimentation dans son ensemble – Le courant n’agit pas ici – j’ai voulu seulement représenter le sujet riant naturellement, car les grands zygomatiques, agissant isolément, n’expriment pas complètement le rire (voir la figure 1 [ lire « 23 bis », ici image 14]).

FIGURES ACCOMPAGNANT LE MÉMOIRE DE DUCHENNE

Image 2 [Fig. 2 légendée comme « Pl. 2 »]. Les figures 1 et 2 [lire « 2 » et « 3 »] ont été préparées spécialement pour ce travail par l’habile anatomiste M. Herselfeld [sic] d’après les données qui ressortent de mes recherches électro-physiologiques. La figure 2 [lire « 3 »] indique exactement les points d’immersion des filets musculaires [lire « nerveux »] – On verra dans les figures suivantes que les excitateurs sont toujours placés au niveau des points d’immersion des nerfs musculaires.

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Image 3 [Fig. 6]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du frontal – Surprise, attention. À gauche, repos de la physionomie.

FIGURES ACCOMPAGNANT LE MÉMOIRE DE DUCHENNE

Image 4 [Fig. 7]. Contractions des deux frontaux – Surprise, attention.

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Image 5 [Fig. 10]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du sourcilier orbiculaire – Réflexion. À gauche, repos de la physionomie.

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Image 6 [Fig. 11]. Contraction forte des sourciliers orbiculaires – Pensée sombre.

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Image 7 [Fig. 8]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du pyramidal du nez – Méchanceté. À gauche, repos de la physionomie.

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Image 8 [Fig. 9]. Contraction des pyramidaux – Méchanceté.

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Image 9 [Fig. 12]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du sourcilier – Douleur. À gauche, repos de la physionomie.

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Image 10 [Fig. 13]. Contraction des sourciliers – Peine profonde – Douleur.

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Image 11 [Fig. 14]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du sourcilier – Douleur. À gauche, repos de la physionomie. (Nota) Le sujet avait le regard fixé en haut et le front plissé au moment où j’ai fait contracter son sourcilier droit. On voit que les plis ont disparu sur la moitié externe du front par l’action de ce muscle et que les rides médianes du front se dessinent comme dans la figure 12, où le sujet ne contractait pas son frontal.

FIGURES ACCOMPAGNANT LE MÉMOIRE DE DUCHENNE

Image 12 [Fig. 22]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, grand zygomatique – Rire. À gauche, repos de la physionomie.

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Image 13 [Fig. 23]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction légère du grand zygomatique avec rapprochement des paupières – Sourire méprisant. À gauche, contraction du triangulaire des lèvres avec rapprochement léger des paupières – Mépris.

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Image 14 [Fig. 23 bis]. Contraction énergique des deux zygomatiques – Rire incomplet à cause du défaut de contraction du palpébral inférieur (voir la figure 1).

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Image 15 [Fig. 33]. Cette expression est incomplète – (v. la fig. 34). Contraction du transverse du nez – Lubricité.

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Image 16 [Fig. 34]. Contraction du transverse du nez, du grand zygomatique et du frontal – Rire lubrique.

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Image 17 [Fig. 32]. Contraction des sourciliers et des triangulaires des lèvres – Peine morale avec abattement.

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Image 18 [Fig. 25] Figure à refaire. À droite, contraction du petit zygomatique et des palpébraux – Le pleurer. À gauche, repos de la physionomie.

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Image 19 [Fig. 26]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, repos de la physionomie. À gauche, contraction du petit zygomatique – Le pleurer.

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Image 20 [Fig. 27]. Contraction, à droite, de l’élévateur de la lèvre supérieure et, à gauche, du petit zygomatique – Le pleurer.

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Image 21 [Fig. 28]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction du grand zygomatique – Rire. À gauche, contraction du petit zygomatique – Le pleurer.

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Image 22 [Fig. 29]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction modérée du grand zygomatique – Rire. À gauche, contraction du petit zygomatique – Le pleurer.

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Image 23 [Fig. 30]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À droite, contraction forte du grand zygomatique – Rire forcé. À gauche, contraction forte de l’élévateur commun de l’aile du nez et de la lèvre supérieure – Le pleurnicher.

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Image 24 [Fig. 31]. Ne découvrir qu’un des côtés de la face. À gauche, contraction du sourcilier et du petit zygomatique – Pleurer douloureux. À droite, repos de la physionomie.

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Image 25 [Fig. 17]. Contraction des frontaux avec la bouche ouverte – Étonnement.

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Image 26 [Fig. 15]. Contraction du peaucier gauche.

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Image 27 [Fig. 16]. Contraction des peauciers.

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Image 28 [Fig. 18]. Contraction des frontaux et des peauciers – Terreur avec stupeur. Vue de face.

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Image 29 [Fig. 19]. Contraction des frontaux et des peauciers – Terreur. Vue de profil.

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Image 30 [Fig. 20]. Contraction des frontaux et des peauciers avec la bouche ouverte – Frayeur avec cris.

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Image 31 [Fig. 21]. Contraction des sourciliers et des peauciers – Douleur physique avec terreur.

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Image 32 [Fig. 35]. Contraction des sourciliers et des triangulaires des lèvres – Contractions composées, discordantes – Grimace.

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SECONDE NOTE DE L’ÉDITEUR

L’examen de l’ensemble des photos trouvées aux Archives nationales montre que, dès 1857, Duchenne avait résolu l’ensemble des problèmes posés par les mimiques. À une condition, cependant : disposer ces photos en suivant la présentation que le médecin de Boulogne leur a donnée dans le Mécanisme de la physionomie humaine (1862). Voici la table des matières : I. Préparations anatomiques et portraits. II. Muscle de l’attention (frontal). III. Muscle de la réflexion (orbiculaire palpébral supérieur). IV. Muscle de l’agression (pyramidal du nez). V. Muscle de la douleur (sourcilier). VI. Muscle de la joie et de la bienveillance (grand zygomatique et orbiculaire palpébral inférieur). VII. Muscle de la lascivité (transverse du nez). VIII. Muscle de la tristesse (triangulaire des lèvres). IX. Muscle du pleurer et du pleurnicher (petit zygomatique, élévateur propre de la lèvre supérieure, et élévateur commun de la lèvre supérieure et de l’aile du nez). X. Muscles complémentaires de la surprise (abaisseurs du maxillaire inférieur). XI. Muscle complémentaire de la frayeur et de l’effroi (peaucier). XII. Étude critique de quelques antiques, au point de vue des Mouvements expressifs du sourcil et du front (n. de l’éd. : il fallait laisser cette étude de côté puisqu’elle concerne un travail ultérieur). Voici pourquoi notre intervention, qui se bornait à la mise en ordre des photos des Archives nationales suivant le modèle de la présentation du Mécanisme de la physionomie humaine (1862), n’est pas anachronique. Il valait mieux être fidèle à la pensée de Duchenne en changeant sa numérotation (ou en redistribuant ses photos) que de la trahir en respectant sa propre numérotation. Un vrai désordre ! On le sait : ce dossier pour le concours du prix Volta a été constitué à la hâte.

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Pour plus de clarté et une meilleure compréhension des travaux de Duchenne, nous avons donc procédé à une nouvelle numérotation par « image ». En indiquant, entre crochets, les numéros des figures qui sont de la main de Duchenne. Pour chaque image, ici, nous signalons les correspondances significatives avec les Considérations générales sur la mécanique de la physionomie (1857). Sans omettre les correspondances significatives avec le Mécanisme de la physionomie humaine (1862). On verra qu’il est question, soit de l’utilisation des mêmes photos (nous signalons le numéro que Duchenne leur a donné dans son livre), soit de la modification des légendes qui les accompagnent (nous plaçons ces dernières entre parenthèses). De cette brève étude comparative du Mémoire inédit et du livre sous le rapport de l’iconographie et des légendes, il ressort que Duchenne a bien élaboré dès 1857 sa théorie de l’expression. Mais le lecteur ne manquera pas d’être doublement surpris. D’abord, par les intitulés qui figurent sur les cartons des planches photographiques. « Mécanique de la physionomie » est le titre que apparaît sur l’ensemble des cartons. À l’exception de ceux qui supportent les figures 29 et 30 sur lesquels il a fait imprimer « Opséoscopie électrique ». Au demeurant, ce titre apparaît également au verso des cartons sur lesquels se trouvent les figures 8 à 17, 20 à 23, 25, 26, 28, et 31 à 35. « Opséoscopie électrique » : compte tenu de l’époque, ce néologisme a probablement le sens d’« optique ». Ce terme désignait aussi bien les appareils photographiques que les épreuves. Il offrait l’avantage d’indiquer, à la fois, la matérialité même du cliché et une représentation. « Opséoscopie électrique » : examen des photographies d’un corps soumis à l’électrisation localisée. Mais cette expression laisse échapper le motif de la photographie, la physionomie expressive. C’est la raison pour laquelle Duchenne a également utilisé le titre de « Mécanique de la physionomie ». N’est-ce pas à partir de la simulation des expressions qu’il a pu procéder à la première transformation du savoir des émotions ? « Mécanique de la physionomie » : cette désignation indique que c’est une force physique, l’électrisation localisée, qui sert à produire le jeu des mimiques. Ensuite, le lecteur, bon observateur aussi, verra que les cartons des planches photographiques portent, imprimées, les initiales d’Adrien Tournachon, le frère de Félix Nadar : « A.T. Nadar Jne Phot. ». Il verra que le tampon photographique reproduisant sa signature en caractères manuscrits « Nadar Jne » est apposée sur 13 des 32 épreuves (les figures 8, 10, 12, 13, 14, 21, 22, 26, 27, 29, 31, 32, 34). Il verra, enfin, que, sur la figure 1 et sur la planche 2, Duchenne a barré le nom « A. T. Nadar Jne Phot. » et mis le sien à la place : « Duchenne de B. Phot. ». Allant même jusqu’à signer les quatre médaillons. D’où, peut-être, la surprise du lecteur : Adrien Tournachon aurait-il usurpé la paternité des images ? Mais que le médecin de Boulogne ait barré le nom imprimé « A.T. Nadar Jne Phot. » ne signifie pas qu’Adrien Tournachon se soit approprié les photos de Duchenne. Il ne faut pas oublier que les cartons, au nom de Nadar

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Jne, ont été fabriqués en série. On dira que Duchenne, tout simplement, tient à faire savoir qu’il est l’auteur des épreuves en question. Il aurait été sans doute malvenu de revendiquer sa paternité pour chacune des épreuves (Adrien Tournachon fut un précieux collaborateur). Compte tenu des critères de l’époque, en matière de propriété artistique, Duchenne doit être considéré comme l’auteur des photographies. Au reste, cette question n’a peut-être pas été posée par le médecin de Boulogne. Il avait suffisamment conscience de la nouveauté, inouïe, de son travail pour ouvrir une querelle de priorité sans le moindre intérêt épistémologique. I. PRÉPARATIONS ANATOMIQUES ET PORTRAITS Image 1 [Fig. 1] Duchenne présente son sujet de prédilection : le vieux cordonnier. Non seulement il supportait bien l’excitation électrique, mais cet homme était incapable d’exprimer l’ensemble des émotions étudiées par Duchenne. Le médecin de Boulogne souligne qu’il représente ici son sujet « riant naturellement ». Il précise également que la contraction des seuls zygomatiques n’aurait pas exprimé « complètement le rire », comme dans la figure 23 bis à laquelle il renvoie le lecteur. (Cette figure 1 sera présentée dans le Mécanisme comme « spécimen » d’une expérience électro-physiologique en tête de l’ouvrage.) Image 2 [Pl. 2] Cette planche 2 présente quatre figures. Les figures 1 et 2 [lire « 2 » et « 3 »] ont été préparées spécialement pour ce travail par M. Herselfeld [sic], d’après les données anatomiques de Duchenne. La figure 2 [lire « 3 »] indique exactement les points d’immersion des filets musculaires [lire « nerveux »]. Les figures 3 et 4 [lire « 4 » et « 5 »] sont les « portraits du sujet soumis à l’expérimentation ». (La figure 4 deviendra la photo no 3 du Mécanisme et la figure 5 deviendra la photo no 37). II. MUSCLE DE L’ATTENTION (FRONTAL) Image 3 [Fig. 6] La contraction du muscle frontal exprime la surprise, l’attention. Dans la Mécanique, Duchenne nomme le frontal « muscle de l’attention » [816, 827]. L’action du frontal s’inscrit dans la rubrique « contractions simples expressives complètes » [10 bis] (cette figure deviendra la photo no 7 du Mécanisme, destinée à l’étude du frontal). Image 4 [Fig. 7] La figure 7 exprime également l’attention (elle deviendra la photo no 8 du Mécanisme).

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III. MUSCLE DE LA RÉFLEXION (ORBICULAIRE PALPÉBRAL SUPÉRIEUR) Image 5 [Fig. 10] La contraction de l’orbiculaire palpébral supérieur exprime la réflexion. Dans la Mécanique, Duchenne appelle l’orbiculaire palpébral supérieur le « muscle de la réflexion » [827]. C’est une contraction simple expressive complète (cette figure deviendra la photo no 12 du Mécanisme). Image 6 [Fig. 11] La figure 11 montre la « contraction forte des sourciliers orbiculaires », qui exprime une « pensée sombre ». En fait, Duchenne parle du mouvement du sourcil et vise, en particulier, la contraction de l’orbiculaire palpébral supérieur (la figure 11 deviendra la photo no 13 du Mécanisme. Elle exprimera plutôt la « méditation » ou la « contention »). IV. MUSCLE DE L’AGRESSION (PYRAMIDAL DU NEZ) Image 7 [Fig. 8] L’action du pyramidal traduit l’agression ou la méchanceté. La contraction simple de ce muscle donne une expression complète. Dans la Mécanique, Duchenne précise que le pyramidal est un muscle indépendant et qu’il exprime l’agression [822] (cette figure deviendra la photo no 17 du Mécanisme destinée à exprimer la « dureté » ou l’« agression »). Image 8 [Fig. 9] La figure 9 montre la même expression que la précédente (cette figure deviendra la photo no 18 du Mécanisme). V. MUSCLE DE LA DOULEUR (SOURCILIER) Image 9 [Fig. 12] Le sourcilier est le muscle de la douleur. Dans la Mécanique, Duchenne souligne que l’action du sourcilier relève des contractions simples expressives complètes. Duchenne définit ce muscle, tantôt comme le « muscle de la douleur » [825] et tantôt comme le muscle de la souffrance [827] (cette figure deviendra la photo no 19 du Mécanisme). Image 10 [Fig. 13] La figure 13 montre une nuance de l’expression précédente (elle deviendra la photo no 20 du Mécanisme exprimant la « souffrance profonde »). Image 11 [Fig. 14] La figure 14 montre une expression de douleur (elle deviendra la photo no 21 du Mécanisme exprimant le « souvenir douloureux »).

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VI. MUSCLE DE LA JOIE ET DE LA BIENVEILLANCE (GRAND ZYGOMATIQUE ET ORBICULAIRE PALPÉBRAL INFÉRIEUR, PORTION DU MUSCLE DIT SPHINCTER DES PAUPIÈRES) Image 12 [Fig. 22] La contraction du grand zygomatique exprime le rire. Mais, dès 1857, Duchenne sait que la seule contraction des grands zygomatiques donne un rire faux (voir infra, image 14). Dans la Mécanique, Duchenne place ce mouvement des grands zygomatiques dans la catégorie des « contractions simples expressives incomplètes » [13] (Elle deviendra la photo no 35 du Mécanisme avec la légende « rire faux »). Image 13 [Fig. 23] Figure 23 : à droite, sourire méprisant et, à gauche, mépris. Un bon exemple de ce que Duchenne appelle, dans la Mécanique, une contraction composée expressive. En effet, cette expression est le résultat de la contraction synergique des grands zygomatiques avec les palpébraux (Elle deviendra la photo no 36 du Mécanisme et gardera la même légende). Image 14 [ Fig. 23-bis] La figure 23-bis montre la contraction des deux zygomatiques : rire incomplet, faute de contraction du palpébral inférieur. Duchenne renvoie à la figure 1 qui montre le rire naturel. Dans la Mécanique, Duchenne parle d’une contraction simple expressive incomplète (Cette figure 23-bis deviendra la photo no 31 du Mécanisme avec la légende, « rire faux »). VII. MUSCLE DE LA LASCIVITÉ (TRANSVERSE DU NEZ) Image 15 [Fig. 33] Contraction du transverse du nez, qui contribue à l’expression de la lubricité. Duchenne donne un bon exemple de ce qu’il nomme, dans la Mécanique, « contractions simple expressive incomplète » (Cette figure deviendra la photo no 38 du Mécanisme). Image 16 [Fig. 34] Action synergique des muscles exprimant le rire lubrique. Duchenne, dans la Mécanique, nomme cette mimique, qui mobilise le transverse du nez, le grand zygomatique et le frontal une « expression composée expressive » (Elle deviendra la photo no 39 du Mécanisme exprimant également le « rire lubrique »). VIII. MUSCLE DE LA TRISTESSE (TRIANGULAIRE DES LÈVRES) Image 17 [Fig. 32] La contraction simultanée des sourciliers et des triangulaires des lèvres

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donne une expression de peine morale avec abattement. Duchenne, ici, donne un autre exemple de ce qu’il appelle, dans la Mécanique, une « expres-sion composée expressive », puisqu’elle combine un muscle complètement expressif, le sourcilier, et un muscle incomplètement expressif, le triangulaire des lèvres (la figure 32 deviendra la photo no 45 du Mécanisme). IX. MUSCLES DU PLEURER ET DU PLEURNICHER (PETIT ZYGOMATIQUE, ÉLÉVATEUR PROPRE DE LA LÈVRE SUPÉRIEURE, ET ÉLÉVATEUR COMMUN DE LA LÈVRE SUPÉRIEURE ET DE L’AILE DU NEZ)

Image 18 [Fig. 25] À droite, contraction du petit zygomatique et des palpébraux. Duchenne assimile le petit zygomatique à un « muscle incomplètement expres-sif ». Ce muscle agit en synergie avec le palpébral pour dessiner l’expression du pleurer (la figure 25 deviendra la photo no 50 du Mécanisme légendée « pleurer grimaçant »). Image 19 [Fig. 26] La contraction du petit zygomatique exprime le pleurer (la figure 26 deviendra la photo no 46 du Mécanisme avec la légende « Pleurer, larmes d’attendrissement »). Image 20 [Fig. 27] Elle exprime, comme la précédente, le pleurer ; la photo montre l’action, sans doute volontaire, des palpébraux. Mais la légende n’en dit mot. Dans la Mécanique, une nuance du pleurer est dénommée « pleurer à chaudes larmes » (cette figure deviendra la photo no 47 du Mécanisme avec la légende « Pleurer franc, à chaudes larmes »). Image 21 [Fig. 28] Elle montre, comme les précédentes, le pleurer. Cette figure ne se retrouve pas dans le Mécanisme. Si Duchenne l’enlève, c’est peut-être parce que l’image suivante rend bien mieux cette expression. En effet, dans l’image 21, à la différence de l’image 22, les mouvements de la bouche sont mal rendus. Les côtés droit et gauche sont également relevés, alors que ce ne sont pas les mêmes muscles qui sont excités : à droite, le grand zygomatique et, à gauche, le petit zygomatique. Image 22 [Fig. 29] Encore le pleurer. Mais le défaut précédent a été corrigé (cette figure deviendra la photo no 48 du Mécanisme). Image 23 [Fig. 30] La contraction de l’élévateur commun de l’aile du nez et de la lèvre supérieure exprime le pleurnicher. Le palpébral est également contracté, mais Duchenne ne le signale pas. Dans la Mécanique cette expression est présentée

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comme nuance du pleurer, c’est le « pleurnicher » (cette figure deviendra la photo no 53 du Mécanisme, avec la légende le « pleurnicher ». Duchenne, ici, signale la contraction des palpébraux). Image 24 [Fig. 31] À gauche, contraction du sourcilier et du petit zygomatique, pleurer douloureux. Dans la Mécanique, Duchenne parle des contractions composées expressives : l’image du pleurer douloureux associant une expression expressive complète et une incomplète offre un bon exemple (cette figure deviendra la photo no 49 du Mécanisme avec la même légende). X. MUSCLE COMPLÉMENTAIRE DE LA SURPRISE (ABAISSEURS DU MAXILLAIRE INFÉRIEUR) Image 25 [Fig. 17] La contraction des frontaux avec la bouche ouverte montre l’étonnement. Un autre exemple de contractions composées expressives (la figure 17 deviendra la photo no 56 du Mécanisme avec la même légende. Expression complexe, dira Duchenne, par combinaison d’expressions primordiales). XI. MUSCLE COMPLÉMENTAIRE DE LA FRAYEUR ET DE L’EFFROI (PEAUCIER) Image 26 [Fig. 15] La contraction électrique du peaucier gauche est inexpressive. Dans la Mécanique, Duchenne parle d’une contraction simple inexpressive (cette figure deviendra la photo no 58 du mécanisme avec la même légende). Image 27 [Fig. 16] La contraction des deux peauciers est également inexpressive (cette figure deviendra la photo no 59 du Mécanisme avec la même légende). Image 28 [Fig. 18] La contraction des frontaux et des peauciers montre la terreur avec stupeur (vue de face). Cette photo ne se retrouve pas dans le Mécanisme. On peut supposer qu’elle a été remplacée par la photo no 61 dans laquelle la contraction combinée du peaucier et du frontal est associée à l’abaissement de la mâchoire inférieure. Une vue de face légendée l’ « Effroi ». Une remarque complémentaire s’impose : dans la figure 18, le regard du sujet est fixe et la photo trop lumineuse ; dans la photo no 61 du Mécanisme, le regard du sujet est dirigé vers le bas (on imagine mieux l’objet de sa peur) et le clair-obscur ajoute à l’intensité dramatique. Image 29 [Fig. 19] Dans la figure 19, la contraction des frontaux et des peauciers exprime la

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terreur (cette figure deviendra la photo no 60 du Mécanisme, avec la légende « frayeur »). Image 30 [Fig. 20] La contraction des frontaux et des peauciers, avec la bouche ouverte, exprime la frayeur avec cris. Cette photo ne se retrouve pas dans le Mécanisme. On peut supposer qu’elle a été remplacée par la photo no 62 dans laquelle la contraction combinée du peaucier et du frontal est associée à l’abaissement de la mâchoire inférieure. Une vue de profil légendée « Effroi ». Dans la figure 20, le sujet semble regarder Duchenne et il offre son profil gauche. Dans la photo no 62, les yeux sont clos et le sujet offre un profil droit. L’expression est plus saisissante. Image 31 [Fig. 21] La contraction des sourciliers et des peauciers exprime une douleur physique avec terreur (cette figure deviendra la photo no 65 avec la légende suivante : « Effroi mêlé de douleur, torture »). Image 32 [Fig. 35] Contraction des sourciliers (muscles de la douleur) et des triangulaires des lèvres, muscle complémentaire de la tristesse. Duchenne l’annonce comme un exemple de contractions composées, discordantes : une grimace. Dans la Mécanique, Duchenne parle des expressions discordantes, des déformations ou grimaces à la suite de l’excitation de deux muscles exprimant des passions différentes [14]. Cette photo ne se retrouve pas dans le Mécanisme. On peut supposer que Duchenne a préféré la photo no 34 pour montrer une grimace. En effet, deux muscles exprimant des passions sombres ne donnent guère l’idée d’une expression discordante. En revanche, associer, comme dans la photo no 34, les contractions des muscles grands zygomatiques (joie) et des sourciliers (douleur) permet d’obtenir une belle grimace.

BIBLIOGRAPHIE

TRAVAUX DE DUCHENNE DE BOULOGNE Cette bibliographie est sélective : nous indiquons les publications relatives à l’étude du mécanisme de la physionomie, et les travaux cités dans ce livre. « Première note sur les fonctions des muscles de la face étudiées à l’aide de la galvanisation localisée » (feuillets numérotés 1 à 6) ; « Seconde note sur les fonctions des muscles de la face étudiées à l’aide de la galvanisation localisée » (feuillets numérotés 7 à 13) ; « Troisième et dernière note sur les fonctions des muscles de la face étudiées à l’aide de la galvanisation localisée » (feuillets 14 à 19 et feuillet 24, manquent les feuillets 20 à 23). Notes adressées à l’Académie de médecine le 12 mars 1850. De l’électrisation localisée et de son application à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, Paris, J.-B. Baillière, 1855 ; 2e éd., 1861 ; 3e éd., 1872. « Considérations générales sur la mécanique de la physionomie », Archives nationales, Paris, 11 mars 1857, F/17/3100/1, ffos. 1-32. « Analyse des recherches électro-physiologiques et pathologiques adressées par le Dr Duchenne de Boulogne au concours institué par sa Majesté Napoléon III sur l’électricité appliquée à la médecine et à l’industrie », Archives nationales, F/173100/1, Paris le 11 mars 1857, 21 feuillets. « Lettre à son excellence le Ministre de l’Instruction publique » (enregistrée le 16 mars 1857 portant le sceau du Ministère de l’Instruction publique et des Cultes), Archives nationales, F/17-3100/1, Paris le 11 mars 1857. Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électro-physiologique de l’expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques, Paris, Vve Renouard, 1862 ; 2e éd., 1876. « Concours sur les applications de l’électricité. Exposé sommaire des recherches électro-physiologiques, électro-pathologiques et électro-thérapeutiques du Dr Duchenne de Boulogne », Archives nationales, F/17/3102, Paris le 26 juillet 1863, 10 feuillets. « Lettre à son excellence, Monsieur le Ministre d’État », Archives nationales, F/17/ 3102, Paris, le 14 avril 1864. « Lettre à Monsieur Rayer membre de l’Institut », Archives nationales, F/17/3102, Paris, le 14 avril 1864. Physiologie des mouvements démontrés à l’aide de l’expérimentation électrique et de l’observation clinique et applicable à l’étude des paralysies et des déformations, Paris, J.-B. Baillière, 1867.

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DEUXIÈME PARTIE

EXPRESSIONS

CHAPITRE PREMIER

LES CODES DE PERCEPTION, LA PHYSIOGNOMONIE DANS L’ANTIQUITÉ GRECQUE par Simon Byl

Les origines de la physiognomonie remontent très haut. Cette discipline est attestée au moins dans l’antique Babylone, dès la fin du XVIIe siècle avant notre ère ; elle apparaît alors comme une science codifiée qui, partant des caractéristiques physiques d’une personne, en tire des présages relatifs à son avenir ; elle se situe à mi-chemin entre la divination et la rationalité, entre la mantique et la médecine1. Mais les premiers traités de physiognomonie conservés appartiennent à la littérature gréco-romaine. Ces traités définissent ainsi cette fausse science : « On pratique la physiognomonie (physiognomonia) en examinant les mouvements, les poses, les couleurs, les expressions du visage, les cheveux, la finesse de la peau, la voix, la chair, les parties du corps ainsi que son ensemble2. » « La physiognomonie se propose de considérer et de discerner les qualités de l’âme d’après les qualités physiques3. » Retenons avec Marie-Hélène Marganne que « le mot grec physiognomonia, où l’on reconnaît les termes physis ‘ nature’ et gnômon ‘qui connaît’, désigne l’art de juger quelqu’un d’après son physique4. » Des descriptions physiognomoniques se découvrent dès l’aurore de la littérature grecque.

1. Cf. Kraus F. R., Die physiognomonischen Omina der Babylonier, Leipzig, 1935 ; id., Texte zur babylonischen Physiognomonik, Berlin, 1939. J. Bottéro, Annuaire 1968/9 de la IVe Section de l’École Pratique des Hautes Études, p. 79-83. 2. [Aristote], Physiognomonique, 806a 28 sq. 3. Anonyme latin, Physiognomonique, 2. 4. Marganne M.-H., De la physiognomonie dans l’Antiquité gréco-romaine, In Dubois Ph. et Winkin Y. : Rhétoriques du corps, Bruxelles, 1988, p. 13-24 (avec une importante bibliographie à la note 1).

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Ainsi, dans l’Iliade, le caractère du lâche et du brave est mis en relation avec des traits physiques, notamment avec le teint : « c’est là (= à un aguet) surtout que se fait voir le courage des guerriers ; c’est là que se révèlent et le lâche et le brave. Le lâche, son teint prend toutes les couleurs ; son cœur au fond de lui ne le laisse pas demeurer en place, immobile ; il faut qu’il change de posture, qu’il se tienne accroupi, un moment sur un pied, un moment sur l’autre ; et son cœur palpite à grands coups dans sa poitrine, quand il songe aux déesses du trépas ; on entent claquer ses dents. Le brave, au contraire, on ne le voit pas changer de couleur, ni se troubler bien fort, dès qu’il a pris son poste dans un aguet de guerre : il n’a plus qu’un vœu : être engagé au plus vite dans la sinistre mêlée5. » Dans l’Odyssée, la princesse Nausicaa accueille Ulysse, malgré l’état pitoyable dans lequel il est parvenu sur une plage de la Phéacie, en se fondant sur son aspect extérieur et les traits de son visage ; elle commence par lui dire : « Tu sais bien, étranger, car tu n’as pas la mine d’un sot ni d’un vilain…6. » Au VIIe siècle, Sémonide d’Amorgos7, dans une satire des femmes, distingue six types féminins définis par leur parenté avec des éléments naturels (la terre, la mer) ou avec des espèces animales (celles de la truie, de la renarde, de la chienne, de l’ânesse, de la belette, de la cavale pur sang, de la guenon, de l’abeille). Ainsi la femme-guenon a la laideur sur son visage ; elle connaît toutes les ruses et cherche toujours à faire tout le mal possible. Ici, la femme est comparée à un animal, en l’occurrence au singe ; on lui attribue les qualités physiques et morales supposées de l’animal. L’œuvre du poète lyrique est particulièrement intéressante dans le domaine qui nous occupe car l’une des trois grandes méthodes de la physiognomonie classique est précisément celle fondée sur la comparaison animale8 (les deux autres méthodes étant, comme nous le verrons, l’ethnologique et l’anatomique). Les Anciens se sont posé la question de savoir celui qui avait fondé la physiognomonie. Deux noms ont été cités : Pythagore et Hippocrate. C’est Aulu-Gelle, dans ses Nuits attiques, qui cite Pythagore dans un texte dans lequel nous trouvons une troisième définition antique de cette discipline : « Tout d’abord, Pythagore étudiait par la physiognomonie les jeunes gens qui s’étaient présentés à lui pour suivre son enseignement. Ce mot indique que l’on s’informe sur la nature et le caractère par des déductions tirées de l’aspect de leur face et visage, et de toute la contexture de leur corps ainsi que de son 5. Homère, Iliade XIII, p. 278-286 (trad. P. Mazon). 6. Homère, Odyssée VI, p. 186 (trad. V. Bérard). 7. Sémonide, Sur les femmes, p. 71-82. 8. Cf. Rocca-Serra G., Homme et animal dans la physiognomonie antique, In : L’animal dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 1997, p. 133-139. Au XIXe siècle, G. Sand, dans Histoire de ma vie (Pléiade I, p. 17) écrira : « Les physiognomonistes ont constaté des ressemblances physiques : qui peut nier les ressemblances morales ? N’y a-t-il pas parmi nous des renards, des loups, des lions, des aigles, des hannetons, des mouches ? »

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allure9. » Quant à Porphyre, néo-platonicien du IIIe siècle, il affirme que Pythagore fut le premier à pratiquer la physiognomonie et que le philosophe avait beaucoup appris en la matière grâce à ses voyages chez les Arabes, les Chaldéens et les Hébreux10. Au IIe siècle de notre ère, Galien est d’un tout autre avis car il attribue la paternité de la discipline à Hippocrate de Cos11 et il écrit que la physiognomonie est d’un secours indispensable à la médecine12. Il est vrai que, dans les Épidémies hippocratiques de la fin du Ve siècle, figurent plusieurs passages de physiognomonie. En effet, au livre II des Épidémies, nous lisons : « Les individus roux, au nez pointu, aux yeux petits, sont méchants. Les individus roux, au nez camus, aux grands yeux, sont bons… Les individus grands, chauves, bègues, à voix faible, sont bons13. » Ce texte hippocratique révèle l’ambivalence de la rousseur et il est de ceux qui confirment la réflexion de Gaston Bachelard selon laquelle « c’est un des traits fondamentaux d’une pensée valorisante que toute valeur peut être niée14. » Le livre II des Épidémies contient d’autres détails de physiognomonie : « … Avoir des dents en plus grand nombre est un signe de longévité. Les individus bègues, parlant vite, mélancoliques, bilieux, ayant le regard fixe sont emportés. Les individus ayant la tête grosse, les yeux noirs et grands, le nez gros et camus, sont bons. Les individus à yeux bleus, de haute taille, à tête petite, à col mince, à poitrine étroite, sont bien pris15. » Ces textes prouvent que dès le Ve siècle, la physiognomonie était pratiquée par les médecins. Nous avons d’autres témoignages contemporains qui confirment le succès de cette fausse science. Zopyros, un physiognomoniste, aurait dressé un étonnant portrait de Socrate, lui attribuant de nombreux vices ; comme on se moquait, le philosophe répondit que sa nature était bien telle mais qu’il avait réussi à la vaincre par la raison. C’est Cicéron16 qui nous rapporte cette anecdote dont la source première doit être un dialogue de Phédon, un jeune ami de Socrate17 dont le nom fut donné à l’un des plus grands dialogues de Platon. Il semble bien qu’en cette fin du Ve siècle, Euripide ait émis des critiques à l’égard de cette discipline. En effet, dans sa tragédie Médée, il prête cette 9. Aulu-Gelle, Nuits attiques I, 9, 2 (trad. R. Marache). 10. Cf. Porphyre, Vie de Pythagore, 13 ; 54. 11. Cf. Galien VI, 797K ; XIX, 530K. 12. Cf. Id., Anim. Mor. Corp. Temp., 7. 13. Hippocrate, Épidémies II, 5, 1 (L V, 128). 14. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 19654, p. 122. 15. Hippocrate, Épidémies II, 6, 1 (L V, 132). Pline l’Ancien, Histoire naturelle XI, 273-274 s’étonne de la première de ces affirmations. Notons que l’auteur hippocratique des Airs, eaux, lieux associe aussi intimement le physique et le caractère (cf. A.E.L. XXIV, 7, p. 248 Jouanna). 16. Cf. Cicéron, Tusculanes IV, 37, 80. 17. Diogène Laërce, 2.105 mentionne un Zopyros parmi les dialogues authentiques de Phédon. Cf. Guthrie W.K.C., Socrates, Cambridge, 1984 (rééd.), p. 77.

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réflexion à l’héroïne : « Ô Zeus, pourquoi as-tu fourni aux humains des moyens sûrs de reconnaître l’or de mauvais aloi, tandis que les hommes ne portent sur le corps aucune marque naturelle à quoi distinguer le pervers18. » Deux sources antiques, Diogène Laërce19 et Athénée20, nous apprennent qu’Antisthène (445-360), proche de Socrate et fondateur du mouvement cynique, écrivit un traité de physiognomonie. Dans les Mémorables, Xénophon nous a laissé un fort beau texte concernant l’expression du caractère par les traits du visage. Ce texte relate une discussion de Socrate et du célèbre peintre Parrhasios ; il est long mais il mérite d’être cité intégralement : « … Mais quoi ! reprit Socrate, ce qu’il y a de plus captivant, de plus agréable, de plus amical, de plus désirable, de plus aimable, le caractère de l’âme, le reproduisez-vous, ou est-ce inimitable ? – Le moyen, Socrate, répondit-il, d’imiter ce qui n’a ni proportions, ni couleur, ni aucune des qualités dont tu parlais tout à l’heure, et qui n’est même pas visible du tout ? – Mais, reprit Socrate, n’arrive-t-il pas qu’un homme en regarde d’autres avec sympathie ou avec haine ? – Il me le semble, dit-il. – Et s’il arrive du bonheur ou du malheur à un ami, trouves-tu le même visage à ceux qui s’y intéressent et à ceux qui ne s’y intéressent pas ? – Non certes, par Zeus, dit-il ; car le bonheur de nos amis fait briller de joie nos visages et leur malheur les assombrit. – Alors, reprit Socrate, on peut aussi représenter ces airs-là. – Certainement, dit-il. – On peut dire aussi que la grandeur et la dignité, l’humilité et la bassesse, la modération et l’intelligence, la brutalité et la grossièreté transparaissent sur le visage et dans les gestes des gens immobiles ou en mouvement ? – C’est vrai, dit-il. – On peut donc les imiter aussi ? – Assurément, dit-il. – Et qui crois-tu, demanda Socrate qu’on aime le mieux voir, les hommes dont les traits reflètent un caractère beau, honnête, aimable ou ceux chez qui l’on voit des inclinations honteuses, perverses et haïssables ? – Par Zeus, dit-il, la différence est grande, Socrate21. » Dans la deuxième moitié du IVe siècle, le grand nom de la philosophie étant celui d’Aristote, il est temps de se demander ce que le Stagirite (384-322) pensait de la physiognomonie. Disons tout de suite qu’il y a un texte dans le traité de la Génération des animaux22 qui se révèle assez ironique à l’égard des physiognomonistes ; mais peut-être ce passage ne vise-t-il qu’un physiognomoniste particulier dont 18. Euripide, Médée, p. 516-519 (trad. L. Méridier). Du même auteur, cf. Hippolyte, p. 925926. Ces deux textes sont mentionnés par Robert Joly dans son article : La caractérologie antique, in Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1962, p. 12, no 2. 19. Diogène Laërce VI, 15. 20. Athénée, Deipnosophistes XIV, 656f. 21. Xénophon, Mémorables III, 10, 3-5 (trad. É. Chambry). 22. Aristote, Génération des Animaux IV, 3, 769b 18-21 (trad. P. Louis). Mais ailleurs, c’està-dire dans les Premiers analytiques II, 27, 70b 6-7, le Stagirite écrira : « Il est possible de juger d’après les apparences corporelles, si on accorde que les affections naturelles provoquent un changement simultané dans le corps et dans l’âme ».

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l’identité nous restera inconnue : « Ainsi, souvent par moquerie, on compare certaines personnes qui ne sont pas parmi les belles, soit à une chèvre soufflant du feu, soit à un mouton cossant. Et certain physiognomoniste ramenait tous les traits à ceux de deux ou trois animaux, et emportait souvent l’adhésion de son auditoire ». Malgré ce texte, l’Histoire des animaux, le premier en date des grands traités biologiques d’Aristote, est émaillée de notations physiognomoniques : « À un grand front correspond la lenteur, à un front petit, la vivacité ; à un front large, l’exaltation, à un front arrondi, la propension à la colère23. » « Parmi les oreilles, les unes sont nues, d’autres velues, d’autres sont intermédiaires : ce sont celles-ci les meilleures pour entendre. Mais elles ne révèlent rien du caractère. De même, elles sont grandes, petites ou moyennes ; elles sont fortement décollées, ou pas du tout, ou moyennement. Avec une taille et une position moyennes, elles indiquent un très bon caractère. Les grandes oreilles décollées annoncent sottise et verbosité24. » « Si les sourcils sont droits, c’est un signe de mollesse, recourbés vers le nez, ils indiquent la dureté, vers les tempes, un caractère moqueur et dissimulé, abaissés, un caractère envieux25. » « Si les angles (formés par la réunion de la paupière supérieure et de la paupière inférieure) se prolongent, c’est un signe de mauvais caractère ; si ceux du côté des narines sont charnus comme chez les milans26, c’est un signe de méchanceté27. » « Cette couleur (de l’iris, jaune comme les yeux des chèvres) est le signe d’un très bon caractère et elle est la plus favorable à l’acuité visuelle28. » « Ces derniers (= les yeux intermédiaires entre les fixes et les clignotants) sont l’indice d’un excellent caractère, les seconds (les yeux fixes) sont signe d’impudence, les premiers (les yeux clignotants) d’indécision29. » Tous ces textes font dépendre le caractère d’un individu d’une seule propriété du visage et plusieurs d’entre eux valorisent positivement telle caractéristique parce qu’elle est située à égale distance de deux extrêmes : nous 23. Id., Histoire des animaux I, 8, 491b 12-14 (trad. P. Louis). Pline l’Ancien, Histoire naturelle XI, 114 déclare ne pas croire à ces signes. 24. Id., ibid. I, 11, 492a 32-492b 2. Jacques André, Anonyme latin. Traité de physiognomonie, Paris, 1981, p. 8, écrit très justement : « Comme tout jugement risque d’être subjectif, il convient d’établir des règles fixes écartant les erreurs possibles et permettant des interprétations sûres. C’est le rôle des schema, indicia, signa, les signes, qui sont la manifestation concrète d’une pensée ou d’un sentiment, et qui font l’objet d’un enseignement dans les traités ». 25. Id., ibid. I, 9, 491b 15-18. 26. Pour les raisons de notre choix, voir notre livre Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote : sources écrites et préjugés, Bruxelles, 1980, p. 266, n. 12. 27. Aristote, Histoire des animaux I, 9, 491b 24-26. 28. Id., ibid. I, 9, 492a 3-4. 29. Id., ibid. I, 9, 492a 11-12.

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trouvons ici la valorisation du « juste milieu »30 que le Stagirite fait intervenir jusque dans ses notations de physiognomonie. Dans deux de ces textes, le biologiste fait allusion à une particularité animale : il attribue un excellent caractère aux individus dont la couleur de l’iris rappelle celle de l’œil de la chèvre31 ; au contraire, il accorde un caractère méchant à ceux des individus dont la disposition des paupières évoque l’œil du milan. La valorisation s’explique d’abord par la couleur mise en cause (jaune doré) et ensuite par l’animal lui-même : les données de la vie quotidienne révèlent qu’en Grèce, comme dans tous les pays méditerranéens, la chèvre était – et est encore – un animal très apprécié. Nous avons un phénomène analogue, mais inverse, dans le cas du milan : l’œil du rapace qui repère sa proie et ne lui laisse aucune chance d’en réchapper est regardé comme maléfique. De là, à accorder un caractère méchant à un individu qui, par un seul trait, fait songer à un milan, il n’y a qu’un pas qu’un physiognomoniste n’hésite pas à franchir. Ajoutons dès à présent que le milan est cité dans plusieurs textes de physiognomonistes et qu’il symbolise toujours la méchanceté32. Avant Aristote, Platon avait fait dire à Socrate que les âmes de ceux qui se sont complu aux injustices, tyrannies et rapines s’enfonceront dans des formes de milans33. L’un des Problèmes – ouvrage classé parmi les œuvres du Stagirite – pose la question suivante : « Pourquoi fait-on les portraits du visage ? » et il ébauche une réponse : « Est-ce parce que cette partie révèle le caractère des gens ?34. » Sous forme de questions, ce texte fournit une nouvelle définition de la physiognomonie. Gilbert Dagron a sans doute eu raison d’écrire que « comme l’astrologie, la physiognomonie est une fausse science qui pose de vraies questions et dont les réponses satisfont. Comment lire sur un visage ou dans un corps les pensées, les sentiments ou le destin d’un individu ?…35. » Dans ce texte, la physiognomonie est rapprochée de l’astrologie ; elle peut l’être aussi de la chiromancie, autre fausse science à laquelle Aristote adhère aussi lorsqu’il soutient que les

30. Cf. nos Recherches…, op. cit., p. 238-251. Il existe un autre texte d’Aristote à verser au dossier de la physiognomonie : Premiers analytiques II, 27, 70b 14-16 : « S’il y a une affection appartenant en propre à une espèce dernière, par exemple le courage aux lions, il est nécessaire qu’il y en ait aussi un signe, puisque nous avons supposé que le corps et l’âme pâtissent ensemble ». 31. Notons qu’ailleurs les individus aux jambes velues rappellent la chèvre (ou le bouc) et sont dits enclins à la lubricité. Cf. [Aristote], Physiognomonie, 812b 14. 32. Cf. Polemon, in R. Foerster, Scriptores Physiognomonici I, 184, 19-20, Leipzig, Teubner, 1893. 33. Cf. Platon, Phédon, 82a. 34. [Aristote], Problèmes XXXVI, 1 (trad. Pierre Louis). 35. Dagron G., Image de bête ou image de dieu. La physiognomonie dans la tradition grecque et ses avatars byzantins, In : Poikilia. Études offertes à Jean-Pierre Vernant, Paris, EHSS, 1987, p. 69-80.

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lignes de la main permettent de prévoir la durée de l’existence d’un individu : « Chez ceux qui doivent vivre longtemps, la main est divisée par un ou deux plis qui traversent toute la paume, chez ceux dont la vie est courte par deux plis qui ne se prolongent pas36. » De l’Antiquité gréco-romaine ont survécu deux traités complets de physiognomonie ; le premier, en grec, a été attribué par les Anciens à Aristote luimême mais il est considéré aujourd’hui comme l’œuvre de péripatéticiens du e III siècle avant notre ère ; il présente plusieurs points communs avec les textes de l’Histoire des animaux cités plus haut tels que la valorisation du juste milieu37. Ce traité proclame péremptoirement qu’« il est nécessaire qu’un caractère déterminé découle d’un corps déterminé38. » Il distingue vingt-six types somatiques et psychologiques tels que l’avare, le couard, le courageux, l’équilibré, l’impudent, l’hypocrite, l’optimiste et le pessimiste…39. Voici la traduction de quelques passages : « Les signes du lâche sont : … une certaine pâleur au visage l’expression du visage est changeante et dépressive40. » « Les signes du pessimiste : le visage est ridé, les yeux petits et abattus. L’abattement des yeux indique deux choses : la mollesse et le caractère efféminé ou la dépression et le pessimisme41. » « Les signes de l’hypocrite : de la graisse autour du visage ; des rides autour des yeux ; l’expression du visage semble somnolente42. » « Ceux qui ont le visage charnu sont paresseux : ils font penser aux bœufs. Ceux qui ont le visage maigre sont zélés, charnus, ils sont couards ; ils font penser aux ânes et aux cerfs. Ceux qui ont le visage petit ont une petitesse de sentiments ; ils correspondent au chat et au singe… Puisque le visage ne doit être ni petit ni grand, c’est la qualité moyenne qui est la meilleure…43. » Toutes les parties du corps et particulièrement celles du visage sont examinées en vue d’un diagnostic physiognomonique. Pour le visage, ce sont le nez, les lèvres, le front, les yeux, les oreilles et le teint. Voici quelques exemples : « Ceux qui ont de grandes oreilles sont comme des ânes44. »

36. Aristote, Histoire des animaux I, 15, 493b 33 – 494a 1. Cf. aussi [Problèmes] XXXIV, 10, 964a 33-39. 37. Cf. Physiognomonique, 811b 21 sq., 24 sq. et H.A., 492a 8 sq., 10 sq., b30 sq. Voir Lloyd G.E.R., Science, Folklore and Ideology, Cambridge, 1986, p. 24, n. 52. 38. Physiognomonique, 805a 14. 39. Cf. Raina G., Pseudo Aristotele. Fisiognomica. Anonimo Latino. Il Trattato di Fisiognomica. Introduzione, traduzione e note, Milan, 1993, p. 272-273. 40. Physiognomonique, 807b. 41. Ibid., 808a. 42. Ibid. 43. Ibid., 811b. Notons que, dès Homère, Iliade I, 225, le cerf était le symbole de la lâcheté. 44. Ibid., 812a.

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« Ceux qui ont de petites oreilles sont semblables à des singes45. » « Ceux qui sont trop roux sont rusés : cela correspond aux renards46. » « Ceux qui sont trop blancs sont lâches : cela correspond aux femmes47. » Pour comprendre cette affirmation, il faut savoir qu’en Grèce antique le blanc est associé à « très féminin » (l’esthétique grecque exigeait que la femme libre soit la plus blanche possible : c’est la raison pour laquelle elle renforçait la blancheur de son visage par du carbonate de plomb, la céruse) ; il faut savoir aussi que la femme était unanimement considérée comme moins courageuse que l’homme48. « Ceux qui sont trop noirs sont lâches : cela correspond aux Égyptiens et aux Éthiopiens49. » Cette dernière affirmation est fondée sur la méthode ethnologique50 qui recourt aux qualités des différentes races humaines. « Les blonds sont courageux : cela correspond aux lions51. » Le deuxième traité complet de physiognomonie est en latin et il date de la deuxième moitié du IVe siècle de notre ère52 ; l’auteur renvoie souvent à Aristoteles (entendez par là au Pseudo-Aristote) ; il s’inspire aussi de Polémon, dont nous dirons un mot plus loin et d’un médecin Loxus, du IVe ou du IIIe siècle a. C. (sur ce dernier, voir l’étude de G. MISENER, Loxus, Physician and Physiognomonist, in Classical Philology, 1923, p. 1-22). L’Anonyme commence son traité en écrivant : Ex tribus auctoribus quorum libros prae manu habui, Loxi medici, Aristotelis philosophi, Polemonis declamatoris, qui de physiognomonica scripserunt, ea elegi quae ad primam institutionem huius rei pertinent et quae facilius intelligantur. Au chapitre 9 de son traité, l’auteur anonyme fait l’historique de sa discipline : selon lui, la première méthode fut ethnologique (primo) ; plus tard (processu autem temporis…), apparut la méthode anatomique qui fut suivie en troisième lieu (tertium) par la méthode zoologique. Arrêtons-nous à ce que l’auteur nous apprend, dans ce chapitre, de la méthode anatomique : « Plus tard, on établit aussi la physiognomonie sur le principe de l’observation du visage ou de l’attitude correspondant à chaque sentiment, c’est-à-dire le visage de la colère, de la réflexion, de la crainte, du désir amoureux et de la folie furieuse. Donc, les physiognomonistes, observant 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Ibid. 48. Cf. e. a. Aristote, Histoire des animaux IX, 1, 608a 33-608b 18. Voir nos Recherches…, op. cit., p. 280 ; p. 216-217. L’Anonyme latin (voir infra) déclare au § 4 : « Le caractère féminin est ingénieux, coléreux, rancunier, sans pitié, envieux, sans résistance à la fatigue…, hypocrite, acariâtre, irréfléchi et peureux ». 49. Physiognomonique, 812a. 50. Sur les différentes méthodes, on peut consulter Armstrong A. Mac., The Methods of the Greek Physiognomonists, In : Greece and Rome, 1958, p. 52-56. 51. Physiognomonique, 812a. Cf. n. 31. 52. Cf. André J., Anonyme latin. Traité de physiognomonie, Paris, 1981.

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toute personne dont le visage ressemblait à celui d’un furieux sans raison de l’être, à celui d’un homme en colère en l’absence de toute colère, à celui d’un inquiet en l’absence de l’inquiétude, la déclaraient ou furieuse ou coléreuse ou inquiète53. » Voici une application de la méthode anatomique : « Le sot doit être ainsi : très blanc ou très noir, très enveloppé de chair, le ventre proéminent avec excès, les jambes épaisses, de petites articulations étroitement liées, les clavicules bien jointes et resserrées, le cou gros et court ; il doit avoir les extrémités des mains et des pieds imparfaites, les mâchoires et les joues très charnues, le front bombé ; son regard ne sera ni pénétrant ni assuré, mais grand ouvert54. » « … Une sonorité désagréable, qu’elle soit ténue ou ressemble au bêlement des moutons, indique la sottise55. » Il faut se souvenir ici que selon un lieu commun développé notamment par Aristote « les moutons… sont les plus bêtes des quadrupèdes56. » Nous avons vu qu’une des sources de l’Anonyme latin était Polémon, rhéteur et sophiste du IIe siècle de notre ère ; il était l’auteur d’une Physiognomonie dont l’original est perdu mais que nous connaissons grâce à une version arabe tardive. Polémon pensait que sa discipline devait avoir un but utilitaire : distinguer les individus honnêtes des individus malhonnêtes. C’est ainsi qu’il prétend qu’en rencontrant une certaine personne et en n’ayant vu que ses yeux, il sut que « cet homme était foncièrement mauvais, s’adonnant à la concupiscence et à la débauche, de mœurs dissolues, licencieux, sans foi ni conscience ; tous les vices se retrouvaient en lui. Et je ne l’ai vu qu’une seule fois57. » De la même façon, rien qu’en observant le visage des intéressés, Polémon sut prédire que deux mariages ne pouvaient être célébrés. Il est intéressant de constater que Polémon a consacré une part très importante de son traité au visage et surtout aux yeux58. La physiognomonie s’apparente aussi à la prophétie ; elle peut s’allier aussi à l’onirocritie : on pourra interpréter une apparence physiognomonique dans un rêve comme à l’état de veille59. Artémidore, auteur, au IIe siècle, d’un Oni53. Anonyme Latin, 9 (trad. J. André). 54. Ibid., 93. 55. Ibid., 78. 56. Aristote, Histoire des animaux IX, 3, 610b 20-28. Voir notre article L’ethnologie dans les traités biologiques d’Aristote, In : Les Études Classiques, 66 (1998), p. 243. 57. Cf. Foerster, v. 1, p. 118-120. Voir Reardon B.P., Courants littéraires grecs des IIe et IIIe siècles après J.-C., Paris, 1971, p. 244. Notons ici qu’Adamantios (première moitié du IVe siècle), dont nous possédons l’Épitomé, présente son œuvre comme une paraphrase de Polémon. 58. Avant Polémon, Cicéron avait écrit dans le de Oratore, 3.221 : « le miroir de l’âme, c’est la physionomie, comme son truchement (lat. indices), ce sont les yeux » et dans le de Legibus, 27 : « les yeux extrêmement expressifs disent les émotions qui s’emparent de notre âme, et ce qu’on appelle le visage, dont l’analogue ne peut exister chez aucun être vivant autre que l’homme, dénote le caractère ». Déjà du IIIe siècle a. C., l’Anthologie Palatine (7.661) nous a conservé une épigramme funéraire de Léonidas de Tarente établissant l’existence d’un physiognomoniste du nom d’Eusthénès, spécialisé dans l’examen des yeux. 59. Cf. Reardon B.P., op. cit., p. 247.

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rocriticon, nous apprend ainsi que rêver d’un singe présage une rencontre avec un homme malin et fourbe60. Comme les physiognomonistes de l’époque classique, il répertorie toutes les parties du corps et, à propos du nez, il écrit notamment : « Rêver que l’on a le nez beau et bien formé est bon pour tous : car cela signifie beaucoup de délicatesse sensitive et de prévoyance dans la conduite, ainsi que de la recommandation auprès des grands : car quand les hommes aspirent l’air par le nez, ils en sont soulagés61. » Toujours au IIe siècle, Galien, dans sa doctrine des tempéraments, n’hésite pas à écrire : « Quelques-uns des signes physiognomoniques nous révèlent directement et sans aucun intermédiaire le tempérament. Ces signes sont, par exemple, ceux qui se rapportent à la couleur, aux cheveux, et encore à la voix ou aux fonctions des parties62. » Immédiatement après ces lignes, le médecin de Pergame cite les passages physiognomoniques du chapitre VIII du premier livre de l’Histoire des animaux, mentionnés plus haut. Cette fausse science, apparue en médecine dans les traités d’Hippocrate, est donc toujours à l’honneur six siècles plus tard dans l’œuvre de son plus brillant thuriféraire. Dans son remarquable article cité à la note 5, Marie-Hélène Marganne a souligné l’impact de la physiognomonie sur la médecine, la littérature, le théâtre (les masques), l’art oratoire, la biographie (particulièrement chez Suétone63 et Ammien Marcellin), l’art et la vie sociale (p. 16-24). Cette fausse science, apparue il y a près de quatre mille ans, ne disparut pas avec la fin de l’antiquité. Sans vouloir le moins du monde être exhaustif, nous rappellerons quelques noms et quelques dates. Ibn Sinâ, connu en Occident sous le nom d’Avicenne (né en 980), classe dans la physique la physiognomonie, comme d’ailleurs la science de l’interprétation des songes64. Au XVIe siècle, Girolamo Cardano (1501-1576) fut l’auteur d’une Metoposcopia libris tredecim et octingentis faciei humanae eiconibus complexa (Paris, 1658) et Gian Battista Della Porta écrivit une De humana physiognomonia (1586)65 en trois livres.

60. Cf. Artémidore, La clef des songes, 2, 12. 61. Id., ibid., I, 27. Nous suivons la traduction de Festugière A.J., La clef des songes, Paris, Vrin, 1975. Sur ce sujet, voir l’article de Pack R.A., Artemidorus and the Physiognomonists, In : Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 1941, p. 321-334. 62. Galien, Que les mœurs de l’âme sont la conséquence des tempéraments du corps, 7 (trad. Ch. Daremberg). Cf. l’étude de C. E. Evans, Galen the Physician as Physiognomonist, In : American Philol. Assoc. Trans. and Proc., 76 (1945), p. 287-298. 63. Cf. Couissin J., Suétone physiognomoniste dans les vies des XII Césars, In : Revue des études latines, 31 (1953), p. 234-256. 64. Cf. Jacquart D. et Michaud F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris, 1996, p. 14. 65. L’ouvrage a été réimprimé à Paris en 1990 aux éditions Aux amateurs de livres.

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Giovanni Battista della Porta, De humana physiognomonia libri IV, Vico Equense : Josephus Cacchius, 1586 (coll. CHST).

Au XVIIIe siècle, un nom est à retenir : celui du Suisse Jean Gaspard Lavater qui écrivit dans son Essai sur la physiognomonie destiné à faire connaître l’homme et à le faire aimer (I, La Haye, 1781, p. 13) : « Plus d’une fois, j’avais commencé à lire les auteurs qui ont écrit sur la physiognomonie, mais sans pouvoir soutenir le verbiage du plus grand nombre, et je découvris que la plupart d’entre eux n’avaient fait que piller Aristote. Je renonçai donc aux livres, pour m’attacher comme auparavant à l’étude de la nature elle-même et des images qui la représentent…66. » Au XXe siècle, cette discipline, codifiée comme une science, possède encore des adeptes qui, tel Jean Des Vignes Rouges67, se réclament toujours d’Aristote.

66. Texte cité par Marganne M.-H., op. cit., p. 24. De Lavater J.G., il faut mentionner les Physiognomonische Fragmente, Leipzig, 1775-1778, œuvre à laquelle collabora Goethe. Honoré de Balzac, La Physiologie du mariage, La Pléiade, t. X, p. 734, dira : « La Physiognomonie de Lavater a créé une véritable science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances humaines… ». 67. Cf. Des Vignes Rouges J., Les révélations du visage, Paris, 1937, p. 12. Voir nos Recherches…, op. cit., p. 268, no 21.

CHAPITRE 2

LE CORPS ET SES MARQUES AU XVIIIe SIÈCLE par Arlette Farge

C’est à partir d’un travail en cours sur les formes d’énonciation de la souffrance au XVIIIe siècle à travers les archives judiciaires de la Prévôté de l’Îlede-France que j’ai vu survenir au cours de cette recherche un ou plusieurs thèmes de réflexion autour du corps et de ses liens avec le politique. Il s’agit du corps populaire et il faut tout de suite préciser les choses : le terme « corps populaire » provoque l’imaginaire. De plus, parler de corps marqué, de marques sur le corps, c’est prendre le risque d’être mal compris, c’est-à-dire de faire croire que le corps du pauvre, du démuni, est marqué, assigné à sa condition. Marqué comme on marque du bétail. En fait, il ne s’agit évidemment pas de cela mais d’une interrogation profonde sur ce que l’individu pauvre fait, projette, reçoit avec ce corps qui, un jour ou l’autre, est le lieu des traces, des indices de ce qu’il a subi, d’une posture au monde qui fut la sienne. Un autre piège est encore présent : comment parler de ce corps marqué (et de quel corps marqué parlons-nous ?) sans se trouver plongé immédiatement à l’intérieur d’une vision élitiste, picturale, philosophique, littéraire ou même policière qui n’a de cesse au XVIIIe siècle de définir les corps, de les mettre en scène, en tableaux, en gravures, en mots ou encore en prison ? Comment décloisonner ce corps de ce discours, lui dont la première marque reçue est celle du regard porté sur lui, comment trouver sa forme singulière d’être et de penser, hors du champ sémantique et artistique des élites qui le contraint à être ainsi dit, ainsi peint, ainsi transmis à notre mémoire ! Car ce que disent les élites dit d’abord beaucoup d’elles-mêmes avant de nous renseigner sur ceux dont elles parlent. Pourtant le corps du peuple, son existence, son fonctionnement symbolique existentiel et politique ne peut-être défait des rapports de force qui le façonnent, des rapports de domination ou des relations de précarité auxquels il est soumis. La société des Lumières perçoit ce corps et n’évite pas une contradiction interne rappelée par Michel de Certeau dans ses ouvrages : L’Écriture de l’histoire (1975) et L’Invention du quotidien (1980). En effet,

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cette société prévient, contraint les masses qu’elle domine et qui lui sont étrangères ; en même temps, elle attend que l’essence cachée du peuple se révèle dans une société transparente. La contradiction est sévère : le peuple aurait en lui de la raison mais ce serait celle que lui impose la loi. En éduquant et façonnant cette raison, la culture des Lumières entretient une relation de domination dite nécessaire. LA PERCEPTION DU CORPS POPULAIRE ET DE SES MARQUES PAR LES ÉLITES Deux exemples serviront de point d’appui : l’un d’ordre pictural, l’autre littéraire. Les séries iconographiques qui ont composé ont eu un très grand succès sous l’Ancien Régime1. Se donnant comme but de représenter les petits métiers de Paris, les portraitistes ne donnent pas de place à la situation du portefaix ou de la marchande de pâtisseries. La mise en image de ces personnes se fait hors de tout environnement, elles sont sans identité, toutes semblables même si les outils portés sur le corps sont différents. Ces représentations forment une zone immobile comme le furent les gravures de l’Encyclopédie : le geste passe-partout du graveur souligne que la masse du peuple est difficile à individualiser, situer ou même caractériser. Enlevé à l’apparence de la misère pour des questions de bienséance, le corps est absent, comme absorbé par la représentation et les codes picturaux. Leur molle joliesse, agréable au regard, ne permet aucune personnalisation. De plus puisqu’il faut rendre acceptables les humbles, on ne peut chercher à savoir ni qui ils sont ni quel rôle ils tiennent. Le visage et le corps sont hors marque d’un temps ou d’une situation. Si l’on passe à la description littéraire en s’appuyant sur le Tableau de Paris (1783-1789) de Louis Sébastien Mercier, on s’aperçoit que l’appréhension du corps populaire est bien différente et obéit à d’autres injonctions. Mercier pour sa part cherche à identifier : il scrute les visages dont il affirme qu’ils sont expressifs des sentiments. Il remarque, grâce aux formes du visage, les cœurs blasés ou les cœurs froids, les passions sans vigueur, etc. Pour Mercier, peutêtre un de nos premiers sociologues, la vraie vie est là, dans la rue, parmi les visages innombrables du peuple. Comme le dit aussi Diderot dans ses Essais sur la peinture : « Soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez les idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie2. » Si ce mouvement corporel est véridique, il ne possède une vérité que très contrôlée par les propos qui se tiennent sur lui, car personne (pas même aujourd’hui) ne peut se départir facilement de la conviction selon laquelle le peuple est pauvre, déclassé, marginal et déformé. 1. Milliot V., Les Cris de Paris ou le peuple travesti, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995. 2. Diderot D., « Essais sur la peinture », in Œuvres esthétiques, Paris, Dunod, Classiques Garnier, 1994, p. 671.

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Argent de Balletz Rave dousce rave, anonyme, XVIIe siècle, eau-forte (coll. CHST).

Habit de Rêmouleur, Gaigne Petit, chez N. de L’Armesin, ca 1696, eau-forte (coll. CHST).

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Cotrais Saics (Cris de Paris), P. Brebiette, ca 1630-1640, eau-forte (coll. CHST).

Ainsi, ce « vrai » populaire d’abord magnifié est vite déformé par la hideur de sa condition sociale et il en vient, dit-on, à ressembler aux lieux douteux qui l’entoure. Diderot dit qu’il a vu, au fond du faubourg Saint-Marceau, des enfants charmants de visage. « À l’âge de douze à treize ans, ces yeux pleins de douceur étaient devenus intrépides et ardents ; cette agréable petite bouche s’était contournée bizarrement ; ce cou, si rond, était gonflé de muscles ; ces joues larges et unies étaient parsemées d’élévations dures. Ils avaient pris la physionomie de la halle et du marché. À force de s’irriter, de s’injurier, de se battre, de crier, de se décoiffer pour un liard, ils avaient contracté, pour toute leur vie, l’air de l’intérêt sordide, de l’impudence et de la colère3. » Le vocabulaire ici est allé de la bizarrerie excessive à la dureté et quelque chose comme une stigmatisation apparaît. Ainsi le corps du peuple se confond-il avec celui de la halle ; il n’a plus visage humain mais visage de la denrée et de la famine. Ainsi le corps est-il assimilé au lieu qu’il habite ou dont il est issu, il devient une chose. 3. Ibid., p. 698.

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COMMENT, DANS LES SOURCES DONT DISPOSENT LES HISTORIENS AUJOURD’HUI, LIRE AUTRE CHOSE QUE CE QUI FUT PROPOSÉ PAR LES CONTEMPORAINS

En fait, des figures actives du peuple se lisent à travers les documents et permettent de fracturer cette vision d’un peuple homogène. À partir de là peuvent se retrouver mouvements et dynamiques, cohérences et logiques, analyses du lien politique créé par le corps du pauvre avec son système social. Le corps reçoit l’événement social, médical, politique au premier chef, car il n’est protégé ni par les abris de l’argent, de l’habitat, ni par les abris de l’entourage social. Chaque acteur populaire prend place et cherche sens dans une partition politique. Dans le texte autobiographique (retrouvé par Daniel Roche) de JacquesLouis Ménétra compagnon vitrier au XVIIIe siècle, le corps acteur est omniprésent. Omniprésent dans la démarche du travail, dans la nécessité du voyage et du déplacement, dans la rixe et la rivalité, dans les innombrables rencontres amoureuses, dans sa mise en jeu et en exercice dans les cabarets et les lieux de divertissement. Daniel Roche dit alors que les hommes sont fiers de leur corps qui montre plaies et bosses et il écrit : « C’est là aussi une autre manière d’affirmer, contre les dangers du travail, l’orgueil des plaies et bosses, comptabilisées sur le chantier comme dans les batteries : ces traces glorieuses sont peintures de guerre4. » Qu’il me soit toutefois permis de n’être pas si sûre de cette assertion, car elle porte malgré elle cette vision naïve du corps populaire éternel enfant, animal naïf et instinctif. Le corps n’est pas une mécanique, mais un être de parole et un sujet pensant : il faut le reconnaître en cet endroit précis où se fonde son existence. Une source passionnante retrouvée dans des registres judiciaires permet d’approfondir le sujet. Il s’agit des signalements de police, très nombreux ils irriguent les documents de leur irruption. Ils ont un étrange pouvoir sur l’historien car cette visualisation détaillée de visages et de corps offre une part d’émotion étonnante. Les signalements (et je pense particulièrement aux listes de galériens évadés ou au contraire libérés) contiennent autant d’observations précises sur les formes du visage que d’observations oscillant entre le jugement esthétique et le jugement moral. Prenons des exemples : voici donc souligné dans ces listes, « la lèvre forte mais bien bordée », « le visage agréable », « le nez fin », « la bonne taille », « le nez bien fait », « le joli visage », « ce tout qui forme une assez jolie figure », « le tout très hideux », les yeux « chargés », « la barbe de jolie couleur », les « yeux trop ardents ». Cela évidemment tranche avec la description de la chaîne des galériens écrite par Louis Sébastien Mercier : « Les voilà pris 4. Roche D., Présentation, Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, Paris, Montalba, 1982, p. 373.

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et enchaînés, ces êtres féroces et violents qui ont troublé la société. Voyez-les ; le châtiment n’a pas encore abattu leur audace ; ils ont prostitué au crime l’énergie de leur âme ; ils étaient nés robustes et leur force s’est tournée contre leurs concitoyens. Approchez physionomiste, et voyez s’ils ne portaient pas sur leurs fronts le présage du crime ! Ces visages ne sont-ils pas durs ? Oui ; mais c’est l’oubli des vertus qui les a faits tels, car c’est le crime qui défigure les traits de l’homme5. » En fait, à lire toutes ces descriptions de visages de galériens, on s’aperçoit que les traits de mauvaiseté sont rares, alors que les belles formes sont fréquentes et soulignées. Par contre, ce qui est flagrant est la présence quasi constante de cicatrices sur le visage (plusieurs sur le même visage), sur les bras, les cuisses, la poitrine, la présence de gros grains de beauté poilus, de poireaux, de trous, de grosseurs ou de tumeurs, d’yeux crevés, de mâchoires tombantes et de marques de petite vérole… Jambes déformées, nez brisés, yeux sanguinolents. Ce sont les marques reçues par le corps soumis aux aléas du dehors précaire et de la blessure du travail, de la rixe ou de la guerre. De corps usés, non soignés en accidents de travail, d’intimités blessées en accidents survenus, on ne cesse ici de se heurter au corps en mouvement, marqué par le poids des efforts, des maladies, des déplacements diurnes et nocturnes sur des routes de hasard, de l’alcool, des épidémies, de la vie ordinaire en somme, celle qui requiert le corps comme unique raison. Ces signalements offrent une sorte de mise en abîme du regard policier qui voit autant ce qui peut rendre beau que ce qui est irrémédiablement abîmé par la simple existence du monde. Les corps connaissent ainsi bien des temporalités différentes, mais les marques s’accumulent successivement sur eux et délivrent leurs oppressantes causes. Les maladies des artisans sont les premières à déformer les corps. Le travail est brutal, la douleur dit-on élève pour toujours les narines, marque les plis. La souffrance creuse les joues. Qu’ensuite ces corps soient lus comme effrayants, il n’est qu’un pas qui relève d’une tout autre démarche, assignant la laideur des traits à l’infériorité de la pensée, à l’infériorité culturelle. Le corps marqué, en fait, l’est par la loi des jours. De la naissance à la mort, de la vie au deuil, la condition, le droit, l’institution, le travail saisissent le corps et écrivent leur texte sur lui. Pour être juste, il faut en même temps (et c’est l’objet d’une recherche en cours) préciser que ces corps marqués sont aussi de sublimes porteurs de bonheurs espérés, de partages de vie, et que la marque du corps ne marque pas l’arrêt d’une vision future aux couleurs espérées. Les corps qui portent sur eux des marques de l’épreuve composent aussi de nouveaux desseins. Le corps du peuple pense ses espoirs et panse ses marques ; il est signe de vie, lieu des rencontres et des attentes de bonheur.

5. Mercier L. S., Tableau de Paris, Amsterdam, s. n., 1789, t. IX, p. 89.

CHAPITRE 3

L’EXAMEN DU VISAGE. POURQUOI ET COMMENT ? par François Dagognet

Rappelons d’abord les tentatives à lire l’âme (le psychisme) à travers le corps que celle-ci anime. Dès le XVIe siècle, les anthropologues consacraient ce que la médecine déjà leur suggérait – la distinction entre trois provinces nettement distinctes –, l’abdomen, lieu de l’instinctuel (le digestif et la sexualité), puis la poitrine qui assure la respiration mais aussi l’affectif ; ces deux cavités sont séparées par le diaphragme, un muscle lui-même commandé par un nerf, le phrénique. Déjà, la maladie mentale correspondrait à l’intrusion de la première sphère dans la seconde, le débordement incontrôlé (le phrénique ne joue plus son rôle). Une troisième sphère surmonte les deux autres : la tête, le cerveau, le sanctuaire de l’idéal. Le cou par lui seul aide à minimiser les liens entre le bas et le haut. L’homme est vu comme la superposition de trois boules nettement séparées. L’absence du cou ou un cou de taureau signifie l’énergie indomptable, la brutalité, l’incontrôlé, la violence. Le corps humain frappe non seulement par sa hiérarchisation, mais encore par une suite de réflexivité en ce sens qu’il se recommence sans vraiment « se répéter ». Il va se résumer et se subtiliser. En effet, la face ou plutôt le visage reprend et condense les structures précédentes ; il les essentialise. Au nom de quoi, nous retrouvons sur le visage les trois sphères préalablement évoquées : à sa partie basse (mâchoires, bouche) correspond l’abdominal pulsionnel. D’ailleurs, la mâchoire projetée en avant – le prognathisme – signifie la domination de l’avidité, un brin de bestialité. Il est vrai que l’excès inverse – le retrait – suggère le manque de vitalité, l’ascétisme, un dérisoire effacement. La partie moyenne (nez, joues, yeux) renvoie aux sentiments, au passionnel, à l’affectif. Le front, à sa manière, condense le cérébral : trop réduit, bas, il signifierait le manque d’initiative et la pauvreté conceptuelle. Très curieusement, cette tripartition corporelle, ainsi que son recommencement facial, reprend les structures politico-sociales selon Platon : à la base,

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l’artisan puis, plus haut, l’ardeur du chevalier, enfin, au sommet, le législateur. Notre visage non seulement donne à voir le corps entier mais, à sa façon, recommencerait l’organisation de la Cité (les trois classes). Si le visage l’a emporté, il n’est rien qui n’ait été en quelque sorte exploité, – ainsi la main (la chirognomonie). Anaxagore disait d’ailleurs que « l’homme pense parce qu’il a une main ». Aristote renchérira : homothétique de l’ensemble du corps, la main permettrait les opérations de la pensée : joindre, agglomérer, diviser, manier, etc. Il y aurait alors des mains d’intellectuel, d’artiste, de forgeron, de potier, etc. (main carrée, ronde, mince, spatulée, etc.). Cette lecture – en dépit de quelques lueurs – repose toutefois sur un fondement douteux : n’excluons pas que le métier et l’exercice retentissent sur la paume et les doigts. Ce ne serait plus la structure de la main qui conduirait à tel ou tel « opérotropisme », mais, à l’inverse, l’activité sculpte peu à peu l’appareil de la préhension. LA BIOTYPOLOGIE Lavater devrait aller plus loin. Nous accordons de l’importance à son Art de connaître les hommes par la physionomie (nouvelle édition, 1820). Ce qu’allait discréditer sa biotypologie, le cadre qu’elle instituait, a été la cranioscopie de Gall qui allait tout noircir et notamment la tripartition. Gall, bien qu’il la reprenne en partie, allait privilégier un quatrième territoire (la calotte crânienne) qu’il commence par diviser en trois : la partie frontale, puis la temporopariétale, enfin l’occipitale. Bientôt, il isolera des protubérances (vingt-sept) là où les facultés se localisaient et qu’il découvrait grâce à la palpation.

1.

2.

4. 3. Lavater, Essai sur la physiognomonie, Les quatre tempéraments de l’homme : 1. Sanguin, 2. Flegmatique, 3. Colérique, 4. Mélancolique, La Haye, 1781-1803 (coll. CHST).

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Il croit continuer Lavater : en avant encore, l’intelligence ; au milieu les sentiments ; à la partie postérieure (le cervelet compris) les perversions, le sexuel, l’instinctif (le paléocerveau particulièrement développé chez les criminels et les délinquants). Gall n’a cessé de repérer les aspérités, les bosses, en vue d’une conception hyper-localisatrice.

Gall, Les organes des penchants et des sentiments. 1. Facilité à apprendre les langues, 2. Mémoire des mots, 3. Mémoire des personnes, 4. Sens des rapports des nombres, 5. Talent de la peinture, 6. Cosmopolisme, 7. Mémoire des choses, 8. Sens de la mécanique ou constructivité, 9. Talent de la musique, 10. Esprit de saillie, 11. Sagacité comparative, 12. Penchant au meutre ou destructivité, 13. Penchant au vol ou convoitivité, 14. Talent poétique, 15. Esprit métaphysique, 16. Organe de la ruse, 17. Vision, fanatisme merveilleux, 18. Faculté d’imiter, 19. Bonté, douceur, 20. Organe de l’amour physique ou amativité, 21. Organe de la progéniture, 22. Organe de l’attachement ou affectionivité, 23. Organe du courage ou combativité, 24. Ambition, 25. Orgueil, 26. Circonspection, prévoyance, 27. Fermeté, caractère, 28. Vénération, Dieu, la religion, 29. Esprit d’induction, tête philosophique.

Lavater évita cette déviation, tant il accordait, dans le visage et pour sa physiognomonie, de l’importance aux plus minimes mouvements et aux directions du regard (fixe, fuyant, persistant, passager, etc.). Ainsi, il est noté, sous la plume de Moreau de la Sarthe, que le système de Gall est « entièrement abandonné. On ne doit point en rechercher la cause dans la mode et dans cette inconstance naturelle au parisien ; le motif en est tout entier dans l’absurdité du système »1. Moreau, disciple de Lavater, nous détourne de l’anatomie descriptive, tenue pour une discipline cadavérique, alors que l’anatomie physiolo1. Lavater G., L’art de connaître les hommes par la physionomie, nouvelle édition par M. Moreau (de la Sarthe), Paris, L.-T. Cellot, 1820, t. IV, p. 193.

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gique étudie la manière dont les passions se peignent sur le visage, ce qu’avaient compris les Camper, Le Brun, etc. Cette nouvelle anatomie devra être enseignée dans les écoles des beaux-arts, aux peintres et sculpteurs. Moreau écrit : « Il ne suffit pas, dans une figure, de faire une jambe plus courte que l’autre pour offrir l’image de la claudication. Tout boite dans un boiteux. Tout doit annoncer l’ivresse dans un homme ivre. Et l’ensemble des différences qui tiennent à cette disposition ne pourra jamais être senti par l’artiste, sans une connaissance approfondie du mécanisme de la colonne vertébrale, inséparable, en outre, d’une étude suivie de la locomotion qu’exige d’ailleurs tout ce qui tient à la pondération et aux mouvements2. »

Petrus Camper, Dissertation physique sur les différences réelles que représentent les traits du visage, Utrecht, 1791.

Le Brun, La frayeur, Caractère des passions, Paris, N. Langlois, XVIIIe siècle. 2. Ibid., p. 17-18.

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Moreau, comme Lavater, distinguent la face du visage : la première caractérise plutôt la tête animale alors que le visage ne conviendrait qu’à l’homme, ce grâce à quoi il s’exprime. La musculature le permet : ainsi, les fibres du muscle frontal élèvent les sourcils et ouvrent les paupières ; elles concourent à l’expansion du visage, alors agrandi et dilaté. Il a pour auxiliaire les occipitaux qui se contractent en même temps. « Sous l’influence des passions tristes et oppressives, le frontal, se contractant de haut en bas, contribue à donner à la physionomie un air sombre et mélancolique3. » Nous ajouterons à Lavater quelques-uns des résultats significatifs de la lecture du visage – et déjà ceux qui devaient insister sur sa dissymétrie (la partie droite et la gauche). Si les deux côtés étaient identiques, le visage en perdrait son sens et nous entrerions dans la mécanique de l’équivalence ; nous tendrions vers le comique. S’ils différaient trop, elles le briseraient et lui donneraient une allure pathologique, du fait de la cassure. Il devient juste qu’on cherche à évaluer le degré, sinon la nature, de la nonsuperposition. Tout, dans le corps, relève d’ailleurs de cette dualité. Le visage n’y échappe pas. C’est pourquoi le photographe a pu tirer d’un visage trois épreuves : le réel, puis la partie droite répliquée afin d’obtenir « le droitdroit », de même, pour le côté gauche (un gauche-gauche). Cette scission droite-gauche doit être retenue parce que non anatomique, mais physiologique : le cerveau gauche, de même, n’est pas le droit. De même, la main gauche ne tient pas le même rôle que la droite (pour le droitier). À quoi bon deux moitiés ? Nous devons être sensibles, pour l’examen du visage, au repérage de l’écart qui ne doit pas tourner à la dissociation. Il se pourrait que le droit signifie le social, le volontaire, l’avouable ; le gauche se réserverait le plus secret ou le partiellement caché. L’HYPER-ESSENTIEL Nous ne saurions passer sous silence ce qu’Alphonse Bertillon (chef du service photographique de la préfecture de police de Paris) a préconisé, à savoir le « portrait parlé » (1893). Il s’agit ici d’obtenir un équivalent oral, synoptique, d’un individu donné. La capture anthropométrique soumettra chaque territoire (nez, oreilles, menton, etc.) à une grille de mesure. Le front, région la plus récapitulative, peut-être vu d’abord de côté, de face. On se souciera de sa hauteur, de sa largeur. Mais on ne conserve des données métriques que celles qui s’écartent des résultats standardisés. Ainsi, on réussit l’abréviation maximale, mais elle permet, à elle seule, l’identification rapide et policière d’un sujet (un suspect). Nous venons de rappeler, à grands traits, quelques résultats (le comment) de cette discipline qu’est la physiognomonie – la connaissance et surtout 3. Ibid., p. 221.

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la reconnaissance d’un individu à partir de l’examen (technicisé) de son visage et de ses mouvements parfois imperceptibles. Mais qu’en retirons-nous d’essentiel ? Où réside l’intérêt de ces travaux (le pourquoi) ?

Bertillon, chef du service de l’indentité judicière. Portrait de profil et de face avec les indications variées. Fac-similé d’une fiche anthropométrique.

Nous abordons une question épistémologique et philosophique. En effet, nous croyons que les praticiens de cette sorte de résumé (archiver le portrait, l’image révélatrice d’un sujet) se sont rapidement enlisés et perdus, en raison de l’excès de précision et de similitude par rapport à leur modèle. La coïncidence nous semble l’erreur dans laquelle ils sont tombés. Il importe de reconnaître et de connaître. Mais nous accompagnons Töpffer qui, dans son Essai de physiognomonie (1845), nous montre que le visage se donne mieux à voir à travers quelques traits (quelques coups de crayon, l’esquisse rapide, la silhouette, voire la caricature : une ligne peut suffire).

Töpffer. Essai de physiognomonie, 1845. Évocation d’une série d’émotions par modification du seul signe de la narine, « car voilà des nez qui, en tant que nez, sont déjà ou calmes, ou mélancoliques, ou malins, ou chagrins, ou agacés, ou d’une humeur à faire pester Madame et la servante ».

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Töpffer. Essai de physiognomonie, 1845. Signalement de défauts et de vices par le trait.

Le 3 juillet 1839, François Arago citait le jugement d’un peintre, P. Delaroche (dans son célèbre rapport sur le daguerréotype) qui voyait dans ce nouvel appareil un immense service pour les arts. Mais Töpffer devait publier un texte « De la plaque Daguerre » où il montrait l’écrasante supériorité de l’esquisse, du minimalisme. « De deux peintres, l’un machine, qui copie scrupuleusement, sans oublier les brins d’herbe et les fétus, l’autre, artiste, qui laisse les fétus et saisit le caractère, c’est celui-ci, non l’autre, qui va vous donner la représentation, je ne dis pas seulement la plus intéressante, mais la plus ressemblante aussi, du site représenté4. » L’objectivité que la photographie est censée offrir se révèle sujette à caution. L’identité ne se confond pas avec la ressemblance. Le dépouillement graphique, la suppression de l’accessoire, le souci de ne restituer que l’hyper-essentiel assurent seuls la possibilité d’une saisie. Ce qui a perdu la physiognomonie – une lecture psycho-corporelle – vient de là : son naturalisme, la vaine recherche de la complétude, l’attirail de ses instruments et de ses pseudo-mensurations. De cet échec, nous tirons une leçon d’importance : évincer le positivisme sûr de lui, qui croit arraisonner l’âme à travers les contractions musculaires ou, pis encore, par le moyen des protubérances ou des bosses, voire grâce à un déséquilibre entre des volumes (la tripartition). En réalité, le peintre, le graphiste de talent échappe à la règle de la fidélité et de la similitude. S’il exagère, s’il déforme, il nous restitue mieux que s’il s’adonnait à l’exact, au pointillisme. « La vérité ne réside pas dans l’exactitude. » La photographie dite d’identité, le Photomaton ne nous donne pas l’image souhaitée : il lui manque l’essentiel, ce qui dévalorise l’anatomie ou la physiologie musculo-faciale. La véritable science – conclusion inouïe qu’impose l’étude de la physionomie – se trouve dans le mensonge (on exagère jusqu’à l’outrance, afin de rendre lisibles les traits) ou au moins dans le résumé hyper-synoptique. Il faut l’âme de l’artiste pour deviner l’âme de celui qu’il peint – et encore à la condition de procéder comme par éclair et de tenter un passage « à la limite », vers le quasi-rien qui est le plus, le vraiment expressif. Pourquoi s’intéresser à cette école – celle de la lecture de notre apparaître ? Nous y 4. Töpffer R., « De la plaque Daguerre. À propos des excursions daguériennes », in Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, ou Essais sur le beau dans les arts, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1998, p. 387.

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gagnons une leçon cruciale. Bertillon lui-même a donné raison à Töpffer puisque la photographie judiciaire qu’il a instituée lui apparut bientôt comme dangereusement incertaine. En somme, le double ne vaut pas. Pourquoi le visage ? Parce qu’on devait comprendre qu’avec lui les « traits » ne comptent pas, mais il est le siège de mouvements variés (l’animation). Les sciences positives échouent. Mais l’autre raison de l’importance que nous accordons au visage vient de ce que, par là, on s’oppose à un courant idéel prédominant – le dualisme. La philosophie a souvent absolutisé les principes antagonistes : le Bien et le Mal, l’esprit et la matière, l’âme et le corps. Et l’âme même, lorsqu’elle anime le corps, ne se mêle pas à lui. Est affirmée la séparation. Le théoricien lutte contre tout risque de contamination. L’échec de ce dangereux dualisme viendra d’ailleurs de ce qu’il ne pourra pas recoller ce qu’il aura définitivement désuni. Et puisque l’âme ne loge pas dans le corps, comment peut-elle lui commander ? Où et comment exercet-elle son empire ? CONTRE LE DUALISME Bergson (dans Matière et Mémoire, un titre à lui seul significatif) a tenté de résoudre la quadrature du cercle : les souvenirs purs ne sauraient, selon le philosophe, s’inscrire dans la boite crânienne. Comment quelques cellules (les neurones) pourraient-elles recevoir et conserver des milliers d’engrammes ? Il importe d’écarter la possibilité d’une déposition spirituelle dans une structure matérielle. Pour Bergson, le cerveau se borne – grâce à une fine motricité – à appeler le mémorisé qui convient. Toutefois, la technique actuelle vient déjà de nous montrer comment un support infime – un rien de silicium – enregistrait et conservait une quantité inouïe de données. L’argument bergsonien en perd de son poids ; il reposait sur une conception rudimentaire de la matérialité. D’autre part – question cruciale –, comment le cerveau parvient-il à appeler le souvenir, à moins qu’il ne le connaisse et que, partant, il le contienne ? Pour convoquer ce qui correspond à la situation, il faut admettre une complicité. Plus généralement – c’est le bénéfice de la physiognomonie –, il faut rompre avec la coupure entre le spirituel et le matériel (le corporel). La physiognomonie impose la révision, le changement. Le corps s’oppose au dualisme ; cette funeste doctrine rend incompréhensible aussi bien le spirituel que l’organique. Pourquoi valoriser et prendre en compte la physionomie ? nous l’avons vu, ce jeune savoir nous aide à éloigner un positivisme qui se trompe, ainsi que les tentatives naturalistes. De plus, cette discipline, débarrassée de ses erreurs, nous apprend à reconnaître les marques de la personnalité dans ses mouvements, son expression, le

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langage du visage lui-même. À sa manière, elle nous conduit à une véritable révolution métaphysique selon laquelle l’âme appartient au visible, habite le corporel, un corporel à concevoir moins selon la perspective anatomique ou même physiologique, mais à travers la dialectique qui le constitue.

CHAPITRE 4

UN VISAGE À DÉCHIFFRER OU CE QUE DIT LE VISAGE ET CE QU’ON LUI FAIT DIRE par Emmanuel Fournier

Notre visage n’est pas fini. Il reste à déchiffrer, un travail qui n’est pas toujours aisé. Il se pourrait que ce travail de déchiffrage révèle une part de notre indétermination là où nous nous attendons plutôt à trouver des signes de reconnaissance et des éléments de certitude. TOUT N’EST PAS INDÉTERMINÉ Certaines de nos émotions sont claires. Elles ont un nom, la tristesse, la joie, la colère, le dégoût, la peur, la douleur… et elles ont une expression qui se reconnaît immédiatement sur nos visages.

de Superville. Des signes inconscients de l’art, 1827. In M. Duval, L’Anatomie artistique, 18911.

1. In Duval M., Précis d’anatomie à l’usage des artistes, chap. « L’anatomie artistique », Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1891.

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Ces physionomies types ne demandent pas beaucoup de travail de composition ou d’interprétation. La question peut se poser de savoir si elles sont feintes, ou encore si les émotions qu’elles expriment ne sont pas mêlées à d’autres sentiments, mais elles ont une signification première qui apparaît clairement. Il suffit pour les lire de connaître le vocabulaire des traits, et les noms qui y correspondent. À certaines combinaisons de traits du visage correspond une émotion, sinon ressentie par le protagoniste du visage, du moins perçue par ses interlocuteurs. Changez l’inclinaison d’un trait ou deux sur le dessin d’un visage et vous aurez l’impression, justifiée ou non, qu’il exprime une émotion différente.

Le Brun, L’Expression des Passions, Conférence de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1668, « La tristesse » (O), « La joie » (R).

UN VISAGE À DÉCHIFFRER

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Les peintres, notamment Le Brun2, ont exploré cette grammaire des traits du visage bien avant que la science n’essaie d’en comprendre les mécanismes physiques. Mais il est intéressant pour la question qui nous préoccupe de revenir sur les travaux scientifiques de ceux qui, comme Duchenne, ont essayé d’étudier les causes physiques des plis du visage et les mécanismes de l’expression faciale des émotions. Non pas tellement pour rappeler ce qu’ils nous ont appris de positif sur le rôle des différents muscles de la face dans la composition des expressions : il faut lire pour cela le très beau livre de François Delaporte, Anatomie des passions3. Si la greffe de visage incite à revenir brièvement sur ces travaux scientifiques, c’est pour réfléchir à certains aspects de la sémantique des expressions que ces travaux ont aussi révélés, parfois dans leur marge.

Duchenne, Considérations générales sur le mécanisme de la physionomie. Image I. (Note de Duchenne : cette figure est destinée à montrer le mode d’expérimentation dans son ensemble. Le courant n’agit pas ici – j’ai voulu seulement représenter le sujet riant naturellement, car les grands zygomatiques, agissant isolément, n’expriment pas complétement le rire). 2. Le Brun Ch., Traité des passions, 1668. 3. Delaporte Fr., Anatomie des passions, Paris, PUF., 2003.

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LE TRAVAIL D’EXPLICITATION DE DUCHENNE Par des stimulations électriques localisées, Duchenne provoque la contraction des muscles du visage d’un sujet et y compose toutes sortes de grimaces ou d’expressions, qu’il photographie pour en analyser la signification4. Saluons au passage l’audace de celui qui, pour son projet scientifique, reprend le travail des peintres, voire prétend leur assigner des règles, mais en agissant directement sur la chair du visage et en faisant usage des techniques de l’électricité et de la photographie aux fins de l’expérimentation et de la démonstration. Là où les peintres dessinaient au crayon sur papier, Duchenne se sert du visage de ses patients comme d’une feuille où il sculpte les expressions à coup d’électrodes. Il agit sur ce visage vivant, il y impose l’électricité à la place de la volonté, et il enregistre l’effet produit, en usant de la photographie comme pièce à conviction. Pour arriver à un tel geste, il fallait ou une grande innocence ou une bonne dose de hardiesse si l’on songe aux réticences qui peuvent s’y attacher : car, en l’occurrence, il s’agissait de rien moins que d’agir sur autrui et de prendre la commande de ses expressions, en vue de le comprendre. Au moment où l’on s’interroge sur la hardiesse du geste par lequel on greffe un visage sur une tête chargée de l’animer, il n’est pas mauvais de se rappeler l’audace des manipulations qui ont fait exprimer à des visages autre chose que ce que leurs protagonistes ressentaient.

Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 30 : rire faux par excitation électrique forte du grand zygomatique (sans contraction de l’orbiculaire palpébral inférieur). Fig. 47 : pleurer franc à chaudes larmes, par excitation électrique du petit zygomatique et contraction volontaire du sphincter des paupières. 4. Duchenne G., Mécanisme de la physionomie humaine, ou Analyse électro-physiologique de l’expression des passions, Paris, Jules Renouard Librairie, 1862.

UN VISAGE À DÉCHIFFRER

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Mais pour avancer dans la compréhension de ce qui se dit sur un visage, il faut aller un peu plus loin dans les surprises ménagées par les résultats. A priori le programme pouvait paraître simple. Et d’abord, on pouvait espérer retrouver, par quelques coups d’électrodes bien placés, les expressions types, les « dénommables », celles sur lesquelles tous les locuteurs d’une langue s’entendent, par exemple une expression d’attention en faisant se contracter le muscle frontal. Le travail scientifique d’élucidation des muscles participant à l’expression d’une émotion s’annonçait comme un simple travail d’illustration. On pouvait penser qu’en façonnant la chair du visage de ses patients, Duchenne allait y donner à voir des noms d’émotions, c’est-à-dire qu’il allait faire de ces visages des illustrations de nos diverses expressions, dont les légendes apposées au bas des figures seraient l’achèvement. Là où Le Brun avait signifié les expressions, Duchenne allait les montrer. Nul doute qu’il allait modeler des noms de passion sur des visages, fabriquer des expressions qui collent au langage des passions, et corriger celles qui s’en écarteraient. Or si Duchenne a en partie rempli ce programme, ses travaux montrent aussi que ni la syntaxe ni la sémantique du langage des traits et de l’expression des émotions n’a la simplicité qu’on pouvait imaginer. Il n’est pas sûr notamment qu’en dehors de quelques expressions types la signification de ce qui se dessine sur le visage soit univoque.

Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 82 (les interrogations sont de nous).

La lecture des ouvrages de Duchenne et l’observation des illustrations qu’il a savamment mises en scène montrent que les modelages des traits du visage ne donnent pas tous lieu à des expressions dont la signification soit immédiatement claire. Sans les orientations données par les mises en scène et par les légendes de Duchenne, la plupart ouvrent à une lecture plurielle, qui nécessite pour le moins une interprétation, sinon un déchiffrage. On peut même être frappé par l’ambiguïté des photos de Duchenne, pour peu qu’on les regarde d’un œil ouvert, en faisant abstraction autant que possible du texte et de la scénographie d’origine. Tout change si l’on ré-introduit ceux-ci.

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Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 82 et 83, et leur légende.

Sur les images précédentes, il s’agissait de mettre en scène la cruauté. C’est du moins ce que disent la mise en scène et la légende, c’est ce qu’on veut nous faire voir. Mais les clichés et notamment l’expression du visage ne ressemblent pas seulement à ce que Duchenne en dit. Souvent, ce sont les mains qui jouent le rôle expressif fondamental. Ici elles font semblant de tenir un poignard dans une attitude qui suffirait à conférer un air de cruauté au reste de l’image.

Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 83 (détail).

UN VISAGE À DÉCHIFFRER

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Dans bien des physionomies construites à coup d’électrodes, nous serions en peine de trouver une signification déterminée, pour peu qu’on les isole de leur contexte signifiant5. Sans être véritablement « neutres », elles ne disent pas d’elles-mêmes ce que ressent la personne au visage modelé. Nous avons besoin d’autres signes pour nous faire une idée de ce vécu. Il faudrait en voir ou en savoir plus pour trouver comment interpréter ce qui se passe sur ce visage.

Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 79 (détail) [les interrogations sont de nous].

Le cliché de la figure 79 du Mécanisme de la physionomie nous propose, à travers sa légende, une lecture que nous n’aurions probablement pas imaginée sur le seul portrait du personnage central : bonheur maternel mêlé de douleur. Sans doute faut-il apprendre à connaître une personne pour devenir expert dans la lecture de son visage. Son attitude, le ton de sa voix, l’éclat de son regard, la gestuelle de ses mains contribuent aussi à exprimer ce qu’elle ressent et en disent parfois long sur ce qu’exprime son visage. Parfois celui-ci est d’ailleurs moins chargé d’exprimer les émotions que de susciter une démarche d’interprétation (ou de l’éviter). L’inclinaison de la tête et la position des mains notamment diront le reste ou bien diront comment lire ce qui se dessine (ou ne se dessine pas) sur le visage.

5. Darwin a souligné ce point : « Lorsque je regardai pour la première fois les photographies du Dr Duchenne, en lisant le texte simultanément et m’instruisant ainsi de l’intention de l’auteur, je fus, à de rares exceptions près, constamment frappé de leur merveilleuse vérité. Et cependant, si je les avais examinées sans aucune explication, j’aurais été sans doute aussi embarrassé, dans certains cas, que l’ont été les personnes que j’ai consultées » (Darwin Ch., L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, 2e éd., 1890, p. 14-15).

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Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine, fig. 79 et sa légende.

SUBTIL TRAVAIL DE DÉCHIFFRAGE Lorsqu’on se penche sur un visage, toutes ces dimensions, critiques, interprétatives et historiques sont déjà là, à l’œuvre. On lit une page sur laquelle peuvent s’écrire des traits et des mouvements, mais des traits et des mouvements qu’il faudra interpréter en usant d’une signalétique complexe déjà en place. Ce qu’on lit, c’est donc tout sauf un répertoire fini d’expressions prédéterminées et cataloguées qui seraient censées transmettre sans ambiguïté la pensée de la personne dévisagée. Il arrive qu’ainsi les expressions dessinées paraissent claires, par l’heureuse combinaison d’indices qui tous seraient ambigus pour peu qu’on les isole et qu’on les soumette individuellement au travail de déchiffrage. Drôle de tâche pour la pensée, tenue de se livrer à une analyse pour déterminer ce qui s’expose à elle, mais livrée par l’analyse à des signes élémentaires qu’elle peut aussi bien indéterminer…

CHAPITRE 5

LES PREMIÈRES EXPRESSIONS DU VISAGE DU BÉBÉ À LA NAISSANCE

par Pierre Rousseau

À l’exception des cris, généralement considérés comme signes de vitalité, les comportements étudiés jusqu’à présent chez le nouveau-né sont peu nombreux. Les premières expressions de son visage n’ont pas été décrites. Les quelques comportements connus de longue date comme l’agrippement, l’extension des bras, la marche, sont considérés comme des réflexes et utilisés pour évaluer son état de santé. Au début des années 1950, des comportements semblables à ceux utilisés par de petits mammifères pour se nourrir, reptation vers les mamelles et fouissement, ont été décrits quelques dizaines de minutes après la naissance chez le nouveau-né humain1. Ils ont été beaucoup étudiés depuis lors dans l’idée qu’ils favorisent à la fois l’allaitement maternel et l’attachement mutuel entre l’enfant et sa mère par l’intermédiaire d’une hormone sécrétée par la stimulation du sein, l’ocytocine2. Pendant la même époque, une tout autre théorie s’est développée pour expliquer l’attachement de l’enfant à sa mère. Son auteur, John Bowlby, s’est inspiré de l’éthologie et notamment des recherches sur le phénomène de l’empreinte et sur les réactions des petits primates séparés de leur mère. Dans cette théorie, l’attachement est lié à la sécurité physique et affective procurée par la mère ou par un substitut maternel. Une fois établi, l’attachement permet l’exploration de l’environnement nécessaire au développement de l’enfant3. À partir des années 1970, l’échographie puis d’autres techniques d’investigation ont mis en évidence la précocité de la maturation des organes des sens pendant la grossesse. Par l’odorat, le goût, l’ouïe, le toucher, le fœtus est capable 1. Prechtl H. F. R., « The directed head-turning response and allied movements of the human baby ». Behaviour, 1958, 13 : p. 212-242. 2. Klaus M., « Mother and infant : early emotional ties ». Pediatrics, 1998, 102 : p. 1244-1246. 3. Bowlby J., Attachement et perte, vol. 1, L’attachement (1969), Paris, PUF, 1978.

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de percevoir des odeurs, des saveurs, des sons, des frôlements sur sa peau, des mouvements du corps de sa mère et de les garder en mémoire jusqu’après la naissance. Contrairement à une croyance répandue en Europe occidentale, le nouveau-né voit dès la naissance, mais son acuité visuelle est encore assez faible. Sa vision serait préréglée pour distinguer des objets situés à environ 25 cm, distance qui sépare son visage de celui de sa mère lorsqu’elle le tient dans ses bras ou lui donne le sein. Il est attiré par les lignes, les angles, le schéma du visage humain. Cette maturité sensorielle le rend capable de percevoir les innombrables modifications de son environnement qui se produisent lors de la naissance et de s’y adapter par des réactions physiologiques qui lui permettent de survivre dans l’immédiat4. Il est étonnant de constater qu’aucune recherche n’ait été consacrée ni aux comportements ni aux expressions faciales qui suivent immédiatement la naissance. La pratique de l’obstétrique montre en effet que le nouveau-né n’a pas que des réactions physiologiques et qu’il ne fait pas que recevoir des informations de son environnement. Tout le monde sait qu’il commence par crier, mais sans savoir pourquoi. Les premiers cris ne sont pas qu’un signe de vitalité. La plupart des mères savent qu’il crie pour les appeler5. Incapable de survivre longtemps seul du fait de son immaturité physique et de sa faiblesse motrice, il est dans l’obligation d’établir une relation d’attachement avec une personne susceptible de répondre à ses besoins. Pour cela, il doit communiquer. L’observation en salle de naissances montre qu’il utilise tous ses organes des sens comme canaux de communication tout autant et peut-être même plus pour émettre des signaux que pour en recevoir. Les indices recueillis en salle de naissance sont à l’origine d’une recherche réalisée pour étudier les premiers comportements que le nouveau-né met en œuvre pour entrer en communication avec son entourage humain6. Elle a consisté à filmer en vidéo les premières secondes et minutes qui suivent la naissance en focalisant autant que possible la caméra sur son visage pour enregistrer et étudier les expressions faciales qui constituent un des plus importants moyens de communication non verbale dans l’espèce humaine.

4. Mehler J., Dupoux E., Naître humain. Paris, Odile Jacob, 1990. Trevarthen C., Hubley P., Sheehan L., « Les activités innées du nourrisson », La Recherche, 1975, 6 : p. 447-458. Vauclair J., Développement du jeune enfant. Motricité, perception, cognition. Paris, Belin, 2004. 5. Rousseau P., Pourquoi les bébés crient-ils à la naissance ?, in Dugnat M. (éd.), Toulouse, Erès, 2001, p. 93-100. 6. L’enregistrement vidéo de la naissance de 75 bébés à terme et bien portants a été réalisé avec l’autorisation écrite des parents et l’approbation du projet de recherche par le Comité d’éthique du CHU de Tivoli à La Louvière (Belgique). Les nouveau-nés qui ne nécessitent pas de soins sont immédiatement déposés peau à peau sur le ventre de leur mère, la tête reposant sur sa poitrine ou dans le creux de son coude. À une exception près, le père de l’enfant est présent et se tient derrière l’une des épaules de la mère. Une copie intégrale de la vidéo de la naissance de leur enfant a été remise à chaque couple de parents.

LES PREMIÈRES EXPRESSIONS DU VISAGE DU BÉBÉ À LA NAISSANCE

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L’interprétation des expressions faciales du nouveau-né pose problème car il ne pourra jamais ni en confirmer ni en infirmer aucune. Les personnes amenées à les interpréter sont celles à qui elles sont destinées, celles qui sont là pour s’occuper de lui, c’est-à-dire sa mère et son père. Leurs interprétations ont été recueillies de deux manières. Les réactions spontanées qu’ils ont eues au moment de la naissance ont été enregistrées par la caméra en même temps que les images et les cris de leur enfant. Leurs commentaires ont été recueillis par des interviews qu’ils ont accordées pendant le séjour à la maternité ou après le retour à la maison. Ce texte rapporte les premières données de l’analyse des expressions faciales des nouveau-nés filmés pendant la recherche7. CHOIX D’UN SYSTÈME DE RÉFÉRENCE L’étude des expressions faciales ne peut pas se baser sur le langage commun des émotions, qui comporte plusieurs centaines de mots, ni sur le jugement d’un ou plusieurs observateurs dont la subjectivité risque d’en fausser l’interprétation. Pour être objective, elle doit se fonder sur la description des mouvements qui sont produits sur le visage par la contraction des muscles sousjacents. La couche superficielle de ces muscles possède une particularité anatomique qui les distingue de ceux du squelette. Leurs extrémités ne sont pas insérées sur des os mais en des points différents de la membrane fibreuse, l’aponévrose, qui sépare la peau du reste du corps. Leurs contractions forment ainsi des voussures, des creux, des plis qui composent les expressions faciales. Ils sont en outre contrôlés par un seul nerf, le nerf facial. Par la stimulation électrique des terminaisons de ce nerf, Duchenne de Boulogne a pu décrire la relation qui existe entre la contraction isolée ou combinée d’un ou de plusieurs de ces muscles, les déformations produites sur le visage et l’expression des émotions8. C’est en se fondant notamment sur son œuvre que Darwin a pu établir le lien évolutif qui existe entre l’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux9. Cette idée sous-entendait le caractère inné des expressions des émotions. Pas plus que l’origine anatomique des expressions des émotions, cette idée n’a été admise à une époque où l’on croyait qu’elles résultaient d’un apprentissage influencé par la culture des différentes ethnies qui peuplent la 7. Les parents qui ont accepté de laisser filmer la naissance de leur enfant et d’être interviewés par la suite doivent être remerciés en premier lieu. La recherche présentée dans ce texte n’aurait pas pu être réalisée sans la collaboration de l’équipe obstétricale de la Maternité du CHU de Tivoli. 8. Duchenne G.-B. (de Boulogne), Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques. Paris, Vve Jules Renouard, 1862. http://charcot.bum.jussieu.fr/ 9. Darwin Ch., L’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux (1872). Traduction française de S. Pozzi et R. Benoit, 1890, Paris, C.H.T.S., 1998.

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LA FABRIQUE DU VISAGE

terre. Pour être innées, il fallait que les expressions des émotions fondamentales comme la surprise, la peur, le dégoût, la colère, la tristesse, la joie, soient universelles. Leur universalité n’a été démontrée qu’une centaine d’années plus tard par Paul Ekman et ses collaborateurs10. La même équipe américaine a développé une méthode de description des expressions faciales basée non sur l’émotion qu’elles sont censées représenter, mais sur l’anatomie des muscles du visage comme l’avait fait Duchenne et ce, sans avoir connaissance de ses travaux. Cette méthode, le Facial Action Coding System (FACS), subdivise les mouvements complexes de la face en quarante-six sous-unités appelées Actions Unitaires (AU) et les numérote à partir du haut du visage11. Le FACS a été choisi comme système de référence pour cette étude des expressions faciales du nouveau-né parce qu’il repose sur une base anatomique, évite autant que possible la subjectivité de l’observateur, a été validé pour l’étude des expressions faciales du nourrisson12 et offre un langage commun qui permet les comparaisons entre les différentes études13. Le Tableau 1 présente une tentative de correspondance entre les Actions Unitaires du FACS employées dans le texte, leur traduction française14, les actions complémentaires du Neonatal Facial Coding System (NFCS) développé à partir du FACS pour évaluer la douleur du nouveau-né15, les muscles incriminés en utilisant la terminologie de Duchenne et celle de la nomenclature anatomique internationale.

10. Ekman P., Sorensen E., Friesen W., « Pan-cultural elements in facial display of emotion », Science, 1969, 164 : p. 86-88. 11. Ekman P., Friesen W. V., Hager J. C., Facial Action Coding Systam (1978), Salt Lake City, Research Nexus Div. CD Rom, 2002. 12. Oster H., Hegley D., Nagel L., « Adult judgements and fine-grained analysis of infant facial expressions : Testing the validity of a a priori coding formulas », Developmental Psychology, 1992, 28 : p. 1115-1131. 13. Les symboles du FACS destinés à préciser l’intensité des Actions Unitaires ne sont pas utilisés dans le texte ni repris dans le Tableau 1, étant donné l’extrême rapidité des changements de nuances expressives du visage du nouveau-né. 14. Ekman P., Friesen W. V., « La mesure des mouvements faciaux » (traduction de J. Cosnier) in Cosnier J., Brossard A. (éd.), La communication non verbale, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1984, p. 101-124. 15. Grunau R. V. E., Craig K. D., « Pain expression in neonates : facial action and cry », Pain, 1987, 28 : p. 395-410.

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Tableau 1 : Correspondance entre les Actions Unitaires utilisées dans le texte (AU), celles du FACS, la traduction française de Cosnier, celles du Neonatal Facial Coding System (NFCS), la terminologie de Duchenne et les termes de la nomenclature universelle des Nomina anatomica. No AU

Actions Unitaires du FACS

Traduction française de Cosnier

Terminologie de Duchenne

Nomenclature anatomique (Nomina anatomica)

1

Inner brow raiser Élévation des sourcils M. frontal internes (M. de l’attention)

Occipitofrontalis

2

Outer brow raiser Élévation des sourcils M. frontal externes (M. de l’attention)

Occipitofrontalis

4

Brow lowerer

Abaissement des sourcils

M. sourcilier (M. de la douleur)

Corrugator supercilii Depressor supercilii

5

Upper lid raiser

Élévation des paupières supérieures

6

Cheek raiser

Élévation des joues

7

Lid tightener

Serrement des paupières

9

Nose wrinkler

Froncement du nez

M. pyramidal (M. de l’agression)

Procerus

11

Nasolabial fold depressor

Approfondissement du sillon naso-labial

M. petit zygomatique (M. du pleurer)

Zygomaticus minor

12

Lip corner puller

Élévation de la commissure labiale

M. grand zygomatique (M. de la joie)

Zygomaticus major

15

Lip corner depressor

Abaissement de la commissure labiale

M. triangulaire des lèvres (M. de la tristesse)

Depressor anguli oris

22

Lip funneler

Lèvres en entonnoir

27

Jaw drop

Mâchoire abaissée

43

Eyes closure

Fermeture des yeux

Actions du NFCS

Traduction de l’auteur

Taut tongue

Langue en entonnoir

Chin quiver

Tremblement de la mâchoire inférieure

Orbicularis oculi M. orbiculaire pal- Orbicularis oculi, pars orbitalis (inférieure pour pébral inférieur Duchenne, extérieure pour (M. de la Ekman) bienveillance) Orbicularis oculi, pars palpebralis

Orbicularis ori

Orbicularis oculi

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LA FABRIQUE DU VISAGE

LES PREMIÈRES EXPRESSIONS FACIALES À la naissance, le front de la plupart des bébés est plissé, les yeux sont fermés, les paupières sont serrées l’une contre l’autre, les sourcils sont froncés, la bouche est fermée par une forte contraction de tous les muscles du visage (figure 1). Cette contraction de l’ensemble de la face ne correspond à aucune expression précise. L’interprétation la plus vraisemblable est celle proposée par Darwin pour expliquer la contraction généralisée des muscles de la face qu’il a observée lors de combats entre des animaux. Elle aurait pour fonction de protéger des organes essentiels pour la survie : les yeux pour la vision, les naseaux pour l’odorat, les oreilles pour l’audition16. Il est tout à fait concevable que le nouveau-né se protège de la même manière au moment où il est brusquement envahi de perceptions sensorielles intenses, toutes nouvelles et peut-être désagréables : les odeurs et les bruits de la salle de naissance, l’air sec et plus froid que le liquide amniotique chaud dans lequel il a baigné pendant de longs mois.

Figure 1. Naissance de la tête. Tous les muscles du visage sont contractés. Le liquide amniotique qui se trouve in utero dans l’estomac et les poumons sort par la bouche et le nez (premier instant de la naissance : seule la tête est née).

La plupart des nouveau-nés ouvrent et ferment plusieurs fois les yeux très rapidement. Le mouvement des yeux peut s’interrompre pendant les cris, l’hyperventilation, les éternuements, la toux, l’écoulement de liquide par la bouche et le nez qui suivent la naissance. Lorsqu’il reprend, l’élévation des sourcils, les plis du front (AU 1 + 2), l’élévation des paupières (AU 5) s’amplifient et s’accompagnent d’une rotation de la tête vers le haut (AU 53) [Figures 2a et 3a]. Ces actions combinées (AU 1 + 2 + 5 + 53) sont immédiatement suivies du mouvement inverse de fermeture des yeux (AU 43), d’une rotation de la tête vers le bas (AU 54) et d’un effacement plus ou moins complet des plis du front.

16. Darwin Ch., L’expression des émotions...

LES PREMIÈRES EXPRESSIONS DU VISAGE DU BÉBÉ À LA NAISSANCE

a.

Figure 2. Mouvement stéréotypé de recherche du regard vers le haut et protestation. 2a. Le bébé tourne la tête vers le haut et ouvre les yeux en direction de sa mère. Le front est plissé, la bouche est fermée. 2b. Après avoir détourné la tête, le bébé hurle, les yeux serrés, le front plissé, les sourcils rapprochés, la base du nez légèrement froncée, le sillon entre les joues, le nez et la bouche creusé, la bouche grande ouverte, la langue tendue (aspect de cry face, 6 minutes après la naissance).

165

b.

Ces deux mouvements (AU 1 + 2 + 5 + 53 puis AU 43 + 54) se répètent d’une manière stéréotypée. Le nombre et la fréquence des répétitions diffèrent d’un nouveau-né à l’autre. Certains n’ouvrent les yeux qu’une seule fois et les laissent d’emblée grands ouverts. D’autres naissent fort calmes et se rendorment rapidement. L’ouverture des yeux peut être tellement rapide qu’elle n’est pas repérée à la simple lecture des vidéos. Elle demande parfois une analyse image par image pour être décelée. Le mouvement d’ouverture et de fermeture des yeux s’interrompt pendant le sommeil et reprend lors du réveil. Lorsque la tête s’abaisse et les yeux se referment, on voit progressivement apparaître un abaissement des coins de la bouche (AU 15), un rapprochement des sourcils (AU 4), une fermeture plus forte des paupières (AU 7), un froncement de la racine du nez (AU 9), un approfondissement du sillon situé entre le nez, la bouche et les joues (AU 11). Ces expressions s’accentuent et, en même temps, le bébé pousse des cris, la bouche grande ouverte (figure 2b). Cet aspect du visage a été décrit chez les nourrissons sous le nom de cry face17. À l’acmé des cris, la langue est tendue (taut tongue), la lèvre inférieure et le menton tremblent (chin quiver), les bras, les jambes et l’ensemble du corps s’agitent de manière désordonnée. La séquence du mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux vers le haut et de ces expressions peut se répéter un grand nombre de fois.

17. Grunau R. V. E., Craig K. D., « Pain expression in neonates... ».

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LA FABRIQUE DU VISAGE

Dès l’apparition de ces expressions sur le visage de leur bébé, la plupart des mères se mettent à lui parler et à le caresser du bout des doigts puis de la paume de la main. Chaque fois qu’il se remet à crier, elles susurrent des chut ! elles le bercent, elles le caressent plus vite, elles essaient de l’apaiser en lui donnant le sein. Certaines parviennent à le calmer rapidement mais la plupart montrent des signes d’embarras. Elles demandent s’il est triste, s’il a froid, s’il a mal et surtout s’il a faim. Elles posent des questions aux soignants pour savoir ce qu’elles doivent faire. COMMENT INTERPRÉTER LES EXPRESSIONS DES ÉMOTIONS ? En dépit des nombreuses discussions qui existent concernant les nuances, un certain accord se fait à propos des interprétations proposées par Duchenne pour l’expression de quelques-unes des principales émotions18. Il a donné le nom de muscle de l’attention au muscle frontal (occipitofrontalis) dont la contraction de la partie interne (AU 1) et de la partie externe (AU 2) fait apparaître des plis horizontaux plus ou moins étendus sur le front ; de muscle de la tristesse au muscle triangulaire des lèvres (depressor anguli oris) dont la contraction abaisse les commissures des lèvres (AU 15) ; de muscle de la douleur au muscle sourcilier (corrugator supercilii) dont la contraction contribue à rapprocher et à froncer les sourcils (AU 4), de muscle de l’agression au triangulaire du nez (procerus) responsable du froncement de la racine du nez (AU 9) [Tableau 1]. Les expressions qui apparaissent sur le visage du bébé pourraient ainsi être comprises comme étant celles de la tristesse, de la douleur et de la colère. Cette conception classique n’est plus entièrement admise. La première critique concerne la véracité des expressions. Il n’y a pas toujours avantage à dévoiler la réalité de son état affectif. Les intérêts de celui qui exprime une émotion sont loin de toujours coïncider avec ceux de la ou des personnes qui l’observent. Les expressions des émotions ne communiquent pas toujours des informations véridiques. Elles peuvent être falsifiées. Certaines personnes, les comédiens notamment, possèdent l’art de faire apparaître sur leur visage toute une gamme d’émotions qu’ils ne ressentent pas nécessairement. D’autres personnes, les pervers, ont la capacité toute particulière de les rendre trompeuses pour manipuler des personnes de leur entourage et en abuser. L’étude des cris des nourrissons a contribué au développement d’une autre conception des expressions des émotions. On a longtemps pensé qu’il y avait un cri particulier pour la douleur, la faim, la fatigue ou la frustration. L’analyse acoustique indique que, même pour la douleur, il n’y aurait pas d’autres différences que leur fréquence et leur intensité. L’attribution d’une cause détermi18. Duchenne G.-B., Mécanisme de la physionomie humaine...

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née demande de connaître le contexte dans lequel un cri est émis. C’est pourquoi les mères sont plus expertes que les infirmières pour comprendre les cris de leur bébé. Elles connaissent mieux les circonstances dans lesquelles ils se produisent19. Elles savent, par exemple, qu’approche l’heure de la tétée, du changement de langes ou de la mise au lit. La fonction des cris ne serait pas de refléter l’état émotionnel de celui qui les émet. Leur fonction serait d’attirer à distance l’attention et d’influencer les attitudes et les comportements des personnes qui les entendent pour en retirer un avantage. Les expressions faciales auraient une fonction analogue à celle des cris. Elles ne sont pas toujours en rapport avec une émotion ressentie. Elles seraient des messages codés adressés par un individu à un autre individu dans le but d’induire un changement d’attitudes et de comportements pour en retirer un avantage20. Les expressions faciales du nouveau-né pourraient être interprétées selon cette conception. Leur fonction serait d’amener quelqu’un à répondre à ses besoins. L’extraordinaire vigueur des cris du nouveau-né et des expressions qui apparaissent sur son visage ne seraient pas le reflet d’une tristesse ou d’une douleur physique comme le veut l’interprétation traditionnelle. Cette vigueur serait destinée à provoquer des changements d’attitude chez ceux qui les perçoivent. Les cris et les expressions faciales provoquent des émotions chez autrui pour obtenir une réponse, la satisfaction d’un besoin. Les expressions faciales où se succèdent la tristesse, la douleur, la colère devraient plutôt être comprises comme l’expression d’une détresse et une séquence de protestation en l’absence de réponse adéquate au besoin exprimé par le nouveau-né. La question qui vient maintenant à l’esprit est celle de la nature du besoin qui sous-tend le mouvement stéréotypé d’ouverture et de fermeture des yeux qui se produit si vite après la naissance et dont l’importance est soulignée par la vigueur des signes de protestation qui se manifestent quand il n’est pas satisfait. L’explication la plus souvent proposée aux mouvements des yeux est une réaction d’éblouissement à la lumière. Cette interprétation de sens commun ne résiste pas à l’examen des images vidéo ni à l’opinion de certaines mères, comme nous le verrons plus loin. Pour être ébloui par la lumière, il faut commencer par avoir les yeux ouverts. Ils se ferment très rapidement par un réflexe de protection suivi de quelques rapides clignements. Le mouvement stéréotypé que l’on observe sur les vidéos est différent. Le bébé a tout d’abord les yeux fermés. Il les ouvre et les ferme un certain nombre de fois en tournant la tête vers le haut. Ce comportement est l’inverse de celui de la réaction d’éblouissement. Cela ne veut pas dire que les nouveau-nés ne peuvent pas être éblouis 19. Gustafson G. E., Wood R. M., Green J. A., in Barr R. G., Hopkins B., Green J. A. : Crying as a Sign, a Symptom and a Signal. Clinics in Developmental Medicine, 2000, 152, p. 8-22. 20. Russell J. A., Bachorowski J.-O., Fernández-Dols J.-M., « Facial and vocal expressions of emotion », Ann. Rev. Psychol., 2003, 54 : p. 329-349.

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par la lumière. Le mouvement stéréotypé d’ouverture et de fermeture des yeux est en effet parfois accompagné de rapides clignements des yeux. Mais il est difficile d’admettre que l’éblouissement soit seul responsable des manifestations de protestation dont nous essayons de comprendre la cause. Les interprétations données aux expressions qui suivent le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux sont multiples. Les plus fréquentes sont dans la ligne de la conception classique. Elles seraient causées par la douleur physique, le chagrin, le froid et surtout la faim qui accompagnent ou suivent la naissance. Il n’y a pas de raison de penser que la naissance normale soit douloureuse pour l’enfant de la même manière que l’accouchement l’est pour la mère. Si c’était le cas, tous les bébés devraient crier en naissant. La pratique montre que ce n’est pas le cas. Ceux qui ont réellement mal, à cause d’une fracture de la clavicule par exemple, ont un visage peu expressif, s’agitent peu et gémissent plutôt qu’ils ne crient. Le chagrin serait causé par la perte du paradis que le fœtus est censé connaître dans le sein de sa mère. Bowlby a bien démontré qu’il n’existe pas le moindre argument en faveur de cette idée ancienne21. Il est bien établi que les nouveau-nés qui sont peau contre peau sur le ventre de leur mère ont une température légèrement supérieure à ceux qui se trouvent sur une table de soins chauffante. Il n’y a pas plus de raison de penser que le nouveau-né vienne au monde en ayant faim. Même en admettant que ses réserves sont faibles, le taux de sucre de son sang, la glycémie, qui est stable pendant la grossesse ne s’effondre pas en quelques secondes. L’analyse des comportements qui apparaissent plus tardivement que le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux va nous apporter d’autres arguments à l’encontre de ces interprétations et nous aider ensuite à en comprendre toute la portée. LES SIGNES DE LA FAIM Plusieurs minutes après la naissance, souvent plusieurs dizaines, le bébé ouvre largement la bouche en poussant les lèvres vers l’avant (AU 22 + 27). Il commence à le faire quand son visage se trouve à proximité d’un sein ou quand sa mère lui caresse la joue ou le coin de la bouche. En même temps, il tourne la tête, le front plissé (AU 1 + 2), en direction du sein, de la main ou du doigt qui vient de le caresser. Quelque temps plus tard, il répète le même mouvement d’ouverture de la bouche mais il le fait en tournant la tête et les yeux en direction de sa mère et en poussant les lèvres de plus en plus vers l’avant (AU 22 + 27). Entre ces mouvements, les commissures des lèvres s’abaissent (AU 15), la partie interne des sourcils s’abaisse et se fronce (AU 4), les yeux se ferment (AU 43), les paupières se serrent (AU 7), le sillon entre 21. Bowlby J., L’Attachement.

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le nez, la bouche et les joues se creuse (AU 11), la racine du nez se fronce (AU 9), le bébé se met à crier. Cette séquence est fort semblable à la cry face qui suit le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux vers le haut (figure 3d). L’ouverture de la bouche est facile à comprendre. Vues de côté, les lèvres poussées en avant évoquent le bec des oisillons qui réclament la becquée de leurs parents (figure 3a). Dès le premier mouvement, on entend souvent des parents s’exclamer : « Il cherche déjà ! Il a déjà faim ! » Beaucoup de mères, souvent poussées par les soignants, essaient de le mettre au sein et sont déçues quand il détourne la tête et refuse de téter. L’ouverture de la bouche n’est encore qu’un réflexe au stimulus de l’odeur du mamelon ou de la caresse du coin des lèvres.

a.

b.

c.

d.

Figure 3. Premiers signes de faim et protestation. 3a. Le bébé jette un coup d’œil vers sa mère au moment où il commence à ouvrir la bouche, le front plissé, les yeux entrouverts, les sourcils rapprochés. 3b. Le bébé amplifie silencieusement l’ouverture de la bouche. Les yeux sont fermés, le sillon s’est accentué entre le nez, les joues et la bouche. 3c. Le bébé a partiellement refermé la bouche. 3d. Le bébé ouvre à nouveau la bouche et commence crier, la bouche grande ouverte, la langue à moitié sortie. Sa mère lui a saisi le menton et commence à se pencher sur lui (13 minutes après la naissance).

L’exclamation des parents « Il cherche déjà ! » est conforme aux concepts proposés par l’éthologie pour interpréter les comportements. Ils comprennent qu’il s’agit d’un comportement de recherche motivé par une appétence qui est ici la faim. Mais le mouvement d’ouverture de la bouche est différent de celui

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LA FABRIQUE DU VISAGE

qui permet au bébé de saisir le mamelon et de téter pour se nourrir. Il apparaît bien avant que le bébé ne se mette à ramper, à se rapprocher d’un sein, à le trouver seul et à se mettre à téter. Son amplitude est telle qu’il a perdu toute fonction physiologique pour devenir un comportement de communication. Cette transformation est connue sous le nom de ritualisation. Un comportement ritualisé ne fait pas qu’émettre une information. C’est aussi un signal qui déclenche une réponse bien précise chez les individus d’une même espèce22. C’est ce que font les mères en essayant instinctivement de donner le sein à leur bébé. Le phénomène de la ritualisation permet de mieux comprendre l’intensité des expressions faciales du bébé qui ne reçoit pas de réponse à sa quête de nourriture. L’intensité des plis du front, du froncement des sourcils et de la racine du nez, de la profondeur du sillon entre le nez, la bouche et les joues, de l’abaissement des commissures des lèvres a pour fonction d’augmenter la force des signaux destinés à influencer la ou les partenaires de la communication (figure 3a). Revenons maintenant à la question du besoin qui sous-tend le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux vers le haut en nous tournant vers les témoignages des parents. LA RECHERCHE D’UN REGARD Les vidéos montrent que, dès les premiers mouvements d’ouverture des yeux et les séquences de protestation qui les suivent, plusieurs mères remontent la tête de leur bébé sur leur coude et inclinent la leur pour que les deux visages se trouvent l’un en face de l’autre. Certains bébés se détendent et arrêtent immédiatement de pleurer. Ils peuvent alors rester longtemps les yeux ouverts, tournés le plus souvent vers le visage de leur mère et de temps à autre dans d’autres directions, le visage de leur père s’il se trouve à proximité, le plafond ou les différents angles de la pièce. Interrogées pour savoir ce qu’elles ont voulu faire, ces mères répondent que lors de la naissance d’un aîné, elles ont constaté qu’il arrêtait de pleurer quand elles se penchaient sur lui et mettaient leur visage en face du sien. Elles en ont conclu qu’il recherchait leur visage. Quand elles ont vu que leur nouveau bébé pleurait en tournant les yeux vers elles, elles sont parvenues à le calmer en adoptant le même comportement que celui qui leur avait réussi lors de la naissance d’un aîné. Une autre vidéo montre que, peu après la naissance, un père se penche sur son fils couché sur la poitrine de sa mère. À deux reprises, le bébé tourne la tête et les yeux vers son visage. Le père se redresse en poussant deux très grands soupirs. Interrogé, il commence par répondre : « C’était l’émotion !

22. Lorenz K., Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 1984. Eibl-Eibesfeldt I. Human Ethology, New York, De Gruyter, 1989.

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C’est dans les yeux qu’il m’a regardé. » Un autre père ajoute d’importantes précisions à propos de ce qui se passe lors de la première rencontre du regard d’un nouveau-né. Il ne savait pas que les bébés voient dès la naissance. Quand il a eu sa fille dans les bras, il a été étonné de voir qu’elle le regardait avec de grands yeux comme si elle se demandait s’il était un ami ou un ennemi. Il s’est penché sur elle et s’est mis à lui parler doucement. Il dit que le regard perdu, dépaysé, apeuré de sa fille est devenu plus doux et qu’au même instant il a compris qu’ils étaient devenus père et fille. Ce père ne fait en réalité que décrire le comportement qui survient chaque fois que nous croisons une personne dans la rue et dont la plupart d’entre nous n’ont pas conscience. Le bref échange de regards qui se produit est à la fois un réflexe de préparation à réagir contre une éventuelle agression et un jugement, une évaluation des dispositions de la personne que nous sommes éventuellement amenés à rencontrer.

a.

Figure 4. Mouvement stéréotypé de recherche du regard, protestation, apaisement et ébauche de sourire après le premier échange des regards. 4a. Le bébé ouvre les yeux en direction de sa mère. Les plans des yeux de la mère et de l’enfant sont perpendiculaires l’un à l’autre. 4b. Le bébé hurle, les yeux serrés, le front plissé, les sourcils rapprochés, la base du nez froncée, le sillon entre les joues, le nez et la bouche creusé, la bouche grande ouverte (Aspect de cry face, environ 2 minutes 30 après la naissance).

b.

Les témoignages des parents et l’analyse des vidéos ont permis de formuler une hypothèse interprétative. Les images montrent que le bébé proteste quand le plan de ses yeux est perpendiculaire à celui des yeux de sa mère (figures 4a et 4b). L’hypothèse qui en résulte est que le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux et de rotation de la tête vers le haut est un comportement de recherche des yeux et que ceux de la mère doivent se trouver sur un plan parallèle aux yeux du bébé pour permettre le premier échange de regards. L’occasion de vérifier cette hypothèse s’est présentée après un accouchement où le bébé reposait sur le côté, la tête posée sur la poitrine de sa mère. Chaque mouvement d’ouverture des yeux vers le haut était suivi de la séquence des expres-

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sions de protestation décrite plus haut (figure 4b). Dans cette position, le mouvement de recherche était vain car ce bébé devait voir les yeux de sa mère l’un au-dessus de l’autre et non l’un à côté de l’autre. L’intensité de ses expressions ne permettait pas de le laisser crier ainsi en ayant la possibilité éventuelle de lui donner le moyen de se calmer. Sa tête a été déplacée et, en même temps, il a été demandé à sa mère d’incliner la sienne pour que les yeux se trouvent sur des plans parallèles. Il s’est aussitôt apaisé. LE SOURIRE DE DUCHENNE Lors de l’interview filmée quelque temps plus tard, la mère raconte qu’après avoir reçu son bébé dans les bras ses yeux la regardaient mais elle ne ressentait rien. Quand les visages se sont trouvés l’un en face de l’autre, les regards se sont croisés. Elle a vraiment rencontré son bébé à ce moment-là. Elle a été séduite par la lueur qui animait ses yeux et en a ressenti un bonheur qu’elle qualifie de suprême. Elle s’est sentie devenir maman à l’instant où les regards se sont croisés. Le père intervient pour dire que quand il s’est penché sur son enfant peu après sa naissance, son visage était un peu sauvage, qu’il n’avait pas un regard humain. Après avoir vu un sourire, un petit sourire, et une étincelle passer dans ses yeux de son fils, il n’a plus vu ce regard de petit animal qui arrive au monde et qui cherche quelque chose23 (figure 4c). Son regard était devenu un regard d’enfant.

Figure 4c. Au moment où la mère dit avoir vu une lueur dans le regard de son enfant, de légères modifications sont apparues sur le visage de l’enfant : la joue s’est élevée et bombe un peu plus, le relief sous le rebord de la paupière inférieure s’est légèrement accentué (environ 3 minutes après la naissance). 23. Il est possible aussi que la lueur que cette maman a sentie dans les yeux de son enfant ou que l’étincelle que le papa y a vue soient dues la dilatation des pupilles (mydriase). Le degré de résolution des images ne permet pas de vérifier cette hypothèse.

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La vidéo montre qu’au moment précis où la mère dit avoir vu une lueur et le père une étincelle animer les yeux de leur bébé, on voit apparaître un léger sourire composé d’une faible élévation de la joue et d’une accentuation de la petite voussure située juste sous le rebord de la paupière inférieure (figure 4c). Ce relief est faible mais semble bien présent quand on examine les vidéos image par image. Il aurait pu passer inaperçu si les parents n’avaient pas précisé le moment où ils ont vu le sourire sur le visage et dans les yeux de leur bébé. Le relief qui apparaît sous le rebord de la paupière inférieure au moment où la joue s’élève correspond à une expression faciale particulière décrite pour la première fois par Duchenne. Il a démontré que « ce modelé particulier des paupières inférieures naît sous l’influence des impressions qui affectent l’âme agréablement, et [qu’]il complète l’expression du sourire et du rire. Son inertie, dans le sourire, démasque les faux amis. Le muscle qui produit ce relief de la paupière inférieure n’obéit pas à la volonté ; il n’est mis en jeu que par une affection vraie, par une émotion agréable de l’âme. […] Non seulement il égaye l’œil, et à ce titre il est le muscle complémentaire du grand zygomatique, pour l’expression du sourire ou du rire, mais encore, dans certaines circonstances, il se contracte partiellement sous l’influence de sentiments affectueux. Il rend alors le regard bienveillant ; aussi peut-on l’appeler “ muscle de la bienveillance ”. Anatomiquement, je l’ai appelé “ orbiculaire palpébral inférieur ” »24. Un peu plus de cent ans plus tard et avant d’avoir pris connaissance de l’œuvre de Duchenne, Paul Ekman a également constaté que la majorité des gens sont incapables de produire volontairement le sourire qui témoigne d’un plaisir. Il a pu identifier neuf publications qui contribuent à établir qu’il existe un sourire vrai qui ne peut pas être simulé. Il lui a donné le nom de felt smile, sourire ressenti. Contrairement à Duchenne, il pense que c’est la partie latérale et non la partie inférieure du muscle orbiculaire qui en est responsable. En dépit de ce désaccord, il a proposé de donner à ce sourire le nom de « Sourire de Duchenne » (Duchenne smile) pour rendre hommage à celui qui a le premier découvert le mécanisme du sourire qui exprime la joie, le plaisir, le bonheur25. La signification de ce sourire n’est cependant pas unanimement reconnue. Plusieurs chercheurs pensent qu’il pourrait se produire dans d’autres circonstances qu’un plaisir ressenti26. On admet que, pendant la première semaine qui suit la naissance, le sourire ne se voit que pendant le sommeil ou en réaction à des caresses de la joue.

24. Duchenne, Mécanisme de la physionomie humaine... 25. Ekman P., « Duchenne and facial expression of emotion », in Cuthbertson R. A., G.-B. Duchenne de Boulogne, The Mechanisms of Human Facial Expressions, Studies in Emotions and Social Interaction, 2e partie, Commentaires, Cambridge et Paris, Masson, 1990, chap. 4, p. 270284. 26. Russell et al., 2003, « Facial and vocal expressions of emotion ».

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Pendant la deuxième semaine, il apparaîtrait lorsque le bébé sera rassasié après l’allaitement. Le sourire éveillé ne se manifesterait que pendant la troisième semaine27. Le sourire de Duchenne ne semble avoir été décrit que chez des nourrissons âgés de 10 mois qui voient leur mère s’approcher d’eux28. L’analyse des vidéos qui décèle un sourire chez trois nouveau-nés moins de deux heures après leur naissance, les témoignages des mères qui ont participé à la recherche ainsi que ceux de nombreuses autres mères et grands-mères à qui l’on donne l’occasion de parler sont des arguments en faveur d’une apparition du sourire social (du sourire qui exprime un plaisir dans la communication avec autrui) beaucoup plus précoce que ce qui est admis jusqu’à présent. LES EFFETS DU PREMIER ÉCHANGE DE REGARDS Le sourire vrai possède une autre dimension. Dans la communication qui s’est établie par le regard entre la mère et son enfant, ce sourire montre qu’ils se trouvent tous deux dans un état tout à fait particulier de relation de personne à personne, de complicité affective interpersonnelle. Il apporte un argument en faveur de l’innéité de l’intersubjectivité, de cette capacité d’interaction de cerveau à cerveau que Colwynn Trevarthen a proposé d’appeler intersubjectivité primaire pour qualifier celle du nouveau-né lors de son étude des prémisses du langage verbal qui date de plus de trente ans29. Dans l’état d’intersubjectivité qu’est le sourire vrai, il n’y a pas moyen de savoir lequel des deux partenaires influence l’autre et lequel des deux est à l’origine du sourire. Ils s’influencent mutuellement en s’exprimant ce qu’ils ressentent. Cela réconcilie la conception des expressions des émotions qui les considère comme des moyens d’influencer les attitudes d’autrui et le fait que certains muscles ne peuvent se contracter que sous l’influence d’une émotion ressentie. L’intersubjectivité qui résulte de l’échange des regards permet au nouveauné et à ses parents de se transformer mutuellement. Le bébé s’apaise instantanément. Le mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux et de rotation de la tête vers le haut ne se reproduit plus en dehors des moments où la séquence des signes de protestation se prolonge30. Par le regard, les mères disent qu’ils se séduisent mutuellement, qu’elles en tombent amoureuses tout de suite. Certaines disent dans un coup de foudre ! Ces confidences permettent de penser 27. Sroufe L. A., Emotional Development. The organization of emotional life in the early years (1995), Cambridge University Press, 1997. 28. Ekman, 1990, op. cit. 29. Trevarthen C., Aitken K. J., « Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique », Devenir, 2003, 4 : p. 309-428. 30. Le premier échange de regards pose la question de l’empreinte (imprinting). Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de discuter complètement ce point. Si l’empreinte existe dans l’espèce humaine, elle ne consiste certainement pas dans la marque profonde, indélébile, d’une perception sensorielle qui, pendant une période sensible qui suit la naissance, conditionne l’appartenance à l’espèce et, plus tard, les comportements sexuels, comme elle le fait dans le monde animal.

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que leur cerveau subit des modifications semblables à celles observées chez des mères qui regardent des photos de leur enfant31. Sans avoir de données aussi précises chez les pères, leurs témoignages indiquent qu’ils sont transformés tout autant que les mères par le premier regard de leur enfant. Ils se sentent investis d’une responsabilité pour le reste de leur vie.

Figure 5. L’aimantation des regards. « C’est drôle, elle ne me lâche pas des yeux ! » (80 minutes après la naissance).

Après le premier échange de regards avec sa mère ou avec son père, le nouveau-né est apaisé et reste les yeux ouverts. S’il est dans les bras de sa mère, il les garde la plupart du temps tournés vers elle. Certaines disent qu’ils ont les regards « aimantés » l’un à l’autre (figure 5). Lorsque le papa vient se pencher sur son enfant, le regard de celui-ci peut passer alternativement de l’un à autre de ses parents. À d’autres moments, il tourne les yeux dans d’autres directions, vers le plafond ou les différents coins de la pièce où il se trouve. Ce comportement indique qu’il commence à explorer son environnement. Il est rassuré par le lien qui s’est noué pendant le moment d’intersubjectivité qu’il peut avoir partagé avec son père aussi bien qu’avec sa mère. C’est la réponse à la question de la finalité du mouvement stéréotypé de recherche du regard qui apparaît dès la naissance. Il est motivé par le besoin de l’attachement, par ce besoin primaire de trouver la sécurité dans la relation qui s’est établie avec une personne capable d’assurer la survie. Les premiers échanges de regards n’aboutissent pas toujours tout de suite à l’apaisement du bébé. Certains continuent à jeter des coups d’œil non plus vers le haut mais en direction du visage de leur mère. Chaque fois qu’ils abaissent la tête, la séquence des expressions de protestation se reproduit avec une infinité de nuances aussi bien sur le visage que dans les cris. Cela continue aussi longtemps que la mère est agitée par la douleur de l’accouchement, par une 31. Bartels A., Zeki S., « The neural correlates of maternal and romantic love ? », Neuroimage, 2004, 21 : p. 1155-1166.

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crainte de malformation de l’enfant ou par toute autre préoccupation. Dans ces cas, la plupart des bébés finissent par être apaisés par des perceptions venant d’autres canaux sensoriels que la vision : le bercement, les caresses, la chaleur, l’odeur, la voix de leur mère. Le regard n’est pas le seul canal de communication. Si c’était le cas, les enfants aveugles nés ou les mères aveugles, les enfants adoptés et leurs parents seraient incapables d’avoir une relation interpersonnelle.

a.

b. Figure 6. Recherche de nourriture. 6a. Le bébé tourne la tête et les yeux, la bouche grande ouverte en direction du visage de son père. 6b. Quelques secondes plus tard, il se tourne vers sa mère et ouvre à nouveau la bouche dans sa direction (38 minutes après la naissance).

Les vidéos montrent aussi que les premiers échanges de regards modifient les comportements de recherche de nourriture. Le visage du bébé est détendu. Il ne rampe plus vers un sein. Il tourne les yeux en direction de sa mère, les ferme éventuellement puis ouvre une grande bouche dans sa direction, les lèvres poussées vers l’avant en forme de bec d’oiseau. Les expressions de protestation sont moins intenses lorsqu’il ne reçoit pas de réponse immédiate. Lorsqu’il est dans les bras de son père, il tourne alternativement les yeux et la bouche dans la direction de son visage puis vers celui de sa mère (figures 6a et 6b). Ces comportements montrent qu’il préfère obtenir ce qu’il cherche par la communication plutôt que de se satisfaire lui-même par d’autres comportements instinctifs hérités de l’évolution. Le rôle des premiers échanges de regards sur les changements de comportement du nouveau-né est difficile à admettre compte tenu de la faiblesse de son acuité visuelle. Les avancées des neurosciences ont fourni récemment plusieurs arguments pour penser que sa vision est suffisante pour rendre compte des données observées sur les vidéos. Les expressions faciales des émotions sont traitées par d’autres structures du cerveau que celles qui traitent les éléments de l’identité d’un visage, et ce de manière hiérarchique. Le premier temps est effectué par une structure archaïque du cerveau, l’amygdale, qui permet une réponse rapide, capable d’assurer la survie en présence d’un danger soudain. Le deuxième temps est plus lent car il demande l’intégration des données par des structures plus récentes du cortex de manière à adapter plus fine-

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ment la réponse à la situation32. Le nouveau-né est capable d’établir un contact œil à œil33. Les informations en provenance des yeux d’une personne sont traitées plus rapidement que celles du reste de son visage34. Le contraste entre des structures comme les cheveux, les sourcils et le reste du visage ainsi que celui entre la pupille et la blancheur des sclérotiques est un acquis évolutif qui n’existe que dans l’espèce humaine. Associé à la manière dont le cerveau traite les informations qui proviennent du visage, il confère aux échanges de regards une place prépondérante dans la communication non verbale. Il est toutefois possible que l’acuité visuelle du nouveau-né soit trop faible pour lui permettre de percevoir toutes les nuances expressives des parties les moins contrastées du visage. Ce déficit peut très bien être compensé par les perceptions des autres canaux sensoriels, l’odorat, l’audition, le toucher. Quelles qu’en soit la provenance, elles sont traitées de manière multimodale par le cerveau et intégrées pour ne former qu’une seule représentation à la fois dans le schéma cartographique du corps et du visage qu’il possède en naissant et dans la connaissance qu’il a du fonctionnement du psychisme grâce aux neurones miroirs qui lui permettent de saisir les intentions de l’autre35,36. CONCLUSION L’analyse des vidéos des expressions faciales de 75 nouveau-nés humains met en évidence deux comportements qui se manifestent, l’un dès les premières secondes de la naissance, et l’autre quelques minutes ou dizaines de minutes plus tard. Le premier de ces comportements est un mouvement stéréotypé d’ouverture des yeux et de rotation de la tête vers le haut. C’est un comportement de recherche motivé par une appétence, un besoin, une pulsion ou un désir selon la discipline à laquelle on appartient. Quand il n’aboutit pas, il est suivi d’une séquence d’expressions d’émotions classiquement qualifiées de chagrin, douleur ou colère. Dans une autre conception des expressions des émotions, elles sont surtout considérées comme des moyens destinés à influencer les attitudes d’autrui. Celles qui apparaissent sur le visage de l’enfant ne reflètent pas réel32. Calder A. J., Young A. W., « Understanding the recognition of facial identity and facial expression », Nature Reviews Neuroscience, 2005, 6 : p. 641-661. Ledoux J., Le Cerveau des émotions. Les mystérieux fondements de notre vie émotionnelle, Paris, Odile Jacob, 2005. 33. Farroni T., Csibra G., Simion F., Johnson M. H., « Eye contact detection in humans from birth », Proc. Natl. Acad. Sci. U S A, 2002, 99 : p. 962-965. 34. Taylor M. J., Edmonds G. E., McCarthy G., Allison T., « Eyes first ! Eye processing develops before face processing in children », Neuroreport, 2001, 12 : p. 1671-1678. 35. Meltzoff A. N., « La théorie du like me, un précurseur de la compréhension sociale chez le bébé : imitation, intention et intersubjectivité », in Nadel J., Decety J. (éd.) Imiter pour découvrir l’humain. Psychologie, neurobiologie, robotique et philosophie de l’esprit, Paris, PUF, 2002, p. 34-57. 36. Rizzolatti G., Craighero L., « The mirror-neuron system », Annu. Rev. Neurosci., 2004, 27 : p. 169-192.

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lement son état affectif. Elles doivent être comprises comme des signes de protestation. L’apaisement qui se produit après le premier échange de regards montre que le comportement stéréotypé d’ouverture des yeux est une recherche des yeux d’une autre personne pour entrer en communication par le canal non verbal le plus développé dans l’espèce humaine, le regard. L’autre comportement est d’apparition plus tardive. Il s’agit de l’ouverture ritualisée de la bouche que la plupart des parents comprennent immédiatement comme étant un signe de faim. Il se manifeste bien avant les mouvements de reptation vers un sein et de fouissement du mamelon par lesquels il peut arriver seul à se mettre à téter. La ritualisation du comportement indique une préférence du nouveau-né pour la communication plutôt que pour l’utilisation de comportements laissés par un héritage lointain de l’évolution. L’apparition dès la naissance d’un comportement de recherche du regard d’une personne humaine et les transformations opérées chez le nouveau-né par le premier échange avec sa mère et/ou son père cadrent avec la théorie de l’attachement développée par John Bowlby pour expliquer la nature des liens de l’enfant à sa mère37. Ces données apportent un argument en faveur de l’attachement comme étant un besoin primaire de l’être humain, différent du besoin de nourriture. Les images aussi bien que les témoignages des parents démontrent en outre que, dès la naissance, le bébé est capable de s’attacher à son père aussi bien qu’à sa mère. Le premier échange de regards transforme aussi les parents. Ils sont séduits. Ils ressentent du plaisir, un bonheur partagé par leur enfant comme le montre le sourire vrai que l’on voit sur quelques vidéos. En même temps, ils se sentent investis de la responsabilité de la vie et du développement de leur enfant. Ces transformations mutuelles s’opèrent dans des moments d’intersubjectivité, de relation de personne à personne dont l’enfant est capable dès la naissance. Cela ne veut pas dire que la stimulation du mamelon et la tétée du sein n’interviennent pas dans l’attachement de la mère à son enfant par la sécrétion d’ocytocine qui y est associée. L’allaitement au sein peut contribuer à l’attachement mais ce n’est pas le primum movens. Les réactions spontanées des parents indiquent qu’ils comprennent spontanément certaines expressions faciales de leur enfant. C’est vrai pour le comportement ritualisé d’ouverture de la bouche et les manifestations de détresse qui lui font suite quand le besoin de nourriture n’est pas satisfait. Ce l’est beaucoup moins pour le comportement de recherche du regard qui apparaît dès la naissance. Il n’est interprété correctement que par un petit nombre de mères. Leur compréhension est obscurcie par des croyances sans fondement comme la quasi-cécité du nouveau-né ou son éblouissement par la lumière. Il en est de même pour le chagrin, la douleur physique, le froid et surtout la faim qui sont

37. Bowlby, L’Attachement.

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le plus souvent donnés comme explication de la séquence des cris et des expressions faciales de protestation. L’objectif de ce texte n’est pas de développer les implications multiples qui résultent des premières données d’une étude des expressions faciales du nouveau-né. Il suffit de souligner ce qui découle de la donnée la plus importante, l’intense communication interpersonnelle que le nouveau-né tente d’établir par le regard pour s’attacher à une ou plusieurs personnes et assurer sa survie et son développement. Les parents qui ont vécu consciemment la première rencontre des regards soulignent la force du lien et la complicité qui se sont établies avec leur enfant. Il est souhaitable que l’éducation anténatale donne une information correcte des capacités de communication du nouveau-né humain et aide les parents, le père aussi bien que la mère, à se mettre dans l’état de disponibilité affective nécessaire aux premiers échanges de regards avec leur enfant38. Les routines des maternités devraient accorder à l’établissement du lien affectif qui s’établit entre le nouveau-né et ses parents une importance aussi grande que celle qui, dans les pays développés, a permis de donner à l’enfant et à sa mère la sécurité physique qui entoure la naissance. Manage, mars 2006.

38. Morel M.-F., Rousseau P., « Obstétrique », in Lecourt D. (éd.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 2004, p. 805-812.

CHAPITRE 6

CHIRURGIE PALLIATIVE DE LA PARALYSIE FACIALE : LA NORMATIVITÉ COMME DÉFI

par Bernard Devauchelle

La pathologie n’offre chez l’être humain aucun exemple parfait d’inexpression. La paralysie faciale bilatérale du syndrome de Moebius pourrait constituer un modèle expérimental d’inexpression complète de la mimique, n’était le fait que, dans le cas présent, les yeux, la langue, la mandibule, la tête et le cou qui participent aussi à l’expression se mobilisent normalement. La maladie est trop rare, cependant, pour que les tentatives chirurgicales de mobilisation qui ont été entreprises puissent servir de base à une réflexion. La paralysie faciale unilatérale installée (d’origine congénitale ou acquise) est une éventualité beaucoup plus fréquente dont les conséquences esthétiques et fonctionnelles ont depuis fort longtemps fait l’objet de tentatives de réhabilitation. L’histoire de cette chirurgie, évoluant au gré d’une meilleure connaissance de la physiologie et de ses propres techniques, illustre le défi prométhéen de recréation, de réanimation, de reconstitution de la normativité biologique qu’est « la physionomie en mouvement », le visage comme lieu privilégié de l’expression. Ainsi, s’il a fallu d’abord protéger l’organe visuel mis en péril par la paralysie (l’anarraphée fut décrite vers l’an 600 av. J.-C.), la chirurgie s’efforce ensuite de redonner à la face sa symétrie singulière, agissant davantage sur l’enveloppe que sur le moteur de l’enveloppe. Puis, soucieuse de redonner vie, elle va arrimer des suspensions, inclure des ressorts, mue par un esprit mécaniste qui l’a marquée de son empreinte au début du XXe siècle. Plus tard, la transposition, puis la transplantation microchirurgicale viennent substituer à l’organe défaillant un muscle actif vivant ; elles l’animent et le font se contracter, se mobiliser. Mais cette substitution n’est pas aboutissement. L’histoire naturelle de la paralysie faciale est trop complexe, la tortura faciei trop capricieuse pour que la dimension de l’acte chirurgical, fût-il mésoscopique, héritier d’une tradition analytique n’ait d’autre prétention que de redonner le mouve-

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ment, faute de pouvoir restaurer l’expression. Éclairer l’histoire de cette chirurgie, c’est d’abord en reprendre les bases anatomo-cliniques fondamentales. LE S.M.A.S. La musculature faciale est une musculature branchiale, en ce sens qu’elle est sous la dépendance nerveuse du nerf facial, nerf du deuxième arc viscéral, et qu’elle participe, très au-delà de la mimique, à la vie de relation. Sur le plan phylogénétique, les muscles peauciers de la face dérivent de la couche superficielle du constricteur hyoïdien des vertébrés inférieurs, sphincter coli des reptiles, réduit au platysma des mammifères. Au niveau organogénétique, la musculature faciale se dispose en deux plans. D’une part, un plan profond, formé par le buccinateur et l’orbiculaire interne, particulièrement développé chez le nourrisson, où il réalise un appareil de succion. Véritable sphincter digestif, il est assimilé par Couly aux fibres circulaires et longitudinales du tube digestif 1. Cette fonction sphinctéro-végétative va suppléer chez l’adulte l’activité mimique du plan superficiel. L’oralité s’efface au rythme de la dédifférenciation musculaire (schéma 1).

Schéma 1. Représentation de la musculature faciale, selon Couly.

D’autre part, le plan superficiel, constitué d’un enchevêtrement musculaire disposé de façon radiaire autour des muscles peauciers périorificiels dont la

1. Couly G., « Anatomie microscopique et architecture de la commissure des lèvres du nouveauné et de l’adulte », Revue de stomatologie et chirurgie maxillo-faciale, 1976, 77 : p. 789-801.

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mise en place se développe au fil de la croissance à la mesure du développement de la vie de relation. Ce système orbiculaire périorificiel s’oppose et s’additionne dans son action à un système que l’on peut qualifier d’élévateurabaisseur. Au gré de la prééminence de l’un sur l’autre, et dans un rapport classique quoique plus compliqué d’agoniste-antagoniste : libérer les commissures labiales ou palpébrales ici, dans un geste de libération sphinctérienne, éclairant le visage, ou les tendre, les rapprocher dans un mouvement de concentration. Cette dualité du plan musculaire peaucier que ne renie en rien l’intrication embryologique, anatomique et fonctionnelle préjuge déjà de la double détermination de la chirurgie palliative de la paralysie faciale : esthétique et fonctionnelle. Le fonctionnement même de cette nappe musculaire apparemment discontinue s’effectue selon des rythmes de contraction différents. C’est ainsi que l’on distingue : des muscles à contractilité brève, rapide, c’est le cas de l’orbiculaire palpébral, au rôle protecteur essentiel ; des muscles à activité lente et prolongée, comme le frontal et le sourcilier, mis en jeu dans la mimique fixée, l’attention, la souffrance ; des muscles à activité intermédiaire, c’est l’ensemble des muscles élévateurs et abaisseurs de la partie inférieure du visage, qui interviennent dans l’expression fine. À rebours de ce que laisserait penser une analyse trop primaire de la dissection anatomique ou le travail de Duchenne de Boulogne, les muscles peauciers de la face ne sont pas isolés au sein d’un tissu cellulo-graisseux permettant leur jeu isolément les uns des autres, mais sont réunis entre eux par un tissu fibreux, sorte de dégénérât du sphincter coli, différent des fascia superficialis et profond que sont les espaces de glissement. Ce réseau, mis en évidence il y a une vingtaine d’années par des auteurs français2 sous le nom de S.M.A.S. (système musculo-aponévrotique superficiel), rend compte de l’interdépendance fonctionnelle de ces muscles, en même temps que leur continuum anatomique. Et peu importe que des descriptions contradictoires en aient été faites, sa réalité non contestée, renforcée par l’image radiologique, rend compte, par ses adhérences à l’os ou à la peau, des points fixes de l’expression que sont fossettes, sillons et rides. C’est à la face profonde du S.M.A.S. que s’épanouit en mailles de plus en plus serrées le nerf facial, nerf branchial dont le contingent extracrânien est exclusivement moteur. Mais c’est de la perte de l’une de ses fonctions sensitive ou parasympathique, en amont donc, que le clinicien sera en mesure de situer avec précision le niveau exact de la lésion paralysante. C’est le nerf qui induit et anime, dans une somatotopie complexe, les muscles peauciers du visage, hémiface par hémiface, reproduisant une symétrie en miroir qui, paradoxa-

2. Mitz V., Peyronie M., “ The superficial musculo-aponeurotic system (SMAS) in the parotid and cheek area ”, Plastic Reconstructive Surgery, 1976, 58 : p. 80-88.

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lement, en fait interrompre l’effet, au-delà d’une ligne médiane de partage, virtuelle sur le plan musculaire. Reposant sur un squelette que la nature membraneuse rend susceptible aux pressions externes et aux sollicitations internes, la musculature faciale en est séparée par un espace de glissement dont la réalité s’exprime dans la boule de Bichat, ce corpus adiposus qui non seulement joue un rôle d’interface dans la coulisse infratemporale des muscles masticateurs (sysarcose manducatrice) mais, s’immisçant entre les muscles peauciers, joue un rôle cardinal dans la formation du coussinet zygomatique lors du sourire. C’est elle qui, dominante, grâce à sa structure originale, résistante aux hormones de la lipolyse, donne ce relief particulier au visage de l’enfant. Lors du sourire, elle se propulse entre les muscles élévateurs et abaisseurs ; lors du vieillissement, elle marque une tendance à la ptose, engendrant les plis d’amertume et les bajoues. Enfin, ultime traduction de l’expressivité du visage, peau et tissu sous-cutané effacent ou accentuent les mouvements musculaires selon leur degré d’infiltration et d’épaisseur, ou au contraire de leur finesse et de leur atrophie, parchemin craquelé au fil du temps, véritable mémoire des émotions et des passions. LE LANGAGE UNIVERSEL Reliant anatomie et physiologie, Duchenne de Boulogne va, armé de son rhéophore, décrypter le langage des émotions, révéler, comme il l’écrit dans la conclusion de son traité en 1862 « l’orthographie de la physionomie en mouvement »3. Le mouvement imprimé à un seul muscle peaucier (ou à une partie de muscle), tel qu’il le crée, n’existe pas en réalité, d’abord parce que les fibres musculaires sont intriquées entre elles d’un même côté de la face (S.M.A.S.) et qu’elles sont, pour les plus médianes, en perpétuel équilibre avec les fibres controlatérales. Sauf à l’exercer tout particulièrement et sans pouvoir contrôler le mouvement de son symétrique, l’étude de l’action d’un muscle pris isolément n’est donc que théorique, et l’analyse des mouvements résulte de la décomposition analytique des contractions synergiques de plusieurs muscles, selon le principe classique des actions agonistes – antagonistes, mais appliqué à une nappe musculaire (digastrique ou orbiculaire) et en trois dimensions. Certes, l’électromyographie de détection est capable d’affirmer et de préciser les potentiels recueillis au site d’une masse musculaire, mais le repérage fin d’un muscle à travers la peau et le panicule adipeux est aléatoire, et la douleur suscitée par l’aiguille, si fine soit-elle, engendre une réaction parasite. 3. Duchenne G., Le Mécanisme de la physionomie humaine, « Considérations générales », Paris, Baillière, 1862.

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Plus intéressant est le codage de l’activité faciale selon la méthode d’Ekman4, le F.A.C.S. (Facial Action Coding System), basé sur une analyse du substrat anatomique des mouvements faciaux. Chaque mouvement est étudié et répertorié en termes d’unités minimales d’actions anatomiques mises en jeu. Il implique un enregistrement vidéoscopique, relu au ralenti, ce qui permet de répertorier les changements de l’activité faciale ainsi que l’évaluation des cas de dominance, d’antagonisme, de compétition ou de substitution entre modalités d’action. Il n’a jamais été employé dans l’évaluation du paralysé facial. Beaucoup plus grossières et subjectives sont les évaluations effectuées en clinique humaine, à la mesure des possibilités offertes par l’acte chirurgical réparateur : score d’évaluation décrit par Freyss5, méthode de House-Beckmann6 améliorée par l’enregistrement vidéoscopique, analyse des points de référence fixes par Kawamoto7 et Murty8. Ces systèmes s’expriment en termes de mathématiques et, si leurs perfectionnements permettent de s’affranchir à un certain point de l’observateur, ils réduisent le mouvement à un vecteur, au mieux à un maillage, en tout cas à une mécanique, simplifiant à l’excès et la réalité anatomique et la complexité de l’expression. La description de la fonction musculaire peaucière au niveau de trois régions faciales, dont la correction est primordiale dans la paralysie faciale, donne la mesure de la complexité et de l’enjeu thérapeutique. 1. La région fronto-sourcilière. Le muscle frontal est responsable de l’élévation du sourcil et de l’apparition des rides horizontales. Le muscle sourcilier est, lui, responsable de l’apparition des rides verticales dans la région du tiers inférieur du front et dans la région intersourcilière. La particularité des mouvements du front réside dans le fait que, bien que s’exerçant dans un axe différent, ces mouvements sont opposés : la contraction du frontal imposant le relâchement du muscle sourcilier et vice versa. Dans les mouvements volontaires, contrairement au reste du visage, il y a dépendance des deux côtés du front qui ne se meut qu’en bloc le plus souvent. Par ailleurs, ces deux muscles assurent la mise en place du sourcil, l’action du frontal étant contrebalancée dans le plan vertical par les fibres de l’orbiculaire des paupières.

4. Ekman P., Emotion in the Human Face, Cambridge, Cambridge University Press, et Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1982. 5. Freyss G., Danon J., Burgeau C., « Essai d’évaluation du préjudice eshtétique dans les paralysies faciales par l’examen clinique et le testing musculaire », Annales Otolaryngolo., 1965, 88 : p. 436-438. 6. House J. W., Brackmann D., “ Facial nerve grading system ”, Oto. Head and Neck Surgery, 1985, 93 : p. 146-147. 7. Kuwamato M., Isono M., Tanaka H., Azuma H., “ Computerized quantitative analysis of facial motion ”, Monduzz (éd.), XXIth World Congress of ORL, Head and Neck Surgery, 1997, p. 103-111. 8. Murty G. E., Kelly P. J., O’Donoghuegh, Bradley P. J., “ The Nottigham system : objective of facial function in the clinic ”, Oto. Head and Neck Surgery, 1993, 2 : p. 156-161.

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2. Le cercle palpébral. Il faut insister sur la double fonction des muscles palpébraux qui agissent à la fois comme muscles annexés à l’organe de la vision et comme muscles de l’expression. Le muscle orbiculaire des paupières, en effet, concentrique à la fente palpébrale, présente deux parties. – Une partie palpébrale proprement dite, dont la contraction est faible et dont le rôle est essentiellement dévolu à l’organe de la vision. Cette portion est en équilibre permanent avec le muscle releveur de la paupière supérieure (innervé par la troisième paire des nerfs crâniens). La fermeture palpébrale résulte de la mise en action de l’orbiculaire, un peu comme le doigt libère la corde de l’arc. Elle n’est pas une « chute » passive de la paupière supérieure, mais une contraction active des deux paupières qu’il conviendra donc de traiter dans les séquelles de la paralysie faciale. Le clignement spontané bilatéral relève de cette portion et de ce mécanisme (fatigue du releveur). Indispensable, il assure plusieurs rôles importants en permettant au muscle releveur de se relâcher, en permettant aux pigments rétiniens de se régénérer et en permettant l’humidification de la cornée. L’orbiculaire palpébral répartit le liquide lacrymal, balaie les cellules exfoliées et les poussières et permet une succion active des canalicules. Le clignement réflexe, qu’il s’agisse de réflexes trigémino-palpébraux, optico-palpébraux ou auriculo-palpébraux, bien qu’empruntant des voies différentes, relève de la même portion musculaire et du même mécanisme. Ainsi, l’orbiculaire palpébral a un rôle prépondérant dans la protection de l’œil : son action est ici automatique et consensuelle. – Une partie orbitaire, à la contraction puissante, qui est un muscle annexé non plus à l’œil mais à la mimique, dont la contraction volontaire, sous la dépendance du centre frontal de la fermeture, entraîne un clignement plus lent que le clignement réflexe et qui peut être uni ou bilatéral. Remarquons, au passage, que ce qui se passe au niveau du cercle palpébral se retrouve au chapitre de l’embryologie, à savoir la dualité de fonction des muscles faciaux, la priorité dans le traitement de la paralysie faciale étant donnée à l’appareil protecteur de l’œil. 3. La sangle buccale. Elle est formée d’un plan profond buccinateur et orbiculaire interne à signification digestive et d’un plan superficiel formé de la convergence de l’ensemble des muscles peauciers, ces deux plans étant solidaires au niveau du nœud rétrocommissural, le modiolus. Au repos, la déformation essentielle de la paralysie faciale consiste en un affaissement de la commissure. Celui-ci a été mis sur le compte de la pesanteur. Mais si l’on met la tête du malade en position déclive, cette déformation ne s’inverse pas. L’hypothèse prévaut que le muscle platysma, également innervé par le plexus cervical superficiel, gardant une certaine tonicité, explique ce phénomène. L’analyse des mouvements complexes de la sangle buccale permet de superposer schématiquement, compte tenu des interrelations musculaires, la dualité fonctionnelle à la dualité anatomique. La commissure étant le point fixe, le seul mouvement possible est la pression des lèvres l’une sur l’autre. cette pres-

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sion est sous la dépendance du muscle orbiculaire interne. Elle est nécessairement bilatérale. Tous les autres mouvements sont le fait essentiel d’un déplacement complexe dans l’espace de la commissure : en dehors par le buccinateur pour tout et partie de ses fibres ; en dedans par l’orbiculaire externe et le triangulaire des lèvres ; en haut et en dehors par le buccinateur surtout, mais aussi par le releveur de la lèvre supérieure et de l’aile du nez, et par le grand zygomatique ; vers le bas et le dehors par le buccinateur, le triangulaire et le peaucier du cou ; en avant et en dedans par l’orbiculaire externe ; en arrière et en dedans par le buccinateur, l’orbiculaire, le triangulaire et le peaucier du cou. Ces mouvements sont d’autant plus complexes qu’aucun n’est pur et que l’ouverture buccale qui s’y associe déplace le point commissural, donc le point d’application des muscles. Enfin, ces mouvements peuvent être soit bilatéraux (phonation, émotion), soit unilatéraux (mouvements volontaires). Reste à élucider l’énigme de la propulsion. L’objectif du chirurgien confronté à la paralysie faciale se dessine à travers cette analyse : il s’agit de remettre en place le nœud rétrocommissural et, partant, la commissure labiale, de redonner une tonicité à la sangle orbiculaire interne et rendre une mobilité dans tous les plans à la commissure. Ainsi, la mécanique de la physionomie n’est jamais pure, uni-intentionnelle et ne pourrait à la limite s’analyser que sous la forme de Gestalt. À la dualité action-réaction répond une double dualité : mouvements volontaires-mouvements involontaires, rôle fonctionnel-rôle émotionnel. LA TORTURA FACIEI La mimique faciale, dès lors qu’elle est involontaire, réflexe ou automatique, est à l’état normal bilatérale et équilibrée ; seul le mouvement volontaire, intentionnel, et bien sûr non pathologique (tics, spasmes, syncinésies sont exclus), est unilatéral. La paralysie faciale périphérique (celle liée à l’interruption de la conduction nerveuse à partir du noyau de la septième paire crânienne) crée un modèle expérimental original de rupture d’équilibre, de dysrythmie. À la double asymétrie du visage, asymétrie perceptive et asymétrie expressive, s’ajoute l’asymétrie de la face paralysée. L’inexpression du mouvement impossible crée une rupture d’équilibre qui déforme le côté sain en mouvement et transforme le rire en rictus, l’émotion en grimace. Dysharmonie, telle est la conséquence de la paralysie faciale unilatérale. Le temps en aggrave la déformation ; la fonte musculaire en accélère la ptose. Les signes de la paralysie faciale sont éloquents : ptose sourcilière, inocclusion palpébrale, ptose de la joue, déviation de la commissure labiale, effacement du sillon nasogénien, les signes se majorent dès qu’un mouvement est esquissé. Les seuls phénomènes de compensation qui existent interviennent quand il s’agit de préserver les organes nobles. C’est ainsi que Charles Bell

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décrit l’ascension du globe oculaire lors de la tentative d’occlusion des paupières, mais dans le clin d’œil du sujet normal il n’y a pas d’élévation du globe. C’est là l’exemple unique car, au niveau de la commissure buccale, il n’y a point de mouvement compensateur à la fuite liquidienne ou aérique autre que la propre main du sujet, appuyant la paume sur la joue dans un mouvement qui préfigure le mouvement de l’acte chirurgical de retension, de traction de la commissure. À terme, la paralysie faciale, pour peu qu’elle récupère spontanément (paralysie faciale a frigore) ou à la suite d’un rétablissement de la continuité nerveuse anatomique, laisse souvent persister ces mouvements anormaux d’accompagnement, syncinésies qui, dit-on, témoigneraient d’une repousse axonale anarchique. La paralysie faciale périphérique, pour peu qu’elle dure plus de trois mois, stigmatise peu ou prou à jamais le visage de celui qui en est porteur. HISTOIRE DE LA CHIRURGIE PLASTIQUE PALLIATIVE Il n’y a pas d’histoire de la médecine qui ne soit calquée, en action ou en réaction, sur l’histoire de son époque et de la civilisation dans laquelle elle s’est développée. Les références, en matière de paralysie faciale, sont et pauvres et récentes. La conséquence première de la paralysie faciale périphérique est l’absence de protection de la cornée et donc le risque de voir se développer rapidement kératite, ulcération, puis fonte purulente de l’œil. Il était donc logique de trouver comme trace première d’un acte de traitement spécifique l’anaraphée (VIIe siècle av. J.-C.), équivalent de l’actuelle tarsoraphie, c’est-à-dire l’union forcée, au prix d’une occlusion, de la paupière supérieure et de la paupière inférieure. La dimension esthétique de la chirurgie réparatrice n’a jamais été qu’une vue contingente (à commencer par le miracle de Côme et Damien transplantant, si l’on en croit l’iconographie, la jambe d’un sujet noir sur un sujet de race blanche), qui ne naît véritablement qu’avec le début du XXe siècle. C’est dire que l’histoire de la chirurgie plastique palliative de la paralysie faciale, qui de nos jours demeure encore confidentielle, s’efforce d’abord de préserver la fonction menacée, corrige ensuite le déficit fonctionnel et ne prend essor qu’aujourd’hui, héritière tardive des premières transplantations. Une recherche plus approfondie nous conforterait dans l’idée que les actes réparateurs ont d’abord été destinés à remplacer l’organe amputé, puis l’organe mutilé ou malade, enfin seulement l’organe paralysé, comme si, impressionné d’une puissance qu’il lui accorde volontiers, le chirurgien s’en trouvait, dans ses propres initiatives, lui-même paralysé. 1. L’anaraphée. Occlure l’œil, protéger la cornée au point d’en amputer largement le champ visuel constitue donc la priorité, une fois la paralysie faciale installée. Le plus simple et le plus rapide est de faire adhérer sur une distance

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plus ou moins importante les bords libres palpébraux (blépharoraphie, tarsoraphie), réduisant d’autant la fente palpébrale, comptant sur les phénomènes de compensation (élévation du globe oculaire en haut et en dehors) pour aboutir à un compromis confortable et sécurisant, au prix d’une disgrâce esthétique acceptable. On peut s’interroger sur le sens d’une telle démarche (supprimer la fonction pour mieux préserver l’organe) si l’on évacue de sa mémoire l’image de ces yeux vitreux, énophtalmiés, fixés et fixant d’autant mieux qu’ils ne voient pas et cependant perçus comme perçants et scrutateurs. Qui n’a fait l’expérience de suivre le regard de l’amblyope, passant désespérément d’un œil à l’autre, sans connaître celui qui vous voit ? L’œil caché, potentiellement voyant, rassure davantage. C’est dans cet esprit que se perpétue aujourd’hui la tarsoraphie, précoce et éphémère tant que le pronostic de la récupération n’est pas établi. 2. La face mécanique. L’homme mécanique, héritier d’une physiologie du XIXe siècle, continue d’inspirer le chirurgien. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’acte chirurgical, dans sa conception comme dans sa réalisation, n’ait guère encore dépassé le stade de la mécanique la plus élémentaire aujourd’hui. Traduisant en vecteurs (même tridimensionnels) les actions des muscles peauciers, le physiologiste donne au chirurgien le sens de son action : suspendre ici, retendre là est l’effet essentiel des gestes de résection cutanée, de lifting, de mise en place de bandes aponévrotiques de fascia lata. Le but n’est pas de restituer le mouvement : il faut lutter contre l’effet inesthétique de l’absence de mouvement et sa conséquence, la ptose musculaire, et en même temps réduire l’hypercontraction réactionnelle du côté sain en y opposant une force d’équilibre. Comment régler la tension de cette force, quel en est l’effet lors des mouvements et dans le long terme ? La médiocrité du résultat initial laisse penser qu’à terme le bénéfice de telles interventions est bien éphémère. Plus subtiles sont les techniques développées afin de redonner mouvement à la paupière et donc protection oculaire. La mécanique du diaphragme étant complexe à mettre en œuvre dans un élément prothétique implantable (sans compter que cette mécanique ne reproduit que très imparfaitement le mouvement d’occlusion palpébrale) l’imagination des chirurgiens s’est longtemps contentée, d’abord d’une manière empirique, puis en prenant en compte les éléments connus de la physiologie, de rétablir le vecteur vertical d’occlusion palpébrale, soit au moyen d’un ressort de Morel-Fatio9 (schéma 2) fixé sur le point fixe de l’arcade orbitaire, soit plus tardivement au moyen d’un fil élastique tendu à la manière d’un fuseau dont les nœuds se situeraient très exactement sur les ligaments canthaux externe et interne, soit encore en incluant quelques plaques aimantées au contact des cartilages tarses supérieur et inférieur. 9. Morel-Fatio D., “ Palliative surgical treatment of facial paralysis ”, Plastic Reconst. Surgery, 1964, 33 : p. 446.

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Schéma 2. Le ressort de Morel-Fatio.

Tous les ingrédients de l’horlogerie, de la mécanique vibratoire ou du magnétisme, sont ici retrouvés. Mais les quelques succès réels décrits reposent uniquement sur la fatigabilité exacerbée du muscle antagoniste (muscle releveur de la paupière supérieure). Pénaliser en quelque sorte le muscle sain antagoniste constitue le fondement de l’action de ces procédés. À tel point qu’aujourd’hui, et au-delà de quelques essais peu heureux de réanimation musculaire, on se contente d’alourdir la paupière supérieure au moyen d’un fragment de cartilage pris sur le sujet lui-même ou d’une plaque d’or. Ces procédés mécaniques de restauration du clignement (ou, mieux, de l’occlusion) palpébral ne peuvent cependant se concevoir qu’à l’étage orbitaire, pour la simple raison que la paupière est un organe squeletté, comportant un cartilage qui, si fin et si fragile soit-il, assure une rigidité et une fixité à l’ensemble, ce que ne permettent pas les tissus mous de la joue et de la région buccale. 3. La face non paralysée. Il y a quelque noblesse au visage hiératique dont le lissage presque parfait n’est trahi d’aucune ride traîtresse d’émotion. La légende veut que l’inaltérable beauté de la reine Nefertiti soit la simple conséquence de la section délibérée de ses deux nerfs faciaux. Contrôler ses émotions, ou plus exactement ne plus les traduire, tel est le réflexe spontané, phénomène de compensation de défense que développe le sujet porteur d’une paralysie faciale. Afin de réharmoniser cette balance folle, il était tentant de diminuer, voire de supprimer les mouvements du côté sain de la figure paralysée. L’expression devenue grimace par la face paralysée, mais grimace exacerbée par la face restée saine, il était naturel qu’on en supprimât la contraction

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(la contracture) réactionnelle, par la myotomie10 ou par la neurectomie sélective11. C’est dans le même esprit qu’est aujourd’hui utilisée la toxine botulique. Injectée à doses contrôlées dans la masse des muscles sains, la toxine, dérivée du Clostridium botulinum, inactive la plaque neuromusculaire et détermine pour une période de quatre à six mois une paralysie transitoire. Le caractère réversible de cette dernière technique, sa facilité d’utilisation en ont largement élargi les indications, d’autant qu’elle peut être efficace sur les syncinésies, ces mouvements d’accompagnement anormaux qui signeraient une réinnervation anarchique de la face paralysée. Alors que les sections chirurgicales (nerveuses ou musculaires) sont définitives et exigent des abords transcutanés non dénués de conséquences esthétiques eux-mêmes. Réguler qualitativement le côté non paralysé du visage afin d’en rendre moins visible le déséquilibre lors du mouvement, demeure une espérance vaine, car chacune des techniques décrites repose sur la loi du tout ou rien. Il n’y a pas de possibilité de moduler quantitativement l’action d’un muscle sain autrement que par le propre autocontrôle du sujet lui-même. 4. La neurotisation. À l’image de la jeune fille vierge choisie pour dormir auprès du roi David devenu vieux, afin de le réchauffer et de remédier à ce grand froid qui s’emparait de son corps (comme le conte la Bible), le principe de neurotisation développé par Thomson12 repose sur la capacité d’un muscle sain (face non paralysée) de transmettre à un muscle dénervé greffé à son contact sa contractilité et, grâce à la disposition judicieuse de ses tendons, de réanimer ainsi le côté non paralysé. La réalisation technique en est simple. Un muscle périphérique accessoire (muscle pédieux, muscle grand palmaire) est dans un premier temps dénervé. Quinze jours à trois semaines plus tard, ce muscle est greffé sur un muscle orbiculaire (palpébral, buccal…) et ses tendons passés en sous-cutané, au-delà de la ligne médiane vers la face paralysée, sur quelques points fixes sur lesquels ils s’arriment. La réhabilitation musculaire, prouvée histologiquement et électromyographiquement, induit donc un mouvement consensuel dont la qualité, la finesse est bien évidemment liée à la position des effecteurs tendineux. Mouvement simple d’occlusion palpébrale, rééquilibration labiale, il est difficile d’affirmer ce qui revient à la simple sustentation mécanique ou à la mobilisation effective du muscle dénervé et de son tendon.

10. Nikilson J., “ Facial paralysis : moderation of non-paralysed muscles ”, British Journal Plastic Surgery, 1965, 18 : p. 397-405. 11. Clodius L., “ Selective neurectomies to achieve symmetry impartial and complete facial paralysis ”, British Journal Plastic Surgery, 1976, 29 : p. 43-52. 12. Thomson N., “ Autogenous free grafts of skeletal muscle. A preliminary experimental and clinical study ”, Plastic Reconstr. Surg., 1971, 48 : p. 11-27.

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Plus tard, amélioré par l’adjonction d’une greffe nerveuse13, le principe de neurotisation a le mérite de tenter d’exploiter les vertus « biologiques » du corps humain, d’exacerber les capacités d’une fonction saine pour compenser une fonction défaillante, de redonner vie à partir de la vie, même si cette réanimation est maladroite. 5. La myoplastie. La mobilisation du visage, et donc, quelque part, son expressivité, est le résultat d’un entrelacs de muscles en contraction, certains dévolus à la mimique, d’autres à la fonction, d’autres encore aux réflexes ou à la vie végétative. Aucune des actions musculaires n’est totalement pure, aucune des fonctions fondamentales de la face n’épargne un muscle. Une anatomie plus analytique, s’appuyant sur une organogenèse et une ontogenèse, nous instruit cependant sur les territoires dévolus à chaque nerf : nerf branchial à la face et au cou, entremêlant lui-même ses propres afférences et efférences viscérales et somatiques. Reprenant l’analogie avec le monde de la musique, peut-on concevoir qu’un orchestre symphonique, dont un pupitre serait absent, puisse garder la même harmonie par le simple jeu compensateur d’une partie des instruments d’un autre pupitre ? Le principe de la myoplastie (qui consiste à transposer tout ou partie d’un muscle vers un autre point d’application afin de pallier l’absence ou la paralysie d’un muscle dépendant d’un autre territoire nerveux) repose sur ce principe de substitution. Exploitant là encore le potentiel donneur du tissu vivant, la myoplastie va plus loin que la neurotisation, en ce sens qu’elle détourne la fonction musculaire d’un tissu sain et adapté vers une autre fonction pour laquelle elle n’est ni faite ni éduquée, au risque de voir la fonction première affaiblie. Certes, réduit à un principe physique ou à une figure géométrique, le muscle en soi ne fait que se contracter. Il mobilise la structure sur laquelle il s’attache. En changer le vecteur et le point d’application est « biomécaniquement » simple, tant qu’il est fait abstraction de la programmation initiale du muscle en question, et de la « décoordination » qui lui est imposée. C’est là l’enjeu fondamental des différentes myoplasties qui ont été proposées depuis un siècle maintenant dans la réhabilitation de la paralysie faciale périphérique. Fragments de muscle temporal ou masséter (dont on sait qu’ils sont sous la dépendance de la racine motrice du trijumeau, cinquième paire crânienne) ont ainsi été transposés vers les paupières, le sillon nasogénien, la commissure buccale pour, le sujet contractant volontairement ses muscles à destinée masticatrice, induire un mouvement des paupières ou de mobilisation de la bouche. La multitude des élaborations et perfectionnements techniques décrits témoigne de l’imperfection des résultats obtenus, chacun des auteurs 13. Thomson N., “ The use of neuromuscular free autografts with microneural anastomosis to restore elevation to the paralysed angle of the mouth in cases of unilateral facial paralysis ”, Chir. Plastica, Berlin, 1976, 3 : p. 165.

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s’accordant à insister sur le rôle de la rééducation (reconditionnement, réengrammation), sans pour autant être capable d’expliquer ce qui, d’un résultat, faisait la réussite (l’harmonie) ou l’échec (la dysharmonie, la grimace). Cette transposition s’accompagnait-elle de phénomènes de neurotisation sousjacente des muscles paralysés et atrophiques laissés en place, comme pourraient le laisser supposer certains résultats inespérés ? Les artifices les plus récents apportés à ces techniques14 laissent cependant persister de larges insuffisances et zones d’ombre. Cette capacité de réorienter son action, de s’adapter à un nouveau milieu, dont on peut penser qu’elle est propre au monde biologique, constitue, dans le champ de la paralysie faciale, à la fois un magnifique exemple et un désespérant contre-exemple. 6. Greffes et transplantations. Rien que de normal à ce que la compression anatomique d’un nerf (responsable d’une interruption de la conduction) suscite un geste de libération, de neurolyse, et à ce que sa section soit réparée par suture ou approximation. Le traitement étiologique précoce est censé donner le meilleur résultat. Mais les phénomènes complexes non encore totalement élucidés qui entourent et la dégénérescence nerveuse distale et la repousse axonale (ne permettant pas d’assimiler la fibre nerveuse à quelque conduit creux dans lequel cheminerait « l’influx »), comme les effets parasites d’une cicatrisation non maîtrisable, expliquent en partie les résultats parfois médiocres de ces réhabilitations précoces. Qui plus est, la susceptibilité des nerfs périphériques est différente, et les restaurations motrices plus imparfaites que les resensibilisations. Il n’empêche. La solution de continuité nerveuse, quand le rapprochement des extrémités ne peut se faire sans tension, impose le recours à la greffe. On sait que celle-ci ne sert que de tuteur à la repousse axonale, que son pronostic est d’autant meilleur qu’elle prend en compte la dimension fasciculaire du tronc nerveux, et qu’il est d’autant plus rapide que sa longueur est réduite. Rabouter les extrémités nerveuses est donc techniquement possible (aidé par le microscope opératoire) et fonctionnellement fiable quoi que non prévisible. Mais quand les conditions (locales ou générales) ne permettent pas le rétablissement d’une continuité anatomique entre une extrémité proximale et un bout distal, le principe de la suture nerveuse peut malgré tout être utilisé dans le cas présent. Ne travaillant plus sur l’effecteur musculaire, le chirurgien s’efforce, dans le même esprit que celui qui présidait à la réalisation des myoplasties, d’emprunter tout ou partie d’un autre territoire nerveux (fonctionnellement moins important dans les séquelles induites) afin de tenter de réinnerver le territoire facial paralysé. C’est ainsi que des « détournements » nerveux ont

14. Labbé D., « Myoplastie d’allongement du temporal et réanimation des lèvres », Annals Chir. Plas. Esthetic, 1997, 43 : p. 44-47.

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été proposés, de la branche externe du spinal (XIe paire), au prix d’une paralysie du trapèze, du nerf grand hypoglosse, au prix d’une atrophie et d’une paralysie d’une hémilangue, vers le rameau distal du nerf facial. De même, une greffe nerveuse du nerf facial sain vers le nerf facial paralysé est susceptible d’être proposée. Et peu importe que la suture nerveuse s’effectue en terminoterminal ou en termino-latéral, l’efficacité d’une telle réanimation est liée d’une part à la capacité du sujet à s’autorééduquer, à convertir un mouvement volontaire (protraction linguale, par exemple) vers une autre destination (mobilisation du visage), d’autre part à la préservation d’un capital musculaire peaucier dont on sait qu’il va, sous l’effet de la paralysie initiale, s’atrophier progressivement en deux années. C’est dire que cette chirurgie palliative n’est efficace que réalisée précocement. À l’ère mécanique s’est substituée l’ère biologique, même si, dans son raisonnement comme dans ses applications, cette chirurgie ne peut totalement se défaire de ses réflexes « cartésiens ». La maîtrise, sous couvert d’apprentissage, de la dimension mésoscopique par l’usage du microscope opératoire a permis depuis 1975 l’éclosion d’une « nouvelle » chirurgie réparatrice reposant sur le principe de l’autotransplantation. Il est ainsi possible, dans certaines conditions, de déplacer à distance tout ou partie d’un muscle périphérique (dont la fonction est accessoire) vers un autre territoire fonctionnel (facial en l’occurrence) en préservant sa vitalité grâce à sa revascularisation et sa réinnervation dans le même temps que sa transposition. La transplantation musculaire micro-anastomosée constitue aujourd’hui, conceptuellement et techniquement, la solution la plus aboutie, la plus sophistiquée de la correction de la paralysie faciale périphérique. Paradoxalement, les résultats inconstants qu’elle apporte confirment, s’il en était besoin, que restituer un équilibre facial au repos, une fonction sphinctérienne de protection, un mouvement volontaire et/ou involontaire, une dynamique de la mimique, n’est pas suffisant pour traduire ou souligner une émotion. Le sourire n’est pas seulement un mouvement dirigé. L’observateur pourra s’émerveiller de voir ainsi le visage longtemps figé soudain se mouvoir, y deviner (par lecture de l’hémiface saine) un sentiment, une expression, l’âme n’y apparaîtra que déformée. CONCLUSION La chirurgie plastique palliative de la paralysie faciale aboutit aujourd’hui à l’exact point auquel était arrivé Duchenne de Boulogne quand, stimulant les zygomatiques de son sujet, il reproduisait ce mouvement du sourire, loin du sourire naturel qu’il était capable de produire spontanément. Manipulant « l’orthographe de la physionomie en mouvement », les phrases qu’elle inscrit n’ont cependant guère de sens.

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Faut-il souscrire au pari de Hueston15 d’essayer demain de transplanter autant d’unités musculaires réinnervées qu’il y en a de paralysées ? Ce pari est techniquement difficile à concevoir, même si nos transplants sont de plus en plus dissociés et affinés. Le risque serait, en décomposant ainsi les mouvements possibles, de perdre ce qui, dans le mouvement, fait l’expression, c’està-dire l’interdépendance des unités musculaires et leur coordination. Ici, si les lois de la physique valent pour l’unité, elles ne valent pas pour l’ensemble. Faut-il alors compter sur les phénomènes de neurotisation en pariant davantage sur la capacité de chacun des muscles dénervés d’être stimulé au contact d’un muscle sain ? Dès lors, il faudrait intervenir avant que le muscle ait dégénéré. Faut-il, abandonnant la voie de la chirurgie, et à l’instar des travaux de Rabishong chez le paralytique, recréer le mouvement par autant de connexions électriques qu’il y a de muscles atteints, stimulés par autant de contractions (de potentiels) issus du côté sain ? Faut-il miniaturiser la chirurgie à l’échelle cellulaire et, comme cela est entrepris chez l’insuffisant cardiaque, injecter des myoblastes et, les neurotisant, les différencier ? Faut-il, enfin, réinventer le muscle, comme le suggérait Pierre-Gilles de Gennes16 extrapolant de la machine de Katchiewski et des liquides nématiques de Freidel la capacité à faire se mouvoir des gels ? La normativité des muscles peauciers de la face est cette capacité à transformer le mouvement en expression (volontaire ou non) à réunir l’âme au corps. Elle demeure un défi de la chirurgie plastique.

15. Hueston J. T., Cuthbertson R. A., “ Duchenne de Boulogne and facial expression ”, Annal Plast. Surg., 1978, I : p. 411-420. 16. De Gennes P.-G., Conférence « Les savoirs du siècle », Télérama, mercredi 11 octobre 2002.

TROISIÈME PARTIE

CHRONOLOGIE présentée par Sylvie Testelin

CHAPITRE PREMIER

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CONTEXTE Janvier 1998 Découverte d’un manuscrit inédit, mais incomplet, de Duchenne de Boulogne aux Archives nationales.

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Janvier 1999 Publication de Duchenne de Boulogne 1806-1875, Catalogue de l’exposition, École nationale supérieure des beaux-arts, commissaire de l’exposition Catherine Mathon. Article « Duchenne, Darwin et la mimique », par Fr. Delaporte.

Octobre 2000, Amiens Colloque « Les énigmes du visage » organisé à l’Université de Picardie JulesVerne par François Delaporte.

L’AVANT-GREFFE

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Janvier 2003 Publication d’Anatomie des passions, de Fr. Delaporte, PUF (édition espagnole Barranquilla, Universidad del Norte y Université de Picardie Jules-Verne, 2007 ; édition anglaise Stanford University Press, 2008).

Septembre 2003, Amiens, Congrès du GAM (groupe d’avancement pour la microchirurgie)

Table ronde : « La transplantation du visage est-elle toujours d’actualité ? » avec B. Devauchelle, F. Petit, P. Butler, J.-P. Méningaud, A. Masquelet. Évocation des nombreux travaux expérimentaux de Maria Siemïonov à Cleveland. On conclut qu’il n’y pas d’obstacle technique à la réalisation de la greffe de visage.

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Février 2004, Paris Publication au Journal officiel de l’article 82 du CNE. Conclusion de cet article : La possibilité d’une ATC partielle reconstituant le triangle bouche-nez qui redonne une certaine identité relève encore du domaine de la recherche et de l’expérimentation à haut risque. Elle ne saurait être présentée comme une solution prochaine accessible et idéale pour les douloureux problèmes des altérations du visage. Et si celles-ci devaient être envisagées, elles ne devraient l’être que dans le cadre d’un protocole précis multidisciplinaire et multicentrique, soumis pour accord à l’établissement français des greffes ou à d’autres instances ayant les mêmes attributions.

Juin 2004, Amiens Colloque « L’impensable et l’impensé dans l’histoire de la pensée », organisé par le Pr Fr. Delaporte. Conférence « Chimères : ou de l’usage de la monstruosité en médecine expérimentale », par le Pr. B. Devauchelle. HISTOIRE DE LA PATIENTE 27 mai 2005, Marly Début de soirée : après un différend familial, Isabelle Dinoire se retrouve seule. Intoxication médicamenteuse (cardiotrope, propanolol). Allongée par terre, elle sombre alors dans une torpeur de type coma vigile, son chien la blesse emportant la partie inférieure du visage (nez-joue-lèvres-menton). Elle se réveille vers 6 heures, se relève avec difficulté, veut allumer une cigarette, n’y

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parvient pas. Se traînant jusqu’à la salle de bains, elle découvre son visage avec horreur et appelle sa fille qui à son tour appelle les secours. 28 mai 2005, Valenciennes. Hôpital Au petit matin, à 7 h 58, admission d’une patiente de 38 ans défigurée par une morsure de chien, en état de grande faiblesse, avec signes de rhabdomyolyse, peu consciente de son état, non algique (échelle de valeur algique 3). 30 mai 2005, Amiens Transfert de la patiente dans le service de chirurgie maxillo-faciale du Pr Devauchelle. Le remplacement des tissus manquants par une allogreffe de tissu composite est très vite envisagé comme la meilleure solution, étant donné la localisation de la blessure. La patiente s’habitue peu à peu à son état, reçoit des soins locaux quotidiens avec l’aide d’une kinésithérapeute pour lutter contre la rétraction, ainsi qu’un soutien psychologique.

Juin 2005, Amiens Premier contact avec le Dr Averland (coordination – Agence de la Biomédecine). Élaboration du protocole de transplantation, recherches bibliographiques, travaux de dissection, demande d’autorisation de pratiquer cette greffe auprès de l’AFSSAPS et du CCPRB.

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13 juillet 2005 Première permission de retour à domicile pour la patiente. Elle porte un masque, s’alimente par la bouche de plus en plus difficilement à cause de la rétraction cicatricielle qui s’installe. Elle poursuit seule ses exercices de rééducation de façon pluriquotidienne. Août 2005, Lyon Accord du Pr Dubernard pour une collaboration entre le service de chirurgie maxillo-faciale du Pr Devauchelle à Amiens et le service de transplantation du Pr Xavier Martin à Lyon. Cette décision est primordiale pour faire bénéficier la patiente des compétences de l’équipe de Lyon en matière d’allogreffe des tissus composites (peau, os, muscle…) : greffe des deux mains réalisée avec succès en 2000, avec un recul de 5 ans. L’établissement du traitement immunosuppresseur et le suivi immunologique seront de sa responsabilité. Septembre 2005, Paris Deux rapports d’expertise, le premier de l’AFSSAPS, le second du CCPRB : Le C.C.P.P.R.B. conditionne cet avis à des modifications concernant l’information et le consentement. Il convient de les disjoindre avec deux formulaires : – l’un d’information reprenant les éléments figurant déjà dans la lettre de consentement, – l’autre de consentement, précisant très clairement l’identité des principaux intervenants et en indiquant (comme pour un projet de recherche plus classique) qu’il est toujours possible de revenir sur ce consentement et que celui-ci sera de toute façon redemandé systématiquement « juste » avant l’intervention.

Préparation du dossier à soumettre aux équipes de coordination de l’Agence de la Biomédecine. Septembre 2005 Rencontre des équipes. Accord pour mise en alerte des équipes et recherche d’un donneur. Juin-novembre 2005, Valenciennes – Amiens – Lyon Dans l’attente des autorisations, la patiente reste à domicile, elle continue d’être suivie à Amiens par la psychiatre, le Dr Sophie Cremades, et la kinésithérapeute qui s’efforce de lutter contre les rétractions tissulaires. Quelques séjours à Lyon sont nécessaires pour finaliser la planification du traitement immunosuppresseur et le bilan prétransplantation, anticipant sur l’évaluation fonctionnelle du résultat. Plusieurs séances d’IRM fonctionnelle sont

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organisées par M. De Marco à Amiens et par l’équipe d’Angela Sirigu à l’Institut des sciences cognitives CNRS. La patiente prend ainsi contact avec l’ensemble des équipes de Lyon (Pr Michalet, Dr Kanitakis, Pr Morellon, Dr Petruzzo, Dr Bachmann, M. Burloux, Asia Jaffari...) qui seront chargées de la surveillance post-greffe et du suivi à distance. Chaque équipe contribue à établir le protocole, qui est progressivement expliqué à la patiente. PRÉPARATION À LA GREFFE, AMIENS Poursuite des travaux de dissection, de restitution du visage du donneur, préparation du matériel et de la logistique (transport – conservation – information, motivation des équipes).

Première modélisation du transplant.

– Information à la direction du CHU (M. Domy : accord de principe). – Établissement d’une cellule de communication inter-CHU (Amiens-Lyon) ainsi qu’avec l’Agence de la Biomédecine (Me Camby). – Anticipation des communiqués de presse. Septembre 2005 Tous les éléments sont réunis, la rédaction du protocole est achevée, chaque acteur en est informé et y a accès. Pas moins de cinq listes d’astreintes sont établies chaque mois.

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La participation de chacun se fait sur la base du volontariat et le secret médical reste primordial. L’appel à donneur est lancé par l’Agence de la Biomédecine. FICHE DE SYNTHÈSE DESTINÉE AUX COORDINATIONS POUR PRÉLÈVEMENT LIMITÉ DE TISSUS DU VISAGE DANS LE BUT D’UNE ALLOGREFFE DE TISSUS COMPOSITES (ATC) DONNEUR Femme de peau blanche laiteuse, claire ou claire à mate Âge de 20 à 50 ans IMPÉRATIF De pouvoir avoir un contact téléphonique entre la coordination et l’équipe de chirurgie maxillo-faciale (CMF) amiénoise de prélèvement (standard CHU nord : 03-22-66-80-00) pour l’état descriptif Photo numérique si possible ? par courriel : [email protected] COMPATIBILITÉ O+ PREMIER TEMPS – Prélèvement de la moelle osseuse – Position latérale des deux côtés puis dorsale, en fonction de la richesse cellulaire DÉROULEMENT DU PRÉLÈVEMENT DE LA FACE (l’équipe CMF prélève en premier) – installation du donneur sur une table plate avec têtière si possible – trachéotomie standard haute, faite localement ou par l’équipe CMF (n’étant pas obstacle à la prise du bloc cœur-poumon) – prise d’empreinte faciale au plâtre = 20 mn – prélèvement cutanéo-musculaire des lèvres et de la pointe du nez = 1 h 30 – pansement temporaire du visage permettant la suite des prélèvements multi-organes (PMO). – à la fin du PMO et à cœur arrêté, l’équipe CMF restant sur place va reconstituer le masque facial par silicone en couches successives puis maquillage du visage = 1 h 30 Les équipes CMF et Hémato viennent avec leur matériel Unité de coordination prélèvement-greffe

CHAPITRE 2

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J – 1 – 26 NOVEMBRE 2005 16h30 : Appel du coordinateur de l’Agence de la Biomédecine (ABM) Dr Benoît Averland : Il y a Lille une donneuse potentielle, critères correspondant à la fiche des conditions initiales. La famille accepte le principe du prélèvement d’organe. Selon le protocole établi, une photographie de la donneuse est envoyée par courriel à Amiens. Le Pr Devauchelle décide, sur cette image, compte tenu de la carnation et de la qualité des parties molles, de déclencher l’alerte. 17 h 00, Amiens : confirmation de l’accord à la coordination de l’ABM. La seconde étape sous la responsabilité de l’ABM consiste, pour les équipes de coordination, à expliquer à la famille de la donneuse la situation particulière, exceptionnelle et jamais réalisée, que constitue ce projet de greffe d’une partie du visage. Les explications et l’assurance d’une restitution du visage de leur défunte à l’identique emportent leur adhésion en quelques minutes. 18 h 00, Amiens : déclenchement de la mobilisation de toutes les équipes. En quelques minutes, chacun est prévenu (infirmières de bloc opératoire, internes, anesthésistes, chirurgiens, hématologues, prothésiste…). Rendez vous à 20 heures à Amiens dans le service de chirurgie maxillo-faciale. La patiente est prévenue par l’infirmière du service et regagne Amiens pour la même heure. À Lyon, l’équipe d’hématologistes d’astreinte s’organise, un avion doit être affrété pour Lille. Le départ est prévu à 19 h 30. Chacun rejoint progressivement son poste, vérifie que tout est en place, que le matériel chirurgical et de reconstitution du masque facial est prêt à partir pour Lille.

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Brouillard et risque de gel font préférer les transports terrestres. Une estafette est prévue pour un départ vers 22 h 30. On décide alors la constitution des équipes en fonction des compétences, des affinités et des contraintes de déplacement. Bernard Devauchelle partira auprès de la donneuse avec l’infirmière responsable et le matériel, ainsi qu’un interne, Christophe Moure, revenu en hâte de Paris. Le prothésiste Antony Marton sera également du voyage. Ils seront rejoints làbas par Sophie Carton, interne revenue directement de Dunkerque à Lille, elle sera en charge d’aller chercher le Dr Cédric d’Hauthuille qui arrivera à minuit par le TGV, attrapé à la hâte à Nantes en début de soirée dès qu’il a été prévenu. À Amiens, Sylvie Testelin orchestrera le reste de l’équipe, accueillera le Pr Benoît Lengelé arrivé de Bruxelles vers 18 h 30. Ils seront au bloc, assistés de trois internes, Stéphanie Dapke, Benjamin Guichard, et Ghassan Bitar. L’équipe d’anesthésie et les infirmières de bloc opératoire sont affairées à préparer l’intervention. La patiente est accueillie par tous et conduite dans sa chambre. Elle doit se préparer, prendre une douche, elle doit également signer à nouveau le consentement. Quelques prélèvements sanguins sont prévus ainsi que le premier traitement immunosuppresseur. Elle reçoit la visite de l’anesthésiste, de la psychiatre qui ne la quittera qu’à l’heure du départ pour le bloc opératoire. 26 novembre – 22 h 00 – Lille Arrivée de l’équipe de Lyon. Les hématologistes de Lyon, sous la responsabilité du Dr Hecquet, prélèvent les cellules souches à partir des crêtes iliaques en situation de décubitus latéral. Les ponctions itératives permettront d’obtenir, en un peu plus d’une heure, 1,5 litre de concentré cellulaire (moelle osseuse qui sera préparée, conservée et amenée à Lyon dans la nuit). En seront extraites les cellules souches qui doivent être injectées à la patiente à J 4 et J 11. Pari de l’induction d’une possible tolérance avec création d’un microchimérisme. 26 novembre – 0 h 15 – Lille Arrivée de l’équipe d’Amiens. Bernard Devauchelle voit, touche, apprécie le visage de la donneuse et donne son accord pour la suite de la transplantation. Trachéotomie première pour libérer le visage, puis prise d’empreinte du visage à l’alginate pour la reconstitution ultérieure :

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27 NOVEMBRE 2005 27 novembre – 0 h 15 – Amiens – bloc opératoire Réception de l’appel de Lille du Pr Devauchelle par Sylvie Testelin. Confirmation de la faisabilité. La patiente peut rejoindre le bloc opératoire, être endormie, « techniquée »… À partir de ce moment, les deux équipes travaillent simultanément dans les deux blocs, afin que la planification soit respectée et que tout soit prêt à Amiens lors de l’arrivée de la greffe. 27 novembre – 0 h 15 – Lille – bloc opératoire La prise d’empreinte du visage achevée, les deux équipes s’installent autour de la patiente dont on a dégagé, installé, champé le visage et le cou. Le Pr Devauchelle pose sur le visage le guide métallique, profil de la greffe à prélever. Il trace sur la peau les limites du transplant. Le temps de dissection commence à 2 heures, il durera 2 h 40, effectué par Bernard Devauchelle, aidé de Sophie Carton et de Christophe Moure.

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27 novembre – 2 h 00 – 5 h 00 – Lille La dissection se fera de proche en proche en s’efforçant de repérer les différentes structures nobles à reconstruire. Chaque élément disséqué sera fixé sur une marque en silicone stérile de forme différente facilitant le repérage des structures. L’ensemble des marquages fait l’objet d’un inventaire écrit sur une fiche qui suivra le transplant jusqu’à Amiens. L’incision débute du côté droit, elle va de haut en bas, assure un « dégloving » de l’ensemble des structures cutanées musculaires et muqueuses en respectant en bas les pédicules nourriciers centrés sur les vaisseaux faciaux au bord basilaire de la mandibule à droite et à gauche. Sur le plan moteur, on évalue le bénéfice qu’il y aurait à respecter les structures nerveuses au niveau médian et au niveau inférieur, compte tenu des muscles fonctionnels résiduels chez la receveuse. On décide de prélever les structures nerveuses quitte à ne pas les utiliser lors de la reconstruction. La pointe du nez sera emportée avec toute la structure cartilagineuse et muqueuse. Les nerfs sous-orbitaires droit et gauche sont repérés et prélevés en effondrant le plancher des orbites de façon à augmenter la longueur et faciliter l’anastomose. Repérage latéral des muscles élévateurs de l’aile du nez et de la commissure labiale, du muscle zygomatique ou du muscle risorius, en profondeur du muscle buccinateur, puis dissection muqueuse au niveau du vestibule supérieur et rugination des structures osseuses maxillaires. Au niveau de la mandibule, la dissection muqueuse emporte tout le vestibule, avec repérage de l’émergence du nerf alvéolaire, il sera libéré du canal osseux à droite et à gauche grâce à un petit volet osseux, artifice qui permettra d’en allonger la longueur et de faciliter l’anastomose. La levée s’effectuant en libérant d’abord les vaisseaux du côté droit, la bascule se fait sur les vaisseaux faciaux gauche assurant ainsi la perméabilité du système anastomotique. La ligature des vaisseaux faciaux gauches est faite à 4 h 40, impliquant immédiatement une souffrance ischémique des tissus. Le transplant est alors rincé au sérum conservateur et placé dans le réservoir réfrigéré. Simultanément à cette dissection, un lambeau cutané de l’avant-bras a été prélevé par une seconde équipe (Dr d’Hauthuille, aidé du Pr Dubernard, accompagnant l’équipe de Lyon à cette occasion). Ce greffon cutané doit être également transplanté sur la patiente. Il sera sentinelle de tous les événements de rejets pouvant survenir et siège de toutes les biopsies de contrôle qui devraient être effectuées ultérieurement. 27 novembre – 5 h 00 – Lille Départ de l’équipe pour Amiens (Pr Devauchelle – Pr Dubernard – Dr d’Hauthuille et Emmanuelle Blin, infirmière). Dans l’estafette, chacun s’installe plus ou moins confortablement. Le silence retombe sur les pensées les plus diverses, les esprits s’endorment dans une indéniable concentration.

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27 novembre – 0 h 15 – Amiens La patiente est installée dans la plus vaste salle du bloc opératoire. Elle est attentive aux dernières explications. Elle a choisi la musique qu’elle voulait entendre. Elle sait que la première étape sera faite sous anesthésie locale, puisqu’elle ne peut plus ouvrir la bouche à cause de la rétraction : c’est la trachéotomie, qu’on lui a déjà expliquée. Dès que le tube est introduit dans la trachée, elle est endormie complètement. Successivement, un accès veineux central sera posé puis toutes les sondes et cathéter de surveillance. Enfin la désinfection du visage et du thorax, du bras (zone de réception du lambeau cutané sentinelle) sera entreprise. Chacun s’affaire, prépare selon le protocole établi tant sur le plan chirurgical qu’anesthésique. Après deux heures de préparation et d’installation, un long temps de dissection est mené au travers des tissus cicatriciels péribuccaux rétractés. Le travail fastidieux d’ablation des tissus fibreux sera réalisé de haut en bas. Cela avec le même repérage des structures musculaires périnasales, péribuccales. Les émergences des nerfs sensitifs sous-orbitaires et alvéolaires inférieurs seront repérés et mis sur un lac de silicone. À chaque élément anatomique exploitable sera joint un fil de traction. Peu à peu apparaît l’image d’un écorché doublé d’une sorte de « marionnette à fil ». Au niveau du bord basilaire, les vaisseaux faciaux sont retrouvés, ils sont de petit calibre et invitent à poursuivre la dissection vers les gros troncs. La loge

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sous-mandibulaire à droite sera évidée pour accéder à des vaisseaux un peu plus larges. À gauche, les choses seront plus faciles, les vaisseaux sont plus compliants. Sur le plan musculaire et moteur, on retrouve les mêmes muscles sous forme de moignons plus ou moins importants : petit et grand zygomatique, releveur à gauche, risorius… La levée des tissus muqueux et des brides commissurales permet de retrouver une ouverture buccale normale. Trois heures au total sont nécessaires pour obtenir ce résultat.

Il reste juste le temps pour la dissection du creux axillaire gauche, le pédicule thoracodorsal a été choisi pour recevoir l’anastomose vasculaire du lambeau cutané sentinelle. Il est individualisé par le Pr B. Lengelé. Le lambeau sentinelle revascularisé trouvera sa place dans le sillon mammaire remodelé à cet effet. 27 novembre – 6 h 30 – Amiens Arrivée du greffon au bloc opératoire. Préparation, rinçage, repérage des éléments, dissection du pédicule sous microscope par le Pr Devauchelle dans une seconde salle attenante. Moment d’explications, de transmissions, de reconcentration, puis tous se rejoignent et s’installent selon la mise en scène prévue dans le protocole autour de la patiente prête à recevoir le greffon.

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27 novembre – 7 h 30 – Amiens Le transplant est posé sur le visage de la patiente. Quelques points permettent d’assurer une fixation grossière. Le premier temps sera celui de la préparation et du choix des vaisseaux receveurs, de très mauvaise qualité en termes de débit et de calibre. Une heure de dissection supplémentaire sera nécessaire pour permettre l’anastomose artérielle. Elle sera faite par le Pr Devauchelle en termino-terminal sur l’artère faciale de trop petit calibre au fil de nylon 10/0. 27 novembre – 8 h 50 – Amiens L’ouverture du clamp autorise le passage sanguin et une revascularisation immédiate du transplant qui retrouve couleur et volume, l’ischémie aura été de 4 heures 10 minutes. Pendant ce temps, le lambeau cutané antébrachial a été revascularisé sur le pédicule thoracodorsal à 8 h 30 avec une suture de la peau au niveau du sillon sous-mammaire.

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27 novembre – 9 h 00 – 15 h 00 – Amiens – bloc opératoire Le lambeau ainsi revascularisé est suturé de proche en proche, de la droite vers la gauche et de la profondeur vers la superficie, reconstituant successivement le plan muqueux, puis sont effectuées les sutures nerveuses des nerfs alvéolaires inférieurs sous microscope au 9/0. L’étanchéité buccale obtenue, le pédicule facial gauche (artère et veine) est anastomosé avec les mêmes difficultés de calibre qu’à droite. Le débit est faible mais les quelques fuites attestent du bon passage sanguin. Reste alors à mener à bien les sutures musculaires profondes du bas vers le haut, puis péri-labiales et latéro-nasales (risorius, zygomatique, élévateur du nez). Chaque muscle est adossé au moignon correspondant. Suture au Vicryl* 4/0.

Les muscles transverses du nez ne seront remis en place qu’une fois les structures muqueuses et cartilagineuses de la pointe nasale repositionnées. Sur le plan nerveux, une seule branche du VII sera anastomosée, la branche marginale inférieure mentonnière à gauche au 10/0. Un excédent cutané amènera à symétriser la reconstruction en recoupant une partie de la peau palpébro-jugale gauche sur la receveuse. La suture cutanée se fera en deux plans très classiquement par points séparés 5 et 6/0, quelques crins de Florence assureront un drainage latéral. Les fosses nasales sont calibrées par deux drains siliconés, une sonde gastrique passée par l’un d’entre eux permettra d’assurer l’alimentation les premiers jours.

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27 novembre – 15 h 00 – Amiens – bloc opératoire

L’intervention est terminée. La patiente se réveille. Un visage a été greffé.

27 novembre – 5 h 00 – 11 h 00 – Lille Une fois le transplant facial prélevé, le prélèvement multi-organe se déroule de façon très classique, avec seulement un peu de retard. Seront prélevés le foie, les reins, le pancréas, le bloc cœur-poumon par quatre équipes différentes venues de plusieurs régions de France. Le masque facial pourra enfin être réalisé vers 11 h 00 grâce à la première empreinte prise en respectant les différents temps : – injection de silicone dans le moule et dans les cavités d’exérèse, démoulage facial, attente d’un temps de réticulation d’une demi-heure, puis découpe de l’excédent à la périphérie et au niveau des fosses nasales, ainsi qu’au niveau de la cavité buccale.

Prise de l’empreinte et moulage facial de la donneuse.

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– Application de silicone coloré, maquillage, poudrage, coiffage pour rendre le plus naturelle et le plus discrète possible cette reconstitution du masque facial.

Dernier regard sur le visage reconstitué.

Les opérateurs retournent ensuite à Amiens où ils rejoignent le gros de l’équipe qui achève l’intervention de la greffe du visage.

CHAPITRE 3

L’APRÈS-GREFFE 28 novembre – 1er jour – Amiens La patiente va bien, elle est en réanimation, elle est éveillée. Balai incessant des membres de l’équipe de chirurgie maxillo-faciale pour la « reconnaître ». Premier regard dans un miroir avec Sophie Cremades et Sylvie Testelin qui lui ont d’abord présenté la première photo prise après l’intervention. Le premier « merci ». 30 novembre – 3e jour – Amiens – Lyon Décanulation de la patiente avant son départ. Transfert par SAMU, puis avion ; à Lyon dans le service d’immunologie-transplantation, pour instituer la surveillance du traitement immunosuppresseur et le guet de signe de rejets aigus ou subaigus. Sylvie Testelin part avec la patiente pour quelques jours.

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1er décembre – 4e jour – Première injection de cellules souches. – Première évaluation par le kinésithérapeute. – Premier examen au miroir par la patiente. 2 décembre – 5e jour – 13 heures – première conférence de presse à Lyon Annonce de la première transplantation, des circonstances de sa réalisation, des moyens de la technique, avec la participation des directions des hôpitaux, des chirurgiens et des membres de l’ABM. La première allotransplantation de tissu composite au niveau de la face vient d’être réalisée avec succès en France ce 27 novembre 2005. Une jeune femme de 38 ans, gravement défigurée au niveau des lèvres et du nez, a donc bénéficié d’une greffe issue d’un donneur en état de mort cérébrale. C’est en prélevant à l’exacte mesure de la perte de substance la totalité des lèvres et une partie du nez du donneur et en les greffant sur la patiente grâce à de multiples micro-anastomoses vasculaires et nerveuses que l’intervention a pu être réalisée avec succès. Cette intervention n’a été rendue possible qu’en utilisant parallèlement les techniques les plus élaborées de l’immnosuppression, notamment en injectant des cellules de moelle osseuse du donneur. C’est la collaboration entre l’équipe du service de chirurgie maxillofaciale du CHU d’Amiens (Pr B. Devauchelle) et de transplantologie du Centre Hospitalier Édouard-Herriot de Lyon (Pr Dubernard), à laquelle était bien évidemment associée l’Agence de Biomédecine, qui a permis cette première mondiale. Une conférence de presse destinée à apporter toutes les informations scientifiques complémentaires se tiendra le 2 décembre à 13 heures. Dimanche 4 décembre – 7e jour – Ablation des fils cutanés. – Premier repas par la bouche. – Première photo tridimensionnelle, photogramétrie. – Arrivée de l’infirmière en relais d’Amiens. 23 décembre 2005 – 26e jour – Première réunion post-greffe à Lyon. – Bilan complet et rapport de chaque discipline (kinésithérapeute, hématolo-

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giste, dermatologue, psychiatre, histologiste, infirmières, équipe de chirurgie maxillo-faciale…). – Premier signe cutané d’un épisode de rejet : aspect rosé punctiforme et œdémateux du greffon et du lambeau sentinelle.

– La patiente restera pour Noël à Lyon pour un traitement anti-rejet fait de trois bolus de corticoïdes qui seront efficaces en quelques jours. – Les biopsies endobuccales se font sous anesthésie locale car la sensibilité revient. Retour à Amiens Importante pression médiatique. 3 février 2006 Retour discret de la patiente à son domicile pour son anniversaire. 6 février 2006 – 2 mois – Amiens – Deuxième conférence de presse à deux mois post-greffe. – La patiente s’y exprimera.

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Visage maquillé pour la conférence du 6 février 2006.

Mars 2006 – Le Monde diplomatique – Publication d’un des premiers articles : « Un visage, œuvre de la main », par François Delaporte.

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9-14 avril 2006 – 4 mois post-greffe – Lyon – Bilan de sensibilité épicritique, thermoalgésique : 80 % de récupération. – Bilan de motricité : – mise en place d’une contraction musculaire, – marquage des plis nasogéniens, – asymétrie gauche droite, surtout au niveau inférieur. Sur le plan immunologique, le traitement est bien toléré, apparition toutefois du début d’une insuffisance rénale fonctionnelle.

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30 mai – 8 juin – 6 mois post-greffe – Lyon Aspect inflammatoire, œdémateux, avec vésicules labiales et signes d’une infection virale herpétique. Institution d’un traitement antiviral efficace. Bilan moteur : asymétrie gauche droite au niveau commissurolabial corrigée par l’injection de toxine botulique, l’occlusion labiale est pour la première fois possible. Bilan sensitif : amélioration spécifique de la sensibilité discriminative, la sensibilité au chaud et au froid est normale. 23 juin – Lyon Deuxième épisode de rejet. Traitement par bolus de corticoïdes, décision d’augmenter les doses de traitement et décision de début de photo-chimiothérapie. 13 juillet 2006 – 8 mois Premières vacances à l’étranger. 15 juillet 2006 – Publication : The Lancet 368 : p. 203-209

14 août 2006 – 9 mois Rétentions salivaires itératives. Intervention sous anesthésie générale avec transposition du canal de Sténon. 16-20 octobre 2006 – 10 mois Bilan à 10 mois post-greffe L’introduction de la photo-chimiothérapie est bien tolérée. Amélioration de la fonction motrice et sensitive. Introduction de la Rapamune* pour arrêter le Prograf*, étant donné la toxicité rénale progressive, mais réversible.

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27 novembre 2006 – 1 an

Résultat à un an.

25-26 janvier 2007 – Amiens Colloque international : « Un visage : œuvre de main ».

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19 octobre 2007 – Université Paris-7-Université de Picardie Symposium international : « La greffe de visage : approche historico-critique ». Centre Georges-Canguilhem

27 novembre 2007 – 2 ans

Résultat à deux ans.

QUATRIÈME PARTIE

PROBLÈMES

CHAPITRE PREMIER

LA GREFFE DU VISAGE : MÉTAMORPHOSE ET INDIVIDUATION par Alain C. Masquelet

L’allotransplantation de tissus composites (ATC) au niveau de la face réalisée pour la première fois en novembre 2005 soulève de nombreuses questions d’ordre médical, éthique et philosophique. En effet la greffe de visage renvoie plus généralement aux concepts de norme, d’identité, d’individu et de sujet. La polémique qui s’est ensuivie s’est largement nourrie du caractère fonctionnel de la greffe auquel on a opposé le risque du traitement adjuvant immunosuppresseur, cliniquement et éthiquement acceptable, a-t-on dit, pour le seul remplacement d’organes profonds, dans des indications vitales. On a vu ainsi se développer une étrange argumentation fondée sur les couples d’opposition interne/externe, vital/fonctionnel, forme/fond, surface/profondeur, comme si une allogreffe ne pouvait être réalisée, en dernier ressort, qu’au prix d’une invisibilité investie du pouvoir de sauver la vie. Le présent texte a pour but de soumettre cet événement premier aux concepts de métamorphose et d’individuation, et de montrer que la greffe du visage s’inscrit dans la continuité d’une tradition de pensée occidentale. Les questions éthiques seront brièvement évoquées en fin de parcours. GREFFE DU VISAGE ET MÉTAMORPHOSE D’emblée, on peut affirmer qu’au regard des tribulations de la notion de métamorphose, l’anathème jeté sur la première greffe du visage par certains paraît déplacé. Car, depuis toujours, la métamorphose a habité l’imaginaire de l’homme. Ainsi la figure du mythe chez Ovide1 est l’expression intime des mouvements de l’âme, de ses ascensions, mais aussi de ses chutes. En témoi-

1. Ovide, Les Métamorphoses, Paris, GF-Flammarion, 1966.

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gne cette description de Protée dans laquelle le bestiaire nous met en garde contre les passions serviles : Il en est qui ont le privilège de revêtir plusieurs figures, toi, par exemple, Protée ; car on t’a vu tantôt jeune homme, tantôt lion ; un jour tu étais sanglier furieux, une autre fois un serpent dont on redoutait le contact ou bien encore un taureau armé de cornes ; souvent on pouvait te prendre pour une pierre, souvent aussi pour un arbre ; parfois, empruntant l’aspect d’une eau limpide, tu étais fleuve, parfois une flamme ennemie de l’onde.

Chez les Renaissants dont la figure la plus emblématique de ce point de vue est Jean Pic de la Mirandole2, la métamorphose est le fait d’un esprit exaspéré par ses limites, révolté par sa finitude, en même temps qu’il perçoit sa dignité. La métamorphose est mouvement, devenir, recherche de la figure la plus haute pour la vie de l’esprit. L’esprit renaissant est celui de la transgression qu’autorise la liberté de monter ou de descendre l’échelle des êtres. L’homme est la seule créature qui n’occupe pas de place déterminée dans l’ontologie scalaire. Ce retournement capital qui sera réaffirmé ultérieurement par Montaigne dans l’apologie de Raymond Sebond3, confère à l’homme le pouvoir de se forger une nature. Désormais la nature de l’homme n’est pas d’être, mais de pouvoir être. À la vie de l’esprit s’ajoutera bientôt le rêve de transformation physique favorisé par la conception mécaniste du corps des Temps modernes. Si l’homme est une machine, on doit pouvoir le créer, le recréer, le transformer. Ce problème d’une actualité brûlante s’inscrit dans la conception traditionnelle du progrès formulé dans le Novum Organon de Bacon. L’entreprise de maîtrise scientifique et technique de la nature laisse entrevoir l’inventaire des Merveilles Naturelles qui figurent à la fin de La Nouvelle Atlantide4 : « Prolonger la vie, retarder le vieillissement, augmenter la force et l’activité, transformer les traits, métamorphose d’un corps dans un autre, fabriquer des espèces nouvelles… » Voilà ce qui préfigure étrangement le tableau complet de l’imaginaire de la bio-technologie contemporaine. Cette vision prométhéenne du devenir, Descartes s’en fait aussi le chantre en déclarant dans le Discours de la méthode5 : « et ainsi nous rendre comme Maître et possesseur de la nature. Ce n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices […] mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit et même aussi peut être, de l’affaiblissement de la vieillesse ».

2. 3. 4. 5.

Safa K., L’Humanisme de Pic de la Mirandole, Paris, Vrin, 2001. Montaigne M., Essais, Livre Second, chap. 12, Paris, Le Livre de Poche, t. II, 1972. Bacon F., La Nouvelle Atlantide, Paris, GF-Flammarion, 2000. Descartes R., Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1970.

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Il faut donc voir la réalisation de l’ATC comme une étape concrète d’un programme, inscrit dans la tradition occidentale du désir de transformation de la condition humaine qui consacre l’affirmation dualiste et mécaniste du corps : j’ai un corps que je peux transformer à loisir. Cette réification du corps serait de nature à induire des sentiments contradictoires quant à l’établissement d’une identité stable et d’un moi consistant et cohérent. On peut également poser la question de savoir si l’instrumentation de soi est compatible avec la dignité humaine. La réponse qu’on peut apporter consiste à affirmer que l’opérabilité de l’homme sur lui-même définit l’humanité de l’homme. L’homme est un produit de lui-même, le résultat d’une anthropotechnique et, dans ce sens, la production contemporaine de l’homme par les biotechnologies, dont les ATC font partie, n’est pas fondamentalement différente des anthropotechniques qui se réclament de l’humanisme classique. Mais que se passera-t-il quand l’anthropotechnique sera appelée à devenir l’affaire de tous, questionne le philosophe Sloterdijk6 ? Schématiquement, deux orientations seront possibles : « la prise du pouvoir biotechnique au profit d’un groupe social limité » ou « l’utilisation de la biotechnique pour élever le niveau de base de l’ensemble ». Si l’homme est un être qui se construit et se définit, il a le choix de son autoconstruction, mais la question primordiale est celle de savoir ce que nous voulons devenir ou éviter d’être. Cette question éminemment politique pose la difficulté bien réelle des choix techniques dans les sociétés démocratiques. On peut présumer que la maîtrise technique agissant sur la transformation physique, psychique et bientôt intellectuelle de l’homme s’est substituée à la métamorphose conçue comme accomplissement de l’esprit. L’épisode des premières xénogreffes humaines dans les années 1920/1930 en témoigne : le Russe Voronoff7, naturalisé français, ami d’Alexis Carrel, pratiqua plusieurs milliers de greffe de testicules de singe pour redonner de la vigueur physique et sexuelle à quelques vieillards fortunés et participer de la sorte au rajeunissement de l’organisme humain. La métamorphose est généralement prise dans le sens d’une élévation. Elle est ce refus d’assigner l’homme à résidence, si attrayante soit-elle. Il y a cependant des métamorphoses vers le bas, celles qui, depuis Homère, sont figurées par Circé, la sorcière maléfique qui transforme les hommes en pourceaux. Cette allégorie de la bestialisation de l’âme suggère que la régression s’opère sur l’échelle des êtres et que l’homme peut descendre vers l’animalité. À ce titre, la défiguration et plus généralement la monstruosité sont des métamorphoses ou plus précisément des catamorphoses. Sans doute en reste-t-on dans la plupart des situations au stade de la métaphore ; bébé phoque pour les 6. Sloterdijk P., Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une Nuits, 2000. 7. Augier F., Salf E., Nottet J.-B., « Le Docteur Samuel Serge Voronoff ou la quête de l’éternelle jeunesse », Histoire des sciences médicales, 1996, 30 ; 2 : p. 163-171.

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enfants victimes de la Thalidomide dans les années 1960, profils de fouine ou d’oiseau, mâchoires de serpent pour les Gueules cassées de la Grande Guerre8. Dans le même ordre d’analogies spontanées, je voudrais rapporter une scène vécue, lourde d’une signification qui servira d’ancrage à la réflexion. L’événement se déroule dans un hôpital pédiatrique, lors d’une consultation de chirurgie réparatrice. De nombreux enfants accompagnés de leur mère attendent patiemment. Tous ou presque sont porteurs d’une lésion dite de surface, une lésion visible qui affecte l’intégrité de la forme : brûlure, malformation congénitale des membres, blessures diverses. Dans un coin de la salle se tient un petit garçon étrangement silencieux, coiffé d’un bonnet multicolore ; il est, au sens propre du terme, défiguré par les séquelles d’une brûlure étendue de l’extrémité céphalique. Le revêtement entier du visage, résultat d’une autogreffe cutanée, fige une expression sans vie, escamote le nez, éverse les lèvres, agrandit démesurément les yeux, et durcit les reliefs osseux au point de composer un masque qui rappelle les ombres d’Otto Dix. Une mère pénètre dans la salle de consultation avec son enfant de 4 ans, suivi pour un traumatisme sans gravité. Les larmes aux yeux, la dame explique alors au praticien : « J’ai honte, Docteur, j’ai honte de ce qu’a dit mon fils à propos du petit garçon qui porte un bonnet de couleur : “ dis-moi maman, pourquoi a-t-on habillé le singe en petit garçon ? ” » Réflexion spontanée et terrible d’un garçonnet qui montre bien l’assimilation de la défiguration à une régression en tant que plongée dans ou retour à l’animalité. La dégradation de la forme permet de dévoiler un stade antérieur de la progression du vivant sur l’échelle des êtres. Le jeu des analogies visuelles autorise également d’assigner à certains masques séquellaires la pseudo-régression raciale (éversion des lèvres, épatement du nez) telle qu’elle a pu être théorisée au XIXe siècle par les sectateurs de l’anatomie transcendante qui voyaient, dans le développement de l’enfant européen, les étapes fugitives des aspects caractéristiques et définitifs des races jugées inférieures9. Le ravalement de l’humain au stade bestial sur le seul aspect du visage autorise la monstrueuse pensée d’une régression concomitante de l’esprit. S’il est vrai que l’expressivité, comme médium de la personnalité, est une caractéristique du visage humain, au même titre que l’unicité, alors l’expression simiesque ne peut que traduire le degré simiesque de l’esprit. C’est là que réside le danger de l’analogie visuelle : d’inférer que l’extériorité est le reflet de l’intériorité. La réalité de la laideur socratique devrait nous prémunir contre cet abominable soupçon. La défiguration comme anomalie ou monstruosité oblige ainsi à poser une interrogation sur la définition et le statut de l’espèce humaine tant il est vrai que l’éthique n’a de sens qu’en cherchant à fonder la dignité des individus sur une commune appartenance. La biologie moléculaire qui affirme l’uniformité des espèces au niveau biochimique ne dispose pas de critères per8. Delaporte S., Gueules cassées de la Grande Guerre, Paris, Agnès Viénot, 2004. 9. Balan B., L’Ordre et le Temps, Paris, Vrin, 1979.

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mettant de conclure à une appartenance ou non à l’espèce humaine. Notre reconnaissance des espèces physiques et vivantes en particulier repose sur des marques externes dont on peut penser qu’elles sont, elles-mêmes, l’expression de marques internes spécifiques que la science a précisément pour objectif de dévoiler. Les cas de monstruosités extrêmes, physiques mais aussi mentales, constituent une aberration pour le sens commun. Si rien ne subsiste de l’apparence humaine pourquoi persister à faire de ces monstres des hommes ? Tel est le sens de la réflexion de l’enfant. Mais la dimension proprement éthique de l’espèce humaine n’est-elle pas caractérisée par un refus de s’en tenir aux apparences ? En dernière analyse, force est d’admettre une définition substantialiste de notre espèce qui n’a, cependant, qu’un caractère présomptif10. Ce caractère présomptif d’une substance propre à l’homme permet de maintenir le lien spécifique que la défiguration dénoue pour le sens commun, en altérant la marque la plus significative de l’humain. Autrement dit, la monstruosité de la forme chasse littéralement l’individu hors de son espèce. C’est ce point crucial qui rend si différentes l’allogreffe de tissus composites de la face et les greffes d’organes vitaux. Alors que l’insuffisant cardiaque en attente d’une greffe de cœur est le centre de toutes les compassions, le défiguré est l’objet d’une répulsion première qui, sitôt réprimée, se transforme en ce que le philosophe Alain appelait « une bonté que l’on appelle communément pitié et qui est un des fléaux humains », au sens où la pitié d’autrui est un constant rappel de l’ampleur du handicap. Dans sa relation d’extériorité, le défiguré est tenaillé par l’angoisse que sa propre déchéance inspire à autrui. Régression et répulsion se conjuguent pour aboutir à l’exclusion sociale. Il est par ailleurs tentant d’établir un parallèle avec l’amputation de main qui suscite, semble-t-il, un sentiment intermédiaire en fonction de l’étendue lésionnelle. La réaction émotionnelle à la vue d’une personne amputée d’une seule main demeure dans le registre compassionnel. En revanche, l’amputation bilatérale fait naître un sentiment de répulsion ; c’est que l’Homo Faber privé de ses deux mains n’a plus rien d’humain, comme le défiguré. Au plan existentiel, enfin, la défiguration s’accompagne d’une perte de l’estime de soi qui est le fond de la dignité. L’homme sans visage cesse de s’approuver d’exister et d’exprimer le besoin de se savoir approuvé d’exister par les autres. Ce déni de la dignité est la source du désespoir ou plutôt de l’inespoir en tant que disparition de tout horizon de vie. Dès lors, la justification éthique de la greffe du visage apparaît en pleine lumière ; il s’agit, à travers un véritable travail d’anamorphose, de restaurer le lieu de l’humain, de recréer l’humain par un esprit en gloire de métamorphoses. Métamorphose vers le haut cette fois-ci. Et c’est là que se décèle la dimension de la greffe du visage par rapport aux allogreffes d’organes vitaux. Pour

10. Leibniz G., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre III, chap. VI, § 36.

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pallier la pénurie des dons d’organes, des voies de recherche sont en cours d’investigation. L’utilisation de cellules souches est une perspective prometteuse, comme l’ont montré des travaux sur les injections de cellules dans le myocarde d’un cœur atteint d’une grave insuffisance. Par ailleurs, en s’inspirant des extraordinaires capacités de la salamandre mexicaine, la régénération spontanée de nos organes sera peut-être un jour obtenue grâce à l’activation de quelques gènes rendus inactifs par la longue histoire de l’Évolution. Une autre voie encore est la production de réservoirs d’organes sous la forme d’animaux transgéniques : les xénogreffes de porc sont une hypothèse sérieuse pour les organes moteurs de la vie. Il est certes possible d’imaginer des xénogreffes d’organes profonds grâce à des animaux transgéniques. Mais ce qui est en surface, ce qui fonde la forme, est proprement humain ; la greffe de visage comme la greffe de main ne peut être que spécifique au sens originel du terme, c’està-dire relevant de l’espèce. GREFFE DU VISAGE, INDIVIDUATION ET IDENTITÉ L’opération de greffe du visage, au terme de laquelle un individu vient à exister, est donc un processus d’individuation. C’est ce que traduisent les expressions employées par Isabelle D. : « Je suis revenue sur la planète des Humains... la renaissance11. » Le processus d’individuation opéré par la greffe est en premier lieu une réintégration, au sein de l’espèce, de l’homme en quelque sorte relégué. Nous sommes bien encore dans un registre différent des allotransplantations vitales. Ces dernières ne peuvent pas être qualifiées de processus d’individuation dans la mesure où la défaillance d’un organe profond n’affecte pas la marque externe de l’humain. La question est de savoir comment s’effectue ce processus d’individuation et quels sont les rapports qu’entretiennent métamorphose et individuation, relation complexe qui renvoie au concept d’unité et d’Être. J’inclinerai à penser deux étapes dans l’individuation : 1) une individuation spécifique qui se consomme en totalité dans la réintégration de l’espèce humaine ; c’est le « je reviens sur la planète des humains ». 2) Une individuation individualisante ou singulière qui soulève le redoutable problème de l’identité. Est-ce encore moi ou suis-je un autre, suis-je différent, qu’est-ce qui me différencie d’un autre ? Faut-il que je partage mon identité avec une autre ? Toutes questions auxquelles répond Isabelle D. avec une formidable intuition : « Oui, je suis différente bien que l’on s’efforce de me convaincre du contraire », « une partie de moi et de mon identité a disparu à jamais ». Or métamorphose et individuation sont des phénomènes globaux. Comment les penser ? Arrivé à ce point du questionnement se produit un renversement de 11. « La femme à deux visages », Le Monde, 7 juillet 2007.

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perspective. Ce ne sont plus les concepts qui éclairent l’événement de la greffe du visage, c’est par l’exemplification de la greffe que prennent sens des réflexions sur l’individuation. L’individuation spécifique n’est pas une individuation de la forme par la matière, ni de la forme par une autre forme. La forme ne peut être la détermination individuante puisqu’elle est commune aux individus de la même espèce, soit, en l’occurrence, un visage humain. Selon Duns Scot12, toute chose, en tant qu’elle est commune, peut être individuée ; il existe une réalité comportant un aspect commun et un aspect singulier. Communauté et individualité sont les deux déterminations de la greffe, et la réalité ultime de l’être est ce qui réalise le passage de la forme spécifique à la forme individuelle. Dans le cas de la greffe, le caractère indissociable de l’individuation de la forme et de la matière se traduit par des critères objectifs comme le retour de la motricité et de la sensibilité. On retrouve chez Simondon13 cette notion clé que l’individuation ne se fait pas à partir de conditions pré-individuées. Autrement dit, la restauration de la forme du visage par la greffe n’est pas à même de restaurer l’individu, ce dont rend compte la formulation lapidaire : « La greffe de visage n’est pas un masque. » Il nous faut penser la forme comme information. La greffe a un statut intermédiaire de transducteur, comme étant ce qui conduit l’énergie potentielle à son actualisation dans un processus qui s’établit de proche en proche pour réaliser une individuation dont on peut cerner les principales étapes dans l’exemple de la greffe du visage : réintégration au sein de l’humaine espèce, rétablissement de la relation d’intersubjectivité, recouvrement, enfin, de l’estime de soi. Le processus d’individuation fait donc apparaître non seulement l’individu, mais le couple individu-milieu. C’est là que fait irruption le problème de l’identité déjà mise à mal par le phénomène actuel du nomadisme contemporain qui occupe le domaine social, professionnel, et celui des apparences physiques et vestimentaires. Nomadisme qui, placé sous le signe du changement et du devenir, multiplie les identités et remet en cause la conception d’un sujet basée sur l’unicité et la singularité. LE PROBLÈME DE L’IDENTITÉ Quel que soit l’organe transféré, et cela est vrai également pour les organes vitaux profonds, le receveur peut ressentir un changement d’identité ou, à tout le moins, une nouvelle et incertaine identité. Ce problème est à l’évidence amplifié par l’ATC au niveau de la face, a fortiori s’il s’agit d’une greffe totale. Des risques psychologiques peuvent influer sur ce qu’on pourrait appe-

12. Duns Scot J., Le Principe d’individuation, Paris, Vrin, 2005. 13. Simondon G., L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Jérôme Million, 2005.

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ler la stabilisation d’une nouvelle identité. L’un de ces risques, pour le receveur, est l’idéalisation du transfert, avec son corollaire à long terme : la déception. Le patient en attente d’une ATC espère avant tout une normalité qui peut se révéler, dans le rapport à soi et à l’autre, inférieure à la normativité qu’il aurait pu acquérir par le lent travail d’acceptation du handicap et d’adaptation. En cela réside la grande leçon de Canguilhem : il n’y a pas de guérison qui serait un retour au « normal », mais un processus au terme duquel émerge une nouvelle allure de vie14. En d’autres termes, le receveur peut se sentir moins « normal » après l’opération de transfert, en ce sens qu’il peut ne ressembler ni à lui-même ni au donneur, et se trouver dans l’obligation d’accepter une identité hybride. Le changement d’apparence que procure un transfert de face pose la question assez crue de savoir si on ne remplace pas une défiguration par une autre. La vie relationnelle, après une ATC, peut être meilleure qu’avant mais elle peut être pire en raison du changement de personnalité qu’elle peut impliquer. L’idéalisation du transfert et le risque de déception peuvent être exacerbés par le fait d’être sur une liste d’attente, lié à l’insuffisance de donneurs potentiels, problème qui a été rarement évoqué. Être en attente d’un transfert, peut-être pour l’éternité, signifie renoncer à instaurer une nouvelle normativité compatible avec son handicap. Le receveur peut également éprouver une certaine culpabilité au regard du décès du donneur. Certains pourront concevoir le traitement médical comme une contrainte leur imposant une nouvelle personnalité. Ce ressentiment joint à la difficulté de suivre quotidiennement le traitement et de faire face à ses effets secondaires peut inciter le patient à renoncer au traitement avec les conséquences qu’on imagine. On peut certes ré-amputer une main, comme a fini par le faire Clint Hallam, mais quid de la greffe totale ou partielle au niveau de la face ? Malgré toutes ces réserves légitimes, le problème de l’identité apparaît à la fois plus complexe et plus subtil, à la lumière de la première greffe partielle de visage. Il faut en effet considérer l’identité comme un processus dynamique qui comporte plusieurs aspects, et non pas comme une rupture brutale et statique. Il faut également insister sur le fait que, dans une ATC totale de la face, le receveur n’aura pas le visage du donneur puisque ce sont les reliefs osseux, différents d’un individu à l’autre, qui prennent une part déterminante dans l’aspect définitif du visage. Cela incline à penser que l’identité psychique peut être recouvrée rapidement par le saut qualitatif qui s’opère entre la défiguration et la greffe, au point que la personne peut déclarer, à l’instar de la première greffée, « je me ressemble », au sortir de la période de stabilisation cicatricielle. L’identité, conçue comme processus d’adaptation dynamique, repose en partie également sur la restauration de l’identité anatomique qui est superposable à la progression de la réinnervation motrice et surtout sensitive. Comme l’ont montré les greffes de main bilatérales et la greffe partielle de visage, 14. Canguilhem G., Écrits sur la médecine, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

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l’intégration anatomique est contemporaine de la récupération sensitive. On peut sans doute établir une correspondance entre la restructuration de l’identité et l’apparition de phénomènes biologiques objectivés ; l’aspect le plus fascinant est la progression de la zone de projection corticale de la partie greffée que l’on peut suivre en IRM fonctionnelle en même temps que s’opère un recul des zones qui correspondent à une « extension territoriale » des parties voisines non lésées. Un second aspect biologique est l’intégration immunologique progressive du transfert, que l’on peut évaluer par une tolérance accrue du traitement antirejet. Ces différentes étapes de la restructuration identitaire justifient de considérer les phénomènes d’adaptation et de stabilisation comme un processus d’individuation. Mais qu’est-ce que l’identité, au juste ? Deux conceptions s’affrontent en l’occurrence : une vision dualiste, psychologisante, selon laquelle ce qui me fait moi, c’est mon psychisme ; je suis essentiellement mes souvenirs, mes croyances, mes sentiments, mes désirs, etc. J’habite mon corps, et mes organes ont un statut voisin de celui des pièces mécaniques de ma voiture. Pour l’autre conception, phénoménologique15, le corps est l’épicentre de l’identité, en ce que la conscience d’être résulte d’une intégration de l’esprit et du corps ; nous sommes des nous-mêmes incarnés et je suis mon corps. Les choses ne sont pas simples quand on évalue l’identité à l’aune des transferts d’organes. L’expérience subjective des transferts montre que de nombreux receveurs affirment que leur mode d’être au monde a radicalement changé. Jean-Luc Nancy, dans un opuscule intitulé L’Intrus16, instruit l’inquiétante étrangeté de l’Autre, en l’occurrence une greffe cardiaque. Il existe, déclare t-il en substance, un intrus en moi et, par sa présence même, je deviens étranger à moi-même. Je deviens étranger à ma propre identité, ne serait-ce que par « l’irréconciliable d’une immunité contrariée ». Dans le même esprit, l’anthropologue Margaret Lock17 rapporte le cas d’un chirurgien transplanteur opposé aux transferts d’organes provenant de condamnés à mort. Son argument était qu’il n’accepterait pas pour lui-même le cœur d’un assassin au motif que quelque chose changerait en lui. De nombreux receveurs expriment par ailleurs le sentiment d’une renaissance, à l’instar d’Isabelle D. La charge symbolique de l’organe greffé a un effet sur la transformation de l’identité. Le sentiment de changement est plus fort chez le transplanté cardiaque que chez le transplanté rénal. Assurément, les implications d’une ATC de face sur l’identité ne sont pas les mêmes que celles d’un organe profond pour la raison que le visage est le 15. Merleau-Ponty M., La Structure du comportement, Paris, PUF, 1977. 16. Nancy J.-L., L’Intrus, Paris, Galilée, 2000. 17. Lock M., « Human body parts as therapeutic tools : contradictory discourses and transformed subjectivities », Qual. Health Res., 2002, 12 : p. 1406-1418.

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lieu de l’expressivité, le lieu du corps par lequel nous nous identifions et nous nous distinguons des autres. Et je voudrais insister sur ce qui paraîtra comme une évidence : la différence entre la défiguration et la greffe du point de vue de l’identité. La défiguration est un changement d’identité subit et brutal, on perd en identité. La greffe est un changement d’identité voulu, désiré ; on gagne en identité. Le receveur retrouve une apparence et une identité mais c’est un nouveau visage et une nouvelle identité. Quand Isabelle D. déclare avec une pointe de tristesse « une partie de moi et de mon identité a disparu », elle est sous l’emprise de la brutalité temporelle de la double rupture : la défiguration d’abord et la transformation par la greffe ensuite. La nouvelle identité, le nouveau visage ne sont pas, même partiellement, le visage et l’identité du donneur. L’identité, somme toute, est une construction sociale, élaborée par le regard des autres ; le receveur, reconnu par les autres, tire bénéfice d’une nouvelle identité sociale. Ce qu’exprime Isabelle D. en disant « je veux à présent retrouver une vie normale », i.e. anonyme. Il semble d’ailleurs qu’Isabelle D. soit passée par l’étape d’une coexistence avec un double qu’elle nomme sa sœur et avec qui elle a entretenu une relation d’intimité et de complicité secrète18, ce qui est une expérience radicalement différente de celle rapportée par Jean-Luc Nancy. L’inquiétude dans l’ATC de face porte sur le retour de l’expressivité, qui est déterminante pour la construction d’une nouvelle identité. Le transplant peut certes donner une apparence physique plus esthétique, mais la rançon peut en être une diminution de la fonction et de l’expressivité par rapport à la défiguration initiale. Ce qui pose le problème de la sélection des receveurs potentiels. Dans un livre captivant, intitulé About Face19, Jonathan Cole rapporte le cas d’un patient porteur d’un syndrome de Moebius, maladie neurologique congénitale dont la forme extrême combine une paralysie faciale bilatérale responsable d’une amimie complète. Le malade confie : « Je peux lire les visages mais je ne peux pas délivrer de réponse en retour. En un sens je suis invisible ou vide. » Expérience déchirante qui éclaire en retour la vérité contenue dans cette phrase de Merleau-Ponty : « Je vis dans l’expression du visage de l’autre et je le sens vivre dans le mien. » De cet écheveau de questions autour de l’identité, on peut raisonnablement convenir d’un certain nombre de propositions qui semblent bien établies : – On ne transfère pas le visage d’un donneur ni a fortiori son identité. On transfère une unité anatomique désignée par la périphrase « allogreffe de tissus composites de la face ». – Le receveur ne ressemble pas au donneur en raison des reliefs différents du squelette sous-jacent.

18. Châtelet N., Le Baiser d’Isabelle, Paris, Éditions du Seuil, 2007. 19. Cole J., About Face, Cambridge, MA, MIT Press, 1998.

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– Il existe des variations importantes dans les approches psychologiques individuelles : si on considère le poids symbolique de l’organe greffé, il n’est pas exclu que, pour certains receveurs, le cœur puisse prendre une place plus importante que le visage dans le problème de l’identité. – De même qu’il existe des receveurs d’organes profonds qui ne ressentent pas le sentiment de « l’intrus », on peut présumer que de futurs greffés de la face n’auront pas inéluctablement le sentiment d’une identité hybride partiellement constituée de l’identité du donneur. Mais revenons une fois de plus au principe d’individuation de Duns Scot : « L’entité individuelle n’est ni forme, ni matière, ni composition en tant que chacune de celle-ci est une nature. » Et dans le cas de l’homme, la nature de l’homme, c’est l’humanité qui n’est ni une essence ni un fait, mais une combinaison de traits. La cause positive de l’individuation (l’héccéité chez Duns Scot) est l’humanité. Humanité en tant que nature comme universel inachevé : ce qui est un, dans une multiplicité de sujets singuliers. Dès lors, ce qui distingue un homme d’un autre homme, ce n’est pas son individualité, mais son humanité. L’humanité n’est pas un donné qui serait également réparti entre tous les membres de l’espèce, c’est un processus, un universel, ou, plus précisément, un universalisant, universalisant très particulier qui ne trouve son accomplissement que dans les cas singuliers. Chaque singulier a pour charge de réaliser l’universel. C’est ce que réalise presque à son insu Isabelle D. quand elle déclare à la fin d’une entrevue journalistique : « Chacun devrait réfléchir aux dons d’organe. Quand on n’est pas concerné on se dit : on verra, je ne vais pas mourir demain ; or on ne sait pas et si l’on n’en a pas parlé avant, la famille, sous le choc, n’ose pas donner son accord. C’est dommage. Une personne peut en aider cinq autres à vivre après elle. » En affirmant cela, Isabelle D. gagne en humanité. Elle pense le collectif humain. Elle se singularise davantage tout en réalisant l’universel. On rejoint Jean Pic de la Mirandole pour qui l’individu, en revêtant le plus de formes possibles, gagne en humanité et, ce faisant, se singularise davantage. Mais si, pour le Mirandolien, la cause positive de l’individuation est l’aptitude de l’homme à rejoindre l’universel, c’est au prix de l’abandon des fausses formes de singularité, comme l’exaltation de l’ego, ce qui, dit en passant, récuse par avance toute prétention à l’individualisme ultra-contemporain. Isabelle D. n’a pas à regretter d’avoir perdu une partie de son identité. Elle a gagné une autre identité plus riche, plus humaine. L’individuation réussie est, somme toute, l’acceptation de soi qui rejaillit sur la perception d’autrui et permet d’intégrer le handicap séquellaire. De ce point de vue, on peut présumer qu’Isabelle D. est dans la même disposition qu’Adrien, le héros blessé de La Chambre des Officiers20 : vingt ans après son horrible mutilation et de nom-

20. Dugain M., La Chambre des officiers, Paris, J.-Cl. Lattès, 1998.

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breuses et pénibles interventions chirurgicales, Adrien note : « La chirurgie esthétique fit à cette époque des progrès remarquables. Je fus sollicité pour de nouvelles greffes de peau et de cartilage. On me promettait un visage plus avenant. Je ne pense pas que ce soit la crainte des douleurs qui m’y fit renoncer. Ce visage était désormais le mien, il faisait partie de mon histoire. » Cette réflexion fait ressortir la platitude du titre de l’article consacré à Isabelle D., « La femme à deux visages ». Isabelle D. n’a pas deux visages. Elle n’a qu’un visage : le sien. Elle est son visage. L’extraordinaire aventure de la greffe du visage laisse entrevoir une métamorphose allégorique. À Prométhée, symbole de la finitude et de la condition humaine, se substituerait l’Homme Protée entreprenant le grand voyage de l’esprit à travers le monde des formes vers toujours plus d’humanité. Au regard de ce qui vient d’être dit, on conviendra que les réserves et les anathèmes proférés à l’encontre de la greffe du visage ne font que traduire une faiblesse à s’élever. QUESTIONS D’ÉTHIQUE… Il apparaît que l’ATC au niveau de la face recèle un questionnement éthique d’une dimension différente de celui inauguré par la greffe de main. On est en droit de penser, par ailleurs, que la greffe totale d’un visage telle qu’elle est actuellement envisagée par les équipes du Royal Free Hospital de Londres et de la Cleveland Clinic (États-Unis) pose des problèmes plus importants que la greffe partielle de visage ; ou, plus précisément, que la réflexion éthique semble gagner en profondeur si, d’emblée, on s’attache à la greffe totale. Deux remarques doivent être soulignées : d’une part, une large réflexion a été jusqu’ici consacrée, à juste titre, au receveur, mais, en revanche, très peu d’attention a été accordée au donneur et à sa famille21. D’autre part, le Royal College of Surgeons22 ainsi que le CCNE Français23 ont délivré un avis défavorable sur l’opportunité d’une greffe totale. Le problème du consentement et de la sélection des receveurs. L’ensemble des remarques qui précèdent pose le problème du consentement du patient. Certains auteurs ont posé la question de savoir si, dans de telles conditions, un véritable consentement était possible. Certes, on peut évoquer la possibilité d’une participation conjointe du receveur et du donneur, voire de la famille de ce dernier, au processus de décision et de consentement. Mais à l’heure 21. Freeman M., Abou Jaoudé P., « Justifying surgery’s last taboo : the ethics of face transplants », J. Med. Ethics, 2007, 33 : p. 76-81. 22. Morris P., Bradley J. A., Doyal L. et al., « Facial transplantation : a working party. Report from the Royal College of Surgeons in England », Transplantation, 2004, 77 : p. 330-338. 23. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Avis no 82 du 6 février 2004.

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actuelle il semble quasi certain que le nombre de candidats à une greffe ATC de la face sera supérieur à l’offre, du moins dans un premier temps, et que se pose alors le problème de la sélection des receveurs et de l’indication chirurgicale. Il est intéressant, dans ce cadre, de rappeler la réflexion de Butler24 qui admet : It may be that people who have well developped coping strategies and good social skills cope well with disfigurement, while those who find life generally more challenging also cope poorly with disfigurement. The concern for us as clinicians […] is that this group may also cope poorly with the face transplantation ; thus the very group who might benefit most are those who are least likely to cope, particularly is the results fall short of their expectations. Ce qui signifie que les critères de sélection des patients permettront de retenir ceux qui sont les plus aptes à développer des stratégies d’adaptation au handicap et qui, dès lors, n’ont pas forcément besoin de la chirurgie. En réalité, la vulnérabilité et la velléité excessives des candidats doivent être évaluées au cas par cas. Mais le danger est de soumettre des décisions individuelles et un consentement fortement affirmé à des critères de rationalité. Cependant, dans le processus de décision, il faut réaffirmer la position centrale de l’autonomie du patient. Sans doute ce dernier sait-il mieux que quiconque ce qui peut lui convenir et nous insistons sur l’autonomie parce que nous croyons en la dignité humaine et au respect des personnes, mais on peut aussi rappeler qu’inversement on ne peut pas respecter les personnes et leur dignité au seul motif qu’elles sont autonomes. On pressent donc quelles tensions peuvent s’exercer dans l’exercice difficile de la prise de décision partagée entre un candidat receveur et l’équipe qui le prendra en charge pour une ATC. Le donneur et sa famille. Les discussions actuelles sur les ATC font rarement allusion aux possibles problèmes soulevés par le donneur et sa famille. La décision du don dans la perspective d’une greffe de face ou de main n’est pas de même nature que celle qui concerne les organes internes après le décès. Elle pose le problème de la motivation du donneur, qui peut trouver son origine dans un autre sentiment que l’altruisme. On peut déceler l’espoir de « sauver la face » pour obtenir une forme de vie après la mort et, dans certains cas peut-être, l’obscur désir de revenir hanter l’entourage. Quoi qu’il en soit, l’affirmation légitime de vouloir maintenir à tout prix l’anonymat du donneur peut se heurter à certaines objections comme celle d’un receveur tourmenté par le besoin psychologique de connaître l’origine de sa nouvelle identité. Un droit de savoir pourrait émerger, qui pourrait être comblé par des réponses de compromis précisant l’âge, le sexe, la profession du donneur, sans information sur son identité véritable. La réalité selon laquelle ce qui reste d’un être disparu, c’est avant tout son visage, laisserait entrevoir pour la famille du donneur la possibilité d’une forme de continuité de la relation. S’il n’est pas souhaitable 24. Butler P., Clarke A., Ashcroft R. E., « Face transplantation : when and for whom ? », Am. J. Bioethics, 2004, 4 : p. 16-17.

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ni même concevable d’établir un droit de visite du receveur à la famille du donneur, on peut présumer que la frustration résultant de cette prévention pourrait exacerber le sentiment de perte. Quelles qu’en soient les raisons, il paraît difficilement pensable de prélever des ATC de face sans le consentement explicite du donneur, de son vivant. En effet, de nombreuses personnes naturellement disposées à faire un don d’organes sont opposées au don de la face ou d’un membre ; or les fichiers actuels n’attirent pas l’attention sur la possibilité de faire don du visage ou d’un membre. Il apparaît donc indispensable d’introduire une clause spéciale concernant le don de la face ou d’un membre afin de limiter les possibles effets négatifs sur les autres dons d’organes. En l’état actuel des événements et au regard des réflexions que nous avons amorcées, il paraît également difficilement concevable d’obtenir un consentement par défaut délivré par des proches ou la famille. Mutilés de la face et société. Le succès mondial des ATC au niveau de la face pourrait être interprété de façon paradoxale comme l’impossibilité, désormais, pour un défiguré d’avoir une bonne qualité de vie. En réalité, la mutilation seule ne constitue pas un obstacle ; la réaction sociétale d’intolérance, source de souffrance, y contribue grandement. Autrement dit, la défiguration, à l’instar de l’identité, est d’une certaine manière une construction sociale. Si les greffes partielles ou totales de face deviennent des opérations de routine au même titre que les greffes d’organes profonds, le caractère déviant de la défiguration sera amplifié et la réaction sociale plus intolérante encore. Une autre question est l’effet économique de l’utilisation à long terme du traitement adjuvant pour receveurs potentiels généralement jeunes. De façon pratique, qui assurera les dépenses des traitements adjuvants ? Ainsi, en Chine, sur une dizaine de patients, recensés à ce jour, ayant reçu une ATC de main, la plupart ont présenté des réactions de rejet chronique avec une perte progressive de la fonction parce qu’ils ne pouvaient poursuivre le traitement immunosuppresseur pour des raisons économiques ou de suivi médical25. En conclusion provisoire, on est forcé d’admettre, pour les multiples raisons invoquées, que l’indication d’une ATC au niveau de la face ne peut être médicalement déterminée au même titre qu’un transfert de rein ou de cœur. Dans les conditions actuelles, les indications de l’ATC de face sont forcément limitées et leur réalisation uniquement envisageable dans les sociétés d’abondance. Toutefois, il ne faudrait pas que la laideur ou la monstruosité demeurent l’attribut des « damnés de la terre »26 qui se verraient refuser le droit imprescriptible de transformer leur condition.

25. Okie S., « Facial transplantation. Brave new face », N. Engl. J. Med., 2006, 354 : p. 889894. 26. Fanon F., Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.

CHAPITRE 2

UNE IDENTITÉ À FAÇONNER par Emmanuel Fournier

À la fulgurance de l’accident a répondu la fulgurance, mûrement réfléchie et préparée, de l’acte chirurgical. Là où un chien, d’un coup, avait emporté un visage et mis à la place une plaie, une insulte au regard, là où il n’y avait plus à voir (et à fuir) qu’un rire obscène de mort, honteusement étalé sur une face, la chirurgie, une nuit de folie et de raison, a remis un visage à façonner. Comment cette fulgurance était-elle possible, et que nous apprend-elle ? Par la charge émotive qu’elle véhicule, et par les questions qu’elle soulève sur la notion d’identité, l’aventure de greffe de visage est une occasion exceptionnelle de revisiter certains de nos concepts.

Isabelle D. en 2001, avant la défiguration.

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CADRER LE VISAGE, OU L’IDENTITÉ RECEVABLE

Le visage n’est pas une évidence close. Ce n’est pas une chose déterminée et achevée. Certes, on peut trouver dans le visage de chacun de nous quelque chose qui reste plus ou moins semblable, au fil des émotions qui nous traversent et des années qui nous marquent. Mais cette chose, cet invariant, répond tout au plus à une fonction d’identification. C’est ce qui permet de dire qu’on a affaire à telle personne et non à telle autre. Et cette fonction se prolonge dans la « nomination ». Ce visage-là, ce nom-là sont censés nous résumer. Encore faut-il remarquer que, pour remplir au mieux l’invariance nécessaire à cette fonction d’identité, le visage doit accepter de se plier à des normes de représentation soigneusement codifiées. Pensons aux critères « biométriques » et aux consignes strictes que les photos doivent respecter pour valoir d’identité, c’est-à-dire à ce qu’il faut faire subir à l’image d’un visage pour qu’elle ait fonction d’identité arrêtée. Pour être agréées par les documents officiels, les photographies doivent obéir depuis le mois d’avril 2006 à la norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, instaurée par le ministère de l’Intérieur. Les premières directives de cette norme concernent la technique de photographie, format, qualité, luminosité, contraste. Par exemple, la taille du visage représenté doit mesurer entre 32 et 36 mm du bas du menton au sommet du crâne, hors chevelure.

Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, 11. 1. Ministère de l’Intérieur, Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005 : http://www.diplomatie.gouv.fr/ fr/IMG/pdf/depliant_norme_photo.pdf

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Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, 2.

Il faudrait étudier finement dans quelle mesure ces directives techniques touchent déjà la fabrication du visage représenté et pas seulement celle de la photographie. Les consignes suivantes donnent quelques explicitations. Elles précisent ce qui fera ou ne fera pas notre identité officielle :

Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, 3.

– « Pas de contexte signifiant » : le fond doit être d’une couleur claire et unie, bleu clair ou gris clair, sans paysage ni arrière-plan. Il ne doit pas non plus être uniformément blanc.

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– « Pas d’habillage ni de travestissement » : la tête doit être nue, le visage et les yeux doivent être dégagés (ni mèches de cheveux, ni chapeau…). Le sujet doit choisir des lunettes à verres non teintés et à montures fines, qui ne cachent pas les yeux. – « Pas d’accompagnement » : le sujet doit paraître seul sur la photo, sans autre personne et sans objet qui l’accompagne. – « Pas d’effet de regard ni d’attitude ou de port de tête reconnaissable » : le sujet doit présenter son visage face à l’objectif. La tête doit être droite, ni penchée, ni en position de trois quarts, « style portrait ». Le regard doit être horizontal, et non incliné.

Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, 4.

On peut s’étonner que la composition d’une photo d’identité doive suivre des directives de mise en scène aussi précises. Car il s’agit bien d’une mise en scène régie par des choix esthétiques affirmés, où les visages sont appelés à se dépouiller de mille caractéristiques personnelles qui auraient pu aussi bien servir à définir leur identité. Renoncer à être accompagné et à parler, renoncer à une façon particulière de regarder, de se tenir, de se vêtir, c’est-à-dire renoncer à une façon personnelle d’être et de se montrer n’a, pour beaucoup d’entre nous, rien de naturel. Mais il n’est pas anodin, justement, qu’il nous soit demandé de délaisser toute mise en scène personnelle de notre visage pour plier celui-ci à une scénographie imposée et soigneusement codifiée. L’objectif est de ne retenir comme signes d’identité que des éléments morphologiques strictement prélevés sur le visage, quelles que soient les indications d’identité qu’aurait pu fournir par ailleurs la façon de s’habiller et de se tenir sur une photo plus « naturelle ». Une photo d’identité officielle se préoccupe seule-

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ment des traits d’un visage qui diffèrent de ceux d’un autre visage, « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Norme ministérielle pour les visas2

Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005, détail

En définitive, le visage-chose, le visage-identité qui résulte de la bonne observance des normes de représentation et qui est photographié en l’état par une machine, doit être mesurable et reconnaissable par machine. Les multiples interdits imposés par le Ministère visent en particulier à proscrire tout ce qui pourrait perturber les systèmes numériques de reconnaissance faciale. Mais il

2. Ministère de l’Intérieur, Norme ISO / IEC 19794-5 : 2005 : http://www.diplomatie.gouv.fr/ fr/IMG/pdf/Normes_des_photos_visas_-_exemples.pdf

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faut remarquer que ce visage-identité n’a pas d’autre réalité que ce qui, en lui, veut bien entrer dans les fonctions d’invariance et de reconnaissance telles qu’elles sont imposées. Ce n’est pas un portrait, du moins pas un portrait libre. Par les contraintes qu’il a subies, il est un peu comme un masque posé sur nous-mêmes, et une limite à l’expression de ce que nous pouvons être. Ce qui est invariant dans notre visage, ce qui s’y reconnaît sans peine, ne dit sans doute rien de nos choix, de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons être. Plus significatives encore des contraintes de normalisation, les directives concernant « l’expression neutre » que le visage est tenu de revêtir : le sujet doit fixer l’objectif en adoptant une expression neutre et la bouche fermée, sans sourire.

Brochure d’un appareil Photomaton.

LES ÉNIGMES DE « L’EXPRESSION NEUTRE » Tous les appareils agréés par le Ministère le recommandent : « Pour la validité administrative de vos photos, merci d’avoir une expression neutre. » On ne rit pas sur une photo d’identité. Il y a incompatibilité entre identité et émotion. « Identité » rime avec « neutre » selon les normes du ministère de l’Intérieur. C’est une idée forte, et qui peut paraître paradoxale si l’on pense combien nous nous fions d’ordinaire aux expressions caractéristiques du visage pour reconnaître autrui. À tout prendre, si l’identité d’une personne devait se montrer sur son visage, ce serait peut-être moins dans les caractéristiques statiques de celui-ci que dans son jeu d’expression. Ne dit-on pas :

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« Tout à coup je l’ai reconnue à son sourire » ? Ou même parfois : « Je l’ai reconnue au fait qu’elle a souri à ce moment précis de la conversation » ? Étant entendu que le jeu d’expression et l’interprétation de ce jeu ne se réduisent pas à la seule cinétique des traits du visage (voir le chapitre « Un visage à déchiffrer », dans ce même ouvrage). De ce point de vue, un tel révélerait au mieux sa nature et son identité dans le rire, tandis qu’un autre devrait pleurer devant l’objectif pour s’y montrer vraiment, et un autre se mettre en colère. Mais nos capacités d’expression sont immenses et nous pouvons mimer des expressions. Ce point n’est pas étranger à l’idée que la confection de photos d’identité nécessite une mise en scène codifiée. L’exigence de plier le visage à des normes pour qu’il représente une identité acceptable n’est qu’une conséquence particulière de sa capacité de représentation plus générale et du rôle qu’on lui fait jouer dans nos jeux d’expression. Si l’on peut mimer une expression, on doit pouvoir se donner le visage d’un autre et compliquer singulièrement les tâches de police en se rendant peu identifiable. Là, le visage n’est pas mieux placé que le nom. Car si c’est par notre nom qu’on nous arraisonne, nous pouvons prendre des pseudonymes pour donner de l’indépendance aux multiples vies qui nous traversent. Voire nous cacher derrière notre propre nom, pour peu qu’on le considère insignifiant. Dès lors, il n’est peut-être pas surprenant que la réalisation d’un document d’identité demande d’effectuer un travail de dissimulation des expressions signifiantes, mais aussi un travail de composition, puisqu’il est bien question de se composer une expression neutre, socialement acceptable et recevable par une machine. Non seulement nous devons nous présenter seuls, sans les objets, les vêtements ou les contextes par lesquels nous pourrions donner tant d’indices de reconnaissance de nous-mêmes, mais nous devons aussi prendre le masque du neutre. À la limite, on pourrait même comprendre les normes ministérielles comme des incitations à la pudeur : « N’ôtez pas votre masque pour des documents administratifs, ce n’est pas le lieu. Prenez une expression neutre. Protégez-vous. Réservez l’expression de vos émotions à vos proches… » Effectivement : aurait-il mieux valu demander de rire devant l’objectif, puis de rire, du même rire, aux contrôles de police ? Grâce aux directives de pudique neutralité, le visage peut entrer dans les très elliptiques « papiers d’identité » et y figurer aux côtés des empreintes digitales. Bien que celles-ci soient le dernier indice que nous chercherions sur les mains d’une personne pour la reconnaître, c’est cette caractéristique de nos mains qui a été retenue comme indice de notre identité. Il en va de même pour ce qu’on pourrait appeler les « photographies faciales ». Pour le philosophe, l’isolement dans une cabine de Photomaton, devant la consigne « expression neutre », est une irrémédiable occasion de méditer : Comment paraître neutre ? Et comment l’être ? Existe-t-il d’innombrables expressions neutres, entre lesquelles on peut se demander sans fin, face au miroir, comment choisir ? Ou bien n’en existe-t-il qu’une, mais alors quelle

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est-elle et que faut-il faire pour la composer ? On peut se demander si adopter une expression neutre n’engendre pas sur le visage une expression perplexe ou interrogative, que d’aucuns pourront trouver non naturelle et qui risque de paraître insuffisamment neutre, voire suspecte. Sur ce point, les philosophes ne sont pas les seuls citoyens susceptibles d’être embarrassés par la consigne de neutralité. Peut-être n’est-ce pas sans intention que la consigne a été introduite dans les documents officiels, afin de provoquer les personnes qu’une telle consigne est susceptible d’inquiéter à se révéler par leur embarras. Les policiers des aéroports sont, paraît-il, formés à repérer les malfaiteurs dont l’expression est par trop composée au passage des contrôles d’identité. On peut ainsi en arriver à s’interroger avec une certaine anxiété sur ce que demande la consigne « expression neutre ». Elle ne veut certainement pas dire « sans expression ». Peut-on imaginer un visage sans expression ? Même les morts n’y échappent pas, leur visage a des expressions : les embaumeurs attentionnés s’appliquent à masquer la trace des souffrances des derniers instants pour dessiner, à la place, le sourire éternel qui apaisera les familles. Le peintre Le Brun a dessiné une suite de figures schématiques pour illustrer la « Conférence sur l’expression générale et particulière » qu’il donna à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 16683. Ces figures, identifiées chacune par le nom de la passion représentée et par la lettre de l’alphabet occupée dans la série, sont déclinées à partir d’une figure de base où les sourcils, les yeux, la base du nez et les commissures des lèvres s’alignent à peu près sur des parallèles horizontales, tracées en pointillé. Les masques des différentes passions (au nombre de vingt-trois) « se marquent » par un certain nombre d’écarts ou d’inflexions des traits, par rapport aux horizontales de la figure de référence4. Il est intéressant que la figure servant de base à la construction du dispositif graphique (et placée en avant de la série) ait été soustraite par Le Brun du décompte alphabétique des passions, et qu’il ait dénommé ce « degré zéro » de la passion : La tranquillité. N’est-ce pas ce visage que vise la consigne « expression neutre » ? Faire une photo d’identité ne demande-t-il pas de parvenir, avant de s’installer devant l’appareil de prise de vue, à l’état de tranquillité, de calme et de sérénité après lequel toute la philosophie est censée courir depuis la nuit des temps ? Pour ceux qui n’ont pas encore atteint une telle sagesse, la question se pose de savoir comment se composer le visage du Neutre ? Faut-il s’affranchir momentanément de toute passion ? Les exprimer toutes ensemble de façon à ce que s’annulent les mouvements contraires qu’elles insufflent aux traits du 3. Le Brun Ch., « L’Expression des passions », Conférence de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1668, Nouvelle revue française de psychanalyse, 1980, 21 : p. 95-122. 4. Damisch H., « L’alphabet des masques », Nouvelle revue française de psychanalyse, 1980, 21 : p. 123-131.

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visage ? Ou bien encore hésiter entre l’une et l’autre, ou de l’une à l’autre ? Pour Roland Barthes, « le Neutre n’est pas une moyenne d’actif et de passif ; c’est plutôt un va-et-vient, une oscillation amorale, bref, si l’on peut dire, le contraire d’une antinomie5. » Si l’on combinait les différentes notions, on pourrait se dire que la tranquillité n’est ni une absence de passion ni une moyenne entre les différentes passions, mais un va-et-vient permanent des unes aux autres. Voilà qui pourrait donner une mission dynamique à la quête philosophique de sagesse.

Le Brun, La Tranquillité, numérotée*.

Remarque : Il n’est pas sûr que ces spéculations sur ce qu’est une expression neutre atteignent exactement les objectifs que visaient les concepteurs de la norme des photos d’identité. Peu importe puisqu’elles ne remettent pas en question la liberté d’interprétation des fonctionnaires de police, car, comme le rappelle le Ministère, les consignes données « n’ont qu’une valeur indicative, les services de police et des visas étant seuls habilités à accepter ou refuser une photographie ». Ce n’est jamais l’individu qui a le dernier mot pour déterminer ce que sera son identité officielle. UN GREFFON VÉHICULE-T-IL UNE IDENTITÉ ? Il ressort cependant des réflexions précédentes que notre identité ne se résume pas à l’identité portée par notre visage lorsque nous plions celui-ci aux consignes nécessaires à la réalisation d’un document officiel. Le travail qu’il

5. Barthes R., Roland Barthes par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

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faut accomplir pour respecter ces consignes souligne de lui-même la différence. C’est dire qu’en greffant un visage, on est peut-être loin de greffer l’identité du donneur sur un receveur qui perdrait la sienne. Ce point devrait apporter un certain apaisement aux inquiétudes qu’on peut nourrir à l’égard de la greffe de visage et des bouleversements d’identité qu’elle est censée induire. Il est intéressant à ce sujet de revenir très brièvement sur l’histoire de l’identité attachée au greffon. Quand les premières greffes de rein ont été effectuées, on s’est ému de l’intrusion qu’on donnait à autrui l’occasion de faire dans un corps. Cette chimère contre nature n’avait pas contre elle le seul système immunitaire, mais aussi la psychologie, qui investissait le rein d’une identité inexorable. Puis on a greffé un cœur, aux vertus symboliques tellement plus profondément ancrées dans l’imaginaire que le rein est apparu comme une simple machine à filtrer, une chose bien peu signifiante du point de vue de l’identité. Avec la greffe de cœur, on a eu l’impression d’aborder de plain-pied des questions d’identité qui, par contraste, semblaient n’avoir été que fantasmées lors de la greffe de rein. Comment vivre avec le cœur et l’ardeur d’un autre, avec ce feu qui avait été la vie immédiate d’un être, et par lequel celuici avait exprimé ses émotions et ses sentiments ? Puis on a greffé des mains, et ces greffes ont relégué au second plan les questions d’identité dont on avait cru toucher le cœur avec la greffe cardiaque. Le cœur était profond, mais les mains se voyaient. Un homme allait toucher, caresser, agir, visiblement avec les mains d’un autre. N’était-ce pas cet autre qui toucherait désormais et qui agirait pour toujours à la place du receveur ? Dans le même mouvement, le cœur est devenu une simple pompe dont la greffe a semblé se banaliser du point de vue des questions identitaires. Enfin on a greffé un visage, en exacerbant les questions d’identité, tout en les recentrant, cette fois-ci définitivement, semblait-il. N’est-ce pas par le visage, à la fois essence de l’identité et essence de notre humanité, que nous abordons autrui et que nous communiquons avec lui ? En transposant un visage, on transférerait une identité d’une personne à une autre. Le préjudice subi par le donneur serait de l’ordre de la dépossession, tandis que le receveur se verrait enfermé dans une imposture, contraint de faire bonne figure avec un visage qui ne serait pas le sien, obligé de faire vivre et d’épanouir celui-ci en lieu et place du sien. Comment, pour le donneur défunt, paraître à la famille sans identité ? Et, pour le receveur, comment vivre sous l’identité d’un autre ? Mais n’est-on pas là en train de succomber à l’illusion récurrente qu’un greffon est un vecteur d’identité ? Ne se laisse-t-on pas entraîner sur une pente de pensée moins inexorable qu’elle ne semble l’être au premier geste ? Le tissu que l’on transpose dans une greffe de visage est-il bien ce qui assure l’identité d’un visage ? Commençons par le donneur, mort, pour rappeler le très ancien rite des masques mortuaires, qui consiste à prendre l’empreinte du visage d’un défunt, sans

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doute pour protéger de la décomposition quelque chose de ce qu’était ce visage. On imagine que ce masque dira l’identité du défunt pour l’éternité. Si l’on y réfléchit, l’idée porte même en elle qu’un tel masque pourrait avantageusement remplacer le visage mort. Il suffirait de le poser sur celui-ci pour garantir l’identité du défunt de manière bien plus durable que ne le ferait la véritable peau, vouée, sans corps vivant qui l’anime, à dépérir et à se décomposer. Car c’est bien la mort qui se prépare à détruire le visage du donneur. Loin d’opérer une dépossession, l’acte de prélèvement en vue d’une greffe est une double chance pour ce visage, la chance de trouver un receveur qui veuille bien le faire encore vivre, et la chance d’être immortalisé par un masque. C’est le moment de rappeler que la technique de greffe de visage inclut au rang de ses étapes principales la prise d’empreinte du visage du donneur avant le prélèvement, puis la réalisation minutieuse d’un masque qui est posé sur les « structures faciales » du donneur, en lieu et place de l’ancien visage. Dès la première greffe envisagée, il est apparu d’une absolue nécessité à l’équipe chirurgicale d’accorder la plus grande attention à la confection de ce masque facial, afin de restituer exactement la forme et la couleur initiales du visage dans le modelage de la cire. Il y va du respect du donneur et de sa famille. Le visage des morts qui prend de lui-même l’aspect de la cire se prête volontiers à une telle reconstruction. Il se peut même qu’il tire un peu de chaleur ajoutée, la peau des morts paraissant toujours plus froide que la cire. C’est dire que, dans la double opération de transfiguration qu’est une greffe de visage, l’identité du donneur reste pour toujours sur le visage de celui-ci, du côté de la prothèse, et non du greffon qui se détache en attente de retrouver vie. Car lui n’est pas destiné à devenir un masque, mais un foyer d’expressions vivantes. ANATOMIE, PSYCHOLOGIE, OU D’AUTRES DÉTERMINANTS DE L’IDENTITÉ Il faut poursuivre le détachement en direction du receveur. Bien sûr la carnation et la couleur de la peau, sa finesse et son velouté, les rides et les excroissances disgracieuses ont leur mot à dire, et non négligeable, dans l’aspect d’un visage, mais en changerait-on qu’on nous reconnaîtrait encore. Des simulations en trois dimensions ont été faites sur ordinateur, transposant virtuellement le visage d’une personne sur le crâne d’une autre6. Ces travaux, qui ne font pas intervenir les fonctions d’expression, montrent que l’aspect d’un visage dépend bien plus des reliefs osseux du crâne que du revêtement cutané tendu dessus.

6. Clarke A. et Butler P. E., « Facial transplantation : adding to the reconstructive options after severe facial injury and disease », Expert. Opin. Biol. Ther., 2005, 5 : p. 1539-1546.

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Pour vraiment changer de tête – au sens de « changer d’identité » –, ce n’est pas de peau de visage qu’il faudrait changer, mais de crâne et de chevelure, c’est-à-dire de tout ce qui soutient et encadre la « membrane passagère » du visage. De crâne, et surtout de cerveau. Nous ne sommes sans doute pas au bout de l’histoire des greffes, qui tendait à établir une hiérarchie croissante des organes doués de vertus identitaires, les plus élevés déclassant les précédents. Le mouvement peut reprendre. Si l’on veut poursuivre l’exploration critique du lien apparemment si serré entre visage et identité, il faut imaginer une greffe qui toucherait d’encore plus près les questions d’identité. Considérons qu’on greffe un cerveau entier, non pas un petit bout de matière cérébrale dont les connexions seraient vraisemblablement impossibles à démêler et à reconstruire, mais le système nerveux central entier. Nerf par nerf, vaisseau par vaisseau, chaque lien au corps non cérébral serait patiemment repéré, réparé et rétabli. Un travail gigantesque certes, mais sans doute pas impossible. Et une somme écrasante de questions à envisager. Quel serait le sentiment d’identité du receveur ? Conserverait-il l’identité déterminée par son corps, son histoire personnelle et ses liens sociaux, au prix d’un changement de « personnalité », peut-être pas à ses propres yeux, mais à ceux de son entourage ? Ou bien le corps receveur prendrait-il l’identité du donneur, ainsi que son histoire, avec la sensation qu’on lui a greffé un nouveau corps ? Bref, l’identité seraitelle conférée par le corps ou par le cerveau ? Et quelle mémoire serait celle de la chimère vivante ? Sans compter les questions du côté du donneur : de quelle « sorte de mort » devrait-il être atteint pour accepter que son cerveau (vivant !) soit transféré dans un autre corps ? Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir ces questions difficiles ou de chercher à leur apporter des réponses. Mais leur formulation a le mérite de déplacer les questions d’identité, et de défaire les liens trop évidents qu’on avait tissés entre visage et identité, de même que la greffe de cœur avait changé la perception de la greffe de rein. Change-t-on vraiment l’identité d’une personne en lui greffant un visage si l’on pense au bouleversement affectif et conceptuel qui ne manquerait pas de résulter d’une greffe de cerveau ? UNE IDENTITÉ TOUJOURS À MODELER Lorsqu’on greffe un visage à Isabelle, la patiente qui avait été défigurée, ce sont des moyens matériels d’expression qui lui sont donnés. On greffe une page sur laquelle vont s’écrire des traits et des mouvements, mais à l’heure de la greffe, la page est encore blanche. Ne remplit-elle pas la consigne « expression neutre » qui est l’une des conditions posées par le Ministère pour qu’une photo puisse avoir valeur d’identité ? Quelle autre expression que neutre pourrait prendre un visage au moment où il s’est détaché du donneur et attend d’être greffé, dans cet entre-deux où il est donné, mais pas encore reçu ?

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Le greffon dans l’entre-deux.

Pourtant, ce greffon à l’expression neutre ne serait pas signifiant pour la police. D’abord parce que la condition de neutralité n’est pas suffisante : quelles que soient les précautions qu’on prendrait pour remplir la norme de fabrication d’une photo d’identité, il manquerait à ce greffon une tête qui le mette en volume et surtout un regard qui le traverse (et qui fixe l’objectif, sans être incliné…). Mais surtout parce qu’en devenant greffon le visage semble perdre ses marques d’identité. La greffe de visage incite à radicaliser l’idée de neutralisation. Dans cette opération, ce ne sont pas seulement les fonctions d’expression du visage qui sont neutralisées, mais aussi ses fonctions d’identité. Ne se produit-il pas une sorte de déconjugaison – on pourrait dire d’infinitisation – du visage, qui le libère du temps et de la personne du donneur, et permet finalement de le rendre recevable par quelqu’un d’autre ? C’est grâce au passage par une certaine indétermination que notre visage supporte d’être conjugué à plusieurs personnes, plusieurs temps et plusieurs modes. Dire que notre identité ne se résume pas à ce qu’on fait parfois faire à notre visage, c’est dire que notre visage a plus de possibilités que celles auxquelles on lui demande d’obéir, par exemple quand il s’agit de faire des photos d’identité. Les conditions posées au visage pour qu’il se montre sous un jour identifiable montrent déjà par elles-mêmes combien il diffère de l’image qui se donne ainsi de lui. Si le visage doit s’assujettir à des normes, c’est que cellesci lui sont extérieures, qu’elles ne lui sont pas « naturelles ». Au fond, le visage est rétif : il lui est difficile de se laisser reconnaître sur une simple photographie par qui ne le connaît pas déjà. La norme à respecter souligne la liberté qu’a le visage de ne pas se laisser identifier. Notre visage au sens large, notre « véritable » visage doit pouvoir changer. C’est celui que nous allons montrer, ou que nous allons composer, consciemment ou non. C’est ce que nous allons faire de lui et c’est ce que la vie va en

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faire. Peut-être y transparaît-il quelque chose de ce que nous sommes au fond (si tant est que nous soyons quelque chose de défini plutôt que des chimères propres à se métamorphoser), mais il est plus certainement un moyen à notre disposition pour exprimer ce que nous pouvons être. L’histoire de ce visage n’est pas arrêtée. Nous disposons des moyens anatomiques et fonctionnels nous permettant de poursuivre l’aventure. Dessiner des rides, tracer des plis de joie ou d’anxiété, pâlir, verdir, rosir, rougir, nuancer des couleurs, marquer des passions et du vécu…, notre visage reste à faire. Il n’est pas fini. Et c’est une nécessité qu’il en soit ainsi, pour notre devenir possible, et pour notre avenir personnel et social. UNE PAGE OÙ DESSINER NOTRE IDENTITÉ Pour achever de nous détacher de l’image du visage-identité, du visagenom, plusieurs solutions ont été imaginées par les peintres : – Abstraire la représentation de notre visage pour y laisser se révéler ce que nous avons à la fois de mobile, d’évolutif et d’universel. Qu’on pense, par exemple, aux portraits de Picasso, à ceux de Matisse, ou à ceux de Bacon. – Multiplier les représentations déterminées de notre visage de façon à dépasser les limites de chacune d’entre elles. On pourrait évoquer ici la série des autoportraits de Rembrandt.

Fournier, Dessins d’identité, 1992. Parus in Infinis terrae, Montpellier, Cahier Sauramps no 67, 2007.

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– Ou mieux encore, faire nôtre le visage des autres comme l’a fait Isabelle, l’accueillir et l’accepter en dépit de ce que toutes les réactions identitaires et conservatrices peuvent objecter. La greffe de visage réalisée par Bernard Devauchelle et Sylvie Testelin a permis à une femme de donner ce qui est sans doute le plus cher de soi pour tout être humain, et peut-être plus encore pour une femme, son visage, mais elle a aussi permis à une autre femme de donner corps et vie à la générosité désarmante du don premier, en l’acceptant. Ces deux gestes liés nous font mieux comprendre où se situe la différence entre notre visage et un visageidentité. Dans cette aventure de chirurgie reconstructrice, il ne s’agissait pas de retoucher un visage jugé inesthétique, mais de rendre à la victime un visage à montrer, après que son ancien lui eut été arraché. Le chien qui a mordu Isabelle nous a appris qu’un visage pouvait s’enlever complètement et que, s’il pouvait se décoller, il pouvait aussi bien se recoller, ou du moins, pour l’instant, se remplacer. Mais on n’a pas rectifié le visage qu’elle avait écrit, on lui a redonné un visage à écrire, un regard à animer, un sourire à dessiner, un baiser à donner.

Isabelle D., 2 semaines, 5 mois et 9 mois après la greffe.

Les greffes ne nous apprennent peut-être pas ce qu’est l’identité ni où elle se tient, mais elles nous en rappellent les multiples déterminants, irréductibles les uns aux autres. En lui rendant un visage, la question peut se poser de savoir si l’on a changé ou non l’identité d’Isabelle, mais on lui a certainement restitué la possibilité de l’exprimer. De cela, Isabelle, la transfigurée, fait sans doute l’expérience tous les jours, au moment de prendre les médicaments quotidiens nécessaires à la conservation de la greffe. La conscience suscitée par ces médicaments ne fait que souligner une condition plus générale qui nous affecte tous. Notre visage reste encore, à chaque instant, à faire. Qu’une autre personne ait donné à Isabelle son visage et non un masque est un point crucial de cette aventure. Ce qui s’est donné et s’est aussitôt intégré, c’est une feuille où tout n’était pas inscrit, c’est une page à continuer pour et

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par Isabelle. Que nous puissions ainsi nous prêter de telles feuilles, qu’elles puissent passer de l’un à l’autre, montre combien nos visages sont loin d’être des masques d’identité, à quel point ils gardent un ressort d’indétermination, empli de possibilités qu’il nous reste à révéler. Ainsi la greffe nous apprendelle que le visage n’appartient pas à celui qui le donne, mais à celui qui le reçoit, le porte, l’irrigue, l’innerve et le fait vivre. Mais elle nous rappelle aussi ce joli préalable sans lequel une greffe n’aurait pas tout son sens : notre visage ne demande jamais qu’à s’animer, nous cherchons peut-être toute notre vie celles ou ceux qui changeront notre visage, l’autre qu’on aimera et qui rendra notre visage vivant parce qu’on l’aimera.

Le passage, 27 novembre 2005.

CHAPITRE 3

LA MAIN SAVANTE ET LE VISAGE : OPTIQUE ET HAPTIQUE CHIRURGICALE

par Bernard Devauchelle

« Le poète, conservateur des infinis visages du vivant ». René Char, Fureur et Mystères, Paris, Gallimard, 1962.

INTRODUCTION En remettant dans la position qu’il avait au moment de l’impact le soldat blessé sur le champ de bataille pour mieux reproduire le trajet du projectile devenu corps étranger qu’il faut extraire et dont il faut mesurer le caractère vulnérant, Ambroise Paré1 illustre l’un des fondements de l’esprit chirurgical : démarche physiopathologique par restitution d’une anatomie en mouvement, et d’une sémiologie externe (faire parler le corps et le rendre transparent) comme condition de l’efficience et de la virtuosité de l’acte salvateur ; expertise du geste basée sur une vision davantage que de la main guidée par la vue. La puissance métaphorique de l’exemple se multiplie du fait biographique suivant : Ambroise Paré fut disciple et de Sylvius et de Vésale : héritier donc de conceptions anatomiques peut-être trop caricaturalement opposées, celle d’une connaissance figée depuis Galien et à transmettre comme telle, aveugle et sourde pourrait-on dire, et celle d’un savoir s’appuyant sur la dissection répétée des corps. Il faudrait donc revenir sur les liens qui se créent entre l’œil et la main du chirurgien dans l’acte opératoire, et étudier dans quelle mesure leur union évidente ne repose pas sur un affrontement des sens. Car si la main opératoire avance sous la tutelle de l’œil, c’est pour trouver des solutions à jamais mystérieuses pour lui. Il pourrait être utile de stigmatiser cette distinction en 1. Delacomptée J.-M., Ambroise Paré – La main savante, Paris, Gallimard, 2007.

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réintroduisant un terme peu usité, « haptique », afin de désigner le toucher chirurgical d’une manière qui le rapproche et l’oppose à l’optique. Cette interrogation déjà classique sur les rapports de l’œil et de la main est susceptible de s’ouvrir à des redoublements en miroir lorsque l’acte chirurgical porte sur l’œil ou la main du malade. Mais elle resurgit sous un jour nouveau et avec une nouvelle dimension de redoublement à l’occasion de la greffe de visage. Car un lien ne manque pas de s’établir entre le visage qui, objet et sujet de l’attention chirurgicale, s’efforce de retrouver humanité et identité au fil des interventions, et le visage qui, caché derrière son masque, s’applique à réparer la défiguration. L’analogie s’impose alors : celle du peintre et de son modèle, du sculpteur et de la main qu’il façonne : les conditions d’un art. Affrontement des sens donc, mais aussi enchevêtrement dans ce qui serait une tactilisation de la vue et une visualisation du toucher, ce dialogue nécessaire entre optique et haptique définit l’acte chirurgical2. Appliquée à la greffe du visage, cette inquiétante étrangeté, l’interrogation prend alors une dimension schizophrène, versant dans un vertige abyssal dont seule l’éthique, cette esthétique du dedans, évite l’engloutissement. LA MAIN SAVANTE : DE LA GESTIQUE CHIRURGICALE Il faut des mains pour contrarier par ci par là le cours des choses, pour modifier les corps, les contraindre à se conformer à nos desseins les plus arbitraires. Il faut des mains non seulement pour réaliser, mais pour concevoir l’invention la plus simple sous forme intuitive 3.

Cheir-ourgos : chirurgien : manu-opera : manœuvre : œuvre de mains. Parler de « patte chirurgicale », c’est confirmer qu’il n’existe pas de main chirurgicale. En ce sens qu’il n’y a pas de forme prédestinée, de taille convenue, d’agilité particulière, de conformation acquise. Gantée, la main s’anonymise, devient ordinaire, se confine au rôle de porte-instrument servile derrière lequel elle s’efface et qui la prolonge en lui conférant sa précision et sa sensibilité. Sa seule vertu, cependant, son humilité pourrait-on dire, serait de concentrer dans le jeu complexe de ses doigts, dans une démultiplication offerte par la position de la main, de l’avant-bras, du bras, du corps tout entier enfin, et la volonté d’action et la capacité à sentir de l’esprit qui l’anime : 2. Le terme « main pensante » est utilisé en exergue d’un chapitre du livre de Jean-Paul Binet, L’Acte chirurgical, Paris, Odile Jacob, 1990. Un certain nombre d’évidences (parenté chirurgicale oblige) sont reprises dans ce texte. Celle de la main gantée développée dans l’ouvrage, « main en uniforme », pourrait sans doute faire l’objet d’autres développements : seconde peau protectrice sans doute, vêtement sacramentel peut-être, pudeur et volonté de distanciation, mais aussi anonymisation, effacement de la forme derrière le geste et l’instrument. 3. Paul Valéry, Discours au congrès français de chirurgie, 17 octobre 1938, Paris, Gallimard, 1938.

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matière grise concentrée au plus superficiel de l’épiderme, prolongement d’un cortex volitionnel ; interface indispensable, assujettie à l’instrument qu’elle porte. Mais à l’instar de l’artiste avec sa plume, son pinceau, sa gouge, elle s’en affranchit parfois. Et la main chirurgicale devient alors, en fusion complète avec l’esprit, palpatrice, protectrice, disséquante, et l’on se surprend alors à fermer les yeux comme pour mieux voir du bout des doigts, exacerber tel l’aveugle sa sensibilité, et faire corps avec l’organe malade et le malade tout entier. Ailleurs, et c’est le propre d’une certaine chirurgie du visage, le doigt palpant guide l’instrument qui chemine sous la peau, puis façonne les reliefs pour leur donner, comme on manipule la glaise, forme et harmonie. La main conduit alors à la vision de l’invisible. Sans doute, éduquée de manière instinctive, la main du chirurgien ne s’exonère pas pour autant de tout exercice d’apprentissage ou d’entretien de sa virtuosité. Certes microchirurgie et usage de l’endoscope ont quelque peu modifié cette absence de gymnastique, mais davantage sans doute dans le sens d’une maîtrise d’une nouvelle optique que dans celui d’une exacerbation de l’haptique. À tel point que la main atrophiée, mutilée, peut demeurer efficacement chirurgicale4. Ainsi, plus que la main, c’est le couple esprit-main qui définit le geste chirurgical. « L’esprit fait la main, la main fait l’esprit. Le geste qui ne crée pas, le geste sans lendemain provoque et définit l’état de conscience. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure5. » Le risque serait donc que, dans la répétition de l’intervention, l’esprit ne se satisfasse que du mouvement maîtrisé de la main, dans une sorte de contemplation satisfaite qui le distrairait du sujet auquel il s’applique. La main chirurgicale, personnifiée, visage sans yeux ni voix, mais voyant et palpant, revendique alors son indépendance (la servante devient maîtresse). « La main se mouvait comme un acteur, je pourrais même dire qu’elle se regardait faire, si exagéré que cela puisse paraître6. » La main attentive, celle de l’activité volitionnelle, a cédé le pas à une main cantonnée à des automatismes non contrôlés. Cette ambivalence se double de la dualité même des mains, ces deux filles aux dons inégaux, qui ne peuvent valablement agir, penser, philosopher que prolongées de l’instrument, la main dominante disséquant, incisant, coupant, l’autre se contentant de présenter et de servir la première. Allégeance et complémentarité des hémisphères, à l’image des musiciens.

4. Brown P., « Less than ten », Journal of Hand Surgery, 1982, 7, no 1. 5. Focillon H., « Éloge de la main », in Vie des Formes, 5e éd., Paris, PUF, 1964. 6. Rilke R. M., Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1993.

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À l’opposé de ce que l’historienne Arlette Farge rapporte des relations entre le corps et les objets du travail, dans cette promiscuité qui fait du premier la vitrine des seconds, lesquels stigmatisent définitivement le corps qui les emploie, l’instrument du chirurgien ne façonne ni la main, ni le bras, ni le corps de celui qui l’utilise. Il n’y a donc ni exhibition ni asservissement. Cet effacement de la main derrière l’instrument donne au geste chirurgical sa prééminence. Seul le geste, et donc son efficacité, compte. Au-delà du geste, audelà de la gestuelle et de la somme des gestes codés, le gestuaire, il y a l’élégance du geste, le jeu du personnage, sa gestique : la main qui voit, palpe, goûte, entend et parle7. À rebours de ce schéma, mais sans totalement le contredire, seront plus loin soulignés les liens qui unissent les gestes chirurgicaux et ceux des interprètes. La main qui, plongée au cœur de la matière, sépare et dissèque (digitoclasie), celle qui, l’index pointé, protège et montre la direction, celle qui, dans un corps à corps furieux, empaume et extirpe, celle qui, s’écartant du théâtre d’opération, appelle dans un silence impatient – le plat tourné vers le ciel, l’instrument attendu – ou autoritaire remet en place l’écarteur de l’assistant. Direction douce et ferme à la fois, dans un tempo voulu, des mains des aides et de l’instrumentiste qui prêtent leur assistance. La comparaison s’impose alors avec l’interprète musical : déchiffrer d’abord, puis rendre la partition, et quand celle-ci laisse libre cours à l’imagination, improviser parfois, de toute manière y mettre sa touche. C’est la jubilation de l’interprète que l’on doit s’efforcer d’atteindre : la note bleue. À rebours d’une mécanisation du geste chirurgical que la robotisation accrédite, même si le terme d’intuitive surgery convient mieux, celle d’un geste assisté plus que substitué resurgit donc la notion de gestique chirurgicale. Le terme vaut pour la direction musicale et, à l’image de celle du chef d’orchestre, sa qualité est d’être individuée. Chaque fois qu’elle procède de la répétition ou de l’imitation, elle perd cette qualité essentielle. Non transmissible, elle redonne humanité au malade et à celui qui l’opère8. La gestique du chirurgien comme celle du chef d’orchestre ne se réduit pas à une stylisation du geste qui, raide ici, empesé là, conduirait à une exécution de même nature. Elle procède de l’analyse et se résout dans la posture. 7. Cette opposition entre activité volontaire et activité automatique, qui pourrait caricaturalement différencier la main du chirurgien, travaillant dans l’instantanéité et la réaction, de celle du pianiste qui libère l’esprit de ses mains pour mieux les consacrer dans leur automatisme, mérite d’être nuancée. Mais l’espace de liberté de la main chirurgicale est plus vaste et moins soumis à la contrainte de la technique. En outre, les lois du vieillissement cérébral exacerbent les automatismes quand elles épuisent le cortex volitionnel accréditant le fait que la main chirurgicale doit cesser d’intervenir au-delà d’un certain âge quand il existe d’excellents vieux pianistes. 8. La manipulation du Robot da Vinci s’apparenterait davantage au travail de l’organiste. Si l’on joue du piano, on touche les orgues. S’il y a restauration d’une vision binoculaire et donc d’une profondeur de champ grâce au couplage de deux optiques, il n’y a pas de retour de force, pas de sensibilité donc pas d’haptique. L’appréciation de la résistance d’un tissu, de la solidité d’un nœud repose donc sur la vision que l’on en a et non sur le toucher que l’on en ressent.

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Empruntant au musicien9, « la situation la plus séduisante est de créer un labyrinthe à partir d’un autre labyrinthe, superposer son propre labyrinthe à celui du compositeur : non pas essayer en vain de reconstituer la démarche, mais créer, à partir de l’image incertaine qu’on peut en avoir, une autre démarche. L’analyse productive est probablement dans le cas le plus désinvolte l’analyse fausse, trouvant dans l’œuvre non pas une vérité générale, mais une vérité particulière transitoire et greffant sa propre imagination sur l’imagination du compositeur analysé. Cette rencontre analytique, cette détonation soudaine, pour subjective qu’elle soit, n’en est pas moins la seule créatrice ». Certes, cette attitude ne vaut que pour des interventions particulières, révélant une potentialité, une virtualité qui peuvent s’inscrire dans la chaîne de l’intention. Et la chirurgie reconstructrice se prête bien à cette lecture. Faut-il alors penser que la gestique chirurgicale, comme celle du chef d’orchestre, procède dans ces cas et comme il a été dit d’une logique de transduction ? L’individuation de la gestique relèverait alors de critères physiologiques rendant illusoires toute transmission d’un savoir-faire. Si le geste chirurgical (la tenue de l’instrument, la manière de disséquer) peut être appris comme n’importe quel pas de danse, même s’il ne vaut qu’appliqué au malade, le savoir faire le geste ne résume pas le savoir-faire chirurgical. Ainsi, la chirurgie offre à contempler, dans ses moments les plus forts, « le jeu de ces mains gantées », manipulant telles des marionnettes les instruments paradoxaux de la vie (ciseaux, pincettes, porte-aiguilles, dissecteurs) « qui se glissent entre la vie et la vie, mais avec un système d’actes, une précision des manœuvres, une rigueur dans leur suite et leur exécution qui donne à son intervention je ne sais quel caractère abstrait »10, une gestique de création : c’est la main négative11. LE VISAGE : VISIBILITÉ, VISUALITÉ Visage : visum ; ce qui donne à voir. Dans ce théâtre d’opération (operating theater) qu’est le champ opératoire, le visage est étrangement absent. Et le chirurgien ne peut que s’interroger sur l’au-delà du sens à donner au masque qu’il porte et, dans certaines interventions sous flux laminaire, à ces cagoules et casques qui le font étrangement ressembler à un guerrier moderne.

9. Vermeil J., Conversations de Pierre Boulez sur la direction d’orchestre, Paris, CalmannLévy, 1986. 10. Valéry P., Discours au congrès français de chirurgie, op. cit. 11. Samoyault T., La Main négative, Paris, Argol Éditions, 2008.

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Afiguration. Mais, ce faisant, n’est-ce pas l’acuité du regard qu’on exacerbe, afin que le visage ne puisse trahir la moindre émotion ou que, caché, il ne concentre dans les yeux toute l’énergie, toute l’attention requise ? Car la vue constitue la vertu première du chirurgien. Et le chirurgien du visage (Gesichtschirurg allemand) existe-t-il, quand lui-même, porteur des mêmes attributs vestimentaires, analyse, indique, exécute, tranche, soustrait ou résèque, greffe, réhabilite ou réanime, avec les pauvres instruments de son industrie. Et qu’en est-il du regard qu’il porte sur le malade défiguré ou à défigurer ? Et donc à re(con)figurer. Analyse disséquante, parturition, le regard chirurgical transfigure le sujet en objet, le recompose à la lumière des techniques connues et maîtrisées, prévient l’usure du temps et en joue : l’œil du chirurgien, « tolérance de l’âme »12. De même, le malade endormi n’a pas de visage. Nous écrivions : « N’y at-il pas là un questionnement éthique d’autant plus aigu que le sujet, le malade devenu objet, réduit parfois à un champ de quelques cm², ne se rappelle à la vie que par le bruit lancinant du monitorage ou le saignement parasite qu’on aura tôt fait de coaguler »13 ? Bien plus, intervenant au niveau du visage, on se surprend à exiger d’afficher au côté des radiographies les photographies de l’opéré, non pas tant pour en rappeler la dimension humaine que pour resituer dans une unité vivante le nez, la paupière, le cou, les tissus, bref la viande (disait Deleuze à propos de Bacon) dont on modèle la forme14. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce fait, cet état même où le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher, certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour crucifié.

Optique donc. Dans l’immédiateté de l’acte opératoire, la vue domine les autres sens, elle précède l’instrument et le guide dans les méandres de l’anatomie. Mais, rapidement, l’instrument, conscient de son pouvoir et de la suprématie de la vue sur la main chirurgicale, veut s’émanciper et tout à la fois en augmenter la potentialité et s’en affranchir. C’est ainsi qu’à la chirurgie immédiate, celle de la main prolongée de l’instrument, guidée à la vue et au su de l’opérateur, s’est substituée, au gré des progrès de la technologie, une chirurgie médiate qui interpose entre le sujet et l’opérateur un moyen (optique ou robotique) qui modifie la portée, la dimension de l’acte lui-même, et rompt ce lien somatognosique qui unissait jusqu’alors cette dyade. Un nouveau schéma corporel est 12. Mathonnet P., « À propos de la question de Balthus », Le Temps, no 530, juin 2008. 13. Devauchelle B., « La chirurgie est-elle encore un art ? », in Hervé C. (éd.), Éthique des pratiques en chirurgie, Les Cahiers d’éthique médicale, Paris, L’Harmattan, 2003. 14. Deleuze G., Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

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à inventer qui se meut dans un nouvel espace dont le corps même de l’opérateur et le corps de l’opéré sont absents, matérialisés seulement par l’image de l’instrument et du champ auquel il s’applique. Qui n’a pas ressenti derrière le microscope cette perte de contrôle de la position des mains dans l’espace ? Il faut apprendre à être aveugle pour mieux voir. Merle d’Aubigné s’était déjà interrogé sur ces nouveaux problèmes d’éthique : la technologie instrumentale déshumanise les relations entre le malade et le chirurgien en interposant entre les deux partenaires quelque chose, une interface. C’est, dans la suite de la première cystoscopie en 1877, la pénétration raisonnée du corps humain par les voies naturelles, sans effraction cutanée ou muqueuse. C’est l’usage du microscope opératoire dès le début du XXe siècle qui, plus qu’un simple accès à la dimension mésoscopique, permet réimplantation et microtransplantation. Cette médiation optique crée donc un nouveau rapport entre chirurgien et corps opéré. Il suscite ce curieux sentiment, ce malaise pourrait-on dire, de déréalisation de l’objet, impression exacerbée quand, les images obtenues retransmises sur l’écran vidéo, le chirurgien, les yeux rivés dessus, ne regarde plus directement le champ opératoire. Ainsi en est-il des techniques de radiologie interventionnelle, de chirurgie in utero… et que dire des sentiments éprouvés par le Pr Marescaut quand, le 8 septembre 2001, il opère de New York une patiente installée dans le bloc opératoire du CHU de Strasbourg ? On conçoit dès lors que les rapports entre médecin et malade s’en trouvent profondément modifiés. Robotique et téléchirurgie éloignent désormais encore davantage opéré et opérateur, supprimant tout contact charnel entre eux, non seulement les distanciant physiquement, mais les dépersonnalisant l’un et l’autre. Homme machine que la machine répare. La robotique, en éliminant la dimension haptique du geste chirurgical, apparaît comme un facteur susceptible d’entraver ce geste. Car si la vue peut être grossie, si le geste peut être démultiplié, la sensibilité ne peut pas être exacerbée, aiguisée : elle n’est transmise à l’opérateur que par la déformation des tissus, donc de manière visuelle. Certes, cette technologie ne s’applique pas inéluctablement. Certes, notre esprit s’est rapidement accommodé des progrès de l’informatique ; certes encore, la machine intelligente demeure guidée par une intelligence humaine qui la domine et les chirurgiens savent que l’intuitive surgery leur permet d’aller plus loin, plus précisément que leurs mains ne les y autorisent, sans totalement remettre en cause ce qui fonde leur profession. Tout ce qui précède relève de la vue, donc du visible. Demeure ce qui dans l’acte chirurgical procède du visuel, ce qui se voit au-delà, de la vision, de ce que Georges Didi Huberman appelle la visualité. Référence analogique faite à la Renaissance de Léonard de Vinci et du penseur Alberti15, l’œil du chirur15. Romano H., Sous l’œil de la Joconde, Montpellier, Théétète, 2003.

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gien émettrait des rayons visuels qui s’entrecroisent avec ceux émis par les autres organismes et objets dans une sorte de vision suprême. C’est, dit autrement, une posture, plus qu’un regard, le regard absolu dont parle Foucault16, cet œil qui parle, serviteur des choses et maître de la vérité, et qui est vertu éminemment chirurgicale, indispensable à qui prétend reconstruire le visage, car il pose en filigrane la question du désir (le Sehnsucht), celui de la ressemblance et celui du devenir. Donner vision au regard que l’on porte (sur le malade, sur l’objet de l’intervention, sur le devenir de l’opération) constitue sans doute la vertu première du chirurgien. Elle ne lui est pas propre, mais s’inscrivant d’une part dans l’instantanéité, d’autre part dans l’impossibilité du gommage du geste, enfin dans le caractère à chaque fois unique de l’opération, elle revêt une spécificité. Le détour par le philosophe et par l’artiste s’impose alors. Dans le cahier des pensées que Pascal titre « La disproportion de l’homme » et qu’il consacre à la question de l’infini, le philosophe se méfie des capacités de la vue. « Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. » « Le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. » « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais du règlement de ma pensée. » Paradoxalement, quand il s’efforce d’en donner la mesure à son lecteur, il fait appel à la vue. « Je ne vois que des infinités de toutes parts » et recours au spectacle de la mer illimitée. Idée, voir, la même étymologie grecque. Dans un essai intitulé « Un pur exercice d’optique »17, Pierre Schneider évoque la guerre des sens qui ponctue l’œuvre du sculpteur. « Il y a toujours un conflit entre l’œil et le reste », note Giacometti. Sa manière de modeler la terre, déconnectant en apparence l’activité des mains et celle des yeux, comme l’alternance, dans son œuvre, de l’exercice optique et de l’exercice tactile illustre la guerre interdite entre la vue et le toucher, et cette dimension commune au chirurgien qui conduit la méthode oculaire à s’appuyer sur le tâtonnement alors que la méthode tactile doit faire appel à l’œil de l’esprit. Cette capacité à saisir l’Abgrund, cet au-delà du fond, ce vide abyssal fut, sans aucun doute, la première des vertus qui guida l’équipée chirurgicale de la première greffe de visage. « L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ » Étrangeté, née ailleurs, chimère. Au démantèlement d’Olympia, poupée des contes d’Hoffman dont parle Sigmund Freud, répond en écho la première allotransplantation de tissu composite au niveau de la face, la première greffe de visage. 16. Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963. 17. Schneider P., Alberto Giacometti – Un pur exercice optique, Paris, Hazan, 2007.

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Notre propos ultime sera de voir comment cette aventure chirurgicale cristallise en une unité classique de temps et de lieu l’affrontement de la vue et du toucher, comment son objet, le visage, fait rebondir la question des rapports entre ces sens, mais aussi entre le soi et le non-soi, et comment pourrait en être esquissé un début de réponse, maladroit peut-être et simplement fait de signes. Car il n’y eut à l’égard de la greffe aucun calcul de la part des auteurs, jamais désir de transformer en but à atteindre ce qu’ils savaient être un moyen potentiel. Nous dirions qu’en recevant cette patiente défigurée notre réaction première fut celle de l’instinct, de ce mouvement naturel qui porte nos mains à attaquer le mal que nous sentons. Et quand nous parlons d’inexpérience dans cette acception que lui donne Milan Kundera18 de la qualité de la condition humaine, nous rejoignons de nouveau le grand mythe dont parle Foucault19 à propos de la pensée clinique : le mythe d’un pur regard qui serait pur langage, car telle fut notre démarche, de l’ordre de l’éblouissement. Dès lors, il y eut volonté de volonté. Envisager la réalisation d’une intervention chirurgicale jusqu’à présent jamais ni nulle part réalisée impose une préparation de longue date, jusque dans les moindres détails. Le principe même de la transplantation dichotomise en quelque sorte les lieux, les équipes, les matériels. C’est dire que, dans le protocole soumis avant d’obtenir l’autorisation de faire, chacun des temps opératoires avait été minuté et décrit, le matériel nécessaire recensé et pesé, et les personnes sélectionnées et motivées. Rien d’étonnant donc, rétrospectivement, que ce qui fut le plus simple relevât des personnes. Les compétences s’imposèrent ; les autorités furent naturelles. Votre inhumanité intellectuelle et technique se concilie fort aisément, et même fort heureusement avec votre humanité, qui est des plus compatissantes, et parfois des plus tendres20.

Que cette sentence prémonitoire s’applique bien à la chirurgie de la transplantation. Et ici à la transplantation d’une partie du visage. Inhumaine était la défiguration de la patiente mordue par son chien, transformée, l’espace d’un instant, en sujet monstrueux, cachant le trou béant d’un visage derrière un masque qui attirait davantage le regard qu’il ne le détournait. Bête curieuse, dit le vocabulaire, qui donne à voir et suscite la curiosité. Inhumaine, terriblement inhumaine, l’idée de l’homme de perturber la sérénité de qui va mourir, de maintenir artificiellement son corps végétatif en vie,

18. Kundera M., L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986. 19. Foucault M., Naissance de la clinique, op. cit. 20. Valéry P., Discours au congrès français de chirurgie, op. cit.

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pour mieux en interrompre le cours en prélevant ses organes, et en dénaturer, quelle que soit l’application à redonner la forme, l’apparence. Inhumaine quelque part, cette froideur chirurgicale, aidée en cela par la limitation du champ de vision au champ opératoire, froideur nécessaire à tailler avec certitude dans le vif, et disséquer et repérer muscles et éléments nobles, à « squelettiser » (terrible mot emprunté au vocabulaire anglo-saxon) nerfs et pédicules vasculaires. Mais à l’opposé, humaine, magnifiquement humaine cette revitalisation du transplant quand, les clamps levés, il reprend couleur, volume, consistance et vie, cette transsubstantiation qui fait d’un tissu atone, flasque, sans couleur, le fragment de chair qui palpite au rythme de qui le reçoit. Humanité restaurée quand la receveuse se regardant dans le miroir dit : « Je me ressemble. » Apparence retrouvée, corps reconnu au fil de la restauration de la sensibilité, nouveau visage capable d’inscrire dans ses traits l’émotion, le monstre a laissé place à une figure humaine. Humaine, surhumaine pourrait-on dire, que cette donation de la part la plus chère de soi-même, l’image dont on souhaite que les autres se souviennent, cette partie unique qui, si elle n’est plus le lieu de l’âme, n’en est guère éloignée. Que celles et ceux qui en ont accepté le principe, au-delà de ce que la donneuse a pu exprimer de son vivant, sachent que la noblesse de ce geste est à jamais inscrite dans l’histoire de l’humanité. C’est que la greffe du visage se rattache à un mythe de renaissance. Un mythe de négation, c'est-à-dire de refus, de la défiguration et de la mort. Tout se passe comme si l’une s’habillait de la dépouille de l’autre. Ou comme si la dépouille de l’une devenait le souple et soyeux vêtement de l’autre21.

Se penchent alors au-dessus du corps désormais sans vie de la donneuse, le masque une fois reconstitué, les visages graves et fatigués de celles et ceux qui furent les acteurs de cette opération. Leurs regards traduisent le plus bel hommage qu’un homme ait pu porter à son semblable. Dans ce voyage incessant auquel nous sommes conviés entre corps éclaté et corps reconstitué comme pour mieux en percer le mystère, il fallait qu’un paysage lui soit donné : le bloc opératoire, là où espace et temps ne se conjuguent plus de la même manière et où se concentrèrent autour d’un visage désormais unique regards et mains des chirurgiens. Prenant à notre compte le travail d’ethnologue mené par Marie-Christine Pouchelle22, nous souscririons volontiers au rapprochement qu’elle fait entre la communauté chirurgicale et la communitas décrite par Victor Turner23 :

21. Delaporte Fr., « Un visage, œuvre de la main », Le Monde diplomatique, mars 2006. 22. Pouchelle M.-C., « Transports hospitaliers, extra-vagances de l’âme », in Gestion religieuses de la santé, Lautman F. et Maître J. (éd.), Paris, L’Harmattan, 1995. 23. Turner V., Le Phénomène rituel. Structure et contrestructure, Paris, PUF, 1990.

LA MAIN SAVANTE ET LE VISAGE : OPTIQUE ET HAPTIQUE CHIRURGICALE

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La communitas caractérise un groupe restreint qui au nom d’une transcendance fait temporairement sécession de la société globale, et où sont suspendues les hiérarchies en usage dans cette dernière. Cette indifférenciation fait que la communitas a quelque chose d’insaisissable. Elle ressemble au vide contenu entre les rayons et le moyeu et la jante d’une roue, vide nécessaire cependant à la structure de la roue. Mais descriptible seulement par métaphore, elle est un lieu d’indétermination où les hommes essaient d’entrer dans des relations profondes avec leurs congénères.

Dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke24 écrit : Comment avais-je pu, par exemple, ne pas m’apercevoir du nombre de visages qui existent ? Il y a une quantité de gens, mais il y a encore beaucoup plus de visages, car chacun en a plusieurs.

Et quelques lignes plus loin : La femme eut peur et elle se détacha d’elle-même, trop vite, trop violemment, tant et si bien que son visage resta dans ses deux mains. J’étais terrifié de voir un visage par l’intérieur mais je redoutais cependant bien davantage encore d’apercevoir la tête nue, écorchée, dépourvue de visage.

En quelques lignes la question est ainsi posée : de la greffe de visage et de l’identité de celui qui la porte. Éliminons d’emblée l’idée naïve que la face du receveur puisse ressembler à celle du donneur. Elle est à la mesure de la naïveté des quelques travaux menés ici ou là d’échange des revêtements cutanés de la face de sujets anatomiques. De l’identité rapportée au visage, nous pourrions dire qu’elle est tout à la fois : – ressemblance du sujet par rapport à lui, même en dépit des accidents du temps, c’est l’image de soi ; – appartenance au groupe, dans le respect des normes qui le définissent, le rendant ainsi semblable au visage des autres, anonyme en quelque sorte et non plus exception, monstruosité, c’est le corps biologique ; – l’ensemble des traits qui détermine le caractère unique de l’individu, son impossible confusion avec l’autre, cet aspect ayant été largement exploité et encore aujourd’hui par Bertillon et ses disciples de l’identité judiciaire, c’est le corps textuel. À voir ainsi l’image comparée du visage de la première greffée, on ne peut s’empêcher de se poser cette question de l’identité, de ce visage changeant, de cette face squelettisée de nouveau drapée de chair, de cette transsubstantiation, disions-nous, qui petit à petit fait du masque un visage, réincorporé et réapproprié, pour enfin ressembler à ce qu’il était autrefois.

24. Rilke R. M., Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, op. cit.

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Une nouvelle fois, c’est d’individuation dont il faut parler, dans cette acception que lui donne Simondon. La greffe de visage ne vaut que si elle permet au sujet qui en bénéficie de faire « le deuil du deuil » (pour reprendre l’expression de Catherine Malabou), c’est-à-dire prendre conscience du fait qu’être soi-même, c’est perpétuellement changer et s’accepter comme changeant. Les images de réappropriation corticale du transplant, quand les aires corticales affichent de nouveau l’hypervascularisation des tissus lors d’un mouvement, suffisent-elles à sceller définitivement le lien qui unit sujet et transplant comme elle apporte la preuve dans son clignotement coloré des zones sollicitées à l’idée même d’une action ? Elles ont au moins le mérite de nous rappeler l’évidente proximité disproportionnée des mains et du visage de l’homonculus de Pensfield. CONCLUSION Nous revendiquons le privilège d’inconnaissance, cette pudeur qui est une sorte d’éthique, celle qui comprend qu’il est indécent parfois de vouloir tout comprendre. Notre condition humaine, notre inexpérience, nous invite peut-être à cesser de vouloir tout justifier. Empruntant à Jean-Luc Marion25 : L’homme porte la ressemblance de l’incompréhensible, à l’image de la ressemblance de qui il fut créé, institué autre que soi et inaccessible à soi. Seule cette incompréhensibilité ouvre une rationalité à son avenir. C’est peut-être cela l’interdit de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; ne pas vouloir comprendre l’incompréhensible, à savoir d’abord nous-même.

25. Marion J.-L., « Mihi magna questio factus sum. Le principe d’inconnaissance », Revue Conférence, no 20, 2005.

CHAPITRE 4

CHRONIQUE D’UNE GREFFE ANNONCÉE par Sophie Cremades

CORPS À CORPS J’entre dans la chambre. Je sais que la patiente « a été mangée par son chien ». Les chirurgiens m’ont décrit la nature des lésions, leurs conséquences fonctionnelles. Ils m’ont montré les photos ; avant, après. Il ne s’agit pas d’une « gueule cassée » comme il y en a régulièrement dans ce service ; des patients accidentés ou suicidants dont le visage est en ruine, les os sont brisés, la chair dispersée, ce qu’ils donnent à voir est un champ de bataille dans lequel seul le chirurgien semble chercher quelque chose. Ces patients-là partent pour des années de reconstruction, lente, patiente, reconstruction dans laquelle ils s’engagent tout entiers. Ils donnent, on prend, une côte pour servir de mandibule, un muscle pour faire un nez, un morceau de peau pour faire un front. Tout le corps sera mis à contribution et tout entier il portera les cicatrices du traumatisme de la face. Le visage disparu va au fil des années devenir un patchwork « fait main » par le chirurgien, fait de toutes les pièces du corps. Plus qu’un visage qui prend corps, un visage qui prend le corps et qui jamais ne s’anime de ces mille mouvements subtils qui permettent aux humains de se parler sans mot. Elle n’est pas une gueule cassée ; son visage, en périphérie, est intact. Le front, les yeux, une partie des pommettes, les oreilles, le menton sont là, bien à leur place, intacts. Au centre, il n’y a plus de chair. L’ossature du nez, les dents, les mâchoires dans leur intégralité sont apparentes. Au centre de son visage, elle est un squelette qui s’anime. Je le sais, j’ai vu les photos. Lorsque j’entre et qu’elle me dit « bonjour », pourtant, je suis parcourue par un frisson qui me surprend. Depuis plus de dix ans maintenant, je rencontre à l’hôpital général des sujets aux corps cassés, brûlés, amputés, assistés de machines. On ne s’habitue pas, non, mais au fil du temps on apprend à entrer

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LA FABRIQUE DU VISAGE

en contact avec l’autre de toute sa perception, de tout son corps. On écoute, on sent, on entend, on ressent, on touche. La vision a sa place, bien sûr, mais ne domine pas, n’écrase pas les autres sens comme elle peut le faire dans notre vie quotidienne. Une main posée sur une autre peut parfois, quand toute communication semble impossible, dire la disponibilité proposée pour accueillir la peur, l’angoisse indicible. Éjecté de sa vie, immobilisé dans un lit, dans un lieu étranger, dans lequel il est anonyme, le patient est noyé dans un bain d’angoisse. Celle-ci paralyse les pensées, les disloque. Le sujet se sent alors dépossédé de sa propre histoire. Quand, à son réveil, il ne retrouve plus son visage, ce sentiment est alors décuplé. Rencontrer des sujets traumatisés impose avant tout de la disponibilité, de la concentration. Lorsque l’on est tout entier concentré sur le patient, lorsque l’on pense le patient, au sens de penser une pierre, un arbre, les deux intelligences se lient alors, font connaissance. La vie du patient avec ses rythmes, ses battements, ses odeurs, ses couleurs, ses liens, ses émotions nous parvient. Deux intelligences se lient, font connaissance, deux vies se rencontrent bien au-delà de ce que chacun pourrait dire de lui-même. Lorsque l’on se réveille dans un lit d’hôpital dépendant, loin de ses repères, les premiers temps de la rencontre ne sont pas des phrases. Les phrases parviennent au sujet mais l’attention, fluctuante, ne retient que quelques mots qui parfois s’emmêlent. Lorsque l’on souffre, que l’on hésite à accepter le présent comme la réalité plutôt qu’un mauvais rêve, il est difficile de parler, de construire des phrases. Aussi, laissons-nous d’abord dialoguer les corps. Les émotions se transmettent, se cultivent, se négocient et le psychiatre qui reçoit la peur et l’angoisse peut les diluer dans son propre corps, les aménager, refuser de leur faire écho. Bien sûr les mots ont leur place, mais, plus que les mots eux-mêmes la voix a sa place. Elle n’est pas produite à ce moment pour servir de support aux mots mais, au contraire, ce sont les mots qui semblent produits pour permettre à la voix d’habiter l’espace. L’intensité de la rencontre nous isole et nous sommes deux humains dans le désert. Nul obstacle, nulle barrière entre nous. Nous pensons avoir une voix mais nous en avons mille. Celle qui émane de nous avec les amis, les étrangers, les enfants, nos enfants, les collègues… La voix qui sort alors, libre, est une voix brute, non travaillée, intuitive. Les mots, eux, ne sont pas toujours groupés en phrase, ils sont parfois isolés, parfois répétés, ils sont ce qu’ils sont. Il s’agit d’une musique avec son rythme, sa mélodie, ses silences et chacun joue sa partition improvisée. À ce moment, le clinicien a ôté les lunettes de sa théorie qui, posées sur son nez, colorent son regard sur le monde. La théorie présente est celle qui est inscrite dans le corps du clinicien au même titre que ses cicatrices.

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ÊTRE UN MONSTRE J’en étais donc au frisson. En appuyant sur la poignée, en passant la porte, j’active en moi, sans pensées conscientes, toutes les rencontres que j’ai pu faire à l’hôpital, toutes ces relations parfois brèves, parfois durables provoquées par le hasard. Quand j’entre, je ne suis donc pas seule et voilà ce frisson qui me surprend. Après coup je comprends que l’espace d’une fraction de seconde, non saisie consciemment, j’ai vu la mort parler. Les mâchoires dénudées, les dents anormalement longues car non cachées par les lèvres, je n’ai vu qu’elles lorsque la voix a dit « bonjour ». La vision est donc bien le premier sens qu’on lance à la rencontre de l’autre… Elle se fixe sur le centre de l’objet désigné et, justement, le centre de ce visage-là n’est plus. Nous parlons donc, peu, elle pleure surtout, beaucoup. Sans bouche, sans nez, ses yeux prennent toute la place possible et la patiente les mobilise sans cesse tel un oiseau. Sans bouche, sans nez, elle n’a que ses yeux pour pleurer et c’est un flux continu qui s’écoule durant les premiers jours. Puis nous parlons, elle peut parler, mais sans bouche, le son sort droit, à peine contrarié par les dents et la langue. Il faut être très attentif pour comprendre ce son que les lèvres ne modèlent plus et qui sort donc appauvri en phonèmes. Sans bouche il n’y a plus de barrage pour arrêter le flux continu de la salive et la patiente doit s’essuyer en permanence sauf quand elle oublie, prise par une pensée, une action. La salive tombe alors sur elle et devient bave. Aussitôt, par la rougeur du visage, le regard baissé, je sens la honte. Les sujets défigurés connaissent bien la honte, la défiguration les met au bord d’un précipice. Quand on regarde un corps, on y cherche la forme archétypale du visage humain. Quand on ne le trouve pas, frisson garanti. Même si ce corps, c’est le sien. Le regard peut devenir technique, tout s’apprend. Le patient s’observe, s’examine, se regarde de très près. Mais l’image furtive renvoyée par une vitre, un miroir devant lequel il passe produit chaque fois un temps d’effroi. Il y a l’image de la plaie et l’image de soi, et ces deux images sont distinctes. L’appartenance du sujet à l’humanité est remise en question à chaque fois qu’un regard est posé sur lui, quel que soit ce regard et ce sentiment-là, d’être à la limite, génère une honte qu’il faut dépasser à chaque rencontre. La question n’est pas celle de la beauté ou de la laideur, c’est celle de la monstruosité. Les patients ne demandent pas à être beaux, ils veulent une figure humaine. Elle en est là. Elle demande figure humaine. Elle « ne veut pas faire peur aux enfants… » La défiguration, plus que la mort, nous dit le fragile équilibre sur lequel nous bâtissons notre existence. Aucune limite solide, efficace, ne sépare le bien du mal, l’homme du monstre, la vie de la mort ; nous essayons d’en dessiner pour créer un espace de sécurité, mais ce n’est qu’illusion. L’homme est un funambule qui s’ignore, le sujet défiguré, un tabou de chair et d’os. Notre pre-

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mière réaction est de nous en écarter et eux-mêmes partagent cette réaction de rejet. C’est un effort constant de revenir à soi, sûr de son humanité, et de dire aux autres « n’ayez pas peur, je suis humain comme vous ». On a beaucoup parlé par la suite du traumatisme causé par le fait de recevoir une partie du visage d’un autre. Comment la patiente pourrait-elle vivre avec un autre visage que le sien ? C’est une question qu’on ne se pose qu’à la condition d’avoir un visage. Elle est en deçà de ce stade. La question posée par la défiguration est autre. Elle est celle de perdre le visage ; perdre son visage, cela arrive, souvent, en changeant ses cheveux, en étant malade ou fatigué, en consommant des toxiques, en prenant, perdant du poids, en vieillissant. Combien sont méconnaissables sur leur photo du permis de conduire ? Tandis que certains gardent, de leur plus jeune âge à leur mort, leur visage, avec sa singularité, d’autres, tout au long de leur vie, vont en changer mille fois. Ceux-là cherchent-ils leur visage ou bien ont-ils besoin d’en changer, d’en avoir plusieurs ? Notre visage est aussi le fruit de notre imagination. Il n’est pas qu’une réalité. Ce que les chirurgiens ont proposé à la patiente, c’est la possibilité de retrouver un visage ; charge à elle d’en faire son visage. Il n’y a jamais eu de malentendu sur ce point. La première étape est alors de se retrouver. REVENIR À SOI J’entre dans la pièce, j’oublie le frisson ressenti. La patiente est là, gravement défigurée au réveil d’un sommeil toxique, qui ne lui laisse aucun souvenir des circonstances du drame, rien. Elle est réveillée, les yeux grand ouverts sur un cauchemar. En quelques heures, la limite a été franchie. Elle est dans un no man’s land. Son monde est figé, monochrome, noir. Dans un premier temps, nous sommes surtout ensemble, le temps qu’il faut. Puis un dialogue verbal s’installe, les mots reviennent, ils racontent la vie, « la vie d’avant ». Elle comprend petit à petit que la vie d’aujourd’hui est bien la continuité de celle d’hier. En se racontant, la patiente retrouve au fil du récit les émotions qui ont accompagné sa vie, elle retrouve les couleurs de sa propre palette avec ses nuances. Chaque émotion éprouvée nous donne à voir un certain monde : nous sommes en colère et le monde rétrécit, nous oppresse ; nous sommes joyeux et il s’ouvre à nous. En accédant de nouveau à ses émotions, la patiente n’est plus seulement la victime d’un traumatisme, elle reprend tous les rôles de sa vie. Son monde s’élargit. Parfois, en racontant telle ou telle anecdote, elle rit mais ce rire s’arrête vite : la mimique ne vient pas. Le geste ne prend pas le relais de l’émotion qui s’épuise alors vite. Le corps, les organes éprouvent, diffusent les émotions, ils les génèrent aussi. Les acteurs le savent : pour éprouver la joie, on peut se concentrer sur un souvenir amusant léger, on peut aussi rire.

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Le geste génère l’émotion. Une amputation du visage est une amputation de son potentiel émotionnel. LE VISAGE, PASSEUR D’ÉMOTIONS La personne défigurée doit s’imposer à la collectivité qui spontanément ne l’intègre pas. Cela nécessite beaucoup de force, de courage afin de gagner sa place dans le groupe, place à conquérir en permanence. Et cet espace est conquis par la parole. C’est la parole qui, portée par la voix, va rétablir le lien en donnant du sens, en expliquant l’histoire de la défiguration et en véhiculant des émotions. La personne défigurée ne peut plus communiquer d’émotions par l’expressivité de son visage et cette absence d’expressivité du visage exclut encore le sujet défiguré, car nous lisons sur les visages des autres afin d’y lire leurs émotions. C’est sur le visage que nous cherchons des signaux qui vont nous indiquer la situation émotionnelle de l’individu en face de nous. En fonction de ce que nous percevons, nous allons choisir d’accorder nos émotions ou de modifier celles de l’autre en les jugeant par exemple inadaptées. L’autre a peur et il n’y a pas de raison d’avoir peur, alors nous l’apaisons. Il est triste et nous choisissons de partager ou non cette tristesse. Il est en colère et nous pouvons préférer fuir sentant un danger. L’émotion que l’on ressent ouvre des possibles, nous permet de réagir, d’adapter notre comportement à celui des autres. Les couleurs sont fortement liées aux émotions : on peut être « vert » et voir rouge, rose. Pour se représenter l’émotion, imaginons un colorant, une peinture, qui circule d’un individu à l’autre. Un individu se colore et en rencontre d’autres. Les autres perçoivent cette couleur. Alors eux-mêmes changent de couleur pour adopter celle de l’autre ou bien mélangent les teintes ou bien encore gardent leur couleur première. Cette couleur émotionnelle imprègne les pensées, l’activité mentale et nous avons alors des sentiments (nous pouvons dire « je suis triste, je suis gai ») et ces sentiments eux-mêmes sont à la source de nos pensées, de nos réflexions, de notre analyse du monde. Par ailleurs, nous avons besoin d’identifier la couleur de l’autre. Percevoir l’autre « transparent » ou plutôt « opaque » est très angoissant car cela nous prive de possibilités de réponses. On ne peut pas anticiper, adapter notre comportement puisqu’on ignore l’émotion qui anime l’autre. Ne sachant pas, aussitôt, il naît en nous un sentiment de danger et ainsi une mise à distance de l’autre, qu’on ne peut pas ressentir. On exprime cela très bien en disant « je ne peux pas le sentir ». Les personnes paralysées de la face le savent bien. Elles perturbent les autres, leur font peur et sont mises à distance. Pourtant, elles ont un nez, une bouche, des yeux, elles ont un visage. Mais on ne peut pas lire sur ce visage. Il n’est plus le miroir de leur âme. Les sujets défigurés ont donc ce double handicap : ils n’ont pas de visage et on ne perçoit pas immédiatement leurs émotions. Je précise bien, on ne perçoit

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pas immédiatement, car bien sûr on peut percevoir les émotions de l’autre sans visage. Mais cela demande de se concentrer, de se rendre disponible, de poser son regard sur la totalité du corps et non uniquement sur le visage, ce n’est pas spontané, il faut rester, il ne faut pas renoncer. On comprend bien alors que les sujets défigurés ne soient plus entourés que d’un groupe restreint, de proches. Ces proches qui s’appuient sur la voix, les mains, la posture pour décoder l’autre. Les émotions nous lient les uns aux autres. Elles nous sont indispensables pour nous sentir humains. LA GREFFE EN LIGNE DE MIRE Pendant ce temps, les chirurgiens évoquent l’avenir, la greffe, et voilà le mouvement de la vie qui reprend. Au quotidien, il faut travailler. En effet, les différents muscles du visage sont amarrés sur les mâchoires. Les amarres ayant été sectionnées, les muscles se rétractent. Le rictus s’agrandit, le visage rétrécit. Elle n’a, dans les suites de l’accident, que quelques millimètres d’ouverture buccale (moins de cinq). Elle aura plus d’un centimètre avant l’intervention. Ce travail physique sert de fil conducteur à son retour à la vie, tous les jours, elle lutte pour gagner du terrain. Elle n’est pas exclusivement à l’hôpital. Malgré ses peurs, elle doit retrouver son monde, ses relations. Personne ne sait si la greffe aura lieu, si elle réussira. La patiente ne peut pas l’attendre pour revenir à sa vie. Six mois ont passé entre la défiguration et la greffe, six mois pendant lesquels elle a vécu. Il nous est arrivé à tous d’assister à des conversations dans lesquelles tel ou tel dit son refus, son incapacité à vivre la maladie, la vieillesse, « si ça m’arrivait, je ne pourrais pas », entendons-nous dire souvent. À coup sûr, la patiente était de ceux-là, elle aurait dit, elle a dit « je n’y arriverai pas ». Mais là encore, nous sommes aussi le fruit de notre imagination. Nous nous imaginons fort ou faible dans l’épreuve. La patiente au fil des jours doit admettre les faits : elle surmonte une à une les épreuves. Ce temps, six mois, mis en tension par la lutte pour ne pas perdre ce qui reste de son visage et de sa fonctionnalité, est une révélation pour elle. Quelques jours avant l’opération, elle dit : « je vais bien, vraiment bien, il ne me manque plus que ça », en désignant le centre de son visage. CONSENTEMENTS ÉCLAIRÉS On peut vivre sans bouche, mal, mais c’est possible. Pour représenter un visage humain, il ne suffit que de deux traits horizontaux pour les yeux, un trait vertical pour le nez. Mais pour que cette figure s’anime, pour qu’elle nous parle et nous face réagir, il faut lui donner une bouche. Il n’est pas question de mort mais d’exclusion du jeu relationnel. Ce n’est pas un hasard si cette inter-

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vention a lieu aujourd’hui, au fil du temps, sortant des groupes sociaux bien établis, avec leurs codes, les visages ont surgi, porteurs d’émotions, de l’histoire de l’individu, de sa personnalité. Aujourd’hui, les choix professionnels, affectifs sont portés par l’individu seul. Le visage, par ce qu’il donne à voir, parce qu’il nous précède dans la rencontre avec l’autre, a dans notre société une importance considérable. Cela n’a pas toujours été le cas, mais c’est ainsi aujourd’hui. Une amputation du visage est un lourd handicap, un handicap relationnel. La solution que les chirurgiens ont proposée, vous le savez, a été de greffer le tissu manquant, préalablement prélevé sur un autre être humain. Quelle proposition ! Comme réponse, il y a eu tout de suite un « oui » massif et déterminé, mais un oui comme ça, brut, comme seule réponse à une telle proposition, on ne peut pas s’en contenter. Au fil des jours, des questions naissent, elles sont notées sur un carnet. La réponse du chirurgien provoque une question du psychiatre, une réponse de la patiente. Un consentement éclairé est un processus et ce sont en réalité des consentements qui s’éclairent et s’enrichissent mutuellement. Que devient le visage de la donneuse ? Les chirurgiens, les prothésistes expliquent : un moulage sera réalisé avant le prélèvement, afin de faire un masque en silicone s’ajustant exactement sur la partie prélevée. Après, c’est une affaire de maquillage. Les prothésistes en ont l’expérience et ils nous montrent à chacun l’exemple de masques d’un réalisme dépassant toute attente. Soulagement. L’immunologiste explique le quotidien du traitement immunosuppresseur, la quantité de comprimés, les effets secondaires possibles, les probabilités qu’ils se manifestent. L’information est reçue par tous, ce qui permet de la répéter, de l’affiner si besoin. Y aura-t-il une ressemblance avec la donneuse ? Les chirurgiens expliquent : Il s’agit de tissus mous qui se posent sur le relief osseux comme un drap sur un meuble. Pour changer radicalement un visage, il faut en modifier l’ossature, la longueur du nez, la forme du menton. Nous regardons ensemble des modélisations sur ordinateur. Le futur visage ne sera pas celui de la donneuse, pas le sien non plus, ce sera un nouveau visage. Jamais une réponse ne met en branle la conviction de la patiente. Parfois elle peut déclencher de l’angoisse, de la tristesse. Il arrive aussi qu’il n’y ait pas de réponse. Nous n’avons pas de réponse à toutes les questions et c’est aussi cela qu’il faut accepter. Chacun d’entre nous accepte de ne pas savoir mais les conséquences ne sont pas les mêmes pour tous. Elle est engagée de tout son être. De longues heures passées ensemble, la patiente et le psychiatre, le psychiatre et les chirurgiens, les chirurgiens et la patiente, et enfin tous ensemble réunis. Toujours le lien, pour que les informations, mais aussi les émotions, circulent.

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LA GREFFE DU VISAGE : UN RITE INITIATIQUE ? Nous partons ensemble vers l’inconnu, le mieux armés possible. Toute l’équipe, à tous les niveaux, se pose des questions et change de point de vue. Petit à petit les émotions s’accordent, s’harmonisent et puis c’est l’attente qui intensifie les liens. C’est une main sur une épaule, des regards qui se croisent, qui y croient. Cette conviction commune qu’il est possible « d’y aller » soude le groupe. Au centre se trouve la patiente. Une intervention non programmée, très attendue qui, dès son déclenchement, devient une urgence. Chacun rejoint le service et l’équipe se constitue. C’est le week-end, le soir, c’est important car cela contribue à isoler le groupe du reste du monde, à tamiser l’ambiance. Les mains se serrent, les mots sont rares, prononcés à mi-voix. Le silence n’est pas pesant, il est harmonieux. La concentration est palpable, elle s’intensifie. La patiente à son arrivée bouscule l’ambiance de l’équipe. Elle téléphone, règle des derniers détails, vérifie qu’elle n’a rien oublié. Elle a apporté les CD qu’elle aime pour le bloc. Puis elle est gagnée par la concentration qui règne dans le service, son débit verbal, la tonalité de sa voix s’harmonisent avec les nôtres. Après la douche, elle attend, plusieurs heures. Ensemble dans le silence entrecoupé de quelques mots, de regards, de gestes, nous attendons l’appel de Monsieur Devauchelle qui nous dit si oui ou non il peut effectuer le prélèvement. S’il dit non, chacun rentre à la maison. Nous le savons, il y aura peutêtre des fausses alertes. Mais il appelle et il peut prélever. Le silence envahit l’espace. Il n’y a quasiment plus de gestes. Cela ne dure pas. La patiente doit descendre au bloc. Il faut plusieurs heures d’intervention pour la préparer à recevoir le greffon. Nous ressentons, nous qui sommes restés dans le service, un grand sentiment de frustration1. J’imagine les portes qui se ferment et les corps qui s’habillent, les masques qui recouvrent les nez, les bouches, tandis que seul le visage de la patiente est en pleine lumière. Alors qu’elle est endor-

1. Je suis arrivée à l’hôpital samedi soir, en même temps que Bernard Devauchelle, quelques minutes avant Mme D. Il était peut-être 20 h. Le niveau de concentration est monté au fur et à mesure de la soirée, et chaque nouvel arrivant se trouvait contaminé. J’ai accompagné Mme D. au bloc où Sylvie l’attendait. Il était environ minuit. Je l’ai quittée en lui disant : « Vous êtes entre de bonnes mains », et suis remontée dans le service. L’infirmière était tellement excitée qu'elle avait travaillé très vite et n’avait quasiment plus rien à faire. Nous avons bu un café en silence. Puis, désœuvrée, je me suis décidée à rentrer chez moi .Tout le monde dormait. Je sentais mon cerveau concentré et ai beaucoup tardé à me coucher. À mon réveil, j’ai noté le rêve suivant : Il y a deux collines douces, vertes. Aucun arbre, aucune fleur, un vert très intense. Je suis entre les deux collines, face à elles. Mon genou gauche est à terre, mon coude droit est posé sur mon genou droit, ma tête est soutenue par mon poing droit. Je suis très ramassée sur moi-même, et regarde fixement l’horizon. Le ciel est bleu, pur et d’un bleu intense. Le vert des collines et le bleu du ciel sont très lumineux. Je perçois à l’horizon un point qui se déplace assez vite, sans bruit. Mon regard est happé par le point, je ne le quitte plus. Il s’approche de moi, avance en zigzaguant. Je vois alors que c’est un disque qui se déplace en se pliant en deux, à la manière d’un papillon. Quand il arrive à ma hauteur, je le vois par en dessous : cette face est sombre, elle n’est pas éclairée par le soleil et je vois son relief. « C’est un visage ! », et puis « Où va-t-il se poser ? » Le visage-papillon est tranquille et sûr de lui, il sait où il va. Aucune agitation, aucun empressement. Je reste quant à moi totalement immobile.

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mie, entièrement couverte sauf la face, l’équipe du bloc est, elle, hypervigilante avec le visage masqué. Cette dissymétrie entre la patiente et l’équipe du bloc contribue à exacerber l’émotion lorsque le tissu greffé se colore, c’est alors le seul visage découvert, éclairé. Tout le monde est fixé sur lui. Il s’agit d’un groupe d’humains qui, à un moment donné, s’isole du monde, centré sur l’un d’entre eux pour l’amener vers une autre étape de sa vie. Ce groupe est soudé par ses convictions, ses croyances, et laisse volontairement ses émotions circuler. Il se laisse porter par elles. Cela ressemble fort à un rite initiatique. Quinze heures d’intervention sont nécessaires pour que le greffon se recolore. À sa sortie du bloc, les chirurgiens racontent, fatigués, excités, émus. Le lendemain, à son réveil en réanimation, la patiente a un visage. Comment décrire cela ? Un sentiment de malaise ; estce bien elle ? Elle ouvre les yeux, se regarde dans le miroir, dit « merci ». À ce moment-là seulement, habitée par sa voix, je la reconnais et je sais aussitôt que ce visage est son visage. Très vite, deux jours après ces moments décrits, les médias s’invitent dans l’affaire. Il s’agit d’un réveil douloureux pour beaucoup d’entre nous. La sensibilité du greffon apparaît après quelques semaines, la motricité suit, le cerveau de la patiente se réorganise, il remet la bouche à sa place, tout se passe comme si le corps se précipitait pour intégrer le greffon. Aujourd’hui les mouvements de la patiente ne sont pas tous aisés. Pour en exécuter certains elle doit se concentrer. Cela lui rappelle la nature « rapportée » de sa bouche mais elle progresse encore et peut de plus en plus souvent goûter à l’émotion spontanée. Pour comprendre les enjeux psychologiques de cette intervention, il faut se situer au point de départ de l’histoire, au moment du traumatisme. On ne peut pas penser la greffe du visage en faisant l’économie de la défiguration. La perte du visage, brutale, combinée au travail quotidien nécessaire pour éviter la rétractation de ce qui en restait, a créé, passé le temps de la sidération, une dynamique forte qui a porté la patiente et pour une part les soignants. Cette patiente a rencontré des chirurgiens qui butaient sur les limites de la reconstruction classique. Les visages reconstruits ne retrouvent jamais leur capacité expressive langagière. Face à cette patiente à qui il manquait une entité anatomique complète, fait exceptionnel, rarissime, la solution leur est apparue comme une évidence. Les corps, les intelligences, les émotions ont fait le reste.

CHAPITRE 5

LE VRAI VISAGE DE LA COMPASSION ? par Bertrand Taithe

Il y a une relation particulière entre une sémiotique des émotions lues ou projetées sur le visage lui-même, le regard du patient et de ceux qui le ou la soignent, et une histoire de la compassion dans son cadre médical et institutionnel1. Cette relation n’est pas sans histoire et cette histoire n’est pas seulement celle des institutions médicales. En premier lieu, l’histoire des expressions faciales est une histoire du mouvement et de sa signification. Dans une société fortement médicalisée, le visage n’est pas lu de la même façon avant et après Duchenne de Boulogne ou avant, et après les travaux de Darwin. Comme les travaux de François Delaporte le montrent bien, les rapports entre physiologie et sémiotique sont d’autant plus complexes qu’il s’agit de toucher aux thèmes presque éternels des relations entre nature et culture2. Sur une longue période, les modes de lecture du visage ont changé et les pathologies, telles que le syndrome de Moebius3 ou autres, sont une nouvelle grille de lecture sur des surfaces de communication complexes. On renvoie ici à Alexander Bain aussi bien qu’à Charles Darwin pour l’histoire ancienne de l’assimilation entre expression et émotion, expressivité et processus cognitifs4. Le visage est donc bien plus que toutes les autres parties du corps sujet à des interprétations culturelles variant dans le temps et l’espace.

1. Voir par exemple, Thommen E., Vogel C., éd., Lire les passions, Peter Lang, 2000. 2. Delaporte F., Anatomie des passions, Paris, PUF, 2003. 3. Le syndrome de Moebius ou diplégie faciale congénitale est une affection touchant de nombreux individus pour des raisons souvent mal définies et variant d’un cas à l’autre. Le visage est alors rendu inexpressif. 4. Gesa Stedman, Mind, Matter et Morals, « The Emotions and Nineteenth Century Discourse », in Schlaeger J. et Stedman G., Representations of Emotions, Tübingen, Gunter Narr Verlag, p. 125-135.

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Deuxièmement, il y a lieu de questionner l’histoire des émotions et, parmi elles, celle de la compassion. Si la compassion est chargée de sens depuis l’époque antique5, elle n’est pas sans complexités propres. La relation aux corps des autres a changé et est devenue l’objet de bien des inquiétudes. Souvent empreinte de curiosité et d’angoisses, la compassion joue sur des ressorts cognitifs qui ne sont pas toujours de l’ordre du rationnel. Les médias notamment ont transformé la représentation des « objets » de compassion et leur proximité. Troisièmement, la représentation de la souffrance et de la compassion se fait principalement par un rapport à l’autre, notre prochain ou notre lointain (pour reprendre une phrase de Bernard Kouchner), principalement par le biais du visage. La victime sans visage en est-elle une vraiment ? Le visage de la souffrance rend commensurable ce qui pourrait rester indicible. Cette lecture-là fait donc réfléchir lorsque l’on aborde une transplantation faciale. Finalement ces rapports de communication, à la fois personnels, identitaires, et collectifs, de protocoles compassionnels, sont des rapports moraux et aujourd’hui au centre de débats éthiques. Cela ressort implicitement des glissements entre le visage compassionnel type du XIXe siècle (le visage de la compassion n’est-il jamais que celui de la vierge Marie ou du Christ dont le masque de souffrance glisse sur celui des victimes) et ceux, en miroir, des victimes, souvent lointaines, de la misère du monde représentée par les médias au e e XX et XXI siècle. Quand les jeunes volontaires d’une importante ONG américaine (comme Save the Children) reçoivent leur coaching en photographie humanitaire, les visages et les situations qu’ils doivent apprendre à mettre en scène restent ceux de l’innocence induite par l’expression du visage. Mon propos est donc de développer ces quatre points tout en me référant au seuil important qui a été franchi en chirurgie, qui est à l’origine de ce volume et qui mesure la distance parcourue depuis Duchenne de Boulogne. Certes cette opération d’Amiens souleva des phantasmes sur la nature de l’identité dans ses rapports au corps. Ces phantasmes avaient été mis en valeur dans des films de science fiction comme Face Off (1997) qui permit aux acteurs John Travolta et Nicolas Cage d’échanger leurs rôles respectifs du fait d’un improbable échange de visage, ou plus récemment Die Another Day (2002), un film de James Bond durant lequel un méchant Coréen subit une chirurgie douloureuse qui lui permet de passer pour un lord anglais ! Moins fantaisiste peutêtre, le retour en force de la biométrie dans les utopies policières après presque cent années d’absence depuis Bertillon va beaucoup plus loin que les empreintes digitales dans l’identification individuelle6. Mais ce sont les rapports humains de la compassion et de l’éthique de l’opération elle-même que ce 5. Konstan D., Pity Transformed, Londres, Duckworth, 2001. 6. Pichard J., Hebrard J., Chilliard P., « L’empreinte digitale un moyen simple d’identification », Biométrie humaine et anthropologie, 2004, 22 : p. 33-40.

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texte souhaite soulever ici, tout en faisant référence au visage global de la compassion dans les médias. LA VISION DE LA COMPASSION Une blessure du visage est d’autant plus mutilante qu’elle prive ceux qui en souffrent d’un moyen de communication essentiel et qu’elle donne une inscrutabilité aux chairs. L’absence de grille de lecture devient en elle-même source d’inquiétude. La conviction que le visage est central aux rapports humains fait que la littérature médicale et chirurgicale est riche de procédures pour soigner les blessés du visage. Du point de vue chirurgical, les efforts du XIXe siècle se concentrent sur deux choses en particulier : les fonctions maxillaires et la déglutition, et le masquage des traumatismes défigurants, soit par un tissu cicatrisé généralement insensible et/ou par un masque, une prothèse la plupart du temps couvrante et rigide. La guerre de 1870 nous a laissé des indications assez précises sur ces soins. Il faut cependant rappeler que la guerre franco-prussienne fut extrêmement meurtrière, surtout dans ses premiers mois, assez comparables à ceux de 1914, et que, bien que située chronologiquement au milieu de la phase listérienne de l’antisepsie, celle-ci fut peu utilisée. Dans un univers médical marqué par l’improvisation et les conséquences d’une guerre perdue dès son commencement, la mortalité hospitalière resta très importante, du fait de nécroses, de « pourritures d’hôpital », de gangrènes et de tétanos notamment7. Ce n’est qu’en 1873 que l’on finit officiellement le recensement des pensionnés, souvent dans une situation complexe, puisque les armées républicaines de Gambetta produisirent peu de documentation pour les volontaires et conscrits. À cette date, on recensait en France 19 077 invalides de guerre. La prise en charge de ces invalides ne fut ni automatique ni généreuse et des organisations privées comme celle organisée par le comte de Beaufort, l’Assistance aux mutilés pauvres8, créèrent un pont entre les invalides civils et militaires ainsi qu’une collaboration étroite entre charité et entrepreneurs de prothèses comme France Werber. Grâce aux surplus financiers de la Croix-Rouge, une autre œuvre très proche idéologiquement, l’Œuvre des amputés de guerre, sous le patronage de Mme Thiers, chercha à résoudre ce qui était perçu comme un « problème ». En ce sens, l’appareillage et le traitement des victimes atteintes dans leur intégrité physique représentaient la conclusion d’un scandale qui n’existait pas dans les mêmes termes auparavant.

7. Voir Taithe B., Defeated Flesh, Manchester University Press, 1999. 8. L’Assistance aux mutilés pauvres, bulletin trimestriel.

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Les prothèses système Beaufort.

On pourrait parler avec Mary Poovey de cette invention du social par la philanthropie du XIXe siècle, mais il me semble qu’il faudrait y voir, plus encore, une relation intime entre corps et corps social9. Une étape signifiante prend place dans ces années 1870. Dans un sens, c’est la solution qui définit le problème qui se résout. Après avoir fourni 1 250 prothèses pour 168 287 francs et dépensé 10 882 francs sur des prothèses faciales (chez des appareilleurs et costumiers), l’organisation cessa d’exister. À cela il faudrait ajouter les prothèses et appareils fournis par les hôpitaux de Paris ou ceux de l’armée10. L’œuvre faite, la question semble réglée dès 1874. Dans l’idée originale qu’une prothèse est une solution permanente et un geste unique. La compassion passe alors par cette dotation charitable qui souligne l’exceptionnel dans la générosité. Plus réaliste ou plus soucieuse de sa mission dans le temps, la Société de secours (l’ancien nom de la Croix-Rouge), quant à elle, continua son œuvre

9. Poovey M., Making a Social Body. British Cultural Formation 1830-1914, Cambridge University Press, 1995. 10. Archives de l’Assistance publique, carton 62, dossier 17.

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notamment grâce aux dons suisses. C’est parce qu’une infirmité grave et visible ne saurait être simulée que la charité pouvait se déployer avec une sensation réelle d’efficacité et de compassion à l’œuvre. L’objet matériel, la prothèse, demeurait ainsi comme un ex-voto, une solution visible et tangible des déchirures sociales et humaines. Plus qu’une tentative de réparer des corps, le projet tendait à réparer la société elle-même. Il s’agissait aussi de rendre des corps à l’appareil productif et à l’autonomie. La charité visait à sa propre disparition. À l’exposition sur le travail de 1885, des machines permettaient aux spectateurs de « voir avec grand intérêt des bras articulés bouger et une jolie petite main artificielle soulevant des poids de ½ à 1 kg, les reposer, les laisser et les reprendre »11. Le fabricant Werber fournissait les machines alors que la Société de secours ramassait les fonds. Aux expositions universelles de 1878 et 1889, cet intérêt pour la philanthropie technologique s’associait facilement avec le positivisme de la République. Pour le visage, par contre, aucun transfert de ce genre ne pouvait prendre puisque le masque, prothèse, palais artificiel et instrument de déglutition, n’offrait aucune mécanique visible, restait une œuvre artisanale, un bricolage entre appareilleurs, costumiers, dentistes et chirurgiens, comme par exemple l’appareil Delacroix. Les tatouages de lèvres et le fond de teint ne parvenaient à offrir qu’une surface lisse et sans relief palliant l’horreur des chairs à nu. Un cas célèbre, Étienne Rouland, âgé de 25 ans, ayant perdu son menton, sa mâchoire de la seconde molaire à gauche à la troisième à droite, passa sept mois sans pouvoir retenir sa langue jusqu’à ce qu’un dentiste militaire, Charles Delalain, crée pour lui une prothèse d’or et d’argent tenue dans un harnais de latex et de cuir. Dans son rapport final, Delalain concluait : « Je suis heureux si j’ai pu contribuer à démontrer encore une fois la sollicitude bienveillante des médecins du service de santé militaire pour leurs patients12. » Rouland servait à la fois d’exemple et de cas unique – le visage plus que les membres ne saurait être traité que dans un rapport unique à la prothèse ou l’épithèse. L’autre cas connu, Salman, noté pour son ardeur patriotique, put, une fois appareillé de la sorte, retourner combattre les communards en mai 1871. La prothèse est œuvre de charité, mais aussi œuvre nationale. Nous sommes là encore bien loin d’Hyppolyte Morestin (1869-1919) ou d’une véritable chirurgie faciale plastique même si des précurseurs existent comme Michel Serre de Montpellier13.

11. L’Assistance aux mutilés pauvres, no 11, octobre 1885. 12. Voir L’album de prothèses maxillofaciales de la bibliothèque du service de santé des armées et Note remise à Monsieur le Baron Larrey par Charles Delalain, 55e Bataillon de Mobiles, juin 1871, Archives du Service de Santé des Armées, boîte 62/14. 13. Serre de Montpellier M. (1799-1849), L’Art de réparer les difformités de la face ; Dupuytren (1777-1835), Velpeau sur l’autoplastie en 1839 ; Blandin (1798-1849) ; Nélaton (1851-1911) ; Wallace A., The Progress of Plastic Surgery, Oxford, Meeuws W., 1982 ; Haeseker B., JFR Esser and his contribution to Plastic Surgery, thèse, Erasmus Universiteit Rotterdam.

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Le sergent-major Salman, prothèse Préterre, 1871.

Dans ce sens, la mutilation du visage fonctionne d’une façon radicalement différente des autres blessures et amputations dans son rapport à la compassion. Cependant, on pouvait aussi l’utiliser afin de récolter des fonds. Mais c’est prendre le risque de l’effroi et celui plus grand encore de la répugnance. En 1872 à Lyon, un blessé de guerre fut ainsi exploité sans aucune réserve : Cet homme avait une blessure horrible à la face, bien faite assurément pour attirer la compassion publique. Il obtint 3 000 signatures [en faveur d’une proposition destinée à améliorer le sort des militaires invalides] ; mais chose bien extraordinaire, les anciens militaires restèrent à peu près étrangers à une manifestation dont le but était d’améliorer le sort des victimes de la guerre14.

Le processus de la compassion tient ici du choc et du traumatisme partagé. En cela on trouve une forme assez primitive du transfert de la compassion dans un rapport souvent perçu comme malsain car trop proche de la fascination pour le repoussant15. Cette stratégie de la représentation de la blessure nue ne résista pas à un processus visant à occulter et à limiter l’accès au corps repoussant. 14. Comte de Riencourt, Les Militaires blessés et invalides, leur histoire, leur situation en France et à l’étranger, Librairie Militaire Dumaine, 1875. p. 40 ; Id., Les Blessés oubliés – les pensions militaires pour blessures et infirmités, Abbeville, Paillart, 1882, p. 108-109. 15. Halttunen K., « Humanitarianism and the Pornography of Pain in Anglo-American Culture », The American Historical Review, 1995, 100 : p. 303-334.

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Dans la même période, les spectacles ambulants de monstres et autres spectacles de difformités physiques vinrent à disparaître en Europe. C’est la fermeture d’un tel spectacle à Bruxelles, en 1886, qui poussa Joseph Merrick à se tourner vers un cadre hospitalier. Passant du spectacle au médical dans une histoire depuis souvent romancée, Merrick finit entre les mains de Frederick Treves qui l’exhiba dans un cadre médical jusqu’à la fin de sa vie en 189016. Nous sommes là proches d’une tératologie devenue insoutenable hors de son contexte scientifique qui en catalogue les infinies variables17. Dans ce cadre hospitalier, ce regard compassionnel se veut celui du progrès et de la civilisation, mais il devient un regard technique et le domaine réservé d’une élite. La médecine faciale n’offre pas qu’un regard clinique ou la protection d’un asile. Elle participe à un projet de modernité propre à être exporté. C’est donc dans un contexte colonial qu’il faut lire les récits répétés des chirurgiens britanniques tels que Gordon Buck. Buck luttait avec le scalpel contre un ensemble de punitions rituelles indiennes telles que l’ablation du nez pour adultère. Ici, la compassion et la « mission civilisatrice » se confondent dans toutes leurs ambiguïtés et leur eurocentrisme18. Ce regard sur « la victime » aussi bien que sur la rédemption possible par le geste humanitaire du chirurgien/prothésiste, est aussi l’imposition d’une distance culturelle. LE VISAGE DE LA COMPASSION En cela, la représentation de la souffrance et de la douleur, le rapport entre l’une et l’autre se font culturellement par le visage qui seul semble capable d’offrir une lecture de l’ineffable. Il y a dans le rapport de la compassion une constance de représentation entre la fin du XIXe siècle dont la dramaturgie un peu mélodramatique se retrouve dans le fameux tableau de Brouillet ornant l’escalier de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine, rue de l’École-deMédecine à Paris, et représentant l’ambulance de la Comédie-Française durant le siège de Paris en 1870. Cette représentation ô combien symbolique du théâtre d’opérations place une insistance toute particulière sur les regards. Dans son emphase, le regard du patient/victime est dans la tension entre soignant et soignés. Dans une large mesure, les autres représentations associant femmes et hommes reprennent des postures inspirées par les piéta, le masque de souffrance est celui du visage lisible.

16. Durbach N., « Monstrosity, Masculinity and Medicine : Re-examining “ the Elephant Man ” », Social and Cultural History, 2007, 4 : p. 193-213. 17. Garland Thomson R., Freakery, Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, NYUP, 1996 ; Peter W. Graham et Fritz H. Oehlschlaeger, Articulating the Elephant Man, Johns Hopkins University Press, 1992. 18. Conway H., Stark R. B., Plastic Surgery in the New York Hospital 100 years ago, New York, Paul H. Hoeber, 1953 ; Bankoff G., The Story of Plastic Surgery, Londres et New York, Faber and Faber, 1952, p. 18.

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L’impénétrabilité du faciès détruit ou marqué par la paralysie faciale s’oppose à une lecture aisée et ajoute un sentiment de malaise à l’incommunicabilité de la souffrance. Dans leur rapport au public, le matériel publicitaire produit par les organisations humanitaires concentre beaucoup de leur espace visuel aux visages, aux yeux, aux rapports entre visages et enfin aux visages enfantins. Au fond, l’image même de l’innocence enfantine est au cœur de ces rapports. Et par le visage encore relativement vierge de l’enfance, c’est une surface plane sur laquelle se projette la compassion. Ce rapport au visage de l’innocence est datable de deux moments clés : l’émergence de la presse libre, après 1868 en France, et plus particulièrement des journaux illustrés, les journaux utilisant le vérisme des gravures inspirées de photographies, enfin les images photographiques et filmées. On passe alors de scènes collectives aux portraits individuels qui condensent sur eux toute une situation – on peut par ce moyen projeter ou lire une situation complexe, une « crise » humaine et humanitaire. Dans la plupart des cas, les tentatives de représentation ou de lecture passent par un degré de confusion entre le regard et le visage, comme par exemple le livre de François Flahault, Face à Face. Dans ce livre, Flahault mène une enquête auprès des greffés et des opérés de la face. Seuls ressortent des éléments autobiographiques et une auto-compassion involontaire19, si bien que le visage renvoie d’abord au regard de l’autre, par association à la fragilité de l’individu et aux relations de pouvoir. Une lecture entachée de moralité, où l’on parle de « victime » plus que de patient, plus de la personne dans sa biographie tout entière. Soigner un visage, c’est soigner l’essence physique d’un être. Mais cet être se doit d’exhiber les signes de la reconnaissance. Pour reprendre la catégorisation de Riencourt en 1875, il y a les invalides très méritants : graves et tristes, pauvres et honteux ; les méritants : nécessiteux, gênés, solliciteurs, ambitieux ; enfin peu méritants20. Ces catégories se lisent dans le comportement de la victime aussi bien que sur son visage. L’ÉTHIQUE ET LA COMPASSION C’est dans ce cadre que l’on peut revenir aux contrecoups de la récente transplantation de visage d’Amiens par le biais d’une étude des médias de langue anglaise, lesquels présentent l’intérêt de ne pas être inscrits dans la même logique que les médias français. La distinction qui se fait entre ce qui est privé et ce qui appartient au domaine public est très différente de celle que la loi française impose. De plus la médecine anglo-américaine fait face à des ques-

19. Flahault F., Face à Face, histoires de visages, Paris, Plon, 1989, p. 48-49. 20. Riencourt, Les militaires blessés..., p. 364.

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tions éthiques qui se révèlent profondément différentes de celles animant les débats français. Ces médias sont à la fois le reflet d’une pratique internationale et des agents puissants dans la mise en forme de l’opinion publique. Cependant leur analyse de la transplantation a été mise à mal par leur propre lectorat. Bien entendu, dans un premier temps, l’essentiel des médias anglo-saxons se sont félicités de la prouesse technique. Mais ils ont rappelé que des peurs réelles sur l’immunosuppression, l’impact psychologique ou les conséquences graves pour la discipline qu’un échec pouvait présenter auraient à elles seules empêché l’autorisation d’une semblable opération au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Les Docteurs Butler au Royal Free Hospital et Siemonow à la Cleveland Clinic, étaient tout aussi présents dans les médias anglo-saxons que l’équipe française et permettaient de mettre en contexte la première française. Ce n’était donc pas une première technique que l’on rapporta en premier lieu, mais une autorisation plus facilement accordée. Tout le débat se fit dans une comparaison entre des équipes nationales rivales et celle des Français. La date de la première transplantation était inconnue, mais les journalistes scientifiques n’en ignoraient pas la proximité. De fait, le débat sur les transplantations de visage dans les médias avait commencé dès les années 2000. Les annonces d’une opération prochaine avaient suscité des débats virulents parmi les éthiciens américains, notamment en 200421. Dans l’ensemble, la perspective semblait lointaine et le manque de donneurs potentiels un obstacle22. Plus encore, les soucis éthiques et les rapports entre le corps du donneur et celui du receveur semblaient présenter d’insurmontables barrières. Les comités éthiques campaient sur leurs positions. Parmi les questions éthiques, les questions identitaires qu’une telle transplantation pouvait poser étaient présentes dans le débat d’une façon visiblement plus inspirée par les représentations à grand spectacle que par les considérations de l’opération elle-même. Dans les représentations publiques telles que dans le mini-sondage du Chicago Tribune, le visage est représenté tel un masque rigide reposant sur un substrat musculaire dont il serait comme indépendant. Dans les médias écrits comme audiovisuels, le visage est ainsi présenté comme une sorte de prothèse vivante porteuse d’image propre et donc d’identité. Plutôt que le lambeau de peau et de chair se moulant sur une structure de muscles, d’os et de cartilage, le visage transplanté serait plutôt une transplantation de tête. La surprise en lisant les sources est de constater que le public dans l’essentiel ne l’a pas suivi dans cette dérive sensationnaliste. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’une distance réelle existe dans ce cas entre les éthiciens, les médias et le public. Ce dernier, une fois établie la plasticité de la transplanta21. Voir le dossier d’American Bioethics, vol. 4, no 3. 22. « Transplant surgeons look the future in the face », Jo Revill, The Guardian, 24 novembre, 2002.

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tion – et donc l’impossibilité de porter le visage d’un ou d’une autre – comprend la transplantation comme faisant partie du cortège des innovations médicales et l’intègre à une séquence d’autres moments de la science dont il banalise l’importance ou la nature exceptionnelle. Cela ne veut pas dire que l’histoire de cette transplantation ne se prêtait pas à certaines inventions. Les anecdotes personnelles concernant la patiente donnèrent une dimension publique à ses choix de vie et permirent au débat éthique de prendre une dimension morale qui mérite d’être considérée de plus près. Le Daily Mail, probablement un des organes les plus conservateurs de la presse britannique, reçut un abondant courrier en faveur de la transplantation. Certains se posèrent des questions ad hominem – et c’est là sans doute un point assez saillant des débats. Qui était la victime et quels étaient ses mérites ? L’hypothèse d’une tentative de suicide et d’un sauvetage sauvage par le chien fit l’objet de débats. Beaucoup de lecteurs anglais regrettaient la mise à mort de l’animal identifié comme la cause de la défiguration et le Sun discuta du choix des animaux de compagnie après l’adoption par la patiente d’un nouveau chien, Max. Ces hypothèses par ailleurs invérifiables firent les beaux jours des journalistes, certains éthiciens y virent un scandale potentiel et, si elles étaient vérifiées, un problème en soi. Certains sites Internet sur les marges du débat mirent en doute les circonstances de l’accident et le rôle du chien – les circonstances de l’accident provoquèrent plus de débats que la transplantation elle-même23. Dans un contexte un peu semblable, une transplantation du foie sur le footballeur alcoolique George Best avait été aussi controversée. Dans ces débats souvent de bas niveau, il est intéressant de constater que les autorités plus anciennes comme le Dr Joseph Murray, qui fit la première transplantation de reins en 1954, ou le Dr Roy Calne de Cambridge prirent parti pour l’innovation dans une controverse qui prit un peu la tournure d’une dispute entre anciens (médecine héroïque) et modernes (médecine éthique)24. Pour la transplantation du visage, la responsabilité présumée de la victime, quasiment présentée comme automutilée, et les circonstances complexes de l’accident soulevèrent un doute sur deux plans : la question fondamentale du consentement, d’une part, le traitement et la psychologie de la patiente, et sa capacité à suivre un programme de traitement immunosuppresseur, d’autre part. Dans un débat contradictoire d’avril 2006, le Southern Medical Journal permit à de nombreux commentateurs de donner leur jugement et leur pronostic. Partant de l’expérience de la transplantation de la main menée par l’équipe du Pr Dubernard, les éthiciens de Duke et de Chicago ne parlent pas de la probabilité d’un échec, mais de la certitude que la transplantation ne peut finir que 23. http://www.theinternetpatrol.com/woman-gets-face-transplant-but-why (consulté en Juin 2007). 24. At Arizona Conference, Praise for French Face Transplant Team, by Altman L. K., New York Times, January 19, 2006.

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par échec25. D’autres firent des références à Jules Verne et au film Face Off ou encore au précédent de la transplantation cardiaque. Dans ces cas inspirés de l’âge héroïque de la science fiction ou de la chirurgie, le succès seul définit la position éthique26. En conclusion de ce numéro spécial, l’American Society for Reconstructive Microsurgery rendit publique sa position le 25 janvier 2006 : L’éthique de la transplantation faciale va plus loin que les questions de vie ou de mort communes à la plupart des transplantations et implique des thèmes qui jusqu’à présent n’ont pas été convergents dans les décisions médicales. Le visage représente l’aspect le plus identifiable de l’être physique d’un individu et le visage est central dans les questions de communication. On peut s’attendre à ce qu’un patient défiguré soit considérablement diminué, mais la plupart des études confirment qu’il n’y a pas toujours de corrélation entre la détresse et la sévérité de la difformité. La plupart des patients souffrant de difformité du visage s’adaptent assez bien et acceptent leur apparence physique comme étant la leur (leur moi). L’impact psychologique d’acquérir l’identité d’une autre personne est très complexe ; l’impact de perdre cette identité nouvelle ne peut qu’être imaginé. De même, il ne faut pas sous-estimer la répercussion de la transplantation sur les proches et la famille du donneur et du receveur. La question éthique d’infliger ainsi un remède nouveau et potentiellement fatal ou déformant dans le but de faire avancer la science doit être jugée selon le credo hippocratique27.

On retrouvent ici un certain nombre de positions assez étranges quant à la nature de l’identité, transférable d’une tête à l’autre sans que les tissus ou l’ossature l’altèrent. Les données psychologiques et psychiatriques sont aussi contestables, mais sont sans doute aussi un écho des droits à la différence revendiqués par le lobby des « disabled studies », puissant aux États-Unis. Non seulement l’acquisition, mais encore la perte de cette « identité » toute de surface est présentée comme la question clé de l’opération. Le geste thérapeutique est lui aussi discuté, comme s’il ne se posait que comme une étape dans le développement de la « science médicale ». La trans25. C’est par exemple la prédiction pessimiste des Drs Walton et Levin, Face Transplantation : The View from Duke University and the University of Chicago, Southern Medical Journal, 2006, 99 : p. 417-418. 26. Shack B., “ Face Transplantation : The View from Vanderbilt University ” Southern Medical Journal, 2006, 99 : p. 419-420. 27. « The ethics of facial transplantation go beyond the life and death issues common to most transplants and engage other topics that heretofore have not influenced medical decision processes. The face represents the most identifiable aspect of an individual’s physical being and is central to communication. One might expect that a facially deformed patient is markedly impaired, but most studies confirm that the severity of deformity does not necessarily correlate with distress. Most patients with facial deformity adapt quite well and accept their physical appearance as self. The psychology of acquiring another person’s identity is very complex ; the psychology of losing that newly acquired identity can only be imagined. Similarly, the psychologic repercussions of a facial transplant on family and friends of both donor and recipient cannot be underestimated. The ethics of inflicting an untried, and potentially fatal or deforming remedy for the purposes of advancing science must be carefully weighed against the Hippocratic credo of doing no harm », « The United States Position : Position Paper of the American Society for Reconstructive Microsurgery on Facial Transplantation », Southern Medical Journal, 2006, 99 : p. 430.

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plantation n’est donc perçue alors que comme objet expérimental et en aucun cas comme une solution individuelle, sinon unique, à un traumatisme terrible. Cette étrange disparition de la patiente dans certains débats éthiques ne fut pas une constante. Dans d’autres débats, la position de la patiente ne pouvait être que de silence et d’ignorance. Dans la logique des textes de Nuremberg sur le consentement au traitement. Selon le Comité : La transplantation de visage, ne saurait avoir lieu dans l’urgence. Une des raisons en est que « la notion même de consentement informé est une illusion ». Même si toutes les techniques standard ont été épuisées et même s’il existe un patient candidat à la transplantation qui insiste pour recevoir le transplant et qu’un donneur est disponible, « le chirurgien ne peut faire aucune promesse sur les résultats de ses efforts de reconstruction qui restent en doute ». Le consentement ne pourra donc jamais exister d’après le rapport28.

Cette logique du non-consentement semble irréfutable tant que l’on pose la question du geste médical comme s’il s’agissait d’un geste purement technique dont les aboutissements sont toujours connus. Puisqu’un geste médical fait toujours la part des risques et que deux opérations ne peuvent se ressembler que dans la mesure de normes opératoires définies par l’expérience, une première chirurgicale devrait toujours échouer face à cet impératif de prédictibilité. L’idée que l’opération de la transplantation ne saurait être le fruit de l’urgence ne peut être compréhensible que dans une logique de reconstruction progressive dont la transplantation serait la conclusion tout en représentant son opposé. Si la transplantation ne devait être que le constat de l’échec patent des « techniques standard », on pourrait se demander sur quelle base physiologique elle aurait alors lieu. Le repli conservateur sur des « méthodes standard » semblait aussi paradoxal puisque le concept même de standard ne peut s’établir que par un rapport empirique avec des expérimentations passées. Ces positions sur le choix informé du patient ne dataient pas de la transplantation elle-même. Sur une base souvent plus littéraire que l’on pourrait le supposer dans des débats médicaux, les commentateurs discutant de la possibilité de la transplantation faciale avaient réitéré leurs doutes. Ainsi dans The American Journal of Bioethics, Carson Strong pose la question du consentement dans des termes mélodramatiques en demandant si le fantôme de l’Opéra pourrait faire un choix rationnel devant l’offre d’une solution immédiate à sa difformité29. 28. « Face transplants, the committee said, should not be performed on an emergency basis. One reason, it said, is because “ the very notion of informed consent is an illusion ”, even if all standard techniques have been exhausted, a candidate patient insists on receiving the transplant and a donor is available. “ The surgeon cannot make any promises regarding the results of his restorative efforts, which are always dubious ”, the committee said. The report continued, “ Authentic consent ”, therefore, will never exist. » http://www.nytimes.com/2005/12/01/health/01face.html?pagewanted=2&ei=5088&en=e631012a856bc902&ex=1291093200&partner=rssnyt&emc=rss 29. Strong C., « Should We Be Putting a Good Face on Facial Transplantation ? », The American Journal of Bioethics, 2004, 4 : p. 13-14.

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Si la presse anglo-saxonne se fit le relais de ces débats souvent confus, elle transmit aussi la mesure d’autres enjeux. Le New York Times se fit ainsi l’écho parfois violent de débats éthiques peut-être entachés de rivalités professionnelles. Dans les médias populaires, les questions prirent une tournure enracinée dans des atavismes du siècle dernier. Dans un certain sens, l’absence de profondeur éthique de ce « problème » était évacuée par une double référence – la victime était-elle méritante et son innocence avérée ? Son comportement étaitil et serait-il sans tache (et sans tabagie) ? Au moment de la circulation des images, pourrait-on demander si son visage prête à la compassion ? Son ambition, des droits sur un film, seraient-ils une autre barrière 30 ? Toutes ces objections ont été présentées par des médias d’ordinaire peu dogmatiques en matière d’éthique, peut-être afin de donner une épaisseur humaine à l’événement mais en ajoutant un portrait au noir à un débat déjà complexe. Cette dimension individuelle apparut quelque peu confuse et excessivement moralisatrice. Sur ABC news, le présentateur vedette, Martin Bashir, un spécialiste des techniques d’interviews en force, abrégeant de longues discutions en un programme de moins d’une heure, présenta le cas d’Isabelle D. comme celui d’une personne suicidaire. Dans une longue entrevue avec le Dr Maria Semionow, le présentateur lui donna le rôle un peu malaisé consistant à critiquer l’éthique française tout en justifiant l’éthique de la transplantation en tant qu’opération. Le tout est aujourd’hui visible sur un site sponsorisé par DOCSHOP, le website des plasticiens ! On ne peut que reprendre ici le regard critique de Roger Cooter dans son article de 1995, « The resistible rise of medical ethics », qui demande une analyse politique des rapports de force cachés sous des déclarations pseudo-philosophiques31. Pour le New York Times, le Dr Semionow, toujours un peu bon apôtre, étant donné sa frustration devant des comités tâtillons, fut citée comme l’auteur d’un extraordinaire sophisme : Nous voulons que ça se passe bien. Mais si ça se passe bien, alors je crains que l’on n’oublie les manquements éthiques. Et si ça se passe mal, on blâmera la procédure de la transplantation mais pas les questions éthiques qui sont derrière32.

Les risques professionnels de collègues partageant les procédures ont déplacé des rivalités scientifiques sur un domaine plus flou, celui de l’éthique médicale à laquelle une autonomie expérimentale semble être accordée. En fait, les débats semblent bien avoir été fondés sur des différences dans la professionnalisation de l’éthique médicale aux États-Unis et en France. Mis à part les sou30. http://abcnews.go.com/Health/Cosmetic/story?id=1386491 31. Cooter R., « The Resistible Rise of Medical Ethics », Social History of Medicine, 8 : p. 257-270. 32. « We want for this to go well. But if it does, then I am afraid everyone will forget that the ethics were not proper here. And if it does not, then they will be blaming the transplant procedure but not the ethics behind it. » http://www.nytimes.com/2005/12/06/international/europe/ 06facex.html?ex=1168750800&en=036056d3fc0b9ebc&ei=5070

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cis identitaires déjà mentionnés, la « médicalisation » débilitante des immunosuppresseurs étant l’argument principal contre l’opération33. Après le dépouillement des sites de débats et notamment des sites Internet de la presse anglo-américaine, il ressort que le public n’a pas suivi ce rapport complexe à l’éthique médicale et ses procédures. La logique d’un protocole d’attente avec des opérations intermédiaires de reconstitution n’a pas été comprise. La médicalisation de la patiente a été bien acceptée et les rapports de force entre éthiciens et médecins ne l’ont pas été. C’est donc aussi dans son rapport à l’expérimental que la compassion a joué à plein. Devant les hésitations éthiques, le public a pris le parti de la patiente tout en comprenant sa prise de risque. Une étude scientifique publiée en 2006 prit la mesure de ce risque en montrant que le public accordait au visage une priorité certaine justifiant les plus grands risques34. La compassion a donc été le produit de l’empathie et non pas seulement un processus cognitif sur la base des données présentées par les médias. Faisant la part de cet événement dans l’histoire des perceptions aussi bien que dans celle de la chirurgie, les journalistes de Time magazine firent un bien étrange constat d’échec pour l’éthique médicale : Pour l’instant le débat éthique va se tourner vers le sort de la patiente française. Si dans six mois elle se tient en pleine forme devant les caméras et est prête à reprendre le cours de sa vie, il sera difficile d’argumenter qu’elle n’aurait pas dû avoir cette chance. Si la chirurgie est un échec et que son sort s’aggrave, le futur des transplantations sera aussi sombre. La Cleveland Clinic de l’Ohio – qui a déjà donné le feu vert pour une transplantation complète du visage à l’un de ses chirurgiens – attend certainement ces résultats tout comme les comités d’éthique du Royaume-Uni où les transplantations ont été interdites jusqu’à présent. Mais tous ces acteurs n’ont que peu d’importance. En ce moment, la patiente elle-même, sans nom et pour l’instant sans visage, est la seule personne qui compte vraiment.

Un dessin de l’artiste cubain Edel Rodriguez illustrait cet article. Il représentait non plus un masque se posant sur un visage, mais une femme derrière un masque. Peut-être est-ce en mettant en avant la femme au cœur de l’expérience médicale que le public a su découvrir le vrai visage de la compassion moderne35 ?

33. ABC news, 6 février 2006. http://a.abcnews.com/Health/Cosmetic/story?id=1586457 34. Barker J. H., Furr A., Cunningham M., et al., « Investigation of Risk Acceptance in Facial Transplantation », Plastic & Reconstructive Surgery, 2006, 118 : p. 663-670. 35. For now, the ethical arguments will turn at least in part on how the French patient fares. If she stands prettily before cameras in six months’ time, ready to resume her life, it will be hard to argue that she should not have been given her chance. If the surgery fails and her lot is made worse, the future of such transplants will grow darker too. The Cleveland Clinic in Ohio – which has already given the thumbs-up to one of its surgeons to perform a full facial transplant sometime in the future – is surely awaiting those results, as are ethics boards in the United Kingdom, where full facial transplants have been forbidden for the time being. But all of those players are merely peripheral. At the moment, the patient herself – both nameless and, for now, faceless – is the only one who truly counts. http://www.time.com/time/health/article/0,8599,1136737,00.html

CHAPITRE 6

GUEULES CASSÉES DE LA GRANDE GUERRE : VISAGES DÉTRUITS, VISAGES RECONSTRUITS ? par Sophie Delaporte

Quinze à vingt mille combattants français ont été blessés au visage entre 1914 et 1918. Il s’agit là d’une estimation, les difficultés comptables ne nous autorisent pas à évaluer de manière plus précise le nombre de blessés au visage pour cette période. Des difficultés comptables qui tiennent au fait que les statistiques médicales ont retenu le nombre de blessures ; ainsi dans l’armée française, la moitié des 2,8 millions blessés l’ont été deux fois, et plus de cent mille, trois ou quatre fois. Au très grand nombre de blessés atteints au visage, dans ce lieu « le plus humain de l’homme », pour reprendre l’expression de l’ethnologue David Le Breton, il convient d’ajouter la gravité des traumatismes observés par les médecins. Cet élément constitue aussi une « rupture » avec les guerres et les conflits précédents. Même si la Première Guerre mondiale n’a pas généré un type nouveau de blessures, à l’exemple des invalides à la tête de bois des guerres napoléoniennes, jamais auparavant il n’avait été donné au monde médical d’observer de tels traumatismes et en si grand nombre. Le très grand nombre et la très haute gravité des blessures apparaissent pour une large part imputable à la modernisation de l’armement, en particulier les balles coniques et pivotantes, qui triomphent dès les débuts du XXe siècle et dont l’effet de souffle favorise la pénétration dans les chairs, et surtout les éclats d’obus, lesquels, projetés à très grande vitesse au moment de l’explosion, peuvent arracher un membre, dilacérer les corps ou même les pulvériser tout entiers ; rappelons que 70 à 80 % du total des blessures entre 1914 et 1918 sont infligées par l’artillerie ; la vulnérabilité corporelle des combattants entre 1914 et 1918 est liée aussi à la durée et à la nature même du conflit, avec des combattants en position debout, enterrés dans les tranchées, face à face. Autant d’éléments qui ont contribué à favoriser l’émergence de cette catégorie particulière de blessés. En ce sens, les blessures au visage représentent

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une question nouvelle posée au monde médical. C’est pourquoi nous insisterons ici sur le contenu des réponses thérapeutiques mises en œuvre pour tenter de « restaurer » les visages meurtris par la brutalité de la guerre. Les questions qui se rapportent aux complications tardives des blessés au visage telles que les constrictions et les pseudarthroses des mâchoires dominent, avec la question de la restauration plastique proprement dite, l’actualité de la chirurgie maxillo-faciale entre 1914 et 1918, et interviennent au premier rang des préoccupations des responsables de centres spécialisés, situés à l’intérieur du territoire, dans les régions. Sur la première question, celle des constrictions des mâchoires et de l’occlusion qui en résulte, le contenu des réponses porte sur la conception et sur la réalisation d’appareils prothétiques. Des réponses qui mettent ainsi en avant le principe de la relation étroite entre la chirurgie et la prothèse. Les constrictions des mâchoires entravaient de manière considérable le travail de mastication et d’élocution des blessés. La forme le plus souvent observée dans les centres se caractérisait par la perte totale d’élasticité et de tonicité des muscles. Dans tous ces lieux de soins, les mécaniciens prothésistes s’attachèrent à la fabrication d’appareils capables de lutter contre cette complication. Les appareils les plus utilisés, avec quelques variantes, ont été les écarteurs, les dilatateurs, les poires d’écartement, les ouvre-bouche à vis… ou encore le sac de sable, procédé décrit lors du Congrès dentaire interallié de 1916, par le docteur Pitsch. L’ensemble de ces appareils provoquaient des actions brutales et douloureuses sans rapport avec les souffrances endurées par les défigurés. À l’arsenal prothétique mis en place se substituèrent de manière progressive les massages, précédés de douches d’air chaud ou de vapeurs chaudes destinées à assouplir les muscles. Au terme de chaque séance, les médecins mesuraient l’évolution de la béance de la bouche, en millimètre, rendant compte ainsi des efforts consentis.

Écarteurs de mâchoires, « La thérapeutique de la constriction des mâchoires », Dr Kouindjy, Congrès dentaire interallié, 10-13 novembre 1916, Paris, Chaix, 1917, p. 689.

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Procédé du sac de cailloux décrit par le Dr Pitsch au Congrès dentaire interallié pour lutter contre les constrictions des mâchoires, Congrès dentaire interallié, 10-13 novembre 1916, « Traitement de la constriction des mâchoires », Paris, Chaix, 1917, p. 748.

La seconde complication observée chez les défigurés concerne les pseudarthroses des mâchoires, c’est-à-dire l’absence de consolidation ou la consolidation en mauvaise position des fractures des maxillaires. La question de la réparation du squelette facial apparaît ici essentielle avant la mise en œuvre des interventions plastiques proprement dites. Un ordre d’intervention que souligne l’appellation de la spécialité : chirurgie « maxillo-faciale ». Parmi les méthodes préconisées pour réparer le squelette facial, les greffes osseuses, cartilagineuses et ostéopériostiques se situent au premier plan des réponses apportées par les médecins. La technique de la greffe de cartilage, décrite par Morestin à la fin de l’année 1914 devant la Société de chirurgie, s’inscrit dans la continuité des techniques d’avant guerre, utilisées notamment dans les réparations du nez. Le chirurgien a donc, à l’occasion de la guerre, étendu ses applications à l’ensemble du massif facial. La méthode des greffes de cartilages pour réparer les visages ne constitue pas véritablement une innovation, son indication a été simplement élargie du fait de la guerre. Le même chirurgien rapportait, toujours devant la haute assemblée de la Société de chirurgie, l’expérimentation à laquelle il s’était livré dans le cadre de ses recherches sur les greffes cartilagineuses, appliquées aux pertes de substances osseuses des blessés au visage. Son intervention se situe au début de l’année 1916. Il écrit : « […] Au lieu d’avoir recours à la transplantation de cartilages prélevés sur le blessé lui-même ou sur un autre sujet, j’ai essayé de pratiquer une zoogreffe, tentative qui a été suivie d’insuccès », précise-t-il d’emblée. « Ce jour-là, je fis sacrifier une jeune truie dont les cartilages costaux furent aussitôt prélevés avec toutes les précautions nécessaires pour que ce matériel de greffe fût rigoureusement aseptique. Les pièces cartilagineuses

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furent utilisées dans la matinée même, pour quatre opérations. Je dois dire immédiatement que dans aucun de ces cas le résultat cherché n’a été obtenu. Pendant plusieurs jours, on put croire que le succès serait complet mais les téguments se sont soulevés progressivement et peu à peu, toutes les pièces cartilagineuses furent éliminées. » D’autres procédés qu’il est permis de considérer comme « expérimentaux », et qui n’ont pas dépassé ce stade, ont été décrits. Il paraît néanmoins assez difficile d’apprécier le nombre et le contenu de ces « expérimentations » parce que, dans la plupart des cas, elles n’ont pas été rapportées du fait de leur échec ou de leur « insuccès ». La visibilité des expérimentations n’est donc pas forcément assurée par la presse ou par les rapports mensuels rédigés par les chirurgiens. Il apparaît donc difficile d’en rendre compte, d’en évaluer le nombre et d’en apprécier le contenu. Il est tout aussi difficile d’évaluer le préjudice subi par les blessés dont les réticences à accepter une méthode nouvelle de traitement ne peuvent s’exprimer et se mesurer qu’à travers le refus de soins, euxmêmes pas toujours énoncés de manière explicite dans les rapports des chirurgiens. L’échec des techniques mises en œuvre ici pour la reconstruction du squelette facial situe les greffes au stade de l’expérimentation sans parvenir à le dépasser. Il n’en va pas de même dans le cas de la greffe appelée « ostéopériostique », qui offre un exemple caractéristique par sa présentation, sa description, sa diffusion et son appropriation par les opérateurs, du passage de l’expérimentation à l’innovation, jusqu’à sa banalisation dans le champ médical. LES MODES DE PRÉSENTATION ET DE DIFFUSION Le 3 mai 1916, l’auteur de la méthode, le médecin Henri Delagenière, chirurgien-chef de « reconstitution maxillo-faciale », au centre du Mans, expose devant la Société de chirurgie une communication consacrée aux « greffes ostéopériostiques prises au tibia pour servir à la reconstitution des os ou à la réparation des pertes de substance osseuse », comme le précise son intitulé1. Le chirurgien fait le choix de présenter sa méthode de greffe devant ses pairs. En effet, la Société de chirurgie se place entre 1914 et 1918 au cœur du processus décisionnel en terme d’attitude médicale à tenir et de réponses à apporter aux questions posées par la guerre. En ce sens, les Bulletins et mémoires de la Société de chirurgie constituent le prisme privilégié à partir duquel se diffuse l’actualité au sein de la communauté médicale. Les bulletins

1. L’ouverture d’un centre de « stomatologie et de prothèse maxillo-faciale » au Mans n’intervient qu’à la fin de l’année 1915-début 1916, soit plus d’un an et demi après l’entrée en guerre. Elle s’inscrit dans la dernière vague de création de centre spécialisé dans ce type de traumatismes.

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de l’institution offrent ainsi une visibilité importante au chirurgien et, par là, lui assurent une très large diffusion. D’emblée dans son exposé, Delagenière rend compte de ses tâtonnements initiaux : il a réalisé des tentatives de greffes osseuses à partir d’un greffon pris sur un autre sujet, c’est-à-dire d’homogreffes et aussi de zoogreffes, prélevées sur l’animal. « Ces tentatives, avoue-t-il, ont toutes été suivies d’insuccès au point de vue de la greffe elle-même. » Comme dans le cas des homogreffes, l’élimination du greffon a été constatée. Le chirurgien est donc « arrivé dans sa pratique, à n’avoir recours qu’aux greffes ostéopériostiques du tibia prises sur le sujet lui-même », des autogreffes. Et les premières applications de la greffe dite ostéopériostique ont trait aux réparations crâniennes, que le chirurgien mentionne dans ses rapports mensuels, à partir de février 1916. Il a donc étendu aux os du visage sa méthode. La technique s’affirme ainsi, au point de constituer dès l’année suivante, en février 1917, le « procédé de choix pour le traitement des reconstitutions osseuses en général et des pseudarthroses en particulier »2.

« La greffe ostéopériostique dite Delagenière », Rapport annuel du centre de chirurgie maxillo-faciale, Le Mans, 4e région, 1917, Archives du Service de santé des armées (ASSA), carton 121.

2. Rapport annuel, 1917, Archives du Service de santé des armées (ASSA).

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Le temps consacré à la description très précise des différentes étapes de la méthode et le ton adopté témoignent d’une volonté de convaincre l’assemblée à la fois de son intérêt, de sa simplicité et de sa valeur afin d’en favoriser l’appropriation. La technique consiste à prélever sur le tibia le matériel de greffe nécessaire, le tibia offrant une large étendue. « Le lambeau se prélève comme le menuisier enlève au ciseau un copeau de bois », écrit Delagenière. La prise du greffon se fait sur le tibia « un os d’accès facile, sa face interne est large et étendue » qui permet au chirurgien de disposer d’un matériel de greffe considérable pour combler des pertes de substances non moins considérables. Il s’empresse de préciser que la réparation de la plaie osseuse qui résulte de la prise de la greffe sur le tibia s’effectue sans inconvénient. Delagenière a retenu le périoste pour ses fonctions sécrétantes, seule partie de l’os véritablement active qui autorise le rétablissement complet et solide de la continuité osseuse. Les greffes ostéopériostiques peuvent ainsi être employées dans trois situations : pour combler une cavité osseuse ou une perte de substance osseuse, pour guérir les pseudarthroses et pour reconstituer un os et une portion d’un os3. À noter que les différentes phases de la greffe ostéopériostique se succèdent au cours de la même intervention. Entrons un peu dans le détail de la technique, comme le fait Delagenière luimême devant la Société de chirurgie : L’instrumentation se veut également simple : un ciseau-burin et un maillet de bois ou de métal, suggère Delagenière. La taille des greffons prélevés varie suivant la perte de substance à combler mais apparaît plus importante que dans le cas des greffes de cartilages lesquelles, employées sur une large étendue, tendaient à se rétracter. L’épaisseur du périoste peut être simple ou doublée d’une petite couche osseuse de 1 à 2 mm. Dès la prise du greffon sur le tibia, le chirurgien s’applique à le « transporter » dans la plaie opératoire sans aucun intermédiaire. Il ajoute : « Au moment où elle est détachée, la greffe a l’aspect d’un copeau de bois épais. » Surtout, le chirurgien s’applique à maintenir le greffon stérile en le manipulant avec précaution. L’autre temps de la greffe ostéopériostique consiste à préparer le « lit du greffon ». Pour cette étape, Delagenière estime utile de préciser les règles auxquelles les chirurgiens devront se conformer pour s’assurer du bon résultat de la méthode : « Il est de toute nécessité, écrit-il, que les greffes soient en contact avec des tissus vivants. » En ce sens, l’opérateur doit s’appuyer sur les tissus encore vivants sur le visage du blessé et ôter tout ce qui reste de scléreux ou de cicatriciel afin d’éliminer les risques possibles d’infection du greffon. 3. Ollier avait décrit en 1865 une tentative de greffe périostique mais les dangers de l’infection qui menaçaient et dont on ne savait pas se garantir l’avaient poussé à abandonner ce procédé.

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Après avoir préparé le lit du greffon en découvrant les extrémités des surfaces osseuses, le chirurgien procède à la mise en place du greffon et à la fermeture de la plaie. Ensuite de quoi, le chirurgien doit recourir à la prothèse, en ce cas aux gouttières métalliques afin de maintenir les maxillaires greffés et obtenir ainsi une meilleure consolidation. La précision de la description de la technique de la greffe ostéopériostique témoigne de l’application de son auteur à favoriser son appropriation par ses confrères et, par là, vise à lui assurer une très large diffusion auprès de l’ensemble des chirurgiens en charge de la réparation des visages. L’énoncé des résultats obtenus par la méthode apporte un outil supplémentaire à sa démonstration. Chez deux blessés « anciens », qui présentaient des pseudarthroses, c’est-à-dire la consolidation en mauvaise position des fractures, la technique de la greffe ostéopériostique a été employée, en février 1916. En dépit de suppurations présentées par les deux opérés, les résultats ne sont pas tout à fait aboutis mais apparaissent très favorables au chirurgien, suffisamment en tout cas pour justifier sa démarche. L’auteur se fait fort devant les membres de la Société de grossir le nombre des blessés à bénéficier de ce type de greffe au cours de l’année suivante. Au terme de l’année 1916, le chirurgien a effectué 39 greffes ostéopériostiques – dont 16 crâniennes, 28 faciales et 11 maxillaires. Le recours aux données chiffrées est là pour accroître l’impact de sa méthode auprès de ses confrères. Le chirurgien estime même utile d’appuyer sa démonstration par la présentation de documents photographiques, imposant ainsi la preuve de l’efficacité de sa méthode par l’image. Delagenière effectue ici un travail militant. Par l’accumulation du nombre de blessés opérés par la méthode de greffe ostéopériostique et par les résultats obtenus, le chirurgien entend aussi conforter sa technique. En ce sens, Delagenière y apporte quelques améliorations, par l’abandon notamment de l’emploi de plaque métallique pour fixer le greffon, préférant recourir à des appareils intrabuccaux. « Ma technique actuelle n’est sans doute pas définitive mais elle constitue un nouveau perfectionnement et permet d’obtenir presque à coup sûr des résultats satisfaisants. » Il est permis d’affirmer qu’il ne s’agit plus alors d’un simple procédé opératoire, mais d’une méthode générale de reconstitution partielle ou totale d’un os. Il considère d’ailleurs celle-ci comme la « méthode de choix » pour guérir les pseudarthroses ou les pertes de substances osseuses du massif facial. Ainsi, il revient devant la Société de chirurgie, en décembre 1917, et expose une nouvelle communication basée cette fois sur 118 autres observations. Pour accroître la force de conviction de sa méthode auprès de ses confrères, Delagenière ponctue sa démonstration par la présentation aux membres de l’assemblée de quelques-uns de ses blessés soignés par sa méthode et qui l’ont accompagné jusque-là. « Vous pourrez ainsi en les examinant, dit-il, vous rendre compte des résultats qui peuvent être couramment obtenus. »

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On mesure ici l’impact sur les membres de l’assemblée de la présence physique de ces blessés et des résultats obtenus à partir de la technique de greffe : donner à voir pour impressionner et finalement emporter l’adhésion. Le nombre toujours croissant de blessés à bénéficier de la méthode de greffe prônée par Delagenière et sa diffusion toujours plus large dans la presse médicale représentaient des facteurs essentiels pour assurer le passage de la phase d’accumulation à celle d’appropriation. La légitimité de sa méthode de greffe se trouva renforcée par les résultats accumulés au cours de l’année 1917, au point que certains de ses confrères s’accordaient pour la définir aussi comme « le procédé de choix ». À noter le retentissement international de la méthode prônée par Delagenière puisqu’un médecin italien, le professeur de stomatologie Angelo Chiavaro, de Rome, chargé de mission en France, s’est rendu au Mans afin de constater les résultats de la technique alors que les chirurgiens américains de l’hôpital de Neuilly – Hutchinson et Hayes – y attachèrent le plus grand intérêt. L’APPROPRIATION DE LA TECHNIQUE L’auteur tente ainsi d’emporter l’adhésion de l’ensemble du monde médical autour de sa technique. « Je vous apportais la technique que je suivais dans l’espoir de voir la méthode appliquée par d’autres collègues », indiquait Delagenière lors de la séance du 19 décembre 1917, soit un an et demi après ses premières greffes. L’adoption par ses confrères, installés dans sa propre région militaire, et qui ont « bien voulu expérimenter sa méthode », et la visite d’autres confrères, qui se déplacent jusqu’au Mans, depuis Bordeaux, Vichy, Marseille, Rouen, Tours ou encore Châlons-sur-Marne…, pour « constater les incomparables résultats obtenus par cette méthode, actuellement parfaitement réglée » et pour assister à des interventions de ce type faites « sous leurs yeux », montre le processus d’appropriation de la technique. Pour venir à bout des réticences de certains de ses confrères à l’emploi de la technique de la greffe ostéopériostique, Delagenière n’hésitait donc pas à opérer les blessés en leur présence, comme son adjoint le précisait dans l’un de ses rapports : « Simultanément et consécutivement, presque tous les chirurgiens des centres sont venus se renseigner sur place, et chaque fois ont assisté à quelques interventions pour greffe ostéopériostique exécutées par notre chirurgien chef du centre, le médecin Delagenière4. » Les convaincus venaient même enrichir le nombre de publications déjà consacrées à cette technique de greffe en rapportant leurs propres observations

4. Rapport mensuel, décembre 1917, ASSA.

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de cas de greffes ostéopériostiques. La répétition de l’intervention suggère bien sûr son appropriation. Si l’opération de blessés effectuée devant ses confrères devait favoriser l’appropriation par les témoins de la technique ainsi que sa diffusion, le rituel se devait surtout de vaincre les dernières résistances. En ce sens, l’accumulation des « preuves » inclinait en faveur de son précurseur. Ce dernier mettait ainsi en garde les partisans de « l’abstention que dans tous les cas où l’indication de la greffe était nettement posée, il n’était plus pour le chirurgien un droit légitime mais une faute de ne pas y recourir. D’ores et déjà, nous pouvons affirmer, à quelques exceptions près, que la pseudarthrose du maxillaire inférieur, même avec perte de substance osseuse très étendue, ne peut plus être déclarée “ infirmité définitive et incurable ”, si la greffe ostéopériostique n’a pas été tentée »5. Le ton se fait plus menaçant encore lorsqu’il écrit : « La responsabilité des chirurgiens, puisqu’ils sont avertis, est fortement engagée. L’avenir dira dans quelle mesure, à l’égard des mutilés atteints de pseudarthroses des mâchoires en particulier et des membres en général, qui suivant leur attitude, seront guéris ou infirmes, et de l’État qui pensionnera ou non ces mutilés et en assurera à vie l’appareillage plus ou moins compliqué et coûteux. Une méthode de traitement efficace dans au moins 80 % des cas, d’autre part sans inconvénients sérieux lorsqu’elle a échoué, ne peut être négligée6. » LA RECONNAISSANCE INSTITUTIONNELLE L’intérêt et la reconnaissance de représentants du Service de santé, qui se déplacent également au Mans pour assister à des interventions, contribuent à affirmer encore davantage la légitimité de la méthode de greffe ostéopériostique dans la communauté scientifique. Ainsi, le médecin-major de 1re classe Sauvez, en mission au sous-secrétariat d’État du service de santé, s’est déplacé à plusieurs reprises au Mans pour constater les résultats des interventions par la greffe ostéopériostique. Les chirurgiens du centre du Mans ont ainsi, à de multiples reprises, fait part dans leurs rapports de ces visites : « Nous sommes reconnaissant à Monsieur Sauvez d’avoir rendu compte dans son rapport au Ministre, à la suite de son inspection des centres en juin dernier, qu’après avoir visité tous les services de chirurgie et de prothèse maxillo-faciale de France et vu sur place les résultats des greffes diverses, cartilagineuses, osseuses, périostiques et ostéopériostiques, les meilleurs résultats ont été obtenus par ce dernier procédé7. »

5. Rapport mensuel, novembre 1917, ASSA. 6. Rapport mensuel, novembre 1917, ASSA. 7. Rapport mensuel, avril 1918, ASSA.

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L’APPROBATION DES BLESSÉS La greffe ostéopériostique semble avoir été bien accueillie par les blessés eux-mêmes. En effet, ces derniers ne semblent pas avoir usé des refus de thérapeutiques – unique recours des blessés –, comme le soulignait Delagenière dans l’un de ses rapports : « Fait remarquable, nous n’avons jamais rencontré un seul blessé atteint de pseudarthrose des mâchoires refusant cette intervention à la réflexion. Hostiles ou indécis à l’arrivée, ceux-là même qui avaient refusé précédemment la greffe proposée dans d’autres services, ont accepté quelques jours après cette intervention. Il leur a suffi de regarder les camarades pour être persuadés […]. Aucune aggravation de l’infirmité n’est à prévoir, nous n’insistons pas sur l’importance des avantages obtenus, ni du bénéfice qui en résulte pour l’État, le mutilé, la société. » Pour vaincre le scepticisme de certains blessés à l’égard de cette méthode de traitement, il a donc fallu attendre que les résultats obtenus par cette technique deviennent manifestes. La diffusion de la technique ne semble pas s’être limitée à la sphère médicale puisque certains blessés soignés dans d’autres centres sont venus « demander conseil » au chirurgien Delagenière, comme il le décrit dans un rapport : « Nous leur avons montré leurs camarades greffés. Venus en désespoir de cause, après deux ou trois ans d’hospitalisation, infirmes, se croyant condamnés à vivre péniblement assujettis à la contrainte journalière et sans espoir permis, ils ont eu quelque peine à comprendre qu’ils devront au hasard d’un conseil éclairé et à leur propre initiative la découverte d’un moyen presque certain d’amélioration telle qu’ils ne l’eussent jamais espérée. Leur surprise et leur regret manifestés nous ont prouvé que cette constatation de l’ignorance, de l’indifférence ou du parti-pris dont ils ont failli être victimes comme tant d’autres qu’ils ont connus, restait et restera sans doute pour eux un incompréhensible phénomène8. » Si le résultat obtenu sur les autres que soi-même importait, la situation de détresse plaçait le défiguré en position de demandeur qui n’avait souvent d’autre alternative que celle d’accepter le traitement proposé, ne mesurant pas toujours ses risques et ses conséquences. Refuser aurait signifié l’anéantissement de toute chance de retrouver un visage humain. Il apparaît néanmoins que les refus d’opération ont été dans le domaine de la chirurgie maxillo-faciale assez nombreux, mais moins sans doute que dans le cas de la chirurgie orthopédique, plus spécialement sur la question de l’amputation des membres. Le caractère presque magique que recouvraient les interventions réparatrices dans l’imaginaire des blessés explique en partie la relative docilité ou l’acceptation des blessés au visage. En même temps, la greffe ostéopériostique de Delagenière représente, sans doute, l’exemple le plus abouti dans le domaine de la chirurgie réparatrice des 8. Rapport mensuel, avril 1918, ASSA.

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visages, entre 1914 et 1918, du processus d’innovation et de maturation d’une technique chirurgicale. Mais les traumatismes du visage s’accompagnent de vastes délabrements des parties molles. Les chirurgiens des différents centres de chirurgie maxillofaciale s’employèrent à tenter de redonner une forme humaine à ces visages dévastés par la guerre. À côté des méthodes dites classiques de greffes et d’autoplasties employées avant la guerre pour réparer d’autres types d’atteintes corporelles ou en chirurgie esthétique, telles que les méthodes française et indienne, on relève le recours à des méthodes plus archaïques – il faut entendre par archaïques les techniques tombées en désuétude et remises au goût du jour du fait de la guerre –, c’est tout particulièrement le cas de la greffe italienne, et la mise en œuvre de procédés novateurs comme c’est le cas pour la méthode décrite par Léon Dufourmentel en 1918. Nous insisterons plus spécialement ici sur cette dernière. Comme pour les méthodes mises en œuvre pour reconstruire le massif facial, les greffes plastiques du visage se trouvaient soumises aux mêmes étapes du processus d’« innovation » d’une technique. La méthode de greffe bi-pédiculée préconisée par Léon Dufourmentel, chirurgien au centre de Châlons-sur-Marne, trouvait son application dans les vastes pertes de substance comme les gros délabrements de l’étage inférieur du visage dans les mutilations partielles ou totales du maxillaire inférieur par exemple.

Reconstruction du maxillaire inférieur par lambeau crânien bi-pédiculé, méthode décrite par Léon Dufourmentel, « Essai de reconstruction totale du massif maxillaire inférieur par greffes cutanées, muqueuses et osseuses », La Restauration maxillo-faciale, 1919, p. 141-150.

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La technique consistait ici à découper un lambeau bi-pédiculé, c’est-à-dire qui comporte deux épaisseurs de peau au sommet du crâne dans la région fronto-pariétale, puis de le rabattre comme une véritable sangle, et à insérer la greffe sur la partie à recouvrir. La qualité du cuir chevelu apparaît supérieure à celle du bras par exemple, par sa vitalité, et la méthode semble beaucoup moins contraignante que la méthode italienne. Le blessé pouvait aussi laisser pousser ses cheveux pour reconstituer une barbe et masquer les cicatrices apparentes et donner au visage un aspect moins repoussant. Mais la technique, si elle est novatrice, intervient quelques mois seulement avant la fin de la guerre. Il est donc difficile de mesurer son impact réel dans le traitement des pertes de substances des parties molles et d’apprécier sa diffusion dans le monde médical, dans les derniers mois de la guerre mais aussi dans l’immédiat après-guerre. Une méthode qui se situe en fait entre expérimentation et innovation et dont l’impact sur la discipline chirurgicale, au sortir de la guerre, reste difficile à mesurer. Lorsque les techniques de reconstructions des visages avaient échoué à rendre un visage aux défigurés ou lorsque ces derniers renonçaient à subir de nouvelles interventions, alors le recours à la prothèse définitive s’imposait pour tenter de dissimuler les difformités et de donner une apparence moins repoussante. C’est tout spécialement le cas pour les brûlés au visage pour lesquels l’accumulation des interventions n’avait pu suffire à leur redonner visage humain. Le responsable du centre de Lyon rapporte l’exemple de l’un d’eux, blessé grièvement après l’explosion d’un caisson de poudre qui lui occasionna de graves brûlures sur l’ensemble du visage. Le docteur Pont lui confectionna une prothèse nasale et auriculaire en pâte plastique ainsi qu’une perruque. « Cet homme, notait Pont, qui ne pouvait sortir auparavant dans la rue sans être poursuivi par une foule aussi horrifiée qu’apitoyée, peut maintenant se montrer en public sans être trop remarqué. S’il n’a pas repris une physionomie absolument normale, il n’est pas exagéré de dire qu’il est notablement amélioré. »

Prothèse définitive confectionnée par le Dr Pont pour un grand brûlé, constituée pour l’essentiel d’une perruque et de prothèses en pâte de gélatine, Centre de chirurgie maxillo-faciale de Lyon, ASSA, carton 125.

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Les mutilés qui présentaient de vastes délabrements au niveau de l’étage moyen ou inférieur se voyaient souvent condamnés à porter un bandage ou un postiche pour dissimuler leur visage disgracieux. Les prothèses définitives conçues pour les défigurés étaient en général des masques métalliques colorés mais la coloration des tissus voisins correspondait rarement avec celle de la prothèse et la ligne de démarcation était très perceptible. Leur fixation souvent complexe ainsi que leur poids et leur rigidité gênaient considérablement le mutilé. La pose de la prothèse obligeait le défiguré à un véritable bricolage quotidien, humiliant, comme dans le cas des prothèses nasales ou ophtalmologiques conçues en pâte de gélatine, en vulcanite ou en métal peint, qui ne pouvaient faire illusion longtemps.

Prothèse définitive en métal peint. Elle se compose de deux parties : oculopalpébrale et nasale. Historial de la Grande Guerre, Péronne, Somme.

Il ne faut pas s’illusionner sur le sort accordé par les mutilés du visage à ces prothèses. Le docteur Virenque, chirurgien associé pendant la guerre au docteur Delagenière, qui fut également le chirurgien des gueules cassées après la guerre, affirmait en 1940 : « Nous n’avons jamais vu un mutilé porter une pièce définitive de prothèse faciale. » D’autres médecins dressaient le même constat : « Nous avons eu l’occasion d’examiner plusieurs blessés présentés devant la commission de réforme et auxquels il avait été délivré de semblables prothèses. Aucun d’eux ne s’en servait ; les uns préférant porter franchement une mutilation glorieuse, les autres se contentant de la dissimuler sous un simple bandage. » Les handicapés du visage se trouvaient ainsi écartelés entre la dissimulation et une certaine forme d’exhibitionnisme. La difficulté consistant pour chacun à trouver la manière la plus acceptable de se présenter aux autres.

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Portrait photographique de Bienaimé Jourdain, l’un des pères fondateurs et secrétaire général de l’association « L’Union des Blessés de la face », arborant un large bandeau qui recouvre sa mutilation, bulletin de l’UBF, plaquette 1921-1981.

Les blessés au visage de la Grande Guerre, par leur très grand nombre et par la gravité de leurs traumatismes, ont posé au monde médical une question nouvelle. La spécialisation des lieux de soins, du personnel médical et du matériel, a constitué une réponse d’ordre organisationnel à la prise en charge des combattants défigurés et, en même temps, a posé le socle d’une identité de la discipline chirurgicale. Il en va de même du contenu des réponses thérapeutiques apportées par les soignants. Si l’essentiel des techniques employées pour tenter de redonner à ces êtres parfois monstrueux un visage humain se situe dans la continuité des pratiques d’avant guerre, les chirurgiens ayant adapté les techniques de chirurgie dite générale ou de chirurgie esthétique à la chirurgie réparatrice des visages, parfois même relevant d’archaïsme, telle que la technique de greffe italienne, il apparaît néanmoins très intéressant d’observer le déroulement, dans un contexte chirurgical du temps de guerre, d’un processus d’innovation qui conduit l’expérimentation à la banalisation d’une technique. C’est tout particulièrement le cas de la technique mise en œuvre par le chirurgien Delagenière, dite de greffe ostéopériostique, pour venir à bout des pseudarthroses et reconstruire le massif facial. En même temps, cet exemple montre les difficultés à imposer une méthode nouvelle dans le champ médical et les résistances parfois très fortes qui entravent le processus. Si l’ensemble des réponses apportées par le monde médical entre 1914 et 1918 témoigne de l’émergence et de la construction identitaire de la chirurgie réparatrice du visage, il apparaît que l’on en mesure cependant mal l’impact dans l’après-guerre sur la chirurgie du temps de paix : la chirurgie réparatrice

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a-t-elle fait l’objet de la création d’une chaire d’enseignement ou d’un enseignement spécifique dans les facultés de médecine, d’une visibilité dans le milieu hospitalier par la mise en place de services spécialisés, d’une formation d’opérateurs spécialisés, d’une visibilité plus importante dans la presse professionnelle ? Surtout, la disparition des lieux de soins après l’Armistice, ainsi que de l’ensemble des structures organisationnelles – la démobilisation du personnel médical qui y était affecté, le matériel prothétique – mis en place pendant le conflit, a-t-elle signifié la fin de la prise en charge médicale des défigurés ? Que sont devenus tous ces mutilés dans l’immédiat après-guerre ? Quels soins la médecine du temps de paix leur a-t-elle consacrés ? Que sont devenus ces hommes au visage détruit dont les traitements n’étaient pas encore achevés ? Alors que la guerre a jeté le substrat de la chirurgie réparatrice maxillo-faciale, le passage du temps de guerre au temps de paix a souligné toute la fragilité de cette construction. Il semble que l’immédiat après-guerre, voire bien au-delà, se soit avéré très difficile pour cette catégorie de mutilés.

« Les Cinq ». Il s’agit de la délégation des cinq Gueules cassées qui fut conviée par Clemenceau à participer au congrès pour la Paix, à Versailles, en juin 1919. Ces derniers avaient été choisis parmi les derniers grands blessés soignés au Val-de-Grâce et placés de manière à ce que toutes les délégations présentes – plus spécialement celle de l’Allemagne vaincue – passent devant ces hommes au visage atrocement mutilé par la guerre. Carte postale, Siège de l’Union des Blessés de la face, rue d’Aguesseau, Paris.

CHAPITRE 7

GUEULES CASSÉES, UNE EXPÉRIENCE DU REGARD par Stéphane Ragot

« En février 2006 à Amiens, dans la Somme, le professeur Bernard Devauchelle me confiait une dizaine de négatifs sur plaques de la Première Guerre mondiale. Il restait à tirer les épreuves positives d’une collection de portraits inédits. » La plaque de verre de 9 centimètres sur 12 est parfaitement conservée, la fine couche de grains d’argent est intacte. J’observe par transparence le négatif fragile d’un portrait noir et blanc. Je reconnais l’ovale du visage, je devine, translucides, les masses sombres des cheveux, de la barbe, des orbites et peutêtre celle, inhabituelle, d’une marque sur la joue. Mais l’expression échappe à la lecture. Prunelle blanche sur fond noir, l’œil en négatif brouille la physionomie du personnage, le prive de sa lueur vitale. Je positionne la plaque sous l’objectif de l’agrandisseur et l’expose, par contact, sur la feuille de papier. Plongée dans le bain de révélateur, la figure d’un jeune homme apparaît dans la pénombre du laboratoire. Je vois d’abord la blessure qui balafre et mange le visage jusqu’à la narine. Je vois deux grands yeux qui semblent ne rien fixer, rêveurs ou résignés. L’image est difficile à soutenir mais je reste hypnotisé, incapable de détacher mon regard de la face mâchée d’un soldat de vingt-cinq ou vingt-huit ans. Inscrit par grattage sur l’émulsion de la plaque négative, le no 76 apparaît à l’envers sur la veste militaire. Je me projette, sortilège du procédé photographique, à l’instant de la prise de vue. Les épaules de biais trahissent la position assise du modèle, l’œil rond de la chambre noire à moins d’un mètre du visage. La pose de trois-quarts, précisément ajustée pour décrire les lésions de la face, laisse présager que photographe et médecin se confondent en un seul personnage. Acteur déterminant et invisible de la scène, à coup sûr l’opérateur-praticien se tient-il debout, surplombant son sujet et dirigeant la séance, les mains à hauteur de l’objectif pour contrôler l’obturateur. Gueules cassées, faces trouées, mâchoires broyées, les visages sortent les uns après les autres de l’ombre négative. Une troupe de fantômes surgit devant

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moi. Depuis combien de temps ces figures n’avaient-elle pas été regardées ? J’ai le sentiment de délivrer les otages d’une longue attente, d’un sursis centenaire, de mettre au jour leur douleur comme on dévoile un secret de famille suranné. Peignés, rasés, capote boutonnée, certains me fixent droit dans les yeux, m’interpellent en silence. C’est Albert que je crois entendre, Albert Dupouts, mon arrière-grand-père. Porté disparu dans les terres boueuses de la Somme le 18 octobre 1914, son corps n’a jamais été retrouvé, probablement haché menu, déchiré par les billes en plomb d’un obus. « Je suis dans ma tranchée et la nuit vient me surprendre. Je te quitte ma chère Berthe, en attendant le bonheur de te revoir. » J’ai retrouvé les derniers mots d’Albert inscrits au crayon à papier sur les pages déchirées d’un cahier d’écolier. J’ai consulté le journal de marche du 160e régiment d’infanterie en date du 18 octobre 1914 : le jour qui se lève est pluvieux, le terrain détrempé. L’artillerie pilonne mollement les positions allemandes à hauteur du village de La Boisselle. À 6 h 55 la première attaque est ordonnée. Elle sera balayée comme sera balayée celle de 8 h 30 et comme le seront toutes les attaques, vaines, qui suivront jusqu’à la nuit, jusqu’à l’ordre de retrait. État des pertes : 43 tués, 153 blessés, 6 disparus. J’ai sillonné les champs qui entourent La Boisselle. Les yeux à hauteur du sol, le nez dans la terre, j’ai cherché le visage d’Albert. J’ai photographié les détails d’une géographie qui garde la mémoire des hommes. Le ciel dense, le sol humide, les résidus végétaux, les fragments minéraux me racontent le froid de l’attente, la peur avant l’assaut, l’angoisse de la disparition. Une histoire marquée au fer sur la peau de la terre. Le temps a passé et mon regard sur les Gueules cassées a changé, leurs traits me sont devenus familiers. Je ne ressens plus la répulsion du premier instant, j’ai accepté les blessures. Reste l’empathie, la faculté devant un visage longtemps observé de se glisser dans la peau de l’autre, le sentiment fort d’identifier sa souffrance, d’en partager la charge. J’arpente les visages comme les paysages de la Somme, à la recherche du traumatisme. Les cicatrices sont les stigmates d’une géographie humaine accidentée, asymétrique, qui révèlent le destin des hommes, leurs espoirs brisés, leur avenir à reconstruire. Visages et paysages se rapprochent irrésistiblement. Comment la regardaient-ils, eux, cette terre lourde de plomb et de sang, la patrie pour laquelle ils ont sacrifié leur gueule de Français ? Les plaques de verre sont conservées dans leur boîte cartonnée d’origine. Au verso de la boîte, chaque cliché est identifié par un numéro et à chaque numéro correspond un nom de famille : 73-Pellouni, 74-Barber, 75-Séasseau, 76-Morni, 78-Paviaud, 83-Cervoni, 84-Blanchard. Je n’ai pas de lien avec ces individus ou avec leurs descendants, je ne connais ni les circonstances ni les suites médicales de leurs blessures mais une transmission hasardeuse, improbable, a mis leurs visages entre mes mains. Je suis devenu le dépositaire temporaire, le réceptacle involontaire d’histoires qui m’échappent. Accoler les portraits des Gueules cassées aux paysages noirs et blancs de La Boisselle,

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c’est faire entrer ces gueules-là dans mon propre Panthéon photographique. Associer chacun à un coin de terre de la Somme, leur choisir une sépulture argentique, c’est peut-être réaliser par procuration le deuil auquel mon arrièregrand-mère n’aura jamais consenti, l’impossible deuil d’Albert, disparu sans trace, sans image, sans visage.

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CHAPITRE 8

CORPS SANS VISAGE par Julie Mazaleigue

INTRODUCTION Si la greffe du visage a fait couler tant d’encre, c’est qu’elle est, d’un point de vue anthropologique et au-delà de toute considération technique et médicale, irréductible à toute autre transplantation. La vision d’un visage ravagé provoque horreur et répulsion, bientôt suivies de pitié. La défiguration touche en effet directement au soi, dans sa relation à autrui et à lui-même. La destruction du visage signe la désertion de l’individu, atteint au cœur de son identité et de sa relation aux autres. Cette absence l’éloigne tant de lui-même que de la sphère sociale. Paradoxalement, il est pourtant des corps sans visage qui attisent le désir : corps masqués, corps cagoulés, où l’interface du rapport à soi et aux autres disparaît, oblitérée et absente. Comment alors ce qui cause l’horreur d’un côté peut-il être objet du désir de l’autre ? Comment celui ou celle qui n’a plus de visage devient objet attirant, et non pas repoussant comme le défiguré ? Existe en effet un type de pratiques et de représentations qui mettent en scène une individualité sans visage. Elles sont habituellement qualifiées – en un sens non clinique du terme1 – de « sadomasochistes » ou « fétichistes » par beau-

1. Notons d’emblée que l’emploi fait ici de ces mots s’éloigne de toute référence psychiatrique, psychologique, ou psychanalytique. À la différence des catégories cliniques, les termes « fétichisme » et « sadomasochisme » dans ces usages non techniques ont vocation à qualifier non des traits psychiques personnels, mais des types de comportements délibérés, construits et socialisés, bien que les deux genres d’usages puissent se recouper et partiellement se recouvrir. Le terme le plus approprié serait sans doute celui de fetish, anglicisme largement employé dans les communautés concernées – bien qu’il existe des différences de catégorie plus subtiles entre « SM » et fetish. Mais l’analyse de telles distinctions relève d’une sociologie des discours des sexualités alternatives qui n’est pas notre objet. On peut donc rester sur une définition minimale : ces termes vont ici qualifier des types de comportement sexuel, ce qui permet d’interroger les modes du désir qui les sous-tendent, en dehors de toute référence aux dynamiques psychiques qui en rendraient compte.

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coup, leurs acteurs y compris. L’étrangeté de cette absence de visage constitue alors, par contraste, le lieu d’un questionnement sur celui-ci. Puisque l’identification d’autrui passe de manière privilégiée par son visage, que nous apprend l’oblitération délibérée de ce visage sur l’identité du sujet quand ce dernier est objet de désir ? Quelques précisions restent nécessaires. La question formulée ne porte pas tant sur ce qui advient pour le sujet masqué que sur le sujet du regard qui s’y porte, et ce pour trois raisons. En premier lieu, la question porte sur l’objet du désir, et ainsi la perception qui le saisit. Ensuite, au sein du contexte spécifique qui constitue le lieu de ces réflexions, représentations et pratiques, esthétique et érotisme, sont intimement liées. Pour l’érotique fetish et sadomasochiste, la représentation esthétique des corps – visage compris, qu’il soit d’ailleurs masqué ou pas – fait partie intégrante du plaisir, sous la forme de mise en scène théâtrale, d’habillement, de transformation du corps, et de photographie. Le regard porté sur l’autre est une dimension essentielle. Enfin, il ne faut pas oublier, comme le rappelle l’anthropologue David Le Breton2, que c’est d’abord l’autre qui a un visage, avant moi, et que c’est à travers ce visage autre que se constitue le mien. Le fait que j’aie un visage, non pas seulement un ensemble de traits physiques, mais une surface dont une des caractéristiques essentielles est l’expressivité, est essentiellement lié à ma relation à autrui, et c’est à travers lui que je me constitue ce visage. A contrario, les aveugles de naissance présentent un défaut d’expressivité, par cette impossibilité d’un regard porté sur l’autre et de constitution réciproque d’un visage pour soi. De même, les qualificatifs racistes signent à la fois la disparition d’autrui, et celle de son visage, au profit de la « sale gueule », « trogne », « tronche », « face de rat », « faciès »3. Faire disparaître le visage sous un masque, c’est bien nier la relation habituelle à autrui, et faire apparaître un nouveau type d’identité. Tout masque, en cachant le jeu des muscles de la face, annihile l’expressivité qui en est le corollaire, tout comme le regard qui dépend non des yeux, mais des mouvements musculaires ; c’est ainsi un autre visage, et un autre regard, étrange et inquiétant, qui apparaît à mon propre regard de spectateur. Mais que fait-on disparaître lorsque l’on cache ainsi le visage ? Qu’est-ce qui se joue pour l’identité du sujet quand son visage a disparu ? Une telle absence ne doit pourtant pas seulement être saisie négativement. Cacher le visage, c’est aussi faire apparaître autre chose, et il reste à savoir quoi. Quelle est cette individualité sans visage qui surgit ? Quel type d’identité que celle du corps dé-visagé par opposition à celle du sujet en-visagé ? Et enfin, corollaire de cette seconde question, que cela nous apprend-il sur la place du visage dans la dynamique du désir ? Cette interrogation sur l’identité de l’autre, objet du désir, va se distribuer selon quatre dimensions qui apparaissent dans les 2. Le Breton D., Des visages : essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992. 3. Ibid.

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représentations sadomasochistes et fétichistes : l’obscénité, la désindividualisation, le grotesque et la théâtralisation. L’OBSCÈNE Ce qui apparaît quand on dépouille un corps nu de son visage, soit en le masquant, soit en le cagoulant, est sa dimension sexuée. Le sexe lui-même, par contraste, amène le regard à s’y accrocher. En effet, le visage est habituellement le premier lieu de notre regard sur autrui. Le faire disparaître, c’est priver ce regard d’un point d’ancrage fort. Si un corps « simplement nu » laisse le loisir d’aller d’un pôle à l’autre du corps, du visage aux attributs sexuels, un corps nu d’où le visage est absent les laisse voir de manière écrasante, et dégage une impression d’obscénité. C’est ce que l’on peut retrouver sur un certain nombre de photographies de Joel-Peter Witkin4. Ces dernières mettent le plus souvent en scène des corps monstrueux, ou infirmes, a minima étranges : handicapés, transsexuels non opérés, obèses, individus dotés de membres inversés, mais aussi fétichistes et sadomasochistes. Elles sont toujours à la fois érotisées et très esthétisées, la mise en scène théâtrale, les négatifs travaillés, souvent au niveau des visages, qu’il griffe ou retravaille pour y faire comme des masques et les rendre méconnaissables. Le travail de Witkin est revendiqué comme étant celui d’un « renversement » : renversement des valeurs, de l’histoire de l’art, mais aussi et surtout, puisque c’est ce qui nous intéresse ici, renversement des piliers de l’identification personnelle de manière à introduire un questionnement sur ces repères de l’identité de la part du spectateur. À propos d’une photographie intitulée Le prince impérial, où il reprend en scène de manière grotesque une photographie de Napoléon III et de son fils, Witkin dit : « J’eus l’intention de montrer l’aspect fallacieux de toute identité dans notre monde moderne5. » C’est un des objectifs stratégiques de tout son travail. Ainsi, dans Phrénologue, le masque posé sur le visage de la femme, qui oblitère ses traits et ainsi la possibilité d’une expression, fait d’autant ressortir par contraste l’obscénité du sexe aux lèvres distendues par des poids. Dans d’autres photographies, comme Les Grâces, l’oblitération du visage par un masque oblige le regard à l’immédiate prise en compte du sexe masculin, enchâssé de manière dérangeante dans des corps aux attributs et à la forme bien évidemment féminins. Le regard hésite alors entre le poids de la féminité du corps et celui de la masculinité du sexe. A contrario, la grande beauté du visage de L’homme au chien, cette fois non masqué mais au contraire souligné 4. Castanet H., Joel-Peter Witkin, l’angélique et l’obscène ; suivi d’un entretien inédit avec le photographe, Nantes, Pleins feux, 2006. Witkin J.-P., Joel-Peter Witkin, Paris, Centre national de la photographie, 1991. 5. Castanet H., op. cit., p. 23.

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à l’excès, par la pureté des traits qu’il présente couplée à l’attitude corporelle qui impose immédiatement l’image d’une Madone, fait du sexe masculin un objet obscène et étrange.

Joel-Peter Witkin – Le prince impérial (The prince imperial) – Photographie, 1981.

Joel-Peter Witkin – Phrénologue (Phrenologist) – Photographie, 1983.

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Joel-Peter Witkin – Les Grâces (The Graces) – Photographie, 1998.

Joel-Peter Witkin – L’homme au chien (Man with a dog) – Photographie, 1990.

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On voit ainsi que l’obscène qui émerge du corps sans visage, en tant qu’il est objet du désir, n’est pas un caractère « en soi » du corps ou de certaines de ses parties habituellement cachées. L’obscène est une catégorie relationnelle. Il est le fruit d’un regard sur un objet, et apparaît lorsqu’il y a contraste, décalage, voire discordance entre des éléments, et lorsque ce décalage est cause d’une émotion chez le spectateur, gêne ou tout simplement malaise. Ce malaise est ici perceptif : dans la représentation qui nous intéresse, Phrénologue, il est le fruit d’une imposition du corps lascif et du sexe distendu au regard qui ne trouve plus dans le visage de point d’accroche, et ainsi de retrait. Ce qui émerge alors de la disparition du visage sous le masque est l’écrasante présence d’un corps sexué sans contrepoids perceptif, qui devient, par cette puissance même, obscène. Lorsque l’on cache le visage au profit du corps, la perception que nous avons habituellement d’autrui dans les interactions sociales est alors dérangée. Dérangée non seulement par le passage d’un contexte social à un contexte privé, mais aussi par l’impossibilité de retrouver le premier pôle de notre regard, ce qui en conséquence donne au corps sexué une présence étrange.

René Magritte – Le viol – Huile sur toile, 1934.

Une telle obscénité apparaît aussi dans la célèbre toile de Magritte intitulée Le viol. Le malaise perceptif et le décalage y sont issus de trois sources. Ce qui est crûment montré en lieu et place du visage offert à tous est ce qui est ordinairement caché : il y a viol, le spectateur contemplant une intimité que l’on s’attend à voir voilée. Mais, de plus, le visage disparu, et remplacé par les attributs sexuels, est dépourvu tant de pouvoir d’identification que d’expressivité ; ce qu’il donne à voir, ce n’est pas une femme, mais, pour reprendre les termes de Marcel Paquet6, l’image du sex-appeal : les attributs sexués de la femme, génériquement parlant. Enfin, le malaise et l’obscène naissent du fait que, per-

6. Paquet M., René Magritte. La pensée visible, Cologne, Taschen, 1993.

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ceptivement, on ne peut s’empêcher de tenter de reconstruire un visage : l’art de Magritte tient à ce remplacement des yeux par les seins, de la bouche par le sexe, du nez par le nombril, qui fournissent au regard des points d’accroche pour une possible reconstruction perceptive qui échoue toujours. Le résultat est la perception dérangeante d’un visage à l’expression muette et stupide. Le malaise tient alors à cette hésitation permanente du regard, entre reconnaissance d’un visage et constat de son absence et de son remplacement par un corps qui, lui, reste désespérément sans visage. Visage absent de lui-même et corps sans visage venant en lieu et place, c’est ainsi qu’est exhibée la femme objet de désir. Que se joue-il alors pour l’identité de cet objet ? David Le Breton7, à nouveau, rappelle à quel point pour nous le visage et les organes sexuels sont deux piliers de l’identification de l’individu. Second constat : habituellement, ils sont cachés, et c’est à travers le visage de l’autre qu’il est objet de mon regard, et que je l’identifie. C’est donc d’un tout autre type d’identité, bien différente de l’identité personnelle, qu’il est question quand il s’agit du corps sans visage. Si ce qui apparaît au regard est un corps complètement polarisé autour de ses attributs sexuels, nous pouvons alors dire qu’il s’agit d’un type d’identité bien plus large : identité de genre, qui a contrario est justement celle qui, dans Les Grâces, est perturbée par la vision du corps des transsexuelles non opérées dont les visages neutralisés par le masque ne nous disent rien. Car si nous sommes capables d’identifier des milliers de visages sans les confondre, c’est-àdire de faire du visage un critère d’unicité, nous ne savons pas, pour des raisons qui tiennent à l’histoire tant individuelle que collective, individualiser à partir des corps eux-mêmes, encore moins des attributs sexuels – prendrai-je le pari d’être capable de reconnaître entre mille un corps dont je suis habituée à la nudité, il n’est pas certain que je le gagnerai. Comme le note Michel Leiris8 à partir des photographies de Seabrook d’une femme encagoulée de cuir dont il souligne l’inquiétante étrangeté, « il ne s’agit plus d’une personne déterminée, mais d’une femme en général, qui peut être aussi bien toute la nature, tout le monde extérieur, que nous sommes ainsi mis à même de dominer ». « Grâce à eux [les masques], la femme devient méconnaissable, plus schématique, en même temps que l’image de son corps s’impose avec un surcroît d’intensité9. » C’est le type, au détriment de l’individu, qui s’impose à travers la perception du corps sans visage. Néanmoins, cette analyse en termes d’obscénité reste insuffisante pour trois raisons. Premièrement, s’il est vrai que l’absence du visage perturbe notre relation habituelle à l’identité de l’objet pour en faire un autre type de relation, il serait faux de dire que nous vivons dans un monde où le corps sexué, objet de 7. Le Breton, D., Des visages..., op. cit. 8. Leiris M., 1930, « Le “ Caput mortuum ” ou la femme de l’alchimiste », Documents, G. Bataille, dir., rééd., Paris, J.-M. Place, 1991, p. 461-466. 9. Ibid., p. 25

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désir, est caché. Il s’offre au contraire en quasi-permanence au regard, à travers l’omniprésence des images10, qui, sans être nécessairement pornographiques sont le plus souvent érotisées – d’un érotisme dont on pourrait certes déplorer la fadeur et la froideur, mais qui n’en est pas moins présent. Et le regard habitué est aussi un regard moins sensible aux perturbations possibles. Ensuite, n’oublions pas que cacher le visage derrière un masque, même une cagoule, ce n’est jamais le faire réellement disparaître : on sait qu’il est là, derrière le masque, et ce savoir constitue une dimension essentielle. Il ne s’agit pas tant d’une disparition que d’un remplacement, de l’apparition d’autre chose. Aurais-je à faire face à un corps à tête coupée – comme dans une des photographies de Witkin –, je sais que ce corps a eu un visage, qu’il a été individu, et c’est justement cette absence anormale qui fait l’horreur et la fascination provoquée par le corps sans tête. Enfin, le corps nu est loin d’être une constante des représentations sadomasochistes. La plupart du temps, le corps est mis en scène, à travers le jeu du vêtement qui prend alors dans la représentation une place essentielle. L’identité du corps sans visage est loin de se réduire à ce qui émerge d’une analyse en termes d’obscénité et de poids du corps sexué. DÉSINDIVIDUALISATION ET DISPARITION DE L’UNICITÉ La seconde dimension essentielle à une analyse du corps sans visage comme objet de désir est celle de la désindividualisation, à comprendre comme disparition de l’unicité et de la personnalité. En effet, l’identification d’autrui par le visage ne relève pas, comme nous l’avons dit plus haut, simplement de types généraux, dont le genre ferait partie : l’identité de l’autre à travers son visage est celle d’un individu un et unique. C’est ce que montrent, à l’inverse, les troubles liés à la prosopagnosie. Cette pathologie rare, due à des lésions cérébrales, se traduit en un trouble de la perception : le sujet atteint, s’il reste capable de décider qu’un stimulus est un visage et d’effectuer une reconnaissance typique en fonction de critères génériques comme l’âge, le sexe, l’appartenance ethnique, ainsi que de trouver dans certains visages une familiarité vague, est incapable d’individualiser. Les visages et leurs différences interindividuelles, corollaires de l’identité personnelle, lui restent opaques. Ce qui est alors ici lésé n’est pas une capacité à catégoriser sous des types (femme ou homme ; jeune ou plus âgé ; asiatique ou européen ; etc.), mais à individualiser. Le visage est donc bien le haut lieu de l’identification individuante, et il ne faut pas oublier que, sur ce que l’on nomme carte d’identité, le visage, dont l’apparition photographique est sévèrement normée, est un critère essentiel de

10. Notamment publicitaires.

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reconnaissance11. Il est ce qui permet à chacun d’identifier les autres et, par là, de s’identifier, comme individu autonome et non simplement comme membre d’un groupe. Il est donc à la fois fonction et valeur identitaires. Par opposition, faire disparaître le visage sous une cagoule ou un masque revient à opérer une désindividualisation de pair avec une dévalorisation, coïncidant avec une double privation. D’une part privation des moyens de la reconnaissance d’un autrui en tant que personne : autrui masqué à mes yeux disparaît, et c’est autre chose qui apparaît en lieu et place. Cacher le visage, c’est rendre la personne à l’anonymat, qui, s’il peut être exploité positivement dans certains contextes sociaux ou politiques, revêt ici un tout autre sens12, celui d’un dénuement. D’autre part privation de l’ancrage de la communication. Le visage en effet, en tant qu’il est à la fois le lieu de mon rapport aux autres et celui de l’expressivité, accompagne et sous-tend toute communication sans y être pour autant réductible. Son absence signe un déficit dans les conditions de la communication, me coupant d’autant plus d’avec les autres. Faire du corps sans visage un objet de désir, c’est ainsi le dépersonnaliser en en faisant un corps anonyme. C’est en ce sens bien précis que l’on peut y voir une dynamique sadique13, sous plusieurs aspects. Sadisme, car négation de la personnalité, et disparition de l’identité individuelle. Le corps sans visage n’est plus cet autrui auquel j’ai affaire dans les relations interpersonnelles. Qu’est-ce qui émerge alors à sa place ? Soit, du côté dominant du jeu de pouvoir sadomasochiste, une fonction en lieu et place de l’individu : celle du bourreau. Ainsi que le dit Foucault dans un cadre autre14, celui de la punition, masquer la figure du bourreau n’est pas simplement le rendre impossible à reconnaître. C’est aussi, en faisant disparaître la personne et en la rendant à l’anonymat, faire apparaître au premier plan et mettre en scène la fonction punitive et tout l’appareil qui la sous-tend. Analogiquement, cacher la figure du dominant sous un masque ou une cagoule dont la ressemblance avec celle des bourreaux est loin d’être anecdotique, revient à l’investir d’une fonction dans un jeu érotique de pouvoir, de discipline et de punition. Celui qui cache son visage et se rend ainsi anonyme apparaît comme un personnage étrange et inquiétant : inquiétude d’une relation dans laquelle la communication est amputée, disparition de la personne au profit d’une inquiétante fonction, et inquiétude causée par cet anonymat. Le second sens du sadisme, pour celui qui est dans ce cadre soumis au pouvoir du bourreau, rejoint les analyses sur l’obscène en les dépassant. Déperson11. Une telle liaison entre visage et identité personnelle n’est pas un absolu, mais a été historiquement constituée. Comme le rappelle David Le Breton, il y a une généalogie et une histoire du visage en Occident qui coïncident avec celle de l’individu. 12. L’analyse de la fonction du masque à Venise que propose David Le Breton est éclairante quant à la fonction positive de l’anonymat. Voir Le Breton, Des visages..., op. cit. 13. Notons d’emblée que cet emploi du terme « sadisme » fait directement référence à l’écriture de Sade, comme mentionné plus loin. 14. Foucault M., Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

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naliser en effaçant le visage, c’est jeter un éclairage cru sur le corps sexué, ce qui investit le regard du spectateur complaisant d’une précision anatomique sur ce corps offert à la vue, soit dans sa soumission, soit dans sa fixation dans la représentation : mise en avant du sexe et des attributs sexuels secondaires, qui sont alors les points d’accroche de ce regard qui découpe. Le jeu d’un tel découpage du corps par le regard est en permanence à l’œuvre dans l’écriture de Sade. Comme ont pu le souligner Barthes15, Klossowski16 et Foucault17, l’écriture sadienne opère une permanente morcellisation anatomique qui atomise le corps : jambe, sexe, cul – le terme est dans le texte sadien – sont les objets du désir, jamais un corps total. De fait, cette atomisation renvoie à un premier découpage qui la fonde : une décollation fictive et implicite, dont la conséquence est la désintégration de l’unité corporelle sans saisie perceptive unifiante. Le corps n’est plus pour mon regard cette totalité dont l’unité est garantie par la présence du visage qui joue comme garant de l’identité de l’autre, mais se réduit en permanence à l’une de ses parties. Il est deux témoins privilégiés d’une telle disparition du visage chez les victimes sadiennes qui fonde cette découpe anatomique, et va de pair avec leur dépersonnalisation. D’une part l’asymétrie des portraits brossés par Sade. Comme le note Barthes, si les héros libertins se voient accorder de longues descriptions mettant en avant leurs traits et leur physionomie, c’est-à-dire l’expressivité de leur visage qui va de pair avec la description de caractères bien identifiés et uniques, les victimes, quant à elles, ne sont décrites que de manière purement rhétorique et stéréotypée, à travers des qualificatifs récurrents et interchangeables (des yeux « à peindre », « de la fraîcheur dans la peau », « une gorge sublime », etc.). Les descriptifs des visages et des corps ne renvoient qu’à des types généraux, faisant disparaître l’identité personnelle qui se fonde sur la différenciation fine des visages, et mettent au centre des parties sans qualifier le tout. Rappelons que le fétichisme se définit d’abord ainsi : comme remplacement dans le désir du tout par la partie, métonymie érotique qui correspond exactement à ce qui s’opère dans l’écriture de Sade. L’autre exemple est celui de la mort de Justine à la fin de l’Histoire de Juliette18 : Justine ayant été foudroyée, les libertins trouvant son corps ironisent sur la beauté conservée de son cul par opposition à son visage calciné et détruit. Ainsi, l’écriture de Sade dépersonnalise dans le discours même en ôtant leur visage aux victimes par des descriptifs qui n’en sont pas, les réduisant, privés de parole, à une identité de l’ordre de la partie anatomique. Le visage, garant 15. Barthes R., Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1980. 16. Klossowski P., Sade mon prochain, précédé de Le Philosophe scélérat, Paris, Éditions du Seuil, 1967. 17. Foucault M., « Sade, sergent du sexe », in Dits et écrits, t. II, 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 818-822. 18. Sade D.A.F. (1799), Histoire de Juliette, ou les prospérités du vice, parties IV à VI, Paris, J.-J. Pauvert, 1987, p. 580.

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de l’unité personnelle et, du coup, de l’intégrité du corps de l’autre, laisse quand il disparaît les atomes d’un corps qui ne sont plus que des objets réifiés du désir. C’est la partie et le type qui apparaissent, au détriment de la totalité et de l’individu. On pourrait lire à nouveau le tableau de Magritte en ce sens : car c’est bien une telle réification et morcellisation qu’il présente, en remplaçant le visage par des parties du corps sexualisées sans ambiguïté, faisant échouer le regard dans sa tentative pour reconstruire une physionomie qui reste désespérément absente.

Hans Bellmer, La mitrailleuse en état de grâce, assemblage, technique mixte, 1961.

Hans Bellmer, La boule carrée, dessin, 1940.

Hans Bellmer19 ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsqu’il a, illustrant notamment Sade et Bataille, dessiné les impossibles désarticulations du corps. Ses

19. Dourthe P., Bellmer. Le principe de perversion, Paris, J.-P. Four éditeur, 1999. ; Bellmer H, Les Jeux de la poupée, Paris, Éditions Premières, 1949.

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images mettent en œuvre, de pair avec la disparition du visage, une explosion des corps recomposés en constructions anatomiques hallucinées où n’apparaissent plus que les parties objets de désir, qui s’amalgament pour former d’improbables figures, telles ces images féminines pourvues uniquement d’une tête et de jambes gainées de bas, ce cube où bourgeonnent ce qui ne peut être décrit que comme un paquet de jambes néanmoins articulées, ou cette femme dont le corps ployé en d’improbables courbes se superpose et s’identifie à l’image du phallus. Bellmer fait de son crayon à la fois le scalpel et l’aiguille composant de nouveaux monstres de Frankenstein, qui ne suscitent pas tant l’horreur qu’ils ne mettent en scène la fascination du sujet désirant pour le corps de l’autre – surtout féminin pour Bellmer – qui n’est jamais plus l’objet du désir que lorsqu’il est ainsi fragmenté et distordu. Comme l’annonce le titre de son ouvrage, il décrit l’« anatomie de l’image »20, matérialisant sans relâche par ses œuvres l’objet du désir et tentant d’en capter l’essence à travers ses images fantasmées, ainsi celle de la Poupée21, sculpture justement poupine, dont le regard qui s’attarde sur elle ne peut pas ne pas saisir l’érotisme trouble qui s’en dégage. On pourrait aussi tenter de comprendre à travers les mêmes grilles de lecture ce qui se joue dans les images qui constituent la plus grande partie du cinéma pornographique contemporain, où l’enchaînement des gros plans, qui a bien aussi pour fonction et effet de morcelliser en permanence les corps, est central.

Hans Bellmer, La poupée, photographie, 1937 (publiée dans Les jeux de la poupée, 1949). 20. Bellmer H., Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’Anatomie de l’image, Paris, Le Terrain vague, 1957. 21. Bellmer H., Les Jeux de la poupée, op. cit.

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Faire de l’individu un « pur corps » sans visage, le privant de la fonction identifiante portée par ce dernier et de la valeur personnelle qu’il accorde, c’est ainsi faire de l’objet du désir un pur objet, car le corps anatomique n’est pas le corps investi d’une subjectivité, mais une chose. Ici, autrui disparaît, et son corps comme entité organique anatomiquement découpable le remplace. C’est en suivant cette voie que Michel Leiris, déjà cité, tentant de comprendre la jouissance que l’on a « au simple fait de masquer – ou de nier – un visage »22, analyse le regard porté sur l’objet du désir sans visage : joie sadique, au sens déjà décrit, qui met le partenaire dominant face à un objet « sans âme, sans personnalité », qui n’est plus qu’une « universelle mécanique érotique » : « Il n’est plus question maintenant d’une femme douée d’un état civil quelconque, ni même d’une figure représentant à nos yeux le féminin éternel23. » Une telle qualification s’applique aux deux figures de la relation sadomasochiste décrite : le bourreau devient lui aussi, en tant qu’il n’est plus qu’une fonction, une simple mécanique érotique, instrument au service du désir de l’autre. Le corps sans visage et son anatomie crûment exhibée se confondent alors avec l’automate cartésien, sans esprit, pensée ni conscience, qui, déchu de son rôle épistémologique, figure le corps fantasmé, machine organique : construction mécanique, et instrument de plaisir. Généralisation (passage de l’individu au type), instrumentalisation, « anatomisation », atomisation, et mécanisation sont donc les processus qui accompagnent la disparition du visage. Néanmoins, cette analyse reste encore insuffisante à dégager la totalité des dimensions en jeu dans la représentation sadomasochiste du corps sans visage. En effet, cette dynamique suppose que je sache très bien que l’autre a un visage. Autrement dit, il faut que cette tentative de réification n’aboutisse jamais, que le regard se sache aux prises avec ce qui n’est pas une chose et dont il cherche à faire une chose, et que le masque reste un masque derrière lequel le visage est toujours présent. C’est à cette seule condition que le jeu de désindividualisation a un sens : il présuppose et requiert un individu en-visagé. Même dans l’écriture de Sade, même dans la mort de Justine, c’est encore elle, en tant que personne, que les libertins cherchent à profaner quand ils abusent du corps en moquant le visage disparu. Il faut que le spectateur hésite entre un visage et un non-visage pour que le tableau de Magritte garde un sens. Et, plus loin, le jeu érotique du masque ne vaut que dans la mesure où le sujet du regard peut imaginer la beauté cachée. Si, le masque ôté, se découvre un visage laid, ou même détruit, le choc du réel annihile le désir. Il s’agit donc d’un jeu de dupes : ubiquité du masque, qui n’a de sens que s’il cache un visage déjà désirable. C’est ce qui différencie alors essentiellement cette disparition fictive de la destruction réelle du visage dans la défiguration. L’exis22. Leiris, « Le “ Caput moruum ”... », op. cit., p. 23. 23. Ibid., p. 24.

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tence du visage comme vecteur essentiel de l’identité de l’autre et de sa reconnaissance individuelle est la condition nécessaire de cette dialectique qui n’est jamais que jouée dans le sadomasochisme : il faut que le visage soit, toujours, pour pouvoir à chaque instant l’escamoter. Mais au-delà de cette absence simulée de visage qui laisserait apparaître une autre dimension de l’identité non personnelle, liée au corps, le masque, comme il a déjà été dit, n’a pas simplement pour fonction de faire disparaître ; il représente et fait apparaître quelque chose. Il est non seulement cache, mais aussi représentation positive. LE GROTESQUE La fonction positive du masque sous la forme du grotesque signe la troisième dimension de ces corps sans visage, objets de désir. Il est en effet difficile de nier les aspects grotesques des représentations qui ont été présentées, qu’elles soient visuelles ou littéraires. De plus, le masque, dans son emploi dans l’esthétique fétichiste et sadomasochiste, reçoit souvent un visuel revendiqué comme grotesque, autrement qualifié de « bizarre »24. Entendons-nous bien a priori sur le sens du terme « grotesque » : ce dernier ne renvoie pas à un jugement de valeur, même s’il fait nécessairement appel à une qualification subjective de la part du spectateur, qui voit dans ce qu’il qualifie de grotesque un objet dont il se moque. Si le grotesque est ce qui fait rire ou du moins sourire, il est néanmoins une catégorie esthétique à part entière, qui peut s’appliquer tant aux œuvres de Rabelais25, à la commedia dell’arte, qu’aux représentations que nous présentons aujourd’hui. Il apparaît d’abord, en reprenant les analyses de Thomsen26, comme un principe de distorsion et de distanciation. Distorsion de la réalité, et distanciation à travers une exploration de cette réalité qui se veut satirique et moqueuse. Le grotesque est alors ce qui met en scène le réel sous forme d’un jeu, et vaut comme force de subversion de la réalité27. Il renvoie, comme nous l’avons dit, à une dimension subjective 24. Voir : Giard A., Le sexe bizarre, pratiques érotiques d’aujourd’hui, Paris, Le ChercheMidi, 2004. On peut dire du bizarre, apparenté au « freak », qu’il est l’héritier historique du grotesque. Les relations entre le grotesque, le burlesque (voir supra), le « freak » et le bizarre mériteraient une étude conceptuelle et historique. 25. Voir le célèbre ouvrage de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais : Bakhtine M. (1965), François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982. 26. Thomsen C. W. , Das Groteske und die englische Literatur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1977 ; voir, pour le grotesque : Iehl D., Le grotesque, Paris, Presses universitaires de France, 1997. 27. Shozo Numa dit clairement dans la postface de son grand roman de science-fiction masochiste Yapou, Betail Humain, t. 1, Désordres, Paris, Laurence Viallet, 2005, que l’écriture sadomasochiste relève de la catégorie esthétique du grotesque. Tetsuo Amano, lui, dit du masochisme qu’il est burlesque, en tant qu’il est moquerie consciente et prise de distance volontaire vis-à-vis de soi. Cité par : Miyoko T., « Sur Shozo Numa. Réflexions sadiques sur le masochisme », in Shozo Numa, Cahier critique, Éditions Désordres, 2005-2007. Cahier critique disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.editions-desordres.com/critiques/shozo_numa_cahier.php.

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de la part du spectateur (ou du lecteur), une dimension affective, ambivalente en ce qu’elle met en jeu l’attirance et la répulsion face à la représentation proposée. Il émerge lorsqu’il y perception d’une forme de décalage, et un malaise en résultant – il suffit que ce dernier soit perceptif, par la saisie de deux éléments contradictoires dont la coexistence apparaît comme sujet de moquerie. Le grotesque est en cela apparenté à l’obscène. Ce qui fait le caractère grotesque du non-visage du Viol de Magritte est le décalage entre, d’une part, ce que je m’attends à voir et ce que ma perception essaie de reconstruire (un visage) et, d’autre part, ce que je vois (une tête ridicule avec les seins à la place des yeux et le sexe à la place de la bouche). Néanmoins, si le décalage qui fait rire ou sourire est le propre du grotesque, il reste que cette catégorie a une histoire, et que ce que nous qualifions de grotesque aujourd’hui diffère du pantagruélique ou du carnavalesque. Analysant la forme moderne du grotesque, Kayser28 y voit une mise en avant de l’insécurité et la prise de conscience de l’étrangeté à l’œuvre dans ce qui est le plus familier. Susciter le sentiment d’une irruption d’un risque dans le réel et d’une « inquiétante étrangeté », pour reprendre la traduction des termes de Freud29, serait le propre du grotesque moderne. Ce glissement de nos catégories habituelles est bien ce que nous avons vu à l’œuvre chez Witkin. Il s’agit de susciter chez le spectateur le sentiment d’une dérobade de ce qui est ordinairement une certitude, et de remettre en question le sentiment de sécurité corollaire à cette certitude. Face aux visages cachés par de grotesques masques ou cagoules, c’est bien la certitude de l’identité individuelle qui est remise en cause. Et il faut bien reconnaître que le jeu sadomasochiste est tout entier grotesque : bourreaux cagoulés qui ne jouent de la discipline qu’en pseudo-punissant une victime qui appelle le châtiment de ses vœux, victimes complaisantes de leur désindividualisation qui recherchent les signes détournés d’un pouvoir qui n’en est pas vraiment un. « C’est du chiqué », disait Lacan30. Mais si ce grotesque est revendiqué et créé par les acteurs eux-mêmes, quel est donc l’objet qu’ils moquent ? En cachant le visage délibérément, ce que moquent victime comme bourreau, c’est le rôle de l’individualité personnelle dans le désir, qu’ils cherchent 28. Kayser W., Das Groteske : seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, Oldenburg, Stalling, 1957. 29. Freud S. (1919), « L’inquiétante étrangeté », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 2004. 30. Lacan J., « Leçon du 2 février », in Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » (1973-1974), inédit. Il qualifie ainsi le masochisme. Faute de pouvoir entrer dans le détail, il est néanmoins important de mentionner que ce que nous appelons ici « sadomasochisme » renvoie en réalité à une dynamique plus proprement masochiste, à l’exception du jeu de morcellement du corps. Pour une discussion approfondie de l’asymétrie entre sadisme et du masochisme à travers les œuvres de Sade et de Sacher-Masoch, voir : Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Éditions de Minuit, 1967.

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à montrer comme inconsistant en le réduisant à néant à travers le jeu de masques. La prétention d’une essentialité de l’identité personnelle est rabaissée par ce jeu de retournement ironique. Tout se passe comme si ces représentations nous disaient : ce n’est pas le visage, ce n’est pas la personne qui compte, la preuve en est que nous nous en passons. Mais il ne faut pas oublier que la présence du visage, et même du beau visage, derrière le masque, est le pivot de son efficace. Ce qui se joue alors n’est jamais qu’une disparition dont personne n’est dupe. Le jeu se retourne ainsi à nouveau : se moquant du visage, le sadomasochisme souligne en creux son rôle essentiel. La moquerie est donc double : en se moquant du visage, les acteurs se moquent dans le même mouvement d’eux-mêmes et de leur propre prétention à destituer ce dont ils dépendent totalement.

Deux photographies du performer anglais Leigh Bowery par Fergus Greer31.

Double jeu, double ironie, double retournement donc. Tout un chacun sait très bien que, derrière les masques, il y a des visages. Il y va là de ce qu’est le jeu : comme le rappelle Danto32, le jeu de l’enfant qui chevauche un bâton n’est un jeu que parce que l’enfant sait très bien que le bâton est un bâton et pas du tout un cheval. Ironie, parce que ce jeu réduit à néant une prétention à

31. Bowery L., Cassiado M., Violette R., Greer F., Leigh Bowery « Looks », Photographs by Fergus Greer 1988-1994, Londres, Violette Editions, 2002. 32. Danto A. C. (1981), La Transfiguration du banal : une philosophie de l’art, Paris, Éditions du Seuil, 1989.

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travers la moquerie tout en en dépendant. Grotesque, parce que cette prise de distance face au réel reposant sur sa distorsion et mettant en jeu les ressorts du ridicule et de ce qui prête à sourire est dérision tant d’autrui que de soi : jeu dérisoire de dérision, jeu de dérision dérisoire. On retrouve ici la puissance soulignée par Deleuze33. L’esthétique inhérente au jeu sadomasochiste, à travers le masque grotesque, se moque de l’identité personnelle et de la prétendue importance d’un autrui pour le désir et dans le plaisir, autant qu’elle se moque de ses propres prétentions. Un tel travail de renversement est aussi présent dans toute l’œuvre de Witkin : « je renverse les références de l’histoire de l’art », celles de l’identité personnelle, mais aussi la prétention même de l’artiste. Le sujet entraîne l’objet dans sa déchéance grotesque et s’accroche à lui pour mieux chuter. Critique radicale, de laquelle tout et tous sortent destitués. Ainsi que le dit Tanaka Miyoko34, « le masochiste […] finit par transformer sa vision du monde de son partenaire en quelque chose de grotesque […]. Par la jouissance de donner aux autres une image repoussante et d’éveiller le dégoût, il projette d’impliquer, par capillarité, l’humanité tout entière dans l’humiliation ». À travers la subversion du rôle et de l’importance de l’identité personnelle dans le remplacement du visage par un masque grotesque, les représentations des corps sans visage cherchent à faire déchoir l’individu dans le désir. Compris sous cette figure du grotesque, le masque se fait déguisement, en indiquant une dernière dimension : celle de la mise en scène théâtrale de l’absence du visage. LE THÉÂTRE Le premier lieu du masque est en effet le théâtre. Tragédie grecque, théâtre Nô, commedia dell’arte, il y affirme sa présence en cachant le visage des acteurs. Le rapprochement du théâtre et de l’esthétique fétichiste et sadomasochiste est loin d’être accidentelle. Rappelons que l’érotisme dont il est question a essentiellement besoin d’être vu, et que son règne est celui de l’image. Mais c’est d’une image théâtrale dont il s’agit, d’une part par la mise en scène soignée dont les représentations font l’objet, de l’autre par le jeu de rôles qu’elles impliquent. Les individus y sont personnages, et ne le sont que le temps que se joue la pièce. L’histoire du masque est celle d’un passage, avec le théâtre grec, d’une logique sacrée de présentation où l’acteur masqué se transforme pour devenir le dieu, à une logique de représentation où le masque est ce qui, en dissimulant le visage de l’acteur, lui permet de jouer un rôle. Ce qui se joue ainsi dans le

33. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch..., op. cit. 34. Miyoko T., « Sur Shozo Numa. Réflexions sadiques sur le masochisme », art. cité.

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masque au théâtre, c’est le remplacement de la singularité du visage de l’acteur, qui est un individu, par l’universalité d’un personnage. Universalité, car si l’individu est un et unique, le personnage lui, être d’abord de mots, peut être incarné par une myriade d’acteurs, quand bien même ces derniers ne seraient pas masqués. Les masques de la commedia dell’arte sont des figures exemplaires en regard du sadomasochisme. Ils nous sont familiers, au moins parce que nous avons eu affaire à ces personnages masqués que sont Arlequin, Polichinelle ou Pantalon. Cette forme théâtrale tombe sous la catégorie esthétique du grotesque. Les masques de la commedia dell’arte, pièces maîtresses des costumes, présentent en effet un aspect monstrueux, absurde, le grotesque et le burlesque faisant partie intégrante des mises en scène et scenarii. Ainsi que l’explique Rudovico Zorzi35, la commedia dell’arte, forme théâtrale italienne traversant le XVIe siècle jusqu’au début du XVIIIe, était extrêmement formalisée et codifiée. On avait affaire à une « économie théâtrale » fixée et typique. Les caractères les plus saillants de ce théâtre sont, selon l’auteur, les suivants : réseau rigide et typique régissant les relations entre personnages ; stabilité des rôles fixes ; emploi de costumes et de masques immédiatement repérables ; normalisation de l’interprétation imposée aux acteurs par les masques ; simplification de la mise en scène ; gestuelle stéréotypée ; lieux, répliques, monologues génériques. Elle constitue donc une forme exemplaire du passage de l’identité singulière et individuelle à l’universel. C’est encore une fois le type, et même le stéréotype, le cliché, qui prend la place de la réalité mouvante et complexe, à travers le remplacement du visage expressif et toujours en mouvement par le masque rigide. Mais le théâtre sadomasochiste possède aussi ces caractères36 : rôles stéréotypés, scenarii rigides et fixes, transformation burlesque des individus, à travers les masques. Cette esthétique du cliché est revendiquée par ses acteurs. Ainsi, Catherine Robbe-Grillet37 fait de la scène théâtrale stéréotypée l’essence de tout érotisme, qu’elle ne ferait que pousser à l’excès. Hier et aujourd’hui les photographies fétichistes – clichés au sens premier, matériel, du terme – de Pierre Molinier, Gilles Berquet ou de Jean-Paul Four témoignent d’une mise en scène permanente de l’objet du désir et de ses ambiguïtés, à travers les jeux du masque, du travestissement, et de la lumière, le présence du théâtre étant fréquemment rappelée dans les images par de lourds rideaux. Pour revenir à la commedia dell’arte, on voit donc comment l’oblitération du visage par le masque est le point central d’une dynamique théâtrale de représentation et de remplacement de la réalité singulière par le type. Ainsi que 35. Zorzi R. (1983), « Autour de la commedia dell’arte », in L’art du masque dans la commedia dell’arte, Donato Sartori et Bruno Lanata, dir., Paris, Solin, 1990. 36. Les acteurs du monde sadomasochiste le nomment souvent « la Scène ». 37. Berg J. de (Catherine Robbe-Grillet), Cérémonies de femmes, Paris, Grasset, 1985.

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le dit Ferdinando Taviani38, le masque, loin d’être un autre visage pour l’acteur, est un « visage perdu », « parce qu’il est de couleur “ perse ” presque noire et parce que ce visage noir est un visage absent, qui montre quelque chose qu’on a extirpé. C’est un visage perdu parce qu’il est entièrement extérieur. Il représente, en d’autres termes, la négation du visage en tant que partie du corps où l’intérieur se manifeste de façon privilégiée, particulièrement visible, quasiment immédiate ». Les masques sombres de la commedia dell’arte effacent sans faire apparaître un autre visage en lieu et place. Ils jouent comme éléments de désingularisation et d’indétermination, cette désindivualisation étant intrinsèquement liée à ce que doit être le personnage joué, évacuant entièrement la personnalité du comédien au profit du rôle et du contexte : « puisque [le masque] enlève plus qu’il n’ajoute, et qu’il dépouille précisément l’acteur de son extériorité, il transforme le comédien en un personnage de surface et d’écorce, fait d’apparence, dont la psychè […] n’est pas à l’intérieur mais à l’extérieur ». La disparition du visage sous le masque grotesque signe une dépersonnalisation, une « personnalisation de surface » et le remplacement de l’identité individuelle par l’identité générique du personnage, qui est celle d’une fonction. C’est exactement ce qui se joue, à travers les mêmes mécanismes, dans l’esthétique sadomasochiste. L’oblitération du visage par le masque grotesque marque la substitution de l’individu par son rôle et sa fonction, rôle stéréotypé dans un jeu théâtral au scenario rigide qui cherche essentiellement à se donner à voir. Les représentations érotiques de corps sans visage, à travers le grotesque et la moquerie qui l’accompagnent, soulignent le caractère dérisoire et pourtant essentiel du visage pour le désir. En ces lieux, le désir moque et se moque de la personne, dans un jeu ubique qui a désespérément besoin de ce qu’il s’escrime à cacher. Dérisoire dérision du visage, où tous, acteurs et spectateurs, objets et sujets du regard, déchoient en voyant leur identité et le statut qu’elle leur accorde dangereusement vaciller, faisant du jeu de masques le lieu d’une permanente tension entre personnalité et dépersonnalisation. Dans cette affirmation esthétique d’une érotique où le visage apparaît délibérément caché, le désir pointe alors vers un objet qui n’est plus le sujet personnel, mais le personnage, le rôle, la fonction, ce qui est le premier sens du terme persona en latin : le masque, et, par extension, l’acteur et le rôle. Les lois qui régissent l’identité des objets du désir diffèrent de celles qui président aux relations interpersonnelles dans l’espace social. Et si le visage est ce qui fait qu’il y a un autrui pour moi, alors ce désir n’a pas autrui pour objet :

38. Taviani F. (1983), « Ce que l’on prête au masque », in L’art du masque dans la commedia dell’arte, op. cit.

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LA FABRIQUE DU VISAGE

l’autre n’est pas objet du désir en tant que tel, mais en tant qu’il incarne le personnage qui lui est dévolu. Ainsi sont Les Amants de Magritte. Au-delà de la plaisanterie facile sur le caractère communément prétendu aveugle de l’amour, la disparition des amants sous un tissu qui pourrait bien être un linceul donne à voir la désertion réciproque de leur visage dans le désir.

René Magritte, Les Amants, huile sur toile, 1932.

TABLE DES MATIÈRES

Liste des auteurs................................................................................................. 5 Présentation de l’ouvrage par François Delaporte et Emmanuel Fournier ........ 7 PREMIÈRE PARTIE : MIMIQUES Dossier constitué et présenté par François Delaporte Présentation par François Delaporte................................................................ 13 Le concours pour le prix Volta ................................................................... 13 État du problème avant Duchenne.............................................................. 16 Les premières recherches ............................................................................ 20 Un déblocage épistémologique ................................................................... 24 Première note de l’éditeur ............................................................................... 27 Considérations générales sur la mécanique de la physionomie par le Dr Duchenne de Boulogne .................................................................... 31 Introduction ................................................................................................. 31 §. I. Origine de mes recherches sur la physionomie en mouvement ......................................................................................... 33 §. II. Préceptes généraux que l’on doit suivre dans la pratique de ces expériences........................................................ 34 §. III. Réfutation des objections qui pourraient jeter des doutes sur l’exactitude de ces expériences ........................................................ 36 §. IV. Quelques faits généraux qui ressortent de ces expériences............. 37 §. V. [17] Utilité des ces recherches expérimentales ................................. 43 §. VI. [815] Recherches anatomiques et expérimentales sur les muscles moteurs du sourcil......................................................... 59 Table du mémoire........................................................................................ 69 Index des noms propres cités dans le mémoire.......................................... 71 Figures accompagnant le Mémoire de Duchenne........................................... 73 Seconde note de l’éditeur .............................................................................. 107

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I. Préparations anatomiques et portraits .............................................. 109 II. Muscle de l’attention........................................................................ 109 III. Muscle de la réflection..................................................................... 110 IV. Muscle de l’agression....................................................................... 110 V. Muscle de la douleur........................................................................ 110 VI. Muscle de la joie et de la bienveillance ...........................................111 VII. Muscle de la lascivité........................................................................111 VIII. Muscle de la tristesse ........................................................................111 IX. Muscles du pleurer et du pleurnicher .............................................. 112 X. Muscle complémentaire de la surprise ............................................ 113 XI. Muscle complémentaire de la frayeur et de l’effroi........................ 113 Bibliographie.................................................................................................. 115 DEUXIÈME PARTIE : EXPRESSIONS Chapitre premier. Les codes de perception, La physiognomonie dans l’Antiquité grecque par Simon Byl ......................... 123 Chapitre 2. Le corps et ses marques au XVIIIe siècle par Arlette Farge ...... 135 La perception du corps populaire et de ses marques par les élites.......... 136 Comment, dans les sources dont disposent les historiens aujourd’hui, lire autre chose que ce qui fut proposé par les contemporains................ 139 Chapitre 3. L’examen du visage. Pourquoi et comment ? par François Dagognet................................................................ 141 La biotypologie.......................................................................................... 142 L’hyper-essentiel........................................................................................ 145 Contre le dualisme..................................................................................... 148 Chapitre 4. Un visage à déchiffrer ou Ce que dit le visage et ce qu’on lui fait dire par Emmanuel Fournier....................... 151 Tout n’est pas indéterminé ........................................................................ 151 Le travail d’explication de Duchenne....................................................... 154 Subtil travail de déchiffrage...................................................................... 158 Chapitre 5. Les premières expressions du visage du bébé à la naissance par Pierre Rousseau ............................................ 159 Choix d’un système de référence.............................................................. 161 Les premières expressions faciales ........................................................... 164 Comment interpréter les expressions des émotions ?............................... 166 Les signes de la faim ................................................................................ 168

TABLES DES MATIÈRES

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La recherche d’un regard .......................................................................... 170 Le sourire de Duchenne ............................................................................ 172 Les effets du premier échange de regards ................................................ 174 Conclusion ................................................................................................. 177 Chapitre 6. Chirurgie palliative de la paralysie faciale : la normativité comme défi par Bernard Devauchelle ............... 181 Le S.M.A.S................................................................................................ 182 Le language universel ............................................................................... 184 La tortura faciei ........................................................................................ 187 Histoire de la chirurgie plastique palliative.............................................. 188 Conclusion ................................................................................................. 194 TROISIÈME PARTIE : CHRONOLOGIE présentée par Sylvie Testelin Chapitre premier. L’avant-greffe ................................................................... 199 Contexte..................................................................................................... 199 Histoire de la patiente ............................................................................... 202 Préparation à la greffe, Amiens ................................................................ 205 Chapitre 2. La greffe, le 27 novembre 2005................................................. 207 J-1 26 novembre 2005............................................................................... 207 27 novembre 2005..................................................................................... 209 Chapitre 3. L’après-greffe.............................................................................. 217 QUATRIÈME PARTIE : PROBLÈMES Chapitre premier. La greffe du visage : métamorphose et individuation, par Alain C. Masquelet......................... 227 Greffe du visage et métamorphose ........................................................... 227 Greffe du visage, individuation et identité ............................................... 232 Le problème de l’identité .......................................................................... 233 Questions d’éthique................................................................................... 238 Chapitre 2. Une identité à façonner par Emmanuel Fournier ...................... 241 Cadrer le visage, ou l’identité recevable .................................................. 242 Les énigmes de « l’expression neutre ».................................................... 246 Un greffon véhicule-t-il une identité ?...................................................... 249 Anatomie, psychologie, ou d’autres déterminants de l’identité............... 251 Une identité toujours à modeler................................................................ 252

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Une page où dessiner notre identité ......................................................... 254 Chapitre 3. La main savante et le visage : optique et haptique chirurgicale par Bernard Devauchelle ....... 257 Introduction ............................................................................................... 257 La main savante : de la gestique chirurgicale .......................................... 258 Le visage : visibilité, visualité .................................................................. 261 « L’inquiétante étrangeté » ........................................................................ 264 Conclusion ................................................................................................. 268 Chapitre 4. Chronique d’une greffe annoncée par Sophie Cremades .......... 269 Corps à corps............................................................................................. 269 Être un monstre ......................................................................................... 271 Revenir à soi.............................................................................................. 272 Le visage, passeur d’émotions .................................................................. 273 La greffe en ligne de mire ........................................................................ 274 Consentements éclairés ............................................................................. 274 La greffe du visage : un rite initiatique ? ................................................. 276 Chapitre 5. Le vrai visage de la compassion ? par Bertrand Taithe ............ 279 La vision de la compassion....................................................................... 281 Le visage de la compassion ...................................................................... 285 L’éthique et la compassion........................................................................ 286 Chapitre 6. Gueules cassées de la Grande Guerre : visages détruits, visages reconstruits ? par Sophie Delaporte.............................. 293 Les modes de présentation et de diffusion ............................................... 296 L’appropriation de la technique ................................................................ 300 La reconnaissance institutionnelle ............................................................ 301 L’approbation des blessés.......................................................................... 302 Chapitre 7. Gueules cassées, une expérience du regard par Stéphane Ragot .................................................................... 309 Chapitre 8. Corps sans visage par Julie Mazaleigue .................................... 327 Inroduction................................................................................................. 327 L’obscène ................................................................................................... 329 Désindividualisation et disparition de l’unicité ........................................ 334 Le grotesque .............................................................................................. 340 Le théâtre ................................................................................................... 343