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French Pages 118 Year 2012
Beiträge zur Politischen Wissenschaft Band 174
Interculturalité et transfert Sous la direction de Damien Ehrhardt et Soraya Nour Sckell
Duncker & Humblot · Berlin
DAMIEN EHRHARDT/SORAYA NOUR SCKELL (dir.)
Interculturalité et transfert
Beiträge zur Politischen Wissenschaft Band 174
Interculturalité et transfert
Sous la direction de Damien Ehrhardt et Soraya Nour Sckell
Duncker & Humblot · Berlin
Publié avec le soutien de la Fondation Alexander von Humboldt et de l’Université Franco-Allemande
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Alle Rechte, auch die des auszugsweisen Nachdrucks, der fotomechanischen Wiedergabe und der Übersetzung, für sämtliche Beiträge vorbehalten © 2012 Duncker & Humblot GmbH, Berlin Fremddatenübernahme: L101 Mediengestaltung, Berlin Druck: Berliner Buchdruckerei Union GmbH, Berlin Printed in Germany ISSN 0582-0421 ISBN 978-3-428-13774-9 (Print) ISBN 978-3-428-53774-7 (E-Book) ISBN 978-3-428-83774-8 (Print & E-Book) Gedruckt auf alterungsbeständigem (säurefreiem) Papier entsprechend ISO 9706
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Sommaire Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Transfer studies : une introduction Damien Ehrhardt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Partie 1 : Interculturalité et transfert dans l’histoire. L’exemple des relations franco-allemandes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Médiations et relations interculturelles dans l’espace européen. Le cas de la frontière linguistique franco-germanique entre Suisse et Luxembourg Jean Meyer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Traducteurs et traductions de la poésie allemande en français au XIXe siècle Christine Lombez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Le transfert culturel de la phénoménologie transcendentale Alain Patrick Olivier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Partie 2 : Interculturalité et transfert dans le monde contemporain . . . . . . . 57 Europa und der Stier. Geteilte Identität im Mythos und seiner Kartographie Sonja Neef . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Tératologie identitaire Roméo Agid, Gladys Kostyrka, Gauvain Leconte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Habiter : pour une science géographique humaniste Olivier Lazzarotti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 La tentation de l’unilinguisme. Langue nationale et transfert en sciences humaines: l’exemple franco-allemand Fritz Nies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Préface Toute production culturelle est le produit d’un transfert plus ou moins direct, explicite et visible, dont l’origine peut être ou ne pas être présente à l’esprit. Or c’est précisément l’idée de transfert culturel qu’il s’agit d’interroger ici en tant que concept dans sa dimension théorique et dans ses prolongements pratiques. En reconstruisant historiquement les productions culturelles et en identifiant ses agents, qui se révèlent être les agents des transferts, il est possible de saisir la réalité complexe couramment désignée sous le terme de « culture ». En effet, une critique est nécessaire à l’égard d’un usage essentialiste du terme « culture » : celui-ci désigne alors une réalité homogène, figée et partagée exclusivement par ceux qui sont identifiés comme ses membres. Dans cette acception, la culture devient souvent étrangère à la culture appréhendée dans son sens originel de construction humaine, que cette construction soit collective, dans le cas de la langue, par exemple, ou qu’elle soit la création d’un groupe d’individus, institutionnalisée puis imposée à tous au même titre que la religion ou la forme étatique. Pour dépasser la vision selon laquelle les cultures sont « étanches » et ne communiquent pas, il est possible d’abstraire la culture des rapports humains qui doivent être réglés par le droit, et de dissocier l’État de l’idée de nation, comprise comme construction imaginaire. Ainsi la promotion d’institutions démocratiques et le respect de droits universels constituent une « clef de résolution » et un levier de dépassement du conflit, qui opposerait des « cultures » supposées homogènes. Un ordre juridique s’élabore alors, apte à offrir à toutes les visions du monde, qui ne sont pas en contradiction avec les droits fondamentaux, la potentialité de se développer. Cette proposition prend en compte la dimension juridique de la notion de culture. Mais elle n’envisage pas la culture dans son sens originel de production humaine. Seul prime dans cette acception que la culture ne contrarie pas l’ordre juridico-moral. Il est également possible de déconstruire historiquement la formation de l’idée de nation, conçue comme une communauté homogène, en développant une critique radicale de la conception essentialiste de la culture. Néanmoins cette perspective demeure également étrangère à la dimension positive de réalisation humaine liée à la notion de culture. Une troisième voie de réflexion permet de rendre compte du concept de culture envisagé dans ce sens originel positif : il s’agit de formuler sous un angle normatif une éthique reconnaissant la valeur absolue de chaque culture singulière, identifiant ce qui lui est absolument authentique. Cette démarche
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est fondamentale pour assurer le respect, et au-delà, l’estime entre les peuples, mais elle ne conduit pas davantage à réfléchir aux modalités de construction d’une culture authentique et d’une valeur unique, issues de multiples transferts. Si ces trois démarches s’avèrent donc nécessaires, une quatrième problématique s’y ajoute : il s’agit de montrer que les productions culturelles, impliquant une notion de culture appréhendée comme réalisation humaine et non figée dans une acception essentialiste de communauté, sont le produit de « communications » et de « traductions » entre les peuples, rendues possibles grâce à des « acteurs nomades », des « passeurs de cultures », qui transitent d’un lieu à l’autre, d’un univers linguistique à l’autre. Il ne suffit pas de créer un droit communautaire, ni de remettre en question la construction imaginaire de nations homogènes, ni d’exiger le respect des cultures singulières, il est également nécessaire d’analyser chaque bien culturel en tant que produit d’un transfert interculturel issu d’échanges continus et renouvelés avec des cultures autres. Ainsi, le présent ouvrage propose dans un premier temps une analyse d’un exemple de transfert : il s’agit de l’intense transfert culturel, littéraire et philosophique qui se déploie entre les aires francophones et germanophones pendant trois périodes distinctes : d’abord, au début des temps modernes, avant la formation des nationalismes (Jean Meyer) ; ensuite, à l’époque de la virulente montée des nationalismes, entre 1820 et 1850 (Christine Lombez) ; et enfin, à l’époque des extrêmes nationalistes, dans les années 1930 (Alain Patrick Olivier). Dans un second temps, les transferts culturels liés aux déplacements humains en Europe et dans le monde seront interrogés. Ce questionnement permet d’établir des principes et des propositions politiques concrètes, leviers d’une construction européenne guidée par les échanges, la cohabitation et le plurilinguisme. Cette proposition sollicite la faculté de s’approprier ce qui nous est étranger et, réciproquement, de prendre de la distance vis-à-vis de ce qui nous est propre (Sonja Neef) ; la conception d’une identité en perpétuelle mutation sous l’impulsion du contact avec l’étranger (Roméo Agid, Gladys Kostyrka, Gauvain Leconte) ; la conception d’une géographie centrée sur la notion d’« habitation » qui permet de penser le rapport à autrui comme une cohabitation (Olivier Lazzarotti) ; et un changement de mentalité, dont la conséquence pourrait être un changement politique, visant à promouvoir le multilinguisme européen (Fritz Nies). Plus précisément, Damien Ehrhardt retrace en introduction le cheminement des études de transfert avant de proposer une définition et une analyse du concept de transfer studies, développé également ensuite par Alain Patrick Olivier, dans son article sur la réception française de la phénoménologie. La première partie du présent ouvrage, consacrée aux transferts culturels de l’époque moderne aux années 1930 débute avec une analyse de Jean
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Meyer relative à la ligne séparant les régions francophones et germanophones : en fait, de grands flux littéraires et culturels traversent et renouvellent cette frontière qui n’en est pas véritablement une, entre le français, situé du côté est, et l’allemand, campé du côté ouest. L’auteur souligne ainsi comment en Europe les connaissances et les idées circulent avant de se condenser sous une forme individuelle dans les ouvrages d’auteurs singuliers. A l’époque moderne, les langues françaises et allemandes se stabilisent. Elles ne coïncident que rarement avec les frontières politiques et la frontière linguistique demeure surmontable : l’esprit, conclut-il, souffle partout où il peut et veut. La présentation de cette dimension historique du transfert se poursuit avec Christine Lombez, qui souligne l’importance, jusqu’alors relativement occultée et méconnue, de la traduction de la poésie allemande en France au XIXe siècle, souvent l’œuvre d’amateurs, à partir de l’étude d’un corpus de traductions publiées de 1820 à 1850 dans la presse culturelle, dans des anthologies et des recueils français. En analysant aussi l’identité des acteurs participant à ce processus, l’auteur révèle le rôle fondamental du transfert poétique de l’allemand dans la constitution de la poésie française à l’époque romantique. Alain Patrick Olivier conclut l’étude des transferts culturels dans une perspective historique en développant une analyse de la signification de ce qu’il nomme les transfer studies, conçues comme culture du mouvement d’une identité ou d’un genre à l’autre. Au moyen de cette conceptualisation, il analyse un cas de transfert à partir de trois lettres adressées par Husserl à Koyré en 1930, 1931 et 1934 : ce qui semble d’abord n’être qu’un problème de « transfert culturel » de la phénoménologie de l’Allemagne vers la France, et donc de traduction française de la philosophie, devient un problème non pas linguistique, mais national, concernant la réception allemande de cette traduction, et se révèle enfin être un problème ethnique. La seconde partie de cet ouvrage s’interroge sur la nécessité et les difficultés du transfert culturel aujourd’hui. Elle débute avec une analyse proposée par Sonja Neef concernant le mythe d’Europe – fille d’un roi phénicien, qui arrive sur le continent auquel elle donne son nom sur le dos de Zeus transformé en taureau – pour s’interroger sur notre faculté à s’approprier ce qui nous paraît étrange, et à se distancier de ce qui nous est propre. Ses réflexions s’appuient sur l’idée de Benjamin de « la tâche du traducteur » et sur le concept de Derrida du « monolinguisme de l’autre », pour d’une part exprimer l’histoire de l’Europe et de ses constructions culturelles – d’où vient-elle ? (woher ?) – et d’autre part indiquer simultanément le chemin à parcourir dans son développement futur : où va-t-elle ? (wohin ?). Ensuite, Roméo Agid, Gladys Kostyrka et Gauvain Leconte analysent la tératologie identitaire, fondée sur le concept d’identité dans la biologie et
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dans l’imaginaire : un monstre est l’être qui n’appartient à aucun ensemble, ni à aucune identité « normale ». Ainsi, il n’est pas non plus un membre de la Cité. Les auteurs concluent qu’une « identité nationale » doit être tératologique, ce qui signifie qu’elle doit pouvoir se déformer, se composer de plusieurs cultures et influences, et non pas se définir par une série de traits caractéristiques comme la langue et le comportement : on devrait exiger d’un étranger, affirment-ils, plutôt qu’une série de caractéristiques nationales, une capacité à enrichir, en la transformant, une identité supposée. En poursuivant ces interrogations sur le rapport entre les individus dans le monde, Olivier Lazzarotti propose un principe « d’habitabilité » : le monde n’est habitable que s’il est accessible à l’Humanité entière. Ce partage implique la reconnaissance des identités, et rend la question de la place de l’Autre ici équivalente à celle de la place de soi là-bas. Habiter un nouveau lieu, analyse l’auteur, en particulier un lieu qui n’est pas familier, implique une « compétence géographique », qui conditionne l’accès de chacun aux Autres via le monde. Pour conclure, Fritz Nies présente une série d’arguments qui souligne la nécessité du plurilinguisme européen et s’oppose à la tendance consistant à privilégier l’anglais comme langue scientifique : l’utilisation d’une langue détermine la pensée, dès qu’elle implique des modes d’argumentation, des problématiques et des concepts liés à une longue tradition ; une lingua franca peut servir au commerce et au tourisme, mais non aux exigences des sciences humaines – le latin médiéval et le français n’ont que très imparfaitement rempli leur rôle de médiateur, comme des milliers de traductions le prouvent ; le locuteur possède la plus grande richesse d’expression dans la langue qui lui est la plus familière (sa langue maternelle ou la langue dans laquelle il a été éduqué) et qui lui permet aussi le dialogue avec sa société, même si l’acquisition et la transmission du savoir ne doit pas se limiter à la langue du pays ; l’espace européen compte environ cent idiomes, mais il dispose aussi de quelques grands espaces linguistiques avec une imposante tradition intellectuelle, des langues qui peuvent être maitrisées (sinon pour s’exprimer, au moins pour comprendre) dans un milieu scientifique caractérisé non pas par le choix d’une lingua franca (l’anglais) mais par un plurilinguisme modéré. A partir de ces considérations, il propose plusieurs mesures concrètes, qui n’impliquent pas de coûts, mais un changement de mentalité, afin de renforcer le plurilinguisme en Europe. Les textes réunis dans le présent volume sont issus de trois Collèges Humboldt, de rencontres transculturelles et transdisciplinaires incluant des prix, d’anciens boursiers et d’amis de la Fondation Alexander von Humboldt, sous le haut patronage de l’Ambassade d’Allemagne en France. Les textes de Jean Meyer, Christine Lombez, Alain Patrick Olivier et Sonja
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Neef sont issus du Collège Humboldt organisé par Damien Ehrhardt du 2 au 4 novembre 2006 à l’Ambassade d’Allemagne à Paris et intitulé : Médiations et relations interculturelles dans l’espace européen. Culture, histoire, musique. Les textes d’Olivier Lazzarotti et de Fritz Nies sont issus du Collège Humboldt La fascination de la planète. Biodiversité – Interculturalité – Ethique scientifique, organisé par Damien Ehrhardt et Soraya Nour. Administré par Claudia Nickel, celui-ci s’est tenu du 5 au 8 novembre 2008 à l’Institut Goethe de Paris et au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. Le texte de Roméo Agid, de Gladys Kostyrka et de Gauvain Leconte est issu du Collège Humboldt « L’unité dans la diversité » ou la vision humboldtienne du cosmos. Identité – Individualité – Interdépendance, qui s’est tenu à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, à l’Ambassade d’Allemagne en France et au Centre allemand d’histoire de l’art de Paris du 17 au 20 juin 2009. Ce dernier colloque a été organisé par Damien Ehrhardt et Soraya Nour, et administré par Claudia Nickel. La mise en page de cet ouvrage a été placée sous la responsabilité de Bruno Thiago Tomio. Hélène Fleury, qui a largement contribué à la coordination du collège Humboldt de 2009, a également assuré la relecture des textes du présent ouvrage. Qu’il nous soit permis de remercier chaleureusement la Fondation Alexander von Humboldt d’avoir financé ces trois colloques, tout comme cette publication, et d’inciter ses anciens lauréats à des échanges aussi interdisciplinaires et internationaux que possible. Nous exprimons notre gratitude à Sven Baszio, ancien directeur de la section Europe de la Fondation Alexander von Humboldt, pour nous avoir encouragé à organiser ce colloque et nous avoir orienté tout au long de notre parcours ; François Gros, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des Sciences, professeur honoraire au Collège de France et ancien directeur de l’Institut Pasteur, pour ses précieux conseils quant à l’élaboration de notre projet ; Helga Ebeling, Première Conseillère Sciences et Technologie près l’Ambassade de la République Fédérale d’Allemagne en France à l’époque de l’organisation de ces colloques, de nous avoir accueillis et soutenus. Nous souhaitons aussi exprimer notre gratitude à l’Université Franco-Allemande d’avoir soutenu financièrement les collèges Humboldt de 2006 et 2009 et aux autres partenaires qui nous ont offert leur coopération : l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, et tout particulièrement son président actuel, Philippe Houdy, membre en 2006 du Comité d’honneur du colloque sur la Médiation interculturelle dans l’espace européen, le Sophiapol (Université Paris Ouest Nanterre la Défense), le Centre Marc Bloch à Berlin et le Centre d’Histoire Judiciaire (Université Lille 2).
Evry et Berlin, février 2012
Damien Ehrhardt et Soraya Nour Sckell
Transfer studies : une introduction Damien Ehrhardt I. Entre universalisme et relativisme : les identités culturelles rhizomiques Les spécialistes de l’interculturalité1 devraient éviter deux écueils. Le premier est celui d’une vision du monde centrée sur sa propre culture ; le second, la croyance à la coexistence d’une multitude de cultures sans relation les unes avec les autres. Au premier cas de figure correspond une conception radicalement « universaliste » de la pensée occidentale traditionnelle, telle qu’elle a été fortement remise en question par les cultural turns2, et tout particulièrement par les postcolonial studies qui se sont développées aux Etats-Unis3. Aux antipodes de l’universalisme se situe la conception tout aussi extrême d’une « civilisation mondiale composée d’un habit d’Arlequin »4. Si de nombreuses cultures peuvent se prévaloir d’avoir inventé de nouveaux outils ou de nouvelles pratiques, ce ne sont pas ces inventions qui vont les distinguer, mais la manière dont chacune les groupe, les retient ou les exclut. La circulation, l’appropriation et la mutation des idées, des artefacts culturels et des pratiques d’une aire culturelle à l’autre marquent en grande partie la construction des identités culturelles qui ne sauraient être fixes et substantielles. Mobiles et essentiellement transitoires, elles se construisent dans le passage et non dans l’être, et peuvent se métamorphoser avec le temps5 et devenir « transversales »6. S’il fallait associer l’identité culturelle à une image, celle de l’arbre-racine nous mènerait dans une impasse, dans la mesure où le schéma d’arbo1 L’interculturalité s’applique aux résultats et aux conséquences des processus de communication interculturelle (cf. Lüsebrink 2005 : 13 sq.). 2 Cf. notamment Bachmann-Medick 2006. 3 Parmi les nombreuses études postcoloniales, on peut en citer deux qui ont fait l’objet de traductions françaises : Bhabha 2007 et Appadurai 2005. 4 L’expression est de Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1996 : 401). 5 Cf. par exemple : Martine Abdallah-Pretceille 2006. 6 A propos du concept de « querlaufende (‘transversale’) Identitäten » cf. Wolf gang Welsch 2003 : 215.
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rescence (l’Un devenant multiple) renvoie à une unité et à une homogénéité difficilement réalisables sur le plan culturel. Il paraît impossible de délimiter précisément la sphère de notions aussi complexes que celles, par exemple, de « culture française » ou de « culture européenne », en raison des « frontières » mouvantes de ces dernières et de l’hétérogénéité intraculturelle. En ce sens, le modèle du rhizome-canal – établi par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux –, avec ses métamorphoses, son hétérogénéité, son principe de multiplicité et de rupture asignifiante, semble mieux approprié à l’identité culturelle que celui de l’arbre-racine. Celui-là, qui d’ailleurs ne s’oppose pas directement à celui-ci, « ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo »7. Seules les identités culturelles rhizomiques, adaptées au mode de vie de l’être humain, lui permettent de coexister durablement avec son environnement. II. L’élargissement de la notion de transfert culturel : du mécanisme à la contextualisation Les identités culturelles rhizomiques dans leur transversalité ont partie lié avec la notion de « transfert culturel », telle qu’elle a été développée en premier lieu en France, puis en Allemagne, depuis la fin des années 1980. A l’origine, la notion de transfert a été employée dans une situation historique et politique bien déterminée : celle de la construction des identités nationales – et des enjeux d’hégémonie culturelle qui y sont associés – de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. Les études de transfert se sont d’abord focalisées sur les relations francoallemandes. Malgré l’animosité qui a longtemps régné entre les habitants de ces deux pays voisins, la construction des identités nationales s’y est souvent accomplie de manière parallèle par un mécanisme de transfert culturel. Dans les premiers écrits, le transfert apparaît comme un mécanisme qui s’applique à l’appropriation, par une entité culturelle, d’une idée ou d’un message issu d’une autre entité culturelle. Mais entre l’émetteur et le récepteur, le message originel peut se trouver déformé. Parfois un message nouveau prend naissance suite à la transmutation d’importations à partir d’autres cultures. Un transfert culturel est donc une « sorte de traduction puisqu’il correspond au passage d’un code à un nouveau code » (Espagne 1999 : 8), dont les deux moments décisifs sont l’appropriation et la mutation. D’une manière plus générale, ce mécanisme « marque un souci de parler simultanément de plusieurs espaces nationaux, de leurs éléments communs, sans pour autant juxtaposer les considérations sur l’un et l’autre pour les confron7 Gilles
Deleuze et Félix Guattari 1980 : 36.
Transfer studies : une introduction
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ter, les comparer ou simplement les cumuler. Il signale le désir de mettre en évidence des formes de métissage souvent négligées au profit de la recherche d’identité » (Espagne 1999 : 1). Formé d’éléments de différentes cultures, le « socle interculturel » franco-allemand a aussi son histoire propre, celle d’une histoire « française » de l’Allemagne, « allemande » de la France plus large que celle de la simple relation entre ces deux pays (Espagne 1999 : 4). Plus tard, Michael Werner et Bénédicte Zimmermann soulèveront le problème des cadres de référence nationaux stables et présupposés connus du transfert, lesquels impliquent une invariance des catégories d’analyse et des concepts élaborés au sein de traditions disciplinaires nationales (Werner et Zimmermann 2004). Ce questionnement des référentiels de l’analyse va sérieusement remettre en cause la notion de transfert en tant que mécanisme interculturel. Et pourtant, l’utilité de celui-ci sur le plan méthodologique et heuristique n’est en aucun cas négligeable. Le fait que cette déconstruction ait porté atteinte à ce mécanisme est lié peut-être à une définition trop restreinte de la notion de transfert. En effet, ce dernier a été conçu comme un outil d’analyse et non comme un élément constitutif d’une théorie ou d’une pensée philosophique susceptible de s’appliquer à l’ensemble des sciences humaines et sociales. Si la portée du transfert avait été plus large, le questionnement des référentiels de l’analyse n’aurait certainement pas remis en question cette notion, parfaitement adaptée à la réflexivité indispensable pour cerner les enjeux des situations transculturelles du monde contemporain. Les nouvelles études de communication interculturelle en France et en Allemagne tendent à élargir la notion de transfert, à la situer davantage dans son contexte historique et à l’étudier à travers les processus de sélection, de médiation interculturelle et de réception. Compris de cette manière, le transfert (inter)culturel, comme objet d’étude de la pratique, de l’enseignement et de la recherche dans le domaine interculturel, ne s’applique pas à un secteur culturel donné, mais à la transmission d’idées, d’artefacts culturels, de pratiques et d’institutions liées à un système spécifique de modes d’action, de comportement et d’interprétation8. III. Des cultural studies aux transfer studies Pourquoi ne pas élargir encore le champ d’études des transferts dans le domaine de la philosophie et parvenir ainsi à ce que l’on pourrait qualifier de transfer studies ? Cette notion forgée par Alain Patrick Olivier dans sa 8 Voir
à ce propos : Hans-Jürgen Lüsebrink 2005 : 129–170.
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contribution à la présente étude, est calquée sur celle des cultural studies. Elle troque le terme cultural pour celui de transfer. Ainsi, l’accent est mis davantage sur le transfert interculturel que sur la seule affirmation de l’identité culturelle engendrée par diverses polarités : dominant / dominé, majorité / minorité, masculin / féminin, etc. Les transfer studies, souhaitant transcender ces polarités, tout en ne négligeant pas leur importance, mettent en évidence la généalogie et les métamorphoses des identités culturelles rhizomiques comme des processus de transferts. Ainsi, la notion de transfert a un rôle corrosif, dans la mesure où elle permet l’affirmation en même temps que la dissolution des cultures. Sans obligatoirement adhérer au « constructivisme radical »9, on présente souvent l’identité culturelle (non-rhizomique) de la majorité comme une construction au même titre que celle de la minorité, érigée par opposition à l’idéologie dominante. Mais eu égard au rôle corrosif du transfert, la construction de l’identité culturelle rhizomique est en réalité inséparable du processus par lequel cette identité se défait. La construction identitaire s’accompagne donc en même temps d’une déconstruction, ce qui rend le terme « construction » inadéquat s’il se réfère à l’idée de forteresse ou de lourdeur. Etudier les transfer studies d’un point de vue scientifique implique de ne plus se situer dans une culture donnée, mais d’adhérer au nomadisme des identités rhizomiques. De même qu’il arrive rarement dans nos sociétés qu’une nation ferme hermétiquement ses frontières, une culture se développe toujours à partir d’autres cultures, parfois même à partir de l’autonégation de la culture spécifique. Goethe et Heine n’ont-ils pas conçu leur vision de l’identité allemande par opposition au nationalisme de vigueur ? Les transfer studies devraient recourir à un processus d’échappement à une logique culturelle donnée comme une forme de déterritorialisation. Dans le cas des relations majorité / minorité, les transfer studies s’éloignent non seulement d’une approche unilatéralement inscrite dans l’optique de la culture dominante, soulignant l’universalité de celle-ci aux dépens des revendications de la minorité, mais aussi des cultural studies lorsqu’elles affirment l’identité culturelle d’une minorité par rapport à celle de la culture dominante et soulignent comment chaque individu définit sa propre identité par rapport à celle du groupe dont il est issu. Dans les deux cas de figure, la culture est réifiée ; on la considère comme une entité fixe au lieu de se 9 Pour les représentants du « constructivisme radical » (Heinz von Foerster, Ernst von Glaserfeld, Peter M. Hejl, Siegfried J. Schmidt et Paul Watzlawick), la réalité est une invention humaine, mais au lieu de s’en tenir à la résignation et au scepticisme, ils réalisent leurs recherches sans prétendre à la reconnaissance d’une vérité absolue. Cf. par exemple : Glasersfeld 2006.
Transfer studies : une introduction
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référer à des « flux ». Dans ces deux cas, l’écart entre la majorité et la minorité se creuse, ce que veulent éviter les transfer studies, soucieuses d’étudier les passages d’une culture à l’autre. On peut s’interroger sur l’opportunité du choix du terme transfer studies, d’autant plus que cette expression est employée actuellement dans les pays anglophones pour désigner les « transferts d’études » permettant à un étudiant de valider ses études passées dans un autre établissement d’enseignement supérieur ou dans un autre pays. Les études de transfert ont au moins deux points communs avec les « transferts d’études » : c’est la reconnaissance de l’autre ou de son système et un certain nomadisme. En outre, les étudiants bénéficiant des transferts d’études s’ouvrent généralement au dialogue interculturel qui prévaut aussi dans les transfer studies. Toutefois la procédure du transfert d’études ne saurait être confondue avec le champ de recherche et la philosophie des transfer studies qui s’appliquent à l’ensemble des humanités. On ignore si cette nouvelle vision marquera un tournant « transférentiel » après ceux des cultural turns10. Toujours est-il que le transfert interculturel de la French Theory de la France vers les Etats-Unis a donné naissance aux cultural studies. Inversement, le re-transfert de ces dernières, de l’Amérique du Nord vers l’Europe, donne naissance, à son tour, à de nouvelles formes d’études culturelles : les Kulturwissenschaften en Allemagne, la cultural analysis11 aux Pays-Bas, etc. Ces nouvelles tendances laissent augurer un large courant d’études culturelles essentiellement européen, potentiellement renouvelé par l’apport des transfer studies. Bibliographie Abdallah-Pretceille, Martine (dir.) (2006) : Les métamorphoses de l’identité. Paris : Economica. Appadurai, Arjun (2005) : Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. fr. par Françoise Bouillot. Paris : Payot & Rivages, 2e édition, 2005 (original publié en 1996 sous le titre : Modernity as Large Cultural Dimensions of Globalisation). Bachmann-Medick, Doris (2006) : Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften. Reinbek bei Hamburg : Rowohlt Taschenbuch Verlag.
10 Il s’agit principalement des Interpretive, Performative, Reflexive / Literary, Postcolonial, Translational, Spatial et Iconic Turns (cf. Doris Bachmann-Medick 2006). 11 Cf. les travaux de Mieke Bal et de l’Amsterdam School for Cultural Analysis (ASCA), voir à ce propos : Bal 2006.
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Damien Ehrhardt
Bal, Mieke (2006) : Kulturanalyse, dir. et postface par Thomas Fechner-Smarsly et Sonja Neef. Frankfurt am Main, Suhrkamp. Bhabha, Homi K. (2007) : Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, trad. fr. par Françoise Bouillot. Paris : Payot (original publié en 1994 sous le titre : The Location of Culture). Deleuze, Gilles / Guattari, Félix (1980) : Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris : Les Editions de Minuit. Espagne, Michel (1999) : Les transferts culturels franco-allemands. Paris : PUF Glasersfeld, Ernst (2006) : Einführung in den Konstruktivismus, München/Zürich, Piper, 9ème édition. Lévi-Strauss, Claude (1996) : Anthropologie structurale deux. Paris : Plon, 2 / 1. Lüsebrink, Hans-Jürgen (2005) : Interkulturelle Kommunikation. Interaktion, Fremdwahrnehmung, Kulturtransfer. Stuttgart / Weimar : J. B. Metzler, Welsch, Wolfgang (2003) : Ästhetisches Denken. Stuttgart : Reclam, 6e édition, 2003. Werner, Michael / Zimmermann, Bénédicte (2004) : Penser l’histoire croisée. Entre empirie et réflexivité, in : Werner, Michael / Zimmermann, Bénédicte. De la comparaison à l’histoire croisée. Paris : Seuil.
Partie 1 : Interculturalité et transfert dans l’histoire. L’exemple des relations franco-allemandes
Médiations et relations interculturelles dans l’espace européen Le cas de la frontière linguistique franco-germanique entre Suisse et Luxembourg Jean Meyer Prenons un cas d’école. Soit, parmi tant d’autres, la carte de la frontière du Nord-Est depuis le XVIe siècle jusqu’en 1795. Dans la mosaïque, si esthétiquement colorée, des territoires réunis au royaume de France d’entre 1632 et le XVIIIe siècle, la frontière linguistique n’est qu’une ligne rouge, presque humble qui court depuis le lac de Neufchâtel (Suisse) jusqu’à Calais. Elle coïncide sur la carte suivante avec la « Reichs Grenze im 16ten Jahrhundert » d’Avesnes à Calais, un peu au nord du cours de la Somme et du cours nord de l’Oise. C’est tout. La frontière politique du Saint-Empire suit, en un cours de fantaisistes méandres, l’axe du Thalweg de la Meuse et de la Saône, pour englober la Franche-Comté, la Bresse et la Savoie. Autant dire que la ligne de séparation entre langue romane (ici française) et langue germanique, enserrant la Wallonie jusqu’à Longwy et au-delà, coupe en plein à travers la Lorraine, de Thionville aux Vosges, et suit, en gros, les sommets jusqu’à Belfort pour rejoindre en Suisse la région de Porrentruy (Wolff 1970 ; Westermann 1972 : 114 sq). Pourquoi donc ce choix, de prime abord, si éloigné de la thématique générale de cette rencontre Humboldt ? C’est que cette ligne, si abstraite, délimite le « geschlossener germani scher Sprachraum » d’avec l’espace roman, français à l’ouest, italien au sud, ce sous le commun dénominateur de « Welsch » que, par exemple, Vidal de la Blache souligne dans son Tableau de la géographie de la France (de la Blache 1911 : 185). Cette limite est ancienne et s’inscrit, entre bien d’autres, dans les cartes des « Mundartkarten » de l’excellent Atlas zur deutschen Sprache (D.T.V. 1978). Sans doute, les espaces linguistiques ont beaucoup bougé entre le IIIe et le VIIIe siècle après J.-C. pour se stabiliser sur (en très gros) la ligne de partage actuelle. Cette ligne s’avère extrêmement stable, à l’exception de la Flandre maritime incorporée au domaine linguistique français dès le XVIIe siècle et, de l’avancée de la langue française en Lorraine
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Jean Meyer Dunkerque
Escaut Ypres
Meuse
Bruxelles Moselle
Lille Liège WALLON
Somme
Trèves Luxembourg Thionville Sarrelouis
Avancées du français depuis le moyen-âge Avancée du français en Flandres
Metz
Phalsbourg
Nancy
Marsal Moselle
Saverne Strasbourg
Région de Marsal (Saulnois) Avancée française vosgiennes par delà les crêtes
Belfort
Mulhouse
Montbéliard Frontières Frontière linguistique au XVIIIe siècle Soi-disant frontière des quatre fleuves EscautMeuse-(Moselle)-Saône
invoquée par les juristes français
Frontière française actuelle
Besançon
SUISSE (SCHWEIZ)
Berne Rhône Saône Genève
« saulnoise » d’entre Metz et Phalsbourg. Il existe, dans toute l’Europe, des lignes de rencontres linguistiques aussi stables, comme dans les Iles britanniques, la ligne des fortifications de « l’Offos Wall » isolant d’ailleurs mal1 le pays de Galles d’avec l’Angleterre ; ou encore la ligne de partage des parlers cornouaillais – si importants dans le paysage littéraire européen du XIe au XIIIe siècle – ; ou encore celle marquant les limites de la langue écossaise. Certaines ont reculé, comme en Bretagne, où le dialecte gallo a conquis après le Xe siècle, une partie du pays breton, jusqu’à une ligne SaintBrieuc–Vannes. Ces lignes, cependant, ne protègent plus guère de nos jours : en Ecosse par exemple, les Lowlands sont submergés par l’anglais, l’écos1 Excellente vers l’est, la défense naturelle du pays de Galles est particulièrement médiocre vers l’ouest, les invasions se faisant ici par les côtes.
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sais se retranchant sur les Highlands. Ce fut un temps, toute la thématique d’un Stevenson dont le « Maître de Ballantrae » (Ballarin et Stevenson 2005 : 657–887). Ici, en effet, l’Etat pèse de toute sa force sur les refuges celtes alors que, sur le continent, ce sont deux grandes civilisations qui s’affrontent, s’influencent et, à certains moments, se modèlent en s’imitant et, à d’autres, se modèlent en s’opposant. D’où les questions : comment « fonctionne » en quelque sorte cette ligne de séparation, puisqu’elle délimite, jusque dans le réel du quotidien le plus concret, les deux parties de l’Europe ? Est-elle pure ligne ou espace opposé en quelques cellules transversales ? Ou semi-permanentes ? Est-elle réellement limite du français vers l’est ou limite de l’allemand (y compris médiéval) vers l’ouest ? Et encore pourquoi, où et quand est-elle survolée, dépassée par les grands flux littéraires ou culturels et pourquoi vraiment ? Autant de questions qu’il est naturellement impossible de résoudre, si peu que ce soit, dans une brève conférence. Je poserais ici simplement quelques jalons. Car la question est encore plus compliquée qu’il n’y paraît. A l’époque des temps modernes (XVIe–XVIIIe siècles), français et allemand sont établis comme solides entités. Sûres d’elles-mêmes, fixées en tant de beaux textes, ces langues sont des « héritages pour l’éternité » pour m’exprimer comme Thucydide ! Mais au Moyen-Age – et cela se prolonge avec les Contes de Perrault (XVIIe siècle) ou ceux des frères Grimm (XIXe siècle) – subsiste, précédent le « bloc littéraire », l’ombre, la sourde pénétration, le poids si insinuant et si mal connu de ce qu’on appelle la « littérature orale », ainsi que « the oral poetry » des spécialistes anglais. Il faut en effet en revenir aux définitions fondamentales. Il n’y a de véritable littérature que lorsqu’un auteur écrit, compose (de nos jours quasi exclusivement) en fonction de lecteurs. C’est dans ce sens que l’on a pu dire que la véritable littérature grecque ne s’installe qu’avec les dialogues des Platoniciens (Guillon 1995 : 62). Il faudrait donc distinguer entre plusieurs niveaux « d’acculturation » : entre la littérature orale proprement dite, conçue dans l’obscurité des temps, d’abord pré, ensuite proto, enfin para-historique. Cette dernière se prolonge d’une certaine manière dans la littérature populaire, les émergences renaissant à des époques encore proches de nos jours, émergences multiples, sporadiques au fil des siècles. Si l’on appliquait ces critères à la littérature française, le seuil entre deux se situerait, suivant les spécificités littéraires (épopées, poésies, satires, etc.), tantôt au XVIe voire au XVIIe siècle, le théâtre tenant par plus d’un côté de la littérature « orale », tout comme entre autres, l’éloquence, tant religieuse que profane (juridiquement). D’où l’opposition – si souvent brutale – entre les littératures proprement médiévales avant tant de littératures « d’enseignement » débutant au mieux avec quelques poésies de la fin du
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Moyen-Age (Villon ou Charles d’Orléans c’est-à-dire au XVe siècle). Or l’Europe, avec largement la France du Nord comme initiatrice, atteint un « acmé » éblouissant dès les XIe–XIIIe siècles. Elle crée les grands mythes qui, pareillement aux Grecs (et plus encore dans la réalité des quotidiens « ordinaires »), ont modelé avec Perceval, les quêtes du Graal, la chevalerie « arthurienne » et ses preux, Tristan et Isolde, notre imagerie mentale. Or ces chants, récits transposés dans les écrits véritablement européens, n’ont encore qu’un nombre réduit de lecteurs par rapport aux auditeurs. Il faut le formidable accélérateur qu’a été l’imprimerie (à des dates fort variables et des périodes de seuil prolongés), pour rencontrer des textes vraiment conçus pour être d’abord lus. En attendant, il y a la « matière » des poèmes d’amour, des hauts faits et gestes des quêteurs d’aventures, qui est un immense capital européen que n’arrêtent guère les frontières linguistiques ; qu’elles freinent tout au plus. Du XIe siècle finissant au XIIe siècle triomphant, la « matière » première initiale est « celtisante », mais massivement latine : autre frontière linguistique, laquelle est transmuée, élargie, commentée bien au-dessus de toute limite linguistique. Tout circule. Godefroy de Strasbourg élargit l’admirable poème de Thomas en un feu d’artifice amplifié, qu’après 19 400 vers, la mort arrête … Le tout est immédiatement repris, achevé, transformé du Saint-Empire à l’Angleterre, l’Italie, voire le Nord scandinave et islandais. Littérature chantée, psalmodiée, s’appuyant sur des séquences – bases, « moments de mémoire » sur lesquels les aèdes et autres trouvères de tout temps se sont appuyés sur la lyre ou la harpe pour chanter comme aux temps de Demodokos dans le palais des Phéaciens (Homère, L’Odyssée, chant 8). S’amorce cependant, par transition insensible, le passage aux littératures nationales, où les médiations et les relations interculturelles se font de plus en plus sous la forme des condensations en auteurs individuels, créateurs d’œuvres uniques, où les influences se lisent au bas des pages en notes savantes bien individualisées. Ainsi, dans les réfectoires des ordres d’enseignement, survivent longtemps les « lectures récitées » du haut des chaires (conçues à cet effet) que sont devenues par la suite les « Sonntags Redner », ultérieurement relayées par quelques chaînes radio, plus rarement de télévision ; ce sont en quelque sorte les lointains héritiers des orateurs sophistes grecs et latins de l’Antiquité que prolongent encore, de nos jours, les « Vorlesungen » des professeurs universitaires. Enfin en guise de complication, l’Europe médiévale puis « moderne » est avant tout une Europe latine. Et c’est par là que tout a commencé : le latin de la « Koiné » a été traduit tant en français qu’en allemand ou anglais, en passant lui aussi de la « Sprechsprache » (langue orale) à la « Schriftsprache » (langue écrite). Or les frontières linguistiques sont des limites de langue écrite. Ces littératures sont cléricales, dans les scriptoria monastiques [sur
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notre frontière linguistique, Murbach ou Wissenbourg et, au loin Reichenau (Schlosser et D.T.V. 1983 : 18–31 etc.)]. La majeure partie de la période médiévale est d’instabilité linguistique évidente : « Eine solche sprachliche Mobilität ist eng mit dem Schriftmedium verbunden. Sie hätte sich kaum in nur mündliche Praxis erhalten können. Diese Mobilität deutet auf die Möglichkeit des Ausgleiches zugunsten einer weiträumigen Einheitssprache, die Bedingung einer großen Literatur ist » (Schlosser et D.T.V. 1983 : 24–25). Ce qui est largement indépendant de la « grande » politique. Sans entrer dans le détail, citons simplement Joachim Bumke à propos du Niebelungenlied, « donc de l’époque écoutée aux portes de l’Histoire » (Victor Hugo) : Während in Frankreich die Heldenepik des chansons de geste ebenso ausgebildet war, wie die des höfischen Romans, scheint das Nibelungenlied ganz isoliert in der höfischen Literaturgeschichte der höfischen Zeit zu stehen. Das Bild ändert sich jedoch, wenn man die Dichtung im Zusammenhang mit der mündlichen Überlieferung sieht. Heldensagen […] erfreuten sich auch in Deutschland großer Beliebtheit […] (Aber) im welcher Gestalt die von den Geschichten von den Helden der Vorzeit (?) tradiert wurden, ist nicht sicher. Erzählende Lieder haben wahrscheinlich die größte Rolle gespielt, manches war auch in Prosa überliefert. Mit mündlicher Großepik ist dagegen in Deutschland nicht zu rechnen. Im Lichte des intakten (!) mündlicher Kulturen die im Analphabetentum der Laïengesellschaft ihr Fundament hatte, ist es eher verwunderlich, dass bereits um 1200 die Verschriftlichung der Heldendichtung begann. Welche geschichtlichen Kräfte diesen Prozess im Gang gebracht haben ist nur zu vermuten (Bumke 1990).
Et de conclure qu’il a bien fallu qu’un grand poète cristallisât le tout, en introduisant dans son œuvre les apports des traditions orales aux multiples textes écrits, partiels et divers : il s’agit de la part des traditions orales relevant de la « Mündliche Erzähltradition ». Ce problème est apparu au XVIIIe siècle avec l’interminable querelle à propos de l’Illiade et de l’Odyssée (Lesky 1993 : 50–58 et 73–78), qui s’est étendue ensuite aux sagas islandaises (cf. la remarquable introduction de Boyer 1987 : IX–LIX) et, d’une manière plus générale, à la plupart des littératures antiques (Guillon 1995). L’étude des origines « populaires » des épopées (y compris russes etc.) a été profondément révisée, faut-il le rappeler, par les recherches sur le terrain serbo-croate menées par Mathias Murko, Milman Parroy et Albert B. Lord en 1937–1951 (Lesky 1993 : 32–34). La publication récente, dans la collection de la Pléiade de textes médiévaux essentiels a mis au point beaucoup de questions (Walter 2001 : tome I, en attendant son tome II ultérieur; Marchelo-Nizia 1995 ; de Troyes 1994). Voilà donc, au vu des publications critiques des textes médiévaux, de quoi dresser une esquisse de tableaux susceptibles de répondre à la question
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posée par le Collège Humboldt consacré aux médiations et aux relations interculturelles dans l’espace européen. Car entre le XIIe et le XVe siècle, on peut avancer l’idée qu’il n’y a, au fond, qu’un espace littéraire européen surplombant les variétés régionales qui ne sont pas encore « nationales ». On peut donc penser que la frontière linguistique franco-allemande – dénomination partiellement anachronique – n’a, en ce sens, joué qu’un rôle subordonné, tant les « grandes » littératures sont, soit des littératures cléricales, soit des littératures de « cour » (« höfisch ») des aristocrates dont le rôle moteur est surtout féminin, c’est-à-dire des princesses politiquement et familialement bien placées de la Champagne à l’Autriche. L’interconnexion des inspiratrices se déroule au niveau européen, Russie comprise, car la première grande cassure de l’Europe survient avec l’odieux massacre-pillage de Byzance par Venise en 1204, lors de la IVe croisade (Chastel 1999 : 189–211). La deuxième, plus connue, surgit avec la déchirure de la tunique unique du christianisme quand se manifestent les troubles religieux du XVIe siècle. Mais auparavant les littératures étaient devenues choses des villes, donc issues des bourgeoisies urbaines en leur grande diversité. Mais revenons à notre géographie de frontière linguistique. Aux forêts « primitives », espaces vagues et redoutés des temps antiques qui forment des frontières sous forme d’espaces-tampons, succèdent au fil des siècles les délimitations de plus en plus « cartographiables », au point de devenir, progressivement à l’époque moderne, totalement abstraites sous la forme de frontières linéaires superposant des limites douanières, politiques etc. au XVIIe siècle. C’est toute la question du « pré-carré » de Vauban, principal ministre de Louis XIV qui est posée ici : c’est lui qui, de 1665 environ à 1695, est le grand ordonnateur des dépenses publiques. Les traités se succèdent, la Révolution parachevant l’époque contemporaine de la « linéarisation » essentiellement étatique des grandes étendues, que nos cartes d’écoliers ont traduites en grandes surfaces colorées. Comment peut-on donc décrire celle qui nous intéresse depuis le début de cet article, la frontière franco-allemande, née de la délimitation des espaces linguistiques germanophones face aux parlers romans des Flandres au Frioul ? Le tsunami des cavaliers semi-nomades avait aidé, par l’immigration préalable, mi-autorisée, mi-subie, sans compter les révoltes paysannes2, à pénétrer au plus profond de l’Empire romain. Les frontières avaient été surtout politico-militaires. Les avancées extrêmes des langues germaniques ne reposaient cependant pas sur une densité de peuplement suffisante. Dans 2 Les Bagaudes en Gaule, révolte des campagnes surexploitées par les prestiges de la civilisation des villes.
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l’« éternelle » lutte entre les « civilisés sédentaires » et les « cavaliers nomades ou semi–nomades », si les seconds l’emportent d’abord en dépit de leur faiblesse numérique, les premiers l’emportent à la longue par leur supériorité numérique et leur capacité d’assimilation : le domaine linguistique s’accroît en une vague lente mais irrésistible jusqu’au moment où il bute sur une densité de population égale ou supérieure à celle des populations porteuses de la nouvelle langue. L’équilibre se produit quand il n’existe pas de dénivellation religieuse. En France du Nord et de l’Est, cette frontière linguistique ne s’est définitivement stabilisée qu’autour de l’an 1000. On a pu l’identifier aux confins de la Wallonie ; les agglomérations au suffixe en « court », déterminent sa limite nord tandis que celles au suffixe en « ingas » tracent ses contours orientaux. Des deux côtés de cette ligne, subsistent des îlots de résistance romans, en particulier autour de Trèves, jusqu’au Xe siècle3. En somme, la ligne de séparation linguistique est, à la fois, ligne finale du retrait germanique à l’ouest et du retrait « latin », populaire à l’est. Ce constat n’explique cependant pas les avancées et les reculs réciproques de l’époque moderne. Une autre donnée essentielle peut être mentionnée : les Vosges ont agi comme un butoir face à l’Ouest, alors que les Ardennes ont été franchies, presque d’emblée jusqu’à leurs limites orientales (DTV 1978 : 60–61 ; de la Blache 1911). Ainsi, nous diviserons, pour l’analyse, cette ligne de partage linguistique en trois secteurs très différents : 1. au sud de la « trouée de Belfort », encore appelée porte de Bourgogne4, qui est en soi facile à franchir ; 2. au centre, du Ballon d’Alsace à la vallée de la Bruche et de la Sarre, le secteur vosgien, le grand butoir5 ; 3. le secteur lorrain du Donon à Longwy, frôlant Thionville (de langue « germanique »). Pour l’analyse, il nous faut partir du massif vosgien et de sa forêt qui fut, à l’origine, l’une de ces forêts chères à Roger Dion. Considérée comme répulsive par Jules César, elle fut longtemps, jusque vers l’an 1000, refuge de la faune sauvage des aurochs, chevaux sauvages, bisons etc., domaine de chasse par excellence des Carolingiens (de la Blache 1911 : 192). En latitude, la ligne de crête suit le paysage de « chaumes », espace voué à l’élevage extensif, sorte de clairière longitudinale enserrée, tant à l’ouest qu’à 3 DTV 1978 : 56–57 pour l’Angleterre, 58–59 pour les limites linguistiques en Gaule. 4 Elle est, en 1870–1871, l’objet d’âpres négociations lors des discussions sur les annexions allemandes du traité de Francfort. 5 D’où les âpres combats, tant en 1914–1918 qu’en 1940 et de 1944 à 1945.
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l’est, entre deux forêts denses, difficiles à traverser, sinon par quelques vallées : ces vallées, dissymétriques, se différencient par leur orientation et leurs reliefs en creux, des côtés alsacien et lorrain. Elles impliquent des possibilités humaines adaptées, donc une civilisation rurale maximale, sur une étendue de quelques kilomètres de distance à vol d’oiseau. Du côté lorrain, l’évacuation des eaux montagnardes abondantes, mais irrégulières, est assurée. La glaciation quaternaire y a contribué en modelant ces larges, vallées, bordées de collines et de plateaux aux reliefs mous, à pentes relativement faibles, à l’amont en profil en « u ». Elles se composent de terrains médiocres, peu fertiles, donc peu propices à un peuplement rural dense. Du côté alsacien, l’abrupt de faille du « Graben » rhénan, à fort relief, confère aux vallées des pentes raides qui chutent à travers le massif granitique des Hautes-Vosges, débouchant sur quelques cols d’altitude élevée. Au sein de ces vallées riches, un climat chaud et peu pluvieux, est ponctué d’orages d’été ayant, dans les bassins carbonifères, une fâcheuse tendance à « tourner en rond », incapables de déboucher par les basses vallées étroites jusque dans les riches collines viticoles sous-vosgiennes. Elles sont toutes différentes de leurs homologues « welsch », ainsi nommée en patois roman, à pluviosité élevée, rudes, brumeuses, à la saison hivernale dure. Enfin, l’orientation géographique de ces vallées diffère totalement. A l’ouest, la Moselle, la Meurthe et la petite Meurthe, ainsi que leurs affluents s’inclinent vers le nœud géographique lorrain, c’est-à-dire vers l’axe Nancy-Metz-Trèves. En résulte un dessin en lame de faucille. A l’est, les faibles dénivelés hachent tout le bombement vosgien, ce qui donne deux types principaux de vallées : les unes sont courtes et se disposent perpendiculairement à la plaine rhénane. En revanche, les têtes des trois principales vallées se recourbent les unes vers le nord, les autres vers le sud. Entre la Fecht et la Lieprette, l’interfluve s’élargit permettant ainsi à la langue française une avancée tombant en balcon sur la plaine. Les noms sont parlants : Orbey, Labaroche, Lapourtroie, Fléland, Aubure, Le Brézouard, le col du Bonhomme. Le gisement de plomb argentifère de SainteMarie et de Sainte-Croix-aux-Mines, déjà exploité sous l’Empire romain, a connu une apogée à la fin du Moyen-âge. Son importance a été révélée par des fouilles archéologiques récentes. La vallée s’est transformée en un ruban industriel attirant un peuplement de spécialistes internationaux (mineurs saxons, lorrains, etc.) Entre la Lieprette et la Bruche, le français n’occupe plus que les têtes des vallées alsaciennes du Giessen (Villé, Urbeis, Fouchy) et de la Bruche, reliées entre elles par le col « interne » de Steige. La langue romane descend ici jusqu’à mi-distance de la plaine alsacienne, à Wisches. En clair, on a donc trois types de situations :
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1. dans les Hautes Vosges, le français court le long des crêtes ; 2. il s’avance sur plusieurs interfluves en quasi balcon sur la plaine à la hauteur de Colmar ; 3. il a conquis les hautes vallées du Val de Villé et de la Bruche. Tout se passe comme s’il y avait une espèce de cristallisation sur un front d’avancée, peut-être à l’exception de « l’Einbuchtung » des Trois Epis. Côté lorrain, la situation est bien plus simple. La Moselle, la Meurthe et leurs affluents ont permis à de grandes abbayes de s’installer au creux de larges vallées : « plus encore que du côté alsacien, il a fallu l’action systématique des monastères pour introduire dans les solitudes forestières la culture et la vie » (de La Blache 1911 : 204–205). Le paradoxe de la situation est que la richesse considérable fournie par la dure exploitation des sylves aboutit à des installations monastiques nobiliaires dépendant jusqu’à la Révolution du Saint-Empire romain germanique (Epinal, Remiremont, etc.). Ce sont comme des graines de chapelet, accolées aux riches bibliothèques, formant l’avant-garde des cours princières de Lunéville et de Nancy ou encore de la puissance urbaine de Metz. Ces hommes et ces femmes de haut rang (possédant seize quartiers de noblesse) sont parfois encore de plus haut savoir. En 1507, le nom d’Amérique apparait pour la première fois à Saint-Dié dans la Cosmographie Introductio. En 1754, Voltaire est l’hôte de l’abbé de Senones, Dom Calmet : C’est un Bénédictin de 80 ans qui a une bibliothèque de 30.000 volumes […] qui est une des plus belles du royaume. […] les moines me cherchent les pages, les lignes, les citations que je demande. Dom Calmet a 83 ans, monte au haut d’une échelle qui fait trembler, qui tremble, et il me déterre de vieux bouquins […] tout ce qui concerne l’histoire du Moyen-Age qui est la chose du monde la plus obscure […] je me suis fait très savant à Senones et j’ai vécu délicieusement au réfectoire. Je me suis fait compiler par les moines des fatras horribles d’une érudition assommante ».
Voltaire saura utiliser ces armes dans son Dictionnaire philosophique. Il a quelques regrets, s’adressant après la mort de Dom Calmet à son successeur : « Vous souvenez-vous du temps où vous montiez si facilement à l’échelle pour me dénicher un livre et pour me montrer la page dont j’avais besoin ». Cette solide érudition bénédictine se retrouve des deux côtés des Vosges où les pères de l’Eglise forment « l’alpha et l’oméga ». Il est vrai que d’autres abbés plaisent mieux à Voltaire : « Je n’ai vu, qu’en passant, l’abbé de Munster, il est occupé à Colmar, il m’a paru fort aimable. Il a tué du monde (sic). Il a fait l’amour, il est poli, il a de l’esprit, il est riche, il ne lui manque rien ». Et de conclure aigrement : « mais puisque cela vaut 100 000 écus de rente à certains abbés, il ne faut pas se plaindre »
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(Voltaire 1978 : tome IV, 186, 201 ; II, 1049 et 1079 ; IV, 1002 et 1029 ; VII, 857 et X, 142). L’esprit soufflant où il veut et où il peut, les Lumières ont franchi aisément les limites linguistiques, moins aisément cependant que s’était effectué le transfert au Moyen-Age de la France des XIIe–XIIIe siècles. Il nous faut donc voir désormais les résultats obtenus par les « cellules transversales » de la barrière linguistique. Au sud, la Porte de la Bourgogne est verrouillée par le comté de Montbéliard, propriété du duc de Wurtemberg. Il n’est donc pas surprenant que cette région adossée aux possessions habsbourgeoises de Haute-Alsace (jusqu’en 1648) se tourne vers le SaintEmpire. C’est ainsi que le plus grand poète européen néo-latin, Balde, issu d’une famille de Giromagny, et notamment d’une grand-mère menacée de procès de sorcellerie, a été éduqué par les Jésuites de Molsheim, puis, fuyant les catastrophes de la guerre de Trente ans, se réfugiat en Bavière à Ingolstadt (l’université jésuite par excellence). Le poète, réputé dans toute l’Europe pensante, devint le précepteur des enfants d’une branche latérale de la dynastie bavaroise. Nous l’avons oublié, pour le redécouvrir de nos jours. Les émigrants de la région se sont ensuite formés à l’est, à Stuttgart, et ensuite à l’ouest, à Paris. Georges Cuvier (1769–1833), le zoologiste à l’origine de la biologie moderne (Les leçons d’anatomie comparée, 1800– 1805) devint une sommité européenne. Stuttgart lui a fourni les écoles techniques et Paris l’a consacré. Il a entraîné tout un clan : son fils Frédéric Cuvier (1773–1838) et Georges-Louis Duvernoy (1777–1855). Parallèlement commence à se développer la dynastie des Peugeot. La ville de Belfort a été autrichienne jusqu’en 1648 puis fut fortifiée par Vauban. Il est donc dans la logique des choses qu’elle ait vu naître le général A. Baratier (1864–1917), le second de Marchand dans l’affaire de Fachoda. Il n’est guère de petites villes de cette « marche » frontière qui n’ait, au XIXe siècle, fourni de général ou d’homme politique à la France. Jules Méline (1838–1925) est le porte-parole et, le symbole de la France protectionniste. Jules Ferry (1838–1925) a dominé la politique française sous la IIIe république et a été le promoteur de la politique coloniale. Méline est né à Remiremont ; Jules Ferry à Saint-Dié. Quant au général Bourgeois, le fondateur du Service géographique de l’Armée, il est natif de Sainte-Marieaux-Mines. Enfin, Louis Lapicque (1806–1882), physiologiste du système nerveux, est originaire d’Epinal. C’est cependant, sur ce « balcon linguistique », de la Schlucht à Colmar, que se situe l’épisode le plus étonnant. Au cours du Moyen-Age, aux XIVe et XVe siècles, la ville de Colmar a été le siège de la grande peinture du Haut-Rhin, malheureusement presque complètement occultée par le bris des images du début de la Réforme et que l’on est en train de redécouvrir. A toujours subsisté la gloire du grand Mar-
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tin Schœngauer (1445–1491), l’immense graveur, orfèvre et peintre. Au cours du XVIIIe siècle, s’effectue la ruée des montagnards du Col du Bonhomme faisant partie du clan de Jean-François Reubell (1747–1807). Ce montagnard jacobin devenu Thermidorien, puis président du Directoire a orienté la politique française vers les « frontières naturelles » rhénanes de 1796 à 1799. Il a entraîné toute sa parenté dans le maelström politique. Le terrain avait été préparé par le recrutement de nos Montagnards dans l’Ecole des Diplomates de Strasbourg au XVIIIe siècle, la grande méconnue d’importance européenne. Enfin, originaire du col du Bonhomme, le parent de Reubbel, Demangeat, a remplacé en 1792 les de Wendel à la direction de l’arsenal d’Indre (Loire-Atlantique) de 1792 à 1815. Cette usine a fourni la quasi-totalité de l’artillerie de la marine durant la Révolution et l’Empire. Je lui ai consacré une partie de mes premiers travaux historiques. L’amiral Bruhat (1796–1855), né à Colmar, a rattaché la Polynésie à la France, puis a commandé la flotte française pendant la guerre de Crimée ; le célèbre grammairien Brunot (1860–1938), dont la monumentale Histoire de la langue française a nécessité près de vingt ans de travaux (de 1916 à 1931), représente la science de la première moitié du XXe siècle. Citons encore pour mémoire, les Colmariens : le général Rapp, le poète Gottfried Konrad Pfeffel (1736–1809), poète de langue allemande auquel Louis XV a donné l’autorisation de créer une Académie militaire protestante et, enfin, le célèbre sculpteur Bartholdi (1834–1904), créateur du Lion de Belfort et de la Statue de la Liberté à New York. Dans la vallée de la Bruche, le siècle des Lumières se reflète dans la personne du pasteur Oberlin qui consacré sa vie à la mise en valeur économique de Waldersbach où il introduisit l’industrie textile. Au linguiste Brunot répond, à Epinal, le sociologue Emile Durkheim (1858–1917) : son influence sur l’école historique française du XXe siècle a été énorme, tout comme celle de Daniel Rops sur les Catholiques. Une fois franchie la vallée de la Bruche et le Donon, la ligne de partage linguistique court à travers une Lorraine n’offrant plus aucun relief marquant, et ce, en direction du nord-ouest jusqu’à Thionville. Or « sur les limites de la Bourgogne comme du Luxembourg, les mêmes aspects de la vie rurale se présentent. Les traits sont communs, à peu de choses près, dans la partie de la langue française et celle de langue allemande […] la limite linguistique ne répond à aucune division naturelle ». Elle reste quelque peu mourante, n’ayant aucun butoir où s’accrocher. Or « plus capricieuses encore et plus arbitraires encore ont été les limites historiques » (de la Blache : 1911 : 204–205). Ici, plus d’avancée dans les interfluves, plus de fixation sur les crêtes, plus d’oppositions spectaculaires entre les vallées. La limite linguistique est plus ou moins obligée de tenir compte des anciennes sei-
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gneuries, de possessions éparpillées du diocèse et de la ville de Metz. Au plomb argentifère de Sainte-Marie-aux-Mines correspond l’antique gisement du sel gemme du Saulnois, exploité dès l’époque préhistorique. Le passé n’a guère laissé de châteaux, les fleuves s’y traînent, errant parmi les étangs : « dans la région déprimée où se forme la Seille, avec les petites villes qui le peuplent : Marsal, Château-Salins ». Elles sont nées du commerce du sel, placées sous la garde de la forteresse de Nomény, la sentinelle. C’est pour cette raison que l’on s’est tant battu, sous Louis XIII, autour de Marsal, où l’on a signé plus d’un traité. Mais, en retrait, au fond de la cuvette qui a attiré Meurthe et Moselle, les deux grandes villes de Nancy et de Metz, flanquées par leurs satellites de Lunéville et de Pont-àMousson, forment le rempart qui sous-tend la ligne de partage linguistique. Du côté allemand, Trèves est déjà trop loin et Sarrebruck, création artificielle et militaire de Louis XIV, n’ont pu qu’arc-bouter la langue germanique. Celle-ci s’appuie sur la résurgence montagnarde de la région de Saint-Avold avec ses granits et ses forêts. Du côté roman, la cuesta de la Moselle, tournée vers l’est, trace ses anses en hémicycles, en échancrures de vallées, structurant les sites de la vie urbaine. A y regarder de près, l’actuelle ligne de partage de deux langues court, en avant de la chaîne d’îlots de propriétés urbaines messines que le royaume de France acquiert définitivement en 1648. C’est la fameuse route royale : Paris, Metz, Col de Saverne, Strasbourg, route majeure de l’armée française : or la ligne de partage évoquée se situe à quinze, vingt kilomètres en avant d’elles. Le traité des Pyrénées (1659) stabilise cette ligne au nord-ouest en y incorporant Thionville. N’insistons pas sur le rôle des grandes villes, riches en personnalités des plus diverses, à commencer par le Metz des Kellerman, Lacretelle, Gabriel Pierné, Verlaine, Pilâtre de Rozier et Roederer (autre Directeur du Directoire), encore moins sur le Nancy des Jacques Callot, Clodion, Lyautey, Mique et autres Silvestre. La petite ville de Dieuze cependant, semble avoir attiré les compétences picturales. Comme par hasard, les grandes batailles de 1914 et les rapides écroulements de 1940 se sont livrés en ce Saulnois prédestiné. C’est pourtant là, en cette Lorraine que Bossuet nous décrit, si abominablement dévastée par la guerre de Trente Ans, en ses panégyriques, que sont apparus la trilogie des Callot, Le Lorrain (ce quasi Italien) et Georges de La Tour. Qui pourra un jour, nous décrire les raisons du mystère d’un de La Tour, peintre attitré de Louis XIII ? Car Georges Dumesnil de La Tour (1593–1652) a su décrire, à la fois, la sombre piété de la Contre-Réforme et les ambivalences des êtres humains de ce petit pays de Vic-sur-Seille, entraîné dans les affres de la guerre de Trente Ans (Cuzin et Salmon 1997). C’est dans ce même petit pays que sont nés au XIXe siècle Edmond About (1828–1885), l’écri-
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vain des Aventures du roi des montagnes et du Nez d’un notaire, le compositeur Gustave Charpentier (1860–1956), auteur du célèbre opéra Louise ; et quoique moins connu, le mathématicien Charles Hermite (1822–1901) dont la Réduction continue a ouvert la voie à H. Poincaré. La frontière linguistique semblerait avoir exacerbé les possibilités intellectuelles d’un petit pays (Dion 1947). Que conclure après ce trop bref survol ? Que la frontière linguistique stabilisée aux temps modernes est tout à la fois primordiale, surmontable, lieu de rencontre et ligne de clivage (d’aucuns seraient tentés de dire « ligne de faille ») de l’Europe. Elle n’a que rarement coïncidé avec les frontières politiques tellement mouvantes, car l’esprit souffle, au gré de l’Histoire où il peut et même où il veut. Bibliographie Ballarin, Charles / Stevenson, Marc Porée (2005) : Le maître de Ballantrae et autres romans, Œuvres, tome iii. Paris : Gallimard, La Pléiade. Boyer, Régis (1987) : Sagas islandaises. Paris : Gallimard, La Pléiade. Bumke, Joachim (1990) : Geschichte der deutschen Literatur im Hohen Mittelalter. Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag. Chastel, André (1999) : L’Italie et Byzance. Paris : Editions de Fallois. Cuzin, Jean-Pierre / Salmon, Dimitri (1997) : Georges de La Tour. Histoire d’une redécouverte. Paris : Gallimard. D.T.V. (1978) : Atlas zur deutschen Sprache, Tafeln und Texte. Munich : Deutscher Taschenbuch Verlag. de la Blache, Vidal (1911) : Tableau géographique de la France, in : Lavisse, Ernest (dir.): Histoire de la France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution, tome I, première partie. Paris : Hachette. de Troyes, Chrétien (1994) : Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion, Paris : Gallimard, La Pléiade. Dion, Roger (1947) : Les frontières de la France. Paris : Hachette. Guillon, Pierre (1995) : Genèse des genres classiques dans la Grèce antique, dir. Raymond Queneau, Histoire des littératures, tome I, Littératures anciennes. Paris : Gallimard, La Pléiade. Lesky, Albin (1993) : Geschichte der griechischen Literatur. Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag. Marchelo-Nizia, Christiane (dir.) (1995) : Tristan et Yseult, les premières versions européennes. Paris : Gallimard, N.R.F., La Pléiade. Schlosser, Horst Dieter / D.T.V. (1983) : Atlas zur deutschen Literatur Tafeln und Texte. Munich : Deutscher Taschenbuch Verlag.
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Voltaire (1978): Correspondance, Edition Théodore Bestermann, 13 volumes, soit de décembre 1704 à mai 1778, traduction de l’anglais par Frédéric Deloffre. Paris : Gallimard, N.R.F., La Pléiade. Walter, Philippe (dir.) (2001) : Le livre du Graal, tome i. Paris : Gallimard, La Pléiade. Westermann (1972) : Grosser Atlas zur Weltgeschichte. Brunswick : Georg Westermann Verlag, tome II 2003, tome III 2009. Wolff, Philippe (1970) : Les origines linguistiques de l’Europe occidentale. Paris : Hachette.
Traducteurs et traductions de la poésie allemande en français au XIXe siècle Christine Lombez Entamée il y a plusieurs années déjà et poursuivie dans le cadre de l’Histoire des traductions en langue française (Chevrel, D’hulst et Lombez 2012), notre recherche sur la poésie allemande traduite en français au XIXe siècle fut l’occasion d’un dépouillement systématique de plusieurs titres de la presse culturelle française parus entre 1820 et 1850, d’anthologies de poésies traduites (qu’elles soient à vocation purement littéraire ou bien pédagogique), ainsi que de recueils de poésie allemande en traduction française publiés durant cette période, et au-delà. Les premiers résultats de ces investigations encore inédites nous ont fait prendre conscience de l’ampleur d’un phénomène, jusque-là relativement occulté : l’importance des traductions de poésie allemande en français au XIXe siècle. Ces données complètent de manière fort intéressante celles de la Bibliographie de la France, qui recense les ouvrages soumis au Dépôt légal à partir de 1810 (cf. Van Bragt 1995), et de la Bibliographie der französi schen Übersetzungen aus dem Deutschen, constituée grâce au travail minutieux de Karl Epting et de Liselotte Bihl (Epting et Bihl 1987), puis, pour la période postérieure à 1850, celles d’Otto Lorenz (cf. Lorenz 1867–1888). Elles renvoient par ailleurs une image fort révélatrice de la place de la littérature allemande traduite en français à cette époque, et, en particulier, de sa poésie. Tout en posant la question des modalités concrètes d’exercice de la traduction littéraire en France au XIXe siècle, cette recherche a été également l’occasion de s’interroger sur l’éventualité d’un transfert poétique de l’allemand vers la poésie française à l’époque romantique notamment (Lombez 2009), et sur l’identité de ceux et de celles qui ont pu en créer les conditions. I. La poésie allemande en traduction française dans la première moitié du XIXe siècle Même si l’on traduisait déjà la poésie allemande en France au XVIIIe siècle (comme en témoignent entre autres les relevés d’Epting et de Bihl),
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le manque de catalogues bibliographiques fiables ainsi que l’absence d’une législation relative au Dépôt légal des œuvres font que ce n’est qu’à partir des années 1810 que le chercheur peut commencer à disposer de données exploitables. C’est en effet le décret du 5 février 1810 qui instaura en France le dépôt obligatoire des ouvrages publiés. Après plusieurs mois de mise en train et par décret impérial du 14 octobre 1811, la « Bibliographie de la France » prendra un caractère tout à fait officiel. Le catalogue sur lequel on a travaillé couvre les années 1810 à 1850 mais devient moins fiable à partir du milieu du siècle (en raison notamment du relâchement de la censure). Nous l’avons donc complété, pour les décennies ultérieures, par celui d’Otto Lorenz, constitué à partir d’un répertoire de libraires qui donne un aperçu assez précis sur les réalités éditoriales du temps (pour la production parisienne au moins). Ces banques de données fournissent nombre d’informations précieuses pour évaluer l’état de la traduction littéraire durant cette période. Les résultats comparés des genres littéraires les plus traduits (poésie, roman, théâtre) font ainsi apparaître une nette importance de la traduction poétique. La poésie lyrique allemande est l’un des cas les plus parlants de cette popularité qui est aussi un véritable phénomène de mode, comme le signale par exemple la trentaine de versions de la célèbre ballade « Lénore » du poète allemand Bürger recensées entre 1814 (date de la première traduction) et la fin du siècle (D’hulst 1989). Dans ce volume considérable de titres, la majorité des traductions intervient entre les seules années 1814 et 1849, avec une pointe tout à fait significative autour de 1830. On relèvera l’existence de vingt-deux versions de « Lénore » parues entre 1830 et la fin des années 1840, une par an en moyenne. Combien de textes littéraires étrangers ont pu se targuer au cours de l’Histoire d’une telle faveur ? Le nombre d’anthologies de poésie allemande en traduction française disponibles sur le marché à cette même époque est d’autant plus révélateur que l’anthologie constitue, en soi, un produit éditorial des plus spécifiques. Outre le fait qu’une anthologie permet d’évaluer la « force de traduction » présente dans un milieu culturel donné à un moment historique précis, elle se veut également une sorte de banc d’essai afin de tester à moindres frais la popularité de tel ou tel poète ou texte, et de mesurer, en fin de compte, la rentabilité d’une publication ultérieure. Pour la seule langue allemande, et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, ce ne sont pas moins de trente-deux titres, comprenant les anthologies littéraires et celles pour les classes, que nous avons pu comptabiliser, dans la période allant de 1820 à 1850. C’est par ce biais entre autres que les œuvres de plusieurs poètes lyriques allemands jusque-là peu ou pas connus (W. Müller, L. Uhland et les poètes souabes en général) furent introduites en France, grâce à l’action conjointe des éditeurs et des revues « grand public » telles que Le Globe,
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La Revue des Deux-Mondes ou La Revue de Paris qui se faisaient dans leurs colonnes le relais des nouveautés éditoriales, voire les provoquaient. Les statistiques sur la traduction (traductions par langue, par genre, etc.) fournies par les catalogues bibliographiques doivent toutefois être interprétées avec une certaine réserve. En effet, tous les textes traduits n’apparaissent pas nommément comme des traductions et bien des traducteurs n’ont pas hésité à prendre des libertés avec les textes qu’ils étaient censés traduire. Le phénomène est particulièrement notable dans la pratique de la traduction de poésie allemande, mais pas seulement, comme notre recherche sur la presse littéraire française des années 1820–1850 nous a aidé à le constater (Lombez 2003). Certaines traductions, inclues dans l’œuvre même d’un poète, demeurent invisibles pour qui se borne à consulter un sommaire de revue ou de recueil où elles n’apparaissent pas. Les tables des matières de périodiques, qui n’indiquent le plus souvent qu’un titre général (« Poésies », « Sonnets et chansons »), ne laissent en rien deviner l’éventuelle présence de traductions dans leurs colonnes. De même, nombre de poètes traducteurs intègrent des traductions dans leurs propres recueils. Ni Emile Deschamps (Deschamps 1828), ni Augustin Sainte-Beuve (Sainte-Beuve 1839 : 33), ni Xavier Marmier ne s’en privent (Marmier 1844). Et quand le traducteur franco-allemand Nicolas Martin fait figurer des traductions au milieu d’un ensemble de poèmes personnels publiés dans La Revue de Paris (Martin 1840), il est très significatif qu’il choisisse de préférence des poètes comme L. Uhland ou J. Kerner, dont l’inspiration très champêtre, voire bucolique, est proche de la sienne. Ces quelques cas, choisis parmi d’autres, ne sont à retenir que dans la mesure où ils relativisent tout repérage quantitatif que l’on serait tenté d’effectuer sur le volume des traductions de poésie parues entre 1820 et 1850 au moins. Cependant, et même s’il semble que les chiffres relatifs à la poésie allemande doivent très certainement être encore revus à la hausse, le volume de traductions déjà important recensé à partir des divers catalogues bibliographiques utilisés trahit une forte demande du lectorat français de cette époque en poésie d’outre-Rhin. Que ce soit dans la presse, dans des recueils ou dans des florilèges, la poésie allemande occupe alors, incontestablement, le devant de la scène. Cette vogue dépasse même le seul domaine littéraire, comme en témoignent les illustrations de Tony Johannot et les tableaux d’Ary Scheffer, pour ne citer que ces deux exemples, qui brodent avec succès sur des motifs d’inspiration germanique. A qui cet engouement exceptionnel est-il dû ?
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II. Les traducteurs français de la poésie germanique : quelques aperçus C’est principalement grâce à l’activité des traducteurs que le lectorat français a pu avoir accès aux nouvelles sources lyriques allemandes. Dilettantes, chroniqueurs littéraires, poètes traducteurs (ou traducteurs poètes), ils sont alors nombreux à s’être engagés dans la voie de la traduction poétique. A une époque où il n’existait pas encore d’enseignement régulier et officiel des langues vivantes, et encore moins de chaire d’allemand, la nécessité même de produire des traductions a suscité des vocations spontanées de traducteurs de tous bords qui, se sentant attirés par la nouveauté des poésies d’outre-Rhin, ont tenté l’aventure sans trop de scrupules. On a ainsi de fortes raisons de penser que Sainte-Beuve travaillait à partir de versions intermédiaires réalisées par des tiers germanistes, qu’il mettait ensuite « en poésie », de même que Mme Panckoucke n’a probablement fait que signer un recueil de poésies de Goethe, traduites en fait par A. de Loève-Veimars – l’auteur de la version française des œuvres complètes d’E.T.A. Hoffmann (Hoffmann 1830–1832). Si Nicolas Martin ou Henri Blaze par exemple jouissaient d’une autorité certaine sur toutes les questions germaniques, en raison, pour l’un, de ses origines franco-allemandes et, pour l’autre, de sa connaissance réelle de la langue de Goethe, en revanche, les cas de Charles de Chênedollé, de Xavier Marmier ou d’Emile Deschamps traduisant de l’allemand sans vraiment maîtriser la langue de Goethe, sont, bien entendu, d’une toute autre nature. On rappellera qu’en ces temps-là, presque n’importe qui pouvait s’improviser traducteur, même en l’absence d’une bonne connaissance de la langue source. La « probité professionnelle » en matière de maîtrise linguistique ne faisait alors pas partie des conditions sine qua non de la déontologie des traducteurs. Jusqu’au milieu du XIXe siècle environ, la traduction demeura ainsi une activité essentiellement empirique et un bon moyen de « piratage » à moindre frais, comme en témoignent les nombreux plagiats et autres fragments de poésies allemandes insérés, sans le moindre commentaire, dans l’œuvre d’écrivains traducteurs. La situation commença à se modifier à partir du Second Empire avec la constitution progressive d’un statut légal de la traduction littéraire en France et d’une « éthique » de la profession1. En assimilant progressivement la protection des œuvres étrangères à celles des écrivains nationaux, la Convention de Berne en 1886, ainsi que les Accords de Paris dix ans plus tard, rendirent plus difficile la publication de traductions au rabais (Nordemann / Winck / Hertin 1990). Toutefois, avant même la Convention de Berne, en 1883, des accords bilatéraux entre la 1 Pour
plus de précisions, cf. B. Wilfert (2002).
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France et l’Allemagne avaient déjà stipulé le dépôt ainsi que l’enregistrement des œuvres étrangères originales dans chaque pays signataire. Le traducteur disposait dès lors d’une marge de trois ans à partir de la publication de l’original pour réaliser une traduction, afin d’obtenir que sa traduction soit protégée dès sa parution, ce pour un délai de dix ans (Körkel 2002). Ce n’est que dans la révision de la Convention de Berne à Berlin, en 1908, que ce droit fut reconnu comme illimité. En l’absence de tout cadre juridique d’une part, d’archives classées et de témoignages fiables d’autre part, l’identification précise des traducteurs français de cette époque, qu’elle soit d’ordre biographique, sociologique ou intellectuel est, pour la plupart d’entre eux, une tâche des plus ardues. L’activité de chroniqueur littéraire dans la presse, ou l’existence d’une œuvre personnelle écrite parallèlement est souvent un facteur important de visibilité et de notoriété. Henri Blaze, Adolphe de Loève-Veimars, Xavier Marmier, Nicolas Martin, Saint-René Taillandier qui collaborent régulièrement à La Revue des Deux-Mondes, La Revue de Paris ou La Revue germanique, ont ainsi pu s’imposer peu à peu comme des intercesseurs sérieux de la poésie allemande en France. La destinée des traducteurs « amateurs » (à l’activité de traduction plutôt ponctuelle), celle de traducteurs français excentrés géographiquement des milieux littéraires parisiens2, ou bien d’étrangers francophones ne sont en revanche pas faciles à retracer, surtout si certains d’entre eux ont mené une carrière bien éloignée de toute vie littéraire (Borel 1840)3. Pourtant, leur rôle n’est pas moindre, ni indifférent. Aussi bien les Suisses Albert Stapfer ou Henri-Frédéric Amiel que les Belges Edouard Wacken, Jules Abrassart ou André Van Hasselt par exemple, ont, grâce à leur familiarité avec l’univers germanique, contribué à diffuser dans l’espace francophone la création des poètes d’outre-Rhin (et cela est vrai aussi pour le siècle précédent dans le cas des traducteurs suisses, surtout – mais pas seulement – romands) (Lombez 2011). Au-delà de l’histoire personnelle, de la maîtrise effective de la langue et de la connaissance de la culture allemande de ces divers traducteurs, leur médiation par le biais de la traduction a-t-elle pu avoir un impact sur la création poétique française ? 2 C’est le cas par exemple de Max Buchon (1816–1869). Socialiste et proche de Proudhon, il dut s’exiler en Suisse après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, où il vécut en traduisant de l’allemand jusqu’en 1857. Il voua une sympathie particulière au poète et pasteur alémanique Johann Peter Hebel qu’il contribua à faire connaître en France. 3 Eugène Borel, un temps professeur de français à Stuttgart avant d’être nommé Procureur Général à Neuchâtel, est l’auteur d’une Grammaire française à l’usage des Allemands (1871) et d’une importante anthologie de poèmes allemands en traduction française, les Echos lyriques (1840).
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III. L’apport de la poésie lyrique allemande à la poésie française : hypothèse de travail Entre 1820 et 1850, on constate que la référence germanique semble devenue garante en France, pour le plus large public, d’une teneur poétique réelle, qui révèle, par certains côtés, tout autant une mode que l’expression d’un certain snobisme. A la période romantique notamment, la valeur ajoutée de la référence allemande dans la littérature française ne saurait être contestée. Elle est d’ailleurs explicitement soulignée comme telle à plusieurs endroits. Il est frappant de noter que les poèmes du traducteur Nicolas Martin se voient moins loués pour eux-mêmes que pour leur imprégnation par l’« esprit allemand » (Martin 1840 : 133), ou bien que l’on fait l’éloge de « la grâce tout allemande de la pensée et de la forme » (Blaze 1842 : 280) de ceux d’Henri Blaze. C’est en effet l’action de poètes ayant également une œuvre de traduction qui, la première, a permis la « transfusion » de la nouvelle matière lyrique venue d’outre-Rhin dans la création poétique française. Chez Xavier Marmier par exemple (cf. Marmier 1844 : 396), l’introduction ponctuelle du substantif Vergissmeinnicht (« myosotis ») au cœur d’un de ses poèmes, est très parlante. Outre son lien avec une certaine imagerie romantique, la présence même de ce mot dans le Dictionnaire de Littré révèle l’existence d’un transfert lexical de l’Allemagne vers la France, un phénomène d’autant plus intéressant que le terme a disparu, depuis, des dictionnaires de langue française. Les noms de la plupart de ces passeurs littéraires, à l’exception sans doute de celui de Gérard de Nerval, se sont peu à peu effacés de l’historiographie littéraire. Les critiques n’ont pas cru devoir garder trace de tous ces passionnés de traduction et de poésie allemande, qui étaient aussi fréquemment poètes. Pourtant, la France a à leur égard une dette importante qu’elle semble encore ignorer. L’éventualité d’un apport de la poésie allemande à la poésie française par l’intermédiaire de la traduction est susceptible d’intéresser autant les historiens littéraires que les linguistes ou les métriciens. En effet, c’est non seulement l’iconographie poétique, mais aussi la conception même du vers et de l’objet poétique en France qui ont profité de cette importation. Le fait que les passeurs français de poésie de l’époque romantique étaient souvent poètes ne pouvait que faciliter le transfert littéraire. L’analyse de la création personnelle de ces traducteurs confirme en effet que tous se sont abreuvés, à des degrés divers, à la source germanique. Les affinités que certains écrivains français romantiques éprouvèrent à l’égard de la poésie allemande sont un élément essentiel à prendre en compte pour tenter de déceler les indices d’un possible transfert dans le domaine de la poésie, sphère du sensible par excellence. Elles peuvent également expliquer cer-
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tains phénomènes d’assimilation, plus ou moins licites, de motifs lyriques spécifiques lors de la nouvelle mise en texte, qu’il s’agisse de traduction ou bien de création poétique en français. Chez certains poètes-traducteurs comme Xavier Marmier, Nicolas Martin, Pierre Baour-Lormian, Emile Deschamps, etc., c’est le choix de motifs particuliers qui témoigne le mieux du degré d’imprégnation des poètes français par la poésie lyrique d’outre-Rhin. La veine « fantastique », la veine « morbide » voire macabre, la veine « idyllique » reflètent à elles trois la conception que les écrivains français se faisaient alors du lyrisme germanique. Des thèmes empruntés à des œuvres devenues populaires (la « Lénore » de Bürger, « Le Roi des Aulnes » ou le Faust de Goethe, certaines ballades de Schiller, des Lieder de Heine) se voient ainsi déclinés dans l’œuvre des écrivains les plus divers, allant des Légendes et ballades de Pierre Baour-Lormianaux Ballades d’Emile Deschamps, en passant par Les Filles du feu de Gérard de Nerval ou l’Albertus de Théophile Gautier (comme en témoigne sa reprise des célèbres onomatopées de « Lénore »). Plusieurs textes des Odes et ballades de Victor Hugo (1828) – recueil paru à un moment que le poète lui-même a défini comme sa vraie naissance à la poésie – semblent également parler en faveur d’un apport non négligeable des poètes d’outre-Rhin à l’inspiration du grand écrivain romantique. On pourrait citer ainsi bien des exemples d’auteurs, connus ou moins connus, qui furent subjugués par la veine poétique allemande durant la première moitié du XIXe siècle. Le monde des formes est pour sa part un domaine dans lequel les traducteurs étrangers francophones ont pu œuvrer très efficacement tout au long du siècle. Au cours des années 1860, les poètes belges Edouard Wacken, Jules Abrassart et d’André Van Hasselt (de même que certains poètes suisses, tels Henri-Frédéric Amiel ont eu pour des raisons géographiques et culturelles évidentes une proximité réelle avec la poésie allemande qui a fait d’eux, rétrospectivement, des médiateurs de premier ordre. Dans ses Poèmes, paraboles, odes et études rythmiques4, « convaincu de l’impérieuse nécessité d’une réforme radicale dans le vers lyrique » (Van Hasselt 1860 : 4), Van Hasselt alla jusqu’à proposer des poèmes écrits suivant un schéma de vers accentués qu’il indique lui-même hors-texte. Il en va de même chez J. Abrassart dans son recueil Les ailes de la Lyre (1895)5, signe d’un intérêt soutenu pour une autre approche de la métrique, plus uniquement syllabique. 4 A. Van Hasselt est l’auteur de traductions diverses (Goethe, W. Müller, Oettinger, Fr. Kind, etc.) qui sont rassemblées dans ses Œuvres : Poésie et Prose (1876). 5 Abrassart (1895 : 43) fait d’ailleurs précéder ses traductions d’un avant-propos développé où il expose sa « théorie de l’accentuation prosadique ».
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Les poètes de la génération suivante, notamment au sein du mouvement symboliste, n’ont pas manqué en effet de reprendre à leur compte une partie de ces enseignements6. On citera également l’exemple des versions françaises des livrets d’opéra de Richard Wagner par l’Alsacien Alfred Ernst (Marschall 2002 : 412 et sq.) dans les dernières décennies du siècle, dont le désir de fidélité au vers et à la musique du compositeur allemand a pu se traduire par « la coïncidence, poussée jusqu’à l’extrême limite du possible, des syllabes accentuées des mots significatifs dans le texte et dans la traduction »7, imprimant au français une prosodie plutôt atypique. Ce genre de tentative fut d’ailleurs souvent reçu en France avec prudence et circonspection8. Les recherches métriques de tels expérimentateurs semblent néanmoins confirmer le rôle de catalyseur que la traduction de la poésie d’outre-Rhin est susceptible d’avoir eu sur l’écriture de poètes ou d’écrivains, qui, devenus grâce aux traductions plus familiers avec la prosodie allemande, tentèrent à leur tour de contribuer à un renouvellement de la poésie française tout au long du XIXe siècle. Dans la compréhension en profondeur des relations culturelles s’opérant entre la France et l’Allemagne, les traductions ont une grande importance, même si elles se sont vues fréquemment décriées, voire occultées. Parce qu’elle fait appel à la part la plus sensible de chaque culture, la poésie est sans doute l’un des meilleurs instruments pour appréhender toutes les subtilités de ce dialogue. A travers l’Histoire, les traductions de poésie furent d’indispensables vecteurs d’échanges interculturels souvent impalpables, mais qui ont contribué à façonner, de part et d’autre, le paysage littéraire national. L’histoire littéraire moderne ne pourrait que gagner à voir leur rôle réévalué. Bibliographie Abrassart, Jules (1895) : Les ailes de la lyre. Liège : H. Vaillant-Carmanne. Blaze, Henri (1842) : Poésies, in : Revue de Paris, mars-avril 1842, 4e série, Tome 4. 6 On citera par exemple le propos de Charles Bally (in : Meschonnic 2001 : 348) évoquant Paul Verlaine, dont l’écriture lui rappelait « l’indétermination de certains poèmes allemands ». 7 Avertissement d’A. Ernst à la nouvelle traduction de L’Anneau du Nibelung (in : Marschall 2002 : 416). 8 On reprocha notamment à A. Ernst de traduire Wagner au détriment de la phrase française et du « génie » français. Cf. A. Pym (Pym 1996). Cf. également M. Grammont,: « (…) l’on ne saurait applaudir aux tentatives qui ont été faites, en général par des étrangers ou de mauvais plaisants, pour le (scil. le vers français) remplacer par un type radicalement différent, sans tenir compte du génie et des exigences de la langue. » (Grammont 1974 : 146).
Traducteurs et traductions de la poésie allemande en français au XIXe siècle
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Le transfert culturel de la phénoménologie transcendentale Alain Patrick Olivier Le transfert envisage non la différence ni non plus l’identité de l’identité et de la différence, mais le passage de l’une à l’autre. La notion de transfert suppose donc l’identité et la différence, mais elle la déjoue par le processus. Au point de vue historique, elle suppose des entités déjà constituées, mais pour constituer une culture du mouvement ou du passage d’une identité ou d’une culture à l’autre, soit la possibilité essentielle de la traduction, de la métaphore, du nomadisme. Les études de transferts – ce que j’appelle les transfer studies – ne s’appliquent pas à l’étude d’un donné ; elles étudient le passage possible, d’une culture à l’autre, d’un genre à l’autre, les ponts de leurs communications, comme possibilité de délier les masses compactes, de les fluidifier, et de les harmoniser, au lieu de constituer des blocs hostiles. Lorsqu’il n’y a plus d’« identités » ni de « différences », il n’y a plus de transferts : la suppression des différences est en ce sens l’horizon des études de transfert. Il s’agit de la réduction des différences comme système d’hostilité, comme position d’altérité, production d’altérité, c’est-à-dire comme production d’antagonisme. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que l’identité est une construction aussi bien qu’une donation. Il n’y a pas d’identité culturelle ; mais cette forme volontaire de la donation se réduit en partie seulement à la magie d’un acte performatif. Cela suppose donc, au fondement, une éthique de la construction théorique de la culture visée. Si l’on abandonne le cadre de la conception ontologique de la culture, que suppose encore le concept de transfert, il reste à interroger les conditions de cette culture qui s’élabore indépendamment d’une culture donnée comme culture nationale. La méthode doit consister à mettre entre parenthèses le concept de culture, à suspendre mon existence ou l’existence de l’autre en tant qu’objet culturel, anthropologique, et cela peut-être durablement. Tel est l’objet de la philosophie transcendantale, cette résurrection de l’esprit du cartésianisme et de l’idéalisme allemand, ce néo-cartésianisme que fut l’apparition de la phénoménologie d’Edmund Husserl, au siècle dernier. Le transfert de la phénoménologie allemande dans l’espace culturel français constitue en soi un cas particulier et exemplaire de transfert cultu-
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rel (au sens fort et scientifique de la culture), mais comme acte politique de réduction de la différence, où la culture allemande et la culture française ont finalement le même contenu et la même forme transcendantale (Husserl = Descartes). Il s’agit plutôt de supprimer les identités culturelles dans un fonds commun européen. Or, la phénoménologie est prise au même moment dans un destin identitaire, qui est justement en tant que philosophie transcendantale ou supranationale d’entrer en opposition avec sa culture nationale (la philosophie allemande) qu’il s’agissait de mettre entre parenthèses. La philosophie transcendantale – et l’ego transcendantal lui-même – est au problème réel de son existence dans le monde historique. Le contexte historique des années 1930 est précisément celui d’une crise de la culture ou une crise des cultures – le soi-disant déclin occidental – diagnostiquée comme crise de la science, une crise du modèle cartésien, une crise épistémologique à laquelle la phénoménologie offrirait remède. L’enjeu consiste alors à déjouer la question de l’altérité au sens de la diversité culturelle ou de l’anthropologie, à la mettre entre parenthèses au point de vue transcendantal. La conception phénoménologique des sciences suppose le rapport au moi identifiant qui pense, à l’ego cogito cartésien, à une forme d’intersubjectivité où l’autre est encore un ego transcendantal, un alter ego sans plus de qualités. Or, le destin de la phénoménologie est qu’elle se trouve impliquée dans la crise historique qu’elle voulait suspendre. Elle est d’autant plus éprouvée et attaquée, dans ces conditions, qu’elle véhicule mondialement le modèle transcendantal comme cartésianisme, qu’elle oublie l’historique du monde dans l’affirmation du sujet scientifique transcendantal qui le met entre parenthèses. Pour Husserl, la crise est liée à une mauvaise compréhension de ce qu’est le cartésianisme, c’est-à-dire ce qu’est la science moderne, et particulièrement de ce que sont les sciences humaines. Celles-ci doivent être repensées à partir de la description de la subjectivité, en rupture avec la croyance naïve à l’objectivité du monde et avec l’application naïve à l’esprit humain des méthodes propres aux sciences de la nature, soit dans une naturalisation abusive de la culture ou de l’esprit comme quelque chose de réel. Appréhender la culture ou l’esprit comme une nature, c’est l’appréhender comme quelque chose de natif, comme une nation, en rapport à une terre ou un territoire, à une population, à une langue, à un milieu, soit comme un esprit-du-peuple. La nation est une objection pour la conscience transcendantale. En même temps, la phénoménologie situe la crise dans un milieu humain spécifique, elle situe la conscience scientifique comme liée à une terre ou un territoire, qui est le territoire européen. La phénoménologie apparaît dans une époque marquée par le conflit entre les nations européennes, par l’explosion de la notion même de nation. Elle déplace et dissout le problème en le situant à une échelle supranationale de la culture
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européenne, à l’échelle mondiale dans la mesure où la crise de l’humanité européenne porte la responsabilité de la crise mondiale tout entière. Or, la notion de transfert intervient précisément, dans les études historiques, concernant ce cadre spécifique où se trouve posé le problème de la nation, de la nationalité et du conflit entre les nations et les nationalités. Dans l’espace transcendantal que constituerait l’espace scientifique européen, la notion même de transfert se diluerait totalement ; elle n’aurait pas lieu d’être, dans la mesure où il n’y aurait pas de différence culturelle. Il n’y aurait pas de différence parce qu’il n’y aurait pas d’identité culturelle. Il n’y aurait pas de naturalisation de la culture. La question qui se pose est donc de savoir comment la phénoménologie parvient à mettre entre parenthèses réellement et non pas seulement théoriquement ou idéellement – c’est-à-dire de façon épistémologique – la question de la différence des nations, et supprime de ce fait la notion même de transfert appréhendé comme transfert purement idéel. Autrement dit comment la phénoménologie est mise à l’épreuve de la réalité du monde historique comme être-là terrestre et monde conflictuel, comme objection réelle à la conscience transcendantale. Mais aussi comment la phénoménologie reconstitue une forme d’être-là terrestre dans une nation supranationale problématique définie comme monde de la science européenne. On distingue, dans les transfer studies, plusieurs modes de l’identité : la langue, la nation, l’ethnie, qui sont précisément en jeu dans le problème historique de la phénoménologie en crise (bien que le transfert d’identité en droit puisse aussi concerner, ce qui ne sera pas le cas ici, d’autres déterminations). Comment la phénoménologie parvient-elle à mettre entre parenthèses réellement la langue, la nation, l’ethnie ? Que montre l’histoire ou le destin de la phénoménologie face au problème de la langue, de la nation, de l’ethnie, à leur identification et à leur transfert ? Et qu’en est-il de la culture européenne dans laquelle ces différences se résolvent ? La culture européenne est-elle un processus de transfert ou la construction d’une nouvelle identité ? Les trois lettres que Husserl adresse à Alexandre Koyré en 1930, 1931 et 1934 (Husserl 1994 b) rendent compte du problème posé par le « transfert culturel » de la phénoménologie dans la nation de Descartes, et de sa graduation historique en liaison avec le contexte de la situation politico-scientifique allemande. Le problème se pose d’abord comme un problème de traduction en français de la philosophie (I), puis comme problème de la réception allemande de cette traduction (II), soit comme problème non plus linguistique, mais national, et finalement comme problème ethnique ou racial (III). Ce même problème refait surface de façon ambiguë dans la définition supranationale, supra-historique, supra-linguistique de la culture européenne définie comme culture « grecque » (IV).
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I. Husserl est invité, en 1929, par les Etudes germaniques et la Société Française de Philosophie à donner une série de « leçons » à la Sorbonne intitulées « Introduction à la phénoménologie » qui prennent leur point de départ dans une exposition critique de la philosophie de Descartes, d’où le titre de Méditations cartésiennes sous lequel ces leçons allemandes seront publiées (Husserl 1931). Koyré, est un ancien auditeur de Husserl, d’origine russe, qui s’est établi dans le monde académique français. Il est chargé de superviser le travail de traduction qu’il confie à Emmanuel Lévinas (un autre médiateur septentrional venu de Lituanie à Strasbourg, également auditeur et commentateur de Husserl). Nous avons affaire au cas d’école du « transfert triangulaire » (Espagne 1999 : 168). Husserl prévoit une traduction allemande de la traduction française dans le Jahrbuch für Phänomenologische Forschung. En novembre 1930, il écrit à Koyré pour témoigner de son impatience quant à la traduction (Husserl 1994 b : 358). Il y a une question de langue et l’acte de traduction est le premier acte ou l’acte apparent du transfert comme passage d’une langue à une autre. Il y a une question de transferts de tradition, de traduction de la tradition transcendantale allemande dans le langage ou la tradition cartésienne, mais comme une façon de revenir à une origine ou à une identité commune, qui serait le cartésianisme, donc à supprimer la différence sur fond de l’identité cartésienne commune. Husserl est le premier philosophe allemand correspondant de la Société Française de Philosophie ; comme il est aussi invité à Londres et collaborateur de l’Encyclopedia Britannica, comme il participe au Cercle Philosophique de Prague, etc., Husserl participe à une communauté philosophique française, ou franco-allemande, ou européenne qui est en réalité la même. Le fait qu’il présente sa phénoménologie à partir de Descartes, sous la forme d’une méditation cartésienne, soit sous une forme française, sinon dans la langue française, relève formellement aussi d’un engagement théorique pour la supranationalité. Il ne s’agit pas d’un acte de simple diplomatie scientifique – ce qu’il est d’autant plus que la coopération scientifique est une dimension centrale du processus diplomatique. Mais comment Husserl avait-il vécu le conflit militaire de 1914–1918 entre les nations vécu comme conflit entre des cultures antagonistes ? A propos de la question de la nation, Husserl avait donné l’exemple le plus spectaculaire de la vocation politique ou plutôt éthico-apolitique de la philosophie avec ses leçons sur Fichte prononcées à trois reprises au cours de la première Guerre mondiale, dans les moments les plus sombres, dans les derniers jours de novembre 1918, à l’intention des étudiants combattants au front (Husserl 1987). Dans ces conférences, dans cette situation de
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« mort et de détresse » (« Not und Tod »), Husserl ranime l’esprit des combattants en les rappelant à un idéal de l’humanité défendu par la nation allemande au temps de l’idéalisme : Husserl donne des leçons sur Fichte, mais il ne parle pas du discours à la nation allemande. Il met entre parenthèses le concept de nation. Il parle de la vocation religieuse de la philosophie que Fichte définit dans l’article sur la destination de l’homme. Il n’y est question ni de Heimat ni de Vaterland, mais de « l’idéal de l’humanité ». Husserl ose citer les Méditations de Descartes comme « ouverture » (au sens français et musical de prélude) de l’idéalisme allemand, comme le début « merveilleux » d’une révolution du mode de penser. La référence cartésienne rejoint de l’autre côté de la frontière la référence fichtéenne de Xavier Léon, qui est à l’origine de l’invitation parisienne de Husserl. L’idéalisme transcendantal apparaît comme un champ de communication pour l’intersubjectivité philosophique internationale. Les conférences de Paris et de Strasbourg, puis la publication intitulée Méditations cartésiennes n’ont donc pas besoin de thématiser la question de la nationalité, ni même la question de l’histoire. On reste dans la sphère transcendantale de la constitution phénoménologique d’une pure égologie. En même temps, les Méditations cartésiennes écrivent déjà une forme d’histoire commune en fixant un commencement cartésien à la méditation philosophique, un commencement qui est aussi un fondement pour une même philosophie sans nationalité. La communauté dont il s’agit est donc une communauté scientifique aussi idéale et transcendantale que l’eidos ego qui en est le thème. II. En 1931, Husserl présente la phénoménologie sous sa nouvelle forme française de méditations cartésiennes dans les cercles kantiens allemands. La traduction française permet paradoxalement aux néo-kantiens de mieux comprendre en allemand la nouvelle philosophie allemande. Husserl écrit à Koyré, le 22 juin 1931 : J’entendais toujours louer la lucidité de votre traduction (…) On pensait même que, dans la langue française qui est la vôtre et avec votre limpidité particulière, mes pensées trouvaient une expression plus efficace que dans la langue allemande qui est la mienne (Husserl 1994 b : 359).
Néanmoins, dans le contexte spécifique de la discussion philosophique allemande, des critiques importantes sont apparues au sein du mouvement phénoménologique, qui contraignent Husserl à envisager des aménagements importants dans le texte allemand. La traduction allemande de la phénoménologie « française » ne se pose pas en termes de langue, de tradition. Husserl dit devoir prendre en considération, pour la version allemande, des « malentendus » devenus prépondérants depuis Max Scheler, c’est-à-dire
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une interprétation de la phénoménologie dans le contexte purement allemand, qui impose une traduction propre de la phénoménologie même. Il y a une traduction à opérer de la philosophie transcendantale dans l’esprit-dupeuple allemand et dans l’esprit-du-temps nouveau au double sens où il s’agit 1° de traduire la philosophie cartésienne pour la communauté allemande, 2° de traduire la philosophie transcendantale dans les termes de la nouvelle philosophie « mondaine » ou « existentielle » ou « temporelle » ou « anthropologique » de Scheler et de Heidegger (une philosophie du temps, de la terre, de l’être-là et non plus de l’eidos ego). Husserl reporte finalement la publication et renonce à la présentation « cartésienne » ou « française » de la phénoménologie. Le thème des conférences données en Allemagne, en 1931, est « Phénoménologie et Anthropologie » (Husserl 1989). Husserl critique le détournement anthropologiste de la phénoménologie, soit la fondation de la philosophie à partir de l’homme et du Dasein humain, qui met en péril la définition même de la philosophie comme philosophie transcendantale ou phénoménologie. Il théorise néanmoins la nécessité de retourner au point de départ cartésien et de mettre pour cela le monde entre parenthèses. Cela signifie renoncer durablement au monde, et pas seulement opérer un doute méthodique. Cela signifie surplomber mon être mondain pour prendre conscience de ma vie humaine et constituer une forme d’intersubjectivité transcendantale. III. Husserl adresse une troisième lettre à Koyré, le 20 juin 1934 (Husserl 1994 b : 360–362). Il est considéré comme « n. a. », c’est-à-dire « non aryen ». Il est à ce titre exclu de la communauté scientifique et menacé même dans la communauté humaine, c’est-à-dire non pas seulement comme ego transcendental, mais bientôt dans son être-là le plus empirique, dans son existence biologique. En 1937, Husserl n’est pas autorisé à revenir en France et à participer, à Paris, au IXe Congrès International de Philosophie consacré à Descartes. La nouvelle politique allemande ne lui permet pas, en tant que non-aryen, de se déplacer, ni de figurer parmi le contingent de philosophes censés représenter le nouveau régime, la nouvelle forme de politisation de la philosophie. La question de la culture et du transfert ne se présente plus en terme linguistique ou national, mais en terme ethnique et racial. Il faut remarquer, néanmoins, que la philosophie allemande, même la plus politisée, ne récuse pourtant pas l’héritage cartésien. Cela est manifeste dans les articles les plus idéologiques recueillis soit dans les actes du congrès parisien soit dans le volume célébrant le quatre centième anniversaire du Discours de la Méthode auquel participent Carl Schmitt et Oscar
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Becker. Becker, une figure aujourd’hui politisch belastet, a d’abord été l’un des plus proches disciples de Husserl. Il a publié une étude sur « Descartes et Husserl » (Becker 1937). Becker et Heidegger ont repris à cette époque la direction du Jahrbuch für Phänomenologische Forschung dans lequel devait paraître le texte allemand des Méditations cartésiennes. Heidegger n’a certes pas été retenu par les autorités allemandes pour se rendre à Paris. Mais l’opposition naïve d’un humanisme angélique cartésien, d’une part, et d’un racisme diabolique, par exemple, heideggérien, semble fragile. Ce qui pourrait aussi signifier que le cartésianisme lui-même, qui a poussé sur le sol allemand, qui s’est nourri de sa mystique, de ses découvertes scientifiques, de sa révolution réformatrice, de sa liberté religieuse, de sa différence culturelle, ce cartésianisme qui ne cesse d’y retourner et d’en revenir, est d’autant moins étranger à ses productions épigonales que ce soit dans la scolastique wolffienne, dans l’idéalisme allemand, dans la phénoménologie, ou dans leurs dérives allemandes, françaises, européennes ou autres. La troisième lettre de Husserl à Koyré rend donc compte du destin auquel se trouve confronté celui qui a posé d’abord en terme transcendantal la mise entre parenthèses du monde et qui se trouve rattrapé par le destin qu’il a voulu mettre entre parenthèses. Ce destin qui met précisément son existence en jeu en tant qu’ego « en chair et en os » impliqué dans un certain être terrestre du monde. Voici ce qu’écrit Husserl depuis Kappel bei Lenzkirch im badischen Schwarzwald, le 20 juin 1934 : Die Lage sehr reizvoll, 900 M. hoch und von einer selbst im Schwarzwald ungewöhnlicher Stille. Hierher dringt keine unpolitische und politische Unruhe und so bin ich mit einer seltenen Concentration in meine Arbeiten versenkt. (…) Freilich die Jahre 1933 / 1934 waren nicht so fruchtbar, wie die glücklichen Jahren 28 / 33, aber das lag an anderen Dingen. Es war keine Zeit für die Erhaltung einer reinen, philosophischen Innenwendung. Immerhin habe ich mich zusammengezogen und habe mich nicht zerreiben lassen von den Attaquen. Die Kunst phänomenologischer Einklammerung habe ich gelernt, und so lebe ich in meiner Celle immerfort meditierend. Ich denke noch, dass die Zukunft (eine neue Generation wird wohl antreten müssen) an den (wie ich meine großen) Ereignissen meines einsamen Forschens Anteil nehmen wird (Husserl 1994 b : 361).
L’expression husserlienne de « mise entre parenthèses » (Einklammerung) acquiert ici une dimension pratique, qui est en accord avec la vocation pratique définie par Husserl, mais qui trouve en outre l’application empirique-pratique d’une philosophie comme manière de vivre phénoménologiquement, soit d’une application du principe phénoménologique de l’ἐποχή de la facticité de la vie individuelle. Husserl fait le choix théorique et pratique d’une situation hors du monde, sur des hauteurs qui sont aussi les hauteurs géographiques des montagnes dans lesquelles il se retire, dans une forme de solipsisme ou d’ermitage qui fait lui-même écho au solipsisme
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cartésien raconté dans les Méditations, et à la position théorique définie dans les conférences françaises et allemandes. Le monde et l’histoire sont mis entre parenthèses (et donc aussi l’histoire et la politique) dans le texte comme dans la vie, suivant une règle d’ascèse phénoménologique, qui apparaît moins comme une fuite ou une objection faite par l’histoire au point de vue transcendantal que comme la potentialité de sa confirmation empirique à valeur d’exemple. La lettre à Koyré contient elle-même deux parenthèses lorsque Husserl parle des résultats escomptés de sa recherche philosophique. Ce qui est mis entre parenthèses, ce qui est espéré pour l’avenir, constitue en un sens un hors-texte de ce qui est écrit, mais aussi en tant que formulation d’un espoir ou d’une prophétie, apparaît comme une issue concrète vers un avenir posé hors de l’histoire. L’histoire contemporaine a vérifié ces parenthèses prophétiques, puisque plusieurs générations de chercheurs ont effectivement assuré une telle postérité à la phénoménologie ; la période historique vécue par Husserl est effectivement devenue objectivement une parenthèse de l’histoire. L’attitude de Husserl pourrait paraître suicidaire ou irresponsable si elle n’était assumée et si elle n’était pas justement fondée dans une lucidité prophétique. Cette orientation fiduciaire de la phénoménologie, si radicalement opposée au tournant que Heidegger donne à la philosophie, apparaît donc comme une réponse alternative – en tant que telle philosophique – donnée à la question du temps, du destin, de l’être mondain jusque dans son refus de se soumettre au destin de l’être et de l’histoire, mais d’admettre seulement la norme de l’autonomie idéale de l’humanité. Dans la lettre précédente de 1931, Husserl mentionne, en outre, le nom de sa disciple Edith Stein (1994 b : 360), qui radicalisera encore cette décision fiduciaire de la phénoménologie. Stein ira jusqu’au martyr et à la sainteté, puisque, après avoir été arrêtée et déportée à Auschwitz, elle sera aussi canonisée par Rome. Stein demeurera « lucide » quant à son avenir et à celui de son peuple (de son ethnie, de sa race plutôt que de sa religion qu’elle a abandonnée tout comme Husserl au profit d’une autre). Elle consentira presque délibérément à son sacrifice, à la mise entre parenthèses de son existence, soit à la démonstration dans les faits du « raisonnement » existentiel opéré par Husserl : la mise entre parenthèses existentielle de l’existentiel. IV. Et pourtant, cette politique qui s’attaque à Husserl, est aussi une politique à laquelle il participe indirectement non pas dans une dimension nationaliste, politique, mais dans une dimension ethnique, ethnologique ou ethni-
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cide, malgré tout l’héroïsme et le sublime des positions et des propositions phénoménologiques. Dans la lettre de 1934, Husserl fait allusion à la nécessité de son disciple Ludwig Landgrebe d’aller étudier à « l’étranger », c’està-dire à Prague, soit la patrie originaire de Husserl (Husserl 1994 b : 361). Husserl prononce à « l’étranger », à Vienne, en 1935, ses conférences sur la « crise de l’humanité européenne » (Husserl 1954). Elles constituent comme une charte pour la communauté européenne définie comme communauté d’esprits scientifiques, mais posent également le problème de l’identité et de la nation quand bien même à une échelle européenne ou mondiale. Il s’agit de donner, après les Méditations, encore une ultime formulation systématique de la phénoménologie, mais sur un mode qui ne prend plus la certitude cartésienne de l’ego pour son commencement et son fondement. La difficulté est précisément dans la restriction historique, géographique, en ce sens naturelle, temporelle donnée à l’humanité à travers le thème européen, au lieu de poser, comme dans les leçons sur Fichte, la normativité de l’idéal de l’humanité au point de vue universel. Le thème européen s’accorde avec la mise entre parenthèses de la question de la nation parce qu’il définit une communauté supranationale, une communauté scientifique et donc un lieu de transfert, un lieu « métaphorique ». Mais il définit également une nouvelle identité, l’identité européenne, soit aussi une nouvelle forme de différence, d’exclusion, de nationalisme, le tracé de nouvelles frontières et non leur réduction ou leur dilution. La difficulté est précisément de déterminer si l’appartenance européenne constitue une nouvelle sorte d’impérialisme (Benoist 1994) dans son supranationalisme, ou si elle constitue au contraire, le lieu purement idéel d’une communauté scientifique ouverte, dont la réalisation n’est dépendante d’aucune appartenance linguistique, nationale ou ethnique. Husserl pose la question : qu’est-ce que la « figure spirituelle de l’Europe » ? Il entend ne pas donner de ce qu’est l’Europe, une définition territoriale ou géographique, mais il parle de l’Europe, qui est un continent, une terre, et non pas du monde en général. Il en parle en termes « d’esprit », et de figure. Et sa mise entre parenthèses du géographique ou du territorial apparaît d’autant plus inconséquente qu’elle suppose une forme de géogenèse européenne de l’esprit. La question de l’esprit n’est pas une question désincarnée, elle pose la question de l’humain et de la définition de l’humain, et par voie de conséquence la question de la nature, de la biologie, de l’animal. Husserl trace une frontière entre l’animalité et l’humanité, mais une frontière aussi entre l’humanité pré-philosophique et une humanité philosophique qui commence dans un temps et dans un lieu précis, dans une terre et dans un peuple : dans « l’esprit grec ancien ». L’humanité pré-philosophique se distingue peu, par définition, de l’humanité encore animale
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ou pas encore humaine. La difficulté concerne donc le stade préscientifique ou pré-européen de la conscience humaine. C’est là qu’intervient la difficulté mentionnée de la frontière « spirituelle » de l’Europe qui est en réalité une frontière naturelle. C’est là qu’intervient la petite phrase dissonante, voire cacophonique, en tous les cas « amusique » dans la conférence de Vienne : Wir stellen die Frage : Wie charakterisiert sich die geistige Gestalt Europas ? Also Europa nicht geographisch, landkartenmässig verstanden, als ob danach der Umkreis der hier territorial zusammenlebenden Menschen als europäisches Menschentum umgrenzt werden soll. Im geistigen Sinn gehören offenbar die englischen Dominions, die Vereinigten Staaten usw. zu Europa (Husserl 1954 : 318).
Et dans une variante Husserl ajoute : « Nicht aber die Eskimos, oder Indianer der Jahrmaktsmenagerie oder die Zigeuner, die dauernd in Europa herumvagabundieren » (ibid.). Husserl affirme pourtant qu’il n’y a pas de zoologie des peuples (320). Le refus de la fondation anthropologique de la science, la mise entre parenthèses de l’ethnologie s’inscrit dans cette perspective. Or, les Tsiganes font déjà l’objet, à cette époque, d’une politique de déportation qui va conduire à leur extermination massive sinon totale. La référence à Oswald Menghin (1931) dans la même conférence va encore dans ce sens d’une caution de la science-politique des races en train de devenir réalité administrative. Avec la question tsigane se trouve exclu, en tous les cas, un certain mode de transfert, un certain vagabondage européen, l’exclusion d’une forme de vie de « bohémien », l’exclusion d’une forme de nomadisme. Et pourtant, Husserl « était » précisément un « bohémien » et même un « juif bohémien » (un « juif morave »). Et peut-être l’exclusion du nomadisme s’interprète-t-elle en relation avec une mise entre parenthèses non formulée de l’ethnique nécessaire à la constitution égologique de l’individu husserlien comme ego transcendantal. Husserl fut éveillé, dans sa conscience politique, par les leçons de Thomas Masaryk, qui lui ont permis de se guérir d’un « nationalisme faux et non-éthique, dont les principes sont la haine et l’égoïsme » (Husserl 1994 a). L’amitié qui doit unir le peuple allemand et le peuple tchèque se manifeste, d’ailleurs, dans le fait que Husserl prononce, en 1935, la même conférence à Vienne et à Prague, mais cette réunion germano-bohémienne (où l’on parle allemand) n’inclut évidemment pas le peuple tsigane. Pourtant, si elle ne l’inclut pas en fait, elle ne l’exclut pas en droit, si la visée est effectivement la constitution d’une Liebesgemeinschaft mondiale. Pour le dire en terme musicaux, Husserl dit de la musique qu’elle est la plus haute expression de l’idéal de la culture européenne, l’expression de l’idéalisme allemand qui ne semble plus trouver de sens et de résonance dans la période de crise. Il cite prophétiquement « l’hymne de Schiller-Beethoven An die
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Freude » (Husserl 1993 : 106) comme expression de cette identité européenne. Il ne prête pas l’oreille à l’élément tsigane et purement musical constitutif de la culture germano-tchèque européenne. La question de « l’esprit européen » est précisément celle de l’esprit d’autonomie, c’est-à-dire celle de la liberté. Si Husserl revient théoriquement, dans sa conférence, sur l’origine de l’esprit européen, sur cette nature historique de la culture, c’est pour indiquer la naissance d’une responsabilité éthique de l’esprit européen au point de vue pratique, la mission du scientifique européen en vue de la position d’une Europe à venir, d’une humanité idéale, d’une Europe qui, en tant qu’elle est un continent spirituel et supranational n’a pas de frontières, mais accueille en droit l’humanité. L’Europe s’interprète, d’une façon normative, comme une idée de l’humanité à accomplir, et dans ce sens, l’Europe en tant que responsabilité du monde, une responsabilité à la fois théorique et pratique, éthique et scientifique, n’est liée à aucune frontière, non seulement à aucun territoire, aucune zone géographique, mais liée non plus à aucun peuple, à aucune origine ethnique, aucune nature, aucune nation (qu’elle soit « eskimos » ou tsigane ou américaine), sinon l’origine grecque. Or, l’origine « grecque » est ellemême une origine éthique et non pas historique, au sens où chacun est libre de choisir comme sa propre identité, comme sa propre origine, c’est-à-dire comme son propre avenir. Husserl n’était certainement pas grec, mais il s’est voulu tel et il a voulu telle l’humanité, qui lui a donné la norme de la philosophie grecque et de la philosophique cartésienne, c’est-à-dire qui a voulu lui donner la plus haute norme philosophique, éthique et scientifique. La nation grecque n’est pas une nation naturelle ni historique mais une communauté téléologique. La position normative de l’Europe comme idée de l’humanité élude la question de son existence historique, de sa réalité effective, de sa pseudo-scientificité au sens objectif dans la mesure où elle est une responsabilité encore à accomplir ou à maintenir subjectivement, soit une idée de la raison. Bibliographie Becker, Oskar (1937) : Husserl und Descartes. In : Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie 30, 616–621. Benoist, Jocelyn (1994) : Les masques de l’universel : du cosmopolitisme à l’Empire. In : Autour de Husserl. L’ego et la raison. Paris : J. Vrin, 242–267. Espagne, Michel (1999) : Les transferts culturels franco-allemands. Paris : Presses universitaires de France. Husserl, Edmund (1931) : Méditations cartésiennes : introduction à la phénoménologie. Trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Paris : Armand Colin.
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– (1954) : Die Krisis des europäischen Menschentums und die Philosophie [1935]. In : Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie. Hrsg. von W. Biemel. The Hague : M. Nijhoff, (Husserliana, Band VI), 314–348. La crise de l’humanité européenne et la philosophie. In : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendentale, trad. G. Granel. Paris : Gallimard, 2004, 347–384. – (1987) : Fichtes Menschheitsideal [1917]. In : Aufsätze und Vorträge (1911– 1921). Hrsg. von T. Nenon und H. R. Sepp. Dordrecht : M. Nijhoff (Husserliana, Bd. XXV), 267–292. – (1989) : Phänomenologie und Anthropologie (Vortrag in den Kantgesellschaften von Frankfurt, Berlin und Halle 1931). In : Aufsätze und Vorträge (1922–1937). Hrsg. von T. Nenon und H. R. Sepp. Dordrecht : Kluwer Academic Publishers (Husserliana, Band XXVII), 164–181. Phénoménologie et anthropologie. In : Notes sur Heidegger, trad. D. Franck, Paris : Minuit, 1993, 57–74. – (1993) : Die Psychologie in der Krise der europäischen Wissenschaft. Die Prager Vorträge (November 1935). In : Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Ergänzungsband. Texte aus dem Nachlass 1934–1937. Hrsg. Von R. N. Smid. Dordrecht : Kluwer Academic Publishers (Husserliana, Band XXIX), 103–139. – (1994a) : Thomas Garrigue Masaryk. In : Briefwechsel. (Husserliana-Dokumente, Bd. III.) Band I : Die Brentanoschule. Hrsg. von K. Schuhmann. Dordrecht : Kluwer Academics Publishers, 99–120. – (1994b) : Alexandre Koyré. In : Briefwechsel (Husserliana-Dokumente, Bd. III). Band III : Die Göttinger Schule. Hrsg. von K. Schuhmann. Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 357–364. Menghin, Oswald (1931) : Weltgeschichte der Steinzeit. Wien : A. Schroll.
Partie 2: Interculturalité et transfert dans le monde contemporain
Europa und der Stier1 Geteilte Identität im Mythos und seiner Kartographie Sonja Neef Ich habe nur eine Sprache, und die ist nicht die meinige (Derrida 2003: 13)
I. Europa setzt über Seit dem frühen Altertum erzählt man sich die Sage von Europa, jener phönizischen Königstochter, die, als sie eines Tages mit ihren Gespielinnen am Strand ihrer Heimat Blumen pflückte, vom Göttervater Zeus erblickt wurde. Von ihrer Anmut entzückt, entbrannte dieser in Liebe. Um sich ihr zu nähern, verwandelte er sich in einen herrlichen Stier und täuschte so die Europa. Sie kam, um das zahme Tier zu streicheln und zu liebkosen, seine Hörner mit Blumen zu schmücken, bis sie sich schließlich traute, sich auf seinen Rücken zu setzen. Woraufhin der Stier aufsprang und die Prinzessin übers Meer nach Kreta trug, also von Asien nach Europa hinüber. Dort verband er sich mit ihr. Dann vermählte er sie dem Kreterkönig Asterios. Sie gebar drei Söhne und gab dem Kontinent ihren Namen. So ist der Mythos unzählige Male erzählt worden. So, und gelegentlich auch anders. Im Prozess seiner Tradierung wandelte er sich gelegentlich vom Mündlichen ins Schriftliche, von einer literarischen Ausformulierung in eine andere, von der Mythographie in die Historiographie, vom Altgriechischen ins Lateinische und von dort in sämtliche moderne Sprachen Europas, vielmals auch ins Visuelle auf Vasen, Reliefs, Fresken, Gemälde, Kollagen und Installationen.2 In diesem chambre d’échos gibt es nicht die eine „wahre“ Europa-Geschichte, denn keine ist einer anderen vorzuziehen; es gibt nicht das eine Original, das eine Reihe von Überlieferungen und 1 Eine ausführliche Version dieses Beitrags ist erschienen unter „M / Othering Europe. Or: how Europe and Atlas are Balancing Hand in Hand on the Prime Meridian – she Carrying the Alphabet, he Shouldering the Globe they are Walking on“. 2 Literarische Ausformulierungen von der frühen Antike bis zur Gegenwart finden sich versammelt in Renger, Mythos Europa, visuelle Interpretationen im von Siegfried Salzmann herausgegebenen Ausstellungskatalog.
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Abb. 1. Johannes Grützke. „Europa auf dem Stier, auf der Mauer balancierend“. Entwurf für ein Fresko an der Giebelwand am Grenzübergang Friedrichstraße 44, auch bekannt als Checkpoint Charlie, aus dem Jahre 1978 (In: Salzmann 1988: 309)
Übersetzungen nach sich zieht. Anders gesagt: die Übersetzungen selbst bilden erst den Mythos, konstituieren ihn sozusagen nachträglich. Nicht nur, dass schon die Textsorte der Sage selbst auf dem Prinzip der Übersetzung beruht, überhaupt ist der Stoff, der im Mythos verhandelt wird, dem Begriff der Übersetzung hochgradig verpflichtet, trägt – überträgt, transfert – doch der Stier die Prinzessin von der Heimat in die Fremde hinüber. Je nach Erzählvariante wird das fremde Land mal als befreundet, mal als verfeindet dargestellt, und entsprechend wird auch die ‚Migration‘ der Europa unterschiedlich inszeniert, nämlich als Verschleppung im Sinne der im Zuge der persischen Kriege gängigen Praxis des Frauenraubs (wie Io), gelegentlich aber auch als Verführung und Erfüllung einer tiefen Sehnsucht nach dem Anderen, dem Fremden. Der Zug dieser Reise führt bezeichnenderweise von Ost nach West, als wären die historischen Konflikte zwischen Orient und Okzident, Ost und West – Kubakrise und Mauerbau sowie der Schrecken des 11. September – apodiktisch im Mythos eingeplant. (Abbildung 1)
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II. Passkontrolle Man spricht immer nur eine einzige Sprache. Man spricht niemals eine einzige Sprache (Derrida 2003: 19)
Wer Europa war, in welchem Land und in welcher Sprache sie zu Hause war, welche Staatsbürgerschaft und welchen kulturellen Hintergrund sie mitbrachte, als der Stier sie forttrug, bleibt in der Polyphonie des Mythos vage. Gewöhnlich wird sie als Tochter von Telephassa und Agenor, König von Sidon oder Tyros ausgewiesen. Bei Hesiod sind Okeanos und Tethys die Eltern, und gelegentlich wird Parthenope als Mutter angeführt.3 Die späteren Inszenierungen der blumenpflückenden Europa gehen oft auf Moschos zurück, der Europa als Tochter des Phönix ausgibt. Insgesamt erscheint Europa, ihr Eigenname, ihre genetische Herkunft nicht eindeutig identifizierbar. Sie hat kein sicheres Zeichen für Identität, unterschreibt nicht mit einem einer juridisch gültigen Signatur. Vielmehr erweist sich als illegale Immigrantin, als sans papier, der wir heute an der europäischen Grenze die Einreise verweigern würden. Die Verwirrungen ihrer genetischen Herkunft steuern sich entlang der Genealogie der Texte. Aber auch wenn es nicht so etwas wie eine eindeutige Identität Europas auszumachen gibt (oder gerade deswegen), ein Name, ein unverwechselbarer Fingerabdruck, eine ursprüngliche Unterschrift, möchte ich den Begriff der Identität in meine Überlegungen zu den Operationsweisen des Übersetzens einbeziehen. Denn wenn eine Übersetzung auch nicht unbedingt vom Original ausgeht, so hat sie doch so etwas wie einen Ausgangspunkt, ein Identitätszeichen, ein Signum oder eine Signatur, die es dem Anderen zu erklären oder zu übersetzen gilt. Wie sich eine solche Signatur zur Idee eines Originals verhält und wie sie für die uneindeutige Figur der Europa ausgesehen haben mag, möchte ich im Folgenden anhand des erzählten settings diskutieren, das Moschos in seinem Epyllion (2. Jh. v. Chr.) bereitstellt. In diesen Versen liefert eine signifikante Stelle einige wertvolle Hinweise auf Europas kulturelle Identität, nämlich darauf, welche Sprache sie gesprochen hat. Als sie sich mit ihren Begleiterinnen auf der Blumenwiese am Strand ihrer Heimat dem Stier näherte, fing die Prinzessin wie folgt zu sprechen an:4 3 Einen umfänglichen Überblick vermittelt Bergers „Europa“-Artikel in Paulys Reallexikon sowie Bühler (1960: 1–29). 4 Ich folge der Übersetzung von Winfried Bühler, der diese wie folgt rechtfertigt: „Die Übersetzung erhebt nicht den Anspruch, die sprachliche Wirkung des
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Kommt her, ihr lieben Freundinnen …, daß wir uns daran erfreuen, diesen Stier zu besteigen! Denn er hat seinen Rücken niedergestreckt und wird uns alle aufnehmen, so mild, sanft anzuschauen und lieblich ist er; und er gleicht nicht den anderen Stieren, sondern ein freundlicher Sinn, wie der eines Menschen, umgibt ihn; es fehlt ihm nur die Sprache. (Moschos, Vers 102–107, zit. n. Bühler 1960: 39)
Als freundlich und verständig, fast schon wie ein Mensch, charakterisiert Europa den Stier. Da ihm aber doch die Sprache fehlt, richtet sie ihre Rede nicht an ihn, sondern – in ihrer eigenen Muttersprache – an ihre Gefährtinnen. Der Stier selbst bleibt vorerst stummes Objekt ihres Sprechakts. Obwohl sie doch indirekt auch ihm zuspricht. Erst später auf dem Meer während der Überfahrt, jener denkwürdigen ‚Übersetzung‘, spricht die Königstochter den Stier direkt an: „Wohin bringst du mich, Gottstier? Wer bist du? … Bist du etwa ein Gott?“ (Vers 135; 140). Auch diesmal wird die der Heimat Entrückte in der Sprache ihrer Heimat gesprochen haben, in einer Art muttersprachigem Monolinguismus also, eben jener Sprache, die zur damaligen Zeit in Phönizien mit eben jenem für Sidon oder Tyros typischen Akzent gesprochen worden ist, in jener unverwechselbaren Sprache also, die wie die Genealogie an das Blut und den Boden der Kindheit und der Heimat gebunden gewesen sein wird, also an jenen nicht näher bestimmbaren Heimatort. Diese Sprache, in der Europa nun den Stier die Frage nach dem unbekannten Ziel der Überfahrt stellt – „wohin“ – und daran gleich die Frage nach der Identität des bislang anonymen Entführers anschließt – „wer bist du? … Bist du etwa ein Gott?“, diese Sprache hätte dem seltsamen Fremden, dem Tier, eigentlich fremd sein müssen. Wunderbarerweise wird sie aber dennoch von ihm verstanden. Die wundersame Kommunikation, die hier zwischen Europa und dem Stier stattfindet und offenbar gelingt, schildert Moschos in seinem Gedicht, ohne sie als Wunder auszuweisen oder sie verwundert zu kommentieren. Dabei ist Originals wiederzugeben, sondern soll lediglich zeigen, wie der Text verstanden worden ist.“ Diese Behauptung, ohne jeden Zweifel zu wissen, wie der Text in einer historisch fremden Kultur verstanden worden ist, skizziert im Grunde genau die Art von „Projektion“ auf den Anderen, die Gegenstand dieses Beitrags ist. Da Bühlers Übersetzung aber über diese fragliche Vorbemerkung hinaus ein wahrhaftiges Meisterwerk an philologischer Detailarbeit leistet, möchte ich sie unbedingt den bis heute prominenten Übersetzungen der deutschen Romantik vorziehen, der final „eindeutschenden“ eines Gustav Schwab wie der eines Eduard Möricke, der die „sprachliche Wirkung des Originals“ dadurch nachzuempfinden versucht, dass er die griechische Grammatik im Deutschen transparent macht und nur die Wörter selbst übersetzt. Auch Benjamin (1972: 17) beklagt sich mit Bezug auf Hölderlins Sophokles-Übersetzungen über die „monströsen Beispiele der Wörtlichkeit“: „Gar die Wörtlichkeit hinsichtlich der Syntax wirft jede Sinneswiedergabe vollends über den Haufen und droht geradenwegs ins Unverständliche zu führen.“
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dieser Sprechakt nicht weniger wundersam als jene Reden der Aposteln am biblischen Pfingsten, als die feurigen Zungen die Sprecher dazu befähigen, der polyglotten Bevölkerung der Vielvölkerstadt Jerusalem in den ihnen eigenen Sprachen zuzusprechen, wobei sie trotz ihrer Anderssprachigkeit von ihnen verstanden werden. (Hand. 2, 1–13) Eine solche biblische Sprache, eine reine Sprache, die in der Muttersprache gesprochen und vom Fremden verstanden werden kann, deutet Walter Benjamin in seinem berühmten Aufsatz über die Aufgabe des Übersetzers an. Die „reine Sprache“ ergibt sich nach Benjamin aus dem Drang des Sprechen-Wollens der einzelnen Sprachen selbst. Sie bedarf keiner anderen Sprache und keiner Übersetzung. Diese messianische ‚reine Sprache‘ hat nach Benjamin nur ein Problem: sie zu verstehen bleibt den Sterblichen versagt (Benjamin 1972: 14). Im himmlischen Gespräch zwischen Europa und dem Göttervater Zeus mag dieses Übersetzungswunder geglückt sein. In der Diaspora dagegen wird die phönizische Prinzessin zur Gemahlin des kretischen Königs, und als solche wird sie sich den Widrigkeiten irdischer Kommunikation ausgesetzt gesehen haben, die ständig Gefahr läuft zu scheitern. Dem Vaterland fern wird ihre Muttersprache zudem zur Fremdsprache geworden sein, zur Sprache der Anderen, der Einwanderin, des Gastes oder der Exilierten, bis sie ihr schließlich selbst fremd war. Und auch die Schrift, in der sie unterschrieb, als sie die Übersiedlung besiegelte und dem Kontinent ihren Namen gab, mag Spuren der Migration aufgewiesen haben. Anders als Benjamin, der jegliche sprachhistorische Argumentationsweise für eine Ausformulierung des Übersetzungsbegriffs zurückweist, möchte ich gerade – allerdings ohne deterministische Ansprüche zu erheben und in diesem Punkt somit auch nicht ganz ohne sein Einverständnis – darauf hinweisen, dass die phönizische Schrift aus linguistischer Sicht zu den ersten nicht-bildhaften, stabilen und abstrakten Alphabetschriften überhaupt gezählt wird. Diese Schrift hatte nur einen „Mangel“: da sie eine reine Konsonantenschrift war, fehlten ihr die Vokalbuchstaben (Coulmas 1989: 164; Haarmann 1991: 288) Denkbar wäre also, dass es Europa war, die die Leerstellen zwischen den phönizischen Konsonantenbuchstaben ihres Heimatlandes, … Resh … Peh … mit den aus dem Semitischen stammenden Vokalbuchstaben Heh Vav … Ayin … Het füllte.5 Mit dieser Kreolisierung mag sie die ohnehin durchläs5 Freilich ist diese strikte Zuteilung der Buchstaben in zwei Parallelschriften hier pseudo-mythographisch zugespitzt. Schließlich geht es mir in diesem Beitrag nicht darum, Europa und ihre Insignien einem ursprünglichen Ursprung zuzuordnen, sondern es kommt mir gerade darauf an, die Aufschubbewegung und die Durchdringung durch den Anderen nachzuzeichnen. Für eine genaue Erörterung des Verhältnisses zwischen den phönizischen und semitischen Schriften verweise ich auf die monu-
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sigen Grenzziehungen zwischen den phönizischen und semitischen Schriften endgültig verwirrt und mit der so entstandenen, nunmehr griechischen Unterschrift: – Epsilon, Ypsilon, Rho, Omikron, Pi, Epsilon die Initialzündung zum erfolgreichsten Alphabet des Kontinents gegeben haben. Mythographie und Historiographie erweisen sich hier wie so oft als joined discourses, denn aus sprachhistorischer Sicht wird in der Tat angenommen, dass das Prinzip der Buchstabenschrift – wie Europa selbst – von Phönizien nach Griechenland wanderte6 und dass genau jene Übersetzung als Geburtsstunde der modernen westlichen Alphabetschriften anzusehen ist, also dessen, was Europa bis heute als kulturelle, gesetzliche, ökonomische und militärische Macht autorisiert. Für diese neue Schrift wäre schließlich noch zu überlegen, in welche Richtung Europa sie wohl geschrieben haben mag. In der Schriftgeschichte wird angenommen, dass der Schriftfluss der phönizischen Schrift sinistrograd verlief, also von rechts nach links, entsprechend Europas Reiserichtung der untergehenden Sonne entgegen. Schon dieser linksläufigen phönizischen Schrift soll aber auch ein rechtes Moment innegewohnt haben, denn die Buchstaben wurden konträr zur Schreibrichtung von links nach rechts, also dextral, produziert (Wiebelt 2004: 51). Diese in sich gegensinnige (sinistrograd-dextrale) phönizische Schreibrichtung soll von den Griechen zunächst übernommen worden sein. Paläontologen berichten aber auch von solchen Inschriften, die innerhalb desselben Textes abwechselnd links- und rechtsläufig in der sogenannten Bustrophedonform geschrieben sind, also in der Art, „wie die Furchen des Ackers gezogen werden“ (Faulmann 1990: 167). Bemerkenswert ist, dass die Buchstaben dabei ihre „Blickrichtung“ von Zeile zu Zeile ändern, (Wiebelt 2004: 51) als wollten sie sich dem Diktum eines abendländischen kulturellen Koordinatensystems entziehen, das künftig den Links-Rechts-Dualismus zu seiner zentralen Semantik machen sollte: dort wird man fortan zur rechten Hand Gottes sitzen, mit rechts grüßen und schwören, und alles Linke und insbesondere die linke Hand wird, gerade wenn es ums Schreiben geht, als linkisch, sinister, maladroit, gauche, queer, mentale Universalgeschichte der Schrift von Haarmann (1991: 278; 288). Die Entwicklung der hier erwähnten einzelnen Buchstabenzeichen ist systematisch dargestellt in Ouaknin: Heh 158, Vav 170, Resh 299, Ayin 264–267, Peh 277–278, Het 192. Für eine kulturhistorische Analyse der Vermischung der Alphabete verweise ich auf die Kapitel „Vor dem Aleph“ sowie „L / Aufschrift“ in meinem Buch Abdruck und Spur. 6 Haarmann (1991: 271) legt dar, dass auch Herodot (Historien) die griechischen Buchstaben nach ihrer phönizischen Herkunft als „Phoinikéia grammata“(V 58) bezeichnet. An anderer Stelle spreche Herodot sogar wörtlich von „Kadméia grammata“ (V 59), womit er den Prozess ihrer Übertragung auf den Europa-Mythos zurückführt, nämlich auf jenen Erzählstrang, der davon handelt, dass Europas Bruder Kadmos aus Phönizien loszieht, die verschollene Schwester zu suchen.
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awkward gelten; sie zu benutzen wird die abendländische Pädagogik denn auch mithilfe von strengen Benimmregeln zu exorzieren versuchen.7 Europas Unterschrift, wenn sie so gedacht wird, bleibt unentschieden – in der Komposition ihrer Buchstaben – semitisch-phönizisch-griechisch – wie in ihren gegenläufigen und zudem in sich widersinnigen Schreibrichtungen. Sie erweist sich auch niemals als eine erste oder endgültige Signatur, sie erzeugt kein Original von der sich alle nachfolgenden Signaturen ableiten und die als Maßstab für deren Echtheit gelten könnte. Vielmehr tariert sie im singulären Akt des Unterzeichnens ihre möglichen Spielarten aus, der – und ich folge hier Jacques Derridas legendärem „Signatur Ereignis Kontext“ – auch wenn er jeweils einzigartig ist, immer auch nachgemacht ist: singuläre Iterabilität, iterable Singularität. In ihrer Unterschrift inszeniert Europa sich als niemals identisch mit sich selbst und als in sich nicht-heimisch: „EUROPA“ kombiniert die orientalischen Konsonanten mit den okzidentalen Vokalen. Diese neue Schrift als eine Art phönizisch-semitischgriechisches Kreol, erzeugt eine neue Muttersprache, die nunmehr in einem vollständigen und einheitlichen Alphabet geschrieben werden kann. Zugleich bleibt aber diese neue Schrift als Medium einer ‚reinen Sprache‘ phantasmatisch, denn sie wird immer auch den Orient-Okzident-Bruch in sich tragen. Diesen Bruch könnte man nach Abdelkebir Khatibi (1985: 10) auch als „aktive Teilung“ bezeichnen: Wenn es … die Sprache nicht gibt, wenn es keine absolute Einsprachigkeit gibt, dann bleibt einzukreisen, was eine Muttersprache in ihrer aktiven Teilung ist und was zwischen dieser Sprache und der sogenannten Fremdsprache übertragen / aufgepfropft wird. Was dabei übertragen / aufgepfropft wird und was dabei verloren geht, wobei es weder der einen noch der anderen zugute kommt: das Nichtmitteilbare. (zit. n. Derrida 2003: 20, Hervorhebung SN)
Dieses Zitat von Khatibi möchte ich in Zusammenhang mit Jacques Derridas Einlassungen zur Einsprachigkeit des Anderen anführen: le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine. „Nicht-Mitteilbar“ meint hier weniger das von Benjamin gemeinte nicht-übersetzbare, „Wesentliche, … Unfassbare, Geheimnisvolle, ‚Dichterische‘“ des Originals (Derrida 2003: 9). Vielmehr kommt das Nicht-Mitteilbare der Sprache bei Derrida vom Anderen her, der wie die Sprache selbst in seiner Fremdheit nicht-aneigenbar („inassimilable“, Derrida 2003: 46) und unbeherrschbar bleibt. Europas Sprache gehört ihr nicht, und auch ihre Söhne haben, – wie Wetzel es in seinem Nachwort zu Derridas Einsprachigkeit des Anderen formuliert – kei7 Für eine wunderbar reiche Kulturkritik des Links-Rechts-Dualismus verweise ich auf Adriano Sofri Der Knoten und der Nagel. Die Rechts-Autorität der Schrift und ihre Verzahnung mit einer binär strukturierten abendländischen Kultursemantik habe ich in „Die (rechte) Schrift und die (linke) Hand,“ detailliert erörtert.
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nen „genealogischen oder autochthonen Anspruch“ auf sie (Wetzel 2003: 147). Denn die Muttersprache kommt, auch wenn sie von der Mutter kommt, immer vom anderen her, der sich mitteilt im besagten Bindestrich zwischen semitisch-phönizisch, durch den Orient und Okzident zugleich verbunden wie gewaltsam getrennt werden. Dieser Binde- und / oder Trennstrich weist das Verfahren des Übersetzens als eine niemals endende Unentscheidbarkeit aus, die auch vor der Autorität der Schrift nicht Halt macht. Im Folgenden möchte ich einen solchen Strich als graphische Linie näher betrachten in einer anderen Inszenierung – oder Übersetzung – von Europa. III. Gezeichnet: Europa und der 0-Meridian Hesiod (Historien 4, 147) berichtet, wie Europas Vater seine Söhne losschickte, die entführte Tochter zu suchen. Ihre Fahrt führte sie nach Thera, Kadmos und Delphi, wo sie, da sie die Schwester nicht finden konnten, als Kolonisten neue Siedlungen gründeten. Die Erforschung und Eroberung des Erdteils durch jene und andere Seefahrer fand seine jeweilige graphische Entsprechung in einer Reihe von antiken Weltbildern. Hatte sich die Geltung des Namens Europa bei Homer (2, 251–291) noch auf das griechische Festland beschränkt, dehnte sie sich bald auf andere Gebiete des Mittelmeerraumes aus. Herodot (Historien 4, 42) teilte die damals bekannte Ökumene in drei Erdteile – Europa, Asien und Libyen. Der Horizont Europas wurde sodann durch die legendäre Nordlandfahrt des Pytheas von Massalia und eine Reihe anderer großer Entdeckungen bis zu den Küsten Islands und Norwegens erweitert, die Eratosthenes von Kyrene in einem neuen Weltbild kartographierte. Anlässlich der Feldzüge der Römer bekam Europa schließlich eine politische Kontur, die sich in Ptolemaios’ bedeutsamem Weltbild (abgeschlossen um 180 n. Chr.) niederschlug, worin die Grenzen Europas mit der Größe des Imperium Romanum übereinstimmen (Treidler 1979: 448 f.). Aus „der“ Europa war „das“ Europa geworden. Es zeichnet nicht mehr im griechischen, sondern vornehmlich im lateinischen Alphabet, und bezeichnet nicht mehr eine mythologische Figur, sondern einen Kontinent. Die auf Herodot zurückgehende Dreiteilung der bekannten Welt veränderte sich manchmal. So übertrug Poseidonios das Weltbild des Eratosthenes in einen kartographischen Grundriss der Ökumene, den er „durch Verbindung der größten Linien der Länge und Breite formte“, wobei „Europa das nordwestliche Dreieck“ bildete (Berger 1909: 1300, 21–43). Diese antike Zonenleere resultiert aus dem Bedürfnis nach einer Maßeinheit, nicht nur um die bekannte Welt zu kartographieren, sondern auch um die terra incognita zu erfassen und zum Heimatland zu positionieren. Hier zeichnet sich eine weitere Unterschrift Europas ab. Als Schrift vollzieht sie sich im Zug einer graphischen Linie, die weder phönizische, noch griechische oder latei-
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nische Buchstaben bildet und die dennoch so etwas wie eine Signatur ist. Denn mit dem Duktus der schreibenden oder zeichnenden Hand, die die Ökumene in Zonen einteilt, in Nord und Süd, Ost und West, ereignet sich eine Handlung, die nicht bloße Re-Präsentation einer bereits vorhandenen Realität ist, sondern hier performiert sich Europa erst in der Geste des Zeichnens. Noch heute durchläuft eine solche Linie Europa. Als Messingstreifen ist sie in die Holzdielen von Meridian House auf dem Gelände der ehemaligen Königlichen Sternwarte im Londoner Stadtteil Greenwich eingraviert: der Nullmeridian der Welt, auf dem die Greenwich Mean Time basiert. Aus aller Herren Länder kommen Touristen hierher, um die Linie zu bestaunen. Unter Glas gelegt und von unten beleuchtet verläuft sie durch den Hof von Meridian House, macht auch vor den benachbarten Gebäuden nicht halt, setzt ihren Weg hier als Messingstreifen, dort als eine Kette roter Lämpchen fort, zieht als imaginäre Linie durch Greenwich und Groß-Britannien, durch den Kanal und das europäische Festland, durch Meere und Ozeane hindurch, Afrika durchlaufend, am Mittelpunkt der Poole konvergierend. (Sobel / Andrews 1999: 203) Wie der Äquator spaltet der nullte Längengrad den Globus in zwei gleich große Hemisphären. Die Breitenlinien gewinnen aber ihre Autorität aus einem natürlichen Umstand, zeichnet doch der Äquator den Zenit der Sonnenbahn; als „Meridianus“, wörtlich Mittags- oder Südlinie, verbindet er alle Orte, die gleichzeitig Mittag haben. Der Wendekreis des Krebses und der Wendekreis des Steinbocks markieren darüber hinaus die nördliche beziehungsweise südliche Grenze der Sonnenbahn innerhalb eines Jahres. Anders als die Breitenlinien ist der nullte Längengrad dagegen verhandelbar. So befand sich der Nullmeridian des Kartographen Ptolemäus, der um 150 n. Chr. den ersten umfänglichen Weltatlas entwarf, an der westlichen Grenze der damals bekannten Welt vor der Nordwestküste Afrikas bei den heutigen Kanarischen Inseln (Abb. 2).8 Als „Urmeridian“ ist die Linie letztlich ein Politikum. Denn als einschlägige Maßeinheit zur Bestimmung von globalem Raum und globaler Zeit bedeutet sie buchstäblich die Mitte der Welt. Im Laufe der Zeit wurde sie denn auch von allen großen Zentren, von Rom, Kopenhagen, Jerusalem, St. Petersburg, Pisa, Paris und Philadelphia beansprucht, bis 1884 Greenwich offiziell zum internationalen Nullmeridian „erklärt“ wurde (Sobel / Andrews 1999: 8–11). Gezeichnet ist diese Linie letztlich von der Hand einer Seemacht, die ihre Schiffe über die chronometrische „Uhr-Zeit“ an Bord und 8 Ein eindrucksvolles Panorama über die Geschichte der Atlanten von den Frühformen bis zum Satellitenbildatlas liefert der von Hans Wolff herausgegebene Sammelband 400 Jahre Mercator, 400 Jahre Atlas.
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Abb. 2: Weltkarte aus Claudius Ptolemäus Cosmographia, um 150 n. Chr., in einer Ausgabe von 1482 (Kinauer und Grosjean 1975: 46).
den Stand der Sonne zur „Ur-Zeit“ an diesem universell gültigen Vermessungspunkt positionierte und auch das ferne, fremde Land, das es zu entdecken, zu erobern galt, von – wo sonst – der Sternenwarte eines europäischen Königshauses aus vermaß, verrasterte und kartographierte. Grund genug für Joseph Conrads literarische Phantasie in seiner Erzählung The Secret Agent (1894), das Observatorium in Greenwich in die Luft zu jagen und mit ihm das „imperiale metropolitische Zentrum“ im Herzen zu treffen. Der kartographische Atlas mit seinem modernen, eurozentrischen Weltbild kann kaum anders denn als Übersetzung des Mythos Europa verstanden werden. Dass Übersetzung Projektion voraussetzt und dabei immer auch Gefahr läuft, zu täuschen und zu verraten – traduttore traditore – zeigt sich im graphischen Bereich am Beispiel der kanonischen Weltkarten. Die winkelgetreue Mercator-Projektion (1569) bildet die Länder am Äquator richtig, die Flächen in der Nähe der Pole dann aber vergrößert ab. Die Peters-Projektion (1972) ist hingegen flächengetreu. Sie billigt Afrika und Südamerika mehr Platz zu und gilt daher bei der UNO als politisch korrekt. Die vermittelnde Wagner-Projektion (1949) schließlich ist bemüht, die Verzerrungen
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der rechteckigen Karten einigermaßen auszugleichen (Globale Trends 1991: 19–37). Getäuscht und geraubt wird das Land aber letztlich in jeder dieser visuellen Inszenierungen, wie Europa von Zeus getäuscht wurde. Schließlich hat die kartographische Projektion stets mit dem Problem zu tun, die multidimensionale Landschaft des Globus in die Zweidimensionalität des Papiers zu bannen, oder einzufalten. Mit derselben Autorität wie die Schrift vermitteln uns Karten, wo oben und unten, wo links und rechts ist. Dass die Ordnung dieses eurozentrischen Koordinatensystems auch unser politisches Handeln prägt, ist von den Theoretikern der radical geographers eingehend erörtert worden,9 und so kann man nicht umhin, jeder kartographischen Verzerrung auch ein traumatisierendes Moment zuzuschreiben. Der Verlust, der entsteht, wenn der Welt ihre Tiefe amputiert wird, resultiert nicht nur aus dem unumgänglichen Mangel an ikonischer Plastizität, mit dem jeder Abbildungsversuch grundsätzlich zu tun hat, sondern er gleicht in gewisser Weise auch jenem Verlust der einen, der einzigen oder gar der eigenen Sprache als derjenigen des Anderen. So wie sich das Einfalten des Anderen auf der Trennlinie des nullten Längengrades als traumatischer Einbruch darstellt, als Anstrengung, das Fremde gewaltsam in ein final lesbares System zu übersetzen, so kann auch der Bindestrich in den Konjunktionen ost-west oder phönizisch-semitisch eben nicht nur als ganzmachender, heilender Vorgang einer harmonischen Sprachvermischung und Sprachverschmelzung verstanden werden, der ein vollständiges und mächtiges Alphabet als Inbegriff europäischer Hegemonie hervorbringt. Vielmehr markiert dieser Strich auch die Narbe einer Wunde, die das Fremde dem Heimischen zufügt – und umgekehrt. Denn die Falte, die entsteht, wenn die Welt in ihrer fremden Weite erfasst und kontrollierbar gemacht werden soll, schneidet von zwei Seiten, als Linie dazwischen bewirkt sie sowohl die Traumatisierung durch den Anderen als auch die Traumatisierung des Anderen / am Anderen. Genau dieses Fremdwerden des Eigenen – des eigenen Kontinents wie der eigenen Sprache – und zwar nicht nur in Hinblick auf eine harmonische Einsmachung, sondern auch und gerade in Hinblick auf die Verletzung, die das Anerkennen des Nichtheimischen im Heimischen mit sich bringt, möchte ich als die Basisoperation des Übersetzens verstehen.
9 Dazu zählen Homi K. Bhabha, David Harvey, Doreen Massey, Gillian Rose, Edward Said u. a.
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IV. Die Mutter, die Fremde Die Einsprachigkeit des Anderen [bedeutet auch,] daß man nur eine Sprache spricht – und daß man sie nicht hat. Man spricht von jeher nur eine Sprache – und sie ist auf asymmetrische Weise, so daß sie immer dem anderen zukommt, einem vom anderen her wiederkehrt, vom anderen bewahrt wird. Sie ist vom anderen gekommen, beim anderen geblieben und zum anderen zurückgekehrt. (Derrida 2003: 69).
Schon Moschos’ Europa war dem Fremden gegenüber nicht völlig desinteressiert. Weniger bekannt an Moschos’ Gedicht ist sein Anfang, der von einem Traum handelt, den Europa am frühen Morgen in der Nacht vor ihrer Entführung träumte: [E]s schien ihr, als stritten sich zwei Erdteile um sie, Asien und der gegenüberliegende; sie hatten die Gestalt von Frauen; die eine von ihnen sah aus wie eine Fremde, die andere glich einer Einheimischen, und (diese) klammerte sich fester an (sie als) ihr Kind, wobei sie sagte, sie hätte sie selbst geboren und aufgezogen. Die andere aber zog (das Mädchen) mit der Gewalt ihrer starken Hände (zu sich), ohne dass es sich sträubte, denn sie sagte, nach dem Willen des … Zeus sei ihr Europa als Ehrengabe bestimmt. (Moschos, Vers 8–15, zit. n. Bühler 1960: 33)
Als Europa aus ihrem Traum erwachte, war sie lange stumm vor Schreck. Immer noch verwirrt von der Klarheit der Erscheinung der beiden Frauen sprach sie endlich verängstigt im Selbstgespräch: Wer war die Fremde, die ich im Schlaf erblickte? Wie ergriff Sehnsucht nach ihr mein Herz, wie freundlich hat sie sich auch ihrerseits meiner angenommen und mich wie ihr eigenes Kind angesehen! Mögen mir nun die Götter den Traum zum Guten erfüllen! (Vers 24–26, zit. n. Bühler 1960: 33)
Keine Freudschen Tagesreste sind in diesem Traum dargestellt, sondern gemäß der Traumanalyse der Antike ein performativer Sprechakt der Götter an die Sterblichen: „es werde Schicksal!“ Dieses Schicksal bricht zwar „mit Gewalt“ auf Europa herein, aber sie sträubt sich nicht dagegen. Ganz im Gegenteil erweckt die Prophezeiung eine Sehnsucht in ihrem Herzen, und zwar nicht nach der biologischen, beheimatenden Mutter, sondern nach der anderen, der nicht-heimischen, nach dem Landstrich, der dem Kontinent Asien gegenüber liegt – wo immer das sein mag. Gleichwohl erscheint ihr diese verheißungsvolle Unbekannte als eine Mutter. Wie ein Keil treibt sich Europas Verlangen, ihr Heimweh nach dem Nicht-Heimischen, zwischen den traditionellen Konnex von Geburt und Blut – Boden – Heimat – Staatsbürgerschaft – Kultur – Sprache. Das Verständnis der Mutter, von der man nichts anderes sagen kann als „ich habe nur eine Mutter, eine einzige, einzigartige“, wird hier komplementiert von
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diesem anderen Satz „sie ist nicht die meine.“ Die Mutter ist der Ursprung meiner Muttersprache – und – wie die Mutter gehört mir diese Sprache nicht. In dieser Spaltung wird eine Muttersprache beschworen, die entsprechend der Derridaschen Vorstellung von Einsprachigkeit niemals „die eine Sprache des Selbstverständnisses“ (Wetzel 2003: 147) ist, sondern immer eine ursprünglich fremde. Europas Sehnsucht kann hier nicht anders denn als deutliches Symptom angesehen werden für das, was gemäß Derrida unter Übersetzung zu verstehen wäre, nämlich eine Alienation dessen, was gerade den höchsten Anspruch auf genealogische Identität erhebt: die Mutter selbst und mit ihr die Muttersprache. Genau dieses Anerkennen des Fremden im Eigenen wird in den postcolonial studies als Grundkonstituente für kulturelle Identität in der Sprache und darüber hinaus angenommen: eine Identität, die niemals abgeschlossen und rein, sondern immer hybrid, nämlich in Hinblick auf „den anderen“ gedacht ist. Als exemplarische Figur für Hybridität versteht Robert Young in seiner Einleitung zu Postcolonial Desire den Nullmeridian. Seinen Begriff von Hybridität erklärt Young mit dem Bild eines Subjekts, das in Greenwich genau auf der Linie steht, mit einem Fuß in der westlichen, dem anderen in der östlichen Hemisphäre. Der kartographischen Logik zufolge reicht ein einziger Schritt nach links aus, um dieses Subjekt als okzidental, ein Schritt nach rechts, um dieses Subjekt als orientalisch auszuweisen. So beginnt, was vormals als homogen westlich galt, sich mit dem „Anderen“ zu durchmischen. Hybridität im Sinne von Young meint aber weniger eine Auflösung der vormaligen Gegensätze durch Assimilierung als vielmehr die Herausforderung, dass Europa mit der Festlegung des nullten Längengrades auf Greenwich auch anerkennt, dass die Totalität, Homogenität und Einheitlichkeit des Westens immer auch von der in Greenwich erzeugten Differenz gespalten ist (Young 1990: 1). Wenn Einsprachigkeit als hybrid in diesem Sinne verstanden wird, dann hat die „Aufgabe des Übersetzens“ nicht eine allenfalls touristische multikulti Annäherung an den Anderen zum Ziel wie sie ebenfalls anhand des Nullmeridian als Plattform für Globetrotter und Hemisphärenbummler exemplifiziert werden kann. Die „dekonstruktive Alienation der Muttersprache“ ist, so Wetzel (2003: 154), „nicht gleichzusetzen mit einem polyglotten Internationalismus oder mit Esperanto, sondern meint auch eine Pflege der Poetizität des Idioms’ in seiner Differenz.“ Hier kommen Derrida und Benjamin, wie sehr sie im Laufe dieses Beitrags auseinandergedriftet sind – als es um Benjamins Begriff der reinen Sprache und des Originals ging, dessen Wesentliches als unmitteilbar und unübersetzbar gilt – doch zusammen, denn die Arbeit des Übersetzens ist für beide immer auch eine Arbeit an der eigenen Sprache, an der Einsprachigkeit, die nicht nur fremd zu werden ist, sondern es gilt, wie Wetzel dezidiert betont, sie fremd zu „machen“.
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Europa, ob sie rittlings auf dem Rücken des Stieres mit den phönizischen Konsonantenbuchstaben in der Gürteltasche reitet oder ob sie in den nullten Längengrad die terra incognita einfaltet, Europa ist niemals ein Fixum, niemals nur westlich oder nur östlich. Ob bei Moschos oder in Greenwich: Europa ist niemals etwas, das problemlos mit sich selbst identisch ist. Als Ort ist sein „Hier“ immer durchdrungen von einem „Dort“, das zwar in der Ferne liegt, aber dennoch in seine Mitte eingefaltet ist und in diesem unablässigen Entfalten und Einfalten der Ebenen den Anderen immer auch mit einschließt. Dieses Heimisch-Machen des Fremden und Fremd-Machen des Heimischen unter dem Vorbehalt ihrer jeweiligen Einsprachigkeit, das entspricht einerseits Benjamins Begriff einer „Aufgabe des Übersetzens“ und zugleich Derridas Vorstellung einer „Einsprachigkeit des Anderen.“ Bibliographie Benjamin, Walter (1972): Die Aufgabe des Übersetzers, in: Gesammelte Schriften: Walter Benjamin unter Mittwirkung von Theodor W. Adorno und Gershom Scholem, hrsg. von Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser. Band IV.1, hrsg. von Tillman Rexrot. Frankfurt am Main: Suhrkamp. Berger (1993): Europa (1909), in: Paulys Real-Encyclopädie der Classischen Altertumswissenschaft, Band 6. Hrsg. von Georg Wissowa unter Mitwirkung zahlreicher Fachgenossen. Stuttgart: Metzler. Buci-Glucksmann, Christine (1997): Der kartographische Blick der Kunst. Beschreibung und Allegorie, in: Paolo Bianchi und Sabine Folie (Hrsg.), Atlas Mapping. Künstler als Kartographen. Kartographie als Kunst, Austellungskatalog Offenes Kulturhaus Linz und Kunsthaus Bregenz / Magazin 4, S. 55–65. Wien: Turia & Kant. Bühler, Winfried (1960): Die Europa des Moschos. Text, Übersetzung und Kommentar. Wiesbaden: Steiner (= Hermes Einzelschriften Klassische Philologie 13). Coulmas, Florian (1989): Writing Systems of the World. Oxford: Basil Blackwell. Derrida, Jacques (2001): Signatur Ereignis Kontext, in: Limited Inc, hrsg. von Peter Engelmann, aus dem Französischen von Werner Rappl unter Mitarbeit von Dagmar Travner, 15–45. Wien: Passagen. – (2003): Die Einsprachigkeit des Anderen. München: Fink. Faulmann, Carl (1990): Das Buch der Schrift. enthaltend die Schriftzeichen und Alphabete aller Zeiten und aller Völker des Erdkreises (1880). Frankfurt a. M.: Eichborn. Globale Trends (1991): Daten zur Weltentwicklung. Bonn / Düsseldorf: Stiftung Ent wicklung und Frieden. Haarmann, Harald (1991): Universalgeschichte der Schrift. Frankfurt / New York: Campus. Khatibi, Abdelkebir (1985): Du bilinguisme. Paris: Denoel.
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Tératologie identitaire Roméo Agid, Gladys Kostyrka et Gauvain Leconte L’identification peut être comprise comme une reconnaissance, une réduction à l’identique. Cette définition assume une ressemblance avec la désignation : si je vous annonce en le montrant « ceci est un stylo », cela est censé vous orienter dans un processus d’identification de l’objet que je vous montre par rapport à ce que je vous en dis. Ainsi, dans un tel processus d’identification, l’objet est réduit à ce qu’il est dit être, à savoir un stylo (alors que l’on pourrait dire « cylindre en plastique », « réservoir d’encre », etc.). Il arrive donc que l’on s’accorde sur certaines identités de façon stéréotypée : le Père Noël a un bonnet rouge, Barbie est blonde, le rat de laboratoire est blanc aux yeux rouges, et le rat de la peste est noir. Le monstre est un exemple qui remet en question cette définition de l’identité en mettant en lumière une contradiction. Cette dernière peut être présentée comme suit : un monstre m est ce qui n’appartient à aucun ensemble [P U Q U R U…] Ainsi, le Sphinx n’est ni une femme, ni un lion, ni un aigle. Il n’est pas non plus un membre de la Cité. Cela semble suffire pour comprendre ce qu’est le monstre. Or, selon la définition de l’identification que nous avons retenue, il faut que le monstre désigne quelque chose de façon à ce que l’on sache que c’est un monstre, ce qui laisse entendre qu’il y aurait une classe des monstres, un ensemble M, qui permettrait de savoir que le Sphinx est un monstre. La contradiction pourrait être formalisée ainsi : (1) m n’appartient pas à [P U Q U R U M…] (2) m appartient à M (3) (m appartient à M) & (m n’appartient pas à M)
Le film Freaks illustre bien ce paradoxe : dans les coulisses d’un cirque de l’Entre-deux-guerres se constitue une société d’êtres, fondée non pas sur une propriété qu’ils auraient tous en commun (et qui les feraient ainsi entrer tous dans la même classe), mais au contraire sur cette propriété négative qui est qu’ils sont tous singuliers. Cela ne les empêche pas de réagir en bloc, comme un corps social fortement unifié et organisé, lorsqu’un élément extérieur à leur groupe vient charmer, pour se moquer, un de ses membres. Ces
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« monstres » appartiennent ainsi à leur ensemble (leur groupe social) parce qu’ils n’appartiennent pas à la réunion des autres ensembles. Ce problème n’est pas nouveau mais il doit, en ce qui nous concerne, être éloigné d’une tentative moralisatrice de la psychologie populaire maintenant la contradiction à des fins obscures : « Elephant Man est un monstre (physiologique) mais n’est pas un monstre (psychologique) ». Cela ne relève pas de notre propos. Notre approche part d’une réévaluation du concept de monstre dans ce qu’il a d’identifiable scientifiquement. En ce sens, un modèle de recherche justifierait que l’on parle de Tératologie, soit d’une science des monstres. Toute tentative d’identification du monstre est alors distinguée de l’idée selon laquelle le monstre est un miroir déformant de l’humanité. Il ne s’agira donc pas de concevoir le monstre depuis l’homme, mais bien de le saisir à partir de la contradiction que nous venons d’établir. L’objectif de la présente étude sera ainsi de définir ce que peut être l’identité tératologique qui comprend cette contradiction tout d’abord, et de voir en quoi ensuite on peut appliquer cette forme d’identité à d’autres identités, c’est-à-dire de faire une tératologie identitaire. Une telle enquête ne peut qu’être pluridisciplinaire en étudiant non seulement le monstre de la biologie mais aussi celui de l’imaginaire, du monde des représentations. I. Le monstre biologique Une première question que nous nous sommes posée : le monstre est-il naturel ? Si oui, nous interprétons la nature comme capable de générer des cas particuliers, ce qui n’a en soi rien de choquant. Il nous faut encore situer cette idée : un monde qui comprend l’exception monstrueuse tolère, sur la base des régularités observables, un espace de l’exception, si minime soit-il. Mais par « monstre », on désigne quelque chose de plus que la simple exception ou rareté d’un phénomène. Le monstre n’est pas le contingent, et il existe un contingent dans la nature qui ne saurait être réduit au monstrueux : c’est le cas par exemple des épisodes climatiques imprévus. Le monstre biologique, celui que nous étudions ici, est donc pris, écartelé entre deux tendances : l’une qui le rapproche de l’exception naturelle et tente ainsi d’en rendre raison naturellement ; l’autre qui l’en distingue totalement pour faire du monstre un « hors nature » ou « contre-nature ». C’est là, à ce carrefour, que se développe la tératologie (biologique), science du monstre, qui tranche en faveur d’une des tendances énoncées un peu plus haut. Que désigne alors le « monstre » pour la tératologie ? Celui-ci possède-t-il une identité qui ait la contradiction logique du monstre ? Erreur dans la nature, surnaturel ; c’est contre toutes ces compréhensions (des « obstacles épistémologiques ») du monstre que se constitue la térato-
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logie biologique : elle réinscrit le monstre dans le cours « normal » de la nature. Le monstre est le fruit d’un développement embryonnaire particulier (la monstruosité est « congénitale »), mais tout à fait compréhensible à partir des mécanismes naturels, de sorte que le monstre est affilié à une espèce, dont il représente un individu singulier. Il devient identifiable. La science des monstres a dû, pour rendre aux monstres une place dans la nature, passer par plusieurs phases ou périodes, dont les principales sont exposées à la naissance de la tératologie scientifique, par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans son Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux (1832–1837) : 1. La « période fabuleuse » des monstres (G. Saint-Hilaire, 1832 : 3). Cette période s’étend jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les monstres y sont perçus comme des manifestations surnaturelles (ou contre-nature) de la puissance ou colère de Dieu ou d’un maléfique démon. Le monstre est alors le produit magique qui rompt avec le cours de la nature ; inclassable donc, au sens où les biologistes classent, répertorient les espèces. Le monstre n’est pas non plus reconnu par ses propres parents. Les lois grecques et romaines adoptées par le XVIIe siècle ne permettent pas une telle reconnaissance, et les parents préfèrent mettre à mort ce qu’ils considèrent comme le produit d’une action surnaturelle. Le monstre n’appartient à aucune espèce ni à aucune Cité, il est rupture. Le premier qui tranche nettement avec ces visions « magiques » est Aristote pour qui le monstre n’est pas contre-nature mais le produit (rare et exceptionnel) de telle ou telle espèce, lorsque la génération est soumise à certaines causes : c’est un vaste champ d’étude dans lequel nous n’entrerons pas ici. Mais le monstre est aussi compris comme une erreur, ou un mélange extraordinaire opéré au sein même de la nature sans intervention magique. Le monstre est une véritable déformation du processus « normal » de la nature, un croisement entre plusieurs espèces. Joseph Carey Merrick (1862– 1890) par exemple, plus connu sous le nom d’Elephant Man donnait luimême de sa monstruosité l’explication suivante : sa mère aurait été piétinée, alors qu’elle était enceinte, par un éléphant, d’où son apparence hybride. Cette explication fait de l’homme-éléphant un individu qui n’est ni homme ni éléphant : impossible, là encore, de l’identifier ou de le classer. 2. La période positive (première moitié du XVIIIe siècle) : elle est caractérisée par « plus de curiosité que de science ». « Habitués à la vue de certaines formes, n’apercevant pour ainsi dire dans tous les individus d’une même espèce qu’un seul et même individu, ils s’étonnent à l’apparition de ces formes insolites, de ces combinaisons nouvelles » (G. Saint-Hilaire 1832 : 7). Le monstre est alors l’absolument singulier, encore difficilement
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rattachable à une espèce. Mais au sein de cette même période, des gens comme Littré vont plus loin que cette simple curiosité : « Aux explications des phénomènes de la monstruosité admises par la superstition de l’époque précédente, on cherche à substituer des théories qui s’accordent avec les faits, et que la raison puisse avouer » (G. Saint-Hilaire 1832). Se pose alors la question très importante des causes, et notamment celle de savoir si on est originairement monstre ou si la monstruosité est acquise, accidentelle. 3. La période scientifique : les causes étant explorées plus avant, une théorie scientifique du monstre se constitue : c’est la naissance de la tératologie. Il est défini précisément comme ce qui se situe entre l’individu simple et les jumeaux, et l’on montre que ce sont des perturbations à certaines étapes du développement embryologique qui produisent les anomalies congénitales. Le monstre est à la fois cartographié et identifié : il appartient à une espèce et l’on peut dériver ses différences de causes précises. Cette tératologie a trouvé ses preuves dans son application expérimentale : plusieurs techniques ont été développées, depuis les travaux d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et de son père, pour altérer des embryons animaux et obtenir ainsi une déformation monstrueuse déterminée. C. Dareste est le premier, à la fin du XIXe siècle, à avoir modifié les conditions normales du développement de l’embryon soit par action mécanique (secousses), soit par action physique (modifications de la température, interruption temporaire de l’incubation, par exemple). Il a pu obtenir ainsi plusieurs catégories de monstruosités ; les résultats étaient toutefois très variables, et il était difficile d’établir une relation précise entre l’agent perturbateur et les monstruosités produites. P. Ancel a mis au point dans les années 1950 une méthode de chimiotératogenése employant des produits pharmacologiques : il a ainsi prouvé que les agents tératogènes spécifiques ne sont susceptibles d’entraîner l’apparition d’une monstruosité donnée que si on les fait agir à un stade bien déterminé du développement embryonnaire et à des doses bien précises. D’autre part, il a développé avec E. Wolff une technique d’irradiation localisée aux rayons X. Ceux-ci provoquent l’arrêt du développement du territoire irradié, sans perturber celui des territoires voisins. Par cette méthode, E. Wolff a pu explorer totalement les territoires présomptifs de l’embryon d’oiseau, déterminer ceux qu’il convient de détruire pour obtenir telle ou telle monstruosité, et dresser une véritable carte de ces territoires. Il existe enfin aujourd’hui une technique microchirurgicale permettant de prélever des tissus sur l’embryon pour créer ce que l’on appelle une « ébauche » de monstre : une forme embryonnaire susceptible d’évoluer vers une forme déterminée de monstruosité. (Wolff 1965 ; Showing 2006). Ces différentes techniques ont chacune leurs mérites, mais elles visent toutes le même objectif : déterminer quelle altération du développement
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embryonnaire permet de dériver l’individu monstrueux de l’embryon régulier de son espèce. Si, par exemple, on enlève l’encéphale embryonnaire, à l’aide de rayons X ou de microchirurgie, les yeux fusionnent totalement, et on obtient des cyclopes typiques dont l’œil ne présente, du moins extérieurement, aucune trace de son origine double. Le cyclope n’est plus un cas extranaturel : au contraire les causes qui expliquent son développement permettent de mieux comprendre le développement embryonnaire et prouvent sa variabilité et sa plasticité malgré les déterminations génétiques. En acceptant que le monstre soit naturel et intégré à une espèce, la biologie a surmonté l’obstacle épistémologique l’empêchant de voir dans le monstre un moyen de tester ses hypothèses sur le développement embryonnaire (Wolff 1965 ; Showing 2006). Le cas clinique de Joseph Carrey Merrick est exemplaire de ces différentes phases de l’appréhension scientifique du monstre. Comme on l’a dit, il donnait lui-même de sa déformation une explication « fabuleuse » : sa mère aurait été renversée par un des éléphants d’une parade se produisant à Leicester. Mais le cas de Joseph Merrick intéressa nombres de pathologistes, à commencer par le docteur Frederick Treves qui l’avait accueilli dans son hôpital et tenté de lui redonner une dignité humaine et qui après sa mort en fit une autopsie détaillée. Il soutint qu’il était atteint d’éléphantiasis, maladie d’origine parasitaire, fréquente dans les pays tropicaux mais rare en Europe. La cause recherchée est bien naturelle, mais le nom de la maladie (éléphantiasis) évoque toujours une certaine influence mystérieuse qui ferait de Joseph Carrey Merrick la composition singulière entre deux espèces. Mais des recherches génétiques faites à partir de ses ossements ont permis d’établir qu’il souffrait en fait du syndrome de Protée, une maladie génétique qui affecte la croissance des tissus, et qui n’a rien à voir avec les éléphants. La contradiction de l’identité de Joseph Merrick a été résolue : il n’appartient bien qu’à l’espèce humaine. Le monstre biologique, réinscrit dans le cours normal de la nature, dépossédé de sa dimension magique, incompréhensible, et effrayante, n’est plus inclassable : la contradiction que nous avons pointée n’existe, pour le monstre biologique, que dans les premières périodes de son appréhension „scientifique“, mais pas dans la tératologie scientifique moderne inaugurée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Mais alors : pourquoi parle-t-on encore de monstre ? On sait, par la tératologie, qu’il n’y a, chez un monstre, ni magie, ni mélange de différentes espèces, mais bien un individu d’une espèce ayant eu un développement embryonnaire particulier, ou souffrant d’une affection héréditaire. Pourquoi utiliser encore le mot « monstre » ? Parce que, en dépit de sa nouvelle scientificité, le monstre continue à revêtir une lourde charge imaginaire. La
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nature ne fait pas de monstres, mais l’esprit oui. L’esprit fait des monstres, et c’est par une transposition de ce monstre imaginaire sur des individus réels qu’il peut les appeler « monstres ». Elephant Man est le résultat d’une telle transposition : l’esprit concocte des mélanges à partir de ce qu’il connaît (telle est la chimère), et si un individu réel présente ou semble présenter un tel mélange (homme + éléphant), alors celui-ci est qualifié de « monstre ». C’est donc du côté de l’imaginaire qu’il faut aller chercher le monstre. Mais avant de dresser une carte d’identité du monstre imaginaire il nous faut comprendre comment il y a place, dans l’imaginaire, dans la vie psychique, pour des monstres. C’est du côté de l’enfant et de ses peurs, ses monstres que l’on peut répondre à cette question. Mélanie Klein, dans ses Essais de psychanalyse, au chapitre XII « La psychothérapie des psychoses » (1930 : 279), partant de l’observation que la relation à la réalité n’est pas du tout la même chez l’enfant que chez l’adulte, montre que la réalité, pour l’enfant de deux à cinq ans, est le miroir de sa vie pulsionnelle, dominée alors par les pulsions sadiques. De ces pulsions sadiques il découle deux choses : 1. l’enfant est poussé à agresser les objets qui l’entourent ; 2. par transposition, ces mêmes objets sont dotés, par l’imagination de l’enfant, d’une agressivité (à son égard notamment) : lorsque sa mère n’est pas là, l’enfant n’envisage pas qu’elle puisse être absente, loin : si elle ne répond pas, c’est parce qu’elle est méchante. L’enfant vit son rapport au monde extérieur sous la forme du couple bien / mal ; bénéfique / agressif. Ainsi, « il n’est pas exagéré de dire que, d’après la première réalité de l’enfant, le monde est un sein et un ventre rempli d’objets dangereux – dangereux par la tendance de l’enfant lui-même à les attaquer ». On comprend alors pourquoi il peut y avoir des monstres dans le monde « imaginaire » de l’enfant. Mélanie Klein relate ainsi le cas d’une psychose infantile découverte chez une enfant : celle-ci croyait avec une ténacité exceptionnelle aux fées, au Père Noël et autres créatures bienveillantes, car (ce qu’elle tenait secret) là-dessous se dissimulait l’angoisse de se sentir constamment entourée d’animaux terrifiants qui menaçaient de l’avaler et de l’attaquer (« ventre »). Croire aux fées, c’est alors parer à cette angoisse en croyant avec assurance que certains êtres peuvent la protéger. La structure psychique de l’enfant (et ses pulsions sadiques) ouvre donc la porte à un monde de monstres dans l’imaginaire de l’enfant. Les monstres, avant d’être des créations conscientes de notre imaginaire, sont sans doute d’abord des produits psychiques liés à la phase sadique-orale du développement.
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II. L’imaginaire : une carte d’identité du monstre Il n’y donc a priori pas de monstre naturel, puisque tout ce qui relève de l’exception dans la nature ne peut être qualifié de monstrueux. Il faut donc chercher un autre espace dans lequel il serait légitime de concevoir une identité tératologique pertinente du point de vue de la contradiction que nous avons présentée : le monstre appartient et n’appartient pas à un ensemble (espèce ou groupe social). Il se trouve que c’est dans l’espace de la représentation que l’on trouve parfaitement cette contradiction. Dans cet espace, je peux penser un individu monstrueux qui soit : 1. le monstre en tant qu’il est un monstre par distinction d’avec tous les autres individus (par exemple : Charybde n’est rien d’autre que Charybde) ; 2. le monstre en tant qu’il appartient à une classe, une espèce de monstres (par exemple: Dracula appartient à la classe [vampires]).
Il nous faut insister sur le caractère nouveau et essentiel de cette approche. Un précédent travail sur le processus représentationnel du rat de laboratoire nous avait conduit à distinguer un sujet et un objet qui entretiennent une tension dans le processus représentationnel : nous construisons un stéréotype qui permet de saisir un sujet (le blanc, la cage, la dissection, le labyrinthe) alors même que le scientifique s’interroge sur le statut du rat comme outil ou comme porteur d’outil(s) (le comportement, l’hérédité, etc.), comme objectifiable. De la même façon mais de manière sans doute plus abstraite, la construction représentationnelle du monstre doit tolérer une tension entre :
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1. un état initial, un modèle référent humain déformable, décrit par les sciences sociales et par les sciences de la nature ; 2. un état transitoire ou final, caractérisé par ce qui le distingue absolument de l’état initial. Les deux niveaux sont interdépendants, et autorisent une coexistence représentationnelle entre le point de vue des sciences de la nature et le point de vue des sciences de l’Homme (ainsi que nous l’avons montré pour le rat de laboratoire). Dès lors, l’espace de représentation du monstre s’élargit : l’imaginaire des contes de fées, la mythologie, la sociopathologie, le phénotype marginal, etc. Mais cet élargissement ne correspond pas à une perte de signification. Il est une étape obligée du processus de représentation qui tolère notre contradiction. Le croquemitaine prend sens dans l’imaginaire de l’enfant. Nous le trouvons aux deux pôles : 1. il n’y a qu’un croquemitaine pour l’enfant (celui qui se cache dans le placard) ; 2. il y a un croquemitaine par monde imaginé de l’enfant qui pourrait contenir un croquemitaine. C’est l’idée dont se sert le film d’animation Monster Inc. de Pixar, où une distribution industrielle du monstre le rend moins marginal et donc moins effrayant : l’enfant sait qu’il n’est plus le seul à se le représenter. Mais il est vain de poursuivre à un niveau aussi général. Pour que soit envisagée une identité tératologique, nous devons recenser un certain nombre de critères permettant d’établir une carte d’identité du monstre. Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permettra d’avancer suffisamment dans notre processus de représentation du monstre pour cerner ce qu’est l’identité tératologique. – Physiologie composée. C’est le trait le plus distinctif et le plus primordial du monstre. Est monstrueux non pas ce qui est hors de toute classe ou rare mais ce qui se présente à la coupure des classes. Les bestiaires du Moyen-âge et les récits de voyageurs jusqu’au XVIe siècle s’émerveillent pour ces êtres qui semblent faire la jonction entre deux règnes, alors même qu’ils apparaissent en très grand nombre : poissons-volants, chauves-souris (fortement liées à un univers fantastique), grands singes, etc. Ce trait représentationnel est si fort que lorsque les premières expéditions britanniques vers l’Australie rapportèrent un ornithorynque empaillé à l’Académie royale des sciences, celle-ci conclut à un grossier montage. – Existence localisée. Le croquemitaine est sous le lit, le Sphinx est aux abords de la cité, etc. Ainsi, une cartographie généralisée révèle une multiplicité de présences. Il y a donc plusieurs mondes qui supportent la présence
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du monstre : c’est sur ce ressort que joue particulièrement la littérature fantastique de Lovecraft, notamment dans Démons et merveilles, où le héros, Randolph Carter, part à la recherche de la cité interdite de Kadath, et doit traverser pour cela un certain nombre de lieux dont chacun abrite son bestiaire monstrueux : les Zoogs de la forêt, les chats du monde des rêves de la ville d’Ulthar, les vampires de grottes de Ngarek, etc. Sorti de son monde, le monstre voit son activité réduite : le monstre imaginaire advient et agit dans un monde à loi spécifique. – Activité magique. Cette caractéristique dépend de la précédente. Le monstre, n’étant pas naturel dans l’ordre de la représentation, appelle à une certaine forme d’activité extranaturelle. On justifie cela aussi par la première prémisse de notre raisonnement contradictoire, le monstre ne faisant partie ni de la classe des hommes, ni de celle des animaux, etc. Ce raisonnement est particulièrement présent dans la phase fabuleuse de l’appréhension du monstre. Cette magie peut être confondue avec une forme de déshumanité sur laquelle nous reviendrons. – Activité légalisée. Cette caractéristique dépend des deux précédentes. Nous entendons par là que l’espace de liberté du monstre est restreint : la sophistication de ses actions lui assigne un nombre limité de comportements. Ainsi par exemple, l’action du Sphinx peut s’écrire : [Sphinx : [provoque une épidémie de peste ; pose une énigme ; réponse fausse implique mort ; réponse vraie implique libération]]. Un autre exemple stéréotypique : [Gremlin : [se multiplie au contact de l’eau et / ou de la nourriture après minuit ; fuit la lumière ; sabote]]. – Lignée héréditaire. Le monstre s’inscrit dans une permanence de sa déformation (ce qui distingue ici radicalement le monstre imaginaire du monstre biologique). Il transmet ses caractères monstrueux et tous les traits qui ont été notés ci-dessus : physiologie déformée, existence localisée, activité spécifique et spéciale. Ces quelques traits de l’identité tératologique permettent de remarquer une mise en tension, par chacun de ces critères d’identité, du rapport entre l’espèce dite « normale » et le monstre. Plus particulièrement, lorsque le monstre apparaît dans l’imaginaire, il apparaît toujours par rapport à l’espèce humaine, à l’humanité : même dans Monster Inc., film basé sur l’idée d’un monde réservé aux monstres, l’intrigue ne se déclenche que par la présence d’une petite fille humaine. Dans tout récit, le monstre apparaît face à l’homme. Ce rapport ne se fait pas sur le mode du miroir mais de la position, de la déformation. De la même façon, une carte d’identité met en tension l’appartenance au groupe national et la singularité de l’individu à identifier : c’est pourquoi nous avons pu parler de carte d’identité du
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monstre. Cette mise en tension accentuée du monstre est au fondement de l’identité tératologique. Or cette mise en tension ne se remarque pas que chez les monstres, et l’identité tératologique ne leur est pas réservée. Maintenant que nous avons les moyens de faire une sémantique de la notion d’identité lorsqu’elle s’applique au monstre, voyons si elle ne revêt pas un même sens lorsqu’elle s’applique à d’autres objets. III. L’identité tératologique hors du monstre Il existe deux grandes manières d’interpréter logiquement la déclaration d’identité d’une chose dans une proposition attributive du type : « m est P. » – Par une sémantique extensionnelle : on inclut un individu dans un genre et une espèce. C’est l’identité « à la Aristote » : m est contenu dans la classe P.
P m – Par une sémantique intensionnelle : on décrit les caractéristiques qui font d’un individu une pure singularité, le considérant comme étant à luimême sa propre espèce, toujours identique au cours du temps. C’est l’identité « à la Leibniz » : m est une classe qui contient les propriétés P, Q, R, …
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L’identité tératologique n’est pas un cas intermédiaire entre ces deux formes d’identité, mais un cas à part. Les papiers d’identité du monstre ont souligné l’importance de la composition d’espèces dans l’individu monstrueux : son identité n’est pas celle d’un élément dans une classe ni d’une singularité à nulle autre chose pareille mais un recoupement de diverses classes. Or ce sens du mot identité est beaucoup plus employé qu’on ne le pense : il sert notamment à identifier les individus concrets, tels qu’on les rencontre par exemple dans les sciences sociales. On pense traditionnellement que l’identité en sociologie est de la forme « à la Aristote » : un individu est marqué sociologiquement par son appartenance à un ensemble (une catégo-
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rie socioprofessionnelle, une époque, un groupe ethnique, etc.) Mais en réalité, comme le note déjà Dilthey, théoricien des Geisteswissenschaften en Allemagne dans son Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissen schaften (1911) : « Jedes einzelne Individuum ist zugleich ein Kreuzungspunkt von Zusammenhängen, welche durch die Individuen hindurchgehen » (notre traduction : « chaque individu isolé est en même temps un point de croisement d’ensembles qui traversent les individus.) (Dilthey 1911 : 162). Une preuve du caractère quasi-axiomatique de cette sémantique du terme identité dans les sciences sociales est constituée par le fait qu’un autre sociologue, plus d’un demi-siècle après Dilthey et appartenant à une école quasi-opposée à la sienne, écrive quelque chose de très proche. Bourdieu, dans Raisons pratiques, « l’Illusion biographique », critique en effet l’idée que les personnes forment une unité sociologique ; au contraire, chaque individu apparait dans plusieurs champs différents. S’ils n’avaient pas des noms propres supports de leur identité civile ils n’apparaîtraient pas comme des êtres uniques (peut-être que c’est lorsque cet éclatement devient sensible à l’individu qu’il affirme qu’il est lui-même un monstre). Bourdieu prend alors l’exemple de Marcel Dassault : Le nom propre « Marcel Dassault » est […] ce qui assure la constance dans le temps et l’unité à travers les espaces sociaux des différents agents sociaux qui sont la manifestation de cette individualité dans les différents champs, le patron d’entreprise, le patron de presse, le député, le producteur de films, etc. (Bourdieu 1994 : 85)
Mais la fiche d’identité et l’analyse du monstre imaginaire ont montré plus : non seulement le monstre est une composition, un « point de croisement », mais il est aussi doué d’une activité qui lui est propre, et qui le fait différer des classes auxquelles il appartient. Il est doté d’une certaine puissance de déformation de ces ensembles parce qu’il est essentiellement écart par rapport à la norme : anomal au sens où il présente des anomalies. Ici encore les deux sociologues que l’on a choisis comme « bornes » du spectre de la pensée sociologique se rejoignent. Dilthey écrit à propos de Bismarck : « wie er Kreuzungspunkt von Gemeinsamkeiten wie Staat, Religion, Rechts ordung ist » (notre traduction : en tant qu’il est un point de croisement de communautés comme l’Etat, la religion, l’ordre juridique), il est « als historische Persönlichkeit eine von diesen Gemeinsamkeiten eminent bestimmte und bewegte und zugleich in sie wirkende Kraft » (déterminé et mû en tant que personnalité historique par ces communautés, et en même temps une force effective en elles) (Dilthey 1911 : 173). Bourdieu s’exprime pour sa part ainsi dans Les règles de l’art : « chaque auteur, en tant qu’il occupe une position dans un espace, c’est-à-dire un champ de forces (irréductible à un simple agrégat de points matériels) [et donc relationnel] n’existe et ne subsiste que sous les contraintes structurantes du champ ; mais […] il af-
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firme aussi l’écart différentiel qui est constitutif de sa position, son point de vue, entendu comme vue prise à partir d’un point, en prenant une des positions esthétiques possibles. » (Bourdieu 1994 : 72) Le concept bourdieusien d’habitus, si cité et si critiqué, vise essentiellement à rendre ce double mouvement : ce sont les ensembles auxquels un individu appartient qui déterminent ses actions et possibilités d’actions, mais par cette action il modifie ces ensembles parce qu’ils sont relationnels. L’individu se modifie aussi lui-même au cours du temps et cette identité tératologique enveloppant une puissance de déformation due à une activité spécifique peut décrire aussi des cas individuels, notamment dans des pathologies psychiques. On a déjà cité les psychanalyses de M. Klein sur l’univers pulsionnel de l’enfant. L’une d’entre elles concerne un enfant qui se prend pour le chef d’une bande de chasseurs chassant des bêtes sauvages. Or il s’avère qu’en réalité, dans ces jeux, l’enfant se prend aussi bien pour un camp que pour l’autre : dans la vie pulsionnelle, lorsque le moi s’efface et laisse la place au ça, sont libérées des forces psychiques qui fragmentent l’individu. Le psychologue, qui a face à lui un individu unique ne peut lui attribuer une identité qu’au sens tératologique qu’on a donné à ce mot. IV. Conclusion : le rôle critique d’une tératologie identitaire La réflexion sur le monstre imaginaire nous a donc amenés à des conséquences au-delà de la représentation des simples « monstruosités ». La carte d’identité du monstre pourrait en effet être la base pour montrer que la notion d’identité est prise dans son sens tératologique dans de nombreux discours, c’est-à-dire faire une tératologie identitaire. Mais dans l’état actuel celle-ci a surtout un sens critique : elle vise à relever et critiquer les glissements de sens dans l’emploi du terme d’identité, notamment lorsqu’on parle d’identité pour un être humain concret, qui a une identité tératologique, et que l’on fait comme si c’était une identité à la Aristote ou à la Leibniz : c’est ce que l’on nomme une metabasis. De tels glissements peuvent avoir des conséquences peu graves, notamment dans les débats scientifiques. Le vieux et vide débat entre holisme et individualisme en sociologie et en ethnologie est caractéristique d’une telle mécompréhension du mot identité. Ces glissements sont autrement plus graves dans les discours techniques et politiques, par exemple lorsqu’on parle d’« identité nationale ». S’il y a une identité nationale, ce n’est sûrement pas une identité consistant en une singularité identique dans le temps ou une série de traits caractéristiques stables, série que l’on devrait retrouver chez les individus étrangers qui voudraient être naturalisés. S’il y a quelque chose comme une identité nationale, elle doit être tératologique,
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c’est-à-dire composée de plusieurs cultures et influences différentes, et pouvoir se déformer le plus possible (et non rester fixe). Ce que l’on devrait demander à un migrant, ce n’est pas de posséder une série de caractéristiques nationales (langue, comportement, patriotisme, etc.) mais bien sa part de monstre capable de déformer le plus possible l’identité nationale déjà fixée. Bibliographie Bourdieu, Pierre (1994) : Raisons pratiques. Paris : Point Seuil, collection Essais. Browning, Tod (1932) : Freaks. Hollywood : Metro Goldwyn Mayer. Dilthey, Wilhelm (1911) : Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften. Frankfurt : Suhrkamp. Docter, Pete (2001) : Monsters, Inc. Hollywood : Walt Disney Pixar. Geoffroy Saint-Hilaire, Isidore (1832–1837) : Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et chez les animaux. Paris : Imprimerie de Cosson. Klein, Melanie (1968) : Essais de psychanalyse, « La Psychothérapie des psychoses ». Paris : Payot. Lovecraft, Howard Phillips (1955) : Démons et merveilles. Paris : Deux-Rives. Tr : Bernard Noël. Schowing, Jean (2006) : La tératologie, in : Encyclopédie Universalis 2006. Paris : Encyclopædia Universalis. Wolff, Etienne (1965) : Tératologie, in : Jean Rostand et Andrée Tetry (dir.) : Biologie. Paris : Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
Habiter : pour une science géographique humaniste Olivier Lazzarotti „La Terre, vue de l’espace, fascine“
Quel regard, en effet, pourrait rester indifférent à un tel spectacle ? Et qui, l’ayant vu, ne serait-ce qu’une fois, peut ne pas en sortir totalement bouleversé ? Illusion de l’évidence visuelle ? En partie, sans doute, mais pas seulement. De fait : depuis que l’espèce des hommes, portée par l’inhumaine passion de se dépasser elle-même, a pu franchir l’impensable horizon de sa terre, l’image qu’elle en rapporta ne cesse, ironiquement sans doute, de lui réfléchir l’angoissante transformation de sa propre condition. C’est que, de manière tout à fait inédite, elle se retrouve elle-même embarquée dans le plus périlleux des défis d’une histoire déjà un peu longue et confrontée à la plus décisive des situations, celle du véritable face à face avec elle-même. Ainsi s’éclaire l’aube d’un Collège directement engagé dans le difficile champ de la relation d’une expérience et de sa mise en mot : que savons-nous du Monde et qu’en comprenons-nous ? De fil en aiguille, s’instille encore la plus passionnante question des outils mêmes des savoirs : comment savons-nous ce que nous savons ? Alors, mais c’est vraiment à l’autre bout du vertige, en émerge une autre : que faire de et avec ces savoirs ? Cela fait beaucoup, sans doute, mais, à la réflexion, ne constitue que les différentes facettes d’interrogations scientifiques qui, à condition de les aborder frontalement, feront du présent une histoire. Vue de l’espace, retournons-y, la pleine terre est évidemment saisie d’un coup. De ce point de vue qui, à l’échelle de l’histoire mondiale, est entièrement neuf, l’humanité renversée se rend alors compte que l’infiniment grand se mue en infiniment petit, que l’immense s’écrase et pourrait bien, répétant à l’occasion ainsi l’annonce de Paul Valéry et y croyant encore (1945 : 19), se boucler dans un « temps du monde fini », que l’éternité se banalise dans l’inquiétant, l’éphémère, alors même que le fixe, dans son mouvement, n’est autre que pause du mobile. Mais, dans le même chamboulement, cet apparent triomphe du Grand Tout s’accompagne aussi, dans ce Monde-là, d’une formidable aspiration aux lieux et à l’affirmation de leurs singularités. Inversement alors, le petit peut aussi se faire très grand … Aujourd’hui, décidément, ne ressemble plus tout à fait à hier.
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Ce n’est pas tout. La même vision de la planète illustre encore, à travers deux de ses manifestations essentielles, la remise en cause radicale des expériences géographiques d’une part grandissante de l’humanité. Avec la Terre, son élément physico-chimique, on visualise aussi son ultime et unique dimension géographique : le Monde, désormais et logiquement écrit avec sa majuscule. Il s’y exprime, ensuite et selon les moyens de transports les plus spectaculaires, l’accès à la mobilité d’une humanité devenue capable de s’arracher, à proprement parler, de ce même sol qui la maintenait, depuis des millénaires, debout mais liée à lui. Comment donc la science géographique contemporaine ne pourrait-elle pas être directement impliquée dans ce processus révolutionnaire au point que, contredisant quelques prophéties hâtives de sa fin, pourrait bien émerger le fait de son immanquable retour ? Mais celui-ci ne serait réussi qu’à une stricte condition : qu’elle se renouvelle pour prendre acte et tenir compte des nouveaux paramètres de ce temps. Dans cet impératif, la notion d’habiter, marginale dans les sciences sociales et humaines tout au long du XXe siècle, pourrait bien devenir le concept central de cette science de l’expérience géographique du Monde, en particulier en lui permettant de dire et d’analyser quelques-uns des grands enjeux de l’humanité contemporaine, en les considérant sous l’angle de leur dimension géographique (Lazzarotti 2006 : 288). I. Comment habiter différemment le même Monde ? Les interrelations humaines prennent de multiples formes. La géographie est l’une d’entre elles. Il n’est, en effet, pas de rencontre humaine, pas de forme collective de vie qui ne passe par une dimension géographique, des lieux au Monde. Autrement dit, la cohabitation installe la science géographique dans sa portée politique. C’est que le Monde n’est pas le cadre inerte et décoratif des interrelations humaines, mais bien l’un de ses enjeux. Et c’est ainsi qu’il convient de l’examiner. 1. Accéder au Monde via les lieux, et réciproquement La mondialisation contemporaine n’est pas réductible à une uniformisation exclusive, mais procède aussi et simultanément d’un mouvement d’uniformisation et de singularisation. Autrement dit, elle vaut, d’une part, comme présence et visibilité de continuités mondiales de plus en plus affirmées et, de l’autre, comme affirmations de plus en plus criantes des lieux. Et voici, très précisément, l’une des ruses du Monde contemporain : soutenues par des arguments d’opposition à la mondialisation soi-disant unifor-
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misante, les dynamiques locales l’entretiennent au moins autant qu’elles ne s’y opposent. Le Monde n’est donc pas qu’une échelle. Il est aussi un principe ou un ensemble de principes qui, globalement, en définissant ce qui est continu, participent à rendre appréhendable ce qui ne l’est pas. Ainsi considéré, il s’impose comme synthèse soit comme cette capacité duale à englober et différencier, d’un trait. Toutes ces tensions trouvent leur aboutissement, et leurs preuves, dans l’émergence de nouvelles configurations géographiques que l’on pourrait qualifier de « lieux-monde ». Ceux du patrimoine mondial en offrent les meilleurs exemples. Personne ne pense à le contester : ils se présentent comme uniques et, ainsi, non-délocalisables ; mais ils se revendiquent aussi comme mondiaux, en particulier mais pas seulement, parce qu’ils sont, du moins dans les slogans, ouverts aux touristes du Monde entier. Voilà donc en partie renouvelée la problématique des lieux ou, plus exactement, celle de leurs habitants. Avec elle, c’est une des conditions fortes de l’habitabilité du Monde qui est soulevée : comment faire des lieux les tremplins qui donnent accès au Monde et non les trous noirs de quelquesuns, enfermés et belliqueux, d’une humanité réduite à sa plus repliée des dimensions géographiques et, ainsi réduite, au plus appauvrissant des localismes ? 2. Partager le Monde Au sens strict, le Monde est, avons-nous vu, la plus petite échelle de l’humanité. Mais, comme cette dimension propre de l’humanité habitante, il se pose à elle comme problème désormais constant : comment en organiser le partage, autrement dit comment penser et mettre en œuvre la synthèse de ce qui, à la fois, le sépare et l’unit ? C’est que la situation du moment se présente, pour le moins, sous des jours paradoxaux. D’un côté, en effet, jamais le Monde n’a été autant pratiqué. Cela vaut dans et par les développements technologiques, mais inclut aussi les échanges économiques et financiers autant que les mobilités humaines. Rien, désormais, de ce qui est humain ne lui échappe, pour ainsi dire. Mais, d’un autre côté, le Monde reste, assez généralement, peu, voire pas pensé, quand il n’est pas mal pensé. La valorisation des références à l’hétérogène y contribue. Les appels au divin ou à la « nature » situent alors les horizons privilégiés de sa compréhension, excluant d’un coup son humanité fondamentale. Les lois du Monde sont à chercher en dehors de lui. Parmi celles-ci, le développement durable pèse de tout son poids : dans une rhétorique qui rappelle curieusement celle du christianisme, le seul problème du Monde serait celui de sa conservation physique et l’imminence
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pour l’humanité celle de sa destruction … Or, à l’articulation du Monde pratiqué et du Monde « pensé », se trouvent souvent ceux-là mêmes de ses habitants dont l’expérience géographique est tout autant ouverte que mondiale mais dont les discours demeurent, résolument, fermés et locaux. Cela n’est sans doute pas un hasard, mais constitue un tout installé aux fondements même de ce Monde. D’un côté, en effet, jamais peut-être le Monde n’aura été autant libéral, en particulier au sens financier du terme. Les mobilités et les échanges, l’apologie du changement et du mouvement et, pour finir, la valorisation des différences entre les lieux via la maîtrise des moyens de transports constituent la cheville ouvrière d’un système économique d’une profitabilité sans pareille pour ceux qui le maîtrisent et s’arrogent ainsi les dividendes de sa rente de mobilité : produire au plus bas coût ; vendre au plus haut. Mais, d’un autre côté, le Monde baigne dans le conservatisme politique le plus pur, fondé sur l’apologie d’un ancrage et d’un attachement localistes, trempés au double de leur durable : limiter l’accès au Monde ; s’en réserver les fruits. Le Monde contemporain est ainsi verrouillé dans les tenailles du langage, à la fois double et inverse, des pratiques et des discours. Privatisé et monopolisé, en partie du moins, il n’avance plus qu’entre les murs d’un couloir qui fait qu’il est possible de changer de lieux sans changer le Monde, c’està-dire sans changer les rapports sociaux qui s’y déroulent. Telle est, finalement, la voie étroite que privilégie une partie des 300 millions d’habitants qui, dans ce Monde, détiennent l’essentiel des actions d’un capitalisme (Lipovestsky et Serroy 2008 : 33) qui fleurit encore dans sa forme, sa violence et ses erreurs les plus primitives. De cela découle un autre grand principe d’habitabilité. Le Monde n’est habitable qu’à la condition d’être équitablement partagé, autrement dit accessible à l’humanité tout entière. Ce partage implique sans doute les reconnaissances réciproques et relatives des identités et des altérités. L’autre n’est supportable que comme autre soi-même, et réciproquement. Cela situe la question de la place de l’autre ici dans une portée équivalente à celle de la place de soi là-bas. Du coup, il apparaît encore que la compréhension immédiate de cette synthèse qui, tout à la fois, différencie et unit les hommes devient l’une des voies d’un Monde heureusement habitable. II. Comment être soi-même dans le Monde ? L’accès aux mobilités géographiques impliquent non seulement le renouvellement des problématiques existentielles, mais encore et sans doute leur formulation selon des termes inédits : comment habiter plusieurs lieux à la fois et, qui mieux est, les habiter différemment ?
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De fait, on assiste à la multiplication de l’amplitude et des types de mobilités géographiques. Ce sont, d’une part, les mobilités pendulaires liées aux déplacements entre lieux de résidence et lieux de travail. Ce sont, de l’autre, les mobilités liées à tous les types de loisirs, des excursions d’une journée aux pratiques touristiques plus longues et plus lointaines. Ce sont, enfin, les migrations internationales qui traversent la planète de plus en plus largement. En croisant ces types de mobilités, en les combinant les uns aux autres, on peut parler, pour chaque habitant et selon ses pratiques propres, de « système des mobilités » (Knafou 1998). Cela dit, il faut encore tenir compte d’une dynamique symétrique. Les mobilités ne sont plus les faits géographiques exceptionnels de vies fondamentalement figées dans la sédentarité et dominées par elle. Elles deviennent, au contraire, les faits courants, marquants et donc dominants des styles de vie contemporains et, ce faisant, ouvrent la voie de la singularisation des itinéraires. Lieux de résidence, de travail, de tourisme, lieux traversés en une heure ou pratiqués quelques années d’une vie constituent ainsi les étapes d’une carte dont la résultante participe pleinement à la formation de la dimension géographique de l’identité qui fait de chacun un habitant différent du Monde. Habiter, c’est ainsi inventer sa propre géographie alors même que la science géographique y trouve un sujet – et quel sujet ! – d’études plein et entier. 1. La fin des assignations Les effets de ces tendances sont, proprement, bouleversants. Ils aboutissent à la fin d’une norme, celle de l’injonction identitaire qui, d’un point de vue idéologique au moins, imposait de se déclarer d’ici OU de là. Et les conséquences de cette lame de fond sont, stricto sensu, incommensurables. La première est celle du choix des lieux. Même s’il n’est pas pensable d’évoquer, à la manière d’un sujet souverain, l’exercice absolu de cette liberté, chaque habitant mobile dispose d’un degré de liberté supplémentaire, au regard des générations précédentes, dans le choix des lieux qu’il fréquente. Et ce degré, aussi réduit fut-il, se pose néanmoins comme problème total à tous, parce que, choix ponctuel, il engage cependant l’ensemble des possibilités de chacun et, ce faisant, le place face à ses propres dilemmes. Dès lors, la présence ici ou là, en partie affranchie des contraintes sociales, voire biologiques dans le cas des lieux de naissance, ne peut être comprise hors de sa portée existentielle. Ce ne sont donc pas seulement les identités qui changent, mais bien les manières même de les construire, en l’occurrence à travers ces logiques
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géographiques. On peut, désormais, être d’ici ET de là, signe que l’humanité habitante s’engage bien dans une voie plurielle. Les transformations en cours sont donc d’une portée proprement révolutionnaire. Du coup, pour être saisies, d’une part, et acquises, de l’autre, elles impliquent un véritable travail, à la fois singulier et collectif. Car comment, en quelques années, rompre avec des siècles de traditions ? Et comment, en fin de compte, rendre humainement supportable ce passage à la pluralité ? 2. Se déplacer, un apprentissage Se déplacer, c’est changer de lieu. Cela revient à franchir ce que l’on peut considérer comme un « différentiel » (Équipe MIT 2002), un rapport de différences entre deux lieux qui font qu’ils sont plus ou moins étrangers l’un à l’autre. On comprendra facilement, par exemple, que le différentiel qui sépare Paris de Montréal n’est pas le même que celui qui sépare Paris de Marrakech. Ainsi, passer d’un lieu à un autre revient, pour celui qui fait ce pas, à changer de mesures. Cela implique la mobilisation de compétences et, tout particulièrement mais pas exclusivement, de compétences géographiques. Pratiquer un nouveau lieu, c’est s’exposer à de nouveaux ordres locaux et s’engager à les connaître. Et cette expérience de soi ailleurs, c’est-à-dire dans des lieux qui ne sont pas familiers, voire qui ne sont pas connus, n’est pas seulement celle de la confrontation avec l’altérité, mais vaut puissamment, et de manière parfois impressionnante, comme épreuve de soi dans l’altérité et face à elle. Ce travail relève de manière caractéristique d’un apprentissage, avec ses essais et ses erreurs. Il implique, en fin de comptes, ce que l’on a pu qualifier de « compétences géographiques », soit une mobilisation de savoirs géographiques, à l’occasion cachés (Cériani et al. 2004), qui rendent possible l’accès au lieu et son maintien dedans. Comme telles, ces compétences ne sont jamais les mêmes parce qu’elles varient selon la nature du différentiel qui sépare les lieux impliqués tout autant que selon la formation au Monde des habitants qui les mobilisent. Cela dit, et au-delà de ces aspects un peu techniques et utilitaristes, on saisit d’emblée que ces compétences ont aussi une valeur existentielle en ce sens qu’elles conditionnent l’accès de chacun aux autres, via le Monde. 3. De la « société à habitants mobiles » Réciproquement, un nouveau collectif – nouvelle problématique sociale – s’installe. Elle met en cause les interrelations entre les habitants désor-
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mais mobiles. Du coup, se pose intégralement la question des fondements de son ordre, tout autant que celle du contrôle politique des habitants mobiles, dans une portée que les géographes structuraux québécois ont, sans doute les premiers, parfaitement évalués (Desmarais 2001). Du croisement et de l’entrecroisement des habitants mobiles émergent autant de transformations aussi improbables qu’imprévisibles et qui, toutes, sont de nature à remettre en cause l’ensemble des interrelations humaines. Car nul, finalement, ne peut prévoir les effets non intentionnels de la multiplication des rencontres dont chacun sait pertinemment que la portée n’est pas linéairement corrélée au temps qu’elles durent. Dans une logique plus administrative, cela implique les territoires. Et, là encore, ce ne sont pas tant leurs changements de configuration qui mérite qu’on s’y attarde, que la remise en cause des manières même de les produire. C’est que les frontières classiques, celles qui furent élaborées dans un ordre de sédentarité, s’abaissent. Pire, si l’on peut dire, celles qui demeurent n’ont plus l’efficacité qu’on a pu leur prêter. Pour autant, d’autres modes de tris entre les hommes apparaissent. Politiquement, ils s’appuient sur la distinction faite entre habitants mobiles légaux et habitants mobiles illégaux. Ainsi s’engage, pour partie, la modernité géographique de ce début de siècle du moins dans cette Europe qui en représente, dès lors, le laboratoire peut-être le plus emblématique. De droit, dès son titre I, article 3-2 le Traité pour l’Europe, tel qu’il fut rédigé en vue de sa signature à Lisbonne en décembre 2007, précise sans ambiguïté l’un des attributs basiques de la citoyenneté européenne : « L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes […]. » Mais que faire, dès lors, de ces habitants, présents sur son territoire, mais qui n’ont pas ce droit-là ? S’inventent alors de nouvelles frontières qui, de Lampedusa, au sud de l’Italie, à Ceuta, terre espagnole du continent africain, en passant par ce que fut le camp de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, dessinent une géographie des « camps de transit ». Ils peuvent alors se situer aux confins des territoires, mais pas nécessairement. Et encore, à l’autre bout de la chaine sociale, ce sont les « gated communities », communautés sécurisées des classes riches, qui fixent strictement les règles d’entrée autant que les normes comportementales à l’intérieur de ces lieux réservés. De ces faits convergents se dégage bien le constat que, avec la dynamique de la société à habitants mobiles, ce ne sont pas tant les frontières qui ont changé que les principes de leurs tracés. Après la formulation politique de la problématique géographique, voilà donc qu’est énoncée sa formulation existentielle. Être soi-même, c’est être dans le Monde, soit parmi les autres. Et les deux dynamiques convergent
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pour interroger la science, en général, et la science géographique, en particulier : car, pour être partageable, le Monde doit être appris ! III. Une science géographique prise aux mots La révolution géographique du Monde contemporain conduit à inventer une science qui va avec. N’est-il pas, en effet, du travail des scientifiques que d’expérimenter, aux risques des erreurs, les outils qui leur semblent réfléchir les conditions de leur temps ? Voilà donc exposées, sans doute un peu rapidement ici, les raisons de la mise en avant du concept d’habiter ou, plus précisément, de la mise en avant de l’habiter comme concept central d’une science géographique, emportant du coup le mot bien au-delà du seul logement. Dans son sens le plus fort, il éclaire les dimensions existentielles et politiques de l’humaine expérience géographique du Monde. Chacun existe et tous se rencontrent par la langue, par les corps et … par le Monde. Être ici ou là conditionne la part géographique de l’identité globale de chacun et de tous. Être ici ou là est une des conditions des rencontres humaines, un des termes de la cohabitation de chacun parmi les autres. À la croisée et au cœur des deux, il signifie ce processus de construction réciproque de soi et du Monde. Habiter, c’est se construire en construisant le Monde. 1. Écritures et lectures : géo-graphies Ainsi considéré, l’habiter ne relève d’aucune théorie. Il ne vise pas à élaborer un schéma de compréhension général du Monde, de ses habitants et de leurs cohabitations, du moins à ce stade de son élaboration. Pour autant, il n’est pas une hypothèse non plus, celle que la dimension géographique de l’humanité existerait. Car elle est, belle et bien. Il se présente, simplement oserai-je dire, comme principe et outil d’analyse des hommes vivant en sociétés et, ce, à partir et à travers leur condition géographique. Par leurs présences et leurs actions, les habitants participent à l’édification des lieux tout autant qu’à leur fonctionnement. Ainsi, ils produisent cette écriture constante du Monde dont le résultat direct est une géo-graphie, écriture des hommes sur la Terre qui fait de cette Terre un Monde. D’autres habitants la liront et, ce faisant, feront son animation, voire sa transformation. L’humaine expérience du Monde, écrite et lue par les pratiques des habitants est donc cela même qu’une science géographique de l’habiter se donne comme fin de mettre en mot. Voilà ce qui peut passer pour définition globale de ce projet scientifique.
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D’emblée, on saisit clairement que ce travail de verbalisation ne peut qu’être imparfait. C’est que l’expérience géographique est une dimension spécifique et irremplaçable par bien des aspects. La pratique d’un lieu, la manière dont on s’y place, ce qu’on y fait, les modalités des rencontres interhumaines dans ce lieu, bref tout ce qui y relève des faits et gestes inscrits dans la dimension géographique relèvent de cette logique et n’a pas de strict équivalent lexicologique. Par bien des égards, le rapport au Monde, rapport à soi et rapport aux autres, est un champ humain unique, celui de la « condition géographique » : à la fois, ce qui ne peut être autrement et ses multiples manifestations. Il faut alors, et tout simplement, convenir qu’elle est partiellement intraduisible par des mots et, dans les mêmes proportions, irréductible à eux. Mais faut-il, pour autant, renoncer à parler et à penser, sous prétexte que le dire et le penser n’épuiseront pas la globalité de l’humaine expérience géographique ? De fait, toute verbalisation sera donc vouée à l’imperfection. Soit. Mais, en même temps, la mise en mot d’une expérience vaut comme sa mise à distance. Et celle-là engage, alors, non seulement la possibilité d’un échange, mais aussi celle de sa critique, de son apprentissage et de sa transformation : nommer, c’est montrer ; montrer, c’est changer. Cela n’empêche pas d’être lucide sur les limites des changements, sur leurs risques de détournements tout autant que sur les temporalités qu’ils impliquent encore. En outre, la question des changements est celle de leur sens. Directement, il implique la portée des mots scientifiques, les inscrivant d’un coup dans ce champ de responsabilité qu’aucun scientifique ne peut ignorer et, encore moins, lorsqu’il s’agit d’aborder les fondamentaux de l’existence. Et cela l’astreint, immanquablement, à un rigoureux travail de scientificité : à quelles conditions un travail scientifique peut-il être considéré comme tel ? 2. Réflexivité : nommer, se nommer Penser les autres, ne vaut, de ce point de vue, qu’à la nécessaire condition de se penser soi-même, en l’occurrence d’avoir aussi mis des mots sur sa propre expérience du Monde. Plus géographiquement, on se demandera si penser les autres n’implique pas, plus que tout autre activité de la pensée, l’exigence de se penser soi-même, soi-même parmi les autres. Plus méthodologiquement, on s’interrogera pour savoir si l’une des voies scientifiques contemporaines n’est pas celle qui, tournée vers les autres, traverse aussi le scientifique lui-même. Inversement, on connaît bien ce travail qui consiste à penser le Monde en excluant celui-là même qui le pense, mais on le comprend de plus en plus mal. Ou plutôt si, on le saisit très bien, et de mieux en mieux aujourd’hui ! Chargé de toutes les implications prescrip-
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tives et normatives que cela peut entraîner et les prises de positions finalement plus politiques que scientifiques, volontaires ou inconscientes du reste, qui en résultent. Cela dit, la réflexivité, voire l’autoréflexivité, est un travail d’une immense difficulté. Dans un premier temps, il faut affronter les tabous et les résistances, personnelles ou institutionnelles, que son idée même génère. Or le cap serait-il franchi que les obstacles n’en seraient pas amoindris pour autant, loin de là. Parmi d’autres, le travers – risque ou tentation ? – est de cultiver l’égotisme, autrement dit de mettre en œuvre la pratique d’un repli, narcissique au mieux, délirant au pire. Et enfin, tout cela serait-il éludé, reste la part insondable de soi-même, celle que d’autres voient parfois d’un trait mais qui peut rester étrangère la vie durant … Ces réserves et limites posées, il s’agit, plus positivement, de livrer aux lecteurs, avec les savoirs, les clés de leurs critiques, c’est-à-dire celles de leur appropriation, de leur ajustement aux questions propres de celui qui les reçoit. C’est ainsi que chacun pourra alors, au plus profond de son parcours, se retrouver lui-même au-delà de l’expérience du scientifique. Réflexivement, ce parcours invite les chercheurs à considérer les autres à travers le regard de soi-même et l’on peut situer, dans ce mouvement, le rappel constant qu’il n’y a pas de phénomènes humains qui ne soient, aussi, des phénomènes sensibles et, finalement, pas de science, a fortiori géographique, qui n’implique cette part fondamentale de la vie humaine. Dans une autre intention, encore, le projet est d’éclairer ce qui est dit sans être écrit, comme l’évidence invisible que tout travail est le travail d’un homme, aussi, fût-il doté des outils scientifiques les plus efficaces. Car la relation du chercheur avec le Monde, tout autant qu’avec son monde, mais aussi la relation du chercheur avec sa propre science habitent ses textes, ses démarches et ses pensées et les concepts qu’il mobilise. L’expérience de quelques historiens vaut ici comme repère (Nora 1987). Cela ne constitue pas un manifeste relativiste, bien au contraire, mais les conditions d’une vérité scientifique possible, c’est-à-dire éclairée, comprise et acquise à la lumière de la relativité de celui qui en formule les mots. C’est en cela que ce que l’on a rassemblé sous l’expression d’antirecherches, d’une part, et d’egosciences, de l’autre, n’est pas une coquetterie un peu marginale ou précieuse d’une pratique scientifique par ailleurs bien balisée, mais la part entière et centrale du travail scientifique, régulier et constant, de celui qui, analysant les autres, entretient ainsi sa propre scientificité, ce qui fait qu’une science est une science, ou tend à le faire (Lazzarotti 2008).
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3. Pour une science « anormale » Être humain, c’est habiter le Monde. Si les modalités que cela peut prendre sont, pour ainsi dire, infinies, on comprendra aussi que, en tant que concept, l’habiter ne dépend d’aucune. Le pire, scientifiquement, serait du reste qu’il en indique une, valorisant ainsi tel ou tel parti pris, et dévalorisant d’autant la scientificité du propos. La science géographique de l’habiter construit ses méthodes, ses concepts et produit ses savoirs. Mais elle se gardera, si possible, de les installer dans une vérité dont le contenu serait alors statufié en normes elles-mêmes sanctifiées en dogme alors entièrement tendu, ici vers la conservation des ordres sociaux, là vers leur transformation. Et le risque n’est pas seulement épistémologique sans aucune espèce d’effets humains. À ce propos, l’histoire peut aussi se retenir sous la forme de ses leçons. Pour n’en retenir qu’une, elle sera celle de l’ivresse d’un XIXe siècle européen, pétri du modèle collectif de ses Nations dûment associé à son modèle singulier, l’habitant enraciné allégoriquement inspiré par la figure rayonnante et dévastatrice de Nicolas Chauvin (Puymège 1986). On sait aujourd’hui qu’il devait fournir les prémices exemplaires de ces idéaux qui, dans la seconde décennie du XXe siècle, allaient, de part et d’autre du Rhin, offrir la chair aux boulets de leurs canons. Anormale socialement et politiquement, à la manière dont Jacques Lacan (1973) installait la psychanalyse dans l’indifférence de la religion, cette géographie se présente comme projet heuristique, celui de rendre compte de la dimension géographique de l’expérience d’homme dans toutes ses aspérités. La science ne juge pas, elle ne décide pas de ce qui est « bon » ou « mauvais » pour les uns et pour les autres. Elle n’instruit pas, elle dit. Ou, plus exactement, ce n’est pas d’elle qu’il faut attendre quelque sentence éthique qui soit. Et c’est bien en cela que les sciences ne sont pas des religions. Du reste, de telles dispositions permettent de déjouer les pièges d’une discipline dogmatique, même si cela n’a rien d’absolu, entendons-nous bien. La différence entre ces deux postures tient dans l’usage même des mots. Si les dogmatismes scientifiques consistent à dresser, par les savoirs, des barrières entre ceux qui les maîtrisent et ceux qui n’y ont pas accès, une approche heuristique vise, au contraire, à leur partage, à leur transmission. La science se fait ainsi terme d’échanges et s’interroge de fait, depuis ses conditions de productions, sur celles de sa recevabilité. Comment donner à tous et à chacun les moyens de mieux habiter le Monde, autrement dit d’être mieux soi-même dans le Monde, géographiquement parmi les autres, sans présumer autrement de ce que pourrait être ce « mieux » et laissant, de fait, à chacun la possibilité d’être soi-même ?
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IV. Conclusion : L’humanisme et la double révolution de l’habiter La vision de la planète fascine. Elle fait peur donc attire, comme le point focal d’un moment critique où les progrès techniques portent l’humanité au-delà de ses savoirs. À expériences nouvelles, mots nouveaux : habiter est l’un d’eux. Il installe la science géographique par ses contenus, ses ambitions et ses portées, par ses savoirs, ses concepts et ses méthodes aussi, au cœur des sciences sociales et humaines, posant leurs grandes questions, les approchant par sa voie propre. Mais sa révolution a une autre face et engage dans une autre dimension. Elle est celle des usages humains, sociaux et politiques des sciences et de leurs orientations. Cela impose alors d’évaluer, au-delà de la science ellemême, aux horizons de sa pensée. Et les scientifiques peuvent-ils, alors, se désintéresser de cette question, de cette question qui, peu s’en faut, conditionne encore les savoirs, les concepts et les méthodes mis en œuvre dans les sciences ? Si la géographie se doit d’être anormale, cela n’efface pas pour autant les impératifs moraux et éthiques des scientifiques. En dehors de la science, ils s’imposent néanmoins à elle. Et l’engagement des scientifiques est là, dans l’impulsion donnée à l’orientation non pas de leur recherche, mais aux usages qui pourront être faits de leurs trouvailles, s’il y en a. Les enjeux scientifiques ne relèvent pas seulement du travail scientifique. Nous dirons même que, pour être clairs, les uns et les autres doivent bien être considérés dans des plans différents. Et si arrivé ici, l’humanisme offrait les repères et les balises d’un tel choix ? Cela impliquerait d’en préciser, même rapidement, les contours. Comme Louis Althusser dans « Marxisme et Humanisme » (2005 : 229), texte d’octobre 1965, on retiendra l’ « inégalité théorique frappante » entre un concept théorique, en l’occurrence le marxisme, mais peu importe ici, tendu vers les savoirs, et un concept idéologique, logiquement l’humanisme, qui par nature « ne donne pas les moyens de savoirs ». Critique radicale de l’humanisme, l’auteur l’interprète comme l’idéologie imposée, tout au long du XVIIIe siècle, par une bourgeoisie en quête de sa place dominante dans la société européenne. Et ceci confirme sans doute un peu cela : le mot est inventé au milieu du XIXe siècle (Rey 1992 : 982). Dans sa première acception, il considère l’homme – immanquablement opposé à l’animal – comme valeur suprême associée à la raison et au libre-arbitre. Bourgeois, l’humanisme est ainsi positiviste, pourrait-on penser. Le champ de l’humanisme commence donc aux portes des sciences et cherchons, alors et avec lui, les azimuts qui en orientent le sens. Cette clarification est essentielle. Science et humanisme ne sont pas du même ordre, mais plutôt que de penser l’humanisme comme « obstacle épistémologique » des sciences, on peut le
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considérer comme condition, externe à la science, de son sens, de son orientation et de sa transmission. Il est ce qui articule science et société ou, au moins, le terme qui permet d’en situer les relations, à travers l’un de ses termes, voire de les évaluer. Là sont les enjeux de morale et d’éthique, en dehors de la science, mais pas pour autant indépendamment d’elle. Cela dit et avec Jean-Paul Sartre, dans sa conférence de 1945 (1996), tout autant que Martin Heidegger, dans sa lettre de 1946 (1984), on pourra faire le critique réformiste de l’humanisme. Mais il faudra aussi en retenir que, finalement, cela aboutit à mieux l’intégrer au projet philosophique qui est le leur. Pour le premier, l’humanisme fait que l’homme est : « constamment hors de lui-même » autant qu’il est aussi « législateur de lui-même » (Sartre 1996, p. 76). Pour le second, redonnant de fait sens au mot : « “Humanisme” signifie, dès lors, […] : l’essence de l’homme est essentielle pour la vérité de l’Être. » (Heidegger 1984, p. 124) Revenons maintenant à notre propos. Anormalité, peut-être un peu paradoxalement, mais aussi autoréflexivité sont, avons-nous dit, quelques conditions de scientificité de la géographie, science de l’habiter. On y voit la voie la plus sûre – à ne pas confondre avec celle des certitudes – d’une science autonome, vibrant aux énergies de ses propres résonances, d’une science dont les mots évitent, le plus possible, ce qui veut aussi dire jamais totalement, les pièges des discours manipulés. Autrement dit et encore, une science qui trouve dans l’humain, et non dans l’invocation plus ou moins magique et figée d’une quelconque immanence ou transcendance, les raisons, sensibles et sensées, de ses propres raisons. C’est en ce sens et dans ces conditions que l’on pourra parler de science humaniste et, à l’occasion, la définir comme généreuse : une science pour les autres. Elle le sera d’autant plus que cette science-là n’est pas un « pur » produit, mais, parmi d’autres facteurs, le produit d’un homme, cœurs et pensées enlacés, soucieux et attentifs à ces autres réflexivement considérés, sentis et analysés comme lui-même. Mais alors, ce n’est plus seulement de science humaniste dont il est question, mais des scientifiques comme humanistes. Car c’est bien de cela dont il s’agit justement : la responsabilité pleine et entière des scientifiques dans la production des faits scientifiques mais aussi celle qui est la leur dans les dispositions prises pour les rendre diffusables. On pense, alors et immanquablement, à la définition même que lui donnèrent les inventeurs du mot humanisme des années 1870, qui le rapportait au « […] mouvement représenté par les humanistes de la Renaissance. » (Rey 1992 : 982). Scientifiquement, l’habiter se décline en autant de savoirs, accessibles parce qu’appréhensibles, et partageables, parce qu’ouverts et adressés aux autres, autant que possible. Être soi-même dans le Monde, cela se produit,
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se construit et s’acquiert, aussi. On en parlera comme des compétences géographiques, fondements des compétences d’habiter. Les énoncer relève du travail scientifique ; le choix de leurs orientations, si ce n’est de leurs usages sociaux, de l’intention humaniste des scientifiques. Il n’y a donc pas de science humaniste qui ne soit une science d’humanistes, et c’est en cela, bien sûr, que l’humanisme peut, aussi, être pris pour idéologie, quitte à la revendiquer. C’est qu’il engage, en fin de compte, la part du scientifique dans la science. Voilà donc en quoi et comment une science géographique de l’habiter peut être une science humaniste, sans la naïveté de croire que les inconscients, psychologiques et politiques, des scientifiques seront levés sous prétexte qu’ils seraient connus, mais sans le cynisme de faire en sorte qu’ils soient, alors consciemment, pris pour vérités. Et tout cela ne fait, au fond, que dire un autre fait : être humaniste, ce n’est pas seulement être cultivé, autrement dit acquis aux savoirs des autres, c’est être responsable, moralement et éthiquement, de soi-même et de son travail. Et, dans ce champ, être géographe, ce peut être, sachons-le et reconnaissons-la en tant que telle, encore et toujours, aujourd’hui comme hier, et demain encore et parmi tant d’autres, une manière d’habiter le Monde. Bibliographie Althusser, Louis (2005) : Pour Marx. Paris : La Découverte / Poche. Bourdieu, Pierre (2001) : Science de la science et réflexivité. Paris : Raisons d’agir. Cériani, Georgia / Knafou, Rémy / Stock, Mathis (2004) : Les compétences cachées du touriste, in : Sciences humaines, numéro 145, janvier 2004, p. 28–30. Desmarais, Gaëtan (2001) : Pour une géographie humaine structurale, in : Annales de Géographie, numéro 617, janvier-février 2001, p. 3–21. Équipe Mit (2002) : Tourismes 1, Lieux communs. Paris : Belin. Heidegger, Martin (1984) : Lettre sur l’humanisme (lettre à Jean Beaufret), in : Questions III. Paris : Gallimard. Knafou, Rémy (dir.) (1998) : La planète « nomade ». Les mobilités géographiques aujourd’hui. Paris : Belin. Lacan, Jacques (2002) : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Le Seuil. Lazzarotti, Olivier (2006) : Habiter, la condition géographique. Paris : Belin. – (2008) : Science de la science. Perspectives (1). Archive mise en ligne, http: / / hal. archives-ouvertes.fr / hal-00330011 / fr / Lipovetsky, Gilles / Serroy, Jean (2008) : La culture-monde. Réponse à une société désorientée. Paris : Odile Jacob.
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Nora, Pierre (dir.) (1987) : Essais d’égo-histoire. Paris : Gallimard. Puymège, Gérard de (1986) : Le soldat chauvin, in : Pierre Nora (dir.) : Les lieux de mémoires, La Nation, III. Paris : Gallimard. Rey, Alain (dir.) (1992) : Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert. Sartre, Jean-Paul (1996) : L’existentialisme est un humanisme. Paris : Gallimard. Valéry, Paul (1979) : Regards sur le monde actuel. Paris : Gallimard.
La tentation de l’unilinguisme Langue nationale et transfert en sciences humaines : l’exemple franco-allemand Fritz Nies La collection « Que sais-je? » des Presses Universitaires de France est, comme vous savez, un mythe de tous les domaines du savoir. Or dans cette série a paru, il y a quelques années, le premier volume en anglais, destiné aux sciences économiques puisque, nous assure l’éditeur, l’enseignement des disciplines en question se ferait d’ores et déjà dans cette langue, langue de l’avenir. Les PUF profitèrent de l’occasion pour annoncer d’autres volumes en anglais pour d’autres disciplines, afin d’« inscrire la série dans la modernité ».1 En Allemagne, le nombre des filières en langue mondialisée se comptent déjà par centaines. Des indices de ce genre ont provoqué en 2004 un congrès franco-allemand des sciences humaines et sociales. Il avait pour titre le constat : « L’Europe pense en plusieurs langues ». Si aride et austère que puisse paraître cette démonstration, c’est des réflexions développées à l’occasion de ce congrès, introduit par une conférence du président de la Fondation Humboldt à l’Académie des Sciences de Berlin, que je voudrais vous parler.2 On attribue volontiers aux Sciences de l’Homme la caractéristique d’être le « réservoir de sens d’une société ». Mais ces sciences dites « molles » semblent condamnées, dans un monde en route vers l’unilinguisme anglophone, à la médiocrité et au provincialisme, par un attachement profond à leurs langues nationales. Les débats du congrès en question tournaient autour de la double question de savoir si la diversité linguistique des savants est une richesse ou un simple résidu, sur le fond d’une Union Européenne à vingt et une langues officielles, qui se trouve à une croisée des chemins quant à sa politique linguistique. Je me contente d’un bilan des débats et des conclusions que l’on peut en déduire : 1 Voir Le Monde du 30 avril 2004 : « L’édition française : My Que sais-je is English ». 2 Pour les références du rapport suivant, voir les Actes du congrès : Nies (2005). Un bilan du transfert, cf. aussi Nies (2002) et Nies (2004).
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I. Est-ce que la condition sine qua non de toute activité scientifique réussie sera le passage au globalais ? – Commençons par quelques diagnostics et pronostics : la tendance à une sorte d’auto-colonisation linguistique est différemment marquée selon les disciplines. Elle semble la plus forte dans les sciences économiques, politiques et sociales et dans la psychologie. Pourtant, même pour la philosophie, l’histoire et les disciplines philologiques, on remarque « une influence conceptuelle renforcée de l’anglais ». En outre, l’empressement de passer au « globalais » est plus grand chez les Allemands que chez les Français. – Les conséquences : c’est un lieu commun de dire que « personne ne peut penser sans mots ». Cette détermination de la pensée signifie qu’en important l’anglo-saxon on importe aussi ses modes d’argumentation, sa conceptualité, ses problématisations, ses modèles d’interprétation. Une telle uniformisante « souveraineté de définition dans l’empire des concepts » par l’unilinguisme se fait jour de manière plus radicale dans le domaine intellectuel que dans la politique. De plus en plus, elle étouffe la pensée propre des Européens, conduit à une perte de créativité, un appauvrissement des problématiques, une anémie intellectuelle. Car bien plus que dans les sciences expérimentales, le savoir des sciences humaines et sociales est un « savoir interprétatif ». D’une manière stupéfiante, il a été montré par exemple à quel point, du fait d’un unilinguisme irréfléchi, des concepts clés et fondateurs d’une longue tradition de la pensée juridique en Europe continentale ont été usurpés, dans le droit communautaire de l’Union Européenne, par des concepts anglais. On a plusieurs fois insisté sur le fait que l’importation de certains modèles de pensée anglo-saxonne pourrait même se révéler nuisible politiquement, en favorisant un nouveau fondamentalisme qui prétend à une validité universelle. II. Autre question : est-ce qu’une lingua franca peut satisfaire aux exigences d’une lingua scientiae et philosophorum ? Le latin médiéval, comme plus tard le français, est volontiers cité en argument probant. Mais des milliers de traductions prouvent que ces langues ne pouvaient qu’imparfaitement satisfaire à leur rôle de médiateurs culturels, précisément dans le domaine de l’esprit. Certes toute lingua franca peut être efficace, comme instrument de communication internationale, dans les domaines du commerce ou du tourisme. Mais elle semble inadaptée, par essence, à la création conceptuelle sur des découvertes et des expériences de la pensée projective. C’est vrai surtout pour les sciences interprétatives, autrement dit les sciences humaines. Une politique d’anglicisation des
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études y serait, dans le meilleur des cas, un pas en direction d’un pseudobilinguisme « anglais plus langue du pays ». A la suite de ce passage, tôt ou tard, tout ce qui est important devrait être pensé et traité en anglais, tandis que la langue du pays serait bannie dans la réserve de « la famille, du temps libre et du folklore ». Autrement dit, elle se retrouverait au niveau d’un simple dialecte. III. La langue du pays, essentielle pour les grandes nations, se révèle insuffisante Dans les domaines culturels tout savant doit donc pouvoir continuer à donner des conférences, discuter, écrire dans la langue qu’il connaît le mieux. Dans la majorité écrasante des cas, c’est sa langue maternelle ou la langue dans laquelle il a été éduqué. L’utilisation de cette langue, dans laquelle le locuteur possède la plus grande richesse d’expression, est capitale pour plusieurs raisons : les problèmes posés dans la langue la plus familière, les réponses données, les connaissances obtenues dans cette langue intellectuellement la plus proche, se distinguent profondément de ce qui naît dans d’autres idiomes. Cette familiarité est en effet un « moteur de la pensée créatrice ». Le caractère essentiel de la langue du pays a été souligné également quant au dialogue du savant avec une société qui légitime son activité. Cette langue est seule à lui garantir une participation aux débats publics, donc une influence sur cette société qui constitue l’objet même de son regard scrutateur. Pourtant nous vivons dans un monde dont les problèmes cruciaux ne sont plus situés à l’intérieur des frontières nationales. Une limitation aux publications dans la langue du pays, que ce soit dans l’acquisition de savoir ou dans sa transmission, ressemble aux œillères qui empêchent de voir ce qui se passe à côté. Ce qui est encore largement en usage sera dorénavant inacceptable : que des résultats importants de la recherche dans les grandes langues voisines soient ignorés par les enseignants et inaccessibles aux étudiants. Plus d’un soupçonnera dès lors que le dilemme linguistique, si typique des sciences humaines, est insoluble. IV. Limites du plurilinguisme européen et chances d’un plurilinguisme sur mesure A la quasi-unanimité de presque tous les participants du congrès, le plurilinguisme, des individus comme des systèmes de recherche et d’enseignement supérieur, semble non seulement souhaitable ; il s’avère également essentiel, si les sciences humaines et sociales veulent prospérer à l’avenir.
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Car il satisfait deux besoins opposés de l’homme : l’appétence de l’unité et celle de la différence. Il permet de « faire l’expérience de la finitude de notre savoir ». En même temps il ouvre « des vues supplémentaires sur le monde médiatisées par la langue ». Il aiguise la conscience des spécificités de notre propre langue, de ses limites, de ses marges de manœuvre uniques. Mais l’espace européen compte entre soixante-dix et cent idiomes différents. Aucun savant ne peut, bien sûr, maîtriser une telle quantité de langues. Et ce n’est même qu’une « hypocrisie coûteuse » si l’Union Européenne affirme vouloir traiter à égalité toutes ses langues officielles. C’est jeter de la poudre aux yeux des citoyens. Car en réalité cette pseudo-politique augmente la pression vers l’unilinguisme anglais. Pour ce qui est du domaine scientifique, les petites communautés linguistiques ne pourront guère, hélas, espérer sauvegarder tout le potentiel par exemple du finnois, du catalan ou du danois. Mais l’Europe continentale dispose aussi de plusieurs grands espaces linguistiques fiers de leur tradition intellectuelle, avec un nombre imposant d’universités et de publications en sciences humaines. Conserver et renforcer leur potentiel commun – et de la sorte un plurilinguisme de principe – a été reconnu tel un but primordial d’une bonne politique européenne3. Car tous les rapports établis à l’issue du congrès ont prouvé qu’un plurilinguisme modéré – dans trois à quatre langues de premier plan – est tout à fait possible, pourvu qu’on y tienne : dans les publications et les revues, dans les discussions et les séminaires, les colloques et les conférences. Cela n’est valable, bien sûr, qu’avec une restriction importante : que chaque locuteur utilise la langue qu’il maîtrise le mieux mais comprenne les contributions dans les langues de ses partenaires. Car il est bien connu que pour les langues étrangères, la capacité de compréhension dépasse de loin la capacité d’expression. V. Propositions pour le maintien et le renforcement du plurilinguisme 1. A l’attention de la Commission de l’Union Européenne, des ministères, des institutions nationales d’aide à la recherche – soutenir des projets de recherche sur le plurilinguisme dans les scien ces – « molles » ou autres ; – attribuer des bourses pour jeunes chercheurs (doctorants, post-doctorants) dans les espaces linguistiques de grandes cultures scientifiques européennes. Ces bourses devront être demandées dans la langue du pays de départ et du pays d’arrivée ; 3 Ici
je reprends une proposition faite à Berlin par Hans-Jürgen Lüsebrink.
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– soutenir des publications dans les grandes langues européennes autres que l’anglais, qui ne sont pas la langue du pays de l’auteur ; – aider à la fondation de revues on-line plurilingues pour des disciplines (ou groupes de disciplines) des sciences humaines (par exemple la linguistique ou l’histoire littéraire). 2. A l’attention des ministères de la recherche – mettre en disponibilité des universitaires pour des séjours longs dans des établissements d’autres nations de l’Europe, et évaluer positivement de tels séjours de travail au moment des promotions ; – créer des postes permanents de professeurs invités, pour des étrangers qui enseigneront partiellement ou totalement dans leur langue, dans des instituts de sciences humaines et sociales (à pourvoir dans les disciplines intéressées à un rythme annuel ou semestriel). 3. A l’attention des universitaires – élargir et restructurer le collège des enseignants par la nomination de représentants de grandes langues européennes, qui seront tenus d’enseigner partiellement dans leur propre langue et d’activer ainsi le « dialogue des cultures scientifiques » ; – renforcer la compétence linguistique, surtout passive, des chercheurs et futurs chercheurs en proposant, dans les centres de langues, des cours « compacts » dans les grandes langues de l’Europe ; – familiariser systématiquement les étudiants, dans toutes les phases de leurs études, avec des ouvrages écrits dans les grandes langues de l’Europe ; évaluer positivement leur utilisation ; – renforcer le traitement de thèmes comparatistes dans les filières d’enseignement, non seulement quant aux sujets mais aussi dans les conceptualités, les méthodes d’approche, dans le but d’un enrichissement mutuel. 4. A l’attention des directeurs de revues nationales et des auteurs de comptes rendus – augmenter les contributions et comptes rendus d’études qui utilisent d’autres grandes langues du Continent.
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5. A l’attention des organisateurs de congrès internationaux et des institutions qui les soutiennent financièrement ni imposer ni suggérer l’utilisation d’une langue unique, mais autoriser jusqu’à trois grandes langues. VI. La traduction : spécificité européenne et plus-value intellectuelle Le plurilinguisme n’est qu’une traduction perpétuelle qu’on fait de son monde familier dans un monde étranger ou inversement. C’est ainsi qu’Umberto Eco a pu dire que la véritable langue du Babel nommé Europe n’est rien d’autre que la traduction. Le congrès a repris cet aphorisme pour souligner à quel point le travail de traduction est le noyau de l’histoire intellectuelle et de l’identité européennes. On a défini cette dernière comme « résultat de multiples processus de traduction ». Invoquons un argument très terre-à-terre : il n’y a guère de savant qui puisse maintenir, en permanence, la haute tension liée à la pensée dans plusieurs langues. Nous dépendrons donc toujours de l’aide de praticiens de la traduction, pour l’enrichissement comme pour la perception interculturelle de notre propre production. Sous la pression croissante de la concurrence internationale, il ne sera plus acceptable pour les sciences humaines de voir leurs résultats transmis de la manière souvent « cahoteuse » des sciences expérimentales. Car à partir des méprises linguistiques du traducteur, le lecteur déduira des erreurs intellectuelles de l’auteur. Pour cette raison, les disciplines en question devront consacrer à la traduction une attention bien plus grande qu’elles n’y étaient habituées. Elles devraient apprendre à voir la traduction, « école de pensée » par la confrontation de deux langues, comme exercice de précision et de clarté. Cette haute performance intellectuelle les amènera à reconnaître la dépendance mutuelle de la langue et de la pensée. La traduction se révèlera comme une chance unique de l’humanité de « se comprendre elle-même dans la différence ». Ici il reste beaucoup à faire, surtout dans l’espace germanophone. Car dans le sillage de l’université humboldtienne, dont les membres se comportaient longtemps en « surhommes » polyglottes, la traduction fut souvent considérée et l’est encore, par le professeur arrivé, comme un travail méprisable.
La tentation de l’unilinguisme 111
VII. Démarches souhaitables en vue d’une optimisation du transfert par la traduction 1. Par la commission de Bruxelles, à défaut par les institutions nationales pour l’aide à la recherche – développer une politique des traductions scientifiques, par un soutien plus efficace au transfert d’ouvrages entre les grands espaces culturels, et cela non seulement dans le sens d’une exportation de produits nationaux. Il faudrait entre autres : des subventions non remboursables, une suppression d’obstacles bureaucratiques, l’élargissement des rares programmes existants à de nouvelles disciplines et à d’autres langues ; – mettre en place des programmes pour la traduction, dans des délais plus brefs, d’ouvrages et d’articles importants, vers et à partir des grandes langues. 2. Par l’enseignement supérieur et les ministères qui en ont la tutelle – mettre en place des modules d’enseignement pour la traduction de textes de la spécialité en question, à tous les niveaux des cursus d’études ; – reconnaître des traductions publiées, comme performance scientifique à part entière, lors de candidatures, nominations et promotions universitaires ; – instaurer la traduction publiée d’au moins une étude de la discipline concernée d’une grande langue européenne, comme condition préalable à la qualification de tout enseignant. La plupart de ces suggestions, en particulier à l’adresse des Universités et des Grandes Ecoles, peuvent être réalisées sans coûts. Elles n’exigent qu’une transformation des mentalités. D’autres propositions peuvent être mises en œuvre par un déplacement des lignes budgétaires dans le cadre de réformes structurelles. Un champ d’expérimentation idéal pour l’Université franco-allemande ? A nous de décider !
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Fritz Nies
Bibliographie Nies, Fritz (éd.) (2002) : Spiel ohne Grenzen ? Zum deutsch-französischen Transfer in den Geistes- und Sozialwissenschaften, Tübingen : Narr. – (éd.) (2004): Les enjeux scientifiques de la traduction. Echanges franco-allemandes en siences humaines et sociales. Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme. – (éd.) (2005) : L’Europe pense en plusieurs langues / Europa denkt mehrsprachig, Tübingen : Narr.
Notes sur les auteurs Roméo Agid est doctorant en musicologie à l’Université d’Evry où il rédige une thèse sur l’épistémologie de la musicologie sous la direction de Damien Ehrhardt. Dans ses recherches, il interroge et tente de saisir la scientificité du musical en tant que résultat d’un traitement double : neurophysiologique et théorique (d’un point de vue musicologique). Il aborde à partir de ses observations la question de l’ennui en période d’écoute musicale. Roméo Agid est musicien et enseigne la musicologie et la méthodologie de la recherche à l’Université d’Evry. Militant pour une transdisciplinarité scientifique et rigoureuse, il est membre du laboratoire SCRIPT et de l’Association Humboldt France, pour lesquels il communique. Il a cofondé le laboratoire informel de recherche RAT (Réseau d’Activité Transdisciplinaire) avec Gauvain Leconte et Gladys Kostyrka. Damien Ehrhardt est maître de conférences habilité à diriger des recherches et vice-président en charge de la culture à l’Université d’Évry Val d’Essonne. Ancien boursier du D.A. A.D. et de la Fondation Humboldt, il est président-fondateur de l’Association Humboldt-France et lauréat du Prix de l’Amitié Franco-allemande. Ses recherches portent sur la musicologie et les études culturelles. Principaux ouvrages : La variation chez Robert Schumann (Lille 1998) et Les relations franco-allemandes et la musique à programme (Lyon 2009). Direction d’ouvrages collectifs : Karl Ristenpart et l’Orchestre de chambre de la Sarre (avec Ch. Scheel, Bâle 1999), Franz Liszt : musique, médiation et interculturalité (Paris 2008), Vers une musicologie de l’interprétation (avec J. P. Armengaud, Paris 2010) et La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité (avec S. Nour, Berlin 2012). Il a, en outre, (co) organisé sept collèges Humboldt interdisciplinaires, dont deux avec Soraya Nour, sur des thèmes aussi divers que les émotions, la fascination de la planète, l’unité dans la diversité ou l’incertitude. Gladys Kostyrka est doctorante en philosophie de la biologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Sous la co-direction de Michel Morange (ENS, Centre Cavaillès) et de Jean Gayon (Paris 1, IHPST), et au sein de l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (IHPST), elle examine et interroge la place des virus dans le monde biologique. Gladys Kostyrka s’intéresse également à la philosophie politique, à la psychiatrie et à la musique. Depuis 2009, elle est membre active du Réseau d’Activité Transdisciplinaire (RAT). Olivier Lazzarotti est professeur de géographie à l’université de Picardie-JulesVerne où il est directeur de l’équipe d’accueil « Habiter : processus identitaires, processus sociaux » (janvier 2008–décembre 2011). Il est l’auteur de : Habiter, la condition géographique (Belin, 2006) et de Patrimoine et tourisme, histoire, lieux, acteurs, enjeux (Belin, 2001) ainsi que, en codirection avec Pierre-Jacques Olagnier, de L’identité, entre effroyable et ineffable (A. Colin, 2011). Il est rédacteur en chef de la revue des Annales de géographie.
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Notes sur les auteurs
Gauvain Leconte. Actuel doctorant en philosophie des sciences à l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, sur la notion de prédiction scientifique. Il a étudié la logique, l’histoire et la philosophie des sciences autour de problèmes reliés aux relations entre théorisations et expérimentations dans les sciences de la nature. Il s’est aussi intéressé aux formes émergentes d’art à la frontière entre esthétique et technique, comme la Bande-Dessinée et les Jeux Vidéos. Ce goût pour les interfaces entre disciplines l’a amené à fonder et à participer au Réseau d’Activité Transdisciplinaire (le RAT) avec Roméo Agid et Gladys Kostyrka. Christine Lombez (www.christine-lombez.com), ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de la Rue d’Ulm, agrégée de Lettres Classiques, est Professeur de Littérature Comparée à l’Université de Nantes. Auteur de Philippe Jaccottet poète et traducteur de Rilke et de Hölderlin (Artois Presses Université, Collection « Traductologie », 2003), de La Traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle. Réception et interaction poétique (Niemeyer, 2009), ainsi que de nombreux autres travaux (articles et direction d’ouvrages) sur la poésie (anglais, allemand, grec moderne), la traduction et les transferts culturels en Europe aux XIXe et XXe siècle, elle codirige actuellement avec Yves Chevrel (Paris-Sorbonne) et Lieven d’Hulst (Louvain) le volume XIXe siècle de l’Histoire des Traductions en Langue Française à paraître chez Verdier. Jean Meyer est professeur émérite d’Histoire à l’Université Paris Sorbonne. Il a été professeur invité dans plusieurs Universités (Toronto, Dublin, Bielefeld, Wolfenbüttel) et a reçu plusieurs prix (de l’Académie, de la Fondation Alexander von Humboldt, etc.). Auteur de nombreuses publications (plus de 220 articles et 24 livres), traduits en plusieurs langues, dont : La noblesse bretonne au XVIIIe siècle (Paris, S.E.V.P.E.N., 1966) ; L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (Paris, S.E.V.P.E.N., 1969); Bossuet (Paris, Plon, 1993) ; Le Régent (Paris, Ramsay, 1985) ; La vie quotidienne en France au temps de la Régence (Paris, Hachette, 1979) ; Colbert (Paris, Hachette, 1981) ; Le Poids de l’Etat (Paris, PUF, 1983) ; Esclaves et Négriers (Paris, Gallimard, 1986) ; L’éducation des princes en Europe du XVe au XIXe siècle (Paris, Perrin, 2004). Sonja A. J. Neef beschäftigt sich mit Kulturanalyse und Mediengeschichte. Sie ist derzeit Feodor-Lynen-Stipendiatin an der Universität Evry. 2011 / 2012 war sie Fellow am internationalen Kolleg „Morphomata“ in Köln. Von 2003 bis 2010 hatte sie die Juniorprofessur für Europäische Medienkultur an der Bauhaus-Universität Weimar inne. Von 1997 bis 2003 an der Amsterdam School for Cultural Analysis tätig. Dort wurde ihre Dissertation (Amsterdam 2000) mit dem ASCA-grant, ihr Post-Doc Forschungsprojekt über Handschrift mit dem veni-Preis der niederländi schen Forschungsgemeinschaft honoriert. Zuvor studierte sie Niederlandistik, Germanistik und Philosophie in Köln und Utrecht / NL. Sonja Neef ist Autorin von Abruck und Spur. Handschrift im Zeitalter ihrer technischen Reproduzierbarkeit. Berlin: Kadmos 2008 / Imprint and Trace, Handwriting in the Age of Technology. London: Reaktion Books 2011; Kalligramme. Zur Medialität einer Schrift. Amsterdam: ASCA 2000. Herausgaben: An Bord der Bauhaus. Bielefeld (Transkript 2009); Sign Here! Handwriting in the Age of New Media (Amsterdam: UP 2006); Mieke Bal, Kulturanalyse (Frankfurt / M: Suhrkamp 2000) sowie Travelling Concepts I. Text, Subjectivity, Hybridity (Amsterdam: ASCA 2001).
Notes sur les auteurs115
Fritz Nies. Né en 1934 à Ludwigshafen / Rh., études aux Universités de Heidelberg, Dijon, Paris-Sorbonne; lecteur à l’Université de Rennes, puis Akademischer Rat à l’Université de Heidelberg ; Professeur titulaire de la chaire de littératures romanes à l’Université Heinrich Heine, Düsseldorf de 1970 à 1999. Président du Deutscher Romanistenverband 1983–87, membre / président de commissions du Deutscher Akademischer Austauschdienst, de l’ONUEF, du Kuratorium de la Fondation DVA, de jurys de prix franco-allemands de traduction (Prix Raymond Aron, Prix André Gide, Prix Paul Célan, Prix Stefan George), président du Wissenschaftlicher Beirat du Frankreichzentrum de l’Université de Fribourg / Breisgau, pendant 20 ans président / membre de commissions de la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Invitations en tant que professeur associé à Aix, à Paris-Nanterre, à UC Davis (USA), à l’ENS Paris, à Nantes et au Collège de France. Soraya Nour est professeur à l’Université Portucalense, chercheuse rattachée au Sophiapol, Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Elle a mené de recherches aux Universités de Saint Louis (SLU), Nanterre, Francfort sur-le-Main et Berlin (HU) et a enseigné aux Universités de Munich, de Metz et de Lille ainsi qu’au Collège International de Philosophie de Paris. Lauréate du Prix de l’Amitié FrancoAllemande et Vice-Présidente de l’Association Humboldt France, elle a (co)organisé plusieurs collèges Humboldt. Ses recherches portent sur la philosophie du droit international, les relations internationales et le mouvement pacifiste. Direction d’ouvrages collectifs : The Minority Issue. Law and the Crisis of Representation (Berlin 2009) ; (avec Christian Lazzeri) Reconnaissance, identité et intégration sociale (Nanterre 2009) ; (avec Olivier Remaud) War and Peace. The role of science and art (Berlin 2010) ; (avec Damien Ehrhardt) La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité (Berlin, 2012). Alain Patrick Olivier est philosophe et chercheur au Centre de Recherches sur Hegel et l’Idéalisme Allemand, Université de Poitiers et Vice-président de de l’Association Humboldt France. Ancien boursier de la Fondation Humboldt à la Fern universität Hagen (2006) et aux Universités de Münster et de Francfort / M. (2011). Publications d’ouvrages : Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique (2003) ; Hegel, la genèse de l’esthétique (2009). Directeur scientifique de : Hegel. Esthétique. Cahier de notes de Victor Cousin (2005).
Index Althusser 100, 102 Amiel 39, 41
Klein 80, 86, 87 Koyré 47, 48, 49, 50, 51, 52
Baour-Lormian 41 Blaze 38, 39, 40, 43 Borel 39, 43 Bourdieu 85, 87, 102 Bürger 36, 41
Lacan 99, 102 Lévi-Strauss 13, 18
de la Blache 21, 27, 31, 33 Deleuze 14, 18 Derrida 59, 60, 65, 69, 70, 71, 72, 73 Deschamps 37, 38, 41, 43 Dilthey 85, 87
Nerval 40, 41 Nicolas Martin 37, 38, 39, 40, 41
Gautier 41 Goethe, 16, 38, 41 Guattari 14, 18 Hasselt 39, 43 Heidegger 50, 51, 52, 101, 102 Heine 16, 41 Hoffmann 38, 43 Hugo, Victor 25, 41 Husserl 45, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55
Marmier 37, 38, 39, 40, 41, 43
Sainte-Beuve 37, 38, 44 Saint-Hilaire 77, 78, 79, 87 Sartre 101, 103 Schiller, 41 Stapfer 39 Taillandier 39 Valéry 89, 103 Van Hasselt 41, 42, 44 Voltaire 29, 34 Wacken 39, 41