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French Pages 192 [181] Year 2023
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Musée Jacquemart-André Institut de France
Giovanni
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1n1 Influences croisées
Ouvrage publié à l'occasion de l'exposition au Musée Jacquemart-André du 3 mars au 17 juillet 2023
Couverture: cat. 24 {détail}
Sous la direction de Neville Rowley et de Pierre Curie Auteurs: Brigit Blass-Simmen ThomasBohl Giacomo A. Calogero Maria Agnese Chiari Moretto Wiel Giancarla Cilmi Roberto Contini Pierre Curie Alessandro Delpriori David Ekserdjian Michel Hochmann Nicolas Joyeux Philippe Malgouyres SaraMenato Éric Pagliano Neville Rowley Gennaro Toscano Éditeur: Fonds Mercator (directeur: Bernard Steyaert) Coordination éditoriale : Emmanuelle Lu ssiez et Juliette Rizzi pour Culturespaces; Laetitia d'Oultremont pour le Fonds Mercator Production: Laetitia d'Oultremont pour le Fonds Mercator Recherche iconographique: Livia Lérès et Domitille Sechet pour Culturespaces; Laetitia d'Oultremont pour le Fonds Mercator Traductions de l'anglais: Marie-Françoise Dispa Traductions de l'allemand: Victor Claass Traductions de l'italien: Lucien d'Azay Rédaction finale : Fabrice Biasino, Mot à mot, Bruxelles Mise en pages: Géraldine Meeu s, Bruxelles Photogravure, impression et reliure: Graphius, Gand Papier: Magno Volu me 150 g Polices de caractères: Ashbury, Athelas © 2023 Fonds Mercator, Bruxelles et les auteurs
Couverture souple: ISBN 978-94-6230-346-l D/ 2022/703/ 08 Couverture cartonnée : ISBN 978-94-6230-345-4 D/ 2022/703/ 07 Cette exposition est sous le patronage de !'Ambassade d'Italie
Ambasciata d'Italia
Parigi
Avec la participation de
( BnF I
Bibliothèque nationa le de France
c;emaldegalerie Staatliche Museen zu Berlin •
Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite ou transmise en aucune forme ou par aucun moyen, éleéhoniqu e ou mécanique, par photocopies, enregislrement et par aucun syslème de Stockage d'information sans l'autorisation écrite préalable des éditeurs. L'éditeur s'esl efforcé d'appliquer les prescriptions légales concernant le copyright, sans pouvoir toutefois retrouver l'origine certaine de tous les documents. °'1iconque se considère autorisé à faire valoir des droits esl prié de s'adresser à l'éditeur.
Table des matières 8 13
16
Préfaces Remerciements Repères chronologiques
Essais 20
Giovanni Bellini, le miroir vénitien NEVILLE ROWLEY
28
Giovanni Bellini et le métier de peintre à Venise MICHEL HOCHMANN
36
Jacopo et Giovanni Bellini, enlumineurs GENNARO TOSCANO
44
Expérimentations du dernier Bellini : une leéture à travers huit tableaux SARA MENATO
52
Mantegna, une passion des André PIERRE CURIE
Catalogue 60 76 100 110 132 150
168 176 180
184
Dans l'atelier de Jacopo Les modèles padouans Réminiscences byzantines Entre Nord et Sud Le paysage, entre rêve et réalité Le crépuscule des dieux Bibliographie Catalogues d'exposition Index Crédits photographiques
Giovanni Bellini, peintre officiel de la Sérénissime BRUN O MONNIE R Président de Culturespaces
Figure éminente de la Renaissance italienne, le peintre Giovanni Bellini est considéré comme le maître de l'école vénitienne ayant donné naissance à l'art du colorito qui fit la gloire de la Sérénissime. Artiste incarnant la transition entre la période gothique et la Renaissance proprement dite, Bellini est considéré comme le maître des madones, des douleurs et des passions. L'exposition Giovanni Bellini, Influences croisées est la première exposition en France à rendre hommage à cet artiste emblématique du Quattrocento italien, qui fut peintre officiel de la Sérénissime et dont l'ascension correspond au début de l'âge d'or de la peinture vénitienne. Bellini occupa très tôt une place privilégiée parmi les artistes de son temps, aussi bien par son statut social que par sa célébrité. À cette époque, Venise était la principale place commerciale européenne et bénéficiait d'un commerce prospère dont les liens étroits avec l'Orient influencèrent profondément le développement de son art. L'œuvre de Bellini s'inscrit dans cette dynamique d'échanges et d'influences. Sa brillante carrière, qui réunit toutes les phrases de transition de la peinture vénitienne, repose su r une quête incessante du progrès. Son art évolue continuellement en fonétion de ses rencontres et des œuvres qui lui parviennent et qui lui apporteront de nouvelles aspirations. De son père peintre Jacopo, auprès de qui il débuta, à ses propres élèves Giorgione, Lotto et Titien, en passant par la peinture de son beau-frère Andrea Mantegna ou celle d'Antonello de Messine et des artistes flamands, son œuvre n'aura eu de cesse d'évoluer tout au long de sa carrière grâce aux nombreuses influences rencontrées que l'exposition vous invite à parcourir. Cet hommage exceptionnel consacré par Culturespaces et le Musée Jacquemart-André réunit une cinquantaine de chefs-d'œuvre provenant des plus importants musées italiens, mais aussi français et eu ropéens, sans qu i cette exposition n'aurait pu voir le jour, et auxquels j'exprime toute ma gratitude. Je tiens aussi à remercier tout particulièrement les commissaires de l'exposition, Monsieur Neville Rowley, conservateur des peintu res et des sculptures italiennes des XIV" et XV" siècles à la Gemaldegalerie et au Bode-Museum de Berlin, et Monsieur Pierre Curie, conservateur du Musée Jacquemart-André, qui ont su apporter un regard nouveau sur l'œuvre de Bellini. Tous mes remerciements vont également à Son Excellence Madame Emanuela D'Alessandro, Ambassadrice d'Italie en France, qui a accordé son patronage à l'exposition, nous offrant ainsi une nouvelle occasion de mettre en lumière le dynamisme et la richesse des relations qui unissent nos deux pays.
8 Giovanni Bellini: Influences croisées
Les André et Venise A L A IN PA S QU I E R Membre de l'Institut de France Conservateur du Musée Jacquemart-André
Comme pour nombre de leurs contemporains privilégiés du xrxe siècle, Venise constitue une destination de choix pour le couple André. Les romantiques, comme George Sand et Alfred de Musset qui partent s'y déchirer en 1833, ont rendu la cité des Doges fashionable. Un Anglais, John Ruskin, a décrit dans Les Pierres de Veni se (1851) l'admirable décrépitude de la Sérénissime. Mais la motivation des André qui s'y rendent souvent n'est pas la méditation sur les ruines de la splendeur de la ville, ni de quelconques promenades sentimentales en gondole. Le couple de colleétionneurs parcourt Venise pour y apprécier chez les meilleurs antiquaires (Consiglio Ricchetti, Antonio Marcato, Antonio Carrer, Michelangelo Guggenheim .. .) des œuvres d'art qu'ils entendent acquérir et présenter dans leur futur musée parisien auquel il pense depuis 1884. Leur colleél:ion, que poursuivra Nélie Jacquemart-André devenue veuve, doit présenter les plus beaux exemples de l'art vénitien. Force est de constater que le pari est gagné puisqu'on voit, à Paris et à Chaalis, des peintures de Mantegna, Carpaccio, Cima da Conegliano, Schiavone, Palma Giovanne, des toiles des ateliers de Titien, Tintoret, Véronèse ... Édouard André a commencé sa colleél:ion vénitienne en 1864 avec l'acquisition d'une grande gouache de Guardi, et l'a poursuivie l'année suivante avec celle de deux superbes vedute de Canaletto, pour l'achever en 1893 avec l'achat de deux exceptionnels ensembles de fresques de Tiepolo, déposés et mis en place aux murs et aux plafonds de l'hôtel du boulevard Haussmann. Mais André ne les verra jamais installés, car il meurt le 16 juillet 1894. Ce long parcours de colleél:ionneur, au cours de presque trente années, illustre sa passion pour le xvmesiècle que par ailleurs il a aussi assouvie avec la peinture, le mobilier et les objets d'art français de cette époque. Son épouse Nélie Jacquemart préfère sans aucun doute la Renaissance; elle a un tempérament de décoratrice qui la pousse à acquérir de grands ensembles, comme ce plafond à caissons qui a donné son nom à de notre salle dite «vénitienne » (salle 14). Les scènes allégoriques qu'il comporte sont aujourd'hui attribuées à Girolamo da Santacroce, tandis que les boiseries dorées qui les enchâssent ont été spécialement conçues et montées à Paris, en 1891, par le décorateur vénitien Dominique Pellarin. Cependant, la peinture n'est pas le seul domaine artistique dans lequel brillent les produél:ions de Venise. En effet, des chapiteaux, des vasques de pierre, des margelles de puits, des portes et leur encadrement de pierre d'Istrie, des socles ornés de bas-reliefs, des colonnes et même une longue table à jeux et une grande fontaine murale enrichissent les décors de l'hôtel particulier d'une note vénitienne discrète, soulignée avec plus d'évidence par le lion de Saint-Marc vénéto-dalmate [fig. 1] qui rugit dans notre «musée italien », comme l'appelait Mme André (salle 12). En plus de l'aire padouane, très bien représentée dans nos colleél:ions (Riccio), on peut encore citer quelques sculptures vénitiennes très intéressantes des deux musées, des bustes taillés dans le marbre par Alessandro Vittoria, par exemple, ou bien ces deux lions monumentaux et débonnaires qui veillaient à l'entrée de la villa Pisani à Mira, au xvre siècle, et qui accueillent aujourd'hui nos visiteurs sur les marches du musée.
10 Giovanni Bellini : Influences croisées
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L'exposition Bellini au Musée Jacquemart-André nous offre l'occasion de mettre en valeur quelques-unes des plus belles œuvres vénitiennes de la colleéhon, et naturellement notre grande Vierge à ['Enfant [cat. 39], dont l'autographie bellinienne a été suggérée dès 1932 par Bernard Berenson et confirmée par les spécialistes du peintre à l'occasion d'une exposition organisée par Michel Laclotte Il me plaît aussi de terminer ce court avant-propos en citant mon prédécesseur à la tête de la Fondation Jacquemart-André, M. Jean-Pierre Babelon. Dans une remarquable étude sur l'hôtel particulier du boulevard Haussmann, ce spécialiste d'architeéture notait finement que « de la terrasse jardinée, on regarde la circulation du boulevard comme les hôtes des palais vénitiens observent le Grand Canal 2 ». Certes, même s'il leur manque le clapotis des gondoles et la rumeur des quais, les visiteurs de l'exposition pourront s'imaginer sur la lagune, les yeux tout emplis de cette grâce que le maître vénitien a su donner à ses Madones, de la tendresse des chairs de l'enfant divin, et du mystère des merveilleux paysages qui remplacent l'or byzantin. 1
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FIG. 1 Split (Dalmatie), Lion de Saint Marc l " moitié du XV" siècle Bois doré, Paris, Musée Jacquemart-André
Notes 1 2
Paris 1993, cat. 2, p. 270. Babelon 2012, p, 96.
11 Préfaces
Remerciements
Xavier Darcos, chancelier de l'Institut de France, Alain Pasquier, membre de l'Institut et conservateur de la Fondation Jacquemart-André, et Bruno Monnier, président de Culturespaces, délégataire du Musée Jacquemart-André et producteur de l'exposition, expriment leurs plus vifs remerciements:
- à Neville Rowley, conservateur des sculptures et peintures italiennes des XIV" et x V" siècles à la Gemii.ldegalerie et au Bode-Museum de Berlin, et à Pierre Curie, conservateur du Musée Jacquemart-André, commissaires de l'exposition ; - à Son Excellence Madame Emanuela d'Alessandro, ambassadrice d'Italie en France, pour avoir accordé son patronage à l'exposition, ainsi qu'aux équipes de !'Ambassade d'Italie en France;
Ils adressent l'expression de leur gratitude aux institutions suivantes pour leurs prêts:
Gênes, Palazzo Bianco - Raffaella Besta, direélrice - Margherita Priarone, conservatrice
ALLEMAGNE
Matelica, Museo Piersanti - Don Ferdinando dell'Amore, direéleur - Laura Barbacci, collaboratrice
Berlin, Gemii.ldegalerie - Christina Haak, direélrice générale adjointe des musées de Berlin - Dagmar Hirschfelder, direélrice - Ramona Roth, conservatrice - Babette Hartwieg, restauratrice en chef - Julie Rowlins, régisseuse Berlin, Bode-Museum - Paul Hofmann, direéleur et restaurateur en chef Hambourg, Galerie Hans - Mathias F. Hans, direéleur
Milan, Castello Sforzesco - Claudio Salsi, direéleur - Francesca Tasso, vice-direélrice - Luca Tosi, conservateur Milan, Museo Bagatti Valsecchi - Pier Fausto Bagatti Valsecchi, président honoraire et direéleur - Camilla Bagatti Valsecchi, présidente - Antonio D'Amico, conservateur
ITALIE
Pesaro, Musei Civici - Francesca Banini, responsable de la gestion et de l'entretien du patrimoine
Correggio, Pinacoteca Civica - Francesca Manzini, responsable des services culturels et touristiques
Rome, Museo e Galleria Borghese - Francesca Cappelletti, direélrice - Silvia Lucantoni et Federica Pietrangeli, chargées des prêts
Florence, Galleria Corsini - Contessa Livia Branca Sanminiatelli et Contessa Lucrezia Miari Fulcis - Flaminia Gennari Santori, direélrice
Padoue,DiocesidiPadova - Claudio Sena, vice-direéleur des biens culturels - Andrea Nante, direéleur du Musée diocésain
13 Remerciements
Turin, Galleria Sabauda - Enrica Pagella, direél:rice des Musées royaux de Turin - Annamaria Bava, direél:rice Venise, Galleria Giorgio Franchetti alla Ca' d'Oro - Claudia Cremonini, direél:rice Venise, Gallerie dell'Accademia - Giulio Manieri Elia, direél:eur - Roberta Battaglia, vice-direél:rice - Silvia Salvini, chargée des expositions Venise, Museo Correr - Andrea Bellieni, direél:eur Venise, Scuola Grande di San Rocco - Franco Posocco, Guardian grande - Maria Agnese Chiari Moretto Wiel, historienne de l'art Vérone, Museo di Castelvecchio - Francesca Rossi, direél:rice - Luca Fabbri, conservateur
ESPAGNE
Madrid, Museo Nacional ThyssenBornemisza - Evelio Acedevo, direél:eur - Guillermo Solana, direél:eur artistique
FRANCE
Ajaccio, Musée Fesch - Philippe Cosl:amagna, direél:eur Besançon, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie - Yohan Rimaud, conservateur
14 Giovanni Bellini: Influences croisées
Chambéry, Musée des Beaux-Arts de Chambéry - Caroline Bongard, direél:rice - Antonia Coca de Bortoli, responsable des colleél:ions Paris, Bibliothèque nationale de France - Laurence Engel, présidente - Kevin Riffault, direél:eur général - Marie de Laubier, direél:rice des colleél:ions - Olivier Bosc, direél:eur de la Bibliothèque de l'Arsenal Paris, Musée du Louvre - Laurence des Cars, présidente-direél:rice - Sébastien Allard, direél:eur du département des peintures - Thomas Bohl, conservateur des peintures italiennes du xme au xve siècles Paris, Musée du Petit Palais - Anne-Sophie de Gasquet, direél:rice de Paris Musées - Annick Lemoine, direél:rice Rennes, Musée des Beaux-Arts - Jean-Roch Bouiller, direél:eur - Guillaume Kazérouni, conservateur Strasbourg, Musée des Beaux-Arts - Paul Lang, direél:eur - Dominique Jacquot, conservateur
Ils expriment également leur très sincère reconnaissance aux collectionneurs privés qui ont souhaité garder l'anonymat. Enfin, ils adressent tous leurs remerciements aux personnes suivantes : aux auteurs du catalogue: Brigit Blass-Simmen, Thomas Bohl, Giacomo A. Calogero, Giancarla Cilmi, Roberto Contini, Pierre Curie, Alessandro Delpriori, David Ekserdjian, Michel Hochmann, Nicolas Joyeux, Philippe Malgouyres, Sara Menato, Éric Pagliano, Neville Rowley, Gennaro Toscano, Maria Agnese Chiari Moretto Wiel; à l'ensemble des équipes administratives et du Musée Jacquemart-André pour leur implication dans la préparation et la réalisation de ce projet; et à toutes les personnes qui ont bien voulu soutenir le projet et lui apporter leur concours: Christopher Apostle, Gabriella Belli, Sylvain Bellenger, Marc Bormand, James Bradburne, Francesco Caglioti, Maurizio Canesso, Angela Cerasuolo, Matteo Ceriana, Véronique Damian, Daniele Ferrara, Ilenia Malavasi, Andrea De Marchi, Ana Debenedetti, Francesca Del Torre, Jocelyne Deschaux, Lavinia Galli, Tobias Kunz, Marigusta Lazzari, Paola Marini, Michele Nicolaci, Cinzia Pasquali, Maria Cristina Passoni, Cristina Q!iattrini, Maria Cristina Rodeschini, Alessandra Rullo, Nicolas Surlapierre, Giovanni C.F. Villa, Annalisa Zanni.
ORGANISATION DE L'EXPOSITION
Culturespaces
Oriana Falala et Marianne Lepouzé stagiaires à la conservation du Musée Jacquemart-André
Tania Hagemeister avec Publimark graphisme et signalétique Vyara Stefanova avec Transpalux éclairage
Bruno Monnier président
Communication - Culturespaces
Christophe Beth administrateur du Musée Jacquemart-André
Fanny Ménégaux direétrice marketing et communication
Emmanuelle Lussiez direétrice des expositions
Julia Da Costa responsable de la communication digitale
LP Art transport et accrochage
Milly Passigli direétrice déléguée de la programmation des expositions
Oriane de Coninck chargée des partenariats
Willis Towers Watson France assurance
Juliette Rizzi responsable des expositions
Sophie Etcheverry-Roger chargée de l'aétion commerciale
Symmetric audiovisuel
Coralie Adèle-Amélie, Matthias Jullion et Bernadette Roux assistants des expositions
Zoé Lucchini chargée des éditions et de l'identité visuelle
Vox-Sycomore audioguides
Livia Lérès responsable de l'iconographie
Joanne Gardavaud chargée des relations presse
Domitille Séchet chargée de l'iconographie
Antoine Bonin community manager
Institut de France
Hanna Lebedzeva chargée des ventes en ligne
Alain Pasquier membre de l'Institut de France, conservateur de la Fondation Jacquemart-André Pierre Curie conservateur du Musée Jacquemart-André
Réalisation de l'exposition
Hubert Le Gall, assisté de Laurie Cousseau projet scénographique MPIAction travaux de scénographie
Hélène Sarreau régie des œuvres Arcanes conservation préventive
Claudine Colin Communication bureau de presse Culturespaces tient aussi à remercier, pour leur intervention et leur soutien, les partenaires suivants : Connaissance des Arts Europe 1 Fnac France Télévisions La Croix Le Bonbon L'Œil Le Point RATP SNCF.conneét UGC
Hélène Echiffre attachée de conservation du Musée Jacquemart-André
15 Remerciements
Repères chronologiques GIOVANNI BELLINI (VERS 1435 - 1516)
Vers 1435
1462-14 64
Naissance à Venise de Giovanni, fils illégitime du peintre Jacopo Bellini. Ce dernier est alors marié à Anna Rinversi, avec qui il aura quatre enfants légitimes: Gentile, Nicolosia, Niccolo et Leonello. Giovanni grandit dans la maison de son père, à deux pas de la basilique Saint-Marc.
Peint quatre retables pour l'église vénitienne de Santa Maria della Carità, avec l'assistance d'autres peintres (dont son frère Gentile).
1463 La République de Venise entre en guerre avec l'Empire ottoman.
Vers 1445-1453 Apprenti dans l'atelier de son père.
Vers 1465
1453
Mariage de Giovanni Bellini avec Ginevra Bochet a; le couple aura bientôt un unique enfant, Alvise.
Mariage de la sœur de Giovanni, Nicolosia Bellini, avec le peintre Andrea Mantegna. Date probable de la décoration de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, en partie réalisée par Gentile et Giovanni sous le contrôle de Jacopo [cat. 3 et4]. Donatello quitte Padoue après dix ans de travail. Le 29 mai, chute de Constantinople prise par les troupes ottomanes.
1466 Mort de Donatello à Florence.
1468 Le cardinal Bessarion offre sa riche bibliothèque à la République de Venise; en 1472, il donnera à la Scuola della Carità un précieux reliquaire.
1454
1471
Venise signe la Paix de Lodi avec le duché de Milan.
Mort d'Anna Rinversi, belle-mère de Giovanni Bellini; son époux Jacopo était décédé peu auparavant. Gentile hérite des livres de modèles de Jacopo; Giovanni n'est pas mentionné dans le testament de sa belle-mère. Marco Zoppo peint à Venise un retable destiné à l'église San Giovanni Battista dell'Osservanza de Pesaro, qui servira de prototype aux compositions de Bellini.
145 9 Travaille comme peintre indépendant dans la paroisse de San Lio. Peint deux enluminures pour un manuscrit commandé par Jacopo Antonio Marcello, une commande qui lui a sans doute été déléguée par son beau-frère Mantegna [fig. 21].
1472-1475 1460 Jacopo, Gentile et Giovanni Bellini signent (dans cet ordre) le retable de la chapelle Gattamelata, dans la basilique du Santo de Padoue (œuvre perdue). Andrea Mantegna devient peintre de cour à Mantoue, où se tient depuis l'année précédente un concile voulu par le pape Pie II pour tenter de reprendre militairement Constantinople aux Ottomans.
16 Gwvanni Bellini: Influences croisées
Retable du Couronnement de la Vierge, peint pour l'église San Francesco de Pesaro (aujourd'hui aux Musei Civici).
1474 Portrait de Jorg Fugger (Pasadena, Norton Simon Museum), première œuvre datée.
1475-1476
1502
Séjour d'Antonello de Messine à Venise.
Retable du Baptême pour l'église Santa Corona à Vicence [fig. 23]. Portrait du doge Leonardo Loredan (National Gallery, Londres [fig. 7]).
Vers 1476-1478 Extase de saint François (New York, Frick Colleél:ion).
1505 1479
Retable de San Zaccaria (Venise, San Zaccaria [fig. 25]).
Traité de paix entre Venise et l'Empire ottoman. Gentile Bellini esl envoyé à Conslantinople par la République de Venise; Giovanni le remplace pour décorer la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges (décoration détruite lors d'un incendie en 1577). Achève le retable de la Résurrection pour l'église vénitienne de San Michele in Isola (aujourd'hui à la Gemaldegalerie de Berlin [fig. 13]). Mort d'Antonello de Messine.
Séjournant à Venise, le peintre de Nuremberg Albrecht Dürer affirme que Giovanni Bellini « esl très vieux, mais toujours le meilleur en peinture». Mort d'Andrea Mantegna à Mantoue. Giovanni achèvera sa dernière commande, un cycle de grisailles destiné au palais Cornaro de Venise.
1483 Peintre officiel de la République de Venise.
1506
1507 Mort de Gentile Bellini. Giovanni termine la Prédication de saint Marc à Alexandrie pour la Scuola Grande di San Marco, laissée inachevée par son frère. Il hérite de l'un des deux livres de dessins de son père.
1485 Habite dans le quartier de Santa Marina à Venise.
1487 Vierge aux arbrisseaux (Gallerie dell'Accademia, Venise [fig. 11]), première Madone signée et datée. Retable de San Job (Gallerie dell'Accademia, Venise; date approximative).
1508 Giorgione et Titien achèvent la décoration à fresque de la façade du Fondaco dei Tedeschi, située sur le Grand Canal. Louis XII de France, Ferdinand II d'Aragon et l'empereur Maximilien forment la Ligue de Cambrai, alliance militaire destinée à priver Venise de certains territoires.
1488
1510
Triptyque pour l'église des Frari à Venise (in situ). Retable pour la famille Barbarigo (Murano, San Pietro Martire).
Mort de Giorgione de la peste, à trente-trois ans.
1489
Achève le Festin des Dieux pour le duc de Ferrare Alphonse d'Este. L'œuvre (aujourd'hui à la National Gallery of Art de Washington) sera par la suite retravaillée par Dosso Dossi, et surtout par Titien.
1514 Chypre devient territoire vénitien.
Vers 1490 Mort de son épouse Ginevra.
1515 1492 Travaille dans la Salle du Grand Conseil au Palais des Doges. Remplace son frère pour réaliser la décoration de la Scuola Grande di San Marco. La découverte de l'Amérique par Chrislophe Colomb marque le début du basculement économique du monde occidental vers l'Atlantique et du déclin de Venise.
1499 Mort de son fils Alvise.
Femme à sa toilette (Vienne, Kunslhislorisches Museum [fig. g]). Dérision de Noé (Besançon, Musée des BeauxArts [cat. 45]; date approximative).
1516 Mort à Venise le 29 novembre. Le peintre esl inhumé dans l'église des Santi Giovanni e Paolo. Le Martyre de saint Marc de la Scuola Grande di San Marco sera terminé par Vittore Belliniano en 1526. Titien, Assomption de la Vierge (Venise, église des Frari).
17 Repères chronologiques
Giovanni Bellini, le miroir vénitien NEVILLE ROWLEY Conservateur des peintures et de s sculptures italiennes des xr ve et xve siècles Gemaldegalerie et Bode-Museum d e Berlin
Ce sont deux femmes nues tenant un miroir. La première [fig. 2] semble regarder son propre reflet. Pourtant, c'est bien le spectateur qu'elle séduit, lui offrant sa nudité de manière impudique et nonchalante, la main posée sur la hanche. Ses pieds débordent dans notre espace, ses sandales indiquent qu'elle n'est pas nue de toute éternité comme une allégorie de la Vérité ou de l'Amour sacré. Elle s'est à peine dévêtue: c'est une aguicheuse, que le Brugeois Hans Memling représente non loin d'un squelette [cat. 29], manière de signaler le destin que la morale de son époque souhaite à ce genre de personnages. La seconde femme, elle, n'a pas de sandales [fig. 3]. Elle est vue légèrement de biais pour ne pas dévoiler toute sa nudité. Elle ne regarde pas le speél:ateur, mais baisse les yeux en direction de l'un des enfants qui l'accompagnent, armés de tambours et de trompettes. Ce n'est pas une figure négative, sans doute une allégorie de la Prudence - son miroir lui permet de surveiller ses arrières. Dans celui-ci, on aperçoit un visage, non plus le reflet de la femme elle-même - comme dans le tableau de Memling - mais celui d'un homme. Le propriétaire du tableau, sans doute le peintre lui-même: Giovanni Bellini. Tout l'art de Bellini peut être résumé par une telle confrontation. Giovanni s'est en effet inspiré, sinon directement de ce Triptyque de la Vanité terrestre et de la Rédemption céleste que Memling venait de réaliser pour un commanditaire italien, du moins d'une image similaire, produite au nord des Alpes. Séduit par la femme nue au miroir, Bellini l'a néanmoins transformée, le caraél:ère sulfureux laissant place à un plu s
grand mystère. Il est cependant impossible d'être tout à fait certain que l'allégorie bellinienne représente bien la Prudence, tout comme restent énigmatiques les autres tableautins appartenant autrefois au même meuble pourvu d'un miroir [cat. 30] . Tel est Giovanni Bellini: un peintre qui observe puis emprunte, transforme puis sublime les sources visuelles les plus diverses. Son art ne peut donc être pleinement compris sans être mis en présence des modèles qui nourrirent constamment son inspiration. Passons donc en revue sa carrière au gré de ces différentes influences, toutes capitales pour le devenir de son art - et pour celui de la peinture vénitienne tout entière.
FIG. 2 Hans Memling, Allégorie de la Vanité {détail cat. 29}, vers 1485, huile sur bois, 20,2 x 13,1 cm, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts
20 Giovanni Bellini: Influences croisées
La matrice familiale Giovanni Bellini est un peintre de silences. Sa jeunesse nous échappe, bien plus que celle de ses contemporains: à quinze ans, Donatello s'était déjà bagarré; Andrea Mantegna n'hésitait pas à évoquer fièrement ses dix-sept printemps en signant l'un de ses premiers retables pour l'église Santa Sofia, à Padoue. Bellini, lui, est d'un tempérament plus sage que Donatello, et il ne datera régulièrement ses propres œuvres qu'à cinquante ans passés. Aussi n'est-il guère étonnant que l'on ait âprement débattu des débuts de l'artiste, et notamment de sa date de naissance. La thèse la plus vraisemblable est que Giovanni soit né à Venise autour de 1435. Fils illégitime du peintre Jacopo Bellini, il est élevé avec les autres enfants de ce dernier. Le fils aîné, Gentile, apprend bientôt le métier de peintre; le cadet va l'imiter, sans doute plus par nécessité que par goût personnel. En tout premier lieu, Giovanni Bellini s'est donc fait peintre pour légitimer sa présence au sein d'une famille dont il n 'était pas un membre de plein droit.
Jacopo Bellini a toujours clamé sa dette envers Gentile da Fabriano, grande figure de la peinture italienne des débuts du XV" siècle: le patriarche a même prénommé son premier fils en hommage à son maître. Il est vrai que l'art de Gentile da Fabriano est en tous points remarquable : ses drapés ne sont que courbes et contrecourbes, les détails de ses peintures sont traités avec un souci miniaturiste, tandis que l'or est appliqué à même ses panneaux avec la plus grande subtilité. Au moment où Giovanni voit le jour, son père s'inscrit pleinement dans cette mouvance du « gothique international » [cat. 1] ; il convient de noter combien une telle ambition s'écarte de la tradition séculaire des icônes byzantines, omniprésentes dans les églises de la lagune vénitienne. Par la suite, Jacopo va poursuivre sa brillante carrière, sans apparemment prêter attention aux nombreuses nouveautés qui sont produites à Florence. La faute en incombe surtout à ses commanditaires, bien trop attachés à l'art du passé. Car Jacopo est parfaitement au courant des découvertes florentines, dont il se fait l'écho dans ses recueils de dessins à la remarquable modernité, et qui exercèrent une influence non négligeable sur l'imaginaire des fils Bellini. Ceux-ci sont bientôt mis à contribution. À cette époque, c'est vers dix ou onze ans que l'on intègre l'atelier d'un peintre, pour effeétuer un travail d'abord ingrat qui consiste à préparer pigments, liants et supports - quand on ne s'occupe pas de comptabilité. Après quelques années d'apprentissage, on a enfin le droit de s'exercer le pinceau à la main. Une Vierge à !'Enfant s'avère ainsi peinte par le jeune Gentile, sous le contrôle direét de Jacopo, qui a réalisé les sept saints qui occupent la partie basse ou prédelle [cat. 5] . À première vue, il peut sembler curieux de laisser la majeure portion d'une œuvre à un assistant, fût-il son propre fils, tout en se réservant une part marginale; le traitement miniaturiste des saints devait pourtant être bien plus difficile à maîtriser que les formes plus génériques de la Madone, que Gentile a sans doute retranscrites à partir d'un carton dessiné par son père. Les saints de cette partie basse sont du reste si réussis que certains n'ont pas hésité à les attribuer au
FIG. 3 Giovanni Bellini, Allégorie de la Prudence [?] {détail cat. 30}, vers 1490-1495, huile sur bois, 32 x 22 cm , Venise, Gallerie d ell'Accademia
21 Giovanni Bellini, le miroir vénitien
pinceau du jeune Giovanni. Quant aux deux grandes toiles (ou teleri) réalisées pour la décoration de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, une confrérie laïque de Venise, elles laissent également percer la main des fils derrière le projet du père. Si l'Annonciation [cat. 4] est en grande partie réalisée par Gentile, qui exécutera plus tard un chef-d'œuvre sur le même thème [cat. 6], la Naissance de la Vierge [cat. 3] est sans doute due à son demi-frère. De manière fort naturelle, les premières tentatives de Giovanni Bellini sont amplement marquées par son environnement familial.
Les lumières de Padoue Les teleri de San Giovanni Evangelista datent de la première moitié des années 1450, au moment où survient un évènement capital dans la famille Bellini. En 1453, la fille aînée de Jacopo, Nicolosia, épouse le peintre padouan Andrea Mantegna. Ce dernier n'a alors que vingt-deux ans mais il est déjà l'artiste le plus moderne de la ville (surtout que son grand rival en la matière, Niccolà Pizzolo, meurt assassiné la même année). Entre Andrea et Nicolosia, il ne s'agit pas tant d'un mariage d'amour que d'une opportunité commerciale non négligeable, permettant à l'époux comme au beau-père d'étendre leur réseau de commanditaires entre Venise et Padoue - et même au-delà. Giovanni Bellini avait débuté sa carrière dans l'admiration tant paternelle que fraternelle; l'entrée de Mantegna dans la famille va faire de ce nouveau venu le principal modèle à imiter, et ceci pour plusieurs années. De fait, il n'est pas toujours aisé de distinguer les créations des deux beaux-frères dans ces mêmes années: plusieurs œuvres de Bellini singent même tellement les créations mantégnesques qu'il est tentant de penser qu'elles ont pu être vendues, dès l'origine, sous le nom de Mantegna. Certaines Madones de ce dernier ont, quant à elles, été prises pour des créations de Bellini [cat. 8]. ~ant aux quatre enluminures d'un manuscrit daté de 1453, l'année du fameux mariage [cat. 7], elles ont pu être alternativement attribuées aux deux peintres, mais aussi au patriarche Jacopo - l'absence de consensus à ce sujet soulignant la grande proximité stylistique entre ces artistes. La formation de Giovanni Bellini ne peut toutefois se comprendre en se limitant à son cercle familial. Tout comme Mantegna, le jeune peintre est en effet subjugué par les œuvres monumentales que Donatello a laissées
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à Padoue au cours d 'une décennie de travail intense. Entre 1443 et 1453, le sculpteur florentin a en effet laissé dans cette ville, située à quelques lieues de Venise, un Crucifix et un immense autel de bronze pour la basilique Saint-Antoine, mais aussi, devant l'église, un monument équestre, également de bronze, prouesse technique que personne n'avait réussi à réaliser depuis l'Antiquité. Mantegna reprendra à l'envi la dimension héroïque de telles figures [fig. 4] ; Bellini, lui, est touché par le sentiment pathétique qui émane de ces œuvres, comme notamment les représentations du Christ mort. Les dessins du peintre sur le même sujet [cat. 12] chercheront également à transmettre l'intense émotion des figures saintes pleurant la mort du Christ, telle qu'elle s'exprime en premier lieu dans les reliefs donatelliens [cat. 11].
FIG. 4 Andrea Mantegna, Sain te Justine {détail du Polypty que d e saint Luc}, 1453-1455, tempera et or sur bois, 177 x 230 cm, Milan, Pinacoteca di Brera
FIG. 5 Giovanni Bellini, Vierge à L'Enfant, dite Madone grecque, vers 1470, huile et or sur bois, 84 x 64 cm, Milan, Pinacoteca di Brera
Donatello eut beau quitter Padoue au début de l'année 1454, son influence n'en resta pas moins immense en Vénétie, et ceci pendant plusieurs décennies. Giovanni Bellini ne fait pas exception à la règle: au milieu des années 1470, il produira toujours des Madones shiétement comparables aux reliefs du sculpteur toscan [cat. 14], se privant même parfois de l'artifice du paysage pour insister avant tout sur le rapport entre mère et enfant, si fondamental dans l'œuvre de Donatello [cat. 13). Cette confrontation entre peinture et sculpture - que l'on nommera bientôt le paragone - doit donc être comprise comme une véritable émulation entre deux manières complémentaires d'exprimer un même sentiment religieux.
Survivances du monde byzantin Suivre de près les nouveautés padouanes aurait pu aller de pair avec un renoncement définitif à toute forme de passéisme. Non seulement Giovanni Bellini n'oubliera jamais la leçon de son père, mais il ne tournera pas non plus le dos à la tradition byzantine, si présente à Venise à son époque. C'est que la République Sérénissime, comme elle se nomme elle-même, a été autrefois une colonie de Byzance, et qu'elle a gardé de cette époque un goût prononcé pour les dorures sous toutes leurs formes: l'église principale de la ville, la basilique Saint-Marc, rutile de mosaïques dorées, au centre desquelles trône un retable fait du même métal, la Pala d'ara. Le jeune
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Bellini avait dû dans sa jeunesse réaliser des Madones sur fond d'or [cat. 17] à l'instigation de ses commanditaires; il ne refusera jamais par la suite de se prêter à nouveau à un tel exercice, même quand celui-ci sera passé de mode [cat. 19]. Q!iand on les compare aux icônes qui ne cesseront d'être produites sur les territoires vénitiens [cat. 20], on s'aperçoit que les Madones belliniennes reprennent, par-delà le fond d'or, les poses canoniques des modèles byzantins, voire leurs inscriptions grecques [fig. 5]. Pour Bellini, la recherche du progrès ne signifie donc pas l'oubli de ses propres racines. Jusque dans ses dernières œuvres, on verra briller des reflets de mosaïques absidiales [fig. 27], obtenus non pas avec de l'or véritable, mais feints avec de la peinture à l'huile.
Entre Nord et Sud Depuis le début des années 1430, le Brugeois Jan van Eyck est en effet parvenu, en liant ses pigments avec de l'huile, à conférer à ses tableaux une transparence inédite, ce qui leur vaut bien vite d'être admirés dans toute l'Europe. En Italie, on s'efforce d'imiter cette manière, sans d'abord en
maîtriser les procédés: le jeune Bellini participe de cet engouement, comme le démontre une petite Crucifi,xion [cat. 22] réalisée à la fin des années 1450, et qui doit autant à un modèle eyckien [cat. 21] qu'à l'interprétation du sujet qu'en a faite Mantegna [fig. 6]. Au-delà de la scène religieuse, Bellini démontre son goût déjà prononcé pour la représentation du paysage, et sa capacité à représenter de subtils reflets sur de vastes étendues d'eau - lors même que l'usage flamand de l'huile lui fait encore défaut. Durant toute la carrière du peintre, l'art du Nord restera l'un de ses modèles privilégiés: la femme au miroir de Memling le démontre aisément [fig. 2 et 3]. En 1460, Andrea Mantegna quitte Padoue pour devenir peintre à la cour de Mantoue; il sera bientôt fait comte palatin. Pour Bellini, ce départ ne pouvait mieux tomber, tant il se fatiguait à imiter l'insolente virtuosité de son beau-frère en matière de raccourcis perspeéhfs et de drapés à l'antique. Giovanni pourra enfin laisser plus de place à ses propres goûts, en insistant notamment sur l'interaction entre couleur et lumière. Une décennie plus tard, Jacopo Bellini meurt en laissant sa charge de peintre officiel de la République de Venise à son fils légitime, Gentile. Giovanni semble enfin s'être
FIG. 6 Andrea Mantegna, Crucifixion, 14561459, tempera sur bois, 76 x 96 cm, Paris, Musée du Louvre
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Antonello a dû quitter sa Sicile natale pour trouver ses propres inspirations, établissant lui aussi une synthèse remarquable entre monumentalité italienne et sens du détail plus flamand. À son arrivée à Venise, Antonello ne manque certes pas d'être impressionné par l'art de Bellini [cat. 24 et 25], mais ce dernier ne peut que lui rendre la pareille: la conception plus panoramique des paysages du Sicilien réapparaît immédiatement dans les créations belliniennes [cat. 23], qui se risquent également à peindre des portraits à la fois héroïques et intimes, dont les modèles nous dévisagent de manière insistante [cat. 27]. Bellini préfèrera bientôt représenter des figures au regard perdu dans le vide, leur fonéhon sociale primant sur leur véritable personnalité [fig. 7] . Comme les autres, l'exemple d'Antonello a d'abord été singé, puis véritablement assimilé.
Du paysage en peinture
FIG. 7 Giovanni Bellini, Le Doge Leonardo Loreda n, vers 1501-1502, huile sur bois, 61 ,4 x 44,5 cm, Londres, National Gallery
émancipé de ses modèles. Il se spécialise toujours plus dans la produéHon de Vierges, qui sortent de son atelier à un rythme presque industriel. Un style de maturité se dégage, symbolisé par cette Sainte Justine [cat. 16] qui se souvient certes des créations donatelliennes et mantégnesques [fig. 4] réalisées à Padoue, mais qui n'en possède pas moins une magie lumineuse propre, qui n'est pas sans rappeler l'art de Piero della Francesca. S'agit-il d'une nouvelle influence consciente de Bellini ou, plus vraisemblablement, d'un parallèle artistique fortuit? Toujours est-il que Giovanni devient alors, et avant tout, un peintre de la lumière. Il ne reviendra plus en arrière. Là où d'autres se seraient laissé aller à creuser un même sillon, Bellini ne peut quant à lui rester indifférent à l'arrivée à Venise, en 1475, d'un peintre au génie singulier: Antonello de Messine. Alors que la position centrale de Venise dans le commerce mondial avait offert à Bellini tous les modèles dont il avait besoin,
Au fil des années, Giovanni Bellini est devenu un peintre respeétable et respeété, qui reçoit bientôt les honneurs jusque-là réservés à son frère: en 1479, Gentile est envoyé à Constantinople pour une mission diplomatique, et voici Giovanni chargé de compléter les somptueuses décorations du Palais des Doges. En parallèle, la produétion de Madones continue, grâce au travail nourri de collaborateurs serviles, qui perpétueront les recettes piéturales du maître jusqu'après sa mort. Certains peintres de la jeune génération vont pourtant exercer une influence considérable sur leur vénérable aîné. En quelques années, la conception du paysage qu'avait Bellini va ainsi singulièrement évoluer: alors que les arrière-plans de ses tableaux représentaient jusque-là des étendues imaginaires, comprises comme des espaces de méditation que le speétateur devait parcourir en pensée, voici qu'apparaissent ici et là des bâtiments réels, comme s'il s'agissait de rendre plus tangibles encore les vues représentées. Une telle propension topographique doit être mise en rapport avec la manière dont Giovanni Battista Cima da Conegliano montre, à l'arrière-plan de ses Madones, des lieux parfaitement identifiables [cat. 34]. Même si Cima n'a pas été formé dans l'atelier bellinien, son génie propre a permis à Bellini de développer une nouvelle facette de son art. La confrontation des retables des deux peintres représentant le Baptême du Christ [fig. 23 et 24] est exemplaire en ce sens: car c'est bien Cima qui précède Bellini.
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FIG. 8 Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione, La Tempête, vers 1502-1503, huile sur toile, 82 x 73 cm, Venise, Gallerie dell'Accademia
Cet intérêt pour le paysage réaliste va à son tour s'estomper du fait d'une autre influence, venue cette fois du cœur de l'atelier. Au tournant du siècle, Bellini a en effet sous ses ordres un jeune apprenti qui entend dissoudre ses paysages dans une brume à la poésie indéfinissable - reprenant sans nul doute, tout en la déformant, la leçon de Léonard de Vinci, qui séjourne brièvement à Venise en 1499. Si la parenté entre les deux Vierge à !'Enfant de Bellini [cat. 39] et de Giorgione [cat. 37] est ainsi très grande, c'est une nouvelle fois le plus jeune peintre qui mène la danse: les couleurs sombres du retable bellinien sont celles de la Tempête de Giorgione [fig. 8], tableau manifeste de cette nouvelle ère. Bellini a beau être âgé de quelque soixante-cinq ans, il refuse d'abdiquer: il a toujours pris aux autres pour façonner son art et ne compte pas s'arrêter en si bon chemin. Le style de Giorgione, poursuivi par Titien, sera le dernier modèle que le peintre, éternel étudiant, s'efforcera d'imiter. Plus la fin approche, plus les modèles de jeunesse remontent à la surface. C'est particulièrement le cas de
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Mantegna, le beau-frère tant admiré, qui meurt en 1506 en laissant inachevée une commande en grisaille que Bellini acceptera de terminer, dans un ultime hommage à la manière p étrifiée du peintre de Padoue devenu gentilhomme à Mantoue. Vieillard, Mantegna avait la main tremblante, ce qui l'empêchait de parvenir à ses fins mimétiques; pour Bellini, les tourments du grand âge deviennent un avantage: sa Dérision de Noé [cat. 45] est exécutée dans une manière si libre qu'elle anticipe l'art des décennies à venir - au point que Roberto Longhi a pu qualifier l'œuvre de « premier tableau de la peinture moderne ». En plus de choisir un sujet inhabituel, Bellini renonce aux principes illusionnistes sur lesquels il a bâti sa carrière: pas de paysage lointain, ni même de pers):,eéhve correél:e puisque le bol placé au premier plan semble presque vouloir se renverser sur le s):,eél:ateur (qui admirait sans doute le tableau accroché au-dessus d'une porte). On a parfois vu un autoportrait allégorique dans ce Noé vieilli, dénudé, ivre, endormi et moqué. L'œuvre est à n'en pas douter un véritable testament piél:ural.
Le miroir de Venise Nous avons ouvert cet essai avec deux femmes nues tenant un miroir; c'en est une autre qui vient le refermer [fig. g]. Il s'agit d'une Vénitienne à sa toilette: sa coiffe - que l'on appelle les reticelle - indique qu'elle est mariée (même s'il est pour le moins singulier de garder son couvre-chef dans un tel déshabillé). Le tableau est daté de 1515, un an avant la mort de Bellini : on l'a interprété tour à tour comme une allégorie de la peinture (Daniel Arasse), du sens de la vue (Rona Goffen) ou du paragone (Sefy Hendler) - autant de points de vue perspicaces et complémentaires. Avec un peu d'imagination, rien n'empêche également de voir dans ce tableau une image de Venise elle-même, cette ville à la beauté envoûtante, l'un des centres du monde par sa puissance maritime et longtemps un pont entre Orient et Occident.
Au XV" siècle, la Sérénissime se tourne résolument vers la conquête terrestre, se choisissant par là-même un destin italien. Les paysages belliniens, de campagne et non de lagune, se font donc l'écho de cette réalité historique. La femme a besoin de deux miroirs pour ajuster ses reticelle. Le premier permet de regarder en arrière, vers une Byzance que l'on a abandonnée à son sort, le second vers l'avenir: Venise deviendra cette ville toujours identique, mais changeante du fait des réflexions de l'eau sur ses palais. Une ville que Giovanni Bellini, tel un miroir magique, fut le premier à rendre visible.
Cet essai et le travail occasionné par cette exposition sont dédiés à la mémoire de Françoise Rochette, née Versini (1925-2018), ancienne élève de !'École du Louvre et grande admiratrice de Giovanni Bellini et de Cima da Conegliano.
FIG. 9 Giovanni Bellini, Femme à sa toilette, 1515, huile sur bois, 62,9 x 78,3 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
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Giovanni Bellini et le métier de peintre à Venise MICHEL HOCHMANN Directeur d 'études à ]'École pratique des Hautes Études-PSL, t itulai re d e la dir ec tio n d 'ét ud es « Histo ire de la pei nture ita lie nn e, xv re-xv u e siè cle», et doyen de la section des Scien ces historiques et philologiq u es d e ]'EPHE-PSL
Giovanni Bellini et son atelier dominèrent la peinture vénitienne pendant toute la fin du XV" et le début du XVIe siècle. Les hiStoriens soulignent souvent l'efficacité avec laquelle Giovanni sut organiser le travail de ses collaborateurs pour produire en grand nombre des tableaux de dévotion destinés à une clientèle de particuliers, tout en obtenant une large partie des commandes publiques, celles des décors defünés au Palais des Doges ou aux Scuole grandi, les plus importantes confréries de la ville, celles aussi de retables pour les églises de Venise. L'ascension de Giovanni correspond d'ailleurs au début d'un âge d'or de la peinture vénitienne, pendant lequel la S_érénissime rivalisa avec les plus grands centres artistiques de la Péninsule, en partie grâce à la réputation que le peintre réussit à acquérir dans toute l'Italie, et plus généralement en Europe. Il occupa très tôt une place à part parmi les artiStes de son temps, aussi bien par son Statut social que par sa célébrité, comme en témoignent les louanges que lui adressèrent les humaniStes et les lettrés tout au long de sa vie'. Cependant, malgré son caraétère exceptionnel, la carrière et la produétion de Bellini sont aussi celles d'un artiSte de son temps, et il convient donc, pour les comprendre, de les replacer dans le cadre de l'exercice du métier de peintre dans la Venise de la première partie de la Renaissance. Il faut toutefois rappeler qu'en 1483, les magistrats de la République, par reconnaissance pour son travail dans la salle du Grand Conseil au Palais des Doges, exemptèrent Giovanni de l'obligation de s'inscrire à la corporation des peintres locale (la Scuola ou l'Arte dei dipintori) et d'en payer les droits, tout en le parant du titre de piétor noslri Dominii, qui faisait de lui, en quelque sorte, le peintre officiel de la République 2 • À Venise, ce type d'exemption était extrêmement rare, et nous n'en connaissons pas d'autre concernant les grands peintres vénitiens de la Renaissance, comme Titien, Tintoret ou Véronèse. En effet, même si elle était pauvre (en 1485, elle fut même, pour cette raison, exemptée de la tansa par les X Savii), la corporation
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des peintres vénitiens était, croit-on, la plus ancienne de ce type à avoir été créée en Italie et elle sut maintenir ses prérogatives beaucoup plus longtemps que dans d'autres grandes villes de la Péninsule (on a souvent souligné le conservatisme des Vénitiens, qui, contrairement à Florence ou Rome, ne créèrent pas d'académie de peinture avant le xvme siècle) 3 • Certes, elle regroupait, au côté des artiStes-peintres (qui étaient appelés dans les Statuts figureri, c'eSt-à-dire peintres de figures), de modestes artisans comme les doreurs, les peintres décorateurs qui p eignaient des coffres ou des armes ou les peintres de cartes à jouer, mais cela n'empêchait pas les plus grands artistes de la ville de participer à ses réunions et à ses inStances. La confrérie avait établi de nouveaux statuts en 1436, et elle était très aétive pendant tout le xV" et le début du XVIe siècle, comme en témoigne sa mariegola, le manuscrit dans lequel sont rassemblés l'ensemble de ses règlements 4 • Notre documentation eSt malheureusement lacunaire pour les années correspondant à la carrière de Giovanni : nous n'avons pas de listes des confrères pendant cette période (celles qui subsistent ne commencent qu'en 1530), et nous ne connaissons pas les noms de ceux qui occupaient les charges de direction de la Scuola, à de rares exceptions près. Mais, pour le premier tiers du XVIe siècle, nous pouvons voir que les figureri prenaient encore une part aétive dans la vie de la corporation (y compris Titien). Certains d'entre eux, d'ailleurs, en furent les gaslaldi (les chefs), comme Benedetto Diana, en 1512, ou Giovanni Buonconsiglio qui occupa cette même fonétion en 15315. Les figurer i voulurent même obtenir une sorte de prépondérance lorsqu'à l'infügation de Cima da Conegliano, en 1511, ils prétendirent porter à deux le nombre de leurs représentants au sein de la Banca, le conseil qui dirigeait la corporation, alors que les autres corps de métier n'en avaient qu'un chacun (cette décision fut cependant annulée) 6 • Nous savons d'autre part, grâce, notamment au témoignage d'Albrecht Dürer, que la corporation exerçait alors un contrôle efficace sur l'exercice du
FIG. 10 Pasqualino Veneto, Vierge à L'Enfant, vers 1490-1495, huile et tempera sur bois, 79,5 x 62,3 cm, Maastricht, Bonnefanten Museum
métier, puisqu'elle obligea le grand peintre allemand à payer les droits d'inscription pour pouvoir travailler dans la ville7. Même s'il n'en fut plus membre dans la dernière partie de sa carrière, nous devon s donc quand même examiner les règlements de la corporation pour comprendre dans quelles conditions Giovanni Bellini exerçait son métier. Ils sont malheureusement en général assez imprécis: on n'y trouve pas, en particulier, d'indications ou de limites précises sur la taille des ateliers et le nombre de garzoni (les apprentis) ou de lavoranti (les compagnons) qu'un peintre pouvait avoir à son service,
FIG . 11 Giovanni Bellini, Vierge aux arbrisseaux, 1487, huile sur bois, 71 x 58 cm, Venise, Gallerie d ell'Accademia
alors que, dans le premier statut de la corporation, une décision du 23 février 1301 prévoyait que le maître ne pouvait être assisté de plus d'un apprenti et de deux lavoranti, à moins d'en demander l'autorisation aux Giustizieri, la magistrature chargée du contrôle des métiers 8 . D'autres professions continuaient d'ailleurs à maintenir ces restriél:ions qui permettaient de limiter la concurrence. Cependant, il ne faut pas en conclure que les assistants des maîtres-peintres étaient très nombreux aux XV" et xvresiècles: la plupart des ateliers ne devaient pas compter, en dehors du maître, plus d'un ou deux collaborateurs, garzoni ou lavoranti. Mais, comme plus
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tard Titien ou Bonifacio de' Pitati, Bellini devait être un cas exceptionnel. Il recruta en effet des aides non seulement à Venise et en Vénétie, mais, au-delà, dans toute l'Italie du Nord 9 • Une formation dans son atelier était un titre de prestige, et plusieurs peintres continuèrent, bien longtemps après avoir terminé cet apprentissage, de signer leurs œuvres en se qualifiant de « discipuli » de Giovanni 10 • Ce fut le cas, en particulier, d'Andrea Previtali, mais aussi de Marco Bello ou de Lattanzio da Rimini. Cette habitude paraît ne se rencontrer dans aucun autre centre artistique (on la retrouvera, en revanche, dans le cas de Titien au xvie siècle), et elle démontre à nouveau le rayonnement exceptionnel du
peintre. Cependant, nous avons peu d'informations précises sur la taille de ses équipes. On invoque souvent, à ce propos, quelques documents concernant le chantier du Palais des Doges: on connaît une liste de paiements aux peintres qui travaillaient dans la salle du Grand Conseil, dans laquelle, à côté de Giovanni Bellini, mais aussi d'Alvise Vivarini, les deux maîtres les mieux payés, on trouve les noms de Marco Marziale, Francesco Bissolo, Cristoforo Caselli, Lattanzio da Rimini et Vincenzo dalle Destre (avec, en plus, deux garzoni), soit en tout un groupe de neuf personnes, ce qui est très exceptionnel: on suppose généralement que la plupart de ceux qui apparaissent dans ce document (en dehors d'Alvise
FIG. 12
Giovanni Bellini, Vi erge à !'Enfant entre Paul et saint Georges, vers 1487, huile sur bois, 65 x 88 cm, Venise, Gallerie dell'Accademia
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FIG. 13 Giovanni Bellini, Résurrection, 1475-1479, huile sur bois transposée sur toile, 148 x 128 cm, Berlin, Gemii.ldegalerie
Vivarini) étaient des collaborateurs de Giovanni; mais rien ne le dit explicitement, même si les liens de plusieurs d'entre eux avec lui sont en effet documentés (nous l'avons rappelé dans le cas de Lattanzio da Rimini)". En 1507, pour terminer trois toiles qui restaient à peindre dans la salle du Grand Conseil, les Provveditori al Sal acceptèrent de payer Vittore Carpaccio, Vittore Belliniano et un certain « Hieronymo depentor », qui devaient assister Giovanni pour ce travail: cette fois, ces peintres sont clairement chargés d 'assister Bellini; toutefois, Carpaccio n'était pas l'un de ses collaborateurs, mais un maître indépendant1 2 • En tout cas, on voit que, cette fois, pour un chantier moins considérable, l'équipe est beaucoup plus réduite. Mais, d'une manière générale, l'absence de documents nous laisse dans l'ignorance sur la composition et la taille de l'atelier de Bellini.
En revanche, nous sommes de mieux en mieux renseignés sur la manière dont il organisait le travail de ses assistants. En effet, il sut mettre en place la production en nombre de peintures de dévotion de petit ou de moyen format pour lesquelles, avec ses collaborateurs, il reprit souvent, en totalité ou en partie, des modèles identiques. On s'est très tôt posé la question de la façon dont ces compositions, ces figures, ou ces éléments de composition étaient reproduits d'une œuvre à l'autre. Depuis quelques années, l'utilisation de la réflectographie infrarouge a permis d'obtenir des informations sur cette question en permettant de lire le dessin sous-jacent et, donc, de voir parfois apparaître des signes de transfert de cartons sur le support. On a également comparé les contours de différentes peintures présentant une composition semblable pour essayer de voir s'ils
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FIG. 14 Bartolomeo Veneto, Vierge à L'Enfant, 1505, huile sur bois, 47,3 x 39 cm, Bergame, Accademia Carrara
FIG. 15 Giovanni Bellini et son atelier,
Vierge à !'Enfant avec des saints et un donateur, 1523 [?], huile sur bois transposé sur toile, 67,8 x 112,7 cm, New York, Pierpont Morgan Library
correspondaient de façon plus ou moins précise. Dans un article pionnier sur ce sujet (avant que les technologies que nous avons évoquées ne permettent d'avancer), Felton Gibbons avait supposé que le maître, avec l'un de ses assistants, créait ce qu'il appelait « une version matrice », une peinture sur laquelle toutes les reproductions ultérieures se seraient fondées 13 • En réalité, nous sommes à présent certains que Giovanni et son atelier utilisaient des moyens mécaniques de reproduction fondés sur l'utilisation du dessin, c'est-à-dire des cartons ou ce qu'on appelle des poncifs. Cette pratique s'inscrit dans un contexte beaucoup plus vaste qui marque une généralisation de ces procédés, favorisés par la diffusion du papier, aussi bien en Italie centrale (avec l'exemple célèbre de l'atelier du Pérugin, mais aussi celui de Botticelli ou de Ghirlandaio) que dans les Flandres (chez Dirk Bouts, dès les années 1460)14 • Venise importait aussi
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des icônes depuis la Crète (une produétion qui exerça d'ailleurs une forte influence iconographique sur les peintures de dévotion de Giovanni lui-même). Or, les documents montrent que les peintres crétois pouvaient livrer dans des délais très brefs un très grand nombre de peintures, ce qui laisse penser qu'ils recouraient également à une reproduéhon mécanique des modèles dont ils disposaient 1s. En tout cas, on a rencontré des traces de poncif dès le début des années 1470, dans deux Vierge à ['Enfant de Giovanni Bellini, l'une conservée au Rijksmuseum d'Amsterdam et l'autre à la Gemiildegalerie de Berlin [fig. 37] : on voit très clairement les petits points issus de cette méthode de transfert dans le tableau du Rijksmuseum, notamment autour des pieds de l'Enfant 16 • On retrouve aussi ces points dans la Vierge à ['Enfant de Vérone [cat. 14], qui reprend cette même composition,
mais qui est plus grande de 10 centimètres et qui a vraisemblablement été peinte quelques années après les deux autres. L'un des poncifs utilisés par un peintre de l'entourage de Bellini a miraculeusement été préservé et il appartient aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Chambéry [cat. 38]: ses contours sont piqués pour le transfert (même si on n'a pas conservé la peinture ou les peintures dans lesquelles ce modèle a été utilisé), et il reproduit à une échelle réduite le groupe de la Vierge et de l'Enfant de la pala de San Zaccaria [fig. 25], l'un des modèles de Bellini qui rencontra un très vif succès et qu'on retrouve dans de très nombreuses œuvres de ses élèves (Francesco Bissolo, par exemple, en a laissé au moins treize variantes) 17• On a aussi pu comparer les contours de trois Vierge à l'Erifant, l'une à la National Gallery of Art de Washington, une deuxième au NelsonAtkins Museum de Kansas City, et une troisième
conservée à Maas1:richt au Bonnefanten Museum (qui n'est pas de Giovanni, mais de Pasqualino Veneto [fig. 10])18 • Une autre version de cette même composition es1: présentée dans le cadre de cette exposition [cat. 31] . La version de Pasqualino Veneto, comme l'a révélé une réfleél:ographie infrarouge, porte les marques de l'utilisation d'un poncif, alors qu'on n'a pas trouvé de traces comparables dans le cas des deux autres versions, mais, en comparant les contours de ces trois peintures, on s'es1: aperçu qu'ils correspondaient parfaitement, ce qui prouve la présence d'un carton. Ces cartons pouvaient aussi ne concerner qu'une partie de la composition: ainsi, Bellini reprend le même groupe de la Vierge à l'Enfant dans sa Vierge aux arbrisseaux (Venise, Accademia [fig. 11]) et dans sa Vierge à l'Erifant entre saint Paul et saint Georges (également Venise, Accademia [fig. 12]) 19 : une fois encore, la comparaison des contours a apporté
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FIG. 16 Lorenzo Lotto, Vierge à L'Enfant avec saint Pierre martyr et saint Jean-Baptiste, 1503, huile sur panneau, 55 x 88 cm, Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
la preuve qu'il avait utilisé des calques ou des poncifs. Dans le deuxième de ces tableaux, il paraît d'ailleurs avoir délégué à un collaborateur l'exécution du groupe central, où il utilise un modèle d'atelier, en se réservant celle des deux saints, qui sont une invention originale. On le voit, ces procédés de reproduction sont utilisés de manière très variée. Comme le montre le poncif de Chambéry, malgré l'emploi de calques et de cartons, la reprise des modèles ne se fait pas toujours à grandeur, et ceux-ci peuvent être réutilisés dans des dimensions réduites ou, au contraire, agrandis; ils font aussi l'objet de variations plus ou moins importantes d'une version à l'autre. Le dessin pouvait d'ailleurs parfois n'être pas reporté de manière direéte par le biais d'un poncif. Certains motifs de répertoire (une figure, un paysage, un groupe de personnages) étaient parfois
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extraits d'une composition par le maître lui-même ou l'un de ses collaborateurs sous la forme d'un dessin, pour être ensuite réutilisés: c'est ce type de feuille que, dans leur grande étude sur le dessin vénitien, les Tietze ont appelé un simile2 0 • Encore une fois, il ne s'agit pas d'une originalité du milieu vénitien, et cette pratique est direétement issue des livres de modèles que l'on rencontrait déjà dans les ateliers du Moyen Âge. On la retrouve aussi, à la m ême époque, en Allemagne, chez Dürer par exemple. À Venise, une bonne partie des dessins de Carpaccio sont en fait des simili, qu'il réutilisa dans plusieurs de ses toiles. Mais on connaissait aussi cette pratique dans l'atelier de Bellini: un dessin de paysage d'un membre de l'atelier de Giovanni devait reprendre le fond de la Résurreétion de la Gemaldegalerie de Berlin [fig. 13], puisque l'on retrouve ce paysage dans deux
Madones du peintre, mais aussi dans plusieurs œuvres de Bartolomeo Veneto [fig. 14] 21 • De même, un dessin d'un Homme avec un turban, aujourd'hui aux Offices, également dû à un collaborateur, reprend l'une des têtes de la Lamentation aujourd'hui conservée au x Offices22 • Les cartons et les dessins de Bellini circulaient largement au-delà même des murs de son atelier. C'est d'ailleurs l'un des signes concrets de la domination que le peintre exerça longtemps sur la peinture vénitienne. Nous en avons déjà vu plusieurs témoignages, comme la reprise du paysage de la Résurreétion de Berlin par Bartolomeo Veneto, celle du carton d'une Vierge à L'Enfant par Pasqualino Veneto, ou celle du groupe de la Vierge à l'Enfant de la Pala de San Zaccaria par l'auteur anonyme du poncif de Chambéry et par Francesco Bissolo. Certains de ces artistes n'étaient pas des collaborateurs de Giovanni, n'étaient pas passés par son atelier ou l'avaient quitté depuis longtemps, ce qui montre que Bellini n'avait pas de «copyright » sur ses propres inventions. Giovanni lui-même, d'ailleurs, utilisa un carton tiré de la Présenta tion au Temple de son beau-frère Andrea Mantegna pour en réaliser une autre version, bien des années après la création de ce modèle 23 . Parmi les motifs les plus populaires inventés par Giovanni, on peut citer la Madone étendant la main sur la tête d'un commanditaire, avec son fils qui le bénit sur ses genoux, que l'on rencontre dans une œuvre d'atelier conservée à la Pierpont Morgan Library à New York [fig. 15]. On le retrouve dans une Vierge à L'Enfant de Vincenzo Catena, aujourd'hui à Stuttgart, où la Vierge étend la main vers un livre au lieu de bénir un commanditaire, mais aussi dans la Vierge à L'Enfant avec saint Pierre martyr et saint Jean-Baptiste de Lorenzo Lotto à Capodimonte (1503) [fig. 16] : si Catena fut vraisemblablement l'un des
collaborateurs de Bellini, rien ne dit que ce fut le cas de Lotto. Certains de ces prototypes survécurent bien après la disparition du maître lui-même: ainsi, on connaît trois répliques de la Sainte Conversation de San Francesco della Vigna (1507), dont l'une au Museo Civico de Padoue, attribuable à Bonifacio de' Pitati, qui doit être bien postérieure à la création de cette composition 24 • Encore une fois, ces processus de répétition et de variation ne sont pas propres à Giovanni Bellini, nous l'avons dit, mais la façon dont il sut en tirer parti pour assurer sa domination sur le marché vénitien et pour imposer, en quelque sorte, sa marque de fabrique allait servir de modèle à plusieurs de ses successeurs, comme Bonifacio de' Pitati, Titien ou Véronèse, qui allaient eux aussi s'assurer un revenu régulier en produisant des répliques ou des variantes à partir de leurs inventions. Les enquêtes conduites à ce propos depuis quelques décennies ont permis de montrer l'utilisation de cartons et de calques par Titien, notamment pour les différentes versions de sa Danaé ou de sa Vénus et Adonis 25 • Ces processus de reprises totales ou partielles, l'utilisation de simile par le maître et ses élèves, les variantes tirées des modèles de l'atelier sont aussi au cœur du travail de Jacopo Bassano et de ses fils et furent à l'origine d'une produél:ion à grande échelle, qui s'exporta dans toute l'Europe. Giovanni Bellini inaugura donc non seulement un âge d'or de la peinture vénitienne, mais aussi de nouvelles méthodes de travail, qui influencèrent longtemps les ateliers de la ville et leur permirent de répondre à la commande sans cesse croissante de leurs clients pendant cette période. Ce sont ces phénomènes que les recherches de ces dernières années mettent en évidence, en utili sant les progrès permis par les nouvelles techniques d'imagerie.
Notes 1 2 3 4 5
6 7 8
Fletcher 2004, p. 32-38. Lorenzi 1868, doc. 197, p . 92. Favaro 1975. Sur la mariegola de la corporation, voir Favaro 1975, en particulier p. 31. Favaro 1975, p. 42, pour Benedetto Diana. Pour Giovanni Buonconsiglio, voir une décision du 12 décembre 1531 (Archivio di Stato d i Venezia, Arti, ba. 103). Favaro 1975, p. 41. Fara 2008, p. 149. Favaro 1975, p. 25-26.
9 Fletcher 1998, p. 151. 10 Fletcher 1998, p. 143. 11 Lorenzi 1868, doc. 239, p. 115, paiements de 1492. 12 Lorenzi 1868, doc. 296, p. 142. 13 Gibbons 1965, p. 146-155. 14 Périer-d'Ieteren 2006, p. 27-34. 15 Chatzidakis 1977, p. 686. 16 Poldi et Villa 2009, p. 20-23. 17 Sur le poncif de Chambéry, voir Pagliano 2011, p. 3-24; Tempesl:ini 2004, p. 262. Voir aussi Hochmann 2015, p. 39-40.
18 19 20 21 22 23 24 25
Golden 2004, p. 100-108. Bagarotto et al. 2000, p. 189-190. Tietze et Tietze-Conrat 1944, p. 11-13. Ames-Lewis 1990, p. 669.
Ibid. Rowley 2018 b. Tempesl:ini 2004, p. 264. Wald 2007; Falomir 2003; Dalla Cosl:a 2019. Sur Véronèse, voir Gisolfi 2007. Voir au ssi à ce propos Brown 1989, et éga lement Hochmann 2015, p. 101-104.
35 Giovanni Bellini et le métier de peintre à Venise
Jacopo et Giovanni Bellini, enlumineurs GENNARO
TOSCANO
Conseiller scie ntifique pour le mu sée, la r echerche et la valorisation, Bibliothè que nationale de France; professeur d'histoire des colle ctions à !' École nationale d e s ch artes
Luciano Bellosi (1936-2011) aurait dû écrire cet essai. Il s'était exprimé à plusieurs reprises sur le sujet depuis sa première intervention en 1986 jusqu'aux derniers jours de sa vie'. Même si nos analyses respeéî:ives n'allaient pas toujours dans le même sens, sa fine lecture des pages enluminées attribuées à Giovanni Bellini restent des témoignages précieux et d'une grande clarté pour appréhender les débuts de l'aéî:ivité du plus grand peintre du Q.1iattrocento vénitien. Au cœur de cette intervention figurent deux manuscrits parmi les plus célèbres de la Renaissance italienne : la Passio Mauritii et sotiorum ejus de l'Arsenal [cat. 7) et la traduéî:ion latine de la Géographie de Strabon par Guarino de Vérone (Albi, Médiathèque PierreAmalric, ms. 77). Proposées dans le passé comme œuvre d'Andrea Mantegna et d'un collaborateur, quatre pages peintes du premier, datées de 1453, ont, depuis, été attribuées tantôt à Jacopo Bellini, tantôt à son fils Giovanni, alors que les deux scènes du second, enluminées en 1459, sont désormais restituées à Giambellino 2 • La décennie 1450-1460 est capitale pour saisir les débuts de l'aéî:ivité de Giovanni tout juste sorti de l'ombre de son père et certainement loin d'être insensible à l'art de son beau-frère et futur pair, Andrea Mantegna, étoile montante de la Renaissance padouane. En 1453, Mantegna avait épousé Nicolosia Bellini, fille de Jacopo et sœur de Giovanni. Le peintre padouan est donc en relation plus que direéî:e avec le plus important atelier de peintres vénitiens3. C'est Millard Meiss (1904-1975) qui avait soumis le premier, en 1957, ces deux précieux manuscrits à l'attention de la communauté des historiens de l'art dans son célèbre essai Mantegna as Illuminator. An Episode in Renaissance Art, Humanism and Diplomacy 4 • Ce grand spécialiste américain avait attribué à Andrea Mantegna les quatre feuillets peints en pleine page de la Passio Mauritii et les élégantes initiales prismatiques ou à facettes de la Géographie de Strabon de la bibliothèque d'Albi. Meiss n'aurait jamais imaginé faire couler autant
36 Giovanni Bellini: Influences croisées
d'encre par ses attributions en attirant l'attention sur un sujet qui allait être particulièrement prisé dans les études jusqu'à nos jours5 • Qu'un peintre ait également pratiqué l'art de l'enluminure n'a rien d 'étonnant. On n e compte plus les exemples qui documentent depuis le Moyen Âge
FIG. 17 Andrea M antegn a, L'Enfant Jésus dans la mangeoire, d an s Eusèb e, Chronicon, 1450, temp era sur parchemin, 27,3 x 28,3 cm , Venise, Biblioteca nazio nale Marcia n a, Ms. Latin IX, 1, f. 133v
FIG. 18
Giovanni Bellini, Saint Mauri ce, dans Passio Mauritii et sotiorum eius, 1453, tempera sur parchemin, 18,7 x 13 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque de !'Arsenal [cat. 7], Ms. 940, f. 34v
l'activité d'artistes qui ont œuvré à la fois dans le domaine de la peinture dite monumentale et dans l'art de l'enluminure. De nombreux artistes de la Péninsule tels Simone Martini, Pietro Lorenzetti, Pisanello, Giovanni di Paolo, Fra Angelico, Mantegna, Marco Zoppo, le Pérugin, Pinturicchio et tant d'autres ont peint de splendides pages dans les livres6, sans oublier les grands peintres des anciens Pays-Bas tels Jan van Eyck et Rogier van der Weyden ou les Français Jean Fouquet et Jean Bourdichon ... La liste n'est pas exhaustive. Pour rester en Vénétie, rappelons que Mantegna avait enluminé à Padoue en 1450 L'Enfant Jésus dans la mangeoire [fig. 17] dans un Chronicon d'Eusèbe destiné
vraisemblablement à l'évêque Fantino Dandolo 7 et que Marco Zoppo ne dédaigna pas de peindre des manuscrits pour d'illustres commanditaires 8 • C'est en effet dans le cercle d'artistes et d'humanistes qui gravitaient à Padoue autour d'Andrea Mantegna et du calligraphe Bartolomeo Sanvito 9 que le manuscrit «moderne» - c'est-à-dire soit à l'antique, soit capable de traduire en miniature les nouveautés de la peinture monumentale - vit le jour10 • Dans le milieu artistique padouan des années 1450-1460 furent conçues non seulement les précieuses capitales à la romaine - à facettes ou prismatiques - mais aussi des pages peintes avec de somptueuses architeélures en perspeélive qui rappelaient celles de !'Antiquité et de la Renaissance. Si ces dernières et leur vocabulaire décoratif trouvèrent leur source d'inspiration dans le répertoire classique ou moderne, les personnages qui les habitent dialoguent avec la peinture monumentale contemporaine, notamment avec les compositions d'Andrea Mantegna ou de l'atelier des Bellini. Revenons à la Passio Mauritii de !'Arsenal. Le 26 août 1449, le noble vénitien Jacopo Antonio Marcello fut élu par le roi René d'Anjou chevalier de l'Ordre du Croissant, ordre que le souverain avait fondé l'année précédente et dont le président était Jean Cossa, sénéchal de Provence et conseiller du roi. Personnage de premier plan dans la politique de la Sérénissime du milieu du xv" siècle, Marcello fut provéditeur de l'armée, ambassadeur, conseiller, gouverneur et surtout un grand homme de lettresn. En 1453, il envoya à Jean Cossa ce précieux présent non seulement comme signe de gratitude mais aussi pour inviter le roi et son conseiller à ne pas trop se mêler des affaires italiennes et à plutôt se ranger du côté de Venise. Le manuscrit, qui avait attiré l'attention des érudits français depuis le xvne siècle 12 , fut étudié pour la première fois en 1900 par Henri Martin, conservateur de la Bibliothèque de l'Arsenal. Après avoir analysé le contenu du manuscrit et son historique, il attribua le feuillet avec saint Maurice [fig. 18] à l'école
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FIG . 19
Jacopo Bellini, Portrait de Jacopo A ntonio Marcello, dans Passio Mauritii et sotiorum eius, 1453, tempera sur parchemin, 18,7 x 13 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque de !'Arsenal [cat. 7], Ms . 940, f. 38v
padouane, en le rapprochant des premières réalisations de Mantegna13 , et reconnut le premier que le portrait du feuillet 38v était bien celui de Jacopo Antonio Marcello [fig. 19]. Toutefois, ce chef-d'œuvre de l'enluminure de la Renaissance était resté presque inconnu dans la communauté des historiens de l'art jusqu'à la publication de l'ouvrage de Meiss qui, comme nous venons de le rappeler, attribua les feuillets avec l'Assemblée du Chapitre de l'ordre du Croissant [cat. 7] et le portrait de Marcello à Mantegna, et à un artiste de son entourage le Saint Maurice [fig. 18] et l'Allégorie de Venise [fig. 20]. C'est cette
38 Giovanni Bellini : Influences croisées
attribution qui a engendré un vaste débat à commencer par le compte-rendu du livre de Meiss par Giuseppe Fiocco en 1958. Ce dernier souligna pour la première fois le caraétère plus bellinien que mantegnesque des quatre feuillets du manuscrits de l'Arsenal et distingua la main de Jacopo dans l'assemblée des chevaliers et plutôt celle de Giovanni dans le portrait de Jacopo Antonio Marcello 14 • À partir de ces propositions, les historiens de l'art ont soit accepté l'attribution de Meiss, soit suivi les pistes ouvertes par Fiocco. Ainsi, Robertson coupa la poire en deux en proposant comme auteur des quatre feuillets «Mantegna ou Giovanni Bellini » et conclut en affirmant que, « dans l'état aétuel de nos connaissances, il ne me semble pas possible de trancher de manière définitive entre eux'5 ». Dans la première étude moderne sur l'enluminure de la Renaissance en Vénétie, Giordana Mariani Canova considère les quatre feuillets du manuscrit de l'Arsenal comme le premier exemple du renouveau de cet art dans la région et y établit de fines comparaisons stylistiques avec la produétion de Jacopo Bellini 16 . En 1984, à l'occasion de l'exposition Dix siècles d'enluminure italienne de la Bibliothèque nationale, le manuscrit de l'Arsenal fut présenté pour la première fois à côté de la Géographie d'Albi 17 • Et c'est alors que, pour la première fois, Luciano Bellosi put admirer de visu ces deux chefsd'œuvre18. Deux an s plus tard, il reconnaît la main du jeune Giovanni Bellini dans la réunion du Chapitre des chevaliers [cat. 7] dont le rendu de l'atmosphère de la salle ainsi que le paysage, si lumineux, que l'on aperçoit au-delà de la grille lui rappellent des œuvres de jeunesse du peintre, notamment l'arrière-plan de la Pietà de la pinacothèque de Brera ou de la Trans.figuration du Musée Correr'9 [fig. 22] . L'attribution de ces feuillets à l'atelier de Jacopo Bellini fut proposée par Colin Eisler en 1989 grâce aux comparaisons très éloquentes qu'il établit avec les dessins du codex du Louvre2°. Si ces dernières propositions privilégiaient plutôt la piste de l'atelier de Jacopo au temps où le
FIG. 20
Jacopo Bellini, Allégorie de Venise, dans Passio Mauri tii et sotiorum eius, 1453, tempera sur parchemin, 18,7 x 13 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque de )'Arsenal [cat. 7], Ms. 940, f. 39r
jeune Giovanni y faisait ses premiers pas 21 , Alessandro Conti se lança dans un nouvel exercice d'attributions : Giovanni Bellini serait l'auteur de l'Assemblée du chapitre de l'ordre du Croissant, Mantegna du Saint Maurice et du Portrait de Marcello, tandis qu'à Jacopo reviendrait !'Allégorie de Venise22 • Les études ultérieures de Giordana Mariani Canova ont définitivement permis de mieux comprendre le milieu artistique padouano-vén itien dans lequel furent peints les quatre feuillets de l'Arsenal. Selon la spécialisle, seul Jacopo Bellini, désormais sensible à la manière de Mantegna qui avait épousé sa fille Nicolosia en 1453, était capable de peindre de tels chefs-d'œuvre à Venise dans ces années-là 23. Luciano Bellosi esl revenu sur la quefüon à l'occasion de l'exposition consacrée à Mantegna au Louvre en 2008 puis dans une série de conférences: Giovanni Bellini serait l'auteur des quatre feuillets du manuscrit de l'Arsenal. Cette proposition lui permettait ainsi d'ancrer à une date précise - l'année 1453 - les débuts de l'aél:ivité du peintre et de situer ces enluminures entre le Saint Jérôme du Barber Infütute de Birmingham et la prédelle avec les Trois histoires de Drusienne et de saint Jean l'évangéliste (Munich, Wittelsbacher Ausgleichsfonds, Schloss Berchtesgaden), panneau x qu'il date entre 1453 et 1455 24 . Toutefois, je suis persuadé que le débat n'esl pas clos. Le portrait de profil du sénateur vénitien [fig. 19], par exemple, esl à mon avis une œuvre de Jacopo Bellini qui propose ici le modèle du portrait humanisle, domaine dans lequel il excella au point de remporter contre Pisanello la réalisation de celui de Lionello d'Esle en 1441. N'oublions pas que Jacopo fut immortalisé par les humanisles comme le meilleur portraitisle de son temps 25 • Jacopo Antonio Marcello [fig. 19] est peint par des petites touches de pinceau qui n'atteignent pas le rendu si vibrant qui caraél:érise les portraits de la même époque de son gendre Andrea Mantegna, tels celui d'un vieillard du musée Poldi Pezzoli de Milan ou celui d'un
jeune homme de la National Gallery de Washington 2 6 . Par ailleurs, la vigueur plastique qui caractérise les premiers portraits attribués à Giovanni esl totalement absente du profil figé de Marcello dont les cheveux si rigides semblent avoir été laqués. De même, le rendu si naïf du visage de la personnification de Venise et la raideur de l'éléphant peints dans !'Allégorie de Vénise [fig. 20] font songer plutôt à une œuvre de Jacopo que de Giovanni. Ce dernier aurait pu en revanche aider son père pour l'achèvement du feuillet avec l'Assemblée des chevaliers de l'Ordre du Croissant. En effet, si la pers]:,eél:ive de la salle où se tient la réunion
39 Jacopo et Giovanni Bellini, e nlumineurs
FIG. 21 Giovanni Bellini, Guarino de Vérone remet sa traduction de Strabon à
Ja copo Antonio Marcello; Jacopo Antonio Marcello remet le manuscrit de la «Geographia » à René d'Anjou, dans Strabon, De Situ or bis geographia, 1459, tempera sur parchemin, 37 x 25 cm (chaque feuillet), Albi, Médiathèque Pierre-Amalric, Ms. 77, ff. 3v-4r
40 Giovanni Bellini. Influences croisées
ainsi que les silhouettes étirées des personnages du fond évoquent encore une fois les réalisations de Jacopo, l'atmosphère, la lumière et le rendu du paysage au-delà de la grille évoquent davantage les premières expériences du jeune Giovanni. Le jeu très subtil d'ombre et de lumière qui marque les chevaliers assis représentés de face, de trois quarts ou de profil trahit lui aussi sa main. Le Saint Maurice [fig. 18] est-il également le résultat d'une collaboration entre père et fils? Giovanni aurait-il utilisé un dessin de Jacopo pour peintre le saint patron de l'ordre? Si l'élégance de la pose du saint rappelle encore une fois les compositions du père, la vibration de la lumière sur l'armure et les rehauts dorés du flancart renvoient aux premières œuvres du fils. De même, les traits du visage si bien dessinés rappellent ceux des femmes qui assistent sainte Anne dans la Naissance de la Vierge [cat. 3] . L'intervention de Jacopo et de son fils ne se limita pas aux quatre peintures en pleine page. À leur pinceau on peut en effet attribuer les deux portraits de profil qui jaillissent des initiales phytomorphes I des feuillets 1r et 35r si différentes de celles stéréotypées à bianchi girari qui ornent les autres incipits de la vie et de la passion de saint Maurice. Marcello s'était donc adressé vers 1450 à un modeste enlumineur du gothique lombard pour la première campagne de décoration de ce prestigieux présent; il fit appel pour son achèvement au peintre vénitien le plus important de l'époque, Jacopo Bellini. Celui-ci pour accélérer les temps de réalisation se fit aider par son jeune fils, Giovanni. L'autre manuscrit qui a attiré l'attention des historiens de l'art depuis l'intervention de Millard Meiss en 1957 est, comme nous l'avons évoqué en ouverture de cet essai, le De situ orbis geographia de Strabon, luxueux manuscrit offert par Jacopo Antonio Marcello à René d'Anjou en 1459. Il présente deux scènes enluminées à pleine page [fig. 21] et vingt-trois lettres à facettes ou prismatiques (Litterae mantinianae), disposées sur des fonds colorés et décorés de rinceaux et de fleurs. L'élégante écriture humanifüque attribuée à un scribe padouan est agrémentée de titres polychromes dans un style que l'on retrouvera plus tard chez Bartolomeo Sanvito27 • La première scène (f. 3v) représente Guarino remettant sa traduction à Jacopo Antonio Marcello. L'ample toge rouge que porte le vieil humaniste contraste avec le vêtement de brocart orangé du provéditeur, qui
est accompagné de deux jeunes hommes - l'un d'eux serait son fils, Valerio. Derrière Guarino, sous les traits du jeune homme portant la toge pourpre et le béret se cache le fils de l'humaniste, Battista, lui aussi professeur. La scène se déroule devant un arc surmonté d'un tympan, semblable à ceux que l'on retrouve dans de nombreux dessins d'architeéture de Jacopo Bellini. Le feuillet 4 montre Jacopo Marcello offrant la copie de la Géographie à René d'Anjou. Marcello est agenouillé devant le souverain assis sur un trône, dont les formes typiquement Renaissance portent la marque de la culture toscane que Donatello a importée à Padoue. La base du trône présente un bas-relief où figurent un lapin et un lion surmontés par l'inscription « CLEMENTIAE AVGVSTAE», allusion à la différence de rang entre les deux protagonistes. Derrière le groupe de speétateurs, un vigoureux palmier se détache, rappelant la colonne autour de laquelle est struéturé le Martyre et la translation du corps de saint Christophe peint par Mantegna pour l'église des Eremitani de Padoue; les bâtiments en arrière-plan, rendus avec une perspeétive rigoureuse, font écho eux-aussi aux nobles architeétures classiques et Renaissance de la fresque de Mantegna. Les liens entre ces deux pages peintes et la production de Mantegna pendant sa période padouane avaient été déjà soulignés par Millard Meiss. Ce dernier avait également mis l'accent sur les analogies entre ces deux scènes et les dessins de Jacopo Bellini, qualifiant son auteur de suiveur («follower») de Mantegna, probablement son jeune beau-frère, Giovanni Bellini, occupé précisément pendant ces années-là avec son père et son frère à la réalisation du retable de la chapelle du Gattamelata dans la basilique Saint-Antoine 28 • Meiss fut le premier à identifier le manuscrit d'Albi avec l'operetta [la petite œuvre] que Mantegna s'était engagé à remettre à Jacopo Antonio Marcello en 1459, l'année même de la traduétion de la Géographie de Strabon 2 9 • Dans le cercle cultivé et raffiné de Marcello, qui avait épousé une femme de la vieille noblesse padouane, gravitait en effet le jeune Mantegna. La même année 1459, le nom de Mantegna apparaît aux côtés de celui du provéditeur dans plusieurs lettres de Ludovic Gonzague. Ce dernier avait hâte que le peintre rentre à la cour de Mantoue, mais étant donné la puissance du provéditeur, il lui accorda une dérogation. Le 4 mars de cette année -là, le marquis écrivit donc à Jacopo Antonio Marcello, lui proposant de concéder au peintre «huit ou dix jours pour satisfaire
41 Jacopo et Giovanni Bellini, enlumineurs
FIG. 22 Giovanni Bellini, Transfiguration, vers 1457, tempera et huile sur bois, 133 x 90,3 cm, Venise, Museo Carrer
votre magnificence»; dix jours plus tard, c'est au peintre que le marquis annonçait cette dérogation: « Nous vous prions, une fois terminée cette operetta, de mettre de côté toute autre chose et de ne reprendre aucun autre travail, et de venir auprès de nous, selon notre ordre, car nous vous attendons avec grand désir 30 . » La courtoisie dont le marquis fait preuve à l'égard de Marcello prouve l'importance politique du provéditeur, qui occupe alors des charges diplomatiques à la cour des Gonzague, au moment même où s'ouvre à Mantoue le concile convoqué par le pape Pie II.
42 Giovanni Bellini: Influences croisées
L'identification de l'operetta citée dans les lettres de Gonzague avec le Strabon a été reprise, par la suite, par Alessandro Conti3' et par Andrea De Marchi. Ce dernier suggère que Mantegna, occupé à achever le retable de San Zeno, aurait confié la décoration du manuscrit à son beau-frère Giovanni Bellini32 . Au-delà de ces éléments faél:uels, ce sont surtout les comparaisons stylistiques entre les deux pages peintes du manuscrit d'Albi et certaines œuvres de jeunesse de Giovanni qui ont permis de corroborer cette attribution33. À considérer la pose, les traits et les drapés des
costumes des personnages, si on a trouvé un précédent aux scènes du manuscrit d'Albi dans les Trois histoires de Drusienne et de Saint Jean l'évangéliste du château de Berchtesgaden en Bavière 34 , les visages des jeunes hommes figurant dans ces deux scènes ont les mêmes traits nerveux que les personnages de la Transfiguration du Musée Correr de Venise [fig. 22], peinte vraisemblablement vers 1457, année de l'institution de la fête par Callixte Ill3 5 • Leurs chevelures, et notamment les cheveux ondulés du jeune homme barbu qui se tient sur la gauche dans la scène où Marcello remet le manuscrit à René d'Anjou, sont rendues avec le même duétus que les boucles de l'apôtre endormi dans la Transfiguration,
œuvre où l'influence de Mantegna est très sensible. En outre, le drapé ample et rythmé du manteau du prophète à droite dans le tableau Correr est extrêmement proche, dans le rendu et dans le volume, de celui de la toge rouge que revêt Guarino. Les plis, presque réguliers, semblables à des tuyaux d'orgue, trahissent aussi la séduction exercée sur les Italiens par les maîtres de l'Europe du Nord, comme Barthélemy d'Eyck, peintre et majordome de René d'Anjou, le souverain auquel Jacopo Antonio Marcello avait offert le manuscrit en hommage diplomatique. Ce manuscrit enluminé par Giovanni Bellini devait être donc capable de rivaliser avec les plus belles réalisations de la peinture et de la miniature nordiques.
Notes 1 Décédé à Florence le 26 avril 2011, il avait présenté à trois reprises, entre 2009 et 2011, la conférence «Grandezza e precocità di Giovanni Bellini », la dernière à seulement douze jours de sa disparition (Bellosi, à paraître). 2 Surnom italien de Giovanni Bellini. 3 Bellosi 2008. 4 Meiss 1957. 5 Sur le sujet voir L. Bellosi, dans Paris 2008, cat. 30-32, p. 119-123; Toscano 2010; G. Toscano, dans Albi 2010, cat. 19, p. 148-153; Toscano 2012; Bellosi, à paraître. 6 Alexander 2016, p. 453-473. 7 G. Mariani Canova, dans Paris 2008, cat. 10, p. 78-79, avec bibliographie antérieure. 8 G. Toscano, dans Paris 2008, cat. 158, p. 376-378; Calogero 2020, p. 204-208. 9 De La Mare et Nuvoloni 2009. 10 Sur le sujet, voir Mariani Canova 2006, avec bibliographie antérieure. 11 Gullino 2007. 12 Toscano 2012. 13 Martin 1900, p. 229-267. 14 Fiocco 1958, p. 55-58. La même année, L. Moretti (1958) attribua les quatre feuillets à Leonardo Bellini, enlumineur qui avait intégré l'atelier de son oncle Jacopo vers 1431. Sur Leonardo Bellini, voir Mariani Canova 1968. 15 Robertson 1968, p . 17-18: « in the present
state ofour knowledge it does not seem ta me possible ta decide definitely between them». 16 Mariani Canova 1969, p. 15-16. 17 Fr. Avril, dans Paris 1984, cat. 111-112, p. 127-130. 18 Bellosi, à paraître.
19 Bellosi 1986, p . 9. 20 Eisler 1989, p. 534-535. Les quatre feuillets du manuscrit de !'Arsenal furent de nouveau attribués à Mantegna à l'occasion de la grande rétrospeél:ive consacrée au peintre à Londres et à New York en 1992 (D. Ekserdjian, dans Londres et New York 1992, cat. 10, p. 129-132). 21 Lightbown 1986, p. 494-495. 22 Conti 1994, p . 260-271. Ce même spécialiste avait précédemment attribué les quatre feuillets de !'Arsenal à l'atelier de Jacopo Bellini (Conti 1988-1989, p. 277, note 20). 23 Mariani Canova 1995, p. 803-805. L'attribution à Jacopo Bellini a été de nouveau proposée à l'occasion de l'exposition consacrée aux années padouanes de Mantegna (Mariani Canova 2006,p.65;G.Toscano,dansPadoue 2006, cat. 40 a-b, p. 224-227), puis reprise par Syson 2009, p. 532-533; Humfrey 2011, p. 49, p. 383, n. 11; Grave 2018, p. 48-52; S. Vowles et D. Korbacher, dans Londres et Berlin 2018, p. 104-107, 293. 24 Bellosi 2008, p. 124-124; Bellosi, à paraître. Cette attribution a été reprise par D. Thiébaut dans Angers 2009, cat. 4, p. 216-223; Calogero 2019, p. 7-8; Maze 2021, p. 108-116. 25 Voir les sonnets d'Ulisse degli Aleotti en l'honneur de Jacopo Bellini et de Pisanello (Cordellier 1995, p. 96-100). 26 A. Galli, dans Paris 2008, cat. 8, p. 74-76; St. L'Occaso, dans Paris 2008, cat. 29, 118-119. 27 G. Toscano, dans Albi 2010, cat. 19, p. 148-153, avec bibliographie antérieure. 28 Sur le sujet, voir désormais Calogero 2019.
29 Meiss 1957, p. 44 et suiv. 30 Puppi 1972, p. 71-72. 31 Conti 1988-1989, p. 269, 276-277, note 19-20. 32 A. De Marchi, dans Tours, Orléans et Chartres 1996, p. 105. L'operetta destinée au provéditeur a été identifiée ensuite soit avec le Saint Sébastien du Kunsthistorisches Museum de Vienne, soit avec le Christ au jardin des oliviers de la National Gallery de Londres, soit avec le Saint Georges des Gallerie dell'Accademia de Venise (Agosl:i 2005, p. 329, note 27). 33 D'autres éminents spécialistes de la produél:ion libraire en Vénétie avaient avancé avec prudence le nom de Giovanni: Mariani Canova 1995, p. 806-807; L. Armstrong, dans Londres et New York 1994, cat. 29, p. 87-90. L'attribution des deux feuillets à Giovanni Bellini est désormais unanimement acceptée (G. Toscano, dans Padoue 2006, cat. 31 a-d, p. 204-207; L. Bellosi, dans Paris 2008, cat. 31-32, p. 122-123; G. Toscano, dans Albi 2010, cat. 19, p. 148-153; Grave 2018, p. 48-52 ; Calogero 2019, p. 6; Rowley et Vinco 2019, p . 52-53; Bellosi, à paraître) sauf par S. Vowles et D. Korbacher (dans Londres et Berlin 2018, p . 105-107, 293) et M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa (2019, cat. 2, p. 288-289) qui la considère de l'atelier de Jacopo avec une probable intervention du fils. 34 L. Bellosi, dans Paris 2008, cat. 33, p. 124-127. 35 Agosl:i 2009, p. 119.
43 Jacopo et Giovanni Bellini, enlumineurs
Expérimentations du dernier Bellini : une lecture à travers huit tableaux SARA MENATO Historienne de l'art, FAI-Fondo per l'Ambiente Italiano
Cet essai passe en revue certains tableaux de la dernière production de Giovanni Bellini - de 1502 jusqu'à sa mort en 1516 - et les examine à la lumière des influences que d'autres maîtres, souvent plus jeunes, ont exercées sur lui. Nous sommes à l'époque où le vent de la manière moderne se lève à Venise: Bellini ouvre la voie; Giorgione esl le moteur du renouveau; bientôt Sebafüano del Piombo et surtout Titien appuieront sur l'accélérateur. Ces artisles sont les figures de proue de la peinture vénitienne, mais les talents abondent dans la cité des Doges: penseurs, éditeurs, mathématiciens, architectes, sculpteurs, mécènes et quantité d'autres peintres - autochtones et étrangers - ont créé les conditions idéales pour que Venise, au xvresiècle, écrive un chapitre essentiel de la culture européenne. Giorgio Vasari souligne déjà le rôle que jouait le peintre sur l'échiquier de la modernité: « On raconte que Giorgione de Caslelfranco s'inspira également de l'art de Giovanni à ses tout débuts; et il en alla ainsi de beaucoup d'autres'.» De toute évidence, il s'agissait d'un échange réciproqu e, mais nous privilégierons ici le point de vue de la réception par Bellini d'un autre peintre dont il intériorise et restitue l'influence à sa manière. Entendons-nous bien: le maître progresse toujours à partir de lui-même en développant un langage qui se nourrit en premier lieu de sa propre intelligence figurative sans beaucou p d'équ ivalents à son époque: les éléments issus de sa rencontre avec d'autres maîtres sont toujours assimilés par le peintre et refütués sous forme de résultats personnels parfaitement reconnaissables. C'esl ainsi que s'amorcent sa curiosité d'esprit et son ouverture à la poétique des grands maîtres de son temps, comme il ressort déjà de la lettre qu'adresse Albrecht Dürer à son ami Willibald Pirckheimer le 7 février 1506, dans laquelle l'artisle et théoricien allemand se plaint des peintres vénitiens - un grand nombre desquels lui étant hostiles -, mais non de Giovanni Bellini, qui l'« a beaucoup félicité devant quantité de gentilshommes»: « Il voudrait posséder quelque chose
44 Giovanni Bellini: Influences croisées
FI G. 23 Giovanni Bellini, Baptême du Christ, 1500-1502, huile sur bois, 400 x 263 cm, Vicence, église Santa Corona
de ma main et il est venu me voir en personne pour me prier de lui dessiner quelque chose dont il saurait bien me dédommager 2 • » Le fait de mettre l'accent sur sa curiosité pour le nouveau et pour la différence permet d'évoquer l'expérimentation perpétuelle et insatiable d'un peintre qui a recherché, jusqu'à son dernier jour, des perspectives « différentes » sans jamais trahir sa poétique. Cette caraél:érifüque, associée à la qualité de ses inventions, fait de lui un des grands protagonistes de la peinture vénitienne. Si l'histoire de l'art est « une histoire de la poésie figurative », selon l'acception de Roberto Longhi, en ce qu'on la considère comme un aél:e critique envers des œuvres d'art situées avant tout dans leur succession temporelle, la démarche que l'on adopte est chronologique et met délibérément l'accent sur les relations entre les œuvres d'art, mais aussi entre les artistes qui, en interagissant avec les travaux des autres, réorientent leur propre recherche 3 • Pour étudier la peinture de Giovanni Bellini après 1500, il est utile d'observer en premier lieu le Baptême du Christ [fig. 23] de Santa Corona, à Vicence, qui remonte à 15024. Avec ce grand retable, nous sommes entrés dans le xvre siècle; une nouvelle saison débute pour Bellini qui contribue à l'émancipation de la peinture vénitienne du monde de la perspective, à la faveur du nouveau langage protoclassique, influencé par les œuvres du Pérugin, peintre souvent présent en Italie du Nord à partir de 1495. Il convient de comparer ce retable à celui de Cima da Conegliano, dont le sujet est le même, dans l'église San Giovanni in Bragora (vers 1492-1494 [fig. 24]), une œuvre importante qui avait déjà mis le paysage au premier plan. Si la composition du retable de Cima est une source précise d'inspiration pour Bellini, il n'en va pas de même pour la configuration spatiale, la lumière et les couleurs. La transition de Bellini se discerne plutôt à la lumière d'un dialogue avec le jeune Giorgione. La composition est conçue selon un schéma clair et mesuré qui dépasse la configuration de la perspeél:ive: la syntaxe
FIG. 24
Giovanni Battista Cima, dit Cima da Conegliano, Baptême du Christ, 1493, huile sur bois, 350 x 210 cm, Venise, église San Giovanni in Bragora
ne joue plus sur la profondeur, selon la vision «télescopique », mais tient à la superposition de plans parallèles, selon un canon déjà protoclassique. La coupe tenue par le Baptiste - inondée de lumière dans sa partie concave indique le centre de la composition: de là, un chapelet de gouttelettes conduit à la figure du Christ, et c'est à partir de sa tête que s'étagent les silhouettes des montagnes. Le paysage marque un tournant dans la parabole bellinienne: les reliefs s'articulent selon des plans parallèles
45 Expérimentations du dernier Bellini: une lecture à travers huit tableaux
FIG. 25
Giovanni Bellini, Vierge à l'enfant entourée d e saints (Retable de San Zaccaria), 1505, huile sur bois, transférée sur toile, 500 x 235 cm, Venise, église San Zaccaria
qui se développent horizontalement et servent davantage à dilater la composition au moyen de larges aplats plutôt qu'à définir les «lointains » dans le détail. Le ciel fait contrepoids au « plein » de la partie basse, avec la disposition de nuages en stries parallèles qui s'élèvent jusqu'à Dieu le Père, tandis que, de part et d'autre du Christ, trois anges et la figure de Jean-Baptiste referment la composition sur les côtés. Giovanni Bellini a certainement admiré le retable de Cima; il en poursuit d'ailleurs la recherche en accordant davantage d'importance au paysages, mais la manière dont les éléments naturalistes sont adoucis au contaél: les uns des autres par des transitions
46 Giovanni Bellini : Influences croisées
chromatiques graduelles semble intégrer des influences plus contemporaines et assimiler notamment les nouveautés qu'expose Giorgione dans le retable de Castelfranco (vers 1500) 6 • Au xvrresiècle, Marco Boschini estime que le Baptême du Christ de Santa Corona est une œuvre « aux couleurs si fraîches et à la texture charnelle si tendre qu'elle semble être de la main de Giorgione son élève »7• Le détail de l'ange en rouge, si on le compare à la Vierge de Castelfranco, suggère du moins deux direél:ions, celle du regard du peintre le plus âgé vers les résultats de son cadet, et leur attention commune pour la peinture flamande, dont témoigne surtout l'ondulation prononcée des vêtements. Le protoclassicisme de Giovanni Bellini s'affirme avant la fin du xve siècle et se consolide au cours des cinq premières années du siècle suivant, avant d'être progressivement dépassé. Il suffit d'observer le retable de San Zaccaria 8 [fig. 25] de 1505 pour se rendre compte que Bellini est sur le point de surpasser le monde du Pérugin au profit d'une syntaxe plus moderne. Voilà donc le nouveau rythme d'ensemble qui scande la composition grâce à la place qu'occupent les saints (Pierre et Catherine, Lucie et Jérôme), de part et d'autre de la Vierge à l'Enfant, et que vient équilibrer la présence de l'ange musicien, assis au centre au pied du trône. Cette « mise en page » prépare la voie au classicisme vénitien de la décennie suivante, dont Titien sera le principal protagoniste. À cette époque, Bellini commence d'autre part à explorer les potentialités tonales de la couleur en se rapportant aux recherches de Giorgione, suscitées par les réflexions du maître de Castelfranco sur les notions de tonos et d'armoghê qu'il a tirées de l'étude de la peinture des maîtres anciens qui caraél:érise sa peinture des premières années du XVIe siècle: la couleur est étalée en larges aplats, tandis que la lumière se répand autour de la scène avec de douces transitions en clair-obscur. Ces résultats sont donc comparables à la peinture de Giorgione de la première décennie du siècle, et il est utile de mettre ce retable en regard avec les Trois philosophes de Vienne.
FIG . 26
Giovanni Bellini, Vierge à L'Enfant, dite Madone Dudley, vers 1509-1511, huile sur bois, 65,8 x 48,2 cm, collection particulière
La nouvelle réflexion sur les potentialités tonales de la couleur se lit également à contre-jour dans l'intense Christ bénissant de Hambourg [cat. 42] dont nous avons récemment reconstitué les vicissitudes historiques 9 • Si l'on observe la parabole que décrit la carrière de Giovanni Bellini, il est un moment où le Vénitien passe nettement à la vitesse supérieure sous l'influence de la manière du centre de l'Italie: le tableau qui illustre le mieux cette nouvelle expérimentation est la Madone Dudley (vers 1509-1511 [fig. 26]), dont de récentes études lui ont attribué la pleine paternité. Dans cette œuvre dévotionnelle, Giovanni Bellini s'approprie des éléments provenant de Fra Bartolomeo et de Raphaël 10 sans
ignorer ce que le jeune Titien a déjà produit. L'écart avec les œuvres précédentes est important et on le mesure surtout à l'énergie qui traverse la composition, due à un mouvement en spirale que nous voyons apparaître pour la première fois dans l'imaginaire de Bellini: il part de la main de la Vierge, en bas à droite, passe par l'Enfant et s'achève à l'opposé entre les épaules et le visage de Marie, à peine incliné. Le geste de la Vierge qui, du bout des doigts, tient délicatement son fils contre soi, est mémorable. On n'avait jamais vu auparavant une énergie de ce type dans les figures de Giovanni Bellini, désormais présentées devant un de ses paysages caraélérifüques (dont la logique n'est pas sans évoquer les « paysages moralisés »); on y retrouve la struélure horizontale que l'on avait déjà entrevue dans le Baptême du Christ et qui s'articule sur de délicates transitions chromatiques baignées de lumière. Nous sommes entre la première et la deuxième décennie du xvresiècle; le tableau entre bien en résonnance avec la produéHon de Fra Bartolomeo della Porta - dont la présence à Venise au printemps de 1508 a eu une grande influence sur la peinture de la cité des Doges - et notamment avec deux de ses retables, tous deux conservés à Lucques: la Vi erge à L'Enfant entre les saints Étienne et Jean-Baptiste de la cathédrale (1509), en particulier pour l'invention de l'Enfant", et Dieu le Père entre les saintes Catherine de Sienne et Marie-Madeleine du Museo Nazionale di Villa Guinigi (1508-1509) pour la dynamique des figures. Pour élucider l'exécution de la Madone Dudley, les historiens de l'art ont dû se rapporter par ailleurs à Raphaël, sans qui on a du mal à expliquer le mouvement des figures, mais un problème critique se pose encore si l'on considère de plus près les tableaux de Raphaël de 1505-1515 - comme la Sainte Catherine d'Alexandrie (vers 1507 ; National Gallery, Londres) - ou si l'on émet l'hypothèse que Bellini connaissait la produélion qui leur a succédé peu après et dont il se serait inspiré lorsqu'il fréquentait la cour de Ferrare, à commencer par la Vierge à ['Enfant avec le petit
47 Expérimentations du dernier Bellini: une lecture à travers huit tableaux
FIG. 27 Giovanni Bellini, Saint]érôme
lisant avec saint Christophe et saint Louis de Toulouse, 151 3, huile sur bois, 300 x 185 cm, Venise, église San Giovanni Crisostomo
saint Jean, dite Madone Aldobrandini, aujourd'hui à la National Gallery de Londres après avoir fait partie des colleétions d'Alphonse 1er d'Esle (vers 1510). Ce qui nous importe ici esl de souligner le contaét avec la peinture de Raphaël, ce contaét nous aidant à composer un imaginaire d'influences qui inclut d'autre part les recherches figuratives les plus expérimentales, lourdes de sens pour l'évolution de l'art italien 12 . La seconde décennie nous montre le vieux Bellini toujours en train de soutenir la comparaison à visage découvert avec les jeunes générations de peintres. Le retable de Saint Jérôme lisant avec saint Christophe et saint Louis de Toulouse [fig. 27] de l'église vénitienne de San Giovanni Crisostomo nous projette en 1513 13 : Giorgione esl désormais mort et Bellini se tourne vers les très jeunes peintres, subissant autant l'influence du Sebastiano del Piombo des volets d'orgue de San Bartolomeo (vers 1508) - il suffit de comparer les figures de Louis de Toulouse: celle de Sebafüano est plus enfantine et celle de Bellini plus adulte et introsj:>eétive - que celle de Titien et notamment de son retable defüné à Santo Spirito in Isola (aujourd'hui dans la sacrifüe de la basilique Santa Maria della Salute) qui semble lui avoir suggéré la position si haute de Jérôme. L'invention de la composition esl d'un grand intérêt, avec le saint au centre, dressé sur un piton rocheux, isolé dans le paysage et plongé dans sa lecture. On peut en dire autant du traitement piétural qui confère à l'œuvre un puissant naturalisme: la lumière qui frappe les carnations et les visages des saints fait de Bellini un des virtuoses de la peinture tonale. Il esl émouvant de conslater que, dans la dernière période de sa carrière, Giovanni Bellini élargit également son horizon sur le plan iconographique en satisfaisant, de toute évidence, la même clientèle très raffinée que le jeune Titien. En témoigne notamment la Femme à sa toilette de 1515 [fig. g] si on la compare à la Femme au miroir du natif de Pieve di Cadore (aujourd'hui au Louvre). Le thème iconographique - une femme nue
48 Giovanni Bellini: Influences croisées
occupée à se recoiffer à l'aide de deux miroirs, derrière laquelle on aperçoit un rectangle de paysage par la fenêtre - est sans précédent dans la produétion de Bellini. Sebastiano del Piombo (vers 1485-1547) s'est inslallé à Rome en 1511 et Titien s'esl aussitôt imposé comme le grand peintre le plus prometteur sur la scène vénitienne que Bellini dominait encore largement. Ce dernier, au milieu de la décennie, poursuit sa recherche
vers le classicisme avec la Dérision de Noé' 4 de Besançon (vers 1515) [cat. 45] qui rappelle L'Amour sacré et l'Amour profane de Titien (Museo e Galleria Borghese, Rome), un tableau de 1514 environ, en raison notamment des amples gestes aux courbes classiques que déploient les figures. La composition est constituée de vastes arrière-plans de couleur, étendus horizontalement, un aspeét que l'on a comparé à une autre œuvre de Titien: la Vénus de Dresde (vers 1510). Examinons à présent les dernières pensées figuratives de Giovanni Bellini. Ce finale était tout aussi imprévisible: l'œuvre qui semble être la dernière du peintre ne saurait être perçue comme la conclusion sereine d'une longue parabole, mais plutôt comme un événement qui se serait traduit par une évolution ultérieure, si Bellini en avait encore eu le temps. Nous sommes en 1516 environ. Considérons La Lamentation sur le corp s du Christ, un grand retable qui provient de l'église vénitienne de Santa Maria dei Servi [fig. 28]. Cette œuvre haute de quatre mètres et demi et large de trois mètres est imposante: que Giovanni Bellini en ait accepté la commande à un âge si avancé nous fournit déjà un indice sur l'esprit d'un peintre qui ne recule devant rien, même à la fin de ses jours. Les frères augustins de Santa Maria dei Servi lui en passèrent sans doute commande aux alentours du 24 janvier 1516, lorsque Innocent X béatifia Philippe Benizi (1233-1285), qui fut le prieur général de l'ordre des Servites de Marie durant les années de sa fondation et qui est représenté à droite du tableau 15 • Nous reconnaissons certains traits familiers de la peinture de Bellini, comme les figures qui occupent le premier plan avec désinvolture alors qu'elles se recueillent autour du corps mort du Christ. Ces traits expriment une douleur avivée par l'introspeétion qui se traduit par des gestes mélancoliques et calmes, transposés sur une échelle monumentale. Seule Madeleine est au paroxysme d'une participation sentimentale plus accessible: sa figure témoigne de son empathie envers le Christ en s'allongeant obliquement, les bras grands ouverts et
la bouche entrouverte. Le caraétère monumental des volumes, couverts de larges masses de couleur, nous ramène une fois encore aux œuvres précédentes de Fra Bartolomeo et de Raphaël. Dans une forme pleinement classique et exploitée avec la sensibilité du maître, Bellini met en œuvre ses dons de coloriste accompli qui franchit une nouvelle étape sur la voie du tonalisme. Il suffit de regarder comment circule la lumière entre l'arrière-plan et le premier plan en passant des tons les plus cristallins du paysage à ceux, plus chauds, qui environnent les figures: la source de lumière provient de la droite et allume les blancs des étoffes des saints en les faisant briller, comme c'est le cas sur les manches de la chemise de Madeleine qui sont ciselées contre la bure sombre et contre le sol où la lumière semble plutôt absorbée. Bellini obtient ici une très haute qualité chromatique, eu égard non seulement à la beauté même des couleurs - l'orange du manteau de Joseph, accordé au bleu de sa tunique, est inoubliable, de même que le rouge de la robe de Madeleine, qui s'est altéré à la lumière-, mais aussi à sa manière de fondre les figures dans le paysage avec de délicates transitions en clair-obscur. La qualité du retable a été réévaluée assez récemment après les problèmes relatifs à son attribution, problèmes auxquels a sûrement contribué Marco Boschini qui écrivait en 1674: « Le tableau qui se trouve derrière l'autel des Barbieri, où l'on voit le Christ déposé de la Croix, avec les deux Marie et un saint servite, ainsi qu'un très beau paysage, est un très grand tableau, majestueux, le plus beau que réalisa Rocco Marconi 6 . » Les difficultés que rencontre la critique à insérer l'œuvre dans la chronologie bellinienne reconnue 17 s'expliquent sans doute par le fait que le vieux Bellini ouvre ici les portes d'une nouvelle saison vouée à la monumentalité et à la couleur au moment même où le rideau tombe sur sa vie. J'aimerais conclure cet essai par les mots de Roberto Longhi qui, en définissant le maître comme « un des grands poètes d'Italie », synthétise une carrière 1
49 Expérimentations du dern ier Bellini: une lecture à travers huit tableaux
FIG. 28 Giovanni Bellini, La Lamentation sur le corps du Christ, vers 1510-1516, huile sur toile, 445 x 310 cm, Venise, Gallerie dell'Accademia
sans équivalent dans l'histoire de l'art de son temps: «Homme aux inlassables méditations, jamais las d'évoquer l'ancien, de comprendre le nouveau et de les expérimenter, il fut tout ce que l'on affirme: d'abord byzantin et gothique, puis émule de Mantegna et padouan, ensuite sur les traces de Piero della Francesca et d'Antonello de Messine, enfin partisan de Giorgione; et pourtant toujours lui-même, avec son sang chaud, son souffle vibrant, témoignant d'un plein accord profond entre l'homme, le sillage de l'homme changé en histoire et le manteau de la nature. Accord entre les masses humaines proéminentes et les nuages élevés, lointains et lourds de rêves racontés; entre les cloîtres des montagnes et les anciennes absides, les grottes des bergers et les terrasses urbaines, les églises couleur taupe du patriarcat et le
50 Giovanni Bellini : Influences croisées
renfermé des troupeaux, les forteresses médiévales et les roches friable s des monts Euganéens. Une sérénité qui s'étend à tous les sentiments éternels de l'homme : la chère beauté, la religion vénérée, l'esprit éternel, le sens profond ; c'est une pacification chorale qui mélange et nuance les sentiments, de l'aube rose au coucher de soleil violet, selon l'heure du jour'8 • »
Notes 1 Vasari 1568 (éd. 1878-1885), III, p. 162. 2 Fara 2007, p. 32-33. 3 Ce passage est tiré du manuscrit de l'introduél:ion au cours universitaire de l'année 1947-1948, conservé à la Fondation Roberto Longhi de Florence (La pittura veneziana dalla maturità di Giovanni Bellini al principio del '500). Voici la suite : « La nécessité d'établir une chronologie, de situer les œuvres dans le temps artistique n'est pas une pure nécessité philologique, mais antérieure au jugement critique. Une œuvre d'art n'est jamais isolée; elle est toujours en rapport avec autre chose, et il s'agit non pas d'un rapport de contemporanéité idéale, ne fût-ce que parce qu'il relève du domaine de l'art, mais d'un rapport avec l'avant et avec l'après.» À telle enseigne que «si d'aventure il n'existait qu'une seule œuvre d'art au monde, elle ne serait même pas qualifiée d'œuvre d'art, puisque nous ne serions pas en mesure de la reconnaître comme telle .. . mais comme un miracle, ou bien de la magie, un totem ou un tabou. [... ]. C'est l"'œuvre" qui produit les "œuvres"; si elles ont par conséquent des rapports entre elles, ces rapports sont éclairants pour le jugement critique.» L'histoire de l'art est« donc une reliure, un réseau de jugements dont l'un implique tous les autres [...]. Pour nous, l'œuvre d'art n'est pas un miracle, ni une hypertrophie individualiste provenant de la Renaissance (le divin MichelAnge); c'est une œuvre de l'homme, accomplie parmi les hommes, faite pour les hommes, empreinte de son humanité et par conséquent de ses erreurs et de ses défaillances. Le chef-d'œuvre absolu n'existe pas, heureusement; seul existe le chef-d'œuvre relatif, c'est-à-dire l'œuvre d'art, et son histoire réside dans cette relativité; c'est son élaboration.» 4 Pour un traitement complet de cette œuvre, voir Mazzotta 2017a (éd. 2020). 5 À ce niveau, le genre du paysage est entré avec force dans la peinture de Bellini et, plus généralement, dans la peinture vénitienne; ce sera là un terrain riche d'avenir. Pour le paysage à Venise au xvre siècle, voir Ferrari 2016. 6 Nous nous rapportons ici à la datation du retable dans Ballarin 1979. 7 Boschini 1676, p. 70.
8 Ce retable a été commandé à Bellini pour un autel absidial gauche de l'église de San Zaccaria, ou pour celui de San Girolamo, comme l'indique Vasari, ou encore pour celui de la Vierge Marie comme certains historiens en ont émis l'hypothèse (Humfrey 1993, p. 232-233). Q!Jand on observe ce tableau, un chef-d'œuvre de la peinture vénitienne, il faut garder à l'esprit que la perception aél:uelle est faussée par des retouches de la fin du xvmc siècle. Pendant la période napoléonienne, l'œuvre fut saisie et exposée à Paris, une initiative malheureuse qui causa des dommages au tableau - coupé en haut et en bas, décollé du panneau de bois pour être appliqué sur une toile et restauré - et aussi à l'autel dont on l'a extrait après avoir abattu un mur. À l'origine, le retable comportait trois rangées supplémentaires de carreaux et l'abside peinte était conçue en fonél:ion du cadre en marbre et de l'espace de l'église, avec un effet d'équilibre entre les pleins et les vides bien plus achevé. 9 Menato 2012 (2014). 10 Le séjour vénitien du frère dominicain a surtout été signalé par Luciano Bellosi, dans une conférence de 2009 en cours de publication, et corroboré par Antonio Mazzotta (2012 [éd. 2020], p. 75-79), alors qu'Alessandro Ballarin (2016, VI, p. xxx-xLv) se rapporte à l'aél:ualisation de la peinture de Raphaël due à la fréquentation de la cour d'Alphonse Je, d'Este, à Ferrare, pour la commande du camerino delle pitture. 11 On retrouvera cette posture de !'Enfant (avec une jambe pliée, glissée sous l'autre) dans la peinture des générations suivantes, à plusieurs années de distance, comme dans la Vierge à L'Enfant entre saint Sébastien et une religieuse de l'école de Zacchia il Vecchio, conservée dans l'église de Montuolo, à Lucques. Ce tableau et d'autres variantes reprennent avec précision le modèle de Fra Bartolomeo, tandis que Bellini, lui, en propose une nouvelle version. 12 Si l'on fait remonter ce bouleversement à 1508 ou à 1511, on attribue à Bellini un rôle différent sur l'échiquier de l'histoire de l'art. Nous espérons que de nouveaux éléments viendront nous aider à préciser cette chronologie d'ensemble.
13 L'œuvre fut commandée en 1494 par Giorgio Diletti; à sa mort, c'est Orsa, sa veuve, qui en sollicita l'achèvement en réaffirmant la volonté de son mari. Bellini reçut la commande en 1509 et livra l'œuvre quatre ans plus tard . Le retable a pâti de problèmes liés à sa conservation: en 1733, on l'a flanqué d'une statue de sainte Anne, remplacée par la suite par une statue de saint Antoine, et il a été plusieurs fois restauré pour remédier aux dommages dus, entre autres, à la fumée des cierges. 14 On ne connaît ni le commanditaire de cette œuvre ni sa destination d'origine. La proximité avec la peinture de Titien a incité une partie de la critique à la considérer comme une œuvre entamée par Bellini et achevée par Titien (Heinemann 1962, I, p. 271-272) en raison justement du caraél:ère monumental de son dispositif. La figure de Noé a été associée à la sculpture hellénistique par Rona Goffen comme le Faune Barberini (Munich, Glyptothek) ou le satyre du Cratère de bronze de Derveni (Thessalonique, Musée archéologique; voir Goffen 1989, p. 249-252). 15 Jacopo Benci et Silvia Stucky suggèrent une tout autre identification (Benci et Stucky 1987); le frère de droite est selon eux Bonaventura da Forli (Bonaventura Tornielli) et la sœur à gauche sainte Julienne Falconieri, une leél:ure iconographique des saints qui s'accompagne d'une datation autour des années 1509-1510. 16 Boschini 1664, p. 467. La critique s'est progressivement éloignée de l'attribution du retable à Marconi à mesure qu'elle acceptait que l'idée en revînt à Bellini (Berenson 1932, p. 73, 329). 17 Parmi ceux qui ne croient pas que Bellini soit l'auteur de cette œuvre, David Alan Brown (Brown 2019, p. 61) souligne que le support (une toile), la tendance à allonger les figures et l'importance accordée aux vêtements, parcourus de lourds plis, ne sont pas caraél:éristiques du peintre. 18 Longhi 1946 (éd. 1978), p. 10.
51 Expérimentations du dernier Bellini: une lecture à travers huit tableaux
Mantegna, une passion des André
1
PIERRE CURIE Conservateur du Musée Jacquemart-André
L'exposition Bellini qui se tient au Musée JacquemartAndré présente trois chefs-d'œuvre d'Andrea Mantegna (1431-1506) dont deux, le célèbre Ecce Homo [cat. 41] et la Vierge à L'Enfant entre saint Jérôme et saint Louis de Toulouse [cat. 8], appartiennent à ses colleéhons. Ce ne sont cependant pas les seules œuvres du musée que l'on peut relier au génial beau-frère de Bellini car le couple André a eu une prédileéhon particulière pour le maître padouan2.
FIG. 29
Entourage d'Andrea Mantegna,
Martyre de saint Christophe, Saint Jacques conduit au martyre, Translation du corps de saint Christophe, deuxième moitié du xV" siècle, bois transposé sur toile, 51 x 51 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
52 Giovanni Bellini: Influences croisées
Avant 1886, ils ont acquis un curieux triptyque [fig. 29] qui copie les fresques exécutées, après 1457, par Mantegna dans la chapelle Ovetari de l'église des Eremitani à Padoue, dédiées à saint Jacques le Majeur et à saint Chrislophe, tous deux fêtés le 25 juillet. Elles représentent le Martyre de saint Christophe, Saint Jacques conduit au martyre et la Translation du corps de saint Christophe. Autrefois sur bois, les panneaux ont été transposés sur toile à une date indéterminée. Ils ont été exécutés par un artisle padouan du XV' siècle, assez peu de temps après la réalisation des fresques, peut-être pour décorer un élément de mobilier. Carl Brandon Strehlke3 les situe dans l'entourage même de Mantegna en les attribuant à Nofri Strozzi et en les rapprochant d'un portrait de Ptolémée peint dans la Cosmographie4 offerte en 1457 au roi René d'Anjou par le noble vénitien Jacopo Antonio Marcello. Nofri, qui vivait à Padoue avec son père Palla
FIG. 30 Andrea Mantegna, Vierge à L'Enfant avec trois saints, vers 1485-1490, huile sur toile, 61 x 44 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
Strozzi, était un ami de Mantegna; Vasari, dans ses Vite, affirme d'ailleurs le reconnaître dans le Martyre de saint Christophe. Les trois peintures offrent une image assez fidèle des fresques dans leur état d'origine, alors que ces dernières ont été par la suite très abîmées par l'humidité et presque anéanties par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Marcel Proust, pour qui c'est « une des peintures [qu'il] aime le plus au monde », sait que Madame André en a une copie dans sa chambres, mais il ne l'a certainement pas vue, bien qu'il ait fréquenté quelque peu l'hôtel du boulevard Haussmann où gravitaient tous les modèles de la Recherche. Le nettoyage remarquable effectué par le restaurateur Roberto Merlo en 2021 a mis en évidence la haute qualité de ces panneaux, d'une finesse d'exécution de miniaturiste, qui semble bien confirmer une réalisation dans l'entourage du maître et peut-être sous son contrôle. Il n'est pas exclu, non plus, d'y déceler l'intervention de deux mains.
La Vierge à L'Enfant avec trois saints [fig. 30] est malheureusement beaucoup moins bien conservée et ses graves usures ne laissent plus guère apprécier aujourd'hui que sa composition resserrée, typique de l'artiste, et son atmosphère poétique. Cette altération est sans doute la raison pour laquelle son autographie a été contestée par le passé, mais en fait, elle est signée « Andreas Manten » sur le revers de la manche de la Vierge et la critique moderne l'accepte dans le catalogue du maître 6 • C'était aussi le cas au x1xe siècle car elle a successivement fait partie des collections de deux conservateurs du Louvre, Frédéric Reiset et le vicomte Both de Tauzia, avant que les André ne l'achètent en 1890 au neveu de ce dernier. Sa technique l'apparente à certains Tüchlein allemands où les couleurs sont posées sans couche de préparation sur de fines toiles de lin. Sa datation entre 1485 et 1490 est généralement admise par les spécialistes de l'artiste.
53 Mantegna, une passion des André
FIG. 31 Suiveur d'Andrea Mantegna, Vierge à L'Enfant entre deux saints, fin du xV" siècle, fresque, 128 x 102 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
Une fresque déposée7 [fig. 31], acquise à Venise chez l'antiquaire Zuber en 1892, pose quant à elle toutes sortes de questions portant sur son auteur et son origine. Cette Vierge à ['Enfant entre deux saints proviendrait en effet de la maison de Mantegna à Vigodarzere, proche de Padoue, démolie en 1891. Mais la présence de Mantegna dans cette maison n'est pas confirmée par les historiens padouans et il pourrait plutôt s'agir de la maison natale de l'artiste, qui se trouvait à Isola di Carturo 8 • Représentée en contre-plongée, dans un oculus architeél:ural, la Vierge porte l'Enfant sur un coussin. Derrière eux se tiennent une sainte martyre couronnée de perles (sainte Marguerite ou sainte Justine) et un saint barbu et âgé, probablement saint Joseph. Deux dauphins ailés, la tête en bas, ornent la partie inférieure du cercle où se lit l'inscription « AVE DECUS COELI » . Bien qu'il s'inspire de la perspeéhve du plafond de la Chambre des Époux, célèbre trompe-l'œil du Palais ducal de Mantoue, le parti choisi ici est beaucoup moins radical et le style, s'il peut bien être qualifié de mantégnesque, ne permet pas
54 Giovanni Bellini: Influences croisées
cependant d'attribuer l'œuvre à Mantegna lui-même. Le nom d'un suiveur du peintre, Antonio della Corna, a été avancé et, plus récemment, Nicolas Sainte Fare Garnat a souligné les rapports de cette fresque avec celles de Vincenzo Foppa (vers 1425/1430-vers 1515/1516) peintes à Sant'Eustorgio, à Milan 9 • Foppa, sans doute formé comme Mantegna dans l'atelier padouan de Squarcione, appartient à la même génération que lui et son style de jeunesse peut avoir été influencé par les mêmes modèles que Mantegna. Bien qu'elle n'ait pas recherché les gravures de l'artiste, ce qui lui aurait été financièrement facile, Madame André s'est intéressée à la produél:ion graphique de l'artiste en faisant l'acquisition, chez Grandi à Milan en 1899, d'un lot de six dessins mantégnesques provenant de la colleél:ion Brasca. Au-delà de cette origine, c'est peut-être le fait qu'ils aient appartenu à des albums du Padre Resta qui l'a motivée10 • Sebastiano Resta (16351714), un père oratorien milanais, est assurément l'un des plus grands colleél:ionneurs italiens de dessins du xvne
FIG. 32
D'après Andrea Mantegna, Hercule étouffant Antée, xvre siècle, plume et lavis d'encre métallo-gallique sur papier, 29,4 x 18,1 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
siècle: il en posséda environ 3500 qu'il colla dans une trentaine d'albums. À sa mort, ces albums furent dispersés, beaucoup partirent en Angleterre, acquis par Lord John Somers, d'autres furent démantelés et les dessins détachés et vendus. Les feuilles Jacquemart-André sont des copies du x V" ou du xv1e siècle; elles valent par leur qualités plafüques, comme cette reprise d'une estampe célèbre de Mantegna figurant Hercule étouffant Antée [fig. 32], ou par l'intérêt des notices que le Padre Resta a fréquemment inscrites sur les dessins. Ainsi, sur une étude de pieds et jambes protégés de jambières en cotte de maille [fig. 33], copie partielle de la Déposition gravée par Mantegna, il écrit: «Andrea Mantegna fils adoptif de Francesco Squarcione a pris pour femme une sœur de Giovanni Bellini, fille de Giacomo Bellini, sans le
FIG . 33
D'après Andrea Mantegna, Pieds et jambes protégés de jambières en cotte de maille, xvre siècle, plume et encre sur papier, 22 ,7 x 25,8 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
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55 Mantegna, une passion des André
FIG. 34 Andrea Briosco dit Riccio, Judith tendant à sa servante la tête d'Holopherne, fin du xV" siècle, bronze, 10,4 x 8,2 cm, Paris, Musée Jacquemart-André
consentement de Squarcione; lui et Bellini s'encourageaient. Ridolfi le fait naître à Pado"ue en 1431, et non en 1451 comme Vasari qui le dit mourir à 66 ans en 1517. Il vécut longtemps à Mantoue auprès du marquis de Mantoue, Ludovic Gonzague. Il changea énormément sa manière et fut le maître du Corrège".» L'influence d'Andrea Mantegna, qui fut aussi sculpteur, se retrouve dans nombre d'œuvres plastiques de son temps et perdure, notamment chez le bronzier Andrea Briosco di Riccio (1470 -1532) qui appartient à la génération suivante d'artistes padouans. Le Musée Jacquemart-André conserve de ce dernier une plaquette de bronze [fig. 34] signée au revers de son monogramme
56 Giovanni Bellini: Influen ces croisées
et qui reprend, dans le même sens, la composition d'une célèbre gravure du maître figurant Judith tendant à sa servante la tête d'Holopherne. Mais s'il est une sculpture intimement liée à l'univers de Mantegna au sein de la colleéhon du boulevard Haussmann, c'est bien le buste de Ludovic Gonzague, marquis de Mantoue [fig. 35], généralement donné à Lean Battista Alberti (1404-1472). Résumer les aéhvités de l'artiste humaniste est presque impossible, tant elles sont variées et vont de la philosophie à la théorie des arts, de la peinture aux mathématiques, à l'architeél:ure, à la linguistique ... À Mantoue, où il travaille à la conception des églises San Sebastiano et Sant'Andrea, à la fameuse
FIG. 35 Attribué à Leon Battista Alberti, Buste de Ludovic Gonzague, vers 1470 ?, bronze, h: 36 cm (sans le socle de marbre), Paris, Musée Jacquemart-André
façade de temple antiquisant, il fait naturellement partie de l'entourage raffiné du duc Ludovic Gonzague pour qui travaillera également Mantegna. Les deux artisles ne se sont sans doute pas rencontrés car Alberti esl peu reslé à Mantoue. Or l'œuvre mantouan de ce dernier répond parfaitement à l'ambition du marquis condottiere qui souhaite faire de sa cité un des tout premiers centres des arts de la Renaissance en Italie : cet idéal intelleél:uel et artifüque se cris1:allisera dans les merveilleuses fresques de la Chambre des Époux réalisées dans le Palais ducal par Mantegna, entre 1465 et 1474. Le busre du Musée Jacquemart-André, en bronze non ciselé, a conservé l'aspeél: brut de la cire dans laquelle il a été énergiquement modelé et qui confère à la matière une vibration palpitante. Il confütue un sommet dans cette nouvelle approche de l'homme, vu non plus comme simple représentant d'une casle sociale, mais comme personnalité individuée et sensible.
Notes L'ensemble de la colleélion des Mantegna et mantégnesques du musée a été étudié en détail par son précédent conservateur, Nicolas Sainte Fare Garnot (Sainte Fare Garnot 2010). 2 Gennaro Toscano a publié deux études centrées sur la réception de Bellini et de Mantegna en France du xv1• siècle à la fin du XIX' siècle (Toscano 2004 et Toscano 2006). 3 Dans Paris 2008, cat. 12-14, p. 81-83. 4 Paris, BnF, département des manuscrits, ms Latin 17542. Voir la notice de S. Fumian, dans Padoue 2006, cat. 72, 1
p. 296-297.
5 Il la connaît par une photographie reproduite dans la Gazette des BeauxArts en 1886. Jérôme Picon, dans Paris 1999, cat. 113, p. 176. 6 Voir la notice de N. Rowley dans Paris 2008, cat. 83, p. 230-231. 7 Par Antonio Bertolli en 1880. 8 Voir Marconato 2009. 9 Communication orale, 2022. 10 Sur le Padre Resta, voir Warwick 1994 et Warwick 2000. 11 «Andrea mantegna figlio adottivo di Francesco Squarcione Prese una sorella di Giovanni Bellini per moglie figlia di Giacomo Bellini senza consenso
dello Squarcione, fra lui et il Bellini passavano emulatione. Il Ridolfi lo fa di nascita padovano nato del 1431, non del 1451 corne lo fa il Vasario, mari d'anni 66. 1517. Habità molto tempo in Mantova pressa il marchese di mantova Lodovico Gonzaga. Mutà grandissimi modi d'operare e fu maestro del Correggio. » Nous remercions Mme Simonetta Prosperi Valenti Rodinà qui nous a confirmé l'autographie de ces inscriptions du Padre Resta.
57 Mantegna, une passion des André
Dans l'atelier de Jacopo
Giovanni Bellini naît à Venise vers 1435. Il est le fils illégitime de Jacopo Bellini, lui-même marié depuis la fin des années 1420. Jacopo a appris le métier de peintre auprès de Gentile da Fabriano; il adopte un style courtois en vogue dans l'Europe entière et connu aujourd'hui sous le nom de « gothique international ». Jacopo mène une carrière à succès, non seulement à Venise, mais aussi en Terre Ferme : réalisée pour les Este de Ferrare, sa Vierge à L'Enfant [cat. 2] montre l'étendue de ses talents. Mais le génie de Jacopo esl: aussi plus secret que sa produétion piéturale ne peut l'indiquer: à ses heures perdues, il noircit les pages de ses livres de modèles de scènes qui tiennent compte des dernières nouveautés venues de Florence. Depuis le milieu des années 1420, les peintres florentins se sont en effet intéressés à une autre manière, plus réaliste, de représenter le réel, s'inspirant direétement de l'Antiquité classique. Si aucun des commanditaires de Jacopo ne soupçonne cet aspeét de son art, ce n'est pas le cas des apprentis qui ont accès aux livres de modèles - parmi lesquels on compte bientôt deux de ses fils, Gentile et Giovanni. Le premier a été prénommé en hommage au maître de Jacopo, Gentile da Fabriano; il poursuivra la leçon du père. Le second, bien que né hors mariage, sera élevé au sein du foyer paternel. À l'instar de son grand frère, Giovanni se fond d'abord dans le moule en copiant au plus près les œuvres du père. Jusqu'au milieu des années 1450, il est difficile de distinguer avec certitude sa main dans les produétions des Bellini. Gentile et Giovanni sont vraisemblablement à l'œuvre dans deux toiles provenant de la décoration d'une confrérie laïque de Venise, la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista [cat. 3 et 4]: apparaissent par endroits les tendances respeétives des deux frères, l'aîné Gentile s'attachant plus à la ligne de contour, tandis que le cadet Giovanni semble déjà fasciné par la représentation des reflets lumineux'.
1 Eisler 1989, p. 23-75; Fletcher 2004; Humfrey 2021, p. 13-37.
60 Giovanni Bellini: Influences croisées
62 Giovanni Bellini: Influences croisées
1 Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471)
Saint]ean l'Évangéliste Vers 1430-1435, tempera et or sur bois de peuplier, 88 x 26,6 cm Berlin, Gemaldegalerie, inv. 1161/1
J
ean, vêtu d'une tunique bleu outremer que recouvre un long manteau rouge doublé de violet, est représenté lisant un livre, qui constitue l'attribut traditionnel du saint évangéliste. Il est figuré légèrement tourné vers la droite dans une niche semi-circulaire grise, de laquelle il se détache par la luminosité de ses couleurs. Les stries de la voûte en forme de conque forment un raccourci supposant un regard porté depuis la droite. Une multitude de points dorés, que l'état du panneau rend aujourd'hui difficiles à distinguer, forment une délicate auréole autour du saint. L'ourlet du manteau porte des inscriptions en lettres gothiques impossibles à déchiffrer. Deux dessins du livre de Jacopo Bellini conservé au British Museum de Londres figurent un saint avec un livre, et sont semblables par leurs postures et leurs drapés de style gothique (fol. 28 et fol. 91v). Le panneau faisait partie d'un retable à un ou deux niveaux représentant des figures de saints. La Gemii.ldegalerie possède un autre panneau de format identique, qui représente saint Pierre dans une niche en forme de conque (inv. 1161/2) et un autre panneau figurant saint Jérôme en demi-figure dans un environnement semblable (inv. 1150). Le couronnement semi-circulaire du panneau n'est sans doute pas d'origine; celui-ci devait être plus étroit et arqué. Un autre élément du même retable, une sainte couronnée de fleurs avec un vase, représentée en demi-figure, se trouve dans une colleétion privée. Les dessins de Jacopo Bellini des livres conservés à Paris (Musée du Louvre, fol. 67) et à Londres (British Museum, fol. gv) permettent de se figurer un
tel retable à un seul niveau. Plusieurs saints représentés côte à côte se trouvent devant des niches aux voûtes en cul-de-four, dont la perspective suppose un point de vue central du speétateur. Les polyptyques conservés d'artistes contemporains, comme ceux d'Antonio Vivarini et de Giovanni d'Alemagna, avec leurs cadres originellement richement ornementés, permettent de se restituer ce type de struétures à plusieurs registres. - Brigit Blass-Simmen
PROVENANCE Edward Solly, Berlin; acquis en 1821. BIBLIOGRAPHIE Zeri 1971, p. 42-49; Eisler 1989, p. 30 et 68, ill. 55 et 510; Degenhart et Schmitt 1990, II-5, p. 114 et 162, ill. 153 et 164; II- 6, p. 404, n. 16, 471 et 536, n. 2; Zielke 2022.
63 Dans l'atelier de Jacopo
2 Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471)
Vierge d'Humilité adorée par un prince de la maison d'Este Vers 1435-1440, tempera et or sur bois, 60 x 40 cm Paris, Musée du Louvre, Département des peintures, inv. R.F. 41
C
e panneau met en scène un prince de la puissante famille des Este, seigneurs de Ferrare, en prière devant la Vierge et l'Enfant. Dès la fin du xrxe siècle, on a proposé de reconnaître dans ce jeune seigneur Leonello d'Este, une hypothèse partagée ensuite par de nombreux auteurs, certains allant même jusqu'à identifier le tableau avec le portrait peint en 1441 par Jacopo à l'occasion d'un concours l'opposant à Pisanello, une hypothèse en réalité peu convaincante. D'autres spécialistes, notant des différences de traits importantes entre le personnage représenté ici et les autres effigies connues de Leonello, ont proposé de l'identifier avec un autre membre de la famille, Ugo ou Meliaduse d'Este. Toutefois, si l'on suit la première proposition, Ugo étant mort en 1425, à vingt ans, la date du tableau du Louvre devrait être anticipée au début des années 1420, et le personnage représenté âgé de moins de vingt ans, ce qui nous semble très peu vraisemblable. En revanche, Meliaduse pourrait être un candidat plus convaincant. S'il fut enjoint par son père à embrasser une carrière ecclésiastique, il continua à mener une vie de cour et à jouer un rôle diplomatique important. Le choix de se faire représenter en costume profane au plus près de la Vierge, à l'intérieur de l'hortus conclusus, pourrait être compatible avec ce double statut. Même si une grande majorité des auteurs a eu tendance à privilégier une identification avec Leonello et à dater l'œuvre des années 1435-1440, aucun élément ne permet pour l'heure de déterminer avec certitude qui de Leonello ou de Meliaduse, qui n'avaient qu'un an d'écart, se fit représenter dans ce portrait. La restauration récente de l'œuvre, achevée en 2018, et les études de laboratoire menées à cette occasion ont permis d'apporter des précisions quant à son histoire matérielle. L'inscription dans le nimbe de la Vierge s'est avérée avoir été repeinte par G. Molteni lors de la restauration qu'il avait entreprise entre 1860 et 1862. Celle-ci a été conservée dans la mesure où aucun vestige de l'écriture originale ne semble avoir été préservé sous les
64 Giovanni Bellini : Influences croisées
repeints. Molteni intervint également sur le manteau, repeignant de nombreux points dorés afin de raviver un type de décor employé par Jacopo mais très usé, dont on observe encore quelques traces sous les repeints qui ont également été conservés. Ce raffinement décoratif était parfaitement adapté à une commande prestigieuse et témoigne de la volonté de Jacopo de marcher sur les traces de son maître, Gentile da Fabriano. Lors de sa formation au sein de l'atelier familial, Giovanni Bellini dut être marqué par cette technique décorative employée par son père, puisqu'il la remploie dans une Vierge à L'Enfant conservée à Pavie. L'arrière-plan du tableau du Louvre fut également remanié, pour une raison inconnue, par Molteni. Le dégagement des repeints, en particulier à dextre, a permis de retrouver, sous des montagnes, une zone correspondant en réalité à une étendue d'eau sur laquelle vogue un navire. La courbure de l'horizon apparaît désormais beaucoup plus prononcée, accentuant l'originalité du tableau. Par l'importance qu'elle accorde à la représentation de la nature et des effets atmosphériques, tels les nuages vaporeux qui s'étirent élégamment de chaque côté du visage de la Vierge, cette œuvre dut séduire les amateurs de la cour de Ferrare, où artistes, humanistes et colleéhonneurs aimaient décrire les moindres détails d'un tableau et débattre de la question de la supériorité de la peinture ou de la poésie. Elle témoigne enfin de la sensibilité nouvelle au paysage manifestée par Jacopo, laquelle dut certainement marquer son fils Giovanni lors de ses années de formation. - Thomas Bohl
PROVENANCE Acquis par O. Mündler à Milan vers 1860 ; sa vente, 27 novembre 1871, n° 31, acquis par le vicomte de Ségur Lamoignon ; acquis en mai 1873. BIBLIOGRAPHIE D. Cordellier, dans Paris 1996, cat. 260, p. 381-383; De Marchi 1998, p. 16-17 ; De Marchi 2008, p. 292; Gramaccini 2021, p. 34.
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Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516) et Gentile Bellini (Venise, vers 1429-1507), dans l'atelier de Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471)
Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516) et Gentile Bellini (Venise, vers 1429-1507), dans l'atelier de Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471)
Naissance de la Vierge
Annonciation
Vers 1453, tempera sur toile, 112 x 152 cm Turin, Galleria Sabauda, inv. 158
Vers 1453, tempera sur toile, 113 x 152 cm Turin, Galleria Sabauda, inv. 159
C
es deux toiles, où figurent respectivement la Naissance de la Vierge et l'Annonciation, sont entrées dans les collections de la pinacothèque royale de Turin en 1873, année où elles ont été vendues par leur propriétaire, Francesco Canella, qui les avait héritées de son grand-père maternel Natale Schiavoni, peintre à succès et propriétaire d'une remarquable galerie d'art dans le palais Giustiniani, à Venise. Outre ces deux tableaux aujourd'hui à Turin, Schiavoni possédait six autres toiles (ou peut-être sept) appartenant à cette même série qui, d'après lui, provenaient de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, une confrérie vénitienne qui fut définitivement supprimée par le gouvernement du régime napoléonien en avril 1806. Dans ses Vies (1550 et 1568), Giorgio Vasari évoquait déjà certaines «histoires de la Sainte Croix » peintes sur toile par Jacopo Bellini, avec « l'aide de ses fils », pour la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista. Francesco Sansovino se rappelait également une série de « diverses peintures, de l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, dont la Passion du Christ [...] ; la seconde partie de cette œuvre ayant été réalisée par la main de Jacopo Bellini'». Oyant à Carlo Ridolfi, il nous fournit une description plus détaillée des «nombreux tableaux de taille moyenne », figurant des «scènes du Christ et de la Vierge», que peignit Jacopo Bellini, «ses fils lui venant quelque peu en aide 2 » . L'écrivain du xvne siècle énumère jusqu'à dixsept scènes qui composaient cet important cycle bellinien situé dans la « première salle » de la confrérie (celle du chapitre sans doute). Il se peut que le cycle ait même été plus vaste, puisque Ridolfi oublie d'en mentionner certains épisodes, comme La Rencontre à la Porte dorée ou Les Noces de Cana, lesquelles figurent en revanche parmi les neuf toiles aujourd'hui rescapées, toutes similaires quant à leur format et à la technique employée3. Il est vrai que Ridolfi n'avait plus la possibilité de voir les tableaux réalisés par Bellini : « étant ruinés par le temps », ils avaient déjà été remplacés par les œuvres « d'autres auteurs,
66 Giovanni Bellin i : Influences croisées
visibles aujourd'hui », c'est-à-dire par des toiles d'artistes plus modernes; la description de Ridolfi se fondait plutôt sur ce que lui avait rapporté « de vieux peintres ». Cela explique probablement les oublis dont nous avons parlé et certaines discordances iconographiques avec ce que nous voyons dans les tableaux tels qu'ils nous sont parvenus aujourd'hui, comme la présence présumée (et en tout cas insolite) de Joachim, le père de Marie, en train d'écrire dans la scène de la Naissance de la Vierge, ou bien de la «foule nombreuse d'angelots extatiques » de l'Annonciation . La légère confusion qu'ont engendrée les sources n'a certes pas profité au débat critique moderne, et si l'on y ajoute l'état de conservation très médiocre des toiles qui ont refait surface, presque toutes appauvries par des lacunes apparentes et parfois abîmées par de grossiers repeints, on comprend encore mieux la difficulté récurrente à accepter l'attribution de ce cycle piétural à l'atelier des Bellini ou même son illustre provenance, la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista. Même Bernard Berenson préférait rester prudent en attribuant les éléments connus de la série à un anonyme « suiveur des Bellini » autour de 1475 4 • Il revient par conséquent à Roberto Longhi, qui ne connaissait que quatre des toiles, réparties entre Turin et la colleétion Chapman (avant de passer à Stanley Moss), de mettre un terme à ces atermoiements en attestant les renseignements transmis par le « vieux propriétaire », Natale Schiavoni, sur leur réelle provenance. Pour Longhi, le concours des fils de Jacopo était d'ailleurs « parfaitement clair », bien qu'il n'aient pas participé de la même manière dans chacune des toiles: pour ce qui concerne les tableaux de Turin, à commencer par la Naissance de la Vierge, « mieux conservée », l'historien de l'art remarquait à juste titre l'intervention de Gentile dans le groupe des trois commères, sur la gauche, qui semblent en effet comme incrustées par une main un peu gauche, et le pinceau incontestablement supérieur de Giovanni dans le reste de la toile, surtout pour la figure de «la très belle servante qui tient
le plateau ». Afin de valider une fois pour toutes cette identification, Longhi invoque d'autre part un document de 1465 qu'il interprète (pour anticiper avant tout la datation que suggérait Berenson, à savoir 1475) comme le solde du montant obtenu par Jacopo Bellini pour les épisodes du Nouveau Testament que la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista lui avait commandés. En dépit d'un certain scepticisme assez peu justifiés, cette leél:ure a été saluée par des historiens de l'art éminents 6 • Il convient toutefois de préciser que si, le 31 janvier 1465 (1464 selon le calendrier vénitien), Jacopo reçoit huit ducats de la Scuola, «comme reliquat de tout rapport jusqu'à ce jour 7 », il n'est en aucun cas certain, comme en conclut Longhi (et avant lui Testi 8), que ce règlement corresponde au solde des toiles exécutées pour cette même institution, car il pourrait aussi bien se référer à d'autres travaux, comme le retable qu'on commanda à l'artiste en 1457 pour «l'auberge de ladite Scuola9 » et qui, selon Sansovino 10, avait été réalisé par « Iacomo Bellino » en personne. Il serait peut-être plus juste de mettre en valeur, dans le sillage de Collins", le fait que le 25 février 1453, Jacopo Bellini reçut la somme très substantielle de 20 ducats de la part de la Scuola, dont il était lui-même membre depuis 1437, pour pourvoir à la dot de sa fille Nicolosia, la future épouse du jeune Andrea Mantegna12 • Tout aussi significative, comme l'a récemment souligné Mazzotta 13 , est la proximité entre l'héritage que reçut Bellini et la conclusion des travaux de finalisation de la «nouvelle auberge », dont le terme exaél: (8 mars 1453) était commémoré par une épigraphe scellée à l'extérieur de la Scuola, épigraphe aujourd'hui en partie effacée, mais plusieurs fois retranscrite par les sources' 4 • D'ailleurs, Lucco, qui so utient pourtant une datation des toiles autour des années 1460-1465 (après avoir songé à une date encore plus tardive, 1470), a dû à son tour admettre que la somme reçue par Jacopo en février 1453 a tout l'air d'être une «avance sur les futurs travaux 15 ». Pour déterminer avec exaéHtude la période où fut effeéhvement réalisé le cycle en question, il ne nous
reste donc plus qu'à nous en remettre au style de l'œuvre. À cet égard, il me paraît évident que ni Gentile, ni, à plus
forte raison, Giovanni n'auraient pu peindre les diverses toiles que comporte le cycle autour des années 1460-1465, c'est-à-dire à l'époque des Triptyques de Santa Maria della Carità. Comme l'a déjà suggéré Mazzotta, une comparaison avec les miniatures de l'Arsenal, achevées justement en 1453, s'avère beaucoup plus convaincante: ces œuvres sont en effet proches des deux toiles de la Galleria Sabauda. Celles-ci, sans doute parce qu'elles ont été remises en valeur par d'excellentes restaurations et débarrassées des épais repeints du xrx0 siècle, comportent des morceaux d'une grande qualité, tout à fait dignes du style encore précoce, mais parfaitement reconnaissable, du très jeune Giovanni, à ses débuts dans l'atelier de son père. Cependant les nombreux rehauts explicites en or et la minutieuse description des détails naturalistes trahissent un goût décoratif encore très imprégné de la culture gothique tardive et gentilienne de Jacopo Bellini et que les scènes se déroulent dans un espace composé de façon encore approximative ce qui n'est pas sans rappeler la magnifique Assemblée du chapitre de !'Ordre du Croissant [cat. 7). Toutefois, des détails extraordinaires comme celui du plateau avec les deux carafes opalescentes au long col ne s'expliquent que par un intérêt précoce et beaucoup plus moderne pour les produél:ions contemporaines de l'art flamand que Giovanni apprécia manifestement dès ses débuts (en 1451, un retable d'un certain «Pierre des Flandres », c'està-dire Petrus Christus, est livré dans l'église Santa Maria della Carità). ~ant à la sublime netteté des profils et la délicatesse avec laquelle les plus subtils mouvements de l'âme sont saisis, de même que l'attente non sans inquiétude de la Vierge ou le touchant empressement des deux servantes qui préparent le bain de la nouveaunée, ils révèlent déjà le talent d'un peintre - Giovanni Bellini - destiné à devenir « un des grands poètes d'Italie» (Longhi). - Giacomo A. Calogero
67 Dans l'atelier de Jacopo
cat. 3
1 Sansovino 1581, p . 100. 2 Ridolfi 1648 (éd. 1914), p. 53-54. 3 Il s'agit des deux tableaux du musée de Turin, de deux autres qui se trouvaient autrefois dans la colleél:ion Moss de New York, et cinq appartenant à William Graham à la fin du xrx• siècle, que Federico Zeri connaissait et que Joseph Hammond publia récemment (voir Zeri 1982, p. 227-230 et Hammond 2016). 4 Berenson 1916, p. 144-148. 5 Heinemann 1962, I, cat. V-38, p. 222; Gabrielli 1971, cat. 158-159, p.200. 6 Zeri 1973 (éd. 1998), p. 169; Collins 1982, p. 469-472; Eisler 1989, p. 532; M. Lucco, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 15, p. 309-310.
68 Giovanni Bellini: InJl,uences croisées
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Eisler 1989, p. 532. Tefü 1915, p. 163. Spinazzi 2002-2003, p. 64, 217-218. Sansovino 1581, p. 101; voir également Ridolfi 1648 (éd. 1914), p. 53. Collins 1982, p. 468. Barausse 2019, d oc. 179, p. 28-29. Mazzotta 2018 (éd . 2020), p. 144-145. Cicogna 1855, p. 12. M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, p. 309 ; Lucca 2004, p. 76-77-
cat. 4
cat. 3 et 4
PROVENANCE Venise, Scuola di San Giovanni Evangelista; Natale Schiavoni, Venise; Elisa Schiavoni, veuve Canella, Venise; Francesco Canella, Venise; acquis en 1873. BIBLIOGRAPHIE Longhi 1946 (éd. 1978), n° 33, p. 48-49; Eisler 1989, p. 65, 521-524 et 532; M. Lucco, in Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 15, p. 309-310.
69 Dans l'atelier de Jacopo
5 Gentile Bellini (Venise, vers 1429-1507)
Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471)
Vierge à l'Enfant (Madone de Constantinople)
Saint Bernardin de Sienne, saint Onuphre, saint Étienne, saint Barthélemy, saint Laurent, saint Sébastien, sainte Catherine d'Alexandrie
Vers 1462-1463, tempera et or sur bois, 80 x 60 cm Inscription: Salve regina mater misericordia Matelica, Museo Piersanti, inv. 4BR2188
D
ans le tableau principal, la Vierge s'appuie sur une balustrade tout en tenant Jésus, assis et vêtu d'un très léger habit transparent. Marie porte une belle robe violette au brocard doré ainsi qu'une cape rouge vif, nouée sur le devant; elle est coiffée d'une superbe couronne constellée de pierres précieuses étincelantes. Vu de face et immobile, Jésus accomplit le geste de la bénédiction. Au xvme siècle, on a appliqué au dos du tableau une feuille d'argent ouvragée dont la décoration représente le trigramme de saint Bernardin. La seconde peinture sur bois présente, elle, une série de sept saints patrons de Matelica, Bernardin de Sienne, Onuphre, Étienne, Barthélemy, Laurent, Sébastien et Catherine, tous figurés debout au centre de leur niche et disposés comme dans une exèdre, avec Barthélemy au centre qui tient le modèle réduit de Matelica dans sa main alors que tous les autres sont placés de trois-quarts, leurs regards convergeant plus ou moins vers lui. L'histoire critique de ces deux tableaux esl: assez compliquée. Dès leur arrivée au musée Piersanti, à Matelica, ils avaient été séparés, à tel point que dans l'inventaire de cette collection, rédigé par Sennen Bigiaretti entre 1917 et 1918, ne figure que la série des sept saints avec une attribution un peu fantaisiste à Pisanello la Vierge à L'Enfant était encore, de toute évidence, dans la cathédrale où on la vénérait sur le second autel de la nef de gauche, dédié à la Vierge de Constantinople (elle s'y trouvait en 1767 d'après un inventaire publié par Biocco et Bufali3). 1
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Vers 1462-1463, tempera et or sur bois, 23 x 9,5 cm Matelica, Museo Piersanti, inv. 4BR2189
La Vierge à L'Enfant ne fut portée à la connaissance du public que par Adolfo Venturi 4 qui l'attribua à Antonio da Fabriano, une attribution que personne ne remit en cause jusqu'à la fin du xxesiècle. Le seul point de vue à contre-courant fut celui de Roberto Longhi, qui, en 1962, attribue prudemment le tableau à Gentile Bellini5 • Par la suite, Andrea De Marchi confirme à plusieurs reprises la justesse de cette intuition6 • Les sept saints, eux, reçurent d'emblée un baptême vénète, sinon strictement vénitien, et après l'attribution erronée.à Pisanello par Bigiaretti, ils entrèrent dans le débat sur la jeunesse de Giovanni Bellini7• Pour Andrea De Marchi, il ne fait aucun doute que ces deux œuvres furent créées ensemble; par la force des choses, on doit donc leur attribuer, sinon le même auteur, du moins la même datation8 . En dépit de leurs dimensions divergentes, les auréoles furent également peintes de la même manière, comme une sorte d'assiette concave brune, rehaussée d'or, en forme de coquille, de façon à donner l'impression qu'il s'agit de verres sombres comme ceux que l'on importait à Venise du Proche-Orient. Sur le bord de la manche du vêtement de Marie, on distingue également des caraél:ères arabes qui renvoient à des solutions plus anciennes comme on le voit sur les auréoles de Gentile da Fabriano. De telles décorations expliquent parfaitement pourquoi cette œuvre fut vénérée comme la Madone de Constantinople. Il est possible que ces particularités aient été réclamées par le probable commanditaire, l'abbé Bartolomeo de Columnis, un exilé grec qui se
71 Dans l'atelier de Jacopo
réfugia à Matelica après la conquête de Constantinople par les Ottomans. Si l'attribution de la Vierge à L'Enfant à Gentile Bellini entre 1462 et 1464 ne semble poser aucun problème 9 , il n'en va pas de même pour les sept saints que l'ensemble de la critique attribue tantôt à Jacopo, tantôt à Giovanni Bellini. ]'avais moi-même pensé que les saints de la prédelle (s'il est permis de l'appeler ainsi) de cette œuvre était un incunable de Giovanni sur lequel il aurait transcrit des idées et des dessins de Jacopo, mais avec une lumière plus claire et une plus grande qualité expressive par rapport aux essais de ce dernier10 • S'il est vrai cependant que la Vierge de Gentile qui les surplombe ne peut avoir été peinte avant le début des années 1460 (le peintre aurait été sinon beaucoup trop jeune), le problème inverse se pose, en quelque sorte. Andrea De Marchi (2021) a suggéré de nouveau que ce petit tableau où figure la série des saints patrons soit en réalité un essai de la maturité de Jacopo répondant intelligemment à son fils Giovanni en reprenant la lumière et l'expressivité de certains de ses visages. - Alessandro Delpriori
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Bigiaretti éd . 1997, p. 39-40. De Marchi 2002, p. 83. Biocco et Bufali 2007, p. 18-19. Venturi 1915a, p. 178 et 182. Longhi 1962 (éd. 1978), p. 150 note 1. De Marchi 1994, p. 13-14 et 20, note 15; De Marchi 2002, p. 83 . Voir A. Delpriori, dans Matelica 2015, cat. 14, p. 80-83. De Marchi 2021. De Marchi 2021, p. 120-125. A. Delpriori, dans Matelica 2015, p. 80-83.
PROVENANCE Matelica, cathédrale de Santa Maria Assunta.
BIBLIOGRAPHIE S. Fumian, dans Padoue 2006, cat. 68, p . 288; A. Del priori, dans Matelica 2015, cat. 14, p. 80-83; De Marchi 2021.
73 Dans l'atelier de Jacopo
74 Giovanni Bellini: Influences croisées
6 Gentile Bellini (Venise, vers 1429-1507) Annonciation Vers 1464-1465, tempera et or sur bois, 133 x 124 cm Inscription: «OPUS» (dans le cartouche) Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza, inv. 1930.9
V
êtu de blanc, ses petites ailes encore déployées, l'archange Gabriel vient d'atterrir sur le sol pavé d'une ville de la Renaissance. Il baisse les yeux et lève la main droite pour saluer Marie. Celle-ci se trouve dans sa maison, à genoux, en train de lire les Saintes Écritures, les mains jointes. Le cadre de l'Annonciation de Gentile Bellini est magnifique ; il y reprend des modèles magistraux, et ce décor fait écho, à ce moment-là, aux compositions architecturales des fresques qu'Andrea Mantegna réalisa dans la chapelle Ovetari de l'église des Eremitani de Padoue. Ce dispositif où l'ange annonciateur se tient au milieu de la rue et la Vierge dans sa maison n'est pas rare dans la peinture du XV" siècle. On le retrouve par exemple chez Giovanni Angelo d'Antonio, à Camerino mais aussi chez Niccolà di Liberatore, puis chez Carlo Crivelli dans son Annonciation peinte pour l'église franciscaine du même nom, à Ascoli Piceno, aujourd'hui à la National Gallery de Londres (inv. NG739). On a le sentiment qu'il exislait un modèle perdu de cette iconographie: de fait, sur deux feuillets différents, Jacopo Bellini, anticipant peut-être toutes les œuvres que nous venons de citer, étudie la même composition, d'une manière évidemment plus fleurie que le classicisme de ce tableau'. Celui-ci avait été attribué à Domenico Morane avant que Roberto Longhi ne le découvre, en 1929, chez le marchand londonien Durlacher et ne l'identifie comme une œuvre de jeunesse de Gentile Bellini 2 . L'historien décrivait cette Annonciation comme une œuvre « débordant d'enthousiasme pour les nouveaux problèmes », se référant sûrement aux architeél:ures des fresques de la
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Voir Eisler 1989, p. 295 et p. 297. Longhi, 1946 (éd 1978), p. 49. Berenson 1932, p. 68; Berenson 1957, p. 115. A. De Marchi, dans Strehlke et Brüggen Israels 2015, cat. 7, p . 114-118.
chapelle Ovetari, comme nous l'avons dit, mais aussi aux faux marbres à l'antique, au classicisme des colonnes aux chapiteaux en bronze doré et à la corniche empruntée aux modèles romains. Ce sont là des motifs que Gentile doit avoir appris à Padoue au début des années 1460 au contaél: de Jacopo da Montagnana. De fait, le tableau Thyssen avait été attribué à ce peintre par Bernard Berenson3 • Dernièrement, Andrea De Marchi a attribué à Gentile Bellini une Vierge à !'Enfant de la collection Berenson à la Villa I Tatti, à Florence4, tout en essayant d'établir la suite chronologique des œuvres de la première période du peintre. Si l'on exclut le Retable Gattamelata, signé avec son père Jacopo et son frère Giovanni en 1460, la première œuvre que Gentile peignit seul devrait être la petite Nativité de la collection Johnson de Philadelphie (inv. 163), où figure le doge Moro et qu'on peut interpréter comme un ex-voto souhaité à la suite de son éleél:ion en 1462. Les volets d'orgue de San Marco remontent à 1464; l'année suivante esl celle du portrait de profil du Bienheureux Lorenzo Giustiniani. C'est à cette période que doit se situer également l'Annonciation en question. De fait, la Nativité de Philadelphie esl encore proche des fines compositions de Jacopo, alors que l'architeél:ure monumentale de ce tableau n'esl justifiable que quelque temps plus tard: elle a été conçue en même temps que les volets d'orgue de Saint-Marc, ou peu après. - Alessandro Delpriori
PROVENANCE Durlacher Brothers, Londres (1929); acquis en 1930. BIBLIOGRAPHIE Longhi 1946 (éd. 1978), p. 9, 49 ; Meyer zur Capellen 1985, p. 151 ; Pita Andrade et de Mor Borobia Guerrero 1992, cat. 38, p . 82-83.
75 Dan s l'atelier de Jacopo
Les modèles padouans
En 1453, le mariage entre Nicolosia Bellini, fille de Jacopo, et Andrea Mantegna constitue un événement fondamental pour Giovanni, qui a sans doute déjà eu l'occasion d'admirer le génie de son nouveau beau-frère. Contrairement à Giovanni Bellini, Mantegna est un peintre-né, au style bien affirmé dès ses premières œuvres produites à Padoue. L'objeéhf de Mantegna est clair: remettre au goût du jour la culture antique, en suivant notamment la voie tracée par le sculpteur florentin Donatello, qui vient de passer une décennie à réaliser des œuvres monumentales à Padoue. Un jeune peintre ne pouvait rester insensible à une ambition aussi ouvertement moderne: Giovanni abandonne alors la leçon de Jacopo pour se tourner vers celle de ses nouveaux modèles padouans. Les Vierges à l'Enfant sculptées par Donatello sont ainsi transposées en deux dimensions, tandis que les inventions mantégnesques sont comme répliquées. Mantegna et Bellini étant désormais de la même famille, il est même possible que les commandes du premier aient été sous-traitées par le second. Pendant plusieurs siècles, nombre des créations de Bellini datant de ces années ont en effet été prises pour des Mantegna ; tout juste pouvait-on y distinguer une plus grande propension à représenter des paysages atmosphériques. Si Mantegna lui-même ne reste pas insensible à certaines des idées de son jeune beau-frère, son génie bridera longtemps celui de Bellini. En 1460, son départ pour la cour de Mantoue allait enfin permettre au Vénitien de devenir lui-même. La Sainte Justine Borromée [cat. 16] est le manifeste de cette mue piéturale: elle s'inspire toujours direétement des créations de Donatello et de Mantegna, mais celles-ci sont comme transfigurées par une intense lumière d'ensemble qui parcourt toute la surface de l'oeuvre. Bellini a trouvé son style, mais aussi son public : il se spécialise dans la produétion de Vierges à l'Enfant pour des commanditaires privés, répliquant ses inventions afin d'en tirer un meilleur profit. Là encore, l'exemple de Donatello et de Mantegna aura été décisif'.
1 Chrifüansen 2004b; C. Campbell, D. Korbacher, N. Rowley et S. Vowles, d ans Londres et Berlin 2018, p. 88-139.
77 Les mo dèles padouans
7 Jacopo Bellini (Venise, vers 1400-1470/1471) et Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516)
Assemblée du chapitre de l'Ordre du Croissant 1453, tempera sur parchemin, 18,7 x 13 cm In Jacopo Antonio Marcello, Passio Mauritii et sotiorum eius Paris, Bibliothèque nationale de France, Arsenal, ms. 940, f. Cv
L
e manuscrit écrit par Jacopo Antonio Marcello et narrant la vie et la passion de saint Maurice a fait l'objet de deux campagnes de décoration distinctes. La première compte six scènes enluminées encadrées par un fi.let doré figurant la vie du saint (f. 5v, 9, 13, 20, 25v, 28, 30, 31, 32, 33, 33v) et huit initiales dorées sur un fond à bianchi girari (c. 5, 6, 9, 13, 16, 20, 25v, 28); la seconde, deux initiales végétales I (f. 1 et 35) et quatre peintures à pleine page dans l'ordre qui suit: F. Cv: Assemblée des chevaliers de l'Ordre du Croissant assis sur des bancs dans une salle ouverte des deux côtés par des arcades, la porte de la paroi du fond est surmontée par la statue de saint Maurice, patron de l'ordre; F. 34v: la page est occupée par la représentation de saint Maurice, saint de la légion de Thèbes (Égypte), qui selon la tradition subit le martyre en Gaule en 287 [fig. 18] ; F. 38v: portrait de Jacopo Antonio Marcello de profil derrière un parapet qui comporte une inscription cryptographique [fig. 19]; F. 39v: un éléphant soutient une allégorie de la République de Venise représentée par le Palais des Doges et une personnification de la Sérénissime sous les traits d'une jeune femme couronnée assise sur un trône; à ses pieds, la balance est le symbole de la Justice [fig. 20]. Le 26 août 1449, Jacopo Antonio Marcello, sénateur vénitien, fut élu par René d'Anjou chevalier de l'Ordre du Croissant et y fut reçu l'année suivante, alors que Jean Cossa, sénéchal de Provence et conseiller du roi, en était président. En 1453, Marcello envoya à Cossa ce précieux présent non seulement en signe de reconnaissance, mais aussi pour inciter le roi et son conseiller à rester à l'écart des affaires italiennes et à se ranger du côté de Venise. Cette recommandation est soulignée par l'inscription cryptographique gravée sur le parapet de son portrait et déchiffrée pour la première fois par Henri Martin en 1900: SE MIA SPERANZA NON DIXE BUGIA / NON FARAI INGRATA PATRIA COSSA MIA («Si mon espoir ne m'a
78 Giovanni Bellini: Influences croisées
pas dit de mensonge, tu ne feras pas une ingrate de ma patrie, ô Cossa »). Ce manuscrit avait attiré l'attention des érudits français depuis le xvne siècle, mais il aura fallu attendre l'intervention en 1900 d'Henri Martin, conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal, pour qu'une étude scientifique lui soit consacrée. Un demi-siècle plus tard, en 1957, Millard Meiss, grand spécialiste de la peinture toscane et française du Moyen Âge, attribua les feuillets avec l'Assemblée du Chapitre de !'Ordre et le portrait de Marcello à Andrea Mantegna, et à un collaborateur de ce dernier le Saint Maurice et l'Allégorie de Venise. Cette attribution provoqua l'intervention de Giuseppe Fiocco, spécialiste de la peinture vénitienne, qui souligna pour la première fois le caraétère plus bellinien que mantegnesque de ces quatre pages peintes et distingua la main de Jacopo dans l'Assemblée du Chapitre de !'Ordre et plutôt celle de Giovanni dans le Portrait de Jacopo Antonio Marcello [fig. 19]. Les propositions de Meiss et de Fiocco ont engendré depuis une véritable fièvre « attributionniste » au sein de la communauté internationale des historiens de l'art, chacun se livrant à un fin exercice de connoisseurship. Dans ce vaste débat, la palme revient toutefois aux partisans de l'attribution de ces quatre feuillets à l'atelier de Jacopo et Giovanni Bellini. Si ces quatre «peintures » ont monopolisé l'attention de la critique dans les soixante-dix dernières années, les scènes représentant la vie et la passion de saint Maurice n'ont guère séduit la critique. Elles sont l'œuvre d'un modeste enlumineur lombard actif au milieu du ~attrocento, probablement à Crema, petite ville lombarde sous domination de la Sérénissime, dont le sénateur avait été gouverneur de 1450 à 1452. C'est sans doute à son retour à Venise, que Marcello confia l'achèvement de ce précieux cadeau diplomatique à l'atelier de Jacopo Bellini, qui se fit alors aider par son fils, Giovanni. - Gennaro Toscano
PRO VENANCE Jean Cossa (1400-1476); chapitre de la cathédrale d'Angers après 1480; Paul Pétau (1568-1614); Claude Ménard (1574-1652); Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1636); Claude-Nicolas Boucot (t 1699); Roger de Gaignières (1642-1715); Charles-Adrien Picard (t 1779); acquis en 1781 par Antoine René d'Argenson, marquis de Paulmy, fondateur de la bibliothèque de !'Arsenal. BIBLIO GR A P HIE Mariani Canova 1995 1 p. 804-806; Bellosi 2008; Toscano 2012.
79 Les modèles padouans
8 Andrea Mantegna (Isola di Carturo [Padoue] 1431 - Mantoue 1506) Vierge à l'Erifant entre saint Jérôme et saint Louis de Toulouse Vers 1455, tempera sur bois, 69,4 x 44,4 cm Paris, Musée Jacquemart-André, inv. MJAP-P 2184
C
ette Vierge à ['Enfant, présente dans la collection du général brescian Teodoro Lechi dès 1814, a longtemps été attribuée à Andrea Mantegna avec une certaine réserve. Otto Mündler, qui eut la possibilité d'analyser le tableau entre 1855 et 1856, s'exprima d'abord en faveur du peintre padouan, puis se ravisa, pensant plutôt à une production d'Alvise Vivarini Charles Yriarte, en 1901, exprime quelques doutes quant à sa pleine authenticité, tandis que, la même année, Paul Kristeller propose quant à lui le nom de Francesco Buonsignori. À l'occasion de la grande exposition consacrée à Mantegna organisée au Palais ducal de Mantoue en 1961, Giovanni Paccagnini, tout en soulignant les qualités du tableau, doute encore de l'attribution au peintre et, dans le catalogue, établit un rapport avec Gentile Bellini 2 . Carlo Ludovico Ragghianti (1962), quant à lui, s'exprime en faveur d'un peintre lié au cercle de Giovanni Bellini tandis que Roberto Longhi (1962) suggère même la collaboration de ce dernier, la lumière et le sentimentalisme diffus permettant de conforter cette hypothèse. Les Madones peintes par Andrea Mantegna constitueront en effet des modèles que Giovanni Bellini réinterprétera constamment au cours de sa première production. Cette Vierge fut peinte lorsque la relation entre les deux artistes atteint 1
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son paroxysme, avant que leurs routes ne se séparent. Oublié pendant longtemps, le tableau de la collection Jacquemart-André ne sera signalé ni dans les catalogues de Mantegna, ni dans ceux de Bellini. Il faudra attendre 1999 pour que Giovanni Agosti réaffirme l'attribution au peintre padouan3 en soulignant notamment « la qualité remarquable, la finesse d'exécution des détails 4 ..• » de l'œuvre et la rapprochant par ailleurs du Polyptyque de saint Luc peint par l'artiste vers 1453-1455 (Pinacoteca di Brera, Milan). Des similitudes sont en effet visibles entre la tête de saint Louis de Toulouse et celle de saint Daniel au registre supérieur du polyptyque, tout comme le saint Jérôme rappelle le saint Benoît et le saint Maxime du même retable. - Giancarla Cilmi
PROVENANCE Collection particulière, Milan, avant 1814 ; Teodoro Lechi, Brescia, de 1814 jusqu'en 1866 ; Faustino Lechi, Brescia, de 1866 à 1870; Alfredo Lechi, Brescia, depuis 1870 à avant 1887; acquis par NélieJacquemart et Édouard André chez Stefano Bardini, à Florence, le 2 février 1891, payé 100 ooo lires avec la Vierge à L'Enfant d 'Alesso Baldovinetti; legs à l'Institut de France, 1912. 1 Voir G. Agofü, dans Milan 2002, p. 54-59. 2 Dans Mantoue 1961, cat. 12, p. 24. 3 Agofü 1999, p. 69-70. 4 G. Agosti, dans Paris 2008, cat. 28, p. 116.
80 Giovanni Bellini: Influences croisées
BIBLIOGRAPHIE G. Agosti, dans Milan 2002, p. 54-59; Bellonci 2003, p. 92; Agosti 2005, p. 18, fig. 24; G. Agosti, dans Paris 2008, cat. 28, p. 116 ; Calvano, Cieri Via et Ventu ra 2010, p. 385.
9 Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant Vers 1457-1458, tempera sur bois, 78 x 56 cm Collection particulière
D
ans son célèbre Viatique de 1946, Roberto Longhi fait connaître cet important tableau de jeunesse de Giovanni Bellini alors qu'il se trouve dans la collection Kalmar, à Paris. L'historien de l'art le datait de « 1465 environ ou peu après» et en signalait l'état de conservation très inquiétant, tout en admirant l'inventivité de la composition et la qualité du paysage « aussi net que celui du polyptyque de San Zanipolo », outre la « très belle conception de la perspective [... ] du nimbe rustique » suspendu au feston 1• Dans le catalogue de la rétrospective de l'œuvre de Bellini, au Palais des Doges, cette Madone est définie comme« la plus complexe » de toutes les Vierges de jeunesse du maître, en raison surtout« de la construction des mains croisées 2 ». Sur une photographie ancienne, on voit encore un paysage parsemé de citadelles perchées sur les collines, mais il s'agit d'ajouts postiches qui furent effacées par Mauro Pellicioli, à l'occasion d'une restauration effectuée à l'issue de cette même exposition vénitienne pour révéler l'arrière-plan d'origine, d'une « essentialité plus rugueuse3 ». Il est difficile d'établir à quelle période remontent ces repeints. Ces ajouts sont déjà visibles dans un croquis exécuté par le peintre néoclassique Paolino Caliari qui témoigne, par ailleurs, de la présence du tableau dans la collection de Giovanni Albarelli à Vérone aux alentours de 1815 4 • Malgré l'attribution de Longhi, réaffirmée dans les colonnes du Burlington Magazine5, malgré la place qui est accordée au tableau à l'occasion de l'exposition monographique du Palais des Doges et l'éminente (quoique légèrement sceptique) confirmation de Dussler6, la Madone a eu du mal à entrer durablement et sans controverses dans le catalogue raisonné de Giovanni Bellini. L'attribution de
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Longhi 1946 (éd. 1978), p. 51. R. Pallucchini, dans Venise 1949, cat. 4, p. 32. Pallucchini 1959, p. 20. M. Lucco, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, p. 300. Longhi 1949 (éd. 1978), p. 104. Dussler 1949, p. 73. Brizio 1949, p. 30. Heinemann 1962, I, cat. V.u, p. 218.
82 Giovanni Bellini: Influences croisées
l'œuvre à ce dernier est remise en question par Anna Maria Brizio7, parce que jugée avec « trop d'empâtements et trop terne ». Le tableau a même été attribué par Heinemann8 à un artiste mineur comme Lazzaro Bafüani; des experts de l'envergure de Bernard Berenson, Giles Roberston, Norbert Huse et Rona Goffen l'ont d'ailleurs passé sous silence. Ce scepticisme a sûrement été alimenté par les conditions de conservation précaires de l'œuvre, que les restaurations plus récentes ont toutefois légèrement améliorées. La composition et la qualité de l'exécution, là où elle peut être évaluée, semblent parfaitement digne de Bellini, avec ces hachures estompées, caraél:érifüques du peintre, que l'on voit encore sur le visage de la Vierge. L'espace silencieux, scandé de quelques édifices et par un arc d'inspiration classique, fait écho avec l'arrière-plan de la Madone Davis du Metropolitan Museum of Art de New York (inv. 30.95.256), et la typologie féminine esl: identique à celle de la Vierge Lehman, conservée dans le même musée (inv. 1975.1.81). Le gesl:e plein d'émotion de la mère, condensé dans le tendre entrelacement de ses doigts qui serrent l'Enfant joufflu (identique à celui visible dans le tableau de même sujet et très abîmé de Pag, en Croatie), répond à une formule que le maître a expérimentée plusieurs fois, dans la Vierge de la Gemiildegalerie de Berlin par exemple [fig. 37]. L'aspeél: métallique des drapés, à l'instar d'autres œuvres comme la Pietà du Palais des Doges ou la célèbre Prière au jardin des oliviers de la National Gallery de Londres, relève d'une période où le jeune Bellini esl: fortement tributaire de l'école de Padoue lorsque, vers 1457-1458, son sl:yle n'esl: plus simplement empreint de celui de Mantegna, mais résonne également avec celui de Donatello. - Giacomo A. Calogero PROVENANC E Giovanni Albarelli, Vérone (vers 1815); collection Kalmar, Paris (avant 1946); collection Fodor, Paris (après 1949 et jusqu'en 2007); collection particulière. BIBLIOGRAPHIE Longhi 1946 (éd. 1978), p. 51; Tempestini 1992, cat. 3, p. 22; M. Lucco, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 9, p. 300-301.
10 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Saint Étienne Saint Laurent vers 1465, tempera sur bois, 128 x 42 cm chacun Collection particulière, œuvres non exposées
C
es deux tableaux longtemps oubliés, où figurent respectivement saint Étienne et saint Laurent, ont refait surface en octobre 2018, après avoir été longtemps conservés dans une collection privée française depuis le xrx< siècle. Leur découverte récente est précieuse pour la compréhension de la première Renaissance vénitienne car ils jettent une lumière inespérée sur l'activité de jeunesse de l'auteur, Giovanni Bellini, auquel l'attribution des panneaux est incontestable aujourd'hui. Ces deux œuvres ont été conçues comme des compartiments extérieurs d'un polyptyque auquel devaient se rapporter deux autres peintures sur bois conservées au musée du Louvre, à savoir le probable Saint Augustin et le Saint Antoine abbé possédés autrefois par Guillaume Tell Parissot, avant d'être légués, à sa mort en 1866, à l'église de Saint-Wandrille du Pecq. Les dimensions des panneaux sensiblement égales et les styles similaires de ces œuvres ne laissent en effet aucun doute sur l'appartenance de cette série à un même ensemble démantelé qui devait certainement être renfermé dans un cadre fleuri de style gothique tardif, comme en témoignent les trois lobes apicaux qui caraél:érisent tous les panneaux parvenus jusqu'à nous. C'est précisément cet élément qui a incité Peter Humfrey à suggérer qu'au centre de ce polyptyque se trouvait la Transfiguration du musée Carrer de Venise [fig. 22], dont la partie supérieure est elle aussi trilobée et qui provient de l'église augustinienne de San Salvador'. Bien que séduisante, cette hypothèse semble invalidée par une légère discordance stylistique et chronologique
84 Giovanni Bellini: Influences croisées
entre le tableau vénitien et la série des saints conservée aujourd'hui en France. On pourrait, par ailleurs, remarquer l'écart entre le décor en plein air de la Transfiguration et celui des figures latérales qui se tiennent toutes sur un même sol en damier blanc et rouge dont les lignes en perspeél:ive semblent converger vers le même point de fuite. Ce qui veut dire que Bellini recherche, au-delà de la division en compartiments à laquelle l'oblige la structure de son retable, une unification spatiale et en perspective de l'ensemble, comme l'avait déjà fait Andrea Mantegna dans le grand Polyptyque de saint Luc, conservé aujourd'hui à la Pinacoteca di Brera, à Milan. D'ailleurs, le dispositif des quatre silhouettes imposantes et présentées de bas en haut est particulièrement mantégnesque et semble s'inspirer aussi du modèle beaucoup plus moderne et ambitieux du Retable de San Zeno (basilique San Zeno, Vérone). L'œuvre du jeune Bellini est néanmoins empreinte d'une élégance tout à fait singulière et d 'une sublime finesse de sentiments qui marquent une distance poétique radicale entre Giovanni et Andrea, même dans les moments où ils sont les plus proches. L'ultime preuve de cette élégance formelle est appréciable notamment dans la ligne qui circonscrit les mains noueuses des deux saints diacres et, par exemple, dans le geste délicat de Laurent qui saisit la manche de la grille ou la base polylobée du joli porte-encens. Arrêtons-nous un instant sur la splendeur chromatique des deux dalmatiques avec cette recherche d'une teinte bordeaux nuancée d'émeraude et sur le
tissu resplendissant des brocarts. Tout aussi somptueux sont le réseau dense de signes et les grains de lumière minutieusement dispersés sur les ourlets et sur les plaques des tuniques dans le seul but de simuler, avec la couleur, les myriades de paillettes étincelantes d'or. Il est difficile d'établir l'exaél:e provenance de ce polyptyque de Giovanni Bellini, même si certaines suggestions récemment avancées par Mauro Lucco sont pertinentes2 • À la différence de ce dernier, je ne crois pas que la Vierge de la Milizia del Mar des Gallerie dell'Accademia de Venise puisse figurer au centre de ce retable, non seulement pour des raisons matérielles qui la distinguent de ses présumés compagnons, mais aussi parce qu'il s'agit d'une œuvre manifestement de la maturité du peintre, proche de la Sainte Justine du Museo Bagatti Valsecchi de Milan [cat. 16] et du Retable de Pesaro. Son exécution se situe donc entre 1470 et 1475. La datation beaucoup plus ancienne des quatre saints aél:uellement en France a été établie, elle, grâce aux confrontations significatives et éloquentes que Mikl6s Boskovits a proposées avec les Triptyques de la Scuola della Carità, réalisés avant 14643 • L'historien de l'art ne connaissait que les deux Saints du Pecq, mais la comparaison s'applique aussi au Saint Étienne dont le visage s'avère superposable à celui du saint Dominique dans la lunette du Triptyque de la Nativité. Même chose pour le saint Laurent dont le visage très repeint (et que la réfleél:ographie infrarouge permet de mieux distinguer) est comparable à celui du jeune saint Viél:or du même triptyque. Mauro Lucco a également suggéré des comparaisons significatives
entre les images pieuses qui décorent les dalmatiques des deux saints martyrs et les figurines qui peuplent la prédelle avec les Histoires de Drusienne au château de Berchtesgaden, ou bien entre les plis de l'amiél: de saint Laurent et ceux du périzonium du Christ de pitié du Museo Carrer. Ces peintures ont été exécutées par Bellini dans la première moitié des années 1460, sous l'influence direél:e des œuvres padouanes de Donatello, qu'il avait sûrement revues et réétudiées vers 1460 quand il travaillait avec son frère Gentile et son père Jacopo dans la chapelle Gattamelata au Santo de Padoue. Les saints Étienne et Laurent, frappés par une lumière latérale qui fait puissamment ressortir leurs formes contre un arrière-plan obscur en créant des halos réfléchissant le long des profils qui échappent à l'ombre, ne sont, du reste, que des hommages manifestes aux prodigieuses statues de bronze qui composaient l'autel de SaintAntoine réalisé par le grand maître florentin. - Giacomo A. Calogero
PROVENANCE Collection particulière, France. 1 2 3
Humfrey 1993, p. 341, n° 5. Lucco 2021. Boskovits 1986, p. 388-392.
BIBLIOGRAPHIE M. Lucco, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 28a-b, p. 341-342; Mazzotta 2020, p. 159-162, 183; Lucco 2021.
85 Les modèles padouans
86 Giovanni Bellini: Influences croisées
cat. 10 Saint Étienne
cat.
10
Saint Laurent
87 Les modèles padouans
11 Donato di Niccolà di Betto Bardi, dit Donatello (Florence vers 1386-1466)
Christ mort (Imago pietatis) Vers 1450-1453, marbre, 36,5 x 30,5 x 4,5 cm Padoue, Église San Gaetano
S
i le séjour de Donatello à Padoue (1443-1453) avait principalement pour objet la réalisation d'œuvres monumentales en bronze (l'autel majeur de la basilique Saint-Antoine, dite du Santo, et la statue équestre du Gattamelata, situé devant l'église), ces grands projets ne comblaient pourtant pas à eux seuls l'imagination fertile du sculpteur florentin. Durant cette décennie, Donatello réalisa de nombreuses œuvres de dévotion dans des formats plus petits et des matériaux forts différents, principalement des Vierge à L'Enfant en terre cuite. Le présent bas-relief, sculpté dans un marbre peut-être venu d'Orient1, fait partie de cette production «mineure » des années padouanes. Dans son autel du Santo, Donatello avait déjà traité le thème d'origine byzantine dit de l'Imago pietatis: un bas-relief de bronze y montre le corps du Christ mort entouré par deux anges, qui ne peuvent réprimer ni leurs larmes ni leurs cris de douleur. Alors que les anges du Santo restaient à une distance respeétueuse du corps du Messie, tenant derrière lui un drap d'honneur, ils portent ici son corps sans vie. Deux figures saintes s'agenouillent pour embrasser les mains du cadavre: il s'agit de deux Saintes Femmes, dont la Vierge Marie, représentées à mi-corps, à l'intérieur même du tombeau de Jésus une idée extrêmement moderne et touchante à la fois. Derrière l'ange de droite, un sixième personnage pourvu d'une auréole lève les bras au ciel et pousse des cris de douleur: s'agit-il de Marie Madeleine ou de Jean l'Évangéliste? Certaines faiblesses supposées du relief (par exemple, les mains de cette dernière figure) ont conduit à l'attribuer le plus souvent à l'atelier de Donatello, voire à ses suiveurs (notamment Bartolomeo Bellano); la qualité de l'invention est pourtant tout à fait digne du maître, tout comme la manière de laisser esquissées certaines parties de ce « relief écrasé» (rilievo stiacciato).
FIG. 36 Giovanni Bellini, Christ mort entouré de Marie et de Saint Jean l'Evangéliste, vers 1459, tempera sur bois, 52 x 42 cm, Bergame, Accademia Carrara
Si la provenance originelle du relief nous échappe, il ne fait guère de doute que l'œuvre devait être visible dans quelque église ou demeure de Padoue: Giovanni Bellini semble même s'en inspirer direétement dans sa Pietà conservée aujourd'hui à l'Accademia Carrara de Bergame [fig. 36], datable de la fin des années 1450. Le couronnement architeétural du relief constitue un motif typiquement donatellien: il est possible que l'autel du Santo ait été décoré à l'origine par une structure similaire, inspirée de l'Antique. Celle-ci se retrouve dans la partie supérieure du Retable de San Zeno d'Andrea Mantegna, peint entre 1456 et 1459 pour le maître-autel de l'église éponyme de Vérone, mais aussi dans l'une des deux miniatures peintes en 1459 par Giovanni Bellini pour un manuscrit commandé par Jacopo Angelo Marcello (aujourd'hui à la Médiathèque Pierre-Amalric d'Albi [voir fig. 21]). - Neville Rowley
PROVENANCE Dans l'église depuis au moins 1795.
BIBLIOGRAPHIE 1
Voir M. Ceriana, dans Milan 2014, p.
88 Giovanni Bellini: Influences croisées
162 .
M. Ceriana, dans Milan 2014, cat. 9, p. 162-163 ; C. Cavalli, dans Padoue 2015, cat. 23, p. 99-100.
12 Attribué à Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Pietà Vers 1480 [?], plume et encre brune (deux types d'encre), sur papier crème anciennement collé en plein sur un montage du xvme siècle, 13,2 x 9 cm (angle inf d. reconstitué) Annoté en bas à gauche, à la plume et à l'encre noire, « André Mantaigne »; au verso, en haut à droite, à la plume et à l'encre brune, «Mantegna• »; à la plume et l'encre brune ou à la pierre noire, en haut à gauche, « 7 » Rennes, Musée des Beaux-Arts, inv. 794.1.2503
C
e dessin a posé trois problèmes majeurs en matière d'attribution, de destination et de datation auprès de la critique. Le premier problème semble avoir été résolu, les deuxième et troisième courent toujours, questionnant cependant les certitudes acquises quant à l'attribution. L'ancienne attribution à Andrea Mantegna n'était pas sans fondement, étant donné les liens stylifüques et familiaux qui existaient entre les deux artistes. Ce n'est qu'en 1925 que le dessin est attribué à Giovanni Bellini. Depuis, l'unanimité semble s'être faite pour le donner à l'artiste vénitien en vertu d'une répartition stylifüque qui tend à lui assigner les dessins se caraétérisant par un ductus irrégulier, alors que ceux de Mantegna se signaleraient par un tracé plus régulier. Ce découpage à la cohérence stylifüque interne manifeste ne souffrirait pas à cette heure de contradiél:ion, si l'assignation nominative qui en résulte n'avait pas quelque chose d'arbitraire, découpage dont la pertinence est d'ailleurs remise en cause par Mauro Lucca. Et ce d'autant plus que la defünation du dessin reste toujours problématique. Il s'agit incontestablement d'un dessin préparatoire à une peinture ou à un bas-relief Aucune œuvre en rapport ne semble pourtant exister alors que le corpus de Giovanni Bellini comporte un nombre élevé de tableaux de dévotion montrant des Christ de pitié, des Pietà, des Lamentations sur le corps du Christ ou encore des Christ de douleur. En l'absence de lien avéré ou même hypothétique avec une peinture de Giovanni Bellini dûment datée, la date d'exécution du dessin de Rennes reste tout autant difficile à déterminer, tant et si bien que celle-ci oscille entre 1460 et 1512 selon les spécialistes. À leur décharge, il est vrai que le corpus graphique de Bellini est limité en nombre et, qui plus est, sur cette faible quantité, seuls cinq dessins à la plume et
1
Graphie que l'on retrouve sur d'autres dessins attribués à Mantegna, voir M. Vinco, dans Milan 2014, p. 145, n° 16, p. 166.
90 Giovanni Bellini: Influences croisées
à l'encre brune ont pu être reliés à des œuvres peintes. Les alentours de l'année 1480 seraient cependant à privilégier, car c'est au cours de cette période que Bellini se dégage de l'influence de son beau-frère en mettant en scène des sujets empreints d'un pathétisme accentué. Au demeurant, le dessin de Rennes n'est pas isolé. Le British Museum de Londres conserve une feuille de mêmes dimensions (13 x 9,3 cm) donnée également à Giovanni Bellini, de même technique, à ceci près qu'elle est lavée d'encre brune, et surtout de même sujet, la Vierge pleurant son fils mort assise sur le rebord de son tombeau, vue à travers l'ouverture d'une grotte. Cette proximité technique, matérielle et thématique, se double en outre d'une proximité technico-processuelle. Il n'avait jamais été remarqué que le tracé des figures se trouvant tant sur le dessin rennais que sur le dessin londonien se caraétérise par l'emploi de deux encres aux tonalités différentes, l'une claire, l'autre foncée. Cette légère bichromie permet d'affirmer que l'élaboration des figures s'est faite en deux temps, le premier temps étant celui de la mise en place - encre claire -, le second celui de la précision et de la notation, voire de la correétion - encre foncée-, double temporalité inférée de détails matériels dont l'écart ne peut cependant être mesuré. Ces «tracéstemps» visibles sur les deux dessins confortent en retour leur appartenance à un même dossier génétique dont la paternité est supposée revenir à Giovanni Bellini. - Éric Pagliano
PROVENANCE Christophe-Paul de Robien ; saisie chez Paul-Christophe de Robien en tant que bien d'émigré et inventorié en 1794; dépôt littéraire du présidial (hôtel de ville) transféré à la charge de la ville en 1803 ; bibliothèque publique de Rennes ; transféré au musée après 1828.
BIBLIOGRAPHIE Ramade, dans Rennes 1990, cat. 11, p. 34-35 ; A. Mazzotta, dans Paris 2008-2009, p. 147-148, n° 45; Lucco 2009, p. 90-92, p. 96, note 13; M. Vinco, dans Milan 2014, p. 145, n° 16, p. 166; K. WeickJoch, dans Londres et Berlin, 2018-2019, p. 159-163, fig. 154, p. 290.
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D'après Donatello (Florence vers 1386-1466) Vierge à L'Enfant, dite Madone de Vérone
Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge à !'Enfant
Vers 1450-1460, papier mâché polychrome, go x 68 x 17 cm Cento, Collection Grimaldi Fava
Vers 1475, huile sur bois, 77 x 57 cm Vérone, Museo di Castelvecchio, inv. 77
C
es deux Vierge à ['Enfant témoignent de la profonde affinité existant entre les créations de Donatello et celles de Giovanni Bellini - affinité non seulement formelle, mais qui concerne également les processus de travail des deux artistes. Le relief donatellien est connu sous le nom de Madone de Vérone, car une version similaire en stuc y est murée à l'extérieur d'un immeuble de la Via delle Fogge, à Vérone. On connaît plus d'une vingtaine d'exemplaires d'une telle composition1, répartis en trois typologies successives: le présent relief fait partie de la première, la plus proche de l'original perdu. Ce dernier était certainement dû à Donatello autour de 1450: la proximité entre les visages des deux protagonistes, le geste très naturel du Christ portant ses doigts à sa bouche ou les mains tentaculaires de la Vierge constituent autant d'aspeéts typiques de l'art du sculpteur florentin, notamment lors de son séjour à Padoue. À cette époque, Donatello se livre à d'intenses expérimentations techniques, dont témoigne l'usage de papier mâché parallèlement à celui de la terre cuite et du stuc, plus habituel pour ce type d'objets. La polychromie originale du relief, qu'une restauration récente a permis de mettre au jour, permet de mieux comprendre pourquoi une telle composition a souvent pu servir de modèle à de nombreux peintres, certains n'hésitant pas à copier l'œuvre le plus fidèlement possible 2 • Giovanni Bellini a lui aussi étudié de près l'une des versions de ce relief, et ceci même si l'accolade que la Vierge prodigue à son Enfant devait lui sembler par trop
Recensés notamment par Radcliffe 1992 et G. Gentilini, dans Bologne 2018. 2 Ainsi de Liberale de Vérone, voir A. Galli, dans Florence 2022, cat. 8.6, p. 254-255. 3 Voir à ce sujet l'essai de Michel Hochmann dans ce catalogue. 4 Galassi 1998 suppose même un écart temporel encore plus important, ce qui n'a pas convaincu la critique. 1
92 Giovanni Bellini: Influences croisées
violente. Sa Madone aujourd'hui à Vérone s'apparente en effet à l'invention donatellienne, autant par son dessin d'ensemble que par sa nature de multiple: tout comme le sculpteur florentin ne se privait pas de reproduire à l'envi ses propres créations, afin de diffuser son art comme d'en tirer profit, Bellini met au point - après Mantegna - une manière de «recopier » ses Madones à l'aide de cartons qui conservent les contours de ses compositions 3 • Deux Vierges de jeunesse (aujourd'hui à la Gemaldegalerie de Berlin [fig. 37) et au Rijksmuseum d 'Amsterdam, inv. A 3287) sont en effet presque similaires à celle de Vérone. Plus de quinze années séparent pourtant ces deux versions initiales de cette dernière tentative 4 • On peut se demander pourquoi Bellini a voulu retravailler une composition de jeunesse, chose inhabituelle dans sa carrière. S'agissait-il d'un souhait de quelque commanditaire? Nul doute en tout cas que c'est le peintre lui-même qui a décidé de s'approcher ici autant que possible d'un modèle sculpté, en agrandissant ses figures et en renonçant à représenter un paysage pour se contenter d'un fond de nuages assurément plus abstrait. C'est comme si Bellini, devenu le peintre de Madones le plus célèbre de la République Sérénissime, n'avait plus besoin de mettre à distance un modèle donatellien qu'il avait si souvent transformé par le passé. - Neville Rowley
FIG. 37 Giovanni Bellini, Vierge à L'Enfant, vers 1460, tempera sur bois, 66,3 x 48,6 cm, Berlin, Gemii.ldegalerie
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PROVENANCE Collection particulière, Lombardie ; Galleria Fornaro Gaggioli Antichità all'Oratorio, Bologne; acquis en 2018.
PROVENANCE Collection Tiepolo, Venise; collection Bernasconi, Vérone (entre 1851 et 1869); légué au musée en 1869.
BIBLIOGRAPHIE G. Gentilini, dans Bologne 2018, cat. 10, p. 32-43; L. Siracusano, dans Padoue 2020, cat. 2, p. 111-112.
BIBLIOGRAPHIE Christiansen 2004a, p. 10; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 67, p. 410-411.
93 Les modèles padouans
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15 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant Vers 1475-1480, huile [?] sur bois, 76 x 54,2 cm Signé sur le parapet « IOANNES BELLINVS.P. » Berlin, Gemaldegalerie, inv. 10A
S
ur un fond rouge profond et éclatant, la Madone présente l'Enfant. La tête coiffée de son manteau bleu roi contraste fortement avec le rideau rouge occupant l'arrière-plan. Un tel jeu de contraste de couleurs est plutôt rare dans le corpus de Giovanni Bellini. Sous son manteau, la Madone porte une robe en brocart richement ornementée, dont les couleurs rouge et or font écho à celle du rideau emplissant l'espace. La délicate bordure rouge de l'ourlet de sa cape se dégage comme une note subtile. L'Enfant Jésus porte une sorte de toge, verte à l'origine mais aujourd'hui fortement assombrie, que retient une fibule sur son épaule. Il est représenté en mouvement, sa jambe gauche glissant sous le manteau de la Madone, tandis que la droite est orientée vers le spectateur. Le pied droit es t représenté dans un raccourci perspectif prononcé et surgit de la surface de l'image dans toute sa plasticité sculpturale. L'Enfant porte son majeur et son index dans sa bouche entrouverte et regarde vers le haut. La vivacité naturaliste de son attitude et la représentation plastique de son corps marquent autant de caractères novateurs de l'art de Giovanni Bellini. La Madone, qui se tient frontalement derrière un parapet en marbre, tient l'Enfant par le haut du corps et tourne son regard vers le spectateur. La symbolique de la couleur rouge tire sa force de la préciosité des pigments pourpres qui donnent à l'ensemble une tonalité impériale et majestueuse. Elle est également associée au sang, c'est-à-dire au martyre du Christ et à l'Eucharifüe. Cette Madone semble ainsi une représentation volontairement dramatisée de l'Enfant et de son sacrifice à venir.
La signature latinisante de l'artiste « IOANNES BELLINVS.P[INXIT ou PINGEVAT] » est représentée gravée en trompe-l'œil sur le parapet en pierre. Les lettres individuelles de format carré se retrouvent sur les monnaies et pierres tombales antiques. Le deuxième «L» du nom de Bellini, légèrement plus haut, est un signe difünétif de l'artiste et un éventuel jeu avec le mot « bel»(« beau »). L'authenticité du panneau est aujourd'hui unanimement reconnue. Cette Madone existe en deux autres versions autographes de mêmes dimensions (autrefois dans l'église de la Madonna dell'Orto, Venise, œuvre volée en 1993; ainsi qu'au Kimbell Art Museum de Fort Worth, Texas, inv. AP 1971.06). Les variantes diffèrent par leurs couleurs, leurs arrière-plans, la hauteur du parapet et le positionnement des mains. La version berlinoise porte des traces de spolvero (une technique de transfert de dessin préparatoire), nettement visibles par réfleél:ographie infrarouge. Sur le pied de l'Enfant se trouvent en effet de petits points de poudre de charbon, signe d'un transfert à l'échelle à l'aide d'un carton finement perforé d'après les contours d'un dessin. - Brigit Blass-Simmen
PROVENANCE Comtes Folco, Vicence; acquis en 1905 au marchand Luigi Grassi, Florence. BIBLIOGRAPHIE Poldi et Villa 2006, p. 373-379; Schmidt Arcangeli 2015, p. 145-150 ; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 38, p. 358-361.
97 Les modèles padouans
16 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Sainte Justine Borromée Vers 1475, détrempe sur bois, 128,4 x 54,5 cm Inscription au bas du panneau: « .S.GIVSTINA DE BOROMEIS » Milan, Fondazione Bagatti Valsecchi, inv. 986
C
e panneau, l'un des chefs-d'œuvre de Giovanni Bellini, résume la capacité du peintre à s'inspirer de nombreuses sources visuelles, tout en parvenant à créer une synthèse propre, à l'indéniable originalité. La typologie de la sainte est directement héritée des monumentales figures de bronze que Donatello a réalisées pour l'autel majeur de l'église du Santo de Padoue: y trône notamment une Sainte Justine, sainte patronne de la ville. Dans le tableau de Bellini, la partie inférieure de la robe verte de la sainte martyre semble faite de métal. C'est également de Padoue que provient l'autre grande source d'inspiration de Bellini dans cette œuvre, à savoir la sainte éponyme [fig. 4] peinte par Andrea Mantegna pour le Polyptyque d e saint Luc (1453-1455), originellement destiné à l'abbaye de Santa Giustina et aujourd'hui à la Pinacoteca di Brera de Milan. Outre la manière de représenter les drapés, Bellini reprend de son beau-frère le motif du couteau qui perce la sainte à la poitrine, ainsi que sa manière de tenir la palme du martyre comme une plume pour écrire. Les deux saintes sont également vues en contre-plongée, un effet perspectif qui augmente leur monumentalité. Deux décennies séparent pourtant le tableau de Bellini de ses modèles padouans. Si ceux-ci sont convoqués, ce n'est pas tant pour être fidèlement imités, comme le peintre le faisait au début de sa carrière, mais au contraire dépassés. Notre Sainte Justin e n'est plus représentée sur fond d'or, ni contre un arrière-plan architeétural qui aurait davantage intéressé Mantegna. Elle se détache ici devant un ciel oscillant entre le bleu profond et le jaune du couchant, un pur travail de peintre fort étranger aux préoccupations de Mantegna. La sainte baigne dans une chaude lumière d'ensemble (ou lume) qui a pu être mise en rapport avec l'art de Piero della Francesca, tandis que ses nombreux bijoux brillent d'un éclat (ou lustra) tout flamand. 1 Voir à ce suj et Calogero 2016, p. 42-44. 2 Dans Venise 1949, cat. 56, p. 100-102.
98 Giovanni Bellini: Influences cro isées
L'attribution du panneau à Bellini fut proposée pour la première foi s par Bernard Berenson en 1913 (après une première attribution à Alvise Vivarini'). Rodolfo Pallucchini 2 a mis notre tableau en lien avec un document, datant de 1475, faisant état d'une «figure de sainte Justine » parvenue de Venise pour compléter le monument érigé par la famille Borromée dans l'église milanaise d e San Francesco Grande afin d'abriter les reliques de la sainte (monument aujourd'hui déplacé sur l'Isola Bella du lac Majeur). Étant donné la provenance borroméenne ancienne de l'œuvre (documentée dès 1513) et sa datation stylistique dans la première moitié des années 1470 (non loin du retable du Couronnement de la Vierge réalisé pour San Francesco à Pesaro), une telle hypothèse est convaincante. L'inscription au bas du tableau permet de confirmer la provenance borroméenne d'origine, mais elle n'est pas sans ambiguïté: la sainte a d'abord été identifiée comme «Agustina » avant que l'on ne corrige son nom en « Giustina ». Une telle hésitation ne peut en aucun cas être attribuée à Bellini lui-même, qui avait une parfaite connaissance de l'iconographie de sainte Justine, grâce notamment aux interprétations qu'en avaient faites Donatello et Mantegna. - Neville Rowley
PROVENANCE Famille Borromée, Milan (depuis au moins 1513) ; Giuseppe Bagatti Valsecchi, Milan (acqu is pa r mariage en 1882); Milan, Fondazione Bagatti Valsecchi (depuis 1974). BIBLIOGRAPHIE Beren son 1913 ; G. Agos ti, d a ns Vicence 2006, cat. 30, p. 176-182 ; M. Lucco, d an s Lucca, Hu mfrey et Villa 2019, cat. 53, p. 389-391.
99 Les modèles padouans
Réminiscences byzantines Durant des siècles, Venise a d'abord été une colonie de Byzance, puis un partenaire commercial privilégié de la capitale de l'Empire romain d'Orient. Certes, en 1204, l'armée de la Sérénissime a détourné la Q!iatrième croisade vers Constantinople, pillant la ville de nombre de ses trésors. Au début du XV" siècle, les rapports sont pacifiés mais la situation de Byzance est précaire, tant l'armée ottomane constitue une menace militaire de plus en plus précise. Venise n'est pas indifférente à cette situation, mais elle préfère consolider ses possessions terrestres à proximité de la Lagune et non tant au Levant. Les puissances italiennes assistent bientôt à la chute d'un empire millénaire: en 1453, Constantinople tombe aux mains des Ottomans. Affluent alors à Venise un grand nombre de réfugiés, portant avec eux nombre de manuscrits grecs, d'icônes et de reliques. Les rêves de reconquête sont nombreux; ils n'aboutiront jamais. Le jeune Giovanni Bellini avait surtout été intéressé par la peinture la plus moderne qui soit: les archaïsmes de Byzance ne lui sont pourtant pas étrangers. Ses Vierges à l'Enfant reprennent souvent, en effet, les gestes codifiés des Madones byzantines, auxquels s'ajoutent parfois des caraél:ères grecs et des fonds dorés. Dans ses retables, le peintre n'hésitera jamais à représenter quelque abside décorée de mosaïques, référence explicite à la culture byzantine de la République Sérénissime. Mais ces citations ne vont pas sans pragmatisme: en 1479, Venise met fin au conflit avec les Ottomans, non sans concéder de lourdes pertes territoriales. Gentile Bellini est envoyé à Constantinople comme porteur de concorde; Giovanni se retrouve quant à lui chargé de continuer les décorations commencées par son frère au Palais des Doges. À côté des influences byzantines, se glisseront bientôt dans les tableaux des frères Bellini les traces d'une culture musulmane non plus repoussée mais véritablement intégrée à leur monde visuel. Dans certaines possessions vénitiennes du Levant, comme la Crète, se développera en revanche un art à mi-chemin entre l'ancienne Byzance et la moderne Sérénissime [cat. 20] 1
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Georgopoulou 2004; Boston et Londres 2005.
100 Giovanni Bellini: Influences croisées
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17 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant Vers 1452-1453, tempera, huile et or sur bois, 76,8 x 53 cm Collection particulière
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ette œuvre remarquable est toujours en mains privées, ce qui explique qu'elle n'a été que très peu étudiée des spécialistes'. La première attribution au jeune Giovanni Bellini est due à Bernard Berenson2. Pourtant, l'état de conservation du panneau, longtemps couvert de repeints, a pu susciter quelques doutes: une photographie datant du début du xxe siècle montre que la robe de la Vierge avait été recouverte par un brocart3. Il revient à Mauro Lucca d'avoir de nouveau insisté sur l'importance de cette Vierge à L'Enfant, l'attribuant résolument à la jeunesse de Giovanni Bellini 4. De fait, les affinités sont grandes avec les œuvres attribuées au peintre avec certitude, comme les deux Vierges à l'Enfant tirées d'un même carton et aujourd'hui à la Gemii.ldegalerie de Berlin [fig. 37] et au Rijksmuseum d'Amsterdam (inv. A3287). Le dessin sous-jacent, dont les ombres sont hachurées de manière extrêmement proche de celui de ces deux Madones, ne permet guère de doute quant à une telle paternité. Dans cette œuvre de jeunesse, Giovanni convoque ses différents modèles . La composition évoque les Vierges de Jacopo Bellini: on peut notamment citer une œ uvre aujourd'hui au Los Angeles Museum of Art (inv. M 85.223), elle-même copiée sur une invention donatellienne (la Madone de Los Angeles est parfaitement en phase avec ce que l'on sait de l'activité de Jacopo, et son attribution à Giovanni n'est: guère convaincante). ~ant au parapet avec la pomme représentée en
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Il fut tout de même possible de l'admirer lors d'une récente vente aux enchères: Sotheby's, New York, 27 janvier 2022, lot 10. Cité par Reinach 1910, p. 437, fig. 1. Voir M. de Bondt-Somer dans Van Os, Van Asperen de Boer, de Jong Jansen et Wiethoff 1978, p. 27Lucca 2017; Lucca 2019. Voir Fletcher 1993, p. 21. Lucca 2019, p. 13-15. Conti 1994, p. 264.
trompe-l'œil, c'est: une référence au Saint Marc d'Andrea Mantegna (Stii.del Museum, Francfort-sur-le-Main, inv. 1046), une œuvre possiblement réalisée pour un commanditaire vénitien5 • Le fond d'or esr quant à lui issu des exemples byzantins. En ce qui concerne la pose très dynamique de !'Enfant, Mauro Lucco a bien vu que celle-ci dérivait d'un relief antique6, fragment d'une composition représentant le Trône de Saturne, et qui était inséré dans un mur non loin de la basilique SaintMarc (il se trouve aujourd'hui au Museo Archeologico Nazionale de Venise, inv. g a). Enfin, l'insisrance sur la ligne de contour n'est: pas sans rappeler le sryle de Gentile Bellini, auquel Alessandro Conti attribuait prudemment l'œuvre 7• Mauro Lucca a proposé une datation autour de 1460, qui semble trop tardive à nos yeux. Si la phase mantégnesque de Giovanni Bellini commence à l'époque du mariage entre sa sœur et Mantegna, en 1453, une telle Madone doit être placée dans les années qui précèdent cet événement. En tout état de cause, il esl: remarquable de consrater que le peintre fait déjà ici usage d'un liant en partie à l'huile, ce qui ne sera le cas de manière systématique qu'à partir des années 1470. - Neville Rowley
PROVENANCE Dowdeswell Gallery, Londres (avant 1888) ; Charles Loeser, Florence (1888); Julius B6hler, Munich Qusqu'en 1913); collection Philips, Eindhoven (après 19 13). BIBLIOGRAPHIE Lucca 2019, p. 13-15; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 3, p. 290-291.
103 Réminiscences byzantines
18 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge à !'Enfant Vers 1475, tempera et or sur bois, 65 x 46,5 cm Ajaccio, Musée Fesch, inv. MFA 852.1.417
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ubliée pour la première fois en 1956 à l'occasion de l'exposition de De Giotto à Bellini à l'Orangerie des Tuileries', cette Vierge à L'Enfant provient de la collection du cardinal Joseph Fesch (1763-1839), dont une partie fut léguée à sa mort à sa ville natale d'Ajaccio. On a longtemps considéré l'œuvre comme la deuxième version d'une composition sur fond d'or peinte par Bellini, après celle anciennement dans la collection de l'historien de l'art anglais Kenneth Clark et aujourd'hui conservée à l'Ashmolean Museum d'Oxford (inv. WA1987.26). En 2010, une restauration du panneau d'Ajaccio a pourtant montré que le fond d'or, avec ses nimbes gaufrés, est plutôt le résultat d'un remaniement du xrxe siècle. L'œuvre devait en effet présenter à l'origine un fond illusionniste, probablement un paysage. Il n'est pourtant pas anodin que le tableau ait été complété de la sorte, tant les Vierges de Bellini sont pétries de culture byzantine, même si elles emploient des moyens formels illusionnistes. L'état de conservation du panneau n'est pas idéal ; cependant, la tête du Christ, la partie la mieux conservée, suffit à elle seule à justifier une attribution au maître vénitien.
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M. Laclotte, d ans Paris, 1956, cat. 47, p. 33. Degenhart et Schmitt 1990, II-5, p. 189. Dans Lucca, Hu mfrey et Villa 2019, cat. 66, p. 409-410. Lucca, Humfrey et Villa 2019, voir notamment cat. 7, cat. 36 et cat. 61.
104 Giovanni Bellini: Influences croisées
Bernh a rd Degenhart et Annegrit Schmitt2, rapprochant le modèle de l'Enfant qui caresse le visage de la Vierge avec celui de la Madone de Jacopo Bellini aujourd'hui aux Gallerie dell'Accademia de Venise (inv. 835), proposent une datation de l'œuvre vers 1460. ~ant à Mauro Lucco3, il rep ousse une telle exécution à 1475, en la comparant avec une série de Vierges à l'Enfant avec la bouch e ouverte peintes par Giovanni Bellini entre 1470 et 14754 • La présente composition, dont on ne connaît pas d'autres dérivations, se présente comme une évolution évidente des modèles précédemment traités par le maître vénitien. - Giancarla Cilmi
PROVENANCE Collection du card inal Fesch ; légué le 25 av ril 1839 à la ville d 'Ajaccio. BIB L IO G R APHIE Pig natti 1969 b, p. 95 ; Thiébaut 1987, p . 64 ; Pa ris 1995, p. 204-208; Tempestini 2000, p. 189; Lucca 2017, p . 27.
19 Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant Vers 1485, huile et or sur bois, 55,6 x 43,9 cm Berlin, Gemaldegalerie, inv. 10
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a Vierge présente l'EnfantJésus assis sur la paume de sa main gauche. Elle est positionnée de trois quarts vers l'Enfant, la tête inclinée et le regard orienté vers le bas. Son manteau bleu doublé de vert recouvre sa tête et constitue un élément structurant de la composition. Il enveloppe également l'Enfant, vêtu d'une chemise blanche qui se dégage de l'ensemble par sa clarté. Sous son manteau, la Madone porte un voile blanc qui recouvre ses cheveux. L'Enfant lève la main droite, évoquant de manière ludique le signe de la bénédiction. Cette représentation de Marie en demi-figure avec le Christ bénissant en figure entière se réfère à l'iconographie mariale orientale de l'Hodigitria, « celle qui montre la voie». Même après la chute de Constantinople en 1453, Venise demeura proche des modèles de son ancienne puissance coloniale, si bien qu'elle fut parfois décrite comme« quasi alterum byzantium » («presque une autre Byzance»). Giovanni Bellini avait pleinement conscience de cette tradition, qu'il combine avec une observation précise du réel, ainsi que le démontrent la pose naturelle du Christ et sa représentation de l'amour maternel. Le fond d'or est dû à une intervention ultérieure qui remonte vraisemblablement au début du XIXe siècle. Il est toutefois possible que l'arrière-plan original ait pu être doré. Si cette donnée n'a pu être confirmée par les études techniques, la comparaison avec deux représentations d'intérieurs contemporains vient soutenir cette hypothèse. Dans l'Arrivée des ambassadeurs, de Vittore Carpaccio, on voit sainte Ursule et son père dans une chambre à coucher avec sur l'un des murs de la pièce, au-dessus du lit, une Madone sur fond d'or qui pourrait être une image de dévotion ou une icône protectrice [fig. 38]. La composition de ce tableau dans le tableau est très proche de celle de la Madone de Bellini. En outre, l'œuvre d'un suiveur de l'artiste, Nicolà Rondinelli, Le Miracle de Galla Placidia (Pinacoteca di Brera, Milan), présente une Madone semblable, typique de la produél:ion de l'atelier de Bellini, peinte sur fond d'or
FIG. 38 Vittore Carpaccio, L'Arrivée des ambassadeurs {détail}, vers 1494, huile sur toile, 275 x 589 cm, Venise, Gallerie dell'Accademia
et placée sur l'autel trônant au centre de l'espace sacré. Ces exemples permettent d'éclairer le contexte pour lequel la Madone de Bellini a été réalisée. Dans deux autres versions de cette peinture pouvant être attribuées à Bellini et son atelier (Accademia Carrara, Bergame; Musei Civici, Trévise), l'arrière-plan présente un ciel bleu ou un paysage. Si l'attribution à Bellini du panneau de Berlin fait aujourd'hui encore l'objet de discussions, c'est surtout du fait d'une mauvaise appréciation de son fond d'or moderne. - Brigit Blass-Simmen
PROVENANCE Edward Sally, Berlin ; acquis en 1821. BIBLIOGRAPHIE Schmidt Arcangeli 2015, p. 166-171; M. Lucco, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 61, p. 404.
107 Réminiscences byzantines
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20 École crétoise Vierge à !'Enfant (Vierge Glycophilousa) Vers 1500-1520, tempera et or sur bois, 38, 5 x 27,2 cm Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, inv. PPP4869
L
a Crète, possession vénitienne de 1210 à 1669, fut l'un des centres artistiques les plus foisonnants de la Méditerranée orientale. Tout en restant en apparence fidèles à un art dit byzantin, aux postures figées et aux larges aplats d'or, les peintres s'y approprient et réélaborent les innovations de la Renaissance venant d'Italie, et ceci dès la fin du xV" siècle. Cette influence est visible notamment dans la production d'icônes, qui adoptent certains raccourcis perspectifs et s'intéressent à la psychologie des personnages. Cette Vierge Glycophilousa («du doux baiser») n'a pas l'expression distante et tragique de l'Hodigitria («qui montre la voie»), mais affiche plutôt la tendresse du type dit de l'Elousa (« de compassion»), dont elle s'éloigne par le mouvement de l'Enfant qui, dans son agitation, perd une sandale. L'Enfant Jésus s'accroche d'une main au manteau de sa mère, tandis que de l'autre il tient un parchemin, où on peut lire un passage de l'évangile de saint Luc (4,18) : « L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a oint.» La vitalité et le regard de l'Enfant rendent encore plus déchirant le pressentiment de sa mère quant au destin tragique de son Fils. Ce type de représentation de la Vierge, apparu en Italie et à Byzance à la même époque, suivait un canon du xne siècle étudié par les artistes italiens et notamment par Giovanni Bellini. Nous connaissons bien l'intérêt que le peintre vénitien portait à ces oeuvres, et quels sont les éléments qu'il leur emprunte afin de les réinterpréter dans un registre moderne et complétement novateur. En raison des échanges entre Orient et Occident, il n'est
donc pas étonnant de voir des artistes crétois se réapproprier de cette même modernité, réactualisée au sein d'images de tradition byzantine. Dans ce tableau, le réseau de fines lignes blanches du visage des deux personnages, la subtilité du clair-obscur, la délicatesse des traits et de la dorure renvoient à l'œuvre d'un artiste expérimenté de la stature d'Andreas Ritzos (1421-1499). Cependant, le style plus doux fait plutôt penser à une période plus tardive que l'aétivité de ce dernier, soit entre 1500 et 1520 On connaît à ce jour trois autres versions de cette composition: une conservée au Musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg présentant la même inscription, une autre dans la colleéhon Petsopoulos, et une dernière à la localisation aétuelle inconnue 2 • - Giancarla Cilmi 1
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PROVENANCE Legs Roger Cabal, 1998. 1 2
Ziadé 2013. Publiée par Van Rijn 1980, p. 100.
BIBLIOGRAPHIE Ziadé 2013, p . 34-35.
109 Réminiscences byzantines
Entre Nord et Sud
Au XV" siècle, Venise confütue l'un des pôles du commerce mondial: il n'esl: donc pas surprenant que les tableaux jugés les plus modernes parviennent dans la Cité lagunaire. C'esl: notamment le cas de ceux peints à l'huile dans les Flandres, dans lesquels de nombreuses couches translucides permettent d'obtenir des effets d'un grand mimétisme. Des commanditaires privés s'arrachent les tableaux de Jan van Eyck, quand ils ne demandent pas à l'un de ses élèves, Petrus Chrisl:us, un retable pour décorer telle chapelle d'une église vénitienne. Sans rencontrer ces artisl:es flamands ni connaître leurs procédés, Bellini va néanmoins s'inspirer de leurs créations. Le peintre esl: particulièrement fasciné par la manière dont la technique à l'huile permet de représenter des paysages à la fois réalisl:es et poétiques. De manière indépendante, le Sicilien Antonello de Messine a eu la même révélation de la peinture flamande. Contrairement à Bellini, il a dû beaucoup voyager pour forger sa propre culture visuelle. Les chemins des deux hommes se croisent enfin quand le Sicilien arrive à Venise en 1475. Une telle rencontre ne pouvait être que primordiale, Antonello reprenant à son compte nombre d'idées belliniennes. Mais l'échange esl: réciproque : les deux peintres révolutionnent la typologie du retable d'église. Bellini imitera également les portraits de son confrère, qui dévisagent leur speéî:ateur, avant d'opter pour des représentations plus disl:anciées. Le lien avec Antonello aurait pu porter à d'autres sommets, mais ce dernier quitte Venise dès 1476; il mourra trois ans plus tard. Q!tant à Bellini, il continuera à s'approprier ce qui provient d'ailleurs, comme notamment la manière de traiter les allégories moralisantes de Hans Memling [cat. 29 et 30]. S'il a toujours besoin des autres pour renouveler son art, il ne fait guère de doute que le miroir de ses tableaux esl: en grande partie déformant'.
1 Venise 1999 ; Lucca 2004 ; Puppi 2004.
111 Entre Nord et Sud
21 Jan van Eyck et atelier (Maaseik vers 1390 - Bruges 1441)
Crucifixion Vers 1425, huile et or sur bois, 45 x 31 cm Venise, Galleria Giorgio Franchetti alla Ca' d'Oro, inv.129d
C
e petit panneau à l'exécution virtuose a été moins malmené par le temps que par la critique, qui l'a jugé fort sévèrement (et parfois sans l'avoir directement examiné). Nous ne ferons pas ici l'histoire de sa fortune (ou plutôt de son infortune), mais nous contenterons de quelques remarques qui nous obligent à reconsidérer la place de cette œuvre dans le corpus eyckien. La croix sur laquelle est cloué le Christ s'étend à la surface du tableau, barrant le panorama de Jérusalem qui se déploie dans un paysage de montagnes. Seuls la Vierge et saint Jean restent là, tandis que les femmes éplorées se tiennent prudemment en retrait. À droite, une extraordinaire trouvaille formelle creuse l'espace d'une manière vertigineuse: une troupe de cavaliers en costumes contemporains du peintre descend du calvaire pour regagner l'enceinte de la ville. Le saut d'échelle nous porte avec eux au cœur de Jérusalem, qui n'a pas l'aspect rêvé d'une ville orientale lointaine, mais au contraire se présente comme un espace clairement structuré. Selon nous, le peintre s'est appuyé pour ce faire sur un plan réel de la ville établi par le Vénitien Marin Sanudo pour accompagner un ouvrage achevé en 1323 et destiné à la reconquête de la Terre sainte. L'œuvre se trouvait sans doute en Vénétie au XV" siècle, comme le suggèrent non seulement une copie ancienne aux Musei Civici de Padoue (inv. 541), mais aussi des compositions de même sujet dues à Andrea Mantegna [fig. 6] et au jeune Giovanni Bellini [cat. 22]. Dans cette dernière œuvre, Bellini ne parvient pas à construire cette profondeur de champ sans avoir recours, un peu laborieusement, aux effets de pure perspeétive géométrique dont Van Eyck a magnifiquement su se
passer. Si sa touche minutieuse semble imiter, d'une certaine manière, celle des Van Eyck, le Vénitien ne s'est pas enhardi jusqu'à représenter la ville et son savant labyrinthe. Comme dans le panneau de la Ca' d'Oro, le torse du Christ semble surgir de l'horizon pour se détacher dans le ciel, mais le paysage sur lequel il se détache se dresse encore, tel un décor, sans se dérouler avec ampleur, de manière atmosphérique, comme chez le Flamand. En ne considérant que ce problème spatial, on observe dans la Crucifixion de Mantegna une réflexion similaire: la scène est comme vue avec un objectif grand angle qui déforme les horizontales, et se déploie en profondeur grâce au cortège des soldats à pied et à cheval qui se dirige vers les remparts. La physionomie de la ville y est, par contre, tout à fait secondaire, mettant certainement à distance le contenu théologique de la composition traditionnelle qui montre le Christ tournant le dos à la Ville sainte. Nous proposons de reconnaître dans ce cortège les physionomies des souverains chrétiens du début du XV" siècle, dont Jean III de Bavière, prince-évêque de Liège puis duc de Hainaut, probable commanditaire de l'œuvre et mort en 1425 Alors que les projets de croisade continuent d'échouer, le peintre montre le descendant de Baudouin VI, empereur de Constantinople rentrant dans Jérusalem chrétienne avec ses alliés. Cette date précoce, la qualité du tableau et son arrière-plan historique devront être également pris en compte pour lui assigner sa véritable place dans l'œuvre de Jan van Eyck. - Philippe Malgouyres 1
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PROVENANCE Collection Dondi dell'Orologio, Padoue (fin du x rx• siècle) ; Michelangelo Guggenheim, Venise ; Giorgio Franchetti, Venise (avant 1902); légué à l'État italien en 1916. 1 Voir notre étud e d ans Paris 2022, p. 67-68; ainsi que la même
composition dans les Heures dites de Milan-Turin , Turin, Museo Civico d'Arte Antica, fol. 48 v.
112 Giovanni Bellini: Influences croisées
BIBLIOGRAPHIE B. Aikema, dans Venise 1999, cat. 10, p. 202-203 ; Ph. Malgouy res, d a ns Pa ris 2022, p. 67-68.
22 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Crucifixion Vers 1459, tempera, huile [?] et or sur panneau, 54,5 x 30 cm Inscription en grec au sommet de la Croix («Jésus, roi des confesseurs») et sur ses bras: IC XC («Jésus-Christ») Venise, Fondazione Musei Civici di Venezia, Museo Carrer, inv. CL I, 28
C
e panneau est assurément « l'un des plus grands chefs-d'œuvre, non seulement de Giovanni Bellini, mais de toute la peinture du Q1tattrocento' ». Bellini s'y affirme comme un maître à l'inventivité exceptionnelle, capable de convoquer de nombreuses sources visuelles, mais aussi de les dépasser. De Byzance, reste en effet la manière de peindre à l'or les nombreux séraphins, dans le ciel, qui semblent faire écho à la douleur du Christ: tous sont dans une posture différente et constituent une magistrale démonstration de varietas qui n'est pas sans rappeler un dessin de Jacopo Bellini dans son album du Louvre (f. 55r). L'inscription en grec au sommet de la Croix confirme la teneur « byzantine » du panneau, mais elle date sans doute du XVIe siècle. L'anatomie du Christ est quant à elle directement empruntée à un modèle des plus modernes, le christ de bronze réalisé par Donatello pour le jubé de la basilique du Santo à Padoue'. C'est cependant un autre modèle padouan qui l'emporte ici, à savoir la prédelle centrale du Retable de San Zeno d'Andrea Mantegna, représentant également la Crucifixion [voir fig. 6]3. De la Crucifixion de Mantegna, datable entre 1456 et 1459, Bellini reprend la tension pathétique et la manière de représenter des drapés comme pétrifiés, sans oublier le détail de la Croix fixée dans le sol rocheux à l'aide de cales. C'est donc autour de 1459 qu'il faut dater notre œ uvre, comme le confirment les étroites affinités formelles avec les miniatures d'un manuscrit réalisé cette
même année par Bellini pour Jacopo Antonio Marcello (et aujourd'hui à la médiathèque Pierre-Amalric d'Albi [voir fig. 21]). La commande de ce manuscrit avait d'abord échu à Mantegna, qui n'avait pas hésité à la sous-traiter à son beau-frère, tant celui-ci se montrait alors fid èle à ses idées. C'est pareillement comme une idée mantégnesque qu'il faut interpréter le dessin des roches situées à l'arrière-plan de la croix, en avant du paysage proprement d it: il apparaît en effet dans une composition de Mantegna représentant la Descente aux limbes, et qui doit donc remonter aux mêmes années 4 • L'idée de disposer les trois croix sur un plateau roch eux et de représenter derrière elles un vaste paysage ne venait pourtant pas de Mantegna, mais de modèles produits au nord des Alpes, et notamment d'une Crucifixion aujourd'hui à la Galleria Franchetti alla Ca' d'Oro de Venise [cat. 21]. Alors que Mantegna se déleétait à représenter une Jérusalem fiétive, Bellini préfère montrer un paysage champêtre (plus inspiré par Dirk Bouts que par Van Eyck), et dans lequel errent çà et là quelques soldats perdus. Ce n'est: pas la Terre sainte qui se donne à voir aux yeux du speétateur, mais bien la «Terre Ferme », que l'armée de la République Sérénissime avait commencé depuis quelques décennies à annexer aux possessions vénitiennes. - Neville Rowley
1 M. Lucco, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, p. 356. 2 Sur lequel voir N. Rowley, dans Florence 2022, cat. 9.7, p. 294-295.
3 Le registre principal du retable se trouve toujours dans la basilique San Zeno de Vérone; depuis la Révolution française, la partie centrale de la prédelle esl au Musée du Louvre, et les deux autres fragments so nt conservés au Musée des Beaux-Arts de Tours. 4 Voir notamment le dessin plus tardif de !'École des Beaux-Arts de Paris (inv. EBA 189).
114 Giovanni Bellini: Influences croisées
PROVENANC E Teodoro Correr, Venise; légué au musée en 1830.
BIBLIOGRAP HIE D. Gasparotto, dan s Los Angeles 2017, cat. 2, p. 64-69; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, n° 34, p. 355-357.
115 Entre Nord et Sud
23 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Christ en Croix Vers 1475, huile sur bois, 57 x 45 cm Florence, Galleria Corsini, inv. 105
L
es yeux, lentement, se ferment. Le visage, dévoré par la douleur, brûlé par un soleil impitoyable, s'effondre sur l'épaule. L'Homme est mort. Il a rendu l'esprit mais son âme quitte le tableau dans un léger soupir qui fait frissonner son périzonium. Langin vient de plonger sa lance dans son flanc droit. Seules, après la mort, quelques larmes de sang perlent des bras et vivent encore; par synesthésie, elles nous font entendre ce que l'on voit: le son de la goutte ferrugineuse qui chute sur la roche brûlante en contre-bas, bientôt lavée par l'eau de la tempête inondant le Golgotha - le lieu du crâne-, qui emportera tous ces os dans un torrent d'eau écarlate. Le cadrage resserré permet au spectateur de passer le miroir de la peinture, d'entrer dans le tableau et d'être le premier témoin de cette scène tragique. Depuis la fin du xrxe siècle, visitant la Galleria Corsini, le connaisseur averti s'immobilise devant ce Christ en Croix en pensant aux tableaux de m ême sujet peints par Antonello de Messine (citons notamment celui du Musée royal des Beaux-Arts d 'Anvers, inv. 4). Cette analogie strictement iconographique explique la première attribution de cette œuvre au peintre sicilien, démentie par Adolfo Venturi, puis par Georg Gronau, lesquels restituent le Christ à Giovanni Bellini'. L'argument de l'utilisation de la peinture à l'huile technique dont l'introduéhon en Italie est traditionnellement attribuée à Antonello de Messine - a longtemps encouragé les historiens de l'art à dater ce tableau vers 1475-1480, lorsque l'œuvre de chacun des deux peintres entre en résonnance. Cependant, dès 1474, donc un an avant l'arrivée d'Antonello de Messine à Venise, Giovanni Bellini réalise déjà à l'huile le Portrait de ]org Fugger (Pasadena, Norton Simon Museum, inv. M.1969.13.P).
D'origine nordique, l'iconographie du Christ en Croix se détachant sur un fond de paysage connaît un succès certain d ès l'arrivée en Vénétie, vers 1450-1455, d'une peinture de l'artiste flamand, Jan van Eyck. L'original est perdu mais la composition a survécu grâce aux variantes peintes par des suiveurs [cat. 21]. Au tumulte et à l'exhaustivité des détails dans l'imaginaire flamand, Giovanni Bellini répond par une composition aérée et très épurée, propre à une méditation silencieuse. Outre les influences flamandes, le Vénitien se remémore sûrement la lointaine Crucifixion peinte par son beau-frère, Andrea Mantegna, pour la prédelle du triptyque de San Zeno à Vérone (1456-1459, musée du Louvre, Paris, inv. 368 [voir fig. 6]), ou encore la Mort de la Vierge de Madrid (Museo Nacional del Prado, inv. 248) du même artiste. Ces œ uvres illustrent les recherches communes dans l'excellence du rendu perspeél:if. Les deux hommes soignent leurs paysages, qu'ils peuplent de détails résumant le tout: comme le cavalier sculpté par Andrea Mantegna dans l'argile blanche des nuages de son Saint Sébastien (Vienne, Kunsthisl:orisches Museum, Gemiildegalerie, inv. 301), sont-ce des os craquant comme des pierres fendues (Matthieu, 27:51) qui sont fondus dans la forme des pierres au premier plan? Dans ce paysage souffrant le supplice du Christ, les collines semblent s'être affaissées pour soutenir ses bras effondrés par la mort. Ce procédé accélère la perspeéhve et propulse notre œil dans le détail d 'une Jérusalem céleste ouverte sur la mer qui plonge le speél:ateur vénitien dans une temporalité et un lieu qui lui sont propres. - Nicolas Joyeux
PROVENANCE Rome, famille Colonna (dont les armes sont lisibles en bas à droite); Rome, famille Corsini (entre 1880 et 1886).
BIBLIOGRAPHIE
1 Voir Venturi 1915b, p. 70 et 89; Gronau 1930, p. 200.
116 Giovanni Bellini: Influences croisées
G.C.F. Villa, dans Rome 2008, cat. 22, p. 212-215; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, n° 50, p. 384-385; Tempestini 2021, cat. 100, p. 111.
24 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516)
Christ mort soutenu par deux anges Vers 1470-1475, détrempe et huile [?] sur bois, 82,9 x 66,9 cm Berlin, Gemii.ldegalerie, inv. 28
L
e Christ est vu à mi-corps, assis sur le rebord d'un tombeau que l'on devine mais ne voit pas. Il semble endormi, mais il est bien mort car il porte, outre la couronne d'épines, les stigmates de son supplice aux mains et au côté. Le peintre a bien pris soin de montrer que les plaies aux mains avaient saigné quand Jésus était en croix; depuis lors, le sang a caillé. Le périzonium ceignant la taille du Christ est taché de ce sang, comme le drap rose qui se déploie au second plan, et que le spectateur de l'époque devait identifier avec le suaire qui allait envelopper le corps du Christ dans son tombeau. Placés derrière ce linge, deux anges aux ailes multicolores supportent le cadavre. Leur tristesse est toute intérieure: ils ne crient ni ne pleurent, mais regardent le corps du défunt ou implorent les cieux. «Qielle souplesse des courbes s'ouvrant dans le dos, dans les ailes; et derrière les ailes, le chaton' dense et vibrant d'un ciel bleu foncé!» s'exclamait le jeune Roberto Longhi 2 • Aucun paysage ne vient en effet distraire notre attention. Une telle composition, connue sous le nom d'Imago Pietatis, est héritée à la fois des modèles venus de Byzance et du nord des Alpes. Donatello avait montré à Bellini comment traiter ce sujet [voir cat. 11], à mi-chemin entre une icône figée et un véritable récit: l'étude anatomique renforce la dimension réaliste de la représentation, de même que les proportions presque grandeur nature du Christ. Devant une telle œuvre, sans doute destinée à la dévotion privée, le fidèle ne pouvait qu'éprouver une immense empathie, hésitant - comme le font les anges - entre une tristesse résignée et l'espérance de la résurreétion.
Ce tableau est très proche d'un autre panneau autographe et de même sujet, conservé à la National Gallery de Londres (inv. NG3912), et dont on a pu démontrer qu'il avait été peint à l'huile3. On date le plus souvent ces œuvres (ainsi qu'un Christ mort entouré de quatre anges des Musei Civici de Rimini [fig. 39]) de la première moitié des années 1470. Cette datation soulève une question: Giovanni Bellini a-t-il eu besoin de l'arrivée à Venise d'Antonello de Messine, en 1475, non seulement pour renouveler sa propre technique, jusque-là essentiellement à la détrempe et par la suite à l'huile, mais également pour donner une plus grande monumentalité à ses compositions? Les créations de Bellini datant des années 1460, comme le Retable de saint Vincent Ferrier (église des Santi Giovanni e Paolo, Venise), montrent que la recherche bellinienne en ce sens avait déjà commencé avant l'arrivée à Venise du peintre sicilien. Ce dernier se montra du reste sensible aux inventions belliniennes, notamment dans son Christ mort du Museo Correr de Venise [cat. 25]. Qlant à Bellini, il était par trop habitué à se nourrir de l'art des autres pour ne pas, lui aussi, tenter d'assimiler le style d'Antonello [cat. 27]. - Neville Rowley
PROVENANCE Edward Sally, Berlin; acquis en 1821. Tête d'une bague comportant un serti à griffes entre lesquelles on fixe une pierre ; l'ensemble, sertissu re et pierre. 2 Longhi 1914 (éd. 2018), p. 143. 3 Dunkerton et Spring 2018, cat. 3, p. 44-49. 1
BIBLIOGRAPHIE Schmidt Arcangeli 2015, p. 125-132; M. Lucca, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 52, p. 388-389; S. Hofmann, dans Berlin 2022, cat. 65, p. 268-269.
119 Entre Nord et Sud
25 Antonello de Messine (Messine vers 1430-1479)
Christ mort soutenu par trois anges Vers 1476, huile sur bois, 115 x 85,5 cm Venise, Fondazione Musei Civici, Museo Carrer, inv. Cl. 1 n . 42
FIG. 39
Giovanni Bellini, Christ mort entouré de quatre anges, vers 1470-1475, détrempe sur panneau, 80,5 x 120 cm, Rimini, Musei della Città
C
e panneau est tout aussi frappant par son sujet tragique que par son état lacunaire : les visages des protagonistes - le Christ mort et les trois anges qui le soutiennent - sont en effet incomplets, de même que les carnations des anges. On ne sait si de telles lacunes résultent d'une restauration ancienne ou si l'œuvre a été laissée inachevée. Les parties manquantes ont longtemps été masquées par des repeints, retirés lors d'une restauration entreprise en 1939-1940. En dépit de cet état de conservation déplorable, ce panneau reste l'un des plus grands chefs-d'œuvre d'Antonello de Messine, qui convie le speél:ateur à partager la vision tragique du Christ mort pleuré par les anges. Contrairement aux Imagines Pietatis traditionnelles, le corps du Messie est représenté presque en entier (il est même possible qu'à l'origine les pieds aient été visibles, le panneau ayant été coupé sur tous les côtés sauf à droite). Le peintre a eu l'idée de prendre un point de vue de biais, ce qui limite le caraél:ère iconique de la vue frontale plus traditionnelle. Au cours des mêmes années, Antonello reprend cette idée dans un tableau aujourd'hui au Prado à Madrid, dont la composition est plus recentrée sur le corps du Christ. Depuis qu'elle a été formulée par Gustav Ludwig1, l'attribution à Antonello de Messine n'a plus fait de doute. La datation est plus débattue, oscillant entre le séjour vénitien du peintre en 1475-1476 et les trois années qui lui resteraient à vivre. Si le paysage à l'arrière-plan semble bien représenter la ville de Messine, dont l'abside de l'église San Francesco est parfaitement reconnaissable, cela n'implique pas nécessairement une création en Sicile. Nombreux sont en effet les points d'attache d'un
tel tableau avec Venise: outre la localisation de l'œuvre et l'existence d'une copie ancienne au Palais des Doges, due à Antonello de Saliba, les relations entretenues avec les créations de Giovanni Bellini sont très étroites (le grand connaisseur qu'était Bernard Berenson fut longtemps convaincu que la paternité de notre œuvre revenait à ce dernier). Outre la parenté visible avec le Christ mort aujourd'hui à Berlin [cat. 24], c'est surtout le tableau de même sujet, mais au format vertical, aujourd'hui conservé aux Musei Civici d e Rimini [fig. 39], qui a été comparé au Christ d 'Antonello, dont l'ange de droite affecte le même geste de porter la main sans vie du Christ. De telles coïncidences témoignent de l'estime mutuelle que se portaient alors les deux peintres. Pour Fiorella Sricchia Santoro, Antonello a dû exécuter son Christ à Venise, le laissant inachevé du fait de son départ précipité de la cité des Doges 2 • - Neville Rowley
PROVENANCE Teodoro Correr, Venise; légué au musée en 1830. 1 Ludwig 1902, p. 60. 2 Sricchia Santoro 2017, p. 224-226.
120 Giovanni Bellini: Influences croisées
BIBLIOGRAPHIE M. Lucco, dans Rome 2006, cat. 42, p. 256-259; Sricchia Santoro 2017, p. 224-226.
26 Antonello de Messine (Messine 1430-1479)
Portrait d'un jeune homme Vers 1475-1479, huile sur bois, 20,4 x 14,5 cm Inscription sur le parapet : 14 ... / Antonellus messaneus me pi[n]xit Inscription sous le parapet: PROSPERANS * MODESTVS * ESTO * INFORTVNATVS *VERO*PRUDENS
Berlin, Gemii.ldegalerie, inv. 18
A
ntonello de Messine est sans doute le meilleur portraitiste italien du xV" siècle. Tant cet aspect de son œuvre que ses tableaux religieux se sont révélés d'une importance décisive pour Giovanni Bellini, et plus généralement pour l'art vénitien du dernier quart du XV" siècle et du début du xvre. À l'origine, ce tableau était signé et daté, mais l'année n'est plus lisible. Cependant, une datation ultérieure à 1475, et donc correspondant aux dernières années de la vie de l'artiste, fait globalement l'unanimité - et sans doute à juste titre. Exemple unique parmi les treize portraits conservés d'Antonello, il représente son modèle sur un fond de ciel bleu, avec à peine un soupçon de paysage derrière son épaule droite. D'un point de vue moderne, l'idée d'un portrait en plein air paraît banal, mais, à l'époque elle est pratiquement sans précédent en Italie - le Portrait d'homme de la National Gallery of Art à Washington (inv. 1937.1.17), peint par Andrea del Castagno vers 1450, présente l'homme devant un ciel, mais sans trace de paysage. Aux Pays-Bas, la présentation de sujets contre un arrière-plan paysagé a été une innovation des années 1460 et 1470, dans l'œuvre de Hans Memling, proche contemporain d'Antonello. Il ne fait aucun doute qu'Antonello a trouvé l'inspiration dans les portraits du peintre flamand, dont beaucoup incluent des paysages derrière ses modèles. Tout semble indiquer qu'au moins un ou deux de ses tableaux dépeignent des modèles italiens et se trouvaient en Italie vers cette époque. Ici, le jeune homme est vêtu de noir avec un couvre-chef de même couleur, qui se confond presque avec ses cheveux
Une traduél:ion, réalisée par le célèbre humaniste Ambrogio Traversari, a été publiée en 1472, mais elle diffère sous de nombreux aspeél:s et ne peut donc pas être la source. 2 Voir Morpurgo 1900, p. 178, vn, 1; ms. 1154, fol. 23 reél:o; et Catalogo generale 2005, pour la fresque . 1
châtains. Comme dans tous les portraits d'Antonello, qui sont sans exception des portraits masculins, le jeune homme croise notre regard avec une expression inquisitrice. De plus, l'échelle quasi miniaturisée nous oblige à une étroite proximité avec lui, et accroît encore l'intimité de la rencontre. L'identité du modèle est inconnue, mais l'inscription latine à la base de la composition - qui ne semble pas originale, mais doit avoir été ajoutée à une date précoce - peut constituer un indice. La devise en question (« Sois modeste dans la prospérité, prudent dans l'adversité »), traduite du grec, provient des Vies et doétrin es des philosophes illustres de Diogène Laërce; elle est empruntée au chapitre sur Périandre de Corinthe. Ce texte, exaétement sous cette forme, était déjà connu en Italie au XV" siècle'. Il figure dans un manuscrit de la Biblioteca Riccardiana de Florence, mais apparaît aussi autour d'un blason de la grande famille romaine des Caetani, à Sermoneta, dans une fresque attribuée à Desiderio da Subiaco et datée de la dernière décennie du XV" siècle2. En raison du lien avec les Caetani, on peut se demander si le jeune homme n'était pas un membre de cette famille, qui aurait posé pour Antonello durant un séjour à Venise. Comme cette devise était largement répandue, il n'existe toutefois aucune certitude à cet égard. - David Ekserdjian
PROVENANCE Edward Sally, Berlin; acquis en 1821. BIBLIOGRAPHIE Mandel 1967, cat. 81, p. 102; Wright 1987, p. 196-198; M. Lucca, dans Rome 2006, cat. 45 p. 270-272.
123 Entre Nord et Sud
27 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516)
Portrait d'un jeune homme vêtu à l'antique (Andrea Mantegna?) Vers 1475, huile sur bois, 32 x 28 cm Milan, Pinacoteca del Castello Sforzesco, inv. 249
C
e jeune homme présente tous les attributs d'un poète de l'Antiquité: il est vêtu d'une toge nouée sur l'épaule gauche et porte une couronne de myrte. Son visage ne ressemble pourtant pas tant à un buste romain qu'à un contemporain du peintre - l'œuvre est manifestement un portrait. Quand le tableau refit surface, au milieu du xrxe siècle, il fut longtemps attribué à Antonello de Messine, dont tous les portraits, souvent sur fond noir, dévisagent le spectateur [voir cat. 26]. Roberto Longhi proposa le premier d'attribuer l'œuvre à Giovanni Bellini 1. Une bonne partie de la critique s'est rangée derrière une telle proposition, la proximité avec le style d'Antonello s'expliquant par le fait que Bellini se montrerait directement marqué par l'arrivée du Sicilien dans la cité lagunaire, en 1475. D'autres chercheurs ont proposé d'y voir plutôt la main d'un autre peintre: Cima da Conegliano pour Fritz Heinemann (avec un rapprochement avec le portrait du donateur dans la Vierge à L'Enfant de Berlin [cat. 34]) 2 ou Alvise Vivarini pour Giovanni C.F. Villa3 • Mais les analogies les plus frappantes sont bien avec l'œuvre de Giovanni Bellini: le traitement des cheveux et des drapés se retrouve notamment dans son Christ mort de la Gemaldegalerie de Berlin [cat. 24]. S'il est vrai que les modèles des portraits belliniens regardent le plus souvent dans le vide, l'œuvre a souvent été rapprochée d'un autre portrait d'homme fixant le spectateur (Accademia Carrara, Bergame, inv. 81LC00148)4. De manière singulière, le modèle du portrait de Bergame figure à droite de la Présentation de Jésus au Temple de Giovanni Bellini (Venise, F~ndazione Qyerini Stampalia, inv. 2/29), un
tableau peint dans la première moitié des années 1470 et en grande partie décalqué sur une composition d'Andrea Mantegnas. C'est du reste comme un portrait représentant Mantegna que notre tableau était connu à Venise en 1838 (à l'époque, l'épaule droite du modèle était couverte d'un repeint qui ne fut ôté qu'en 1890). Une telle identification a longtemps été considérée avec scepticisme; d'aucuns ont préféré y voir les traits de l'humaniste Raffaele Zovenzoni, dont Bellini réalisa un portrait6 . Giovanni Agofü a pourtant réaffirmé avec force l'identification du modèle avec Andrea Mantegna7• De fait, la ressemblance esl troublante entre notre jeune homme et le busle de bronze de l'artisle, muré dans sa chapelle funéraire à Sant'Andrea de Mantoue (et attribuable à Gian Marco Cavalli 8). Il resle une objeétion: en 1475, date probable du tableau du fait de ses affinités avec l'art d'Antonello, Mantegna avait quarante-quatre ans, ce qui paraît un peu trop âgé pour notre jeune poète qui accuse tout au plus une trentaine d'années. Bellini aurait cependant pu rajeunir son modèle d'une décennie: c'était juslement en 1464 qu'avait eu lieu la célèbre promenade en barque sur le lac de Garde, durant laquelle Mantegna et ses amis humanisles s'étaient grimés en poètes antiques, déclamant à l'envi des vers latins. À son retour, Mantegna n'aura pas manqué de conter cette aventure à son beau-frère Bellini - qui s'en fit peut-être l'écho dans le présent tableau. - Neville Rowley
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PROVENANCE
Longhi 1932 (éd. 1968), p. 76. Heinemann 1962, r, p. 233-234. G.C.F. Villa, dans Mantoue 2006, cat. 49, p. 162-163. Voir G. Valagussa, dans Valagussa 2018, cat. III.14, p. 273-278. Voir Rowley 2018b. Voir Tremoli 1979; puis Dillon Bussi 1995. Voir notamment Agofü 2005, p . 225. Voir dernièrement Rebecchini 2021.
Gasparo Craglietto, Venise; Malachia De Cristoforis, Milan; légué au musée en 1876.
BIBLIOGRAPHIE R. Pallucchini, dans Venise 1949, cat. 76, p. 116-117; G.C.F. Villa, dans Mantoue 2006, cat. 49, p. 162-163; S. Momesso, dans Trente 2008, cat. 87, p . 426-427.
125 Entre Nord et Sud
28 Hans Memling (Seligenstadt vers 1435/1440 - Bruges 1494)
Christ bénissant Vers 1480-1490, huile sur bois, 53,4 x 39,1 cm Gênes, Musei di Strada Nuova - Palazzo Bianco, inv. P.B. 1509
C
e Christ de douleurs bénissant constituait autrefois le volet gauche d'un diptyque où figurait à droite une Vierge en prière (celle-ci se trouvait encore à Florence dans les années 1950 ; elle s'est vendue chez Sotheby's à Londres le 3 juillet 1996, lot 23). Arrivé sans doute très tôt à Florence, ce petit retable portatif impressionna immédiatement les artistes toscans qui le copièrent. La réplique que peint au début du xvre siècle Antonio di Jacopo Gallo, autrefois appelé Maître des cassoni Campana (Musée des Beaux-Arts, Strasbourg, inv. MBA 186 et 187), est certainement l'une des plus intéressantes car elle reprend les figures des deux protagonistes exactement dans la même disposition, sur chacun des volets d'un diptyque, mais avec un paysage à l'arrière-plan. On conserve de Domenico Ghirlandaio une reprise, datée vers 1490, de la seule figure du Christ (Philadelphia Museum of Art, Philadelphie, inv. 1176a) exécutée à l'œuf, dans une technique très différente de celle de Memling, qui confère au modelé du Christ un aspect plus sculptural et plus dur. L'idée d 'associer dans une même image de dévotion le Christ de douleurs et la Vierge éplorée en prière est née au milieu du XV° siècle en Flandre. Elle a été particulièrement développée à Louvain dans l'atelier de Dirk Bouts, puis elle a été poursuivie par son fils Aelbert Bouts et d'autres artistes du Nord, comme Simon Marmion, ainsi qu'en Allemagne et en France (diptyque de Jean Bourdichon au Musée des Beaux-Arts de Tours, inv. 2007-1-1 et 2007-1-2). Cette iconographie, associée à ce type d'objets, procède de la Devotio Maderna, un courant de la spiritualité chrétienne né dans le nord de l'Europe qui, en rupture avec les pratiques publiques du culte catholique, incite plutôt le fid èle à la prière privée et à la méditation personnelle. Ainsi, le dolorisme affiché de la représentation - ici adouci par le pinceau délicat de Memling - s'adresse-t-il aux sentiments du chrétien appelé à s'identifier au sacrifice du Sauveur, dans la proximité d'un cadrage très resserré qui le conduit à une réflexion intime.
FIG. 40
Giovanni Bellini, Christ bénissant, vers 1460-1465, tempera sur bois, 58 x 46 cm, Paris, Musée du Louvre
Giovanni Bellini, dans un tableau conservé au Louvre [fig. 40], a peint au cours des années 1460, peut-être pour l'église Santo Stefano de Venise, une image qui relève de la même approche dévotionnelle, mais dont l'esthétique et le contenu religieux diffèrent considérablement. Certes on y retrouve les stigmates de la Crucifixion particulièrement mis en évidence par la déchirure de la tunique. Mais, représenté à mi-corps, sur un fond de paysage, portant ostensiblement le Livre sacré et s'apprêtant à parler, le Christ de Bellini porte moins une idée compassionnelle privée qu'un message de valeur universelle. - Pierre Curie
PROVENANCE Collection Marchesi Tempi, Florence; comte Gino Bargagli Petrucci; collection Mario C. Viezzoli, Gênes; acquis en 1953. BIBLIOGRAPHIE De Vos 1994, cat. 58; D.E. de Vos, dans Bruges 1994, cat. 22, p. 102-103; Buijsen 1996, p. 57-69; T.-H. Borchert, dans Bruges 2002, cat. 51, p. 244 ; T.-H. Borchert, dans Rome 2014, cat. 14, p. 130-133.
127 Entre Nord et Sud
29 Hans Memling (Seligenstadt vers 1435/1440 - Bruges 1494)
Triptyque de la Vanité terrestre et de la Rédemption céleste Vers 1485, huile sur bois La Mort: 20,2 x 12,8 cm; Vanité: 20,2 x 13,1 cm; L'Enfer: 20,2 x 13,1 cm; Blason: 19,9 x 13,6 cm; Le Ciel: 20 x 13 cm; Tête de mort: 20 x 13 cm (dimensions à l'intérieur des cadres) Strasbourg, Musée des Beaux-Arts, inv. DDV 64
L
es inscriptions latines portées sur les phylactères donnent la clé de la signification de cet étrange triptyque double face, dépecé et tranché dans son épaisseur: « Voici la fin de l'homme, je suis fait d'argile et je suis retourné à la cendre et à la poussière », ricane le squelette de la mort, tandis que le diable proclame : «En enfer, il n'est pas de rédemption. » Mais autour du crâne, l'inscription tirée de Job (19), réconforte le fidèle: «Je sais en effet que mon Rédempteur vit, que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon Sauveur.» Sans être à proprement parler une œuvre religieuse, ce petit triptyque portatif démantelé comporte un message moralisateur chrétien, comme il se doit, support d'une méditation p ersonnelle. Qllant à la devise «Nul bien sans peine », écrite en français, elle s'explique par le désir du commanditaire, Giacomo di Giovanni d'Antonio Loiani, commerçant bolonais installé à Bruges, de s'établir définitivement dans cette ville sous tutelle bourguignonne. Le panneau le plus intéressant est sans conteste celui de la Vanité qui présente une jeune femme entièrement nue, tentatrice narcissique qui se regarde dans un miroir, entourée de symboles plus ou moins explicites évoquant la luxure. D'après Dirk de Vos, c'est le tout premier exemple, dans la peinture occidentale, d 'une telle figure allégorique exposant sans pudeur son corps et son sexe. Les rapports du grand maître de Bruges avec une clientèle italienne sont bien établis. Ils débutent sans doute quand il travaille pour Jan Crabbe, abbé de l'abbaye des Dunes qui, vers 1467, a fait appel à la banque des Médicis pour remettre de l'ordre dans les finances des abbayes cisterciennes flamandes. Cette même année, Angelo di]acopo Tani, banquier florentin, lui commande un Jugement dernier qui, détourné de sa destination
italienne par un pirate de la Hanse, est mis en place dans la cathédrale de Dantzig (aujourd'hui Gdansk). Dans le même temps, Memling peint les portraits de plusieurs Italiens, par exemple Tommaso Portinari et son épouse Maria Bandini Baroncelli, Benedetto Portinari, etc. De nombreux tableaux flamands circulent en Italie au xV" siècle, notamment en Toscane, ou bien transitent dans les ports, drainés par les échanges commerciaux et bancaires. À Gênes, à Naples ou à Venise, les collections locales accueillent de beaux exemples des meilleurs maîtres flamands. Il est ainsi fort probable que Bellini ait v u des peintures de Memling, tel le Portrait d'homme autrefois dans la colleéhon Manfrin à Venise, aujourd'hui à l'Accademia (inv. 586). Le triptyque de Strasbourg est non seulement intéressant pour ses rapports avec les allégories morales de Bellini, postérieures à celui-ci d'une décennie environ [cat. 30], mais aussi pour sa provenance italienne documentée par le blason de la famille bolonaise Loiani. Cette origine est confirmée par le fait qu'il a été acquis en 1890 chez le grand antiquaire florentin Stefano Bardini, par W ilhelm Bode alors chargé par l'État allemand des acquisitions des musées de Strasbourg, en plus de ses fonétions berlinoises. Mme André a été très liée à Bode et à Bardini et elle a, avec son mari, colleétionné Memling. En 1894, elle a offert un Saint Jean-Baptiste au Musée du Louvre en souvenir d e son époux qui venait de mourir, mais elle a gardé sa précieuse Allégorie de la Chasteté, stylisl:iquement très proche de la Vanité de Strasbourg. - Pierre Curie
PROVENANCE Famille Loiani, Bologne; Galleria Stefano Bardini, Florence; acquis en 1890 par le musée de Strasbourg sous la direction de Wilhelm Bode.
BIBLIOGRAPHIE De Vos 1994, cat 64 ; D.E. De Vos, dans Bruges 1994, cat. 22, p. 102-103; M. Monfort, dans Jacquot et Lavallée 2099, cat. 24, p. 51-55; T.-H. Borchert, dans Rome 2014, cat. 25, p. 158-159.
128 Giovanni Bellini: Influences croisées
129 Entre Nord et Sud
30 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) (et Andrea Previtali [1480-1528] pour le panneau E ?) Cinq allégories (provenant du «Restello de Vincenzo Catena») Vers 1490-1495, huile sur bois, (A) 33,5 x 22 cm; (B) 33,5 x 21 cm; (C) 34 x 22 cm; (D) 32 x 22 cm; (E) 27 x 19 cm Signé sur le panneau C : (( .IOANNES BELLINVS./P. » Venise, Gallerie dell'Accademia, inv. 595
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l revient à Crowe et Cavalcaselle d'avoir proposé que cet ensemble de cinq panneaux, tout à fait unique dans la production de Giovanni Bellini, puisse constituer à l'origine la décoration peinte d'un meuble domestique, dit restello, pourvu d'un miroir et destiné à la toilette des Vénitiennes 2 • En 1525, le peintre Vincenzo Catena dit posséder l'un de ces restelli « avec certaines figures peintes à l'intérieur de la main de M . Giovanni Bellini ». Comme Catena ne mentionne pas le meuble en 1515, on a supposé qu'il se l'était procuré après la mort de Bellini, survenue l'année suivante. Ce dernier aurait ainsi réalisé pour lui-même de telles décorations: c'est donc possiblement le reflet du peintre que l'on voit dans le miroir tenu par la femme nue dans le panneau B. D'un point de vue stylistique, une telle création est datable de la première moitié des années 1490; comme les restelli
130 Giovanni Bellini : Influences croisées
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furent interdits à Venise en 1489, on peut soit penser que l'œuvre date précisément de cette année3, soit que le peintre a pu contourner la législation en vigueur pour son usage propre. Le sens des différents panneaux n'a pas encore été élucidé, pas plus que leur séquençage - nous reprendrons ici celui de Ludwig, auteur de la première étude fondamentale sur ce restello4, reconstitué dans une remarquable gravure [fig. 41]. Le panneau A dépeint une femme sur une barque tenant sur un genou une grande sphère; certains putti l'aident, tandis que d'autres sont tombés à l'eau. On a identifié le panneau avec la Fortune, inconstante par nature. Sur le panneau B, une femme nue avec un miroir semble plutôt représenter la Prudence que la Vanité. Le panneau C montre une figure tourmentée par un serpent et sortant d'un coquillage
gigantesque (apparemment un syrinx aluanus, le plus grand des gastéropodes marins qui ne vit que dans les eaux du Nord de l'Australie, comme me le signale Pierre Curie). Il pourrait s'agir d'une représentation de la Calomnie. Le panneau D montre un Bacchus ivre et balourd, laborieusement tiré par des putti sur son char, tandis qu'un jeune guerrier lui jette un regard méprisant: on y a vu la Persévérance se moquant de la Paresse (ou de l'Acédie). Quant à la figure monstrueuse du panneau E, elle combine les attributs de plusieurs vertus; depuis un avis de Roberto LonghiS, cette allégorie est le plus souvent attribuée à Andrea Previtali et considérée comme étrangère à la cohérence du groupe. On peut se demander pour quelle raison Giovanni Bellini, peu habitué de tels sujets érudits, s'est lancé dans une telle entreprise pour décorer un meuble destiné à son usage privé: faut-il reconnaître dans cet ensemble (peut-être lacunaire) un programme précis ou, au contraire, une
Crowe et Cavalcaselle 1871, 1, p. 167. Sur un tel meuble, voir Fortini Brown 2006. Goffen 1989, p. 228. Ludwig 1906. 5 Avis donné à R. Pallucchini, dans Venise 1949, p. 164. 6 Voir à ce sujet Cieri Via 1981 et Nuttall 2012. 1 2 3 4
variation libre à partir d'éléments iconographiques souvent contradiél:oires? Nombre des sources visuelles que l'on voit dans le panneau proviennent du nord des Alpes 6 : la figure du panneau B dérive ainsi presque à coup sûr de l'un des volets d'un petit polyptyque de Hans Memling aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg [cat. 29]. Le restello bellinien ne devait pas non plus rester sans écho dans l'art allemand: le panneau A semble en effet avoir servi d'inspiration à la célèbre gravure d'Albrecht Dürer intitulée Melencolia I et datée de 1514. Lors de son second séjour à Venise en 1505-1506, Dürer fut accueilli à bras ouverts par le vieux Bellini, chez qui le peintre allemand aurait eu le loisir de méditer sur les mystérieuses allégories figurées sur ce meuble-miroir. - Neville Rowley
PROVENANCE Venise, Giovanni Bellini [?); Venise, Vincenzo Catena (1525) ; Venise, Girolamo Contarini (avant 1838); légué au musée en 1838 (une telle provenance a parfois été mise en doute pour le panneau E). BIBLIOGRAPHIE Ludwig 1906, p. 212-262 ; P. Humfrey, dans Lucca, Humfrey, Villa 2019, n° 121, p. 485-488; Brown 2019, p. 24-33 .
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FIG. 41 Reconstitution du Restello
de Vincenzo Catena (fontispice de Ludwig 1906)
131 Entre Nord et Sud
Le paysage, entre rêve et réalité Giovanni Bellini a toujours eu un goût prononcé pour la représentation du paysage: les arrière-plans de ses Madones ou de ses Crucifixions sont conçus comme autant d'espaces qu'il convient de parcourir en pensée. Le spectateur est en effet invité à se perdre dans les vallées représentées au loin, à la recherche de messages cryptés ou d'extases sensorielles qui permettront d'édifier sa foi. À partir des années 1490, les paysages belliniens se font plus topographiques, sous l'influence d'un artiste plus jeune, Cima da Conegliano: c'est comme si le message religieux porté par les tableaux devenait d'autant plus convaincant en figurant des lieux que l'on pouvait aisément identifier. Avec Vittore Carpaccio, présent dans l'atelier dans ces mêmes années, Cima joue un rôle ambigu de suiveur déclaré du maître, qui fut aussi pour ce dernier une grande source d'inspiration. Car Bellini fait sien ce nouveau credo: en 1497, il refuse de peindre une vue de Paris sous prétexte qu'il ne s'est jamais rendu dans cette ville. Nombre de ces tableaux de l'époque montrent ainsi des édifices reconnaissables et constituent de précieuses indications su r les voyages effectués par un peintre que les témoignages écrits ne mentionnent presque jamais hors de Venise. Au tournant du siècle, le vieux Bellini assiste à l'éclosion, dans son propre atelier, du talent de jeunes artistes qui préfèrent dissoudre leurs paysages dans la brume ambiante: Giorgione et Titien ne vont rien moins que révolutionner l'art de peindre, mettant fin au règne du dessin de contour pour laisser triompher la touche et le ton. Le vieux maître avait trop copié les innovations de ses contemporains depuis des décennies pour ne pas sentir immédiatement la modernité d'une telle manière. Elle allait bientôt devenir la marque de fabrique de la peinture vénitienne'.
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Gentili 2004; Washington et Vienne 2006; Los Angeles 2017.
132 Giovanni Bellini: Influences croisées
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Giovanni Bellini et atelier (Venise vers 1435-1516) Vierge à !'Enfant
Giovanni Battista Cima, dit Cima da Conegliano (Conegliano 1459-1517)
Vers 1485, huile sur bois, 73 x 56,5 cm Collection particulière
M
algré leur apparence similaire, une quinzaine d'années séparent ces deux Madones: la première est issue de l'atelier de Giovanni Bellini, tandis que la seconde est due à celui qui fut l'un des suiveurs les plus importants du peintre dans la production de Vierge à l'Enfant devant un paysage, Cima da Conegliano. La Vierge bellinienne est connue en dix autres versions, dont l'une des plus remarquables se trouve au Nelson-Atkins Museum of Art de Kansas City (inv. 61-66). À la scène intime montrant l'Enfant nu sur les genoux de sa mère, s'oppose un paysage lointain à connotation symbolique. L'arbre mort, sur la droite, préfigure la mort de Jésus sur la croix. Q!rant à la ville fortifiée que l'on voit au loin derrière l'Enfant, elle a été identifiée avec Polcenigo mais est sans doute à mettre en parallèle avec les psaumes de l'Ancien Testament, qui comparent le Seigneur à une forteresse'. Une restauration récente a permis d 'apprécier la qualité de la présente Madone, même si certaines parties du tableau restent endommagées (comme le visage de la Vierge ou son manteau bleu, qui d evait certainement présenter plus de relief). Certaines parties remarquables - comme le ciel se dégageant à l'horizon - indiquent que l'œuvre doit être comprise comme une produéhon de l'atelier bellinien sous le shiét contrôle du maître, qui n'a toutefois pas jugé utile d'apposer sa signature. C'est à cette m ême époque que Giovanni Battista Cima da Conegliano arrive à Venise, où il est documenté pour la première fois en 1486. Sans doute formé dans l'atelier de Bartolomeo Montagna, Cima est fasciné par 1
1 Gamba 1937, p. 114-115. 2 Wilson 1977, p. 213-214. 3 Humfrey 1983, p. 141.
134 Giovanni Bellini: Influences croisées
Vierge à !'Enfant Vers 1500-1502, huile sur bois, 71,5 x 55 cm Inscription: « IOANNES B » Paris, Petit Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, inv. PTUCK5
les Madones belliniennes, et notamment par la précédente composition: Peter Humfrey a noté combien une de ses Madones aujourd'hui au Philadelphia Museum of Art (inv. 176) s'inspirait direétement du prototype bellinien3. Comme Bellini, Cima va bientôt s'attacher à répliquer ses propres créations: il n'existe ainsi pas moins de six autres versions de sa Madone aujourd'hui au Petit Palais. Cette dernière n 'est pas le prototype de la série (qui n'es!: sans doute pas non plus une Vierge à L'Enfant signée et datée de 1496, aujourd'hui au Museo civico de Gemona, inv. 172). Elle n'en est pas moins parfaitement autographe. La subtilité avec laquelle Cima montre les gestes tendres de la Mère et de l'Enfant, qui s'effleurent à peine, n'a d'égale que l'inépuisable richesse du paysage, dans lequel le spectateur est invité à se projeter. À la profonde vallée sur la gauche, fermée par une chaîne de montagnes, s'oppose de l'autre côté un piton rocheux qu'il faut gravir puis traverser pour découvrir, tout en haut, une église qui domine l'ensemble de la vallée. Un tel paysage moralisé reprend direétement les idées belliniennes; dans ses autres œuvres, Cima préfèrera montrer des vues topographiques. On peut légitimement se demander s'il n'a pas cherché ici à faire passer sa Madone pour un tableau de Bellini; de fait, la signature au centre du parapet es!: volontairement ambiguë, le prénom du peintre de Conegliano pouvant aisément passer pour une signature de son glorieux aîné. - Neville Rowley
cat. 31
PROVENANCE Collection particulière. BIBLIOGRAPHIE Golden 2004, p. 100-108 ; P. Humfrey, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 96, p. 457.
cat. 32
PROVENANCE Comte Albani, Bergame; Giovanni Baslini, Milan; Federico Frizzoni, Bellagio ; William Neville Adby, Paris (1885); Christie's, Londres (1911); Edward et Julia Tuck, Paris; légué au Petit Palais en 1921 (sous réserve d'usufruit); entré au musée en 1930. BIBLIOGRAPHIE G.C .F. Villa, d ans Conegliano 2010, cat. 18, p. 131 ; Maisonneuve 2021; Rowley 2021.
135 Le paysage, entre rêve et réalité
33 Giovanni Battista Cima, dit Cima da Conegliano (Conegliano 1459-1517)
Vierge à ['Enfant Vers 1493, tempera sur bois, 44 x 33 cm Paris, Musée Jacquemart-André, inv. MJAP-P 1865
A
u centre du tableau, assis devant une tenture d'honneur, la Vierge et l'Enfant aux visages parfaitement géométriques s'échangent un tendre regard. Avec un geste plein de douceur, l'Enfant semble à peine effleurer le manteau de la Vierge dont les plis orangés contrastent avec le bleu profond du tissu De part et d'autre du groupe central, un arbre gracile se profile devant une vallée où serpente une rivière, tandis qu'à droite une route escarpée conduit à une forteresse. Bernard Berenson est le premier à classer le tableau parmi les réalisations de Giovanni Battista Cima, dit Cima da Conegliano, l'un des peintres majeures de l'école vénitienne, sans pour autant considérer l'œuvre comme pleinement autographe2. Luigi Coletti, en revanche, la donne sans restriction à l'artiste, suivi par Lionello Puppi qui y voit une des créations de sa jeunesse3 • La finesse de l'exécution, l'insistance sur le dessin ainsi que la qualité de la lumière diffuse constituent effectivement un témoignage précieux de la période de formation de cet artiste encore sous l'ascendant de Bartolomeo Montagna et d'Alvise Vivarini. À ces influences s'ajoute celle, indiscutable, de Giovanni Bellini. Le ton affectueux et l'articulation des gestes permettent d'établir un rapport étroit avec les œuvres du maître vénitien, comme la Vierge à ['Enfant du Musée 1
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Fesch d'Ajaccio [cat. 18], celle de la National Gallery de Londres (inv. NG280) ou encore la Vierge à ['Enfant également conservée dans le musée londonien (inv. NG286) et exécutée par Francesco Tacconi d'après un dessin de Giovanni Bellini. Il est possible de dater l'œuvre vers 1493, c'esl:-àdire après la Vierge à ['Enfant du Detroit Infütute of Art (inv. 89.11), dans les mêmes années qu'une autre Madone aujourd'hui à la Galerie des Offices à Florence (inv. 1890, 902). La restauration effectuée en 1979 a montré un repentir dans la position de la tête de la Vierge et de l'oreille de l'Enfant, dévoilant par la même occasion la grande qualité de l'œuvre et confirmant pleinement son statut autographe. - Giancarla Cilmi
PROVENANCE Acquis par l'entremise de Joseph Bertini, directeur de la Pinacoteca di Brera à Milan, le 19 novembre 1887 pour 7000 lires comme un tableau de Cima da Conegliano; collection Jacquemart-André; legs à l'Institut de France, 1912. 1 S. Béguin, dans Nice 1979, p. 23 y voit une allusion
BIBLIOGRAPHIE
au suaire de la Passion du Christ. 2 Berenson 1932, p. 147. 3 Coletti 1959, p. 73 et 74 ; Puppi 1962, p. 17.
Puppi 1962, p. 17; Menegazzi 1981, p. 16, 145, fig. 201; Humfrey 1983, p. 50, 51, 89, 136-37, cat. 115, pl. 25; G.C.F. Villa, dans Paris 2012, p. 57-60.
136 Giovanni Bellini: Influences croisées
34 Giovanni Battista Cima, dit Cima da Conegliano (Conegliano 1459-1517)
Vierge à !'Enfant avec un donateur Vers 1492-1494, huile sur bois, 68,6 x 92,3 cm Signé sur le cartellino «Joanes bap-/ tista Coneglanen/sis. » Berlin, Gemii.ldegalerie, inv. 7
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evant un paysage montagneux, la Vierge est représentée assise, le corps légèrement incliné. Elle semble fixer du regard le spectateur. Sa tête est couverte d'un voile blanc et d'un manteau bleu, et dépasse les collines à l'arrière. Elle se détache librement d'un ciel vespéral magnifiquement rendu, associant la figure aux sphères célestes. Nu et assis sur son genou gauche, l'EnfantJésus bénit de sa main droite un homme agenouillé devant eux. Il tourne son regard vers le personnage portraituré en demi-figure - très vraisemblablement le donateur du tableau, qui répond à ce regard par un geste de prière. Sa toge noire sur une chemise blanche et son étole sombre sur son épaule droite sont à la mode vénitienne de l'époque. L'homme arbore une longue chevelure qui descend jusqu'au cou, tandis qu'une frange lui tombe jusqu'aux sourcils: il s'agit d'une zazzera ou coiffure alla veneziana. Le paysage préalpin est représenté par une gradation de couleurs, et peuplé d'animaux à la signification symbolique: deux cerfs du côté du donateur, un renard (ou un loup) sur la partie droite, derrière la Vierge. De tels motifs rappellent certains modèles préexistants: un renard dans une posture similaire se retrouve dans l'œuvre de Vittore Carpaccio. Entre la Vierge et le donateur, on aperçoit deux personnages
enturbannés, armés de sabres et de lances, l'un à cheval, l'autre marchant devant lui. Le paysage évoque, dans les subtiles nuances de la perspeéhve atmosphérique, le pied des Dolomites, le Montello, les collines asolanes et le mont Grappa, dans la région de Conegliano, ville de naissance de l'artiste. Les châteaux surplombant les collines sont des représentations exaétes de Conegliano en Vénétie'. Cette contextualisation topographique précise contribue à la crédibilité de la rencontre entre le donateur, Marie et l'Enfant. - Brigit Blass-Simmen
PROVENANCE Edward Sally, Berlin; acquis en 1821.
1 Comme l'o nt bien montré Potocnik et Villa 2013, p. 44-45, 109.
138 Giovanni Bellini : Influences croisées
BIBLIOGRAPHIE Eberhardt 1994, p. 137 et 140 ; Francescutti 2010, p. 44-49; Schmidt Arcangeli 2015, p. 255-259.
139 Le paysage, entre rêve et réalité
35 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant Vers 1500, huile sur bois, 50 x 41 cm Signature au centre du parapet: «Joannes bellinus / faciebat» Rome, Museo e Galleria Borghese, inv. 176
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aître dans la mélodie des coloris, le peintre et poète Giovanni Bellini, par ses rimes en bleu, crée dans cette Vierge et L'Enfant la sonorité d'un poème harmonieux et l'impression d'une « ardente spiritualité », selon la formule de Charles Blanc. En 1868, dans un chapitre qu'il consacre à Giovanni Bellini, l'historien de l'art revient sur son système d'analyse qui lui permet de reconnaître l'âme et la tournure d'esprit d'un artiste dans son œuvre. Il écrit: « en peinture comme ailleurs, c'est de l'esprit que tout émane, c'est de l'intention que tout dépend, c'est le caractère de l'artiste qui donne à la beauté son expression'.» Refusant de s'abandonner à l'impression d'ensemble d'un tableau, Giovanni Morelli, un des pères fondateurs de l'attributionnisme - le connoisseurship - propose une méthode alternative à celle de Charles Blanc dans son introduction à la Galleria Borghese en 1897: « c'est seulement, [...] par des études sérieuses et ininterrompues de la forme que l'on peut arriver peu à peu à connaître et comprendre l'esprit qui l'anime » et à «pénétrer dans l'âme » de l'au teur. Morelli préconise ainsi, avant tout, l'étude des « procédés » et du « faire 2 ». Clin d'œil ironique de l'histoire qui force à l'humilité malgré la sagacité des propos de Giovanni Morelli: dans ce même ouvrage de 1897, l'auteur, en dépit de la signature sur le parapet et l'attribution de la Vierge à L'Enfant de la Galleria Borghese à la phase tardive de Giovanni Bellini par Joseph Archer Crowe et Giovanni Battista Cavalcaselle, juge l'œuvre comme « insignifiante » et la classe parmi les nombreuses réinterprétations d 'atelier d'après un prototype du maître 3 • Si l'attribution à Bellini n'est plus contestée à ce jour, la
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s
Blanc 1868, p. 10. Morelli 1897 (éd. 1994), p. 160-163. Morelli 1897 (éd . 1994), p. 313. Mazzotta 2012 (éd. 2020), p. 62, 77, 81 et fig. 113; Mazzotta 2017b (éd. 2020), p. 124, 127. Blanc 1868, p. 7 et 10; Blanc 1889, p. 70.
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datation, longtemps située autour de 1510, est aujourd'hui anticipée vers 1500 4 • La différence manifeste entre l'exécution des Vierges Dudley [fig. 26], de Milan (Pinacoteca di Brera, inv. 298) et de Detroit (Infütute of Arts, inv. 28.115), datées vers 1508-1510, et celle de la Vierge Borghèse, autorise à dater celle-ci avant la pala de l'église San Zaccaria à Venise (1505 [fig. 25]), au même moment que la Sainte Conversation Giovanelli [cat. 26], et les Vierges du Muzeum Narodowe de Poznan (inv. MO. 2; avant 1502) et du High Museum of Art d'Atlanta (inv. 58.33). Sur les préceptes de Giovanni Morelli, une génération d'historiens de l'art éclot, les « œils », lesquels s'ouvrent au début du xxe siècle, reconstruisant les corpus des peintres, en croquant sur le vif des tableaux, passant de l'œil à la main, pour tenter de démasquer celles de chaque artiste et retenir le galbe d'une joue, la virgule d'une paupière ou la friétion des couleurs à l'origine d'un clair-obscur. Nous leur devons une large part de la redécouverte de l'œuvre de Giovanni Bellini et, d'une manière plus générale, de la peinture italienne. Hommage doit être rendu pareillement à Charles Blanc: en arpentant les salles de l'exposition et en parcourant le présent catalogue, nous constatons que « l'esprit Bellini » demeure quand la forme évolu e sans cesse. Ainsi, lorsqu e l'œil doute, c'est à cette « intimité du sentiment», cette « tendresse religieuse qui va au cœur » pour « toucher l'âme du speél:ateur », que celui-ci s'en remet5 ; quand l'œil des connaisseurs réveille la main de l'artiste et crée progressivement son corpus, la plume, seule, ressuscite son esprit.
- Nicolas Joyeux
PROVENANCE Collection Borghèse de Rome depuis au moins 1833; acquis par l'État italien en 1902. BIBLIOGRAPHIE G.C.F. Villa, dans Lucca, Humfrey et Villa 2019, cat. 155, p. 529-530; Brown 2019, p. 316 et fig. 17, note 76, p. 326; Mazzotta 2012 (éd. 2020), p. 62, 77, 81 et fig. 113; Mazzotta 2017b (éd. 2020), p. 124, 127.
142 Giovanni Bellini: Influences croisées
36 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516)
Vierge à !'Enfant entourée de saint Jean-Baptiste et d'une sainte (Sainte Conversation Giovanelli) Vers 1500, tempera et huile sur bois, 54 x 76 cm Signature au centre du parapet: « IOANNES BELLINVS. » Venise, Gallerie dell'Accademia, inv. cat. 881
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ée à la croisée des siècles, aux alentours de 1500, la Sainte Conversation Giovanelli, du nom de la famille vénitienne la possédant anciennement, constitue une œuvre charnière dans le corpus de Giovanni Bellini. Rendue à ce dernier en 1927 par Roberto Longhi après environ un quart de siècle de tâtonnements par la critique, elle est essentielle pour comprendre le dialogue fécond du peintre avec les travaux de Giorgione, lisible dans le principe d'association figures-paysage baignés d'une lumière aurifère. Contemporaine des Vierges à l'Enfant de la Galleria Borghese [cat. 35] et de la collection Alana à Newark2, cette œuvre inspirera de nombreux épigones de Giovanni Bellini, tels que Lorenzo Lotto, pour sa science des coloris3, ou encore Andrea Previtali 4 • Comme dans le Baptême du Christ de Vicence (1500-1502 [fig. 23]) ou le Saint Dominique (collection particulière5), le paysage possède ici sa narration propre6, désormais en lien direct avec les figures du tableau. Certains détails y sont essentiels à la bonne compréhension de l'œuvre. Au-delà de la nette séparation de deux mondes en pleine mutation - ville et campagne - , les métiers ancestraux du pêcheur et du berger ne sont pas sans évoquer le Christ au premier plan. Il est entouré par trois figures saintes et son œil fixe le speél:ateur avec une rare insistance, l'invitant à entrer dans le tableau. Le sommet de la croix de saint Jean-Baptiste, premier prophète de ·la peinture moderne avec cette 1
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Longhi 1927 (éd. 1967), p. 182 . Minardi 2010. Longhi 1946 (éd. 1978), p. 11. Mazzotta 2017b (éd. 2020), p. 125. voir Mazzotta 2017b (éd. 2020), p. 127. Gentili 1991. Gentili 1998. Ficin (éd. 2009), p. 38.
,
anatomie détaillée de son bras, déchire la robe du ciel et annonce la Passion du Christ. La sainte, à la gauche de la Vierge, identifiée comme sainte Barbe par la tour dans le paysage où elle fut emprisonnée 7, pourrait tout aussi bien être une Marie-Madeleine, vêtue d'un riche drapé rouge et jaune, ses longs cheveux ramenés sous un voile blanc. Giovanni Bellini semble traduire en image l'ode à la lumière du platonicien Marsile Ficin8 . Lumière et ombre - bien et mal - s'affrontent dans le creux d'un drapé et découpent chaque sommet des Dolomites dans un ciel d'automne lavé par les premiers vents polaires, repoussant les dernières charges de l'été. Sur ce champ de bataille, les larmes d'huile du peintre-poète glacent la poussière des pigments et figent dans les visages les territoires du clair-obscur pour les siècles à venir. Au pinceau de Titien de signer, vingt ans après, la viél:oire d'un monde piél:ural nouveau dans les chairs de L'Homme au gant (Musée du Louvre, Paris, inv. 757). Dans cette peinture silencieuse, où la lumière serait la preuve de l'existence de Dieu, l'artiste démiurge, sculptant les chairs avec ses propres mains, inscrivant le passage de ses doigts dans le visage de la Vierge, emprunte son rôle au pinceau pour laisser l'empreinte de sa création. - Nicolas Joyeux
PROVENANCE Venise, collection Giovanelli (dès 1706); don du prince Alberto Giovanelli au musée en 1925. BIBLIOGRAPHIE G.C.F. Villa, dans Lucco, Humfrey et Villa, 2019, n° 146, p. 513-515; Minardi 2010, fig. 7, p. 272 -274 ; Mazzotta 2012 (éd. 2020), p. 67, 77; Mazzotta 2017b (éd. 2020), p. 123-127.
143 Le paysage, entre rêve et réalité
37 Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione (Castelfranco Veneto vers 1478 - Venise 1510) Vierge à !'Enfant, dite Madone Cook Vers 1500, huile sur bois, 68 x 48,1 cm Collection particulière, en prêt de longue durée à la Gemaldegalerie de Berlin
N
on repéré jusqu'en 1910 environ, ce tableau fut acheté - sans doute à un collectionneur de Stockholm - par sir Herbert Cook pour faire partie de sa propre collection, à Richmond, dans le Surrey. À l'époque, l'œuvre était attribuée, avec l'approbation de Bernard Berenson, au «Pseudo-Boccaccino », mais cette paternité fut remise en cause en 1932 par le rédacteur du catalogue des peintures italiennes de la collection Cook, Tancred Borenius, au profit de Girolamo Romanino, un peintre originaire de Brescia. Dans ses listes posthumes (1968), Berenson se rangea à ce point de v ue. La Vierge à L'Enfant demeura dans la colleél:ion Cook jusqu'en 1947 environ, avant d'être signalée comme faisant partie d 'une collection privée bergamasque. Giovanni Tesl:ori l'attribua à Giorgione (1963) et cette prestigieuse référence fut accréditée par Carlo Volpe (1964), Rodolfo Pallucchini (1965) et Terisio Pignatti (1969).
Cependant, chaque fois que les hisl:oriens de l'art ont prononcé un jugement sur ce tableau, ils devaient se heurter à l'obstacle qui s'interposait entre tout avis raisonnable, à savoir que l'œuvre avait été repeinte sur la quasi-totalité de sa surface. La dernière intervention de resl:auration, assez récente, a montré en effet que le paysage à l'arrière-plan avait été dissimulé aux trois quarts par un rideau rouge, tandis que l'on avait simplifié les traits du visage de la Vierge et atténué son expression d 'une manière pour le moins d érangeante. Aujourd'hui, les relations stylistiques et structurelles avec la manière de Giorgione au tournant du siècle (comme en témoigne le très célèbre Retable de
Castelfranco) sont parfaitement lisibles. Dans certains détails (comme le rendu crénelé des étoffes), les correspondances avec les sl:yles de Romanino et de Giovanni Agostino da Lodi ne sont pas moins manifestes (l'identification de ce dernier peintre a permis d'attribuer un ensemble d 'œuvres regroupées auparavant sous le nom faél:ice de «Pseudo-Boccaccino »). La critique des années 1930 avait évoqué ces deux artisl:es comme s'il s'agissait de sorciers dotés de vertus magiques. La Madone Cook s'avère donc exemplaire en qualité d e document figuratif polyvalent des croisements entre les artisl:es lombards en aél:ivité en Vénétie, et les artisl:es vénètes en aél:ivité en Lombardie, sans reléguer pour autant, à l'arrière-plan de ces interseél:ions fécondes, le rôle que jouèrent Albrecht Dürer et Léonard de Vinci'. Le tableau de Giorgione, réhabilité par une meilleure lisibilité malgré les dommages perceptibles qu'a subis la surface piél:urale, constitue à lui seul, sur le plan linguistique aussi bien que qualitatif, un chapitre passionnant de la peinture à l'aube du xvr• siècle entre la plaine du Pô et la lagune vénitienne. Conformément à l'opinion exprimée à plusieurs reprises par Sandra Ballarin, l'aboutissement de cette recherche philologique concernant Giorgione a dissipé toute incertitude, en dépit de sa complexité. - Roberto Contini
PROVENANCE Collection particulière, Stockholm [?]; sir Herbert Cook, Richmond; collection particulière, Bergame; collection particulière. 1 Ballarin 2016, avec un renvoi à la figure de l'EnfantJésus dans la Madone Litta de Léonard, ainsi qu'aux paysages de Jérôme Bosch.
BIBLIOGRAPHIE Testori 1963; Pignatti 1969a, p. 46, 48, 94-95, cat. 2, pl. II, fig. 4-5; Ballarin 2016, III, p. XXXVI-XXXVIII, pl. 173-176, 178, 180-181, 183 et 185-186.
145 Le paysage, entre rêve et réalité
38 Atelier de Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516) Vierge en trône tenant l'Enfant]ésus Vers 1505, grisaille à l'huile sur papier contrecollée sur toile, contours des deux figures piqués, 24,8 x 16,2 cm Chambéry, Musée des Beaux-Arts, inv. M 847
L
a figure de la Vierge à l'Enfant peinte sur le tableautin conservé à Chambéry reprend le motif central d'une importante pala signée et datée de 1505 que Giovanni Bellini avait exécutée pour l'église San Zaccaria à Venise [fig. 25]. Le lien avec le tableau d'autel vénitien se limite toutefois à ce motif iconographique. Le type de support utilisé, leurs dimensions respectives et le choix de la gamme colorée diffèrent en effet d'une œuvre à l'autre. Celle conservée à Chambéry a ainsi été exécutée sur papier, tandis que la pala se trouvant toujours à San Zaccaria avait été peinte sur bois - elle a été transposée sur toile au début du xrxe siècle. L'huile sur papier savoyarde est une grisaille dominée par des valeurs de gris et de blanc ; le tableau de Bellini se caractérise par une grande variété de couleurs. Enfin, la grisaille est une œuvre de petit format ne dépassant pas vingt-cinq centimètres de haut alors que la peinture de San Zaccaria mesure près de quatre mètres. Comment interpréter ces différences? Sont-elles l'expression d'une dépendance génétique, ce qui signifierait que le «dessin » conservé à Chambéry est préparatoire à la pala de Bellini, ou a contrario sont-elles le signe d'une indépendance esthétique, ce qui voudrait dire que ce « dessin » doit être perçu comme étant un «objet » autonome au même titre que le grand tableau d'autel? En fait, il ne s'agit ni d'un dessin préparatoire, ni d'une œuvre slriéto sensu indépendante, comme une leéture attentive de sa matérialité amène à le penser. Les contours des deux figures sont en effet piqués. Leurs linéaments internes et externes sont percés régulièrement de petits trous réalisés à l'aide d'une pointe métallique ou d'une pointe en os. Ces caraétérifüques appartiennent à un procédé semi-mécanique de reproduétion utilisé par les artistes et les artisans dans les ateliers de peinture, de gravure, de miniature ou encore de broderie depuis le début du Trecento en Italie. Ce procédé permet de reporter sur un autre support un motif existant correspondant à une feuille de papier intermédiaire, percée elle aussi lors de l'opération de
146 Giovanni Bellini: Influences croisées
piquage . Les perforations obtenues sur ce support secondaire (le poncif) sont tamponnées avec une ponce, c'est-à-dire avec un petit sachet rempli de poudre de charbon colorante. Cette poudre passe à travers les orifices et se dépose sur un autre support préparé, une toile ou un panneau de bois s'il s'agit d'une peinture. Les contours du motif à reproduire apparaissent alors en pointillés qu'il suffit de joindre par une ligne continue à la pierre noire ou au fusain, tandis que la réduction des valeurs chromatiques sert à guider le praticien dans le rendu du volume, de la profondeur et de l'unité tonale. La grisaille de Chambéry est en fin de compte une matrice, autrement dit un carton, pour réaliser des poncifs ({polveri en italien). Giovanni Bellini était par excellence à Venise le peintre de s Madones. Son atelier s'était spécialisé dans la produétion quasi sérielle de ce motif iconographique. Il ne serait donc pas étonnant que le carton de Chambéry - un unicum à cette heure alors qu'il dut en exister un grand nombre - en provienne, et sûrement a-t-il été utilis é, même si malheureusement aucune œuvre de ce type allant dans ce sens n'a été conservée, pour réaliser de petits tableaux de dévotion à usage domestique, des Madonne da camera, placés dans des intérieurs privés, un oratoire ou une chambre à coucher qui, dans la culture vénitienne, était un espace de réception, comme le montre un détail de L'Arrivée des ambassadeurs de Vittore Carpaccio datant de 1495 (Gallerie dell'Accademia, Venise [fig. 38]). Au-dessus du lit est accrochée une petite image peinte de la Vierge à !'Enfant à mi-corps. - Éric Pagliano
PROVENANCE Legs Léonce Mesnard, 1893. BIBLIOGRAPHIE Paglia no 2011; Hochmann 2015, p. 37-39, fig. 23 et 24; Bensi 2019, p. 140
39 Giovanni Bellini et atelier (Venise vers 1435-1516) Vierge à L'Enfant en trône Vers 1510-1515, tempera sur bois, 130 x 102 cm Paris, Musée Jacquemart-André, inv. MJAP-P 1839
C
ette Vierge à L'Enfant est sans doute l'une des œuvres les plus énigmatiques du Musée Jacquemart-André. Une restauration effectuée en 1993 a démontré qu'il s'agissait d'un fragment d'une composition plus importante qui comportait peut-être des personnages agenouillés aux pieds du trône, recevant la bénédiction de l'Enfant Jésus (ce qui expliquerait le regard plongeant de ce dernier, ainsi que celui de sa mère). La composition acquiert une impressionnante autorité grâce à la mise en scène théâtrale qu'offre la position des deux figures. Dans la première édition du catalogue du musée parisien1, ce tableau est simplement donné à l'école vénitienne. Son état fragmentaire comme sa conservation médiocre expliquent sans doute la perplexité de certains historiens, qui donnent plutôt l'œuvre à l'un des élèves de Giovanni Bellini ou préfèrent éviter de la citer. Plus récemment, ces réserves ont été partagées par Anchise Tempestini et Mauro Lucco 2 • Les noms de certains des élèves du grand maître vénitien - tels Marco Bello, Rocco Marconi, Pietro degli Ingannati - ont été suggérés, soit en tant que collaborateurs, soit en tant qu'auteurs principaux de l'œuvre. Giles Robertson a suggéré qu'il pourrait s'agir de la Vierge à L'Enfant commandée à Giovanni Bellini par le gouvernement vénitien pour être offerte à Marguerite de Valois, sœur du roi de France3 . L'hypothèse n'est guère convaincante, cette dernière œuvre étant sans doute un petit tableau de dévotion et non un retable d'église. Malgré les incertitudes sur son origine, on peut affirmer qu'il s'agit bien de l'une des dernières produél:ions du
1 Bertaux 1913.
L'œuvre esl: notamment exclue du récent catalogue raisonné de l'artisl:e, coordonné par ce dernier: Lucco, Humfrey et Villa 2019. 3 Robertson 1968, p. 15. 2
148 Giovanni Bellini : Influences croisées
maître, comme le démontre la composition, proche du retable de l'église vénitienne de San Zaccaria [fig. 25], ou encore la manière de traiter les protagonistes, le paysage et les effets de lumière (à l'image de la Vierge à L'Enfant de la Pinacoteca di Brera, à Milan, inv. 298). Par ailleurs, on constate que la même formule stylistique se répète dans la Vierge à L'Enfant entourée de saint Pierre, saint Marc et de procurateurs vénitiens du Walters Art Museum de Baltimore (inv. 37-446), datée de 1510, et dans le panneau central du Triptyque PriuLi des Kunstsammlungen der Stadt de Düsseldorf (inv. 1110), peint vers 1511-1513. Une proximité chronologique avec cette dernière création semble donc la plus vraisemblable. - Giancarla Cilmi
PROVENANC E Collection Jacquemart-André ; legs à l'Institut de France, 1912. BIBLIOGRAPHIE Pignatti 1969b, cat. 203, p. 109; M. Laclotte, dans Paris 1993, cat. 2, p. 270; M.Laclotte, N.Volle, J-P. Babelon, dans Paris 2000, cat. 8, p. 154; Tempestini 2001; Brown 2019, p. 293-294.
Le crépuscule des dieux L'art des Flandres a introduit à Venise un rapport différent aux images saintes: celles-ci doivent être à présent plus proches du speél:ateur; ainsi, elles seront plus touchantes. Bellini s'adapte à cette « dévotion moderne», qui établit un rapport d'empathie entre le speél:ateur et les personnages représentés. La figure du Christ devient un sujet privilégié de ce type d'œuvres: représenté de près et à taille réelle, il est vu tantôt bénissant, tantôt outragé. Les affinités sont grandes avec les œuvres contemporaines d'Andrea Mantegna, le beau-frère parti pour Mantoue il y a bien longtemps. Bellini a eu beau s'éloigner grandement du style de Mantegna, toujours fasciné par !'Antique, il ne l'aura jamais complètement oublié acceptant après la mort de ce dernier, en 1506, d'achever sa dernière commande pour un palais vénitien, une grisaille au sujet tiré de !'Antiquité. En 1514, il achève, lui le peintre de Madones, une gigantesque bacchanale pour le duc de Ferrare Alphonse d'Este: le Festin des dieux. L'un des derniers tableaux de Bellini représente également une scène d'ivresse [cat. 45]: Noé, le Patriarche qui a sauvé l'humanité du Déluge, n'y est pas représenté triomphant sur son Arche mais dénudé, endormi et raillé par l'un de ses fils. Même l'homme le plus pur est voué au péché, nous dit la Bible; le choix d'un tel thème peut être vu comme une sorte d'ultime confession du peintre, dans une manière que l'on pourrait presque qualifier d'impressionniste. Après avoir si longtemps copié les autres, Bellini allait rester une référence incontournable pour tant d'artistes vénitiens, à commencer par son élève et héritier spirituel, Vittore Belliniano. Le visage du Christ de Vittore [cat. 46] est si proche de celui du Noé - ce qui n'est pas le cas du reste du corps - que l'on peut même se demander légitimement si cette partie du tableau n'a pas été commencée par le vieux Bellini, avant que la mort ne le surprenne'.
1
Rowley 2018a; Brown
150 Giovanni Bellini: Influences croisées
2019.
40 Andrea Mantegna (Isola di Carturo 1431 -Mantoue 1506) Jésus-Christ 1493, détrempe à la colle sur toile de lin, 55 x 43 cm Inscriptions: de haut en bas, sur le bord gauche : « MOMORDITE vos MET IPSOS ANTE EFFIGIEM VULTUS MEI; sur le bord inférieur: IA.P.C.S.D.MCCCCLXXXX[III]. D VJA »; sur le livre: EGO SUM: NOLITE TIMERE. Correggio, Museo Civico « Il Correggio », inv. ID 01 (n°188)
L
e spectateur de ce tableau est mis en contact direct avec Jésus-Christ, vu à mi-corps à travers une embrasure de fenêtre peinte en trompe-l'œil. Jésus ne se doute manifestement pas qu'on l'observe: il est plongé dans ses pensées, et son regard est d'une tristesse inconsolable. Il ne montre pas les signes de sa Passion - que ce soit la couronne d'épines ou les plaies aux mains laissés par les clous de la Croix - mais c'est bien vers son supplice à venir que sont tournées toutes ses pensées. De manière significative, les paroles inscrites sur le livre rouge qu'il tient dans les mains («Ego sum: no lite timere »; « c'est moi, n'ayez pas peur») font allusion à deux épisodes des évangiles situés de part et d'autre de sa mort: le premier quand Jésus marche sur l'eau (Matthieu 14:27; Marc 6:50; Jean 6:20), le second au moment de la Pentecôte (Luc 24:36). Le tableau doit être compris comme un support de méditation: nous sommes les disciples auxquels s'adresse sans les regarder ce Christ à la fois humain et divin (en témoignent les rayons dorés qui lui tiennent lieu d'auréole). La typologie d'une telle œuvre trouve ses précédents dans l'art flamand, et notamment chez Hans Memling. Mais alors que les Christ de Memling dévisagent le plus souvent le spectateur, Mantegna préfère insister sur la solitude du Messie. Il utilise ici non pas la peinture à l'huile, médium privilégié des Flamands, mais sa technique si particulière de la détrempe à la colle sur toile. L'éclat original de l'œuvre a malheureusement été endommagé lors de restaurations
anciennes, durant lesquelles la toile a été imprudemment vernie. Le tableau fut attribué à Mantegna pour la première fois en 1916, sans que cet avis ne fasse d'abord l'unanimité'. Ce n'est qu'après une nouvelle intervention de restauration, entreprise en 1959, que l'œuvre fut mieux appréciée et son attribution largement acceptée. Sa date de 1493 en fait un élément capital pour la chronologie des dernières œuvres de Mantegna: nous ne sommes assurément pas loin du dramatique Ecce Homo [cat. 41], dans lequel le Christ sera cette fois explicitement montré en train de vivre sa Passion. Dans les mêmes années, Giovanni Bellini allait lui aussi s'intéresser à cette typologie du Christ vu dans un cadrage serré [voir notamment cat. 42]. À la fin du XV" siècle, les deux beaux-frères se voyaient certainement moins fréquemment que dans les années 1450, au moment où Mantegna vivait à Padoue; il n'est cependant pas impossible que cet intérêt commun ne résulte que d'une simple coïncidence. Les inscriptions sur le cadre, appelant à la repentance, ont été bien étudiées par Giovanni Agofü 2 • - Neville Rowley
PROVENANCE Famille Contarelli, Correggio (1635-1851) [?]; Congregazione di Carità (puis Opere Pie Riunite) - Istituto Contarelli, Correggio (1863-1914); Carlo Alberto Foresti, Carpi (1914); Matteo Campori, Modène (1914-1917); Opere Pie Riunite - Istituto Contarelli, Correggio (1917-1997); acquis par la municipalité en 1997.
BIBLIOGRAPHIE 1 Frizzoni 1916. 2 Dans Paris 2008, p. 302.
152 Giovanni Bellini: Influences croisées
K. Christiansen, dans Londres et New York 1992, cat. 54, p. 231-232 ; M. Lucco, dans Mantoue 2006, p. 84-85, cat. 9; G. Agosti, dans Paris 2008, cat. 123, p. 300-302.
CR~C-IFl GE "EVM TOI!-E EVM
41 Andrea Mantegna (Isola di Carturo [Padoue], 1431 - Mantoue, 1506) Ecce Homo Vers 1500, détrempe à la colle sur toile de lin tendue sur panneau de bois, 54 x 42 cm Paris, Musée Jacquemart-André, inv. MJAP-P 1840
A
cheté par le couple André chez Gambassini à Milan, grâce à l'entremise de l'antiquaire florentin Vincenzo Ciampolini, cet Ecce Homo est l'un des chefs-d'œuvre du Musée Jacquemart-André. Le Christ, avec une corde nouée autour du cou, impressionne par la tristesse impuissante de son visage. De part et d'autre, quatre personnages patibulaires entourent le supplicié. Erwin Panofsky est le premier à avoir tenté de déchiffrer les inscriptions qui figurent sur le couvre-chef du personnage de gauche qu'il identifie comme de l'hébreu il s'agit en réalité d'une imitation graphique, dont les caractères sont complétement inventés. Au second plan, un autre personnage porte un couvre-chef dont les inscriptions sont également imaginaires. Sur les bords supérieurs du tableau, deux cartouches en trompel'œil, retenus par des traces de cire rouge elles aussi en trompe-l'œil, reproduisent les phrases criées par la foule à l'apparition du Christ, dont les textes sont extraits des évangiles de Jean (19, 6, 15) et de Luc (13, 18, 21). En 1901, Maud Crutwell donna l'œuvre à Mantegna, mais la critique fut d'abord partagée quant à cette attribution 2. Il faudra attendre la monographie de Ronald Lightbown (1986) et la grande exposition Mantegna de Londres et de New York en 1992 pour que la paternité mantégnesque ne fasse plus de doute, de même que l'importance de 1
1 Panofsky 1956, p. 114-116. 2 Cruttwell 1901, p. 122 . 3 Lightbown 1986, cat. 48, p. 447-448; K. Chrifüansen, dans Londres et New York 1992, cat. 61, p. 245. 4 Agofü 2005, p. 60.
;
l'œuvre, qui s'inscrit dans le corpus austère de la dernière période de l'artiste 3 • Dans le catalogue de l'exposition new yorkaise, Keith Chrishansen date le tableau vers 1500, permettant ainsi d'expliquer les physionomies presque caricaturales des personnages représentés aux côtés du Christ. Il s'agit ici d'un renvoi clair aux études de Léonard de Vinci, que Mantegna eut l'occasion d'étudier pendant le séjour du maître florentin à Mantoue en 1499. Comme l'indique Giovanni Agofü, il s'agit sans doute du «dernier témoignage de la fidélité du vieux peintre aux idéaux de sévérité et de discrétion sur lesquels il avait construit toute son aél:ivité 4 » . - Giancarla Cilmi
PROVENANCE Milan, collection A. Gambassini, jusqu'en 1891; vendu par courtage de Vincenzo Ciampolini à Édouard et Nélie André (1893); legs à l'Institut de France, 1912. BIBLIOGRAPHIE K. Christiansen, dans Londres et New York 1992, cat. 61, p. 245; S. Momesso dans Paris 2008, cat. 183, p. 414; Christiansen 2009, p. 41; Lucca 2013, p. 288-289, 291,294; Campbell 2020, p. 276-277.
155 Le crépuscule des dieux
42 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516)
Christ bénissant Vers 1505-1510, huile sur bois transférée sur toile puis replacée sur un panneau de bois, 48,5 x 36,5 cm Hambourg, Galerie Hans
C
e tableau a été rendu public pour la première fois par Anchise Tempestini en 2000, mais les spécialistes le connaissaient depuis longtemps. C'est à une expertise de Rodolfo Pallucchini que nous devons l'attribution à Giovanni Bellini, attribution qui n'a jamais été réfutée pour l'essentiel, si l'on fait abstraction d'une annotation de Bernard Berenson au verso d'une photographie conservée à la Villa I Tatti (inv. 108551) qui laisse planer un doute: « With Giov. Bellini, Marconi ?? ». La provenance du tableau - le complexe augustinien de Santo Stefano, à Venise-, de même que l'identification de ses passages dans diverses colleétions au cours du xxesiècle, a été proposée par l'auteur de cette notice après la découverte d'une note manuscrite de Giulio Cantalamessa et de diverses photographies conservées dans les principales photothèques d'histoire de l'art'. L'œuvre est entrée dans la collection Nardi de Mira vers 1850, après avoir été vendue par le curé de Santo Stefano, don Luigi Piccini. Ce tableau correspond, nous semble-t-il, au Christ bénissant mentionné dans les anciennes sources du complexe augustinien, un présent de Giovanni Bellini en personne aux pères de Santo Stefano, comme l'écrit Carlo Ridolfi en 1648, à moins qu'il ne faille l'identifier à celui que mentionne Giovanni Zancaruol dans son testament, un « Christ fait pour ser Zuan Beli[n] » légué à Santo Stefano le 16 février 1515 (more veneto, soit 1516), mais qui n'y parvint qu'après 1554.
1 Menato 2012 (2014).
156 Giovanni Bellini: Influences croisées
L'ico nographie du tableau est celle du Christ accomplissant le geste de la bénédiétion, un thème très répandu à Venise, comme en témoigne notamment l'exemple d'Antonello de Messine, conservé aujourd'hui à la National Gallery de Londres (inv. NG673), dont Bellini lui-même réalisa plusieurs copies et variantes. L'histoire nous livre un tableau dont l'état de conservation est complexe. À plusieurs endroits, le dessin sous-jacent transparaît, mais l'appauvrissement de la matière piél:urale et les restaurations ne nous empêchent pas d'apprécier encore la douceur en clair-obscur du visage, le raffinement de la passementerie décorée et la délicatesse des longs cheveux bouclés. Il s'agit d'un tableau de dévotion aux dimensions relativement modestes où l'on reconnaît la logique du close-up, à savoir une mise au point direél:e sur le visage du Christ qu'accentuent l'arrière-plan ténébreux et les rayons dorés. Selon nous, la poésie du tableau tient surtout au contraste entre la concentration du geste de la main et l'air absorbé du visage du Christ, lequel baisse à peine la tête et tourne son regard vers la gauche, comme si Giovanni Bellini voulait fortifier et responsabiliser le fidèle qui regarde l'œuvre avec dévotion. - Sara Menato
PROVENANCE Venise, Giovanni Zancaruol [?]; Venise, complexe augustinien de Santo Stefano (seconde moitié du xvr' siècle) [?]; Mira, collection Nardi (à partir de 1850 environ, acheté au curé de Santo Stefano, don Luigi Piccini); Milan, Cenolini (vendu le 14 avril 1898); France, collection particulière; New York, Ehrich Galleries (avant 1943) ; Paris, galerie Charpentier (vendu en 19521953); Bâle, collection Hans F. Fankhauser (à partir de 1959); Suisse, collection particulière Gusqu'à 1999); Hambourg, galerie Hans (depuis 1999). BIBLIOGRAPHIE Tempestini 2000, cat. 104, p. 171, 182; Saracino 2007, p. 128; C. Wilson dans Hambourg 2008, cat. 9, p. 32-37; Menato 2012 (2014); G.C .F. Villa, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 145, p. 512-513; D. Gasparotto dans Los Angeles 2017, p. 106.
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44
Giovanni Bellini (Venise, vers 1435-1516) Dieu le Père
Sculpteur vénitien Dieu le Père
Vers 1505-1510, huile sur bois, 102 x 132 cm Pesaro, Musei Civici, inv. gen. Polidori 3999
Vers 1500, marbre, 52 x 67 x 12 cm Berlin, Bode-Museum (Skulpturensammlung), inv.
C
es deux représentations de Dieu le Père avaient probablement à l'origine des fonctions similaires. Le panneau de Giovanni Bellini devait constituer la partie supérieure centrale d'une composition représentant sans doute le Baptême du Christ, sur l'exemple du retable de même sujet toujours conservé dans l'église Santa Corona de Vicence [voir fig. 23] Alessandro Conti a supposé que l'œuvre avait pu être faite pour couronner le Retable de saint Vincent Ferrier de l'église vénitienne des Santi Giovanni et Paolo, peint plusieurs décennies auparavant et effectivement décrit au xvme siècle comme couronné d'une lunette avec une telle iconographie 2 • En tout état de cause, la supposition de voir dans ce tableau un modèle d'atelier n'est guère convaincante, le panneau ayant bien été coupé sur ses quatre côtés3 • Quant au relief, travaillé dans un marbre aux remarquables veines vertes, il fut sans doute créé pour couronner quelque retable sculpté (comme me l'indique Francesco Caglioti, ce marbre pourrait être un réemploi d'une pièce antique). Le découpage trilobé de l'arrière-plan du relief, qui suit la Structure d'une fenêtre gothique typique de l'architecture vénitienne, est sans doute le fruit d'un usage postérieur, ou d'une adaptation aux goûts du marché de l'art. Le relief proviendrait de l'église vénitienne de San Giuseppe di Castello, qui fut bâtie dans le second quart du xvre siècle; notre œuvre a donc été récupérée de quelque autre endroit car elle date stylifüquement des environs de 1500. Son auteur y fait preuve d'un remarquable esprit de synthèse et d'un classicisme hérités du plus grand sculpteur vénitien de l'époque, Tullio Lombardo. Comme nous le signale Matteo Ceriana, les affinités sont grandes avec l'un des 1
•
La partie inférieure ne peut être identifiée avec le Baptême de l'église vénitienne des Chevaliers de Malte, car la direétion de la lumière n'est pas cohérente. 2 Conti 1993, p. 103 note 15. Cette supposition esl: suivie par Agosl:i 2009, p. 131-132, qui esti me que le présent panneau pourrait revenir à un suiveur du maître, après sa disparition. 3 Voir Gibbons 1965. 1
158 Giovanni Bellini : Influen ces croisées
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élèves de Tullio, Giambattista Bregno. Il est toutefois difficile de donner une attribution plus précise à cette œuvre remarquable, qui a été très peu discutée des spécialistes. Dans la présente exposition, la juxtaposition de ces deux œuvres n'a pas tant pour but de suggérer que l'un des deux artistes a pris l'autre pour modèle, mais de démontrer combien les typologies canoniques prévalaient alors pour la représentation des figures sacrées, en peinture comme en sculpture. Au début du xvre siècle, Giovanni Bellini est déjà depuis longtemps peintre officiel de la République de Venise; il maîtrise à merveille ses effets picturaux: le panneau de Pesaro laisse entrevoir un remarquable coucher de soleil, dans lequel les nuages commencent à sombrer dans la nuit. Malgré cette capacité illusionniste, inspirée des artistes plus jeunes, Bellini ne se prive pas de faire appel à des représentations plus traditionnelles, comme ce Dieu le Père à mi-corps hérité à la fois de la peinture byzantine et de la sculpture gothique. Contrairement à Cima da Conegliano dans son Baptême pour San Giovanni in Bragora [fig. 24], le vieux peintre n'était pas prêt à renoncer à une telle figure, comme si l'archaïsme refusait, dans son art, de céder complètement la place à la modernité. - Neville Rowley cat. 43
PROVENANCE Piriteo Malvezzi, Bologne; famille Hercolani, Bologne; Olympe Péllissier-Rossini; légué en 1883. BIBLIOGRAPHIE G.C.F. Villa, dans Lucco, Humfrey et Villa 2019, cat. 162, p. 538-539.
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PROVENANCE Venise, église San Giuseppe di Castello [?]; Venise, collection Pajaro ; acquis en 1841. BIBLIOGRAPHIE Schottmüller 1933, p. 114.
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160 Giovanni Bellini: Influences croisées
45 Giovanni Bellini (Venise vers 1435-1516)
Dérision de Noé Vers 1515, huile sur toile, 103 x 57 cm Besançon, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, inv. 896.1.13
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nique peinture de Giovanni Bellini décrivant une scène de l'Ancien Testament connue à ce jour, la Dérision de Noé raconte l'épisode qui fait suite au Déluge, durant lequel le patriarche, enivré par le vin produit par ses vignes, est découvert nu et endormi par Cham, l'un de ses trois fils. Au centre de la composition, Cham invite ses deux frères, Sem et Japhet, à contempler la nudité du vieil homme; outrés, ils détournent le regard et tentent de couvrir le corps de leur père. L'attribution à Giovanni Bellini, déjà formulée au xrx