Figures et fonctions du destinataire dans les Mémoires et les romans-Mémoires de l'époque classique: Récit et vérité à l'époque classique (IV): Volume 70 (La République des Lettres) [1 ed.] 9042944439, 9789042944435

À qui s’adressent les mémorialistes et les narrateurs des romans-Mémoires de l’époque classique ? à une personne ? à leu

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INTRODUCTION 1 LE PROGRAMME « RÉCIT ET VÉRITÉ À L’ÉPOQUE CLASSIQUE »
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Figures et fonctions du destinataire dans les Mémoires et les romans-Mémoires de l'époque classique: Récit et vérité à l'époque classique (IV): Volume 70 (La République des Lettres) [1 ed.]
 9042944439, 9789042944435

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LA RÉPUBLIQUE

DES

LETTRES 70

FIGURES

ET FONCTIONS DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES ET LES ROMANS-MÉMOIRES DE L’ÉPOQUE CLASSIQUE RÉCIT ET VÉRITÉ À L’ÉPOQUE CLASSIQUE (IV)

Textes réunis et présentés par Annabelle BOLOT, Coralie BOURNONVILLE, Marc HERSANT et Catherine RAMOND

PEETERS

FIGURES ET FONCTIONS DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES ET LES ROMANS-MÉMOIRES DE L’ÉPOQUE CLASSIQUE

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER

COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 70

FIGURES ET FONCTIONS DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES ET LES ROMANS-MÉMOIRES DE L’ÉPOQUE CLASSIQUE RÉCIT ET VÉRITÉ À L’ÉPOQUE CLASSIQUE (IV)

Textes réunis et présentés par Annabelle BOLOT, Coralie BOURNONVILLE, Marc HERSANT et Catherine RAMOND

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2021

Illustration de couverture : Johannes Vermeer, La Femme en bleu lisant une lettre, vers 1663, Amsterdam (Rijksmuseum).

© 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-4443-5 eISBN 978-90-429-4447-3 D/2021/0602/89

INTRODUCTION 1 LE PROGRAMME « RÉCIT ET VÉRITÉ À L’ÉPOQUE CLASSIQUE » Marc HERSANT (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3-EA FIRL)

Catherine RAMOND

(Université Bordeaux Montaigne-EA TELEM)

Le programme « Récit et vérité à l’époque classique », qui existe depuis 2009, a pour principe la rencontre régulière de spécialistes du récit fictionnel et de spécialistes du récit « historique » (au sens le plus large, celui de Ricœur1) à l’époque concernée. Il s’agit de confronter, sur le plan des pratiques narratives aussi bien que sur celui des théories les deux grands champs narratifs du « factuel » et du « fictionnel », si l’on reprend cette fois la terminologie de Genette2, et d’examiner sur quels points et dans quelle mesure ils se distinguent ou au contraire se rapprochent aux XVIIe et XVIIIe siècles. Chaque rencontre concentre l’attention des chercheurs sur une dimension importante du récit de manière à faire interroger la spécificité éventuelle de sa réalisation du côté des genres de la fiction comme le conte ou le roman aussi bien que du côté du récit historique ou des Mémoires, et à observer le dialogue qu’ils entretiennent. Les premières journées, organisées à Bordeaux en septembre 2009 et publiées dans le volume Histoire, histoires, en 2011, avaient pour objet les « discours rapportés dans les récits fictionnels et historiques des XVIIe et XVIIIe siècles »3 : c’était une première problématique textuelle permettant d’examiner la frontière entre histoire et fiction, puisque la légitimité des harangues est une préoccupation constante des théoriciens et des praticiens de l’histoire, alors que la fiction semble pouvoir inventer des paroles, moins rapportées que « créées »4, en tout cas dans le champ 1

Et donc tout simplement de récit « non-fictionnel ». Dans Fiction et diction, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1991. 3 L’ensemble des contributions a été publié dans le volume Histoire, histoires, dir. Marc Hersant, Catherine Ramond, François Raviez, Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Presses de l’Université d’Artois, 2011. 4 C’est la position de Käte Hamburger dans Logique des genres littéraires, traduit de l’allemand par Pierre Cadiot, avec une préface de Gérard Genette, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1986. 2

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MARC HERSANT – CATHERINE RAMOND

de la fiction à la troisième personne, sans avoir à s’en justifier. Si la distinction entre les deux univers narratifs apparaît parfois nettement, les lignes de partage sont plus ambigües, lorsque les mémorialistes cèdent à la séduction narrative en développant les conversations au risque de susciter le soupçon d’affabulation, ou encore dans des genres plus ou moins hybrides, comme la nouvelle historique ou les romans-mémoires, qui expérimentent toutes sortes de relations entre parole citante et parole citée, avec un souci très variable de vraisemblance concernant la mémoire évidemment purement fictive de leurs narrateurs ou « historiens » postiches. La confrontation des théories et des usages du discours rapporté a donc moins mis en évidence une différence absolue que l’obligation pour chaque écrivain de se situer par rapport à un pacte tacite lié au genre pratiqué, obligation dont certains auteurs, tel Voltaire, qui dénonce les harangues comme des « fictions » qui ne devraient plus être « tolérées »5 en histoire, ont une conscience plus aiguë que d’autres. Après les discours rapportés, la « représentation de la vie psychique » était tout particulièrement propice à offrir une ligne de partage entre récit historique et récit fictionnel et a fait l’objet du second volet de ce programme6. Certains théoriciens de renom comme Käte Hamburger ou Dorrit Cohn, ont en effet envisagé la « transparence intérieure »7 des personnages dans le régime du récit à la troisième personne comme un critère d’entrée dans une construction fictionnelle : dans cette optique, seul le romancier ou le conteur pourrait se permettre d’entrer dans la pensée de ses personnages (en tout cas de ceux qui, dans le récit, sont évoqués à la troisième personne), et l’accès à l’univers mental de personnages tiers semble au contraire interdit aux historiens, aux mémorialistes et aux autobiographes. Cette question revêt un intérêt tout particulier à l’âge classique, négligé par les théoriciennes mentionnées plus haut, alors qu’on a pu y observer l’émergence de l’individu moderne et que s’y développe la description minutieuse de son intériorité, intériorité qui diffère d’ailleurs selon les régimes, mémorialistes et romanciers n’évoquant pas nécessairement les mêmes aspects de la vie psychique dans leurs ouvrages. Du côté factuel comme du côté fictionnel, les formes à 5

Voltaire, Œuvres complètes, Oxford, Voltaire Foundation, tome 46, 1999, p. 404-405. Marc Hersant, Catherine Ramond (dir.), La Représentation de la vie psychique dans les récits historiques et fictionnels du XVIIe et du XVIIIe siècle, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, « Faux-titre » n°405, 2015. 7 C’est le titre d’un livre de la seconde : Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, traduit de l’anglais par Alain Bony, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1981. 6

INTRODUCTION

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la première personne (récit autobiographique ou roman-Mémoires) plongent dans les abîmes du moi, alors que le récit historique ou certains types de fiction, contes ou romans comiques, peuvent rester réfractaires à l’analyse de la vie intérieure. Ces variantes formelles et thématiques concernent aussi la question du portrait. Le troisième temps de ce programme a été un colloque international qui s’est tenu en octobre 2015 à Amiens, sur un sujet beaucoup plus fréquenté, le portrait à l’époque classique, mais qui ne l’avait pas été jusque-là dans une logique de comparaison et de confrontation systématiques du portrait en régime fictionnel et du portrait dans le récit « historique » au sens large. Nous avions un peu élargi l’empan chronologique, et envisagé une période allant de Montaigne ou Monluc à Chateaubriand ou Stendhal. Il s’agissait, sur le triple plan des enjeux, des formes et des motifs du portrait classique, d’observer un « frottement » ou si l’on préfère un « dialogue » entre les deux champs dans l’écriture du portrait écrit, d’observer des rapprochements, par exemple dans l’usage que la nouvelle historique fait du portrait en donnant parfois l’impression d’imiter la sobriété préconisée pour le récit historique, aussi bien que des prises de distance, par exemple quand Voltaire juge les portraits purement et simplement inacceptables et les rejette de manière monolithique comme autant de pièces de pure rhétorique qui dénaturent l’écriture de l’histoire. Les questions suivantes nous avaient particulièrement retenus : la place du portrait dans l’économie globale du récit, les éléments de la réalité pris en charge par le portrait des deux côtés de la frontière histoire/ fiction, et, sur le plan purement stylistique, les similitudes formelles et les traces de résistance dans l’écriture aux modèles fournis par le pôle opposé. L’ouvrage collectif qui a été le résultat d’un long travail d’édition, et qui réunit plus de quarante articles, a paru au début de l’année 2019 également chez Brill/Rodopi8.

8 Marc Hersant, Catherine Ramond (dir.), Les Portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, « Faux-titre » n°430, 2019.

INTRODUCTION 2 LA QUESTION DU DESTINATAIRE Marc HERSANT

Ce volume sur le destinataire des principaux genres du récit à la première personne aux XVIIe et XVIIIe siècles trouve donc sa place dans le cadre général d’une réflexion sur le rapport entre récit factuel et récit fictionnel à l’époque classique. Il rassemble des contributions issues d’un colloque qui s’est tenu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université d’Amiens et quelques articles rédigés a posteriori dont quelques contributions sur le XVIIe siècle qui lui font trouver sa place légitime au sein de ce programme. Il se situe dans le prolongement des travaux de René Démoris récemment disparu, dont l’ouvrage sur le roman à la première personne et son rapport avec les Mémoires1 constitue une référence de tout premier plan sur ces sujets et un véritable monument critique au sein des études dix-huitièmistes. Son étude du rapport dialogique qu’ont entretenu au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles les Mémoires et les romans-Mémoires reste, malgré tous les travaux qui se sont accumulés depuis sur ces deux champs2, un repère incontournable. Peut-être faut-il cependant rappeler, avant d’aller plus loin, que la place grandissante dans le champ narratif du récit à la première personne est un trait de la modernité. Du côté des Mémoires, les spécialistes ont certes depuis longtemps identifié les grands modèles qui ont pu donner son essor à cette forme d’écriture, parmi lesquels les Commentaires de César, quoiqu’écrits à la troisième personne, et les Confessions de saint Augustin jouent, comme chacun sait, un rôle de tout premier plan. Et il n’est évidemment pas impossible de dénicher dans les littératures antiques et médiévales d’autres exemples de narrations factuelles à la première personne, notamment du côté du récit de voyage, même si dans ce genre aussi l’usage de la troisième personne dans la désignation de l’auteurpersonnage est fréquent. Malgré tout, la tradition critique qui a fait de 1

Le Roman à la première personne, Paris, Armand Colin, 1975. Mais surtout sur ces deux champs envisagés séparément, tant les études, d’une part sur les Mémoires, d’autre part sur les romans-Mémoires, ont proliféré depuis 1975 : on ne peut que renvoyer à la bibliographie. 2

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MARC HERSANT

l’extrême fin du Moyen-Âge, les Mémoires de Commynes étant souvent considérés comme le grand texte fondateur, un moment essentiel d’émergence de cette manière d’écrire où l’auteur se pose comme l’acteur ou le témoin des faits historiques qu’il veut raconter, est loin d’être sans fondement. Et tout au long des XVIe et XVIIe siècles, Commynes, souvent présenté par les mémorialistes eux-mêmes, et par exemple par Brienne le Jeune, comme un modèle, suscite des imitations célèbres, parmi lesquelles brillent d’un éclat tout particulier les œuvres de Monluc, de Bassompierre, de La Rochefoucauld, de Nicolas Fontaine ou encore du cardinal de Retz. Dans l’histoire de cette pratique d’écriture de Mémoires, la Fronde représente un moment particulièrement fort : l’incroyable éclatement de la société française de cette époque, les multiples clans et partis qui la déchirent, les points de vue individuels qui se juxtaposent, suscitent une prodigieuse abondance de Mémoires de première importance, avec en dehors de ceux, particulièrement prestigieux, de Retz, les œuvres admirables et passionnantes du duc de La Rochefoucauld, de Guy Joly, de la Grande Mademoiselle, de Madame de Motteville, de Mme de Nemours, de Henri de Campion, de Gourville, de Mme de La Guette et de beaucoup d’autres3. C’est un fait bien connu, mais ces Mémoires de Fronde furent, pour beaucoup, publiés pendant la Régence du duc d’Orléans, et aussi bien Montesquieu, dans les Lettres persanes, que Saint-Simon, dans ses Mémoires, évoquent l’extraordinaire engouement dont ils furent alors l’objet, le mémorialiste racontant avec amusement qu’ils avaient « tourné toutes les têtes »4 ‒ à commencer sans nul doute par la sienne. Ce vent de folie n’explique pas totalement la profusion de Mémoires de faussaires et de romans-Mémoires qui inondent la France pendant et surtout après la Régence, mais il ne lui est évidemment pas non plus étranger. En particulier, les mémorialistes dessinent souvent dans leurs textes une image complexe et attachante de l’énonciateur et de son ou de ses destinataire(s), et les romanciers s’ingénient à creuser le « Je » et à lui donner relief, complexité et profondeur. Sur le plan énonciatif, La Vie de Marianne, qui s’adresse à une destinataire anonyme, est conçue exactement sur le modèle des Mémoires de Retz, alors même que les domaines de réalité que les deux œuvres prennent en charge sont complètement différents. Et c’est aussi le cas d’un texte hybride, au statut aussi difficile à déterminer que 3 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer au volume La Fronde des Mémoires, dir. Marc Hersant et Éric Tourrette, Paris, Garnier, 2019. 4 Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 8 volumes, ici, VII, 118 : « La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avaient tourné toutes les têtes. Ces livres étaient devenus si à la mode, qu’il n’y avait homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains. »

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les étonnants Mémoires de l’abbé de Choisy déguisé en femme, dont l’authenticité est depuis quelques années un objet de débat. Du côté du roman et de la fiction narrative, l’extraordinaire essor des formes romanesques à la première personne au XVIIIe siècle, principalement en France et en Angleterre, n’est évidemment pas sans précédent. Sans remonter jusqu’à l’Histoire véritable de Lucien ou au prodigieux poème de Dante qui exploite à l’avance toutes les potentialités les plus complexes et les plus profondes du récit à la première personne, en particulier dans la représentation du travail de la mémoire et des affects du sujet, sans s’attarder sur le roman picaresque, le XVIIe siècle produit ses premiers romansMémoires, au statut référentiel ou fictionnel parfois difficile à déterminer, notamment du côté des écrivains libertins, ou dans la production, à bien des égards expérimentale, de Madame de Villedieu. Malgré tout, les années 1730 sont souvent considérées comme un moment majeur de création dans ce domaine, Marivaux, Prévost et Crébillon laissant en quelques années une pluie de chefs-d’œuvre. La clé de voûte de ces romans est bien sûr la création du « moi » du narrateur, travaillé, parfois fracturé de l’intérieur, laissant apercevoir la persistance de ses illusions et de ses passions, ses contradictions et ses failles, ou encore ses coquetteries ou son cabotinage, comme Jean Sgard l’a si bien montré à propos des romans de Prévost5. Ces « Je » fictionnels, comme ceux des Mémoires, adressent l’histoire de leur vie à un destinataire singulier, multiple ou universel, selon différents cas de figures que cet ouvrage collectif tente de passer en revue. Et l’influence réciproque des Mémoires et des romans-Mémoires à cette époque produit un véritable chantier d’écriture en fusion dialogique des écritures du moi, dont l’intensité et la profondeur sont sans précédent, une des conséquences les plus importantes de ce dialogue étant l’apparition progressive de ce qu’on appellera plus tard « autobiographie » ‒ au sens restreint de Lejeune, qui oppose l’autobiographie aux Mémoires et en fait, à tort ou à raison, deux genres distincts. Rousseau, on le sait depuis longtemps, doit au moins autant à Prévost et à Marivaux qu’à Bassompierre ou à Retz, dans la conception de son monument autobiographique. Face à cette interaction fascinante et passionnante des écritures fictionnelles et factuelles du « moi », qui contribue à orienter de manière décisive toute la suite de la littérature à la première personne, la question que nous avons voulu poser est assez simple, mais à notre avis décisive pour l’analyse des genres narratifs à la première personne, en un siècle qui produit des modèles prestigieux de romans-Mémoires – genre dans lequel ont brillé tout particulièrement Marivaux, Prévost, Crébillon et Sade, pour 5

Voir notamment Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, José Corti, 1968.

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ne citer qu’eux ‒ et quelques-uns des récits à la première personne non fictionnels les plus remarquables de tout l’Ancien Régime, notamment ceux de Retz, de Saint-Simon, de Rousseau et de Casanova. Et la construction du destinataire nous semble un angle d’attaque particulièrement éclairant pour observer à la fois ce qui rapproche et ce qui différencie ces deux domaines. Tout récit à la première personne suppose en effet une situation de communication réelle ou simulée, mettant en scène un énonciateur-narrateur et un destinataire, implicite ou représenté et construit comme un personnage. De ce point de vue, la scénographie des Mémoires authentiques comme la scénographie fictive des romans-mémoires (souvent distincte de celle de la préface, qui exhibe une autre voix : de l’auteur, de l’éditeur, etc.), implique toujours, à l’époque des Lumières, un ou plusieurs destinataire(s), explicitement désigné(s) au début du récit et/ou présent(s) dans les adresses du mémorialiste. Il peut s’agir d’une figure unique (c’est le cas dans les romans-mémoires qui adoptent une scénographie épistolaire ou semi-épistolaire, comme La Vie de Marianne ou La Religieuse), plurielle (la famille, les enfants, les héritiers, les amis) ou collective (le « public », la postérité, etc., ce dernier cas de figure engageant tout particulièrement la construction poétique d’un « lecteur virtuel » de l’œuvre). Parfois aussi le destinataire peut rester presque indéfini et fantomatique, et comme abstrait. Dans certains cas, la situation d’énonciation est censée être orale : c’est vrai pour Manon Lescaut aussi bien que pour l’Histoire de Juliette, et le destinataire est alors officiellement déterminé par les données du récit-cadre, qui peuvent être l’objet d’un rappel régulier aussi bien que d’un oubli quasi-total dénonçant leur artifice. Mais l’image du destinataire, qu’il soit stable ou non, cohérent ou non, précis ou plus indéfini, collectif ou individuel, est toujours une création poétique, une invention. Certains de ces cas de figure se retrouvent, avec des variantes, dans les Mémoires aussi bien que dans les romans à la première personne. Par exemple, un lien d’amitié unissant l’énonciateur et son destinataire se retrouve avec une fréquence comparable dans les deux champs, et on a déjà vu que c’était un point commun structurel de deux textes aussi emblématiques que ceux de Retz et de Marivaux. D’autres configurations en revanche peuvent paraître, du moins jusqu’à plus ample examen, plus spécifiques à l’un des deux champs. Ainsi, peu de narrateurs de romans-Mémoires semblent avoir pour public potentiel une postérité universelle, à l’image de ce qu’on trouve chez Saint-Simon – mais il n’est pas du tout impossible de trouver de rares exemples...Et la destination familiale – écrire à ses enfants par exemple – peut apparaître

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elle aussi comme plus fréquente dans les récits factuels que dans leurs pendants fictionnels. Si les narrateurs fictifs s’adressent en général à d’autres qu’eux-mêmes, l’idée que le mémorialiste authentique pourrait être son principal destinataire, voire le seul et unique, dans une logique conduisant vers le journal intime, apparaît de manière de plus en plus insistante chez des auteurs comme Madame de Staal-Delaunay – qui prétend à plusieurs reprises n’écrire que pour elle-même ‒, Saint-Simon – qui a écrit sur ce sujet de l’autodestination un texte bouleversant en forme de confession mélancolique, quelques années avant d’écrire ses Mémoires définitifs, Voltaire – qui parle avec malice du ridicule de parler de lui à lui-même qui serait au cœur de ses Mémoires, et surtout Rousseau, qui met l’autodestination au cœur de ses incomparables Rêveries du promeneur solitaire et se fait le théoricien magistral d’une écriture qui serait conçue comme la nourriture de son créateur, et de lui seul. Le roman propose-t-il des exemples de narrateurs s’adressant aussi ou surtout à eux-mêmes ? Certains articles de ce volume nous semblent apporter des éléments de réponse. En outre – mais c’est une simple hypothèse de départ – la figure du destinataire peut paraître en général plus construite, plus cohérente et plus fixe dans les œuvres de fiction, où elle est un des éléments de la création, que dans les œuvres factuelles, où elle peut être particulièrement instable. J’emprunte un exemple à un texte antérieur, mais chez Monluc, on rencontre une hésitation fascinante dans l’image du destinataire construite par le mémorialiste : officiellement, le vieux capitaine s’adresse à des soldats qu’il veut former, et donne à ses Mémoires le statut d’une espèce de traité d’art militaire conçu à partir de son expérience vécue ; mais Monluc s’adresse aussi à plusieurs reprises à des rois qu’il veut convaincre de sa fidélité et de son innocence, et à une postérité qui n’a pour lui aucune image définie et qu’il veut pourtant édifier. L’image de son destinataire est donc mouvante, et étroitement liée aux enjeux eux-mêmes confus, chaotiques, à la fois profonds et obscurs, que le mémorialiste donne à son œuvre. Dans le cas de Saint-Simon, j’ai étudié dans ma thèse ce que j’ai appelé le caractère « transformiste » de son destinataire représenté, qui va de l’austère érudit au courtisan raffiné, de l’aimable compagnon de causerie à l’ennemi mortel, et qui semble se reconstruire indéfiniment au fil des genres narratifs et des registres incroyablement divers qui se succèdent en mosaïques dans les Mémoires6. Et j’ai eu l’occasion de faire des observations en partie similaires dans 6 Voir Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, 2009.

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une étude des Confessions de Rousseau7. Cette instabilité est loin d’être un trait anecdotique des Mémoires et « autobiographies » (si l’on tient à les distinguer !) de la première modernité et il reste à voir si elle est « imitée » par les auteurs les plus raffinés de romans-Mémoires – qui déploient parfois une habileté diabolique dans l’imitation des faits d’écriture les plus originaux en apparence et les plus troublants des Mémoires authentiques. Dans les Mémoires aussi bien que dans les romans-Mémoires, dans La Religieuse de Diderot aussi bien que dans les Mémoires du cardinal de Retz, on constate que des dizaines de pages peuvent se succéder sans que le destinataire que le texte s’est pourtant si ingénieusement construit soit mentionné ou pris à témoin, comme s’il était complètement oublié. Ce cas de figure apparaît souvent dans les fictions, peut-être parce que l’écrivain, pris par la passion de raconter, oublie que son narrateur est censé s’adresser à quelqu’un d’autant plus facilement que ce « quelqu’un », étant fictif, a une existence particulièrement fragile – et ici un vrai flottement entre destinataire fictif et lecteur d’une œuvre littéraire peut apparaître. Dans le cas des Mémoires, cet oubli est assez souvent lié à la tension entre un modèle mondain et conversationnel d’écriture et un modèle historiographique plus austère ou plus purement factuel. Les raisons pour lesquelles l’oubli du destinataire marque aussi bien les Mémoires que les romans-Mémoires ne sont donc peut-être pas toujours les mêmes, il convient de regarder au cas par cas, mais cet effacement du destinataire est un fait d’écriture suffisamment important dans la plupart des récits à la première personne de l’époque qui nous occupe pour être en soi un objet de réflexion et un lieu de confrontation et de comparaison des genres narratifs qui nous intéressent. La question du destinataire permet enfin d’interroger la frontière entre fiction et non fiction de manière originale par un autre biais encore. Ainsi, pour utiliser deux exemples particulièrement célèbres de chacun des deux côtés de la frontière entre fiction et non fiction, on sait que les Mémoires du cardinal de Retz s’adressent à une destinataire féminine qui reste anonyme tout au long du texte. La critique s’est donc penchée sur la délicate question de son identité, André Bertière ayant jugé la piste « Madame de Sévigné » et/ou « Madame de Grignan » la plus probable8, à côté d’autres hypothèses plus ou moins convaincantes, toujours relatives à des personnes réelles que le mémorialiste avait effectivement connues et aimées. Mais Myriam 7 « Rousseau mémorialiste ? », Les Confessions : se dire, tout dire, dir. Jacques Berchtold et Claude Habib, Paris, Garnier, 2015, p. 51-68. 8 Voir André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977.

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Tsimbidy a renvoyé dos-à-dos les hypothèses faites par les différents commentateurs pour proposer l’idée d’une destinataire qui serait une fiction pure, inventée par le texte pour des raisons stratégiques, et qui ne correspondrait à aucune femme historique9. Cette thèse reste débattue, mais elle a l’intérêt de proposer et de penser un exemple de récit de sa « propre vie » fait par une « personne réelle », pour reprendre un des termes de la célèbre définition de l’autobiographie par Lejeune, de son existence, mais adressée à une destinataire qui serait, elle, du côté de l’invention, de la fiction. À l’inverse, tout le monde sait que le récit fictif de La Religieuse de Diderot s’adresse au marquis de Croismare, ami de l’écrivain et personnalité tout ce qu’il y a de plus historique et réelle, suite à une fascinante supercherie elle-même bien connue qui est l’élément principal de la genèse du roman, telle qu’elle est révélée dans la « Préface Annexe » qui accompagne le roman et en fait même, selon certains commentateurs, partie intégrante. Les récits à la première personne n’ont donc pas attendu les vertiges bien plus convenus et routiniers de la postmodernité pour créer des espaces d’ambigüité où l’on ne sait plus trop ce qui est vrai et faux, et où la nature du destinataire interroge et inquiète, de manière plus ou moins radicale, le statut du récit. Un mot sur une question de « genre » : depuis Lejeune, et plus récemment Jeannelle, la distinction entre « Mémoires » et « autobiographie » est devenu un élément incontournable de la réflexion sur les écritures du « moi » : cette opposition, qui est par ailleurs discutable et discutée, notamment par Gusdorf10, est ici neutralisée pour éviter de laisser de côté, sans raison bien assurée, des textes aussi fondamentaux pour notre sujet que le corpus des écrits « autobiographiques » au sens le plus large de Rousseau. Un mot aussi et enfin sur un point de graphie : nous avions pris la décision, avec Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone, au moment de la publication du volume Le Sens du passé11, d’écrire « Mémoires » avec une majuscule pour clairement distinguer cette forme d’écriture des autres usages du mot « mémoire ». Cet usage ne s’est cependant pas absolument imposé depuis, et nous avons donc laissé la liberté aux auteurs d’écrire « mémoires » ou « Mémoires », « roman-mémoires » ou « Roman-Mémoires » comme ils le préféraient.

9 Voir notamment son article « La fausse confidente du cardinal de Retz », Méthode, numéro 9, Numéro spécial Agrégation de Lettres 2006, p. 121-132. 10 Voir notamment Lignes de vie I, Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991. 11 La Licorne n°104, 2013.

I.

REGARDS CROISÉS SUR LES MÉMOIRES ET LES ROMANS-MÉMOIRES

LA FICTION PROTOCOLAIRE ET LE DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE DANS LES MÉMOIRES ET ROMANS-MÉMOIRES (1670-1730)1 Jan HERMAN

Le pacte autobiographique L’étude croisée de mémoires factuels et de mémoires fictifs peut faire son profit de la mise à contribution d’un troisième terme qui subsume les deux autres dans une entité évoquant d’un seul coup une série de problèmes communs. Ce troisième terme est pour moi la notion de pacte autobiographique, proposée en 1975 par Philippe Lejeune2. Pour Lejeune, le pacte autobiographique est un contrat entre un auteur et un lecteur où le premier demande au second d’accepter son engagement de sincérité et d’y répondre par un engagement affectif. Plus techniquement, le pacte autobiographique repose sur l’unité du personnage, du narrateur et de l’auteur, consacrée par une signature recouvrant les trois instances. JeanJacques Rousseau, par exemple, qui est pour Philippe Lejeune l’un des premiers à conclure ce pacte autobiographique, est à la fois celui dont on parle, celui qui parle et celui qui offre le texte au public. Rousseau a affirmé clairement que pour se faire connaître aux autres, il faut signer l’œuvre : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi »3. Et il signe. Une doxa anti-autobiographique La notion de pacte autobiographique se heurte pourtant à une situation historique qui la rend problématique. Il est sûrement vrai que pour que le projet de se faire connaître aboutisse, il faut signer l’œuvre. La signature est la garantie de la sincérité et elle est donc la condition de la crédibilité. 1 Je dédie cette petite étude à André Magnan, avec qui j’ai passé des heures inoubliables à discuter des problèmes évoqués ici lors de son séjour à l’Académie Royale des Sciences et des Arts à Bruxelles en 2006. Ma dette envers lui est considérable et je le remercie de sa générosité intellectuelle qui demeure pour moi sans précédent. 2 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. 3 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes I : Les Confessions, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Bernard Gagnebin e.a., 1959, p. 5.

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Mais dans la réalité historique, la signature est elle-même soumise à des conditions. Tout le monde n’a pas le droit de s’ériger en personnage, de parler de soi et de se faire connaître au public. À l’époque classique et même avant, ce droit est réservé aux grands, autrement dit à ceux qui se sont déjà fait un nom, à travers leurs actions. Replacé dans le contexte historique de la première moitié du XVIIIe siècle qui nous intéresse ici, le pacte autobiographique paraît donc paradoxal : pour se faire connaître, il faut déjà être connu. Un passage tiré du Guerrier Philosophe de Jean-Baptiste Jourdan, roman publié en 1744, illustre à la fois la doxa anti-autobiographique qui frappe le particulier et la transformation de cette doxa qui se produit peu avant le milieu du XVIIIe siècle4 : Ce n’est que depuis un certain nombre d’années, que l’on est dans l’usage de donner les Mémoires d’un particulier ; autrefois l’Histoire avait des bornes plus resserrées : elle ne rouloit que sur des événements qui pouvoient intéresser des Royaumes, des Provinces, de grandes Villes, des Rois, des Princes, ou des Héros ; et tout sujet, qui n’était pas au moins Ministre ou Général d’Armée, se couvrait de ridicule en voulant amuser le public de ses Aventures […]. On était tellement prévenu qu’il fallait un grand nom à la tête d’une Histoire, que jusque dans les Ouvrages de fiction, dans presque tout ce qu’on appelle Romans ou Livres de tendresse, un auteur n’eût osé prendre son Héros que dans le sang royal. L’on est revenu de ce préjugé petit à petit, et le Public aime à voir la peinture de la vie civile dans des Mémoires bien rédigés5.

Pour Georges Gusdorf, qui a parfaitement bien constaté l’existence d’une doxa anti-autobiographique, « l’aventure sans issue de la connaissance de soi va représenter l’une des tentations majeures de la culture au XVIIIe siècle »6. L’arrière-fond idéologique de cette doxa est évidemment complexe et ne saurait nous retenir ici. Soulignons seulement que la doxa anti-autobiographique, au moins pour les particuliers, est une question de bienséances. Dans la Logique de Port-Royal publiée en 1662, Antoine Arnauld et Pierre Nicole estiment que ces bienséances engagent simultanément l’honnête homme et l’homme chrétien : Feu M. Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête 4 L’expression « doxa anti-autobiographique » est empruntée à Jean-Pierre Martin, Les Écrivains face à la doxa ou du génie hérétique de la littérature, Paris, Corti, 2011. 5 Jean-Baptiste Jourdan, Le Guerrier Philosophe, ou Mémoires de M. le duc de **. Contenant des réflexions sur divers caractères de l’amour et quelques anecdotes curieuses de la dernière guerre des Français en Italie, Par Mr. J**. La Haye, P. de Hondt, 1744. 6 Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976, p. 334.

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homme devait éviter de se nommer et même de se servir des mots de je et de moi ; et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime7.

Sphère privée et sphère publique Le paradoxe entre le pacte autobiographique et la doxa anti-autobiographique n’est cependant pas total : pour se faire connaître tout entier, « dans toute la vérité de la nature » comme prétend le faire Rousseau, il faut être connu comme figure publique. Une reformulation correcte du paradoxe fait ressortir les vrais termes du problème. Ils concernent l’opposition, dans la période qui nous intéresse ici, entre une sphère privée et une sphère publique. La doxa autobiographique concerne la sphère publique ; il n’est pas interdit de parler de soi dans des lieux privés, qui vont du cercle familial au confessionnal, lieu privé par excellence. Cette réalité historique a été souvent constatée. Dans Histoire de la vie privée, Philippe Ariès et Georges Duby soulignent la mise en place de deux sphères distinctes sous le régime de Louis XIV et cela sur les plans politique aussi bien que social et plus largement culturel : le privé et le public8. Les travaux de Jürgen Habermas, d’Hélène Merlin et de Nathalie Freidel ont largement confirmé l’impact de cette scission sur la production littéraire des XVIIe et XVIIIe siècles9. Et plus récemment, Antoine Lilti a suggéré l’existence d’une troisième zone, entre le privé et le public, qui serait la société. Les formes de sociabilité développées dans les salons « ne sauraient être assignées ni à la sphère de l’intime, du privé ou du particulier, ni à un lieu public »10. Au niveau de ces zones de sociabilité, je signale encore un article bien documenté d’Alain Viala sur la galanterie et la conversation mondaine, qui confirme l’existence d’une doxa anti-autobiographique au sens large, dans les zones de sociabilité 7

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, Logique de Port-Royal, éd. Dominique Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 212. 8 Philippe Ariès et Georges Duby (éds), Histoire de la vie privée : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999. 9 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. De Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1997 ; Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Nathalie Freidel, La Conquête de l’intime. Public et privé dans la Correspondance de Madame de Sévigné, Paris, Champion, 2009. 10 Antoine Lilti, Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 89.

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mondaine. Il est utile pour la suite de notre raisonnement d’en citer un bref passage : Si le galant homme cherche à plaire, il ne doit surtout pas ‘faire l’intéressant’, il ne doit donc par parler de lui. Comme il est un honnête homme, il ne ‘se pique de rien’ comme on disait alors ; ce qui signifie qu’il n’affiche pas d’opinion à laquelle il tiendrait avec opiniâtreté, qu’il essayerait de faire partager. Pas d’argumentation donc. Et comme pour plaire, il faut avoir de l’esprit mais non pas ‘en faire’, il doit donner aux autres le sentiment que c’est eux qui ont de l’esprit, et ne pas même attirer l’attention sur lui11.

Cette troisième zone nous permettra tout à l’heure de former une image assez précise des modalités du destinataire des Mémoires et RomansMémoires. Mais avant d’en arriver au sujet même de cet ouvrage, il faut revenir à la notion de pacte autobiographique. La négociation L’intérêt de la notion de pacte proposée par Philippe Lejeune ne réside pas tant, me semble-t-il, dans l’accord entre un auteur et un public en termes de signature, mais dans la nécessité d’une négociation. Un pacte est le résultat d’une transaction entre un auteur et un lecteur. Cette transaction est nécessaire pour que le lecteur accepte de lire le texte. Dans le cas des Mémoires, dans la mesure où il s’agit d’un discours personnel, il s’agit plus précisément de faire accepter la transgression de la doxa antiautobiographique par le particulier. Le pacte autobiographique comporte essentiellement deux termes, deux articles d’un contrat : justifier d’abord qu’un particulier parle de lui-même et ensuite qu’il le fasse en public par le moyen de la publication. Le pacte autobiographique m’apparaît donc, dans la réalité historique du long XVIIIe siècle, comme une question de légitimité à acquérir. Le discours personnel en soi est sans légitimité sur la scène publique. Il est inacceptable s’il apparaît sur la scène publique comme une nuda narratio12, sans être habillé de façon convenable. Une des façons d’obtenir 11 Alain Viala, ‘L’éloquence galante’, in Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, sous la direction de Ruth Amossy, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 182. 12 La nuda narratio signifie, au premier chef, la sobriété du récit. C’est un trait par lequel les Mémoires de la Renaissance se distinguent de l’historiographie contemporaine. Voir Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance. Les mémoires au XVIe siècle, Paris, Vrin, 1997. Nous employons nuda narratio dans un sens plus littéral : sans un discours qui permet d’abriter la parole sur soi.

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cette légitimité réside dans la symbiose textuelle entre l’illégitime et le légitime. En d’autres termes, le particulier ne peut se dire qu’en marge d’un discours déjà légitime, comme l’Histoire. De la deuxième moitié du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Mémoires historiques apparaissent comme un tel discours symbiotique. « Le rôle des Mémoires n’est pas », déclare Emmanuèle Lesne dans La Poétique des Mémoires, « de donner une image fidèle de l’époque, mais de compléter par un point de vue singulier ce que le public sait »13. L’Histoire constitue un vrai genre, un discours légitime, destiné au grand public comme la version officielle des événements historiques, rédigée à la troisième personne. Les Mémoires historiques se présentent comme des documents préparatoires à la rédaction de cette grande Histoire. Ils sont le plus souvent rédigés à la première personne et projettent un regard individualisé sur les événements historiques auxquels le mémorialiste a participé. Il est important de constater que les Mémoires factuels ne sont eux-mêmes pas un discours immédiatement recevable par le public. Ils ont à négocier leur publication. Autrement dit, ils ont à motiver pourquoi le point de vue d’un particulier mérite d’être connu par le public. Les Mémoires ne sont donc pas, à proprement parler, un « genre » littéraire dans la constellation générique de l’époque, mais une formule discursive dont le statut est incertain, c’est-à-dire à négocier. Dans ces Mémoires, où le mémorialiste jette un regard personnel sur les événements historiques dont il a été témoin, le mémorialiste accorde aussi une place à sa vie privée. La comtesse de Boigne, témoin des changements politiques qui accompagnent la Révolution, l’Empire et la Restauration, explique bien le rapport nécessaire entre le point de vue personnel et le récit de vie : J’ai parlé de moi, trop peut-être, certainement plus que je n’aurais voulu ; mais il a fallu que ma vie servît comme de fil à mes discours et montrât comme j’ai pu savoir ce que je raconte14.

Écrits sous la Monarchie de Juillet, au milieu du XIXe siècle, les Mémoires de la comtesse de Boigne permettent de constater, dans le discours mémoriel, une gêne de parler de soi. Le récit de vie est justifié par le besoin d’expliquer la provenance de l’information sur les événements 13 Emmanuèle Lesne, La Poétique des mémoires (1650-1685), Paris, Champion, 1996, p. 275-276. 14 Adélaïde d’Osmond, Comtesse de Boigne (1781-1866), Récit d’une tante. Mémoires de la comtesse de Boigne. Publication posthume en 1907-1908. Édition moderne par Henri Rossi, Paris, Champion, 2007.

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historiques narrés. La doxa anti-autobiographique est tenace, au-delà de l’Ancien Régime. Le récit de vie apparaît comme une nécessité logique dans un discours mémoriel qui lui-même n’existe qu’en marge du genre légitime de la grande Histoire. Le discours personnel est donc sans légitimité s’il apparaît sous une forme autonome. Il a besoin de s’associer à une formule discursive comme, entre autres, les Mémoires, qui eux-mêmes ont à négocier avec le lecteur leur apparition sur la scène publique. Les Mémoires historiques constituent en d’autres termes une formule discursive ambiguë, s’attachant d’une part au genre légitimé de l’Histoire officielle et publique, accueillant d’autre part le discours personnel privé. Les Mémoires meublent l’espace entre la scène privée et la scène publique et ce statut ambigu les rend propres à la négociation d’un pacte autobiographique. La fiction protocolaire Quel a été le rôle de la fiction dans la négociation d’un pacte autobiographique ? Autrement dit : comment la fiction a-t-elle pu contribuer, dans la situation discursive décrite ci-dessus, à la transgression de la doxa antiautobiographique ? Le pacte autobiographique implique en effet qu’aussi bien l’écriture du moi que la publication de son texte soient expliquées au public. Nous avons deux marges à explorer. Primo, celle que le discours mémoriel ouvre en son sein pour l’exploration du moi. C’est une marge au sens d’ouverture : un discours en accueille un autre. Et secundo, comme Emmanuelle Lesne l’a montré de façon conclusive, les Mémoires factuels sont un discours en marge de l’Histoire. La marge prend ici un sens de discours auxiliaire, préparatoire : un discours se juxtapose à un autre. À cette première marge – au sens d’ouverture donc – où se loge le récit de la vie privée, la fiction donnera de l’envergure et de l’ampleur. La fiction permet d’explorer les aléas de la vie privée et intime précisément. C’est par l’élargissement de cette marge que le roman-mémoires a constitué, durant la première moitié du XVIIIe siècle, une condition de possibilité pour l’apparition de l’autobiographie au sens moderne. Certains chercheurs ont tendance à présenter le Roman-mémoires comme une imitation fictionnelle des mémoires authentiques. Est-ce que cette perspective se vérifie effectivement dans les textes ? Vivienne Mylne a remarqué que rien que la présence de récits imbriqués permettait de

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distinguer le roman-mémoires des mémoires historiques15. Une autre réponse à cette question a été donnée par René Démoris, qui a constaté que d’emblée, il était clair au lecteur contemporain que le Romanmémoires ressemblait fort peu, au niveau des événements narrés, aux mémoires historiques16. La marge que les romans-mémoires donnent à l’exploration de la vie privée et intime est beaucoup plus large que dans les Mémoires factuels. Mais le propos de René Démoris ne marque pas la fin de la discussion. La marge accordée au dévoilement de la vie privée et intime d’un individu particulier n’est possible que si le roman-mémoires se fait reconnaître comme fiction. La fiction est un abri sous lequel l’individu peut s’exprimer et dévoiler jusqu’à un certain niveau sa vie privée. La fiction est un registre ontologique, différent du réel, où la transgression de la doxa anti-autobiographique est possible. Mais pour que la fiction puisse fonctionner comme abri ou comme scène ontologique légitimante, il faut que cette fiction se fasse reconnaître comme telle. Cette reconnaissance du roman-mémoires comme fiction est l’affaire d’un récit préfaciel. Une enquête17 que j’ai menée sur les textes intitulés « mémoires » entre 1675 et 1750 permet d’avancer que la question de l’accréditation n’est pas vraiment l’argument central des préfaces avant 1700. Depuis l’étude fondatrice de Georges May, la recherche sur le roman du XVIIIe siècle a peut-être un peu trop insisté sur le fait que les romans-mémoires veulent se faire passer pour vrais et qu’ils essaient d’effacer la différence avec les mémoires historiques18. Nous avons pu montrer que sous ce souci apparent d’authentifier et donc d’accréditer les romans-mémoires se cache un besoin de légitimer le discours sur le moi19. À la question de 15

Vivienne Mylne, The eighteenth-century French novel : techniques of illusion, Cambridge, UP, 2009. 16 René Démoris, Le Roman à la première personne ; du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002, p. 5 : « Il suffisait de lire mémoires historiques et romans-mémoires pour voir qu’ils se ressemblaient fort peu, et de revenir à la réception contemporaine de Prévost et de Marivaux pour comprendre que l’attestation initiale d’authenticité est de fait un indice de fiction ». 17 Cette enquête porte sur les textes répertoriés comme ‘Mémoires’ entre 1675 et 1750 dans Pierre Conlon, The Eighteenth Century : bibliographie chronologique, Genève, Droz, depuis 1983, 25 volumes et dans Silas Paul Jones, A list of French prose fiction from 1700 to 1750, New York, The H.W. Wilson Company, 1939. 18 Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Yale University Press – Presses Universitaires de France, 1963. 19 Jan Herman, Mladen Kozul, Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008/08.

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savoir si le public était dupe des manœuvres d’accréditation telles que le topos du manuscrit trouvé, il faut répondre par la négative. Notre argumentation était que les récits préfaciels sont trop stéréotypés et mettent à contribution trop de topoi pour que le lecteur ne reconnaisse pas ces manœuvres pour ce qu’elles sont : des manœuvres. Accepter ces manœuvres pour ce qu’elles sont et continuer à lire le livre équivaut à accepter d’être trompé sur le véritable statut ontologique des faits racontés. Le contrat de lecture consiste à accepter que l’auteur présente comme vrais des événements qu’auteur et lecteur savent être fictifs. En d’autres termes encore : les récits préfaciels ont une fonction protocolaire. Ils ne servent pas à faire croire à la vérité des faits racontés, mais à établir un accord avec le lecteur, qui accepte le jeu. C’est ce que Jean-Marie Schaeffer a appelé une feintise partagée20. Il est nécessaire que l’univers représenté ressemble suffisamment au réel pour que le dévoilement de la vie privée y produise de l’intérêt ; il est tout aussi nécessaire que cet univers soit en même temps perçu comme fictif si l’auteur veut échapper à la doxa anti-autobiographique en vigueur dans le monde réel du lecteur. Accepter le contrat de lecture et continuer à lire le livre équivaut donc à accepter le pacte autobiographique : le lecteur accepte le dévoilement du moi parce qu’il a lieu dans la fiction. Comme l’a montré R. Démoris, Mémoires historiques et romansmémoires étaient perçus comme très différents par le lecteur contemporain, dont la perspicacité ne doit pas être sous-estimée. En revanche, mémoires historiques et romans-mémoires se ressemblent beaucoup au niveau de leurs préfaces, où se développe ce que j’appelle volontiers une « fiction protocolaire ». De 1675 à 1750, qui est la période que j’ai survolée en fonction de cette petite étude, on trouve en tête des mémoires historiques aussi bien que des Romans-mémoires un même type d’avant-textes, où la problématique de la légitimation est un élément dominant. Les deux types de mémoires essaient de véhiculer le discours personnel, sous l’abri des Mémoires, de la scène privée à la scène publique. Plusieurs éléments importent ici, me semble-t-il. Primo, la ressemblance qu’on observe entre les récits préfaciels des mémoires historiques 20

Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999. Le terme utilisé par J.-M. Schaeffer est ‘la feintise ludique partagée’. Nous estimons que l’ajout du qualificatif ‘ludique’ est en quelque sorte superflu : si la feintise est partagée, cela signifie qu’auteur et lecteur acceptent de ‘jouer le jeu’. Nous préférons réserver le qualificatif ‘ludique’ à la parodie ou à l’exagération ironique des mécanismes de la feintise partagée qu’on voit se développer dans les romans-mémoires du XVIIIe siècle.

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et des romans-mémoires dans la tranche temporelle étudiée montre qu’aussi bien les mémoires historiques que les romans-mémoires ont besoin de légitimer le passage du discours personnel de la scène privée à la scène publique. Si les deux types de mémoires, factuels et fictionnels, se ressemblent, c’est au niveau du récit préfaciel. Secundo, un récit préfaciel, tantôt court tantôt long, tantôt intégré au récit même tantôt séparé du récit, explique les conditions de possibilités du texte offert au public : pourquoi et pour qui le mémorialiste écrit-il ? Comment explique-t-il la publication de son texte ? Voilà les deux articles du pacte autobiographique. Tertio, ce petit récit est protocolaire, c’est-à-dire qu’il est stéréotypé et repose sur l’emploi d’une série de topoi récurrents. Un pacte est lié à un protocole, à un rite de passage, standardisé et reconnaissable comme tel précisément à cause de son aspect ‘formulaire’. Quarto, nous appelons les récits préfaciels protocolaires des ‘fictions’. Qu’est-ce que cela signifie ? Notons d’abord que rien n’empêche que, séparément, les différents clichés constituant la fiction protocolaire ne correspondent à une situation réelle. En d’autres termes et plus concrètement : il est fort probable que les Mémoires anecdotes de la vie d’Agrippa d’Aubigné soient réellement écrits pour ses enfants, comme il l’affirme21. Mais il est probable aussi que quand Marmontel affirme la même chose, deux siècles plus tard, dans Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants22, la formule est devenue un topos : Marmontel « fait comme si » ses mémoires étaient destinés à ses enfants. Le motif véritable qui explique l’existence du texte a pu être vrai à un moment donné, mais il devient progressivement un topos. En réalité, Marmontel visait un public plus large que « ses enfants ». La « formule » qui concerne le destinataire « pour l’instruction de ses enfants » est ce qui reste d’une fiction protocolaire qui, à la fin de XVIIIe siècle, n’était pas encore prête à disparaître totalement. La formule, devenue topos, « à ses enfants » au lieu de « à mes enfants » suggère par ailleurs que Marmontel avait en tête d’autres lecteurs que ses enfants-mêmes23. Il en va de même pour 21 Les mémoires d’Agrippa d’Aubigné ne furent publiés que longtemps après sa mort, survenue en 1630, sous le titre Mémoires de Théodore Agrippa d’Aubigné publiés pour la première fois d’après le ms. de la bibliothèque du Louvre par M. Ludovic Lalanne, suivis de fragments de l’histoire universelle de d’Aubigné et de pièces inédites, éd. Ludovic Lalanne, Paris, Charpentier, 1854. Au début, Agrippa d’Aubigné apostrophe ses enfants : ‘Mes enfants, vous avez dans l’Antiquité où puiser des enseignements et des exemples […] 22 Marmontel commence la rédaction de ses mémoires en 1793. 23 Les Mémoires de Marmontel constituent le premier des 7 volumes des Œuvres complètes, publiées en 1819, à Paris, chez A. Belin. En voici l’incipit : « C’est pour mes

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d’autres ‘formules’, comme celle où l’existence du récit de vie est expliquée par les insistances d’un ami ou par le désir du mémorialiste de le consoler, le conseiller, le dissuader d’une action, etc. Ces formules remontent sans aucun doute à la tradition des lettres fictives de l’Antiquité latine, et notamment aux Lettres ad familiares de Cicéron. C’est à cette très vieille tradition qu’au 12e siècle Abélard emprunte le début de son Historia calamitatum : Il est souvent plus aisé de toucher le cœur d’autrui par l’exemple que par des discours. Aux faibles consolations que je vous présentai durant notre entretien, j’ai résolu de joindre par écrit le récit, réconfortant pour vous, de mes propres malheurs24.

La formule impliquant un ami est une des plus constantes de la « fiction protocolaire » des mémoires historiques aussi bien que des romansmémoires. Si nous appelons ces récits préfaciels protocolaires des « fictions », c’est au sens, non pas d’une illusion simulative, mais d’une illusion dissimulative25. Les « formules » devenues chacune à son propre rythme un topos, ne simulent rien, elles dissimulent. Une fiction qui simule fait de son mieux pour ressembler. C’est le cas des récits de vie mêmes des romans-mémoires. En revanche, une fiction qui dissimule suggère le contraire de ce qu’elle affirme. Les récits protocolaires propres aux mémoires historiques et aux romans-mémoires sont des fictions dissimulatives : plus l’insistance sur la vérité est forte, plus le lecteur s’aperçoit qu’il s’agit de fictions. Autrement dit : l’affirmation trop affirmée de la vérité à travers une série de topoi transforme le récit formulaire en une fiction protocolaire. Pour que le contrat de lecture s’effectue et que le pacte autobiographique soit conclu, il faut que le récit préfaciel soit reconnu comme un protocole, c’est-à-dire comme une fiction dissimulative. Quinto. Que la négociation d’un pacte autobiographique pour les mémoires historiques reste nécessaire tout au long du XVIIIe siècle est amplement démontré par le fait que d’édition en édition, les préfaces sont reprises. La situation changera dans le courant du XIXe siècle. Les éditeurs de enfants que j’écris l’histoire de ma vie ; leur mère l’a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu’il me pardonne les détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressants pour eux. Mes enfants ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l’occasion, l’exemple, les situations diverses par où j’ai passé, m’ont données. Je veux qu’ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d’eux-mêmes, mais à s’en défier toujours ; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l’adversité ». 24 Abélard, ‘D’Abélard à un ami’, dans Abélard et Héloïse. Correspondance, Texte traduit et présenté par Paul Zumthor, Paris, UGE, coll. 10/18, 1979, p. 41. 25 Voir pour un exposé très clair de ces différents régimes de la fiction l’ouvrage-clé de Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations, Paris, Champion, 2002.

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mémoires historiques du XVIIIe siècle comme François Barrière suppriment parfois les préfaces et font commencer directement les Mémoires par le récit de vie26. Pour les romans-mémoires, les récits préfaciels sont le plus souvent repris dans les rééditions successives des textes. Leur fonction n’est donc pas d’accréditer les textes, puisqu’ils continuent à précéder les récits après que leur caractère romanesque est reconnu par le public. Si les récits préfaciels sont repris d’édition en édition, cela signifie que le récit de vie dans le roman ne s’est pas délivré de la nécessité de légitimer son existence. Si le roman-mémoires est donc une mimesis des mémoires historiques, l’imitation ne concerne pas le récit de vie, autrement dit l’illusion simulative, mais la fiction protocolaire, autrement dit l’illusion dissimulative. Sexto. La doxa anti-autobiographique se transforme pourtant vers la fin du XVIIIe siècle. Il est remarquable qu’en 1819, les Mémoires de Marmontel peuvent constituer le premier tome de ses Œuvres complètes. Il en va de même pour les Œuvres complètes de Duclos, publiées en 1820, qui s’ouvrent par les Mémoires de l’auteur, donnés au tome I. L’histoire de la vie de Duclos écrite par lui-même s’arrête en 1726. L’incipit réunit quelques topoi des mémoires historiques : Je veux écrire les mémoires de ma vie. Ils seraient peu intéressants pour le public ; aussi n’est-ce pas au public que je les destine : mon dessein est de me rappeler quelques circonstances où je me suis trouvé, de les mettre en ordre, et de me rendre à moi-même compte de ma conduite, et d’en amuser peut-être un jour quelques amis particuliers.27

En revanche, dans les Œuvres complètes de Voltaire, publiés 30 ans plus tôt à Kehl, les Mémoires de l’auteur constituent le dernier tome. Avant Voltaire, il était très rare qu’un récit « autobiographique » soit ajouté aux Œuvres complètes d’un auteur. Des « Éloges » allographes servaient en général à présenter la vie de l’auteur. Et chez Voltaire, les Mémoires sont précédés, dans le tome 80 et dernier, d’une Vie de Voltaire par Condorcet. De Voltaire à Marmontel, la doxa anti-biographique a subi une transformation importante. L’impact des Confessions de Rousseau a pu jouer un rôle dans ce processus d’atténuement de la doxa antiautobiographique. En effet, Rousseau n’est pas celui qui conclut un pacte 26

La Bibliothèque des mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le 18e siècle, Paris, Firmin-Didot, 1862 de François Barrière fait le plus souvent abstraction des avanttextes et fait commencer les mémoires par le récit de vie, dépourvu de ce que nous appelons la fiction protocolaire. 27 Mémoires sur la vie de Duclos, écrits par lui-même, dans Œuvres Complètes de Duclos, Paris, Janet et Cotelle, 1820, tome 1, p. LVII.

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autobiographique, comme le suggère Philippe Lejeune, il est au contraire celui qui s’en débarrasse et affirme d’emblée, sans négociation, qu’il est lui-même celui dont il parle. Ce qui disparaît dans ‘l’entreprise qui n’eut jamais d’exemple’ des Confessions, est le respect pour la doxa anti-autobiographique. Septimo. Les stéréotypes qui constituent la fiction protocolaire s’organisent comme une scène judiciaire28. La fiction protocolaire met en scène un plaideur, le mémorialiste, face à un jury, le public. Il s’agit de convaincre ce jury que le texte est acceptable en tant qu’écriture et en tant que livre imprimé et de démontrer qu’il ne constitue pas une enfreinte au système de bienséances qui est celui du public. Le destinataire Il faut en venir enfin au destinataire, qui est, comme on l’a déjà suggéré, une figure-clef de la fiction protocolaire. Le transfert du discours personnel de la scène privée à la scène publique est biaisée par le destinataire. Encore faut-il bien s’entendre sur la nature et le statut de cette figure. Le transfert de la scène privée à la scène publique adopte très souvent la structure d’une « lettre ouverte » dont le siècle a produit tant d’exemples. La lettre ouverte s’adresse à un seul lecteur qui n’est pourtant pas le véritable destinataire du texte. Le destinataire visé, celui à qui le texte est ultimement destiné, est le public. Mais la destination est relayée par un destinataire apparent, qui dans les fictions protocolaires peut prendre différentes formes. On ne citera qu’un seul exemple. Les Mémoires de Pierre François Prodez de Beragrem, marquis d’Almacheu ont été publiés en 1677. Ces noms sont bien sûr des anagrammes qui ont valeur de pseudonyme. Le Sieur d’Aremberg, marquis de La Chaume, serait l’auteur de ces mémoires, remplis d’anecdotes piquantes à en croire J.-M. Quérard et G. Brunet29. Les Mémoires de Pierre François Prodez sont sous-titrés : « Contenant ses voyages et tout ce qui lui est arrivé de plus remarquable dans sa vie. Le tout fait par lui-même ». R. Démoris connaît ce texte et en parle comme « d’une existence vécue transformée en littérature »30. Il s’agit d’un de ces nombreux inclassables 28 Cette idée m’est suggérée par Jean-Paul Sermain, ici même, par sa communication sur le modèle du récit judiciaire dans des plaidoyers et des romans. 29 Jean-Marie Quérard et Gustave Brunet, Livres à clef, Bordeaux, C. Lefebvre, 1873 (publication posthume). 30 R. Démoris, op. cit., p. 99.

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de l’époque. Récit de vie véritable mêlé de portions de fiction. Cela fait que cet ouvrage est aussi répertorié par Maurice Lever dans sa bibliographie du genre romanesque au XVIIe siècle31. Le récit même peut donc se ranger aussi bien dans la classe des mémoires authentiques que dans la catégorie des romans-mémoires. Vrai ou fictif ? Vrai et fictif ? Il apparaît que le sectionnement des deux types de mémoires n’est pas facile à faire. Mais ce qui nous intéresse ici est la présence, en tête de cet inclassable, d’une fiction protocolaire, dont l’illusion est dissimulative. Le Sieur d’Aremberg, marquis de La Chaume, prend soin d’expliquer les conditions de possibilité de son texte. Rien n’exclut que jusqu’à un certain niveau il dit la vérité, mais la co-présence d’un assez grand nombre de « formules », récurrentes dans des textes comparables, suggère que l’accréditation n’est pas ce qui est visée, mais que tout est dans l’effet que le récit préfaciel produit. On a affaire à une fiction pragmatique. C’est un protocole, un rite de passage nécessaire, mais stylé, et surtout reconnaissable comme tel par le lecteur de 1677 qui sait déjà ce qu’il doit penser de ces formules. La fiction protocolaire, déjà stéréotypée et figée en 1677, prend l’aspect d’une scène judiciaire. Le mémorialiste est un plaideur qui se justifie d’avoir écrit l’histoire de sa vie. Le lecteur apprend pourquoi et dans quelles circonstances cette écriture s’est effectuée. Il apprend aussi pour qui et surtout comment le texte peut exister. L’élément central est la disculpation : si le texte est arrivé entre les mains du public – le destinataire visé – c’est la faute d’un tiers, l’ami, que nous appelons le destinataire apparent. D’autres topoi s’attachent à expliquer la publication du texte, en réponse au second article du pacte autobiographique. Le mémorialiste n’a pas l’intention de publier son texte. Il prend des dispositions pour le traitement de son texte après sa mort en dictant en quelque sorte sa volonté à celui qui le trouvera : il doit les détruire. Voix d’outre-tombe et manuscrit trouvé sont des topoi qui s’attachent au deuxième article du pacte autobiographique. On reconnaîtra dans les mémoires historiques de Prodez une scène judiciaire protocolaire qu’on retrouvera plus tard dans les Romans-mémoires, comme La Vie de Marianne, parmi beaucoup d’autres exemples. En attendant la suite de l’analyse, voici un extrait du protocole : Un amusement pour chasser mes chagrins et comme je n’ai point eu d’autre divertissement dans mon malheur que celui de me repasser 31 Maurice Lever, La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1976, p. 267.

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dans l’esprit tout ce qui m’est arrivé, j’ai pris plaisir d’en faire des mémoires dans lesquels je marque la diversité des pays que j’ai vus. Et sans y rien ajouter. Quiconque en aurait la clef verrait que je n’y ai rien mis de moi. Je n’ai pas prétendu écrire pour autrui puisque ce n’a été qu’à ma propre satisfaction d’un côté et de l’autre que pour satisfaire M. le marquis de M…, qui était le meilleur ami que j’eusse au monde et qui a été tué en Espagne […] Je n’avais rien de caché pour lui si bien qu’il a été le seul qui a su le plus de particularités et dans les lettres que je lui envoyais, je mettais la même chose qu’ici [….] Je mets dans cette histoire purement les conversations que j’ai eues avec les personnes qui me faisaient la grâce de me souffrir […] Je ne les écris que pour me consoler. […] Je serais fâché qu’on fist passer cela pour roman. […] Je proteste que si dieu me donne du temps assez avant de mourir, je les brûlerai, ainsi que j’en ai le dessein. Mais comme notre vie ne dépend pas de nous, il se peut faire qu’aujourd’hui ou demain la mort pourrait me surprendre et par ce moyen m’ôter le moyen de brûler ce que j’aurai fait. C’est pourquoi j’ose prier ceux qui pourront les trouver de ne s’y pas attacher et que si l’on veut accorder quelque grâce au malheureux Prodez, ce soit celle qu’il a demandée […]32.

Insistons d’abord sur le rapport entre accréditation et légitimation. Le marquis écarte le soupçon du romanesque : ce n’est pas un roman, c’est la vérité. L’accréditation du texte est cependant pratiquement étouffée sous d’autres considérations qui traduisent le besoin de légitimer le discours personnel. Plusieurs destinataires sont adroitement cumulés dans cette fiction protocolaire. D’abord le marquis affirme qu’il n’écrit pas pour autrui mais pour son propre soulagement. Ensuite, il apparaît que l’écriture s’explique aussi par la complaisance pour un ami à qui le mémorialiste avait l’habitude d’envoyer des lettres. Le premier terme du pacte – justifier l’écriture – est ainsi rempli. Le second article du contrat de lecture exige que le mémorialiste justifie aussi la publication, autrement dit le passage du texte de la scène privée à la scène publique. Deux topoi sont mis à contribution, le manuscrit trouvé et la formule épistolaire. D’une part, les mémoires eux-mêmes sont destinés à être brûlés et s’il dépend du mémorialiste, on ne trouvera rien après sa mort. La lettre, d’autre part, est le véhicule topique susceptible de porter le discours privé à la scène publique. Les lettres de Prodez, écriture parallèle à celle des mémoires mêmes, sont déjà parties, susceptibles de devenir publiques. Elles contiennent « la même chose qu’ici ». Le destinataire, qu’en fera-t-il ? 32 Mémoires de Pierre-François Prodez de Beragrem, marquis d’Almacheu, contenant ses voyages et tout ce qui lui est arrivé de plus remarquable dans sa vie, le tout fait par lui-même, Amsterdam, L. Lejeune, 1677, 2 vol. in-16°.

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Le destinataire visé de cette fiction protocolaire est le lecteur, qui est censé accepter les deux articles du pacte autobiographique. La négociation de ce pacte est biaisée par plusieurs sortes de destinataires apparents : le mémorialiste même, l’ami qui reçoit les lettres et enfin l’inconnu qui pourrait trouver les mémoires après la mort du mémorialiste. Ce dernier peut appartenir au cercle intime du défunt, mais il peut aussi être une tierce personne sans lien avec le mémorialiste. Il peut même être une figure publique. Le fait est que le manuscrit est là, jeté dans l’existence entre deux sphères. Qu’en faire ? Le destinataire apparent est une figure multiple et oblique dont la fiction protocolaire a besoin pour la négociation d’un pacte autobiographique.

CE QUE L’AUTOBIOGRAPHIE FAIT À SES LECTEURS. SUR LES NOUVELLES CONFESSIONS DE WILLIAM BOYD (1987) Antonia ZAGAMÉ

Un lecteur réagit-t-il de la même façon aux appels au destinataire lorsque le récit à la première personne est romanesque ou historique ? Les demandes d’approbation, d’estime, de pardon… adressées par le narrateur suscitent-elles le même effet selon qu’elles émanent d’un personnage de fiction, ou qu’elles proviennent d’une personne réelle livrant l’histoire de sa vie ? L’objet de cet article est d’étudier la manière dont le lecteur réagit au rôle qui lui est confié dans les récits de vie à la première personne, en comparant les textes selon leur statut, fiction ou document. Nous envisagerons plus particulièrement le XVIIIe siècle, période d’une grande richesse pour l’étude des récits en « Je » factuels ou fictionnels dont l’objet est le « moi » de l’auteur. L’étude portera ainsi sur le genre du roman-mémoires tel qu’il s’illustre à partir de 1728, date à laquelle, avec Prévost et Marivaux, il se consacre essentiellement à l’évocation de la vie privée, et le genre de l’autobiographie à partir de l’exemple inaugural des Confessions de Rousseau. Chacun devine intuitivement que les adresses au lecteur ne reçoivent pas la même réponse selon que celui-ci lit une fiction ou une autobiographie – alors que les deux formes sont pourtant très proches du point de vue de leurs propriétés narratives1. Cet article se propose d’examiner plus en détail comment la connaissance de la nature du texte oriente précisément notre lecture, de sorte que la relation qui se tisse entre le lecteur et le « Je » de l’écriture n’est jamais identique selon qu’on lit une fiction ou une autobiographie. En se proposant d’explorer comment on peut différencier les récits de vie fictionnel et factuel d’après l’attitude de lecture qu’ils impliquent 1 Selon Dorrit Cohn, dans Le Propre de la fiction, les genres historiques et romanesques axés sur l’évocation d’une vie constituent le champ générique où récits factuels et récits de fiction se rejoignent le plus (Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction, trad. Claude Harry-Schaeffer, Paris, Éditions du Seuil, 2001, chap. II, pp. 35-63).

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plutôt que par des critères internes, cette étude offre l’occasion de poursuivre les interrogations de la théorie littéraire sur ce qui sépare la fiction de la non fiction. Elle voudrait tout particulièrement offrir un prolongement aux interrogations de Philippe Lejeune sur la manière dont on peut distinguer l’autobiographie de la fiction autobiographique. Aux yeux du critique, dans L’Autobiographie en France en 1971, puis Le Pacte autobiographique en 1975, l’autobiographie se différencie de la fiction par un contrat de lecture spécifique, le pacte autobiographique, qui, en affirmant l’identité du nom (auteur, narrateur, personnage), prescrit un mode de lecture distinct de celui de la fiction autobiographique. Mais Lejeune a, de livre en livre, fait évoluer sa position, en revalorisant les signes de distinction interne entre les deux genres, et en s’interrogeant sur la valeur réelle de ce contrat passé entre l’auteur et le lecteur, qui ferait la spécificité du genre autobiographique2. La notion de contrat postule l’engagement réciproque des deux parties : or, si l’écrivain s’engage effectivement, et incite le destinataire de son œuvre à un certain mode de lecture, à quoi s’engage de son côté le lecteur réel3 ? Après une courte synthèse théorique, c’est en étudiant la représentation fictionnelle d’une lecture des Confessions de Rousseau au XXe siècle, dans Les Nouvelles Confessions de William Boyd (1987), que nous relancerons l’interrogation de Lejeune : de quelle efficace sont réellement dotés les appels au destinataire dans les écritures factuelles du moi ? Le lecteur réel adhère-t-il davantage à l’image du narrataire que construit le narrateur de l’autobiographie, qu’il ne le fait lorsqu’il lit une simple fiction autobiographique ? Si le pacte autobiographique réside dans un engagement à dire la vérité, il est également, comme l’écrit Lejeune dès 1971, une manière, pour chaque auteur, de choisir son rôle, et d’en attribuer un à son lecteur : « [é]crire un pacte autobiographique, c’est d’abord poser sa voix, choisir le ton, le registre dans lequel on va parler, définir son lecteur, les relations qu’on entend avoir avec lui »4. La formulation de ce pacte prend 2

Voir notamment Moi aussi, Paris, Éditions du Seuil, 1986 et Signes de vie. Le Pacte autobiographique II, Paris, Éditions du Seuil, 2005. 3 « Passant un accord avec le narrataire dont il construit l’image, l’autobiographe incite le lecteur réel à entrer dans le jeu et donne l’impression d’un accord signé entre les deux parties. Mais on voit bien que le lecteur réel peut adopter des modes de lecture différents de celui qui lui est suggéré, et que surtout beaucoup de textes publiés ne comportent nullement un contrat explicité. […] Cédant au charme des prologues d’autobiographie, j’ai imaginé sous la forme d’un contrat unique un double processus : l’engagement et le système de présentation choisi par l’auteur, et le mode de lecture choisi par le lecteur. (Lejeune, Moi aussi, op. cit., pp. 21-22). 4 Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971, p. 51.

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souvent place dans une section initiale du texte, mais peut aussi surgir ou ressurgir, comme le montre Lejeune, à toutes les articulations importantes du récit, lorsque l’auteur réitère ses engagements, interpelle son lecteur... De tels appels au narrataire se révèlent particulièrement présents dans la période qui nous intéresse. Hélène Jaccomard montre en effet que la présence « d’apostrophes directes » ou les « mentions d’une présence étrangère » sont beaucoup plus sensibles dans les premières autobiographies et diminuent nettement après George Sand, ce qu’elle relie à la nature encore confessionnelle de l’autobiographie au XVIIIe et dans la première partie du XIXe siècle5. À la même période, des adresses au narrataire peuvent également être présentes dans les romans en forme de mémoires. Il y a bien sûr les cas où la présence du narrateur est peu manifeste, où il n’impose peu ou pas de discours à un narrataire (par exemple le narrateur des Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon-fils en 1736). Mais, bien souvent, le narrateur s’adresse soit à un narrataire personnage, comme Des Grieux dans Manon Lescaut (1731), ou directement au public, comme Jacob dans le Paysan parvenu (1736-1738). Le narrataire, virtuel ou fictif, peut alors servir, comme dans l’autobiographie, de relais au lecteur réel. À quelle réception donnent lieu ces interpellations du destinataire dans la fiction et dans l’autobiographie authentique ? Lorsque Lejeune revient, en 2005, dans « Le Pacte autobiographique, vingt-cinq ans après »6 sur ses premiers efforts de théorisation, voici comment il clarifie la différence entre réception de l’autobiographie et réception du roman : [D]ans l’autobiographie, la relation avec l’auteur est embrayée (il vous demande de le croire, il voudrait obtenir votre estime, peut-être votre admiration, ou même votre amour, votre réaction à sa personne est sollicitée, comme par une personne réelle dans la vie courante), tandis que dans le roman elle est débrayée (vous réagissez librement au texte, à l’histoire, vous n’êtes plus une personne que l’auteur sollicite).7

L’autobiographie, pour Lejeune, suppose un acte de communication, différé ou immédiat : le lecteur est sommé de juger, pardonner, aimer… la personne qui se dévoile à lui. Il est sollicité « comme par une personne dans la vie réelle ». Le critique rappelle du reste, que l’autobiographie littéraire n’est « qu’un cas particulier de l’autobiographie tout court » : elle n’est pas « un genre artistique, destiné à fournir du plaisir, mais une 5 Hélène Jaccomard, Lecture et lecteur dans l’autobiographie contemporaine, Genève, Droz, 1993, p. 340. 6 Lejeune, Signes de vie, op. cit., p. 32. 7 Ibid., p. 32.

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pratique sociale plus large, qui se trouve parfois prendre pour adjuvant la littérature »8. En revanche, la communication dans un roman serait indirecte, et sans point commun avec les conditions de l’interlocution ordinaire. Pourtant, lorsqu’il parle, dans Le Pacte autobiographique II, d’une relation à l’auteur « débrayée » dans le roman, Lejeune n’envisage pas précisément les conditions d’énonciation du roman à la première personne. Qu’en est-il dans ce cas ? Lorsque Des Grieux demande au destinataire fictif de son récit, Renoncour, au début de sa narration orale, de le « condamner » mais aussi de le « plaindre »9, sommes-nous incités, nous lecteurs, à effectuer de telles actions ? Respectons-nous le rôle proposé au destinataire de son récit par Des Grieux ? Dorrit Cohn, dans le chapitre du Propre de la fiction (2001) qu’elle consacre à une comparaison entre les « vies fictionnelles » et les « vies historiques », propose de considérer que les « autobiographies fictionnelles » nous offrent en réalité « un double pacte télescopé » : le pacte autobiographique s’y « trouv[e] enchâssé dans le pacte fictionnel »10. L’idée de l’enchâssement d’un pacte dans un autre est assez séduisante. Ces romans qui revêtent l’apparence d’un document simulent de fait une confession authentique (le narrateur vient authentifier le récit, nous demande d’y croire et instaure une certaine forme de communication avec un narrataire). Pour Dorrit Cohn, le pacte qui régit la lecture du roman à la première personne n’est ainsi pas simplement un pacte fictionnel qui serait l’opposé d’un pacte autobiographique, mais, de manière plus sophistiquée, la feintise ludique d’un pacte autobiographique au sein d’une fiction. Ainsi, lorsque la part du lecteur qui est sensible à l’illusion référentielle (le lisant, selon les catégories de Vincent Jouve11) considère temporairement, dans le cours de la lecture, Des Grieux ou Marianne comme des êtres indépendants, il est alors possible qu’il s’identifie au narrataire auquel ceux-ci s’adressent, comme dans le cas de l’autobiographie véritable, qu’il se surprenne par exemple à « condamner » ou à « pardonner » à Des Grieux… Mais ce pacte autobiographique est « enchâssé » dans un pacte fictionnel, il n’est que ludiquement simulé, ce qui ménage pour le lecteur la possibilité d’un rapport plus distancé vis-à-vis des sollicitations du narrateur du roman-mémoires. Ce recul vis-à-vis des appels au destinataire qui peuvent être présents dans la narration du mémorialiste fictif est encore plus marqué lorsque le 8

Ibid., p. 118. Prévost, Histoire du chevalier de Grieux et de Manon Lescaut, éd. Jean Sgard, Paris, Flammarion, 1995, p. 56. 10 Cohn, Le Propre de la fiction, op. cit., p. 56. 11 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998. 9

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roman invite insidieusement son lecteur à se méfier de la stratégie déployée par le narrateur. Le lecteur réel est alors confronté à une image du narrataire avec laquelle il n’est clairement pas invité à coïncider12. Par exemple, quand Des Grieux accepte de s’enfuir de Saint Sulpice pour reprendre sa vie avec Manon, il écrit dans la suite immédiate du récit de cet événement : « Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eut pas touché ? »13. Il s’agit d’une interrogation, qui s’adresse à Renoncour, en le prenant à témoin de la sincérité du repentir de sa maîtresse et de l’impossibilité de ne pas lui pardonner, tout en donnant à un point de vue éminemment subjectif l’allure d’un constat auquel chacun aurait dû se rendre. Le lecteur réel, interpellé indirectement à travers la question de Des Grieux, peut penser que tout un chacun ne se serait peutêtre pas laissé persuader aussi aisément par les nouvelles promesses de Manon. Mais il court alors le risque de se placer dans le camp de ceux auxquels Des Grieux décerne le qualificatif peu enviable de « barbare ». Il se retrouve donc en porte-à-faux vis-à-vis de De Grieux, de sa vision, de ses valeurs. Mais il ne l’est pas vis-à-vis du romancier, de Prévost, dont il peut considérer que la véritable intention est de mettre en scène, à travers la question rhétorique adressée par le narrateur à son auditeur, l’aveuglement de son héros. Ainsi, le rôle que propose Des Grieux à son auditeur fictif, ici Renoncour, est implicitement remis en question par l’œuvre, qui incite le lecteur réel à s’en distancer. Il devient alors nécessaire, dans ce cas, de distinguer entre le lecteur impliqué, dont l’interprétation est déterminée de manière impersonnelle par les structures textuelles, et la figure du destinataire auquel s’adresse personnellement le narrateur du roman-mémoires. L’autobiographie n’offre pas cette possibilité de jouer ainsi sur la rivalité entre le destinataire interpellé et le lecteur impliqué. Nous en prendrons un exemple dans les Confessions. Au livre VIII, Rousseau fait l’aveu de l’abandon de ses enfants. Sans entrer entièrement dans ses raisons, de peur, dit-il, qu’elles ne séduisent d’autres que lui, il reconnaît sa faute, mais la juge néanmoins moins grave que celle de ses amis qui ont trahi le secret de cet abandon : Sans vouloir me disculper du blâme que je mérite, j’aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande mais c’est une erreur, j’ai négligé mes devoirs mais le désir de

12 Pour une analyse de cas d’inadéquation entre comportement du lecteur et performance attribuée au narrataire dans le roman, voir notamment Frank Schuerewegen, « Réflexions sur le narrataire. Quidam et Quilibet », Poétique, 70, 1987, pp. 247-254. 13 Prévost, Histoire du chevalier de Grieux et de Manon Lescaut, op. cit., p. 83.

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nuire n’est pas entré dans mon cœur et les entrailles de père ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu’on n’a jamais vus ; mais trahir la confiance de l’amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l’ami qu’on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d’âme et des noirceurs.14

Rousseau veut persuader le lecteur que sa faute est beaucoup moins grande en l’occurrence que celle de ses amis. Or, le lecteur peut n’être pas nécessairement convaincu par cette comparaison qui semble inverser la gravité des deux fautes respectives, mais il n’a d’autre choix que de mettre ce qu’il peut considérer comme un manque de lucidité, ou une complaisance à l’égard de soi-même, sur le compte de l’auteur réel de l’autobiographie. Ce faisant, il réagit aux sollicitations de l’écrivain, tout du moins, il se positionne vis-à-vis de son discours. Le rôle qui est confié à son destinataire par l’auteur de l’autobiographie semble ainsi plus contraignant, paraît l’engager davantage, que dans le cas du roman-mémoires, où le rôle confié au narrataire par le narrateur fictif est toujours en décalage par rapport à ce que le romancier attend réellement du lecteur. Dans le roman, on peut ainsi considérer que la véritable instance avec laquelle s’établit une tentative de communication est celle de l’auteur impliqué, dont la présence se manifeste indirectement derrière celle du « narrateur non fiable », selon les catégories de W. C. Booth dans Rhétorique de la fiction (1961)15. Reste que les appels au lecteur formulés dans l’autobiographie, s’ils sont censés prendre réellement le lecteur à parti, laissent malgré tout la possibilité d’une lecture qui ne se conformerait pas à celle prévue par l’auteur. On peut en effet se demander à quoi engagent réellement les consignes que l’autobiographe adresse à son public. P. Lejeune, lorsqu’il réexamine en 2005 sa théorie du contrat dans Le Pacte autobiographique 2, constate ainsi que dans le pacte autobiographique, comme d’ailleurs, « dans n’importe quel contrat de lecture, il y a une simple 14

Rousseau, Les Confessions II, éd. Alain Grosrichard, Paris, Flammarion, 2002, livre VIII, pp. 100-101. 15 Voir l’analyse que fait Dorrit Cohn du roman L’Immoraliste d’André Gide, dans Le Propre de la fiction, op. cit., p. 57 : « De la même manière, le texte de la confession de Michel, le protagoniste du roman de Gide, comporte diverses incongruités, lacunes et exagérations qui révèlent l’automystification du locuteur, et en particulier son ignorance quant à sa véritable tendance sexuelle. Mais le lecteur qui repère ces symptômes a parfaitement le droit d’en conclure qu’il s’agit d’indices que l’auteur y a placés intentionnellement. (…) Ceci fait de Michel un cas typique de ce que Wayne Booth appelle un « narrateur indigne de confiance », c’est-à-dire, pour reprendre sa définition, un narrateur ‘[qui] ne parle pas en accord avec… les normes de l’auteur implicite…’ ».

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proposition, qui n’engage que son auteur ». De ce fait, « le lecteur reste libre de lire, ou non, et surtout de lire comme il veut »16. L’auteur de l’autobiographie prescrit une certaine manière de lire, à laquelle le lecteur n’est en réalité nullement tenu de se plier. On peut en outre s’interroger sur la valeur de ce contrat proposé au lecteur lorsque le texte est reçu hors de son contexte d’origine. N’est-il pas alors exposé à un processus de « dépragmatisation », qui peut toucher, selon V. Jouve, toute œuvre littéraire sortie de ses conditions de parution ? Dans le cas des Confessions, dans quelle mesure les disputes mises en scène entre Rousseau et un lecteur acquis aux préjugés de son époque peuvent-elles concerner un lecteur du XXIe siècle, dont les conceptions morales, sociales, religieuses sont tout à fait différentes ? Pour essayer de mieux cerner l’expérience de réception à laquelle donnent lieu les appels au lecteur dans l’autobiographie, nous nous tournerons, non directement vers une analyse de témoignages effectifs de lecture de l’autobiographie, qui nécessiteraient le dépouillement d’un ample corpus17, mais vers une mise en scène de la lecture de l’autobiographie de Rousseau à travers une œuvre littéraire. Dans un roman paru en 1987, le romancier William Boyd retrace soixante-dix ans de l’existence d’un Écossais dont la vie entière est marquée par la lecture des Confessions de Rousseau, découvertes à dix-huit ans durant sa captivité dans un camp de prisonniers de guerre allemand à la fin de la première guerre mondiale18. Que nous apprend cette représentation littéraire de la lecture des Confessions sur la manière dont peuvent être reçues par un lecteur, et particulièrement un lecteur qui n’appartient pas au public d’origine, les consignes que Rousseau autobiographe adresse à son lecteur ? En 1964, Jacques Voisine a analysé de manière convaincante le dialogue que Rousseau établit avec son lecteur dans les Confessions19. Tout en affectant de vouloir laisser son lecteur prononcer seul un jugement sur lui (« Lecteur sensé, pesez, décidez, pour moi je me tais »20), Rousseau 16

Lejeune, Signes de vie, op. cit., p. 16. Anne Strasser a tenté récemment ce type d’approche en étudiant la réception de l’autobiographie d’Annie Duperey à travers les lettres écrites par ses lecteurs : « De l’autobiographie à sa réception : quand les lecteurs prennent la plume », Littérature, 162, 2001/2, pp. 83-99. 18 William Boyd, Les Nouvelles Confessions, trad. Christiane Bess, Paris, Éditions du Seuil, 1988 [William Boyd, The New Confessions, Hamish Hamilton, 1987]. 19 Jacques Voisine, « Le dialogue avec le lecteur dans Les Confessions », dans JeanJacques Rousseau et son œuvre. Problèmes et recherches, Paris, Klincksieck, 1964, pp. 23-32. 20 Rousseau, Les Confessions II, op. cit., livre XI, p. 325. 17

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« engage avec son lecteur un véritable dialogue » qui a essentiellement deux aspects : un « aspect moral » et un « aspect littéraire »21. Si, dans les premiers livres, les appels aux lecteurs prennent souvent une « couleur littéraire », chez cet écrivain qui expérimente un nouveau genre d’écriture, J. Voisine montre que Rousseau, ailleurs, et de plus en plus lorsqu’on progresse dans l’œuvre, « se souvient que le lecteur est son juge, […] un juge qui a besoin d’être instruit, mis en garde contre les préjugés et les passions »22. J. Voisine montre que Rousseau oscille bien souvent entre l’espoir de susciter la sympathie de son lecteur, et au contraire le découragement face à l’hostilité qu’il prête à celui-ci. Au fur et à mesure que l’on avance dans l’œuvre, les relations entre l’auteur et le lecteur se tendent : progressivement, « le lecteur n’est plus le lecteur, c’est l’ennemi », et dans les dernières pages du livre XII, « le narrateur s’emporte contre l’obstination et l’aveuglement qu’il prête gratuitement au lecteur dont il accuse l’incrédulité »23, tout en affectant une finale indifférence à l’égard des opinions de son public. Comment John James Todd, le héros des Nouvelles Confessions, réagit-il à ces appels au lecteur ? À cette demande de collaboration incitant le lecteur à se charger lui-même d’élaborer le portrait de Rousseau à partir des faits rapportés, exprimée clairement à la fin du livre IV, comme à ces tentatives pour influencer son juge, le prendre à parti ? Le héros de William Boyd semble renoncer à l’idée de s’ériger en juge de Rousseau. John James Todd ne se reconnaît guère à travers la figure de ce narrataire souvent hostile, victime des préjugés et de l’opinion, que Rousseau prend régulièrement à parti au travers de son texte. Retranscrivant dans le roman la notice biographique que consacre à l’écrivain « une certaine Dr Ida Milby-Low (MA, PhD Oxford) » en 1934, dont il ne cesse de relever l’étroitesse de jugement24, il aboutit à l’idée que Rousseau à travers ses Confessions s’est finalement jugé lui-même : Soyez-en persuadé, rien de ce que raconte ici Milby-Low n’est omis dans les Confessions, comme vous seriez pardonné de le croire en vous 21

Voisine, « Le dialogue avec le lecteur dans Les Confessions », art. cit., p. 25. Ibid., p. 27. 23 Ibid., p. 30. 24 Voici un exemple d’un des commentaires de Todd sur la notice de Milby-Low : « Profondément malheureux, Rousseau s’enfuit de chez son employeur et de la Suisse pour arriver à Annecy, en Savoie, où il fit très vite la connaissance d’une Mme de Warens, une femme de mœurs faciles. [Ceci est la voix de Miss Milby-Low – professeur vieille fille, je parie, avec une moustache, et dont les seuls vices sont une rare cigarette et un petit coup en douce de la bouteille de sherry qu’elle garde dans le tiroir de son bureau.] », (Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 337). 22

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fiant au ton de révélation satisfait dont elle use parfois. Rousseau luimême fut et demeure la source de toutes les calomnies que lui infligent les pédants et les prudes. Tout est étalé avec une sincérité intrépide dans ce livre magnifique et ses compagnons – Rousseau, juge de JeanJacques et les Rêveries. Il n’omet aucun méfait, du plus grand au plus petit : de l’abandon de ses enfants au fait de pisser subrepticement dans la soupière d’une voisine revêche au moment où celle-ci avait le dos tourné. Rousseau est jugé par Jean-Jacques et non pas par les Milby-Low de ce monde. 25

En reconnaissant sincèrement ses fautes, en s’accusant lui-même, Rousseau a coupé court à la calomnie et privé ses accusateurs de la parole. Todd, qui avoue avoir, dans sa prison, littéralement dévor[é] » le livre de Rousseau, « croqu[é] ses os », « suc[é] sa moelle » avec une « ferveur gourmande»26, ne se risque pas, quant à lui, à critiquer, ni justifier, les choix de Rousseau. La question du jugement moral semble, dès le départ, évacuée dans sa lecture, Rousseau se trouvant comme absout aux yeux du héros par son incroyable sincérité : J’ignorais tout de Rousseau, de sa vie, de son œuvre, de ses idées, et je ne savais pas grand-chose de l’Europe du XVIIIe siècle, mais la voix était si fraîche, la sincérité si émouvante et inhabituelle que peu importait. C’est là l’histoire du premier homme véritablement honnête. Le premier homme moderne. […] Lorsque je reposai la pile de pages écornées à la fin de mes sept semaines de lecture fébrile, je pleurai.27

Mais, s’il refuse de s’ériger en juge, John James Todd répond en réalité d’une autre façon que celle prévue par Rousseau à sa demande de collaboration, en se révélant sensible à certaines demandes moins évidemment explicites des Confessions. Cette réponse aux sollicitations de l’autobiographie de Rousseau prend une double forme. Premièrement, le roman peut apparaître comme une réplique fictionnelle au geste de Jean-Jacques : Todd, âgé de plus de soixante-douze ans, nous y livre le récit de sa vie en s’engageant à une parfaite sincérité. Le premier chapitre de l’œuvre reprend littéralement les formules du texte rousseauiste, sans que le narrateur fictif paraisse toujours conscient, du reste, de cette évidente intertextualité (ni, d’ailleurs, de tous les échos qui s’établissent entre sa propre existence et celle de Rousseau au long du roman28) : « Je me montre tel que je fus : 25

Ibid., p. 341. Ibid., p. 233. 27 Ibid., p. 233. 28 Pour un recensement de ces échos intertextuels, dont la présence renforce la dimension parodique de l’œuvre, voir Dominique Vinet, « Intertextualité et jeu de lois dans The 26

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méprisable et vil quand je me comportai de la sorte ; bon, généreux et sublime quand je l’ai été »29. Or on sait que les Confessions apparaissent par endroits comme un défi lancé à leurs lecteurs, les enjoignant à se livrer eux-mêmes à cette introspection exacerbée, intus et in cute, à laquelle s’est soumise Rousseau, comme le montre notamment la fin du préambule du Manuscrit de Neuchatel : Je m’attends aux discours publics, à la sévérité des jugements prononcés tout haut, et je m’y soumets. Mais que chaque lecteur m’imite, qu’il rentre en lui-même comme j’ai fait, et qu’au fond de sa conscience il se dise, s’il l’ose : je suis meilleur que ne fut cet homme-là.30

On peut considérer, en un sens, que Todd saisit dans toute sa complexité le discours qu’adresse Rousseau à ses lecteurs : celui-ci n’est-il pas, ici, mis avant tout au défi de se prêter au même exercice que Rousseau ? Et cette imitation ne devrait-elle pas le porter à tempérer le jugement qu’il devra prononcer, in fine, sur lui et sa vie ? Todd est ensuite l’auteur d’une adaptation cinématographique des Confessions. Cette tentative pour transposer l’autobiographie de Rousseau au cinéma sera l’ambition de toute sa vie. Lorsque Todd conçoit ce projet, après avoir retrouvé un exemplaire des Confessions dans ses affaires, dix ans après les avoir lues, il est alors un jeune cinéaste, installé à Berlin. Le tournage des Confessions, première partie, qui couvre la vie de Rousseau de 1712 à 1729, dure deux ans (1927-1929). Mais lorsque le film, grandiose, et d’une durée de plus de cinq heures, sort enfin, il est « tué » par l’arrivée du cinéma parlant, que Todd n’a pas anticipée31. Au début des années 30, Todd projette alors de tourner les Confessions : deuxième partie avec le son, en utilisant les tronçons de la première partie en flash-back. Obnubilé par son projet, il ne s’inquiète guère de la montée du nazisme32. Mais la disparition de la compagnie qui produit ses films met provisoirement fin à ses rêves autour des Confessions. Exilé aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, puis inquiété par la chasse aux sorcières qui sévit à l’époque du maccarthysme, il décide de s’atteler à la production des Confessions : Troisième partie au milieu des années 50. Le film, tourné en trois semaines en 1958, d’une durée New Confessions de William Boyd », Études Britanniques Contemporaines, 7, Montpellier, Presses universitaires de Montpellier, 1995, pp. 17-28. 29 Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 16. 30 Rousseau, Les Confessions II, op. cit., « Préambule du Manuscrit de Neuchâtel », p. 438. 31 Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 408. 32 Ibid., p. 410.

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d’environ une heure s’appellera finalement La dernière promenade de Jean-Jacques Rousseau et évoquera les années 1777-1778 avec plusieurs retours en arrière sur les souvenirs de la jeunesse de l’écrivain, empruntés aux Confessions : première partie. Le film, au budget très modeste, a, écrit le narrateur, son « culte et ses fidèles dans le milieu des clubs cinématographiques universitaires »33. À première vue, cette tentative d’adaptation cinématographique des Confessions ne semble pas témoigner d’une sensibilité particulière aux directives adressées par Rousseau à son destinataire à travers son autobiographie. Pourtant, une réflexion plus attentive peut permettre de voir à travers cette tentative d’adaptation cinématographique des Confessions une réponse à la demande de collaboration adressée par Rousseau à son destinataire. Nous ferons l’hypothèse que John James Todd, parachève, en un sens, le projet de Rousseau, non en le jugeant, comme Rousseau semble explicitement le demander, mais par une tentative de re-création de l’œuvre par d’autres moyens esthétiques, en la déployant dans le domaine du septième art. Dans le préambule du manuscrit de Neuchâtel, ce à quoi aspire Rousseau est précisément l’invention d’un « langage […] nouveau »34 pour démêler l’écheveau des sentiments et émotions qui ont été les siens tout au long de sa vie. John James Todd répond à la demande de collaboration de Rousseau en transposant les Confessions dans un autre langage. À la différence du roman-mémoires, il y a donc dans l’autobiographie une véritable parole adressée qui suscite une réaction du lecteur, même si elle ne s’inscrit pas nécessairement dans les perspectives explicitement ébauchées par le texte. Le choix de réaliser les Confessions : première partie en un film muet peut ainsi être considéré comme une réponse à la difficulté, qu’éprouve à plusieurs reprises Rousseau dans les Confessions, à traduire ses sentiments dans la langue commune. De manière significative, ce sont du reste les événements des six premiers livres des Confessions dont le vécu est le plus difficile à restituer qui forment les scènes décisives du film Les Confessions : première partie. Les scènes-clés du film de Todd sont en effet : – la rencontre avec Madame de Warens, dont le tournage est évoqué au chapitre 11. Dans les Confessions, le narrateur peine à proposer une explication rationnelle des sentiments éprouvés à l’égard de Mme de Warens par 33

Ibid., p. 605. « Il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse agité ? », Rousseau, Les Confessions II, op. cit., « Préambule du Manuscrit de Neuchâtel », p. 437. 34

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son jeune protégé (« Que ceux qui nient la sympathie des âmes, expliquent, s’ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, Mme de Warens m’inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s’est jamais démentie. »35) – la « Journée des cerises ». Le tournage de cette idylle « vibrante de sous-entendus »36 est évoqué au chapitre 12. Dans les Confessions, Rousseau ne sait comment caractériser les sentiments qu’il avait pour les deux jeunes filles, ni comment rendre l’intensité de cette scène riche en virtualités inaccomplies qui reste l’un ses plus beaux souvenirs (« Pour moi, je sais que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au cœur que celle d’aucuns plaisirs que j’aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop bien ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles m’intéressaient beaucoup toutes deux. »37) – le bonheur connu aux Charmettes. Évoqué par Rousseau au début du livre VI, ce moment le plus doux de sa vie est aussi celui pour lequel Rousseau se heurte à l’ineffable : « Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? »38. Todd choisit notamment d’évoquer le retour de Rousseau aux Charmettes, lorsqu’il revient plein d’espérance et de joie retrouver Maman et qu’il découvre son rival Witzenreid installé à sa place (le tournage de la scène est évoqué au chapitre 12 du roman). Le cinéma muet semble particulièrement adapté, aux yeux de Todd, à l’évocation de sentiments si difficiles à mettre en mots ou à rendre de manière claire. On le comprend mieux en lisant la manière dont Todd évoque, plus généralement, les vertus du muet, et les conséquences du passage au parlant : [Avec] le son, nous avons perdu autant que nous avons gagné. Avec le son, il est trop facile d’expliquer, trop facile d’être précis. Cette dangereuse frange d’ambiguïté disparaît à jamais. Les suggestions puissantes, très diverses de l’image, furent assujetties au bavardage. Le raisonnement articulé l’emporta sur la liberté qu’avait l’image d’opérer au-dessous du niveau du conscient… Je peux continuer. La technologie étouffa un art en 1927 – ou quelle que soit la date à laquelle cet abominable chanteur noirci au cirage coin-couina pour la première fois sur la pellicule –, et aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, 35 36 37 38

Ibid., livre II, p. 80. Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 381. Rousseau, Les Confessions II, op. cit., livre IV, p. 175. Ibid., livre VI, p. 271-272.

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nous luttons pour retrouver cette merveilleuse qualité subversive du cinéma muet arrivé à maturité.39

Le cinéma muet, mode d’expression purement visuel, ne peut-il être considéré en un certain sens comme un équivalent métaphorique de cette « chambre obscure » dans laquelle Rousseau disait vouloir s’enfermer pour écrire ses souvenirs, dans le préambule, toujours, du manuscrit de Neuchâtel40 ? Le cinéma muet offre en effet, aux yeux de Todd, tout du moins, la possibilité de donner une transcription purement visuelle des sentiments de Rousseau dans les Confessions, sans passer par le biais d’une formulation consciente, ou une explication logique, en leur conservant, donc, toute leur ambiguïté et leur potentialité. Les Confessions : première partie sont, pour finir, un film hors normes. Or, la manière dont Todd choisit d’y pousser « la forme cinématique à ses limites extrêmes »41 peut encore une fois être interprétée comme une réponse à la manière dont Rousseau s’adresse à son lecteur, en transformant la relation entre l’écrivain et son public. René Démoris a remarquablement analysé les différences entre le dispositif énonciatif du roman-mémoires et celui de l’autobiographie rousseauiste42. Le roman-mémoires dissocie fortement l’auteur réel du narrateur fictif, et engage le lecteur à considérer ce dernier avec distance. Le voile ne se lève pas sur les coulisses de l’écriture, notamment sur l’expérience personnelle qui a pu inspirer à l’écrivain ces histoires centrées sur l’évocation de l’existence privée. Or, le geste fou de JeanJacques Rousseau, dans les Confessions, consiste à faire précisément se télescoper l’instance de l’auteur réel et celle du narrateur fictif : Quant aux Confessions, l’intention de l’écrivain est de toute évidence de confondre auteur et narrateur, et de dire toute la vérité, au risque de l’odieux ou du ridicule.43 39

Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., pp. 404-405. Dans le préambule de Neuchâtel, pour exprimer la nouveauté de son projet d’écriture, Rousseau recourt en effet à l’image de la chambre obscure, dispositif optique qui rend possible l’obtention d’une projection de la lumière sur une surface plane, en deux dimensions, ce qui permet d’en tracer précisément les contours, technique qui annonce la photographie : « Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. » (Rousseau, Les Confessions II, op. cit., « Préambule du Manuscrit de Neuchâtel », p. 437). 41 Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 345. 42 Voir René Démoris, « L’écrivain et son double dans le texte classique », Les sujets de l’écriture, éd. Jean Deccotignies, Lille, PUL, 1981, pp. 65-84 ; et « La folie Jean-Jacques », Les Folies romanesques au siècle des Lumières, éd. René Démoris et Henri Lafon, Paris, Desjonquères, 1998, pp. 380-397. 43 Démoris, « La folie Jean-Jacques », art. cit., p. 394. 40

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Le dévoilement du sujet de l’écriture est cette fois complet, exacerbé, et alors sans doute intenable. Rousseau écrit en quelque sorte le roman vrai : le moi s’y expose de manière encore plus complète et irrévérencieuse que dans le roman-mémoires, et il s’agit non d’un personnage fictif, mais du véritable moi de l’écrivain. L’intimité créée avec le sujet véritable de l’écriture est inédite. Or la recherche technique à laquelle se livre Todd sur les Confessions vise précisément à recréer ce saisissant partage d’intimité : Mon but premier et essentiel, ma devise de travail, c’était de reproduire sur la pellicule les événements de l’existence d’un homme avec une attention pour les détails encore jamais vue. De la même manière que Rousseau s’était présenté, à moi lecteur, en toute franchise, ainsi offrirais-je à mon tour à des millions de spectateurs dans le monde le portrait d’un homme peint avec une telle intimité, une telle fidélité et une telle vraisemblance qu’ils en viendraient à le connaître comme ils se connaissaient eux-mêmes.44

Comment John James Todd va-t-il recréer par des moyens proprement cinématographiques ce compagnonnage intense avec l’auteur des Confessions ? Par la longueur du film, tout d’abord : le cinéaste va vouloir faire le plus grand film que le monde ait jamais vu, soit, non pas un film, mais trois films de trois heures. Ensuite, en se livrant à des expérimentations pour obtenir des images à trois dimensions, grâce à un type de pellicules gaufrées. Puis, par l’utilisation de gros plans qui sont, selon ses dires, « les plus énormes jamais vus à l’écran »45. Enfin, par le recours à trois caméras différentes (la « tri-kaméra »), dont il va synchroniser les images sur trois écrans géants contigus. En déployant ce nouveau dispositif, le but de Todd est que les spectateurs en viennent, à travers son film, à connaître une tierce personne, en l’occurrence Rousseau, « comme ils se connaiss[ent] eux-mêmes ». L’expérience cinématographique est censée donner une telle impression de présence que les spectateurs seront comme projetés à l’intérieur de la scène. Ainsi, la scène de la cueillette des cerises utilise la pellicule gaufrée pour mettre en relief tous les éléments contenus dans cet épisode… Elle montre, sur trois écrans contigus, les trois personnages, Jean-Jacques, flanqué de Mlles Graffenried et Galley, pour que le spectateur contemple « en même temps que Jean-Jacques les deux délicieuses créatures qui lèvent le nez vers lui »46. Enfin, elle se sert audacieusement « d’énormes gros plans de lèvres et d’yeux, de cerises 44 45 46

Boyd, Les Nouvelles Confessions, op. cit., p. 344. Ibid., p. 384. Ibid., p. 383.

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noires luisantes et des seins pâles et haletants »47 pour retranscrire le « tendre érotisme »48 de cet après-midi d’été près d’Annecy. L’ensemble du dispositif technique vise, en repoussant les limites de l’objectif cinématographique, à subjuguer le spectateur, pour recréer, selon le projet de Todd lui-même, cette intimité sidérante que Rousseau crée entre lui et son lecteur dans les Confessions. Analyser la représentation littéraire de la lecture des Confessions dans le roman de Boyd permet d’apporter, à travers l’étude d’un témoignage de lecture incarné et concret, bien que fictionnel, un autre éclairage sur certaines hypothèses théoriques. Si l’on se fonde sur l’influence exercée par les Confessions de Rousseau sur le héros de Boyd, on peut considérer que l’autobiographie met au défi son lecteur d’apporter une réponse aux sollicitations que contient le texte, même si la performance du lecteur peut considérablement différer de celle originellement attendue par son auteur. Reste pourtant que l’expérience de lecture retracée dans Les Nouvelles Confessions, est imaginaire, et que le roman de W. Boyd en lui-même, par ses choix d’écriture, illustre paradoxalement l’intérêt esthétique qu’on peut tirer du genre littéraire de l’autobiographie fictionnelle, et de la distance complice qu’elle permet avec son lecteur… Si l’on devine chez Boyd une fascination pour Rousseau, l’écrivain écossais, réalisateur à ses heures, ne fait nullement, comme son protagoniste, le choix de se dévoiler à travers le récit véridique de son existence. Il livre au contraire une autobiographie imaginaire, éblouissante de vérité et de présence, qui nous engage dans un jeu complexe de traque des traces du véritable sujet écrivain, et, de là, dans une réflexion vertigineuse sur les rapports de l’imaginaire et du réel.

47 48

Ibid., p. 384. Id.

ÉLOQUENCES ACTIVES (BEAUMARCHAIS, VOLTAIRE, CONDORCET) ET ÉLOQUENCES ROMANESQUES, DES LUMIÈRES AU ROMANTISME – CONSTANT, BALZAC, ROUSSEAU, LACLOS Jean-Paul SERMAIN

Un modèle intermédiaire entre deux types de confessions Les mémoires authentiques et les mémoires fictifs ont la même forme discursive, ce qui justifie de comparer la relation d’adresse qu’ils établissent les uns et les autres. Northrop Frye, dans son Anatomie de la critique, propose de les inclure dans un même ensemble qu’il appelle « Confessions », terme qui permet d’éviter l’impropriété fréquente de l’usage du mot « autobiographie ». Dans ce champ vaste ainsi délimité, je me propose d’envisager un tiers qui sert de médiateur et par conséquent de terme comparatif entre les deux ensembles proposés à la comparaison. En effet, un troisième type de récit à la première personne (mais absolument pas de l’ordre de la confession), s’impose alors à l’attention et à la mémoire lettrée, objet d’éducation, connu par des textes classiques et toujours particulièrement présent. Il s’agit du récit oratoire tel que l’enseignement et le savoir rhétorique l’ont défini et analysé, en distinguant sa forme pure, le récit judiciaire, et des formes hybrides, dans l’éloquence délibérative et, marginalement, dans l’éloquence épidictique. C’est ce modèle, nourrissant la culture des mémorialistes et des romanciers, dont l’appropriation littéraire va être ici examinée. Quatre traits principaux du récit judiciaire (et dans une moindre mesure du récit délibératif) intéressent les auteurs de « confessions ». Premièrement, il se définit par son cadre institutionnel qui fixe la distribution de la parole et les limites du conflit et décide des conditions de sa résolution, imposant ainsi qu’une décision soit prise, quel que soit le degré de certitude atteint. En découlent trois autres traits. Deuxièmement, ce discours entre dans un conflit et s’oppose à un ou plusieurs discours adverses qu’il évoque, suppose ou représente avec des vues toujours hostiles. Cette opposition vaut dans le procès : la narration vise à établir ce qui s’est passé, quelles sont les responsabilités, elle établit ce qui est le plus certain ou le plus probable, elle servira de tremplin à un élargissement du discours

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concernant les enjeux de la cause, ses implications sociales, morales, politiques. Les discours de Démosthène et de Cicéron ont retenu la postérité non seulement par leur qualité, mais par la gravité de leurs enjeux dans un moment où la république vacille et où le procès est un moyen d’en rappeler les principes et d’en prolonger l’existence. Les ennemis agissent bien au-delà de la question posée par le procès : ils menacent la chose publique toute entière, son maintien, sa paix, sa justice1. En cela, l’éloquence judiciaire rejoint l’éloquence délibérative : elle vise à chercher la meilleure décision possible et son récit ne porte pas sur un fait passé, mais sur une situation présente, ou développe les conséquences concrètes des choix offerts. Troisièmement, l’image de la « scénographie », généralisée par Dominique Maingueneau, s’applique très exactement à la situation oratoire : l’orateur parle en son nom et aussi au nom de tout un groupe (les boni de Cicéron), il s’adresse à son client, aux juges, aux coupables, aux innocents accusés à tort, à l’auditoire, à l’opinion publique, aux instances de la patrie et de la morale. Face à eux, il prend des visages différents, mais il n’hésite pas non plus à les faire parler, de façon à les qualifier ou à les disqualifier. Quatrièmement, dans ces destinataires, il en est un qui se détache de tous les autres, qui oriente l’orateur et son discours : c’est celui qui prendra la décision finale (judiciaire ou politique). Le discours éloquent vise à obtenir une action, et il trouve sa conclusion dans ce que fait le destinataire. Ce qui distingue l’éloquence épidictique est qu’elle n’attend que marginalement un tel effet. Le cadre institutionnel ne permet pas de différer la réponse : quelles que soient les convictions, elle est obligatoire. Le discours se prolonge donc dans ce qu’il produit, à la fois par l’effet de sa situation et par l’efficacité de son éloquence face aux discours rivaux. La décision acquise implique en même temps la défaite des adversaires. Le discours s’apparente à un drame par ses prolongements dans l’action, souvent d’une importance extrême. Les discours électoraux aujourd’hui sont de ce type. Le premier trait, le cadre constitutionnel, ne concerne pas mémorialistes et romanciers, leurs contraintes sont plus larges et plus lâches, et elles n’imposent aucune action du destinataire, qui peut se passer très bien même de les lire : il les ignore. Ceci laisse une grande liberté pour les trois autres traits, qui touchent au contraire beaucoup plus mémoires et romans : l’opposition à des contre-récits et leur intégration polémique, la diversification de l’adresse qui suppose que l’auteur se figure de plusieurs manières l’attente d’une réaction effective, nécessairement moins 1

Voir Francis Goyet, Le Sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1996.

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déterminée que dans un cadre institutionnel. Dans cette relation au modèle oratoire (judicaire ou délibératif), mémorialistes et romanciers sont par ailleurs partagés. En effet, le mémorialiste compte bien agir dans le champ du réel, le romancier s’adresse indirectement par le biais d’une fiction à son lecteur, et il attend de lui qu’il réagisse à son œuvre et pas à ce que demandent les personnages. Les pratiques romanesques des XVIIe et XVIIIe siècles viennent compliquer les choses, parce qu’elles empruntent et imitent la forme des confessions, et en particulier leur médiation commune du récit judiciaire. Depuis un demi-siècle environ, des études méthodologiques comme celles de Áron Kibédi Varga et de Wayne C. Booth, ou historiques comme celle de René Démoris, ont observé comment les romanciers utilisent des narrateurs à la première personne, en particulier des rédacteurs de leurs mémoires, pour transposer la situation judiciaire : leurs personnages prennent en charge des éléments disputés et, en laissant entrevoir des versions contradictoires de leur action, suscitent chez le lecteur le doute à l’égard de leur propre récit. Le roman se présente alors comme un plaidoyer de son héros dont le romancier sait indirectement donner des éléments pour le mettre en question, c’est-à-dire pour évoquer le contexte qui lui donne sa valeur agonistique. Pour autant ces récits sont le plus souvent sans visée pratique. Le modèle de la scène judiciaire est donc incomplet et est utilisé plutôt pour activer l’herméneutique du lecteur et faire basculer le roman dans le champ des belles-lettres. Le modèle oratoire se prête donc à des usages et à des transpositions diverses qui tiennent à la position du mémorialiste dans son passé et son présent d’un côté, à la complexité étagée des confessions fictives de l’autre. C’est donc un pan restreint de cet ensemble qui va être évoqué. On commencera par envisager la prégnance directe du modèle oratoire et donc sa vitalité dans des essais de trois écrivains des Lumières, Beaumarchais, Voltaire, Condorcet ; on laissera de côté les mémorialistes (qu’il faudrait plutôt envisager dans leur singularité), au profit des transpositions romanesques dont la confrontation se justifie par la création de formes reconnues et échangées : chez Constant, Balzac, Rousseau, Laclos. Trois modalités oratoires Observons dans un second temps la prégnance proprement littéraire du modèle de l’éloquence active avec trois auteurs qui l’utilisent pour présenter une défense les concernant directement (Beaumarchais) ou indi-

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rectement (Voltaire) ou bien un projet de réforme (Condorcet). On aura ainsi un éventail complet de mises en œuvre allant du récit judiciaire au récit délibératif en passant par une forme mixte (chez Voltaire). Ce registre littéraire (qui n’est pas reconnu comme genre) se rapproche le plus des mémoires effectifs en ce qu’il intervient directement dans le monde et attend sa conclusion dans l’action des destinataires, clairement identifiés et sollicités. Mémoires judiciaires Le mot « mémoires » qui est utilisé par la critique contemporaine pour désigner des romans en forme de confessions, comme par les auteurs de leurs propres confessions, possède aussi une acception intermédiaire et désigne un type de récit judiciaire qui n’emprunte pas le canal du discours mais de l’écrit. Ce recours à l’écrit s’explique par les conditions institutionnelles du procès d’ancien régime, qui n’a pas gardé toutes les possibilités des juridictions antiques, qui seront rétablies et renouvelées avec les réformes de la Révolution. Comme le précise Féraud dans son Dictionnaire critique de 1787, « mémoire » est masculin quand il veut dire un écrit fait, ou pour se ressouvenir de quelque chose, ou pour en instruire un autre. « Donnez-m’en un mémoire. Ce n’est que dans ce sens qu’on peut le dire au pluriel. ‘Il a donné plusieurs mémoires’. » Le recours aux « mémoires » par les accusés a connu une certaine efflorescence à la fin du XVIIIe siècle et elle a été interprétée par les historiens dans la perspective d’une « opinion publique » en formation. Son spécimen aujourd’hui le plus connu et le plus apprécié est dû à Beaumarchais dans sa lutte contre son accusateur Goezman. Il a été intégré dans l’édition pour la collection « Pléiade » des Œuvres de l’écrivain due à Pierre Larthomas. Il est donc aujourd’hui offert à la lecture en tant qu’œuvre littéraire. Mais avant cela, il a été rédigé par Beaumarchais pour contribuer à sa défense dans une affaire pour lui très dangereuse sur tous les plans. Elle est d’abord d’ordre financier et l’oppose à La Blache. Sur ce conflit vient s’en greffer un second, plus grave encore. Le juge Goezman se retourne contre Beaumarchais et l’accuse d’avoir tenté de le corrompre. C’est au cours de cette procédure judiciaire que ces « mémoires » sont écrits. L’affaire était rendue délicate parce que Goezman appartient aux nouvelles instances judiciaires voulues par le Roi pour se soustraire à l’hostilité des Parlements : l’attaquer, c’est se mêler à une lutte politique d’envergure. Beaumarchais représente les démarches des deux Goezman, le mari et son épouse, plus lointainement celles de

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la Blache, rapporte les scènes et les dialogues, cite les propos mais aussi les textes produits par les deux époux dans le déroulement de l’affaire. Quatre mémoires se succèdent qui font progresser celle-ci et changent progressivement la situation de Beaumarchais, du juge et de sa femme. Le texte s’adresse au juge comme à un ennemi dont il faut ruiner les arguments et la réputation et il s’adresse à Mme Goezman dans un mélange de moquerie et de galanterie, qui en relève les incohérences sinon l’extravagance comme la malhonnêteté : l’adresse ici est un combat. Il s’adresse également à tous ceux qui ont témoigné en faveur de Goezman (il les prend à parti, souvent en mentionnant des agissements tout différents avec lui ou en sa faveur), comme il s’adresse à tous ceux qui l’ont soutenu ou apportent des témoignages qui lui sont utiles. Beaumarchais s’adresse aussi explicitement au « public », puisque l’affaire personnelle engage la bonne santé de la justice, menacée par les agissements des Goezman. L’affaire privée est d’intérêt général et touche l’exercice de la justice dans l’État : en accédant à ce niveau que Francis Goyet juge « sublime », le procès prend une dimension délibérative. Beaumarchais s’adresse ainsi indirectement aux membres d’une juridiction qui pourront juger un de leurs pairs égaré. Le discours participe d’une action complexe : il s’agit d’abord d’établir la vérité des faits et les responsabilités de chacun (c’est le but de tout ce qui est narratif), ce qui passe par l’examen des motivations, le repérage et l’interprétation des indices (les « signes »). Cette histoire est problématique puisqu’elle s’oppose à une ou plusieurs autres (qui se développent dans le temps et se transforment), et qu’elle reste soumise à la contestation ou au doute. Il s’agit en outre de peindre les participants de l’affaire de façon à accréditer ou discréditer leur propre jugement. Il s’agit enfin d’intéresser des acteurs directs, qui détiennent le pouvoir, ou indirects, dont l’opinion est capable de devenir une force avec laquelle les gouvernants doivent compter. Le public des lecteurs immédiats pourrait s’étendre au-delà, à l’instar de ce qui s’est produit avec les plaidoyers de Cicéron que Beaumarchais invoque comme modèle pour justifier et son attention au détail et un style parfois satirique. Au fur et à mesure que les mémoires se succèdent, ils intègrent les effets qu’ils ont produit jusqu’au succès judiciaire de leur auteur : les juges qui ont le dernier mot lui ont donné raison. La complexité de l’affaire et la position délicate de Beaumarchais expliquent qu’il joue plusieurs rôles à la fois et que son discours sollicite des interlocuteurs nombreux, dont certains se succèdent et d’autres sont regroupés dans des ensembles eux-mêmes variables et aux contours plus ou moins nets.

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Hybridation du judiciaire et du délibératif L’entreprise de Beaumarchais, parce que le juge Goezman était membre de la nouvelle institution devant remplacer les Parlements, est malgré elle mêlée à un conflit politique et son éloquence a donc marginalement une dimension délibérative. Dix ans avant lui, Voltaire intervient dans un procès, celui de Calas, pour obtenir la révision d’un jugement. Il est conduit ainsi à mettre en question l’exercice de la justice et sa contestation vise à promouvoir une politique publique de la tolérance des religions minoritaires qui aboutira, juste avant 1789, à l’obtention d’un état civil par les protestants : l’affaire judiciaire a donc elle aussi une portée délibérative. L’ouvrage principal rédigé par Voltaire est un Traité, dont le sujet est la tolérance : il se situe sur le plan général des principes et des valeurs. Pourtant ce « traité » est centré sur une affaire particulière et entre dans une campagne faisant appel à l’opinion publique, aux juges et au roi (dont le conseil viendra en dernier recours casser ou modifier les jugements). Cette campagne est précédée d’autres écrits également dus à Voltaire : des lettres signées de la dame veuve Calas (qui lui sont adressées), celle de Donat Calas fils à sa mère, une lettre du même à Monseigneur le chancelier, une requête du même « au roi en son conseil », un « mémoire de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère ». Voltaire ici dépasse la distribution des rôles de l’avocat car il assume les identités des protagonistes de l’affaire, dont les auteurs sont censés avoir pris la plume : Voltaire réunit ces fantômes de discours dans un recueil de Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas et le jugement rendu à Toulouse, adressé globalement au public. En un second temps, le Traité sur la tolérance tient davantage de l’éloquence judiciaire. La complexité de l’affaire amène Voltaire à jouer successivement des rôles différents en fonction des destinataires conjointement visés, et, une fois Calas jugé et exécuté, il entend dépasser le cadre d’une simple réhabilitation pour refonder le droit privé. Voltaire, comme un avocat, commence par une narration qui rétablit une vérité des faits (en partie fausse sans doute, mais illustrant surtout les faiblesses de l’accusation), et en indiquant dès le premier paragraphe les enjeux du procès, le danger que fait courir à la France la corruption de son appareil judiciaire : « alors le cri public s’élève, chacun craint pour soimême, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance »2. Voltaire fait d’emblée intervenir cette « voix 2

Voltaire, Mélanges, éd. Jacques van den Heuvel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 561.

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du public » avec laquelle il dialogue. Il rapporte les diverses interventions qui ont conduit à ce désastre. Il peut se mettre en avant car il parle au nom « du genre humain », il en est le porte-parole. À son habitude, Voltaire attribue à ses adversaires les discours les plus absurdes et les plus odieux, il les fait intervenir dans des dialogues qu’il exhibe pour les disqualifier et les faire taire. Le chapitre 16 s’adresse à « ceux qui ont intérêt à gêner les consciences » : c’est un « dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien »3. La parole dénoncée par Voltaire est représentée, caricaturée, pour être rejetée avec horreur. Cela vaut aussi pour la « lettre écrite au Jésuite Le Tellier par un bénéficier » qui propose de massacrer « environ six millions cinq cent mille »4 hérétiques. Voltaire reproduit également ce qu’il dirait à un inquisiteur et leur entretien : son discours pour la tolérance est ici relayé. Il s’adresse en dernier lieu aux gouvernants, au cabinet du roi, au roi lui-même, qui prendront les ultimes décisions : « J’oserais prendre la liberté d’inviter ceux qui sont à la tête du gouvernement, et ceux qui sont destinés aux plus grandes places, à vouloir bien examiner mûrement […] »5. Le chapitre 23 a attiré l’attention : c’est une prière à Dieu. Ce nouveau destinataire exceptionnel dramatise le changement de niveau qui fait passer du cas particulier de Jean Calas à des principes universels : l’adresse ainsi figurée dans le texte met en œuvre ce déplacement de cadre et de regard. Le dernier chapitre de conclusion rapporte le discours hostile d’une lettre du 20 février 1763, et la réponse de Voltaire (qu’il cite) et qui contient le discours de la nature à tous les hommes : nouveau locuteur (figuré) et nouveau destinataire. Un « article nouvellement ajouté » à partir de l’édition de 1765 relate la réponse obtenue des autorités, la décision qu’elles ont prise, sanctionnant ainsi le succès de la relation d’adresse. Comme pour Beaumarchais, l’accomplissement du discours se situe hors de lui, dans une action conforme à ce qu’il voulait provoquer : ce qui était virtuel est devenu réalité. Voltaire voyait au-delà du cas Calas, et c’est après sa propre mort que ce qu’il visait a été atteint. Dans la défense de la tolérance des religions au sein de l’état, le texte de Voltaire continue même à agir aujourd’hui. Une éloquence délibérative Le propos réformateur de Voltaire était enté sur le règlement d’une cause judiciaire. Dix ans environ après Beaumarchais, Condorcet, dans ses 3 4 5

Ibid., p. 620. Ibid., p. 625. Ibid., p. 575.

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Réflexions sur l’esclavage des nègres (1788), aborde lui aussi une question de droit, celle de l’esclavage, mais sur un plan général : la proposition d’un changement de la loi relève donc complètement de l’éloquence délibérative. Grand admirateur de Voltaire, Condorcet procède comme lui en recourant à diverses figures d’énonciation. Il fait prendre en charge son texte par Monsieur Schwartz, pasteur à Bienne. Il présente ensuite une « épitre dédicatoire aux nègres esclaves » traités comme « mes amis » : voilà les premiers destinataires de son projet. Cette épitre est suivie d’une « préface des éditeurs » qui citent une lettre de Schwartz qui leur est adressée : cette lettre figure la transmission opérée par le livre du projet de Condorcet à ses lecteurs réels. Les « réflexions » viennent ensuite. Elles mentionnent très vite les arguments en faveur de l’esclavage : à ce discours de ses adversaires, Condorcet répond (chapitre 2). Il invoque ensuite le « législateur » : c’est bien à lui que s’adresse le texte, puisqu’il invite à changer la loi. Il convoque également les « maîtres » des esclaves. Il répond à ceux qui voudraient seulement « adoucir » l’esclavage et propose un programme (qui s’adresse au public, aux nègres, aux maîtres et aux législateurs) pour « détruire l’esclavage des nègres par degrés » : il se projette dans le futur en envisageant les différentes étapes qui ménagent à la fois les maîtres et les esclaves et permet de passer par transition d’un état (l’esclavage) à l’autre (la liberté et l’indépendance). Il répond de nouveau, au chapitre 12, « à quelques partisans de l’esclavage ». Il fixe une date de libération finale qui sera finalement celle où elle sera votée ! L’auteur dédouble donc sa parole en la distribuant à un auteur fictif et à ses éditeurs, et ses « réflexions » se déploient en entrant en dialogue avec les différents protagonistes intéressés par la réforme qu’il propose : les propriétaires des noirs, ceux qui tirent des profits de cette exploitation, les esclaves eux-mêmes, un « public » qui peut intervenir par la force de son opinion, le « législateur » qui édicte la loi (en 1787 le roi et ses ministres d’abord). Transpositions romanesques Le récit éloquent (dans un cadre judiciaire ou délibératif) se définit donc à la fois par une formation polémique et par son prolongement attendu dans l’action du destinataire ultime (le commerce désigne aujourd’hui ainsi le client). Avant la Révolution et le nouvel essor de l’éloquence politique et judiciaire, ce sont les écrivains et leurs livres qui s’approprient ce récit en en conservant les propriétés essentielles. Les « mémoires »

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authentiques sont susceptibles de les garder également, affaiblies, le plus souvent en reportant leur effet pratique après la disparition de leur auteur. Les romans ne visent que rarement un effet pratique sur le destinataire. C’est le cas par exemple des Aventures de Télémaque et des ouvrages de Sade. Les auteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle ont plutôt imité des pratiques discursives, en particulier celles des historiens, celles des mémorialistes et celles des épistoliers. Deux univers et deux types d’adresse sont alors emboîtés. La matière romanesque et le texte même du roman sont confiés aux personnages et ils sont offerts aux lecteurs. Dans l’appropriation des modalités des confessions authentiques (en l’occurrence des mémoires), le roman est particulièrement intéressé par la médiation du récit oratoire. Elle détermine une structuration de l’histoire et du texte qui intéresse directement le lecteur destinataire ultime de l’œuvre. Prenons l’exemple le plus fameux (et le seul retenu par Genette dans son égarant et malheureux Figures III), de l’« Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ». Un tel titre désigne à la fois le dernier livre des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, vite publié séparément avec la fortune que l’on sait, et ce que raconte des Grieux à Renoncour, censé rédiger ses mémoires. La relation d’adresse fait partie de l’histoire de Renoncour. Des Grieux s’adresse à la fois à Manon, la femme perdue, et à son auditeur complaisant, à qui il demande de le juger et de le plaindre. Cette demande prolonge celles qu’il a adressées à ceux dont il dépend affectivement ou matériellement (son père, Tiberge son ami, les protecteurs et rivaux, les détenteurs de l’autorité etc.). Renoncour de son côté, quand il publie « l’histoire », la présente comme un « tableau » (« j’ai à peindre… ») et donne les éléments d’un jugement : le héros connaît la voie droite et ne l’emprunte pas, éléments rapportés à un cadre ancien résumé par un vers d’Ovide concernant Médée (meliora video proboque sed deteriora sequor), et aussi à une casuistique moderne (catholique). Le récit d’empreinte juridique révèle un personnage déchiré et suscite des jugements complexes et divergents : l’auteur ne prend pas parti et laisse libre le lecteur de son appréciation. L’interrogation singulière concernant des Grieux a ainsi une portée plus générale sur l’ordre social et le désordre des passions, sur les valeurs encore valides ou factices. L’éloquence para judiciaire du héros ne s’adresse pas directement au lecteur mais se prête à trois usages essentiels. Elle assure la tension dramatique du récit ; elle est la condition d’une attention du lecteur aux moindres détails, portée par une herméneutique infinie (qui a nourri la critique universitaire depuis plus d’un demi-siècle) ; elle débouche sur une délibération d’ordre moral et social (ces deux registres sont conjoints

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alors avec la notion de « mœurs »)6. Le roman à la première personne (par le biais de confessions ou de lettres) laisse le personnage défendre, comme un mémorialiste, sa vision de l’histoire. Celui-ci intervient alors sur ce que sait ou croit savoir au moins en partie le lecteur, et le fait avec l’autorité que confère l’expérience vécue : il parle une fois les événements accomplis et vus de haut et il a toute légitimité pour donner sa propre version. Le romancier doit donc à la fois présenter un point de vue défensif individuel et donner aux lecteurs, par divers biais, des informations complémentaires sur ce fond. Les romanciers du XVIIIe qui travaillent sur cette forme élaborent progressivement un ensemble de moyens à cet effet. La Vie de Marianne de Marivaux participe à ce processus. Le romancier utilise le discours d’un éditeur et la forme du roman qui accumule les récits faits par Marianne de sa vie ou ceux qu’en proposent aussi ses protagonistes pour élargir considérablement le champ de la délibération ouvert par le récit de l’héroïne, qui emprunte la forme de lettres à une amie pour rédiger ses « confessions ». Cet élargissement se fait dans trois directions : d’emblée, Marivaux invite à lire son roman comme une déviation par rapport au cours normal du genre et ainsi à réfléchir sur les conditions de la rédaction romanesque et l’éventail des options de son temps ; l’histoire de l’héroïne et les conflits où elle est engagée, les portraits qu’elle fait, ses rencontres mettent en évidence des divergences entre les valeurs de la société contemporaine, qui déterminent des comportements mais aussi des manières de les comprendre et de les représenter ; enfin Marivaux étend cette réflexion en multipliant les versions différentes d’une même histoire : ce sont les conditions de la représentation qui ainsi affleurent et sont offertes à l’observation du lecteur. À l’époque des Lumières et jusqu’à l’âge romantique, quelques romanciers éminents se sont emparés de ce qu’il y a de plus spécifique dans l’éloquence active (judiciaire et délibérative), c’est-à-dire la conflictualité et la sanction d’une réponse effective, pour en faire une transposition dans les romans à la première personne (de confessions ou de lettres) et ainsi renforcer les propriétés dont est susceptible ce genre d’appropriation par le roman de pratiques authentiques : tension dramatique maximale, confrontation de représentations contradictoires, implications délibératives 6 Les romans les plus profonds comme La Nouvelle Héloïse donnent à ce débat une dimension politique. La forme épistolaire comme on le verra peut en effet rejoindre le roman en forme de Mémoires, suivant la voie ouverte par Montesquieu dans les Lettres persanes, et que peut emprunter même le roman à la troisième personne comme le suggère Corinne de Mme de Staël.

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du lecteur. Seront ainsi examinés deux romans du XIXe siècle dus à Constant et à Balzac, qui hybrident confessions et lettres, et deux romans épistolaires antérieurs, dus à Rousseau et à Laclos, qui transforment le recueil épistolaire en mémoires. Dispositifs hybrides des romans confessions Le roman de Benjamin Constant, Adolphe, est en partie tourné vers le siècle passé en accompagnant les confessions du héros d’un ensemble de quatre textes dus à trois énonciateurs situés dans deux mondes différents. L’auteur intervient directement dès la seconde édition avec une préface « ou essai sur le caractère et le résultat moral de l’ouvrage ». Il y rejette les lectures à clef (donc un symbolisme satirique), au profit d’une réflexion sur le mal, entendu à la fois comme souffrance infligée, comme faute, en considérant les responsabilités de la société, celle des femmes et celle des hommes, et enfin comme malheur. La préface de la troisième édition, plus sobre, résume bien le propos : « J’ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu’ils ne le sont. »7 Benjamin Constant retrouve les formules que Prévost attribue à son narrateur Renoncour : « Tel est le tableau que j’ai voulu tracer dans Adolphe. » (p. 52). Intervient ensuite l’« éditeur » ; il raconte dans quelles conditions il a rencontré Adolphe, qui, malade, a souhaité mourir et a laissé un manuscrit tout en empêchant qu’on le retrouve. L’éditeur a conservé dix ans ce « cahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire », puis, dans une ville d’Allemagne, il le confie à une personne de rencontre qui le rend avec une lettre. Celle-ci a motivé la décision de publication, mais n’est reproduite qu’après la confession d’Adolphe (divisée en chapitres, un peu curieusement), « parce qu’elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l’histoire elle-même » (p. 55). Elle en est donc un commentaire ultérieur – comme un jugement à la fin d’un plaidoyer. Le récit d’Adolphe est lui plus marqué par le temps de composition du roman, parce que, contrairement aux habitudes du XVIIIe siècle, rien n’est dit sur les conditions de rédaction de ces « confessions », ni dans quel but elles ont été écrites, ni à qui elles sont adressées – c’est un cri 7 Benjamin Constant, Adolphe, éd. Jean-Marie Roulin, Paris, Flammarion, « collection GF », 2011, p. 51 (nous indiquerons ensuite pour les autres citations entre parenthèses les pages renvoyant à cette édition).

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dans la nuit. Les rares mentions d’un lecteur possible sont très générales. Après la dénégation de toute intention rhétorique, à laquelle s’opposent son âge et son expérience (« Je ne veux point ici me justifier : j’ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d’un esprit sans expérience » p. 63), Adolphe précise que son analyse pourra pourtant être utile à ceux qui sont encore dans le monde : « je veux simplement dire, et cela pour d’autres que pour moi qui suis maintenant à l’abri du monde qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. » (ibid.) Cette leçon tout au plus de désillusion et de résignation à la méchanceté humaine transpose sur le plan personnel l’opposition religieuse entre les deux mondes. Deux autres formules sont encore plus limitées : Adolphe rapporte les propos tenus à M. de P***, « mais qui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s’éteignit avant même que j’eusse fini de les prononcer ? » (p. 111) ; et il donne ce conseil ponctuel et bien banal : « Qui que vous soyez, ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur » (p. 118). Ressurgit plus nette à la fin presque du récit le modèle de la situation judiciaire, quand Ellénore cherche à le rendre jaloux en attirant des admirateurs et qu’il est très complaisant : « C’est ici, je le sens, que l’on m’accusera de faiblesse. […] Certes je ne veux point m’excuser, je me condamne plus sévèrement qu’un autre peut-être ne le ferait à ma place », il déclare n’avoir point agi par calcul mais toujours « par des sentiments vrais et naturels » (p. 123). Les confessions ne convoquent pas de destinataire mais épousent la préoccupation de Constant en considérant les situations, les relations, les émotions, les idées, dans la perspective morale définie précédemment et en posant constamment la question du mal (dans ses deux acceptions de faute et de souffrance). Il fait de la « morale compacte et indivisible » la ressource des sots pour ne pas s’y soumettre, il ridiculise ceux qui invoquent les « principes bien établis, bien incontestables » (p. 62), il fait de la qualification morale (qui suppose une analyse très fine de la vie intérieure) ce qui transforme son histoire en question. Il envisage les responsabilités (par exemple celle de son père), les circonstances, les faiblesses, les incohérences. L’histoire se termine par la mort de cette Ellénore qu’il ne supporte plus mais qu’il est incapable de quitter. Devant sa mort, une insatisfaction irrémédiable l’accable : « combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! » (p. 138). Cela explique l’état dans lequel l’a trouvé l’éditeur (d’une certaine façon il lui explique sa situation : adresse indirecte et non

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formulée8) : « J’étais libre, en effet, je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout le monde. » (p. 139) Ces confessions s’achèvent avec la citation de « papiers » écrits par Ellénore et en particulier d’une lettre qu’elle n’a pas envoyée (l’ayant égarée, elle demande sur son lit de mort à Adolphe de ne pas la lire, s’exemptant ainsi d’un acte cruel). Elle y dénonce la violence des attaques d’Adolphe, ses atermoiements, elle exhibe les souffrances qu’elle éprouve. Elle annonce sa mort : Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, […] elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler. Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard ! (p. 140)

Le récit s’achève sur ces derniers mots d’Ellénore. Ils prédisent à Adolphe un avenir qui est devenu son présent. À la fois accusation et prophétie d’un destin tragique (et le tout début du récit introduit le sentiment du tragique que communique au héros une vieille amie vite disparue – ombre de Mme de Charrière). Il apparaît rétrospectivement, à la clôture du texte, qu’il s’adresse à une femme morte, pour attester de la justesse de sa prophétie et accepter sa leçon de leur histoire. Le sens du récit tient à cet ultime message post mortem d’Elléonore et peut se résumer dans une adresse implicite : vous l’aviez bien dit, vous aviez raison et mon destin est l’accomplissement de cette prédiction que vous m’adressez après coup pour signifier mon aveuglement et qui figure au terme de mon récit. Il en est la clef pathétique. Cet ultime discours de sa partenaire énonce la sanction qui attend Adolphe et qui est confirmée par la suite de son histoire figurant dans la lettre écrite par celui à qui l’éditeur avait confié en Allemagne le manuscrit. Ce lecteur transforme le destin d’Adolphe en un « exemple » (comme le faisait Renoncour avec des Grieux) en décrivant l’effet produit par la mort et le message d’Ellénore. Le point de vue de cette dernière triomphe en orientant le réel dans le sens qu’il indiquait : « L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent » (p. 142). L’éditeur publie in fine la réponse à cette lettre et offre les derniers mots du livre : « je publierai le manuscrit […] je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère 8

L’adresse ainsi est impliquée par l’acte de langage sans se manifester dans les déictiques.

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du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse » (p. 142). Le destin de l’homme est dans son « caractère » : « on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer, et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances. » (p. 144, excipit du roman). La perspective morale dessinée dans la préface et au cours des confessions est reprise de façon forte et nette. L’acte de rédaction des mémoires, contenus dans un coffre de fer qui est une image du tombeau, répond à la lettre d’Ellénore et trouve en elle son explication : le discours accusateur final est suivi d’une décision effective, qui a consisté pour Adolphe à revivre dans ses confessions l’horreur de sa vie et à exposer sa culpabilité, relayée par l’éditeur et l’auteur. Le livre est un produit de ce qu’il contient sur le mode de l’accomplissement d’une malédiction. Constant ne se contente pas de donner ainsi aux mémoires un statut judiciaire dans le sens où il est la sanction d’une sentence (et non dans le sens où il laisse ouverte la question d’une culpabilité, comme le fait des Grieux face à Renoncour), il tend à faire partager au lecteur le même jugement moral qu’a formulé Ellénore et accepté Adolphe, puisqu’il inspire le projet et la conduite même des confessions et se marque dans les moindres détails de l’histoire et dans les jugements critiques du narrateur. Le lecteur est invité à découvrir l’étendue du mal dans la vie privée et amoureuse du monde moderne, dans les relations de l’individu à la société, dans les rapports entre les hommes et les femmes (dont la bonté tient à leur exclusion de l’activité sociale). Le lecteur n’était pas directement concerné par des Grieux ou par Marianne mais par les forces morales et sociales dont ils révélaient les luttes. L’adéquation entre les points de vue d’Adolphe, de l’éditeur et de son lecteur premier, comme de l’écrivain, tend au contraire à entrainer le lecteur dans la crise amère qu’ils décrivent. Adolphe paraît en 1816. Vingt ans exactement plus tard, Balzac publie le Lys dans la vallée. Le roman est constitué de trois lettres, la première adressée par le héros Félix de Vandenesse, « À madame la comtesse Natalie de Manerville » : « Je cède à ton désir […] Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. »9 L’adresse a une dimension galante, la lettre procède d’une volonté de plaire ou d’entretenir l’amour de la femme convoitée, il en attend des bénéfices immédiats, sinon sensuels. Cette lettre occupe 9 Balzac, Le Lys dans la vallée, éd. Gisèle Séginger, Paris, « le livre de poche », 1995, p. 37 (incipit).

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l’essentiel du roman, lui-même long, et s’apparente aux lettres écrites par la Marianne de Marivaux : elle est écrite sur le mode d’un récit de confession. Contrairement au roman de Marivaux, Balzac laisse répondre la destinataire avec une lettre qui sert de conclusion au roman. Mais la lettre de Félix est à double face : elle raconte ses amours avec une autre femme à qui il s’est entièrement voué et qui est alors morte. Il s’adresse à elle parce qu’elle lui a envoyé une lettre destinée à être lue après sa mort, et que, comme dans Adolphe, les confessions de Félix prennent la valeur d’une espèce de réponse tragique à ce message ultime. Le roman connaît donc deux conclusions successives qui tiennent au double visage des confessions de Félix, centrées sur Mme de Mortsauf et adressées à Natalie. Les confessions se terminent par les derniers mots de Mme de Mortsauf, qu’elle a signés de son prénom, Henriette. Ils amènent à remettre en question l’image qu’elle a donnée et que Félix a adoptée sinon fixée dans son adoration, et par conséquent l’ensemble de l’équilibre passionnel et moral de l’histoire du couple (resté chaste – quelle folie !) Ces propos ouvrent une faille qui vient rétrospectivement démolir les jugements de Félix et la logique des comportements antérieure mais sans ouvrir de voie nouvelle puisque, comme dans Adolphe, il est trop tard – la mourante, dotée d’un mari épouvantable, regrette de n’avoir jamais connu les emportements charnels de la passion, elle ne peut plus les vivre. Ainsi Félix voit désavouée sa conduite et contesté son récit, d’autant plus cruellement qu’il connaît deux autres échecs : loin que la fille d’Henriette obéisse à sa mère en s’unissant à lui, elle lui marque l’horreur qu’il lui inspire et les derniers mots du roman sont confiés à la destinataire du récit, Natalie, qui tire de la « confession » de Félix la conclusion qu’il n’est pas aimable : l’homme de la passion absolue est rejeté de toutes et ne parvient à conduire aucune relation amoureuse. Les confessions se prolongent parce que figure l’effet qu’elles produisent et que cette réponse active éclaire pour le lecteur d’une façon tout à fait nouvelle le récit antérieur. Chez Constant, la lettre d’Ellénore ne renverse pas le propos d’Adolphe mais donne à sa rédaction un motif et accroit sa coloration noire. Balzac reprend le dispositif d’Adolphe mais en donnant deux réponses au récit de Félix, qui n’intensifient plus sa couleur sombre mais la changent radicalement : le sens de son récit est inversé, le coquelet est un imbécile. Dans un cas, Ellénore confirme ce que le héros sait de ses erreurs et expose la quantité de souffrances qu’elles vont continuer de produire, en accord avec les avertissements de l’éditeur et de l’auteur ; dans l’autre cas, Henriette dénonce le culte dont elle a été l’objet et l’absurdité immature de son soupirant ; puis le destinataire

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direct du récit, Natalie, (comme, dans Manon Lescaut, Renoncour) vient à son tour dire l’insuffisance amoureuse du héros : la répétition de l’échec prend une dimension elle aussi tragique. La réponse de Natalie renforce le jugement négatif d’Henriette et fait de l’ensemble du livre une critique très sévère de l’idéalisme maladif de Félix. Pour autant, il n’y a pas d’éditeur des lettres prolongeant le discours de ces deux femmes mais un romancier qui expose une situation et joue son rôle de créateur sans le commenter. La disposition judiciaire du récit, comme dans Adolphe, assure la tension dramatique du récit. Les deux sentences finales obligent, comme dans Adolphe, à réinterpréter le récit antérieur et à dénoncer les deux illusions du héros, la seconde avec Natalie laissant entendre qu’il n’a rien compris même aux derniers mots d’Henriette, et en tout cas qu’il n’en tient pas compte dans le récit adressé à Natalie – la critique d’Henriette serait ainsi aggravée. Le récit de Félix n’approuve pas le propos d’Henriette mais le confirme contre son gré ! La structure judiciaire développée jusqu’à l’intégration de la sentence et de son effet (ici le double rejet de Félix le mal nommé), permet d’introduire un coup de théâtre qui ne se réduit pas à l’irruption d’un événement de péripétie, mais qui oblige à revoir l’ensemble du récit sous une lumière inattendue et à le réinterpréter, donc à le relire attentivement : le roman repose alors sur le conflit de trois voix et de trois interprétations, où s’expriment les contradictions propres à l’époque moderne de la vie amoureuse et de la situation politique qui affectent de façon indissociable les individus10. Autre dispositif hybride des romans épistolaires Constant et Balzac ont écrit deux romans en forme de mémoires qui conservent quelque chose de l’ouverture dramatique et temporelle du récit éloquent (il prend sens dans ce qu’il accomplit, dans la réponse d’un destinataire), en l’associant avec le genre épistolaire : le dispositif inventé pour le roman de confessions nous incite à découvrir dans cet autre genre si populaire au XVIIIe siècle (et dont Balzac a été aussi un des ultimes adeptes), comment il a pu ménager lui aussi une organisation judiciaire sanctionnée par son effet pratique. On a surtout considéré dans le roman par lettres l’originalité de ses composantes, écrites au présent au cœur d’une relation vivante. Il faut toutefois aussi considérer le rassemblement 10 La force terrible du personnage du mari, M. de Mortsauf, contribue à ancrer la situation des deux amants dans un moment particulier (la Restauration) et ainsi à expliquer les personnages et leur destin par une situation historique, alors que le roman du XVIIIe siècle s’en tenait le plus souvent à une méditation sur les principes.

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des lettres en un recueil, qui suppose un après coup et une rétrospection : l’échange épistolaire se fait roman dans la mesure où il devient mémoire. En effet, la réunion des lettres à la fois continue et complète (dans le sens où elle offre une histoire complète et non dans le sens absurde où toutes les lettres sont là), fait que les personnages ont finalement écrit leur vie (ou un moment crucial) et qu’elle est désormais fixée par leurs textes – qui faisaient partie seulement du cours de leur existence (en quelque sorte mémoires à leur insu, comme un instantané deviendra témoignage historique). Dans le recueil la lettre change de nature : elle devient mémorielle, et par là support romanesque. Les personnages peuvent s’y voir s’ils sont encore en vie, ou ils laissent le portrait de leur vie aux survivants. Les deux ultimes grands romans épistolaires français du XVIIIe siècle, La Nouvelle Héloïse et Les Liaisons dangereuses, ont exploité cette virtualité mémoriale du recueil de lettres en confiant sa mise en œuvre à ses personnages, en leur laissant en former l’intention et en représentant ses effets de reprise synthétique, conclusive et programmatique. C’est ce qu’ont ensuite adapté Constant et Balzac en revenant à une forme hybride de confessions et de lettres. Ils se sont l’un et l’autre inspirés directement de Rousseau (même si Constant emprunte une partie de son vocabulaire au roman de Laclos et à celui de Prévost). La Nouvelle Héloïse se conclut par la mort de Julie qui laisse aux survivants une lettre à valeur de testament : comme le fera Ellénore, elle considère rétrospectivement son histoire amoureuse avec Saint Preux, son mariage et l’entreprise de son mari pour la réconcilier avec son passé en faisant venir Saint Preux dans la propriété conjugale et en l’invitant même à devenir précepteur de leurs enfants. Elle n’a pas trouvé la paix, son amour pour Saint Preux est resté vivace, au risque de ruiner ses promesses de vertu (elle aussi est au bord de l’embrasement charnel, comme la future Mme de Mortsauf). La mort est donc la bienvenue. Cette lettre complète celle qui figure à la fin de la troisième partie, au mitan du roman, où Julie faisait aussi le bilan de sa liaison avec Saint Preux et s’engageait dans le mariage et une nouvelle vie. Cette deuxième lettre autobiographique, lue posthume, est définitive et elle rend problématique l’ensemble du roman. La passion ne se laisse pas soumettre, l’amour est le plus fort, mais subordonné à un ordre social lui-même nécessaire. Cette ultime lettre, en mettant un point final à l’histoire, incite doublement à recueillir l’ensemble de la correspondance et à la relire à sa lumière : elle amène à vivre dans le souvenir de la morte en corrigeant ce qui s’est dit et fait, en introduisant un point de vue jusqu’alors inaperçu et elle ouvre une continuité avec l’amour initial dont Julie promet qu’il

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ira, comme avec Laure pour Pétrarque (autre référence fondatrice), jusqu’au paradis où les épouses ne retrouveront pas leurs époux mais leurs amants de cœur – Rousseau n’est guère orthodoxe. La dernière lettre est donc comme une sentence finale dans une question ouverte et elle s’impose en suscitant les deux actes corrélés de recueil de la correspondance et de recueillement dans une lecture sans cesse reprise. Cette sentence comme dans tout procès ne supprime pas les questions qu’il soulevait et les voies alternativement offertes (et ici mises en œuvre). Le roman à la fois conclut et réveille une interrogation : la lecture pieusement amoureuse de saint Preux et Claire et peut-être religieusement pieuse de Wolmar viennent nourrir la lecture interrogeante et perplexe du lecteur. Adolphe et Le Lys dans la vallée reprennent ce procédé de la lettre post mortem qui sert de conclusion en laissant la partenaire offrir sa version des faits au moment de leur achèvement et trouver l’accomplissement de leur sentence dans le récit antérieur, pris en charge par Adolphe et confié au lecteur chez Rousseau. Adolphe se rapproche aussi de la manière dont Laclos a adapté le roman de Rousseau dans ses Liaisons dangereuses (auxquelles les péritextes de Constant se réfèrent aussi explicitement). Le livre donne à Mme de Rosemonde le rôle principal pour conclure le roman. En effet, au moment où les liaisons ont succombé aux dangers et ont été rompues, elle apprend le récit des événements comme les réactions des protagonistes : elle reçoit de M. Bertrand l’annonce de la mort de Valmont avec un volumineux paquet de lettres (envoyées et reçues). C’est aussi elle qui reçoit les lettres de Mme de Volanges et de Danceny. Est expliquée la réunion de toutes les lettres (sauf une qu’a remarquée Jan Herman mais cela échappe à l’attention d’un lecteur du roman), sont rapportés tous les événements qui mettent un terme aux liaisons, sont publiés les secrets qui renversent les feintes publiques. Mme de Rosemonde reçoit aussi dans la dernière lettre que lui adresse Mme de Volanges, et dans le dernier paragraphe (avant la formule de politesse), la leçon morale de l’ensemble qui développe le sens du titre du roman et dénonce les erreurs des uns et les fautes des autres conformément aux indications données par l’éditeur (qui s’adresse au lecteur puisqu’il traite le livre comme un roman) et par le rédacteur (qui respecte la fiction de la correspondance) : « Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ? et quelles peines ne s’éviterait-on pas en y réfléchissant davantage ! »11. Rousseau et Laclos 11 Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. René Pomeau, Paris, Flammarion, « GF », 1981, p. 512. Constant reprend exactement ce propos à la fin de sa seconde préface.

ÉLOQUENCES ACTIVES ET ÉLOQUENCES ROMANESQUES

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transforment le recueil en mémoires et tirent parti de la forme dialogique du livre épistolaire pour soutenir l’interrogation morale et inviter le lecteur à un jugement dont les lettres conclusives donnent une amorce importante, capable de fonder le recueil des lettres. On dira que manque le discours de Mme de Merteuil, on répondra que les faits disent sa défaite et surtout qu’elle a anticipé sa lettre testamentaire dans sa confession autobiographique (lettre 81) : elle s’appuie sur son passé pour donner le sens de sa vie et rien ne vient modifier ce programme (son échec ne change pas un projet politique et un parti pris d’immoralité radicale). Conclusion Faire intervenir, entre les confessions authentiques et celles qu’imitent les romanciers de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, le modèle de l’éloquence active propre aux genres judiciaire et délibératif, a permis de mettre en évidence un dispositif romanesque original : il utilise les deux propriétés essentielles de l’éloquence active, d’une part l’organisation polémique d’un discours qui implique ses opposés, et d’autre part l’attente d’une décision du destinataire. Dans tous les prestigieux et inventifs exemples examinés, le romancier place au terme du roman une lettre qui est une conclusion de ce que l’histoire et le récit ont jusqu’ici établi : elle a une valeur de réponse qui détermine rétrospectivement la modalité de question de ce qui précède et qui en offre une interprétation inattendue et même provocante12. Le dispositif romanesque repose sur une hybridation des deux modes mémorialiste et épistolaire. D’un côté, les romanciers débordent l’univocité des confessions et donnent la parole à leur destinataire parfois unique (Ellénore) ou parfois double (Henriette et Natalie). D’un autre côté, l’échange épistolaire détache un des protagonistes dont la lettre finale amène à transformer la succession des lettres en un recueil et à le lire dans le recueillement comme des mémoires. Les vraies confessions peuvent-elles recourir à des procédés identiques ? Du moins peuvent-elles directement agir dans le monde réel par leur vision de l’histoire et de ses acteurs et anticiper ou imaginer une réponse à cette action. Dans le cas du roman, le moment final de réponse au récit de confessions, par-delà les différences dans la mise en œuvre de l’hybridation selon que le récit est dû à un mémorialiste ou à des épistoliers, constitue un pivot narratif et sémantique. Il constitue un pivot 12

Gadamer fait de ce processus le principe de l’herméneutique littéraire.

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herméneutique puisque sa forme dramatique – à l’opposé de l’explication et du commentaire – oblige le lecteur à opérer lui-même le tournant interprétatif de relecture de tout ce qui précède. Il constitue aussi un pivot littéraire essentiel : il joue en effet un rôle déterminant dans le passage pour le lecteur de ce qu’il découvre et partage dans la vie des personnages (avec leurs intérêts limités à l’univers représenté distinct du nôtre), avec ce qu’il en tire pour sa propre connaissance du monde, sa propre expérience, sa propre mémoire. Ce prolongement donne au roman une valeur d’éloquence active propre, mais qu’il faut entendre, par rapport à ce qu’elle utilise dramatiquement, dans un sens restreint. Le lecteur n’a pas de décision à prendre ni de geste à accomplir comme les héros des romanciers ici lus. Mais lui est fournie la matière d’une délibération portant sur les questions de l’amour et du couple, de la morale et de l’action, de la société et de l’histoire. Le roman ne fournit pas seulement des positions contradictoires, il propose les termes nouveaux dans lesquels les appréhender et par conséquent penser. Tous les romanciers sauf Balzac tendent la main au lecteur et l’impliquent dans des interrogations d’abord morales et sociales. Balzac reste en retrait et, en moderne, fait intervenir l’histoire : celle-ci doit-elle, comme l’a décrit Péguy dans Clio, se substituer à l’étouffement des autres jugements jusqu’ici mis en avant ? La question se pose parce que Balzac a repris un dispositif ancien très fidèlement, en l’enrichissant même. Ce doute laisse au moins voir que l’éloquence active tournée vers le lecteur n’est pas du tout du même ordre que celle des essais éloquents ou des discours oratoires. Si l’on se focalise sur les trois personnages principaux du Lys dans la Vallée (M. de Mortsauf, Mme de Mortsauf, Félix), ils apparaissent tous les trois comme aveugles dans leur comportement à eux-mêmes et à leur situation. Dans le cas du premier, cet aveuglement est profondément lié aux événements historiques dans lequel il est impliqué : ce tyran est incapable de se voir et de se comprendre. Le couple d’amoureux est plus indirectement lié aux événements de l’histoire, mais néanmoins profondément déterminé par la situation historique et sociale. Chez tous les trois l’aveuglement se manifeste de façon moderne dans l’insatisfaction érotique que Freud lira comme névrose.

II.

DESTINATAIRES FICTIFS OU RÉELS DESTINATAIRES INCERTAINS

LE CARDINAL DE RETZ ET SA DESTINATAIRE : UNE FEMME À NE PAS OUBLIER Frédéric BRIOT

Une femme disparaît, et selon certains, au fond, ce n’est rien. Pour se limiter ici à un seul exemple, considérons l’ouvrage de l’anthropologue Emmanuel Terray venant s’atteler à une lecture programmatique des Mémoires du cardinal de Retz1. Cet ouvrage se propose un objectif (« je regarderai les Mémoires comme un “traité de l’action politique” »2), et un moyen (« je m’effacerai le plus souvent possible derrière le texte des Mémoires »3). On peut toujours discuter de l’objectif, on ne peut que se féliciter du moyen. Seulement toute proclamation n’est pas auto-réalisatrice, ou, pour parler comme Austin, le perlocutoire n’est pas toujours égal à l’illocutoire4 : et dans ce cas présent, il ne l’est pas. Dès la première citation issue des Mémoires de Retz, citation venant illustrer le motif de la politique comme théâtre, quelque chose vient en effet immédiatement se gripper : Il me semble que je n’ai été jusqu’ici que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et badiner avec les violons ; je vais monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention5.

Outre que Retz est présenté dans le commentaire qui suit cette citation comme passant directement du statut de spectateur à celui d’acteur, en « oubliant » donc au passage l’image d’un jeune Gondi égaré – de façon peu vraisemblable, donc pour le moins méritant notre attention – dans le parterre, 1 Emmanuel Terray, Politique de Retz, Paris, Éditions Galilée, collection « Débats », 2013. 2 Ibid., p. 11. 3 Ibid., p. 12. 4 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, traduction et introduction de Gilles Lane, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1970 [1962], p. 109-126. 5 Emmanuel Terray, Politique de Retz, op. cit., p. 15. Dans cet essai les citations des Mémoires de Retz proviennent de l’édition des Œuvres du cardinal de Retz établie par Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984. Nous lui préférerons pour notre part l’édition fournie par Simone Bertière, Paris, Classiques Garnier, coll. « La Pochothèque », 1998, dont les principes d’établissement du texte rendent la destinataire bien plus présente.

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ou, encore plus amusant, dans l’orchestre, et effaçant de ce fait violons et badinage, une ambiguïté terrible de lecture se fait jour : « le sort final de l’œuvre est suspendu au jugement du public »6. L’ambiguïté, ou l’implicite, réside ici dans l’assimilation du « public » au vous de la citation : ses rires diront si la comédie était drôle, ses larmes montreront si la tragédie l’a touché. Ses applaudissements assurent la renommée de l’auteur et des acteurs ; son silence et ses sifflets les condamnent à l’oubli7.

Le public ou le lecteur, c’est tout un : « Retz nous fait assister aux débuts [de lui-même comme acteur]… »8. Comme on le sait sans doute, ce n’est absolument pas le cas ; il y a là un escamotage flagrant. Si le texte de Retz est présenté par Emmanuel Terray dès sa première page comme universel – « comme tous les grands écrivains, Retz est à la fois de son temps et de tous les temps, donc du nôtre »9 –, cet universel apparaît ici, textuellement parlant, sexuellement parlant, bien excluant10. En effet, une des caractéristiques les plus évidentes et les plus criantes de l’œuvre connue sous le nom de Mémoires du cardinal de Retz est d’être constamment, du début à la fin, et presque à chaque page, adressée à une destinataire : le vous de la citation précédente, c’était elle, et uniquement elle. L’adresse à cette destinataire initiale est un fil rouge jamais interrompu, des premières aux dernières lignes, faisant d’elle la narrataire universelle et exclusive du récit : pas de public et pas de lecteurs par conséquent ici11. Or voilà qui ne va pas du tout de soi. Pourquoi cette Vie du cardinal de Rais (qui est le titre que porte le manuscrit) est-elle ainsi constamment adressée, alors que les modèles allégués, ou implicites, comme Plutarque, de Thou ou César ne le sont pas du tout ? Et pourquoi est-ce à une femme ? Pour prendre une terminologie résolument, et avec ferveur, anachronique, 6

Ibid., p. 15. Ibid. 8 Ibid. C’est nous qui soulignons. 9 Ibid., p. 9. 10 Il y a aujourd’hui, et à juste titre au regard de l’Histoire, une ère du soupçon pesant sur des universels proclamés, qui s’avèrent normatifs en diable, qui contraignent à un ordre hétéronome, et n’émancipent nullement. 11 La notion de public ne va pas du tout de soi, au-delà du seul cas de Retz, au XVIIe siècle comme aujourd’hui (mais pour des raisons différentes). Pour le dire autrement ce n’est pas du tout une catégorie a priori de l’entendement critique, ce dont malheureusement trop de travaux donnent l’impression. On pourra consulter à ce propos par exemple Hélène Merlin, « La question de la destination : considérations théoriques », dans Éloge de l’adresse, études réunies par Anne Chamayou, Cahiers scientifiques de l’Université d’Artois, Artois Presses Université, 2000, p. 149-161. 7

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cette adresse est genrée, et ne semble peut-être pas bien convenir aux sujets et aux milieux traversés. Le monde parlementaire, comme celui de l’Église, sont largement masculins. Les réflexions sur la monarchie française, sur l’élection des papes, celles concernant toutes les difficultés à se maintenir comme chef de parti, ou touchant à la critique des historiens, celles portant sur l’héroïsme (masculin, forcément masculin), sur des points de théologie ou d’histoire ecclésiastique, voire toutes celles d’un « traité de l’action politique », si jamais traité il y a, ne semblent pas devoir – pour le dix-septième siècle – concerner à tel point une femme précise, élue, qu’on entreprenne pour elle, et pour elle seule, cette espèce d’entretien infini. Et pourtant, contre toute attente logique en quelque sorte, c’est bien ce qui se passe. Le mémorialiste ne cesse de relancer cette conversation (certes de papier), prévoyant même parfois des réactions de surprises, d’objections, d’interrogations, voire d’incrédulité, et le tout en moyenne entre une à deux fois par page, comme l’a établi André Bertière12. On ne peut donc prendre cette affaire à la légère, ni cette femme, si l’on peut dire ici, par-dessus la jambe. Avant d’aller plus avant, il convient de rappeler quelques éléments du dossier. Si sa présence est artifice – hypothèse que l’on ne peut certainement pas écarter d’un revers de manche – cet artifice est singulièrement durable, et à géométrie variable : si parfois le vous semble impersonnel, et peut-être un simple outil narratif (comme la citation du début pouvait le laisser supposer), parfois le vous renvoie, ou semble renvoyer, à une personne plus précise, comme dans cet exemple : « vous connaissez peut-être les cris aigus de Mme de Choisy »13. Voilà une des premières difficultés : cette femme fait preuve d’une incarnation variable. Quant à dresser à partir du texte un portrait-robot de cette femme à des fins d’identification, l’exercice a déjà été maintes fois mené, avec des réponses aussi sûres d’elles-mêmes que variées : Mme de La Fayette, Mme de Caumartin, Mme de Grignan, Mme de Sévigné… À part le « Madame » inaugural, et le « vous » omniprésent, il n’y a rien de vraiment tangible, rien de vraiment assuré14. 12

André Bertière, Le cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 2005 [1977]. Pour ses calculs, voir la page 406 de l’ouvrage. 13 Cardinal de Retz, Mémoires, op. cit., p. 263. 14 On comprend dès lors la tentation d’en faire une fiction, tel le geste de Myriam Tsimbidy dans « La fausse confidente du cardinal de Retz », Méthode ! 9, 2005, p. 121-132. On aura compris que telle n’est pas notre option.

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« Qu’est-ce donc qui sera vrai ? Une seule chose peut-être : il n’y a rien de certain », comme le dit Descartes à un moment de son raisonnement dans les Méditations métaphysiques15. Déclinons alors quelquesunes de nos incertitudes. Il n’est pas certain que cette femme existe ; il n’est pas certain, si elle existe, de savoir qui elle est. Il n’est donc pas certain qu’une femme ait jamais demandé ou commandé au cardinal de Retz de rédiger ce récit ; il est encore moins certain qu’une femme ait jamais appris que sa demande recevait un début d’application, ou ait reçu la commande honorée. Entre le vrai et le faux, impossible de choisir, sans compter qu’il est théoriquement possible qu’il y ait dans tout cela peut-être à la fois du vrai et du faux. Mais voilà, pour rester dans une démarche peu ou prou cartésienne, ce dont nous pouvons être assuré : le mémorialiste prend bien soin de ne jamais nommer la destinataire dans son texte, du moins dans l’état où il nous est parvenu16, et le cardinal de Retz, hors de son œuvre, ne laisse aucun indice ; de surcroît, dans l’état actuel de nos connaissances aucune femme ne s’est jamais vantée d’avoir ordonné l’écriture de cette Vie. Aucun nom propre donc n’est attaché à ce vous, alors même que le mémorialiste – en conformité avec tous les codes aristocratiques – prend un soin scrupuleux à donner le bon nom, et au bon moment, à chacun et chacune17, et au premier chef, en un geste plutôt rare, le sien propre, comme garant de vérité18. Si « nommer » a donc tant de sens pour le mémorialiste, alors « ne pas nommer » (hormis la simple désignation « Madame ») en a aussi : de cela on peut être certain. En même temps voici ce qui est encore plus certain : la forme même de l’adresse, à défaut peut-être de son effectivité, est celle précisément avec laquelle le mémorialiste construit et conduit ses deux fils, celui de son récit, celui de son discours, et ce avec une constance remarquable. On la remarque d’autant plus que cette constance va à rebours de l’image négative véhiculée par ses adversaires, et complaisamment reprise longtemps par une bonne partie de la critique, celle d’un être tout inconstant, 15 René Descartes, Méditations métaphysiques, traduction de Michelle Beyssade, Paris, Libraire Générale de France, Le Livre de poche, 1990, p. 51. 16 Le manuscrit, qui a été retrouvé en 1797, est en effet irrémédiablement « lacunaire »… Sur ce point voir André Bertière, op. cit., p. 88-103. 17 Les changements de titre par exemple, avec la formule « X, depuis Y » – ou encore cette remarque : « j’insère par reconnaissance, dans cet ouvrage, les noms de ceux qui m’ont assisté /…/ » (Retz, Mémoires, op. cit., p. 1212). 18 Ibid., 219-220 : « Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité ».

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voire inconsistant, d’un esprit brouillon, tout juste bon pour de vaines agitations : Il a suscité les plus grands désordres de l’État sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir […]. Sa pente naturelle est l’oisiveté […] ; il s’amuse à tout et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu’il n’a qu’une légère connaissance de toutes choses.19

Faisons alors un rêve critique, lisons le texte du point de vue de son énonciation – un homme s’adresse à une femme –, et pas, pour une fois, du point de vue de ses simples énoncés, c’est-à-dire la réduction d’une forme à des « contenus ». Ainsi, toujours dans la citation initiale, celle du parterre, de l’orchestre et des violons, il conviendrait d’être surtout sensible non à la métaphore du spectacle (Retz n’a peut-être pas lu Guy Debord…) mais à la dignité des épisodes, rapportée à la destinataire elle-même. Autrement dit la conformité n’est pas celle d’un énoncé et d’un référent, mais d’un énoncé avec la structure énonciative en laquelle il prend place. Comme le discours doit s’accorder à ceux qui l’entendent, ainsi que le protagoniste des Mémoires le souligne à maintes reprises, notamment à propos des séances au Parlement de Paris, l’écriture mémorialiste doit elle aussi d’abord convenir à celle à qui elle est destinée : comme la matière est a priori établie, tout va se jouer dans la manière, dans les manières. Poursuivons ce rêve, et ouvrons la première page : Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation.20

La femme commande, l’homme obéit, et donne. Il s’agit d’un don sans contrepartie aucune, sinon peut-être la possibilité même du don, c’est-àdire d’écrire cette histoire, si l’on privilégie l’hypothèse selon laquelle la destinataire n’a pas besoin d’être réelle, mais représente une condition, un préalable nécessaire au récit. Ce don est l’actualisation, la concrétisation d’une relation de déférence (l’obéissance, le terme même de « Madame », où se retrouve le sens étymologique de la domina romaine). Comme dans certaines définitions de l’amour, il n’y a pas ici de respect, 19 La Rochefoucauld, « Portait du cardinal de Retz », dans Maximes, Mémoires, Œuvres diverses, Paris, Classiques Garnier, coll. « La Pochothèque », 2001 [1992], p. 792793. 20 Retz, Mémoires, op. cit., p. 219.

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seulement des preuves de respect, et le manuscrit, dans sa longueur et sa constance21, en est une preuve massive, indiscutable. Cette relation de respect, de civilité, d’amitié permet de verser les Mémoires du cardinal de Retz dans le vaste dossier de la France galante22. Sa contextualisation historique dans la civilité développée dans les salons est particulièrement évidente ; mais le plus important réside sans doute dans ce que construit, pas simplement pour l’économie formelle du récit, mais aussi pour cette Vie comme objet, une telle relation aussi affichée, aussi exhibée. Là encore, le degré de fiction ou de réalité de ce contrat ou pacte importe peu – car de fait, par définition, tout autre lecteur, nous par exemple, est un intrus, est un public second. Il nous convient de ne jamais l’oublier, même si, en dépit des efforts du mémorialiste, des lecteurs, on l’a vu, ont mis et mettent encore beaucoup d’insistance à rendre cette destinataire invisible. Or, cette marque d’amitié qui constitue la Vie, qui lui donne forme, et qui est la Vie même – et c’en est là le véritable élément le plus spectaculaire – vient constituer un contre-monde absolument aux antipodes de celui généralement attribué aux Mémoires ; au traité de l’action politique se substitue, à chaque page, à chaque ligne, un traité de l’amitié en acte, et d’une amitié généreuse. En voici, au moins, un faisceau de convergences. La réputation dont parlait Retz dès sa première phrase (« bonne ou mauvaise opinion que les hommes ont des choses, ou des personnes » dit le dictionnaire de Furetière) renvoie à l’espace public, à une image de soi publique, et en public. Or, en s’adressant à une lectrice, et une seule, et anonyme de surcroît, on quitte cet espace public, et on soustrait du même geste le discours à toute autorité publique. La Vie n’est sans doute pas pour autant dans l’espace privé ou intime, notion difficile à estimer pour nous dans la période considérée, et l’on usera plutôt du terme particulier, qui alors renvoie au familier, au secret, à l’opposé des charges publiques. Pour le dire autrement, c’est comme si le mémorialiste se tenait à la ruelle d’une dame et en tête-à-tête lui « récitait » sur son ordre ses aventures si différentes. Cet espace de la conversation secrète et familière 21 La commande initiale est ainsi rappelée à l’extrême fin du récit : « l’ordre que vous m’avez donné » (ibid., 1212) 22 Pourtant, curieusement si l’on peut dire, l’œuvre est absente de l’index de l’ouvrage d’Alain Viala, nommé justement La France galante, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Littéraires », 2008.

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n’est absolument pas celui des discours politiques que l’on va tant trouver dans la suite ; il en constitue bel et bien un contre-modèle. Un véritable détournement de genre s’opère alors, qui n’est pas tant celui du genre des Mémoires, encore protéiforme alors avant l’uniformisation éditoriale pratiquée au XVIIIème siècle, puis au XIXème siècle sur d’autres bases, que celui des imprimés contemporains de nature historiographique. Dès le début, à propos de sa naissance, Retz mentionne les libelles qui ont été faits contre lui ; il mentionnera plus tard les mazarinades ; surtout il n’aura jamais de mots assez durs contre les productions imprimées des historiens, pédants et gens à système. Imprimés et espace public vont de pair, avec des lecteurs anonymes, le tout étant (à lire au moins le texte de Retz) un monde exclusivement d’hommes ; donc ici, outre un autre espace, s’ouvre et se déploie, comme clandestinement, une autre forme de la parole, un tête-à-tête, et une relation de confiance. Un homme, une femme. Retz ne construit pas un discours savant, sérieux, historique et/ou politique, et les observations négatives de son ami Caumartin sur une copie partielle du texte en témoignent23. Ce qu’il tisse, c’est une parole mondaine, qui ne recule pas devant les détails, les familiarités, et l’humour sur soimême24, une parole qui ne se pique de rien, comme le vrai honnête homme selon La Rochefoucauld25. C’est une parole de partage, de connivence, de paix, où se retrouve donc toute l’éthique et l’esthétique de la conversation propre au XVIIe siècle26, et pas, ou plus du tout, les mots qui servent à tuer (symboliquement ou pas), à blesser, à manipuler et tromper, bref les mots de guerre, les mots tels qu’on pouvait les employer durant la Fronde27. 23 Voir à cet égard la synthèse offerte par Simone Bertière, « Une lecture critique des Mémoires de Retz : les annotations de Caumartin à la copie Caffarelli », Revue d’Histoire Littéraire de la France 1, 1989, p. 39-48. 24 Autant d’éléments que Caumartin voudrait au contraire voir effacés… 25 On aura bien entendu reconnu là la maxime 203 de l’édition de 1678 des Maximes. 26 Voici ce qu’en dit le dictionnaire de Furetière : « Entretien familier qu’on a avec ses amis dans les visites, dans les promenades. Les gens les plus doctes ne sont pas les plus propres pour la conversation, n’ont pas les agréements de la conversation. Il ne faut pas prendre pied sur tout ce qu’on dit par maniere de conversation. On appelle un petit jeu, un jeu de conversation ». Il ajoute : « se dit dans le même sens des assemblées de plusieurs personnes sçavantes & polies. Les conversations des Sçavants instruisent beaucoup : celles des Dames polissent la jeunesse. Mademoiselle de Scuderi, le Chevalier de Meré, ont fait imprimer de belles conversations ». 27 Voir par exemple dans Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1978, le chapitre intitulé « Bagatelles pour un meurtre » (p. 35-66), qui en analyse superbement le mécanisme, à propos d’un passage extrait des Mémoires de notre cardinal.

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Dans ces conditions, on le comprend aisément, le temps essentiel de la Vie devient le présent, le présent de l’énonciation, ce temps qui lie ensemble le mémorialiste et la destinataire. Cela justifie et explique alors pleinement une autre caractéristique du texte depuis longtemps repérée par la critique : l’absence de toute nostalgie, de toute mélancolie, en un mot peut-être tout l’allant de cette écriture28. Sans doute faudrait-il en pousser un peu plus loin les conséquences29. C’est en tout cas dans ce présent-là, le vrai et seul temps de la Vie, rappelons-le encore, que se niche l’espace réflexif, celui des maximes, celui des « démarches », celui, peut-être, des leçons. Cet espace réflexif est celui de la grande affaire qui agite le siècle, celui de la Morale, c’està-dire du comportement des êtres humains entre eux. On ne va certes pas ici en dévider toute la pelote, mais insister plutôt sur un point, qui va nous permettre de retrouver notre question initiale : pourquoi (diable, serait-on presque tenté d’ajouter) une femme ? Le savoir chez Retz ne provient pas des livres, ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, qu’il n’ait pas une solide culture en ce domaine, il vient de l’expérience, il vient de ce qui est éprouvé : Il y a autant de différence entre un récit que l’on fait sur des mémoires, quoique bons, et une narration de faits que l’on a vus soi-même, qu’il y en a entre un portrait auquel l’on ne travaille que sur des ouï-dire, et une copie que l’on tire sur les originaux.30

Il convient donc de savoir observer, et de raisonner juste sur cette base. Comme quelqu’un déjà rencontré plus haut avait pu l’écrire avant Retz, « le bon sens [la capacité à raisonner juste] est la chose du monde la mieux partagée » ; mais évidemment chez Descartes comme chez Retz tout le monde n’en use pas à bon escient. Chez Retz, très peu en fait ; mais on peut en citer quelques-uns tout de même : le président de Bellièvre, Le Bernin, la princesse Palatine… Ce que l’on constate c’est que ce bon sens n’est lié ni au sang, ni à la naissance, ni à la richesse, ni aux études, ni à la nationalité, ni au sexe. De ce point de vue le choix d’une femme semble conforme tout autant aux théories de Descartes qu’à ses pratiques, lui qui conversa et correspondit en Europe autant avec des savants qu’avec des princesses. L’attrait des femmes pour la philosophie 28 Mais en général on le remarque comme une particularité annexe du texte, et non comme le cœur même du projet de l’écriture mémorialiste. 29 Comme l’écrit Simone Bertière, art. cit., p. 47, « le style adopté est consubstantiel au projet de Retz ». 30 Retz, Mémoires, op. cit., 971.

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cartésienne dans les salons de la seconde moitié du XVIIe siècle en témoigne encore, il n’est que de penser à Madame de Grignan, et à la guerre que lui mène sa mère sur ce point. Les capacités intellectuelles d’une femme pouvant être égales à celles d’un homme (ce qui ne va pas forcément de soi pour tout le monde… au XVIIe siècle), on peut donc aisément partager avec elle toutes ces observations, remarques et savoirs. Le choix d’une femme est donc un choix philosophique. Ce décloisonnement des sujets sérieux, masculins, est d’autant plus patent que la connivence qui est partagée repose sur deux piliers. Le premier reposerait sur l’idée (toute philosophique, là encore) qu’il n’y a de connaissance de soi que par la médiation d’autrui : […] mais outre que l’on ne se connaît jamais assez bien pour se peindre raisonnablement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis pas seulement me résoudre à m’en former, dans le plus intérieur de mon esprit, la moindre idée.31

Une satisfaction si sensible : la formulation est forte, et revient souvent dans le texte, avec ou sans variations32; elle indique donc un lien fort (et sans aucune équivoque…), elle indique surtout un bénéfice évident de cette écriture. Nous évoquions plus l’absence de ton nostalgique ou mélancolique. Or l’on sait que le cardinal, de retour de France, et en une sorte d’exil intérieur, en fut au contraire fortement affecté. Ici encore l’écriture n’est nullement mimétique ou représentative : elle n’accompagne pas le temps (passé ou présent), elle va contre lui. C’est pour lutter contre cet état, semble-t-il, que Madame de Sévigné écrira à sa fille de se joindre à tous les amis qui le pressent d’écrire sa vie, pour se désennuyer. On peut donc être tenté de voir dans la présence de la destinataire l’occasion si l’on peut dire de se procurer ce désennui, de se fournir même en satisfaction, en contentement. Si cette sociabilité affichée est peut-être une fiction, ou pas, ses effets n’en sont pas moins réels, ce qui est peut-être le plus important. Somme toute la valeur performative du langage ne sert pas seulement à neutraliser ou détruire un adversaire (politique) dans les épisodes racontés, elle peut aussi produire comme immédiatement, sur-le-champ, une joie, une joie partagée, une joie curative, une joie thérapeutique. 31 32

Ibid., 409. Au point qu’elle aurait pu tout aussi bien fournir le titre de cet article…

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Le signe le plus évident de cette satisfaction est la tonalité enlevée, joyeuse, pleine de gaieté du mémorialiste, rappelée plus haut. On ne saurait trop égayer les narrations, écrivait La Fontaine dans la préface de 1668 des Fables, juste quelques années avant le début de la rédaction de Retz. Et c’est très précisément ce que fait le mémorialiste : tout sujet (passé), même grave sur le moment, peut prêter à sourire dans son traitement (présent), selon les valeurs de la culture mondaine et savante. Aussi faut-il sans doute que la personne (nécessaire, indispensable) à qui l’on va s’adresser ne soit pas un double, ne soit pas un autre soi-même : il faut, en termes plus modernes, une altérité. C’est là toute notre hypothèse. Si on le reformule, il convient de ne pas destiner le récit à un reflet de soi-même : donc pas à un acteur de la Fronde, peut-être même quelqu’un qui ne l’a pas connue, donc peut-être pas exactement du même âge, pas à un ecclésiastique, pas à un exilé… Une femme convient parfaitement, d’autant qu’un tel choix correspond à cette invention ou cette conception dans la culture mondaine de possibilités nouvelles de relations intellectuelles et amicales entre femmes et hommes, de relations non hiérarchiques, d’égalité d’esprit33. Cette altérité nécessaire, et ce sera notre dernier point, permet la création d’un nouveau régime de dire vrai – contre celui de l’espace public – qui est celui de la sincérité, une sincérité purement autoréférentielle car indexée exclusivement à la seule destinataire, qui dans ces conditions prend la place du référent historique ; par un tour d’habile passe-passe, elle devient la garante du vrai dans le récit : […] je ne vous dirai rien qu’avec toute la sincérité que demande l’estime que j’ai pour vous.34

Ou encore un peu plus loin, en un exemple d’autant plus amusant qu’il a peu de chances d’être exact du point de vue étriqué du seul factuel : […] je trouve une satisfaction si sensible à vous rendre compte de tous les replis de mon âme et de mon cœur, que la raison, à mon égard, a beaucoup moins de part que le plaisir dans la religion et l’exactitude que j’ai pour la vérité.35 33 Il s’agit là d’un idéal à atteindre, il faut donc supposer qu’il ne s’accomplit pas toujours entièrement, et qu’il ne convient donc pas de l’idéaliser comme un âge d’or. 34 Ibid., 219 35 Ibid., 265. Il s’agit de l’épisode dit des augustins déchaussés. On pourrait ici songer à la remarque de Bronislaw Malinowsky, s’interrogeant sur sa pratique de diariste dans son Journal d’ethnographe, Paris, Le Seuil, coll. « Recherches anthropologiques », 1985 [1967], p. 124 : « C’est pourquoi nous ne pouvons parler de faits ayant une existence objective ; c’est la théorie qui crée l’événement ».

LE CARDINAL DE RETZ ET SA DESTINATAIRE

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La vérité n’est donc pas constative, mais performative, pas factuelle mais relationnelle. Nul doute que nous ne soyons guère habitués, ou enclins, à regarder ainsi les choses : c’est pourtant ce qu’il convient de faire aussi, sous peine d’escamotage du texte même, sous peine d’y rater, nous aussi, toute satisfaction sensible, tout plaisir, qui est sans doute l’ultime mot, non peut-être de cette Vie, mais de sa rédaction. Pourquoi donc une femme ? Peut-être aussi parce qu’avec elle ce lien de plaisir entre le sensible et l’intelligible sera rendu plus efficace, plus évident, plus à même, au moins le temps de l’écriture, de produire du désennui, un désennui réel et manifeste. Voici donc comment nous apparaît cette Vie : comme une production performative de sincérité, une œuvre auto-réflexive, qui, cette fois-ci au-delà de la destinataire, mais par elle, et grâce à elle, en appelle à une lecture amicale et empathique du récit, à faire une rencontre, comme le firent par exemple un lord Chesterfield ou un Stendhal qui y voyaient plutôt justement un traité de civilité en acte, personnel, ou encore la présentation faite de l’œuvre dans les toutes premières éditions du XVIIIe siècle, qui insistent fortement sur la présence de cette destinatairenarrataire36. C’est la possibilité de cette lecture, de cette rencontre, que l’on aura voulu partager ici.

36 Voici, dans l’Avertissement de l’édition de 1717 : « l’Auteur, qui ne les écrivait que pour une Dame de ses amis » ; et dans celui de l’édition de 1718 : « et comme il avait écrit ces Mémoires pour une Dame de ses amies à qui il ne voulait rien cacher, ainsi qu’il le dit plus d’une fois ; on y voit la vérité nue, et il découvre ses propres fautes avec toute la sincérité possible ».

DESTINATAIRES FICTIFS ET RÉELS DANS LES DERNIERS ADIEUX DE LA MARÉCHALE DE *** DE LOUIS-ANTOINE CARACCIOLI (1769) Fadi EL HAGE

Louis-Antoine Caraccioli (1719-1803) est un auteur relativement oublié de nos jours, bien que remis en lumière depuis vingt ans par Martine Jacques. On le connaît essentiellement pour l’expression « Europe française », symbole du rayonnement culturel français au Siècle des Lumières1. Gouverneur des enfants du prince Rzewuski, élevé au grade de colonel en Pologne, inspiré par des écrits moralistes comme Les Caractères de La Bruyère ou les œuvres de Vauvenargues, ces différentes influences marquèrent son écriture. Les Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants en atteste. Ce livre, approuvé par le Bureau de la Librairie en 1768, parut l’année suivante. Le lecteur d’aujourd’hui pourrait être facilement rebuté par les expressions larmoyantes trop appuyées et trop surjouées pour être sincères. Cependant, son intérêt se trouve ailleurs. En effet, divisé en vingt-et-une soirées, l’ouvrage de Caraccioli donne l’impression d’être un recueil de discours (comme peuvent l’être les Mémoires en tout ou partie) exprimés par une femme de distinction, veuve d’un maréchal de France, sur son lit de mort. On la voit prodiguer des conseils à ses fils et à sa fille pendant son agonie, excepté quand elle lit des préceptes rédigés par son défunt mari peu avant sa disparition. Tous les personnages susmentionnés sont fictifs. Cependant, les astérisques servant à l’anonymat (comme cela se faisait fréquemment à l’époque, notamment pour des Mémoires imprimés sans privilège royal), ainsi que l’avertissement donnant chair à la maréchale confèrent un certain réalisme aux discours exposés. Afin de donner à son œuvre une dimension digne de Mémoires diffusés sous le manteau (mais le privilège 1 Louis Réau, L’Europe française au Siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1971, p. 9. Caraccioli avait publié en 1777 Paris, le modèle des nations étrangères, ou l’Europe françoise. Curieusement, Louis Réau le qualifie comme « un diplomate italien du XVIIIe siècle, le marquis Caraccioli, ambassadeur de Naples à la Cour de Louis XVI [une coquille typographique indique « Louis XIV »] », ajoutant même que le titre « Europe française » « pourrait paraître prétentieux ou tendancieux s’il émanait d’un Français ». « Mais il n’en est rien », précise Louis Réau, qui oublie que Louis-Antoine Caraccioli est né au Mans. Il était certes d’origine napolitaine, mais n’en était pas moins né sujet du roi de France.

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du roi ne trompe pas), Caraccioli feint de se présenter comme l’éditeur du texte, l’avertissement de celui qui aurait côtoyé la maréchale restant anonyme. Or il suffit de lire les indications de la page de titre (« par l’auteur de la Conversation avec soi-même ») et l’appellation « roman » dans l’approbation pour ne pas être dupe. Mais est-ce là le plus important ? La vocation morale et didactique des Derniers adieux ne fait pas de doute, et, comme l’indique ladite approbation, ce « petit roman […] peut servir dans l’éducation des enfants : il est rempli de bons conseils pour les jeunes gens, surtout pour les militaires », dans la mesure où « on y fait l’éloge de l’ordre hors duquel tout est mal et dans lequel tout est bien ». Lorgnant vers l’exemplum, le roman Les Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants cherche à atteindre des destinataires réels par le biais de destinataires fictifs, qui incarnent un exemple-type non seulement de la famille noble, mais également de la noblesse en général. Comment des destinataires fictifs remplissent-ils leur fonction de miroir et d’exemple à l’adresse de destinataires réels ? Les émetteurs et destinataires fictifs : un idéal nobiliaire ? Les émetteurs et destinataires fictifs mis en scène dans Les Derniers adieux de la maréchale de *** permettent-ils de dresser un idéal du lignage noble français ? Rien ne semble nous indiquer explicitement qu’on se trouve dans un contexte français. Ce n’est que par des allusions que celui-ci se décèle. Il est certain que Caraccioli ne prend pas comme exemple la Pologne, puisque les dignités de grand maréchal et de maréchal de la Cour étaient auliques2. L’ascension du défunt maréchal du roman suit son parcours au fil des grades militaires français et des guerres, que l’on identifie comme celles de succession de Pologne et de succession d’Autriche. Les expressions « une guerre avec la Maison d’Autriche m’arracha mon époux »3 et, quelques pages plus tard « l’inquiétude des esprits ramena la guerre » confirment cette intuition. La guerre de Succession de Pologne (1733-1736, avec la paix signée en 1738) engagea la France contre les Impériaux, ce que prouve explicitement la déclaration officielle de guerre signée par Louis XV en octobre 1733. La seconde expression est suffisamment feutrée pour éluder les 2 Pierre Massuet, Histoire des rois, du royaume de Pologne, et du Grand duché de Lithuanie, La Haye, Gosse, Prévôt et Compagnie, 1734, I, p. 41-42. 3 Louis-Antoine Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants, Paris & Liège, Bassompierre & Van den Berghen, 1769, p. 7.

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circonstances de l’entrée de la France dans la guerre de Succession d’Autriche, mais l’emploi du terme « inquiétude » est à prendre dans le sens d’« ennui », tel qu’on le trouve parmi les définitions données par Furetière. Ce conflit avait été en grande partie motivé par le désir des officiers frustrés de ne pas avoir eu de promotion à l’issue de la guerre de Succession de Pologne de s’élever avec la reprise de la guerre, le temps de paix ralentissant ou stoppant logiquement les ascensions militaires (sauf exceptions). Nous avons le portrait d’un noble ne se plaisant pas à la Cour, y paraissant au minimum, et préférant étudier des traités militaires (à défaut de participer à des manœuvres dans les camps ?) au lieu de s’y trouver : Votre père, malgré le tourbillon du monde, avoit ses moments de solitude et d’application : il prétextoit des maladies pour apprendre son métier4.

La carrière de cet officier est présentée comme exemplaire, véritable incarnation du mérite. Ses faits d’armes l’attestent. Aucun siège, aucune bataille n’est précisément mentionnée, mais nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas d’une des opérations en Bohême, pour lesquelles avait été fortement salué le courage malheureux, ainsi que l’avait fait Vauvenargues, inspiration de Caraccioli. L’officier eut « l’honneur d’être cruellement blessé, et celui d’être fait lieutenant général », puis de devenir maréchal de France avant cinquante ans par mérite et non par faveur5. Caraccioli se montre soucieux d’entretenir une dichotomie généralement artificielle dans les faits entre le mérite et la faveur, la seconde étant indispensable pour la reconnaissance du premier. Trois ans après sa promotion, le maréchal mourut brusquement6. Aucun maréchal de France de l’époque ne correspond au personnage peint par Caraccioli, mais peu importe puisqu’en tant que fiction, le roman peut se jouer de l’exactitude de faits tout en peignant plus ou moins explicitement un contexte réaliste, à l’exemple de Stendhal qui, dans La Chartreuse de Parme, place son intrigue dans l’Italie postnapoléonienne, sous le règne du fictif Ernest V. Après tout, le flou entretenu sur la période évoquée permet d’éviter la censure à cause d’attaques trop explicites ou trop personnelles. Les origines de la maréchale paraissent assez obscures, afin d’accroître la portée universelle du personnage (ce qui peut engendrer des incohérences chronologiques), à travers lequel nombre de femmes nobles auraient 4 5 6

Ibid., p. 12. Ibid., p. 14. Ibid., p. 15.

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pu se reconnaître. Elle se dit « née d’une famille illustre par des honneurs et par des infortunes » et « orpheline dès l’âge de dix ans », prise en charge par « une tante attachée à la Cour par goût et par état »7. Elle serait née vers 1704-1705, au regard des indices que nous avons relevés. La maréchale se voit gratifier d’un parcours réaliste un peu plus précis, mais suffisamment révolu pour ne pas susciter une quelconque ire, et faisant certainement un clin d’œil aux publications du moment. Caraccioli fait souvenir la maréchale d’« une fête qu’on donnoit à Seaux [sic] », avec un bal où l’avait emmenée sa tante et où « la magnificence y avoit déployé tous ses trophées, et le bon goût de Madame la Duchesse du Maine y avoit rassemblé les plus belles personnes et les plus qualifiées »8. L’allusion à la duchesse du Maine et à ses fêtes de Sceaux peut être perçue comme un clin d’œil aux Mémoires de Staal-Delaunay, publiés pour la première fois en 1755. Le parc est décrit avec « des illuminations distribuées avec goût [qui] éclairoient comme en plein midi »9. Il est fait allusion aux Grandes nuits de Sceaux de 1714-1715, décrites par StaalDelaunay10, qui évoque « le bon goût réfugié à Sceaux », auquel fait écho Caraccioli. Ce dernier était trop jeune pour les avoir connus (et ne sembla pas avoir assisté aux réceptions ultérieures plus confidentielles et teintées d’humilité après les échecs des complots de la Régence), et il avait dû s’appuyer sur lesdits Mémoires de l’amie de la duchesse, voire sur le témoignage de Madame du Deffand, qui avait fréquenté Sceaux après l’ère des tourbillons festifs. Nous pouvons donc dater de 1720 le mariage de la future maréchale (à quinze ou seize ans ?), suivi de treize ans de bonheur domestique et nobiliaire avant la guerre de Succession de Pologne (à vingt-huit ou vingt-neuf ans ?). Le couple tint une petite cour puis, quand son époux partit combattre, elle prit un hôtel près de Versailles et de Fontainebleau, demeures les plus importantes de la Cour de Louis XV (Louis XV avait déclaré la guerre à l’Autriche en 1733 depuis Fontainebleau)11. Elle mena une vie mondaine, avec par moments la mention précise de pièces et d’opéras, comme l’« Opéra de Thétis »12, que l’on peut identifier comme 7

Ibid., p. 2. Ibid., p. 5. 9 Ibid. 10 Marguerite de Staal-Delaunay, Mémoires de Madame de Staal-Delaunay sur la société française au temps de la Régence, Paris, Le Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2001, p. 126-128. 11 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 12. 12 Ibid., p. 7. 8

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étant Thétis et Pelée de Pascal Colasse, joué pour la première fois le 11 janvier 1689, et plusieurs fois réinterprété, notamment le 19 janvier 173613. Ces mondanités étaient entrecoupées de moments plus introspectifs et pieux, qui prirent le dessus alors que la mort s’apprêtait à l’emporter à l’âge de trente-neuf ans (en 1743, ce qui n’est pas cohérent, au regard du parcours de son époux, mort après cette date de façon certaine). Les enfants du couple, destinataires de leurs paroles orales ou posthumes, incarnent un idéal nobiliaire. Ils eurent trois garçons et une fille. Cette dernière, trop jeune, est effacée, en adéquation avec la vision que Caraccioli avait du rôle social de la femme, comme le montrent les préceptes de la maréchale à sa fille. Celle-ci n’en tira pas profit, puisqu’elle mourut quelques jours après sa mère. Les trois fils incarnent l’idéal de la descendance noble, avec des orientations classiques, notamment pour éviter un morcellement des biens familiaux. Deux embrassèrent la carrière des armes comme leur père, tandis que l’autre se tourna vers la vocation ecclésiastique. Les états et parcours de chacun des enfants déterminent les thèmes abordés dans l’ouvrage de Caraccioli. Celui-ci opère une dénonciation du présent, relayée par des destinataires fictifs à l’attention de lecteurs réels. Les destinataires fictifs, un relais de dénonciation du réel Les Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants met donc en scène des destinataires fictifs afin de dénoncer le réel. Les situations exposées concernent les quatre enfants et, par moments, un ou deux de chaque, selon les thèmes abordés. Ceux-ci le sont à l’occasion des préceptes énoncés ou dans les paragraphes évoquant l’existence de la maréchale, ainsi que du maréchal, les deux époux jouant le rôle de couple antagoniste, entre oisiveté et esprit de service. La maréchale semble chercher une forme de rédemption en voulant conseiller sa fille afin qu’elle évitât les écueils auxquels son existence s’était heurtée. La maréchale se repent d’avoir oscillé entre une existence vertueuse et une autre futile, mais bien plus gratifiante dans l’immédiat. Elle se présente en effet comme ayant hésité par faiblesse entre la lecture édifiante du janséniste Pierre Nicole (1625-1695) – probablement les Essais de morale – et les fêtes de Sceaux, incarnant en plus de son entourage quotidien « la dissipation et la vanité »14. Caraccioli reprit en 1786 13 14

http://operabaroque.fr/COLASSE_THETIS.htm Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 5.

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le principe de la dichotomie dans Les Entretiens du Palais-Royal, en peignant une femme se jetant dans les plaisirs des fêtes de Sceaux avant de se plonger quelques mois plus tard dans les Entretiens métaphysiques de Malebranche, en quittant les frivolités éphémères pour un retour sur soi-même, imprégné de spiritualité15. La fille de la maréchale est la destinataire d’un discours présentant comme une faute que de vivre au milieu des plaisirs, au lieu d’exister dans un esprit austère et moral, qu’empêchèrent les fêtes de Sceaux : Ces réflexions commençoient à m’agiter, lorsqu’on vint m’avertir qu’il étoit temps de partir pour une fête qu’on donnoit à Seaux. […] Bientôt le son des instruments, l’harmonie des voix, me firent oublier Nicole et toutes ses raisons ; mon cœur, amolli par la volupté, ne tarda point à me persuader que la morale austère n’étoit propre qu’à chagriner : je dansai avec élégance, je fus louée avec profusion, et je revins plus enchantée du monde que jamais16.

On notera que Caraccioli défend par l’exemple de Nicole une opinion qui avait divisé les jansénistes sous Louis XIV, dans la mesure où l’auteur des Essais de morale s’était querellé avec Racine, après avoir affirmé que les dramaturges sont des « empoisonneurs publics, coupables d’une infinité d’homicides spirituels »17. Caraccioli n’avait pas une opinion plus positive à propos de la lecture de tels ouvrages par les femmes, y compris les romans, ce qui est assez paradoxal au regard de la nature des Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants : N’allez pas vous amuser à lire des romans : c’est une vraie maladie qu’un cerveau rempli de ces idées ; on ne voit plus les choses telles qu’elles sont ; on n’a plus de goût que pour des passions folles, pour des aventures extraordinaires, pour des sentiments outrés ; on ne parle plus que le langage des précieuses ridicules, et l’on devient soi-même un personnage de roman18.

Toutefois, Caraccioli encourage les lectures de correspondances émanant de femmes spirituelles comme Madame de Sévigné, dont les lettres « sont toujours dans le naturel »19. La fin de vie janséniste de la marquise pourrait être une raison de cette mise en valeur, Martine Jacques ayant 15 Louis-Antoine Caraccioli, Les Entretiens du Palais-Royal. Seconde partie, Utrecht & Paris, Buisson, 1786, p. 150-151. 16 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 5. 17 Journal littéraire, novembre-décembre 1714, p. 375-376 ; Abbé de Bonnegarde, Dictionnaire historique et critique, ou Recherches sur la vie, le caractère, les mœurs et les opinions de plusieurs hommes célèbres, La Haye, Veuve Van Duren, 1773, IV, p. 126. 18 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 119. 19 Ibid., p. 125.

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rappelé que Caraccioli avait été formé chez les Oratoriens au Mans et à Paris, au temps du second jansénisme20. L’opposition aux femmes investies dans les sciences, telle qu’Émilie du Châtelet, est manifeste, quand la maréchale affirme que « toute femme savante est la meilleure preuve que les Sciences ne sont point notre partage », refusant l’étude aux femmes qui ne doivent s’occuper que des affaires domestiques. Les sciences seraient inutiles pour elles, ne pouvant être investies d’aucune charge au service de l’État21. Nous pouvons songer ici aux Caractères de La Bruyère, qui a tenu des propos sibyllins sur les femmes savantes, qu’Emmanuel Bury assimile à un diasyrme reflétant une ironie lorsque l’auteur dit « admirer » une personne unissant la science et la sagesse, même femme22. De ce point de vue, Caraccioli se place dans le sillage des moralistes passés. Les trois fils de la maréchale sont des destinataires servant de relais à des problèmes bien plus concrets, dépassant la simple leçon de morale. Le fils ecclésiastique reçoit un discours qui dépasse les simples préceptes de sa vocation, bien connus par Caraccioli du fait de sa formation. Les critiques visent essentiellement une certaine catégorie de prélats, notamment ceux de Cour et faisant montre de mœurs libertines, à l’exemple du cardinal de Bernis. Quand la maréchale dit à son fils : « Ne vous mêlez point des affaires d’autrui »23, il s’agit d’une critique envers ceux qui affirment « renoncer extérieurement au monde, pour le rechercher ensuite avec ardeur »24. Bernis était l’un des cas les plus récents et les plus extrêmes, dans la mesure où il menait une vie dissolue, tout en se positionnant plus comme diplomate que comme serviteur de Dieu (il ne fut ordonné prêtre qu’en 1760). « Que penser d’un prêtre occupé du matin au soir à courir les promenades et les cercles ? Le monde en rit, et la religion en gémit »25, proclame la maréchale. La part belle est toutefois donnée au métier militaire. L’approbation de Malouin (censeur de 1744 à 177726) du 28 avril 1768 le confirme. L’essentiel des propos concernant la carrière militaire est exprimé à travers un discours écrit par le maréchal avant son décès, et lu par sa veuve. 20 Martine Jacques, « L.-A. Caraccioli et son œuvre : la mesure d’une avancée de la pensée chrétienne vers les Lumières », Dix-huitième siècle 34, 2002, p. 292. 21 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 119-120. 22 Ibid., p. 194-195. 23 Ibid., p. 140. 24 Ibid. 25 Ibid. 26 Raymond Brin, La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 173.

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Ce pourrait être un clin d’œil aux Mémoires sur la guerre écrits par des officiers généraux réputés et publiés de façon posthume, à l’exemple de ceux de Feuquières, de Puységur ou de Quincy, mais aussi le témoignage du développement des manuscrits de famille des Mémoires et conseils de vétérans à leurs fils, qui pouvaient être connus mais publiés seulement à partir du XIXe siècle voire restés inédits, à l’exemple des Mémoires de Langeron-Maulévrier. Y sont abordées les réflexions autour de la condition militaire dans la France du XVIIIe siècle. Nous percevons une défense de la noblesse militaire, rappelant l’ouvrage du chevalier d’Arcq imprimé en 175627. Ce dernier défendait l’idée que le métier des armes était la seule vocation de la noblesse, en opposition aux théories de l’abbé Coyer (inspirées de Voltaire) sur la noblesse commerçante28. Caraccioli ne dit rien de différent lorsqu’il fait écrire au maréchal une apologie du service militaire des nobles à l’adresse de ses fils : Vous êtes les descendants d’une multitude d’aïeux que la patrie compte au nombre de ses héros : leur sang ne circula dans leurs veines, que pour se répandre et pour guérir les maux que l’ennemi faisoit à l’État. C’est à ce prix qu’ils acquirent la noblesse dont vous jouissez, et dont vous ne pouvez vous prévaloir qu’autant que vous les imiterez. On perd sa noblesse aux yeux de la raison et de la probité, quand on ne s’en sert que pour vivre dans le faste et dans la mollesse, que pour se donner des airs de hauteur et de fierté29.

Le maréchal refusait que ses fils devinssent des nobles oisifs de Cour ou jouissant de leurs seuls domaines, puisque la noblesse rassemblait avant tout « des personnes spécialement chargées de faire valoir les droits de l’honneur et de la vertu »30. Il s’agit également de rappeler l’élévation d’un petit nombre, donc de l’aristocratie, par rapport au reste de la société, même si, en tant qu’hommes, il y a une égalité : « La Patrie est trop éclairée pour ignorer que tous les hommes sont égaux, que tous doivent également travailler ». La noblesse devait toutefois servir d’exemple en se plaçant au-dessus des individus, égaux par nature et devant Dieu, fautil comprendre, comme cela avait été énoncé au Moyen Âge, mais remis 27 Philippe-Auguste de Sainte-Foy, chevalier d’Arcq, La Noblesse militaire, ou Le Patriote français, Paris, De l’Imprimerie de la Noblesse commerçante [lieu et imprimeur fictif, comme on l’aura compris], 1756. 28 Émile-Guillaume Léonard, L’Armée française et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1958, p. 183. 29 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 43-44. 30 Ibid., p. 45.

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en cause à partir de la Renaissance31, faute de quoi ils seraient dénigrés au bénéfice du laboureur et de l’artisan, qui paraîtraient plus vertueux de par leur labeur. Le service militaire des nobles était ce qui conservait la légitimité de leur place, la plus élevée du royaume. La bonne noblesse était appelée à transmettre « la bravoure héréditaire »32. Cependant, cette position élevée ne devait pas être synonyme d’un sentiment de supériorité inique. Le maréchal a écrit à ses fils : Mais quelque brillante que soit la carrière d’un militaire qui ne compte ses jours que par le plaisir de les sacrifier, il ternit sa gloire s’il en prend occasion de mépriser les autres conditions ; il doit savoir que la Patrie est un corps qui a également besoin de tous ses membres ; que l’un paie de ses sueurs, l’autre de son sang, et que tous concourent au même bien33.

Le maréchal dénonce l’oubli du métier militaire en temps de paix par nombre d’officiers, plutôt enclins à retrouver la Cour et les plaisirs. Nous percevons plutôt ici une critique des années précédant la guerre de Succession d’Autriche, lorsque plusieurs officiers furent réformés et rendus oisifs, plutôt qu’à celles se situant entre la paix d’Aix-la-Chapelle et la guerre de Sept ans. Ces dernières avaient vu l’organisation de camps de manœuvres assez conséquents, dans une volonté de pallier les défaillances connues malgré une guerre en apparence victorieuse. Cependant, les camps militaires n’impliquaient pas tous les officiers disponibles, loin s’en faut. Certains faisaient la distinction entre ceux présents en Cour et ceux en apparence plus prompts à commander, à l’exemple du marquis d’Argenson qui, le 7 août 1755, avait évoqué la rumeur d’une promotion de maréchaux de France, « quatre maréchaux de Cour, propres à ne jamais servir » et « un cinquième propre à commander véritablement »34. Les mots adressés aux fils militaires sont bien plus explicites quant aux critiques portées sur des situations réelles, attestées. « Considérez un homme qui se complaît en lui-même, et qui se repaît avec plaisir d’admirer ses équipages et ses habits, et vous n’apercevrez qu’une faveur qui vous fera pitié »35. Pourrait-ce être une pique à l’encontre du prince de Soubise, maréchal de France surtout connu pour avoir été battu à Rosbach ? 31 Jean-Pierre Labatut, Les Noblesses européennes, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 8-9. 32 Ibid., p. 9. 33 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 99. 34 René-Louis de Voyer d’Argenson, Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, Paris, Renouard, Société de l’Histoire de France, 1867, IX, p. 58. 35 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 169.

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Celui-ci avait en effet eu la réputation en 1757 et 1761 de prendre soin de l’apparence de ses équipages et de se présenter comme un général autonome ne dépendant pas d’un autre, afin de mettre en valeur son commandement et en prétextant une nécessité logistique au détriment d’impératifs tactiques. Le cardinal de Bernis en témoigne dans ses Mémoires, de même que Mopinot de la Chapotte dans ses lettres à sa maîtresse36. Les propos du maréchal et de sa veuve sont placés dans un contexte assez flou pour éviter la censure, même si le lecteur de l’époque était à même de comprendre ce qui prend presque figure de texte à clé. Le lecteur devient ainsi le destinataire réel des Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants. Le destinataire réel, une noblesse en crise L’ouvrage de Caraccioli s’adresse à un lectorat noble. C’est une œuvre morale, à destination d’une noblesse en pleine crise. Il se place dans le sillage d’un mouvement de réflexion sur à la vocation nobiliaire et sur les risques de décadence des gentilshommes, qui paraissaient se détourner de plus en plus de leur vocation première. Nous pensons naturellement à Vauvenargues. Le destinataire réel des Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants est cette noblesse en crise du XVIIIe siècle. La vertu est au cœur du problème. Vauvenargues disait que « la noblesse est la préférence de l’honneur à l’intérêt ; la bassesse, la préférence de l’intérêt à l’honneur »37. Caraccioli dit la même chose quand il écrit : L’ambition est une passion qui donne dans tous les extrêmes, tantôt elle fait ramper celui qui en est possédé, tantôt elle le fait placer jusques dans les airs : c’est l’orgueil d’un côté, et la bassesse de l’autre.38

Le maréchal fictif est présenté comme un homme de mérite n’ayant montré aucune envie, en contradiction complète avec les officiers généraux qui s’obstinaient à avoir en ligne de mire le bâton, en risquant l’intérêt de l’État en faveur de leur ambition, comme le duc de Gramont à Dettingen ou le chevalier de Belle-Isle à L’Assiette. « Soit que la Providence 36 François-Joachim de Bernis, Mémoires du cardinal de Bernis, Paris, Le Mercure de France, 2002, p. 422-423 ; Sous Louis le Bien Aimé. Correspondance militaire et amoureuse, Paris Calmann-Lévy, 1905, p. 287 et 290. Nous travaillons actuellement à une édition plus complète du manuscrit. 37 Luc de Clapiers de Vauvenargues, Œuvres complètes de Vauvenargues, Paris, Hachette, 1968, I, p. 247. 38 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 94.

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prenne plaisir à arrêter l’ambitieux dans sa course, soit qu’il s’épuise lui-même à force de désirer ; j’ai vu presque tous les jeunes gens dévorés d’ambition, périr au milieu de leurs projets de grandeur et d’élévation »39, lit-on dans Les Derniers adieux de la maréchale… Les nobles oisifs en temps de paix se voient reprocher leur attitude. « Les plaisirs l’avaient corrompue, la gloire l’avait enivrée, et l’adversité [la guerre de Succession d’Autriche] pouvait seule réveiller l’ancienne vertu »40, dit Vauvenargues. Les nobles de Cour étaient particulièrement visés, et Caraccioli se place dans le sillage de son aîné. Même si la Cour est présentée comme le lieu policé par excellence41, elle reste un endroit d’intrigues, un lieu « d’ambition et de cupidité »42, auquel le maréchal fictif cherchait toujours à échapper. Néanmoins, Les Derniers adieux de la maréchale soulignent la dimension négative de ce microcosme, d’où émanaient des décisions funestes, à l’exemple du remplacement du maréchal d’Estrées en 1757 suite à une intrigue dans laquelle avaient trempé, avec des liens à la Cour, son rival le maréchal de Richelieu et son maréchal général des logis le comte de Maillebois43. Les événements récents ne manquent pas, en fait, et les hommes susmentionnés avaient agi au détriment de l’État mais au nom de leurs ambitions personnelles respectives. La vanité du noble est fortement dénoncée. Le sentiment de supériorité de l’aristocratie altérait la vertu de son ordre. À l’instar de Vauvenargues dans ses Conseils à un jeune homme, Caraccioli rappelle que même les grands hommes n’étaient pas épargnés, eux qui, selon son aîné, « étaient de grands hommes, mais […] étaient des hommes »44. « Les plus grands génies font tous les jours les plus grandes fautes »45, affirme-t-il, au moment où la grandeur jusqu’alors peu contestée de la noblesse commençait à susciter des interrogations, notamment à cause d’abus ou plutôt de prétentions excessives46. Que n’a-t-on dit sur la dispute entre le duc de Lorges et Chevert, aux rangs nobiliaires antagonistes, au soir de la bataille d’Hastembeck, l’un le traitant de « soldat », l’autre de « jeanfoutre » ? 39

Ibid., p. 95. Vauvenargues, Œuvres complètes, op. cit., I, p. 116. 41 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 191. 42 Ibid., p. 186. 43 De façon difficilement fondée, le comte de Maillebois fut accusé d’avoir voulu faire perdre au maréchal d’Estrées la bataille d’Hastembeck. 44 Vauvenargues, Œuvres complètes, op. cit., I, p. 65. 45 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 169. 46 Labatut, Les Noblesses européennes, op. cit., p. 9. 40

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La mort était l’ultime point de dénonciation de la vanité. La maréchale déplore la vanité des monuments funéraires, prolongation de celle étalée au cours de l’existence, alors que, tous égaux devant la Mort, devant Dieu, les êtres humains deviennent ossements, puis poussière… Au XVIIIe siècle, les monuments funéraires ostentatoires dans les églises étaient dénoncés, comme l’a montré Claire Mazel dans sa thèse. Tous les monuments (principalement ceux érigés dans les églises) commençaient à être condamnés en tant que signes d’inégalité dans la mort, mais également comme symboles de vanité47. La proclamation de Chevert comme modèle selon son épitaphe à Saint-Sulpice malgré son exclusion du maréchalat édifia, mais n’était-elle pas également le témoignage funéraire d’une vanité que nourrissait le défunt, comme l’avaient constaté plusieurs témoins, tels que le marquis d’Argenson, Dufort de Cheverny et Mercoyrol de Beaulieu ? La maréchale refuse tout monument portant épitaphe ou éloge, le peu qu’est le corps humain et le rejet de la vanité l’ayant incité à émettre ce vœu : C’est vous en dire assez, mes chers enfants, pour vous avertir que je ne veux ni inscriptions, ni titres honorifiques après ma mort. Je ne suis que terre, et mon élément est la terre, où je vais rentrer. De la corruption, des os en poudre, peuvent-ils exiger des adulations ? méritent-ils des éloges ? Hélas ! où la vanité finira-t-elle, si elle ne s’anéantit pas à l’aspect d’un tombeau48 !

La vanité laisse place à la mémoire, mais laquelle ? Les instructions morales données par une mère à ses enfants devaient être la seule trace49. Après tout, Louis-Sébastien Mercier n’avait-il pas écrit quinze ans plus tard dans son Tableau de Paris que les noms glorieux remplissant de nombreuses pages de l’Almanach royal disparaissaient des mémoires prestement après leur trépas50 ? Œuvre morale larmoyante, Les Derniers adieux de la maréchale de *** à ses enfants avait vocation à rappeler la noblesse française à ses devoirs. Par l’intermédiaire de personnages fictifs, celle-ci se voyait adresser des reproches sur le temps présent, tout en recevant des conseils et principes pour retrouver les qualités originelles de leur ordre. Même si ce roman est dépourvu de l’immédiateté des aphorismes de La Bruyère ou de 47

Claire Mazel, La Mort et l’éclat. Monuments funéraires parisiens du Grand Siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 41. 48 Caraccioli, Les Derniers adieux de la maréchale, op. cit., p. 243-244. 49 Ibid., p. 245. 50 Mercier accordait une importance particulière au problème de la vanité, comme le montre la scène finale de L’An 2440.

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Vauvenargues, lui ôtant une plus grande efficacité auprès de ses lecteurs, il n’en reste pas moins le témoignage d’une alerte à la noblesse, qui, en avilissant ou en tournant le dos à ce qui faisait son aura et sa force, amorçait son déclin moral, suivi de son rejet entier une fois la Révolution venue.

LES EFFETS DE « FICTIONNALISATION » DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES ET ROMANS-MÉMOIRES FÉMININS Adélaïde CRON

L’adresse initiale à un destinataire est courante dans les romans-mémoires qui émergent à la fin du dix-septième siècle, et elle existe aussi dans les Mémoires authentiques comme ceux de Retz. On la trouve encore dans l’affirmation initiale selon laquelle les Mémoires sont prioritairement destinés aux enfants et descendants du ou de la mémorialiste. Même lorsqu’aucun destinataire précis n’est nommé, l’appel à l’impartiale postérité comme juge de l’auteur-narrateur et de sa conduite fait toujours surgir en creux la figure d’un groupe de lecteurs. Présente dans la « fiction » comme dans la « diction », pour reprendre la fameuse terminologie de Genette, l’adresse au destinataire fait à première vue partie de ces critères internes qui ne permettent en aucun cas de décider du caractère fictionnel ou non fictionnel d’un texte, se situant en-dehors du « pacte autobiographique » de Lejeune. Je tenterai néanmoins de montrer qu’au sein même de la « diction » mémorialiste, peuvent se rencontrer des effets de fictionnalisation du destinataire proclamé. Notre corpus d’étude comprendra les Mémoires d’Hortense Mancini (publiés de son vivant en 1675) ainsi que ceux de Mme de Courcelles (rédigés à la même époque ou peu de temps après, cependant édités au dix-neuvième siècle). Les Mémoires d’Hortense Mancini et de Sidonie de Courcelles peuvent se lire en partie comme des réécritures du plus ancien roman-mémoires français, les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (publiés entre 1671 et 1674) de Madame de Villedieu. Le roman précède ici les Mémoires authentiques, et leur sert de modèle, notamment quant au thème de l’innocence féminine, qui est dite calomniée malgré des apparences qui semblent peu favorables à la conduite morale de la narratrice. Ce thème était d’ailleurs déjà présent dans l’un des premiers romansmémoires (quoique postérieur à celui de Madame de Villedieu), les Mémoires de la marquise de Fresne de Courtilz de Sandras. Les itinéraires d’Henriette-Sylvie et d’Hortense les mènent toutes deux à un repos sans amertume, présenté comme bien mérité après de nombreuses aventures. Le thème du travestissement en homme est par ailleurs lui aussi

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présent dans les deux textes. Rappelons également que de nombreuses poésies de Marie-Catherine Desjardins, qui se fera ensuite appeler Madame de Villedieu, sont dédiées à Hortense Mancini, protectrice de l’auteure. Il peut donc être intéressant de comparer le lien narratrice/ destinataire dans le roman de Madame de Villedieu et dans les Mémoires de Hortense Mancini et de Madame de Courcelles, deux amies dont la vie privée fut de notoriété publique et objet de scandale dans les cercles de la cour, deux lettrées qui rédigèrent leurs Mémoires à l’époque où les Mémoires féminins étaient encore très peu fréquents. On trouve dans ces deux Mémoires une sorte de dédicace initiale à un destinataire masculin dont l’identité ne peut être connue que par des critères extratextuels, par la connaissance de la vie des deux auteures : Victor-Emmanuel de Savoie pour Hortense Mancini, et probablement Monsieur de Boulay pour Madame de Courcelles, tous deux amants des auteures-narratrices. Les textes sont cependant parfaitement lisibles sans cette connaissance, même si celle-ci ajoutait sans doute du piquant pour les lecteurs de l’époque. Le jeu teinté de libertinage avec ce destinataire peut être perceptible dans le texte même, indépendamment de toute référence extratextuelle ; il crée alors un univers de jeu, de légèreté, qui déréalise la figure du destinataire et l’ancre du côté d’un espace ludique. C’est en ce sens restreint que l’on parlera d’une ‒ relative ‒ fictionnalisation du destinataire. Le ficsemblable ou « effet de fiction » dans des textes non fictionnels, les Mémoires authentiques, à travers l’adresse initiale au destinataire Commençons par rappeler la définition du ficsemblable par Sophie Rabau, sur laquelle nous nous appuyons ici : le ficsemblable se définit comme symétriquement inverse au vraisemblable : alors que le vraisemblable permet de donner l’illusion d’un discours référentiel alors que l’énoncé porte sur des faits imaginaires, le ficsemblable permet de donner l’illusion de la fiction alors que l’énoncé porte sur des faits historiques, habituellement objet de discours référentiels1.

Chez Hortense Mancini, cette fictionnalisation passe par différents procédés. Le destinataire masculin est ainsi simplement nommé par *** (de la même façon, celui de Henriette-Sylvie de Molière est anonyme). 1 www.fabula.org, Atelier, entrée « ficsemblable » : https://www.fabula.org/atelier.php? Ficsemblable

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On s’éloigne ainsi de la pratique de la dédicace proprement dite, pour se rapprocher des jeux pratiqués en ouverture de ses Mémoires par le cardinal de Retz avec sa mystérieuse inconnue, même si les sexes sont ici inversés. « Que si les choses que j’ai à vous raconter, vous semblent beaucoup tenir du roman, accusez-en ma mauvaise destinée, plutôt que mon inclination »2 : le destin rend certaines vies romanesques, leur donne une troublante parenté avec l’univers du roman. Le récit de vie est donc fictionnalisé et, avec lui, son destinataire qui devient comme le destinataire du début d’un roman-mémoires. « Ceci n’est pas un roman » n’est certes pas encore nécessairement, en ces temps d’éclosion du roman-mémoires, un signe paradoxal d’appartenance au monde de la fiction ; en revanche l’affirmation « ceci ressemble à un roman » déréalise en quelque sorte le personnage d’Hortense et, du fait de leur interdépendance sur le plan énonciatif, celui de son destinataire. On trouve, toujours chez Hortense Mancini, le projet de se défendre de la médisance, « auprès de ceux qui nous ont rendu de grands services », comme le destinataire : « Puisque les obligations que je vous ai sont d’une nature à ne devoir rien ménager pour vous témoigner ma reconnaissance, je veux bien vous faire le récit de ma vie, que vous demandez »3. La demande de justification vient d’un autre, le destinataire masculin, à qui on est redevable de sa protection (voire d’autres « services », peut-être plus libertins, pour Hortense). Le texte est échangé contre la protection. Si elle rappelle ensuite sa naissance illustre, Hortense se pose, dans cet incipit où apparaît le destinataire, en subordonnée de ce dernier, ce qui contribue à éloigner un peu plus le lecteur de la référence historique, puisqu’Hortense est d’un rang qui lui permet tout à fait d’être la maîtresse du duc de Savoie. Aucun syntagme ne renvoie par ailleurs directement à la réalité extratextuelle du destinataire, dont le nom et le titre de duc de Savoie ne sont pas donnés, ce qui contribue à le plonger dans un anonymat de convention. Si l’on reprend les analyses de Searle dans Sens et expression, force est de reconnaître que l’incipit des Mémoires de Hortense ne renvoie au monde extra-fictionnel que par l’emploi de maximes (comme sur l’honneur féminin : « la gloire d’une femme consiste à ne faire point parler d’elle »), et nullement par l’emploi de noms propres désignant des personnes réelles. 2 Hortense Mancini, Mémoires, Paris, Mercure de France, « le Temps retrouvé », 1987, p. 33. 3 Ibid.

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Il y a sur ce plan une singularité qui isole l’incipit du reste du texte, texte mémorialiste et, en tant que tel, riche de semblables noms propres à valeur référentielle. Le jeu avec le destinataire se situerait alors dans un espace ludique partiellement déréalisé, à condition de ne pas connaître l’identité de Charles-Emmanuel de Savoie, ou du moins de mettre entre parenthèses ce que l’on en sait par ailleurs, en dehors du texte. On trouve un effet analogue, quoiqu’obtenu par des procédés différents, chez Madame de Courcelles. Dans les Mémoires de cette dernière, le geste d’adresse du texte au destinataire est en effet qualifié d’« extraordinaire »4 ; il est de l’ordre de l’invraisemblable, ce qui renvoie à une topique romanesque (par exemple de type baroque), celle de l’éclat, de la stupéfaction suscitée, du hors-norme (la marquise de Fresne de Courtilz de Sandras avouait quant à elle le caractère extraordinaire de son histoire : elle a été vendue à un corsaire par son mari). Ainsi, ce qui renvoie au réel (« incroyable donc vrai », telle est la proclamation initiale du texte) peut paradoxalement devenir indice de fiction, comme dans certains romansmémoires (parfaitement non aristotéliciens sur ce plan : c’est le nonnécessaire, l’extraordinaire, qui sont constitués en valeurs esthétiques). Mais en même temps, chez Hortense Mancini, la connaissance, extérieure au texte, de l’identité du destinataire (à savoir Victor-Emmanuel de Savoie), vient étonnamment renforcer elle aussi, quoique d’une autre manière, l’effet de fiction. En effet, Hortense était sa maîtresse… ce qui lui conférait pour le lecteur averti une sorte d’« ethos pré-discursif », pour reprendre les termes de Dominique Maingueneau. Or, par cette connaissance extérieure au texte, est suggéré un jeu libertin (de quelle nature sont les « obligations » d’Hortense envers le duc ?) entre un amant, qui a réclamé à une amante scandaleuse le récit de sa vie, et cette même amante. Le destinataire masculin n’a donc pas le même visage selon que l’on connaisse ou non la vie d’Hortense. Or, le jeu avec l’amant peut rappeler le badinage d’Henriette-Sylvie de Molière avec un destinataire masculin dans le « fragment d’une lettre » qui ouvre le roman : « Adieu, Monsieur, vous êtes le plus obligeant du monde, et si j’avais du loisir je ne finirais cette lettre que par de grands compliments que je vous ferais sur toutes les bontés que vous avez pour moi »5. La nature exacte des bontés en question est assurément ambigüe, compte tenu du ton léger de la narration qui suit ; c’est donc 4 Vie de la marquise de Courcelles, écrite en partie par elle-même, Paris, Xhrouet, Déterville et Petit, 1808, p. 20. 5 Madame de Villedieu, Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière, Paris, Desjonquères, 2003, p. 22.

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surtout à la relecture du roman que ressort l’effet d’ambiguïté sur le lien exact qui l’attache au destinataire. Un second destinataire est nommé par Hortense Mancini : il s’agit des lecteurs, du public en général (rappelons que ces Mémoires furent publiés par l’auteure de son vivant). Or celui-ci est lui-même double. Il y a d’un côté ceux, peut-être il est vrai assez peu nombreux, qui ne connaissent pas assez la vie d’Hortense pour comprendre que le destinataire masculin est son amant le duc de Savoie ; ceux-ci peuvent prendre au premier degré les proclamations d’Hortense qui entend se laver des accusations dont elle a fait l’objet, et faire son apologie. Mais les lecteurs plus avertis, connaissant déjà Hortense, figure dont les aventures étaient de notoriété publique, ne seront sans doute pas dupes de ces proclamations et peuvent alors les lire comme un trait humoristique, une possible parodie de ces débuts de Mémoires dans lesquels les perdants de la grande Histoire affirment leur volonté de se disculper et de donner leur propre version des faits. Hortense affirme par ailleurs que les hommes étant naturellement médisants, son plaidoyer sera peu cru. Elle viserait alors en fait deux publics (trois en comptant le duc), l’un amical mais minoritaire, l’autre plus large, qui lira sans le croire le plaidoyer, pour se repaître de confidences jugées scandaleuses. Chez Madame de Courcelles, la parodie du début des Mémoires traditionnels est encore plus soulignée : Si j’étais bien sûre que vous ne fissiez jamais confidence à personne de ce que je vous écris aujourd’hui, je me dispenserais de vous dire ma naissance et ma figure ; mais, comme l’envie de parler vous peut prendre, je serai fort aise que l’on sache, pour votre honneur et pour le mien, que je suis d’une des meilleures maisons du royaume6.

L’artifice de cette annonce d’autoportrait peut sembler évident, reléguant le destinataire au rang de prétexte fictif et de concession, peut-être parodique, à une topique. La masse des lecteurs anonymes serait alors le seul vrai destinataire, ou du moins le seul destinataire sérieux. Apparaît ensuite chez Hortense Mancini un troisième destinataire, qui peut sembler relever du vœu pieux : ce sont les générations futures. Mais pour me servir des termes de Votre Altesse, il viendra un temps, où les hommes ne pourront plus juger si criminellement par eux-mêmes de leurs semblables ; parce qu’ils n’auront plus les mœurs si corrompues et si criminelles7. 6 7

Vie de la marquise de Courcelles, op. cit, p. 20. Hortense Mancini, Mémoires, op. cit, p. 33.

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L’accusation de criminalité est retournée : ce ne sont plus les mœurs légères d’Hortense qui sont condamnables, mais les habitudes et mentalités de ses contemporains. Or, le destinataire masculin (Charles-Emmanuel de Savoie) semble déjà posséder les qualités exceptionnelles de ces générations futures, lui qui semble tout en indulgence. On peut certes y voir aisément une concession à la topique de la louange courtisane, fréquente en dédicace ; mais, dans la mesure où Hortense n’est pas précisément dans la position d’une inférieure, même si elle dépend du duc qui lui a accordé l’asile en Savoie, on peut émettre l’hypothèse que cette exceptionnalité fait de Charles-Emmanuel une figure du lecteur idéal, plus qu’un personnage réel. Dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, le dispositif est également complexe. Il n’est question de l’impression du livre que dans le « fragment de lettre » (adressé à un homme) du début du roman. Celle-ci est en revanche implicite, ou peut-être ne s’agit-il que de diffusion de type semi-privé, dans l’incipit proprement dit, adressé à une femme qu’il s’agit de divertir. L’homme est responsable de la publication, (« la belle histoire que vous faites imprimer »8), ce sur quoi l’épistolière éprouve des sentiments ambivalents, entre envie de cette publication et crainte quant à ses conséquences. Le rapport à la destinataire féminine est plus simple : cette dernière apparaît comme une dame à divertir par un plaisant récit, en une sorte de service de plume courtisan. Quelle est en revanche la nature du lien qui unit la narratrice au destinataire masculin du « fragment de lettre » ? On sait que, quelques années auparavant, Monsieur de Villedieu avait fait imprimer les lettres d’amour de sa maîtresse, celle-là même qui signe Madame de Villedieu, sans le consentement de celle-ci. Comme en une sorte de compensation ou de revanche sur le réel via le dispositif fictif, la divulgation et l’impression sont ici consenties par la narratrice. On peut mesurer par cette comparaison l’audace d’Hortense Mancini, qui assume toute seule la responsabilité de la publication proprement dite de son livre : même si le duc de Savoie a réclamé l’écriture du texte, rien n’est dit de son rôle dans sa transformation en un livre publié. Paradoxalement, c’est le roman qui va ici moins loin : l’homme mystérieux auquel est adressé le « fragment de lettre », avant l’incipit proprement dit, étant responsable de la publication, celle-ci n’est donc pas à imputer à la seule narratrice.

8

Madame de Villedieu, Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière, op. cit, p. 23.

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L’espace ludique de la badinerie avec le destinataire comme déréalisation de ce dernier « On dit qu’il faut être un peu badin pour lire les badineries, ou du moins, qu’il faut les lire en badinant pour y avoir plus de plaisir. Je finis, car on m’attend pour achever de déjeuner »9. Telle est l’adresse finale d’Henriette-Sylvie au destinataire du fragment de lettre. Or, en parallèle, le ton de l’adresse à la destinataire féminine est lui tout à fait sérieux : Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate, j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes10.

Hortense commence sur le même ton, mais elle s’adresse à un homme, ce qui est plus osé ; en revanche la notion de divertissement est moins explicite, et celle de plaidoirie plus appuyée, que dans le roman de Madame de Villedieu. Dans ce dernier, il y avait un double registre du rire et des larmes comme gamme des émotions programmées des destinataires : « Je ne cacherai rien, non pas même des plus folles aventures où j’aurai eu quelque part ; afin que Votre Altesse en puisse rire, dans le temps qu’elle me plaindra d’autre chose »11. La destinataire était censée faire une double lecture, ou plutôt, le rire et les larmes étaient comme simultanés. Chez Hortense Mancini, il y a de façon comparable un jeu avec la masse des lecteurs, second destinataire après le duc de Savoie : il s’agit certes de se faire plaindre pour ses malheurs, ce qui n’exclut sans doute pas une parodie d’apologie, ainsi qu’un jeu avec ceux des lecteurs qui connaissent l’identité de Charles-Emmanuel de Savoie, comme nous l’avons montré plus haut. Madame de Courcelles instaure quant à elle un badinage galant avec le destinataire, Du Boulay, protégé par l’anonymat comme chez Hortense. Cependant, la différence réside dans le fait que, même si l’on ne connaît pas la vie de l’auteure (la réalité extra-discursive), le jeu libertin reste tout de même lisible, bien plus que chez Hortense. Le texte est en effet un don précieux, car ce n’est que sur les prières du destinataire masculin (« vous êtes si accoutumé » : l’accord est bien au masculin) qu’elle consent à raconter sa vie : elle a résisté aux instantes demandes 9

Ibid. Ibid., p. 22. 11 Ibid. 10

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de plusieurs personnes mais « vous êtes si accoutumé à me voir faire pour vous des choses extraordinaires, et que personne que vous n’était en droit d’attendre, que je n’ai pas de nouveau compliment à vous faire là-dessus »12. Le lien probablement libertin avec le destinataire, sa nature suggérée, contribuent fortement à fictionnaliser le texte, tant il est inouï qu’une femme puisse ainsi suggérer fortement son lien avec un homme dans un texte de « diction ». Ce sont ici les codes du vraisemblable, qui reprennent eux-mêmes les codes sociaux de la décence féminine, qui participent à l’effet de fiction, aux côtés d’autres éléments comme le portrait physique, assez dithyrambique, que la narratrice fait d’elle-même, contre toute prudence, décence ou modestie. Ce texte ne fut d’ailleurs publié qu’au XIXe siècle, publication posthume qui peut contribuer à expliquer son audace et son extrême degré de « romanisation », pour reprendre la terminologie de René Démoris13. On peut aussi penser que, complètement compromise de réputation, Madame de Courcelles n’avait plus rien à perdre, même si cela n’enlève rien à l’effet d’inouï et d’invraisemblable produit : le texte est qualifié de « présent », de cadeau à un amant, un présent sans conséquence, ce qu’il ne serait pas dans le monde réel. Le ficsemblable est bien ici l’inverse du vraisemblable. De plus, ces Mémoires étonnants ne comportent quasiment aucune apologie. Il s’agit seulement de faire plaisir, de « divertir », comme avec la noble dame de Madame de Villedieu, à ceci près que le jeu est beaucoup plus risqué : ici les Mémoires authentiques vont plus loin que le roman, puisque le destinataire à qui il s’agit de faire plaisir est un homme, visiblement un égal et non une noble altesse à qui l’on rend hommage. On peut avoir l’impression, tout au long du texte, que Mme de Courcelles écrit sa vie comme un roman, soit qu’elle se rêve en héroïne de roman, soit que sa vie lui serve de prétexte pour assouvir son rêve secret d’écrire un roman (scènes de masque, héroïne chez qui un soupirant fait irruption alors qu’elle est dans sa chambre, jeux de tromperie, sont omniprésents). Si ces Mémoires sont plus proches du roman que de l’autobiographie, cela peut contribuer à expliquer l’audace de l’adresse initiale au destinataire. En conclusion, comparons brièvement ces incipit qui jouent avec leur destinataire, avec celui des Mémoires de Madame la comtesse de M.... 12 13

Vie de la marquise de Courcelles, op. cit., p. 20. René Démoris, Le Roman à la première personne, Genève, Droz, 2002.

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avant sa retraite14 de Madame de Murat, qui sonne bien plus comme une sincère apologie, non seulement de la narratrice, mais des Dames calomniées en général. Or, ce roman-mémoires, plus sérieux que les textes d’Hortense, de Madame de Courcelles et de Madame de Villedieu, omet tout destinataire précis, l’adresse initiale concernant le public en général. Sont aussi dénoncées explicitement les femmes qui ont publié sans honte leurs « galanteries » : « & il n’y en pas point, ce me semble, qui ayent fait plus de tort à leur sexe, que celles qui ont écrit les mémoires de leurs galanteries, et laissé répandre dans le monde des lettres que la passion et la débauche leur avait inspirées »15. (Serait-ce la publication des lettres de Madame de Villedieu à son amant qui est ici visée ?). Il n’y a en tout cas guère de badinerie avec le public dans cet incipit, qui pourra tirer de la lecture des malheurs de l’héroïne un profit d’ordre moral fort sérieux. Ainsi c’est le sérieux et le ludique qui feraient le départ entre tous ces incipit, mais cette distinction ne recoupe pas complètement la séparation entre fiction et non-fiction : la fiction de Madame de Murat est sérieuse dans son incipit, non les Mémoires authentiques de Madame de Courcelles, chez laquelle le jeu avec le destinataire réside pour beaucoup dans cette impression de non-sérieux. Les Mémoires de la journaliste protestante Madame Dunoyer (publiés, du vivant de leur auteure, jusqu’en 1710-1711) séparent de leur côté nettement une adresse des plus sérieuses, sous forme de dédicace courtisane traditionnelle au comte Dhona, qui ancre le texte du côté de la référentialité, et un rappel, peut-être en partie parodique, des Mémoires d’Hortense Mancini : J’ai toujours été de l’avis de ceux qui disent que la femme la plus estimée, ou pour mieux dire la plus estimable, est celle dont on parle le moins. Cette raison m’empêcherait sans doute de me donner en spectacle au public, si je ne me croyais obligée en conscience de donner une juste idée de moi dans un temps où la calomnie tâche de défigurer les gens. Je demande à ceux qui les liront [mes Mémoires] de l’indulgence pour mes faiblesses, de la compassion pour mes malheurs et de la confiance pour tout ce que j’avancerai16.

L’appel à la bienveillance du destinataire semble ici sans ambiguïté, dépourvu de tout caractère ludique ; en revanche, pour qui connaît les 14 Madame de Murat, Mémoires de Madame la comtesse de M… avant sa retraite, Paris, Barbin, 1697. 15 Ibid., p. 8. 16 Madame Dunoyer, Mémoires, Paris, Mercure de France, « le Temps retrouvé », 2005, p. 18.

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Mémoires d’Hortense, les premières lignes de cet incipit, s’adressant aux lecteurs de Mémoires imprimés du vivant de leur auteure, renvoient à la tradition de l’apologie, en partie humoristique, issue pour une grande part d’Hortense Mancini, mais aussi, via Mme de Villedieu, du roman. Il y a donc successivement refus et revendication d’une certaine fictionnalisation, à travers une intertextualité possible avec le roman-mémoires et les Mémoires romanisés d’Hortense17. Reste que cette référence à la fiction ne passe pas ici par l’appel à un destinataire plus précis que le public en général. Madame Dunoyer, auteure roturière dont la vie faisait scandale, qui quitta son mari catholique pour emmener avec elle ses filles en Hollande, dépendait sans doute très étroitement de la protection du comte Dhona, et ne pouvait se permettre de jouer avec lui. De plus, la roturière n’ayant jamais vécu à la cour, la protestante réfugiée en Hollande n’entre pas dans le jeu mondain et galant de la badinerie avec le destinataire, celui-ci rapprochant en revanche l’univers du roman et l’univers des Mémoires de cour d’Hortense Mancini et de Madame de Courcelles. On peut donc conclure que « là où le texte sérieux peut accidentellement être ficsemblable, le texte littéraire fera de cet accident une poétique »18 : le ficsemblable attaché à la figure du destinataire peut alors fonctionner comme un indice de littérarisation du genre mémorialiste.

17 Dont l’incipit mentionne : « Je sais que la gloire d’une femme consiste à ne faire point parler d’elle », formule très comparable à celle de Madame Dunoyer. Hortense Mancini, Mémoires, op. cit., p. 33. 18 Sophie Rabau, www.fabula.org, Atelier, entrée « ficsemblable ».

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Dans la préface de L’Histoire de ma vie, Casanova, à l’instar de la plupart des auteurs de son époque, esquisse avec son lecteur un rapport explicite, rapport auquel il a assurément longuement pensé puisqu’il a composé non moins de trois versions de ce texte où il se campe et se pare dans une première présentation. D’un ton enjoué, il lui explique : Examinant, mon cher lecteur, le caractère de cette préface vous devinerez facilement mon but. Je l’ai faite parce que je veux que vous me connaissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux cafés, et aux tables d’hôte qu’on converse avec des inconnus.1

Comme il est à s’attendre d’un auteur aguerri, c’est avec quelque supériorité qu’il s’y présente, sous la figure d’un guide auquel on peut se fier pour bien comprendre son personnage : après tout, il s’agit de lui-même ! Cette confiance qu’il exige de la part du lecteur repose sur sa sincérité d’autobiographe, due à la susceptibilité et au sens de l’honneur qui l’engagent à dire vrai. Dans la préface ainsi que tout au long de L’Histoire de ma vie se déploie le même égotisme – si l’on me permet ce néologisme créé par Stendhal qui était d’ailleurs grand admirateur de Casanova – drôle, spirituel, séduisant. Mais ce qui distingue la préface du récit proprement dit est un dialogue plus direct et plus soutenu qui s’accentue dans ses versions consécutives. Non seulement Casanova s’y présente-t-il en faisant son portrait sommaire, mais il y esquisse en même temps celui de son lecteur idéal. Dès l’ouverture, dans une déclaration quelque peu hautaine de sa liberté ultime comme protagoniste et auteur de sa vie, Casanova le pose explicitement comme interlocuteur et le convie, le convoque presque, à son écoute : Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre (I, 3).

Dans un dialogue vif et spirituel, il s’emploie donc à esquisser le portrait de ce lecteur, l’ajustant à ses désirs ; il le façonne, le conseille, le dispose 1 Casanova, Histoire de ma vie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, vol. I, p. 5. Les citations ultérieures de cette édition seront indiquées dans le texte.

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favorablement, mais aussi le congédie par un geste complexe d’invite et d’exclusion qui m’intéressera particulièrement. En effet, bien qu’il le caractérise d’emblée comme « le lecteur qui aime à penser » (I, 4), ce qu’il lui présente dans la suite de ses mémoires ne relève pas d’une pensée rationnelle. Affirmant que « le bien sort du mal, comme du bien le mal » il présente sa vie comme détachée d’une causalité morale ferme, vouée au hasard et sans repères fixes, mais qui n’en est que d’autant plus riche comme matériau d’écriture 2. Puis, il instruit son « cher lecteur » que le ton qu’il trouvera dans ses mémoires est celui « d’une confession générale et non d’une impudente jactance » (I, 5), se démarquant toutefois de Rousseau et de son sentiment de culpabilité. Lui, au contraire, ne rougit pas « rendant compte de [s]es fredaines » et déclare au contraire en rire, engageant son lecteur à le faire avec lui « s’il est bon », dans un geste qui détermine ce dernier en même temps qu’il lui promet du plaisir. Et dans une argumentation quelque peu douteuse où ses tromperies sont justifiées par le rire, il va jusqu’à présenter les réactions du lecteur comme acquises d’emblée : « Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, des sots quand j’en ai eu besoin. » (I, 5) Le lecteur imaginaire esquissé ainsi fait partie de la « bonne compagnie qui m’écoute, qui m’a toujours donné des marques d’amitié, et que j’ai toujours fréquentée », affirme-t-il. Pour bien écrire, il lui suffit d’imaginer qu’elle le lira (I, 6). Et il cite de mémoire Martial : « tout ce que j’ai dit, si cela peut plaire, c’est l’auditeur qui l’a dicté », assimilant le lecteur futur à ses interlocuteurs passés, et lui donnant ainsi un rôle actif dans le déroulement du récit. Le lecteur qui dicterait à Casanova le dynamisme et l’esprit de son récit de vie ne peut être lui-même qu’un esprit exceptionnel, un auteur virtuel. Gérard Lahouati note dans la préface de son édition que Casanova « fait de son « cher lecteur » un homme de bonne compagnie, un ami cultivé et indulgent, qui ne s’effarouche pas du récit d’une partie de plaisir, d’une transgression, d’une farce ou d’une situation délicate. » (I, xviii). Mais Casanova convoque aussi dans son dialogue imaginaire des interlocuteurs qu’il rejette après les avoir apostrophés, opérant par un principe d’exclusion : de même qu’il avoue ressentir « une haine invincible » contre les sots qu’il ne se gêne pas de tromper afin de briser leur « cuirasse » 2 Il rappelle par exemple, parlant de Mme Manzoni, que s’il avait suivi ses conseils très sages, « ma vie n’aurait pas été orageuse, et par conséquent je ne l’aurais pas aujourd’hui trouvée digne d’être écrite. » (I, 67).

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de sottise, il s’y querelle avec « un prétendu esprit fort » (I, 10) qui lui avait dit un jour qu’il ne pouvait pas se dire philosophe et admettre en même temps la Révélation, ou avec celui qui se moquerait de ses goûts « dépravés » en matière de saveurs et d’odeurs, notant que « ce critique m’excite à rire » (I, 9). Le même rejet intervient lorsqu’il exclut de son horizon « les profanes que je ne pourrai m’empêcher de me lire » (I, 6), ou encore lorsque dans son récit il s’exclame, parlant du plaisir qu’on ressent à voir sur la physionomie de l’être aimé le divin sentiment de la reconnaissance : « S’il ne vous intéresse pas tant que moi, mon cher lecteur, je ne me soucie pas que vous me lisiez : vous ne pouvez être qu’avare, ou maladroit, et indigne par conséquent d’être aimé » (II, 790). Désignant de tels lecteurs indésirables par le terme de « profanes », Casanova implique que la société qu’il imagine autour de lui est en vérité un cercle d’initiés. On peut y voir bien évidemment une référence aux libertins parmi lesquels il se range, tout comme il se place dans les réseaux de théâtre, d’hommes de lettres, de poètes et poétesses, de Francsmaçons, de joueurs etc. Non seulement le lecteur imaginé par Casanova est-il donc situé dans un cercle de rieurs tolérants, libres penseurs ou libertins, qui placent l’esprit et le plaisir au-dessus de toute édification morale, mais le cercle ainsi constitué par ses lecteurs futurs se présente comme une société élective, fermée, quasi secrète. Il sera important de voir qui – à part les sots – en est exclu et pourquoi. Ceci peut s’éclairer si l’on suit une autre référence, plus proche du monde magique de la Renaissance, tel qu’il existait dans l’Arioste, l’alchimie et la cabbale, lectures et savoirs qui ont formé son imaginaire d’adolescent. Je cite le passage où, après avoir conseillé à « la vertu » de sauter tous les tableaux qui peuvent l’alarmer, Casanova précise : Je n’ai pas écrit ces mémoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vécu sont devenus insusceptibles de séduction, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus salamandres. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens-là n’ont point d’idée de l’intolérance. C’est pour eux que j’ai écrit. (I, 13)

On sait que la Salamandre, animal mythique très présent à la Renaissance et chez les alchimistes, était mentionnée par Paracelse, que Casanova connaissait bien. Comme il le rappelle ici, elle était réputée pour être un animal froid, insusceptible de brûler. L’attribut principal de la salamandre était sa capacité à demeurer dans le feu et à l’éteindre, et elle avait la réputation d’être totalement insensible à ses effets, ou même de s’en

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ressourcer. On lui prêtait le pouvoir de traverser un brasier ou d’être jetée dans les flammes sans subir aucun dommage. Certains affirmaient même que son sang était tellement froid qu’elle pouvait éteindre le feu. Dans le Dictionnaire raisonné et universel des animaux ou le règne animal de 1759, il est expliqué que le hiéroglyphe en forme de salamandre signifie « homme mort de froid »3. Ainsi, bien que la lecture des mémoires dût susciter chez le lecteur un plaisir au sujet duquel Casanova était plus ouvert dans une des premières versions de sa préface (plaçant dans la bouche d’un critique imaginaire l’argument que « mes descriptions trop lubriques peuvent échauffer la fantaisie du lecteur » pour enchaîner : « C’est ce que je désire. C’est un service que je prétends lui rendre, car je ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même »), malgré donc cette visée lubrique, Casanova prescrit ici au lecteur une indifférence sinon aux scènes érotiques, du moins au caractère immoral ou amoral de certaines « fredaines » de jeunesse. Il l’esquisse donc comme vertueux par une longue habitude ou par sang-froid, mais en même temps, ce qui est contradictoire, arrivé à ce point « à force d’avoir vécu », dans le feu et la tourmente des passions. Le récit « cynique » c’est-à-dire explicitement érotique du héros ne pourra ni le choquer ni le faire sortir du droit chemin. Et pourtant, insensible à la séduction charnelle thématisée dans ses mémoires, ce lecteur imaginé ne doit point l’être quant au lien avec l’auteur lui-même. Car Casanova insiste : Je prétends à l’amitié, à l’estime, et à la reconnaissance de mes lecteurs. À leur reconnaissance, si la lecture de mes mémoires les aura instruits, et leur aura fait plaisir. À leur estime, s’ils m’auront trouvé, me rendant justice, plus de qualités que de défauts ; et à leur amitié d’abord qu’ils m’en auront trouvé digne par la franchise, et la bonne foi avec laquelle je me livre sans nul déguisement tel que je suis à leur jugement. (I, 11).

À ce lien de confiance et de complicité il se reconnaît d’ailleurs lui-même sensible puisqu’il admet « avoir peur du sifflet », engage son lecteur à ne pas le condamner, et lui confie ouvertement ses hésitations à montrer son œuvre : « si avant ma mort je deviens sage, et si je suis à temps, je brûlerai tout » (I, 12). Ce dernier est donc bien prévenu que Casanova n’est pas plus sage comme auteur qu’il ne fut comme protagoniste, puisque le texte se trouve devant ses yeux. 3 Dictionnaire raisonné et universel des animaux, ou le Règne animal... par M. D. L. C. D. B. (François-Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois), Paris, Bauche, 1759, consulté sur Gallica le 20/08/2020.

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Résumons : le lecteur imaginé n’est plus jeune, il a un rapport lucide envers sa sexualité, il est tolérant, tout en se croyant supérieur aux sots que Casanova a trompés. Il a le sens du comique et peut rire avec l’auteur de la sottise de ses protagonistes, y inclus souvent de Casanova luimême, présenté en anti-héros. Et pourtant, tout en jouissant d’un rapport privilégié qui se base sur leur supériorité mutuelle et donc sur l’exclusion de tout autre, il doit, tout autant que l’auteur, cultiver envers soi une distance juste, entre l’amour de soi et la reconnaissance de ses imperfections. C’est ainsi que Casanova décrète à une jeune femme dans Histoire de ma vie : « vous ne vous ferez aimer qu’autant que vous vous aimerez », précisant, lorsqu’elle rétorque que l’amour de soi rend parfois insoutenable, qu’il ne faut pas s’aimer « à tort et à travers » (II, 750). Un scénario récurrent de séduction verbale tel qu’esquissé dans la Préface est également au cœur de sa narration ultérieure : Casanova rapporte systématiquement des circonstances où il a raconté des épisodes de sa vie pour charmer, faire rire, ou disposer en sa faveur. Ainsi, emprisonné au fort Saint-André, à table, devant la bonne compagnie, il fait un récit de ses infortunes « trois heures sans aigreur, et souvent plaisantant sur certaines circonstances qui autrement auraient déplu ». Il y réussit si bien que « toute la compagnie alla se coucher m’assurant de la plus tendre amitié, et m’offrant ses services » (I, 129). Plus tard, présenté au Pape Benoît XIV, Casanova lui conte ses mésaventures « avec la plus grande vérité » et le fait rire (I, 218). Nouveau venu à Paris, il tient en haleine pendant des heures la spirituelle compagnie assemblée chez l’actrice Silvia par le récit de ses premières impressions et de ses faux-pas. Lorsqu’il retrouve ses anciennes maîtresses, il leur arrive de passer la nuit à se mettre au courant de leurs aventures depuis la dernière rencontre… Par ces mises en abyme répétées, le lecteur se constitue comme une distillation textuelle de ces nombreux interlocuteurs auxquels Casanova se raconte. Si cette place de lecteur insusceptible de séduction et pourtant toujours ravi est très étroite, difficile à tenir, celle d’une lectrice telle l’est encore davantage. Dans la première version de sa préface, écrite en 1791, Casanova – qui déconseille la lecture à « ceux qui frémissent lorsqu’ils se souviennent des plaisirs que l’amour leur a procurés quand ils étaient jeunes… » (I, 1119) – fait une référence explicite aux femmes. Mentionnant Rousseau qui, dans sa préface de La Nouvelle Héloïse a « averti les femmes qu’elles sont perdues si elles la lisent », il conclut « Jamais livre ne fut tant lu, et cela devait être ». Même si cette remarque disparaît de sa version finale, il est clair que les femmes sont implicitement exclues

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de son lectorat, alors qu’elles étaient souvent ses interlocutrices privilégiées. Ceci est facilement concevable, vu le caractère « cynique » de ses descriptions érotiques. Et toutefois, comme pour Rousseau, il est clair que du fait de cette exclusion même, elles n’en sont que plus visées. Casanova devait d’ailleurs pertinemment savoir que son siècle abondait en lectrices, plus encore qu’en lecteurs, et espérer que « sa voisine la postérité » confirmerait cette tendance. La lectrice que je suis occupe donc une position contradictoire, ambiguë, impossible : alors qu’elle est spécifiquement interdite de lecture si elle est vertueuse, elle n’y est que d’autant plus invitée par son exclusion, selon ce qui « devait être », la logique élucidée dans le cas de Rousseau. Depuis « l’Avis au lecteur » de Montaigne, on connaît bien d’ailleurs l’efficacité du rejet initial. Cette lectrice est ainsi le tiers exclu du dialogue explicite entre Casanova et son lecteur, ce tiers dont on ne parle que pour mieux l’écarter du lien d’initiés qui se forme. Or on connaît bien depuis les travaux de Georg Simmel ou de Michel Serres cette place spéciale du « tiers exclu » dans la propagation d’un savoir protégé ou secret, place dont l’existence est indispensable car il n’y aurait pas de secret s’il n’était clairement signifié aux tiers, par une construction soit physique – comme dans le confessionnel – soit rhétorique, sans toutefois leur être divulgué. C’est ainsi que se désigne le savoir secret, véhiculé par la force du désir de l’exclu, et – lu dans cette optique – le cas de la marquise d’Urfé, apprentie alchimiste désirante et destinataire de la mise en scène de Casanova n’est pas si fou qu’il semble l’être. Peut-être le récit autobiographique nécessite-t-il plus particulièrement pour se mettre en train ce bannissement de tout tiers éventuel du lien privilégié confesseur-confessé. Pourrait-on alors postuler que le lien entre Casanova et son interlocuteur/lecteur qui appartiendrait à la « bonne société qui [l]’écoute » (on l’imagine surtout autour de son ami le prince de Ligne, bel esprit et libertin qui fut aussi parmi les premiers l’encourageant à poursuivre l’histoire de sa vie) ne serait ni aussi intime – ni paradoxalement aussi efficace pour élargir le cercle des lecteurs futurs – s’il ne traitait de matières par définition exclues de la bonne société, mais qui intéressent particulièrement les dames qui en font partie ? Ou encore que ce sont « surtout » les femmes qui sont sommées de lire leur histoire dans celle de Casanova, devenant ainsi les destinataires privilégiées de son histoire ? D’ailleurs, Casanova ne présente-t-il pas ses lecteurs sous les traits d’un animal mythique féminin ? Telle je suis aujourd’hui, lectrice « salamandre » à qui il n’a pas adressé ses mémoires mais qui commence par s’en déclarer destinataire possible,

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privilégiée, favorisée même, ce dont le vieux séducteur armé de sa plume devait bien se rendre compte. Lectrice qui de par son sexe (et son imagination), exclue et donc doublement convoquée, se prête à cette identification simultanée avec le séducteur et son objet, identification qui constitue, on le sait, l’érotisme féminin. Lectrice qui a beaucoup vécu, et cela surtout à travers toutes ses lectures accumulées, historiquement parlant, depuis Casanova. Cette lectrice du XXIe siècle que je suis et qui comme le mémorialiste est voyageuse par nécessité et par aventure, étrangère cosmopolite qui endosse le français par admiration et par commodité, mais qui garde les goûts frustes de son enfance « esclavonne »... Lectrice qui, s’identifiant aussi bien au héros qu’à toute ses conquêtes, jouit et souffre en même temps de se voir oubliée et remplacée, violentée, ou même achetée par des colifichets… celle dont une autre lectrice, Chantal Thomas, souligne le rôle primordial dans les récits érotiques que Casanova rapporte avoir fait devant une femme et dont il note soigneusement les effets, comme avec Mme F : « Je l’ai vue ardente ». Mais il ne s’agit pas uniquement de l’érotisme. La salamandre, insusceptible au feu à force d’avoir vécu, se trouve à la relecture surtout séduite par les scènes qui saisissent précisément ce mélange du sublime et du banal, du sexuel et du sensuel, de l’argent et des idées, du rire et de la nostalgie, des mots et des mets, qui constitue toute vie mais qui reste proscrit de l’écriture, ob-scène à sa manière. La capacité de faire surgir de sa mémoire le monde dans toute sa vérité factuelle, sans l’aide de la fiction ou de modèles autobiographiques établis, continue à émerveiller la lectrice de Casanova que je suis, de même que cette voix unique qui raconte, longuement, nostalgiquement mais avec le rire. Et puisque je me pose ici – pour emprunter les termes de Michel Serres – en tiers « instruit » par l’expérience de lecture, je prétends modifier les rapports possibles avec cet auteur et me déclarer son interlocutrice de plein droit. Par un geste non autorisé mais que j’ose entrevoir avec joie et appréhension, je convoque Casanova à être mon destinataire. Telle la salamandre qui mue dans le feu, je me dote d’une nouvelle peau encore fragile et j’ouvre le livre de mes propres souvenirs, je remplis ma page imaginant qu’elle sera lue par lui. Après tout, tout est permis dans notre lien virtuel, imaginaire, libre comme l’air, intime comme l’amour, forgé dans la solitude où chacun suit son génie ou son démon. Dû au hasard des rencontres – que ce soit aux tables des cafés ou dans les rayons de bibliothèque qu’importe ! – le lien avec « mon » Casanova me paraît maintenant aussi inéluctable que l’est ma vie. Tendu entre notre prodigieuse différence, il se noue toutefois en vertu de mon plaisir à le

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lire, se resserre autour d’une « marotte » commune – selon ses termes – , celle de raconter des anecdotes de sa vie devant la bonne compagnie. Mais ce lien entre nous est intimement relié à une expérience dont je voudrais toucher quelques mots à la fin : la solitude. On a dit que Casanova, le plus sociable des hommes, a écrit sa vie parce qu’il s’ennuyait, seul et isolé dans le château de Dux. On a dans cela suivi l’auteur luimême, qui souligne le rôle salvateur de l’acte d’écrire, sans lequel il serait mort d’ennui, et qui rapporte qu’enfermé dans son bureau il écrivait treize heures par jour. Mais si c’était le contraire ? Renversant le rapport de cause à effet, je suggère que cette solitude est nécessaire à l’acte autobiographique, qu’elle est non pas tant sa cause que son milieu nécessaire et son produit, et cela à tel point que Casanova, pour s’y lancer, a dû faire autour de lui table rase, balayant tout ce qui avait constitué sa vie, amours, compagnons, manigances quotidiennes, jeu, patrie, et même la langue italienne de son enfance. La destinataire, qu’elle ait été appelée, séduite ou rejetée, bête mâle ou femelle, ne serait alors qu’une figure de cette solitude. Dans cette solitude que j’envisage peuplée de figures textuelles, littéraires, j’en citerai une de mon choix, dont l’anachronisme importe peu dans l’espace virtuel et intemporel de la lecture-écriture. C’est Paul Auster, dont le beau livre L’invention de la solitude m’a interpelée au hasard d’un étal de librairie. Tout livre est l’image d’une solitude. C’est un objet tangible, qu’on peut ramasser, déposer, ouvrir et fermer, et les mots qui le composent représentent plusieurs mois sinon plusieurs années de la solitude d’un homme, de sorte qu’à chaque mot lu dans un livre on peut se dire confronté à une particule de cette solitude. Un homme écrit, assis seul dans sa chambre. Que le livre parle de solitude ou de camaraderie, il est nécessairement le produit de cette solitude.4

Cette pensée plonge la rencontre avec tout destinataire dans deux solitudes, en même temps liées et absolues. Après en avoir raconté souvent des morceaux décousus pour amuser la compagnie, c’est dans la solitude voulue, créée, que l’on plonge pour rassembler page après page, les souvenirs et les confessions, honte et plaisir mêlés, pour cet être d’air et de feu, salamandre « à force d’avoir vécu » mais qu’on désire néanmoins séduire. Cette destinataire qui est simultanément conviée et écartée, repoussée dans une postérité imaginaire n’en prend pas moins la figure 4 Paul Auster, L’Invention de la solitude, trad. Christine Le Boeuf, Paris, Babel/Actes Sud, 1988, p. 212.

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des êtres qu’on a côtoyés. Dans cette solitude que je ne fais qu’entrevoir, Casanova s’est longtemps plongé pour en tirer le monde peuplé et foisonnant de ses souvenirs et pour donner forme aux destinataires qui peupleront sa postérité. Et peut-être est-ce à ces longues heures d’écriture qu’il pensait, et non seulement à sa vie passée, lorsqu’il conclut dans sa préface, heureux, las et insoumis : « rien ne pourra faire que je ne me sois amusé ».

DIEU DOIT-IL LIRE LES MÉMOIRES ? LA POSSIBILITÉ D’UN DESTINATAIRE DIVIN CHEZ SAINT-SIMON Delphine MOUQUIN

La liberté dont fait preuve Saint-Simon dans son texte le plus connu, les Mémoires, liberté de ton, de style, de disposition, de pensée, se retrouve dans la liberté de sa destination. La longueur de l’œuvre y est bien pour quelque chose, mais il est frappant pour le lecteur attentif de voir alterner des pages et des pages sans aucune mention de destination, avec d’autres passages où le lecteur se voit pris à partie. Le texte est manifestement destiné à être lu : corseté de manchettes, de tables, d’un préambule écrit à mi-parcours, et d’une conclusion, il est de plus parfaitement manuscrit. Mais les Mémoires se donnent un très large éventail de destinataires différents (le contemporain, l’initié, l’ignare, le proche, le lointain…), sans qu’aucun ne s’impose. Or, dans la pratique, la diffusion du texte fut non seulement retardée, mais confiée au hasard ou à la Providence, en un geste d’abandon qui, même s’il n’invalide pas l’inscription des « lecteurs virtuels » au sein du texte, nous invite à le considérer comme susceptible d’un superbe isolement. La question du destinataire dans les Mémoires est donc complexe. Marie-Paule de Weerdt-Pilorge et Marc Hersant l’ont étudiée, et Annabelle Bolot s’y intéresse à son tour ici même. C’est une absence qui me retiendra aujourd’hui : l’absence de Dieu comme destinataire inscrit dans le texte. Elle n’est pas totale, mais les adresses à Dieu sont à la fois très rares et assez frappantes pour légitimer une enquête, d’autant plus que l’avant-propos des Mémoires pose la question de la destination de l’œuvre, au sens premier et non stylistique du terme, en des termes religieux. Cette préface offre deux axes de lecture possibles qui font de Dieu le destinataire du projet d’écriture : la réflexion sur la mission chrétienne de l’historien fait du Dieu de Vérité le destinataire ultime de l’œuvre ; la référence au « néant de tout » et à la « désappropriation » comme fruit de l’écriture et de la lecture de l’ouvrage, pose aussi Dieu comme but réel d’un acte d’écriture qui conduirait à abandonner le monde pour une vie en Dieu. C’est bel et bien, et à grand renfort de rhétorique, une autorité religieuse et un usage spirituel des Mémoires qui sont désignés, et

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pour l’auteur et pour le lecteur. Ce sont choses connues ; il suffit de remarquer que ce texte semble, au lecteur du XXIe siècle, comme doublement en porte-à-faux. D’une part ses interrogations religieuses (est-il possible à un chrétien d’écrire l’histoire, c’est-à-dire de contrevenir à la charité en révélant le mal ?) sont d’un autre temps1. D’autre part, elles ne trouvent que peu d’écho, ou pas d’écho continu, dans le corps des Mémoires. Il faudrait parfois se pincer, lorsqu’on est plongé dans les généalogies, portraits, intrigues et autres anecdotes, si l’on voulait se souvenir que ce qu’on lit est un fruit de la charité et une voie d’ascétique désappropriation du monde. Ce déséquilibre, qu’on pourrait qualifier de tension féconde, recouvre en partie, mais pas entièrement, la tension fondatrice d’une œuvre sans cesse attirée par la singularité mouvante du monde alors même qu’elle s’écrit au nom de principes d’immutabilité sociale et morale. Le cas n’est pas spécifique à Saint-Simon. Un Campion, par exemple, bien avant lui, marchait de manière comparable sur la ligne de crête entre le profane et le spirituel. Il reste que ne pas s’adresser à Dieu, pour un Saint-Simon qui a vite la Providence à la bouche, et dont la foi personnelle est exprimée sans ambages, relève d’un choix. Il aurait pu, en effet, opter pour un modèle qui offrait une plus grande place au maître de l’Histoire. Et sans aller jusqu’à celui des Confessions, que l’augustinisme de Saint-Simon autorise à convoquer, on peut s’arrêter aux Mémoires de Nicolas Fontaine, présents dans sa bibliothèque2 et qui lui ouvraient la voie d’une destination 1

Mais elles sont, dans une certaine mesure, de son temps : Béatrice Guion rappelle qu’elles ne sont pas ignorées des artes historiae (« Savoir comment écrire l’histoire de son temps », La Guerre civile des langues, études réunies par Marc Hersant, Classiques Garnier, Paris, 2011, p. 41-63). Les mémorialistes de Port-Royal font état de préoccupations tout à fait semblables. Les premières lignes des Mémoires de Du Fossé avaient de quoi faire frémir ou au moins réfléchir un Saint-Simon en train d’écrire les siens : « De quelque ménagement que j’aie usé, et quelque règle que je me sois prescrite, de ne point blesser la charité, il y a certaines vérités de fait qui choquent toujours. Et la crainte de blesser la délicatesse de ces gens qui voudraient qu’on les épargnât, aux dépens de tous les autres, ne doit pas sans doute empêcher de dire les choses comme elles sont, ni faire cacher, par une injustice manifeste, la vérité qu’il est nécessaire que l’on connaisse, pour rendre à chacun ce qui lui est dû. » Il affirme qu’« un historien n’est point responsable des fautes d’autrui, et qu’il ne peut être blâmé, lorsqu’il rapporte simplement les choses, sans en altérer la vérité. » (Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé, publiés par Pierre Bouquet, Genève, Slatkine reprints, 1976, p. V-VI de l’Avertissement). 2 Outre une traduction par Fontaine (voir D 181, E 65, E 28 dans la recension par Philippe Hourcade de La Bibliothèque du duc de Saint-Simon et son cabinet de manuscrits (1693-1756), Paris, Garnier, 2010), Saint-Simon possédait l’édition de 1736 en 2 volumes publiés à Utrecht (un texte très incomplet par rapport à celui du manuscrit récemment réédité), des Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal (E 555bis dans la recension de Philippe Hourcade) ainsi que sous un titre semblable les Mémoires touchant la vie de

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multiple, visant aussi bien un public lointain qu’un lecteur plus proche, et se réclamant d’une auto-destination résolue tout en parlant sans cesse à Dieu. On est frappé, en lisant les Mémoires de Fontaine, de la parenté avec Saint-Simon dans la vision augustinienne de l’histoire ; on n’est pas moins surpris de la différence de tonalité entre les textes. La comparaison avec ces Mémoires et les autres Mémoires de Port-Royal permet de se demander si les Mémoires de Saint-Simon ont, conformément à ce qu’annonce le préambule, quelque chose des exercices spirituels que sont les textes adressés à Dieu sur le modèle des Confessions. On ne peut leur dénier un caractère de méditation spirituelle. Cette dimension a été plusieurs fois analysée par la critique, et je rappellerai seulement à quel point cette méditation est instable et repose sur une lecture duelle. Elle nous permettra de voir ensuite que lorsque Dieu est véritablement invoqué, c’est dans des contextes et avec des effets assez différents. En définitive c’est l’absence de Dieu dans le reste du texte, que j’essaierai d’évaluer comme significative d’une certaine vision de l’histoire. L’avant-propos des Mémoires assigne pour visée à une bonne histoire de son temps de « se montrer à soi-même pied à pied le néant du monde », ainsi que de « se convaincre du rien de tout », et revendique une plus grande efficacité en ce sens que celle des « livres de piété »3. Le geste est comparable à celui des Confessions de saint Augustin, repris fin XVIIe par Fontaine, qui lui aussi parlera du « néant du monde »4 dans le texte que nous appelons ses Mémoires : un acte d’édification, des exercices spirituels5 qui engagent avant tout, comme on le voit, l’auteur de l’histoire, mais dont le fruit « se recueille aussi par ses lecteurs »6. Monsieur de Saint-Cyran de Lancelot et les Mémoires de Du Fossé, de 1738 et 1739 (E 555 et 554). 3 Saint-Simon, Mémoires, édition d’Yves Coirault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988, t. I p. 15. Ce texte préfaciel est parfois appelé la « postface » de 1743 (Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVIIe siècle, Loin du monde et du bruit, Paris, PUF, 1996, p. 137). 4 Nicolas Fontaine, Mémoires ou histoire des Solitaires de Port-Royal, édition critique par Pascale Thouvenin, Honoré Champion, Paris, p. 443. 5 Pascale Thouvenin et Francis Mariner arrivent à des conclusions similaires à ce propos : « l’acte supplante le récit : loin du pastiche, l’imitation est un acte d’adhésion intime entraînant une transmutation intérieure. » (Pascale Thouvenin, op. cit., p. 16 ; voir aussi p. 201) ; « L’écriture – et la relecture – […] implique un processus actif appliqué aux mouvements intérieurs de l’âme » (Histoires et autobiographies spirituelles, Les Mémoires de Fontaine, Lancelot et Du Fossé. Biblio 17, no 109, « Papers on Seventeenth Century Literature », 1998, Gunter Narr Verlag Tübingen, Tübingen, p. 114). Lancelot et du Fossé relisent aussi tous deux leur vie pour rendre grâce et accomplir la volonté divine. 6 Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. I p. 15.

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Or les Mémoires présentent cette particularité d’être entièrement empreints d’une vision religieuse, et pourtant entièrement dénués, par moment, de toute indication spirituelle. La référence à Dieu se fait, pour reprendre un terme saint-simonien, « par hoquets ». Marc Hersant a analysé ce phénomène pour un récit de bataille comme Höchstadt, mené comme s’il n’y avait pas de Providence, mais encadré par un commentaire qui au contraire fait tout dépendre de la volonté divine, dans une sorte de juxtaposition7. Tous les lecteurs de l’Intrigue du mariage du duc de Berry ont été frappés par la clôture de l’épisode, où le récit est comme réorienté in extremis par une réflexion désabusée sur l’aveuglement humain et sur l’imprévisibilité de la Providence, de manière si forte et inattendue à la fois qu’une relecture immédiate semble indiquée à la suite de cette révélation. François Raviez a parlé de « deux histoires »8, humaine et, en filigrane, divine. Jean Garapon a mis au jour dans son bel article sur la mort de Monseigneur une semblable dualité posant […] la logique esthétique de la remémoration, et les joies uniques qu’elle procure, face à la logique augustinienne de la mémoire comme ascèse spirituelle, qui jamais ne s’efface complètement, sans évidemment jamais l’emporter […].9

On rencontre la même disposition duelle dans une longue digression des Mémoires. Revenant sur la politique anglophile de Dubois, Saint-Simon se lance dans une réflexion sur le cardinal et sur l’ambition des premiers ministres. Or le point de départ est doublement en rupture avec les lignes d’histoire diplomatique, recopiées sur Torcy, qui précèdent : il s’agit d’une réminiscence personnelle (« J’ai souvent ouï dire ») et d’une considération spirituelle sur la fragilité de l’homme et l’incommensurabilité entre Dieu et ses créatures : J’ai souvent ouï dire au P. de La Tour, général de l’Oratoire, qui était un homme de beaucoup de sens, d’esprit et de savoir, qu’il fallait que les hommes fussent bien peu de chose devant Dieu, à considérer dans 7 Marc Hersant, Le Discours de vérité dans les Mémoires de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, « Lumières classiques », 2009, p. 434-435. Voir aussi Delphine de Garidel, Poétique de Saint-Simon, cours et détours du récit historique dans les Mémoires, Paris, Champion, 2005, pp. 202-204. 8 Le duc de Saint-Simon et l’écriture du mal, Une lecture démonologique des Mémoires, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 421. 9 Approches textuelles de Saint-Simon, Jean Garapon : « Saint-Simon devant la mort de Monseigneur : jubilation d’artiste, méditation de vanité », pp. 135-146, p. 143. Voir aussi Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVIIe siècle, Loin du monde et du bruit, Paris, PUF, 1996, p. 137, sur les Mémoires comme l’équivalent d’une vanité picturale.

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la plupart des empereurs romains quels maîtres il avait donnés à l’univers alors connu […].10

Cette remarque d’ordre spirituel, manifestement adressée à un lecteur, déclenche donc la réflexion politique qui suit, et il est bien possible qu’elle l’imprègne, si du moins l’on choisit de lire les marques d’étonnement qui jalonnent ce passage sur les premiers ministres comme des signes de la vanité des projets humains. En effet, Dieu n’apparaît pas directement11, mais l’ascension d’Alberoni en Espagne, celle de Dubois en France, le pouvoir de Mme de Prie sur Monsieur le Duc, sont présentées comme autant d’aberrations qui illustrent la vanité des choses humaines : l’attitude du duc d’Orléans est « incompréhensible » ; sa « fascination » pour Dubois « ne peut paraître qu’un prodige du premier degré »12. Cette trentaine de pages très pessimiste sur les premiers ministres se clôt sur un nouveau commentaire au présent d’énonciation, et l’un des rares à mettre en scène le mémorialiste : À mon âge et dans l’état où est ma famille, on peut juger que les vérités que j’explique ne sont mêlées d’aucun intérêt ; je serais bien à plaindre, si c’était par regret d’être demeuré oisif depuis la mort du duc d’Orléans ; j’ai appris dans les affaires que s’en mêler n’est beau ni agréable qu’au dehors, et de plus, si j’y étais resté, à quelles conditions ? et il serait temps de m’en retirer à présent où je n’aurais plus qu’à envisager le compte que j’en aurais à rendre à Celui qui domine le temps et l’éternité, et qui le demandera bien plus rigoureusement aux grands effectifs et aux puissants de ce monde qu’à ceux qui se sont mêlés de peu ou de rien.13

Cette intervention modifie entièrement la nature du commentaire, figurant Saint-Simon face à « Celui qui domine le temps et l’éternité », dans un irréel (« si j’y étais resté… ») qui le justifie non par ses actes mais par son absence même de responsabilité. Le face-à-face avec le Créateur 10

Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. VII, p. 77. Peu avant, on peut lire : « On peut ajouter à ces grands intérêts l’ambition du négociateur employé par M. le duc d’Orléans, qui, de valet d’un docteur en Sorbonne, était parvenu par ses intrigues et ses fourberies à devenir précepteur de ce prince et que le caprice de la fortune, ou plutôt la juste colère de Dieu, éleva depuis à l’archevêché de Cambrai » (ibid., VII, 65 ; nous soulignons). Toute l’histoire de Dubois prend sens rétrospectivement comme l’histoire de la punition divine. Or ce passage n’est pas de Saint-Simon : il s’agit bien des mots de Torcy, fidèlement recopiés. La vision du mémorialiste, pour vigoureuse qu’elle soit, n’est donc pas originale. 12 Ibid., VII, 83. Saint-Simon en rajoute encore en déclarant : « il m’est impossible de comprendre ce qu’il en a fait » (ibid., 83) et parle plus loin d’un « ascendant incompréhensible » de Dubois (ibid., 87), que François Raviez peut dès lors analyser comme démoniaque. 13 Ibid., VII, 106. 11

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que promet cette pause réflexive est donc d’une certaine manière déréalisé et repoussé. Il n’a rien à voir avec celui de Rousseau14, et cette remarque un peu entortillée dans sa solennité semble davantage exonérer Saint-Simon de comptes à rendre, que proposer les Mémoires comme un aveu des fautes et l’évaluation morale et spirituelle d’une vie. Pourtant il arrive que cette élévation de l’histoire vers Dieu se réalise à propos de la destinée personnelle de Saint-Simon, qui peut se réjouir qu’il ait plu « à Dieu de [le] délivrer au moment le plus inattendu »15 en 1711, alors qu’il est en butte à la malveillance des entours de Monseigneur. Une telle élucidation de la volonté de Dieu dans les événements autobiographiques caractérise du Fossé, Lancelot, Fontaine et Campion : elle est particulièrement frappante (ou comique) ici, puisque l’événement qui est désigné, la mort du fils de Louis XIV, a une portée qui dépasse évidemment la seule vie de notre témoin. Mais cette démarche demeure très limitée chez Saint-Simon. Le choix appartient en définitive au lecteur, soit d’oublier que tout est régi par la Providence, pour se laisser périodiquement ressaisir par les piqûres de rappel des commentaires, soit de devancer le mémorialiste et de comprendre « Providence » quand il voit « fortune » ou « hasard » ; « main de Dieu » quand le texte dit « aveuglement » ou décrit un « prodige » ; « grandeur de Dieu qui se joue des hommes » au lieu de « vicissitude de ce monde »16. Même une expression comme « en un moment », quand il s’agit de décrire la rapidité d’une fortune ou d’une infortune, peut faire se lever, ou non, tout un arrière-plan théologique et spirituel. Marie-Paule de Weerdt-Pilorge pointe l’extrême responsabilité du lecteur quand elle écrit, au début de son étude sur le destinataire dans les Mémoires : « c’est au lecteur, à partir de ces éléments diffus et souvent impalpables, de reconstituer une interprétation d’ensemble. »17 Ce dédoublement du texte mime en quelque sorte l’attitude de SaintSimon lui-même, puisqu’il se déprend régulièrement du monde lors de ses retraites annuelles à la Trappe, sans jamais se résigner à une retraite définitive, ou lorsqu’il combat, à la mort de Monseigneur, un soulagement 14 « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. » (Confessions, texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Folio Classiques », 1997, p. 33). 15 Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. IV, p. 56. 16 Ibid., VII, 284. 17 Les Mémoires de Saint-Simon. Lecteur virtuel et stratégies d’écriture, Voltaire Foundation, Oxford, 2003, p. 33.

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peu charitable et avoué18 . Dans le mouvement de flux et de reflux d’une réflexion historique qui fait retour vers Dieu régulièrement, sans se reposer en lui, le cheminement vers Dieu est indirect. Les interpellations à Dieu sont des oiseaux rares. Courtes, elles ne sont pas mises en valeur par le texte et saillent peu à la lecture. Elles ne semblent pas servir la conversion personnelle d’un auteur auquel le retour sur sa vie, sous le triple mode de la confession de louange, de l’aveu des fautes et de l’interprétation de l’histoire comme accomplissement de la volonté de Dieu, permettrait de se rapprocher peu à peu de Dieu19. Autrement dit, le modèle des Mémoires de Fontaine est, malgré les apparences, assez loin en ces moments-là, bien que l’arrière-plan spirituel soit proche. Ces exclamations sont si ramassées — « grand Dieu ! » ; « Dieu merci ! » ; « bon Dieu » — qu’il faut d’abord poser la question de leur désémantisation éventuelle. N’oublions pas que Louis XIV, à qui l’on vient d’annoncer la fausse couche de la duchesse de Bourgogne, s’écrie « Dieu merci ! » : il est difficile d’imaginer qu’il puisse vraiment s’agir là d’autre chose que d’une marque d’agacement. De même, lorsque SaintSimon justifie ne pouvoir expliquer « l’art des petits points » en s’exclamant : « comme, Dieu merci ! je ne sais ce que c’est, je n’expliquerai point cette opération »20, il est sans doute plus ironique ou dédaigneux qu’autre chose. Cette exclamation crée une complicité et convoque un lecteur qui n’est pas Dieu, dans une tonalité d’entretien plaisant. Presque toutes les autres sont graves et semblent au contraire oublier le lecteur. Même en mettant à part la rigueur de la foi de Saint-Simon, qui rend douteux qu’il puisse galvauder ainsi le nom divin, deux occurrences précises prouvent qu’il s’agit bien d’apostrophes et non de simples exclamations d’humeur, puisque l’exclamation « grand Dieu ! » y est prolongée par une adresse à la deuxième personne. La première est issue de la Note sur la maison de Saint-Simon et présente cette exclamation à propos de Dubois : « Quel chemin, grand Dieu, pour le cardinalat et le premier ministère, et que vos voies sont incompréhensibles ! »21. La seconde est tirée d’une tirade de Saint-Simon au discours direct lors 18

Mémoires, op. cit., t. III, p. 63. Voir la présentation de Pascale Thouvenin dans sa monumentale édition des Mémoires de Fontaine (op. cit., p. 123-124). 20 Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. VIII, p. 550. 21 Les Siècles et les Jours, Lettres (1693-1754) et Note « Saint-Simon » des DuchésPairies, etc., textes établis, réunis et commentés par Yves Coirault, Paris, Honoré Champion, pp. 675-905, p. 851. 19

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d’un entretien avec le duc d’Orléans, en exorde à une fulmination contre Dubois : Grand Dieu ! ajoutai-je avec dépit de ne trouver que de la filasse, pour ne pas dire du fumier, grand Dieu ! quel précieux présent avez-vous fait à ce prince de la plus difficile vertu du christianisme […], cette vertu toutefois à qui vous prescrivez des bornes pour la conservation des États et des hommes, enfin ce pardon des ennemis sans lequel, ô mon Dieu, nul ne vous verra ; et vous l’accordez à un prince qui vit comme un homme qui compte pour rien le bonheur éternel de vous voir ; ô profondeur immense de vos jugements terribles !22

C’est bien vers Dieu que se tourne l’énonciateur, mais l’interpellation est ici ambivalente. En ce qu’elle décrit dans sa splendeur effrayante la réalité de la mort comme vision directe de Dieu, elle exprime l’attitude d’humilité et d’espérance à la fois qui est celle d’un chrétien convaincu. Elle nous touche, à cet égard, comme un cri du cœur, avec ce « ô mon Dieu » si personnel. Mais elle fonctionne évidemment à l’intérieur de la conversation sur le modèle d’une double destination. S’adressant à Dieu c’est à son ami que parle Saint-Simon, avec une visée pragmatique avouée, soutenue par un arsenal de figures de style : il s’agit de frapper fort pour faire sortir le duc d’Orléans de sa tranquillité débonnaire. Pourtant, il faut nuancer encore et se demander si le « dépit » mentionné et rendu bien sensible par les mentions familières et intensives de la « filasse » et du « fumier », ne pourrait pas déboucher sur une bouffée de passion qui s’exprimerait en prenant à témoin le seul être qui puisse encore quelque chose sur le duc d’Orléans, Dieu, comme si le discours atteignait un tel degré de frustration dans son adresse au duc d’Orléans que ce soit la seule issue possible. Cette récrimination exaspérée et rageuse rassemble des références évangéliques et théologiques. Saint-Simon réaffirme sa foi, mais sous les espèces d’une confiance nécessairement aveugle qui sous-entend un désespoir sur l’action humaine dans le devenir historique. Or les autres apostrophes à Dieu sont de même à mettre sous le signe de la manifestation irrépressible d’émotions violentes et de désespoir. La plus connue intervient dans la chronique de 1714, que Saint-Simon rédige peu après la mort de son épouse en janvier 1743 : « Grand Dieu, quel bonheur de ne survivre que six semaines ! »23, écrit-il alors comme submergé par l’émotion, enviant le sort des duc et duchesse de Liancourt 22 23

Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. VIII, pp. 402-403. Ibid., IV, 723.

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qui se suivirent dans la mort. Ce mouvement qu’on dirait involontaire vers Dieu ressemble à une prière inaboutie, puisque ne s’y formulent ni demande ni résignation. L’adresse à Dieu, ressentie ici comme un jaillissement, relègue le lecteur inscrit dans les marges, en fait le destinataire non prévu d’un discours intime de la souffrance. C’est aussi avec un laconisme émouvant que le mémorialiste conclut une conversation où il a demandé au duc d’Orléans de faciliter l’obtention de la grandesse espagnole pour son second fils : « Je crus ainsi avoir fait une grande affaire pour ma maison et me retirai chez moi fort content. Mais, bon Dieu, qu’est-ce des projets et des succès des hommes ? »24 Rien n’est expliqué au lecteur, qui doit faire appel à des informations extérieures pour comprendre cette amertume : le fils aîné de Saint-Simon est mort à l’époque où il rédige cette partie des Mémoires, laissant une fille (seulement une fille…) et le cadet n’a pas d’enfant. C’est aussi un cri de souffrance qui se fait entendre à propos du duc de Bourgogne, derrière la profession de foi. L’élévation très spirituelle, sous forme d’une série d’exclamations de tristesse et d’admiration à la fois, qui sert d’épitaphe à ce prince dans les Mémoires, donne lieu à une méditation adressée à Dieu : « Grand Dieu ! quel spectacle Vous donnâtes en lui, et que n’est-il permis encore d’en révéler des parties également secrètes, et si sublimes, qu’il n’y a que Vous qui les puissiez donner et en connaître tout le prix ! »25 L’évocation de leur dernière rencontre avait débouché sur une prière indirecte : « Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l’a mis ! »26. Le mémorialiste s’adresse à la fois à Dieu et au lecteur qui est pris à témoin de la réalité de l’action divine, et d’un dialogue entre le mémorialiste et son Créateur27. On retrouve ce caractère de brièveté, et cette gravité des sentiments, dans des adresses moins personnelles. Elles laissent émerger une indignation très noire, tantôt à propos de l’idée que le duc d’Orléans ait pu empoisonner le Dauphin, et dans une dynamique vengeresse contre le duc du Maine (« Quel contraste, grand Dieu ! de cette douleur de la mort d’un ennemi près de devenir son maître, avec la farce que M. du Maine 24

Ibid., VII, 789. Ibid., IV, 427. 26 Ibid., IV, 410. 27 Même mécanisme dans la formule : « Je n’ai jamais su, et j’en loue Dieu encore, qui avait fait accroire à Monseigneur cette ineptie si cruelle » (ibid., III, 1028), qui rend grâce à Dieu de ce que Saint-Simon a ignoré l’identité d’un de ses ennemis, qui l’avait calomnié auprès de Monseigneur. 25

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donna à ses intimes […] »28), tantôt devant l’ascension prodigieuse d’hommes de peu, dans la logique de l’incompréhension que nous avons déjà rencontrée29. De par la nature des sentiments exprimés, l’adresse à Dieu y est moins exclusive mais elle témoigne d’une semblable défaite de la raison humaine. Comme dans le discours au duc d’Orléans, Dieu est le seul interlocuteur qui puisse envisager le scandale dans toute son étendue, et comprendre l’indignation de Saint-Simon, même si son nécessaire silence ne fait peut-être que la creuser davantage. L’éviction apparente du lecteur peut évidemment, comme dans le discours au duc d’Orléans, être interprétée comme un moyen détourné de le persuader. Dieu n’est pas le destinataire inscrit des Mémoires, mais il fait partie des destinataires vers lesquels Saint-Simon, en écrivant son texte, se tourne, dans des moments d’émotion intense. Il est pris à témoin de la déréliction humaine, sans que s’énonce dans ces passages d’acceptation active de sa volonté mystérieuse. Là où un Fontaine adore dans la foi ce qui semble incompréhensible à l’homme, Saint-Simon se contente d’une plainte. Ainsi on a bien une tension entre une destination divine qui frôle l’auto-destination, et la destination pour le « monde », au sens spirituel du terme, c’est-à-dire une destination profane nettement revendiquée par Saint-Simon. Il me semble, contrairement à ce que dit Marc Hersant, que Saint-Simon fait des efforts « pour s’arracher aux passions mondaines »30 ; efforts certes inaboutis, mais dont la présence confère aux Mémoires, dans les dernières années de la Chronique, une tonalité désabusée qui est peut-être le signe que l’écrivain se convainc de plus en plus du « néant du monde ». On cite souvent la remarque du mémorialiste juste après le récit de la mort de Rancé : « Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d’une vie aussi sublimement sainte. »31 L’adverbe (« trop ») est ambigu et autorise une marge de manœuvre dont nous avons vu que nombre de commentaires savent se servir, mais la formule rappelle le plaidoyer de l’avant-propos pour la légitimité d’une « histoire profane ». Saint-Simon lui-même, tel qu’il se raconte dans les Mémoires, passe une partie de son temps à tirer vers le « monde » ceux qui étaient trop attirés par le ciel. Un passage amusant et très personnel de la fin de l’œuvre 28

Ibid., IV, 455. « Le 4 mai suivant, mourut à Paris Desmarets, à soixante-treize ans, dix-huit jours après Chamillart. On a vu ailleurs ses revers et sa fortune. Bon Dieu, dans quel étonnement serait-il de celle de son fils » (ibid., VII, 789). 30 Hersant, op. cit., p. 430. 31 Saint-Simon, Mémoires, op. cit., I, 755. 29

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évoque ses rapports avec Le Haguais, charmant ami de Pontchartrain, qu’avait saisi le désir de faire pénitence. Devenu « homme de bien », Le Haguais devient aussi « muet », de crainte de blesser la charité (c’est où l’on retrouve, sous l’aspect très pratique qu’il pouvait prendre dans la vie quotidienne, le problème posé par l’avant-propos) et sa conversation perd son sel. « Je lui disais souvent que j’avais envie de le battre jusqu’à ce qu’il se mît à parler »32, commente Saint-Simon, avocat du diable. L’anti-Solitaire qu’il est d’une certaine manière laisse toujours transparaître son admiration pour les retraites religieuses ; mais ce sentiment va parfois avec quelque agacement. De manière encore plus frappante, il tentera pendant la Régence de ramener des évêques, qui choisissent dans la tourmente de la Constitution de s’en remettre à Dieu des décisions à prendre, à plus de réalisme, comme il l’avait fait du reste plusieurs fois auprès du duc de Beauvillier, voire du duc de Bourgogne. Il effectue ce que les évêques ne veulent pas faire, la conversion du religieux en politique. « Ils ne pouvaient comprendre qu’une affaire de doctrine et de religion en devînt une d’artifices, de manèges, de pièges et de fourberies. »33 Il exhorte en ce sens le cardinal de Noailles : « Je lui représentai […] qu’il avait suffisamment montré raison, patience, douceur, modération, désir de pouvoir sauver l’obéissance avec la vérité et les libertés de l’Église gallicane, qu’il était enfin temps d’ouvrir les yeux, et de mettre des bornes aux fureurs et aux artifices »34. On a affaire à un sermon inversé, qui conserve même son ancrage scripturaire puisque après avoir semblé vouloir éloigner le cardinal des préceptes évangéliques que sont la patience, la douceur, la modération, il revient à l’Écriture en prévoyant « qu’un appel si général et si canonique inspirerait du courage aux abattus, de la crainte et un extrême embarras aux violents »35, remplaçant le Nouveau par l’Ancien Testament36 pour les besoins de la cause… Le cardinal préfère patienter, et l’on sait qu’il y perd tout. Quand Saint-Simon conclut n’avoir été que « trop bon prophète »37 on voit que sa « prophétie » repose sur une théorie spirituelle combative, destinée à sauver non l’âme immortelle de Noailles mais le navire ecclésial dont il est chargé, et qui à l’inverse des 32

Ibid., VIII, 557. Ibid., VI, 217. 34 Ibid., VI, 218. 35 Ibid., VI, 219. 36 On pense au Psaume 33 pour « l’esprit abattu », et à d’autres psaumes (2, 140) où il est question des « violents ». 37 Ibid., VI, 220. 33

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écrivains de Port-Royal refuse l’humiliation quand elle n’est pas inévitable. S’en tenir au profane est un choix que certains épisodes de la Régence éclairent d’un jour nouveau, en y faisant voir une sorte de résignation à un monde sans Dieu, même quand il s’agit d’affaires spirituelles, comme la fameuse Constitution Unigenitus, bête noire de Saint-Simon : « Mais le malheur était que la religion et la vérité n’étaient pas le gouvernail de cette malheureuse affaire, comme ni l’une ni l’autre n’en avaient été la source. »38 Une semblable amertume se fait sentir lorsque Saint-Simon s’adresse au duc d’Orléans, dans ces années de Régence dont la tonalité est assombrie. Une des conversations entre les deux hommes à l’Opéra fait état de la nécessité malheureuse de choisir un langage « profane » comme par pis-aller : Je commençai par lui dire qu’avec lui il ne fallait pas raisonner par motif de religion […] que, me contentant de lui avoir remis en deux mots devant les yeux des choses si déterminantes pour un autre que lui par les seuls vrais, grands et solides principes qui devraient uniquement conduire, surtout en matière de religion, je n’en ferais plus aucune mention, et ne lui parlerais que le langage duquel seulement il était susceptible.39

Ne pas parler le langage de Dieu, dans le récit, est donc une contrainte pour agir, surtout avec le duc d’Orléans. Il est frappant d’ailleurs que dans les Argentonnes, véritable retraite prêchée de trois jours où le duc d’Orléans s’arrache à une vie de péché, aucune motivation religieuse ne soit mentionnée. Bien plus, les discours de Saint-Simon sont cousus de références religieuses qui sont autant d’expressions privées de leur signification sacrée, comme « avaler ce calice », « père de l’Enfant prodigue », « bouc émissaire de l’Ancienne Loi », « se repentir », « pierre du sépulcre »40. Saint-Simon cherche à obtenir une sorte de salut laïcisé, courtisan. Il conseille même au duc d’Orléans d’imiter l’attitude des « pénitents du monde » pour complaire au roi, en une parodie très cynique de conversion41. Dieu est un destinataire que l’œuvre esquive, ce qui lui donne une tonalité amère absente chez Fontaine, puisque chez Saint-Simon l’histoire n’est, quasiment, réconciliée avec un plan divin que dans la mesure où elle est incompréhensible. Le plus pessimiste n’est pas le janséniste. 38 39 40 41

Ibid., VI, 141. Ibid., VI, 223. Ibid. III, 665 ; 668 ; 669 ; 674 ; 684. Ibid., III, 677.

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L’apprentissage du néant du monde à la lecture de l’histoire est-il réalisé ? Nous n’en sommes pas si loin car l’assombrissement de la chronique dans les dernières années est porteur d’une leçon de désespoir sur l’agitation vaine du monde. Mais, pour reprendre des termes de Frédéric Charbonneau, l’« errance de l’homme ici-bas » n’est pas « convertie en pèlerinage »42. Ne pourrait-on dire qu’écrire ses Mémoires, c’est tenter de se réconcilier avec l’Histoire ? Selon que l’on y parvient, ou non, et selon la manière dont on y parvient, la tonalité de l’œuvre sera modifiée. Un Monluc jusqu’au bout se défend, écrivant des Commentaires jamais apaisés. Un Retz réécrit sans cesse les possibles. Un Chateaubriand fait coïncider sa destinée avec celle de son temps. Les mémorialistes de Port-Royal relisent le passé à la lumière des volontés de Dieu exprimées en tout événement : le résultat est non pas un aplanissement de l’histoire mais une forte unification, tout s’ordonnant pour une signification. Chez SaintSimon, la réconciliation de l’histoire qu’il a vécue et racontée avec une vision divine de l’Histoire n’a pas lieu, et ce, non parce que lui manqueraient les instruments théologiques pour l’effectuer, mais parce qu’avec l’humilité d’une créature attachée au monde (et obstinée), Saint-Simon qui voit loin, ne dit pourtant que ce qu’il voit, c’est-à-dire surtout le désordre, et que ce qu’il croit, fermement, il ne fait justement que le croire, et pas le voir. Les adresses à Dieu sont rares et manifestent l’émergence d’une sensibilité spirituelle ; en l’absence de dialogue et étant donné leur rareté, elles créent des espaces d’auto-destination ; les mentions de Dieu sont beaucoup plus nombreuses et font de certaines parties des Mémoires un sermon, très proche de certains passages des mémorialistes de Port-Royal. Les Mémoires ne sont donc pas ce que Saint-Simon appelle, à propos de la conversion de la comtesse d’Auvergne, « le moment de Dieu », mais le moment de l’inquiétude et du ravissement alternés devant le spectacle d’un monde qu’il est difficile de quitter.

42 Port-Royal et les Mémoires, Chroniques de Port-Royal no 48, 1999, « Le théâtre d’ombres de Fontaine. Augustinisme, platonisme, mémoire » pp. 171-181, p. 175.

MIROIRS DÉFORMANTS : LES DESTINATAIRES DE MÉMOIRES FÉMININS AU XVIIIe SIÈCLE Catriona SETH

« Saint-Simon écrit en tout premier lieu pour lui-même. Qu’on accepte un instant cette idée et l’on verra déjà s’évanouir les contradictions accumulées par certains éléments de fait ; en particulier, son indifférence pratique à un éventuel lecteur, surcroît improbable, inessentiel, mais qui, s’il survient, sera le bienvenu »1. Le propos d’Alphonse De Waelhens légitime l’existence de textes du for intérieur sans destinataire (ou plus exactement auto-destinés) et d’une écriture renfermée sur elle-même ou du moins qui ne tire pas sa motivation d’un éventuel destinataire. On peut n’avoir que son propre être pour horizon, comme dans le cas du Spectateur intérieur imaginé par Suzanne Necker (1737-1794), qui remarque dans une espèce d’aphorisme : « Écrire pour soi, c’est le vrai moyen de s’assurer que notre ouvrage n’est pas inutile »2. Charlotte-Nicole Coquebert de Montbret (1760-1832) assigne au journal d’éducation de ses enfants une fonction de retour vers ses auteurs, susceptibles de tirer des notes un enseignement futur : « Il est entré aussi dans notre but des vues morales. Nous pensons qu’en nous rendant compte avec réflexion des défauts ou mauvaises inclinations que nous remarquons en vous, nous sommes dans le cas de faire plus de réflexions sur le moyen d’y remédier. Nous pouvons de temps en temps relire notre cahier et voir l’effet qu’a produit la manière dont nous nous y sommes pris et, par-là, juger de ce que nous devons faire. »3 Il ne s’agit pas d’une constante. Dans les égodocuments de femmes du XVIIIe siècle, un destinataire extérieur motive souvent la rédaction de textes mémoriels.

1 Alphonse De Waelhens, Le duc de Saint-Simon immuable comme Dieu et d’une suite enragée, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 1981, p. 341-2. 2 Suzanne Necker, Nouveaux Mélanges de Mme Necker, Paris, Pougens, an XI – 1801, t. I, p. 300. 3 Charlotte-Nicole Coquebert de Montbret, « À mes enfants » (1788), in Catriona Seth, La Fabrique de l’intime. Mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2013, p. 857.

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De l’écriture comme compte rendu Le cas le plus clair d’inclusion du destinataire dans le processus mémoriel est celui de l’ouvrage de commande caractéristique, en particulier, de celles qui n’ont pas de pratique littéraire avouée. Je pense aux carnets qu’on demande aux enfants ou aux adolescents de tenir, à l’occasion de voyages ou simplement pour contrôler ce qu’ils font. Ils doivent satisfaire à des normes édictées par le parent ou l’enseignant qui a exigé le travail. Comme l’a montré Philippe Lejeune, Félicité de Genlis (1746-1830) imagine un étonnant panoptique pour surveiller les princes d’Orléans. Elle fait écrire les enfants, mais aussi le personnel qui les encadre, croise les sources, annote le propos. La rédaction est contrainte : on écrit en s’imaginant la réaction de cette lectrice hors normes. Il y a des éléments que l’on mettra en valeur, d’autres que l’on passera sous silence. Genlis cherche d’ailleurs à débusquer les « oublis » et ne manque pas de faire des reproches aux uns et aux autres de leurs actes, mais aussi des omissions ou inclusions de leurs textes. Sa position lui permet de mettre en place un système et d’accomplir le souhait de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse, de devenir un œil universel4. Un autre contexte dans lequel le commanditaire d’un journal ou d’un texte analogue détient un pouvoir sur l’auteur est celui des exercices spirituels. Il pouvait être demandé aux jeunes catholiques de consigner par écrit leurs péchés pour qu’ils ou elles n’oublient rien lors de la confession et pour les inviter à méditer sur leurs faiblesses : l’ecclésiastique peut être le destinataire direct du papier ou alors le document peut servir d’aide-mémoire à son auteur5. Je voudrais m’arrêter sur le récit autobiographique d’une visitandine, morte en odeur de sainteté à Limoges, au début de la Révolution, Françoise-Radegonde Le Noir (1739-1791). Par deux fois au moins, elle s’est trouvée dans l’obligation, pour honorer les exigences d’un supérieur, de rédiger un récit dont sa vie est la matière. Plus que dans le cas de Genlis, où les différents journaux servent à accumuler des informations permettant éventuellement à la commanditaire de sévir, l’importance de l’ouvrage de la sœur Lenoir réside dans l’acte même d’écriture qu’elle vit comme une forme de contrition. Elle inclut le destinataire dans son texte, le prend à témoin, 4 Voir Philippe Lejeune, « Le panoptique de Madame de Genlis », Le Temps des femmes. Textes mémoriels des Lumières, sous la direction d’Anne Coudreuse et de Catriona Seth, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2014, p. 45-68. 5 En version indirecte, pour un homme de lettres, on pourrait penser au cas de la rédaction par Chateaubriand de sa Vie de Rancé demandée par son confesseur.

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parfois pour montrer combien elle regrette d’avoir à accomplir sa tâche, parfois pour la dénoncer implicitement comme inutile. Le texte débute par un rappel : « Le sacrifice que vous exigez de moi, Monsieur, est, il faut l’avouer, un peu pénible. Est-ce à l’amour-propre, est-ce au désir que j’aurais de garder un secret inviolable sur les grâces dont il a plu à Dieu de favoriser son humble servante ? Je l’ignore… Mais à quoi bon tant de réflexions ? Il faut obéir : cela doit me suffire. »6 Ailleurs, la religieuse cherche à être excusée : « Je raconte ceci, Monsieur, comme je me le rappelle ; car je ne veux certainement pas vous induire en erreur. »7 Elle oscille entre une humilité absolue et une forme d’exaltation qui transparaît ailleurs dans l’évocation de ses visions ou de son automutilation8. Une supériorité hiérarchique peut s’accompagner d’exigences sociales. Germaine de Staël (1766-1817), qui écrit depuis toujours, adresse, peu après son mariage, de longues lettres sur les nouvelles parisiennes à Gustave III, roi de Suède. Elle montre ainsi au souverain qu’elle prend au sérieux son rôle d’ambassadrice. Il s’agit de tenir une espèce de journal mondain et culturel de Paris, la gazette étant passée au crible de sa sensibilité personnelle. Prenons un dernier exemple d’ouvrage de commande : les Notes d’Adélaïde de Castellane (1761-1805) sur l’éducation de son fils. Elle les entame car elle craint de mourir lors de son second accouchement. Elle entend laisser un guide pour ceux qui auraient, si elle venait à disparaître, à prendre en charge le quotidien de sa progéniture. Son époux est alors un destinataire (in)direct, évoqué à la troisième personne : « Tous ces détails, je ne m’y livre que pour qu’ils puissent guider M. de Castellane dans les ordres qu’il donnera pour lui [son fils], si je n’existe pas à cette époque [celle de la lecture] »9. Le texte pourrait aussi servir de médiateur dans les échanges conjugaux à propos de l’enfant : M. de Castellane, dont le caractère est excellent, qui joint à beaucoup d’esprit une très grande bonté, ne contrarie point les idées que j’ai sur 6

« Vie de la vénérable sœur Françoise-Radegonde Le Noir, morte en odeur de sainteté au couvent de la Visitation Sainte-Marie de Limoges, en 1791 » in Seth, La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 271. 7 Ibid., p. 280. 8 Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article : Catriona Seth, « Écriture de la douleur et douleur de l’écriture. La Vie de Françoise-Radegonde Le Noir, une mystique limougeaude des Lumières » in Raconter la douleur. La souffrance en Europe (xviie-xviiie siècles), sous la direction de Marilina Gianico et Michel Faure, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018, p. 119-131. 9 Adélaïde de Castellane, « Notes sur l’éducation de mes enfants » in Seth, La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 915.

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cet enfant. Peut-être même est-ce avec une prévention trop favorable qu’il me juge : il me croit capable de m’occuper fructueusement de son éducation. Mais, c’est d’accord avec lui que je la dirigerai ; et ces Notes, je les écris surtout pour lui, pour qu’il fasse des réflexions, pour qu’il juge si les miennes sont justes, et que nous causions ensemble sur une base fondée, afin de parvenir au but si désiré d’une bonne éducation donnée à nos enfants.10

De toute évidence, la médiation de l’écriture facilite la communication. Ce moyen détourné, accompagné d’éloges de l’époux, permet à Adélaïde de Castellane de formuler ses idées sur l’avenir du petit Boniface. Parfois, comme lorsqu’elle évoque l’argent de poche donné à l’enfant, elle exprime même une critique rapide dont on sent qu’elle espère la faire parvenir à son mari, sans oser le confronter directement. Ayant survécu à sa seconde grossesse, elle poursuit sa rédaction au-delà à la requête de ce même époux avec lequel, on le sent, les relations sont tendues : « Il y a deux ans que j’ai écrit ces cahiers et je ne comptais pas les reprendre ; mais M. de Castellane désire que je continue le petit historique de l’enfance de Boni ; je cède à ses désirs, puisqu’il croit y voir quelque utilité. »11 Adélaïde de Castellane rappelle à plusieurs reprises ce souhait conjugal, comme si la demande valait légitimation de son acte à une époque où souvent, ce que l’on demande aux femmes, c’est surtout de ne pas écrire12. La requête guide bien entendu le contenu. Il ne saurait être question pour la comtesse de se livrer réellement sur papier. Elle a une espèce de mandat, fondé sur la destination du texte, qui en conditionne les limites implicites. Le recours à la troisième personne pour désigner son époux, même lorsqu’elle indique, tardivement, qu’il est le destinataire réel de son propos, inscrit une distance théorique qui paraît libératrice pour elle : Je dis tout cela parce que c’est lui [Castellane] qui doit lire ces Notes que j’ai faites, comme je l’ai dit cent fois, d’abord parce que, croyant mourir tout au commencement de l’éducation de Boni, je pensais remplir un devoir en disant à son père mes idées sur un objet si intéressant ; ensuite je n’ai continué que parce que M. de Castellane a mis beaucoup plus de prix qu’il n’y en a réellement à ce petit ouvrage écrit 10

Ibid., p. 923. Ibid., p. 936. 12 Par exemple : « Il y a, je crois, au moins un an que je n’ai rien écrit dans ce cahier (aujourd’hui 19 juin 1794), des douleurs de tête continuelles m’ont empêchée de suivre ce petit travail que je continuerai tant que je pourrai, parce que M. de Castellane y voit de l’utilité pour l’éducation de Boni. » (Ibid., p. 939). Ou encore : « Je reprends la plume au mois de janvier de 1800. Il y a au moins dix-huit mois que je n’ai écrit dans ces souvenirs sur l’éducation de mon fils. M. de Castellane désire que je reprenne pour cet espace de temps » (Ibid., p. 946). 11

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très rapidement, à bâtons rompus, et seulement quand j’en ai le loisir, et que j’ai quelques moments de santé supportable13.

Les Notes d’Adélaïde de Castellane, destinées à son mari et aux éducateurs putatifs du petit Boniface, ne sont pas sans lien avec un sous-genre important, celui des livres écrits par des parents, et en particulier des mères14, à l’intention même de leurs enfants. Julie, dans La Nouvelle Héloïse, disait déjà de ses fils : « je les écoute avec la plus grande attention sans qu’ils s’en doutent ; je tiens un registre exact de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent »15. Plus d’un demi-siècle plus tard, Albertine Necker de Saussure (1766-1841) note dans L’éducation progressive : « j’exhorte vivement les jeunes mères à tenir un journal exact des développements de leurs enfants »16. Elle vante le fait de connaître le détail de chaque progrès, de la santé morale et physique de leur progéniture et le bienfait que doit en retirer toute mère. Les Coquebert de Montbret suivaient peut-être la Julie romanesque. La mère de famille exprime en effet ainsi la raison d’être de cahiers tenus comme des sortes d’observations de ses propres enfants : « Votre papa et moi avons pensé qu’il était à propos, quand Ernest est venu au monde, d’écrire avec exactitude de temps en temps tout ce qui lui était relatif, à ses maladies et la manière dont on les a traitées. Cette précaution peut être très utile pour toute sa vie et des médecins peuvent en profiter »17. De tels ouvrages peuvent aussi servir à d’autres qu’aux médecins. Dans la famille Coquebert de Montbret, si Monsieur a rédigé quelques pages au moment de la naissance du fils aîné, Madame prend la plume et raconte les premières années de sa cadette. Elle exprime ouvertement l’idée qu’il s’agit d’un texte destiné à Cécile. Je me suppose ma Cécile âgée de douze à treize ans, lisant le cahier qui la concerne, voyant avec intérêt les observations que je fais sur le caractère qu’elle avait à cinq ou six ans, désirant ardemment d’arriver à la dernière feuille pour voir ce que je pense d’elle dans le moment 13

Ibid., p. 943. Voir aussi p. 944 : « je ne suis pas fâchée qu’après que j’aurai vécu, M. de Castellane suive le même système, et retrouve dans ces Notes les souvenirs du passé, qui l’aideront pour le présent d’alors ». 14 Voir Sylvie Moret Petrini, « La plume : instrument d’affirmation de la mère-éducatrice », Études de lettres [En ligne], 1-2 (2016), mis en ligne le 1 mai 2019, consulté le 24 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/edl/869 ; DOI : 10.400/edl.869. 15 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1959, p. 584. 16 Albertine Necker de Saussure, L’Éducation progressive, ou Étude du cours de la vie (1828-1838), Bruxelles, Louis Hauman, 1836, t. I, p. 141. 17 Coquebert de Montbret, « À mes enfants » in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 856.

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actuel. Je vois son émotion en lisant ce que je dis de bien d’elle, sa confusion si je lui fais des reproches ; je lis d’avance dans son cœur toutes les résolutions qu’elle prendra et quelques mois après, si elle retombe dans les mêmes fautes, je ne lui dis que ce mot : « Et le cahier ? » Je suis sûre qu’elle ne fera point une bonne action pour qu’elle soit écrite dans le cahier. Mais quand elle aura fait quelque chose de bien dont elle doutera si j’ai fait la remarque et qu’elle le verra raconté et écrit de ma main, elle éprouvera une satisfaction douce et dont on peut se permettre la jouissance comme une récompense de plus au plaisir de bien faire.18

Le livre doit donc avoir une seconde vie, celle dans laquelle l’enfant, littéralement infans, celui qui ne parle pas, et a été à l’origine de l’écriture, devient le lecteur à un moment où il maîtrise toutes les subtilités de la parole et connaît le poids du texte. Ces projections dans le futur se retrouvent dans des enchaînements ou emboîtements d’écrits au sein de certaines familles. Pour rester chez les Coquebert de Montbret, si Charlotte-Nicole rédige le livre de sa fille Cécile, Cécile à son tour, écrira ceux de ses propres enfants et sa fille, Mathilde, celui de son petit-fils19. Ces textes assument une fonction un peu différente du texte mémoriel dans lequel on écrit pour soi et on fixe ce qu’on craint d’oublier : ils immortalisent des aspects d’une personnalité ou d’un être qui n’est pas alors en mesure de s’en rendre compte lui-même ou d’en avoir des souvenirs directs, du moins pour ce qui est de ses premières années. Rétif de La Bretonne, dans son École des pères, vantait la valeur de tels ouvrages présentés comme une pédagogie familiale : « J’ai souvent pensé que tous les parents qui aiment la vertu, devraient faire, comme nous, un Journal d’Éducation, qui passerait des pères aux enfants, car un système de famille serait bien plus efficace que les plus beaux Traités, que les livres de Locke, de Monsieur Rousseau lui-même et de tant d’autres qu’on publie tous les jours. »20 L’enfant pourra se regarder à travers les yeux d’un tiers a priori bienveillant, et extraire de ce récit les éléments nécessaires à un travail sur soi bénéfique. Si un parent écrit pour son enfant, l’inverse peut aussi être vrai. Fiancée au bel Erik Magnus de Staël, qui décidément la traite avec la plus grande 18

Ibid. Sur cette tradition familiale, voir Philippe Lejeune, « «Et le cahier ?» Journaux en famille : les Coquebert de Montbret », Lalies, n°28, 2008, p. 189-203, repris dans Aux origines du journal personnel. France 1750-1815, Paris, Champion, « Les dix-huitième siècles », 2016. 20 Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne, L’école des pères, Paris, Duchesne, 1776, t. II, p. 87. 19

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froideur et n’arrive pas à l’émouvoir, la jeune Germaine Necker entame un journal qu’elle livre à l’homme pour lequel elle ressent amour et admiration après avoir recopié une sienne citation en tête de son propos21 : « Tourne le feuillet, papa, si tu l’oses, après avoir lu cet[te] épigraphe ; ah ! je t’ai placé si près de mon cœur que tu ne dois pas m’envier ce petit degré d’intimité de plus, que je conserve avec moi-même. »22 L’homme d’État n’aime pas les femmes qui écrivent. Il donnait à sa fille, adolescente, le surnom persifleur de « Monsieur de Saint-Écritoire ». Ce n’est qu’en faisant de lui le destinataire ultime de son journal intime, en le lui offrant en quelque sorte, qu’elle peut légitimer son passage à l’acte. Elle ne le donnera à lire à l’ami Mathieu de Montmorency que des années plus tard, lorsque les faits seront devenus, peut-on supposer, moins douloureux, que les souvenirs auront perdu de leur acuité. Envisageons à présent un autre genre de textes : les récits viatiques sont parfois conçus pour transmettre à des proches absents une connaissance de découvertes faites lors d’un déplacement. Le texte peut subir deux contraintes ou deux pôles d’attraction contraires. Le premier consiste en la volonté d’épater le destinataire en racontant quelque chose d’extraordinaire ou en voulant rivaliser avec d’autres auteurs de récits analogues. C’est une caractéristique d’écrits intimes, destinés à ne pas circuler en dehors d’un cercle donné, mais aussi d’ouvrages conçus pour un public large, y compris pour être imprimés. Il suffit de songer à certains guides qui surenchérissent sur la concurrence pour vous laisser entendre que vous allez, grâce à eux, découvrir Le Paris secret ou La Vienne des Viennois. Une autre caractéristique est de tailler son propos à la mesure du lecteur putatif en présentant les choses à partir de ce qu’il ou elle connaît. Nous nous souvenons tous d’avoir ri lorsque Rica écrit dans la 24e des Lettres persanes : « Paris est presque aussi grand qu’Ispahan ». Le tour est cocasse, mais le processus de rapporter l’inédit à ce que l’on partage avec son destinataire est courant. Les récits viatiques d’Anne-Marie Du Boccage (1710-1802), élaborés à partir de lettres à sa sœur, entre autres à l’occasion de séjours aux Pays-Bas en 1750 et en Italie entre 1756 et 1758, contiennent nombre de références normandes (à sa « bonne ville de Rouen » ou à des connaissances de jeunesse par exemple) qui témoignent d’une culture commune et n’auraient pas de 21 « Le cœur de l’homme est un tableau qu’il faut voir à la distance où le sage ordonnateur de la nature l’a placé. », [Jacques Necker], De l’administration des finances, tome second. 22 Anne-Louise-Germaine Necker, future baronne de Staël, « Mon Journal » in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 973.

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sens pour un lecteur marseillais, par exemple. En outre, le recours à des appréciations subjectives est plus légitime dans le cadre d’un échange qui ne prétend pas, au départ, avoir d’autre destinataire qu’une proche. La présence du moi social de la rédactrice, à certaines reprises, par exemple pour évoquer de grandes réceptions, pourrait traduire un recadrage fondé sur l’extension à un public plus large au moment de la décision de transformer en ouvrage imprimé une correspondance privée. Comme Mme Du Boccage, la marquise de La Rochejaquelein (17721857) fait subir une transformation à ses mémoires lorsqu’il s’agit de les faire imprimer. De manière conventionnelle elle n’est pas présentée comme celle qui a souhaité leur publication. En revanche, elle indique clairement une opération de récriture conditionnée par la présence d’un lecteur extérieur et inconnu : « J’avais revu mes Mémoires avec soin, j’abrégeai ou je retranchai plusieurs passages des premiers chapitres, qui contenaient des détails relatifs au temps de ma première jeunesse et sans aucun rapport à la Vendée »23. Son œuvre ne se veut pas intime, mais documentaire, sa légitimité fondée sur les événements historiques auxquels elle a pris part. Si Du Boccage mentionne parfois, par exemple à Rome, des détails de dates ou de lieux dignes de guides touristiques, elle n’a pas la prétention de les remplacer et y renvoie plutôt le lecteur. On peut rapprocher de tels renvois de celui que fait Mme de La Tour du Pin (1770-1853), dans ses souvenirs, lorsqu’arrivant à l’épisode de Varennes elle note : « Je ne relaterai pas ici les détails de cette malheureuse fuite, si maladroitement organisée. Les mémoires du temps en ont rapporté toutes les circonstances »24. Elle s’économise ainsi la nécessité d’exposer des faits qu’on trouvera narrés ailleurs, mais évite aussi d’avoir à rivaliser avec d’autres qui ont pu donner des versions considérées comme définitives d’un tel événement. Il ne s’agit pas du seul cas dans lequel elle choisit le silence. Elle esquive toute volonté de traiter de ce qui ressortit de l’Histoire. Ainsi de l’exécution de Louis XVI, la dérobade reposant sur l’idée que chacun sera parfaitement à même d’identifier de quoi il s’agit et de partager le sentiment d’horreur de la mémorialiste. La possibilité de procéder ainsi repose donc sur une culture et des valeurs prévisibles chez le lecteur : « Je ne rapporterai pas toute la funeste série d’inquiétudes et de 23 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, « Avant-propos », Mémoires (édition originale : 1814), Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1984, p. 47. 24 Henriette-Lucie Dillon, marquise de La Tour du Pin, Journal d’une femme de cinquante ans 1778-1815, Paris, Librarie Chapelot, 1914, p. 273.

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découragements par laquelle nous passâmes durant le mois de janvier 1793. Ces événements sont du domaine de l’histoire, et chacun les a racontés selon son opinion. »25 Ailleurs, c’est pour bien montrer qu’en termes génériques elle ne vise pas ce que les historiens recherchent, mais bien plutôt un récit individuel, que La Tour du Pin ne s’attarde pas sur le retour de Napoléon : « Les conséquences de cet événement rentrent dans le domaine de l’histoire. Je me contenterai donc de rapporter ici ce qui m’est personnel. »26 Le lecteur doit donc être sympathique, par définition, mais aussi être susceptible de lire des ouvrages d’histoire s’il ne dispose pas de connaissances sur la question ou alors de prendre fait et cause pour la mémorialiste. Il est conçu comme un prolongement de l’auteure, mais il ne lui est pas demandé d’exercer un sens critique sur ce qu’elle écrit. S’il est un ensemble de personnes que l’on peut espérer voir épouser ses querelles, ce sont les membres de sa famille. Dans de nombreux cas, les écrits du for intérieur sont présentés comme l’expression d’un devoir de mémoire face à des événements importants et/ou à l’illustration familiale. Ils constituent une sorte de legs intangible transmis aux héritiers. Beaucoup d’éditeurs sont enfants ou descendants des auteurs originels27. Souvent les mémorialistes s’adressent à leurs proches, ainsi que l’indique un titre comme Souvenirs d’une tante. Il s’agit de consolider ce que l’on fait à l’occasion par oral, comme Henriette Campan (1752-1822) qui aurait évoqué dans des conversations la vie curiale de jadis : « à mon âge mes chers enfants, l’avenir s’abrège et tous les sentiments de l’âme et du cœur se portent vers le passé. J’aime donc à vous entretenir de tous ceux qui ne sont plus, et que les yeux de la tendresse me font contempler et entendre encore. »28

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Ibid., p. 304. Ibid., p. 369. 27 En voici deux exemples parmi d’autres : Esprit-Victor-Élisabeth-Boniface de Castellane, Journal, publié par [sa fille] Ruth-Charlotte-Sophie, comtesse de BeaulaincourtMarles et par Paul Le Brethon, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1895 et l’édition citée ci-dessus du Journal d’une femme de cinquante ans d’Henriette-Lucy Dillon, marquise de La Tour du Pin, qui est publiée « par son arrière-petit-fils le colonel comte Aymar de LiedekerkeBeaufort ». Ce dernier ouvrage a été réédité près d’un siècle plus tard (1979) au Mercure de France avec des notes d’un autre membre de la famille, Christian de Liedekerke-Beaufort, édition réimprimée plusieurs fois depuis lors et toujours disponible actuellement. Voir aussi ci-dessous la référence à l’édition des Mémoires de la baronne d’Oberkirch. 28 Édouard Harlé, Livre de Famille, Bordeaux, Imprimerie Wetterwald, 1915-1918, t. I, p. 17 (cité par Geneviève Haroche-Bouzinac, « Mémoire et temps dans les récits de Madame Campan » in Le Temps des femmes, op. cit., p. 208). 26

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Un autre effet de ce lien implicite de textes mémoriels avec des conversations familières est l’affirmation parfois avancée que l’on ne fait pas de style, mais que l’on a la vérité de son côté. Restons avec Mme Campan qui déclare ceci dans son Journal anecdotique de 1824 : J’ai dit dans mes mémoires ce que j’ai vu, je ne m’en suis jamais rapportée aux versions des accapareurs de nouvelles, et les yeux sont les seuls témoins que j’ai consultés ; ils étaient assez exercés pour que je pusse compter sur leur fidélité. On ne trouvera dans mes récits aucune couleur ; les mémoires doivent faire connaître la vérité toute pure ; ils sont destinés à fournir des matériaux à l’histoire et la moindre nuance pourrait tromper l’écrivain […] ; je me suis considérée comme passive dans les faits qui composent mes mémoires 29.

Des destinataires seconds Un destinataire réel ou apparent peut en cacher un autre. C’est à cause de l’amitié qui les unit et de leur séparation que Charlotte de Sudermanie (1759-1818), comme l’a montré My Hellsing, écrit à Sophie de Fersen qui a requis d’elle un compte rendu de sa vie curiale : Vous exigez de moi ma chère amie une exacte relation de tout ce qui arrive ici, il est naturel que vous voulez être instruite quelles sont les occupations des Sociétés de Stockholm, pendant les moments que Vous êtes éloignée de nous, comme je n’ai rien à refuser à l’amitié, je promets de remplir vos souhaits, en vous adressant chaque mois une Lettre qui sera votre gazette, par laquelle vous serez instruite de tout ce qui parviendra à ma connaissance, les tracasseries en tout genre, les intrigues de cour vous y seront révélées, ainsi que toutes les fêtes qui se donneront.

En contrepartie de ces communications, l’épistolière ne demande à sa destinataire qu’un « secret inviolable30 ». Nous sommes proches de l’échange qui a donné lieu au texte viatique de Anne-Marie Du Boccage, et c’est justement sa confiance totale en sa destinataire qui permet à la duchesse de modifier son projet en cours de route et d’inclure des notes confidentielles destinées à livrer une explication des événements politiques dans l’hypothèse donc de lecteurs futurs soucieux de connaître une vérité que d’autres ont tenté de celer. Derrière 29 Journal anecdotique de Madame Campan ; ou, Conversations recueillies dans ses entretiens, par M. Maigne, suivi d’Extraits de sa correspondance, ses pensées sur l’éducation, &c., &c., Paris, et Londres chez Colburn, 1825, p. 39. 30 My Hellsing, « «Que dumoin apres ma mort la verité perse…» La duchesse Charlotte journaliste à la cour de Suède » in Le Temps des femmes, op. cit., p. 93.

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la destinataire première, immédiate, d’une correspondance personnelle, se profile ainsi un destinataire second, la postérité, censée être objective et dépassionnée à la différence de trop de contemporains de la scriptrice : « que dumoin apres ma mort la verité perse » est ainsi son souhait le plus cher31. Un cas clair de cette double destination est celui des textes mémoriels de Jeanne-Marie Roland (1754-1793). En prison, sachant sa vie en danger, elle souhaite écrire pour laisser quelque chose à sa fille Eudora, laquelle connaîtra donc l’enfance d’une mère disparue, son goût de la promenade, ses lectures de jeunesse. Ces Mémoires particuliers révélateurs de la femme intime sont doublés de Mémoires politiques censés remettre à l’heure les pendules de la Révolution. S’ils ont caviardé le texte pour le rendre moins dérangeant, ses premiers éditeurs ne se sont pas trompés dans le titre qu’ils ont donné à l’ensemble. Il s’agit bien d’un Appel à l’impartiale postérité donc, plus qu’à un ou à des lecteurs précis, à une espèce de vulgate ou de doxa dans laquelle la place assignée à la mémorialiste n’est pas celle d’une intrigante intéressée comme l’a présentée Hébert par exemple. La très roturière Mme Du Boccage qui n’a pourtant pas connu la Révolution a bien compris de telles démarches : « Faisons quelque chose pour la postérité, si nous voulons qu’elle fasse quelque chose pour nous »32 écrit-elle, juste avant de narrer sa visite au Panthéon. Si la postérité est le destinataire souhaité de certains, d’autres y accèdent peut-être malgré eux ou d’une manière qu’ils n’auraient pas choisie. On sait que les amis de Rousseau ont caviardé les Confessions avant de les faire paraître, tout comme les amis de « Manon » Roland ont sélectionné ce qu’ils livraient au public. On s’attend peut-être moins à ce que ce type de censure s’exerce encore aujourd’hui et toujours sur ce qui ressortit au domaine de l’intime. L’édition des écrits de Mme de La Tour du Pin, parue au Mercure de France en 1979 et réimprimée en 2018, légitime la suppression continue de passages comme s’il fallait veiller encore, deux siècles plus tard, sur une sorte de pudeur posthume de la mémorialiste : Comme il était naturel qu’elle le fît en rédigeant des Mémoires qu’elle ne destinait pas expressément à la publication, la marquise de La Tour du Pin avait ajouté des notes personnelles concernant sa famille, sa vie privée ; elle s’est même trouvée conduite à des répétitions qui allongeaient la trame du récit. Ce sont là les passages retranchés dans cette 31

Ibid., p. 93-118. Anne-Marie Fiquet Du Boccage, Lettres sur l’Italie, Recueil des Œuvres de Mme Du Boccage, Lyon, Périsse, 1770, t. III, p. 213. 32

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édition qui garde des anciens tirages le même intérêt de fond et la même richesse d’expression33.

Le texte écrit pour soi, ostensiblement, peut avoir des destinataires ultérieurs prévus ou non du vivant de l’auteur. Je songe au cas de MarieAimée Steck-Guichelin (1776-1821), jeune Française très cultivée, bien que fille d’artisans, qui a épousé un Suisse de bonne famille. Elle est traversée de doutes de tous ordres. Les cahiers dans lesquels elle les note sont souvent émouvants. Elle paraît s’y livrer sans retenue. Elle barre, arrache des pages, trace mal ses lettres, rédige souvent ses lignes sous le coup d’émotions fortes : « je ne saurais où trouver des forces pour supporter le fardeau de la vie et de mes devoirs »34 écrit-elle à la mort de son époux, avant de délaisser pendant six ans, du moins dans l’état de notre connaissance, la tenue d’un journal. On s’attendrait à ce que ce soit le type même du document personnel fait pour n’être jamais vu par des tiers. Or il existe une copie de certaines pages – y compris des pages déchirantes – effectuée, clairement avec la bénédiction de la diariste, par une amie proche, Charlotte-Nicole Coquebert de Montbret. Ces « Extraits des Cahiers de Mme Steck » survivent dans les papiers Coquebert35 ; l’original du journal dans les archives familiales des descendants de son auteur36. Dans l’un de ses cahiers, la jeune veuve se dit partagée entre le besoin d’exercer son esprit et le quotidien du ménage, réduite par ces tourments à une forme d’inertie. « Ces combats me rendent malheureuse et inutile. Il faut les faire cesser. Il faut que je prenne un parti, que je fixe l’emploi de mon existence et que je me trace irrévocablement la route où je dois marcher. »37. Clairement, le journal constitue une étape dans la préparation de ce renouveau personnel. La diariste s’adresse des injonctions à elle-même : que jamais je n’oublie la modération qui doit accompagner mes plaintes, la pitié que je dois à l’oppresseur même, le respect que je dois aux décrets de la sagesse éternelle, et qu’au plus fort de ma douleur, je puisse lever les yeux au ciel et me dire : il y a un Dieu juste, et nous ne mourrons pas tout entiers : qu’ensuite je regarde autour de moi et 33 Voir l’édition de Christian de Liedekerke Beaufort : Mémoires (1778-1815) suivi de Correspondance (1815-1846), Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1989 (1e parution 1979), p. 18. 34 Aimée Steck-Guichelin, « Cahiers » in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 1024. 35 Bibliothèque Municipale de Rouen, MS Montbret 510. 36 Une nouvelle fois je remercie Monsieur Bernard Steck de m’avoir permis de consulter ses papiers de famille. 37 Voir La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 12.

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me demande si le temps que j’emploie à des plaintes superflues ne pourrait pas être consacré à quelque action utile.

Même si elle ne se donne, en apparence, d’autre destinataire qu’ellemême, elle formule à l’occasion des conseils qui paraissent s’adresser à un public plus large : Gardez-vous surtout de parler trop longuement ou trop vivement de vos peines à moins que ce ne soit à des personnes qui en aient elles-mêmes à vous confier, ou qui soient du petit nombre de ceux pour qui toute espèce de souffrance est un aimant qui les attire avec une force irrésistible ; qui comprennent toutes les plaintes et qui ne s’en lassent jamais38.

Un conseil comme celui-là, qu’on pourrait rapprocher des maximes présentes dans certains textes mémoriels, paraît être dirigé à toute personne susceptible d’entendre. Dans la mesure où la tournure n’est pas celle qu’utilise habituellement Marie-Aimée Steck-Guichelin pour s’enjoindre de faire des choses, il est vraisemblable qu’inconsciemment du moins elle s’imagine déjà que d’autres pourraient avoir entre les mains ses papiers, avant même, peut-être, d’en avoir permis la lecture à Mme Coquebert de Montbret qui fut, à certains égards, un substitut maternel pour l’adolescente orpheline qu’elle était au début de la Révolution. La césure de la Révolution a conduit à une prolifération de mémoires aristocratiques fondés sur un désir de prolonger, tout au moins par le texte, la supériorité d’une classe, l’inscription dans une lignée, alors même que toutes les richesses tangibles ont disparu : châteaux brûlés et pillés, titres supprimés… leurs propriétaires souvent exilés sur les routes de l’Europe ou au-delà. « C’est ainsi que la Révolution nous a faits »39 dit de manière frappante la comtesse de Boigne. L’individu qui peut rapporter les conventions d’autrefois devient un témoin et par cela même digne de rejoindre les héros d’antan. Le destinataire ne cherchera donc pas à découvrir de hauts faits militaires, mais souvent à percevoir l’esprit d’autrefois, la vie quotidienne qui n’est plus. « Je voudrais pouvoir peindre les mœurs du temps de ma jeunesse, dont beaucoup de détails s’effacent dans mon souvenir, et […] présenter ces personnages, hommes et femmes, graves et pourtant aimables, gracieux, conservant l’envie de plaire sous leurs cheveux blancs, chacun selon la place qu’il occupait dans le monde »40 écrit Mme de La Tour du Pin qui rajoute, à propos 38

Ibid., p. 1037. Adèle d’Osmond de Boigne, Récits d’une tante, éd. Henri Rossi, Paris, Champion, 2007, p. 421. 40 La Tour du Pin, Journal d’une femme de cinquante ans, op. cit., p. 86. 39

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des cérémonies curiales du dimanche au temps de Marie-Antoinette, « les étiquettes étant changées, ces détails sont entrés dans le domaine de l’histoire »41 ; la baronne d’Oberkirch assure quant à elle : « Je regarde les anecdotes comme le complément de l’histoire ; elles sont souvent plus véridiques et plus significatives que de longues pages. »42 Le destinataire est par définition celui qui est coupé de ce monde disparu, celui qui ne peut en avoir aucun souvenir. Mais c’est aussi celui qui aurait aimé le connaître, à l’occasion celui qui aurait dû hériter d’une place à la Cour avec le nom et les armes de son ancêtre. Il s’agit donc de transmettre une partie de son patrimoine, de manière virtuelle tout au moins, à celui qui ne pourra en profiter directement. Face aux souvenirs d’un temps où les marquises virevoltaient aux bals et les chevaliers les traitaient avec déférence, une autre veine de textes mémoriels montre l’envers du décor, non pas le plus beau de tous les châteaux, mais l’horreur d’un monde en déroute. Sophie de Bohm, fille du marquis de Girardin, prend la plume après avoir été incarcérée : Échappée comme par miracle à la tourmente révolutionnaire, je veux sans animosité, sans désir de vengeance, sans aucune vue de récrimination, mais par amour pour la vérité, lorsque ma mémoire est récente, la plaie vive encore, publier les événements qui précédèrent les nombreuses arrestations qui eurent lieu en 1793 ; j’en fus victime et témoin ; j’y joindrai ceux que j’appris dans les diverses prisons d’État où je séjournai pendant quatorze mois43.

Le témoignage importe plus que le destinataire. L’ancienne détenue ne vise pas alors un lecteur précis, simplement quelqu’un qui souhaite lire la vérité : le destinataire est moins important que l’idée d’avoir pu donner « sa » version des événements. Sa vie privée perturbée par les événements, elle est prête à montrer l’envers des choses et à extérioriser ce qui fut son expérience intime. Un dernier paradoxe Même lorsque l’on a des destinataires souhaités, comme Jeanne-Marie Roland, ils peuvent être oubliés au bénéfice des joies de l’écriture. Rousseau l’indique très clairement à plusieurs reprises dans les Confessions, 41

Ibid., p. 87. Mémoires de la baronne d’Oberkirch, publiés par le comte Léonce de Montbrison son petit-fils, Paris, Charpentier, 1853, t. II, p. 108. 43 Sophie de Bohm, Prisonnière sous la Terreur. Mémoires d’une captive en 1793 (1e éd. 1830), préface de Jean-Clément Martin, Paris, Cosmopole, 2001. 42

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en particulier aux livres IV ou VI où la page permet des retrouvailles avec le jeune homme qu’il a été et sert de médiateur entre un présent difficile et un passé regretté. Jeanne-Marie Roland, enfermée entre quatre murs, s’échappe vers la campagne dans le souvenir d’une dernière promenade à Fontainebleau avec ses parents. Elle ne songe alors plus à un lecteur et en vient à oublier même la Révolution qui gronde. D’une manière analogue – et il y aurait une belle étude à faire des égo-documents de détenus ou d’anciens détenus – Staal-Delaunay exprime une pensée qui pourrait laisser croire à l’authenticité de l’auto-destination suggérée de ses Mémoires, celle de n’avoir jamais été aussi bien que lorsqu’elle n’avait pas à songer à autrui et, en particulier, à subir les caprices de son envahissante patronne la duchesse du Maine : « Je ne désirais plus d’autre liberté que celle dont je jouissais : il ne semblait pas qu’il y eût d’autre monde que l’enceinte de nos murs. C’est le seul temps heureux que j’aie passé en ma vie. Aurais-je cru que le bonheur m’attendait là, et que partout ailleurs je ne le trouverais jamais ? »44 Les femmes ne se donnent pas de destinataire, dans un premier temps, ou affirment n’écrire que pour leurs intimes, en particulier leurs enfants, très souvent, probablement, parce qu’elles ont intégré l’idée selon laquelle elles n’auraient rien d’important à dire. Parfois le refus affiché de formuler une destination constitue une forme de stratégie. Celle-ci recouvre l’incertitude d’être lu, mais ne masque pas le désir présent. Au début de ses mémoires, Staal-Delaunay est catégorique : « Je ne me flatte pas que les événements de ma vie méritent jamais l’attention de personne et si je me donne la peine de les écrire, ce n’est que pour m’amuser par le souvenir des choses qui m’ont intéressée. »45 Si elle entendait n’avoir jamais de lecteur autre qu’elle-même, le propos serait superflu. C’est un premier indice du fait qu’il ne s’agit pas forcément là de toute la vérité46. 44 Marguerite-Jeanne de Staal-Delaunay, Mémoires de Madame de Staal écrits par elle-même in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 199. 45 Ibid., p. 65. 46 Dans un bel article, Marc Hersant a proposé « de chercher les traces dans le texte d’une vraie part, évidemment fluctuante, d’écriture pour soi-même, d’identifier des zones textuelles qui, plus que d’autres, résistent à la lecture de l’œuvre comme conçue pour autrui. Bref, de prendre au sérieux Mme de Staal-Delaunay et d’accepter au moins partiellement l’idée d’autodestinatation comme vérité profonde de l’œuvre et non comme simple artifice rhétorique, au moins à certains niveaux irréductibles. » (« Autodestination et mondanité dans les mémoires de Mme de Staal-Delaunay », Dix-huitième siècle 1/2007 (no 39), p. 555-576 – URL : www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2007-1-page-555.htm. – DOI : 10.3917/dhs.039.0555.)

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En effet, un peu plus loin, tout en laissant entendre qu’il pourrait ne pas y avoir de lecteur, Staal-Delaunay en imagine un, avant, avec une remise en question de l’intérêt même de la chose, de déconsidérer son écrit, par une espèce de captatio benevolentiae : « Le lecteur (si jamais lecteur y a de ce manuscrit) ». Celle-ci devient particulièrement intéressante si l’on songe au fait qu’il y a vraisemblablement eu des lectures privées et/ou une circulation du manuscrit parmi un cercle de proches. Le fait de traiter son propos comme dérisoire et d’entrevoir une non-lecture de son journal ou de ses souvenirs, est fréquent chez les femmes. Elles écrivent des textes dont elles pensent qu’ils ne seront pas édités, et elles les écrivent à propos de leur quotidien. L’essentiel, la vie extérieure, l’Histoire avec un H majuscule serait du ressort des hommes. Ne leur est laissée que la vie intime dont les traces, même jusqu’à une date très récente, ont longtemps été jugées négligeables. Une personne privée n’aurait rien à dire, une femme moins que toute autre. On peut songer au scandale que provoqua la publication des Confessions de Rousseau, dans lesquelles un lecteur comme La Harpe voit enfantillages et niaiseries. Si c’est peut-être le fait d’avoir côtoyé les grands, d’avoir vécu à Sceaux et trempé dans la conjuration de Cellamare qui donne à Staal-Delaunay, comme plus tard à La Rochejaquelein, intime des héros vendéens, l’idée d’avoir touché de près à l’histoire, leurs choix sont radicalement différents, la première, se repliant sur sa vie intérieure et évacuant de son récit presque tout ce qui touche au politique, l’autre, la seconde, évacuant de son récit tout ce qui pourrait en faire l’histoire d’un individu sentant, plutôt que du témoin qui se contente de raconter ce qu’il a vu. Quand on écrit un livre, c’est presque toujours avec l’intention qu’il soit lu avant ou après votre mort. Mais je n’écris pas un livre. Quoi donc ? Un journal de ma vie simplement. Pour n’en relater que les événements, quelques feuillets de papier suffiraient à un récit assez peu intéressant ; si c’est l’histoire de mes opinions et de mes sentiments, le journal de mon cœur que j’entends composer, l’entreprise est plus difficile, car, pour se peindre, il faut se connaître et ce n’est pas à cinquante ans qu’il aurait fallu commencer.47

Ce propos de la marquise de La Tour du Pin, qui tient là encore de la captatio benevolentiae, met en avant l’idée de souplesse générique des écrits du for intérieur que l’on peine à appeler un genre, voire même à définir dans leur ensemble. « Je n’ai jamais écrit que des lettres à ceux que j’aime. Il n’y a pas d’ordre dans mes idées. J’ai peu de méthode. Ma 47

La Tour du Pin, Journal d’une femme de cinquante ans, op. cit., p. 1-2.

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mémoire est déjà fort diminuée »48 continue-t-elle, montrant qu’il ne s’agit pas de faire une œuvre littéraire. Le soin de l’écriture ne peut être considéré comme témoignant de la présupposition d’un lecteur à venir. Prendre plaisir à formuler un texte élégant et limpide, chercher à restituer au plus près du vécu un sentiment ou une phrase, tout cela peut renvoyer à l’existence intime. En revanche, l’assouplissement du style, la fluidité générique de l’ensemble des ouvrages dits du for intérieur, permet de rédiger des Mémoires, par exemple, sans s’inquiéter de savoir si l’on colle ou non à un modèle attendu. Staal-Delaunay légitime l’inclusion d’une anecdote par le fait même qu’elle n’a pas à respecter même les attendus très flexibles du genre romanesque : « Je l’aurais supprimée, si j’écrivais un roman [...] mais le vrai est comme il peut, et n’a de mérite que d’être ce qu’il est : ses irrégularités sont souvent plus agréables que la perpétuelle symétrie qu’on retrouve dans tous les ouvrages de l’art »49. Nous devons comprendre que rien n’est trafiqué pour conduire à un effet particulier. Cela dit, que cette justification soit présente peut être lu comme une nouvelle forme de captatio benevolentiae, donc comme s’adressant plus à un lecteur futur qu’à l’auteure elle-même. En contrepartie, presque à la fin, Staal-Delaunay explique pourquoi son ouvrage devra cesser bientôt – dans les faits elle termine plus ou moins sur son mariage qui, de principale femme de chambre, la transforme en baronne dont la vie conjugale, on le sent, n’a jamais pu concurrencer, en termes de bonheur, la parenthèse paradoxalement idyllique de l’embastillement. « Le reste de ma vie, quoique long, ne contient presque plus rien dont le récit m’intéresse »50 écrit-elle. D’une manière analogue, si Mary Robinson (1758-1800), l’actrice anglaise, semble ne pouvoir aller plus loin que sa liaison avec le prince de Galles, celle qui a fait d’elle, plus encore que la période pendant laquelle elle est montée sur les planches, une personnalité publique, c’est probablement non seulement parce que la mort interrompt son projet, mais encore parce qu’arrivée à ce point, elle perd sa motivation, l’intérêt qui la poussait à écrire. Le destinataire n’est donc pas seul en compte dans cet inachèvement qui peut être fondé sur des raisons diverses. Le lecteur peut aussi parfois être contraint, le mémorialiste s’octroyant le droit de passer sous silence des éléments intéressants ou de s’attarder 48 49 50

Ibid., p. 2. Staal-Delaunay, Mémoires in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 79. Ibid., p. 234.

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sur quelque chose qui n’est pas essentiel. Racontant les premiers balbutiements de sa fille, l’Anglaise Mary Robinson ajoute : Ces faits paraîtront peu importants aux yeux d’un lecteur froid qui, insensible aux jouissances pures de la nature, critiquera des détails qu’il n’est pas fait pour apprécier ; mais j’en appelle aux mères tendres qui ne croiront pas cet ouvrage indigne d’occuper leurs loisirs, et je les prie, au nom de la sensibilité qui les caractérise, de justifier des détails que ma plume n’a pu juger dénués d’intérêt, lorsqu’ils ont été dictés par mon cœur.51

Mieux encore, l’auteure paraît vouloir modeler le lecteur à sa guise, lui dicter sa conduite ou du moins son appréciation du passage. Il ne s’agit donc pas, comme la fiction adolescente dans laquelle les jeunes sont censés déceler des échos de tracas du quotidien (un ami qui se drogue, des parents qui divorcent etc.) d’un texte miroir dans lequel on se retrouverait, mais plutôt il s’agit d’un miroir approximatif qui tient également du patron. Vous qui n’êtes pas des lecteurs sensibles, abstenez-vous, semble dire la mémorialiste, nous invitant implicitement à épouser les réactions des mères tendres. Le lecteur postulé est ainsi un être fictif dont on pourrait tracer un portrait-robot. En tant que lecteurs, nous sommes donc les reflets des auteurs et non ceux qui plongent leurs regards dans des miroirs de papier.

51 Mary Robinson, Mémoires de Mistriss Robinson in La Fabrique de l’intime, op. cit., p. 768-9.

III.

DESTINATAIRES MULTIPLES

LA PROLIFÉRATION DES DESTINATAIRES DANS LES MÉMOIRES SUR LE JACOBINISME DE L’ABBÉ BARRUEL Sylviane ALBERTAN-COPPOLA

L’abbé Augustin de Barruel (1741-1820) constitue pour l’historien des idées un cas intéressant de passage du combat des Anti-Lumières à l’engagement contre-révolutionnaire1. Auteur en 1781 des Helviennes ou Lettres provinciales philosophiques2, qui exploitent sur le mode humoristique le modèle pascalien à des fins apologétiques, il est conduit, sous la poussée des événements, à réagir contre la Révolution française3. De son exil londonien, il lance en 1797 de virulents Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme4. Au-delà de leur outrance verbale qui induit un important réseau métaphorique relatif à l’« hydre » et aux « vandales »5 révolutionnaires, ces Mémoires se caractérisent par la thèse du triple complot des Philosophes, des Francs-maçons6 et des Illuminés qu’ils avancent pour expliquer l’avènement de la Révolution. Cette théorie du complot, largement diffusée dans les milieux de l’émigration, n’était pas nouvelle. 1 Voir Michel Riquet, Augustin de Barruel. Un jésuite face aux Jacobins francsmaçons, Paris, Beauchesne, 1989. 2 A. de Barruel, Les Helviennes ou Lettres provinciales philosophiques, Amsterdam et Paris, 1781-1785, 5 vol. in-12. 3 Voir S. Albertan-Coppola, « La réaction de l’apologiste Barruel à la Révolution française », dans L’Écrivain devant la Révolution (1780-1800), éd. Jean Sgard, Presses Universitaires de Grenoble, 1990, p. 181-191. 4 A. de Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (communément appelés Mémoires sur le jacobinisme), Londres, 1797-1798, 4 vol. in-8°. Notre édition de référence sera celle de Lyon, Pitrat, 1818-1819, 4 vol. in-8°, qui offre l’avantage de contenir des documents relatifs aux réactions du public à la lecture des Mémoires. Par exemple, au début du troisième volume : « Le Public a reconnu sa cause dans les conspirations qui font l’objet de ces Mémoires. Je dois à cet intérêt tout leur succès, et le débit d’une édition des deux premiers volumes, déjà épuisée avant la publication du troisième » (« Notes sur quelques articles des deux premiers volumes », p. v). 5 Voir S. Albertan-Coppola, « Des entrailles de la terre à la conquête de l’Europe, les Vandales jacobins par l’abbé Barruel », dans Révolution française et ‘vandalisme’ révolutionnaire, éd. S. Bernard-Griffiths et alii, Paris, Universitas, 1992, p. 35-45. 6 Voir S. Albertan-Coppola, « Franc-maçonnerie et Révolution française, d’après l’abbé Barruel », Zeitschrift für Internationale Freimaurer-Forschung 15, Innsbruck-Wien-Bozen, Studien Verlag, 2006, p. 20-34 ; Charles Porset, article « Barruel » dans l’Encyclopédie de la franc-maçonnerie, Paris, Le Livre de Poche, 2008.

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On a pu établir qu’elle prenait sa source chez les apologistes chrétiens dont l’œil exercé avait perçu les conséquences désastreuses pour le Trône du rejet de l’Autel7. Dans son « Discours préliminaire », Barruel désigne clairement les destinataires de ses Mémoires. Même s’ils portent le titre usuel des mémoires visant à permettre à un véritable historien de composer l’Histoire d’un événement majeur (d’où l’emploi du verbe « servir »), leur objectif ne se réduit pas à l’accomplissement d’un pur travail intellectuel. Il s’agit, dans l’esprit de ce « prêtre français »8 traumatisé par les massacres révolutionnaires, d’éviter à d’autres nations de connaître les mêmes « atrocités » : « Si la France, aujourd’hui fermée comme l’enfer, ne peut plus entendre d’autre voix que celle des démons de la Révolution, au moins est-il encore temps de prévenir une partie des autres Nations » (I, xiv). Les Mémoires sur le jacobinisme sont donc destinés à dissiper une erreur qui pourrait être fatale à ceux qui s’aveugleraient en s’imaginant que la Révolution est le fruit d’un concours de circonstances imprévisibles ayant touché la France mais ne risquant pas de se reproduire ailleurs. Plus encore qu’à « la postérité », toujours à même de tirer profit de l’histoire des « fléaux » passés pour en extraire d’utiles « remèdes »9, c’est ainsi à la « génération présente » que Barruel estime important de s’adresser (I, vii-viii). Ce choix de destinataire a une incidence évidente sur le contenu des Mémoires. Il ne s’agit pas tant pour l’auteur de mettre sous les yeux du lecteur les effets dévastateurs de la Révolution, dont la France porte encore les stigmates, ou encore les exactions commises par les Marat, les Robespierre et les Sieyès, que de faire connaître ce qui a amené de tels maux. Il explique que « C’est pour atteindre cet objet important qu’[il a] dirigé [ses] recherches sur la secte et ses chefs, son origine, ses projets, ses complots, ses moyens, ses progrès, sur tout ce qu’elle a fait pour arriver à la Révolution, bien plus que sur les détails mêmes de la Révolution » (I, xvii). Il en résulte un plan tripartite par lequel Barruel entend « dévoiler » la triple conspiration qui devait fatalement aboutir à la Révolution. Dans un premier temps, selon lui, les « sophistes de 7 Voir W. R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790. The Roots of Romantic Religion, Lewiston-Queenston, The Edwin Mellen Press, 1987, p. 77. 8 C’est par cette formule qu’il signe son adresse « Aux Anglais » en tête de son Histoire du clergé pendant la Révolution française, Londres, 1793. 9 « Les générations présentes s’instruisent par les malheurs passés ; dans l’histoire des nôtres, il faut que nos neveux trouvent les leçons nécessaires pour être plus heureux » (I, vii).

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l’incrédulité » ont conspiré contre toutes les confessions chrétiennes. Ce faisant, ils ont préparé la voie aux « sophistes de la rébellion » qui, à leur école, se dressèrent contre les trônes de tous les rois en s’unissant à la « secte des francs-maçons ». Enfin, les « sophistes de l’anarchie », sous le nom d’« Illuminés » se joignirent aux philosophes et aux francsmaçons pour former les clubs des jacobins (I, xviii-xix). Ces Mémoires sur le jacobinisme se donnent en fait essentiellement pour une entreprise de dévoilement des « ténébreux complots » auxquels serait due la Révolution française10 (I, vii). Ils ne sont pas pour autant, en dépit des excès verbaux de l’auteur, un appel à la violence. La mise hors d’état de nuire de la secte à trois faces ne passe pas selon lui par l’écrasement de ses adeptes mais par le terrassement de ses principes : Oui, anéantissez le Jacobin, mais laissez vivre l’homme. La secte est toute entière dans ses opinions ; elle n’existe plus, elle est doublement écrasée, quand ses disciples l’abandonnent pour se rendre aux principes de la raison et de la société.

La secte est monstrueuse, mais ses disciples ne sont pas tous des monstres. (I, xiii) Néanmoins, si les destinataires de cette ambitieuse entreprise de dessillement sont expressément désignés, à savoir comme on l’a vu les nations contemporaines (Angleterre, Allemagne, Italie…), avec en arrière-plan les « neveux » à venir, la destination des Mémoires est moins circonscrite. Tout se passe comme si la vision tentaculaire que s’est forgée Barruel de la Révolution française déteignait sur l’œuvre elle-même en multipliant ses destinataires. Pour le dire autrement, entre le projet politique du contre-révolutionnaire Barruel et sa mise en œuvre littéraire, il existe un décalage porteur de sens, au-delà des effets rhétoriques du discours. C’est ce que je me propose de démontrer, en m’appuyant sur l’édition « revue et corrigée » des Mémoires sur le jacobinisme, parue en 18181819, qui contient des informations sur la réception de l’œuvre à travers les critiques des lecteurs. Pour commencer, un jeu énonciatif assez banal s’instaure entre l’auteur et son lecteur. Il existe d’abord un lecteur virtuel, que l’auteur avertit des rectifications de dates opérées par rapport à l’édition de 1798 (III, x), qu’il prie de ne pas oublier un avertissement antérieur (III, xiii) ou qu’il invite à comparer les sources (III, xv), à juger de la validité des accusations portées dans la presse contre lui (IV, xii), avant de se prononcer sur 10 Le terme de « voile » et le verbe « dévoiler » sont récurrents sous la plume de Barruel.

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les faits (IV, v). Ce lecteur – autrement nommé le Public – semble posséder des droits, qui conditionnent le tissu démonstratif : pour faciliter sa compréhension des faits, par exemple la marche des sophistes de la rébellion, l’auteur lui doit « quelques réflexions faciles à saisir » (I, 1) ou encore « un compte spécial des ouvrages dont [il] tire [ses] preuves » (III, xii). A l’occasion, un tel lecteur se mue en objecteur potentiel : « J’ai peur qu’on nous objecte aussi la différence qui se trouve entre les grades de Rose-Croix dont M. Robison est dépositaire, et ceux dont j’ai parlé dans le second volume de ces Mémoires » (III, xx). À ce lecteur virtuel, pure construction du texte, vient s’ajouter un lecteur bien réel dont les réactions au contact de l’œuvre sont répercutées dans l’édition « revue et corrigée » de 1818. Il s’agit du lectorat de Barruel, qui d’après lui a reconnu sa cause dans les conspirations qu’il dénonce et auquel il doit le succès des deux premiers volumes (III, v), mais surtout d’une série de contradicteurs auxquels il réplique dans cette réédition des Mémoires. On peut en repérer au moins cinq : le rédacteur d’une lettre anonyme adressée au British Critic contestant la version horrifiante donnée par Barruel de la mort de Voltaire (III, v), les responsables de « quelques réclamations » contre la mise en cause de la Loge militaire de Lille dans la conspiration des francs-maçons » (III, ix), le traducteur de Barruel qui lui a fait part des objections que pourrait susciter la parution récente d’un ouvrage de l’Anglais Robison sur la conspiration11 (III, xvii), le journaliste du Monthly Review qui a accusé Barruel de fausses imputations contre les Philosophes, les Francs-maçons et les Illuminés (IV, v) et le chef des Illuminés de Bavière, Weishaupt, qui aurait répondu luimême aux critiques formulées contre lui (IV, xv). À ces divers objecteurs l’auteur répond de manière diversifiée, ce qui élargit le champ des destinataires. Dans le premier cas, celui de la lettre anonyme, Barruel publie la réponse d’un certain M. de Luc contenant le témoignage du Docteur Tronchin sur la mort agitée de Voltaire, que ses adeptes auraient voulu faire passer pour une mort calme et héroïque (III, vi). Un dédoublement s’opère alors par lequel l’auteur de la lettre-réponse se substitue à l’auteur des Mémoires pour atteindre le destinataire de l’œuvre, à savoir le lecteur européen menacé de révolution. On en trouve la confirmation dans un 11 Proofs of a Conspiracy against all the Religions and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings of Free-Masons, Illuminati and Reading Societies, etc., collected from good authorities (1797). Titre français : Preuves d’une conspiration formée par les Francs-Maçons, les Illuminés et les Sociétés littéraires, contre toutes les religions, contre tous les gouvernements de l’Europe.

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passage de cette lettre où de Luc explique que, dans la Vie de Voltaire12 traduite à Londres en 1787, « la peinture de Voltaire […] était si différente de ce qu’en ont publié d’autres Historiens de sa vie, que le public étranger ne savait à quoi s’en tenir » (III, v). Le destinataire des Mémoires reste le même, le lecteur étranger, mais c’est par locuteur interposé que l’auteur compte le toucher. Le second cas est tout aussi important aux yeux de Barruel mais moins intéressant pour nous au plan de l’écriture : l’auteur se contente d’apporter des preuves, non pas que tous les détails entourant le fait – à savoir la participation de la Loge militaire de Lille au complot – sont vrais, mais que ces circonstances ne changent rien à la véracité du fait (III, x). On peut dire à ce moment-là que le destinataire du texte est l’auteur des « réclamations » faites contre le fait, mais qu’à travers lui c’est toujours le lecteur étranger intéressé à la cause antijacobine que vise Barruel. Le troisième cas est plus particulier : il n’implique pas comme le premier un dédoublement du destinataire mais une sorte de diffraction. L’objecteur est cette fois le propre traducteur de Barruel, auquel celui-ci va répondre, mais c’est Robison, l’auteur d’un autre ouvrage sur la conspiration, qui sert de tremplin à la parole de Barruel : Je me vois malgré moi réduit à répondre à des objections qui m’ont déjà été faite par mon Traducteur, et que m’occasionnerait infailliblement encore de la part de mes lecteurs l’ouvrage que vient de publier en anglais M. Robison, sous le titre de Preuves d’une conspiration formée par les Francs-Maçons, les Illuminées et les Sociétés littéraires, contre toutes les religions, contre tous les gouvernements de l’Europe ; Proof of a Conspiracy, etc. (III, xvii)

Les différences notables entre l’ouvrage de Robison et celui de Barruel risqueraient en effet de nuire à la vérité dans l’esprit du lecteur. Il s’agit donc pour Barruel, afin d’éviter « qu’on ne [les] mette en opposition », de dissiper par avance les doutes du public. Le quatrième cas est moins original mais plus conséquent, ne serait-ce que par le nombre de pages que lui consacre Barruel. Les « Observations » qu’il émet « sur quelques articles du Monthly Review, relatifs aux Mémoires sur le jacobinisme » ne comportent pas, dans un premier temps, d’adresse directe à leur rédacteur, Griffith. Certes, c’est à lui que sont destinés les contre-arguments de Barruel mais, au plan énonciatif, l’emploi d’un « nous » d’association fait apparaître clairement que l’auteur des 12 Une note infrapaginale de Barruel indique : « J’ai vu en effet cette Vie de Voltaire ; l’auteur en est M. de Villetier, autant dire Condorcet » (III, vi, note a).

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Mémoires se place du point de vue des lecteurs qui partagent sa cause antijacobine, pour éviter qu’ils ne se laissent convaincre par Griffith : « les preuves […] des Sophistes contre le Trône lui semblent, nous dit-il, […] imparfaitement démontrées », « M. Griffith nous dit aussi », « Il nous montre des correspondances » (IV, v-vi). Barruel va même jusqu’à adresser à son lecteur un « vous » qui confirme cette destination : « Vous verrez que M. Griffith ne daignera pas faire mention de ce Walpole » (IV, vi)13. Dans un second temps, cependant, Barruel finit par interpeller son adversaire lui-même : « M. Griffith, écoutez ma réponse » (IV, ix). Cette vibrante apostrophe s’étalera sur trois pages, à l’issue desquelles l’auteur reviendra à la troisième personne pour parler du journaliste en reprenant les cours de sa réfutation. Un « vous » néanmoins lui échappera à nouveau au cours de la démonstration, à propos d’un document produit à l’appui de sa cause : « Avez-vous lu cela, M. Griffith ? » (IV, xiii). Il sera suivi d’autres adresses directes : « Quand vous aurez, Monsieur, bien médité sur ce plan des adeptes, dites-nous, je vous prie, ce que vous pouviez faire de mieux pour le seconder que ce que vous faites » (IV, xiv). C’est une déclaration, située à la fin des « Observations » de Barruel qui nous livrera, en quelque sorte, la clé de ce discours à double destination : Est-ce illusion, Monsieur, est-ce quelque prédilection qui nous montre à peu près la même marche, quand vous avez à rendre compte de l’ouvrage de M. Robison ou du mien ? Ne vous attendez pas à me voir prononcer. Il me suffit qu’on sache que je suis loin d’avoir exagéré les mystères des Illuminés. Je laisse au public le droit de juger si tel ou tel journaliste est leur dupe ou leur complice. (IV, xv)

Autrement dit, en prenant Griffith comme interlocuteur, Barruel fait savoir (« qu’on sache… ») indirectement au public étranger concerné par des risques de révolution – véritable destinataire de ses mémoires – qu’il a dit la vérité sur les Illuminés. Enfin, le cinquième et dernier cas constitue une espèce de défi lancé par Barruel à l’Illuminé Weishaupt lui-même. Dans ce texte final, qui se présente sous la forme d’un nota bene employant la troisième personne à la manière d’un billet de rendez-vous du XVIIIe siècle, le scripteur somme le destinataire de prouver la fausseté des lettres qu’on lui impute : N. B. À l’appui des comptes rendus pour le Monthly Review, on m’annonce une réponse de Weishaupt lui-même. Pour celui-ci la mienne est 13 Cf. « Mettez un Académicien seul d’un côté, dans de vastes campagnes ou forêts ; mettez de l’autre un simple paysan, ou artisan, et vous verrez lequel des deux a le moins besoin de l’autre pour se tirer d’affaire » (IV, vii).

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toute prête. Je n’en ai point d’autre à lui donner qu’un rendez-vous à Munich, aux archives où se trouvent ses lettres. Mais comme il ne saurait y paraître sans s’exposer à être pendu, il pourra nommer un procureur. Qu’il prouve que ces lettres sont fausses ; que la Cour et les Magistrats de Bavière en ont imposé à l’univers, en les rendant publiques, en invitant chacun à les vérifier sur les originaux ; toute autre apologie de sa part serait inutile ; et de la mienne toute réplique serait superflue. La réponse à toutes ses nouvelles, comme à toutes ses apologies, est déjà dans le code et l’histoire de son Illuminisme. Tout ce que j’ai à dire sur lui se réduit à ces mots : lisez et vérifiez. (IV, xv)

Barruel, dans son souci de régler ses comptes avec celui qui représente pour lui le comble de l’horreur jacobine, semble ici perdre de vue son destinataire premier, qui est le lecteur étranger à préserver de la menace révolutionnaire. Là ne s’arrête pas la prolifération des destinataires visés directement ou indirectement par le mémorialiste. La postérité, les nations contemporaines, les contradicteurs sont interpellés par alternance ou plutôt par adjonction successive, un peu comme si l’auteur espérait juguler par l’accumulation des destinataires la multiplication des conspirateurs. Autant d’ennemis à combattre, autant de lecteurs à convaincre et donc de destinataires du discours. C’est ainsi qu’à côté des destinataires apparaissant, comme on l’a vu, dans les péritextes (discours préliminaires, notes, observations) surgissent au cœur des chapitres, parfois au détour d’une phrase, d’autres destinataires, occasionnels, apparemment suscités par le dispositif rhétorique mais plus significatifs qu’il n’y paraît de prime abord. Globalement, on peut dire que le texte affine ce que les péritextes annoncent comme destinataire, par subdivision ou approfondissement. Outre les réponses habituelles aux objecteurs14, on retrouve dans le corps du texte la distinction apparue dès le « Discours préliminaire » entre les nations contemporaines menacées à l’instar de la France par une révolution et une postérité intéressée à connaître les dessous de la Révolution française pour se prémunir du danger. Ces deux cibles sont parfois associées dans une même formule comme dans cette phrase : « Nos lecteurs et l’histoire demandent sans doute s’il en fut de d’Alembert comme de Voltaire ; si tout aussi zélé que son cher maître pour une 14 Par exemple : « Je sens bien qu’on pourrait répliquer que si Montesquieu a pris dans Bodin des scories telles que le système des climats, il est bien des choses qu’il laisse de côté [...] » (II, 34, note a). Voir aussi la note où Barruel répond à un reproche de l’abbé Bertins qui lui faisait grief de ne pas avoir dit toute la vérité sur les Martinistes (III, 104, note a).

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liberté antichrétienne, il en vint comme lui à cette liberté ennemie des rois » (II, 16), ou dans un même paragraphe comme dans ce passage où, au cours d’un ardent soliloque, Barruel se dit à lui-même : Peut-être vaut-il mieux encore devenir leur victime que souiller ta pensée de tant d’impiétés, de tant de noirceur, de tant de scélératesse, et apprendre à la postérité que ton siècle en a été coupable. – Mais dans ce siècle, il est encore des hommes à sauver ; il est encore des Nations qui n’ont pas encore subi le joug des Jacobins ; pour se résoudre enfin à le secouer, peut-être serait-il utile à tes compatriotes de savoir quelle suite de noirs complots et d’artifices le leur ont fait subir ; peut-être la postérité aura-t-elle besoin de savoir ce que fut de nos jours la secte désastreuse, pour empêcher le fléau de renaître. (IV, 419)

Manifestement, les deux types de destinataires que sont les lecteurs présents et à venir vont de pair dans l’esprit de l’auteur, ce qui souligne le double objectif des Mémoires. La différence avec les textes liminaires réside dans le fait que Barruel, sous le flot de l’éloquence, est amené çà et là à détailler la composition de ces deux groupes généraux, ce qui, au-delà des effets rhétoriques induits par tel ou tel détail, est riche d’enseignement pour les chercheurs que nous sommes, un type de lecteurs que l’auteur n’avait pas prévu ! Rois, Pontifes, Magistrats, Princes et citoyens de tous les ordres, s’il est vrai que désormais nous cherchons vainement à dissiper l’illusion fatale ; s’il est vrai que déjà l’air empesté des Jacobins, engourdissant et votre âme et vos sens, vous ait plongés dans un assoupissement léthargique […], vivez, soyez esclaves des Jacobins. (IV, 420) Eh bien ! ce que je veux ici, c’est que vous sachiez bien, princes, riches et pauvres, nobles, bourgeois, marchands et citoyens de toutes les classes, c’est que toutes ces conspirations des adeptes Sophistes, des adeptes Franc-Maçons, des adeptes Illuminés, sont des conspirations contre vous, contre vos trésors, vos comptoirs, vos familles, vos personnes. (IV, 422)

Le but de ces apostrophes extensives est évidemment de dresser un maximum de personnes contre les jacobins – en quelque sorte de soulever les masses – sans distinction d’état (noblesse, clergé, tiers état) ni de fortune (pauvres ou riches). Mais elles nous fournissent au passage des indications sur la stratégie politique de l’auteur des Mémoires. Ceux que vise au premier chef Barruel, ce sont les détenteurs du pouvoir, seuls à même d’agir dans l’intérêt des peuples, comme on peut le voir dans cet appel qui dissocie cette fois les puissants des citoyens ordinaires : Souverains et Ministres, vous tous sur qui reposent les intérêts des Citoyens ! savez-vous pourquoi nous insistons sur cette haine dominante,

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gratuite, générale, seul principe ultérieur de toute cette guerre ? C’est qu’elle vous apprend à n’opposer vous-mêmes à la secte qu’une guerre toute d’amour, de zèle et d’ardeur pour le maintien universel de l’ordre social. (IV, 443)

Derrière cette exhortation des souverains et ministres à réagir se cache la conviction de leur responsabilité dans le fléau qui s’abat sur la France. Suivant une théorie providentialiste répandue dans les milieux contrerévolutionnaires et qu’illustreront un Bonald, un Lamennais, un Lacordaire, Barruel est en effet persuadé que la Révolution française est une punition infligée par Dieu pour punir les hommes de leur péché, notamment le manque de foi de leurs dirigeants. On peut s’interroger à cet égard sur la valeur de ce « nous » qui vient à plusieurs reprises, dans les citations précédentes, s’opposer au « vous » par lequel Barruel apostrophe vigoureusement ses destinataires (« nous cherchons vainement à dissiper l’illusion fatale », « nous insistons sur cette haine dominante »). S’agit-il d’un simple « nous » académique d’auteur ? Ne faut-il pas y voir plutôt un « nous » communautaire constituant, dans le régime oppositionnel qu’il forme avec le « vous » de l’Autre, une manière radicale d’opposer – non sans manichéisme – les bons sujets, fidèles et clairvoyants, aux mauvais, responsables par leurs péchés des malheurs de la France ? Ne pas revenir à de meilleurs sentiments équivaudrait, de la part de ces derniers, à se faire complices du Jacobin. Seul un sursaut de vertu peut conduire à triompher du mal : Mais s’il est encore de ces hommes qui n’aient besoin que de connaître l’ennemi des autels et de la patrie, pour montrer le courage de la vertu et les ressources d’une âme vigoureuse, c’est pour ceux-là que j’écris. C’est à ceux-là que je viens dire, malgré tous les complots des jacobins et tous les artifices de leur secte, malgré toute cette puissance qu’ils ont déjà acquise, le monde n’est pas encore à eux. (IV, 420-421)

C’est cette leçon de morale que Barruel, en fin de compte, place au-dessus de tous les enseignements à tirer du triple complot : « Puissé-je l’avoir profondément inculquée dans l’esprit de mes lecteurs ! Puisse-t-elle surtout disposer les voies au retour de la religion, des lois et du bonheur dans ma patrie ! Et le Dieu qui soutint mes travaux, ne les aura pas laissés sans récompense » (IV, 454). Ses Mémoires, rédigés en exil à l’intention des nations étrangères, se donnent in fine une finalité patriotique, dans l’espoir d’un retour au calme après la tempête dans le Royaume de France, le but curatif à l’égard de la nation française prenant ainsi le pas sur le but préventif à l’égard des autres nations. Il en résulte la présence en creux dans l’ouvrage d’un portrait du destinataire construit au fil de la démonstration, tissé par l’argumentation

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plutôt que désigné par les adresses de l’auteur au lecteur. Les coupables sont aux yeux de Barruel ceux qui se sont laissés séduire par la philosophie des Lumières : « Et Voltaire et Jean-Jacques sont les héros de la Révolution, comme ils furent les héros de votre philosophisme », les accuse-t-il (IV, 454). C’est dans le cœur de ces individus gagnés aux Lumières que se situe suivant Barruel la cause première de leurs malheurs et c’est la faiblesse de leur foi qui fait la force du Jacobin. D’où cet avertissement de l’auteur à leur adresse : « Il faut que la Révolution soit la mort de cette philosophie d’impiété, si vous voulez qu’il s’apaise, ce Dieu qui n’envoya la Révolution que pour venger son Fils » (ibid.). Suivant l’interprétation providentialiste de Barruel, si la Révolution s’est abattue sur la France, c’est bien la faute à Voltaire et à Rousseau, mais moins comme décisionnaires qu’en tant qu’instruments de vengeance entre les mains de Dieu. Et de ce point de vue, les véritables destinataires des Mémoires sur le jacobinisme sont les chrétiens dévoyés par les Philosophes des Lumières, notamment dans les hautes sphères du pouvoir. Toute la rhétorique de la peur déployée par Barruel n’a d’autre but que de les ramener au respect de la religion. Ainsi de cette page terrifiante couronnant le troisième volume, où l’on voit triompher, dans une vision apocalyptique, un Weishaupt-Spartacus15 achevant d’accomplir au moyen de son « Code Illuminé »16 son œuvre infernale de mort : Quand cette loi enfin sera remplie, le Vieux de la Montagne17, le dernier Spartacus pourra sortir lui-même de son sanctuaire ténébreux et se montrer triomphant au grand jour. Il n’existera plus ni Empire ni loi ; l’anathème prononcé sur les nations et leur Dieu, et sur la société et sur ses lois, aura réduit en cendres nos Autels, nos palais et nos 15 C’est sous le nom de ce chef d’esclaves révoltés contre Rome que, selon Barruel, Jean Weishaupt, né en Bavière vers 1748, était connu dans les annales de sa secte (III, 2). 16 « Par code de la secte illuminé, j’entends ici les principes et les systèmes qu’elle s’est faits sur la religion et la société civile, ou plutôt contre toute religion et contre toute espèce de société civile. J’entends le régime, les lois qu’elle s’est données et qui dirigent ses adeptes, pour amener tout l’univers à ses systèmes et les réaliser. » (Mémoires sur le jacobinisme, III, 13). 17 Marco Polo raconte dans le Livre des Merveilles (chap. 40 et 41) qu’en Iran le chef d’une secte d’assassins – nommé le Vieux de la Montagne par confusion sur le sens du mot Sheikh qui signifie à la fois Seigneur et Vieux – avait fait édifier au sommet du piton rocheux d’Alamut une forteresse entourée d’un jardin magnifique, rempli de charmantes créatures, dans lequel les jeunes gens croyaient trouver le paradis. Mais le Vieux de la Montagne, qui pratiquait l’art de l’illusion, leur administrait une drogue afin d’en faire ses suppôts, avant de leur donner la mort. Cette légende médiévale avait fait l’objet au XVIIIe siècle de diverses adaptations en français, dont celle de Voltaire (Le Vieux de la Montagne, Genève et Paris, Quillau, 1772). Le Vieux de la Montagne est mentionné aussi dans l’article « fanatisme » du Dictionnaire philosophique (1764 ; rééditions augmentées jusqu’en 1769).

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villes, nos monuments et jusqu’à nos chaumières. Le dernier Spartacus contemplant ces ruines et s’entourant de ses Illuminés, pourra leur dire : Venez et célébrons la mémoire de Weishaupt notre Père. Nous avons consommé ses mystères. Des lois qui gouvernaient les hommes, ne laissons plus au monde que les siennes. Si jamais les nations et leur religion et leur société et leur propriété pouvaient renaître, ce Code de Weishaupt les a détruites ; ce Code seul les détruirait encore. Il le dira, le dernier Spartacus ; et les démons aussi sortiront des enfers pour contempler cet [sic] œuvre du Code illuminé, et Satan pourra dire : voilà les hommes devenus ce que je les voulais. Je les chassai d’Eden ; Weishaupt les chasse de leurs villes, et ne leur laisse plus que les forêts. Je leur appris à offenser leur Dieu ; Weishaupt a su anéantir et l’offense et le Dieu. J’avais laissé la terre leur rendre encore le prix de leur sueur ; Weishaupt frappe la terre de stérilité. Ils la défricheraient en vain ; le champ qu’ils ont semé ne sera plus à eux. Je leur laissais leurs riches et leurs pauvres, leur inégalité ; Weishaupt leur ôte à tous le droit de rien avoir ; et pour les rendre tous égaux, il les fait tous brigands. Je pouvais jalouser leurs restes de vertu, de bonheur, de grandeur même sous les lois protectrices de leurs sociétés, de leur patrie ; Weishaupt maudit leurs lois et leur patrie, et ne leur laisse plus que le stupide orgueil, l’ignorance et les mœurs du Sauvage errant, vagabond et abruti. En les rendant coupables, je leur laissais encore le repentir et l’espoir du pardon ; Weishaupt a effacé le crime et le remords ; il ne leur laisse plus que leurs forfaits sans crainte et leurs désastres sans espoir.

Dans cette annonce prophétique, truffée de réminiscences bibliques (« notre Père »18, « consommé ses mystères »19, « chassai d’Eden »20, « le prix de leur sueur »21, « frappe la terre de stérilité »22), s’opère une subversion caractéristique du diable qui met tout sens dessus dessous : Weishaupt renverse en sa faveur les symboles chrétiens et s’arroge de manière sacrilège la place du Père. Il va même plus loin que Satan en étendant l’expulsion, l’offense et la punition des hommes, sans leur laisser aucun espoir de pardon. 18 « Vous prierez donc ainsi : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié... » (Matthieu, 6, 9). 19 Cf. « Et quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : tout est consommé. Et, baissant la tête, il rendit l’esprit » (Jean, 19, 30) 20 « Et le Seigneur Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été pris » (Genèse, 3, 23). 21 Allusion à la punition de Yahvé après la faute d’Adam : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse, 3, 19). 22 Voir entre autres, dans la Sainte Bible, traduite par Lemaistre de Sacy, la plus répandue dans les milieux catholiques du XVIIIe siècle : « j’ai frappé toutes vos terres d’une stérilité de blé, et cependant vous n’êtes point revenus à moi, dit le Seigneur » (Amos, 4, 6).

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Si grande que soit la diversité des types de destinataires, si variés que soient leurs modes d’insertion au sein des Mémoires sur le jacobinisme, si complexe que soit leur imbrication dans le tissu narratif ou argumentatif, il apparaît donc clairement que le recours au destinataire constitue avant tout une arme défensive dans ces Mémoires à visée politique autant qu’historique. Il s’agit, face au désastre révolutionnaire, d’étendre la riposte tous azimuts contre un ennemi tentaculaire. À la multiplication fantasmatique des ennemis du Trône et de l’Autel et de leurs manœuvres souterraines, répond une prolifération révélatrice des destinataires, qui sont autant d’armes dressées contre les têtes toujours renaissantes de l’hydre révolutionnaire.

QUEL(S) DESTINATAIRE(S) POUR LE ROMAN D’ÉDUCATION LIBERTIN EN FORME DE MÉMOIRES ? Catherine RAMOND

Le roman d’éducation libertin, à supposer qu’il s’agisse ici d’une catégorie homogène, a repris, en les détournant, les formes privilégiées du récit romanesque au XVIIIe siècle, illustrées par le roman-mémoires ou épistolaire et qu’on peut qualifier globalement de « feintise »1 ou imitation d’énoncés de réalité. De Crébillon et Duclos à Nerciat et Sade, nombreux sont les auteurs dits libertins qui ont adopté la forme des confessions ou des Mémoires, que leurs récits soient licencieux ou obscènes, mais sous une forme détournée qui trahit bien souvent la fiction, comme en témoignent le traitement parodique du topos du manuscrit trouvé, la désinvolture à l’égard de la crédibilité d’un récit rétrospectif et supposément authentique2, et enfin l’inconsistance d’un narrateur confronté à une succession d’aventures et dont Sade fait un fantoche avec sa Justine. On peut se demander si ces romans s’attachent à construire une figure de destinataire qui puisse accréditer la feintise comme dans les autres romans-mémoires, et s’interroger sur la place qu’ils réservent à la figure du lecteur. Ce dernier joue un rôle essentiel dans le roman d’éducation qui lui offre les promesses d’un enseignement utile et, de façon implicite ou plus explicite dans les romans obscènes ou pornographiques, celles de son plaisir3. La première justification de ces récits d’éducation est l’utilité morale, qui permet une réhabilitation du genre romanesque, rapproché ainsi de la comédie, notamment dans la célèbre préface des Égarements du cœur et de l’esprit : Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus 1 Au sens où l’emploie Käte Hamburger, dans Logique des genres littéraires, trad. Pierre Cadiot, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1986 [Die Logik der Dichtung, 1957]. 2 Les éléments pouvant trahir la fiction sont, par exemple, la mémoire parfaite des narrateurs capables de retranscrire d’immenses conversations, ou encore la transparence intérieure des personnages tiers. 3 Des ouvrages tels L’École des filles ou la philosophie des dames (anonyme, 1655) ou L’École du libertinage (sous-titre des 120 journées de Sodome), s’adressent directement à leur lectorat (les belles et curieuses damoiselles pour le premier, l’ami lecteur pour l’autre).

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utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules4.

Cette utilité morale est affirmée à nouveau par Duclos malgré le paradoxe profond sur lequel reposent ces romans (puisqu’ils montrent ce qu’ils sont censés dénoncer) : Des mémoires qui me sont tombés entre les mains, m’ont paru propres à donner sur cette matière une idée des mœurs actuelles. Parmi celles qu’on a peintes, on en trouvera quelques-unes de peu régulières, mais il me semble que l’aspect sous lequel elles sont présentées est aussi favorable à la Morale, que ces mœurs y sont contraires. J’ai cru que l’ouvrage pouvait être utile, c’est l’unique raison qui m’engage à le donner au Public5.

Dans les romans de filles, qui sont aussi des romans d’éducation mais qui montrent les basses classes sociales et affichent leur parenté avec le roman comique ou le récit picaresque, l’ambition morale est traitée avec désinvolture voire carrément tournée en dérision par les narratrices ellesmêmes, ce qui se conjugue avec l’absence de préface visant à conférer une allure de vérité à la narration. Il faut attendre la toute fin du récit de Margot la ravaudeuse pour voir apparaître in extremis un destinataire et une utilité morale traitée ici de façon parodique : Au reste, quel que soit là-dessus le sentiment du lecteur, je me flatte que les traits obscènes de ces mémoires seront rachetés par l’avantage que les jeunes gens qui entrent dans le monde pourront tirer des réflexions que je fais sur le manège artificieux des catins, et le danger évident qu’il y a de les fréquenter. Si le succès répond à mes intentions, tant mieux. Sinon, je m’en lave les mains6.

Chez Nerciat, le paravent moral a disparu : Félicia déclare vouloir s’amuser et dédie son histoire à la « galante jeunesse, aux amateurs de folie »7 en se moquant de façon répétée d’un lecteur fictif indigné par l’immoralité de son récit. On peut noter ici que les récits d’éducation féminine (qui forment une série remarquable, avec en arrière-fond la Moll Flanders de Defoe : Margot, 4 Claude Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit [1736], préface, Œuvres complètes tome II, éd. dirigée par Jean Sgard, Paris, Classiques Garnier, 2000, p. 69. 5 Charles Pinot Duclos, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle [1751], éd. Henri Coulet, Paris, Desjonquères, 1986, Avertissement, np. 6 Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse [1748], Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. Raymond Trousson, Paris, Laffont, 1993, p. 737. 7 Andréa de Nerciat, Félicia ou mes fredaines [1775], Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. cit., p. 1068.

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Thérèse, Félicia, Juliette) s’adressent plutôt à un public masculin (alors qu’ils peuvent intéresser les femmes au premier chef) correspondant au lectorat réel de ce type d’ouvrages et non à un destinataire correspondant à la feintise. Ceci viendrait confirmer l’ambiguïté de ces pseudo énonciations féminines : les romanciers se préoccupent assez peu de rendre vraisemblable ni de justifier l’accès de leurs narratrices à l’écriture ou à la culture qu’ils leur prêtent. Cette distorsion est particulièrement visible chez Margot la ravaudeuse qui fait des citations latines8 et de nombreuses références savantes (Socrate, Platon, Origène, Abélard) qui ne sont guère explicables par sa formation et trahissent la présence de l’auteur derrière son personnage9. L’inconsistance ou l’ambiguïté de l’énonciation principale et une certaine désinvolture à l’égard de la fabrique du récit mémoriel, deux éléments qui trahissent la fiction, vont de pair avec un manque de consistance d’un destinataire intradiégétique que ces romans négligent le plus souvent de constituer en personnage et qui reste assez fantomatique. Pourtant la nécessité de raconter son histoire à la demande de proches apporterait facilement à ces récits la dimension authentique qu’on trouve dans les vrais Mémoires. Or certains auteurs, comme Crébillon, s’en passent complètement : on ne sait ni pourquoi ni à qui Meilcour raconte son histoire ; d’autres l’utilisent a minima, comme Duclos qui invente dans Les Confessions du comte de *** un jeune parent du narrateur qui voudrait le ramener au monde et le tirer de sa retraite. Le comte s’adresse à lui au début de ses confessions : Pour vous convaincre de ce que j’avance, il m’a pris envie de faire le détail des événements et des circonstances particulières qui m’ont détaché du monde ; ce récit sera une confession fidèle des travers et des erreurs de ma jeunesse qui pourra vous servir de leçon.10

Mais ce personnage disparaît totalement dans la suite du récit. Les destinataires intradiégétiques les plus présents sont les complices en libertinage du narrateur ou de la narratrice, et souvent l’amant de cette dernière, comme le comte dans Thérèse philosophe, ou le marquis dans Félicia ou mes fredaines, un de ses anciens favoris. Ces personnages confèrent au récit mémoriel une nécessité assez faible car ils connaissent 8

Ibid., p. 709, 731. De même Sade est présent dans sa Justine, voir sur ce point : « Trouble dans le sujet : la vie psychique de Justine », La Représentation de la vie psychique dans les récits historiques et fictionnels des XVIIe et XVIIIe siècles, dir. Marc Hersant et Catherine Ramond, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, « Faux-titre », 2015, p. 295-310. 10 Charles Pinot Duclos, Les Confessions du comte de*** [1741], Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. cit., p. 182. 9

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déjà, au moins partiellement, l’histoire de la narratrice, soit parce qu’ils en sont également les protagonistes, soit parce que celle-ci leur a déjà raconté son histoire, soit les deux. Ainsi par exemple, Thérèse partage la vie du comte et lui a déjà raconté ses aventures sans qu’on sache d’ailleurs si cette première version ressemble à celle qui nous est livrée11 et ce qui n’empêche pas le comte de réclamer à nouveau son histoire. Se jouant avec ironie de ces questions de vraisemblance et de crédibilité du récit, Sade envoie Noirceuil et l’abbé Chabert se promener à la campagne pendant le récit de Juliette car ils le connaissent déjà et il lui donne deux nouveaux destinataires, un marquis et un chevalier libertins ainsi que sa propre sœur Justine ! Les récits antérieurs au récit premier, quand ils existent (celui que Thérèse a déjà fait au comte ou Juliette à Noirceuil) n’apparaissent que sous une forme elliptique (celle du discours narrativisé) et n’apportent donc aucune variante notable par rapport à la version princeps/finale constituée par le récit écrit. On n’observe donc pas le principe de variations du récit qui a pu être analysé dans Manon Lescaut ou La Vie de Marianne12 dont les protagonistes donnent de leur histoire des versions diverses en fonction de leurs différents destinataires avant d’en offrir la version terminale destinée à l’homme de qualité et à son élève13 ou à l’amie de Marianne. Les romans-mémoires libertins donnent un récit invariable qui tient peu compte du destinataire intradiégétique dont la moindre importance me semble liée à la constitution assez faible d’un narrateur sujet. Ces observations suggèrent l’idée que ce récit premier n’est peut-être pas le plus instructif ni le plus important14 : ou qu’il l’est en tant que cadre contenant des discours qui expriment une philosophie libertine mais qui, eux, ne sont pas destinés au grand nombre et certainement pas au public. Le jeu de ces romans consiste à livrer au lecteur (qui se trouve placé comme le personnage en situation d’effraction) des discours qui 11 « Je convins que vos procédés m’avaient inspiré tant de confiance que je n’avais pas hésité à vous informer de presque toute l’histoire de ma vie et de l’état de ma situation actuelle », Thérèse philosophe [Boyer d’Argens], Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. cit., p. 647. 12 Par Annick Jugan à la suite du récit hunique de Jean-Pierre Faye et plus récemment par Ugo Dionne (« Les bégaiements du cœur et de l’esprit » dans Marivaudage, théorie et pratique d’un discours, éd. Catherine Gallouet et Yolande G. Schutter, Oxford, Voltaire Foundation, 2014). 13 Renoncour et le marquis de Rosemont dans l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. 14 Ceci va de pair avec l’inconsistance du narrateur, de plus en plus flagrante dans Les Égarements du cœur et de l’esprit (dans la 3e partie du roman, les scènes dialoguées occupent 60% du texte et le narrateur est nettement en retrait).

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sont rapportés par le narrateur premier et laissés à l’appréciation morale du destinataire lecteur (cela pose un problème herméneutique dans le cas de Crébillon ou de Duclos mais aussi du Sade officiel, qui postulent un but moral mais livrent des discours libertins rapportés avec complaisance par le narrateur). Ce dispositif introduit dans ces romans-mémoires une modalité dialogique et souligne l’hybridité de ces récits d’éducation qui croisent le récit de formation avec le dialogue d’éducation immoral, forme dominante au XVIIe siècle illustrée par l’École des filles, l’Académie des dames et La Religieuse en chemise. Dans cette scénographie interne, le libertinage est une initiation qui doit rester secrète, délivrée par un personnage au narrateur naïf (Versac à Meilcour) ou surprise par effraction par un personnage curieux (Thérèse). Ces discours théoriques ou philosophiques sont adressés, soit à un seul destinataire confident (le narrateur), soit à aucun destinataire intradiégétique, ce qui place le lecteur en position de destinataire second et lui donne l’illusion de surprendre un secret (c’est l’équivalent de la situation de voyeurisme à laquelle ce topos est souvent associé). Nous trouvons cette scénographie dans les récits de Crébillon et de Duclos qui racontent la formation d’un jeune homme et reproduisent les discours de « mentors » qui exposent leur système du libertinage : ce sont les discours de Versac lors de la promenade de l’Étoile dans Les Égarements du cœur et de l’esprit, ou l’éducation galante dispensée par Mme de Retel dans les Mémoires de Duclos15. Ce procédé d’inclusion d’une instruction libertine au cœur d’un ouvrage qui se prétend moral introduit une ambiguïté évidente, voire une contradiction16 ; il est également suspect que le narrateur reproduise sans aucun scrupule apparent des discours qui n’étaient adressés qu’à lui seul et sous le sceau du secret : Je vous trouve philosophe, vous !... — Cessez de vous en étonner, interrompit-il ; mon amitié pour vous ne m’a pas permis de vous tromper longtemps, et le besoin que vous avez d’être instruit m’a contraint de vous montrer que je sais penser, et réfléchir. Je me flatte, au reste, 15 Duclos, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle, éd. cit., p. 90 : « peut-être dois-je [c’est Mme de Retel qui parle] une partie de ma philosophie à ma propre expérience ; mais j’ai réfléchi de bonne heure sur ce sujet, et je me suis fait un plan de vie en conséquence de mes réflexions ». 16 Dans les Confessions du comte de***, la partie libertine est corrigée par une seconde partie qui est un retour à la morale où la figure salvatrice est représentée par la vertueuse Mme de Selve ; dans les Mémoires, Mme de Retel intervient au début, toute la fin du récit étant centrée sur la très ambiguë Mme de Canaples qui marie le narrateur à une très jeune fille, Mlle de Foix.

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que vous saurez me garder le secret le plus inviolable sur ce que je vous dis, et sur ce que je vais vous dire17.

Il y a donc violation du secret dans le principe même du récit de Meilcour (la préface le destinant au public), mais cette violation reste totalement implicite. Le narrateur ne justifie pas son acte parce qu’on ne le voit jamais en position d’écrivain et qu’il ne cherche pas davantage à crédibiliser ces immenses discours rapportés qui trahissent la fiction. Dans les romans obscènes ou pornographiques, la philosophie (théorie qui se double d’une pratique) ne peut qu’être surprise par effraction selon une double modalité auditive et visuelle, qui correspond aux deux formes essentielles du récit libertin, et qui fonctionnent en alternance, le discours et la scène. Cette restriction du destinataire met le lecteur dans une situation de transgression mimétique. Il est voyeur de tableaux qu’il a l’illusion d’être seul à voir et auxquels il ne peut participer à l’instar du personnage du récit. Le lecteur est inscrit, en creux, dans le narrateur et il est d’autant plus proche de ce dernier que celui-ci est condamné à rester extérieur aux orgies, et doit rester caché pour voir le couple amoureux18. Ainsi l’apprentissage de Thérèse se fait au moyen du voyeurisme : cachée dans un bosquet, elle entend tout d’abord une longue conversation « édifiante » entre Mme C*** et l’abbé T*** entrecoupée de moments érotiques ; le lendemain, elle se poste dans la ruelle du lit de Mme C*** d’où elle entend tout et peut voir la scène en entrouvrant le rideau, motif qui sera repris par Mirabeau. La disposition scénique fait de Thérèse un destinataire idéal, quoiqu’indiscret, position privilégiée dont elle fait bénéficier à son tour le lecteur : « Jamais tableau ne fut placé dans un jour plus avantageux, eu égard à ma position. Le lit de repos était disposé de façon que j’avais pour point de vue la toison de Madame C***. »19 Quant au contenu du discours de l’abbé, il n’est pas destiné au public mais à un nombre très restreint de « gens qui savent penser », comme en témoigne le passage suivant : Je vous ai dit vrai, madame, reprit l’abbé. Mais gardons-nous bien de révéler aux sots des vérités qu’ils ne sentiraient pas, ou desquelles ils abuseraient. Elles ne doivent être connues que par des gens qui savent 17

Claude Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit, éd. cit., p. 209. Dès qu’il intervient dans la scène, le personnage narrateur se distingue du lecteur et occupe « une position intermédiaire », qui a été bien décrite par Jean-Marie Goulemot, « d’où il peut agir, voir et être vu », Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991, p. 142. 19 [Boyer d’Argens], Thérèse philosophe ou mémoires pour servir à l’histoire du Père Dirrag et de Mademoiselle Éradice [1748], Romans libertins, éd. cit, p. 616. 18

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penser, et dont les passions sont tellement en équilibre entre elles qu’ils ne sont subjugués par aucune. Cette espèce d’hommes et de femmes est très rare : de cent mille personnes, il n’y en a pas vingt qui s’accoutument à penser, et de ces vingt à peine en trouverez-vous quatre qui pensent en effet par elles-mêmes, ou qui ne soient pas emportées par quelque passion dominante20.

Le récit de la Bois-Laurier inséré dans Thérèse philosophe ne se présente pas comme philosophique mais participe néanmoins à la formation de Thérèse en la mettant en contact avec des expériences diverses (ici celle d’une personne qui se présente comme étant « ni homme, ni femme, ni fille, ni veuve, ni mariée » !) ; comme les discours du petit-maître Versac, ce récit est exclusivement destiné à Thérèse et à elle seule : « Tu es aussi, Thérèse, la seule femme à qui je me sois confiée, bien persuadée qu’une personne qui a des principes tel que les tiens est incapable d’abuser de la confiance d’une amie que tu t’es attachée par la bonté de ton caractère et par l’équité qui règne dans tes sentiments. »21 Or, comme dans les romans libertins cités plus haut, la narratrice ne manifeste aucun scrupule à rapporter aussi bien le discours de l’abbé qu’elle a entendu par effraction et qu’elle s’attache à reproduire exactement22 que le récit de la Bois-Laurier qui n’était destiné qu’à elle, comme si son propre récit ne devait pas avoir vraiment de destinataire (la figure du destinataire intradiégétique, le comte, n’apparaissant pas dans ces moments du récit). Le principe de l’effraction joue ici à plein : le discours éducatif libertin se diffuse grâce à une double violation du secret, une première fois par le narrateur, une seconde fois par le lecteur, qui apparaissent bien comme des doubles. Ce système d’emboitement fait éclater la voix unique et la linéarité du roman-mémoires : il suscite une construction en miroir qui est selon JeanMarie Goulemot essentielle dans l’écriture érotique « car l’objet montré est perçu par un regard lui-même désigné comme regardant »23. Il trouve une illustration exemplaire dans le texte de Mirabeau, Le Rideau levé ou l’éducation de Laure (1788) qui se présente d’abord comme un échange épistolaire (lettre de Sophie au chevalier d’Olzan) comportant l’envoi d’un manuscrit trouvé dans une boite à double fond (qu’on peut interpréter comme une métaphore du livre) appartenant à une religieuse sœur de 20

Ibid., p. 622-623. Ibid (Histoire de Madame Bois-Laurier), p. 648. 22 « J’employai ce temps à mettre par écrit tout ce que je venais d’entendre », Ibid., p. 623. 23 Ces livres qu’on ne lit que d’une main, op. cit., p. 135. 21

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Sophie l’épistolière : ce manuscrit qui est un récit à la première personne intitulé « l’éducation de Laure » est accompagné d’une lettre de Laure à Eugénie le destinant à la seule amie et confidente de la narratrice : Cet ouvrage-ci ne doit jamais voir le jour : il n’est point fait pour les yeux du vulgaire ; il serait indigné de la franchise d’une femme, et son impertinente crédulité lui donne de l’horreur pour la nudité des productions de la nature. Ainsi, ma chère Eugénie, il ne faut choquer personne ; gardons nos confidences libertines pour nous égayer dans le particulier ; c’est à toi seule que je veux ouvrir mon cœur ; c’est uniquement pour toi que je ne couvrirai d’aucune gaze les tableaux que je mettrai sous tes yeux. Ils seront cachés pour les autres, ainsi que les libertés que nous avons prises ensemble24.

L’éducation de Laure, telle qu’elle la raconte à son amie, se fait comme celle de Thérèse par des scènes érotiques (vues par effraction, d’où le titre du « rideau levé ») et des entretiens insérés avec son philosophe de père ; le récit premier contient d’autres récits à la première personne (comme l’histoire de Rose). La mise en scène de l’apprentissage libertin se présente ainsi comme la violation d’un secret et met le lecteur dans la place transgressive qu’occupe le narrateur lui-même, l’accession au savoir libertin ne pouvant se faire que par effraction. Cette scénographie fictionnelle est en phase avec la diffusion clandestine d’un certain nombre de ces ouvrages libertins. Une autre scénographie de ces ouvrages, dont la fréquence a été relevée par la critique25, repose sur les scènes de lecture intradiégétiques. De très nombreux personnages de ces romans se retrouvent à un moment ou à un autre de leur récit lecteurs ou lectrices d’autres romans libertins : le best seller est Le Portier des chartreux, lu par Mme C, Thérèse et Juliette ; Félicia lit à son tour Thérèse philosophe, Juliette le trouve également dans la bibliothèque du carme Claude avec L’Académie des dames et L’Éducation de Laure, et ainsi de suite, ce qui fait à l’intérieur de ces romans une chaine de lectures des livres interdits (ce phénomène s’observe moins dans les romans gazés même si on le trouve chez Laclos). 24 Mirabeau, Le Rideau levé ou l’éducation de Laure [1786], Laure à Eugénie. https:// fr.wikisource.org/wiki/Le_Rideau_lev%C3%A9_ou_l%E2%80%99%C3%A9ducation_ de_Laure, consulté le 28/09/2017. 25 Dans les ouvrages de Nathalie Ferrand (Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2002), Jean-Marie Goulemot (op. cit.), et dans l’ouvrage collectif L’Épreuve du lecteur. Livres et lectures dans le roman d’ancien régime, éd. Jan Herman et Paul Pelckmans, Louvain-Paris, Peeters, 1995 (les articles de Henri Coulet, Jean-Christophe Abramovici et Jean Mainil).

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Les destinataires en sont majoritairement les femmes personnages et narratrices de ces récits, ce qui est en décalage avec le lectorat réel de ce genre d’ouvrages (plutôt masculin et de rang élevé). Ces scènes renouvellent et augmentent l’effet subversif en exposant les effets excitants de la lecture26, en le conjuguant au topos du voyeurisme (un personnage masculin observant une femme jouissant de sa lecture27) et en faisant de la lecture un outil d’éducation au libertinage voire un plan de séduction (dans Thérèse philosophe où les lectures que le comte donne à Thérèse sont destinées à obtenir d’elle les faveurs qu’elle lui refuse). Enfin, grâce aux scènes de lecture des romans, les livres clandestins trouvent une forme de diffusion interne en circulant de texte en texte28 et constituent peu à peu une sorte d’anthologie du genre, un corpus identifiable avec ses classiques et ses titres reconnaissables. Si les romans d’éducation libertins ne s’attachent guère à constituer un personnage de destinataire et sont à cet égard des parodies de feintise ou des pseudo feintises, nous voyons qu’ils élaborent des scénographies fictionnelles assez complexes avec des figures de destinataires multiples dans lesquelles le lecteur est fortement impliqué, soit par le voyeurisme soit par le mimétisme de la lecture. Ces autocitations et clins d’œil intertextuels liés à la mise en abyme des lectures peuvent s’accompagner d’une perversion subtile du destinataire : des femmes peuvent lire des livres obscènes, et l’on voit aussi dans l’Histoire de Juliette un abbé lisant La Philosophie dans le boudoir ! Ils suggèrent que ces romans d’éducation libertins s’adressent aussi aux auteurs de romans libertins qui en ont été peut-être les premiers lecteurs.

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Comme en témoigne l’expression récurrente : « mettre en feu » : voir le chapitre « Effets de la peinture et de la lecture » dans Thérèse philosophe, éd. cit, p. 655 ; dans Félicia ou mes fredaines, Thérèse philosophe met la protagoniste « en feu » (éd. cit, p. 1197) etc. Les livres obscènes trouvés chez les moines dans Histoire de Juliette sont Le Portier des chartreux, L’Académie des dames et L’Éducation de Laure. 27 Voir l’article de Jean Mainil : « Jamais fille chaste n’a lu de romans. Lecture en cachette, lecture en abyme dans Thérèse philosophe », L’Épreuve du lecteur, op. cit., 308316. 28 Comme le remarque Jean-Christophe Abramovici dans son article « À qui profite le vice ? Le topos du lecteur jouisseur de roman obscène », L’Épreuve du lecteur, op. cit. p. 292 (291-299).

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Tout lecteur des Mémoires s’est un jour demandé, confronté à la folie d’un tel texte, et fidèle malgré lui à la légende construite par les romantiques1, à qui s’adressait Saint-Simon en rédigeant son opus magnum, dans le secret obscur de son cabinet. Contrairement aux écrits des décennies précédentes – comme les Collections sur Monseigneur le Dauphin – avant tout rédigés pour combler l’ennui et le vide, c’est avec ses Mémoires que le duc et pair envisage une postérité et un public potentiel pour son œuvre. La critique a insisté sur le caractère « transformiste »2 du lecteur « virtuel » de l’œuvre, tantôt érudit, tantôt courtisan, compagnon ou mortel ennemi. Sa représentation est souvent incohérente et mouvante : il est parfois savant ou ignorant, double de l’auteur ou destinataire bien réel à instruire. C’est notamment dans l’Avant-propos des Mémoires que SaintSimon élabore un pacte de vérité avec lui, comme l’a montré Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, en affirmant qu’au nom d’une exigence de vérité absolue « il lui offre la part la plus personnelle de son existence, à savoir son orgueil et son honneur »3. Et ce pacte devient contrat en exposant « les conditions préalables à toute lecture »4. Dans ce préambule, SaintSimon se pose en « maître continuellement [aux] côté[s] » de son lecteur, le « conduis[ant] de fait en fait par un récit lié dont la lecture apprenne ce qui sans elle serait toujours nécessairement et absolument ignoré »5. Néanmoins, et en dépit d’une figuration bien réelle dans le préambule de l’œuvre, force est de noter que ce lecteur reste souvent implicite, peu représenté au fil de la chronique, et fort souvent oublié par le mémorialiste. 1

Marc Hersant, « Proust et la lecture romantique de Saint-Simon », Cahiers Saint-Simon, n°44, 2016, p. 7-19. 2 Marc Hersant, Le discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, coll. Les dix-huitièmes siècles, 2009, p. 632. 3 Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Les Mémoires de Saint-Simon. Lecteur virtuel et stratégies d’écriture, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 50. 4 Ibid., 55. 5 Saint-Simon, Mémoires, édition établie par Yves Coirault, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1983-1988, 8 vol., I, p. 5. On donnera dans la suite de ce texte les références aux Mémoires dans le corps du texte, en renvoyant à cette édition (tomes en chiffres romains, pages en chiffres arabes).

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Et pourtant, malgré une présence vacillante du destinataire, il semble évident que les Mémoires ne sont pas écrits dans le vide. La figure de l’auteur est en effet trop forte et trop marquée pour ne pas être inscrite dans un échange. Dans cette situation de communication quasi défaillante entre un narrateur myope et un destinataire oublié, il nous faut nous interroger sur la motivation consciente ou inconsciente de l’écriture. Pour qui parle Saint-Simon, et quels effets recherche-t-il ? Qui veut-il convaincre, quand ses Mémoires sont animés par une telle volonté de prouver et de démontrer le bien-fondé des combats, des opinions et partis pris sous Louis XIV et auprès du Régent ? Saint-Simon, en cherchant peut-être à se convaincre lui-même, en dehors parfois de toute destination, ne fait-il pas in fine de Dieu le destinataire occulte de ce texte immense, comme le suggèrent certaines pages des Considérations préliminaires dans lesquelles l’écrivain, très tendu, l’appelle à témoin de la vérité de son témoignage ? Ainsi, la destination des Mémoires, aussi complexe et mouvante soit-elle, parce qu’elle constitue l’une des difficultés évidentes du texte, vient condenser en elle le mystère de la création saint-simonienne. Destinataire et vérité La question du destinataire risque bien évidemment de faire des Mémoires un discours, ce qu’ils ne sont pas uniquement. Mais s’interroger sur l’intentionnalité de cette écriture impose de revenir sur les rapports complexes qu’entretiennent destination et vérité. Dans quelle mesure est-on autorisé à parler d’une dimension rhétorique de l’œuvre ? Si le texte est adressé, n’est-il pas aussi nécessairement orienté et construit, rendant problématique la notion de vérité à l’œuvre dans le discours du mémorialiste ? Qu’il s’agisse de convaincre ou de persuader, les Mémoires ne sauraient être lus naïvement, car ils sont bien présentés à un regard – il restera à déterminer lequel – qui juge, évalue, qu’il s’agit donc de ménager et de gagner. Alors que l’histoire est censée être écrite, selon Quintilien, en vue de raconter et non de prouver, la scène énonciative des Mémoires impose un point de vue à l’histoire racontée, point de vue qui recouvre celui de son auteur, et dont il faut par conséquent démontrer la validité aux yeux du lecteur, et peut-être de soi-même. Si l’obsession de SaintSimon pour la vérité n’est plus à prouver6, comment alors ménager et penser vérité et discours adressé ? Quel type de vérité reste possible dans ce cadre ? 6

Hersant, Le discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, op.cit.

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Saint-Simon n’écrit pas pour plaire. L’opposition qu’il opère à cet égard dans la conclusion des Mémoires entre les res et les verba est éclairante : le mémorialiste se dit « emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer » (VIII, 666). Cette opposition entre le fond et la forme recouvre évidemment un débat très ancien entre vérité et plaisir ‘littéraire’7. Dirais-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l’obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions ? J’ai senti ces défauts. [...] Je ne fus jamais un sujet académique ; je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. [...] Je n’ai songé qu’à l’exactitude et à la vérité. (VIII, 666)

S’il n’écrit pas pour plaire et séduire son destinataire, Saint-Simon n’entend que lui exposer la vérité sur le siècle dont il a été le témoin : « j’ai préféré la vérité à tout, et je n’ai pu me ployer à aucun déguisement » (VIII, 663). Saint-Simon rend des comptes à son destinataire, se justifie d’avoir tout dit, et de n’avoir dit que ce qu’il savait. C’est ce qu’il réaffirme une dernière fois dans la conclusion des Mémoires. Il multiplie dans son texte les déclarations de vérité, jusqu’à accepter de se montrer en son nom sous un jour défavorable8. Ce que recherche Saint-Simon, comme il l’expose dans son AvantPropos, c’est l’instruction de son lecteur. Il entend exposer la vérité historique, mais sait pertinemment que celle-ci doit sinon être prouvée, du moins saisir son destinataire. Comme il l’écrit très justement, « les faits secs [...] accablent inutilement » (I, 7). Il refuse donc « l’exposition nue et sèche » (I, 5) des faits historiques, qui serait inutile et pesante à l’esprit. Pour être efficace, il faut découvrir au-delà des simples faits les origines, les causes ; les passions humaines, les haines, les amitiés. Il faut donc faire naître des « impressions » sur le lecteur. Si les livres de piété représentent cette morale si capable de faire mépriser tout ce qui se passe ici-bas d’une manière plus expresse et 7 Le delectare se voyant négligé au nom de l’exigence du docere. Il ne faut pas oublier que l’opposition entre res et verba, si présente dans le débat qui anime au XVIIe siècle la rhétorique sacrée, constitue également une opposition traditionnelle au sein de l’écriture de l’histoire durant le Grand Siècle, qui recoupe l’opposition entre le genre des Mémoires et celui de l’Histoire. Voir sur ce point Béatrice Guion, « Savoir comment écrire l’histoire de son temps », La Guerre civile des langues, Marc Hersant (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 41-63. 8 Ainsi, Saint-Simon déplore la sécheresse dans laquelle les Mémoires vont tomber en 1719 (VII, 553), puisque les Mémoires de Torcy qu’il annotait sont finis, et que le Régent, obnubilé par Dubois, ne se confie plus à lui. Mais il déclare préférer avouer son ignorance plutôt que de tromper le lecteur.

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plus argumentée, il faut convenir que cette théorie, pour belle qu’elle puisse être, ne fait pas les mêmes impressions que les faits et que les réflexions qui naissent de leur lecture. (I, 15)

Le mémorialiste comprend bien que l’effet dépend des émotions provoquées sur un lecteur qu’il s’agit de frapper. L’histoire qui se contente du seul docere reste impuissante car abstraite. Il ne faut donc pas se laisser prendre au leurre des topoï anti-rhétoriques de Saint-Simon. Car s’il est bien vrai qu’il n’a pas pour but de plaire, il entend pourtant emporter l’adhésion de son destinataire, et audelà même d’une simple volonté d’instruire – ne serait-ce qu’en exhibant son refus du beau style et son allégeance à la vérité. C’est ce qui apparaît très clairement lorsque les Mémoires mettent en scène un Saint-Simon acteur de l’histoire. C’est ce qu’on lit à de nombreuses reprises dans son œuvre de cabale, ainsi dans l’Intrigue du mariage du duc de Berry dans laquelle le mémorialiste nous livre les dessous d’une affaire qu’il a menée dans l’ombre et dont personne d’autre que lui n’a su l’étendue et la vérité. Les nombreuses conversations rapportées par Saint-Simon dans les Mémoires répondent toujours à une double destination : interne9, mais aussi externe. Ces conversations, qui ont une fonction de représentation de soi, ont ainsi pour but de se concilier le lecteur en lui montrant l’action du duc et pair dans l’histoire. Elles exposent le bien-fondé de ses luttes tout en orientant habilement, sous couvert de restitution, les discours rapportés, dans lesquels Saint-Simon tient la plus large part. Dans ces nouvelles « harangues », Saint-Simon emporte au fil des discussions le débat oratoire. C’est ainsi le cas dans les Argentonnes (III, 656-684) dans lesquelles, après trois longues conversations avec le duc d’Orléans, restituées dans les Mémoires, il réussit à lui faire quitter sa maîtresse Mme d’Argenton, et se réconcilier avec son épouse10. Ces conversations rapportées nous convainquent des qualités oratoires d’un mémorialisteprêcheur, qualités qu’il avait déjà mises au service de sa lettre anonyme au roi en 1712. On est cependant surpris par la précision et la longueur de ces discours. Sont-ils destinés au lecteur des Mémoires, ou sont-ils 9 Il s’agit de l’interlocuteur réel avec lequel Saint-Simon raisonne et discourt ; on retrouve également ce destinataire dans les lettres insérées, ou dans le « Discours sur Mgr le duc de Bourgogne ». 10 C’est également ce qui se passe en 1716 lorsqu’il expose son refus de rappeler les protestants en France et obtient gain de cause. Le récit de la Régence est quant à lui parcouru d’innombrables conversations au cours desquelles Saint-Simon tente désespérément de convaincre le duc d’Orléans de prendre telle ou telle mesure, tout en sachant avec clairvoyance et défaitisme qu’il suivra les avis de Dubois.

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avant tout auto-adressés ? Quels buts poursuivent-il ? On ne se laisse en effet pas prendre au piège des déclarations du mémorialiste à cet égard : Mais je puis protester, avec la même vérité qui jusqu’à présent a conduit ma plume, qu’il n’y a aucun de tous ces discours […] qui ne soit exposé dans ces Mémoires avec la plus scrupuleuse vérité… (VIII, 665)

Comme le note Y. Coirault, ces discours résultent avant tout d’un « travail de soi sur soi », nourri du « désir de convaincre un lecteur futur »11. Mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit littéralement d’un travail de soi sur soi, qui s’il n’empêche pas une destination effective – « si ces Mémoires voient jamais le jour » (VIII, 664) –, est le fruit d’un travail plus intérieur, voire plus intime. Les Mémoires sont-ils vraiment adressés ? Comme le remarque à juste titre la critique, Saint-Simon oublie bien trop souvent son lecteur, que cela se manifeste par l’aridité des généalogies qu’il lui propose12, ou tout simplement par une sollicitation trop implicite. On ne compte en effet finalement que peu d’adresses au lecteur au fil des milliers de pages de l’œuvre. L’obsession que l’auteur nourrit pour la vérité, sa volonté de tout dire et rapporter, priment sur un éventuel plaisir du lecteur, ou sur le maintien de son attention. Non seulement Saint-Simon l’oublie, mais il le perd sans trop s’en préoccuper, malgré des déclarations de principe et d’évidents efforts pédagogiques13. Cette volonté absolue de restitution de ce qui fut se fait en un sens en dehors de toute destination, sans pour autant l’exclure. Le discours semble écrit pour être en soi et pour soi restitué, revécu, repensé à l’infini. Demandons-nous donc pourquoi Saint-Simon écrit, et rédige de plus une œuvre si folle par ses proportions. Comme le déclare M. Hersant, « le ‘lecteur’ tel que Saint-Simon le rêve, extraordinaire ‘transformiste’, adopte tous les visages obsédants du passé »14. Si Saint-Simon oublie tant son lecteur, c’est que le geste profond qui le conduit à rédiger un tel texte ne lui est pas destiné. Il écrit, on le pense, avant tout pour lui-même. 11

Saint-Simon, Mémoires, op.cit., VIII, 665, note 3. Même s’il est vrai que les contemporains de Saint-Simon appréciaient tout particulièrement les généalogies. Il ne faut pas sur ce point adopter un point de vue anachronique. 13 En ce qui concerne notamment la chronologie du texte ou la reprise du fil de la narration. 14 Hersant, Le discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, op.cit., p. 632. 12

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C’est ce que déclarait déjà Alphonse de Waelhens15, et c’est ce qui explique selon lui que les allusions à un lecteur possible sont pour autant dire inexistantes et que son testament manque de toute « sollicitude d’auteur ». L’autodestination des Mémoires peut être envisagée selon une polarité de plaisir ou de souffrance, aux contours parfois flous. Dans les deux cas, il nous semble qu’elle découle d’une volonté de contrôle que procure la sécurité de l’écriture. D’un côté, une autodestination de plaisir, pour la mémoire. C’est de cette autodestination dont parle notamment A. de Waelhens16. Quand Saint-Simon se dépeint en pur observateur de la visite du tsar à Paris, on comprend que la remémoration vient flatter et nourrir la passion spéculaire de Saint-Simon, qu’elle rejoue dans l’écriture : La singularité du voyage en France d’un prince si extraordinaire m’a paru mériter de n’en rien oublier… (VI, 347)

Saint-Simon refuse de lui être présenté par le maréchal de Tessé, car il « voulai[t] le regarder tout à [s]on aise, le devancer et l’attendre tant qu[’il] voudrait pour le bien contempler » (VI, 360). Je fus là près d’une heure à ne le point quitter et à le regarder sans cesse. (VI, 361)

Aux côtés de cette écriture spéculaire, se trouve une autodestination plus douloureuse, thérapeutique et quasi dépressive à certains moments. Selon Alain Niderst17, les mémorialistes d’Ancien Régime semblent exclure la nostalgie de leurs propos. Parce qu’ils ne parlent pas vraiment d’euxmêmes, est « exclu[e] la délectation solitaire du souvenir. [Ils] parle[nt] pour les autres »18. La nostalgie est un « état de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu »19. La nostalgie de Saint-Simon n’est évidemment pas celle d’Ovide ou de Du Bellay. Mais le mémorialiste, en entretenant un lien obsédant à son passé, ne vit-il pas comme en exil dans le présent ? Saint-Simon écrit les Mémoires pour tous les fantômes de son passé dans un face-à-face rêvé et fantasmé avec lui-même. Ce gigantesque 15 Alphonse de Waelhens, Le duc de Saint-Simon, “immuable comme Dieu et d’une suite enragée”, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 337. 16 Ibid., 345. 17 Alain Niderst, « Les Mémoires comme genre nostalgique », dans Le Genre des Mémoires. Essai de définition, Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche, Klincksieck, 1995, p. 111-118. 18 Ibid., 112-113. 19 Ibid., 114. A. Niderst cite ici la définition du Littré qui note que le terme, d’origine médicale, n’apparaît qu’en 1769.

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« bal des têtes » de dix-mille pages se transforme en un grand monologue intérieur. Face à lui-même, le mémorialiste répond par l’écriture, dans l’intimité de son cabinet, à tous ceux qui sont morts et qu’il fait repasser sur sa scène intérieure ; il se débat avec eux pour leur dire ce qu’il n’a pu dire alors, pour triompher d’eux ou les comprendre un peu plus. « Ainsi, la scène pathétiquement solitaire des Mémoires reconstruit toutes les situations de dialogue de la vie du duc de Saint-Simon, convoque dans l’unité d’un immense monologue tous les interlocuteurs possibles »20, écrit à très juste titre Marc Hersant. La démarche compensatoire de l’écriture devient alors évidente. « La mélancolie est un veuvage »21, écrit Starobinski. Peut-on parler dans le cas de Saint-Simon d’un processus de deuil effectué par l’écriture, et d’une séparation progressive du monde ? La paix intérieure semble trouvée dans un mouvement obsessionnel de ressassement, comme un exercice spirituel d’apprivoisement de la douleur et de l’incompréhension. Les Mémoires seraient-ils écrits en Dieu et pour Dieu comme travail de séparation intérieure du monde ? Cet apprentissage du détachement est cependant encore trop plein de la vie du monde, nous semble-t-il, pour être une réelle préparation à la mort. Cette retraite intérieure, ce dialogue avec soi-même, est marqué par une « rage » de vérité qui le rattache à l’ici-bas, en un agôn intérieur avec ses fantômes. L’écriture est thérapeutique, et la réécriture obsessionnelle de certains portraits en est l’un des symptômes. Cette écriture du ressassement, si elle était véritablement adressée à autrui, perdrait en efficacité en perdant l’attention du destinataire et peut-être sa patience face à un retour obsédant du même. La critique a ainsi pu à de multiples reprises pointer l’incohérence de Saint-Simon, réécrivant à l’infini certains portraits, tout en négligeant d’en proposer pour des personnages jugés trop connus22. La motivation fondamentale de l’écriture n’est-elle pas tant la transmission hypothétique à la postérité qu’un besoin plus intérieur ? Le mémorialiste rédige ainsi sept portraits du duc de Bourgogne23, dont l’image est constamment retravaillée dans une recherche de sens très personnelle. Il lutte pour comprendre et réconcilier 20 Hersant, Le discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, op.cit., p. 632-633. 21 Starobinski, « Dans ton Néant, j’espère trouver le Tout », dans L’encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012, p. 563. 22 Comme c’est le cas de Bossuet, dont Saint-Simon ne propose aucun portrait. 23 Voir Annabelle Bolot, « Enjeux et interférences des modèles dans le portrait du duc de Bourgogne : fiction du réel ou réel de la fiction », dans Les Portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, dir. Marc Hersant et Catherine Ramond, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, « Faux-titre » n°430, 2019, p. 265-275.

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les différentes existences du jeune prince, et c’est en Sisyphe qu’il recommence sans cesse un portrait qui seul peut lui faire comprendre sa destinée double entre bien et mal, et accepter le non-sens de sa mort. Le ressassement témoigne de la volonté de Saint-Simon de saisir au plus près une réalité qui échappe, et qu’il a du mal à accepter24. Son mouvement d’intellection est en réponse répétitif, signe d’une démarche quasi obsessionnelle. L’écriture lui permet de fixer sa vérité, et en la fixant de la comprendre et de l’apprivoiser. Le mémorialiste parvient, comme l’écrit A. de Waelhens, « à la certitude de la certitude »25. L’hypothèse, formulée par A. de Waelhens, d’une possible dépression de Saint-Simon, est à cet égard intéressante pour comprendre la motivation de cette écriture autodestinée26. Les blessures narcissiques du duc et pair27 se ressentent avec une grande acuité tout au long de la Régence28. La vérité, le juste, viennent ici contredire et démentir un réel qui échappe au mémorialiste. Or, c’est de cette vérité que vient se ressaisir l’œuvre dans le présent. Si le réel n’est pas du côté de la vérité, alors seule l’écriture permet par compensation de la restaurer et de la contrôler. Elle seule permet de résister a posteriori, et à contre-courant, à un réel décevant et douloureux. Cependant, la matière de cette écriture « autodestinée » a de quoi surprendre, puisqu’elle est historique, et non pas – en apparence – personnelle. Si Mme de Staal-Delaunay consacrait ses Mémoires à sa propre vie, c’est parce qu’elle n’avait pas de destinataire29. Elle pouvait donc traiter d’une matière qui en principe n’intéressait personne. Comment dans ce cadre penser l’écriture paradoxalement « intime » d’une matière toute « publique » ? Sur quel plan cette intimité se lit-elle donc, si elle ne réside pas dans l’objet de la narration ? Y a-t-il contradiction entre histoire et autodestination ? Derrière une matière destinée à intéresser le lecteur virtuel se cache une destination toute personnelle qui ne saurait donc proposer de l’histoire qu’une vision inédite et singulière. Saint-Simon recrée un monde dans les Mémoires qui, pour cette raison, n’est pas dans un rapport d’identité stricte au passé. La vérité chez 24 La démultiplication des portraits du duc d’Orléans ne semble plus destinée qu’à lui-même, sans doute pour faire rempart à l’angoisse de la mort d’un ami si cher, pourtant égaré jusqu’à la fin dans l’impiété et la débonnaireté. 25 Waelhens, Le duc de Saint-Simon, “immuable comme Dieu et d’une suite enragée”, op.cit., p. 345. 26 Ibid., 347. 27 Comme son manque de promotion militaire. 28 Le cardinal Dubois est passé au premier plan et Saint-Simon n’arrive désormais plus à influencer les décisions du Régent. 29 Voir à ce sujet Marc Hersant, « Autodestination et mondanité dans les Mémoires de Mme de Staal-Delaunay », Dix-huitième siècle 39, 2007, p. 555-576.

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Saint-Simon, qui « ne [s]e pique pas […] d’impartialité » (VIII, 663), ne réside pas dans l’objet, mais dans le rapport du sujet à celui-ci, du témoin à l’histoire qu’il a vue et vécue. Si la recherche de la vérité est bien à la source de son écriture, celle-ci se transmue dans la matière historique pour en faire émerger une vision prophétique. Comment en effet concilier histoire et autodestination, si ce n’est à travers une lecture personnelle du passé, et spirituelle peut-être ? Si celle-ci prend des accents exégétiques, elle n’est pas pour autant adressée à un lecteur de la même manière que le ferait un prêcheur en chaire. Et c’est peut-être en prenant la mesure de l’autodestination du texte que l’on peut saisir tout ce qui sépare ces Mémoires profanes d’un ouvrage résolument religieux. Les Mémoires ne sont pas une nouvelle Histoire universelle. Mais pour qui prêche alors Saint-Simon ? L’ethos prophétique n’est en effet plus le même que dans la lettre anonyme de 1712. La voix prophétique se tourne en principe vers le passé et l’interprète, mais en un mouvement qui regarde l’avenir et avertit. Cette voix est liée à un futur, donc à la foi et à l’espérance. Mais quand Saint-Simon écrit ses Mémoires, il est trop tard. Si le présent et la déception qu’il entraîne impriment leurs ombres sur le texte, l’avenir n’existe pas pour une œuvre qui ne fait que recomposer ce qui est révolu, et encore moins pour un auteur dont la voix est déjà d’outre-tombe. Songeons à cet égard au leitmotiv qui scande l’œuvre : « Si j’ai assez de vie… »30. Sans exclure donc un destinataire extérieur, et un possible futur de l’œuvre, Saint-Simon inscrit son texte dans un face-à-face avec Dieu et avec lui-même. Dieu en est sans doute le destinataire ultime, l’interlocuteur avec lequel le mémorialiste se débat intérieurement. Il suffit de relire l’Avant-Propos pour s’en convaincre. Derrière la figure de Rancé, avec laquelle Saint-Simon lutte pour justifier son droit à écrire l’histoire de son temps, se cache très certainement un destinataire occulte, qui n’est autre que Dieu, appelé à témoin de la vérité de son témoignage. La lecture incessante et obsessionnelle du passé est avant tout destinée à ne pas désespérer d’une histoire vécue comme décadence. Elle cherche à faire sens de la fin d’un monde et est à cet égard intime et personnelle. Elle est en cela, et indirectement, passionnante pour les lecteurs des Mémoires que nous sommes devenus et qui ne cherchons pas tant la vérité historique dans cette œuvre qu’une vision. Nous aimons Saint-Simon en prophète pour les errements qu’il dénonce et qui ne sont que les siens.

30 La crainte de ne pouvoir achever les Mémoires apparaît pour la première fois dans la chronique de 1712, alors que Mme de Saint-Simon vient de mourir. Voir IV, 503.

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Le destinataire de Manon Lescaut, aujourd’hui, c’est moi. En mars 1731, c’est « mon Lecteur », le lecteur de Prévost : le contrat de lecture est exclusif et singulier. Dans le récit, qui évoque une communication orale, le destinataire est double, il est question de Renoncour, homme de qualité, et de Rosemont, son disciple. L’Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité en tête de l’Histoire du Chevalier des Grieux, et l’important prologue du récit répartissent les rôles. Jamais on n’a pris tant de soin à évoquer l’auteur, l’éditeur, les personnages, le narrateur, à annoncer le style du récit et l’effet escompté surs deux destinataires qu’on voit figurer, muets et fascinés, dans cette solennelle introduction. Il s’agit bien en effet de représenter la scène d’un récit oral. L’Homme de qualité et son disciple Rosemont, personnages fictifs, sont les destinataires explicites du récit. Mais comme l’« Auteur » se règle sur la satisfaction du « Lecteur », celui-ci est bien le destinataire implicite du récit du chevalier, un lecteur « sévère » et exigeant. Il en résulte une ambiguïté dont l’« Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité » est porteur : celui qui nous parle est un personnage issu des six premiers tomes et qui reprend tardivement la plume pour « écrire des aventures de fortune et d’amour », mais c’est surtout un « Écrivain » qui s’adresse à un « Lecteur ». La scène du récit Cette confusion entre l’auteur et son personnage a été souvent relevée ; elle a été longtemps exploitée par Prévost ; elle s’impose dès les premières lignes du prologue. Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le Chevalier Des Grieux. Ce fut environ six moins avant mon départ pour l’Espagne…1 1 Les premières lignes de l’Avis de l’Auteur expriment un jugement contradictoire sur un problème éditorial : signées par « l’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité », elles expliquent comment Prévost (ou l’Homme de qualité) aurait pu inclure l’Histoire du Chevalier dans les Mémoires et aventures, mais ne l’a pas fait, tout en le faisant. Je citerai les Mémoires et aventures dans l’édition des PUG., Œuvres de Prévost, tome I, 1978

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C’est ici le personnage qui parle, mais en s’adressant au lecteur, un lecteur fidèle supposé connaître les six tomes précédents : l’Homme de qualité, devenu au début du tome III « Monsieur de Renoncour », accompagné de son disciple Rosemont, se sent obligé de remonter six mois en arrière, avant son départ pour l’Espagne au début de l’année 1715 ; c’est alors qu’il rencontre à Pacy le chevalier Des Grieux, sur le point de gagner l’Amérique avec Manon : leur histoire est finie. S’il s’agit de Renoncour, qui en fait est mort et dont le manuscrit était resté sous clé, on voit mal pourquoi il faudrait changer l’ordre de ses mémoires. J’ai naguère expliqué quelles pouvaient être par contre pour Prévost les raisons de placer la fin des aventures des amants au début de 1715 : leur histoire parisienne prend place dans les derniers mois du règne de Louis XIV, et non sous la Régence. On comprend aussi pourquoi cette histoire aurait pu interrompre trop longtemps les mémoires de Renoncour, alors que dans l’état définitif du roman, elle en forme en quelque sorte le couronnement. Cette fois, c’est bien l’auteur qui en décide. Retour aux personnages : au début de 1715, Renoncour est donc retiré chez les Pères N… ; il a une fille, Julie, âgée de quinze ans, qu’il songe à marier et à doter2, ce qui rend plausible son recours au parlement de Rouen. Et moins de deux ans plus tard, en juin 1716, il rencontre de nouveau le chevalier, par hasard, dans une rue de Calais : Renoncour et Rosemont reviennent d’Angleterre, Des Grieux arrive du Havre et se rend dans sa famille. Je ne reviens pas sur les menues interventions de Prévost qui permettent ces deux rencontres : les neuf mois de retard de Des Grieux après la mort de Manon, la rencontre de Tiberge en Amérique et la séparation des deux amis au Havre, les menues entorses faites à la chronologie interne du roman, tout cela passe inaperçu à la lecture. Tout, même la rencontre de Des Grieux dans une petite rue de Calais, devient naturel sous la plume de notre abbé. Et tout contribue à fixer la situation narrative du récit. Voici donc Renoncour, premier destinataire du récit : infatigable rédacteur de ses « mémoires et aventures », âgé désormais d’une cinquantaine d’années, accompagné de son disciple Rosemont, qui n’a guère plus de dix-huit ans, il a secouru près de deux ans plus tôt Des Grieux, en payant de ses deniers la permission accordée au Chevalier de parler à sa maîtresse : au total une dizaine de louis d’or. Ce n’est pas peu : la (sigle : MHQ), et l’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut dans l’édition GF, 1995, (sigle ML) ici p. 51. 2 MHQ, p. 101-102.

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parole comporte ici son pesant d’or. Et c’est cette dette que Des Grieux règle deux ans plus tard, dans le décor discret, silencieux et confortable du Lion d’or, réceptacle final de la précieuse histoire. Un récit contre dix louis d’or et un long repas dans un excellent hôtel : jamais récit ne fut mieux encadré : un cadre en or. Ce précieux récit a été parfaitement protégé et fidèlement transmis verbatim : Je dois avertir ici le lecteur que l’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration… 3

Les destinataires fictifs Les deux destinataires, Renoncour et Rosemont, ne nous sont pas présentés ; le public lettré les connaît : Renoncour a repris la parole dès l’« Avis de l’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité » ; on sait qu’il est le héros d’un roman « de fortune et d’amour » dont quatre tomes ont paru, et qu’il est âgé. Ceux qui ont lu les Mémoires et aventures savent aussi que le narrateur a éprouvé pour Sélima une passion fusionnelle, qu’il l’a perdue au bout d’un an et quelques mois, qu’il la pleure encore quatorze ans après ; ce veuf inconsolable ne peut que vibrer au récit du chevalier : à bien des égards, leurs destins sont identiques. Après s’être, pour un temps, retiré du monde, il est devenu précepteur de Rosemont, fils d’un duc, déjà pourvu du titre de marquis. Or Rosemont, dès son premier voyage, est tombé amoureux fou d’une noble Espagnole, qui meurt assassinée par un jaloux ; et l’année suivante, non moins fou, il s’éprend de la nièce de Renoncour. Sa naissance lui interdisant une telle mésalliance, il la poursuit vainement, jusqu’au moment où elle entre au couvent. Lui aussi, comme Renoncour, doit compatir aux malheurs de Des Grieux. En le condamnant, ils ne pourront s’empêcher de le plaindre, comme le dit le chevalier. L’un est relativement âgé, l’autre est tout jeune ; l’un est un observateur du genre humain, l’autre est jeté d’emblée dans le désordre des passions ; ils se partageront en quelque sorte ce mélange de réflexions et de sentiments qui fait pour Prévost l’originalité de Manon Lescaut. C’était déjà ce qui avait fait le succès des Aventures de Télémaque. Le choix des destinataires met en évidence le lien profond qui unit les histoires de Renoncour, Rosemont et Des Grieux. Ces héros successifs ont en commun de vivre des passions intenses, de se heurter à leur famille, 3

ML, p. 56.

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et tout au moins à un père intransigeant, de poursuivre vainement un rêve de bonheur, de vivre, après la mort ou l’entrée au cloître de leur amante, un deuil sans fin. Tous les trois ont connu des moments de bonheur exaltants, puis un malheur inouï, ils ont senti « les extrémités du bien et du mal » et les ont surmontées, et c’est ce qui définit, selon l’Éditeur, les caractères héroïques4. On pourrait ajouter que les jeunes mortes, victimes de l’amour et de l’oppression familiale, Julie, Sélima, Diane de Velez, Manon, constituent elles aussi une sorte de chaîne secrète des Mémoires et aventures, mais elles ne parlent plus. Une narration « intéressante » Passé l’épisode initial de la rencontre à Pacy, il ne sera pourtant plus question de nos destinataires. On entendra uniquement le Chevalier Des Grieux. C’est bien lui qui va parler, qui a choisi ses destinataires, dans la rue en quelque sorte, mais qui va raconter seul son histoire. Dans les Mémoires et aventures, c’est progressivement que l’Homme de qualité a cédé la parole à ses personnages. Il s’en est expliqué dans le tome VI au moment de confier l’histoire de la Princesse de R* à son intendant : Comme ce fut par lui-même que je me fis raconter cette histoire, je puis la mettre dans sa bouche, pour épargner au lecteur l’ennui d’un récit trop simple, et dénué d’action et de sentiment.5

Cet abandon à la narration personnelle directe, sans médiation, entraîne différentes conséquences : les deux destinataires, fascinés par ce récit dramatique et secoués d’émotions muettes, n’ont pas ouvert la bouche. La première partie, qui suppose au moins une heure de parole et sans doute plus, suscite seulement un silence très dense : « Notre attention lui fit juger que nous l’avions écouté avec plaisir ». Mais il n’est question que de silence, de plaisir, puis d’un intérêt renouvelé, et aucunement d’interventions émues ou scandalisées. Et la seconde partie, qui fait suite à un tranquille souper, se déploie sur un même fond de silence. Autre conséquence, point d’allusion au lecteur : seul Renoncour paraissait s’en soucier dans son Avis. Rien n’oriente plus notre interprétation ; seule existe cette voix qui cherche simplement à provoquer l’intérêt. La seconde 4

MHQ, p. 9. MHQ, livre 15e, p. 335. De même, l’histoire de la voleuse de Senlis est racontée par elle-même ; même procédé pour l’Histoire de M. de Sauveboeuf, peu avant. Mais déjà l’histoire de Rosambert, celle de l’esclave religieux ou de la captive d’Andredi étaient présentées en récit personnel. Les « anecdotes » sont rapportées, non les « histoires ». 5

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partie, qui va développer le drame final et la mort misérable de Manon promet seulement d’être plus « intéressante »6 encore. Curieuse promesse du désespéré : Des Grieux est devenu un auteur qui s’adresse à un public et capte sa bienveillance. Pourtant, le récit du Chevalier a été précédé de témoignages passagers, et de brefs récits qui multiplient les destinataires secondaires, plus ou moins séduits par l’adroit narrateur. Des Grieux a rencontré en effet plus d’un personnage qu’il fallait gagner à sa cause, et l’on peut compter sept destinataires épisodiques à qui il s’adresse avec une constante habileté : le frère Lescaut, Tiberge, le supérieur de Saint-Lazare, le lieutenant général, le père du chevalier, M. de T*, le gouverneur du Nouvel Orléans. D’autres n’ont droit qu’à de brèves répliques (G.M. père et fils) ou à un mot de sympathie (l’aubergiste de Saint-Denis, Marcel). Il s’agit alors de paroles rapportées, de réactions fugitives que le chevalier évoque avec distance ; seuls les échanges avec son père et avec Tiberge prennent la forme d’un dialogue sans jamais former un récit. On pourrait en dire autant de Manon, l’héroïne, le point de mire du récit : Des Grieux ne songe qu’à elle, mais comme à un fantôme de bonheur, et ne rapporte d’elle, dans la première partie du récit, que de brèves paroles, le plus souvent ambiguës et soumises à notre interprétation. Autrement dit, ce seul et unique récitant a une maîtrise totale de la parole. Les deux destinataires, l’inépuisable Renoncour et son bouillonnant disciple ont été définitivement réduits au silence. L’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité Il nous faut revenir à un dernier trait qui fonde l’unité de ces Mémoires et leur appel au destinataire ultime, le lecteur actuel. On l’a vu, Prévost, dans son « Avis au lecteur », ménage une habile confusion entre l’auteur des Mémoires, autrement dit Renoncour, personnage de fiction, et l’écrivain qui pose les conditions du récit, c’est-à-dire Prévost lui-même. Renoncour, rédacteur de ses mémoires, n’a jamais manifesté d’ambition littéraire ; il a même été tenté de jeter au feu le journal de ses derniers voyages. Les règles du bon goût comptaient moins pour lui que la morale, et apparemment, c’est encore le cas ; mais celui qui se préoccupe des proportions de son récit, qui cite Horace, qui veille à l’aspect agréable et intéressant de l’histoire de sa vie, celui-là est bien un « écrivain », un « auteur », que l’on écoute comme s’il s’agissait de Prévost lui-même. 6

Au sens classique de « émouvoir, toucher de quelque passion ».

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Or notre abbé a maintenu cette équivoque pendant une longue partie de sa carrière : tout d’abord dans le sous-titre même des Mémoires et aventures et de leur tome VII. La page de titre n’a jamais changé du vivant de Prévost, et l’auteur reste jusqu’à la fin de sa vie « l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité », c’est-à-dire l’Homme de qualité luimême. Ce personnage fictif est si bien ancré dans la vie littéraire qu’on le voit figurer sur la page de titre de Cleveland en 1731 avec la fonction de traducteur de cette nouvelle « histoire » : la préface, qui est l’œuvre du prétendu traducteur, nous explique comment le fils de Cleveland a rencontré naguère l’Homme de qualité et lui a confié le manuscrit de la vie de son père. Le lien qui unit les deux hommes est même explicité : « Il avait lu mes Mémoires et ce fut la plus forte raison qui le porta à me parler de ceux de son père »7. Leurs cœurs, nous dit le traducteur, étaient « de la même trempe et sortis du même moule ». Bien qu’on puisse douter de cette ressemblance entre le philosophe anglais et notre moraliste français, et que les thématiques des deux romans soient foncièrement différentes, on doit constater que Prévost tient obstinément à se fondre dans son personnage. Le Doyen de Killerine, en 1735, est encore attribué contre toute vraisemblance à l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité, qu’on croyait mort depuis longtemps ; il en va de même du Pour et Contre pourtant daté de 1733 à 1739, des Mémoires de Malte et des Campagnes philosophiques. Il y a sans doute dans cette formulation un rappel constant du prodigieux succès littéraire du premier roman de Prévost, mais d’autres préoccupations s’y font jour. La première est de faire oublier sa véritable identité de moine bénédictin défroqué, qui pourrait contrarier son image d’écrivain. La seconde est de faire de l’Homme de qualité son double, et de créer une parenté idéale entre tous ses romans, alors qu’il laisse en dehors son œuvre historique : l’Histoire de Marguerite d’Anjou est fièrement signée « par Mr. l’Abbé Prévost, Aumônier de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conty ». Prévost considère son œuvre romanesque comme un domaine à part, gouverné par un auteur invisible ; et dans ce domaine, les personnages sortis de sa plume ont un air de famille, ils communiquent entre eux : à un moment, le fils de Cleveland est devenu le lecteur des Mémoires et aventures, tandis que Renoncour devient lecteur et traducteur des mémoires du père, ce qui est un nouveau cas de figure. Quand Prévost se résout à prendre un pseudonyme, c’est pour souligner plus encore le caractère inaliénable 7 Voir sur ce point la note 5 de la page 9 de l’édition de Philip Stewart, Œuvres de Prévost, t. VIII, p. 88.

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de ses fictions : il sera Mr. d’Exiles, qui tire sa noblesse de ces contrées inaccessibles, de ses chimères, de ses romans. Inversement, il hante ses romans comme s’il en était lui-même un habitant. On est surpris de trouver çà et là de menues marques de son existence personnelle : dans les Mémoires et aventures, on se retrouve d’emblée dans son pays natal, l’Artois, et les allusions à l’histoire de son pays ne manqueront pas. Trait plus curieux, les échos de son histoire personnelle apparaissent de place en place : mort d’une sœur trop aimée, obsession du cloître, rencontre d’un esclave dont l’histoire évoque au détail près la carrière bénédictine de l’auteur. Ces allusions se répètent dans l’Histoire du Chevalier : le héros, séminariste modèle, est protégé, comme Prévost, par l’évêque d’Amiens, après quoi il défroque pour se rendre à Paris. On peut s’interroger sur ces confessions qui, après tout, ont dû rester secrètes pour la plupart des lecteurs : seul le petit milieu littéraire de Paris et les moines de Saint-Germain-des-Prés ont pu en avoir connaissance. Il glisse dans ses fictions des fragments d’apologie. Et même quand son public l’ignore, il a besoin de recourir à certains de ses souvenirs les plus anciens pour fonder le tragique de ses romans. L’éditeur Du véritable auteur, Dom Antoine Prévost, jamais il n’aura été question : l’Éditeur qui s’exprime dans les avis et préfaces des Mémoires et aventures n’est lui-même qu’un être de papier ; il est celui qui fait imprimer un livre « et qui sert ainsi à sa publication »8, mais n’a aucun rapport avec la veuve Delaulne ou les imprimeurs et libraires d’Amsterdam. On peut simplement noter qu’au moment où Prévost publie à Amsterdam les tomes V et VI des Mémoires et aventures avec l’intention de faire carrière en Hollande, il signe la « Lettre de l’Éditeur », de son nom d’auteur « Votre D’EXILES », et adresse nommément son œuvre à « Messieurs de la Compagnie des Libraires d’Amsterdam » : il n’a plus à craindre la censure. On peut en inférer que dès le début, le terme d’« Éditeur » renvoyait à Prévost ; mais dans la succession des tomes des Mémoires et aventures, il s’agit aussi d’un personnage doté d’une histoire. Dès le tome I, une importante « Lettre de l’Éditeur » signale qu’il a connu l’Homme de qualité dans sa jeunesse – ce qui est impossible –, qu’il est allé lui rendre visite dans son abbaye, et qu’il l’a trouvé 8

Définition donnée par Prévost dans le Manuel lexique.

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« plein de vie et de santé »9 En tête du tome V, en 1731, l’Éditeur nous apprend la mort de l’Homme de qualité, et il en verse des « larmes sincères »10. Quant à l’Histoire du chevalier, fidèlement transcrite un jour de janvier 1716, mise au net à la fin de sa vie et, tenu « renfermée sous la clé » par Renoncour jusqu’à ses derniers jours, elle nous est livrée à sa mort par son éditeur en mai 1731, mais cette fois, l’éditeur est « l’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité ». L’Histoire du Chevalier est donc une œuvre posthume, publiée en Hollande, scandaleuse à bien des égards, mais autorisée par cette publication hors du temps et loin des « inquisiteurs de la presse » par un éditeur anonyme qui n’est autre que Prévost d’Exiles. Mon lecteur Ce personnage-auteur ne laisse pourtant pas d’être très présent dans le texte dès le début des Mémoires et aventures. Il a toujours entretenu avec son lecteur un dialogue amical : « Je n’ai aucun intérêt à prévenir mon lecteur », « Le lecteur me pardonnera », « Mon lecteur s’aperçoit assez de ce qu’il doit attendre dans la suite de cette histoire », « Je veux mériter le pardon du lecteur », « Mon lecteur voit maintenant aussi clair que moi dans le secret de mon âme »11. Cette invocation d’un lecteur tout proche avec lequel l’auteur entretient un rapport de complicité, de partage des émotions, mais aussi un souci d’éviter les longueurs et l’ennui, cette apostrophe au « cher lecteur », échappe au registre du comique ou au langage conventionnel des préfaces et modifie en profondeur le récit romanesque. Elle inaugure en effet un rapport original, quasiment affectif, entre le narrateur et le destinataire. Elle est absente du discours du chevalier, qui s’adresse à deux auditeurs présents, mais elle imprègne l’« Avis au Lecteur », et c’est elle qui définit le mieux le rapport de Prévost à son public. Le lecteur y est invoqué pour sa fidélité, son sérieux, son goût de la morale, sa culture ; il est censé appartenir au cercle des personnes « d’un certain ordre d’esprit et de politesse ». La présence répétée dans les romans-mémoires de Prévost d’une apostrophe 9

MHQ, p. 9. MHQ, p. 227. 11 MHQ, p. 13, 26, 96, 255, 316. En consultant le Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle de Christian Angelet et Jan Herman (SFEDS, 1999), on constate que les apostrophes au lecteur se multiplient à partir de la Régence, mais le plus souvent dans les préfaces ; les apostrophes dans le texte se multiplient avec Voltaire, Diderot, Casanova. On note toutefois une exception notable avec Mme de Villedieu, dès Carmante (1668). 10

LES DESTINATAIRES DE MANON LESCAUT

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au Lecteur, et dans l’Avis en tête de Manon Lescaut, d’une désignation d’un public idéal est finalement essentielle : elle se substitue aux lettres de dédicace du temps passé, elle crée un espace imaginaire dans lequel auteur et lecteur sont complices, elle signe l’autonomie du genre romanesque12.

12 De nombreuses études ont été consacrées au schéma narratif de Manon Lescaut. Pour ne mentionner que celles auxquelles nous devons le plus, citons : Franco Piva, Sulla genesi di Manon Lescaut : problemi e prospetive, Milano, Vita e Pensiero, 1977 ; Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L’exemple de Prévost et de Marivaux (1728-1742), Voltaire Foundation, 1985 ; Gérard Genette, Seuils, Éditions du Seuil, 1987 ; Mami Fujiwara, « Les figures de l’auteur chez Prévost », dans L’Abbé Prévost au tournant du siècle, dir. Richard A. Francis et Jean Mainil, Voltaire Foundation, 2000 ; Jan Herman, Mladen Kozul, Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Voltaire Foundation, 2008.

« FIGUREZ-VOUS » : LES APPELS À L’IMAGINATION DU DESTINATAIRE DANS CLEVELAND OU L’INVENTION DE L’EMPATHIE Coralie BOURNONVILLE

Le genre du roman-mémoires qui prend son essor dans les années 1730 se définit par une situation de communication fictionnelle. Selon un dispositif que Käte Hamburger appelle « énoncé de réalité feint »1, le récit principal est émis par un personnage qui rapporte son histoire passée. Symétrique à ce narrateur, le genre implique un destinataire, tout aussi fictionnel. Le mémorialiste adresse l’histoire de sa vie à un ou une destinataire, unique – un fils, dans les Mémoires posthumes de Mouhy, une amie, dans La Vie de Marianne – ou collectif – le « public », que le narrateur de l’Histoire d’une Grecque moderne fait juge de son passé, le « cher lecteur » de Dom Bougre ou Le Portier des Chartreux. Ce destinataire est toujours impliqué par le biais d’adresses, et beaucoup de ces adresses sont des appels à l’imagination : les narrateurs sollicitent explicitement la faculté imaginative de leur destinataire, par des formules comme « figurez-vous », « qu’on se représente », ou encore « imaginez ». La formule injonctive « figurez-vous » et ses variantes en appellent souvent à l’imagination visuelle. C’est le cas notamment dans La Vie de Marianne, où les portraits sont introduits par ce type d’impératifs : « Figurez-vous un homme dont les traits regardaient tout sans rien voir […] »2, « Représentez-vous une taille haute […] »3. Mais elles invitent aussi, parfois, à imaginer des sentiments : « J’entrai dans sa chambre dans un état plus aisé à imaginer, qu’à représenter, je craignais de la voir pour la dernière fois »4, écrit le comte de Comminge de Tencin ; « Ceux qui ont aimé ou qui aiment se mettront aisément à ma place, et conviendront 1 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires [Die Logik der Dichtung, 1957], texte traduit par Pierre Cadiot, Paris, Seuil, 1986, 312 p. 2 Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de *** [1731-1741], texte établi, annoté et présenté par Jean Dagen, Paris, Gallimard, 1997, p. 139. 3 Ibid., 319. 4 Claudine-Alexandrine de Tencin, Mémoires du comte de Comminge [1735], texte présenté par Michel Delon, Paris, Desjonquères, 1985, p. 51.

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que cette nuit devait m’être bien cruelle »5, écrit encore Jeannette dans La Paysanne parvenue de Mouhy. Ces textes sollicitent une fonction alors nouvelle de l’imagination, très peu abordée par les textes théoriques6 et absente des dictionnaires7, qui correspond à ce que nous appelons aujourd’hui l’empathie8. C’est dans Cleveland que l’on rencontre le plus grand nombre de ces formules impératives – nous verrons pourquoi –, adressées à un destinataire posé au début du roman, le « public »9. Il s’agira ici de montrer que ces appels à l’imagination du destinataire des mémoires de Cleveland soutiennent l’esthétique pathétique du roman en même temps qu’elles en donnent à voir le fonctionnement et les mécanismes. Ils sont une manière de réfléchir et de donner à penser l’esthétique du roman-mémoires, et en particulier les mécanismes de ce qui ne s’appelle pas encore l’empathie. 5 Charles de Fieux Mouhy chevalier de, La Paysanne parvenue ou Les Mémoires de Madame la marquise de L** V** [1735], texte établi et présenté par Henri Duranton, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 99. 6 Je me permets de renvoyer sur ce point à ma thèse, Mémoires et aventures de l’imagination. Les Représentations de l’imagination dans le roman-mémoires des années 1730 et 1740, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, 2016, p. 531-536. 7 D’après le Dictionnaire de Trévoux, l’imagination ne représente que des « images corporelles » : « […] le propre de l’imagination est de faire concevoir les objets sous des images corporelles, tracées dans le cerveau. Elle n’a donc pour objet que les choses sensibles et corporelles. Ainsi on peut la définir une manière de concevoir par des images tracées dans le cerveau ». Volume III du Dictionnaire universel françois et latin dit Dictionnaire de Trévoux, Paris, Delaulne, 1721, p. 879. 8 Précisons que nous employons ce terme en le distinguant de celui de « sympathie » avec lequel il est parfois confondu et en suivant le philosophe et historien des sciences Gérard Jorland, qui définit l’empathie comme la capacité à « se mettre à la place de l’autre sans forcément éprouver ses émotions » ; il s’agit d’imaginer les émotions de l’autre sans nécessairement les partager – un bon bourreau doit être empathique –, alors que la sympathie est une « contagion des émotions », par laquelle on éprouve les sentiments de l’autre « sans se mettre nécessairement à sa place », comme quand on pleure en voyant quelqu’un pleurer ou comme dans le mécanisme du fou rire (Gérard Jorland, « L’empathie, histoire d’un concept » dans Alain Berthoz et Gérard Jorland (dir.), L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 20). Comme le formule également Adrienne Petit dans le dictionnaire Arts et émotions, définissant « l’empathie esthétique », « elle consiste à se mettre à la place d’autrui et éventuellement à imaginer ses réflexions, ses sensations et ses émotions, négatives comme positives » (Article « Pitié » dans Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon (dir.), Dictionnaire Arts et Émotions, Paris, Armand Colin, 2015, p. 339). L’empathie se distingue ainsi de la pitié – qui est un sentiment éprouvé par qui perçoit les malheurs ou la souffrance d’un autre – tout en lui étant très liée : comme l’expliquera Rousseau dans l’Émile, l’imagination de la souffrance d’autrui est le principal ressort de la pitié. 9 « J’expose l’histoire de mes malheurs au public », Antoine Prévost d’Exiles, Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell [1731-1739], texte édité et présenté par Jean Sgard et Philip Stewart, Paris, Desjonquères, 2003, p. 41. Toutes les citations de Cleveland seront prises dans cette édition.

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La nécessité d’une expression inédite De nombreux passages soulignent le défi littéraire que Prévost relève avec Cleveland : il construit un personnage-narrateur qui revendique avoir éprouvé des sentiments inédits et souvent qualifiés d’« inexprimables », mais qui a pour ambition de coucher sur le papier « les expressions d’un cœur tendre et passionné »10. Le romancier ajoute une difficulté en inventant un personnage de « philosophe anglais ». Ce personnage a été nourri à la philosophie stoïcienne et en a gardé une disposition à affronter les malheurs « avec un front de philosophe », c’est-à-dire sans manifester ses émotions pourtant violentes. C’est pourquoi dans Cleveland, le mémorialiste ne peut pas rendre compte de sa vie psychique par la description des signes corporels de ses émotions, à la différence de ce que on l’observe dans d’autres romans-mémoires sensibles comme La Vie de Marianne, où les souffrances morales du personnage sont signifiées, entre autres, par les larmes, les gestes, les cris, c’est-à-dire par la théâtralité11. Le romancier construit donc un mémorialiste qui recourt à d’autres moyens que la mise en scène du corps pour faire comprendre des émotions que l’expression ne suffit pas à saisir. Et la spécificité de cette expérimentation est soulignée, exhibée, par les appels à l’imagination. Faire imaginer l’irreprésentable : éloge des pouvoirs du roman Quand l’expression est insuffisante à représenter les sentiments de son personnage, Prévost s’en remet à deux ressources : l’image symbolique et le récit. Les appels explicites à l’imagination du destinataire dramatisent et exhibent l’emploi de ces ressources. C’est précisément dans les passages qui tentent de représenter l’irreprésentable que l’on trouve ces sollicitations explicites de l’imagination, dont certaines constituent de véritables réflexions méta-narratives. Cleveland acteur de la diégèse comme Cleveland mémorialiste proposent des comparaisons imagées pour rendre compte de l’état de leur âme. Lorsque le protagoniste explique à Angélique, sa belle-sœur et amie, qu’il est partagé entre son amour récent pour la jeune Cécile et ses anciens sentiments pour son épouse Fanny, dont il s’aperçoit qu’ils 10

Ibid., 42. Voir Catherine Ramond, Roman et théâtre au XVIIIe siècle : le dialogue des genres, Oxford, Voltaire Foundation, 2012, 264 p. Celle-ci relève que la théâtralité est beaucoup moins présente chez Prévost que chez Marivaux. 11

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demeurent vifs malgré la supposée trahison de celle-ci, une image vient rendre compte de cet état de l’âme complexe, et cette image est introduite par une injonction à « se [la] figurer » : [À propos de Cécile :] Je ne vous cacherai pas que je l’aime […]. Mais je confesse que je ne connais plus rien à ce que je sens, et que le désordre est égal dans mon cœur et dans ma raison. Figurez-vous un homme déplacé et comme perdu, qui cherche à se retrouver, mais qui n’en a point l’espérance, et qui s’attache par désespoir à tout ce qui amuse son inquiétude et qui flatte sa douleur. Voilà ma triste image. (p. 596)

Cleveland tente de rendre compte à Angélique de ses mouvements intérieurs en l’invitant à se figurer une « image » au sens propre – « un homme déplacé et comme perdu » –, qui devient rapidement abstraite : cet homme ne cherche pas son chemin mais cherche à « se retrouver » et il « s’attache » à des objets qui significativement ne sont pas nommés et dont on comprend qu’il peut s’agir d’entités abstraites : « tout ce qui amuse son inquiétude et qui flatte sa douleur ». L’image proposée à l’imagination de la destinataire tente, par ce mélange d’éléments figurables et abstraits, de faire comprendre la complexité d’un état de l’âme dont les traités des passions, qui comme celui de Descartes établissent des catégories de passions en nombre défini, ne sauraient rendre compte. L’appel à l’imagination n’est pas une formule : il s’agit bien de demander à l’interlocutrice, et derrière elle au lecteur des mémoires, de faire un effort, non seulement pour visualiser l’image d’un homme perdu, mais pour la transposer en idée de sentiment complexe. Le personnage invite son destinataire à une lecture symbolique dans laquelle l’image est une voie de l’empathie. Les appels du mémorialiste à l’imagination proposent ainsi une dramatisation des plus belles images que le roman propose à l’imagination du lecteur et permettent de donner à voir et à penser les ressorts d’un savoir spécifiquement littéraire. On peut alors se demander si cette dramatisation du détour par l’image pour dire l’état de l’âme ne constitue pas une discrète apologie de l’imagination créatrice et de la puissance symbolique de la littérature. Il s’agit là d’une apologie en acte, dans laquelle se devine la voix de Prévost romancier. D’autres adresses en appellent plus explicitement à ce que nous pourrions appeler l’imagination empathique, c’est-à-dire à la représentation mentale de sentiments. Le romancier participe alors à l’invention des formulations de cette implication spécifique de l’imagination, qui ne construit pas une

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image mais une idée de sentiment. On rencontre le procédé dans Le Philosophe anglais au moment où Cleveland raconte la mort supposée de Cécile, qu’il a cru dévorée par les sauvages Rouintons : Qu’un père, s’il en est d’aussi tendre que moi, se transporte un moment dans ma situation ; qu’il pèse mes tourments, qu’il en juge ; et s’il sent que la seule compassion l’émeut assez vivement pour l’intéresser à cette funeste aventure, qu’il conçoive ce que j’ai dû ressentir en l’éprouvant […]. (p. 398)

Le mémorialiste, comme, dit-on12, le peintre Timanthe, en appelle à l’imagination au moment de représenter l’irreprésentable – le deuil d’un père – pour compenser l’insuffisance des signes. Le procédé est courant dans les romans sensibles, mais il y est rarement aussi développé. Dans ce passage, Cleveland détaille l’immersion à laquelle son destinataire idéal, ici un père comme lui, doit se livrer : il faut « se transporter » mentalement dans la situation de Cleveland, en tenant compte des joies et des malheurs précédemment racontés ainsi que des liens qui unissent le personnage à sa famille, pour « concevoir » ce qu’il ressent à ce moment. Un autre passage détaille l’immersion exigée. Nous sommes au livre 11. Cleveland sait désormais que son épouse Fanny, qu’il croyait coupable d’adultère, est innocente. Mais il ignore encore que leur fille, qu’il croyait morte depuis longtemps, vit encore et n’est autre que Cécile, la jeune fille qu’il a bien failli épouser pour surmonter le chagrin de la trahison. Ainsi, lorsque Cécile se jette sur lui en l’appelant père, avec l’approbation de son père adoptif, Cleveland pense que c’est une façon de parler et ne devine pas qu’il s’agit vraiment de sa fille. Le lecteur, lui, a été informé de cette identité. Ce décalage d’information risque d’être un obstacle à l’empathie, et le mémorialiste invite son destinataire à un décentrement : Ce langage [les mots de Cécile et de son père adoptif] paraîtra clair à ceux qui ont ici les lumières que je n’avais pas encore. Mais s’ils se placent dans l’ignorance profonde où j’étais du sort de ma fille, prévenu par une si longue habitude que M. de R… était son père, et n’ayant jamais eu de raisons pour former là-dessus le moindre doute, ils sentiront que mon aveuglement était nécessaire, et que loin d’être 12 Selon un mythe qui inonde l’art occidental et les écrits sur l’art et les lettres depuis l’Antiquité, d’abord rapporté par plusieurs auteurs latins dont Cicéron dans le De Oratore et Quintilien dans son Institutio oratoria, le peintre grec Timanthe, représentant le sacrifice d’Iphigénie, aurait représenté les visages affligés de Calchas, Ulysse et Ménélas, et aurait choisi de voiler celui d’Agamemnon, le père et le bourreau d’Iphigénie, à la douleur irreprésentable. Le peintre aurait préféré laisser imaginer cette douleur qu’aucun signe visuel n’était capable de représenter.

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éclairé pour les mouvements de la nature, je devais me défier du penchant que je trouvais encore dans mon cœur pour une fille charmante […]. (p. 834)

Ici l’hypothèse « s’ils se placent dans l’ignorance profonde où j’étais » indique que la démarche explicative du mémorialiste l’a conduit à priver son récit des pouvoirs immersifs de la focalisation sur l’acteur, par laquelle il aurait maintenu suspense et identification. Le mémorialiste demande alors à son destinataire de se mettre à sa place, de se remettre à l’esprit l’ignorance qui était la sienne, afin de comprendre son erreur. Un autre passage propose un dispositif inverse, et le mémorialiste fictionnel révèle comment le choix de construire un récit qui suit l’ordre de la connaissance du protagoniste, qui n’est pas forcément l’ordre des événements – on reconnaît là les distinctions élaborées par Jean Rousset13 –, constitue un moyen de faire connaître la singularité de ses sentiments, grâce à l’expérience empathique. Il s’agit d’un extrait du livre 12, qui précède immédiatement la scène où Cleveland retrouve enfin Fanny, accompagnée de Cécile : La scène à laquelle je touche n’a pas été prévue. J’aurais fait perdre quelque partie de ses charmes à mes lecteurs, si je ne leur avais ménagé le plaisir d’une surprise qui servira peut-être mieux que tous mes termes à leur donner quelque idée de la mienne. (p. 866-867)

Cleveland, dans cette considération méta-narrative, justifie le fait qu’il n’ait pas annoncé plus tôt l’issue exacte du long quiproquo qui le séparait de Fanny : il préférait maintenir son lecteur au niveau d’ignorance qui était le sien dans l’histoire, afin de « donner quelque idée » de sa surprise. Il s’agit là du procédé que Raphaël Baroni appelle « discordance » et qui caractérise les récits intrigants14. Le romancier fait ainsi expliquer par son mémorialiste l’intérêt esthétique de l’adoption d’une focalisation sur le « je » acteur, ou de ce qu’il appelle ailleurs, comme l’a montré Jean Rousset, « l’ordre des connaissances » du protagoniste, plutôt que l’ordre des événements. Le fait de différer la scène des retrouvailles visait, selon lui, à ne pas entamer la puissance cognitive et émotive de l’identification au personnage. Les réflexions de Cleveland désignent ainsi l’esthétique du roman et sa portée cognitive (le procédé décrit ici par le mémorialiste est souvent 13 Jean Rousset, Narcisse romancier : essai sur la première personne dans le roman, Paris, Corti, 1973, pp. 130-131. 14 Raphaël Baroni, L’Œuvre du temps : poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009, 327 p.

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employé par ailleurs dans le roman). Mais il faut ajouter, et nous y reviendrons, qu’en la représentant, en en donnant à voir les mécanismes, ils l’infléchissent, puisqu’ils rompent l’immersion. En l’occurrence, annoncer une surprise à venir entame fortement l’effet de la surprise, qui n’en est plus une. Une page plus loin, Cleveland explique que son émotion est si vive à l’idée de retrouver Fanny qu’il craint de ne pouvoir supporter ces retrouvailles et de mourir de joie. Le caractère inédit du sentiment représenté requiert là aussi une disposition empathique particulière du destinataire : C’est ici que je crains de donner une étrange idée du caractère de mon cœur, à ceux du moins qui n’ont point assez de force ni d’étendue de sentiment pour se représenter ce qui devait s’y passer pendant ces réflexions. (p. 835-836)

Dans l’appel à l’imagination qui se joue en creux se définissent alors les contours du destinataire idéal de Cleveland : quelqu’un dont la sensibilité serait capable d’imaginer l’intériorité de l’autre. Ici, la restriction – « ceux du moins qui » – contribue à valoriser en creux la sensibilité – la « force » et « l’étendue » de « sentiment » – et à constituer les êtres capables de « se représenter » ce qui se passe dans le cœur d’un autre en êtres d’exception et en destinataires idéaux. Ce portrait en creux du parfait lecteur contribue donc à inventer, à fixer et à valoriser les traits de la nouvelle sensibilité, et, en particulier, à imposer la capacité à se mettre à la place du personnage comme l’une des compétences du lecteur sensible. Ces représentations proposent des formulations pour évoquer un mode de lecture affectif, empathique, qui seront reprises et développées dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, lorsque ce modèle s’imposera. Enfin, quelques représentations de l’imagination évoquent une pensée esthétique selon laquelle l’empathie et l’émotion conséquente du lecteur se construisent dans le temps long du récit, selon une logique cumulative. Dans le très long récit inséré du livre 3, Bridge, le frère de Cleveland que celui-ci vient de rencontrer par hasard, raconte au protagoniste l’histoire de ses malheurs. Ceux-ci commencèrent dès l’enfance, puisque, fils de Cromwell lui aussi, il en a subi les cruautés. Il échoue un jour sur l’île de Sainte-Hélène. Après maintes péripéties, sa situation devient désespérée après que lui et ses amis ont tué le ministre qui dirigeait l’île : Jamais on ne ressentit de mouvements si semblables au dernier désespoir. [...] Hélas ! Repassez toutes les circonstances de ma triste histoire. Arraché des bras de ma mère presque en naissant, privé d’elle par un accident [...]. (p. 271)

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Suit alors un résumé conséquent de l’histoire qu’il vient de raconter, l’énumération de toutes les « causes de [ses] douleurs », auxquelles s’ajoute la plus forte : le malheur d’imaginer la situation d’Angélique, la femme qu’il aime. Tous les événements marquants du récit et les peurs du personnage viennent se condenser pour donner à imaginer, si possible, cette douleur hyperbolique que l’expression seule ni les signes corporels ne peuvent rendre. Notons que cette synthèse a une fonction pragmatique : elle vient rappeler les événements importants du récit à un lecteur oublieux. Mais le passage compose aussi la représentation en creux d’une douleur cumulative, dont seule la forme du récit personnel peut donner l’idée, puisque le narrateur affirme ne pouvoir la décrire : il faut la faire imaginer par le récit de l’expérience qui l’a suscitée et déléguer ainsi à l’imagination du destinataire sa représentation. Comme Cleveland, c’est de son paysage mental singulier que Bridge cherche à transmettre l’image. Le passage pense ainsi un pathétique propre au récit personnel, qui est inscrit dans le temps long du récit et le ton de confidence du narrateur. Les injonctions à « se figurer » les émotions du « je » de l’action désignent et exhibent une esthétique dans laquelle la communication des sentiments implique du destinataire qu’il ait à l’esprit le tempérament et les aventures antérieures du personnage. Dans la communication idéale que ces deux narrateurs dessinent, l’imagination et les émotions du locuteur et celles de son destinataire seraient des miroirs réciproques, grâce aux propriétés immersives du récit personnel. Quand le mémorialiste met en scène ou sollicite l’empathie – « qu’on se représente ce que je sentais » –, le romancier, derrière lui, affirme détenir les moyens d’un pathétique spécifique, qui ne repose pas sur le spectacle et la mise en scène des corps, mais qui est propre au récit à la première personne et à sa scène énonciative. Ces appels ont ainsi également pour fonction de souligner l’habileté du romancier pour faire comprendre des sentiments sans le recours à la gestuelle pathétique, c’est-à-dire en se différenciant de la peinture et du théâtre, de la poésie et de la peinture, introduisant ainsi un troisième terme à la séculaire rivalité entre les arts. Nous proposions plus haut un parallèle entre l’appel de Cleveland à imaginer sa douleur de père et le voile de Timanthe. Mais à ce stade du roman, l’ensemble du récit qui a précédé introduit une grande différence entre l’ellipse picturale et celle du roman : si le lecteur des mémoires de Cleveland peut se sentir « aussi tendre » que lui, et « se transporte[r] dans [s]a situation », c’est en raison de ce bagage narratif qu’il peut « se repasser ». C’est le récit antérieur qui donne sa force à la scène pathétique présente, par une identification plus en profondeur, dotée de l’arrière-fond de l’histoire

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racontée et des tentatives du narrateur pour définir son tempérament là où le tableau, lui, ne saisit que la scène. Toutes ces représentations donnent donc à voir comment la poétique du roman-mémoires pathétique propose une expérience imaginative et affective, qui est à la fois d’ordre esthétique et cognitif – il s’agit de « prendre l’idée » de sentiments inconnus. Les appels à la figuration mentale sont ainsi le lieu d’invention de l’empathie, non au sens où s’inventerait la chose, mais où émergent les mots pour la dire. Le destinataire empathique comme lecteur-modèle ? Toutefois, ces représentations de l’esthétique du récit du mémorialiste infléchissent celle du roman. Le destinataire représenté, invité à se figurer les émotions du narrateur, a le même statut ontologique que le narrateur du roman, c’est-à-dire celui de personnage, et il ne définit pas forcément les contours du lecteur implicite15. En mentionnant les facultés qu’il sollicite, et principalement l’imagination – « figurez-vous » –, le texte est susceptible de porter les émotions de lecture à la conscience du lecteur et d’engager celui-ci à une lecture moins uniformément affective, et plus littéraire, que celle du destinataire représenté. Par ces surexpositions de la scène énonciative, où le mémorialiste désigne les procédés qu’il emploie pour gagner l’imagination et tenter de se faire comprendre, le roman spectacularise les procédés employés pour faire comprendre les émotions de son héros, exhibe le génie de ses trouvailles métaphoriques et affirme la supériorité du récit sur l’image pour donner l’idée d’une douleur cumulative. Derrière le narrateur perce alors l’œuvre du romancier. Ces appels du protagoniste ou du narrateur à l’imagination de son destinataire, sont ainsi susceptibles de rompre l’immersion fictionnelle. Il faut peut-être voir dans cette réflexivité une manière pour le romancier de construire la légitimité du roman pathétique par la figuration de ses ressorts et de sa capacité à transporter les lecteurs hors d’eux-mêmes. Les adresses à l’imagination participent en cela de l’esthétique rococo 15 Wolfgang Iser proposait dans L’Acte de lecture la notion de « lecteur implicite », qui correspond au lecteur-type supposé par le texte. Il n’a « aucune existence réelle » mais « incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu ». L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand par Évelyne Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 70. L’idée a été reprise et développée par Umberto Eco dans Lector in fabula – qui parle de « lecteur-modèle » –, entre autres. Ce lecteur virtuel est distinct du lecteur réel, dont la lecture demeure imprévisible et soumise à des choix individuels – comme celui de sauter des pages – et des déterminations, singulières, historiques, culturelles, etc.

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souvent prêtée au roman-mémoires des années 1730 : la forme discursive du roman-mémoires permet à la fois de construire une esthétique pathétique et de désigner les moyens de cette esthétique. Dans les exemples ici analysés, les appels à l’imagination et les commentaires méta-narratifs sur la sollicitation de l’imagination portent à la conscience l’expérience empathique proposée par ailleurs dans le roman. Il s’agit bien de « donner quelque idée » d’un sentiment tout en désignant les moyens employés pour cela. Et de faire au passage l’éloge des ressources esthétiques et cognitives du roman-mémoires.

IV.

AUTODESTINATIONS ?

PEUT-ON SE PARLER À SOI-MÊME ? LE DESTINATAIRE COMME AUTRE MOI OU COMME AUTRE SOI DANS DES ROMANS-MÉMOIRES DE PRÉVOST ET DE MARIVAUX Audrey FAULOT

Dans les récits mémoriels, la question du destinataire est profondément liée à celle de l’identité. Dire à qui l’on destine ses Mémoires, c’est avant tout définir une relation privilégiée qui va articuler la figure du mémorialiste et celle du ou des destinataires ainsi mis en miroir, comparés, opposés, associés, etc. La forme même des récits mémoriels consacre ce questionnement comme un passage inévitable du genre, souvent par une préface ou un avertissement1. Il s’agit-là d’un moment-clé des Mémoires, car il semble tout sauf évident de trouver un destinataire à qui transmettre un texte aussi personnel. Dans les Mémoires réels comme dans les Mémoires fictifs, la recherche d’un destinataire peut devenir, à part entière, une péripétie racontée dans l’œuvre – voire même la péripétie principale. Dans des romans-mémoires comme ceux de Prévost par exemple, l’installation du cadre énonciatif – le moment où un personnage « éditeur » prend la parole – fait l’objet d’un soin tout particulier2. Prévost va jusqu’à faire intervenir dans son second roman-mémoires, Le Philosophe anglais, le mémorialiste de son premier roman-mémoires, Renoncour, tout enthousiaste de trouver « tant de rapport entre les inclinations de M. Cleveland et les [siennes], tant de ressemblance dans [leur] manière de penser et dans [leurs] sentiments »3. Si Renoncour n’est pas à proprement parler le destinataire des Mémoires 1

En effet, pour que les Mémoires existent, il faut que le mémorialiste les ait écrits ou confiés à quelqu’un. L’on sait à quel point les Mémoires fictifs se sont emparés de cette nécessité logique moins pour les accréditer que pour jouer avec le topos. Voir Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008. 2 On peut en prendre la mesure en consultant les préfaces collectées dans l’ouvrage de Christian Angelet et Jan Herman (éd.), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, 2 vol., Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999-2003. 3 Jean-Paul Sermain (dir.), Cleveland de Prévost : l’épopée du XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2006, p. 258. C’est dans cet ouvrage collectif qu’on pourra consulter la Préface du Philosophe anglais, p. 257-263.

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de Cleveland, puisque ce dernier ne l’a pas connu de son vivant, il devient cependant leur destinataire retrouvé : Renoncour se reconnait si bien en Cleveland qu’il prend le visage de ce destinataire idéal que le philosophe anglais n’a cessé de chercher de son vivant et auquel il a abandonné son récit par défaut, faute de pouvoir le rencontrer. Le choix de cette autre conscience à qui délivrer les Mémoires est d’une importance déterminante. En effet, les héros de Prévost sont tous, au cours de leurs aventures, en butte à la difficulté de se faire reconnaître socialement. Dans les romans des années 1730, ce que le héros considère comme sa qualité – le titre sur lequel il se fonde pour se présenter aux autres – est perdu ou contesté (par le reniement, la bâtardise, le déracinement, etc.). Dans les romans des années 1740, le problème se transforme mais demeure : c’est une qualité plus personnelle du héros qui se trouve menacée, moraliste, honnête homme, etc. Dans les deux cas, l’enjeu pour le héros-mémorialiste est bien d’arriver à se faire reconnaître par les autres. Cet enjeu se retrouve à la racine du projet mémoriel, car c’est suite à ses nombreux échecs que le mémorialiste entreprend d’écrire ses Mémoires. Il s’agit alors pour lui de trouver le « diligent destinataire », celui auquel il pourrait se montrer tel qu’il est et qui, en retour, lui tendrait un miroir afin qu’il se reconnaisse dans ses propres Mémoires, lui dont l’identité n’est pas assurée. Le problème ainsi posé est celui de l’identification. Puisque, chez Prévost, le mémorialiste entend faire reconnaître l’existence d’une qualité qu’on lui dénie, il doit y avoir entre le narrateur-mémorialiste et son destinataire une parenté sensible. Cette parenté est de l’ordre de l’identité, non seulement de l’affinité : le mémorialiste a besoin d’un double4, à ceci près que ce double ne doit pas manifester sa propre singularité, sous peine de perdre sa fonction cataptrophore et d’être révoqué de la liste des destinataires potentiels. Nous faisons ici l’hypothèse que les péripéties autour de la relation d’identification entre le mémorialiste et le destinataire questionnent la relation, ainsi mise en abyme, entre le mémorialiste prévostien et son lecteur. Il faut en effet distinguer le narrataire – personnage auquel le mémorialiste s’adresse –, le destinataire – le personnage ou la personne auquel il transmet ses Mémoires, que cette figure soit incarnée ou non –, et le lecteur – l’instance chargée de lire ces Mémoires, qui elle-même peut être théorique ou réelle. Ces figures peuvent se confondre, mais elles 4 Sur l’obsession du double chez Prévost, voir Érik Leborgne, Figures de l’imaginaire dans le Cleveland de Prévost, Paris, Desjonquères, 2006, p. 180-182.

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se distinguent souvent : le philosophe anglais a ainsi de nombreux narrataires, il dit écrire avant tout pour lui-même mais son manuscrit échoue finalement à l’homme de qualité, qui lui-même le publiera pour des lecteurs. Nous supposons que la relation conflictuelle entre le mémorialiste et ses narrataires et destinataires est à rapporter à celle, non moins trouble, entre le mémorialiste et son lecteur. À tout le moins, elle répond à cette dernière, puisqu’on sait à quel point, dans ce type de romans, le lecteur sensible est invité à s’identifier au mémorialiste autant qu’à faire jouer ses compétences critiques5. Il semble que s’élabore ici, dans les jeux de miroir entre mémorialiste, narrataire, destinataire et lecteur, une réflexion sur les liens entre l’identification comme création littéraire et la question du narcissisme. Nous étudierons ce problème à l’échelle des romans-mémoires de Prévost6, avant de proposer un modeste élargissement vers d’autres modèles comme celui des Illustres Françaises ou de La Vie de Marianne, qui lui réservent sans doute un autre traitement. Des Mémoires autodestinés ? La quête du destinataire idéal, chez Prévost, plonge ses racines dans le paradoxe qui occupe tout récit mémoriel : pour parler de soi, encore fautil parler à quelqu’un. Il est en effet impossible de s’identifier à soi-même, plus encore de s’identifier soi-même. Le mémorialiste doit donc trouver une autre conscience pour livrer le récit de sa vie et ainsi s’assurer d’être reconnu par elle. Trouver ce destinataire est une mission si périlleuse et, souvent, vouée à l’échec, que le mémorialiste n’hésite pas à affirmer qu’il écrit avant tout pour lui-même. « Je n’écris mes malheurs que pour ma propre satisfaction : ainsi je serai content si je retire, pour fruit de mon ouvrage, un peu de tranquillité dans les moments que j’ai dessein d’y employer »7 5 Comme l’a montré René Démoris, les contemporains de Prévost sont des lecteurs « hypercritiques » (René Démoris, Le Roman à la première personne du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002 [rééd.], p. 189). 6 En voici la liste par ordre chronologique : Mémoires et aventures d’un homme de qualité (1728-1731), Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731), Le Philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland (1731-1739), Le Doyen de Killerine (17351740), Histoire d’une Grecque moderne (1740), Mémoires pour servir à l’histoire de Malte, ou Histoire de la jeunesse du Commandeur de *** (1741), Campagnes philosophiques, ou Mémoires de M. de Montcal (1741), Mémoires d’un honnête homme (1745), Le Monde moral, ou Mémoires pour servir à l’histoire du cœur humain (1760-1764). 7 Prévost, Œuvres de Prévost, dir. Jean Sgard, t. I : Mémoires et aventures d’un homme de qualité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978, p. 13. Désormais MAHQ.

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écrit Renoncour au début des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Et de citer Ovide pour convoquer l’image de l’écrivain exilé8. Le mémorialiste semble ainsi se destiner ses propres Mémoires, en arguant de leur fonction thérapeutique. Le discours sur l’autodestination se renforce encore dans Le Philosophe anglais. Dans l’exorde du livre I, Cleveland qualifie son récit de « consolation » : Mais c’est une consolation plus douce encore de pouvoir exprimer ses sentiments par écrit. Le papier n’est point un confident insensible, comme il le semble : il s’anime en recevant les expressions d’un cœur triste et passionné ; il les conserve fidèlement, au défaut de la mémoire ; il est toujours prêt à les représenter […]9.

Le mémorialiste file ici une métaphore qui assimile les Mémoires à un confident. On sait que Cleveland, au moment de prendre la plume, a perdu sa fille Cécile et qu’il est rentré dans son pays natal en abandonnant la quasi-totalité de son entourage. L’autodestination de l’ouvrage s’explique alors par l’impossibilité à trouver un destinataire pour les Mémoires. Mais, de façon assez remarquable, la situation d’énonciation ainsi décrite singe un véritable rapport intersubjectif, puisque le papier, loin de se contenter d’écouter, réagit à ce que lui est confié et fait preuve de valeurs telles que la fidélité. Ceci vient souligner un manque : il aurait fallu trouver un destinataire, et c’est faute d’avoir pu le faire que Cleveland s’est résolu à s’adresser son propre texte. Même constat dans les premières lignes, aux accents résolument ovidiens10, des Mémoires d’un honnête homme : le mémorialiste écrit depuis un cachot du château d’Innsbruck, pour « conjurer le désespoir d’une éternelle solitude », « remplir le vide de tant de moments et […] soulager tout à la fois [son] cœur et [son] imagination »11. L’écriture est présentée comme le seul remède à l’absence d’interlocuteur. L’autodestination est parfois concurrencée par l’ambition apologétique des Mémoires. Le héros prévostien, en effet, dans la droite ligne de ses 8 « Carminibus quæro iserarum oblivia rerum. / Præma si studio consequar ista, sat est. » Id. 9 Prévost, Cleveland ou Le Philosophe anglais, Paris, Desjonquères, 2006, p. 42. Désormais CL. 10 Autour de cette référence, voir Jacques Berchtold, « La forteresse d’Innsbruck : le diapason ovidien des Mémoires d’un honnête homme », dans Érik Leborgne et Jean-Paul Sermain (dir.), Les Expériences romanesques de Prévost après 1740, Louvain, Paris, Peeters, 2003, p. 203-226. 11 Prévost, Œuvres de Prévost, t. VI, Mémoires d’un honnête homme, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1984, p. 212. Désormais MHH.

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prédécesseurs mémorialistes, est hanté par l’idée de rétablir la vérité à son sujet. En témoignent les nombreuses prises de parole, qui dialoguent ouvertement avec les adversaires réels ou potentiels du mémorialiste. L’Ambassadeur a ainsi à cœur de répondre aux critiques qui sont faites sur son immoralité ou sa supposée folie12. De même, Montcal – personnage à l’aura historique très claire13 – ne prétend pas écrire pour lui-même et met très vite en avant l’argument consacré de l’exemplarité14. Le Doyen de Killerine et le héros du Monde moral sont, quant à eux, des éducateurs impénitents qui ont à cœur de démontrer la véracité de leur système de pensée et veulent donc prouver à leurs interlocuteurs potentiels autant qu’à eux-mêmes à quel point ils ont raison : là aussi, l’ambition apologétique est forte et appellerait de facto des destinataires précis, dont l’absence est alors d’autant plus remarquable. De fait, les mémorialistes prévostiens parviennent rarement à convaincre leurs contemporains puisque leurs récits révèlent, de façon voilée, ce qui leur est reproché : quel lecteur pourrait attester de la vertu de Ferriol ou le déclarer totalement sain d’esprit après avoir lu le récit de ses frasques et de ses errances ? Leurs Mémoires prennent alors une dimension autoapologétique : le mémorialiste se justifie à ses propres yeux en défendant les décisions qu’il a prises, quitte à ignorer les « angles morts »15 de son récit. Nous avons volontairement laissé un cas à part, et non des moindres : celui du chevalier des Grieux. En effet, si l’autonomie de l’Histoire du Chevalier des Grieux autorise à en faire un roman-mémoires à part 12

Le narrateur de l’Histoire d’une Grecque moderne est en effet inspiré de l’ambassadeur Charles de Ferriol. Prévost n’hésite pas à se servir des textes et discours qui circulaient sur Ferriol pour construire le plaidoyer de ce dernier en sa faveur (voir le dossier critique d’Allan Holland dans Œuvre de Prévost, t. VIII : notes et commentaires, p. 277281). De fait, l’Histoire d’une Grecque moderne se situe à la frontière entre le romanmémoires – où le personnage est entièrement fictif – et les pseudo-mémoires – où un auteur invente les Mémoires d’un personnage réel –, si tant est qu’une distinction aussi stricte fasse encore sens dans le cas d’un ouvrage aussi volontairement ambigu que l’Histoire d’une Grecque moderne. Ceci explique sans doute l’importance de l’ambition apologétique qui gouverne le propos du mémorialiste. 13 Montcal est, avec Ferriol, le deuxième héros « historique » de Prévost. Les emprunts de Prévost aux historiens sont d’ailleurs nombreux et Prévost n’hésite pas à les signaler (voir Œuvres de Prévost, t. VIII, op. cit., p. 376). 14 « Mais se persuadera-t-on jamais que l’esprit philosophique a pu faire de grands guerriers ? Ces mémoires sont composés pour le prouver par l’exemple. » Prévost, Œuvres de Prévost, t. IV, Campagnes philosophiques, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1982, p. 249. Désormais CP. 15 Nous reprenons la formule de Jean Sgard : « l’angle mort » de la mémoire désigne l’ensemble des connaissances que le mémorialiste ne peut pas acquérir sur lui-même, malgré l’activité critique de l’écriture mémorielle. Voir Jean Sgard, Labyrinthes de la mémoire : douze études sur l’abbé Prévost, Paris, PUF, 1986, p. 21.

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entière, il s’agit d’abord du tome VII des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Ceci explique pourquoi le mémorialiste ne prend pas la plume, mais se confie oralement, à deux reprises, à l’homme de qualité, qui lui-même retranscrit et publie la confession du Chevalier. Des Grieux fait « l’histoire de sa vie »16 à la demande de l’homme de qualité, primo-narrateur qui devient donc le narrataire de ce récit enchâssé. Cependant, le cas de l’Histoire du Chevalier des Grieux, loin de constituer une exception, nous renseigne sur la genèse même des romansmémoires prévostiens. Il suffirait en réalité de désencastrer le récit de des Grieux et de transformer les prises de parole de Renoncour en avertissement de l’éditeur pour en faire un véritable roman-mémoires. En effet, dans d’autres romans-mémoires de Prévost – comme les Mémoires et aventures d’un homme de qualité, d’où est tirée l’Histoire du chevalier des Grieux –, la préface raconte les circonstances de la transmission du manuscrit. Le mémorialiste y livre, directement ou indirectement, ses Mémoires à un personnage-éditeur : ainsi, au début des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, un voyageur, de passage dans une abbaye, récupère le manuscrit de l’homme de qualité17. Dans l’Histoire du chevalier des Grieux, l’enchâssement narratif marque donc moins un énième récit secondaire qu’un roman-mémoires potentiel, qui a ici pour particularité d’être transmis à l’oral et en deux temps. Il montre, de façon embryonnaire, le fonctionnement du geste mémoriel comme analepse confiée à autrui. L’intérêt de cet enchâssement est qu’il fait clairement apparaître les motivations de la parole mémorielle chez Prévost. Des Grieux accepte de raconter ses aventures parce qu’il souhaite se faire « plaindre »18, en retour de quoi il promet à son interlocuteur du « plaisir »19. Ce sont exactement les mêmes arguments que l’on retrouve du côté de mémorialistes en bonne et due forme comme Renoncour ou Cleveland : le manuscrit de Cleveland est présenté à Renoncour-éditeur comme « les aventures d’une vie fort malheureuse », ce qui « plairait au public »20. Voilà qui vient nuancer la prétention à l’autodestination de Cleveland : ses Mémoires sont bel et bien en quête d’un destinataire a posteriori, que tout est fait pour attirer. Tout se passe comme si le mémorialiste disait : je n’ai 16

MAHQ, p. 367. « Cet ouvrage me tomba, l’automne passé, entre les mains, dans un voyage que je fis à l’abbaye de . . . où l’auteur s’est retiré. », MAHQ, p. 9. 18 MAHQ, p. 367. 19 MAHQ, p. 405. Le constat est fait par l’homme de qualité lorsqu’il récupère la parole, à la faveur d’une pause dans le récit de des Grieux. 20 Cleveland, l’épopée du XVIIIe siècle, op. cit., p. 258. 17

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encore rencontré personne d’assez digne pour recevoir mon récit, mais si une telle personne existe, assurément elle se reconnaîtra car je me suis secrètement adressé à elle en écrivant mes Mémoires. De là vient la difficulté énonciative de ces romans-mémoires : le mémorialiste doit attirer un confident pour pouvoir parler de lui. S’il tente de le faire seul, sa tentative est vouée à l’échec. Dans le corpus prévostien, on peut repérer plusieurs passages qui mettent en scène un élan mémoriel avorté du fait que le héros ne se parle qu’à lui-même21. On peut citer par exemple les premières tentatives de l’homme de qualité pour mettre en récit la mort de sa femme Selima. Juste après le décès de son épouse, l’homme de qualité, qui n’a pas encore pris le nom de Renoncour, s’enferme dans une « chambre noire » qu’il a aménagée comme un espace mortuaire dédié au souvenir de sa défunte femme, en plaçant son cœur embaumé au milieu de la pièce : [Je lui adressais] la parole comme si j’eusse eu Selima devant les yeux [...]. Je m’imaginais que ce cœur, autrefois si tendre, répondait encore à mes sentiments, qu’il plaignait mes peines, et qu’il approuvait les témoignages de ma fidélité et de mon amour22.

Face à cet interlocuteur absent et fantasmé, la parole de l’homme de qualité est comme prisonnière d’un état primitif, inarticulé, du langage : il n’émet que des « gémissements », des « cris » ou encore des « soupirs ». Le passage de l’expression informe du sentiment à la parole mémorielle intervient au moment où l’homme de qualité trouve un narrataire. Alors que Renoncour est enfermé dans la chambre noire depuis plusieurs semaines, il reçoit la visite de son neveu et lui raconte les épisodes qui ont conduit à la mort de Selima : Voyez-vous cette boîte ? continuai-je en lui montrant le cœur de Selima : voilà le tombeau de mes plaisirs et la source éternelle de mes peines. […] Le chevalier prit la boîte entre ses mains, et la baisa respectueusement. Je lui fis voir le portrait de celle à qui ce précieux reste avait appartenu. Il en fut charmé, comme de la plus belle chose qu’il eût jamais vue. Il le fut bien davantage du récit que je lui fis de ses admirables qualités et de la tendresse qu’elle avait eue pour moi23 […].

Ce passage signe l’acte de naissance de Renoncour mémorialiste, puisqu’il met en abyme, par un discours narrativisé, le récit que le mémorialiste vient tout juste de livrer. Or ceci ne peut s’accomplir que lorsque 21 On peut relever la présence de très nombreuses scènes dans lesquelles le mémorialiste se prépare à être mémorialiste : récits rétrospectifs, bilan des aventures récentes, etc. 22 MAHQ, p. 99. 23 Id.

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l’homme de qualité trouve pour son récit un auditeur. Ce fonctionnement renvoie à l’ensemble des Mémoires et signale le besoin viscéral d’autrui comme support de la parole mémorielle24. Le destinataire, alter ou ego ? Tout l’intérêt de la forme rétrospective est alors de nous inviter à reconstituer cette genèse de la destination, qui prend la forme d’une véritable quête. Si l’on passe en effet en revue les aventures des héros prévostiens, avant qu’ils deviennent mémorialistes, on remarque qu’ils cherchent désespérément une oreille attentive à laquelle confier leur histoire. Ainsi, Cleveland se réjouit d’avoir retrouvé son demi-frère Bridge parce qu’il espère en faire un auditeur privilégié25. Les discours narrativisés dans lesquels le narrateur raconte à un autre personnage ce qu’il vient de faire sont légion. Ces narrataires peuvent être vus, par bien des aspects, comme des proto-destinataires : ils jouent un rôle essentiel dans l’élaboration de la figure du mémorialiste, mais leur multiplication trahit aussi la difficulté du mémorialiste en puissance à trouver celui qui, de simple narrataire, pourrait véritablement devenir le récipiendaire du récit. Chez Prévost en effet, la quête du destinataire potentiel des Mémoires connaît souvent un échec flagrant. Le mémorialiste prévostien a besoin d’autrui, mais cet interlocuteur a, lui aussi, sa propre histoire à raconter, dans lequel le héros prévostien n’est qu’un narrataire comme un autre. Au livre III du Philosophe anglais, après que Cleveland a retrouvé son demi-frère qu’il n’a jamais rencontré, la parole est cédée au narrateur secondaire afin qu’il fasse le récit de ses aventures dans la colonie rochelloise. Jusque-là, rien d’étonnant : on reconnaît la structure du récit enchâssé, fort courante dans le paysage romanesque de l’époque. L’affaire se complique lorsqu’on observe le moment, au début du livre IV, où Cleveland reprend la parole : il correspond, comme l’a montré Florence 24

C’est ce qui apparaît lorsqu’on rapporte les situations proto-mémorielles racontées dans les Mémoires avec le cadre narratif de ces derniers. Une étude génétique des anecdotes tirées du Pour et Contre, le périodique tenu par Prévost, et de son romanesque, fait apparaître assez vite ce système : c’est le cas par exemple avec l’Histoire dite de « Donna Maria », construite autour d’une série de rencontres et d’analepses susceptible de s’autonomiser. Voir Prévost, Contes singuliers dans Œuvres de Prévost, t. VII, éd. Pierre Berthiaume et Jean Sgard, Grenoble, PUG, 1983, p. 111-125. 25 « J’acquérais, sans m’y être attendu, ce que je désirais avec tant d’ardeur, et ce que je venais de chercher inutilement à Serrane : un ami, un compagnon de fortune, un témoin de ma conduite et de mes sentiments, un confident de mes plaisirs et de mes peines. » CL, p. 440.

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Magnot, à un vif affrontement entre les narrateurs – le principal et le secondaire26. Toute la question est de savoir si le récit de Cleveland va s’ouvrir sur celui de Bridge et lui laisser la place – un peu comme Marianne laisse la parole à Tervire – ou si Cleveland va circonscrire l’histoire de Bridge dans la sienne. C’est évidemment le deuxième cas qui l’emporte. Cleveland et Bridge se quittent, conscients que chacun d’entre eux poursuit une destinée singulière qui ne fait que croiser brièvement celle des autres : Adieu donc, reprit-il avec un air de tristesse dont je fus touché : je souffre mortellement de la nécessité de vous quitter ; mais mon cœur se doit tout entier à l’amour. […] Ils partirent le même jour. Dans le fond, je crus leurs regrets sincères. L’engagement qui les appelait était plus fort que toutes les lois et que toutes les promesses. Je jugeai d’eux par moi-même : quelle raison assez forte, quel pouvoir eût été capable de me faire perdre de vue un seul moment Mylord Axminster et sa fille ? Je demeurai donc seul à La Havane, avec ce motif pour me consoler, que j’étais libre du moins […]27.

Difficile, dans ces conditions, de trouver un destinataire à la parole du mémorialiste en ébauche. Des épisodes comme celui-ci peuvent se voir comme des embrayages mémoriels avortés, à l’opposé de la situation d’échange entre Renoncour et le chevalier des Grieux. Pour livrer son histoire, le mémorialiste cherche un alter ego, mais celui-ci menace toujours d’être plus alter qu’ego. Remontons plus loin, à la racine du problème, en resituant ce dernier par rapport à l’enjeu principal des Mémoires. La grande affaire des mémorialistes prévostiens est d’arriver à faire reconnaître une de leurs qualités qui a été perdue, affaiblie, contestée, etc. On sait depuis René Démoris que ce « manque d’être »28 traverse toute la poétique mémorielle, qu’il s’agisse des Mémoires historiques ou fictifs. Le mémorialiste est souvent celui dont l’identité a été, d’une façon ou d’une autre, blessée : il le faut bien, pour qu’il puisse prendre la plume depuis la situation 26 Voir Florence Magnot, La Parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), Louvain-Paris, Peeters, 2004, p. 283. Plus largement, Florence Magnot étudie ici les relais narratifs entre le narrateur principal et les narrateurs secondaires. Chez Prévost, ces relais sont caractérisés par « l’instrumentalisation […] des récits secondaires » et la « vassalisation de l’énonciateur secondaire » (Ibid., p. 307). 27 CL, p. 299. 28 C’est selon lui le point commun entre les véritables Mémoires et les formes fictives qui en sont dérivées : « Déjà, dans les vrais mémoires historiques, se lisait une disjonction entre le nom et la carrière effective, que tentait de compenser l’écriture. », René Démoris, Le Roman à la première personne du Classicisme aux Lumières, op. cit., p. 454.

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de retrait qui est la sienne. Dans le cas de Prévost, cette faille identitaire intervient très tôt dans les aventures et motive, pendant toute la durée de ces dernières, la recherche d’un tiers capable de reconnaître la qualité du héros. On peut penser au Doyen de Killerine, dont le récit commence par la perte de la charge ecclésiastique, ou encore à l’honnête homme, traité comme un vulgaire prisonnier au château d’Innsbruck, ou plus emblématiquement peut-être, au chevalier des Grieux, cet éternel amant qui prend la parole au moment où il perd son l’objet de son amour. Le mémorialiste prévostien a donc besoin d’un interlocuteur capable de reconnaître en lui cette qualité profondément menacée par les circonstances de sa vie. On comprend pourquoi ce projet nécessite un destinataire et pourquoi il passe par l’établissement d’une véritable identité sentimentale entre le mémorialiste et son destinataire. C’est sur cette identité sentimentale que repose par exemple l’échange entre l’homme de qualité et le Chevalier des Grieux. Avant de rencontrer des Grieux, l’homme de qualité aperçoit un groupe de femmes et, sans même connaître Manon, il la remarque entre toutes : Parmi les douze filles qui étaient enchaînées dix à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang29.

Le parallèle est évident avec le récit que fait des Grieux de sa rencontre avec Manon, quelques pages plus loin : Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour [...]. Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention [...], je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport30.

Dans les deux cas, Manon émerge du groupe et accapare le regard du narrateur. La juxtaposition des récits fait émerger cette similarité : le lien entre l’homme de qualité et des Grieux – qui motivera le récit du second au premier – réside dans la similitude entre leurs points de vue, car Renoncour est capable de voir en Manon ce que seul voyait des Grieux. En réalité, les deux personnages partagent les mêmes travers : tous deux sont persuadés que leurs malheurs viennent d’une « passion extraordinaire » et interprètent leurs vies à l’aune de cette croyance. L’échange intersubjectif ne peut avoir lieu chez Prévost que lorsqu’il tend vers cette identité. 29 30

MAHQ, p. 366. MAHQ, p. 368.

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Ceci rend la quête du destinataire particulièrement difficile à mener, car le destinataire est censé s’identifier au mémorialiste. Le véritable destinataire des Mémoires, c’est donc le double, celui qui serait capable d’adhérer entièrement au point de vue du mémorialiste, d’être littéralement comme lui. On mesure à quel point ce fonctionnement est différent de celui qu’on trouve dans d’autres romans-mémoires de la même période comme La Vie de Marianne, où la parole de l’héroïne s’élabore, au sein de l’échange épistolaire, en prenant en compte l’altérité31. Chez Prévost, au contraire, dans la plupart des cas, c’est suite à l’échec de la quête destinatoire que le mémorialiste prévostien décide d’abandonner son manuscrit à quelqu’un capable de se reconnaître comme le destinataire potentiel des Mémoires, au point parfois d’en devenir l’éditeur32. Ce destinataire idéal, on peut en construire le portrait-robot à partir des différents avertissements et préfaces des romans-mémoires de Prévost. Dans la préface du Cleveland, sur laquelle nous nous proposons de revenir en détail, Renoncour raconte comment il a rencontré le fils de Cleveland : Il avait lu mes Mémoires, et ce fut la plus forte raison qui le porta à me parler de ceux de son père. Je veux vous faire connaître, me dit-il un jour en me les présentant, un homme qui avait le cœur fait à peu près comme le vôtre, et qui a fait le même usage que vous des aventures d’une vie fort malheureuse. Il me confia le manuscrit, que je lus avec avidité. Je trouvai en effet, tant de rapport entre les inclinations de M. Cleveland et les miennes, tant de ressemblance dans notre manière de penser et dans nos sentiments, que je confessai au fils que je m’étais reconnu dans les traits de son père, et que nos cœurs, si l’on me permet cette expression, étaient de la même trempe et sortis du même moule33.

Les marques de l’identité entre Renoncour-éditeur et Cleveland-mémorialiste sont extrêmement nombreuses. Le fils de Cleveland même, premier lecteur des Mémoires de son père, a pensé à Renoncour en lisant les Mémoires de ce dernier. Quand Renoncour lit les Mémoires de Cleveland, il est frappé par la similitude absolue entre eux deux – remarque malicieuse, puisque cette « même trempe » dont sortent les deux « cœurs » est avant tout l’imagination du romancier. 31 « Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière, et d’en faire un livre à imprimer. » (Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Jean-Marie Goulemot, Paris, LGF, 2007, p. 58). Les marques de l’échange sont très nombreuses dès que Marianne prend la plume : « nous autres », « ma chère »… 32 La question de la destination intervient donc moins au niveau de la profération qu’au niveau de la publication ; c’est l’inverse dans La Vie de Marianne. 33 Cleveland, L’épopée du XVIIIe siècle, op. cit., p. 258.

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Cette scène met en évidence le type de lecture que fait l’homme de qualité du manuscrit qu’on lui transmet, et dont il n’est pas en réalité le narrataire : il s’agit à tous points de vue d’une lecture identificatoire. Elle repose sur une comparaison systématique entre les caractéristiques de Cleveland et les siennes, au terme de laquelle Renoncour déclare « se reconnaître » dans le récit du philosophe anglais – paradoxe puisque Cleveland disait y être à nul autre pareil. À cet égard, on pourrait même se demander si les mémorialistes prévostiens n’orchestrent pas sciemment l’échec de la destination, comme moyen de prouver leur singularité… Mais la réaction de Renoncour renvoie aussi à celle du lecteur qui, à son tour, va lire les aventures de Cleveland, prêt à s’abandonner au plaisir de l’identification littéraire. La préface du Philosophe anglais met donc en garde le lecteur réel comme la fonction identificatoire à laquelle le mémorialiste l’assigne, ce qui l’incite à faire une lecture critique de l’ouvrage. La propension de Renoncour à « se reconnaître » dans le mémorialiste (l’identification) serait ainsi le corollaire du désir de se faire reconnaître qui anime le narrateur-mémorialiste (le narcissisme). Il s’agit d’une mise en garde essentielle pour le lecteur ; elle lui dit : « Ce texte se cherche un destinataire conçu comme un alter ego », mais en le lui signalant, elle lui offre aussi la possibilité d’occuper un autre rôle que celui dévolu à ce destinataire fantôme. Tous aliénés ? La relation entre le mémorialiste et son destinataire potentiel relève presque, en effet, de la tentative d’annexion. Elle confine en tout cas à l’aliénation, parce que le personnage qui reçoit le récit est censé se reconnaître dans le mémorialiste au point de se confondre avec lui. Le sort réservé au personnage avertit le lecteur de la menace qui pèse sur lui : tout se passe comme s’il s’agissait d’aliéner le destinataire fictif des Mémoires pour mieux affranchir leur lecteur réel. On repère très clairement cet avertissement dans l’exorde de l’Histoire d’une Grecque moderne : Qui me croira sincère dans le récit de mes plaisirs ou de mes peines ? Qui ne se défiera point de mes descriptions et de mes éloges ? Une passion violente ne fera-t-elle point changer de nature à tout ce qui va passer par mes yeux ou par mes mains ? En un mot, quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? Voilà les raisons qui doivent tenir un lecteur en garde34. 34

Prévost, Œuvres de Prévost, t. IV, op. cit., Histoire d’une Grecque moderne, p. 11.

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Il y a une dimension quasi rhétorique dans ces questions : l’Ambassadeur, qui ne dédie son manuscrit à personne en particulier, appelle de ses vœux un lecteur capable de le « croire » sans condition – pour s’opposer notamment aux bruits du public –, mais il souligne aussi les raisons que celui-ci aurait de ne pas le faire. La figure du destinataire semble disparaître derrière le pronom interrogatif anonyme « Qui », scandé deux fois. Il apparaît d’abord dans une phrase interrogative, puis dans une phrase interro-négative qui affaiblit le premier verbe sous la forme d’une litote : « qui me croira sincère » devient « qui ne se défiera point », comme pour mieux acter l’impossibilité d’un tel projet. La lecture des Mémoires repose donc sur l’acte de foi d’un destinataire distinct du lecteur, puisque ce dernier ne peut manquer, quant à lui, de repérer les biais du mémorialiste. In fine, la question de Ferriol (« Qui me croira sincère ? ») questionne aussi le rapport du mémorialiste à lui-même, car lui non plus ne semble pas croire totalement à sa sincérité – confession faite peu après le passage cité : « J’ai longtemps aimé, je le confesse encore, et peut-être ne suis-je pas aussi libre de ce fatal poison que j’ai réussi à me le persuader »35. Si le mémorialiste cherche à ce point à être reconnu, c’est donc avant tout parce qu’il ne se reconnaît pas lui-même. Ce clivage – la conscience de cohabiter intérieurement avec un autre moi, en d’autres termes l’aliénation36 – sécrète le désir de trouver un destinataire capable de réparer cette fracture en assurant le mémorialiste de son identité. Un ultime dédoublement spéculaire se met ainsi en place : en chaque lecteur, il y a toujours deux destinataires potentiels – celui qui adhère au propos et celui qui s’en dégage –, comme il y a deux je dans le mémorialiste – le je impliqué et le je distancié, qui se font concurrence pendant toute la narration. Ce dédoublement spéculaire a une vertu heuristique : il met en place une expérience de lecture faite de micro-décalages incessants entre les figures de la réception (narrataire, destinataire et lecteurs). C’est pourquoi il faut, sans doute, nuancer la posture du lecteur en maîtrise, capable de démasquer tous les biais du mémorialiste grâce à la seule puissance de sa réflexivité : dans les romans-mémoires de Prévost, l’identification n’est pas un écueil dont on se tient éloigné une fois averti de son existence, c’est un désir qui travaille le lecteur. Le projet de Prévost, en effet, semble être de mettre en lumière le poids du narcissisme dans l’activité subjective en général – dont l’activité de lecture fait partie : 35

Id. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le thème de l’aliénation apparaisse aussi fortement dans un récit qui traite de la folie. 36

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c’est pourquoi le romancier invite régulièrement le lecteur à se désidentifier du destinataire des Mémoires. En guise d’ouverture, nous voulons désormais replacer cette analyse dans la carrière romanesque de Prévost et la mettre brièvement en rapport avec d’autres modèles de romans-mémoires. Si l’on considère de façon diachronique les romans-mémoires de Prévost, on remarque qu’ils semblent tendre peu à peu vers une difficulté croissante de l’échange intersubjectif. À l’exception notable des Mémoires d’un honnête homme, qui développent une longue préface fictionnelle, Le Doyen de Killerine amorce la disparition progressive du destinataire en tant que personnage repérable. Le Doyen précise qu’il livre son histoire « au public »37 sans plus de précisions ; le narrateur de l’Histoire d’une Grecque moderne parle du « lecteur »38 en général, tout comme celui des Mémoires pour servir à l’histoire de Malte39 ; Montcal ne fait me semble-t-il à aucun endroit mention d’un destinataire (on sait seulement que « M. de Montcal parle ici lui-même »40, le verbe « parler » restant intransitif). Dans Le Monde moral enfin, un éditeur-romancier parle du mémorialiste sans apparemment le connaître en personne, et sans qu’on sache exactement comment il a hérité de son texte41. On remarque aussi, au fil des romans, de moins en moins de longs récits secondaires enchâssés, tels qu’ils prévalaient ad libitum dans les premiers ouvrages de Prévost. Après une longue période sans écrire de romans – quinze ans –, Prévost rédige Le Monde moral de 1760 à 1763. Le roman est laissé inachevé par sa mort sans qu’on sache de façon certaine si les derniers 37 Prévost, Œuvres de Prévost, t. III : Le Doyen de Killerine, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978, p. 13. 38 HGM, p. 11. 39 Œuvres de Prévost, t. IV, op. cit., Mémoires pour servir à l’histoire de Malte, p. 129. 40 CP, p. 249. Les verbes de parole utilisés sont d’ailleurs toujours sans adresse : Montcal « confesse », par exemple, à la même page. 41 Après un Avertissement écrit par l’éditeur fictif, on trouve une série de paragraphes séparés du début du roman. On croit au début que cet exorde a été écrit par le mémorialiste, puisqu’il présente son projet : « j’ai pris pour objet de mes courses et de mes observations, le MONDE MORAL […] ». Mais un peu plus loin, on comprend que c’est plutôt le romancier qui s’exprime en disant « je » : « des récits tels que les miens demandent une autre espèce de préparation ; celle qui captive l’esprit dans les rets imperceptibles de la vraisemblance, et qui donne aux ouvrages d’imaginations ces charmes qu’ils ne peuvent avoir sans cet heureux coloris. » Ce « je » du romancier s’adresse à « un lecteur » qu’il faut « mettre en garde » (Œuvres de Prévost, t. VI, Le Monde moral, p. 289). Ce brouillage du « je » dans les premières pages du Monde moral vient, avec une ambition testamentaire, révéler la complexité du dispositif énonciatif des précédents romans et des jeux de miroir au sein desquels le lecteur était pris.

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livres sont de lui – probablement pas. Le Monde moral est le romanmémoires de Prévost qui ressemble le moins à des Mémoires, où le modèle mémoriel semble le plus affaibli : il est composé d’une multitude de récits enchâssés. Le mémorialiste, forcé de quitter la maison familiale, part sur les routes et interroge tous ceux qu’il croise. Les Mémoires s’effritent donc en une multitude de récits secondaires plus ou moins développés, reliés entre eux par les considérations d’un narrateur qui constate, au fur et à mesure de son enquête, qu’il est transformé par cette dernière. Le narrateur croise par exemple, dans une abbaye où il fait étape, le Père Célérier, étonnant personnage qui mène une vie d’ascète, et qui confie pourtant au héros avoir tué sa femme dans un accès de jalousie et avoir contribué au suicide de son fils. Mais après cette confession, le narrateur du Monde moral et le Père Célérier se séparent sans plus de discours : Le vertueux solitaire cessa de parler. Quoique, dans le cours de son récit, il n’eût pu se défendre quelquefois d’une vive émotion, la force de ses principes lui avaient fait reprendre, en le finissant, un visage tranquille et serein. Je fus plus longtemps à revenir des mouvements successifs de pitié, de terreur et d’admiration qu’il m’avait fait éprouver ; et j’étais surprise de lui voir si calme, lui qui me causait une si forte agitation. […] On vint l’avertir que messieurs les directeurs de la mine demandaient à le voir, et semblaient fort empressés de lui parler. J’avoue que je ne fus pas fâché de voir interrompre un tête-à-tête que je commençais à trouver fort long42.

La fin abrupte de cette histoire secondaire montre bien que le mémorialiste, bien que très impliqué sur le plan des passions, se refuse à prendre en charge le récit. Le point de vue du Père Célérier, aussitôt livré, aussitôt abandonné, se referme sur son mystère : son récit n’était rien de plus qu’une confession égarée, qui a eu la chance d’être écoutée et retranscrite. Très nombreux, ces récits secondaires ont pu apparaître comme des « historiettes » aux yeux des contemporains de Prévost. Mais au sein des Mémoires, cette valse des narrataires sans destinataire montre en réalité à quel point la vie sociale est devenue une rencontre d’ego monadiques qui ne se touchent qu’un bref instant, au hasard d’une rencontre particulièrement significative. Puisque Le Monde moral est inachevé et que les Mémoires du narrateur ne prennent jamais vraiment forme, la question demeure : Le Monde moral ferait-il la nécrologie d’une certaine forme de récit mémoriel ? 42

Ibid., p. 329-330.

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On pourrait le suggérer, dans la mesure où Prévost semble y pousser le genre jusque dans ses retranchements, vers une poétique résolument éclatée. Mais à travers la multiplication de récits secondaires, on peut aussi voir l’idée que chacun, d’une façon ou d’une autre, porte en lui ses Mémoires potentiels – si tant est bien sûr qu’il soit digne de les écrire. La poétique romanesque du Monde moral apparaît ainsi comme l’aboutissement d’une enquête sur l’intersubjectivité que Prévost a menée pendant toute sa carrière. Pour comprendre l’originalité de cette réflexion, il faut sans doute la comparer avec quelques grands modèles à partir desquels elle s’élabore. Dans Les Illustres Françaises par exemple, comme l’a montré Michèle Weil43, les devisants reviennent tour à tour sur les éléments d’une histoire qui ne prend sens qu’au terme de leurs échanges respectifs. La vérité sur l’histoire de Silvie peut se faire jour au sein d’un petit cercle d’amis où tous les membres sont unis par des relations privilégiées, parce que leurs versions se complètent mutuellement, et ce sans pour autant que les devisants s’identifient les uns aux autres – preuve en est qu’ils se contestent44. L’effort mémoriel passe donc par une épreuve de l’altérité : le mémorialiste revient à lui après être passé par le regard d’autrui45. De ce fait, le lien d’élection qui unit le mémorialiste à ses destinataires explicites ou potentiels ne repose pas nécessairement sur l’identification entre ces derniers. Au contraire, dans les romans-mémoires de Prévost, le narcissisme du mémorialiste et de ses interlocuteurs affecte considérablement l’échange intersubjectif. Si chacun cherche celui qui le reconnaîtra, et si chacun se reconnaît en autrui, alors il semble difficile de mettre en place un véritable échange. Cette comparaison doit bien entendu être resituée dans son époque : le regard porté sur l’individu n’est pas le même à l’époque où Challe écrit qu’à celle où Prévost écrit, et a fortiori celle où il rédige Le Monde moral46. 43 « Un consensus est possible entre honnêtes gens, sans que cela supprime l’individualité de chacun ; tout au contraire, l’originalité ne peut se préciser que dans ces échanges dialogiques, sans lesquels un “moi” ne saurait se construire. », Michelle Weil, Challe romancier, Genève, Droz, 1991, p. 157. 44 On peut citer, par exemple, l’affrontement cordial entre Des Frans et Contamine à la lecture des lettres de Silvie (Robert Challe, Illustres Françaises, éd. Frédéric Deloffre, Genève, Droz, 1991, p. 433-434). Cette opposition n’empêche pas la discussion d’être fructueuse (ibid., p. 551). 45 Voir l’ensemble de l’analyse de Michèle Weil autour de l’histoire de Silvie, personnage féminin qui concentre les débats et dont la vérité n’émerge qu’après que chaque devisant ait livré ses propres « Mémoires » : Challe romancier, op. cit., p. 52-70. 46 En 1760, la notion d’individu occupe les débats avec beaucoup plus de force que dans les années 1730 et 1740. Il n’y a qu’à regarder, pour s’en convaincre, l’article INDIVIDU

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Si tous les romans-mémoires du siècle traitent de l’inévitable question du narcissisme, appelée par leur forme même, on voit cependant émerger différents modèles. La Marianne de Marivaux, par exemple, ne semble pas entrer dans un rapport de force avec la destinataire de son récit. Jamais on ne lit dans les mots qu’elle lui adresse le constat d’un affrontement des subjectivités, sommées soit de se confondre, soit de se séparer. Au contraire, avec l’ouverture – jamais fermée – de son récit vers celui de Tervire, Marianne semble se dissoudre dans une autre voix féminine, à laquelle elle ressemble par ses ambitions autant qu’elle en diffère par sa sensibilité47. La préoccupation de la mémorialiste pour elle-même ne l’empêche pas de s’intéresser sérieusement aux autres : dans La Vie de Marianne, on peut être tout à la fois mémorialiste et destinataire des Mémoires, sans que le rapport entre ces deux rôles soit de l’ordre de l’identification. Une comparaison entre ces deux modèles de romansmémoires demanderait une étude à part entière, mais il apparaît d’ores et déjà que dans certains cas, comme chez Prévost, le mémorialiste destine son œuvre à un autre moi, alors que dans d’autres, comme de La Vie de Marianne, il cherche un autre soi48. Dans les romans de Prévost, la quête du destinataire est sans doute une des principales péripéties racontées dans les Mémoires. Le mémorialiste, dont l’identité est contestée, se cherche un double : il a besoin d’être reconnu par un tiers, paré des qualités qu’il estime être les siennes. Quand le mémorialiste dit écrire pour lui-même, il acte en réalité la difficulté qu’il y a pour lui à élire ce tiers. De fait, à l’exception du cas très significatif de des Grieux, les mémorialistes peinent souvent à trouver un tel destinataire. Ils abandonnent alors leur ouvrage à celui qui, à la lecture, sera capable de se reconnaître en eux. Mais la relation d’identification entre le mémorialiste et son destinataire sert d’avertissement au lecteur,

de l’Encyclopédie, au potentiel subversif et polémique assumé. Plus généralement, sur l’essor de l’individu, on peut consulter l’ouvrage de Charles Taylor, Les Sources du moi, trad. Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 1998, p. 389 : Taylor parle du développement d’une « culture de l’individualisme » articulée autour de la recherche d’autonomie, de l’exploration de soi et de l’engagement personnel. 47 Voir Béatrice Didier, La Voix de Marianne : essai sur Marivaux, Paris, José Corti, 1987, p. 50. 48 Sans vouloir nous lancer dans des considérations trop théoriques au moment où il s’agit de clore cet article, nous renvoyons à la définition du « soi » comme principe éminemment social, telle qu’elle a été formulée par George Herbert Mead, dans L’Esprit, le soi et la société (1963) : le « soi » n’existe qu’au sein de toutes les relations qui le constituent.

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invité à se désolidariser de la figure du destinataire. Dans les romansmémoires de Prévost, c’est donc toute une économie de l’identification qui se met en place, à travers la mise en évidence des phénomènes d’aliénation qui interviennent lorsque la préoccupation du mémorialiste pour son moi entrave la possibilité même d’un échange fécond.

L’OUBLI DU DESTINATAIRE DANS LE ROMAN-MÉMOIRES : APPROCHE STYLISTIQUE ET LINGUISTIQUE Lise CHARLES

On a souvent souligné la parenté des romans-mémoires du XVIIIe siècle avec les romans de l’époque baroque1. Dans ces derniers, que l’on songe aux histoires tragiques ou aux romans sentimentaux, les prolepses narratives sont un moment où s’instaure momentanément un dialogue entre le narrateur et le lecteur : le narrateur, à la manière d’un bateleur ou d’un bonimenteur de foire, apostrophe vivement le lecteur pour le prévenir de ce qui va suivre. Ces anticipations ont une fonction cohésive, puisqu’en jetant un pont vers l’avenir du récit, elles permettent pour ainsi dire de « coudre » le texte. Elles ont également une fonction pédagogique : elles orientent la lecture du récit, en ébauchent d’emblée une interprétation. Elles ont enfin une fonction incitative : soulignant l’horizon vers lequel est tendu le texte, elles créent une forme de tension narrative. Dans le roman-mémoires, les indications de régie sont tout aussi nécessaires : la prolepse assure la cohésion de narrations souvent très longues, publiées sur des années, et permet de maintenir une tension narrative. Pourtant, dans le contexte d’une écriture intime, qui prétend souvent n’être pas destinée à la publication, ce type de commentaires pose un problème : le plus souvent, les narrateurs des romans-mémoires du XVIIIe siècle ne disent pas écrire dans l’idée de tenir leur lecteur en haleine, mais pour se justifier ou se soulager du poids de leurs malheurs. Et quand bien même des narrateurs plus légers voudraient ménager du suspense, il ne serait pas vraisemblable qu’ils en fussent capables, puisqu’ils ne sont pas censés être des auteurs professionnels qui maîtriseraient l’art de la narration. Les commentaires de régie, et singulièrement les prolepses, revêtent donc souvent un déguisement qui les « naturalise », pour reprendre un mot de Montaigne, le grand maître de la désinvolture et de l’authenticité affichées2. Ils deviennent la marque d’une 1 Et, logiquement, avec les romans grecs. Voir, par exemple, les analyses que fait Françoise Létoublon des romans de Prévost dans Les Lieux communs du roman : stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leiden/New York/Köln, Brill, 1993. 2 « Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature », Michel de Montaigne, Les Essais, III, 5, « Sur des vers de Virgile », éd. Pierre Villey, sous la dir. de Verdun-Louis Saulnier, préface de Marcel Conche, Paris, P.U.F., 2004, p. 881.

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écriture intime, fondamentalement monologale. Dès lors, les anticipations apparaissent comme un moment où le narrateur oublie son lecteur et, perdu dans ses pensées, paraît n’écrire que pour lui. Il y a là un paradoxe important : l’objet qui, à l’âge baroque, était par excellence la marque du dialogue, d’un souci affiché du destinataire, est au contraire devenu, dans le roman-mémoires du XVIIIe siècle, le symptôme même d’une écriture du cœur, qui prétend se faire en dehors de tout projet de communication. Ici, la prolepse est presque toujours liée à un moment où le narrateur affirme oublier son lecteur, ou du moins passer outre les attentes de celui-ci, et faire fi des règles d’une narration bien ordonnée. À partir de quelques exemples précis et dans une perspective stylistique, nous nous proposons d’examiner trois procédés permettant de « naturaliser » l’anticipation narrative et de la faire passer pour un moment où le pseudo-mémorialiste oublie son destinataire. La parole échappée (points d’ancrage) Le premier moyen de naturaliser la prolepse est de lui donner l’apparence d’un débordement incontrôlé. Le narrateur feint de se laisser dépasser par une masse trop grande d’informations, qu’il transmet alors dans le désordre. Commençons donc par l’étude des « points d’ancrage » de la prolepse, comme nous appellerons les moments du récit principal qui occasionnent la survenue de l’anticipation. Le pseudo-mémorialiste peut se laisser déborder par le bavardage ou par l’émotion. Marianne, d’une part, et Cleveland, d’autre part, en sont deux bons exemples : là la bavarde, ici l’émotif ; d’un côté le pôle comique, de l’autre le pôle tragique. Le bavardage Dans La Vie de Marianne, les prolepses ne surviennent jamais ex nihilo, elles n’introduisent jamais de déchirure par rapport au cotexte gauche. Elles y sont généralement rattachées par des anaphores, comme ici, avec une anaphore conceptuelle : « j’appris à faire je ne sais combien de petites nippes de femme, industrie qui m’a bien servi dans la suite »3. Souvent, Marianne rebondit sur les mots eux-mêmes : […] j’avais de la douceur et de la gaieté, […] avec un visage qui promettait une belle physionomie ; et ce qu’il promettait, il l’a tenu4. 3 Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne [1731-1742], éd. Jean Goulemot, Paris, Le Livre de poche, 2007, p. 87, p. 65-66 ; n. s. 4 Ibid., 65 ; n. s.

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La relative périphrastique (« ce qu’il promettait ») est plaisante, puisque l’objet de la périphrase a été donné immédiatement avant, avec le syntagme une belle physionomie. Ailleurs, elle se reprend par une épanorthose. Après avoir qualifié Climal de Tartufe, elle se corrige : Je songe pourtant que je devrais rayer l’épithète de Tartufe que je viens de lui donner ; car je lui ai obligation, à ce Tartufe-là. Sa mémoire me doit être chère ; il devint un homme de bien pour moi5.

Ici, un terme employé en usage est repris en mention. Tout se passe comme si le mot même occasionnait l’anticipation, laquelle surgit à l’improviste, dans une imitation du langage parlé. Ces enchaînements par reprise de mots ne sont pas sans rappeler ceux qui figurent dans le théâtre marivaldien et que Frédéric Deloffre6 a rapprochés de la pratique d’improvisation des Italiens. Mais tandis qu’au théâtre, le passage de la réplique à la métaréplique7 s’accompagne d’un changement de locuteur, ici le locuteur est unique, et l’on assiste à un dédoublement énonciatif entre une Marianne qui, se laissant prendre à son récit, semble le découvrir en même temps qu’elle le raconte (elle peut donc qualifier Climal de Tartufe) et une autre Marianne, capable de procéder à la confrontation de tous les temps de l’histoire. La prolepse n’est pas là le signe d’un ordo artificialis concerté, mais bien la marque affichée du récit impromptu : la narratrice se laisse (ou feint de se laisser) surprendre par son propre récit. Le cri du cœur Le bavardage a son versant sérieux, le cri du cœur. Là aussi, il s’agit de rebondir sur la pensée que l’on vient d’exprimer. Les narrateurs prévostiens aiment à reprendre et requalifier la séquence qui précède. C’est parfois en ajoutant un adjectif épithète, comme ici Cleveland : Le jour du départ de Mylord Axminster me fut annoncé par [mon grandpère]. Jour fatal ! d’où je dois commencer à compter le cours de mes déplorables aventures8. 5

Ibid., 149. Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 269. 7 Anne-Marie Paillet-Guth nomme ainsi « tout enchaînement sur l’énonciation » (« Ironie et construction dialogale dans le théâtre de Marivaux », Coulisses 34, 2006, p. 169-186 ; ici p. 172). 8 Antoine Prévost d’Exiles, Cleveland, Le Philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell [1731-1739], éd. Jean Sgard et Philip Stewart, Paris, Desjonquères, 2003, p. 164 ; n. s. 6

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et là le doyen de Killerine, rebondissant sur ce même mot de jour : « Il choisit le jour suivant pour sa visite. Jour funeste ! » D’autres fois, il s’agit d’une formule résomptive, qui reprend l’ensemble de l’énoncé qui précède. Il fixa mon retour au commencement de l’hiver, c’est-à-dire dans un temps où la fin de la campagne lui apprendrait quel jugement il devait porter de sa fortune. Frivole attente, qui fut démentie par une suite d’événements fort opposés9 !

Cette manière d’avoir l’air de glisser par mégarde vers l’anticipation est un trait caractéristique de la narration prévostienne. On en trouve un exemple subtil dans Manon Lescaut. L’héroïne vient d’expliquer à des Grieux, qu’elle connaît à peine, que ses parents l’envoient à Amiens pour la faire religieuse, et le narrateur poursuit : L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents10 […].

Ici, le segment proleptique semble survenir à l’issue d’un dialogue, au détour de la deuxième proposition relative de l’avant-dernière phrase : « qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens ». Mais relisons le passage. Il commence comme un dialogue entre des Grieux personnage et Manon. Quand des Grieux dit : « Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi », il y a d’abord une zone de trouble liée à l’homophonie entre la forme du passé simple (« qui lui fit comprendre mes sentiments ») et de l’imparfait du subjonctif (« qui lui fît comprendre ») : dans le premier cas, la précision est proleptique, puisque des Grieux n’apprendra que plus tard que Manon a compris ses sentiments ; dans le second cas, il s’agirait d’une intention de des Grieux personnage au moment du dialogue. Quoi qu’il en soit, à la fin de la phrase (« car elle était bien plus expérimentée que moi »), plus de doute : il s’agit ici d’une allusion à un savoir acquis ultérieurement. Le dialogue reprend ensuite au discours indirect libre, et l’on est alors de nouveau dans la temporalité des personnages : « c’était malgré elle 9 10

Ibid., 311 ; n. s. Ibid., 17-18 ; n. s.

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qu’on l’envoyait au couvent ». Nous comprenons en effet qu’il y a une ellipse du verbe d’attribution : « [Elle me répondit que] c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent ». Mais la mention « pour arrêter sans doute son penchant au plaisir » trouble ce bon ordre : on la lit d’abord comme la suite naturelle du dialogue, mais on s’aperçoit ensuite qu’il est bien plus vraisemblable qu’il s’agisse d’une explication donnée a posteriori par des Grieux, et non d’une explication formulée par Manon elle-même (il serait peu vraisemblable qu’elle eût dit : « mes parents m’envoient au couvent, sans doute pour empêcher mon penchant au plaisir, qui s’est déjà déclaré »). Cette confusion sur l’attribution provoque une sorte d’ironie tragi-comique : selon la première lecture, l’intention des parents de Manon, attestée par les propres paroles de cette dernière, est de faire entrer leur fille au couvent pour contrer son penchant au plaisir. Quand des Grieux reprend en disant « je combattis la cruelle intention de ses parents », nous entendons donc à demi-mot qu’il combat ce projet vertueux. L’effet du segment proleptique est bien celui d’un glissement subtil et impromptu ; les voix des personnages se joignent à celle du narrateur, comme si ce dernier ne pouvait à aucun moment s’empêcher de mêler au récit son point de vue ultérieur. Rhétorique de l’excuse (points de raccord) Après les points d’ancrage des anticipations, on peut examiner leurs « points de raccord ». C’est ainsi que nous appellerons le moment où le récit principal reprend après l’anticipation. Si, comme nous venons de le voir, les pseudo-mémorialistes rattachent fermement la prolepse au cotexte gauche, ils exhibent d’ordinaire la déchirure avec le cotexte droit. Le point de raccord est l’occasion d’afficher la rupture : après avoir « dérivé » vers la prolepse, le narrateur montre la difficulté qu’il éprouve à revenir à son sujet. Chez Marivaux, Marianne a l’habitude de coudre la parenthèse proleptique au récit premier par des formules autoritaires : « revenons », « poursuivons ». Mouhy, dans La Paysanne parvenue, emprunte à son modèle marivaldien la couture apparente, qu’il semble avoir identifiée comme un véritable stylème. « Revenons », dit sans cesse Jeannette : La suite de ces Mémoires éclaircira ce fait. Revenons11. 11 Charles de Fieux de Mouhy, La Paysanne parvenue, ou Les Mémoires de Madame la Marquise de L. V. [1735-1737], éd. Henri Coulet, Paris, Desjonquères, 2005, p. 230.

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Je sens bien que l’interruption que je viens de faire […] n’est pas trop selon les règles, mais y en a-t-il lorsque le cœur parle ? […] Revenons12. […] c’était une ruse, on verra dans la suite à quelle occasion il avait usé de cet artifice, mais revenons13.

Avec le verbe revenir, la prolepse est prise, au sens propre, comme une di-gression, une « sortie de la route ». Le récit premier est perçu comme un cheminement vers un but donné, la prolepse comme un écart. La métaphore topographique est parfois plus appuyée, comme dans ce passage d’un roman-mémoires de Pierre Lambert de Saumery. Après une prolepse, la narratrice se reprend : Mais je m’écarte, cette réflexion m’a fait anticiper sur mon histoire ; je retourne donc sur mes pas. J’en étois, je pense, aux démonstrations apparentes de la tendresse du Baron14.

Certes, le procédé n’est pas nouveau. Un narrateur comme celui des Amours de la belle du Luc, un roman de Jean de Prévost paru en 1598, usait lui aussi de la même métaphore quand il disait, pour refermer une parenthèse proleptique : « Mais laissons ce sentier escarté pour nous remettre dans la grande carriere, qui nous amenera au lieu tant desiré, où habite la verité de ce discours »15. Mais, contrairement à ce qui se passait dans le roman d’amour du premier XVIIe siècle, le récit ne peut pas ensuite reprendre comme si de rien n’était. La narratrice du roman de Pierre Lambert de Saumery est perdue, troublée par ses propres divagations, et doit donc préciser : « j’en étois, je pense, aux démonstrations… ». Nous faisons l’hypothèse que le discours d’excuse contribue fortement à la nouvelle apparence de prolepse : tout se passe comme si ce n’était pas tant la naïveté de la forme qui entraînait l’excuse que, dans un mouvement inverse, l’excuse qui venait construire l’impression du naturel. La prolepse pourrait dès lors être considérée comme une forme vide : ce serait le métadiscours qui modifierait le procédé ou ses connotations. Les discours d’excuse sont d’ailleurs si fréquents qu’ils deviennent un topos, susceptible d’être tourné en dérision. C’est au terme d’une digression proleptique que la paysanne parvenue de Mouhy écrit : « Pardon de l’interruption ; si elle ennuie, on fera fort bien de la passer, le livre en 12

Ibid., 268 ; n. s. Ibid., 281 ; n. s. 14 Pierre Lambert de Saumery, Les Avantures de Madame la Duchesse de Vaujour, Utrecht, Jean Broedelet, 1741-1742, vol. 1, p. 29. 15 Jean de Prévost, Les Amours de la belle Du Luc, où est démonstrée la vengeance d’Amour envers ceux qui mesdisent de l’honneur des dames [1598], Lyon, Pierre Rigaud, 1606, p. 50. 13

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sera plus tôt lu »16. La proposition absurde qui prolonge l’excuse (comment passer une digression que l’on a déjà lue ?) souligne évidemment l’insincérité du topos. Ce sont donc d’abord les bordures des segments proleptiques qu’il faut considérer pour comprendre comment s’effectue la naturalisation de la prolepse. Avec le cotexte gauche, la figure privilégiée est celle du glissement : la prolepse est alors présentée comme une parole échappée. Quant au point de raccord avec le cotexte droit, il constitue souvent une couture très visible, qui insiste lourdement sur le caractère digressif de ce qui précède. Au lieu de consolider le récit, le propos proleptique y introduit des brèches, en souligne les écarts. On retrouve ici le paradoxe général du commentaire narratorial, qui, pour reprendre les termes d’Ugo Dionne dans La Voie aux chapitres, peut tantôt avoir un « effet de consolidation narrative », tantôt, au contraire, devenir un motif de discontinuité : « loin d’aplanir la surface du récit, il y accumule les accidents »17. L’écriture allusive Troisième manière de donner au lecteur réel l’impression qu’il surprend une parole qui ne lui est pas destinée : le détournement des règles ordinaires de la communication. Une situation de communication est habituellement régie par un « principe de coopération ». Paul Grice a développé ce principe en neuf « maximes ». Les deux premières sont des « maximes de quantité ». L’une veut que la contribution « ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis »18, l’autre qu’elle « contienne autant d’information qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange) ». Ces deux maximes sont fréquemment détournées par les narrateurs de romans-mémoires, qui tantôt en disent trop, tantôt n’en disent pas assez, comme ne se souciant pas d’être compris. La première maxime est mise à mal par les prolepses redondantes, tant il est vrai qu’un élément gagne en naturel ce qu’il perd en fonction informative. À l’instar de Cleveland, qui ne cesse d’anticiper sur ses malheurs avant d’en faire le récit complet, les narrateurs des romans-mémoires 16 Mouhy, La Paysanne parvenue, éd. cit., p. 118. Jeannette reprend, de manière plus appuyée, une plaisanterie de Marianne, après une anecdote sur le bavardage de Mlle Toinon : « C’est pour vous divertir que je vous conte cela ; passez-le, si cela vous ennuie », Marivaux, La Vie de Marianne, éd. cit., p. 87. 17 Ugo Dionne, La Voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2008, p. 447. 18 H. Paul Grice, « Logique et conversation » [1975], Communications 30, 1979, p. 57-72 ; ici p. 61.

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réitèrent volontiers leurs annonces. Leur ressassement compulsif, à très faible valeur informative, contribue, au même titre que l’information allusive, à donner l’impression de récits qui échappent à leur auteur et d’une absence de maîtrise qui serait synonyme de sincérité. La répétition de l’information proleptique semble dès lors participer des objectifs esthétiques principaux du roman-mémoires : outre la posture de sincérité, c’est l’établissement d’une nouvelle vraisemblance et le déplacement de l’intérêt narratif. Marc Labussière considère ainsi les annonces répétées de la fuite de Fanny dans Cleveland comme une manière d’atténuer la grande invraisemblance de cette scène centrale du roman19 : le lecteur s’habitue peu à peu à l’événement, qui ne survient pas comme une surprise extraordinaire. À moins qu’il ne s’agisse de construire un effet de vérité : en soulignant le caractère extraordinaire de l’événement et en faisant de sa divulgation un acte quasi involontaire, la répétition lui garantit le statut d’un de ces faits « invraisemblables mais vrais » dont Prévost est si friand. Nous pouvons en tout cas voir dans la réitération du segment proleptique un processus d’évidement informatif compensé par une surcharge émotive : la répétition devient une façon de « passionner »20 la prolepse ; elle marque l’obsession de Cleveland, et c’est cette obsession qui justifie et naturalise les infractions à l’ordre conventionnel du récit. La narration proleptique participe de la caractérisation du personnage auteur, non seulement en le désignant comme un auteur amateur, mais en révélant et en mettant au premier plan ses préoccupations et ses états d’âme. La seconde maxime est mise à mal par des discours proleptiques souvent fondés sur l’allusion. Introduisons le plus allusif des narrateurs, le Marquis de los V, alias Mylord Stanley, le « criminel vertueux » de La Morlière. Dans l’Avertissement, l’éditeur rapporte les paroles du mémorialiste au moment où il lui a remis son manuscrit : […] je suis heureux, il est vrai, je possede Seraphina, je l’adore, & le Ciel m’est témoin que je regarde de ce côté-là mon sort comme bien digne d’envie ; mais, justes Dieux ! que ne m’en a-t-il point couté pour y parvenir ! […] Tenez, poursuivit-il en me présentant un Manuscrit, voilà l’histoire de ma vie, & en même tems des infortunes les plus terribles, dont jamais homme ait été accablé. Vous vous serez sans doute 19 Marc Labussière, « L’ordre narratif dans Cleveland », Tempus in fabula. Topoï de la temporalité narrative dans la fiction d’Ancien Régime, dir. Daniel Maher, Laval, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 77-93, ici p. 89. 20 Pour reprendre le sens principal du verbe au XVIIIe siècle. « Donner un caractère animé, & qui marque de la passion », lit-on à l’article « passionner » de la quatrième version du dictionnaire de l’Académie (1762).

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apperçû à mon accent que je suis Etranger. Je suis Anglois, Londres m’a vû naître, mon véritable nom est Stanley. Dieux !… poursuivit-il en levant au Ciel des yeux noyés de larmes, comment osai-je prononcer ce nom ! comment la terre ne s’entr’ouvre-t-elle pas pour m’engloutir !…. Monstre que je suis !… […] Malheureux pere ! Infortunée Milédy !... […] ... excusez mon crime.... il fut involontaire..... laissez à mes remords le soin de me punir... ils me déchirent le cœur... déplorable Dom César !.... quel prix d’une si vive amitié21 !....

Le caractère erratique du discours est souligné par la ponctuation, des séries de points de longueur variable séparant chaque éclair de mémoire. S’il est évident que ce discours liminaire ne sert qu’à créer une énigme, il reste que le lecteur (et d’abord l’éditeur fictif, car le mécanisme est celui d’une énonciation doublement indirecte) a l’impression d’entendre des propos qui ne lui sont pas adressés. Sans aller jusqu’aux extrémités du délire de Mylord Stanley, un narrateur plus raisonnable comme Cleveland adopte lui aussi bien souvent un discours obscur, confus, qui paraît alors adressé davantage à lui-même qu’à son lecteur : Je n’observe cette courte joie […] que parce que c’est la dernière que j’aie goûtée sans mélange. Le cours de mes malheurs était commencé, et ce n’était plus que pour les augmenter de jour en jour que le Ciel y devait mettre du changement. S’il tenait encore pour moi quelques plaisirs en réserve, ils devaient se changer en douleurs ; et, par une étrange disposition de mon sort, j’étais attendu par une félicité si bizarre qu’elle devait causer mes plus cruelles peines, et qu’elle ne pouvait être extrême, sans être accompagnée de tourments insupportables22.

L’antithèse (les plaisirs suivis des douleurs) se change en paradoxe (la félicité cause les peines), la phrase est longue, alambiquée, et le lecteur attentif devra sans doute la relire s’il veut la comprendre, sans toutefois rien apprendre puisque la prolepse, finalement, lui annonce seulement qu’il y aura des joies et des douleurs dans la suite du récit – nous nous en serions doutés. Nous le voyons aussi dans la formule choisie par le narrateur des Mémoires d’un honnête homme pour clore une longue parenthèse proleptique : « Les malheurs qui m’attendaient la nuit suivante auraient triomphé de ma constance, si j’avais eu, dans mon infortune, tous les biens que j’ignorais à regretter. »23 Il faudra s’y reprendre à deux 21 Jacques Rochette de La Morlière, Mylord Stanley ou Le Criminel vertueux. Histoire tirée nouvellement des Mémoires de l’illustre maison de L*. V***. & mise en ordre par l’auteur d’An**., Cadix [i.e. Paris], 1747, p. 19-22. 22 Prévost, Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, éd. cit., p. 169. 23 Prévost, Mémoires d’un honnête homme [1745], éd. Érik Leborgne, Vijon, Lampsaque, 1999, p. 261.

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fois pour espérer démêler l’écheveau de cette phrase, fondée, comme nombre d’oracles du siècle passé, sur une rhétorique du paradoxe. De fait, quand le narrateur feint d’oublier son lecteur, les prolepses qu’il formule ressemblent à des formes abâtardies de ces oracles. Les narratrices des romans de Mouhy, plus légères, ne se soucient souvent pas plus de leurs destinataires et se laissent volontiers aller à leurs pensées sans songer que nous n’y comprenons pas grand-chose. Écoutons celle des Mémoires d’une fille de qualité parler de M. de Scherling, dont elle s’est rendu compte qu’elle le soupçonnait à tort de mal gérer sa fortune : Ce rapport me fit rougir des soupçons que j’avois osé concevoir, & dans la suite je fus obligée de lui rendre la même justice pour d’autres conçus aussi mal à-propos, & qui me jettérent dans des embarras si grands, que sans un miracle j’en aurois été la victime, comme je le raporterai autre part24.

La prolepse est tellement trouée qu’elle en perd toute fonction : quels sont les « autres » soupçons que concevra l’héroïne ? quelle est la nature des « embarras » où ils la jetteront ? et quel est donc ce « miracle » qui la sauvera ? Ici, le suspense n’en est même pas accru, tant la prolepse est obscure : trois inconnues, c’est trop pour une énigme, et le lecteur passe sans doute son tour. Si un tel discours renvoie peut-être une impression mêlée (nous ne savons pas vraiment si la narratrice se parle à elle-même ou s’adresse maladroitement à son lecteur), un stratagème récurrent renforce le sentiment que le narrateur nous a momentanément oubliés et nous a livré par inadvertance une information nouvelle, que nous avons surprise sans qu’elle nous ait été destinée : il s’agit de faire comme si l’information proleptique était déjà connue, et de la mentionner allusivement. Pour construire l’effet d’une écriture intime, où le lecteur réel ne pénètre que par intrusion, le recours à l’annonce présupposée est particulièrement efficace. En linguistique, on considère « comme présupposées toutes les informations qui, sans être ouvertement posées (c’est-à-dire sans constituer en principe le véritable objet du message à transmettre), sont cependant automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé »25. Ainsi, un énoncé comme : « Pierre a cessé de fumer » présuppose le contenu /Auparavant, Pierre fumait/. Mais quand « un énoncé est 24 Mouhy, Mémoires d’une fille de qualité qui ne s’est point retirée du monde, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1747, t. 4, onzième partie, p. 34. 25 Ibid., 25.

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manifestement utilisé […] pour informer d’abord de ce qu’il présuppose », il s’agit de ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme un « trope présuppositionnel »26. Si la phrase « Pierre a cessé de fumer » s’adresse à une personne qui ne savait pas que Pierre fumait et est prononcée dans l’intention de l’en informer de manière détournée, alors il s’agit d’un trope présuppositionnel. Les annonces présupposées sont fréquentes chez Prévost. Un des exemples les plus mémorables est celui du passage situé vers le début des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, où le narrateur se remémore sa sœur Julie : J’ai encore le portrait de mon aimable Julie si bien gravé dans le cœur, depuis plus de trente ans que je l’ai perdue, que je tracerais ici sans peines les charmes de son visage, de sa taille et de son esprit27 […].

Alors qu’elle n’avait pas encore été évoquée, la mort de Julie est présupposée, comme s’il ne s’agissait pas d’une information nouvelle pour le lecteur. Ce procédé campe un narrateur qui, perdu dans ses souvenirs douloureux, oublie qu’il est en train de raconter une histoire à quelqu’un qui ne la connaît pas. Nous avons alors l’impression de surprendre un monologue et, comme au théâtre, devons redoubler d’attention puisque la hiérarchie sémantique des informations ne correspond pas à celle affichée par la syntaxe. Les narrateurs de Marivaux ont eux aussi fréquemment recours à ce procédé. Ainsi Marianne déclare-t-elle au début de son récit : « Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d’où je sortais était noble ou non, si j’étais bâtarde ou légitime. »28 Il s’agit ici d’une forme négative, et le contenu posé est une ignorance ; mais la présupposition, par la tournure adverbiale ne… pas encore, est que Marianne sait, au moment où elle écrit, de quel sang elle sort. Il demeure difficile de savoir, dans de tels cas, comment interpréter la tournure allusive. D’une part, parce qu’elle évoque « en passant » des faits que nous, lecteurs réels, ne connaissons pas encore, elle peut renvoyer à une écriture « du cœur » où le narrateur se rappelle à lui-même ce qu’il sait déjà et ne s’adresse à personne d’autre qu’à lui-même. Mais d’autre part, il peut s’agir de l’imitation d’une correspondance intime, qui 26

Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986, p. 116. Prévost, Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde [1728-1731], éd. Pierre Berthiaume et Jean Sgard, dans Œuvres, dir. Jean Sgard, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978, t. 1, p. 18. 28 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. cit., p. 60. 27

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prenne en compte les connaissances propres au destinataire fictionnel : la destinataire de Marianne connaît déjà « quelques accidents » de sa vie, de même que Renoncour a vu des Grieux partant pour la Louisiane avec Manon, déportée pour mauvaises mœurs. En ce qui concerne la gestion de l’information, la communication intime et l’écriture pour soi ont donc des effets semblables. L’histoire complexe de la prolepse, d’abord associée à l’ordo artificialis, puis, au courant du XVIIIe siècle, rattachée progressivement à l’idée d’un ordre naturel, vient peut-être d’une duplicité fondamentale dans sa structure même. En effet, ce procédé est à la fois un moyen de retarder le récit, puisqu’il est fondé sur une suspension et un redoublement, et un signe d’« impatience narrative »29, de précipitation. Comme moyen de suspension, la prolepse peut être critiquée pour son artifice. Comme signe d’impatience narrative, elle peut être au contraire critiquée pour le désordre qu’elle engendre dans le récit. C’est en posant la prolepse comme élément de désordre que les pseudo-mémorialistes peuvent en faire la marque par excellence de l’écriture du cœur, où le destinataire semble oublié au profit de l’expression d’une intimité profonde, et presque monologale.

29 L’expression est de Gérard Genette. À propos des « prolepses généralisantes », il écrit en effet qu’elles sont, « comme toute anticipation, une marque d’impatience narrative » (Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 110).

« DES ANECDOTES SANS DESTINATAIRE ? » : LES RÉCITS DE « PETITS FAITS VRAIS »1 DANS LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Marc HERSANT

Le récit anecdotique, pratique humaine qui semble universelle, n’en a pas moins connu des heures particulièrement glorieuses dans une version particulièrement raffinée brillant de tous ses feux au sein d’une culture de la « conversation » à l’époque classique2. Dans l’ouvrage le plus considérable sans doute consacré à cette question, Karine Abiven a proposé une synthèse particulièrement éclairante3, qui porte sur la période 1650-1750, même si l’on peut être un peu réticent sur un des aspects de son propos, l’intégration massive du récit anecdotique au champ de la rhétorique. Son étude a cependant pour terminus l’époque de la publication du premier discours de Rousseau, et je me suis pris à regretter en relisant les Rêveries du promeneur solitaire que Karine Abiven n’ait pas poussé son enquête un peu plus loin dans le temps. Car si l’on ouvre la dernière œuvre de Rousseau, on y trouve un certain nombre de passages qu’on peut sans trop d’hésitation caractériser comme des « anecdotes » : je vais essayer d’expliquer pourquoi et j’essaierai aussi de les lister. Mais si on les compare au modèle discursif et culturel de l’anecdote qui a eu 1 L’expression, au-delà de Karine Abiven, qui l’utilise beaucoup dans son ouvrage sur l’anecdote, est célèbre chez Stendhal. 2 Il n’est pas question de tout citer, mais particulièrement significatifs de cet intérêt me semblent les contributions d’Alain Montandon qui datent de la fin des années 1980 et du début des années 1990 (par exemple L’Anecdote, Clermont-Ferrand, PU Blaise-Pascal, 1990), l’article de Philippe Hourcade « La problématique de l’anecdote dans l’historiographie de l’âge classique », paru en 1997 (Littératures classiques n°30, p. 75-82), une large part du volume intitulé L’Histoire en miettes, Anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire (XVIe-XIXe siècle), dirigé par Carole Dornier et Claudine Poulouin, et publié en 2004 aux Presses de l’Université de Caen, ou encore, dans des perspectives monographiques, les travaux de Francine Wild sur Tallemant des Réaux (par exemple « L’anecdote comme vision du monde », L’Histoire en miettes, op. cit., p. 315-330), ou ceux de Delphine de Garidel (Poétique de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, 2004) ou les miens propres (Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, 2009) sur Saint-Simon. 3 Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, de Tallemant des Réaux à Voltaire, Garnier, 2015.

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son heure de gloire dans la période étudiée par Karine Abiven, et qui présente une certaine unité, on peut avoir l’impression que, de ce modèle, dont des exemples archétypaux sont fournis, parmi beaucoup d’autres écrivains de la période, par Tallemant des Réaux, Madame de Sévigné, l’abbé de Choisy, Primi Visconti ou encore Saint-Simon, il ne reste pratiquement rien dans le texte ultime de Rousseau. Il me semble en outre que cette métamorphose assez radicale de l’anecdote n’était qu’amorcée dans les Confessions et qu’elle ne trouve son sens le plus profond et le plus émouvant que dans les Rêveries, texte qui, contrairement aux Confessions qui convoquent un destinataire grandiose (qui peut tout aussi bien, du fait de son excentrique immensité, se résorber en néant : rien moins que Dieu et l’humanité tout entière), se proclame auto-destiné. On pourrait dire qu’avec cette œuvre, dans l’ordre de la veine anecdotique, on a changé de monde. Cette extrême singularité concerne bien sûr d’autres zones du texte de Rousseau, mais je vais rester rivé au petit angle d’observation que j’ai choisi. Cela m’amène à revenir d’abord sur une question générale, qui n’a en apparence rien à voir avec la question de la « destination », et qui n’est pas si simple : qu’est-ce qu’une anecdote ? Ce n’est évidemment pas un « genre », en tout cas pas au sens de « genre littéraire ». Tout au plus pourrait-on parler de « genre premier »4 au sens de Bakhtine – Karine Abiven préfère parler de « genre de discours ». Ce n’est pas non plus une « forme » à proprement parler, ou dans un sens très particulier, proche de ce qu’André Jolles, dans un livre justement célèbre appelait « formes simples »5. Et l’anecdote, comme d’ailleurs la plupart des « formes simples » qu’il a répertoriées, et notamment ce qu’il appelle « mémorables », n’appartient pas par essence à la littérature. C’est une pratique langagière qui existe dans les échanges oraux de la « langue de tous les jours », aujourd’hui comme autrefois, et qu’on retrouve à l’époque classique dans des écrits dont l’appartenance à la littérature ne va pas de soi, comme les journaux et gazettes, les lettres, les récits historiques, les Mémoires ou encore ces compilations que sont les Ana où elles se succèdent dans une logique sérielle. Le mot pose aussi un peu problème : s’il désigne étymologiquement ce qui est nouveau, inédit, il a aux XVIIe et XVIIIe siècles un sens fluctuant qui ne rencontre que progressivement et de manière hésitante celui qui s’est imposé par la 4 Voir notamment les textes réunis dans le volume Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. 5 Voir ce classique qu’est Formes simples, traduit de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris, Le Seuil, 1972.

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suite. Et ce que nous appelons aujourd’hui « anecdote » est plus souvent présenté par les auteurs de l’époque classique comme « historiette », « bagatelle », « curiosité », « particularité », « singularité », ou encore « trait »6. Dans les Confessions cependant, Rousseau utilise le mot « anecdote » à plusieurs reprises – on peut compter environ une demidouzaine d’occurrences. Par exemple dans le livre I, lorsqu’il s’excuse de faire subir au lecteur le récit de faits de son enfance qui sont censés n’intéresser que lui, et qui est donc présenté comme une concession que le lecteur doit faire à une logique d’autodestination : « Que n’osé-je lui raconter de même toutes les anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir quand je me les rappelle. Cinq ou six surtout…Composons. Je vous fais grâce des cinq »7. Rousseau, dans le livre IV met en scène un personnage, le Juge-Mage Simon, qu’il présente comme un maître de l’anecdote orale, et dont il dit qu’il « savait par cœur tous les petits traits des ana et autres semblables : il savait l’art de les faire valoir en contant avec intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui s’était passé il y avait soixante ans »8. Dans les Rêveries, sauf erreur de ma part, le mot « anecdote » n’apparaît jamais. Les deux anecdotes qui se trouvent à la fin de la quatrième promenade sont présentées comme des « faits »9 de sa jeunesse, et plusieurs des anecdotes de la neuvième promenade, sont données en exemples des « plaisirs »10 qui restent à Rousseau. Une autre anecdote est présentée, toujours dans la neuvième promenade comme un « exemple » figurant parmi ceux qui sont « toujours chers à son souvenir »11. Aucun des termes que j’ai recensés comme « bagatelle » ou « curiosité » ne fait la moindre apparition pour introduire ces récits dans le texte des Rêveries. C’est que la rhétorique habituelle de légitimation des petits faits vrais dans les Mémoires de la période précédente n’a que peu de sens pour ce que Rousseau écrit. Parler de « bagatelle », ce serait suggérer une insignifiance assumée de ce qui est raconté, manière de procéder qui me semble on ne peut plus étrangère à Rousseau, et parler de « curiosité », ce serait chercher à susciter l’intérêt d’un lecteur qui, je le rappelle, et on ne peut décidément pas faire comme si les déclarations de Rousseau 6

Je renvoie sur cette question d’étiquetage au livre de Karine Abiven. Pour tous les textes « autobiographiques » de Rousseau, je citerai le volume I des Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, ici p. 21-22. Par la suite, OC, I et la mention de la page. 8 OC, I, p. 141-142. 9 OC, I, p. 1036. 10 OC, I, p. 1095 par exemple. 11 OC, I, p. 1089. 7

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à ce sujet n’étaient qu’un paravent rhétorique, n’est tout simplement pas censé exister. Mais revenons à la question de l’anecdote. Sa première caractéristique, je suis sur ce point totalement Karine Abiven et j’avais déjà esquissé une réflexion en ce sens dans ma thèse sur Saint-Simon, est le caractère fondamentalement « factuel » de ce bref récit d’un événement réel « saillant » – j’emploie le mot « factuel » au sens du Genette de Fiction et diction, c’est-à-dire au sens de ce qui n’est pas fictionnel. Cet élément proprement factuel peut paraître relatif, et on peut bien sûr trouver, dans un roman de Marivaux, ou plus tard dans un roman de Balzac ou dans un passage de Proust, des développements narratifs sur un personnage ou sur un milieu – par exemple dans l’évocation du petit monde des Verdurin – visant à les « caractériser », comme diraient la plupart des mémorialistes d’Ancien Régime, et qui ont les caractéristiques et le format d’une anecdote. Ce serait sans doute me lancer dans une trop longue digression que d’expliquer pourquoi ces anecdotes incrustées dans des romans ne sont de mon point de vue que des « pseudo-anecdotes » qui singent au sein de l’énonciation fictionnelle un fonctionnement narratif par nature non fictionnel. Et ce serait me lancer dans une autre digression que d’expliquer pour quelles raisons le fait que l’auteur d’une anecdote altère la réalité par le mensonge ou l’affabulation ne lui retire en rien son caractère factuel12. Mais pour aller à l’essentiel, et en rester au modèle décrit par Karine Abiven et bien illustré par Saint-Simon ou Tallemant des Réaux, l’anecdote est la transcription narrative d’un « petit fait vrai », ou du moins présenté comme tel, qui engage avec celui qui l’écoute ou qui la lit un pacte ambigu : à la fois celui d’une révélation sur un élément frappant du réel et celui d’un plaisir partagé du récit de ce qui, sur la surface plane de la réalité, fait scorie, présente une forme de singularité et suscite la curiosité. Dans la volonté de cerner son objet, Karine Abiven définit donc son objet comme un « récit minimal à caractère véridique »13, remarquant au passage, ce qui est essentiel et que j’avais d’ailleurs moi-même longuement développé dans mon livre sur Saint-Simon, qu’on ne « réfute pas une fiction », alors que l’anecdote ne cesse d’être attaquée quant à sa valeur de vérité, ce qui constitue une preuve de son statut, non référentiel, mais pragmatique, d’énoncé de réalité. Pour donner 12 Je développe longuement ce point dans Le Discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, op. cit. 13 Karine Abiven, L’anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, de Tallemant des Réaux à Voltaire, op. cit.

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un exemple, Chéruel s’épuise pendant des pages à montrer que l’anecdote de la disgrâce de Racine chez Saint-Simon est fausse, mais ce faisant, il n’en fait pas une fiction, mais atteste au contraire son caractère factuel précisément parce qu’il prend la peine de réfuter sa vérité sur le terrain des faits14. C’est à mon avis sur ce critère qu’on peut distinguer l’affabulation de la fiction, question que Rousseau croise dans sa grande réflexion sur la vérité de la quatrième promenade, même si ce ne sont pas les mots qu’il utilise. Cependant, dans le cas des Rêveries, les choses se compliquent un peu, puisque, pour « donner pour vrai » un récit, il faudrait au moins qu’un écrivain s’adresse à des lecteurs, alors que Rousseau, c’est un des éléments les plus radicaux et problématiques de son œuvre, prétend avec obstination n’écrire pour aucun autre lecteur que lui-même. Disons donc qu’à défaut d’un pacte de vérité aussi spectaculaire que celui qui ouvre les Confessions, il y a bien ici un souci de vérité que l’auteur éprouve pour lui-même. Et pour donner tout de suite l’exemple qui va le plus m’arrêter et qui me paraît le plus parfaitement caractéristique de ce que je veux montrer, l’anecdote du vieil invalide dans la neuvième promenade, nous ne pouvons de toute façon pas faire autrement que la lire comme « donnée » pour vrai, même si cette manière est approximative, puisqu’elle présuppose l’adresse à un lecteur « normal » d’une œuvre « normale ». De ce point de vue, je remarquerai que le discours de vérité insistant, obsessionnel qui accompagne le récit des Confessions a presque totalement disparu des Rêveries : Rousseau y produit une des méditations les plus profondes qui soient sur la question de la vérité dans la quatrième promenade, mais s’il n’éprouve plus le besoin d’accréditer ce qu’il raconte par une basse obstinée de discours de vérité, c’est qu’il ne vise à persuader personne de la vérité de ce qu’il dit. Il applique au pied de la lettre une affirmation inoubliable des Confessions consistant à dire que son objet était de « dire la vérité et non de la faire croire »15. Mais pour revenir à l’exemple du vieil invalide et en finir avec ce sujet, la question de savoir si le contenu de cette anecdote est authentique, ou si Rousseau se la raconte avec plus ou moins d’aménagements pour se consoler ou pour se rassurer, ne m’arrêtera donc pas du tout. Autre caractéristique : l’anecdote est un récit bref. Il est difficile de déterminer la longueur maximale d’une anecdote écrite, et il y a bien sûr des anecdotes plus ou moins longues. Chez Saint-Simon ou chez Tallemant, 14 Voir Adolphe Chéruel, Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, Paris, Hachette, 1865. 15 OC, I, p. 199.

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cela peut aller de deux ou trois lignes à quelques pages, mais en principe l’anecdote n’atteint pas la longueur moyenne de ce qu’on appellerait une « nouvelle » aujourd’hui, et elle est très souvent plus courte. Ensuite, ce récit bref qu’est l’anecdote est le plus souvent pris dans un continuum discursif : à l’oral, l’anecdote apparaît dans le flux de la conversation ; à l’écrit, elle peut s’inscrire dans le courant d’un bavardage épistolaire comme chez Madame de Sévigné, ou encore dans un récit continu qui laisse la place momentanément à une petite unité narrative de type anecdotique, comme par exemple chez le jeune Voltaire faisant ses gammes historiographiques dans l’Histoire de Charles XII. Certains dispositifs mettent les anecdotes en série, comme celui des Historiettes de Tallemant et les Ana, dans une logique de juxtaposition. Mais l’anecdote peut aussi trouver sa place dans un texte d’idées, et les Essais de Montaigne sont, comme n’importe quel lecteur peut le remarquer, truffés d’anecdotes, qu’il s’agisse d’anecdotes historiques, d’un type complètement absent, sauf erreur de ma part, dans les Rêveries, ou d’anecdotes personnelles d’un type qui, au contraire, abonde dans le texte de Rousseau. Chez les mémorialistes enfin, l’anecdote a souvent pour but d’illustrer le caractère d’un personnage et apparaît comme un développement interne au portrait, modèle qui est encore présent dans les Confessions mais qui disparaît absolument dans les Rêveries du promeneur solitaire, sauf à considérer le cas de certaines anecdotes visant à illustrer le caractère de Rousseau lui-même, comme les deux anecdotes sur sa jeunesse absentes des Confessions et racontées dans la quatrième promenade16. Cependant, quel que soit son contexte, l’anecdote se repère aussitôt par ses allures de petit récit clos sur lui-même, qui a son début, son milieu et sa fin, et du coup une relative autonomie textuelle – qui explique qu’elle soit la proie facile des anthologies. Je reprends ces différents éléments à propos de Rousseau : en ce qui concerne la question de format, les anecdotes qui figurent dans les Rêveries ne font parfois que quelques lignes, mais leur format le plus habituel va d’une à deux pages environ dans les éditions de référence. La différence la plus notable entre les Confessions et les Rêveries, c’est bien sûr que la première des deux œuvres est un récit continu, une « autobiographie » au sens strict de Lejeune, alors que la seconde ne présente que des « moments narratifs » qui coïncident justement et grosso-modo avec les anecdotes racontées par Rousseau. Ces enclaves narratives ont une unité d’autant plus forte qu’elles tranchent avec le continuum réflexif et méditatif du reste de l’œuvre, chacun de ces récits 16

OC, I, p. 1036-1038.

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intégrés étant susceptible d’être lu séparément, même si bien sûr il ne prend tout son sens qu’en contexte. Ainsi, si je prends mon exemple fétiche du vieil invalide, l’anecdote à proprement parler est ouverte par une phrase introductive (« J’eus encore ce plaisir l’année dernière en passant l’eau pour m’aller promener à l’Île au Cygnes ») et refermée par une conclusion en forme de morale (« Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin »17, etc. Cela s’étend sur quelques lignes). Le récit de la rencontre de Rousseau avec ce vieil homme peut donc être lu dans une certaine mesure comme un tout. Mais revenons à un autre point, encore plus important, qui caractérise l’anecdote à l’époque classique. Elle est souvent rattachée, d’une part à une « culture de la conversation » (dans une logique qui navigue entre celles de Marc Fumaroli et de Benedetta Craveri18), d’autre part à une culture rhétorique, et c’est sur ce point que Karine Abiven insiste tout particulièrement – sans rompre bien sûr avec la question conversationnelle. Et il est vrai que dans les textes des XVIIe et XVIIIe siècles, l’anecdote a un caractère séducteur et participe d’une culture de ce que l’époque appelle « esprit », qui s’épanouit aussi dans le bon mot, dans le portrait de salon dont la Célimène du Misanthrope donne un modèle inoubliable, ou dans la maxime. Dotée d’une dynamique rapide et explosive, tendant vers la pointe, elle est donc le type de récit le plus étroitement attaché à la culture de la conversation qui marque les élites de l’époque classique et elle retient dans l’ordre narratif tout ce qui assure le charme d’un échange mondain. C’est la raison pour laquelle je l’ai interprétée, dans mon livre sur Saint-Simon, comme une sorte d’expansion narrative du mot d’esprit19. Raconter une anecdote, dans le monde des élites d’Ancien Régime, c’est tout à la fois jouer de la curiosité naturelle de tous les hommes pour ce qui arrive de singulier à leurs contemporains, et faire le beau en déployant son savoir-faire de conteur. C’est la raison pour laquelle le récit anecdotique, dans les œuvres écrites, présente en général avant Rousseau, point qui avait attiré mon attention dans le cas de l’œuvre dans l’ensemble très crispée et violente de Saint-Simon, un caractère « détendu » et ressuscite le modèle d’une conversation enjouée : ainsi, 17

Pour ces citations, voir OC, I, p. 1095-1097. Je renvoie notamment, pour ce qui est de cette dernière, à son très beau livre L’âge de la conversation, traduit de l’italien par Eliane Deschamps-Pria, Paris, Gallimard, 2002. La réflexion sur les rapports entre conversation et littérature sont nombreuses chez Fumaroli : voir par exemple Trois institutions littéraires françaises, Paris, Gallimard, 1994. 19 Voir ici encore Le Discours de vérité dans les ‘Mémoires’ du duc de Saint-Simon, op. cit. 18

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dans les Mémoires de Saint-Simon, la figure du lecteur est très fluctuante, et parfois elle devient une figure de l’ennemi, mais elle n’est jamais plus souriante que dans la veine anecdotique, le mémorialiste retrouvant spontanément un ton de médisance jubilatoire ou de gaîté gaillarde et se représentant momentanément son lecteur comme un de ces courtisans qu’il « épatait » dans sa jeunesse par son art de conteur. On pourrait penser que Rousseau, qui dans le préambule de Neufchâtel, dans un texte d’une intensité magnifique, clame la cause d’un récit de vie écrit par un homme du commun, au moins pour ce qui est de sa naissance, a totalement rompu avec ce modèle. Et ce sera effectivement presque parfaitement le cas dans les Rêveries. Mais, comme je l’avais montré autrefois dans un article sur les Confessions20, l’anecdote, dans sa savoureuse gratuité réfractaire à l’écriture ascétique d’un moi racontant, comme dit Lejeune, l’histoire de sa « personnalité », n’est pas complètement étrangère à un certain Rousseau, et pas totalement étrangère en tout cas au monde des Confessions, comme dans le cas d’une anecdote comique tout à fait comparable dans ses rouages profonds à ce qu’on trouve à longueur de page chez Tallemant et chez Saint-Simon, et dont le personnage principal est l’inénarrable Juge-Mage Simon : Un matin qu’il attendait dans ce lit ou plutôt sur ce lit les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie. Monsieur le Juge-mage, entendant redoubler, crie, entrez ; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë. L’homme entre, il cherche d’où vient cette voix de femme, et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à Madame de grandes excuses. M. Simon se fâche et n’en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une coureuse, et que monsieur le Juge-mage ne donne guère bon exemple chez lui. Le Juge-mage furieux, et n’ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva21.

Les parentés stylistiques absolument frappantes de ce texte avec les mémorialistes les plus connus sautent aux yeux, Mais on peut être frappé en outre par la gratuité fonctionnelle de ce récit, qui, notamment dans le plaisir de la remémoration et du badinage, n’est pas fait à mon avis pour des raisons fondamentalement différentes de celles qui animent les plus 20 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Rousseau mémorialiste ? », Les Confessions : se dire, tout dire, dir. Jacques Berchtold et Claude Habib, Garnier, 2015, p. 51-68. 21 OC, I, p. 141.

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illustres représentants de la veine anecdotique de Brantôme à Saint-Simon. Et surtout, alors que dans le préambule des Confessions, Rousseau s’adresse à une image de la destination grandiose – rien moins que Dieu et l’humanité tout entière, je l’ai déjà remarqué – dans un tel passage, l’image du lecteur est affectée par la même convivialité que le récit luimême, et c’est imaginairement une « causerie familière » ou un « bavardage mondain » dont Rousseau retrouve spontanément le ton. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, on cherchera vainement une anecdote fonctionnant sur ce modèle – je n’en ai trouvé strictement aucune. La rupture avec l’anecdote comme échantillon raffiné ou gaillard d’une « culture de la conversation » est absolument et radicalement consommée. Et le destinataire implicite de ces anecdotes d’un nouveau genre n’a strictement plus rien à voir avec le modèle que je viens d’illustrer. Un peu plus rarement sous l’Ancien Régime, mais il y a tout de même beaucoup d’exemples, l’anecdote participe d’une certaine émotion de remémoration, d’une écriture de la nostalgie. Le « petit fait » qui remonte, qu’il appartienne à son enfance, à sa jeunesse au sens le plus large, ou plus généralement à une période révolue chérie par le mémorialiste, peut cristalliser ce que le passé a eu d’heureux et susciter l’émotion sensible de celui qui raconte, qui cherche peut-être à émouvoir un lecteur, mais qui ne s’en décrit pas moins comme lui-même affecté par la mémoire de ce qu’il raconte. Chateaubriand cite dans ses Mémoires d’outre-tombe un assez long passage de Bassompierre qu’il a par là même rendu assez célèbre et qui participe de ce fonctionnement, où le vieux maréchal raconte une aventure galante qu’il a eue dans sa jeunesse avec une femme du peuple. Saint-Simon n’est pas du tout incapable de ces évocations nostalgiques, marquées par des formulations topiques de l’émotion qui envahit l’écrivain en racontant le passé : un exemple célèbre est la scène du bassin des carpes dans la chronique de 1708. Dans les Confessions, bien des anecdotes participent de cette écriture nostalgique, et elles l’emportent quantitativement sur les anecdotes du type que j’ai évoqué précédemment, celui qui est marqué par un certain enjouement conversationnel – même si la frontière entre ces deux modèles peut être relativement flottante. Et dans les Rêveries du promeneur solitaire, ce récit anecdotique de type « nostalgique » qui fait remonter dans l’écriture un passé heureux et suscite l’émotion bouleversante de sa remémoration fait encore quelques apparitions remarquables. Et les cinquième et dixième promenades, sans être sous le signe de l’anecdote, sont bien, même si ce n’est pas sans arrière-plan de souffrance, sous le signe de la résurrection dans l’écriture d’un passé heureux. Ce plaisir du ressouvenir

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dans l’écriture concerne évidemment l’écrivain lui-même, puisque le lecteur, lui, découvre un événement : il ne s’en « souvient » pas. C’est d’ailleurs peut-être enfin le moment de signaler les parties des Rêveries que je considère comme susceptibles d’être envisagées à travers la problématique de l’anecdote. Heureusement, elles sont suffisamment peu nombreuses pour que je puisse les citer toutes. Je n’ai rien identifié de tel dans les première, troisième, cinquième et huitième promenades. Dans la seconde promenade, je considèrerai comme « anecdote » avec un peu de précautions l’épisode de l’accident de Ménilmontant, ou du moins son centre de gravité, le moment de l’accident lui-même et de l’affairement humain qui l’entoure. Toujours dans la seconde promenade, on peut considérer comme anecdote, dans une certaine mesure aussi, les pages consacrées aux relations entre Rousseau et Mme d’Ormoy et à leur conclusion brutale. La quatrième promenade multiplie les anecdotes en fin de parcours : la première raconte la perfidie d’une des filles de la « dame Vaucassin » qui a demandé sournoisement à Rousseau s’il avait des enfants ; j’ai déjà signalé les deux autres, censées servir de complément aux Confessions. Dans la sixième promenade, je considèrerai comme anecdote, ici aussi avec certaines précautions, le début de la promenade, où Rousseau raconte comment il a été amené à éviter inconsciemment un petit mendiant de plus en plus importun. Dans la septième, le passage où Rousseau se croit en pleine nature et découvre qu’il est à proximité d’une manufacture de bas peut être retenu – ce qui fait un cas assez rare d’anecdote sans autre personnage que Rousseau lui-même, d’anecdote à un seul personnage. Mais la concentration la plus remarquable d’anecdotes du type qui m’intéresse le plus se trouve dans la neuvième Promenade : la première, typiquement centrée sur l’obsession du complot, tourne autour du personnage de M. P. et d’un texte de d’Alembert sur le rapport aux enfants que Rousseau interprète comme une attaque personnelle. La seconde sur la rencontre éphémère par Rousseau d’un enfant qui produit un moment d’intense émotion presque fusionnelle puis de terrible désillusion. La troisième est l’étonnante histoire des petites filles et du marchand d’oublies, où Rousseau se peint en chef-d’orchestre d’un bonheur collectif : Jean-François Perrin a récemment proposé, dans son livre Le Chemin de ronde, un commentaire définitif de cet épisode22. Elle est suivie de la quatrième qui lui est associée en diptyque, que j’appellerai l’anecdote des « savoyards ». Enfin, une des plus belles de toutes dont j’ai déjà dit que je l’utiliserai comme un 22

Voir ses magnifiques analyses dans Rousseau, Le Chemin de ronde, Hermann, 2014.

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exemple privilégié qui me paraît concentrer encore plus parfaitement la singularité de Rousseau dans la pratique de l’anecdote, est celle qui a pour figure centrale le vieil invalide, à la fin de cette neuvième Promenade qui est, on le voit, la plus riche pour mon sujet. Quoi qu’il en soit, toutes ces anecdotes sont aisément repérables, souvent introduites par un petit commentaire qui justifie leur place dans la méditation, avec la présence presque systématique d’embrayeurs narratifs qui situent, de manière souvent fort vague d’ailleurs, l’anecdote dans le temps, l’apparition massive des temps du récit (le seul moment narratif important qui est complètement étranger au modèle anecdotique se trouve dans la cinquième promenade), un effet de clôture assez net marqué par la reprise de la méditation, la mobilisation provisoire d’un petit système de personnages qui ne servent que le temps de l’anecdote et disparaissent ensuite, le caractère de petit fait familier de ce qui est raconté. L’anecdote du vieil invalide concentre toutes ces caractéristiques et justifie pour cette raison une citation assez longue. Rousseau vient d’évoquer ses rencontres avec de vieux invalides, militaires pour lesquels il éprouve une sorte de vénération. Mais ces rencontres, je vais à l’essentiel, ont tourné au vinaigre, et les vieux et vénérables soldats semblent être entrés eux aussi dans le complot. Cependant, dans de rares occasions, la rencontre avec ces hommes fiers et pauvres peut encore, lorsqu’ils n’ont pas été prévenus contre lui, se passer de manière heureuse. Et voici l’anecdote à proprement parler : J’eus encor ce plaisir l’année derniere en passant l’eau pour m’aller promener à l’îsle aux Cignes. Un pauvre vieux invalide dans un bateau attendoit compagnie pour traverser. Je me présentai ; je dis au batelier de partir. L’eau étoit forte & la traversée fut longue. Je n’osais presque pas adresser la parole à l’invalide de peur d’être rudoyé et rebuté comme à l’ordinaire mais son air honnête me rassura. Nous causâmes. Il me parut homme de sens et de mœurs. Je fus surpris et charmé de son ton ouvert et affable, je n’étois pas accoutumé à tant de faveur ; ma surprise cessa quand j’appris qu’il arrivoit tout nouvellement de province. Je compris qu’on ne lui avoit pas encore montré ma figure et donné ses instructions. Je profitai de cet incognito pour converser quelques momens avec un homme et je sentis à la douceur que j’y trouvois combien la rareté des plaisirs les plus communs est capable d’en augmenter le prix. En sortant du bateau il préparoit ses deux pauvres liards. Je payai le passage et le priai de les resserrer en tremblant de le cabrer. Cela n’arriva ; au contraire il parut sensible à mon attention et surtout à celle que j’eus encore comme il étoit plus vieux que moi de lui aider à sortir du bateau. Qui croiroit que je fus assez enfant pour en pleurer d’aise ? Je mourois d’envie de lui mettre une pièce de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du tabac ; je n’osai

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jamais. La même honte qui me retint m’a souvent empêché de faire de bonnes actions qui m’auroient comblé de joie et dont je ne me suis abstenu qu’en déplorant mon imbécillité. Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt en pensant que j’aurois pour ainsi dire agi contre mes propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l’urbanité faire chacune leur œuvre sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d’une si pure source pour la corrompre ou pour l’altérer. On dit qu’en Hollande le peuple se fait payer pour vous dire l’heure et pour vous montrer le chemin. Ce doit être un bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi des plus simples devoirs de l’humanité23.

Le récit est donc présenté comme illustrant un type de plaisir dont Rousseau pense qu’il est devenu rare dans sa vie, la rencontre d’un être humain qui n’est pas entré dans le complot. Son unité saute aux yeux, et de ce vieil invalide, il n’est évidemment question ni avant ni après ce récit. Sur le plan stylistique, les traces de badinage conversationnel qui ont marqué la culture de l’anecdote tout au long de l’Ancien Régime ne sont peut-être pas totalement absentes, mais elles sont extrêmement ténues. Par exemple, quand Rousseau remarque « Je n’étais pas habitué à tant de faveur », il s’amuse à utiliser pour évoquer sa relation à un homme d’un statut vénérable sans doute mais très modeste, un mot qui connote dans son monde historique la relation que l’on entretient aux Grands. Il marque ainsi avec une sombre ironie que n’importe quelle relation humaine a acquis désormais pour lui un statut comparable à cette « faveur » dont on fait tant de cas avec les hommes qui sont très au-dessus de nous dans la hiérarchie. Et il nous rappelle par la même occasion que ces hiérarchies n’ont strictement aucun sens pour lui, cet épisode étant l’occasion d’éprouver avec une intensité toute physique l’idée d’une égalité et d’une communion entre êtres humains. Un peu plus loin, Rousseau assimile non sans un certain humour un peu étrange de la même espèce le fait de n’avoir pas été immédiatement identifié comme un ennemi par le vieil homme à un « incognito » de type par exemple diplomatique, comme lorsqu’un prince est reçu officieusement, et non officiellement, dans une cour étrangère. On pourrait à l’extrême limite considérer ces espèces de plaisanteries comme les traces d’une mécanique de séduction de type conversationnel dont il ne se serait pas totalement dépris, et qui continuerait à hanter son 23

OC, I, p. 1096-1097.

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écriture comme un fantôme communicationnel, mais un humour si bizarre et si grinçant ne me semble pas vraiment propice à la construction d’une complicité avec un lecteur du XVIIIe siècle, et une autodérision authentiquement auto-destinée fait peut-être et à tout prendre mieux l’affaire pour comprendre le passage, Rousseau s’amusant tristement du voyage au bout de la nuit que suppose une manière de plaisanter aussi déconcertante. Et puisque j’en suis à cette question d’un rapport installé ou non avec un lecteur et du type de lien dont il pourrait être question avec lui, l’interrogation qui se trouve plus loin dans le texte : « qui croirait que je fus assez enfant pour en pleurer d’aise » pose le problème plus directement. Elle semble en effet se représenter un lecteur et sa réaction, et mettre l’attitude de Rousseau sous le signe d’une vérité difficile à croire, d’une « incroyable vérité » qui est un élément topique des anecdotes d’Ancien Régime. La question de savoir si Rousseau pense ou non à un lecteur autre que lui-même en écrivant les Rêveries est de toute façon insoluble, parce que les tics communicationnels ne peuvent pas complètement disparaître dans un espace discursif dont le modèle premier est le rapport à autrui. C’est le BA-BA de l’analyse du journal intime que d’observer ces éléments qui trahissent la mémoire du rapport à autrui. Et Vygotski a montré magistralement dans Pensée et langage que le monologue intérieur de l’enfant est le résultat d’un itinéraire qui va du rapport à autrui à son intériorisation dans une conscience qui repose sur un rapport fictif de soi à soi comme à un autre24. Tout monologue conserve donc la mémoire du dialogue qui est son modèle premier, mais dire cela à mon sens ce n’est nullement entamer la pureté auto-destinée de l’œuvre de Rousseau, c’est en revanche expliquer pourquoi, qu’elle les ait programmés ou non, elle peut trouver des lecteurs réels, nous par exemple, qui sommes les lecteurs de Rousseau sans avoir été ses destinataires. Cela m’amène à remarquer cependant, pour revenir à cette anecdote du vieil invalide, que si elle présente quelque chose de singulier et de curieux, qui pourrait mériter de susciter l’intérêt d’un lecteur par son caractère de « particularité », pour reprendre encore une fois ces mots dans leur sens très « ancien régime », ce n’est que par cette réaction intérieure insolite de Rousseau, et nullement l’extérieur de l’anecdote qui la constitue en événement observable. Sur le plan purement factuel en effet, il ne se passe si parfaitement rien, ou presque rien, que ce rien qui règne ici ne saurait mériter une « anecdote » au sens où pourraient le 24 Lev Vygotski, Pensée et langage, éditions La Dispute, 2013 (1934 pour l’édition originale).

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comprendre les mémorialistes que j’ai évoqués, ou encore Voltaire, ou même Montaigne, lorsqu’ils se représentent le destinataire de l’anecdote comme celui d’une brillante conversation entre gens du « beau monde » : je me trompe peut-être, mais si on trouve en particulier chez l’auteur des Essais un modèle célèbre de l’anecdote de l’accident de Ménilmontant, on ne trouve rien qui manifeste une attention à des faits humains d’une telle ténuité. Si ce qui justifie l’anecdote classique est la singularité du fait raconté ou son caractère exemplaire, l’anecdote du vieil invalide ne participe d’aucun de ces deux régimes de nécessité. Pendant un temps qu’on peut considérer comme relativement court ou long selon la manière dont on envisage les choses, deux hommes sont, si je puis dire, posés par le hasard l’un à côté de l’autre. L’un d’eux est le célèbre Jean-Jacques Rousseau mais, heureusement, l’autre ne le sait pas, et de manière presque miraculeuse son effacement dans le tronc commun d’une simple et anonyme humanité sera parfait jusqu’au bout de la scène. L’autre est désigné au moment le plus saisissant de ce texte, à son point culminant d’intensité, comme « un homme », et on comprend que l’article indéfini renvoie ici à l’idée de n’importe quel homme, d’un homme quelconque, dont le caractère d’indéfinition et d’échantillon modeste d’humanité rend encore plus précieux sa participation à cette scène. Rousseau pense peut-être à Diogène cherchant en vain « un homme » digne de ce nom, conformément à un passage saisissant de la huitième promenade qui renvoie directement à ce trait célèbre de l’Antiquité25, mais je pense que prendre le texte « à la lettre » sans y chercher d’allusion culturelle ou intertextuelle même interne aux Rêveries lui donne un sens à la fois plus simple et plus profond. Quoi qu’il en soit ces deux hommes ne sont donc fictivement, pour le temps de leur rencontre, que deux hommes comme les autres, aussi indifférenciés que possible, ou du moins leur rencontre se passe comme si c’était le cas, et ils peuvent se montrer d’une humble bienveillance l’un avec l’autre, converser de choses qu’on devine absolument et pour Rousseau secrètement et délicieusement insignifiantes, effectuer des gestes de gentillesse et de compassion très simples, comme de s’aider à sortir d’un bateau ou s’apporter une modeste aide financière, même si Rousseau renonce finalement à une d’entre elles. Rien de tout cela évidemment ne justifierait une « anecdote » pour les auteurs qui ont précédé Rousseau dans l’ordre du récit non fictionnel. Évidemment, il est toujours possible de dénoncer la fiction d’un début absolu, et ce qui apparaît ici chez Rousseau et va devenir un élément crucial de l’écriture à la première 25

OC, I, p. 1077.

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personne, je pense notamment à Nerval, pourrait sans doute, au terme d’une enquête plus ambitieuse que celle que j’ai pu mener pour aujourd’hui, être envisagé génétiquement comme la conséquence d’une très profonde et longue évolution dans les manières de comprendre et de décrire la réalité et l’existence personnelle. En réalité, ce que Rousseau raconte dans ce texte fascinant et poignant, ce n’est d’ailleurs rien d’autre que la suspension provisoire, dans un lien humain humble et fragile, de la solitude radicale qui est le sujet principal des Rêveries, au niveau de leur énonciation aussi bien qu’au niveau de l’existence extérieure de l’homme Rousseau. Cette rupture de la solitude ne semble pouvoir se produire que dans l’anonymat absolu de la rencontre et de la coprésence de deux êtres humains qui ignorent réciproquement qui ils sont, se singularisent le moins possible, et restent en quelque sorte rivés au tronc commun le plus basique de l’humaine condition. Le texte des Rêveries est d’ailleurs constamment déchiré, je ne suis évidemment pas le premier à le remarquer, entre sa prétention à une solitude assumée qui prétend pouvoir se nourrir entièrement d’elle-même et l’aveu constamment réitéré d’une nostalgie bouleversante des liens humains. Et ce dont Rousseau se nourrit, ce n’est pas de sa seule substance, contrairement à ce qu’il prétend avec une insistance suspecte tout au long de l’œuvre, mais bien aussi de ces restes même infimes et comme volatiles de contact avec l’humanité qui ponctuent ses promenades. Le rapport à l’autre n’est en réalité pas refusé, et on peut étendre dans une certaine mesure ce constat à la question de la destination de l’œuvre : il est convoité avec ardeur, mais en même temps il est potentiellement si douloureux qu’il ne peut exister, si je puis dire, qu’à doses homéopathiques, sévèrement circonscrit à un « strict minimum » relationnel, et dans la pureté et la nudité existentielles d’un contact limité à sa plus simple expression et à des « moments » qui ne peuvent être que très courts et ne fondent aucun lien personnel construit et durable. Cela amène Rousseau à une attention extrême à des détails, à des nuances presque invisibles, de ce qui constitue les rapports humains dans leur dimension la plus concrète et la plus apparemment insignifiante, que la littérature du XXe siècle, de Proust à Sarraute, nous a rendus familiers, et que la littérature fictionnelle du XVIIIe siècle – je pense notamment à Marivaux et à Prévost – avait commencé à penser, mais que la littérature non fictionnelle de l’époque classique ne prenait, du moins à ma connaissance, pas en charge du tout. J’insiste sur le fait que si je parle de Proust ou de Sarraute, ce n’est pas pour donner à Rousseau un brevet de « modernité ». Croire flatter les auteurs d’autrefois en les disant modernes est

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d’ailleurs concevoir une idée bien orgueilleuse et bien vaine de la modernité, et on flattera plus justement les auteurs du XXe et du XXIe siècle qui sont le moins éloignés de la densité et de l’intensité de son écriture en les comparant à Rousseau. Rien n’est plus significatif d’une conception étriquée de la culture que d’utiliser l’adjectif « moderne » comme un compliment. Mais je reviens au texte des Rêveries, car l’anecdote du vieil invalide appartient à une série aisément repérable dans le texte. Elle fournit en effet l’occasion de remarquer que les anecdotes les plus frappantes et les plus originales qu’on y trouve ne portent pas sur un lointain passé que Rousseau prendrait plaisir à ressusciter, mais sur l’actualité large de sa vie de « promeneur solitaire ». Je mets à part la cinquième Promenade et la dixième, qui n’ont aucune dimension anecdotique, et font remonter dans l’émotion sensible d’une écriture à vif des espèces de paradis perdus de la vie sensible. Et je mets aussi à part les deux anecdotes de la fin de la quatrième promenade, qui ont la fonction spécifique de montrer que Rousseau, en écrivant ses Confessions, n’a pas visé à donner une image exagérément positive de lui-même, puisqu’il a passé sous silence ces deux magnifiques exemples de sa générosité. Mais ce que Rousseau raconte dans les moments narratifs qui rythment son texte a certes totalement rompu avec le modèle de l’anecdote séductrice du type de celle sur le Juge-Mage Simon, si profondément tributaire de toute une tradition mémorielle, mais il a en réalité également rompu, sauf dans quelques rarissimes cas, et jamais dans le registre de l’anecdote, avec l’évocation nostalgique d’un passé révolu qui illumine si souvent les premiers livres de ses Confessions, la reconstruction par fragments et échappées mémorielles d’un paradis perdu. Dans la dixième promenade, Rousseau ne raconte d’ailleurs aucune scène précise et c’est tout un pan de vie qui diffuse et distille sa mélancolique douceur dans l’énonciation. Ce qui donc est, par opposition à tout cela, l’objet le plus régulier de l’anecdote rousseauiste dans les Rêveries, c’est une hésitation structurelle, génératrice de récit, entre la construction d’une solitude et la tentation d’une rencontre. On peut même se demander si la principale raison pour laquelle le « rêveur » se promène n’est pas, plus encore que le contact avec la nature et avec Dieu qui lui donnent occasionnellement un sentiment de plénitude, mais une plénitude éphémère, cette maigre pitance humaine que la promenade lui procure, et dont le caractère infiniment précieux est parfois occulté par le texte, et parfois au contraire efface toutes les barrières que Rousseau a construites pour se protéger du rapport à autrui et vient affleurer de manière troublante à la surface du texte. Et au niveau

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de l’énonciation, il n’est évidemment pas impossible de lire ces anecdotes comme à la fois se retenant au bord de la communication et s’élançant timidement26 à la rencontre d’un lecteur possible. Il est possible à partir de cette idée très simple d’envisager plusieurs des principales anecdotes des Rêveries comme un cas de figure venant illustrer à sa manière cette tension entre rupture du lien et reconstruction timide, hésitante et toujours fragile du lien – aussi bien, et j’insiste sur ce point, au niveau de ce qui est raconté qu’au niveau de l’énonciation elle-même. Revenons d’abord sur la célèbre anecdote de la seconde promenade, dont l’épisode central est l’accident qui survient à Rousseau renversé par un chien, s’évanouissant, puis vivant une sorte d’extase dans un moment de retour à la vie où la conscience de soi précède en quelque sorte l’idée même d’existence individuelle et séparée, et où la limite entre « moi » et « non moi » n’est pas encore reconstruite. Il s’agit à juste titre d’une des pages les plus célèbres de toute l’œuvre de Rousseau, qui témoigne d’une expérience intérieure fulgurante dont la nature a fait couler des flots d’encre critique. Cependant, et je ne suis évidemment pas le premier à le remarquer, le texte rend compte aussi, et comme incidemment, et comme si ce n’était pas son sujet, de rencontres humaines. Ainsi, Rousseau raconte qu’il reprend connaissance « entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver »27. Puis c’est ce qu’il a appris d’eux qui est l’objet de son récit. Or, c’est peut-être insignifiant, et Rousseau ne fait strictement aucun commentaire à ce sujet, mais il est évident que ces « trois ou quatre jeunes gens » ont eu une attitude bienveillante. Un peu plus tard il est écrit qu’ils l’avaient « relevé » après sa chute et qu’ils le « soutenaient encore » lorsqu’il revint à lui. Ici, il faut regarder le texte plus attentivement : dans un premier temps, ce qui nous est dit, c’est « Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver ». On a l’impression en lisant ces lignes que Rousseau se réveille pour entendre aussitôt ce récit et prendre conscience à la fois de l’assistance qui lui a été portée par des êtres humains bienveillants et de ce qui s’est passé grâce au récit qu’ils lui en font. C’est alors que le texte revient en quelque sorte sur ses pas et nous raconte, non que Rousseau s’est senti aussitôt entouré d’humanité conviviale et attentive, mais qu’il a vécu un retour à la vie 26 La « timidité » à laquelle je pense est du genre qu’Hölderlin réclamera pour la plus grande poésie vingt ans plus tard. 27 OC, I, p. 1005.

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n’engageant que son rapport à soi-même et au grand tout de la nature. C’est le passage archicélèbre que tout le monde connaît par cœur et sur lequel je ne reviendrai pas. Juste après, il est question de son retour chez lui et un nouveau personnage intervient : « Un Monsieur que je ne connaissais pas et qui eut la charité de m’accompagner quelque temps, apprenant que je demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me conduire chez moi »28. Il n’y a pas non plus l’ombre ici d’un commentaire. Le « Monsieur » reste parfaitement anonyme et n’apparaît que comme un être humain quelconque, sauf à supposer que sa désignation comme « Monsieur » le mette un peu au-dessus socialement des protagonistes précédents, et dont l’humanité se révèle précisément dans son acte charitable et désintéressé. Ce que le texte en somme raconte à la fois sans cesse et cependant sans jamais le souligner et sans jamais le commenter, c’est que cette expérience n’a pas seulement été celle d’un état entre la vie et la mort et d’une extase du pur sentiment de l’existence, du type de ce qui est décrit dans la cinquième promenade, mais aussi un moment de contact de Rousseau avec des êtres humains à la fois anonymes, d’un statut social relativement incertain sur lequel peu de précisions nous sont données, mais incontestablement chaleureux et charitables, et dénués de toute intention vicieuse sentant de près ou de loin le « complot ». Il est vraiment étonnant dans le contexte des Rêveries que Rousseau ne donne aucune signification à la bonté dont il a été l’objet, surtout quand on a à l’esprit l’anecdote du vieil invalide. Mais il ne la passe pas non plus sous silence, et elle contribue à donner une signification complexe à l’anecdote, entre une version modernisée des extases de sainte Thérèse et une expérience humaine simple et touchante de la bonté d’autrui. L’anecdote du petit mendiant qui ouvre la sixième promenade illustre à la fois le désir du lien et son évitement, la difficulté pour Rousseau à penser un juste milieu entre le trop et le trop peu de rapport humain, et les terribles ajustements qu’il fait inconsciemment pour que le lien ne se fixe pas. Elle permet donc de préciser une idée que j’ai déjà esquissée, celle d’un rapport humain qui n’est envisageable pour Rousseau qu’à petites doses, qui ne doit pas s’installer dans la durée ou produire une régularité, mais qui n’en est pas moins précieux quand il reste éphémère et se contente d’ouvrir une petite fenêtre rafraichissante, mais vite refermée, sur l’existence d’autrui. Je rappelle que Rousseau parle des premières occurrences de ses rencontres avec l’enfant comme l’ayant 28

OC, I, p. 1006.

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« charmé »29, puis évoque la progressive dégradation de ce sentiment de plaisir né du contact avec autrui et de l’acte de charité, trouve enfin la raison du mécanisme inconscient d’évitement qui l’a amené à changer son itinéraire pour suspendre ce lien qui menaçait de solidification et de permanence. L’espèce de tendresse avec laquelle Rousseau parle de l’enfant qu’il décrit comme « un petit garçon fort gentil mais boiteux qui, clopinant avec ses béquilles, s’en va d’assez bonne grâce demander l’aumône aux passants » ou encore comme d’un « petit bonhomme » produisant un « petit babil »30, expriment une affectivité qui subsiste au moment de l’écriture, même si elle a été l’objet d’une rétention assez brutale dans la réalité des rapports entre ces deux êtres humains. Car la gêne occasionnée par l’espèce d’habitude que prend cet enfant d’attendre son obole à chaque apparition de celui qu’il appelle « M. Rousseau » et la suspicion générée chez ce dernier par cette manière de s’adresser à lui, ramènent Rousseau à son désir de solitude. Cette anecdote me semble donc illustrer assez parfaitement le point jusqu’où Rousseau accepte d’aller dans les rapports qu’il engage avec autrui, et le point qu’il ne veut pas dépasser. Et la limite lorsqu’il sent qu’elle va être dépassée suscite en lui un mouvement de recul inconscient, qui montre l’efficacité de ses défenses. Dans cette histoire encore, il ne se passe presque rien, et pourtant elle engage des rapports humains d’une complexité et d’une subtilité étonnantes, et des « presque riens » de cette espèce n’avaient pas attiré l’attention de beaucoup d’écrivains avant Rousseau, sauf peut-être chez Marivaux ou Prévost encore une fois, mais dans le cadre de constructions fictionnelles. Enfin, sur le plan de la structure communicationnelle, cette anecdote est une de celles qui paraît le plus proche du journal intime : Rousseau en effet raconte, non sans s’en amuser, comment il a pris conscience de son comportement d’évitement et de son sens, et ce type de réflexion sur soi-même comme objet d’observation sera un élément assez fréquent dans ces grands classiques du journal intime que sont ceux de Benjamin Constant, de Stendhal ou d’Amiel. Cette anecdote, il peut donc de manière tout à fait crédible ne la raconter que pour lui-même, avec la même ambigüité qui le fait « frôler » le monde des humains puis s’en dessaisir dans la vie réelle. Il y applique, selon une formule célèbre de la première promenade, le baromètre à son âme31, et l’objet principal du récit est davantage cet élément subtil et presque insaisissable de sa vie psychique qui l’a fait changer d’itinéraire que la rencontre elle-même. 29 30 31

OC, I, p. 1050. OC, I, p. 1050 pour ces citations. OC, I, p. 1000-1001.

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L’anecdote de la neuvième Promenade qui met en contact éphémère Rousseau avec un autre enfant est encore plus poignante : Rousseau, je le rappelle, se retrouve sans l’avoir cherché dans les bras d’un enfant qui semble l’avoir perçu spontanément comme une figure de père. L’émotion qu’il ressent de ce contact éphémère est intense et semble le bouleverser jusqu’au fond de son être. Puis il quitte l’enfant et en s’éloignant ressent un manque qui le ronge de plus en plus et l’amène à revenir sur ses pas : et c’est alors qu’il vit une cruelle désillusion et voit les adultes intervenir comme dans un cauchemar et faire ressurgir la violence du complot. Cependant rien dans le texte n’indique que l’enfant lui-même soit passé à l’ennemi, et cela explique que Rousseau soit revenu ultérieurement, mais en vain, porté par l’espoir de le revoir. Deux moments ici sont particulièrement saisissants : le premier, c’est le contact qui se fait entre les deux corps sans que Rousseau l’ait cherché. Relisons ces deux phrases admirables : Je marchais distrait et rêvant sans regarder autour de moi quand tout à coup je me sentis saisir les genoux. Je regarde et je vois un petit enfant de cinq ou six ans qui serrait mes genoux de toute sa force en me regardant d’un air si familier et si caressant que mes entrailles s’émurent et je me disais : c’est ainsi que j’aurais été traité des miens.32

Le second, c’est celui de la « mouche » parlant à l’oreille du tonnelier qui vient jeter un voile d’épouvante sur cette scène heureuse et briser totalement ce lien si pur qui, dans l’instantanéité d’un contact physique, avait submergé Rousseau d’émotion. Ces deux anecdotes relatives à des enfants forment une sorte de diptyque probablement involontaire – je ne crois pas du tout à la volonté esthétique du Rousseau des Rêveries de créer ce type de symétries qui sentirait la fabrication : dans la première, Rousseau rompt inconsciemment un lien qui est devenu insensiblement pesant. Dans la seconde, il voit un lien bien plus fort et plus intense, d’une pureté presque incompréhensible, brisé prématurément par une intervention tierce. Dans la première, il interrompt le lien humain luimême, avant qu’il ne devienne pénible. Dans la seconde, il n’est pas allé jusqu’à la limite de ce que le lien pouvait lui apporter, et le voit détruit par une action étrangère, marquée par des signes menaçants. Cette deuxième anecdote fait penser dans ses deux moments les plus forts à un récit de rêve : le contact inattendu et fulgurant du corps de l’enfant puis le guet des signes de malveillance semblent en effet participer d’une logique d’événement rêvé, et si Rousseau ne mentionnait le fait qu’il est 32

OC, I, p. 1089.

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revenu sur les lieux à plusieurs reprises en espérant revoir l’enfant, on pourrait croire qu’il a confondu le rêve et la réalité. Quant à l’anecdote des petites filles et du marchand d’oublies, elle illustre encore un autre cas de figure, celle d’un lien provisoire et factice, reposant sur une médiation entre Rousseau et les enfants qu’il veut rendre heureuse. Et comme dans le cas précédent, Rousseau espère renouveler la scène et revient hanter les lieux de la rencontre ultérieurement, mais le scénario ne se reproduit pas. Ce qui est frappant dans cette scène d’une étrangeté extrême, c’est la manière dont Rousseau se protège au maximum en restant en quelque sorte dans ses coulisses et organise presque incognito, et en intercalant des médiateurs, le bonheur d’autrui. Rien ne vient gâcher ce plaisir et aucune mention de réticences du vendeur d’oublies, des petites filles ou de la religieuse ne vient suggérer d’une manière ou d’une autre que ces personnages seraient entrés dans le complot. JeanFrançois Perrin, dans un livre magistral, a commenté cet épisode mieux que je ne pourrais faire33. Je me contente donc de ces quelques remarques. Il est difficile de trouver quelque chose dans la littérature antérieure, en tout cas dans la littérature non fictionnelle, qui ressemble à la série d’anecdotes dont je viens de parler. Si on en reste à l’idée que l’anecdote est un « récit de petit fait vrai » les textes en question sont incontestablement des anecdotes. Et pourtant ils sont si parfaitement étrangers à l’anecdote telle qu’elle a concerné la culture de l’époque classique et telle que Karine Abiven en a rendu compte dans son livre que ce n’est, si je puis dire, ni tout à fait du même objet, ni tout à fait d’un autre, qu’il s’agit. On pourrait se débarrasser du problème en disant que les anecdotes de Rousseau n’ont tout simplement rien à voir avec celles de SaintSimon, de Tallemant des Réaux et de leurs innombrables contemporains moins célèbres et moins brillants mais tout aussi friands d’anecdotes. On pourrait aussi mettre cela sur le compte de la culture protestante de Rousseau, ou sur celui de son statut social, mais cela me paraît un peu court, d’autant plus que comme je l’ai rappelé avec l’exemple du JugeMage Simon dans les Confessions, il n’est pas si absolument étranger à une culture de l’anecdote qui n’était pas une propriété privée absolue des élites d’Ancien Régime. Mais si l’on tente de recenser les éléments qui, au lieu de rattacher les anecdotes de Rousseau à la tradition massive du récit anecdotique dans la littérature factuelle d’Ancien Régime, marquent sa différence, le premier est la disparition quasi-totale de tout ancrage de ces récits dans la culture de la conversation. Rousseau, on le sait, est 33

Voir Rousseau, Le Chemin de ronde, op. cit.

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l’adversaire déclaré de cette culture, et du culte de l’esprit qui lui est associé, et il l’a maintes fois dénoncée, aussi bien dans le second discours que dans la Nouvelle Héloïse, mais il n’y a ici, dans les Rêveries, rien de partisan, rien qu’on puisse mettre sur la mise en pratique dans l’écriture d’une théorie anti-conversationnelle. Cette culture de la conversation lui est tout simplement devenue parfaitement étrangère, et il ne songe même pas à elle en donnant à ses anecdotes cette espèce de simplicité ascétique qui refuse les ornements stylistiques, les parades séductrices, l’esprit de connivence et de médisance avec un destinataire moulé sur le modèle du discours social. Le rapport au lecteur ou au destinataire est donc modifié lui aussi de manière fascinante, quelque part entre la suspension totale de toute communication, le fantasme d’un destinataire malgré tout mais qui ne ressemble à aucune image familière d’un lecteur possible jusque-là répertoriée, et a le caractère fantomatique des êtres humains avec lesquels il entre en contact de manière volatile dans sa vie de promeneur pas tout à fait et pas toujours complètement solitaire ; quelque part donc entre tout cela et le retour à soi qui fait que l’anecdote, comme dans le journal intime qui est en train d’émerger dans ces dernières décennies du XVIIIe siècle, engage aussi et surtout un rapport de soi à soi-même. Ces anecdotes ne sont donc absolument pas solubles dans la rhétorique, et démentent à elles seules le lien entre récit anecdotique et rhétorique qui paraît une évidence à Karine Abiven. Mais l’objet référentiel de l’anecdote rousseauiste est encore plus remarquable que sa structure énonciative et communicationnelle, tout en entretenant avec elle un rapport intime et profond. Alors que ce qui suscite la verve anecdotique chez pratiquement tous les maîtres de l’anecdote de la période 1650-1750 est la « singularité » de ce qui est rapporté : extravagances, incongruités, éléments insolites ou ridicules qui font saillie sur la surface plane du réel, et qui méritent, aux yeux des mémorialistes, de devenir objets de récit, ou son caractère « illustratif » (ce qu’ils appellent « caractériser »), les « petits faits » qui attirent l’attention de Rousseau sont d’une nature qui n’aurait attiré celle d’aucun d’entre eux. Leur insignifiance et leur ténuité sur le plan proprement factuel sont telles qu’il faut avoir développé un rapport au monde radicalement différent pour seulement songer à en rendre compte et à creuser dans l’écriture leur profondeur existentielle. L’anecdote du vieil invalide est de ce point de vue la plus pure, la plus parfaitement étonnante de toutes, car il ne s’y passe finalement rien d’autre que la cohabitation provisoire de deux êtres humains qui restent l’un pour l’autre des anonymes et entrent l’un avec l’autre dans une sorte d’échange élémentaire, sans enjeu apparent qui dépasse le bref moment

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qu’ils passent ensemble, et qui prend cependant dans l’œuvre une résonance universelle, qui peut faire penser à Shakespeare aussi bien qu’à Beckett. En outre, alors que les rapports sociaux ont tant d’importance dans le monde des anecdotes d’Ancien Régime, c’est le rapport d’être humain à être humain dépouillé de toute composante hiérarchique, ou le rapport d’adulte à enfant exprimé dans son affectivité la plus absolument épurée, qui sont ici en question, d’une manière qui tient sans doute d’un côté à la pensée de l’homme développée par Rousseau, dont il ne cesse de répéter qu’elle n’est pas seulement une construction conceptuelle mais qu’elle ne fait qu’un avec son être, mais peut-être aussi, d’un autre côté, à un aspect de sa sensibilité qui reste ancré dans un christianisme très pur, pour lequel n’importe quel homme, rapporté à la dimension spirituelle de son être, en vaut un autre. On se souvient de la phrase qui conclut Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui ». Je n’ai jamais été complètement convaincu par la sincérité de Sartre dans cet exercice de modestie et de remontée à l’essentiel le plus élémentaire de l’existence humaine. En revanche, c’est exactement ce que les fascinantes anecdotes des Rêveries du promeneur solitaire racontent, et surtout celle du vieil invalide, ces moments éphémères où le spécimen d’humanité le plus extraordinaire et atypique de son temps, Jean-Jacques Rousseau, et des hommes ordinaires, communient dans une humaine condition ramenée à sa plus frissonnante nudité. Et c’est peut-être aussi pourquoi les Rêveries, ce texte qui ne s’adresse à personne, et qui n’a de son propre aveu aucun « lecteur virtuel », émeut, bouleverse, fascine, peut-être plus que n’importe quel autre de son extraordinaire auteur, ses lecteurs effectifs, ses lecteurs « réels ».

V.

FIGURATIONS DU DESTINATAIRE

« CE QU’IL FAUT DIRE À L’HISTOIRE » : ÉCRITURE DU TÉMOIGNAGE ET FIGURATION DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES DE LOUVET DE COUVRAY Cyril FRANCÈS

Publiées en 1795, les Quelques notices pour l’histoire et le récit de mes périls depuis le 31 mai 1793 de Louvet de Couvray sont une œuvre singulière dans la constellation des Mémoires sur la Révolution. Louvet y revient sur les intrigues politiques qui ont précédé la proscription des Girondins avant de narrer sa fuite à travers le pays, accompagné d’une poignée d’autres condamnés, afin d’échapper au tribunal de la Terreur. Le texte est rédigé au fil de l’errance de son auteur, d’abord dans les grottes de Saint-Émilion puis dans une caverne des montagnes suisses où il a trouvé refuge. L’évocation abondante des circonstances d’écriture dans le discours qui encadre le récit construit une scène d’énonciation agonistique au sein de laquelle une parole précaire se déploie dans le sursis qui la sépare de l’échafaud. Traqué, apprenant progressivement la mort de ses compagnons d’infortune, craignant pour sa femme Lodoïska, Louvet écrit dans l’urgence d’une situation tragique instituée dès les premières lignes : « Ici, comme là-bas, le temps me manque » (p. 11)1. Cette dramatisation des conditions d’énonciation n’est pas sans conséquence générique : Je jette des notes et voilà tout. Qu’on ne s’attende ni à la concision du style, ni à l’abondance des détails. À vrai dire, je n’écris ni l’histoire ni même ce qu’on appelle des mémoires. (p. 11)

Œuvre fragmentaire, à la fois produit et victime de la violence des événements, les Notices ne peuvent donc s’appuyer ni sur la rigoureuse clarté de l’Histoire ni sur la patiente minutie des Mémoires. De fait, pour user d’une catégorie générique plus moderne mais tout aussi labile que celle des Mémoires, les Notices se rapprochent du témoignage et de sa scénographie propre qui, d’après Jean-Louis Jeannelle, établit « un discours spontané, menacé par l’étouffement, mais parvenant 1 Les références renvoient à l’édition de Michel Vovelle et Henri Coulet, Paris, Desjonquères, 1988.

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à vaincre le silence ou le désintérêt général afin de faire émerger une vérité profonde »2. Selon ses propres mots, Louvet est animé par l’impératif de « dire » quelque chose à l’Histoire avant qu’elle ne l’engloutisse, lui et ses compagnons d’infortune3. Sa parole s’oppose non seulement à une réécriture mensongère des événements par les Jacobins, mais prolonge aussi les joutes rhétoriques qu’il menait à la Convention et dans son journal La Sentinelle : elle défend des valeurs et s’inscrit dans la continuité d’une action politique. En ce sens également, ces Notices s’offrent à nous comme un témoignage parce que leur « soubassement argumentatif »4 les érige en preuves dont il reviendra au tribunal de l’Histoire de faire usage. Enfin, les Notices possèdent une troisième caractéristique du témoignage, celle de l’omniprésence du destinataire, dont la figure s’inscrit avec d’autant plus d’intensité dans le texte que la communication avec lui paraît incertaine. Le hiatus entre l’expérience vécue par le témoin et l’univers de croyance du lecteur rend en effet l’adhésion de ce dernier problématique : elle n’est jamais acquise et le discours doit en construire les conditions de possibilité. La fidélité à la réalité non seulement ne suffit pas à l’accréditation mais peut de surcroît lui faire obstacle, d’autant que le témoin n’a aucune légitimité a priori : contrairement au mémorialiste, ni son statut social ni son rôle historique ne garantissent son propos et, à la différence de l’autobiographe, il ne peut pas non plus compter sur une « communauté d’expérience »5 avec son lecteur. Dans une optique pragmatique, le genre du témoignage est donc traversé par une volonté de « faire-croire » dont l’analyse du fonctionnement engage celle du destinataire. Cette volonté détermine ce que Carole Dornier et Renaud Dulong appellent une « esthétique du témoignage », soit une poétique narrative soutenant « une communication directe du narrateur au lecteur »6 qui est à la fois propre à chaque œuvre et tributaire d’une historicité : les modalités d’accréditation d’un témoignage ne sont plus aujourd’hui celles qu’elles étaient au tournant des Lumières. 2

Jean-Louis Jeannelle, « Témoignages et modalités d’accréditation », dans L’Accréditation des discours testimoniaux, D. Legallois, Y. Malgouzou et L. Vigier (éds.), Toulouse, Éditions universitaires du Sud, coll. « Champs du signe », 2011, p. 27. 3 La formule arrive sous sa plume lorsqu’il évoque les circonstances de publication du décret d’arrestation des députés Girondins : « Mais ce qu’il faut dire à l’histoire, c’est que le 20 mai une autre conspiration devait être exécutée contre les républicains de la Convention » (p. 56). 4 Ibid., p. 28. 5 Ibid., p. 32. 6 Carole Dornier et Renaud Dulong (éds.), Esthétique du témoignage, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005, p. XIV.

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Dans le cas des Notices, cette esthétique a été interprétée à l’aune de la pratique de romancier de Louvet. Sous cet angle les adresses au destinataire – qui sont, il est vrai, une constante des Notices autant que de Faublas – sont généralement perçues comme le signe d’une « grande porosité entre le genre romanesque et les Mémoires »7, notamment à cause de leur recours au pathétique. Une telle approche minore largement la logique testimoniale du texte, au point que la scénographie qui la fonde soit renvoyée au statut de « pure coquetterie » et que la forme du témoignage soit envisagée comme le déguisement d’une ambition avant tout littéraire8. Pourtant, si l’omniprésence du destinataire s’apparente bien à un moyen d’outrepasser les normes du récit factuel, c’est moins pour y introduire la distance d’une fiction qu’afin « d’établir et de maintenir le contact entre deux sensibilités humaines »9 et partant de rapprocher le lecteur de l’intensité et de la vérité de l’expérience vécue par le témoin. C’est en abordant dans cette perspective les modalités esthétiques de l’implication du destinataire dans les Notices que nous voudrions montrer comment elles déterminent pour Louvet la valeur éthique et épistémique de son témoignage. Les Mémoires mettent en scène une pluralité d’instances de destination. Au lecteur virtuel s’ajoutent de nombreux destinataires internes à l’univers de la diégèse, d’interlocuteurs que Louvet interpelle sans cesse : d’abord Lodoïska, amante chérie dont il est séparé durant une large part du récit, mais aussi les autres proscrits, ses adversaires politiques et les quelques âmes charitables qui l’ont aidé dans sa fuite. Le mémorialiste semble bien partager avec le personnage de son roman Faublas le « besoin constant d’un public » selon le mot de Jean-Paul Schneider10. Toutefois, pour s’en tenir dans un premier temps au lecteur virtuel, celui-ci n’est pas investi des 7 Anne Coudreuse, « Entre diction et fiction : l’héritage romanesque dans les Mémoires de Louvet de Couvray », dans Filiation, modèles et transmission dans les littératures européennes (1740-1850), Françoise Le Borgne (éd.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 169. 8 Valérie van Crugten-André, Les Mémoires de Jean-Baptiste Louvet ou la tentation du roman, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 253. Cette volonté de ramener à toute force le récit des Mémoires vers le romanesque conduit Anne Coudreuse et Valérie van CrugtenAndré à des analyses parfois surprenantes tant elles inversent la logique des genres et des discours : il nous semble par exemple discutable de lire la lettre que Louvet écrit à Lodoïska lors de son départ de Paris vers la Suisse et qu’il insère dans les Mémoires comme un « effet de réel » (Coudreuse, p. 169 et Crugten p. 233). 9 Dornier et Dulong, Esthétique du témoignage, op. cit, p. XIV. 10 Jean-Paul Schneider, « Figures du lecteur dans les Amours du Chevalier de Faublas », dans Entre libertinage et révolution, Jean-Baptiste Louvet, Pierre Hartmann (éd.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 137.

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mêmes fonctions dans le roman et dans les Mémoires. Au-delà de la ressemblance formelle liée à la figure de l’apostrophe, les adresses dessinent dans le roman un destinataire polymorphe et appellent à une relecture critique de la narration dont elles exhibent les ambigüités. Rien de tel dans les Mémoires où Louvet érige le destinataire en juge des événements aussi bien que de la conduite du héros et de celle du récit, en comptant sur son empathie et son honnêteté. Le lecteur sollicité par le texte est à la fois un « homme impartial » (p. 16) et « assez malheureusement sensible » (p. 196) pour compatir aux souffrances des proscrits. Il est enfin un « ami de la liberté » (p. 46) solidaire des orientations idéologiques du tribun girondin. Son portrait est aussi cohérent que son existence est incertaine : Louvet s’adresse à lui par-delà les circonstances historiques, lorsque la Terreur dissipée aura permis à la vertu de s’exprimer à nouveau. Sorte de jumeau posthume du mémorialiste, il s’en rapproche par ses valeurs et sa sensibilité, mais lui demeure irrémédiablement lointain parce qu’il vit dans un temps étranger à l’inouïe barbarie de la Terreur, pendant laquelle « les gens de biens [furent] si lâches et les méchants si furieux » (p. 73) : « Souvenez-vous que Robespierre vivait encore » prend notamment soin de rappeler Louvet pour justifier plusieurs péripéties de son histoire. À ce lecteur incessamment interpellé incombe la responsabilité d’évaluer le lien entre la configuration du récit et la valeur exemplaire de l’expérience dont il témoigne. Louvet ne cesse en effet de souligner l’écart entre son récit et une norme narrative implicite dont la concision serait le trait dominant, écart qui marquerait pourtant le lieu même d’inscription de l’intérêt suscité par le texte. Ainsi, après avoir longuement raconté un contrôle subi sur les routes de Normandie, il écrit : Voilà bien des détails : vainement voudrais-je les excuser auprès de ceux qui les trouveraient trop longs ; mais j’aime à penser que dans quelques années un moment viendra où plus d’un lecteur y trouvera quelque doux plaisir. Eh ! qui sait quel degré d’intérêt y peuvent ajouter encore les événements que l’obscur avenir prépare. (p. 87)

La phrase superpose trois images du destinataire, ou plutôt trois formes de son investissement : la première renvoie à la tension narrative menaçant de se diluer dans la multiplicité des détails, la deuxième se greffe à une dynamique affective encore relativement indéterminée mais qui soutient le geste d’écriture (« j’aime à penser ») et finit dans un troisième temps par autoriser l’inscription du texte dans un futur potentiel où il obtiendra la valeur et l’intérêt d’un document historique. Louvet anticipe une double réception, l’une reposant sur le souci de vérité historique, l’autre sur l’identification sensible au héros dont les épreuves et les

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angoisses deviennent la source d’un investissement affectif paradoxal puisqu’il semble transformer l’expérience écrite du malheur en agrément d’ordre esthétique. Le « doux plaisir » noue en un même horizon de réception l’Histoire et la littérature, posant l’un des enjeux majeurs du texte sur lequel nous reviendrons. L’ensemble des Mémoires ne cesse ainsi de vouloir concilier deux visées pragmatiques, l’une dans laquelle le lecteur est invité à entendre et à répéter « ce qu’il faut dire à l’histoire », l’autre qui joue sur des processus d’identification et d’empathie créant par-delà le récit une continuité du sensible et autorisant une circulation sans rupture des émotions. Voici par exemple ce que Louvet écrit après l’action généreuse d’un marchand qui se propose de le conduire vers Paris tout en le sachant recherché : « Vous qui me lisez, je ne sais si vous êtes émus autant que je le fus : Je l’écoutais, j’admirais en silence, et mes yeux se mouillaient de larmes » (p. 156). Aussi éloignées qu’elles puissent sembler dans leurs effets et aussi contradictoires qu’elles nous apparaissent dans leurs moyens (la parole impérieuse et transparente qui doit informer l’Histoire s’accommodant mal, pour le lecteur actuel, de la théâtralisation pathétique des péripéties narratives), ces deux logiques n’en participent pas moins d’une même mise en œuvre de la vérité dont le mémorialiste regarde « comme un crime la seule pensée de l’altérer » (p. 11). En ce sens, le pathos qui habite les adresses au destinataire, s’il manifeste certes un glissement du factuel vers un discours où s’entend l’écho de la fiction, vaut surtout comme preuve de l’authenticité du dire : sa force expressive tend à abolir la distance entre l’extrême singularité de l’expérience racontée et la capacité du lecteur à y reconnaître une vérité et à y répondre. Dans la mesure où le double enjeu de la parole testimoniale est d’accréditer la réalité qu’elle expose et « d’établir un pont entre une parole subjective pour qui l’événement présuppose une vérité intime et corporelle et une réception nécessairement désubjectivante »11, le pathétique permet à la fois de rendre le témoignage crédible et subjectivable. Il donne en effet une forme immédiatement intelligible au contenu événementiel en l’inscrivant dans certains usages de l’émotion historiquement déterminés. Autrement dit, il rend le témoignage transmissible en s’appuyant sur les habitudes de réception du lecteur du XVIIIe siècle. Certains enjeux de l’écriture sensible se trouvent néanmoins modifiés en retour par sa vocation testimoniale. En l’occurrence, ce n’est pas une 11 Yannick Malgouzou, « Témoignage des camps et accréditation de l’événement : une équation problématique » dans L’accréditation des discours testimoniaux, op. cit, p. 177.

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communion dans les larmes que vise Louvet et le « je ne sais » de la citation instaure un écart irréductible entre le vécu et sa réception, entre le témoin et son destinataire, que le pathétique n’a pas pour vocation de combler illusoirement. De façon similaire, les adresses qui scandent la narration invitent le plus souvent à une recomposition intellectuelle des sentiments qui fait l’économie de leur description tout en incluant le lecteur dans la fabrique du pathos. Des formules récurrentes comme « Jugez de mon émotion » (p. 58), « Qu’on juge des transports de ma joie » (p. 75), « Jugez de nos transes à ce magnifique spectacle » (p. 116) fonctionnent comme des embrayeurs d’empathie mais induisent également une distance réflexive face à l’émotion sollicitée. En postulant une sensibilité commune à l’auteur et au lecteur, ces adresses construisent les conditions de son adhésion au récit ; elles visent cependant moins une identification compassionnelle immédiate qu’une évaluation de l’émotion évoquée par un retour du lecteur sur lui-même. Une part d’incommunicable demeure à laquelle un acte cognitif, et non un ressenti émotif, doit suppléer. Le témoignage porte donc autant sur une réalité historique que sur les émotions individuelles et collectives qu’elle engendre, celles-ci étant l’enjeu d’une reconstitution dans laquelle le lecteur est impliqué sans y être immergé. Les Mémoires établissent toutefois un autre dispositif énonciatif, plus complexe, par le biais duquel ces émotions semblent surgir intactes du sein de l’énoncé qui les met en œuvre. Ce dispositif repose sur la multiplication des apostrophes aux compagnons de proscription et aux belles âmes rencontrées au cours de la fuite. En tissant progressivement la voix collective des victimes de la Terreur, ces interpellations dessinent une seconde stratégie d’accréditation du récit, qui n’est plus ordonnée par la médiation d’un acte de jugement mais par celle d’une exhibition et d’une dramatisation du lien pathique qui unit les protagonistes des Mémoires. Une distance est encore maintenue, mais elle est créée par d’autres moyens : le lecteur, devenu le tiersinclus du discours, assiste, dans l’édification d’un théâtre affectif, à l’élaboration de valeurs qui fondent une communauté symbolique. Les interlocuteurs convoqués, dans l’intensité de leur présence, voient leur souvenir vivifié en même temps que leur image exemplarisée : l’investissement émotif témoigne d’une fidélité mémorielle qui conditionne la survie d’un idéal éthique et politique auquel il revient implicitement au lecteur de répondre. Deux exemples, opposés par le geste qu’ils rappellent mais communs dans leur visée, peuvent le montrer. Dans le premier, Louvet apostrophe

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la femme qui a ouvert sa porte aux fugitifs alors qu’ils étaient traqués dans le Calvados : Ô madame *** ! Je ne puis vous nommer aujourd’hui sans vous perdre ; mais la vertu ne reste pas sans récompense ; et s’il est toujours impossible que je vous produise à la reconnaissance des républicains, du moins n’en doutez pas, celui qui fit à son image votre âme céleste, votre Dieu, le mien, un Dieu de bienfaisance et de bonté, n’oubliera point quels périlleux devoirs vous avez remplis pour nous, et comment environnée de nos bourreaux, vous leur avez dérobé leurs victimes…(p. 73)

L’impossible nomination de l’interlocutrice signale l’intenable contradiction d’une parole captive du présent et aveugle au devenir historique dans lequel elle espère pourtant parvenir à s’inscrire. Parce que son écriture est contemporaine de l’expérience dont il s’efforce de rendre compte, le témoignage manque ici à l’une de ses fonctions premières, celle de « porter à la reconnaissance » de la postérité l’identité des acteurs d’une histoire oubliée. C’est ce défaut du nom que l’énergie pathétique déployée dans l’apostrophe vient en partie réparer, en installant dans le présent de l’énonciation la mémoire d’un geste de bienfaisance exemplaire dont, au-delà de l’Histoire, seule la mémoire divine peut répondre. L’adresse directe à la bienfaitrice permet de réactualiser la bonté du geste passé dans la parole qui lui rend justice, lui ouvre la perspective d’une consolation et en fait le socle sacré d’une humanité partagée dans l’élan de la charité (« votre Dieu, le mien ») : au lecteur revient tacitement la responsabilité morale de se hisser à la hauteur de ce geste et d’en conserver le souvenir. L’authenticité du dire repose sur un double acte d’interlocution : d’une part la fidélité qu’il promet à un acte de bonté qui transcende les malheurs du temps, d’autre part le souvenir qu’il en transmet au lecteur et qui l’engage dans le processus mémoriel. L’autre exemple est celui de Charlotte Corday, à qui Louvet s’adresse longuement en clôture de la première partie des Mémoires. Sa figure est l’exacte inverse de celle de la généreuse hôtesse du Calvados : le mémorialiste ne l’a jamais connue alors que son nom resplendit sur la grande scène de l’Histoire. L’adresse fonctionne pourtant sur une logique identique, quoique davantage accentuée, celle d’une solidarité mémorielle transcendant la tragédie historique qui en est la source. Louvet commence par définir l’enjeu de sa propre parole : conserver intacte l’image de la meurtrière de Marat, la préserver de la déformation que lui font subir les « dessinateurs cordeliers » ainsi que de l’altération découlant de l’oubli : « tu seras toujours sans cesse devant nos yeux, fière et douce, décente et belle comme tu nous apparus toujours » (p. 66). L’hypotypose réalise ce

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que l’apostrophe promet, mettant sous les yeux du lecteur l’image immaculée de la destinataire. Dans un second temps, après en avoir fixé l’image, Louvet tente d’articuler son propre dire à celui de Charlotte Corday. Saluant notamment l’épître qu’elle envoya à Barbaroux et qui doit « passer à travers les siècles », il se tourne à son tour vers Barbaroux pour lui envier d’en avoir été le dépositaire, puis s’adresse à sa femme Lodoïska pour se féliciter d’avoir été nommé par Corday lors de son interrogatoire, avant de revenir finalement vers cette dernière : Charlotte Corday m’a nommé ; je suis sûr de ne pas mourir ! … Charlotte Corday, toi qui seras désormais l’idole des républicains, dans l’Élysée où tu reposes avec les Vergniaud, les Sydney, les Brutus, entends mes derniers vœux, demande à l’Éternel qu’il protège mon épouse, qu’il la sauve […] ; et si mes prières ne sont pas exaucées, si ma Lodoïska devait tomber sur un échafaud, ah ! que du moins je ne tarde point davantage à l’apprendre, et bientôt j’irai dans les lieux où tu règnes, me réunir avec ma femme et m’entretenir avec toi. (p. 67)

Des mots de sa déposition jusqu’à son intercession fictive auprès de l’Éternel, la parole de la martyre girondine recouvre et relaie celle du mémorialiste, lui conférant la portée historique et la profondeur mythique dont sa hantise est de manquer. La parole testimoniale de Louvet puise ici son énergie rhétorique dans l’écho qu’elle offre à celle de son interlocutrice, rétablissant à travers cette co-énonciation l’unité d’une même voix « républicaine » qui, de Brutus à Corday en passant par Barbaroux et Louvet lui-même, traverse les âges de l’Histoire. Dans ces mises en scène de destinataires ponctuels se constitue la « force figurative » du témoignage, qui conduit « le langage à faire signe vers ce qui dépasse la capacité des signes »12 ; en l’occurrence chez Louvet la passion qui unit les membres de la communauté républicaine, à la fois au sens de souffrance partagée et d’élan vers un idéal commun. Vivants ou morts, personnalités héroïques ou humbles anonymes, individus isolés ou groupes institués, toutes ces figures que Louvet ne cesse de solliciter permettent d’accroître la densité pathétique des événements, de restaurer une communauté de destin et de fournir à l’expérience sa substance humaine et historique. C’est cette substance que le lecteur, au-delà des personnages explicitement interpellés, est appelé à appréhender et à investir affectivement grâce au pouvoir de dramatisation et de présentification des apostrophes. Les procédés rhétoriques qui gouvernent la 12 Jean-Philippe Pierron, Le Passage de témoin. Une philosophie du témoignage, Paris, Éditions du Cerf, 2006, p. 49.

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mise en récit sont alors directement liés à la visée éthique du témoignage qui s’efforce de « rendre présent ce qu’il atteste »13 : la vertu et le martyre de ceux que Louvet appelle les « républicains ». Dans les Notices, le lecteur est donc à la fois directement interpellé et implicitement pris à témoin : il est de cette façon doublement engagé, sur le plan affectif comme sur le plan moral, dans le partage d’une expérience et dans sa commémoration. Cette double implication est à la fois accentuée et mise en abyme par le recours à une ultime destinataire : Lodoïska. Celle-ci procure en effet au récit sa cohérence narrative et à l’énonciation son point d’équilibre, puisqu’elle ordonne la mise en intrigue autant qu’elle polarise la réception. Sur le plan du récit, la tension narrative du témoignage provient d’effets d’attente reposant sur l’ignorance feinte des retrouvailles entre les deux amants, ignorance abondamment mise en scène dans de multiples apostrophes de ce type : « À quels nouveaux périls je courais ! Que de peines, que de fatigues j’allais chercher ! En quels lieux te retrouverais-je, ô ma Lodoïska ? » (p. 111). L’adresse à Lodoïska est ici l’instrument d’une dramatisation qui s’apparente à une transposition du temps vécu à l’intérieur du temps raconté. La suspension du point de vue rétrospectif transporte imaginairement le moment de l’énonciation dans le passé, privilégiant l’effet de présence au détriment de la pure logique factuelle. La narration feint d’être contemporaine de l’expérience dont elle semble présenter le compterendu immédiat et transparent : l’adresse pathétique serait le fragment immaculé d’une émotion arrachée au passé. La manœuvre rhétorique, qui conduit le témoignant à s’effacer devant le témoin, plonge ainsi le lecteur dans l’expérience intérieure de ce dernier et permet son immersion dans le temps des événements narrés en recréant les conditions dans lesquelles ils ont été vécus. L’artificialité du procédé est pourtant pointée à la fin du récit, qui fait réapparaître quasi magiquement Lodoïska aux côtés de Louvet : « Dieu protecteur, grâces te soit rendues ; elle est de retour. C’est sous ses yeux que je jette ces dernières lignes » (p. 201). Ce bouclage du temps du récit sur celui de l’écriture brise l’illusion entretenue de leur coïncidence, la dénonce comme simulation, sans pour autant lui enlever le poids de vérité dont elle était porteuse. Au contraire, la Lodoïska qui regarde s’achever la rédaction des Mémoires se porte garante de leur authenticité. 13 Nous empruntons cette formule à Jean-Philippe Pierron, « De la fondation à l’attestation morale : Paul Ricoeur et l’éthique du témoignage », Recherches de science religieuse, 91-3, 2003, p. 435.

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Cette « femme douée de tant d’esprit, d’une sensibilité si exquise, d’un si grand courage » incarne conjointement le référent du témoignage, sa destinataire idéale et son instance interne d’attestation. Le récit quant à lui, malgré la mise à nu de la modalité fictionnelle qui préside à sa composition, est ramené à ce qui le fonde et le légitime : le lien passionnel unissant son énonciateur et sa destinataire, la force interlocutive qui traverse sa parole et qui en fait le sens. De cette force que le sentiment amoureux insuffle au cœur de l’expérience et de la conscience des individus, Louvet ne trouve pas d’autres exemples que romanesques. Aussi, lorsqu’il convoque Rousseau à la fin des Mémoires, c’est moins pour prendre comme modèle l’auteur des Confessions que pour mettre ses pas dans ceux de Julie et Saint-Preux, au point, lors d’une adresse au bois d’Élinens, d’abolir la frontière entre réalité et fiction : « Que s’ils ont aussi visité vos ombrages, bois d’Élinens, vous pouvez vous glorifier d’un rare prodige : en moins d’un siècle, vous avez vu deux couples d’amants » (p. 199). Cette fusion, partiellement hallucinatoire, des deux univers conditionne néanmoins un retour à l’Histoire qui s’opère par le biais d’une nouvelle adresse à Lodoïska : Maintenant, ô mon épouse idolâtrée, je vais graver sur ces arbrisseaux tes chiffres déjà mille fois gravés dans ces solitudes ; et si quelque jour des hommes libres et des amants, sans doute il s’en trouvera dans ces contrées républicaines, si des amants ont mérité que ce délicieux asile leur soit ouvert, à l’aspect de cet antique monument de notre union fortunée, ils sentiront leurs cœurs pénétrés d’une émotion plus douce […]. Qu’ils pleurent le fruit laborieux de nos veilles, le précieux reste de nos amis, la patrie si chère à notre printemps perdus, et perdus sans retour ; qu’ils pleurent, nous le permettons. Mais que bientôt, consultant leurs cœurs, saisis de cet enthousiasme qui n’appartient qu’aux vrais amants, que bientôt ils s’écrient dans leur joie : La foule des mortels dut encore leur porter envie, il leur restait l’amour. (p. 201)

Les « chiffres gravés » sur les arbrisseaux, symbole d’une existence encore précaire mais destinée à croître, sont la métaphore du récit qui s’achève et dont l’ultime vocation, toute politique, est d’attendrir et d’affermir le cœur des amants républicains à venir. Dans l’interlocution établie avec Lodoïska se dessine ainsi l’horizon de la parole testimoniale comme épiphanie du sentiment au sein de l’Histoire. Le sentiment amoureux devient le vecteur et le modèle de la refondation d’une communauté « d’hommes libres » mue par le souvenir du printemps perdu de la patrie. En ce sens, la fuite hors du monde symbolisée par l’exil à Élinens et le reflux de la parole vers l’intersubjectivité amoureuse permettent paradoxalement d’envisager une régénération politique et

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historique. Et l’enfant que porte Lodoïska, mentionné dans les dernières lignes, se comprend alors comme le symbole de « l’enfance d’une histoire encore à construire »14. L’usage par Louvet de modèles d’écriture en partie fournis par la fiction sentimentale (dont l’omniprésence du destinataire est l’un des aspects les plus visibles), atteste donc paradoxalement de la vérité de l’expérience historique que la narration dépeint. Par là, les Mémoires traduisent une reconfiguration des rapports entre Histoire et littérature, puisque cette dernière tient lieu simultanément de principe d’accréditation du témoignage, de monument d’une mémoire collective et d’instrument de subjectivation politique. La compassion que le texte sollicite a pour vocation de légitimer une action comme d’élaborer un exemple à suivre ; elle manifeste un double travail de l’Histoire par la littérature : celle-ci permet de formaliser l’expérience passée mais ébauche également le mouvement d’une palingénésie. « L’homme libre », destinataire ultime que Louvet appelle de ses vœux, le récit le vise autant qu’il s’efforce d’en rétablir les conditions d’apparition historique par le recours à un imaginaire littéraire. Cette ambition ne sera que partiellement accomplie : le texte laissera en effet insensible « la jeunesse parisienne » vers qui Louvet se tourne à l’orée des Mémoires (p. 13) et sur laquelle il espère influer – les muscadins de l’après Thermidor l’accableront de quolibets. Son témoignage trouvera en revanche un écho profond chez les Idéologues, notamment chez Benjamin Constant qui semble, dans l’hommage qu’il rend à Louvet après sa mort, se fondre dans les traits du lecteur idéal dessinés par les Notices : « Nous, ambitieux de partager l’honorable proscription qui menace tous les amis de la liberté, nous qui réclamons aussi pour nous la haine de ses ennemis, nous avons voulu payer à la cendre d’un républicain le tribut de notre estime »15.

14 Stéphanie Genand, Le Libertinage et l’histoire : politique de la séduction à la fin de l’Ancien Régime, Oxford, Voltaire foundation, 2005, p. 250. 15 Benjamin Constant, Œuvres I. Écrits de jeunesse (1774-1799), Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998, p. 543-544.

À QUI S’ADRESSENT LES ROMANS LIBERTINS À AMBITION PHILOSOPHIQUE EXPLICITE ? Colas DUFLO

Le roman à ambition philosophique se caractérise par l’hybridité de textes qui racontent une histoire fictive et qui, en même temps, veulent donner à penser au lecteur en dehors de l’univers de la fiction, qui veulent combiner la jouissance intradiégétique et le propos extradiégétique. Cette ambition de ce qu’on peut appeler la philosophie narrative produit des textes instables, ou plutôt des textes qui contraignent à une lecture instable, amenée sans cesse à changer d’assiette selon qu’elle est invitée à apprécier la fiction ou à approuver les raisons. Une telle hybridité ne doit pas être comprise comme un défaut du texte, même si elle peut choquer parfois, aujourd’hui bien plus qu’au dix-huitième siècle, nos attentes en matière romanesque. Elle est revendiquée dans l’œuvre elle-même, et fait partie de la jouissance esthétique attendue. Les romans à ambition philosophique proclament la nécessité pour le roman de n’être pas seulement roman, ils sont étrangers à l’idée d’une littérature pure et pour elle-même, réclament et légitiment une jouissance esthétique impure. Cette ambition se manifeste bien sûr par la présence de parties argumentatives (dialogues, dissertations, réflexions…) mais l’hybridité se manifeste aussi par la manière dont ces romans programment la réception instable du texte dans la figuration du destinataire en multipliant les signes qui trouent la fiction. Il s’agit d’un phénomène d’autant plus intéressant à observer dans le roman-mémoires, non seulement parce qu’il s’agit de la forme dominante de la période, mais surtout parce qu’il s’agit d’un genre mimétique, au sens où le roman mime les mémoires « réels » : le narrateur étant luimême un personnage de la fiction qu’il raconte, il n’y a pas de figuration d’un auteur extérieur à l’histoire qui pourrait la commenter en faisant le lien avec cet univers extradiégétique qu’est le monde réel dans lequel le lecteur empirique existe. Si c’est toujours un personnage de la fiction qui parle, comment peut-il signifier au lecteur qu’il tient une parole qui doit aussi être considérée dans sa portée véridictionnelle ? Nous allons voir, à partir de quelques exemples de romans-mémoires clandestins que la multiplicité des destinataires convoqués vient donner quelques éléments de réponse à cette question. Trois textes retiendront

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principalement notre attention : les deux premiers parce qu’ils sont les modèles imités par tous ceux qui viennent ensuite et le troisième parce qu’il est un des échantillons les plus remarquables de cette postérité : Dom B*** ou le portier des chartreux (1741), Thérèse philosophe (1748) et les Mémoires de Suzon, sœur de D.. B….. portier des chartreux écrits par elle-même (1778). Confessions édifiantes Le début du Portier des chartreux mime ironiquement le récit de confession ou de conversion dont le grand modèle dans la culture occidentale est bien sûr saint Augustin. Parvenu à un point de tranquillité forcée après une longue suite d’égarements, le narrateur en entreprend le récit : Telle est, cher lecteur, la situation du mien [le cœur]. Quelles grâces n’ai-je pas à rendre au Tout-Puissant dont la miséricorde m’a retiré de l’abîme du libertinage où j’étais plongé, et me donne aujourd’hui la force d’écrire mes égarements pour l’édification de mes frères1.

Le destinataire premier de ces confessions est donc ce « cher lecteur » qui fait partie de la communauté chrétienne de ces frères qu’il s’agit d’édifier. On retrouve ce cadre à la fin du roman, juste avant que Saturnin ne fasse part de ses derniers malheurs, dans un appel à la pitié du lecteur qui est aussi une mise en garde rappelant le but moral du roman. Ah, lecteur, si votre cœur est sensible à la compassion, suspendez votre curiosité, arrêtez-vous, contentez-vous de me plaindre […]. Lisez, et vous allez voir les suites effroyables du libertinage2.

Entre les deux, ce texte souvent très rhétorique aura multiplié les interpellations les plus diverses, dont la variété mérite qu’on s’y arrête quelque peu. On notera d’abord que, paradoxalement, certaines adresses ne sont pas à proprement parler des figurations du destinataire (même si, en toute rigueur, le locuteur désigne bien un illocutaire). C’est le cas lorsqu’il y a personnification, comme dans l’incantation de Saturnin aux fesses de Suzon (« Fesses divines […] vous méritiez d’être adorées »3) ou dans l’apostrophe à la décharge (« Ô décharge ! tu es un rayon de la divinité »4). De même, l’interpellation d’un lecteur impossible n’est peut-être pas une 1 Gervaise de Latouche, Histoire de Dom B***, portier des chartreux, écrite par luimême, éd. Alain Clerval, dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, sous la dir. de Patrick Wald Lasowski, Paris, Gallimard, 2000, p. 335. 2 Ibid., p. 493. 3 Ibid., p. 384-386. 4 Ibid., p. 428.

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figuration du destinataire, comme lorsque Saturnin s’adresse à Mahomet en proposant d’apostasier en faveur de la religion mahométane en échange de mille ans de jouissance au milieu des fameuses houris5. Moins baroque dans le cadre d’un récit de confessions, on trouve, entre la personnification d’une entité abstraite et l’adresse au lecteur suprême, l’apostrophe (ironique) à la Providence (« Ô divine Providence ! c’est en vertu de tes sages décrets que nous voyons opérer ces merveilles »6). Cette multiplication des adresses est caractéristique d’un texte qui est toujours en train de discuter, dans lequel le narrateur comme tel est très présent, très volontiers digressif et toujours prompt à l’épiphrase. Il s’agit bien d’instaurer un mode de lecture qui joue des deux niveaux du romanmémoires, récit des aventures d’un je-narré par un je-narrant, en usant de ses potentialités réflexives. Mais cette dimension est renforcée par la diversité des adresses au lecteur, dont on s’aperçoit assez vite qu’elles impliquent de multiples lecteurs. Si les figurations du destinataire doivent être considérées comme des manières pour le texte de prescrire ses modalités de lecture, alors il est manifeste qu’ici le texte revendique son hybridité et l’instabilité de sa réception. Le « cher lecteur » de récit de confession qui demande à être édifié dans le deuxième paragraphe du roman se voit bientôt caractérisé par différents avatars. Il est tout d’abord un lecteur de roman, dont le texte moque les impatiences et les attentes romanesques en s’adressant directement à lui (« Peut-être, lecteur, attendez-vous avec impatience que je vous fasse un récit détaillé de ma naissance »7). Ces anticipations narratives sont d’ailleurs régulièrement déçues (« On va penser que l’amour fit tout à coup un miracle en ma faveur […] point du tout […] »8), mais pas toujours, et le narrateur engage un dialogue avec lui, placé en position de commentateur de l’histoire qu’il lit : Il me semble que je vous entends crier : « Allons dom Bougre, vous voilà dans le bon chemin, vous êtes en train de vous guérir à ce qu’il paraît. ». Oui, lecteur, oui, la sainteté du caractère dont je viens d’être revêtu commence à opérer ; Dieu soit loué, que la grâce est puissante9 !

5

Ibid., p. 428. Ibid., p. 424. 7 Ibid., p. 335-336. 8 Ibid., p. 417. 9 Ibid., p. 470. Autre exemple de lecteur qui commente l’histoire et qui questionne directement le narrateur p. 436 : « Mais voilà un garçon bien désœuvré, dira-t-on, touché de mon état malheureux ; à quoi vous occupiez-vous donc, pauvre petit Saturnin ? Hélas, je me branlais ». 6

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Le lecteur romanesque est placé en position de co-construction de l’effet du récit, puisque son imagination est mise à contribution. C’est le « Figurezvous » topique du roman-mémoires, qui est ici parfois spécifiquement adressé à une imagination érotique10. Mais c’est aussi une invitation à l’imagination narrative des possibles par identification au narrateur : J’aurais voulu vous voir à ma place. Je vous suppose rival comme je l’étais, et sensible au plaisir de vous venger, je gage que vous auriez été aussi fat que moi, et que vous auriez dit, comme je le fis [… suivent une dizaine de lignes qui racontent ce que « vous » auriez fait]11.

Mais ce lecteur romanesque dont l’imagination est à la fois moquée et sollicitée est loin d’être le seul convoqué par le narrateur. Très rapidement, en effet, Dom Bougre se livre à des réflexions à portée générale auxquelles le lecteur est invité à participer par un « vous » qui l’englobe, et sommé d’avoir un avis : « n’est-il pas vrai ? »12. Si les premières portent sur un sujet mineur, le charme comparé des brunes et des blondes – dont on se souvient pourtant que Fontenelle n’avait pas dédaigné de s’occuper – les suivantes évoquent des thèmes autrement scandaleux, en impliquant le lecteur dans la polémique antireligieuse menée par le texte. Ce lecteur polémique peut-être un complice, comme ce « on » qui s’étonne que Saturnin n’ait pas eu l’idée de se masturber dans le besoin et qui interpelle par figure de métalepse le personnage en s’adressant au narrateur : Demandez plutôt à ces cafards de prêtres, à ces hypocrites, qui portent la mortification sur leurs faces blêmes et hideuses, et la luxure, la paillardise la plus sensuelle dans leur cœur corrompu. Comment font-ils13 ?

On remarquera que la diffraction de la parole polémique entre diverses instances la rend plus efficace que si elle était entièrement attribuable à l’obsession monologique du seul narrateur – d’autant plus qu’ici cette interpellation du narrateur vient d’une instance extradiégétique. Ce destinataire complice est celui auquel s’adresse le grand moment argumentatif qui ouvre la seconde partie, ces « quelques réflexions » situées explicitement dans un moment de suspension narrative et affirmées dans leur portée véridictionnelle : Pauvres gens qui avez la simplicité de croire que c’est la religion qui peuple ces saintes retraites […]. Je veux lever le bandeau qui vous couvrait les yeux14. 10 11 12 13 14

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p.

344. 430. 340. 418-419. 433.

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Et le narrateur fait appel à l’expérience personnelle du lecteur, invité à considérer avec lui les exemples cités comme des emblèmes dont il peut retrouver les originaux dans le monde réel : Dites-moi, vous qui avez connu le père Chérubin, ce saint homme dont la trogne vermeille ne respire que le plaisir […]. Et le père Modeste que vous avez vu parmi vous, bouffi d’arrogance et pétri d’amour propre […]. Voyez-vous le père Boniface, ce madré furet qui penche dévotement la tête […]. Vous avez fait connaissance avec le père Hilaire, serrez bien les cordons de votre bourse, vous avez affaire au plus adroit fripon […]15.

Ce destinataire, donc, est appelé à ne pas en rester à un plaisir de la fiction pour elle-même, mais à rechercher dans la fiction des outils du déchiffrement du réel. C’est un destinataire qui raisonne et qui doit être éclairé, et qui pèse la portée extradiégétique des propos tenus. Ce qui est d’autant plus intéressant que le roman, par certains côtés, se rattache à une tradition comique paillarde antimonastique très ancienne, celle dont les Contes de La Fontaine se nourrissent qui, d’une certaine façon, par son côté traditionnel même, ne prête pas à conséquence et risquerait d’avoir pour effet de mettre entre parenthèse la portée critique du texte. L’adresse a aussi pour fonction de dé-fictionnaliser ce contenu fictionnel et de le rendre dans sa crudité efficace à la polémique anticatholique. De ce point de vue, une nouvelle figure du destinataire vient dramatiser la polémique et en souligner l’importance et la dimension authentiquement dérangeante, celle du destinataire-adverse, le censeur, qui n’arrive pas par hasard dans les moments où sont bousculés deux interdits de civilisation majeurs, l’inceste et la sodomie. Lorsque Saturnin, pour son premier coup d’essai, fait cocu son père putatif : Quelle foule de réflexions pour ces lecteurs dont le tempérament froid et glacé n’a jamais ressenti les fureurs de l’amour ! Faites-les, messieurs, ces réflexions, donnez carrière à votre morale16.

Il s’agit bien là d’une pierre d’amorce, parce que le vrai débat sur l’interdit de l’inceste et sa relativité sera mis en scène plus tard, entre des protagonistes internes à la fiction, lorsque Saturnin rencontrera sa vraie mère dans le bordel des moines. Mais l’adresse vient précisément souligner qu’il y a là matière à réflexion. Lorsque Saturnin devient moine, un frère l’invite à une réunion secrète un peu plus réjouissante que l’ordinaire. Saturnin se méfie car, pense-t-il, 15 16

Ibid., p. 433-434. Ibid., p. 390.

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s’il s’agit de goûter d’un novice, « ce n’est pas là mon gibier ». Le jenarrateur intervient alors pour rectifier la pensée du je-personnage, et prend à témoin un lecteur complice, qui l’approuve dans un quasidialogue imaginaire : Je raisonnais en sot, je n’en avais pas goûté : lecteur, êtes-vous plus habile que je ne l’étais alors ? Oui, dites-vous, hé bien, n’est-il pas vrai que ce n’est pas un si mauvais morceau ? Le préjugé est un animal qu’il faut envoyer paître17.

Suite à cette sentence gnomique, qui est au fond le principe directeur de toutes les transgressions intellectuelles du Portier des chartreux, Dom Bougre se lance dans un éloge des garçons, qu’il interrompt soudain pour faire surgir le destinataire-adverse : Je t’aperçois, censeur atrabilaire : tu veux me reprocher que je souffle le froid et le chaud, que j’ai loué le con, et que je chante aujourd’hui les louanges du cul. Apprends, grand innocent, que j’ai pour moi l’expérience18.

Ce débat reste en un sens purement théorique puisqu’il n’y a pas de moment narratif du texte où Saturnin se présente poursuivant un garçon de ses assiduités. C’est bien le débat sur les préjugés qui est en jeu ici, et la concrétisation de l’image de l’allocutaire comme destinataire-adverse a pour effet d’élargir la scène énonciative au-delà du cadre fictionnel narratif. Le « censeur atrabilaire » survient le temps de la réflexion et en souligne la dimension d’excursion extradiégétique. Le destinataireadverse n’est pas le lecteur, mais il place de fait le lecteur en position de témoin d’une controverse, et donc sommé de peser des arguments plutôt que de se laisser porter par l’histoire : il signale le moment de changer d’assiette ou, en termes kantiens, de passer de l’appréciation esthétique au jugement logique. Par ailleurs, d’un point de vue pragmatique, à l’intérieur du débat ouvert, ce destinataire-adverse fictif produit un repoussoir qui invite le lecteur réel à s’identifier plutôt au destinataire-complice, qui partage avec le narrateur le goût du propos subversif (et pourquoi, cher lecteur, auriezvous sinon acheté ce livre clandestin ?) dans deux moments où le caractère tout de même franchement transgressif du propos risquerait de faire perdre sa bienveillante attention.

17 18

Ibid., p. 439. Ibid., p. 439.

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La confidence et la discussion Thérèse philosophe est un texte tout entier adressé à un destinataire principal, selon un modèle qui rappelle la scénographie épistolaire de La Vie de Marianne, dans lequel la narratrice écrit parce qu’elle répond à une demande explicite : « Quoi, monsieur, sérieusement, vous voulez que j’écrive mon histoire »19. Il s’agit d’une forme assez répandue dans les romans-mémoires, et les romans libertins en donnent de nombreux exemples. Pour n’en citer qu’un, qui dit à la fois un cadre discursif et une finalité du récit, en 1771, Vénus en rut ou Vie d’une célèbre libertine commence ainsi : « Tu veux, ma chère Folleville que, pour exciter ton tempérament, je t’offre un crayon de mes aventures […] »20. Dès les premières lignes, Thérèse philosophe se place de même sous le signe de la confidence faite au « cher Comte », qui est à la fois le bienfaiteur et l’amant. C’est ici la figure du destinataire-commanditaire, dont le type de désir fixe la nature du texte que nous allons lire et dicte donc, dans le paragraphe d’ouverture, le mode de lecture requis. Or le Comte demande à Thérèse qu’elle retrace à la fois les scènes lascives et les arguments métaphysiques, les actions et les réflexions, et qu’elle contribue « par l’exemple et par le raisonnement » au bonheur de tous. C’est donc d’emblée un texte hybride qui se dessine dans l’exigence même du destinataire, figuration ici d’un premier lecteur privilégié et miroir prescripteur d’un type de lecture modèle auquel le lecteur réel est invité à se conformer. Ce cadre se maintient pendant tout le roman, les adresses au « cher Comte » assurant la bonne réception du récit et intervenant souvent dans les moments de gestion de la narration : sommaires et résumés (« Que de combats, mon cher Comte, il m’a fallu rendre jusqu’à l’âge de vingtcinq ans »21, « Ce fut ainsi, mon cher Comte, que le père Dirrag conduisit par degré sa nouvelle pénitente à souffrir pendant de longs mois ses impudiques embrassements »22), rappels de faits connus (« Vous connaissez, mon cher Comte, l’histoire de ces deux célèbres personnages »23), prolepses (« Vous verrez mon cher Comte »24), indications de fin de 19 Thérèse philosophe ou Mémoires pour servir à l’histoire du Père Dirrag et de Mademoiselle Eradice, éd. Florence Lotterie, Paris, GF-Flammarion, 2007, p. 75. 20 Vénus en rut ou Vie d’une célèbre libertine, dans L’Enfer de la Bibliothèque Nationale, VI, dir. Michel Camus, Œuvres anonymes du XVIIIe siècle, IV, Fayard, 1987, p. 109. 21 Thérèse philosophe, éd. cit., p. 82. 22 Ibid., p. 103. 23 Ibid., p. 87. 24 Ibid., p. 117.

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séquences narratives (« Que vous dirais-je enfin mon cher Comte ? »25), ou du début d’une description de nouveaux personnages (« Comme il est juste, mon cher Comte, que vous sachiez ce que c’est que Madame C… et Monsieur l’abbé T… »26). L’adresse peut aussi être une invitation au lecteur, pris à témoin, à se représenter la situation et l’effet qu’elle doit produire sur l’héroïne (« Quel spectacle, mon cher Comte, pour une fille de mon âge qui n’avait aucune connaissance de ce genre de mystère ! »27). Dans la deuxième partie, la relation de la narratrice avec ce destinataire intradiégétique change un peu, puisqu’elle lui raconte sa rencontre avec lui, c’est-à-dire ce que, par définition, il sait déjà, dans une posture qui oscille entre celle de l’amoureuse qui retrace à son amant leur rencontre de son point de vue à elle et celle de la disciple qui récite à son maître les leçons de philosophie qu’elle a reçues de lui28 : toujours l’hybridité. Mais ce destinataire, lui-même personnage du roman, à qui s’adresse la confidence amoureuse n’est pas le seul que le texte convoque. Immédiatement après le premier paragraphe dans lequel Thérèse adresse l’ensemble du récit de sa vie au cher Comte, la narratrice apostrophe tous les hommes en général, destinataires-adverses auxquels elle tient un propos philosophique à portée universelle niant la liberté humaine. Imbéciles mortels ! Vous croyez être maîtres d’éteindre les passions que la Nature a mises dans vous, elles sont l’ouvrage de Dieu. Vous voulez les détruire, ces passions, les restreindre à de certaines bornes. Hommes insensés ! Vous prétendez donc être de seconds créateurs plus puissants que le premier ? Ne verrez-vous jamais que tout est ce qu’il doit être et que tout est bien ; que tout est de Dieu, rien de vous […]29.

Là où le destinataire intradiégétique confortait le cadre romanesque, dans cette forme de la confidence amoureuse mais aussi dans la justification de la posture de retraite à la fois intime et philosophique à partir de laquelle la narratrice peut écrire, réservant ses pensées, exemples et réflexions au petit cercle des amis choisis dans la tradition du libertinage érudit, le destinataire extradiégétique, lui, dans un mouvement quelque peu contradictoire, est d’emblée le public universel, sommé de sortir de ce cocon fictionnel pour discuter de ces expériences et des raisonnements qui les accompagnent. Quand Thérèse raconte son histoire, elle s’adresse au « cher Comte ». Quand elle tient un discours à portée générale, elle convoque un narrateur25 26 27 28 29

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

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98. 110. 96. 186-192. 76.

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adverse, qui peut lui-même avoir différentes modalités selon son degré d’opposition, qu’on peut observer dans la grande dissertation de Thérèse sur la liberté. Ce peut être un authentique ennemi, qu’il s’agit de défier dans une polémique où il s’agit de le mettre en contradiction avec luimême : Répondez, Théologiens fourbes ou ignorants, qui créez nos crimes à votre gré : qui est-ce qui avait mis en moi les deux passions dont j’étais combattue, l’amour de Dieu et celui du plaisir de la chair30 ?

Ce peut être un objecteur, qui oppose des raisons dans un débat : Mais, me dira un raisonneur qui n’aperçoit que l’écorce : ne suis-je pas libre de boire à mon dîner une bouteille de vin de Bourgogne ou une de Champagne31 ?

Ce peut être enfin ce destinataire explicite ou implicite indispensable à toute argumentation, puisqu’elle oppose une confrontation des raisons : Je demande encore à mon dialogueur, qu’il me dise qu’est-ce qui l’empêche de penser comme moi sur la matière dont il s’agit ici32.

C’est bien ce destinataire-dialogueur que le roman à ambition philosophique veut susciter, le convoquant pour ménager, depuis le sein même de la fiction, des trouées de non-fiction, pour signaler que le discours tenu dans un cadre intradiégétique doit être entendu dans sa portée extradiégétique et demander qu’il soit jugé comme tel. De manière significative, les deux paragraphes conclusifs du roman reprennent l’ordre des deux paragraphes d’ouverture : l’avant dernier est adressé au destinataire complice et intradiégétique (« Voilà, je pense, mon cher bienfaiteur, ce que vous avez exigé que j’écrivisse des détails de ma vie »33) et le dernier est une réponse, par avance, aux destinataires adverses (« Oui, ignorants ! La Nature est une chimère. Tout est l’ouvrage de Dieu »34). Récit génétique et dissertation Les Mémoires de Suzon, sœur de D.. B…. portier des chartreux écrits par elle-même suivis de la perle des plans économiques ou la chimère raisonnable (1778) se présentent comme leur nom l’indique comme une suite 30 31 32 33 34

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

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83 84. 85. 195. 197.

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du Portier des chartreux. Le dispositif et le système des destinataires n’en est cependant pas identique et présente un troisième cas de figure de romans-mémoires après celui qui est adressé à un public général et celui qui, sur le modèle de la correspondance, est adressé à un personnage intradiégétique : le roman-mémoires précédé d’un récit qui explique comment le texte que nous allons lire nous est parvenu, ce que Jan Herman a nommé « récit génétique ». Là encore, il s’agit d’une forme assez répandue dans le roman-mémoires au dix-huitième siècle, qui devient même d’une grande banalité en avançant dans le siècle, et le roman libertin en donne de nombreux exemples. Mirabeau, dans Le Rideau levé ou l’éducation de Laure (1788), joue ainsi avec l’emboîtement des destinataires, puisque le récit est introduit par une lettre de Sophie au chevalier d’Olzan, qui lui envoie un manuscrit qu’elle a copié en cachette de sa sœur à qui il est destiné et qui le tient caché dans un double fond. Le manuscrit lui-même étant sur le modèle du récit de confession amoureuse, de Laure à Eugénie, qui a « exigé ce petit amusement tendre »35. Les Mémoires de Suzon s’ouvrent sur un long récit génétique qui inscrit ce livre dans la lignée de son autre grand modèle : Thérèse philosophe. En effet, Rosalie, la narratrice de ce récit-cadre, s’adresse à « mon cher comte »36 et on comprend qu’il est, comme celui de Thérèse, l’amant et le bienfaiteur avec lequel elle vit, et qu’il a souhaité connaître ces Mémoires et les rendre publics. Rosalie raconte que Suzon, la sœur de Saturnin, lui a donné ces Mémoires au moment où elle a été emmenée à l’hôpital de Bicêtre dans lequel elle est morte des suites de sa vérole. Rosalie, entretenue par le comte, lit ces Mémoires qui suscitent en elle des « réflexions ». Le comte, qui la surprend, désire connaître leur contenu et souhaite que Rosalie les lui lise pour observer sur elle les effets de cette lecture. Il y a donc un empilement de destinataires indirects qui assurent le relai du récit jusqu’à nous. Les Mémoires de Suzon proprement dits s’adressent de manière générale au « public »37 : « Le but que je me propose en donnant au public les Mémoires de ma vie est d’être utile à tout mon sexe »38. C’est donc à un « lecteur » assez indéterminé que le texte se réfère régulièrement, 35 Mirabeau, Le Rideau levé ou l’éducation de Laure, dans Œuvres érotiques, L’Enfer de la Bibliothèque Nationale, I, dir. Michel Camus, Fayard, 1984, p. 313. 36 Mémoires de Suzon, sœur de D.. B..... portier des chartreux, écrits par elle-même ; où l’on a joint la Perle des Plans économiques ou la Chimère raisonnable, à Londres, 1778, éd. Michel Delon, vol. 2 de Romanciers libertins du XVIIIe siècle, dir. Patrick Wald Lasowski, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2005, p. 877. 37 Ibid., p. 887. 38 Ibid., p. 901.

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dont on peut éventuellement « mettre la patience à l’épreuve » par des réflexions un peu étendues, et à qui on peut demander son avis sur cette manière de mener la narration : « Mais qu’en dites-vous, lecteur ? Il est temps, je crois, de revenir à Mme d’Inville »39. Ce « cher lecteur »40, plutôt complice, peut manifester son impatience romanesque (« Il tarde sûrement au lecteur de savoir comment […] ») et le texte répond à ses exigences : « Pour ne point ennuyer ceux qui liront mes Mémoires, ne différons pas plus longtemps de satisfaire leur curiosité »41. Il peut donner son avis (« me dira quelqu’un »42, « me dira le lecteur »43) ou être pris à témoin (« Ceux qui auront lu ces Mémoires conviendront, je crois »44). Mais, à part une apostrophe au public féminin et un paragraphe prescriptif qui leur est spécialement destiné45, ce destinataire général est plutôt figuré comme un mode d’attention à la diégèse. Les Mémoires de Suzon présentent un cas intéressant, mais pas unique dans le roman clandestin : à la suite du récit autobiographique du personnage principal on trouve, dans une deuxième partie, un développement argumentatif sans plus de rapport avec la narration, censé avoir été écrit par Suzon dans ses moments de réflexions, qui est un projet économique parodique de système de prostitution réglementée. L’argumentation dans le discours fait alors ressurgir la figure de l’allocutaire rationnel dont il faut réclamer l’attention (« écoutez-moi donc ») et qu’il faut convaincre (« vous savez que »46), mais aussi les destinataires-adverses dont la figure sert de repoussoir au lecteur complice (« Ah ! mes révérends, ah ! mes charitables pères ! de quoi vous plaignez-vous ? »47). Ces systèmes de destinataires multiples dont on vient de voir trois exemples sont révélateurs de cette esthétique de l’hybridité qui caractérise le roman à ambition philosophique explicite. Ils ménagent un jeu entre des cadres fictionnels, qui doivent fonctionner comme tels et faire l’objet d’une narration romanesque avec ces ingrédients indispensables que sont les personnages, auxquels il faut donner une consistance et une existence dans le récit, et des moments d’instabilité de la lecture produits par des percées du tissage intradiégétique, lesquelles se manifestent 39 40 41 42 43 44 45 46 47

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p. p. p. p. p.

907. 922, 940, 950. 922. 907. 934. 943. 906 : « Femmes ! Voilà votre modèle ». 956. 955. Voir aussi p. 961-962.

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notamment dans les interpellations extradiégétiques au destinataire dialogueur ou dans les apostrophes au destinataire adverse, qui visent à sortir le lecteur de la passivité d’une lecture purement romanesque et l’obligent à une lecture critique dans laquelle on réclame sa complicité. Ces figures du destinataire rappellent régulièrement au lecteur qu’il a affaire à un texte qui ne vise pas du tout à l’autonomie de la fiction, ce qui est bien le propre des romans à ambition philosophique et leur différence, comme le disait Voltaire dans l’épitre dédicatoire de Zadig, avec les « contes qui sont sans raison et qui ne signifient rien »48.

48 Voltaire, Zadig ou la destinée in Zadig et autres contes, éd. Frédéric Deloffre et Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, 1979, p. 84 (« C’est précisément pour cela que nous les aimons, répondaient les sultanes »).

FIGURES ET FIGURATIONS DU LECTEUR DANS LES MÉMOIRES SUR LE XVIIIe SIÈCLE ET SUR LA RÉVOLUTION DE MORELLET Marie-Paule DE WEERDT-PILORGE

L’abbé Morellet (1727-1819) est l’une des figures de la philosophie des Lumières. Il côtoie différents cercles : ceux du pouvoir avec Turgot ou Malesherbes, ceux de la sociabilité parisienne avec Mme Helvétius, la comtesse de Boufflers ou encore Mme Geoffrin, ceux des philosophes comme Diderot, d’Alembert, Rousseau et fréquente des personnalités de premier plan comme Lord Shelburne ou Benjamin Franklin. Ses Mémoires sont de ce point de vue un formidable manège enchanté où foisonnent d’innombrables figures du siècle. Les années 1750-1789 forment une période heureuse où les combats philosophiques font rage, période qui connaît son apogée avec un bref embastillement dont l’abbé s’enorgueillit pour avoir répondu aux Philosophes de Palissot en défendant les encyclopédistes1, et également avec son élection à l’Académie française en 1785. La seconde période voit gronder la Révolution française avec pour Morellet des pertes irréparables, d’amis, d’idéaux mais aussi de rentes comme lorsque lui est confisqué le prieuré de Thimert à la fin de l’année 89. Quels que soient les aléas de la vie, Morellet s’affiche comme un infatigable et inlassable polygraphe, écrivant sans relâche sur la tolérance religieuse, la liberté de la presse, et plus spécifiquement versé dans l’économie politique, thuriféraire de la propriété privée et de la liberté des échanges économiques. Morellet commence à rédiger ses Mémoires qui retracent cette épopée autobiographique et philosophique en 1796 pour les laisser inachevés après 18092. Le texte paraît pour la première fois en 1 Morellet participa à l’Encyclopédie en rédigeant des articles théologiques : « Fatalité », « Figure », « Fils de Dieu », « Foi », « Fondamentaux ». 2 Dorothy Medlin explique ainsi l’inachèvement des Mémoires : « Why were the Memoires left unfinished after 1809 ? By this time the eighty-year-old Morellet was busily occupied, in spite of failing eyesigh, as secretary of the commission charged with the preparation of the sixth edition of the Dictionnaire de l’Académie française. Even after he broke his hip in December 1814, he was carried to meetings of the Academie through November 2, 1818, two months before his death. There was probably another reason : two experiences with Napoleonic censorship in 1806, when the Journal de V Empire refused to print his response to slanderous, and in 1814, when he could not obtain permission to publish his ‘Observations

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1821 alors qu’aucun manuscrit n’a été retrouvé. Au vu de l’impressionnant contexte historique, philosophique, politique et social que ressuscitent ces Mémoires mais aussi au vu des nombreuses publications de Morellet dans tous les domaines qui intéressent son esprit toujours curieux de participer aux progrès de l’homme et des nations, on ne s’étonnera donc pas de constater que la critique3 se soit largement penchée sur le rôle de Morellet dans la philosophie des Lumières, sur le terrible face-à-face que l’histoire impose au philosophe qui voit ses idées et ses idéaux confrontés à leur mise en pratique par la Révolution française, idéaux qu’il estime largement trahis par la France livrée aux sauvageries de la « populace ». Ce contexte, évoqué à grands traits ici, ne constitue pas l’objet de notre recherche même si, on s’en doute, il aura une forte incidence sur l’appréhension des différentes figures du lecteur, et ce dans la perspective de sa figuration dans la littérature factuelle. Figurations d’une destination familiale Commençons d’abord par quelques évidences en soulignant, dans les Mémoires de Morellet, la présence d’un pacte de lecture, un pacte de lecture élémentaire ou prototypique, et ce quel que soit par ailleurs le lecteur envisagé. Ce pacte certifie l’identité de l’auteur, du narrateur et sur la Correspondance littéraire de Grimm’ – may well have made him doubt that publication of the Memoires would be permitted during his lifetime. » Dorothy Medlin, « The Composition and Publication History of André Morellet’s », Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la révolution, Genève, Éditions Droz, Diderot Studies 28, 2000, p. 127. 3 On peut citer entre autres pour les ouvrages : Eugenio Di Rienzo, Alle origini della Francia contemporanea : Economia, politica, e società nel pensiero di André Morellet, 1756-1819, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1994 ; André Morellet (1727-1819) in the Republic of Letters and the French Revolution, éds. Jeffrey Merrick and Dorothy Medlin, New York, Peter Lang, 1995 ; André Morellet : Texts and contexts, éds. Dorothy Medlin and Jeffrey Merrick, SVEC 10, Oxford, Voltaire Foundation, 2003 ; pour les articles : Christian Albertan, « Lumières et Révolution : le point de vue de Morellet », dans L’Écrivain devant la Révolution, 1780-1800, éd. Jean Sgard, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, pp. 121-130. Patrick Brasart, « De l’homme de lettres à l’homme politique : référence anglaise et cas français chez l’abbé Morellet et Mme de Staël », dans Philosophes, écrivains et lecteurs en Europe au XVIIIe siècle, éd. Didier Masseau, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 1995, pp. 109-118. Henry C. Clark « Commerce, Sociability and the Public Sphere : Morellet vs. Pluquet on Luxury », Eighteenth-Century Life 22, May 1998, pp. 83-103. Robert Darnton, « Une carrière littéraire exemplaire », dans Gens de lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1992, pp. 47-67. Robert Darnton, « Un Philosophe face à la Terreur », dans Gens de lettres, gens du livre, op. cit., pp. 139-152. Kathleen Hardesty Doig and Dorothy Medlin, « André Morellet’s Theological Articles for the Encyclopédie : Text and Subtext », Diderot Studies 26, August 1995, pp. 89-108. Christophe Salvat, « Formation et diffusion de la pensée économique libérale française : André Morellet et l’économie politique du dix-huitième siècle », thèse de doctorat, Lumière Lyon II, 2000. 2 vols.

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de la personne par le biais d’une date de naissance, le 7 mars 1727 pour Morellet, et par l’assurance, pour le lecteur, d’une « continuité entre le moi narrant et le moi narré à travers l’usage du présent qui actualise le récit. »4 L’épigraphe empruntée à Martial placée en tête du premier chapitre5 emblématise également le projet autobiographique et fait le lien entre le passé vécu, celui revécu par l’écriture et le moment de l’énonciation qui rappelle « les troubles au milieu desquels nous vivons »6. La première personne du pluriel placée ici en incidente établit cependant avec le lecteur un autre pacte que l’on pourrait appeler générationnel puisque ce dernier acquiert la certitude que le destin privé dont il va être question intéresse au premier chef les contemporains du narrateur. Enfin, la prétérition qui convoque une généalogie d’auteurs aussi prestigieux que Montaigne ou Rousseau pour mieux ensuite la révoquer7, instaure une filiation continue avec d’autres textes autobiographiques sans que s’efface tout à fait « le tabou d’historicité »8 qui est le fait d’un narrateur non seulement trop modeste vis-à-vis de ces grandes figures tutélaires qu’il vient de citer mais aussi vis-à-vis de l’Histoire. C’est à ce pacte auctorial que s’arrime la narration factuelle qui, chez Morellet, va s’adresser à différentes figures du lecteur. Le préambule accompli, le premier destinataire des Mémoires qui apparaît est la famille : […] je dirai que cet écrit devant, après moi, tomber entre les mains de ma famille, ce n’est qu’à moi-même et aux miens que je parle de moi, ce qui est assurément bien loisible.9 4 Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, « Le pacte de lecture chez quelques mémorialistes du XVIIIe siècle : Tilly, Morellet, le prince de Ligne, Mme d’Oberkirch. Pour une analyse du récit factuel », dans Le sens du passé. Pour une nouvelle approche des Mémoires, PUR, coll. « La Licorne » 104, 2013, p. 236. 5 « Hoc est/Vivere bis, vitâ posse prio frui, Martial, X, 23 » Martial, Épigrammes, X, 23 : « C’est vivre deux fois que de pouvoir trouver du charme à sa vie antérieure. » (trad. H.J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 83). André Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, édition critique par Dorothy Medlin et Kathleen Hardesty Doig, Paris, Honoré Champion, coll. « Âge des lumières », 2013, p. 37. Toutes les références aux Mémoires de Morellet renverront désormais à cette édition. 6 Ibid., 37. 7 « Parler ainsi de moi, sera peut-être, aux yeux de quelques personnes, un tort et un ridicule. Je ne me justifierai pas par l’exemple de Montaigne, ce qui serait vain, ni par celui de J.-J. Rousseau, qui n’a pas besoin d’apologie lorsqu’il parle aussi éloquemment de lui, et à qui je ne prétends pas ressembler en cela, non plus que par la liberté et même l’injustice avec laquelle il parle souvent des autres. Mais je dirai que cet écrit devant, après moi, tomber entre les mains de ma famille, ce n’est qu’à moi-même et aux miens que je parle de moi, ce qui est assurément bien loisible. » (C’est nous qui soulignons) Ibid., 37-38. 8 de Weerdt-Pilorge, Le sens du passé, op. cit., p. 238. 9 Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, op.cit., p. 38.

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Et en effet, Morellet s’adresse à sa plus proche famille à travers ses deux nièces et ses deux petits neveux10. Ainsi lorsqu’il évoque son embastillement, il ne peut y faire référence que dans la perspective de ses jeunes neveux qui n’ont pas connu la célèbre prison : Je ne puis m’empêcher, à cette occasion, de dire un petit mot de la Bastille pour nos neveux, qui ne la trouveront plus au faubourg SaintAntoine, et pour ceux de mes contemporains qui, l’ayant vue, n’y ont pas séjourné comme moi.11

Cette destination est particulièrement sensible lorsqu’il évoque le mariage de sa nièce avec Marmontel. Il rapporte dans ses Mémoires ce qu’il appelle « un monument de famille »12 à savoir l’épître dédicatoire des œuvres de Marmontel à sa femme, témoignage touchant de la tendresse mutuelle des deux époux et il commente : Si ces Mémoires deviennent publics, la modestie de ma nièce pourra en être blessée ; mais elle me pardonnera de compter parmi mes plus doux souvenirs des sentiments dont elle était digne, et qui honorent son mari.13

L’occasion est ici toute trouvée pour fournir un témoignage émouvant et sensible des attaches familiales, de la tendresse conjugale qui unit Marmontel à son épouse, de l’attachement de Morellet donc de l’oncle pour sa nièce qui va bien au-delà de cette simple épître. Car Morellet ne manque pas de rappeler qu’il a dû se séparer de ses amies, Broutin, Pourrat, Saurin et Suard, qui avaient pris le parti des Gluckistes, dans la fameuse querelle, contre celui des Piccinistes que défendait Marmontel. Morellet dut donc cesser ce commerce féminin à partir de 1776 pour pacifier l’atmosphère familiale. Il présente cet incident comme un sacrifice consenti à la piété familiale. Ainsi l’adresse familiale des Mémoires donne à la chronique des infléchissements tendres et sensibles. Et même si Voltaire a pu donner à Morellet le surnom de « Mords-les »14 pour 10 Il s’agit des deux filles de sa sœur, Pierrette Morellet, mariée sous le nom de Belz à savoir respectivement Catherine Henriette Belz, mariée Chéron et Antoinette Adélaïde Belz mais aussi de ses deux petits-neveux, Henri François Louis Chéron et Louis Joseph Marmontel. 11 Ibid., 120. 12 Ibid., 264. 13 Ibid., 264-265. 14 Le surnom fameux donné à l’abbé par Voltaire est tiré d’une lettre du célèbre philosophe à Thiriot, en date du 19 novembre 1760 que cite le mémorialiste et qu’il commente en ces termes : « Voilà certes un éloge dont je puis être vain ; et je le conserve pour que mes amis et ma famille en fassent honneur à ma mémoire quand je ne serai plus. » Ibid., 258.

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honorer son audace raisonneuse, même si on a pu dire de lui qu’il était « ergoteur, disputeur, sophiste, violent dans la dispute » mais non « raisonneur de mauvaise foi »15, le destinataire familial envisagé à l’horizon du texte relâche une tension argumentative palpable tout au long de la chronique tout autant qu’il propose un portrait plus humain du philosophe. L’adresse à la famille autorise aussi quelques épanchements nostalgiques et pathétiques sur le prieuré de Thimert que l’abbé a perdu aux premières heures de la Révolution : En relisant le détail dans lequel je viens d’entrer, je suis tenté de le trouver d’une personnalité ridicule ; car, après moi, à qui peut-il être intéressant de savoir comment était construite et meublée la maison dont j’ai été chassé, et de quel agrément ou de quel revenu était le bénéfice dont j’ai joui si peu de temps ? Mais qu’on pardonne ces souvenirs à ma douleur et à mes regrets. Je viens de décrire l’asile qu’espérait ma vieillesse. Sans doute on ne sera pas vivement touché d’une perte qui m’est commune avec tant d’autres ; mais j’ai promis l’histoire de mes plus secrets sentiments, je rends compte de toutes les impressions de ma vie ; et, comme celles-là m’ont profondément affecté, il est naturel que je les transmette, je ne dis pas à nos neveux, mais à mes neveux, afin qu’ils sachent que je fus heureux un instant, et qu’ils apprennent, s’il le faut, à ne pas l’être toujours.16

La dernière phrase de ce passage laisse envisager aux destinataires une méditation sur les vicissitudes humaines et sur le thème du Vanitas vanitatum de l’Ecclésiaste pourtant assez peu présent par ailleurs. Quelques inflexions didactiques et moralistes se font ainsi sentir : dans un chapitre consacré à Rousseau, il dit son admiration pour l’Émile et la Nouvelle Héloïse : Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme : celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.17

Cette destination familiale a donc des incidences directes sur la narration puisqu’elle oriente ainsi quelque peu le propos et concourt à forger l’image d’un oncle toujours aimant, sensible et attentif à sa descendance. Il s’agit ici d’une spécificité de l’écriture factuelle : il est nécessaire pour le témoin de transmettre un héritage vécu au même titre qu’un nom, dans les familles nobles de la monarchie, qu’un patrimoine à la différence près 15 16 17

Ibid., 221. Ibid., 343. Ibid., 142.

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que, dans cet âge pré-démocratique qu’est le XVIIIe siècle, l’expérience est sans doute davantage tournée vers l’expression de l’individu. Ce sont donc pour une part des papiers de famille que Morellet lègue à ses neveux avec des accents testamentaires puissants lorsque le chroniqueur évoque sa mort et la possible survie de ses Mémoires. Cette destination familiale a certes des conséquences endogènes sur la narration telles que nous venons de les évoquer mais aussi des conséquences exogènes sur le texte et sa publication, ce qui est véritablement caractéristique du récit factuel et donc non fictionnel. En effet, en citant l’épître dédicatoire des œuvres de Marmontel à sa femme, Morellet, ainsi qu’il l’a signalé, craignait de blesser la modestie de sa nièce. Or, lors de la première parution des Mémoires en 1821 chez Ladvocat, la nièce de Morellet, Catherine Henriette Chéron, cherche à faire supprimer le passage où elle est évoquée comme un « esprit naturel, droit, piquant, toujours animé et toujours agréable »18. L’abbé anticipe ainsi parfaitement les réactions de ses nièces et tout porte à croire qu’une des principales destinataires des Mémoires répond aux scrupules du mémorialiste, et entérine, par cette suppression, les qualités de modestie et de bienséance qui étaient les siennes. Catherine Henriette fait sans doute également supprimer, dans cette première édition, les noms de femmes citées pour les remplacer par des initiales afin de préserver leur anonymat. Quant à Antoinette Adélaïde, craignant qu’on lui retire une pension, elle cherche à faire supprimer certains détails des Mémoires de son oncle19. Toutes ces manipulations éditoriales effectuées par la famille sont le signe d’une écriture factuelle dont la 18

Ibid., 295. Pour tous les détails sur les interventions au gré des différentes éditions, voir ce passage et également la suite de l’article : « It is quite certain that the text of the Memoires was altered somewhat by members of Morellet’s family. The substitution of initials in chapter 14 (1821 1 : 273 ; 1822 1 : 281 ; 1988 p. 232) for names of four women still living in 1821 (les jeunes dames V*** et F***, Mme de la B***, Mme P***), was, in all probability, a decision made by Morellet’s niece, Catherine Henriette Chéron. In fact, according to the editor’s note, she had wanted to suppress the whole passage, in which she is praised for her ‘talent prodigieux’ as a harpsichordist and her ‘esprit naturel, droit, piquant, toujours animé et toujours agréable’. Another intervention by Morellet’s family was mentioned by the libraire Ladvocat to the abbé de l’Ecuy, who repeated the story to Pierre Louis Roederer’s nephew, who passed the information along to Roederer : ‘la famille avait fait supprimer dans les mémoires vendus 4000 fr. au Libraire, une partie des passages où l’abbé Morellet parlait de vous avec estime et citait quelque fait de l’homme honorable qu’il appelait souvent son maître.’ This assertion is quite true : Morellet’s niece, Antoinette Adélaïde Belz, feared that references to his close association with a supporter of Napoléon might jeopardize the annual pension which had been arranged for her in 1816 ». Dorothy Medlin, « The Composition and Publication History of André Morellet’s », art. cit., pp. 129-130. 19

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narration a des incidences majeures sur le réel, contrairement à l’écriture fictionnelle réfugiée dans l’auto-référentialité. Aussi la destination familiale n’est-elle pas un vain mot pour les Mémoires de Morellet puisqu’elle a des incidences marquantes pour la narration elle-même et pour l’édition de la chronique. Si l’on parle dans la fiction d’« effet de réel », pour les Mémoires, nous pouvons inverser le propos en disant que c’est bien plutôt le réel qui produit un effet sur la narration, ou à tout le moins sur l’édition du texte. Figurations d’une destination virtuelle Au-delà de la destination familiale, la narration laisse envisager une multiplicité de destinataires dont la figure s’échelonne du plus proche au plus lointain, de l’explicite à l’implicite. Pour plus de commodités, on distinguera un premier niveau de destinataires, relativement proche des événements rapportés ou de la période de rédaction. Il apparaît, par exemple, de manière ponctuelle comme le premier lecteur des Mémoires au moment où Morellet rédige Le Cri des familles qui milite en faveur de la restitution des biens aux émigrés. La mention apparaît entre parenthèses dans un passage éminemment polémique : (J’avais retranché de mes mémoires ce qu’on va lire dans les quatre pages suivantes comme pouvant donner lieu aux malveillants, dont notre siècle abonde, de me taxer et de sotte vanité pour faire trop valoir la bonne œuvre que je crois avoir faite, et de peu de désintéressement dans cette action. Mais un ami survenant comme je venais de supprimer ces pages, je les lui ai fait lire, et il a blâmé mes scrupules. C’est d’après son opinion que je les rétablis.)20

De même, lorsqu’en 1773, il est question de rappeler les jésuites en France, Morellet s’adresse directement à ceux qui, quelques années plus tard, désireront leur retour : Mais de cette année, 1773, je crois pouvoir conserver une anecdote, qui sera de quelque intérêt, et pour ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et pour ceux qui ont tenté récemment, comme en 1804 et 1805, de les faire établir en France.21

Il insère à la suite une chanson satirique sur cet éventuel retour des jésuites et répond ainsi aux reproches que l’on a fait aux philosophes d’avoir laminé l’instruction publique en s’obstinant à expulser les jésuites. C’est 20 21

Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, op. cit., p. 498. Ibid., 237.

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un lectorat relativement proche de la rédaction qui est convoqué ici. Car en 1796, lorsque Morellet entame la rédaction de ses Mémoires, il s’agit pour lui de répondre, de manière beaucoup plus large, aux différentes attaques du parti contre-révolutionnaire22 qui accusait les philosophes d’avoir donné naissance, par leurs idées et leurs invectives, à la Révolution française et plus particulièrement à la Terreur. C’est donc un lectorat, jamais clairement identifié dans les Mémoires, mais un lectorat vindicatif, accusateur qui forme l’horizon d’attente de la chronique. Et c’est tout un arsenal de lecteurs virtuels qui est convoqué par le truchement de l’éloquence discursive. Ainsi, lorsque les protestants en Languedoc militent pour redevenir des citoyens à part entière, les philosophes les défendent activement en prônant la tolérance civile, différente de la tolérance ecclésiastique : « Telle était dès lors notre doctrine, très philosophique assurément, ou plutôt très raisonnable, afin d’éviter un mot qu’on a voulu rendre odieux. »23 Ici, c’est un pronom impersonnel qui incarne un lecteur soupçonneux quand ailleurs, c’est un hypothétique destinataire qui est convoqué lorsqu’il s’agit de défendre le salon d’Holbach et son matérialisme : Si quelqu’un trouvait étrange de m’entendre faire un mérite à notre société d’une discrétion qui cachait ce que beaucoup de personnes pourront regarder comme un véritable délit, cet homme ne saurait pas combien nous semblait innocente alors la philosophie qui demeure contenue dans l’enceinte des spéculations, et ne cherche dans ses plus grandes hardiesses qu’un exercice paisible de l’esprit.24

Les figures du lecteur virtuel se multiplient alors à l’envi lorsque l’urgence du temps historique se fait sentir. En 1788, alors que la situation politique se tend, Morellet publie deux ouvrages en faveur du doublement du Tiers dans la convocation des États-généraux, Observations sur la forme des états de 1614 et Réponse au Mémoire des Princes. À cette occasion, il se doit de justifier longuement sa position qui paraît comme une grave erreur politique au regard des événements postérieurs. Des lecteurs successifs sont ainsi convoqués qui permettent de replacer sa prise de position en faveur du doublement du Tiers dans des circonstances précises : C’est aux personnes qui ont eu ces circonstances sous les yeux, qui ont vu et observé alors Paris et les provinces, dont la plupart prenaient 22 Il s’agit notamment d’Augustin Barruel dans Histoire du clergé pendant la Révolution française, 1793 ; Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1797-1799 ; La Harpe, « De l’Encyclopédie et de d’Alembert » dans Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne : Philosophie du XVIIIè siècle, Paris, t. XV, 1802. Voir, pour plus de détails, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, op. cit., Introduction, pp. 16-17. 23  Ibid., 63. 24  Ibid., 163-164.

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l’exemple de la capitale et n’étaient guère moins ardentes qu’elle, c’est à ces personnes à prononcer s’il était possible de résister à ce torrent.25

Plus loin, « Ceux qui ont observé Paris dès la première assemblée des notables, en 1787, savent quelle agitation s’y faisait sentir. »26 Enfin, Il est aisé d’être prophète après coup, et je n’hésite pas à dire que c’est là le seul don que je reconnaisse dans ceux qui, ne pouvant opposer à notre opinion la raison et la vérité, la combattent par des faits indépendants de cette opinion. 27

La narration rétrospective, bien loin de placer les événements dans une vision surplombante qui serait celle de l’Histoire, replonge au contraire le lecteur dans un présent réactualisé. C’est bien entendu la caractéristique d’une visée apologétique chez Morellet mais aussi le trait de l’écriture mémorielle et factuelle. De même, lorsque l’abbé suggère que son essai, Le Cri des familles, a favorisé la restitution des biens aux Français émigrés, il fait appel à ses possibles détracteurs : Il y a des gens qui s’occupent avec beaucoup de zèle à ne laisser aux autres dans l’estime publique que la plus petite part qu’ils peuvent, quoique cette épargne ne tourne pas à leur profit. C’est à ceux-là que je répondrai.28

Ces lecteurs auxquels le mémorialiste prétend répondre s’inscrivent dans la virtualité du texte contrairement à la coterie antiphilosophique qui s’intègre davantage dans un champ historique. Ces destinataires, aussi multiples soient-ils, et dont le panel s’étend de la foisonnante réalité exogène à une inscription simplement discursive, forment pour Morellet autant d’interlocuteurs qu’il faut convaincre et engagent une écriture belligérante mimétique d’une vie entièrement dévouée aux progrès humains. Il existe un second niveau de destination que l’on a distingué pour la commodité de l’exposé mais qui recouvre parfois partiellement ou totalement les autres types de destination : c’est celui de la postérité. Il apparaît dans les mêmes passages polémiques, notamment au sujet de son élection à l’Académie française dont il n’a jamais pensé qu’elle pouvait être le résultat de ses travaux : « C’est au public à décider, si dans ce jugement de ma conscience, j’ai été modeste, ou seulement juste envers moi-même. »29 De même, lorsque Chamfort attaque l’Académie dans son 25 26 27 28 29

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

348. 349. 357. 495. 297.

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ouvrage Des académies, Morellet y répond par une brochure et fait appel au jugement impartial du lecteur pour juger cette affaire : Je crois que ceux qui auront pris la peine de lire et son ouvrage et le mien demeureront convaincus, par un nouvel exemple, de l’extrême différence qu’il y a entre un homme d’esprit sans logique, et l’écrivain simplement raisonnable à qui cet instrument est familier, et qui sait l’art de s’en servir.30

Au-delà des querelles intestines qui émaillent la chronique et desquelles Morellet se défend avec une vigueur aussi constante que rageuse, le mémorialiste a bien conscience qu’avec le temps, certaines mentions ne seront plus compréhensibles pour un futur lecteur. Aussi, lorsqu’il évoque l’acquisition de son prieuré qui lui fournira un havre de paix aussi regretté que temporaire, se lance-t-il dans quelques explications : « Mais les lecteurs français ne sauront bientôt ce que c’était qu’un indult. »31 La remarque souligne également une certaine amertume et une nostalgie pour un monde qui est amené à disparaître. Conscient enfin que ses Mémoires sont appelés à devenir publics32, c’est à un lecteur bien postérieur encore auquel le mémorialiste fait référence lorsqu’il évoque son abandon d’un projet de dictionnaire du commerce, « le tort de [s]a vie littéraire » : Je me propose seulement de réduire ici à leur juste valeur et mes torts et ces reproches, en rassemblant quelques observations, ou plutôt quelques faits, qui diminueront, je l’espère, aux yeux de mes lecteurs, la gravité du délit.33

Les différentes modalités lectoriales ainsi mises en place montrent que s’établit une sorte de conversation34 entre deux instances narratives, locuteur et destinataire. Cette conversation, constamment différée et univoque, 30

Ibid., 393. Ibid., 341. 32 On trouve chez Morellet comme chez bien d’autres mémorialistes cette mention « Si ces Mémoires deviennent publics… » (Ibid., 264), qui laisse envisager une possible mais incertaine publication. Le procédé est bien connu : le mémorialiste est bien évidemment conscient de la difficile transmission de ces papiers qui sont irrémédiablement soumis aux aléas du temps. Mais on peut y voir aussi un simple procédé d’éloquence proche de la captatio benevolentiae où la modestie le dispute à la raison. On ne peut douter d’une volonté ferme de publication chez Morellet quand on se rapporte à l’impressionnant dispositif éditorial mis en place par le mémorialiste lui-même et auquel il fait régulièrement allusion dans le corps de sa chronique. Nous y reviendrons. Des mentions semblables paraissent dans les Mémoires de Saint-Simon. Voir Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Lecteur virtuel et stratégies d’écriture dans les Mémoires du duc de Saint-Simon (1691-1723), Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2003. 33 Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, op. cit., p. 200. 34 Henri Paul Grice, « Logique et conversation », Communications 30, 1979, pp. 57-72. 31

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contrairement à l’échange verbal, fournit un modèle disjonctif et aboutit à une « coopération interprétative »35 entre les deux instances, le lecteur empirique adhérant ou non au lecteur modèle institué par le texte. En ce sens, le projet d’écriture de Morellet est tenu de manière constante et quasi obsessionnelle par trois soubassements narratifs qui déterminent le projet d’une vie revécue : souligner sa lutte déterminée pour des valeurs modérées de tolérance, de liberté au sein du clan philosophique avec des idées qui lui sont propres comme le respect de la propriété ; innocenter les philosophes des Lumières de toute implication directe dans la Révolution36 ; démontrer sa passion pour la littérature et plus généralement pour la République des Lettres qui ne s’est jamais démentie, par la multiplicité de ses écrits, et jusque dans sa lutte pour rétablir l’Académie. Contrairement à la « communication » entre le locuteur et son lecteur dans la fiction où il est question de produire une intrigue et du suspens37, la littérature factuelle est sous tendue par une téléologie explicative voire argumentative, et pour une grande part chez Morellet, apologétique. Par ailleurs, à la différence du roman-mémoires qui mime une tension narrative, l’écriture factuelle engage une bénévolence de la narration et de son lecteur. Par-delà la trame chronologique qui fournit une trame narrative, Morellet se permet de signaler le « peu de choses à dire de [s]es occupations littéraires »38 pour l’année 1773 et lorsqu’il rapporte, dans l’inénarrable chapitre XXIII de ses Mémoires39, ses vains interrogatoires pour obtenir un certificat de civisme, il ne fait pas état d’un quelconque suspens là où il court pourtant un grand danger. Quant aux manchettes placées en tête de chapitre, elles reposent bien plutôt sur des éléments factuels (repères chronologiques, historiques etc.) et tout au plus quelques mentions plus spécifiques pour susciter l’intérêt du lecteur. Du reste, le lecteur n’est pas uniquement confronté à un récit de vie mais à une masse d’informations exogènes. Bien évidemment, l’impressionnant défilé dans les Mémoires de Morellet des grandes figures de la 35

Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985. Jean-Jacques Tatin-Gourier a montré qu’à l’exception de Rousseau, Morellet a voulu innocenter l’héritage des Lumières dans la Révolution Française (Voltaire, Montesquieu, Diderot, d’Holbach, Helvétius) en opérant tout de même quelques « filiations ponctuelles ». Jean-Jacques Tatin-Gourier, « La nostalgie des succès littéraires et philosophiques dans les Mémoires de Marmontel et Morellet », dans L’Idée de vérité dans les Mémoires d’Ancien Régime, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Cahiers d’histoire culturelle » 14, 2004, p. 77. 37 Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, Paris & The Hague, Mouton, 1973. 38 Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, op.cit., p. 237. 39 Ibid., 429-458. 36

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philosophie, de la sociabilité des Lumières, comme de l’Histoire, nécessite un très important apparat critique, simple artefact, dirions-nous, de la littérature factuelle. Ces informations exogènes sont insérées pour la plupart dans la chronique sous forme de lettres qui éclairent au fil de la narration tel ou tel aspect des polémiques engagées au cours du temps. Certaines pièces renvoient à des aspects de sociabilité très souvent marqués dans les Mémoires de Morellet : les relations amicales avec Benjamin Franklin, par exemple, donnent lieu à l’insertion d’une chanson composée par Morellet pour l’anniversaire de l’indépendance américaine. Sont également reproduites des lettres de Benjamin Franklin à Mme Helvétius, ou encore à Morellet dont une assortie de dessins40. Ce sont là autant de documents inédits et de pièces véridiques qui signalent l’amabilité et les folies de cet hôte fameux tout autant que les réseaux de sociabilité afférents aux cercles philosophiques. Mais le dispositif conversationnel engagé avec le lecteur va bien au-delà de simples insertions puisque Morellet signale, à plusieurs reprises, que le texte des Mémoires sera assorti de pièces adventices comme il l’indique très précisément ici : Je me propose de donner, à la fin de ces mémoires, une notice de tout ce que je laisse de papiers, d’articles rédigés ou prêts à l’être, d’ouvrages même presque sur la théorie générale du commerce, et d’autres points de gouvernement ou d’administration.41

Notre édition de référence comporte six pièces en appendice quand la première édition des Mémoires, si Morellet n’était pas mort deux ans avant sa préparation, aurait sans doute comporté bien d’autres documents. Concernant son engagement en faveur de la liberté de la presse si malmenée en ces temps révolutionnaires, le philosophe ne manque pas de renvoyer pour « toutes ces discussions » à ses « papiers »42 à savoir les Matériaux pour servir à l’histoire de la Révolution. Outre que toutes ces références, documents insérés, appendices liés aux Mémoires ou simples renvois à des travaux exogènes montrent le travail de collation à la mesure de l’érudition propre à l’Ancien Régime, elles participent au régime de véridiction propre à l’écriture factuelle. Elles modulent une écriture judiciaire, bien connue chez les mémorialistes, et font du lecteur, devant ces pièces à charge ou à décharge, le seul juge impartial d’une vie, à travers un compagnonnage qui l’a pourtant de part en part influencé. De ce fait, l’écriture factuelle ne saurait être désengagée d’un travail 40 41 42

Ibid., 307-330. Ibid., 284. Ibid., 493.

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d’édition qui est celui de l’auteur même, puis des générations successives qui informent ou déforment le propos et la perspective. Comme pour Rousseau dont le travail autobiographique, dès le XIXe siècle, a largement été manipulé par la suppression de tout un apparat critique voulu pourtant par l’auteur, l’écriture factuelle et son lecteur virtuel ne peuvent s’envisager que dans les circonstances bien précises d’une édition originale. Les différentes figures du lecteur dans les Mémoires de Morellet invitent donc le destinataire à un compagnonnage parfois sensible et délicat, le plus souvent polémique avec une tension palpable de manière continue dans la narration. Cette tension dont il faudrait davantage étudier les effets n’a rien à voir avec une mise en intrigue dirigée par une finalité narrative ; elle est d’ordre ontologique dans la mesure où le mémorialiste poursuit un but apologétique, littéraire et philosophique. Paradoxalement, la narration engage des effets de bénévolence propre à l’écriture factuelle. Enfin, le lecteur se trouve non pas lui-même enfermé dans les filets de la fiction comme une simple figure narrative mais au contraire invité à consulter pièces et documents exogènes pour retrouver sa figuration bien réelle, celle du lecteur empirique.

LA FIGURE DU DESTINATAIRE DANS LES PSEUDO-MÉMOIRES DE COURTILZ DE SANDRAS : L’EXEMPLE DES MÉMOIRES DE M. L.C.D.R. Carole ATEM

Lorsqu’il publie de manière anonyme, en 1687, les Mémoires de M. L.C.D.R., Courtilz de Sandras met à l’honneur une forme littéraire encore peu pratiquée. Le premier roman à succès de cet ancien capitaine de cavalerie de Louis XIV, devenu écrivain professionnel à la fin de la guerre de Hollande, emprunte ses caractéristiques scripturales aux Mémoires aristocratiques, dont la mode s’impose entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Rédigés à la première personne, les prétendus Mémoires du « C.D.R » se présentent comme l’histoire d’un certain comte de Rochefort, désigné dans le texte par la seule initiale « R. » et censé retracer sur le mode autodiégétique sa longue existence au service des ministres. Dans cette configuration énonciative propre aux Mémoires apocryphes, qui sera largement exploitée par Courtilz dans la suite de sa carrière, la figure de l’auteur réel, l’« instance littéraire »1 dans la terminologie de Genette, s’éclipse habilement derrière celle du mémorialiste fictif, l’« instance narrative » ; cette dualité de l’instance locutrice a pour corollaire la présence au sein des pseudo-mémoires d’une pluralité des figures du destinataire : l’image d’un public auquel se destine fictivement le discours du mémorialiste et de l’éditeur supposés se superpose à celle du lectorat auquel s’adresse le véritable écrivain. Premier ouvrage d’un ensemble de neuf textes en forme de Mémoires fictifs, tous publiés de façon anonyme ou pseudonyme par Courtilz, les Mémoires de M. L.C.D.R. sont considérés par la critique universitaire comme le plus achevé de ses romans. Ils marquent incontestablement une étape essentielle dans l’histoire de la fiction à la première personne, en conférant au paradigme littéraire des pseudo-Mémoires une popularité qui ouvrira la voie vers le roman-mémoires du siècle des Lumières. Nous nous proposons d’examiner comment le romancier construit dans ce texte une représentation du destinataire susceptible de conforter la rhétorique particulière des Mémoires apocryphes. Nous voudrions en 1

Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1972, p. 239.

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particulier analyser la relation qui existe dans ces pseudo-Mémoires entre les marques discrètes du destinataire et la difficile élaboration de la figure du moi mémorialiste. Nous souhaiterions surtout montrer que, comme celle des différentes voix narratrices impliquées, la coexistence voire la confrontation de figures de destinataires situées sur des niveaux narratifs distincts produit des effets de sens polémiques, qui permettent à Courtilz de fustiger la société de son siècle. Une représentation discrète du destinataire : répertoire des occurrences Conformément à un topos littéraire fréquent dans le roman d’Ancien Régime, les pages de préface2 qui précèdent le texte du soi-disant « C.D.R. » sont attribuées à un scripteur anonyme qui prétend avoir assuré un simple rôle d’éditeur. Tout en attestant de la probité du « C.D.R. » et de l’authenticité de son récit, cette figure elle-même fictive d’éditeur de l’ouvrage et d’auteur de la préface assume une fonction d’exégète en expliquant la finalité prétendue des Mémoires : Je crois aussi que le principal motif qui a poussé M. L.C.D.R. à écrire n’a pas tant été le désir qu’il avait de faire voir qu’il avait été employé dans les affaires secrètes, que celui de rendre les autres sages par son exemple.3

L’exposé des conditions supposées de la publication corrobore également la fiction d’un texte authentique récupéré par un tiers : « Je donne ici ces Mémoires contre la dernière volonté de leur auteur, lequel, n’ayant survécu qu’un mois ou deux à sa retraite, me dit de les supprimer. »4 C’est enfin à cet ami intime du « C.D.R. », devenu dépositaire de son texte, qu’il revient de définir l’identité des destinataires du récit mémorialiste : « Mais cela ne m’a pas paru une raison suffisante pour priver le public d’un ouvrage si curieux »5. Le caractère topique de cette série d’informations est perceptible : visée édifiante d’un texte à valeur d’exemplum, sincérité et spontanéité 2

Les Mémoires de M. L.C.D.R., contenant ce qui s’est passé de plus particulier sous le ministère du cardinal de Richelieu et du cardinal Mazarin, avec plusieurs particularités remarquables du règne de Louis le Grand ont fait l’objet de plus de vingt rééditions entre 1687 et 1742. Toutes nos références renvoient à notre édition critique de ce roman (Paris, Champion, 2018), dont nous avons établi le texte en tenant compte des corrections et augmentations de l’édition de 1742, la plus complète (Amsterdam, François L’Honoré et Fils). 3 Courtilz de Sandras, Mémoires de M. L.C.D.R., texte établi et annoté par Carole Atem, Paris, Champion, « Sources classiques », 2018, p. 32-33 (Préface). 4 Ibid., 33. 5 Ibid. Dans cette citation des Mémoires de M. L.C.D.R. comme dans les suivantes, c’est nous qui soulignons.

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d’une écriture détachée de toute ambition auctoriale, démarche transgressive d’un proche qui livre au public un récit destiné initialement à demeurer dans la sphère privée. Le texte des Mémoires lui-même n’explicite pas davantage la genèse de l’entreprise scripturale du « C.D.R. » ni le statut des lecteurs auxquels se destine le récit : comme dans la préface, on ne trouve sous la plume du pseudo-mémorialiste aucune indication susceptible de préciser les contours, somme toute très vagues, d’une figure de destinataire rarement évoquée. Le topos des Mémoires aristocratiques qui consiste pour l’auteur à consigner son expérience dans un récit destiné à ses proches, souvent dans un but apologétique, n’est ainsi pas repris, et seule la notion la plus large possible, celle de « public », est évoquée par l’auteur de la préface. La figure du destinataire telle que la met en scène la fiction énonciative des Mémoires apocryphes du « C.D.R. » semble donc coïncider avec la figure d’« être collectif » que l’âge classique associe à la notion de « public » et dont Hélène Merlin-Kajman a résumé ainsi la définition : personne fictive renvoyant à l’ensemble virtuel des lecteurs et spectateurs d’une œuvre « littéraire », ou plus exactement à l’ensemble des particuliers susceptibles d’être touchés — affectés, engagés, transformés — par la publication d’une œuvre « littéraire ».6

L’instance virtuelle que l’auteur de la préface désigne comme destinataire des mémoires du « C.D.R. » exclut l’idée d’un public restreint et identifiable comme pouvaient l’être la famille et les descendants du scripteur dans le schéma discursif des Mémoires historiques. Dans la préface du roman, les formes grammaticales qui réfèrent à cette entité réceptrice indéterminée sont, d’une part, des pronoms déictiques de première personne du pluriel à valeur inclusive, qui permettent d’impliquer l’allocutaire : « Nous en voyons arriver tous les jours de si extraordinaires que ceux qui connaissent bien Paris ne s’en étonneront pas »7, « Si M. L.C.D.R. se montre ainsi sincère dans un récit qui ressemble si fort à une fable, combien à plus forte raison devons-nous ajouter foi aux choses qu’il rapporte d’ailleurs ? »8 La référence à un public virtuel s’exprime d’autre part à travers l’emploi de l’indéfini « on », utilisé à quatre reprises par l’auteur de la préface pour désigner le lecteur : « Mais, me 6 Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 385. La notion de public comme « être collectif » est évoquée par l’auteur dans l’introduction de l’ouvrage, p. 13. 7 Courtilz, Mémoires de M. L.C.D.R., p. 31 (Préface). 8 Ibid., 32.

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dira-t-on, la personne dont il s’agit ici s’était fait prêtre »9, « En effet, quel inconvénient peut-on trouver à l’égard de ce qu’il dit du cardinal de Richelieu ? Ne sait-on pas bien que tous les ministres sont mystérieux, ou du moins qu’ils le doivent être, et que celui-là surtout affectait cette qualité, comme le rapporte fort bien M. L.C.D.R. ? »10, « Cependant il faut que j’avoue une chose, dont je ne sais si on me saura gré ou non. »11 L’emploi de « (l’)on » dans sa valeur générique d’origine12 est également une manière d’évoquer le destinataire, indirectement, cette fois, en l’incluant dans une vaste communauté de lecteurs : « Cependant l’on trouve dans tout cela des leçons pour savoir se conduire, ce qui est la plus grande utilité que l’on puisse retirer de la lecture d’un livre. »13 De manière similaire, l’emploi du pronom indéfini à valeur générique « personne » dans le discours du pseudo-éditeur peut être considéré comme une référence à l’ensemble indéterminé constitué par le lectorat : « je ne crois pas que personne s’ennuie jamais à les lire »14. On notera en tout état de cause l’absence d’occurrences de la deuxième personne dans la préface de l’éditeur fictif. C’est dans le discours du mémorialiste prétendu qu’apparaît le pronom déictique « vous », à l’occasion de commentaires de type métadiégétique formulés par le narrateur sur son propre récit. Nous en donnons ici la liste exhaustive. La deuxième personne renvoie alors à un narrataire toujours indéterminé, que le pseudo-mémorialiste prend à témoin (« Je vous laisse à penser quelle fut ma joie, elle ne se peut exprimer, et j’en témoignai toute la reconnaissance imaginable à M. de Saint-Aunès, que je reconnaissais pour mon bienfaiteur »15, « Cependant outre tous ces chagrins, qui n’étaient pas petits, comme vous voyez, j’en avais encore un autre qui me rongeait jour et nuit »16) ou qu’il érige en confident, tout en s’assurant sa bienveillance, dans une démarche topique de captatio benevolentiae. Le texte de Courtilz montre une prédilection pour le tour « je vous avoue que » et, dans une moindre mesure, pour l’incise avec pronominalisation 9

Ibid., 31. Ibid., 32. 11 Ibid., 33. 12 Sous sa forme atone en emploi proclitique, l’ancien français l’hom, cas sujet du substantif home précédé de l’article, a perdu son « sens plein » pour aboutir progressivement au « pronom de la personne indéterminée » (l’)on, avec ou sans article. (Claude Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000, p. 327). 13 Courtilz, Mémoires de M. L.C.D.R., p. 32 (Préface). 14 Ibid., 33. 15 Ibid., 48. Cette référence et les suivantes ne renvoient plus à la préface des Mémoires de M. L.C.D.R., mais au texte du mémorialiste prétendu. 16 Ibid., 85-86. 10

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de la complétive « je vous l’avoue », qui participent des procédés de la captatio puisqu’ils confèrent aux déclarations du « C.D.R. » l’allure de confidences dépourvues d’artifice : « Ce discours m’embarrassa, je vous l’avoue »17, « Je vous avoue que j’eusse voulu être bien loin de là quand je l’entendis parler de la sorte »18, « Je vous avoue que je ne sus presque qu’en dire après ce que je venais de voir, où je trouvais quelque chose de surnaturel »19, « Je vous avoue que ce discours me fit rire, quoique je fusse descendu fort sérieusement »20, « Voyant qu’une si rude guerre s’apprêtait, je vous avoue que j’enrageai plusieurs fois de n’être pas jeune et que, quelque obligation que j’eusse à mon bon maître M. le cardinal de Richelieu, je lui voulus un peu de mal de m’avoir retiré d’un métier où, tout vieux que j’étais, je me plaisais merveilleusement »21, « Je vous avoue que je ne le devais pas faire, après la parole qu’elle m’avait donnée la première fois »22. On trouve en outre dans le discours du narrateur des occurrences du pronom personnel et du déterminant possessif de deuxième personne employés dans leur valeur générique, ce qui distingue ces occurrences de l’emploi précédent de « vous », puisque le destinataire n’est plus directement désigné : « Je le remerciai de la peine qu’il voulait se donner, et quoique je ne l’eusse pas appelé en consultation, il ne laissa pas de faire comme les avocats, qui ne vous entretiennent jamais sans requérir leur salaire »23, « Car il faut que l’on sache que, quand on a nouvelles à Paris qu’on vous a fait quelque pièce et qu’on croit que vous êtes d’humeur à vous en venger, il y a un nombre infini de fripons qui viennent vous faire accroire qu’ils vous donneront des lumières de ce que vous voulez savoir, et pour peu que vous soyez d’humeur à les écouter, ils auront bientôt trouvé le fond de votre bourse. »24 Dans cette dernière phrase, la première occurrence de « (l’)on » (« il faut que l’on sache que ») est également à souligner, dans la mesure où ce pronom peut être interprété ici comme une référence au lecteur. Le destinataire que le mémorialiste supposé envisage à l’horizon de son récit reste en définitive peu représenté dans le texte. Au niveau intra-fictionnel, il demeure une instance effacée, que l’on mesure sa présence à l’aune des marques grammaticales du narrataire ou à partir des 17 18 19 20 21 22 23 24

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

66. 197. 224. 227. 230. 346. 313. 273.

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mentions explicites d’un destinataire des Mémoires. Cette faible représentation du ou des lecteurs à l’attention desquels est censé s’élaborer le récit peut être analysée à la lumière d’une autre caractéristique de l’écriture de Courtilz : la construction étonnamment inachevée de la figure du narrateur-personnage. La fuite du sens ou le moi compromis : de l’impossible construction du je à l’éviction du destinataire Les Mémoires de M. L.C.D.R. sont dominés par un pessimisme qui perdurera dans tous les autres Mémoires fictifs de Courtilz. Du règne de Louis XIII à celui de Louis XIV en passant par les troubles de la Fronde, le pseudo-comte de Rochefort retrace les grandes étapes de sa propre vie, toutes placées sous le signe de l’adversité : une enfance dans un environnement familial hostile, un début de carrière jalonné d’obstacles au service de Richelieu, l’époque chaotique de la sédition sous les ordres des princes frondeurs puis la rentrée en grâce auprès de Mazarin, une vieillesse décevante, enfin, marquée par des tracas domestiques de toutes sortes, dont le récit balaie définitivement le souvenir éphémère d’une carrière militaire sans éclat, menée sur le tard auprès de Turenne. D’un bout à l’autre de la fiction autobiographique, l’écriture de Courtilz décline avec insistance la thématique de l’échec. L’ouverture comme la clôture du récit exposent sans détour la difficulté existentielle d’un personnage qui peine à trouver sa place dans le monde : sans autre préambule qu’une rapide indication géographique25, la première page du roman relate la naissance désastreuse, prématurée et tragique du héros alors que sa mère, « grosse de quatre mois et demi », trouve la mort dans un accident de carrosse, ce qui prépare un avenir misérable au jeune Rochefort, à la fois délaissé et persécuté par un père haineux au point de former, dans son jeune âge, des projets suicidaires26. Quant à la fin du texte, au lieu d’évoquer une mort glorieuse au combat comme le fera, en 1700, l’ultime page des Mémoires de M. d’Artagnan27, elle se consacre au récit d’anecdotes 25 « Entre la ville de Paris et celle d’Étampes, sur la droite auprès de Châtres, est un château appelé Ollainville, qui a été autrefois une maison royale, mais qui appartient aujourd’hui à MM. de Marillac. » (Ibid., 35). 26 « Mon père, qui ne m’aimait pas, [...] me maltraita plusieurs fois sans entrer en connaissance de cause, et mon désespoir fut si violent que je résolus de m’empoisonner. » (Ibid., 43-44). 27 Courtilz de Sandras, Mémoires de M. d’Artagnan, capitaine lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roi, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand, Cologne, Pierre Marteau, 1700, 3 vol.

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diverses qui envahissent progressivement la diégèse et relèguent le personnage au rôle de simple témoin, pour se clore sur l’image finale d’un protagoniste amer, las d’un monde dont il choisit de se retirer, dans l’attente de la mort. À la vacuité d’une vie sans relief répond l’absurdité d’une carrière en demi-teinte, menée de façon laborieuse dans un système anti-méritocratique, où l’ingratitude et la versatilité des ministres compromettent tout espoir d’avancement. Après plusieurs décennies au service du pouvoir monarchique, le héros demeure voué à une vie d’indigence, comme le souligne le discours pseudo-mémorialiste à l’aide de choix lexicaux sans ambages : « ma destinée voulant que je ne fusse jamais qu’un gueux, je n’en eus le revenu que fort peu de temps »28. En récompense des services rendus, l’émissaire des ministres connaîtra aussi la prison et l’exil, au cours d’épisodes dans lesquels Courtilz s’attache à montrer que la relation entre les actes du héros et leur sanction par le pouvoir politique, loin d’être une relation de cause à effet, est régie par une logique aléatoire, capable d’engendrer les résultats les plus imprévisibles. Cette dynamique du chaos se trouve aggravée par la fragilité du destin des maîtres euxmêmes, dont dépend étroitement le sort du protagoniste : la mort de Richelieu ou celle de Turenne, notamment, mettent un terme à une ébauche de carrière politique ou militaire que le « C.D.R. », en véritable Sisyphe, ne parvient jamais à construire. Dans ce récit d’une vie dénuée de toute possibilité de progression, l’écriture de Courtilz met en scène un personnage de pseudo-mémorialiste qui tâche de faire revivre, par la remémoration, un moi dont l’existence même apparaît comme vide de sens. La lettre « R. » à laquelle se réduit son nom dans le texte suggère elle aussi l’inachèvement d’une identité restée incomplète. On peut donc parler d’une démarche mémorielle paradoxale, puisque l’entreprise de reconstruction et de remise en ordre du souvenir qui accompagne le mouvement de rétrospection inhérent à la parole mémorialiste prend pour objet la figure insaisissable d’un je dont la construction même a été un échec. La rhétorique des Mémoires de Courtilz semble fonctionner autour d’une double disqualification : autant que les efforts jadis fournis par le personnage pour s’acquérir une identité, la tentative du moi scripteur de redonner un sens à l’existence manquée du moi d’autrefois par le moyen de la narration est présentée comme un échec, dans la mesure où la cécité relative de ce scripteur et son incapacité à repenser certains événements essentiels de son passé ne 28

Courtilz, Mémoires de M. L.C.D.R., p. 243.

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lui permettent pas, quel que soit le recul dont il dispose, de bâtir une interprétation cohérente de son parcours. Notre hypothèse repose alors sur l’idée d’un lien fort entre l’inaccomplissement de l’individualité locutrice et l’évanescence de la figure du destinataire dans ces pseudoMémoires de Courtilz. Nous pensons que la représentation minimaliste d’une figure de destinataire maintenue dans sa dimension la plus virtuelle, telle que l’organise le dispositif fictionnel des Mémoires du « C.D.R. », constitue un parti pris qui s’intègre dans la stratégie d’ensemble du romancier et qui ressortit aux procédés de la déconstruction du moi mémorialiste. Les occurrences sporadiques des marques grammaticales du destinataire fictif dans le texte, l’évocation résolument générale de cette figure de récepteur et l’absence de toute précision destinée à en spécifier les contours, peuvent être perçues comme des signes, délibérément exhibés par Courtilz à l’adresse du lecteur réel, du dysfonctionnement de la parole mémorialiste, incapable d’appréhender efficacement l’expérience vécue autant que de la partager par le biais du récit. La figure ostensiblement sommaire et artificielle du destinataire contribue à décrédibiliser la configuration communicationnelle des pseudo-Mémoires du « C.D.R. » ; dans cette perspective, elle constitue un indice supplémentaire de l’échec du moi fictif et de son inaptitude à dire le monde. L’emploi mécanique des tours « je vous avoue que » et « je vous l’avoue », qui recouvrent la quasi-totalité des occurrences de la deuxième personne dans le texte, relève d’un style formulaire dont l’utilisation insistante tend à confirmer l’idée d’une représentation volontairement artificielle du destinataire. À plusieurs reprises, l’évocation de la figure de l’allocutaire semble intervenir lors du récit d’un moment de crise, comme pour en souligner le caractère crucial ou particulièrement dramatique. L’ultime confrontation entre le héros et son père mourant en est un exemple : convoqué au chevet de son père malade, Rochefort apprend que, malgré son statut d’aîné, il se retrouve gravement lésé par les dispositions testamentaires de ce dernier, au profit de sa belle-mère et de ses demi-frères. Ses protestations pourtant respectueuses déclenchent l’ire du père colérique, qui lui donne solennellement sa malédiction après l’avoir agoni d’injures ; « je fus si malheureux qu’il mourut outré contre moi »29, conclut le narrateur. C’est au cours de cette scène que l’on trouve l’occurrence précédemment citée : « Je vous avoue que j’eusse voulu être bien loin de là quand je l’entendis parler de la sorte ». Du fait de la rareté des occurrences du « vous », la mention soudaine du destinataire fictif a pour 29

Ibid., 197.

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effet de faire ressortir la singularité de ce passage et d’en augmenter l’intensité tragique. Mais un autre effet semble également associé à l’emploi de la formule récurrente : bien souvent, elle apparaît dans le discours du narrateur à l’occasion d’une scène qui met en avant le motif de la rupture du dialogue. C’est le cas dans la scène présente, où l’échange entre le père et le fils tourne court, ce qui permet à Courtilz de développer une nouvelle fois le thème de la parole inopérante du moi. Lorsqu’il relate les débuts de sa carrière auprès de Richelieu, marqués par un épisode tragique à valeur initiatique, le narrateur-personnage a aussi recours à la formule « je vous l’avoue » dans le récit d’une scène où, face à l’inflexible cardinal, il se trouve finalement réduit au silence. Afin de mettre à l’épreuve son jeune serviteur, le ministre lui confie la mission d’arrêter l’un de ses proches parents, le maréchal de Marillac, qui sera promptement condamné et exécuté. « Ce discours m’embarrassa, je vous l’avoue »30, confie le mémorialiste fictif après avoir rapporté les paroles du cardinal. L’« embarras » du personnage renvoie là encore au désarroi d’un locuteur devenu incapable d’exprimer son désaccord. Le cardinal réprime violemment sa timide tentative de renouer le dialogue dans le but de défendre la cause de son parent, et le tête-à-tête se clôt sur l’évocation d’un Rochefort muet de terreur : « me regardant avec un œil d’indignation, il me fit tellement trembler depuis les pieds jusqu’à la tête qu’il y aurait eu beaucoup à dire que j’eusse eu tant de peur si j’eusse été à la tranchée ou dans le combat. »31 Enfin, dans son récit du début de la guerre de Hollande, le narrateur rapporte un épisode tragi-comique survenu au sein de l’armée : afin de prouver son courage, un cavalier brave les tirs de l’ennemi pour capturer une vache et périt le lendemain en tentant de réitérer son exploit. Témoin principal de la scène, le héros-narrateur en perd la parole : « Je vous avoue que je ne sus presque qu’en dire après ce que je venais de voir, où je trouvais quelque chose de surnaturel »32. On note une fois de plus l’emploi de la formule « je vous avoue que », indice du mutisme passager du héros. Tout se passe comme si les marques du destinataire fictif, réduites à une virtualité extrême et convoquées de manière mécanique dans une structure syntaxique et lexicale figée, étaient exploitées par Courtilz pour disqualifier la configuration discursive mise en place par la fiction mémorialiste et pour traduire, du même coup, la fragilité de l’instance narrative. 30 31 32

Ibid., 66. Ibid., 67. Ibid., 224.

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On peut alors parler d’une capacité de la fiction romanesque à transmettre, au second degré, des indications sur elle-même, ce que Jean-Paul Sermain a appelé le fonctionnement « métafictionnel »33 du roman de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe. C’est aussi à la lumière de cette rhétorique de la métafiction que nous observerons la manière dont l’ironie de Courtilz émerge du choc entre deux discours : celui adressé au destinataire fictif des Mémoires et celui perçu par le lecteur réel du roman. Le décalage ironique entre énonciation fictive et énonciation réelle des Mémoires apocryphes : de la discordance des voix narratives à la fonction créatrice du destinataire Selon les termes de Jean-Paul Sermain, le roman d’Ancien Régime du tournant des XVIIe et XVIIIe siècles se caractérise par sa tendance à présenter « un dispositif textuel qui incite le lecteur à mettre en doute sa propre confiance dans l’énoncé romanesque, à nourrir son soupçon en passant d’un lieu ou d’un niveau de la fiction à l’autre »34. On retrouve dans les romans de Courtilz ce pouvoir critique du texte fictionnel, qui pousse le lecteur à réinterpréter le discours littéral formulé par le narrateur, à la lumière des éléments diégétiques qui le réfutent subtilement. En instaurant un schéma énonciatif qui procède de ce que Jean-Marie Schaeffer a nommé la « feintise ludique »35 et qui repose ici sur la reconnaissance par le lecteur d’un simulacre d’écriture autodiégétique, la structure discursive des Mémoires apocryphes offre en la matière une configuration particulièrement féconde : alerté par la friction entre deux énoncés qui se discréditent mutuellement, suivant un fonctionnement similaire à celui des « ironies comme mentions » définies par Sperber et Wilson36, le lecteur de Courtilz, loin de se limiter à une figure de destinataire passif, est invité à participer activement à la reconstruction du sens du récit. Aux antipodes du destinataire fictif de ces pseudoMémoires, pratiquement absent du texte et relégué au rang d’artifice narratif, le public réel de Courtilz devient alors une instance créatrice en 33 Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730). La Réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002. 34 Ibid., 14. 35 D’après la définition de Jean-Marie Schaeffer, la « feintise ludique » se fonde sur la conscience partagée par l’auteur et son public du statut fictif d’une œuvre. (Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999). 36 Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique 36, 1978, p. 399-412.

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restituant sa force polémique à une mise en scène de la parole mémorialiste dont il est le véritable destinataire. Dans les Mémoires de M. L.C.D.R., le dénouement de la conspiration de Cinq-Mars, qui précède immédiatement le récit de la mort de Richelieu, offre un exemple intéressant de cette stratégie scripturale de Courtilz. Employé comme espion par le cardinal, Rochefort est envoyé à Bayonne où, grimé en postillon, il est chargé d’arrêter l’un des conjurés ; mais le conspirateur s’empoisonne et meurt avant d’avoir été remis aux mains de la justice, malgré tous les efforts du héros pour le sauver. En dépit de la culpabilité de l’individu, le narrateur rapporte la scène dans des termes où affleure une certaine compassion : Il fut fort surpris, et se sentant chargé de choses qui le rendaient coupable et qui lui faisaient craindre d’aller sur un échafaud [...], il prit du poison qu’il avait sur lui, sans que je m’en aperçusse, et creva en deux heures de temps. Je fis ce que je pus pour le sauver, mais ne m’étant aperçu de son désespoir que dans un lieu où il n’y avait point de secours, les médecins ne purent arriver assez à temps, et le poison avait déjà fait son effet.37

Le verbe « crever » exprime le caractère violent et douloureux de cette mort, et le complément « en deux heures de temps » va dans le sens d’une surenchère en insistant sur la durée du supplice, suffisamment long pour provoquer une mort pénible mais pas assez pour permettre au héros d’intervenir ; l’évocation de la surprise et de la crainte du malheureux accroît l’intensité pathétique de la scène ; enfin, l’emploi euphémique du terme « désespoir » pour désigner l’agonie du personnage parachève le ton globalement compatissant du pseudo-mémorialiste dans ce passage. Compte tenu de ce contexte, la remarque que formule le narrateur quelques phrases plus loin n’est pas anodine ; après avoir trouvé dans les bottes du mort un traité qui prouve la culpabilité de tous les conjurés, Rochefort apporte le précieux document au cardinal qui, momentanément brouillé avec le roi, s’empresse d’informer le souverain pour regagner sa confiance. C’est à cette occasion que le récit du narrateur mentionne, outre la satisfaction de Richelieu, son indifférence manifeste face au suicide du coupable : « Je fus reçu de Son Éminence comme son ange tutélaire, et ne se souciant guère que l’homme dont je viens de parler fût mort, puisque j’avais le traité, il m’envoya le porter au roi, après en avoir pris une copie. »38 Si l’insensibilité du cardinal vis-à-vis du sort tragique du conjuré n’est pas, en soi, un élément 37 38

Courtilz, Mémoires de M. L.C.D.R., p. 96. Ibid.

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surprenant, puisqu’elle conforte la représentation sans équivoque d’un ministre qui incarne la raison d’État dans une logique de gouvernement fondée sur une conception machiavélique du pouvoir39, c’est en revanche le panégyrique de Richelieu, présenté quelques lignes plus loin comme un parangon d’humanité, qui interpelle immanquablement le lecteur, par l’effet de contradiction qu’il engendre. Peu après la conspiration de Cinq-Mars, la mort du cardinal, emporté par la maladie, est en effet racontée par le mémorialiste fictif dans un texte émaillé de qualificatifs élogieux (« ce grand homme »40, « le plus bel esprit du monde »41, « un homme né pour donner commencement à la grandeur où nous voyons que la France s’est élevée aujourd’hui, et que tous les bons Français devaient souhaiter immortel »42), à la limite du récit hagiographique (« ce grand ministre [...] avait réduit les huguenots à l’obéissance, ôté le Portugal, la Catalogne et l’Alsace à la maison d’Autriche, sauvé l’Italie, et enfin fait tant de miracles que la postérité commence d’avouer qu’un homme qui a pu faire de si grandes choses avait des qualités surnaturelles »43). Mais surtout, l’éloge funèbre de l’homme politique s’accompagne de commentaires laudatifs sur ses qualités morales : en parlant de celui qu’il appelle « mon bon maître »44, le narrateur évoque « la grandeur de son âme »45 et se remémore les marques de sa générosité (« Toutes ses bontés me revinrent à la pensée »46). Par ailleurs, en dressant le portrait d’un homme vulnérable (« Son Éminence [...] me disait quelquefois qu’il était bien malheureux »47, « Je l’ai vu plusieurs fois si contrit en me disant ces sortes de choses qu’il semblait tout prêt à pleurer »48, « C’était avec des douleurs si pressantes qu’il me disait ces sortes de choses que cela suffisait seul pour faire juger de la grandeur de 39 La notion de gouvernement machiavélique, dont les principes ont été précisés notamment par Michel Senellart dans Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Éditions du Seuil, 1995, est entendue ici au sens de gouvernement qui accorde la primauté à la raison d’État, selon une conception du machiavélisme dont Hélène Merlin-Kajman formule ainsi la genèse : « Avec l’État, le mal est entré dans la pensée politique, et cette dimension, qui fonde la ‘science politique’, portera souvent un nom propre, celui de Machiavel. L’ordre de l’État est placé au-dessus de la loi morale. » (Public et littérature en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 100.) 40 Courtilz, Mémoires de M. L.C.D.R., p. 97. 41 Ibid., 98. 42 Ibid., 99. 43 Ibid. 44 Ibid., 98. 45 Ibid. 46 Ibid., 99. 47 Ibid., 98. 48 Ibid.

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son âme »49), le discours mémorialiste introduit une dimension affective qui étaye la représentation d’un homme de cœur, ouvert aux autres ; l’insistance sur le lien fort qui unit le héros à son maître joue un rôle identique : « J’étais inconsolable de voir mon bon maître en cet état-là »50, « j’étais au désespoir »51. Comment concilier la figure d’être sensible et bienveillant que s’attache à construire ici le narrateur, et l’image de despote dénué d’humanité qui s’impose dans l’épisode du suicide du conjuré ? Il nous semble que c’est à la lumière du traitement auquel le cardinal soumet le héros lui-même, tout au long de sa carrière sous ses ordres, que l’on peut résoudre le problème de l’incompatibilité évidente entre les propos du narrateur et les faits de la diégèse. Les événements tels que les relate la fiction élaborée par Courtilz font bien souvent apparaître le personnage de Richelieu sous les traits d’un maître impitoyable, ingrat et peu soucieux du devenir de ses serviteurs : malgré son statut de favori du cardinal, le « C.D.R. » ne se verra jamais octroyer une position stable, soutenue par les assurances financières auxquelles il aspire ; au contraire, la précarité dans laquelle le maintient Richelieu semble faire partie d’une stratégie de domination parfaitement maîtrisée. De temps à autre, le narrateur-personnage constate lui-même l’inertie dont est frappée sa carrière, même après plusieurs années de service : « je ne savais encore ce que j’étais, M. le cardinal n’ayant rien fait pour moi »52, déplore-t-il en faisant le récit d’une énième mission secrète. Mais la duplicité qui affecte la relation entre le maître et son émissaire échappe largement à ce dernier, et seuls les moments de crise les plus graves, comme la mort de Richelieu, sont capables de lui révéler, de façon tardive et éphémère, la réalité d’une carrière dysfonctionnelle : « songeant que j’allais tout perdre, [...] je fus tellement mortifié, que si cette pensée m’eût duré seulement deux jours, j’aurais été capable de tout abandonner. »53 À l’aube d’une régence qui s’annonce périlleuse pour les anciens agents du cardinal, le bilan s’avère décidément décevant pour un serviteur qui, au nom de l’État, a pourtant consenti à tous les sacrifices, comme dans l’épisode de l’exécution de Marillac, où le cardinal, « bien aise »54, selon ses dires, 49

Ibid. Ibid. 51 Ibid., 99. 52 Ibid., 75. 53 Ibid., 99. 54 Ibid., 66 : « Voici un ordre, continua-t-il en me donnant un paquet, pour faire arrêter le maréchal de Marillac ; je suis bien aise que vous sachiez ce que c’est ». 50

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de confier l’ordre d’arrestation au héros, ne lui accorde pas même le droit de prendre le deuil en souvenir de son parent : « Comme je connaissais la délicatesse de M. le cardinal, je lui demandai s’il trouverait bon que je prisse le deuil : il me dit froidement que je ferais tout ce que je voudrais, ce qui m’en était assez dire pour n’en rien faire. »55 Perceptible tout au long du récit, cette « froideur » du cardinal jette le discrédit sur le portrait que dresse le narrateur d’un maître magnanime. Face aux messages discordants que transmettent, d’une part, la voix du pseudo-mémorialiste et, de l’autre, les éléments diégétiques, c’est alors au lecteur de recomposer un troisième discours, à travers lequel le propos ironique du romancier se dévoile ouvertement. À une époque où le pouvoir personnel du monarque s’est érigé en principe absolu, le public contemporain de Courtilz est subtilement invité à établir un parallèle entre la critique mise en œuvre dans le roman, celle du modèle despotique incarné par Richelieu, et celle qui prend pour cible, de manière détournée, la réalité politique de son temps. En mettant au jour la puissance polémique du texte, le destinataire des pseudo-Mémoires joue un rôle de co-créateur, au sein d’un dispositif romanesque qui lui accorde une place centrale. On retrouve ici un fonctionnement du texte littéraire proche de celui mis en évidence par Michel Charles et par Wolfgang Iser, qui ont tous deux montré l’importance de la démarche active de l’interprétant dans la construction des sens possibles de l’œuvre littéraire56. Selon Iser, c’est la réduction d’un « espace liminal » (liminal space) entre l’« objet » (subject matter) et le « registre » (register), enjeu même de l’acte d’interprétation, qui autorise l’émergence du sens du texte : chez Courtilz, le lecteur investit pleinement cet « espace liminal », conçu à son attention comme un espace de création. Construits sur le modèle des Mémoires historiques, les Mémoires de M. L.C.D.R. proposent un paradigme romanesque qui détourne la représentation topique de la figure du destinataire des écrits mémorialistes. La superposition des niveaux narratifs consubstantielle de la structure des pseudo-Mémoires favorise la mise en scène d’une double figure du destinataire ; au plan diégétique, la présence limitée d’un destinataire dont l’écrivain exhibe par ailleurs le caractère virtuel oriente le lecteur du roman vers une interprétation pessimiste du texte, où les signes de la 55

Ibid., 69. Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Éditions du Seuil, 1995, et Wolfgang Iser, The Range of Interpretation, New York, Columbia University Press, 2000. 56

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fragilité du schéma énonciatif intra-fictionnel convergent vers la déconstruction de la figure mémorialiste. Ce mécanisme par lequel le texte romanesque attire l’attention du lecteur sur sa propre facture pour jeter le doute sur l’une de ses composantes confère au public de Courtilz le statut d’acteur à part entière dans la construction du sens de ses œuvres. Figure de lecteur moderne, le destinataire des Mémoires apocryphes de la fin du XVIIe siècle ressemble à la forme novatrice qu’il accueille avec enthousiasme et à laquelle il assurera un succès durable.

DES LETTRES OUVERTES : FIGURES DU DESTINATAIRE DANS LES MÉMOIRES DE LA VIE DE HENRIETTE-SYLVIE DE MOLIÈRE (1671-1674) DE Mme DE VILLEDIEU Caroline BIRON Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate, j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes.1

Ces quelques mots ouvrant la première partie des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Mme de Villedieu, publiés chez Claude Barbin de 1671 à 1674, exposent le schéma communicationnel régissant l’ensemble de l’ouvrage : la destinatrice, cette Henriette-Sylvie de Molière dont le nom paraît dès le titre, projette de faire le « récit » de sa vie à une destinataire anonyme. Le contact entre les deux personnages s’établit par le biais des lettres de l’héroïne, qui signe les « parties » de son histoire2. Cette dernière se déploie en six épisodes, au cours desquels la malicieuse Henriette-Sylvie relate sa naissance inconnue, ses amours moult fois contrariées avec le comte d’Englesac, ses procès, ses prétendants insistants et sa retraite finale dans un couvent. Considérés comme le premier roman-Mémoires de la littérature française, les Mémoires se présentent comme une œuvre hybride, située au carrefour de plusieurs genres3. S’ils s’inscrivent avec force dans la dimension rétrospective propre aux Mémoires – il s’agit bien pour Henriette-Sylvie 1 Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, éd. René Démoris, Paris, Desjonquères, coll. « XVIIe siècle », 2003, p. 43. Le texte reproduit par René Démoris est celui de l’édition de 1702, identique à celui de l’édition originale. La pagination qui suit chaque citation insérée renvoie à cette édition. 2 À l’exception de la deuxième partie, qui portait le mot « FIN » dans l’édition de 1671. 3 Dans son édition anglaise des Mémoires, Donna Kuizenga note aussi la confusion générique dans laquelle s’inscrit l’œuvre : « Memoirs is neither an autobiography, nor a novel, nor memoirs, nor an epistolary novel, but a text that has something of all these genres » (Mme de Villedieu, Memoirs of the Life of Henriette-Sylvie de Molière : a Novel, éd. et trad. Donna Kuizenga, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2004, p. 13). « Les Mémoires ne sont ni une autobiographie, ni un roman, ni des Mémoires, ni un roman épistolaire, mais un texte qui emprunte à tous ces genres » (nous traduisons).

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de narrer sa vie depuis sa naissance – la structure épistolaire introduit néanmoins une progression dans le temps de l’énonciation. Dans la cinquième partie par exemple, l’héroïne espère que son amie l’abbesse de Cologne lui accordera l’autorisation de conter son histoire personnelle. C’est chose faite dans la lettre suivante : [E]t voici l’endroit, Madame, où il faut que je vous dise quelque chose de son histoire [de l’abbesse de Cologne] ; je vous l’ai promis dans la fin du livre précédent, et je l’ai si fort assurée qu’elle pouvait prendre une confiance entière en vos bontés, et en votre discrétion, qu’elle m’a permis de vous mander d’elle, tout ce que je jugerai à propos.4

Cette correspondante dont Henriette-Sylvie a obtenu l’aval n’est pas la destinataire principale de l’œuvre qui, contrairement à ce qui se produit généralement dans les Mémoires, ne s’évanouit pas une fois la première page tournée. Dans la thèse qu’elle consacre au désordre dans ce roman de Mme de Villedieu, Marjorie Budnikas s’interroge ainsi sur les destinataires des lettres à l’occasion d’une courte sous-partie5, que nous entendons ici développer et enrichir. L’emploi du pluriel pour désigner les récepteurs des Mémoires est de rigueur : quelles sont les diverses entités interpellées dans l’œuvre ? Quel(s) rôle(s) jouent-elles dans le déploiement du récit de vie d’Henriette-Sylvie ? Les Mémoires, un divertissement d’altesse L’histoire des Mémoires est une histoire adressée, ponctuée de fréquents renvois à une correspondante à laquelle la narratrice se réfère sous le nom de « Madame » ou « Votre Altesse ». Le relevé de ces deux apostrophes – en moyenne, au moins une par page – et des pronoms coréférents qui leur sont associés6 montre une croissance globale des interpellations au 4

Mme de Villedieu, Mémoires..., éd. R. Démoris, op. cit., p. 230. Marjorie Budnikas, « Les Mémoires de la vie de Henriette Sylvie de Molière de Madame de Villedieu. Une esthétique du désordre », thèse de doctorat, Université de Toronto, 1997, [Enligne], http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk2/ftp03/NQ27614.pdf p. 154-158, dernière consultation : 13 mars 2017. Nos recherches menées dans la bibliographie d’Otto Klapp (Otto Klapp, Astrid Klapp-Lehrmann, Klapp-Online : Bibliographie der Französischen Literaturwissenschaft, [En ligne], http://klapponline.de/, dernière consultation : 31 mars 2017) et dans celle fournie sur le site « Madame de Villedieu », tenu par Edwige Keller-Rahbé (Edwige Keller-Rahbé, Université Lumière Lyon 2, Madame de Villedieu (GRAC UMR 5037), [En ligne], http://madamedevilledieu.univ-lyon2.fr/, dernière consultation : 19 mai 2017) n’ont pas révélé de travaux spécifiquement consacrés au(x) destinataire(s) dans les Mémoires. 6 Cf. tableau ci-dessous. Nous avons considéré les pronoms de reprise (« vous » en fonction sujet et complément d’objet ; « elle », « la », « lui » renvoyant à « Votre 5

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fil des parties, les plus importantes se tenant naturellement à l’ouverture et surtout à la clôture du discours épistolaire. La fonction de communication7 est donc bien active, la narratrice des Mémoires étant particulièrement impliquée dans un récit qu’elle façonne pour répondre aux attentes de sa destinataire. Soucieuse de l’ordre de son histoire8, l’épistolière a ainsi pour fin première de ne pas ennuyer « Son Altesse », comme le montrent les clausules de la quasi-totalité des lettres9, et de choisir en conséquence des anecdotes susceptibles de l’amuser (« Je vais vous la raconter [une aventure] ; car je crois qu’elle vous divertira », p. 223). Cette sélection et le ton des missives permettent de circonscrire la personnalité de la narrataire et d’ébaucher son portrait. Le lecteur apprend ainsi dès les premières lignes qu’il s’agit d’une femme et d’une altesse, « [q]ualité qu’on donne aux princes, et aux princesses qui ne sont ni rois,

Altesse »), auxquels nous avons ajouté les nombreux verbes conjugués à la deuxième personne du pluriel de l’impératif. La pagination est celle de l’édition choisie. Une marge d’erreur subsiste dans ces relevés effectués au fil de la lecture, mais ils permettent malgré tout de dégager une tendance. Lettre Terme

I II III IV V VI (34 pages) (33 pages) (35 pages) (35 pages) (40 pages) (43 pages)

« Madame »

16

17

32

32

42

61

« Altesse »

17

13

12

14

26

17

« Vous »

3

6

34

24

35

62

« elle/lui/la »

6

4

9

8

8

2

Impératif P5

3

3

2

7

9

4

Total

45

43

89

85

120

146

Moyenne (occurrences par page)

1,3

1,3

2,5

2,4

3

3,4

7 Les autres fonctions du narrateur (narrative, de régie, testimoniale et idéologique) relevées par Gérard Genette (Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 261265) se manifestent également dans les Mémoires. 8 La narratrice structure son récit par des adverbes (« premièrement » [p. 174]) ou des formules comme : « [p]our commencer » (p. 44), « [c]ela produisit deux plaisants effets : le premier [...]. Et l’autre [...] » (p. 157). 9 Lettre I : « [...] de peur d’importuner Votre Altesse par une trop longue lecture » (p. 76) ; lettre II : « La crainte que j’ai de fatiguer Votre Altesse par une trop longue lecture » (p. 109) ; lettre IV : « Mais, Madame, il faut vous donner un peu de relâche, vous devez être lasse d’une si longue lecture » (p. 179) ; lettre V : « [...] je craindrais d’abuser des audiences dont Votre Altesse m’honore, si je la fatiguais par une trop longue narration » (p. 220).

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ni reines »10, a priori étrangère, puisqu’elle possède des intérêts dans et hors de France11. Ladite altesse se définit également à travers le lien qui l’unit à Henriette-Sylvie : si cette dernière lui est socialement subordonnée – comme l’attestent ses protestations d’« obéissance » et la souscription des lettres (elle est sa « très soumise servante », p. 179) – les deux femmes partagent une amitié fondée sur la « confiance » (p. 233) et possèdent en outre des connaissances communes12. Pour Micheline Cuénin et ses collaborateurs, « [l]e doute n’est guère possible »13 : la destinataire n’est autre que Marie d’Orléans-Longueville, duchesse de Nemours (1625-1707). Le groupe d’étude du XVIIe siècle avance plusieurs arguments pour étayer cette affirmation : par le mariage contracté avec Henri II de Savoie, Marie d’Orléans-Longueville est une sommité étrangère mais aussi une « Altesse » Sérénissime en tant que princesse souveraine de Neuchâtel. Sa curiosité, son humeur railleuse et son intérêt pour la littérature romanesque, caractéristiques susceptibles de servir son identification avec la narrataire des Mémoires, sont en outre attestés par diverses sources14. Le doute est pourtant de mise dans cette œuvre qui se plaît à mêler fiction et réalité, et les notes de l’édition de René Démoris sont sur ce point éloquentes. En effet, les courtes biographies de personnages historiques y côtoient la mention « personnage inventé » : la piste fictionnelle ne saurait donc être complètement écartée15. 10 Pierre Richelet, Dictionnaire français, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, entrée « Altesse ». 11 L’épistolière évoque en effet deux hommes, Jurandon et Grasset, choisis par la destinataire « pour prendre soin de ses intérêts en France » (p. 136). 12 Quelques exemples parmi d’autres : « Vous avez connu ce chevalier [le chevalier du Buisson], Madame » (p. 203), « J’ai dit à Votre Altesse que le comte Deschapelles était fort de mes amis ; et vous pouvez vous souvenir que nous avions fait partie d’aller vous voir, dans le temps qu’il est mort » (p. 204), « Vous connaissez les collèges de Flandres de réputation, Madame, et vous savez sans doute que les chanoinesses qui les composent, ne faisant aucuns vœux contraires au mariage [...] » (p. 222). 13 Micheline Cuénin dans : Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, éd. Micheline Cuénin, Tours, Publication du groupe d’étude du XVIIe siècle de l’Université François-Rabelais de Tours, 1977, p. IV. Bruce Archer Morrissette (The Life and Works of Marie-Catherine Desjardins (Mme de Villedieu), 1632-1683, Washington University Studies 17, 1947, p. 139-153) y voyait pour sa part Henriette d’Angleterre, hypothèse que réfutent Micheline Cuénin (Roman et société sous Louis XIV. Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins 1640-1683), Paris, Honoré Champion, 1979, t. I, p. 77) et Marie-Thérèse Hipp (« Fiction et réalité dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Madame de Villedieu », XVIIe siècle 94-95, 1971, p. 95). 14 Pour davantage de précisions : Mme de Villedieu, Mémoires…, éd. M. Cuénin, op. cit., p. IV-V. 15 « Dans un ouvrage marqué par le mélange de fiction et de réalité, ne serait-il pas normal que son Altesse soit elle aussi un mélange de fiction et de réalité ? » (Budnikas, th. cit., p. 155). Sur ce « mélange », voir aussi : M.-T. Hipp, art. cit., p. 93-117.

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Cependant, que l’altesse à laquelle s’adresse Henriette-Sylvie ait ou non existé, ce qui nous importe est davantage la place qu’elle occupe sur la scène narrative de l’œuvre. Elle n’est pas une destinataire passive : les Mémoires ont beau se déployer en régime monodique, ils portent les traces de la correspondance des deux protagonistes. Henriette-Sylvie écrit sur la demande de son allocutaire, convaincue qu’« on n’a incité [Son] Altesse à [l]’honorer de ses lettres, que dans l’espérance d’une réponse qui serait de ce caractère » (p. 43)16. Si les Mémoires lui sont explicitement adressés, « Son Altesse » n’est cependant pas le pôle récepteur exclusif de l’œuvre : par le récit de sa vie, Henriette-Sylvie entend se justifier auprès de plusieurs instances. Une voix, plusieurs échos « Cependant, Madame, rien n’est plus vrai que l’histoire que je vous raconte ; mais à qui est-ce que je m’embarrasse si fort de la faire croire ? » (p. 233). « À qui » ? Là est bien la question. Si le roman épistolaire présente un récit « s’adressant à un auditoire précis ou à un correspondant – c’est-à-dire à une autre personne », les Mémoires sont pour leur part « une histoire adressée à un vaste public »17. En relatant sa vie, Henriette-Sylvie entend certes divertir sa commanditaire, mais elle manifeste à plusieurs reprises le désir de s’expliquer face aux calomnies qui ont sali sa réputation. Le marquis de Birague est ainsi l’un des nombreux allocutaires de son discours : [J]e ne serai pas fâchée qu’il [le marquis] apprenne que je lui rends la justice de publier ainsi ses belles qualités, afin qu’il excuse plus volontiers les plaintes que je pourrai faire de lui dans la suite.18

Plus tard, elle « lui demande pardon, maintenant que rien ne [l]’oblige plus d’être son ennemie » (p. 117). Autre interlocutrice dont l’existence enrichit la relation épistolaire : la comtesse d’Englesac. Évoquant l’incendie provoqué par son amant afin de pouvoir s’entretenir avec elle, Henriette-Sylvie dévoile les ressorts de l’affaire et conclut : « Madame d’Englesac s’étonnera peut-être, en apprenant par la lecture de cette 16 À l’occasion du récit particulièrement comique de l’une de ses tribulations, l’épistolière évoque également deux dames et un homme « dont [« Son Altesse »] [lui] demand[ait] des nouvelles par [sa] dernière lettre » (p. 130). 17 Otis Fellows, Marie-Rose Logan, « Naissance et mort du roman épistolaire français », Dix-huitième siècle 4, 1972, p. 25. Ibid. pour la précédente. 18 Mme de Villedieu, Mémoires…, éd. R. Démoris, op. cit., p. 113.

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histoire, la cause de cet accident, que sans cela elle aurait toujours ignorée » (p. 59)19. D’autres regards sont aussi convoqués à travers l’emploi du pronom indéfini « on ». Ce dernier est en effet susceptible d’envelopper l’épistolière et sa destinataire, mais il permet également d’interpeller une communauté plus étendue, concernée par les déclarations d’Henriette-Sylvie (« Peut-être même qu’on m’accusera dans la suite, d’avoir trop peu de délicatesse », p. 102) ou par les généralités formulées (« on n’est pas toujours maîtresse des sentiments de son cœur », p. 188), qui se passent parfois même du « on » (« [Q]ui peut ajouter foi à ce que disent les hommes ? Y en eut-il jamais un seul de véritable ? » p. 199). Henriette-Sylvie paraît donc envisager le partage de ses lettres20, intégrant à son récit une réalité historique : au XVIIe siècle, les missives pouvaient en effet être lues, du moins en partie, au sein de petits cercles comme la famille ou les salons21, et l’unicité du destinataire initial se voyait ainsi outrepassée. Le pôle récepteur des Mémoires est donc bien plus vaste que ne le laisse imaginer la situation communicationnelle exposée au seuil de la première partie. En outre, derrière cette altesse invitée à voir et à juger (« Voyez [...] » [p. 100, 150, 153, 162, 175, 182, 193, etc.] ; « Jugez [...] » [p. 67, 74, 97, 104, 191, etc.]) ou derrière l’indéfini « on » susmentionné, 19 Un parfum d’incohérence entoure cependant le personnage, ce qui menace potentiellement sa capacité à recevoir le message. Marjorie Budnikas relève en effet avec justesse la confusion engendrée par le choix des tiroirs verbaux : l’emploi du présent et du futur dans la première lettre laisse penser que la comtesse est bien vivante au moment de l’écriture. Cependant, dans la quatrième lettre, le lecteur apprend que la mère du comte est décédée ; or, Henriette-Sylvie est encore au beau milieu de ses aventures, et « [l]a rédaction doit logiquement avoir lieu après les événements racontés dans les six lettres puisqu’aucun indice dans le texte ne suggère qu’elle rédige ses lettres sur le champ » (Budnikas, th. cit., p. 172). 20 Il convient de signaler que la variété et le nombre d’allocutaires de l’histoire ne sont pas identiques d’une édition à l’autre. Dans la troisième partie, Henriette-Sylvie évoque ainsi la foule des amants qui lui furent prêtés dans les romans qu’on fit de sa vie : « À mes premiers malheurs, et à mes intrigues innocentes qu’on y traduisait Dieu sait comment, on en ajoutait, dont monsieur le comte de Soissons, messieurs d’Armagnac, de Sault, et de Louvigny, étaient les héros. Je le prends cependant à témoin s’ils m’ont jamais connue » (p. 124). Dans le texte établi par René Démoris, le pronom « le » paraît renvoyer à Dieu, mais l’édition de 1702, sur laquelle il s’appuie et que nous avons consultée, conserve en réalité la trace d’une autre solution, à notre avis plus vraisemblable, à travers le pluriel de la locution « à témoins ». Dans l’édition originale de 1672, cette même locution ainsi que le pronom sont au pluriel et renvoient donc aux galants précédemment cités, pris à témoin – l’expression est adverbiale – par l’héroïne. 21 Brigitte Diaz et José-Luis Diaz rapprochent d’ailleurs la correspondance de l’époque de Mme de Sévigné d’un « salon par procuration » (« Le siècle de l’intime », Itinéraires, 2009, [En ligne], http://itineraires.revues.org/1052 § 4, dernière consultation : 29 mai 2017).

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se tient naturellement le lecteur. Ce dernier est d’ailleurs interpellé dès le seuil des Mémoires dans le « Fragment d’une Lettre » livré en guise de préface. Ce texte inaugural, d’auteur inconnu22, est certes adressé à un mystérieux « Monsieur », mais les destinataires du livre dont il est question sont également mentionnés (« je n’ai plus rien à dire aux lecteurs, et j’ai tout dit en leur abandonnant la belle histoire que vous faites imprimer » [p. 42]). Si « la belle histoire » évoquée dans ce « Fragment » est celle qui suit, le lecteur est invité dès l’orée de l’œuvre à adopter une posture de voyeur vis-à-vis de lettres dont il n’est pas l’allocutaire officiel : délibérée ou non – et la question est loin d’être anecdotique dans le cas de Mme de Villedieu23 – la publication élargit l’éventail de la réception. La vie d’Henriette-Sylvie se voit donc exposée à des regards pluriels, dont le sien, puisqu’elle narre certes son passé pour satisfaire les attentes de sa destinataire, mais également à la faveur de l’expérience acquise. Écrire et s’écrire Dans leur article consacré à la naissance et à la mort du roman par lettres français, Otis Fellows et Marie-Rose Logan s’intéressent à La Vie de Marianne, roman-Mémoires inachevé de Marivaux publié de 1731 à 1742. Si la délimitation académique des siècles les sépare, les histoires d’Henriette-Sylvie et de Marianne présentent de nombreux points communs24, et le choix de la forme épistolaire pour déployer la vie de l’héroïne en fait partie. Comme l’œuvre de Mme de Villedieu, La Vie de 22 Homme ou femme, réel ou fictif, toutes les hypothèses sont envisageables concernant l’identité de l’émetteur. Les seules informations dont dispose le lecteur sont celles, obscures, que lui fournit l’auteur du fragment lui-même. Contrairement à Elizabeth C. Goldsmith, qui identifie ce dernier à Henriette-Sylvie (« La lettre n’est pas signée, mais nous sommes censés comprendre qu’il s’agit en fait de la même Henriette-Sylvie, auteur des six lettres constituant le texte qui suit » [« Message, écriture et diffusion épistolaire », dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, dir. E. Keller-Rahbé, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 277]), nous pensons que l’ambiguïté demeure – et peut-être à dessein... Voir les hypothèses de Jan Herman (« La Fortune est bonne romancière : la fiction comme infection dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière », Littératures classiques 61, 2007, p. 105-115). 23 En effet, ses lettres à Antoine Boësset, sieur de Villedieu, auraient été livrées par ce dernier au libraire Claude Barbin pour être publiées. Les Lettres et billets galants paraissent ainsi en 1668, à l’insu de leur autrice si l’on soutient avec Micheline Cuénin la thèse de leur authenticité, réinterrogée notamment par Nathalie Grande (Le Rire galant. Usages du comique dans la fiction narrative de la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2011, p. 51-56). 24 Dans son article (cité plus haut), Jan Herman rapproche les deux héroïnes.

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Marianne est le produit d’un tressage de genres aux propriétés parfois antagonistes. Le genre des Mémoires se caractérise ainsi par la distance séparant le temps de l’écriture de celui des faits, distance qui enrichit le je-narrant d’une expérience dont ne jouissait pas le je-narré. Pour Otis Fellows et Marie-Rose Logan, cette forme permet de « reconstruire un passé perdu »25 : la fin du récit de vie serait donc d’éclairer le passé, pour autrui – comme la comtesse d’Englesac dans le cas des Mémoires – mais aussi pour soi. En effet, l’écriture est également le temps de la remembrance – et, certainement, de la (re)construction – pour Henriette-Sylvie, qui devient destinataire de son propre discours. Dans l’écart entre jenarrant et je-narré se loge la réflexion d’une épistolière qui pose un regard neuf sur la femme qu’elle était (« sans mentir, Madame, maintenant que je suis un peu plus sage que je n’étais alors, j’admire quelle était en cela ma témérité », p. 102-103) et bénéficie d’informations et d’un recul qu’elle ne possédait pas lorsqu’elle vivait les événements. Au contraire, la lettre, qui par définition permet à deux individus géographiquement séparés de communiquer, repose le plus souvent sur un temps proche de celui de l’écriture, voire contemporain. Le genre épistolaire serait pour Marianne le moyen, aux dires des deux chercheurs déjà cités, « d’expliquer ses actes et de donner les raisons qui l’ont poussée à écrire ces mémoires »26. La forme inscrit de fait Henriette-Sylvie dans une position de justification vis-à-vis de la narrataire ; cependant, elle n’est pas la condition sine qua non des Mémoires fictionnels – que l’on songe par exemple aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde (1728-1731) de l’abbé Prévost. Quand le roman de Mme de Villedieu paraît au début des années 1670, le genre des Mémoires est en plein essor. Cependant, à cette date, il renvoie généralement à des textes, signés de noms illustres (Bassompierre, La Rochefoucauld, Bouillon, Brantôme, Guise, etc.), apportant des matériaux à l’histoire, souvent rédigés à la première personne, apologies dessinant la figure du héros-narrateur, mais faisant une place réduite à la vie privée.27

Dans les Mémoires – publiés anonymement – l’existence d’une destinataire, commanditaire d’un récit construit pour répondre à ses attentes, pourrait autoriser l’entreprise d’Henriette-Sylvie : cette dernière entend 25 26 27

O. Fellows, M.-R. Logan, art. cit., p. 25. Ibid., p. 25. René Démoris dans : Mme de Villedieu, Mémoires..., éd. R. Démoris, op. cit., p. 15.

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en effet relater sa vie – aventureuse qui plus est – alors qu’elle est d’obscure naissance et n’a pas exercé de fonction publique légitimant pareil exposé ; elle est une « personne privée », ordinaire, « dont le nom ne suit pas habituellement le terme de mémoires »28. En outre, s’il est prématuré à l’époque du Roi-Soleil de considérer la lettre comme « suc de la pensée intime »29, pour reprendre les mots de Barbey d’Aurevilly au XIXe siècle, l’adresse à une destinataire, familière de surcroît, permet à HenrietteSylvie – et à travers elle, peut-être aussi à Mme de Villedieu30 – de livrer des réflexions et sentiments personnels. L’héroïne ne déclare-t-elle pas au début de son récit qu’elle « ne cacher[a] rien, non pas même les plus folles aventures où [elle] aur[a] eu quelque part » (p. 43) ? Divertissants, les Mémoires sont aussi ouvertement romanesques : comme le signale René Démoris, « pour la première fois, le terme de mémoires est utilisé pour intituler une œuvre qui manifeste dès le début son appartenance à la fiction »31. Ce dernier point pourrait aussi légitimer la parution de l’ouvrage à une époque où « l’idée d’une autobiographie épistolaire, intéressante du fait même de son caractère intrinsèquement individuel, était inaccoutumée [...] »32. De fait, dans leur édition de l’œuvre, Micheline Cuénin et ses collaborateurs estiment que les Mémoires « marquent une date importante dans l’histoire de la fiction à la première personne » en « opérant un glissement sensible, sous le couvert des mémoires véritables, vers le roman d’aventures de forme autobiographique »33. Plurielles et multiformes sont ainsi les figures du destinataire dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière. Si les six lettres qui composent l’histoire sont adressées à une correspondante déterminée, cette dernière se voit concurrencée par d’autres narrataires qu’HenrietteSylvie envisage au fil de son récit. Interpellé dans l’avant-texte, le lecteur représente une autre instance réceptrice puisque, comme le remarque Frédéric Calas dans une réflexion sur le lecteur épistolaire, « cette œuvre 28

Ibid., 18. Ibid. pour la citation précédente. Jules Barbey d’Aurevilly, Correspondance générale, éd. Philippe Berthier et Andrée Hirschi, Paris, Les Belles Lettres, 1984, t. IV, p. 137. 30 Dans la thèse qu’elle consacre à cette autrice, Micheline Cuénin rapproche ainsi Mme de Villedieu de son héroïne : « Mme de Villedieu, pour sa part, n’a-t-elle pas, en la personne d’Henriette-Sylvie de Molière, créé une manière de double ? Tout se passe comme si la fille de Guillaume Desjardins, par le truchement de l’héroïne des Mémoires, recommençait une autre vie en la rêvant » (Roman et société…, op. cit., t. I, p. 252). 31 René Démoris dans : Mme de Villedieu, Mémoires…, éd. R. Démoris, op. cit., p. 16. 32 Fritz Nies, Les Lettres de Madame de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, trad. Michèle Creff, préf. Bernard Bray, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 193. 33 Micheline Cuénin dans : Mme de Villedieu, Mémoires…, éd. M. Cuénin, op. cit., p. XV-XVI. 29

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est publiée et […] a reçu le statut de livre »34. La question du ou des destinataires du roman est dans le cas des Mémoires intrinsèquement liée à la forme de l’ouvrage, qui combine au passé du récit de vie la situation énonciative d’une relation épistolaire. La formule – dont la réussite est par ailleurs sujette à débats35 – fera des émules au siècle suivant, mais aurait également inspiré une contemporaine de Mme de Villedieu. Hortense Mancini, peut-être aidée de l’abbé Vichard de Saint-Réal, publie ainsi des « mémoires ambigus » en 167536. Les Mémoires D. M. L. D. M. [De Madame la Duchesse De Mazarin] prennent la forme d’une très longue lettre, adressée à un certain M. ***37. Au début de l’œuvre, la narratrice se défend de succomber à la tentation romanesque (« Que si les choses que j’ai à vous raconter vous semblent tenir beaucoup du roman, accusez-en ma mauvaise destinée plutôt que mon inclination »38), mais en vérité, comme le note Nathalie Grande, « l’imaginaire romanesque finit par informer l’écriture mémorialiste, qui tend à devenir réécriture de la vie […] »39. Comme Henriette-Sylvie, Hortense rappelle qu’elle écrit sur la demande de M. *** (« Puisque les obligations que je vous ai sont d’une nature à ne devoir rien ménager pour vous témoigner ma reconnaissance, je veux bien vous faire le récit de ma vie que vous demandez », p. 1), invite ce dernier à juger (« Jugez », p. 62, 114, 121, 205), se réfère à des savoirs communs (« pour le Duc de Savoie, vous 34

Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, Paris, Armand Colin, 2007, p. 65. On le voit avec l’exemple de La Vie de Marianne. Otis Fellows et Marie-Rose Logan estiment qu’il s’agit du « seul exemple, au 18e siècle, d’une réussite consistant à combiner la forme des mémoires et l’essence du roman épistolaire », jugeant que « M. Versini a donc tout à fait raison de ranger La Vie de Marianne parmi les romans épistolaires du siècle » (art. cit., p. 25). Dans l’ouvrage qu’elle consacre à la parole de l’autre dans le roman-Mémoires, Florence Magnot-Ogilvy adopte une position plus nuancée : « Si les lettres rapportent sur un mode narratif des événements qui se sont passés longtemps auparavant, on est en présence d’une forme qui ne conserve de l’épistolaire que la fragmentation du récit et son orientation vers un destinataire, comme c’est le cas par exemple dans La Vie de Marianne » (La Parole de l’autre dans le roman-mémoires (17201770), Louvain-Paris-Dudley MA, Peeters, coll. « La République des lettres », 2004, p. 337). 36 Pour René Démoris, à qui revient l’expression « mémoires ambigus » (R. Démoris, Le Roman à la première personne, op. cit., p. 98), il est en effet possible qu’Hortense ait été inspirée, plus ou moins consciemment, par les aventures d’Henriette-Sylvie (Ibid. 112 et René Démoris dans : Mme de Villedieu, Mémoires..., éd. R. Démoris, op. cit., p. 26). 37 Il s’agirait du duc de Savoie, son protecteur (R. Démoris, Le Roman à la première personne, op. cit., p. 111). 38 Anonyme, Mémoires D. M. L. D. M., Cologne, Pierre du Marteau, 1675, p. 2-3. La pagination qui suit chaque citation de cette œuvre renvoie à l’édition choisie. Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation. 39 N. Grande, Le Rire galant…, op. cit., p. 71. 35

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savez ce qui s’en dit au voyage de Lyon », p. 19) ou craint de l’ennuyer (« Si je n’avais peur de vous ennuyer [...] », p. 64). Il serait cependant assez malaisé de dresser le portrait du destinataire à partir des adresses d’Hortense, qui imagine plus qu’elle ne prédit ses réactions, et ne fournit guère d’informations à son sujet. Dans les « Mémoires ambigus » ou romans-Mémoires sous forme de lettres, interroger les figures du destinataire revient donc à réfléchir à la place, plus ou moins marquée, qu’occupe la dimension épistolaire au cœur de ces textes où l’hybridation peut représenter un « art galant »40 dont Mme de Villedieu a su, dans les Mémoires, exploiter les ressources.

40

Ibid., 47.

« L’AUTRE DE L’ÉCRITURE »1 DANS LES MÉMOIRES FICTIONNELS ET FACTUELS DE CHARLES PINOT-DUCLOS Régine JOMAND-BAUDRY

Rares sont les hommes de Lettres du XVIIIe siècle qui ont exercé leur talent à la fois à l’écriture de romans-mémoires, de mémoires historiques et de mémoires autobiographiques. C’est pourtant le cas de celui que Diderot nommait par antiphrase le « doux Duclos », qui fit paraître à dix ans d’intervalle deux romans à la première personne, Les Confessions du Comte de *** (décembre 1741, publication anonyme) qui lui valut sa renommée comme auteur de récit libertin, puis sa reprise moins réussie sous le titre Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs (novembre 1751). Outre ces deux fictions du libertinage mondain sous-tendus par une finalité éducative, Duclos, nommé en septembre 1750 à la charge d’historiographe du roi en remplacement de Voltaire, commence très vite à se documenter pour composer les Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV2 qu’il rédige à partir du début des années 1760 et qui seront publiés à titre posthume (sous forme abrégée en 1790, puis en 1791), mais dont l’auteur avait fait des lectures de certains passages à quelques « happy few ». Il avait par ailleurs pris soin, dans un souci de sauvegarde de son œuvre, d’en faire établir plusieurs copies, dont l’une fut envoyée à son ami le cardinal de Bernis. On le sait, et la confrontation des textes le prouve assez, Duclos, dont le récit historique ne va pas au-delà de 1730, si l’on excepte une addition composée à partir de 1763 sur les causes de la guerre de sept ans, puise à pleines mains dans les inédits du fonds du dépôt des affaires étrangères, auquel sa fonction lui donnait accès, dans le Journal du marquis de Dangeau, les Mémoires de Torcy et surtout dans les Mémoires de Saint-Simon qu’il pille allègrement3, mais aussi dans une multitude d’autres documents, 1

L’expression est de Pierre Bayard dans « Écriture et espace intérieur dans Les Rêveries », Littératures, 11, 1984, p. 43. 2 Nous citerons l’édition de Paris, Buisson, 1791 pour le tome 1 et celle de Lausanne, chez J. Mourer, 1791, pour le tome 2. 3 Voir Yves Coirault, « Le plagiaire malgré lui. Duclos abréviateur de Saint-Simon », Missions et démarches de la critique, Mélanges offerts au professeur Jacques Vier, Paris,

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correspondances4 et sources diplomatiques de première main. Enfin, au cours des deux dernières années de sa vie (il meurt en 1772), il commence à rédiger des mémoires autobiographiques, restés inachevés, connus sous le titre Mémoires sur Duclos écrits par lui-même5, et qui ne verront le jour qu’à la faveur de l’édition de ses Œuvres complètes en 10 volumes par L.-S. Auger en 1806. Une telle configuration, pour exceptionnelle qu’elle soit, ne doit pourtant pas aveugler le chercheur sur la possibilité de reconstruire ce qui serait la conception de la poétique d’un auteur selon chaque « genre » expérimenté, à partir de la place assignée au destinataire dans chacune de ces œuvres, essentiellement parce qu’il n’est pas certain que, pour un auteur d’Ancien Régime, la volonté de distinction, au regard de l’horizon de lecture, inscrit ou non, soit si marquée entre mémoires historiques, autobiographiques et fictionnels ; employé indifféremment dans le titre des uns et des autres, le terme de « mémoires » tend plutôt à instaurer et à pérenniser un trouble chez le lecteur moderne quant à l’authenticité des faits rapportés, trouble d’ailleurs entretenu dans certaines des expansions du substantif. En effet, à ne considérer que l’écriture de fiction, la variation entre les titres des deux romans mentionnés et leur hétérogénéité sont évidentes, le premier6 se présentant comme le récit à la première personne d’un aristocrate repentant à un destinataire désigné, alors que le second, en mimant les intitulés les plus austères des ouvrages historiques (« pour servir à l’histoire »), prétend à une utilité globale en direction d’un horizon de lecture indéterminé et non désigné. Sans partir d’une classification préalable moderne et trop rigide de manière à conserver à chaque « catégorie générique » sa plasticité, nous étudierons successivement trois niveaux de destination inscrite : l’auto-destination, la destination à l’ami et la destination à la postérité, afin d’en dégager l’influence sur les modalités d’écriture et de mettre au jour les croisements entre des œuvres dont les objectifs convergent partiellement. Klincksieck, 1973. Les Mémoires du Duc couvrent la période 1691-1723, alors que ceux de Duclos vont de 1701 à 1730 – non sans quelques anticipations sur les années 40 –, avec un ajout : Histoire des causes de la guerre de 1756 (1756-63). 4 Notamment dans la correspondance de Louis-Augustin Blondel, diplomate à Mannheim puis à Venise. 5 Toutes nos citations renverront à l’édition de 1821, Œuvres de Duclos, Paris, Belin, 1re partie. 6 C’est par le terme de Mémoires que l’auteur de l’Avertissement désigne le roman (Charles Pinot Duclos, Les Confessions du comte de ***, Paris, Desjonquères, 1992 (notre édition de référence), p. 23).

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Écrire pour soi Commençons donc par l’étude du destinataire dans les mémoires chronologiquement les plus proches de nous et qui font date dans l’histoire de la modernité, les mémoires « autobiographiques », et demandons-nous si son identité et la place qui lui est faite a une influence sur le régime d’écriture adopté. Duclos a 64 ans lorsqu’il entreprend ce qu’il nomme dans l’incipit les « mémoires de ma vie », appellation qui montre bien chez ce familier de la lecture et de l’écriture de mémoires, le caractère générique du terme de « mémoires », qui ne porte ni sème d’une spécificité de contenu (histoire factuelle générale ou particulière, histoire fictive), ni indication sur la scénographie mise en œuvre. L’expression ellemême invite au commentaire puisque c’est celle par laquelle à la fin de 1764, il enjoint Rousseau d’écrire ce qui deviendra Les Confessions7. Si ce dernier en appelle à ses contemporains pour se faire reconnaître pour ce qu’il est, pour se justifier et rétablir son image morale face à ceux qui l’ont défiguré et accusé de tous les maux, à l’inverse et dès les premières lignes, Duclos, dans le style direct qui lui est propre, prétend n’adresser son histoire qu’à lui-même. Ce retour sur soi circonscrivant un espace de communication clos, loin d’être, comme pour le narrateur des Rêveries, le résultat d’un processus de rejet par le siècle et par la postérité et finalement l’unique issue de l’écriture, est commenté et expliqué par l’auteur par le peu d’intérêt que ses mémoires représenteraient « pour le public ». L’écrit rétrospectif est tout entier orienté par le ressouvenir « de quelques circonstances » où le narrateur-acteur s’est trouvé, par leur mise en ordre et par un désir d’auto-évaluation de sa conduite, le « je » ne se sentant comptable de ses actes que devant…lui-même. Il ne faudrait pas en conclure avec trop de hâte que l’on se trouve face à une écriture explorant un espace intérieur, selon le projet que Rousseau réalise quelques années plus tard dans Les Rêveries avec le brio que l’on sait. Rien de cela, car malgré le lien d’amitié fidèle qui les unissait, très sensible dans la correspondance échangée au moins jusqu’en 1769, Duclos n’a aucun talent pour l’analyse des arcanes et des variations du moi, même si comme Rousseau dans les Confessions, il fait une place notable au récit de son enfance8. 7 Rousseau rapporte dans l’Histoire du précédent écrit, composé à la suite des Dialogues, avoir confié à Duclos qu’il accuse alors de trahison, le manuscrit des Confessions (sans doute à la fin de 1770, ou au début de 1771 selon François Moureau). Rousseau avait commencé à en lire publiquement des passages à Paris lors de l’hiver 70-71. 8 Carole Dornier, « L’enfance de l’homme de mérite au XVIIIe siècle : constitution d’un modèle » dans Le récit d’enfance et ses modèles, Anne Chevalier, Carole Dornier dir., Caen, Presses universitaires de Caen, 2003, p. 49-62.

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Avant de confronter les raisons de cette auto-destination avec le texte lui-même afin de saisir l’écart entre le dessein et sa réalisation, examinons le motif de l’exclusion du « public ». Pourquoi ces mémoires personnels seraient-ils inintéressants pour le public au point de justifier une écriture solitaire ? En 1770, Duclos a depuis longtemps conquis une place enviable dans les institutions de la République des Lettres ; membre de l’Académie des Inscriptions dès 1739, il devient très vite un membre influent de l’Académie française (1746) dont il est élu secrétaire perpétuel en 1755, après avoir été, on l’a vu, nommé historiographe du roi ; annobli en 1755, il appartient en outre à deux académies étrangères. Il conduit parallèlement une carrière politique, locale il est vrai, comme maire de Dinan (1744-1749) et puis en tant que député du Tiers aux États de Bretagne. Cette double position dans le champ littéraire et politique constituait une assise suffisamment solide pour autoriser une prise de parole largement adressée, de la part d’un homme public. Or, ce n’est pas depuis cette posture de célébrité qu’il prétend rendre compte de sa vie, mais depuis celle, bien plus modeste, d’« un petit particulier9 qui écrit ses souvenirs » (2), et qui peinerait à attirer l’attention des lecteurs par des « peu intéressants mémoires » (33). L’énonciateur-narrateur n’exprime pas une volonté de discrétion qui serait liée à des faits à dévoiler, mais semble plutôt adopter une attitude de modestie, sincère ou affectée, et vouloir centrer son récit sur le versant personnel de sa vie. On est alors fondé à se demander ce qui pourrait rendre de « l’intérêt » à ses mémoires aux yeux du public, question sur laquelle nous reviendrons. L’auto-destination programmée n’est en aucun cas déclarée comme une protection de l’intime ou contre le scandaleux, il s’agit avant tout d’en tirer bénéfice pour soi. De quoi est fait ce bénéfice ? Le premier fruit que le narrateur vieillissant entend cueillir, c’est, en posant le regard sur l’enfant ou sur le jeune homme qu’il fut, le simple plaisir de l’évocation de souvenirs heureux. Sa réussite scolaire au collège d’Harcourt inspire au vieil homme ce commentaire : « Ces petits honneurs sont peut-être les plaisirs les plus vifs qu’on ait dans sa vie. Je sens, en écrivant ces bagatelles, que je me rappelle avec satisfaction ce temps de ma vieille enfance » (11) ; fixer ce petit bonheur, l’épurer en l’écrivant, c’est le prolonger, le renouveler, le revivifier. Il prend également goût à 9

Le terme désigne « une personne privée », « par opposition à une communauté, à une société », mais aussi « par opposition à une personne publique ou d’un rang très élevé », avec comme exemple : cela convient à un grand seigneur, mais ne convient point à un particulier (Dictionnaire de l’Académie de 1762). Une autre occurrence (p. 35) renvoie nettement à ce second sens.

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mesurer l’écart entre ses réactions d’antan et celles du présent de l’écriture, et potentiellement dans une relecture distanciée. À propos du retour dans sa ville natale en 1725 : « Je n’éprouvai pas, en apercevant les clochers de Dinan, qui se voient de loin, ce sentiment de plaisir qui m’affecte aujourd’hui quand j’y retourne » (19). Plaisir d’une mise en ordre des faits marquants de sa vie, qui se soumet très traditionnellement dans ses grandes lignes à la chronologie, mais également indulgence amusée devant l’inconscience et l’insouciance de ce jeune homme qui trompe les espérances de sa mère en préférant les joyeuses compagnies aux cours de droit auxquels il est inscrit. Plaisir également à rapporter certaines anecdotes dont il fut le héros bien involontaire, comme cette scène véritablement fondatrice où, au grand dam de sa mère, le chevalier Hamilton fait boire au jeune enfant qu’il est encore un peu de punch « qui ne [lui] déplut pas » (5), plaisir encore de narrer son arrivée à Paris en coche lors de son admission à la pension du marquis de Dangeau sans adresse de destination, et le malentendu avec son correspondant qui l’abandonne à son sort jusqu’au lendemain de son arrivée (7). Le récit, d’où certains faits historiques ne sont pas absents (comme la banqueroute de Law par exemple qui mit à mal la fortune familiale), déroule une suite d’événements et surtout de rencontres, où les dispositions naturelles du jeune homme font merveille, et qui semblent initier une destinée dans le monde des Lettres. L’ensemble est ponctué par des commentaires tantôt narquois, tantôt bienveillants, tantôt complaisants du narrateur sur l’acteur qu’il met en scène. Le terme qui décrit le plus fréquemment l’état de réception du scripteur et qui est aussi le moteur du désir de se dire, c’est le verbe « s’amuser » inscrit comme la finalité essentielle de son écriture. Ainsi désigne-t-il le plaisir d’écrire sans contrainte imposée de l’extérieur, de choisir les objets et la forme de son texte ; les règles de composition qu’il s’étaient données mentalement à lui-même volent très vite en éclat : les digressions sur l’histoire des mœurs qu’il entendait éviter reviennent comme une sorte d’automatisme sous la plume de l’auteur des Considérations qui finit par les accepter comme un trait fondamental de sa nature. Et si les réflexions métadiscursives disent d’abord vouloir éviter ces excursus, très vite, ils sont acceptés comme le gage d’une écriture sans contrainte, où le moi, dégagé des règles, s’exprime librement : À la bonne heure ! Il en arrivera ce qui pourra ; je ne m’en contraindrai point (4) Puisque je n’écris mes mémoires que pour m’amuser, et que j’ai déjà fait quelques digressions sur les mœurs des différents temps, en voici encore une, et ce ne sera peut-être pas la dernière. (6)

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Je m’aperçois que […] je me suis laissé aller à une discussion littéraire. À la bonne heure ! Je n’écris ceci que pour amuser ma vieillesse, et je m’amuse. (34)

ou encore avec une douce ironie sur soi : Je m’aperçois que je fais ici le réformateur, et je vais passer à un temps où j’aurai eu moi-même grand besoin de réforme. (13)

L’auto-destination des Mémoires autobiographiques produit une écriture en mouvement qui, s’affranchissant du programme initial et des formes qu’il induisait, gagne par échappées successives, donc de manière progressive, une liberté que l’énonciateur-narrateur finit par assumer complètement dans son inconséquence et dans le désordre qu’elle autorise. Si elle est d’abord divertissement de soi pour soi, cette écriture en liberté n’est pas sans porter une signification profonde, en tant que manifestation de la vraie nature d’un scripteur qui se félicite in fine de la possibilité de « se laisser aller » ou plutôt d’accepter l’écriture comme elle vient. Tout se passe comme si Duclos, qui d’ailleurs a pu en avoir connaissance avant d’écrire ses propres Mémoires, réalisait, dans l’élan de l’écriture mais en mineur, un programme qui n’est pas sans rapport avec celui que Rousseau avait inscrit à propos de son style dès le préambule des Confessions du manuscrit de Neuchâtel : Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m’attacherai point à le rendre uniforme ; j’aurai toujours celui qui me viendra, j’en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure. […] Mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire10.

Ce ne sont pas seulement les événements dans leur diversité ou encore dans leur imprévisibilité qui font sens dans la construction du « je » face à lui-même, mais aussi les manières de les dire et les variations du dire tout simplement. Le plaisir du vieux Duclos tient autant au mouvement de reconstruction de soi qu’il conduit et à la trajectoire dans laquelle il se mire qu’à la découverte et à la légitimation d’une écriture improbable. L’autre destinataire comme soi-même : l’ami en miroir Le régime d’adresse qui instaure le rédacteur lui-même en un premier niveau de lecture n’est cependant pas sans tensions avec la présence de 10 https://www.autopacte.org/Rousseau-pr%E9ambule-Neuch%E2tel.html, consulté le 3 juillet 2018.

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signes d’allocution qui postulent une place pour un autre destinataire, un lecteur secondaire rejeté dans une temporalité hypothétique. Des effets de connivence ironique autour d’un savoir partagé, par exemple, sur un trait de mœurs relatif à l’aristocratie impliquent un destinataire extérieur, perceptible dans l’emploi du pronom « on » : « on imagine bien que la sublime science du blason n’était pas oubliée dans une éducation destinée à des gentilshommes [… ]» (10). L’emploi du « nous » inclusif dans des impératifs à valeur phatique va dans le même sens, comme dans cette invitation d’autrui à un examen détaillé de l’usage que le jeune acteur fait du bénéfice d’une plus grande liberté : « Voyons l’usage que j’en fis » (13). Et au plan du contenu, à qui sont véritablement destinées certaines digressions sur l’histoire des mœurs, comme celle sur l’origine des petites loges – certes présentée sur le mode de la prétérition – puisque le « je » la connaît et qu’elle est totalement étrangère à l’histoire du moi ? (3). En direction de qui ces autoréférences à des œuvres antérieures où l’énonciateur déclare, à propos des deux frères Dangeau : « J’en parle, comme je le dois dans l’Histoire de l’Académie » (10) ? La représentation du pôle d’un lecteur extérieur n’est en réalité pas complètement abolie par l’énonciateur-narrateur, même si celui-ci n’est envisagé que comme une éventualité incertaine et relégué dans un futur indéterminé. La restriction assez imprécise de cette destination à « quelques amis particuliers11 », c’est-à-dire intimes, que le « je » pourrait « amuser » avec ses mémoires indique la nécessité d’une réception en parfait accord avec lui. Cet horizon de lecture présumé, présenté comme secondaire, a deux conséquences : d’une part, au niveau de l’histoire littéraire des mémoires, il inscrit les mémoires personnels de Duclos dans la lignée d’un certain nombre de ses prédécesseurs qui restreignaient la diffusion de leur écrit à des familiers et à des proches et en ce sens, il ne s’éloigne pas d’une certaine tradition ; d’autre part, cette extériorité « modérée » qui ouvre à peine l’espace de communication, ménage le caractère confidentiel de l’échange. Compte tenu de l’importance que Duclos attachait au sentiment de l’amitié, ce micro-lectorat ne peut que faire preuve d’indulgence pour le jeune écervelé à la recherche de sa voie, qui ne dépasse d’ailleurs jamais certaines limites (puisque ses actes restent soumis aux deux valeurs de l’honneur et de la vertu), un ami capable de rire avec le narrateur des frasques du jeune homme, d’apprécier l’honnêteté de la « confession » et le parcours d’une vie hors du commun. 11 L’adjectif signifie ici : « qui appartient proprement et singulièrement à certaines choses ou à certaines personnes » (Dictionnaire de l’Académie, 1762).

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Malgré la différence de « genre », malgré la distance qui sépare leur date d’écriture, malgré le succès éclatant de l’un et la confidentialité prétendue et assumée de l’autre, malgré enfin leurs différences au regard de l’achèvement du récit, les analogies entre Les Confessions du Comte de *** et les Mémoires de Duclos écrits par lui-même ne sont pas inexistantes quant aux faits rapportés par les énonciateurs-narrateurs, comme l’a bien remarqué la critique12. Un autre parallèle peut être évoqué, si l’on se place du point de vue des relations entre le narrateurpersonnage et son destinataire inscrit et des modalités narratives qu’elles engendrent. Les commentateurs semblent avoir un peu oublié le titre complet des Confessions figurant dans l’édition originale parue à Amsterdam et dans la plupart des éditions du XVIIIe siècle (1742, 1745, 1765, 1781, 1783…) qui inclut non seulement un « je » acteur scripteur mais aussi un destinataire désigné : Les Confessions du Comte de *** écrites par lui-même à un ami (1741). Ainsi dès son intitulé, dans cette œuvre qui relève de la scène générique romanesque et de la fiction à la première personne, est construite une scénographie particulière qui tend à accréditer un échange entre deux personnages authentiques : la désignation par des astérisques (en tension relative avec la révélation d’un titre nobiliaire), censée garantir l’anonymat d’une personnalité réelle et en vue dans la bonne compagnie, dont on se refuse par discrétion à dévoiler l’identité, est évidemment un des topoï du roman du temps. Notons qu’un procédé formellement identique est employé par Duclos dans ses mémoires autobiographiques quand il choisit de « [taire] le nom » d’une dupe du chevalier d’industrie Saint-Maurice, « par égard pour sa famille » (19) plutôt que de risquer de le compromettre. Cette mise au secret de l’identité ne produit cependant pas les mêmes effets, notamment à cause du statut différent de chacun des personnages anonymés : elle touche au scripteur acteur fictif d’un côté, et de l’autre à un personnage secondaire de victime dans une anecdote relatant des faits authentiques. Dans le roman, il s’agit d’opposer une résistance à un lectorat « de peu d’esprit et de beaucoup de malignité13 » que l’Avertissement fustige parce qu’il est tendu vers la recherche de clés, tout en attisant son désir de lire par la promesse d’un récit piquant. Dans l’autobiographie, c’est l’image du mémorialiste qui est en jeu, sa discrétion, 12 Notamment Jacques Brengues dans Charles Duclos ou l’obsession de la vertu, SaintBrieuc, Presses universitaires de Bretagne, 1971 : « Duclos écrit sous le voile romanesque ses propres confessions » (p. 35). Il souligne le parallèle entre les éducations reçues, la conduite libertine… des deux énonciateurs-narrateurs-acteurs. 13 Les Confessions, op. cit., Avertissement, p. 23.

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son respect de la réputation d’autrui, mais ce procédé suppose à l’évidence un horizon élargi de réception. Qu’en est-il maintenant de l’identité de l’autre pôle, le destinataire des Confessions inscrit dès le titre et de sa représentation dans le texte ? Cette identité fictionnelle a-t-elle une incidence sur l’écriture du récit à la première personne ? Loin de la décision personnelle d’écriture à l’origine des Mémoires autobiographiques, Les Confessions, comme l’indique l’incipit, sont une réponse à la probable missive d’un jeune libertin ou à une conversation avec lui, où ce dernier a fait part de ses objections et de son incompréhension face à la vie retirée du monde que mène désormais l’ancien roué que fut le Comte de ***. C’est dire qu’elles sont proprement suscitées par ce destinataire qui en est à la fois la source et la destination, un destinataire dont le degré de présence est manifeste dans l’incipit, puisque ses paroles sont rapportées par l’énonciateur narrateur non seulement par la médiation du discours indirect, mais carrément au discours direct. Même subordonné à la parole énonciatrice, son discours conserve donc une autonomie perceptible. Comme dans le cadre épistolaire ou dans celui d’un échange verbal, l’énonciateur s’adresse directement à lui, grâce à un « vous » souvent associé à des verbes de croyance propres à dénoncer l’illusion de la conception du monde de l’homme à bonnes fortunes débutant. Sur le plan du discours, cette mise en scène énonciative fonctionne à la fois comme une justification du récit du Comte et constitue le fondement de sa dimension argumentative : il s’agit bien d’un récit à visée éducative, parfaitement légitimée par l’âge des protagonistes ; la voix de vérité d’un homme qui a l’expérience de l’âge mûr prétend apprendre la vie à un tout jeune homme et le détourner de ses erreurs. À ce schéma traditionnel de la fiction éducative, Duclos fait subir une variation qui modifie la relation entre les deux protagonistes : il accorde au destinataire anonyme le statut d’ami, statut marqué par l’importance que voue le personnage narrateur (et Duclos lui-même) au sentiment d’amitié. Cette place est à apprécier par rapport à l’hymne à l’amitié comme suprême bonheur auquel l’aristocrate se livre d’emblée lorsqu’il précise qu’un ami (dont l’identité demeure d’abord obscure) partage sa retraite : « Je possède un ami fidèle, qui partage ma solitude, et qui, me tenant lieu de tout, m’empêche de rien regretter » (28). Or, la personne la plus proche, celle qui partage sa vie retirée, est la vertueuse madame de Selve14 qui est 14 L’hypothèse que cet « ami » (au masculin) dont il est question ici désigne Madame de Selve est renforcée par un passage de la deuxième partie des Confessions où le narrateur

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finalement devenue son épouse précisément au nom de l’amitié : « Ce n’est point mon amant que j’épouse ; c’est un ami avec qui je m’unis » et ce à quoi ce dernier répond, dans une parfaite harmonie : « Je trouve l’univers entier avec ma femme qui est mon amie », écrit-il (180). Pour Duclos et son Comte, l’amitié entre un homme et une femme est un sentiment bien supérieur à l’amour, et entre hommes, la garantie d’une relation d’estime et de sincérité. En effet, même si le jeune libertin est un « parent » et appartient à sa famille, le comte déclare faire confiance à son correspondant pour « connaître tout le prix » de l’amitié puisqu’il « [est] fait pour la sentir », étant « digne de l’inspirer » (28). Fortement construit dans les pages liminaires, ce statut vise à déplacer et à diluer le rapport de domination entre les deux acteurs de la communication, en les mettant sur le même plan. Le récit de vie du comte est alors moins une leçon magistrale à un futur disciple qu’un témoignage à un égal, leur relation garantissant autant la véracité des faits rapportés et la sincérité de l’énonciateur qu’une réception compréhensive. Au sein de cette harmonie du sentiment, le Comte peut alors se mettre à nu dans des Confessions, endosser le rôle du coupable qui, conscient de ses erreurs passées, procède à son examen de conscience, tout en tendant à son alter ego un miroir dans lequel il l’invite à se reconnaître. Il n’est donc pas surprenant que soient multipliées les marques du discours de vérité15 dans le récit puisque c’est également de sa véracité que dépend son efficacité : cadre historique fortement lié à la situation du personnage, narrateur clamant sa sincérité et son honnêteté… Duclos, à travers le personnage du comte, met en œuvre la conception aristotélicienne de l’amitié, celle de l’amitié vertueuse qui est la seule digne de ce nom, en ce qu’elle aide l’autre par l’exemple à progresser sur le chemin de la vertu. Peu importe que, pour le lecteur, le souvenir du destinataire se dissolve au fur et à mesure du déroulement du narré – notamment avec la disparition des adresses directes –, sa présence en tant qu’interlocuteur à persuader est inscrite dans la construction même du récit, une construction qui se déploie en deux temps. La première partie n’est au fond rapporte au discours direct un échange avec son ami Senecé dans lequel il l’apostrophe en ces termes : « N’est-on pas trop heureux, dites-vous, de trouver un ami dans sa maîtresse ? » (119). Il conviendrait alors d’interpréter cette surprenante masculinisation comme une désexualisation totale de la relation amoureuse, ce que semble consacrer l’explicit du texte et la conception de l’amitié comme un sentiment supérieur à l’amour. 15 Pour une analyse précise des procédés narratifs visant à accréditer le récit du comte et par conséquent, sa visée morale, voir l’article de Levin Colette, « Fonction du narrateur dans l’enquête moralisatrice de Duclos », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 83, numéro 4, 1976, La Bretagne littéraire au XVIIIe siècle, p. 792.

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qu’un « journal de bonnes fortunes »16 selon le mot de Voltaire à d’Argental, où le destinataire peut aisément regarder en miroir le tourbillon de sa propre vie mondaine. Elle laisse subtilement place à une lecture non exempte d’ambiguïté : le narrateur ne prend-il pas plaisir à étaler ses conquêtes devant un « disciple » admiratif, le plaisir du récit et de la vanité l’emportant au moins un moment sur sa visée morale ? Ainsi, le lecteur est-il voué à s’interroger sur la sincérité du narrateur quand il dénonce l’inanité de cette première partie de son existence. Car derrière sa repentance affichée, on ne peut s’empêcher de lire dans la complaisance avec laquelle il conte ses aventures au jeune libertin, la construction d’une figure flatteuse du libertinage. Duclos lui-même n’écrivait-il pas avec un certain cynisme dans la Lettre à l’auteur de Madame de Luz (1741), à propos des auteurs : « Les hommes, en général, ne cherchent point avec tant de zèle, la perfection les uns des autres ; ceux qui veulent donner des leçons ont moins dessein d’instruire que de prouver leur supériorité17 » ? La seconde partie vient cependant « corriger » cette tentation interprétative puisqu’elle met enfin en scène une prise de conscience progressive du « je » qui repose sur trois expériences successives fondées sur trois rencontres : « la déchéance de son ami Senecé, avili pour une femme sans mœurs »18, la découverte de la bienfaisance et la rencontre de la vertu en la personne de Madame de Selve, qui consacrent le vide des plaisirs mondains et remettent au centre les valeurs morales de l’honnête homme. En réalité, la force de conviction de la seconde partie du récit et son efficacité sur le destinataire reposent entièrement sur le processus d’identification mis en œuvre par la première. Peu importe finalement qu’au fil du texte les marques de la présence de l’ami destinataire deviennent discrètes, dans un refus manifeste d’appuyer la leçon par des prises à parti incessantes : quelques énoncés appellent la complicité avec un récepteur intelligent : « Il faut convenir que la situation était embarrassante, les gens d’esprit la sentiront mieux que les sots » (167) ou subordonnent la compréhension du sentiment exprimé à l’expérience : « Pour concevoir mon bonheur, il faut avoir éprouvé les mêmes désirs » (157). Les nombreux énoncés généraux sur les conduites féminines en particulier, notamment observées au rythme du tour de l’Europe galante 16

Lettre du 19 janvier 1742. Dans Œuvres de Duclos, Paris, Belin, 1821, t. 1, p. 214. 18 Raymond Trousson, Introduction aux Confessions du Comte de ***, Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 175. 17

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du Don Juan, sur la stratégie des séducteurs pour conserver leur réputation dans la société, sont autant de témoignages cherchant à promouvoir un savoir sur le monde, dont pourront profiter le jeune libertin19 et le lecteur réel. Celui-ci tend d’ailleurs à oublier la mise en scène énonciative qui en fait un lecteur en tiers et finit par occuper la place d’interlocuteur du « je ». Conformément au régime d’écriture adopté, l’effet du récit sur le destinataire inscrit n’est pas révélé. La stratégie mise en œuvre repose sur un processus d’identification du destinataire inscrit au narrateur acteur, mais l’incertitude quant à ses résultats demeure. Le second roman « libertin » de Duclos, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du dix-huitième siècle, s’il se présente encore comme un récit à la première personne et comme un témoignage des mœurs amoureuses du temps, fait disparaître toute inscription d’une instance destinatrice. Si l’histoire n’est pas adressée par le « je » énonciateur, elle est cependant transmise « au public » par une voix auctoriale, lectrice imprévue et à la dérobée, qui s’exprime dans un Avertissement sur sa décision de diffuser le texte au nom de l’utilité. Destinataire comme par hasard de ce prétendu manuscrit trouvé dont la fiction est masquée derrière les attributs du vraisemblable, l’instance collective de réception est invitée d’une part à s’instruire sur les mœurs de son temps et en particulier sur les conduites libertines qui le caractérisent, et d’autre part, à reconnaître et à partager la leçon édificatrice du récit. On ne s’étonnera pas de rencontrer en nombre aphorismes, réflexions, propositions générales décrivant la société contemporaine avec la plume d’un sociologue et énonçant des règles de conduite avec la sévérité d’un moraliste. Qu’il s’agisse des mémoires autobiographiques ou du roman, l’inscription d’un destinataire en miroir, avec qui le « je » entretient une relation amicale détermine un espace d’échange spécifique où la connivence, la relation de confiance instituée n’est pas sans influence sur les modalités narratives et sur le narré : tantôt c’est la condition de la liberté d’une écriture divertissante, tantôt cette amitié, en fondant la sincérité du propos, appartient au processus de persuasion à l’œuvre dans la fiction. Mais avec ou sans destinataire désigné, une place essentielle est faite, avec des inflexions variées, à l’histoire des mœurs, y compris dans l’autobiographie. L’objectif de communiquer un savoir sur le monde contemporain – rendu crédible par l’ancrage historique de la fiction –, et surtout plus largement de prodiguer une leçon de vertu trouve ainsi une parfaite application dans les romans. En interrogeant l’écriture de 19

La finalité démonstrative du récit est d’ailleurs clairement énoncée (p. 28).

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l’historiographie à partir de ses marques de destination, examinons maintenant de quel ordre est sa spécificité et si elle met en place des objectifs similaires. Les destinataires des Mémoires secrets : des juges au tribunal de l’histoire Qualifier une Histoire du règne présent de mémoires « secrets », comme l’ont fait les premiers éditeurs de Duclos, en plus d’être une accroche publicitaire, indique une posture de lecture particulière qui a perçu dans son œuvre une écriture du dévoilement s’attaquant aux ombres de l’histoire. Il s’agissait bien pour l’auteur qui s’en explique dans sa Préface, d’écrire une « histoire des hommes et des mœurs », en rapportant les principaux faits de l’histoire contemporaine20, qui, s’ils ne sont pas inconnus par eux-mêmes, relèvent de circonstances et de causes complexes, sous-jacentes, souvent cachées. Les Mémoires secrets qui révèlent les arrière-fonds de la politique et de la diplomatie, engagent donc un lecteur mû par la curiosité, par le désir de savoir au-delà des apparences et des discours communément répandus21. Cet horizon d’attente, toujours présent à l’esprit de l’historien, le conduit à passer sur des faits trop connus pour s’attacher à l’influence sournoise de tel ou tel personnage de second plan, aux circonstances dissimulées ou obscures, mais selon lui particulièrement significatives. Ces dispenses que le narrateur s’accorde, manifestes dans le texte, sont souvent accompagnées de justifications et de renvois exprès à des supports d’information bien diffusés. Parmi de très nombreuses occurrences, on lit, sur la paix d’Utrecht : Ces événements sont si connus et se trouvent dans un si grand nombre de livres, que je n’en rapporterai pas les articles. (I, 61) 20 Pour les périodes couvertes par les Mémoires secrets, voir note 3. On attendait selon toute vraisemblance de l’historiographe du roi une histoire du règne de Louis XV, pour contrebalancer Le Siècle de Louis XIV de Voltaire. Mais outre le fait qu’elle demeura inachevée, Duclos ne souhaita pas la publier de son vivant, ni de celui de Louis XV (voir l’anecdote rapportée par Brengues, op. cit., p. 149). 21 Cette finalité de dénouer les ressorts de l’histoire secrète contemporaine est particulièrement sensible dans la dernière section des Mémoires secrets qui fait l’Histoire des causes de la guerre de 1756 que le mémorialiste destine aux historiens : l’actualité et le caractère humiliant de cette guerre pour la France justifient aux yeux du « je » l’abandon pour un temps de la chronologie des mémoires précédents. Cet abandon sera en fait définitif. Le mémorialiste déclare consigner sa mémoire des faits dans des annales qui ne pourront être acceptées comme vraies que par la postérité, car elles heurteraient « l’opinion commune », les acteurs contemporains ayant trop d’intérêt à cacher la vérité (op. cit., t. 2, p. 387-388).

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sur la Bulle Unigenitus : On a tant écrit sur cette matière, si ennuyeuse de sa nature, que je n’en parlerai que pour faire connaître quelques uns des ressorts peu connus, qui auront un rapport direct à l’état, ou qui contribueront à faire connaître l’esprit de la cour. (I, 108)

sur Madame de Maintenon : Je ne m’arrêterai point sur les commencements de madame de Maintenon, si connus par tant de mémoires. Je n’envisagerai que le changement de scène qui se fit à la cour par elle, ou à son occasion. (I, 189)

Le refus de dire les événements « dont les histoires sont pleines » (I, 11) suppose un lecteur averti, bien informé des principaux faits historiques de son temps soit par les ouvrages publiés ou encore par les journaux22 (qui s’attirent souvent des remarques plutôt désapprobatrices). La même intention, éviter l’ennui du lecteur, explique l’accent mis sur « les petits détails domestiques » (I, 35), le fait « puéril en soi » (I, 59) mais ô combien éloquent, le recours à l’anecdotique frôlant parfois le scandaleux – souvent présent dans les notes –, l’humour des acteurs mis en scène à travers leurs bons mots, et aussi l’humour sur soi (I, 98). C’est donc une autre histoire que l’historiographe invite à lire, à destination d’un lecteur en connivence avec lui. Ce lecteur imaginaire dont il tente de satisfaire l’appétit de savoir est également invité à s’interroger sur tel ou tel fait ou à s’en étonner avec lui, ou encore est inclus dans le mouvement de la narration par l’usage d’un « nous » ou d’un « on » dans lequel il fait corps avec l’énonciateur. Sur Louis XIV : Faut-il s’étonner qu’au milieu d’une cour d’empoisonneurs, Louis ait pu tomber dans un délire d’amour propre et d’adoration de lui-même ? (I, 201)

Après la mort de Louis XIV : Considérons maintenant les principaux personnages qui vont paraître sur la scène (I, 203)

À propos de la duchesse de Berry : Nous verrons bientôt le reste de sa vie, qui fut courte, répondre à ses commencements (I, 215). 22 À propos du sacre de Louis XV : « Les relations du sacre ont été si répandues, que je me bornerai encore à quelques observations que les journalistes ont ignorées ou supprimées à dessein » (op. cit., t. 2, p. 239).

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L’anticipation sur le récit à venir, promesse d’une suite croustillante participe également de cette volonté de l’historien de tenir en haleine l’attention de son lecteur. À ce lectorat considéré dans sa globalité s’ajoutent d’autres groupes plus individualisés car la destination idéale que l’historien expose dans sa Préface, est constituée des hommes d’État de son temps auxquels il ambitionne de fournir un miroir d’eux-mêmes, dans lequel ils pourraient « se voir enfin tels qu’ils sont »23 avec leurs qualités et leurs défauts. Selon lui en effet, l’histoire des faits contemporains répond à un dessein d’utilité directe : parce qu’elle met en jeu leur réputation24, elle est particulièrement vouée à une réforme morale des acteurs de la vie publique ; l’intérêt de l’histoire des événements récents tient tout entier dans sa capacité à « faire entendre la vérité » au moment précis où « elle doit faire le plus d’impression » : s’ils peuvent « recueillir l’éloge ou le blâme mérités », « apprécier les louanges, connaître le jugement du public », « entendre le jugement par avance de la postérité »25, alors ces personnages qui font l’histoire auront à cœur d’avoir une conduite irréprochable, explique-t-il en substance. Ce schéma programmatique implique non seulement un lectorat fantasmé mais également une conception de l’histoire comme tribunal chargé de distinguer les corrompus de « ceux qui méritent les honneurs », et doté d’une capacité de punition pour l’exemple. Par voie de conséquence, l’artisan de cette histoire se doit d’être irréprochable, exempt de servilité comme de passions, et doué de qualités morales exemplaires : probité, franchise, bonté26. Ce dispositif de communication bien élaboré dans la Préface n’est cependant pas sans faille car le rôle de justicier n’est pas aisé à remplir. En effet, comment échapper aux deux écueils qui menacent tout historien qui rend compte de son temps : « [se] perdre par la vérité » ou « [s’]avilir par l’adulation » ? La voix préfacielle introduit alors un autre horizon de lecture pour conserver à l’écriture de l’histoire sa finalité ; elle substitue à ce destinataire inatteignable sa descendance et s’en remet à sa 23

Préface des Mémoires secrets, op. cit., t. 1, p. xxvij. Notion importante pour Duclos qu’il définit par rapport à la renommée et à la considération dans les Considérations sur les mœurs de ce siècle. La réputation est une relation de dépendance des hommes entre eux issue du désir d’occuper une place dans l’opinion d’autrui. Une réputation honnête s’obtient « par les vertus sociales, et la pratique constante de ses devoirs » (Considérations sur les mœurs de ce siècle, Paris, Champion, 2000, éd. Carole Dornier, p. 138-139). 25 Préface des Mémoires secrets, op. cit., t. 1, p. xxvj. 26 Duclos prend soin de rappeler lui-même sa réputation d’honnêteté et d’impartialité qui sont la garantie de la confiance qu’on peut accorder à son discours, ibid., p. xxx, xxxj. 24

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postérité : « J’apprendrai aux fils ce qu’étaient leurs pères » (p. xxvij), ainsi le processus de l’exemplarité pourra-t-il agir sur la conduite des fils. La crainte du jugement du public, la considération de leur réputation laissée en héritage à leurs propres enfants seront pour eux des motifs suffisants pour les éloigner de tout comportement immoral. La responsabilité de l’écrivain-historien vis-à-vis du public est exercée dans le texte notamment à travers les figures vertueuses insérées dans les Mémoires et dont le narrateur souligne l’exemplarité : c’est le cas d’un certain nombre de personnages refusant les places ou les honneurs, comme un dénommé Chamlay qui propose Barbezieux à sa place pour remplir la fonction dont souhaite le charger Louis XIV27 (I, p. 178) ou l’honnête Vittemant qui refuse au régent une abbaye : Je n’ai pas dû laisser dans l’oubli le nom d’un homme si vertueux ; je n’aurai pas assez d’anecdotes pareilles pour en fatiguer le lecteur. (I, 266)

En contrepoint, une galerie de « mauvais sujets » se distinguent par leur noirceur : par exemple le machiavélique abbé, puis cardinal Dubois ou du côté féminin la duchesse de Berry au libertinage effréné. La légitimation du discours du mémorialiste passe alors par différents procédés. Face à ses lecteurs, l’historien opère une double légitimation, l’une externe, forgée par sa propre réputation et fondée sur une représentation plus ou moins mythique de lui-même dans la société : son francparler associé à une certaine brusquerie dans l’usage du langage l’a en effet construit en parangon de la sincérité, ce qui l’exempte par avance de tout soupçon de partialité28. Au fond, le mémorialiste qui dit « je » avance sous la protection de la réputation de Duclos. L’autre est patiemment élaborée dans le texte même des Mémoires à travers notamment la mention précise de ses sources écrites ou orales, le recueil de témoignages auprès d’observateurs directs encore vivants, et évidemment le recours à son témoignage personnel29. L’insertion de correctifs sert également à démontrer l’honnêteté d’un « je » qui préfère rester dans le doute plutôt qu’apporter son crédit à des faits incertains. Pour ce qui est des passages obligés des mémoires, on note dans le portrait d’un même personnage des évocations à charge et à décharge qui prennent en compte la complexité des êtres et de leur conduite, le rôle joué par l’éducation reçue, 27 Et l’historien de commenter : « Un tel procédé mérite bien sa place dans l’histoire ; de pareils faits ne surchargeront pas ces mémoires » (op. cit., t. 1, 178). 28 Il s’en explique longuement dans la préface où il construit une image de lui-même au-dessus de tout soupçon, op. cit., t. 1, p. xxx, xxxj. 29 Voir les nombreux : « J’ai vu », « je l’ai entendu », « j’en ai connu », « je l’ai fort connu », « je parle d’après l’expérience »… qui émaillent le texte.

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l’influence du milieu social, un art de la nuance dans la présentation des comportements, et enfin la dénonciation de certains écrivains sources aveuglés par leur caractère passionné comme Saint-Simon, ou par leur vénalité comme Voltaire pour son Histoire de Pierre le Grand. Duclos plaide pour une responsabilité sociale de celui qu’il nomme « l’écrivain ». Pour lui, l’historien digne de ce nom est investi d’une mission, d’un « devoir sacré » qu’il s’engage évidemment à remplir : en « ami de l’humanité », il fait connaître « la vérité » et réclame « pour les hommes contre leurs oppresseurs » (I, 199). Sous sa plume, la parole de vérité devient une parole d’autorité. Aussi ne se contente-t-il pas d’établir ou de rétablir les faits, de dresser des portraits, de rapporter des anecdotes, mais il les commente et les juge. Il n’hésite pas à donner son point de vue sur des sujets controversés : la légitimation des bâtards, la coexistence des religions dans un état, la place que l’on doit faire en France aux protestants… ou à énoncer des propositions générales qui sont comme des leçons tirées des faits, à partir desquelles on pourrait dégager les grandes lignes d’une philosophie, ou du moins d’une vision du monde. Parfois, une place, bien que modeste, est concédée au jugement du lecteur : Quelque soit ma façon de voir et de juger, j’ai exposé si fidèlement les faits que je ne prive pas le lecteur de la faculté de porter un jugement différent du mien (I, 202).

Mais les exemples sont rares et le plus souvent, il est convié à adhérer à la parole du mémorialiste. Deux versants du lectorat sont ainsi dessinés : à l’image du lecteur curieux, soucieux de compléter son information historique, avide de révélations, qui est plutôt un amateur ou un professionnel de l’histoire, se superpose celle d’un lecteur à éduquer, à qui l’historien doit montrer le chemin de la conduite vertueuse par l’exemple ou le contre-exemple, et là, ce sont plutôt les grands serviteurs de l’état, l’aristocratie au pouvoir ou encore ses descendants qui sont visés. Au fond, ces deux ensembles ont partie liée avec le principe qui régit l’écriture des Mémoires : dire la vérité dans le présent, mais aussi aux générations futures, instruire mais aussi éduquer. Car, même s’il remet à plus tard la diffusion de son œuvre, Duclos ne doute pas que sa parole soit un jour reconnue comme la seule parole de vérité qui vaille. Pour conclure, on peut d’emblée remarquer que les trois « genres » de mémoires étudiés ne sont pas sans présenter de nombreux points communs : s’agissant du destinataire d’élection, celui-ci est toujours construit

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dans une relation de proximité avec l’énonciateur narrateur. Ami du « je » dans le récit autobiographique et dans la fiction, relais du narrateur-historien des Mémoires secrets dans la fonction de juge des acteurs de l’histoire, avide comme lui de faits intimes, secrets ou curieux, le destinataire est partiellement conçu à l’image de l’énonciateur-narrateur. Il reste bien entendu à instruire et à éduquer au sens moral du terme : il n’est donc pas surprenant de retrouver dans les trois œuvres, selon des inflexions et des degrés divers, des formes d’écriture qui répondent à ces deux objectifs, et ce, au-delà de leur objet propre : d’une part, des énoncés visant la pure information destinés soit à rendre certains faits plus intelligibles, soit plus largement à développer la connaissance des mœurs contemporaines, d’autre part des énoncés généraux particulièrement voués à fournir des règles de conduite. De la fiction à l’histoire, ce sont successivement deux aspects de l’individu qui sont appréhendés : le destinataire inscrit des Confessions est envisagé dans son destin individuel et invité à retourner son regard sur lui-même dans une perspective de découverte de son être profond et d’épanouissement dans le bonheur personnel. Au contraire, le destinataire des Mémoires secrets est un être collectif, soumis au regard des autres contemporains et à la mémoire qu’il laissera à sa postérité, et en ce sens, le déclic vers la vertu est entièrement fondé sur sa réputation. Dans le roman, Duclos vise ce qu’on appellerait aujourd’hui le développement personnel, dans l’histoire, c’est l’image sociale qui est en jeu. Duclos considérait l’histoire et le roman de son temps dans une sorte de continuité presque généalogique, comme il l’explique dans sa Lettre à l’auteur de Madame de Luz : Bientôt, pour plaire, il fallut que le roman prit le ton de l’histoire, et cherche à lui ressembler. Ce fut une sorte d’hommage que le mensonge rendit à la vérité30.

Il reste qu’en construisant son destinataire, c’est avant tout la figure du « je » qu’il érige, une figure omniprésente. Il est assez difficile de donner des conclusions définitives sur les Mémoires autobiographiques, dont Duclos n’a écrit qu’une vingtaine de pages, et si la finalité de distraction procurée par l’écriture du texte est convaincante, il est manifeste que le « je » qui se met en scène se regarde avec les yeux d’un sociologue satisfait de se voir en parfait représentant de la réussite à Paris d’un fils de la petite bourgeoisie provinciale aisée. À travers les portraits qu’il dresse des hommes de Lettres célèbres qu’il rencontre, un « je » émerge, 30

Op. cit., p. 213-214.

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qui s’avance dans le monde des lettrés, comme par l’effet d’une reconnaissance presque immédiate de ses qualités naturelles. Le jeune Duclos est apprécié pour son esprit, ses vives réparties, on « prend du goût pour lui », il est désigné comme digne de sympathie, de fréquentation. Ce « je » qui est construit socialement comme par la grâce du regard posé sur lui est un être suffisamment singulier pour susciter l’intérêt. Nous avons déjà montré comment l’énonciateur-narrateur des Confessions occupe un statut ambigu et surtout évolutif vis-à-vis de son destinataire ami, comme ancien libertin puis comme modèle et guide vers la vertu. Quant au « je » des Mémoires secrets, il a une portée plus universelle et une voix quasi oraculaire. Se présentant en « ami de l’humanité », il occupe lui aussi une position surplombante par sa réputation sans tache et son rôle de juge pour les siècles à venir, persuadé qu’il est que l’histoire lui donnera raison.

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En faisant écho au sous-titre d’un essai fameux de Stanley Fish1, qui s’efforce d’éclairer le statut créatif accordé au lecteur, il ne s’agira nullement, ici, de s’inscrire dans le cadre théorique de cet essai, mais de s’interroger sur la réflexion que le roman-mémoires du XVIIIe siècle a développée sur les pouvoirs du destinataire. On s’appuiera notamment sur l’hypothèse selon laquelle, au siècle des Lumières, « la réflexion la plus authentique sur l’éloquence [a] trouvé refuge dans le roman »2, afin d’examiner selon quelles modalités le roman-mémoires a pu, non sans paradoxe, tout à la fois mettre en lumière la puissance de persuasion, voire le pouvoir de manipulation du narrateur et faire entrevoir le rôle éminemment créatif du ou des destinataires de son récit. Comme l’ont montré en particulier les travaux fondateurs de René Démoris et Jean-Paul Sermain3, le succès du roman-mémoires implique un engouement pour des fictions dont le héros est lui-même l’écrivant et suppose une lecture du soupçon : le récit émanant non pas directement de l’auteur ou d’un narrateur extra-diégétique mais d’un narrateur homodiégétique nécessairement intéressé à l’image qu’il donne de lui-même, il ne saurait être pris comme parole de vérité. Dans un tel dispositif énonciatif, la fonction du destinataire du récit mémoriel semble devoir se résumer à une écoute ou une lecture passive et muette, voire à une adhésion captive et à une soumission d’autant plus grande aux effets rhétoriques et aux reconfigurations tendancieuses du récit mémorialiste que l’activité critique est réservée au lecteur réel du roman-mémoires. Dans le roman-mémoires, la seule vérité du récit mémorialiste résidant dans le regard critique que le romancier invite à porter sur les énoncés 1 Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives (trad. de Is there a text in this class ? The authority of interpretive communities), Paris, Les prairies ordinaires, 2007. 2 Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au XVIIIe siècle, l’exemple de Prévost et Marivaux, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1985, p. 171. 3 René Démoris, Le Roman à la première personne, Paris, A. Colin, 1975 ; rééd. Droz, 2002 ; et Jean-Paul Sermain, op. cit.

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du narrateur, l’activité interprétative du lecteur est, en effet, sollicitée en permanence, en particulier pour évaluer la pertinence du jugement moral impliqué dans le récit. C’est au lecteur, et nullement au destinataire du roman-mémoires, qu’il appartient de s’interroger sur la vérité d’énoncés dont, en toute rigueur, aucun ne peut être directement attribué à l’auteur, toujours masqué derrière son personnage. Quant au destinataire, soit la parole ne lui est pas donnée (on songera par exemple à la destinataire du récit de Marianne), soit il en est vite réduit à dire le plaisir et l’intérêt suscité par le récit du narrateur (c’est le cas de Renoncour à la fin de la première partie de L’Histoire du chevalier Des Grieux4). À l’évidence, néanmoins, les performances rhétoriques des mémorialistes impliquent de tenir le plus grand compte de celui ou ceux auxquels il s’adresse. La Religieuse en témoigne avec une particulière netteté, la situation d’énonciation y étant particulièrement détaillée. Le récit de Suzanne, on le sait, est tout entier tendu vers l’effet à produire sur le destinataire, dans le prolongement de la mystification du marquis de Croismare. Le caractère intéressé de la narration, propre au roman à la première personne, est ici ostensiblement souligné par le cadre énonciatif : Suzanne s’adresse à un homme bienveillant dont elle attend secours, et dont elle n’ignore pas qu’il a « de la naissance, des lumières, de l’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts »5. De quoi laisser entendre que le récit pourrait bien être agencé et même façonné en fonction des attentes qu’implique le portrait d’un tel destinataire. D’autant que le récit a priori rétrospectif de Suzanne est envahi par un présent dont la narratrice use dans de fréquentes pauses qui lui permettent de s’adresser directement à M. de Croismare. À la fin de son récit, elle lui fait même cet étrange aveu (p. 253-254) : Lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j’écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables ; […] il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m’écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l’expression se refuse, la plume va mal […].

Moyen pour Diderot de laisser entrevoir l’importance d’une stratégie de séduction qui se manifeste aussi par l’usage fréquent du futur (« Tandis qu’elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrêt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, si vous m’abandonnez », p. 74). 4 « Notre attention lui fit juger que nous l’avions écouté avec plaisir » (Prévost, Manon Lescaut, éd. F. Deloffre et R. Picard, Paris, Folio, 2008, p. 246). 5 Diderot, La Religieuse, éd. R. Mauzi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 45.

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Chez Suzanne, l’ingénuité est ainsi d’abord un spectacle offert à son destinataire masculin : « c’est [la mémorialiste] qui, sous la forme savamment ménagée de la plus simple des innocences, offre à l’imagination de ce dernier ce qu’elle déclare soit vouloir celer par pudeur (ses propres charmes) soit ignorer (un savoir sur la sexualité) »6. De cette double dénégation (sur son plaisir à séduire et sur la connaissance des désirs qu’elle suscite), le portrait détaillé qu’elle donne d’elle-même par la médiation du regard et du langage de la supérieure de Sainte-Eutrope offre une illustration exemplaire : « En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait ; si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme charmante [etc] » (p. 193). Il s’agit bien de constituer M. de Croismare en spectateur d’un corps dévoilé et ardemment désiré, de l’introduire, comme par effraction, dans une scène d’intimité féminine, à l’érotisme trouble. Autrement dit, de jouer avec ce qu’elle-même appelle le « vice » du lecteur (p. 267). Bien des images audacieuses, en particulier dans la dernière partie du roman, sont décrites avec trop de complaisance pour qu’on ne soupçonne pas que Suzanne les ait jugées aptes à susciter les convoitises imaginaires de son destinataire masculin. Très souvent en effet, l’espace des femmes entre elles qu’implique la claustration conventuelle semble offert au regard de M. de Croismare, « spectateur invisible mais omniprésent »7. C’est alors à la fois et indissociablement à son « vice » et à son goût pour les arts qu’elle s’adresse (de manière générale, une telle distinction est malaisée, pour Diderot, comme l’indiquent ses remarques au sujet des nudités en peinture : « c’est moins peut-être le talent de l’artiste qui nous arrête que notre vice »8). Plusieurs scènes sont délibérément ordonnées comme des tableaux à seule fin de plaire à son destinataire. En témoigne notamment la scène de la collation à Sainte-Eutrope qui permet à Suzanne de peindre un tableau saturé de corps féminins autour de la mère supérieure (p. 219-220) : Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à 6 Thierry Belleguic, « Suzanne ou les avatars matérialistes de la sympathie : figures de la contagion dans la Religieuse », in Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion, de l’âge classique à la modernité, éd. T. Belleguic (et al.), Presses de l’Université Laval, 2008, p. 273. 7 Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps. De Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992, p. 146. 8 Diderot, Salon de 1759, OC, DPV, p. 92.

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la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit […], une tête fort agréable enfoncée dans un oreiller profond et mollet, les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J’étais assise sur le bord du lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur les genoux ; d’autres vers les fenêtres faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles.

Mais ce ne sont pas seulement les scènes les plus voluptueuses ou les plus osées que le pinceau ingénu de Suzanne s’attarde à peindre avec complaisance, ce sont aussi les plus cruelles. En témoigne notamment cet autoportrait de Suzanne en pénitente (p. 161-162) : Je me déshabillai, ou plutôt on m’arracha mon voile, on me dépouilla, et je pris cette robe. J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l’on me donna, à une chemise très dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu’aux pieds.

Qu’un tel tableau puisse parler aux sens, et même s’adresser au « vice » du lecteur, Suzanne peut d’autant moins l’ignorer qu’elle en a fait l’expérience avec la supérieure de Sainte-Eutrope, lorsque celle-ci l’a priée de lui faire le récit détaillé de ses souffrances :« Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m’attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux… » (p. 203). La mémorialiste souligne d’ailleurs ellemême l’analogie frappante qui relie cette narration orale au récit qu’elle adresse à M. de Croismare : « Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa » (p. 203). La scène permet donc à Diderot de définir le pouvoir érotique du récit de Suzanne. Car le rappel de ses souffrances passées ne manque pas d’exciter toutes les convoitises de la supérieure de Sainte-Eutrope la conduisant, on le sait, jusqu’à l’orgasme. Si cette scène doit retenir ici l’attention, c’est qu’elle est exemplaire d’un fonctionnement plus général du roman à la première personne, qui développe des relations complexes et fécondes entre le récit mémoriel et les diverses situations de récit que ce récit englobant peut comporter. Si les réactions du destinataire fictif des mémoires sont rarement thématisées, le travail de persuasion ou de séduction du mémorialiste et ses talents rhétoriques sont souvent figurés à un autre niveau, dans des situations de

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récit qui interviennent régulièrement à l’intérieur même de l’histoire racontée. Autrement dit, la situation énonciative du roman mémoires se trouve très souvent redoublée par la présence, voire dans certains cas la multiplication, de récits de soi ou d’autoportraits. Se raconter fait parfois partie de l’existence la plus quotidienne des héros narrateurs du roman mémoires : c’est particulièrement vrai de Marianne et Jacob chez Marivaux. Mais à un degré moindre, c’est aussi une caractéristique frappante des mémorialistes de Prévost ou encore de Suzanne dans La Religieuse. C’est toute sa vie, et pas seulement à son terme, que le mémorialiste est conduit à raconter son histoire, ou relater une partie de son existence, à brosser de lui un autoportrait. À bien des égards, le récit du mémorialiste n’est, au fond, pas d’une autre nature que celui qu’il est amené à produire à diverses reprises au cours de l’intrigue. Cette narration n’est jamais que l’un des récits possibles, l’une des interprétations de son parcours biographique. Comme l’a souligné Marc Escola à propos du Paysan Parvenu, le récit que nous lisons est fait « non seulement de la visée rétrospective d’un narrateur mais aussi des relations partielles que le personnage agissant est amené à formuler aux différents moments de sa propre histoire », et il faut donc comprendre que « la narration elle-même n’est jamais qu’un récit parmi d’autres »9. Ces situations de récit sont l’un des moyens que le romancier se donne pour attirer l’attention du lecteur sur le travail rhétorique et la reconfiguration intéressée du récit mémorialiste, tant il apparaît que le héros-narrateur ne cesse d’agencer son discours ou son récit en fonction de ses différents interlocuteurs. Dans ces situations, où le mémorialiste se trouve dans l’obligation de formuler « le récit de tout ou partie de son existence, on perçoit aisément que la fonction fabulatrice n’est pas désintéressée : selon les auditeurs, on a des versions dissemblables des mêmes événements, versions que l’on peut en outre comparer avec celle que fournit le narrateur »10. Le destinataire de ces discours et de ces micro-récits apparaît souvent dans la position passive et peu enviable de la dupe, de celui qui est la victime éblouie d’une performance rhétorique plus ou moins tendancieuse, voire d’une pure affabulation ou d’une mystification. Hormis quelques figures revêches et disqualifiées, comme Mlle Haberd aînée dans le Paysan parvenu, les destinataires de ces récits paraissent le plus souvent aveugles aux manœuvres rhétoriques de l’énonciateur, comme 9 Marc Escola, « Le Paysan parvenu ou les romans possibles », Revue Marivaux, n° 6, 1997, p. 46. 10 René Démoris, Le Roman à la première personne, op. cit., p. 409.

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si, là encore, la docilité du destinataire valait implicitement comme un contre-modèle pour le lecteur du roman. C’est ainsi que, dans Manon Lescaut, Des Grieux développe devant ses auditeurs muets un récit à la fois captivant et chargé d’émotion, mais dont la parfaite maîtrise est d’autant plus sensible qu’elle répète celle dont il fait preuve à maintes reprises dans diverses séquences de son récit. Le récit que Des Grieux fait de ses aventures à Renoncour est, en effet, loin d’être le premier : on ne compte pas moins de sept brèves narrations, dans Manon Lescaut, devant différents destinataires (Lescaut, Tiberge, le supérieur de Saint-Lazare, le lieutenant général, M. de T…, son père, le gouverneur du Nouvel Orléans). Dans ces diverses situations, le moins qu’on puisse dire est que Des Grieux règle soigneusement ses effets en fonction de son interlocuteur. Face au vertueux Tiberge, Des Grieux exploite ainsi toutes les ressources de la rhétorique cicéronienne (exordes, péroraisons, ornements, récits dramatisés…) afin d’obtenir les cent pistoles qui lui sont nécessaires. Devant le supérieur de Saint Lazare, les ressorts de sa performance rhétorique sont encore plus visibles, l’ecclésiastique étant visiblement encore moins apte que Tiberge à les décrypter. Or, Prévost laisse à son lecteur le soin de remarquer que les armes rhétoriques dont Des Grieux se sert, et dont il souligne lui-même l’artifice, sont les mêmes que celles dont il use dans le récit global fait à Renoncour. Le dispositif du récit invite ainsi à une lecture du soupçon, l’éloquence du narrateur étant mise au service d’actions dont la moralité est des plus douteuses. Dans Le Paysan parvenu, comme dans La Vie de Marianne, Marivaux met en scène des personnages qui, tout en se présentant comme les champions de la spontanéité et du « naturel », sont contraints de faire l’apprentissage des conventions sociales et des modèles rhétoriques en usage dans le monde auquel ils aspirent. Savoir se dire et se raconter est pour eux une aptitude d’autant plus nécessaire qu’en raison de leur statut social, ils ne peuvent se prévaloir d’aucun droit qui justifierait à l’avance leurs discours. L’histoire de Marianne comme celle de Jacob sont ainsi avant tout le récit d’un apprentissage du récit, dont ils apprennent à maîtriser les enjeux et les pouvoirs. Selon eux, il n’entrerait aucun art dans leur éloquence. L’efficace de leur discours serait parfaitement naturelle, liée à l’expression de leur être et de leur sensibilité. Mais de cet effet touchant et séduisant, Marianne et Jacob sont bel et bien les auteurs, tant au sein du récit que dans la narration. Et pas plus que Prévost, Marivaux ne se soucie de dissiper le soupçon qui pèse sur leur aptitude remarquable à tirer parti de leur éloquence. En ouvrant ainsi l’ère du soupçon, le roman-mémoires semble offrir au lecteur une série de contre-modèles sous les espèces de destinataires

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foncièrement passifs, voués à jouer le rôle de la dupe et à exhiber la puissance persuasive ou séductrice de la parole du mémorialiste. L’autorité du discours n’est-elle pas, dans ce cadre, entièrement située du côté de l’énonciateur ? En réalité, en exhibant les mécanismes de cette éloquence persuasive, le roman-mémoires a pu aussi laisser entrevoir, au sein même de cette configuration, l’autorité paradoxale du destinataire. Le paradoxe des autoportraits de mémorialistes est, en effet, remarquable : alors que la notion d’autoportrait implique a priori que le sujet se prenne lui-même pour modèle, qu’il n’ait d’autre référent que son être et sa propre subjectivité, ces récits montrent des personnages qui élaborent une image d’eux-mêmes non pas référée à leur subjectivité mais modelée selon le destinataire auquel ils s’adressent, façonnant cette image en fonction des valeurs (sociales et morales) de leurs interlocuteurs et non selon la vérité ou la particularité de leur être. À ce point de vue, le roman à la première personne fait nettement écho à toute une réflexion philosophique contemporaine sur le rôle essentiel du destinataire dans le mécanisme de l’affabulation. À la fin du XVIIe siècle, en effet, l’analyse critique des ressorts de la crédulité s’est efforcée de mettre en lumière le rôle déterminant du destinataire dans l’invention fabulatrice. On songera notamment aux analyses de Fontenelle dans De l’Origine de fables expliquant que la propension de l’esprit humain à l’affabulation est telle qu’il se nourrit des plus petites circonstances : Quand nous racontons quelque chose de surprenant, notre imagination s’échauffe sur un objet, et se porte d’elle-même à l’agrandir et à y ajouter ce qui y manquerait pour le rendre tout à fait merveilleux, comme si elle avait regret de laisser une belle chose imparfaite. De plus, on est flatté des sentiments de surprise et d’admiration que l’on cause à ses auditeurs, et on est bien aise de les augmenter encore, parce qu’il semble qu’il en revient je ne sais quoi à notre vanité. Ces deux raisons jointes ensemble, font que tel homme qui n’a point dessein de mentir en commençant un récit un peu extraordinaire, pourra néanmoins se surprendre lui-même en mensonge, s’il y prend bien garde ; et de-là vient que l’on a besoin d’une espèce d’effort, et d’une attention particulière pour ne dire exactement que la vérité11.

Comment mieux dire que la parole fabulatrice échappe à son énonciateur, à son intentionnalité, comme à son autorité ? Par un paradoxe remarquable, le discours séducteur ou fabulateur procède d’un mécanisme dont l’énonciateur est, en somme, lui-même l’instrument passif. Tout se passe 11 Fontenelle, De l’origine des fables [1714], dans Rêveries diverses. Opuscules littéraires et philosophiques, éd. A. Niderst, Paris, Desjonquères, p. 98.

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comme si la fabulation était un mouvement de parole d’autant plus irrépressible et puissant que la parole fabulatrice est en quelque sorte dictée par celui ou ceux qui la reçoivent, ou plutôt qui la créent, le fabulateur n’assurant plus qu’une fonction de médiation non préméditée (puisqu’il n’a d’abord nul « dessein de mentir ») entre un discours et son destinataire, entre une parole fabulatrice et un auditoire dont le désir de s’en faire accroire est si puissant qu’il en vient à susciter la fable même qui le dupe. N’était-ce point déjà la leçon que dans L’Avare de Molière, Valère invitait à tirer de la pratique de la flatterie en attribuant sa responsabilité morale à la dupe et non au flatteur : J’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts et applaudir à ce qu’ils font. […] La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux ; et puisqu’on ne saurait les gagner que par-là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés12.

Au-delà de son évident cynisme, la formule de Valère suggère un renversement dont Lesage semble avoir tiré toutes les conséquences dans L’Histoire de Gil Blas. Bien des scènes du roman de Lesage montrent, en effet, que le menteur répond non pas seulement à une attente mais à une véritable injonction de la dupe. C’est elle qui, en un sens, est l’auteur du mensonge dont elle est la victime. Ainsi de la duperie initiale du parasite de Peñaflor : ce dernier se présente à Gil Blas en ces termes : « Seigneur écolier [...], je viens d’apprendre que vous êtes le seigneur Gil Blas de Santillane, l’ornement d’Oviedo et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont la réputation est si grande en ce pays-ci ? »13. De fait, l’écornifleur ignorait évidemment, l’instant d’avant, jusqu’à l’existence de Gil Blas et ne connaît ses « qualités » que dans la mesure où ce dernier s’en est imprudemment vanté devant l’hôte Corcuelo ; le parasite de Peñaflor ne fait que remplir le rôle attendu par Gil Blas dont le désir d’être reconnu comme disputeur et philosophe en dehors d’Oviedo l’a visiblement conduit à en dire plus sur lui-même à Corcuelo que la modestie et la prudence ne l’exigeaient. Le phénomène se laisse percevoir dans de nombreux autres épisodes. Doña Eufrasia ne fait, elle aussi, que se conformer à l’attente de don 12

Molière, L’Avare, acte I, scène 1. Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, éd. Érik Leborgne, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 50. 13

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Gonzale. Mais ce sont surtout les aventures de Don Raphaël et en particulier l’épisode avec la sultane Farrukhnaz qui doivent retenir l’attention. Après avoir été un « prince italien » dans une séquence précédente, Don Raphaël devient « fils d’un grand d’Espagne ». Les circonstances de ce nouveau « mensonge » valent d’être rappelées : Soyez donc sincère, dit la sultane, et m’avouez que vous êtes un jeune homme de bonne maison. Effectivement, madame, lui répondis-je, il me siérait mal de payer vos bontés de dissimulation. Vous voulez absolument que je vous découvre ma qualité. Il faut vous satisfaire. Je suis fils d’un grand d’Espagne. Je disais peut-être la vérité. Du moins la sultane le crut ; et s’applaudissant d’avoir jeté les yeux sur un cavalier d’importance, elle m’assura qu’il ne tiendrait pas à elle que nous ne nous vissions souvent en particulier14.

Un tel récit remet en cause de manière décisive la responsabilité du discours fallacieux. On pourrait même parler d’une instrumentalisation du fourbe tant son rôle lui est, à bien des égards, dicté par la dupe15. C’est bien la sultane Farrukhnaz qui est le véritable auteur de la fabulation dont elle est la victime. Est-il besoin de souligner la dimension métafictionnelle de ces situations paradoxales ? Faut-il préciser que le plaisir d’être bien trompé, explicite dans la bouche de plusieurs personnages dans le Gil Blas de Lesage, a d’évidents prolongements dans le registre de la fiction ? De même que tromper les yeux est la fin de la peinture à l’âge classique, il semble clair que la fiction pour Lesage et le récit pour Gil Blas ont pour objet essentiel de charmer un destinataire ou un lecteur tout aussi avide d’illusions que don Gonzale ou Beatrix. S’il fallait dégager une leçon du roman de Lesage, sans doute faudrait-il évoquer certains préceptes sceptiques ou libertins visant à une réhabilitation de l’artifice, de l’illusion et de l’affabulation. L’ingéniosité à se tromper soi-même, dont un La Mothe Le Vayer fait l’éloge paradoxal en tant qu’elle offrirait une satisfaction essentielle à l’esprit de l’homme, « animal philomythe »16, et dont Lesage multiplie les manifestations à l’intérieur même de son roman, trouve dans la fiction lesagienne à la fois un terrain d’élection et un 14

Ibid., p. 396. Mais cela éclaire aussi la supercherie de Merida : don Raphaël doit bien reconnaître que le succès de la supercherie de Merida repose essentiellement non seulement sur l’aveuglement du vieux Moyadas, mais sur sa participation active à la supercherie : « Nous avions affaire à un homme simple et crédule ; bien loin d’avoir quelque soupçon de notre fourberie, il s’y prêta de lui-même » (ibid., p. 377). 16 Voir La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, Genève, Slatkine reprints, 1970, vol. I, p. 534 ; et Opuscules. Du mensonge, ibid., p. 478. 15

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miroir réfléchissant. La seule vérité, dans Gil Blas, ne saurait être que du côté de la fable entendue comme réponse à une aspiration fondamentale à s’en faire accroire. S’inscrivant dans le sillage des suggestions de Lesage, Marivaux semble s’être plu à prolonger cette réflexion dans La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu. Comme l’a souligné Jean-Paul Sermain, « l’image que Marianne et Jacob donnent d’eux-mêmes est, au moins en partie, conforme à l’idéal de ceux à qui il s’adresse et dont ils sollicitent les faveurs. C’est en puisant dans le discours de leurs protecteurs, en empruntant leur système de valeurs et leurs références morales qu’ils composent leur propre portrait »17. Encore faut-il préciser que Jacob et Marianne ne sont pas les seuls et peut-être pas même les principaux bénéficiaires de ce talent remarquable qu’ils possèdent de se conformer à l’horizon d’attente de ceux à qui ils s’adressent et qui, à bien des égards, dictent leur conduite et leur discours. L’atteste en particulier la capacité presque surnaturelle de Jacob à ressembler. Jacob ressemble ainsi « comme deux gouttes d’eau à défunt Baptiste » que Catherine, la cuisinière des sœurs Haberd, a pensé épouser : Hélas ! tenez, vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à défunt Baptiste, que j’ai pensé épouser, qui était bien le meilleur enfant, et beau garçon comme vous ; mais ce n’est pas là ce que j’y regardais, quoique cela fasse toujours plaisir. Dieu nous l’a ôté, il est le maître, il n’y a point à le contrôler ; mais vous avez toute son apparence ; vous parlez tout comme lui18.

Et pour peu que Jacob revête la robe de chambre du défunt mari de Mme d’Alain, il semblera à celle-ci « le voir lui-même » (« mon pauvre défunt ne l’a pas mis dix fois ; quand vous l’aurez, il me semblera le voir luimême »19) ; enfin Mme de Fécour, à son tour, affirme que Jacob ressemble « tout à fait » au « premier homme pour qui [elle a] eu de l’inclination »20. Si Jacob ne cesse de ressembler dans le Paysan parvenu, c’est qu’il est sans cesse envisagé comme une figure de substitution propre à combler un vide, une attente, capable par exemple de conjurer la perte d’un ancien amant ; c’est qu’il n’est au fond qu’un signifiant vide susceptible de se prêter à toutes les identifications. En chacune des figures féminines du roman, il comble un désir jusqu’alors en attente d’un corps qui puisse 17 18

Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au XVIIIe siècle, op. cit., p. 80. Marivaux, Le Paysan parvenu, éd. Érik Leborgne, Paris, GF Flammarion, 2010,

p. 99. 19 20

Ibid., p. 226. Ibid., p. 247.

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en être l’objet. En se racontant, en se peignant lui-même, Jacob joue sur le désir de l’autre, et se conforme à son attente. Face à Catherine, à Mme de Ferval, à Mme de Fécour, et avant tout aussi face à Mlle Haberd, Jacob ne fait que se mouler dans une empreinte dont il n’a plus qu’à combler le vide. Car Mlle Haberd elle-même n’échappe pas à la règle : si elle ne voit évidemment en Jacob aucun amant disparu, elle ne le lui voue pas moins un culte qui touche à l’iconolâtrie et manifeste que sa venue a été attendue comme celle du Messie : « [mlle Haberd] me regardait ni plus ni moins que si j’avais été une image, et c’était sa grande habitude de prier et de tourner affectueusement les yeux en priant qui faisait que ses regards sur moi avaient cet air-là»21. Tout se passe ici comme si Marivaux faisait à sa manière et sur son terrain propre, écho à l’une des réflexions les plus centrales de la pensée critique qui, on l’a dit, se développe à la fin du règne de Louis XIV : celle de l’invention des fables. En montrant comment Jacob et Mlle Haberd reconfigurent ensemble le récit de leur rencontre sur le Pont Neuf, ou plutôt le récit de leur existence jusqu’à cette rencontre, Marivaux se plait à mettre en lumière les mécanismes d’élaboration conjointe d’une fable où Jacob trouve certes son compte mais qui est avant tout élaborée pour complaire à Mlle Haberd (Fontenelle explique de même que l’invention des fables religieuses ou mythologiques procède moins de l’imposture des prêtres que de la crédulité des peuples). Face à Mlle Haberd, Jacob satisfait obligeamment sa demande implicite : elle aussi a besoin d’un récit qui satisfasse son amour-propre, autrement dit d’une interprétation moralement et socialement « tenable ». D’où les contradictions plaisantes de son discours au sujet de sa sœur aînée (« je vis avec une sœur que j’aime beaucoup, qui m’aime de même » ; « Quand tu m’as rencontrée, il y avait longtemps que l’humeur de ma sœur m’avait rebutée de son commerce »22). Jacob a l’obligeance de fabriquer une fable qui permette à Mlle Haberd de croire en un mythe déculpabilisant : celui d’un époux providentiel (offert par Dieu), ce qui permet d’occulter l’image désagréable et cocasse d’un étrange retour de flamme chez une dévote quinquagénaire. Par son intuition et sa plasticité, Jacob permet à Mlle Haberd de trouver une solution de compromis entre les exigences de la dévotion et celles du désir. C’est bien Mlle Haberd qui, au moins partiellement, est l’auteur de la fable que Jacob invente pour lui complaire. De même, face à Mme de Ferval, Jacob offre une 21 22

Ibid., p. 223. Ibid., p. 93 et p. 150.

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solution de compromis entre les réquisits de la bienséance et ceux de la coquetterie. Comme Jacob, Marianne est, on le sait, dotée d’une admirable maîtrise des signes et de l’effet qu’ils peuvent produire sur les autres. La mémorialiste en avertit elle-même ses lecteurs dès la fin de la première partie : Je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j’avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire ; le lendemain on me retrouvait avec des grâces tendres ; ensuite j’étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l’homme le plus volage ; je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse, et c’était comme s’il en avait changé23.

Même s’il se colore des grâces du Je ne sais quoi (« ne me cherchez pas sous une forme, j’en ai mille, et pas une de fixe »24), ce pouvoir de métamorphose dont se prévaut Marianne est, en effet, un trait visiblement hérité du pícaro et de la pícara, figures protéiformes par vocation et par nécessité. Virtuose des apparences, le héros picaresque n’avait de cesse de masquer son néant ontologique et social par une mise en scène de son paraître : c’est en raison de cette nullité originelle qu’il devait constamment revêtir de nouveaux masques et adopter des postures variées dont la succession anarchique ne fait que souligner ce néant qu’il cherche à dissimuler. L’autoportrait de Marianne en actrice protéiforme invite le lecteur à être sensible à la troublante plasticité de l’héroïne et à son aptitude à répondre aux attentes de ses interlocuteurs. Ainsi de la rencontre avec Mme de Miran : Marianne semble avoir su combler en Mme de Miran un désir jusqu’alors en attente d’un corps qui puisse en être l’objet – que ce désir soit maternel, amoureux ou peut-être narcissique si l’on relève le caractère spéculaire de l’onomastique qui les unit en miroir l’une de l’autre. Tout, en effet, dans son récit semble désigner en creux une place à prendre, celle d’une mère qui puisse se substituer à celles qui ne sont plus, la mère à jamais inconnue et la sœur du curé : Je n’avais que deux ans […] quand [mes parents] ont été assassinés par des voleurs qui arrêtèrent un carrosse de voiture où ils étaient avec moi ; leurs domestiques y périrent aussi ; il n’y eut que moi à qui on laissa la vie, et je fus portée chez un curé de village, qui ne vit plus, et dont la sœur, qui était une sainte personne, m’a élevée avec une bonté infinie ; mais malheureusement elle est morte ces jours passés à Paris, 23 La Vie de Marianne, éd. Jean-Marie Goulemot, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 107. 24 Le Cabinet du philosophe, Feuille 2, dans Journaux, éd. Jean-Christophe Abramovici, Marc Escola, Érik Leborgne, Paris GF Flammarion, 2010, t. 2, p. 173.

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où elle était venue, tant pour la succession d’un parent qu’elle n’a pas recueillie à cause des dettes du défunt, que pour voir s’il y aurait moyen de me mettre dans quelque état qui me convînt. J’ai tout perdu par sa mort ; il n’y avait qu’elle qui m’aimait dans le monde, et je n’ai plus de tendresse à espérer de personne : il ne me reste plus que la charité des autres ; aussi n’est-ce qu’elle et son bon cœur que je regrette, et non pas les secours que j’en recevais25.

Prenant soin de gommer tous les éléments de l’histoire de l’attaque du carrosse inutiles à l’effet visé (le chanoine de Sens qui s’enfuit, le voyageur qui veut résister, etc.), Marianne multiplie les négations restrictives comme autant d’invitations subliminales à combler ce vide que le discours ne cesse de désigner. De fait, la réaction de Mme de Miran répond exactement à cette attente : « Reprenez courage, mademoiselle ; vous pouvez encore prétendre à une amie dans le monde : je veux vous consoler de la perte de celle que vous regrettez, et il ne tiendra pas à moi que je ne vous sois aussi chère qu’elle vous l’a été »26. Et plus tard : « qu’il ne vous arrive donc plus, tant que je vivrai, de dire que vous êtes orpheline, entendez-vous ? »27. Pas plus que celle de Jacob, la conduite de Marianne ne saurait se réduire à un pur cynisme. La plasticité de sa conscience morale apparaît souvent plus obligeante qu’intéressée. Pas plus que Jacob, elle n’est la principale bénéficiaire de cette aptitude à se conformer à l’horizon d’attente de ceux à qui elle s’adresse puisqu’elle ne fait souvent que répondre à une attente et à une injonction tacite de ceux dont elle sollicite la protection. Incarnant (au moins provisoirement) un idéal romanesque aux yeux de Valville, Marianne offre surtout à Mme de Miran des satisfactions évidentes, dont il importe peu, au fond, de connaître la nature exacte. La figure de Tervire sert de contre-épreuve : « sa conscience n’a rien de la souplesse suspecte de celle de Marianne : mais aussi sa rigueur la mène d’échec en échec »28. Radicalement dépourvue d’intuition et de sentiment, parfaitement inapte à décrypter les attentes secrètes de ses destinataires, Tervire est une aussi piètre « dramaturge » que Marianne est une actrice éblouissante, et les scènes de reconnaissance qu’elle se plaît à organiser théâtralement, distribuant les rôles, déguisant l’épouse du fils Dursan en une femme de chambre, dictant leurs répliques à tous ceux qu’elle s’évertue à réunir, tournent immanquablement au désastre. 25 26 27 28

La Vie de Marianne, éd. citée, p. 217. Ibid., p. 220. Ibid., p. 247. René Démoris, Le Roman à la première personne, op. cit., p. 413.

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Dans les multiples processus de séduction, de persuasion ou de mystification que met en scène le roman-mémoires, il s’agit donc d’abord, on le voit, de mettre en lumière une avidité singulière chez le destinataire à s’en laisser accroire. Inutile, sans doute, d’insister sur la valeur métafictionnelle qu’implique cette réflexion sur les pouvoirs et les plaisirs de la fable. Nul hasard, au reste, si ce sont des figures plus ou moins nettement héritières du récit picaresque (Gil Blas, Jacob, Marianne…) qui offrent sans doute les exemples les plus éloquents de cette autorité paradoxale du destinataire dans le roman-mémoires. Leur situation initiale de dénuement ne leur laisse d’autre choix, pour conquérir une identité et une légitimité sociales, que de s’adapter à ceux dont ils sollicitent les faveurs. En jouant de la discordance relative des fables de soi qu’élabore le sujet au fil de son parcours, le roman-mémoires suggère le caractère éminemment accidentel ou fortuit de ce que l’on désigne comme identité, mais aussi et surtout le rôle fondamental de la confrontation aux autres pour son élaboration. Engagé dans un processus d’interaction permanent, le moi du mémorialiste n’est pas une donnée antérieure à son expression : il ne cesse de se développer et de se modifier dans le mouvement de cette expression, dans la confrontation aux autres, et dans le texte même de ces mémoires que le narrateur adresse à son destinataire. Dans ces fictions, il s’agit de montrer, en en faisant le récit, la façon dont les dispositions d’un individu s’ordonnent, confronté à la contingence des circonstances et au poids des contraintes sociales. Si les historiens s’accordent à faire du XVIIIe siècle un moment capital dans l’avènement de l’individu, l’autorité du destinataire dans le roman-mémoires laisse discerner le rôle prépondérant du mimétisme, de l’imaginaire et de la contrainte sociale dans l’émergence du sujet.

PRÉSENTATION DES AUTEURS

Sylviane ALBERTAN-COPPOLA est professeur émérite à l’Université de Picardie et spécialiste du débat qui oppose les Philosophes des Lumières à leurs adversaires (L’abbé Bergier. Des Monts-Jura à Versailles, le parcours d’un apologiste du XVIIIe siècle, 2010 ; Réponses chrétiennes à la critique des Lumières, 2013). Auteur d’études littéraires sur Manon Lescaut (1995) et sur le Supplément au Voyage de Bougainville (2002), elle a aussi publié de nombreux articles sur les romanciers du XVIIIe siècle, qu’elle étudie dans le cadre du Centre d’Études du Roman et du Romanesque (CERCLL) d’Amiens. Carole ATEM est maître de conférences en langue et littérature françaises à l’Université de la Polynésie française. Agrégée de lettres modernes et docteur de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, où elle est membre associé de l’EA FIRL, elle est spécialiste des mémoires romanesques des XVIIe et XVIIIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié Les Mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras (Paris, Éditions du Panthéon, 2016) et une édition critique des Mémoires de M. L.C.D.R. du même auteur (Paris, Éditions Honoré Champion, « Sources classiques », 2018). En 2019, elle a reçu le Prix de l’Union des Femmes Francophones d’Océanie dans le domaine de l’enseignement universitaire et de la recherche. Caroline BIRON est agrégée de Lettres modernes et enseigne actuellement le français dans un établissement de niveau secondaire. Elle est également inscrite en doctorat à l’Université de Nantes au sein du laboratoire de recherche L’AMo (L’Antique, le Moderne – EA 4276), sous la direction du Professeur Nathalie Grande. Sa thèse porte sur l’émergence du roman épistolaire en France au XVIIe siècle. Annabelle BOLOT est agrégée de Lettres modernes et prépare une thèse intitulée « Sentiment religieux et écriture de l’histoire dans l’œuvre de Saint-Simon » sous la direction de Marc Hersant à l’Université de Picardie Jules Verne, où elle est actuellement ATER. Elle a publié plusieurs articles sur les Mémoires de Saint-Simon. Coralie BOURNONVILLE est PRAG de littérature française à l’Université de Picardie Jules Verne. Elle a soutenu en 2016 une thèse intitulée Mémoires et aventures de l’imagination. Les représentations de

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l’imagination dans le roman-mémoires des années 1730-1740 (Prévost, Marivaux, Crébillon, Tencin, Mouhy), à paraître chez Honoré Champion. Elle a co-dirigé les ouvrages collectifs Rousseau et le roman, Garnier, 2012, Prévost et les débats d’idées de son temps, Peeters, 2015 et « Une espèce de prédiction ». Dire et imaginer l’avenir dans la fiction d’Ancien Régime, Fabula, 2018. Frédéric BRIOT est maître de conférences en littérature française du dix-septième siècle à l’université de Lille. Ses travaux portent principalement sur les Mémoires et les romans, ainsi que sur leurs effets de persistance jusqu’à aujourd’hui, mais également sur la migration des univers pastoraux et/ou poétiques dans différents genres. Il a publié notamment Usage du monde, usage de soi – Enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime (Le Seuil, 1994) et Cardinal de Retz, « Mémoires » (Atlande, 2005). Lise CHARLES est maître de conférences à l’Université de Nantes. Elle a soutenu en 2016 une thèse intitulée Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750), à paraître aux éditions Garnier. Elle a également publié plusieurs articles sur les rapports entre poétique romanesque et esthétique théâtrale, sur les liens entre écriture fictionnelle et écriture factuelle aux XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que sur la question du discours rapporté. Adélaïde CRON est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de Lettres modernes et docteur ès lettres de l’Université Paris 3. Elle enseigne actuellement en CPGE au lycée Lavoisier à Paris. Elle a publié en 2016 aux Presses de la Sorbonne Nouvelle l’ouvrage Mémoires féminins de la fin du XVIIe siècle à la période révolutionnaire. Enquête sur la constitution d’un genre et d’une identité, issu de sa thèse de doctorat. Marie-Paule DE WEERDT-PILORGE est maître de conférences en littérature du XVIIIe siècle à l’université François Rabelais de Tours, spécialiste des Mémoires et des écritures de soi au XVIIIe siècle. Dernièrement, elle a dirigé, avec la collaboration de Marc Hersant et François Raviez, un dictionnaire Tout Saint-Simon (Robert Laffont, 2017). Avec Malina Stefanovska (UCLA), elle est porteur de projet (Principal Investigator PI) d’un programme de recherche franco-américain (2016-2019) « Représentations de soi dans les écritures factuelles 1680-1850 » sélectionné et financé par le PUF (Partner University Fund) de la fondation FACE.

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Colas DUFLO est professeur à l’université Paris-Nanterre, il est spécialiste de la littérature et de la philosophie du XVIIIe siècle. Il a notamment publié : Diderot philosophe (Honoré Champion, 2003), Diderot, du matérialisme à la politique (CNRS éditions, 2013), Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au 18e siècle (CNRS éditions, 2013), Philosophie des pornographes. Les ambitions philosophiques du roman libertin (Paris, Seuil, 2019). Fadi EL HAGE, docteur en Histoire, est spécialiste de la France moderne ainsi que d’histoire militaire. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, les plus récents étant La Guerre de Succession d’Autriche (1741-1748). Louis XV et le déclin de la France (Economica, 2017) et Le Sabordage de la noblesse. Mythe et réalité d’une décadence (Passés composés, 2019). Il est également l’auteur d’une soixantaine d’articles et contributions qui ont paru tant dans des revues spécialisées ou de vulgarisation que dans des ouvrages collectifs. Il vient de faire paraître le premier tome d’une nouvelle édition du Journal de Barbier (Classiques Garnier, 2020) avec Henri Duranton, Denis Reynaud et Pierre Bonnet. Audrey FAULOT est agrégée de Lettres modernes et ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon. Elle a soutenu (direction Colas Duflo) en octobre 2016 une thèse sur les questions d’identité dans les romans-mémoires de Prévost à l’Université de Picardie. Elle a codirigé le collectif Prévost et les débats d’idées de son temps (Peeters, 2015). Cyril FRANCÈS est maître de conférences en littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Lyon 3 (EA Marge). Ses travaux portent principalement sur le libertinage, les mémorialistes du XVIIIe siècle et l’écriture de l’Histoire, notamment lors de la période révolutionnaire. Il a publié aux éditions Classiques Garnier, Casanova. La Mémoire du désir (2014). Jan HERMAN est professeur de littérature française à la KU Leuven. Ses réflexions portent sur la Poétique du roman du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Il a publié Le Récit génétique (Oxford, 2009) et Lenglet-Dufresnoy, Écrits inédits sur le roman (Oxford, 2014, avec Jacques Cormier). Ses études plus récentes l’amènent à explorer l’élaboration d’une poétique endogène dans le roman européen avant ses premières théorisations. Il vient de faire paraître son Essai de poétique historique du roman au dix-huitième siècle, Louvain, Peeters, « La République des Lettres », 2020.

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Marc HERSANT est professeur de littérature française à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Spécialiste de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, il a notamment travaillé et écrit sur Saint-Simon, Retz, Voltaire et Sade. Ses travaux portent sur les Mémoires d’Ancien Régime, sur les rapports entre récit de fiction et récit non fictionnel à l’époque classique (sur ce sujet il co-dirige avec Catherine Ramond depuis 2009 le programme « Récit et vérité à l’époque classique »), et sur la place des discours de vérité dans les récits mémoriels et testimoniaux, et plus généralement sur la « vérité » comme fait de discours. Il a publié en 2009 Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon (Honoré Champion), en 2015 Voltaire : Écriture et vérité (Peeters), en 2016 Saint-Simon (Gallimard), et il vient de terminer un essai sur Sade intitulé Genèse de l’Impur : l’écriture carcérale du marquis de Sade (1777-1790), à paraître chez Armand Colin. Régine JOMAND-BAUDRY est professeur émérite de l’Université Lyon 3 Jean Moulin, spécialiste de la poétique du conte merveilleux au XVIIIe siècle et de la presse d’Ancien Régime. Elle a dirigé et co-édité le volume Contes de Claude Crébillon chez Champion (2009) et édité deux versions d’Ah quel conte ! dans les Œuvres complètes dirigées par Jean Sgard, (Garnier, 2001, 2009). Elle a coordonné plusieurs ouvrages collectifs, notamment Le Conte merveilleux au XVIIIe siècle avec JeanFrançois Perrin (Kimé, 2002), Marivaux journaliste (Presses de l’université de Saint-Étienne, 2009), Écrire en mineur au XVIIIe siècle avec Christelle Bahier-Porte (Desjonquères, 2009), Conte et Histoire avec Marc Hersant (Garnier, 2017), L’énigme de la mémoire avec Fabienne Boissiéras (CNRS éd., 2019). Christophe MARTIN est professeur de littérature française à Sorbonne Université. Spécialiste du XVIIIe siècle et en particulier de Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Rousseau et Diderot, ses recherches portent principalement sur les liens entre fiction et philosophie au siècle des Lumières. Il est l’auteur, notamment, de Espaces du féminin dans le roman français du XVIIIe siècle (SVEC, Voltaire Foundation, 2004) ; « Dangereux Suppléments ». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle (Peeters, 2005) ; « éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle (Garnier, 2010) ; La Religieuse de Diderot (Gallimard, 2010) ; Mémoires d’une inconnue. Étude de La Vie de Marianne de Marivaux (Rouen, PURH, 2014) ; L’Esprit des Lumières. Histoire, littérature, philosophie (Armand Colin, 2017). Membre du comité de la Voltaire Foundation (Oxford), membre du comité exécutif de la

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Société Internationale d’Étude du XVIIIe siècle (SIEDS), il est co-directeur des Œuvres complètes de Rousseau en cours de publication aux éditions Classiques Garnier, et co-directeur de la collection « L’Europe des Lumières » chez le même éditeur. Delphine MOUQUIN (ou Mouquin-de Garidel) est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de lettres modernes et auteur d’une thèse sur Saint-Simon, parue sous le titre Poétique de Saint-Simon, Cours et détours du récit historique dans les Mémoires (Paris, Champion, 2005). Elle est l’auteur d’une anthologie des Mémoires (Garnier-Flammarion, 2001) et de divers articles sur Saint-Simon et d’autre mémorialistes, de Monluc à Mme de Chastenay. Catherine RAMOND est professeur à l’Université Bordeaux Montaigne, membre de l’EA TELEM et responsable avec Marc Hersant du programme « récit et vérité à l’âge classique ». Ses recherches portent sur les formes de la fiction narrative et dramatique et sur les relations qu’elles entretiennent aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elle a publié Roman et théâtre au XVIIIe siècle, le dialogue des genres (Oxford, SVEC, 2012), La Voix racinienne dans les romans du XVIIIe siècle (H. Champion, 2014) ; elle codirige les éditions du Théâtre complet de Destouches en quatre volumes (t. I, 2018) et de Beaumarchais (2 vol.) pour les Classiques Garnier. Jean-Paul SERMAIN est professeur émérite à l’Université de Paris 3. Il s’intéresse à l’histoire des idées rhétoriques ; aux œuvres canoniques (Don Quichotte, Cervantès, 1998, Les Mille et une nuits entre Orient et Occident, 2009) ; à Marivaux (Le Singe de don Quichotte ; Marivaux et la mise en scène, 2013) ; à la formation et à l’interprétation des genres littéraires (Métafictions (1670-1730), 2002 ; Le Conte de fées du classicisme aux Lumières, 2005 ; Le roman jusqu’à la Révolution française, 2011). Catriona SETH qui occupe la chaire Maréchal Foch à l’Université d’Oxford, est l’auteure de nombreux travaux sur la littérature et l’histoire culturelle des Lumières dont des monographies sur l’imaginaire de l’inoculation (Les Rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Desjonquères, 2008) et sur Parny (Hermann, 2014). Elle a édité, entre autres, trois volumes Pléiade (Anthologie de la poésie française – le XVIIIe siècle ; Laclos, Les Liaisons dangereuses ; Staël, Œuvres), un recueil de textes autobiographiques féminins (La Fabrique de l’intime, Laffont, 2013) et tout récemment les Lettres inédites de Marie-Antoinette à Mercy (Albin Michel, 2014). Elle est membre de la British Academy et de l’Académie Royale de Belgique.

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Jean SGARD né le 23 janvier 1928 à Paris, a fait ses études à Paris, a soutenu en 1968 à Paris une thèse sur Prévost romancier, a été successivement maître assistant à Paris-Sorbonne, maître de conférences à Lyon, professeur à l’Université de Grenoble 3 (Université Stendhal) ; il est depuis 1995 professeur émérite. Il a consacré la plus grande part de ses recherches au roman et à la presse périodique au XVIIIe siècle. J.S. a été secrétaire puis président de la Société française d’Étude du XVIIIe siècle. Malina STEFANOVSKA enseigne à l’Université de Californie, à Los Angeles (UCLA), dans le Département d’Études Françaises et Francophones. Spécialiste des Mémoires de l’ancien régime, elle a notamment publié : Saint-Simon, un historien dans les marges (Paris, Honoré Champion, 1998), La Politique du cardinal de Retz : passions et factions (Presses Universitaires de Rennes, 2008), Space and Self in Early Modern European Cultures (U. of Toronto Press, 2012, textes rassemblés avec D. Sabean), et Littérature et politique. Factions et dissidences de la Ligue à la Fronde (Paris, Garnier, 2015, avec A. Paschoud). Dernièrement, elle s’intéresse aux écrits de Casanova, ainsi qu’aux passions et émotions dans la littérature factuelle du XVIIIe siècle. Antonia ZAGAMÉ, agrégée de lettres modernes, ancienne élève de l’ENS de la rue d’Ulm, est maître de conférences en Littérature française du XVIIIe siècle à l’Université de Poitiers. Situées au croisement de la poétique de la lecture et de l’histoire de la littérature, ses recherches portent sur la lecture et ses spécificités à l’époque des Lumières. Son doctorat était consacré aux modes de lecture et d’interprétation que requiert la forme dominante de la fiction au XVIIIe siècle, celle du « roman en Je » (L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne au XVIIIe siècle, Louvain, Peeters, « La République des Lettres », 43, 2011). Après sa thèse, elle s’est intéressée aux phénomènes de suite, qui se généralisent dans la littérature de la fin du XVIIIe siècle. Ses recherches actuelles portent sur la relation du lecteur au personnage de fiction et la question de l’identification au XVIIIe siècle, auxquelles elle a consacré plusieurs articles et chapitres d’ouvrage.

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INDEX

ABÉLARD Pierre : 24, 163 ABIVEN Karine : 233-236, 239, 253, 254 ABRAMOVICI Jean-Christophe : 168, 169, 356 ALBERTAN Christian : 284 ALBERTAN-COPPOLA Sylviane : 149, 359 ALEMBERT Jean Le Rond d’ : 155, 242, 283, 290 AMIEL Henri-Frédéric : 251 AMOSSY Ruth : 18 ANGELET Christian : 188, 203 ARCHER MORRISSETTE Bruce : 316 AREMBERG marquis de la Chaume, dit sieur : 26, 27, 28 ARGENS Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’ : 164-169, 272, 277-280 ARGENSON René-Louis de Voyer, marquis d’ : 89, 92 ARGENTAL, Charles-Augustin de Ferriol d’ : 335 ARGENTON Marie-Louise Madeleine Victoire Le Bel de La Boissière, comtesse d’ : 174 ARIÈS Philippe : 17 ARIOSTE Ludovico Ariosto dit l’ : 107 ARNAULD Antoine : 16, 17 ARCQ Philippe-Auguste de Sainte-Foy, chevalier d’ : 88 ATEM Carole : 298, 360 AUBIGNÉ Théodore Agrippa d’ : 23 AUGUSTIN saint : 5, 117, 272 AUSTER Paul : 112 AUSTIN John : 69 AUVERGNE Élisabeth de Wassenaer, comtesse d’ : 127 BAHIER-PORTE Christelle : 362 BAKHTINE Mikhaïl : 234 BALZAC Honoré de : 47, 49, 57, 60-66, 236 BARBAROUX Charles : 266

BARBEY D’AUREVILLY Jules : 321 BARBIER Edmond Jean François : 361 BARBIN Claude : 103, 313, 319 BARONI Raphaël : 196 BARRIÈRE François : 25 BARRUEL Augustin de : 149-160, 290 BASSOMPIERRE François de : 6, 7, 241, 320 BAYARD Pierre : 325 BEAULAINCOURT Ruth-Charlotte-Sophie, comtesse de : 137 BEAUMARCHAIS Pierre-Augustin Caron de : 47, 49, 50-53, 363 BEAUVILLIER Paul, duc de : 125 BECKETT Samuel : 255 BELLEGUIC Thierry : 347 BELLE-ISLE Louis Charles Armand Fouquet de : 90 BELLIÈVRE Pomponne II de : 76 BELZ Antoinette Adélaïde : 286, 288 BENOIT XIV Prospero Lorenzo Lambertini, Pape : 109 BERCHTOLD Jacques : 10, 206, 240 BERGIER Nicolas-Sylvestre, abbé : 359 BERNARD Mathilde : 192 BERNARD-GRIFFITHS Simone : 149 BERNIS François Joachim de Pierre, cardinal de : 87, 90, 325 BERRY Charles de France, duc de : 118, 174 BERRY Marie-Louise Elisabeth d’Orléans, duchesse de : 338, 340 BERTAUD Madeleine : 176 BERTHIAUME Pierre : 210, 231 BERTHOZ Alain : 192 BERTIÈRE André : 10, 71, 72 BERTIÈRE Simone : 69, 75, 76 BERTINS abbé : 155 BEUGNOT Bernard : 117, 118 BEYSSADE Michelle : 72 BIRON Caroline : 359 BLONDEL Louis-Augustin : 326

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INDEX

BODIN Jean : 155 BOHM Sophie de : 142 BOIGNE Adèle d’Osmond, comtesse de : 19, 141 BOISSIERAS Fabienne : 362 BOLOT Annabelle : 115, 177, 359 BONALD Louis de : 157 BONNEGARDE abbé de : 86 BONNET Pierre : 361 BONY Alain : 2 BOOTH Wayne Clayson : 36, 49 BOSSUET Jacques-Bénigne : 177 BOUFFLERS Marie-Charlotte Hippolyte de Campet de Saujon, comtesse de : 283 BOUILLON Emmanuel-Théodose de La Tour d’Auvergne, cardinal de : 320 BOULAY de : 96 BOUQUET Pierre : 116 BOURGOGNE Louis de France, duc de : 123, 125, 174, 177 BOURGOGNE Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de : 121 BOURNONVILLE Coralie : 359 BOYD William : 31, 32, 37-45 BRANTÔME Pierre de Bourdeilles, dit : 241, 320 BRASART Patrick : 284 BRAY Bernard : 321 BRENGUES Jacques : 332, 337 BRIENNE Louis-Henri de Loménie, comte de : 6 BRIN Raymond : 87 BRIOT Frédéric : 69, 360 BRUNET Gustave : 26 BRUTUS : 266 BUDNIKAS Marjorie : 314, 316, 318 BUGUET Antoine Marie : 234 BURIDANT, Claude : 300 BURY Emmanuel : 87 CADIOT Pierre : 1, 161, 191 CALAS Donat : 52 CALAS Frédéric : 321, 322 CALAS Jean : 52, 53 CALAS veuve : 52 CAMPAN Henriette : 137, 138 CAMPION Henri de : 6, 116, 120 CAMUS Michel : 277, 280

CARACCIOLI Louis-Antoine : 81-93 CASANOVA Giacomo Girolamo : 8, 105113, 188, 361, 364 CASTELLANE Esprit-Victor-ÉlisabethBoniface de : 131-133, 137 CASTELLANE Adélaïde de : 131-133 CAUMARTIN François Lefebvre de : 75 CAUMARTIN Mme de : 71 CAVAILLÉ Jean-Pierre : 24 CÉSAR Jules : 5, 70 CHAMFORT Sébastien-Roch Nicolas de : 291 CHAMILLART Michel : 124 CHARBONNEAU Frédéric : 127 CHALLE Robert : 205, 218 CHARLES Lise : 221, 360 CHARLES Michel : 310 CHARRIÈRE Isabelle de : 59 CHASTENAY Victorine de : 363 CHATEAUBRIAND François-René de : 3, 127, 130, 241 CHÂTELET Émilie du : 87 CHÉRON Catherine-Henriette Belz, épouse : 286, 288 CHÉRON Henri François Louis : 286 CHÉRUEL Adolphe : 237 CHESTERFIELD Philip Stanhope, Lord : 79 CHEVALIER Anne : 327 CHEVERT François de : 91, 92 CHOISY François-Timoléon, abbé de : 7, 234 CHOISY Mme de (mère du précédent) : 71 CICÉRON : 24, 48, 195, 350 CINQ-MARS, Henri d’Effiat, marquis de : 307, 308 CLARK Henry C. : 284 CLERVAL Alain : 272 COHN Dorrit : 2, 31, 34, 36 COIRAULT Yves : 6, 117, 121, 171, 175, 325 COLASSE Pascal : 85 COMMYNES Philippe de : 6 CONCHE Marcel : 221 CONDORCET Nicolas de : 25, 47, 49, 50, 53, 54 CONLON Pierre : 21

INDEX

CONSTANT Benjamin : 47, 49, 57-64, 251, 269 COQUEBERT DE MONTBRET Cécile : 133, 134 COQUEBERT DE MONTBRET CharlotteNicole : 129, 133, 134, 140, 141 CORDAY Charlotte : 265, 266 CORMIER Jacques : 361 COUDREUSE Anne : 130, 261 COULET Henri : 162, 168, 225, 259 COURCELLES Marie Sidonie de Lenoncourt, marquise de : 95, 96, 98-104 COURTILZ DE SANDRAS Gatien : 95, 98, 297-311, 359 COYER Gabriel François, abbé : 88 CRAVERI Benedetta : 239 CRÉBILLON FILS, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit : 7, 33, 161-166, 360, 362 CREFF Michèle : 321 CROISMARE Marc-Antoine-Nicolas de : 11, 346, 347, 348 CRON Adélaïde : 95, 360 CUCHE François-Xavier : 176 CUÉNIN Micheline : 316, 319, 321 DANGEAU Philippe de Courcillon, marquis de : 325, 329, 331 DANTE ALIGHIERI : 7 DARNTON Robert : 284 DEBORD Guy : 73 DEFFAND Marie de Vichy-Chamrond, marquise du : 84 DEFOE Daniel : 162 DELOFFRE Frédéric : 218, 223, 282, 346 DELON Michel : 191, 280 DÉMORIS René : 5, 21, 22, 26, 43, 49, 102, 205, 211, 313, 314, 316, 317, 318, 320, 321, 322, 345, 349, 357 DÉMOSTHÈNE : 48 DENEYS-TUNNEY Anne : 347 DESCARTES René : 72, 76, 194 DESCHAMPS-PRIA Eliane : 239 DESMARETS Pierre : 124 DESTOUCHES Philippe Néricault, dit : 363 DE WEERDT-PILORGE Marie-Paule : 1, 115, 120, 171, 283, 285, 292, 360

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DHONA comte : 103 DIAZ Brigitte : 318 DIAZ José-Luis : 318 DIDEROT Denis : 10, 11, 188, 283, 293, 325, 346, 347, 348, 349, 361, 362 DIDIER Béatrice : 219 DIONNE Ugo : 164, 227 DI RIENZO Eugenio : 284 DORNIER Carole : 233, 260, 261, 327, 339 DU BELLAY Joachim : 176 DU BOCCAGE Anne-Marie Fiquet de : 135, 136, 138 DUBOIS Guillaume, abbé puis cardinal : 118, 119, 121, 122, 173, 174, 178, 340 DU BOULAY : 101 DUBY Georges : 17 DUC MONSIEUR LE, Louis IV Henri de Bourbon-Condé, dit : 119 DU CHÂTELET Émilie : 87 DUCLOS Charles Pinot : 25, 161, 162, 163, 165, 325-343 DUFLO Colas : 271, 361 DUFORT DE CHEVERNY Jean-Nicolas : 92 DULONG Renaud : 260, 261 DUNOYER Anne-Marguerite Petit : 103, 104 DUPEREY Annie : 37 DURANTON Henri : 192, 361 ECO Umberto : 199, 293 EL HAGE Fadi : 81, 361 ESCOLA Marc : 349, 356 ESTRÉES Louis Charles César Le Tellier, maréchal d’ : 91 EVERDELL William Romeyn : 150 FAULOT Audrey : 203, 361 FAURE Michel : 131 FAYE Jean-Pierre : 164 FELLOWS Otis : 317, 319, 320, 322 FÉNELON : 55 FÉRAUD Jean-François : 50 FERRAND Nathalie : 168 FERRIOL, Charles de : 207, 215 FERSEN Sophie de : 138 FEUQUIÈRES Antoine de Pas de : 88 FISH Stanley : 345

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INDEX

FONTAINE Nicolas : 6, 116, 117, 120, 121, 124, 126, 127 FONTENELLE Bernard le Bouyer de : 274, 351, 355, 362 FOSSÉ Pierre Thomas, sieur du : 116, 117, 120 FRANCÈS Cyril : 259, 361 FRANCIS Richard A. : 189 FRANKLIN Benjamin : 283, 294 FREIDEL Nathalie : 17 FREUD Sigmund : 66 FRYE Northrop : 47 FUJIWARA Mami : 189 FUMAROLI Marc : 239 FURETIÈRE Antoine : 74, 75, 83 GADAMER Hans-Georg : 65 GAGNEBIN Bernard : 15, 120, 133, 235 GALLOUET Catherine : 164 GARAPON Jean : 118 GARIDEL, Delphine de, voir MOUQUIN GEFEN Alexandre : 192 GENAND Stéphanie : 269 GENETTE Gérard : 1, 55, 95, 189, 232, 236, 297, 315 GENLIS Félicité de : 130 GEOFFRIN Marie-Thérèse Rodet : 283 GIANICO Marilina : 131 GIDE André : 36 GOËZMAN Louis Valentin de Thurn : 50, 51, 52 GOULEMOT Jean-Marie : 166, 167, 168, 213, 222, 356 GOURVILLE Jean Hérault de : 6 GOYET Francis : 48, 51 GRAMONT Louis, duc de : 90 GRANDE Nathalie : 319, 322, 359 GRICE Henri-Paul : 227, 292 GRIFFITH Ralph : 153, 154 GRIGNAN Françoise de Sévigné, comtesse de : 10, 71, 77 GRIMM Friedrich Melchior, baron von : 284 GRIVEL Charles : 293 GUETTE Catherine Meurdrac dite Mme de La : 6 GUION Béatrice : 116, 173 GUISE François de Lorraine, duc de : 320

GUSDORF Georges : 11, 16 GUSTAVE III, roi de Suède : 131 HABERMAS Jürgen : 17 HABIB Claude : 240 HAMBURGER Käte : 1, 2, 161, 191 HARDESTY DOIG Kathleen : 284, 285 HARLÉ Édouard : 137 HAROCHE-BOUZINAC Geneviève : 137 HARTMANN Pierre : 261 HÉBERT Jacques-René : 139 HELLSING My : 138 HELVÉTIUS Anne Catherine de Ligniville : 283, 294 HELVÉTIUS Claude-Adrien : 293 HERMAN Jan : 15, 21, 64, 168, 188, 189, 203, 280, 319, 361 HERSANT Marc : 1, 2, 3, 5, 6, 115, 116, 118, 124, 143, 163, 171, 172, 173, 175, 177, 178, 233, 236, 239, 240, 359, 360, 362, 363 HIPP Marie-Thérèse : 69, 316 HOLBACH Paul Thiry, baron d’ : 290, 293 HÖLDERLIN Friedrich : 249 HOLLAND Allan : 207 HORACE : 185 HOURCADE Philippe : 116, 233 ISER Wolfgang : 199, 310 JACCOMARD Hélène : 33 JACQUES Martine : 81, 86, 87 JEANNELLE Jean-Louis : 11, 259, 260 JOLLES André : 234 JOLY Guy : 6 JOMAND-BAUDRY Régine : 325, 362 JONES Silas Paul : 21 JORLAND Gérard : 192 JOURDAN Jean-Baptiste : 16 JOUVE Vincent : 34, 37 JUGAN Annick : 164 KELLER-RAHBÉ Edwige : 314, 319 KERBRAT-ORECCHIONI Catherine : 231 KIBÉDI VARGA Aron : 49 KLAPP Otto : 314 KOZUL Mladen : 21, 189, 203 KREMER Nathalie : 21, 189, 203 KUIZENGA Donna : 313 KUPERTY-TSUR Nadine : 18 LABATUT Jean-Pierre : 89, 91

INDEX

LA BLACHE Alexandre Joseph de Falcoz, comte de : 50, 51 LA BRUYÈRE Jean de : 81, 87, 92 LABUSSIÈRE Marc : 228 LACLOS Choderlos de : 47, 49, 57, 63, 64, 65, 168, 347, 363 LACORDAIRE Henri : 157 LA FAYETTE Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de : 71 LA FONTAINE Jean de : 78, 275 LA HARPE Jean-François de : 144, 290 LAHOUATI Gérard : 106 LALANNE Ludovic : 23 LAMMENAIS Félicité Robert de : 157 LA MOTHE LE VAYER François de : 353 LANCELOT Claude : 117, 120 LANGERON Christophe Andrault de, dit le comte de Maulévrier ou Maulévrier-Langeron : 88 LA ROCHEFOUCAULD François, duc de : 6, 73, 75, 320 LA ROCHEJAQUELEIN Marie-Louise Victoire de Donnissan, marquise de : 136, 144 LARTHOMAS Pierre : 50 LATOUCHE Jean-Charles Gervaise de : 168, 169, 191, 272-276, 280 LA TOUR DU PIN Henriette-Lucie Dillon, marquise de : 136, 137, 139, 141, 144 LAW John : 329 LE BERNIN Giovanni-Lorenzo Bernini, dit : 76 LEBORGNE Erik : 204, 206, 229, 352, 354, 356 LE BORGNE Françoise : 261 LE BRETHON Paul : 137 LEGALLOIS Dominique : 260 LE HAGUAIS Jean-François : 125 LEJEUNE Philippe : 7, 11, 15, 18, 26, 32, 33, 34, 36, 37, 95, 130, 134, 238, 240 LEMAISTRE DE SACY Louis-Isaac : 159 LENGLET-DUFRESNOY Nicolas : 361 LE NOIR Françoise-Radegonde : 130, 131 LÉONARD Émile-Guillaume : 88

387

LESAGE Alain-René : 352, 353, 354, 358 LESNE-JAFFRO Emmanuèle : 19, 20 LE TELLIER Michel : 53 LÉTOUBLON Françoise : 221 LEVER Maurice : 27 LEVIN Colette : 334 LIEDEKERKE-BEAUFORT Christian de : 137, 140 LIGNE Charles-Joseph, prince de : 110, 285 LILTI Antoine : 17 LOCKE John : 134 LOGAN Marie-Rose : 317, 319, 320, 322 LORGES Guy Louis de Durfort, 2e duc de : 91 LOTTERIE Florence : 277 LOUIS XIII : 302 LOUIS XIV : 17, 81, 86, 121, 172, 182, 297, 302, 316, 325, 337, 338, 340, 355 LOUIS XV : 82, 84, 325, 337, 338, 361 LOUIS XVI : 81, 136 LOUVET DE COUVRAY Jean-Baptiste : 259-269 LUCIEN de Samosate : 7 MACHIAVEL Nicolas : 308 MAGNAN André : 15 MAGNOT Florence : 211, 322 MAHER Daniel : 228 MAILLEBOIS Yves Marie Desmarets, comte de : 91 MAINE Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse du : 84, 143 MAINE Louis-Auguste I de Bourbon, duc du : 123 MAINGUENEAU Dominique : 48, 98 MAINIL Jean : 168, 169, 189 MAINTENON Françoise d’Aubigné, marquise de : 338 MALEBRANCHE Nicolas : 86 MALESHERBES Chrétien Guillaume de Lamoignon de : 283 MALGOUZOU Yannick : 260, 263 MALINOWSKY Bronislaw : 78 MALOUIN Paul-Jacques : 87 MANCINI Hortense : 95-101, 103, 104, 322

388

INDEX

MARAT Jean-Paul : 150, 265 MARIE-ANTOINETTE de Habsbourg-Lorraine : 142, 363 MARILLAC Michel de : 302, 305, 309 MARIN Louis : 75 MARINER Francis : 117 MARIVAUX Pierre Carlet dit : 6, 7, 8, 21, 27, 31, 33, 34, 56, 61, 164, 189, 191, 193, 203, 205, 213, 219, 222, 223, 225, 227, 231, 232, 236, 247, 251, 277, 319, 320, 322, 345, 346, 349, 350, 354, 355, 356, 357, 358, 360, 362, 363 MARMONTEL Jean-François : 23, 25, 286, 288, 293 MARTIAL : 106, 285 MARTIN Christophe : 345, 362 MARTIN Jean-Clément : 142 MARTIN Jean-Pierre : 16 MASSEAU Didier : 284 MASSUET Pierre : 82 MAY Georges : 21 MAZARIN cardinal : 298, 302 MAZEL Claire : 92 MEAD George Herbert : 219 MEDLIN Dorothy : 283, 284, 285, 288 MELANÇON Charlotte : 219 MERCIER Louis-Sébastien : 92 MERCOYROL DE BEAULIEU Jacques de : 92 MERLIN-KAJMAN Hélène : 17, 70, 299, 308 MERRICK Jeffrey : 284 MIRABEAU Honoré-Gabriel Riqueti de : 166, 167, 168, 169, 280 MOLIÈRE Jean-Baptiste Poquelin, dit : 239, 352 MONBRON Fougeret de : 162, 163 MONLUC Blaise de : 3, 6, 9, 127, 363 MONSEIGNEUR Louis de France, dit : 118, 120, 123 MONTANDON Alain : 233 MONTAIGNE Michel Eyquem de : 3, 110, 221, 238, 246, 285 MONTBRET Charlotte-Nicole Coquebert de : 129, 133, 134, 140, 141 MONTESQUIEU Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de : 6, 56, 135, 155, 293, 362

MOPINOT DE LA CHAPOTTE AntoineRigobert : 90 MORELLET André, abbé : 283-295 MORET PETRINI Sylvie : 133 MORLIÈRE Jacques Rochette de La : 228, 229 MOTTEVILLE Françoise Bertaud, dame de : 6 MOUHY Charles de Fieux, chevalier de : 191, 192, 225, 226, 227, 230, 360 MOUQUIN DE GARIDEL Delphine : 115, 118, 233, 363 MOUREAU François : 327 MURAT Henriette-Julie de Castelnau de : 103 MYLNE Vivienne : 20, 21 NAPOLÉON BONAPARTE : 137, 288 NECKER Suzanne : 129 NEMOURS Marie d’Orléans-Longueville, duchesse de : 6, 316 NERCIAT André-Robert Andréa de : 161, 162 NERVAL Gérard de : 247 NICOLE Pierre : 16, 17, 85, 86 NIDERST Alain : 176, 351 NIEZ Fritz : 321 NOAILLES Louis Antoine, cardinal de : 125 OBERKIRCH Henriette Louise de Waldner de Freundstein, baronne d’ : 137, 142, 285 ORIGÈNE : 163 ORLÉANS Anne Marie Louise d’, duchesse de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle : 6 ORLÉANS Philippe, duc d’ : 6, 119, 122, 123, 124, 126, 172, 173, 174, 178 ORMOY Mme d’ : 242 OVIDE : 55, 176, 206 PAILLET-GUTH Anne-Marie : 223 PALATINE, Anne de Gonzague, princesse : 76 PALISSOT Charles : 283 PARACELSE : 107 PARNY évariste de : 363 PASCAL Blaise : 16, 149 PASCHOUD Adrien : 364 PÉGUY Charles : 66

INDEX

PELCKMANS Paul : 168 PERNOT Michel : 69 PERRIN Jean-François : 242, 253, 362 PETIT Adrienne : 192 PÉTRARQUE : 64 PIERRE LE GRAND : 341 PIERRON Jean-Philippe : 266, 267 PIVA Franco : 189 PLATON : 163 PLUTARQUE : 70 POLO Marco : 158 POMEAU René : 64 PONTCHARTRAIN Louis II Phélypeaux, comte de : 125 PORSET Charles : 149 POULOUIN Claudine : 233 PRÉVOST Antoine François Prévost d’Exiles, dit abbé : 7, 8, 21, 31, 33, 34, 35, 55, 57, 59, 60, 62, 63, 164, 181-189, 191-200, 203-220, 221225, 227, 228, 229, 231, 232, 247, 251, 320, 345, 346, 349, 350, 360, 361, 364 PRÉVOST Jean de : 226 PRIE Jeanne-Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise de : 119 PRIMI VISCONTI Jean-Baptiste : 234 PROUST Marcel : 236, 247 PUYSÉGUR Jacques-François de Chastenet, marquis de : 88 QUÉRARD Jean-Marie : 26 QUINCY Chevalier de : 88 QUINTILIEN : 172, 195 RABAU Sophie : 96, 104 RACINE Jean : 86, 237 RAMOND Catherine : 1, 2, 3, 161, 163, 177, 193, 362, 363 RANCÉ Armand Jean Le Bouthillier, abbé de : 124, 130, 179 RAVIEZ François : 1, 118, 119, 360 RAYMOND Marcel : 120, 133, 235 RÉAU Louis : 81 RÉTIF DE LA BRETONNE Nicolas Edme Restif, dit : 134 RETZ Jean-François Paul de Gondi, cardinal de : 6, 7, 8, 10, 69-79, 95, 97, 127, 360, 362, 364 REYNAUD Denis : 361 RICHELET Pierre : 316

389

RICHELIEU Armand Jean du Plessis, cardinal de : 298, 300, 301, 302, 303, 305, 307, 308, 309, 310 RICHELIEU Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis, maréchal de : 91 RICOEUR Paul : 1, 267 RIQUET Michel : 149 ROBESPIERRE Maximilien de : 150, 262 ROBINSON Mary : 145, 146 ROEDERER Pierre Louis : 288 ROLAND Jeanne-Marie : 139, 142, 143 ROSSI Henri : 19, 141 ROULIN Jean-Marie : 57 ROUSSEAU Jean-Jacques : 7-11, 15, 17, 25, 31, 32, 35-45, 47, 49, 56, 57, 63, 64, 106, 109, 110, 120, 133, 134, 139, 142, 144, 158, 192, 233-255, 268, 283, 285, 287, 293, 327, 329, 330, 360, 362, 363 ROUSSET Jean : 196 RZEWUSKI prince : 81 SADE Donatien Alphonse François, marquis de : 7, 8, 55, 161, 163, 164, 165, 168, 169, 362 SAINT-RÉAL César-Vichard de : 322 SAINT-SIMON Louis de Rouvroy, duc de : 6, 8, 9, 115-127, 129, 171-179, 233, 234, 236, 237, 239, 240, 241, 253, 292, 325, 341, 359, 360, 362, 363, 364 SALVAT Christophe : 284 SAND George : 33 SARRAUTE Nathalie : 247 SARTRE Jean-Paul : 255 SAULNIER Verdun-Louis : 221 SAUMERY Pierre-Lambert de : 226 SAUSSURE Albertine Necker de : 133 SAVOIE Charles-Emmanuel II, duc de : 97, 99, 100, 101, 322 SCHAEFFER Claude-Harry : 31 SCHAEFFER Jean-Marie : 22, 306 SCHNEIDER Jean-Paul : 261 SCHUEREWEGEN Frank : 35 SCHUTTER Yolande : 164 SEARLE John : 97 SÉGINGER Gisèle : 60 SENELLART Michel : 308 SERMAIN Jean-Paul : 26, 47, 189, 203, 206, 306, 345, 354, 363

390

INDEX

SERRES Michel : 110, 111 SETH Catriona : 129, 130, 131, 363 SÉVIGNÉ Marie de Rabutin-Chantal, marquise de : 10, 17, 71, 77, 86, 234, 238, 318, 321 SGARD Jean : 7, 34, 149, 162, 181, 192, 205, 207, 210, 223, 231, 284, 362, 364 SHAKESPEARE William : 255 SHELBURNE Lord : 283 SIEYÈS Emmanuel-Joseph : 150 SIMMEL Georg : 110 SIMON Juge-mage : 235, 240, 248, 253 SOCRATE : 163 SOUBISE Charles de Rohan, prince de : 89 SPERBER Dan : 306 STAAL-DELAUNAY Marguerite Jeanne Cordier de Launay, baronne de Staal, dite Mme de : 9, 84, 143, 144, 145, 178 STAROBINSKI Jean : 177 STAËL Erik Magnus de : 134 STAËL Germaine de : 56, 131, 135, 284, 363 STECK Bernard : 140 STECK-GUICHELIN Marie-Aimée : 140, 141 STEFANOVSKA Malina : 105, 360, 364 STENDHAL Henri Beyle dit : 3, 79, 83, 105, 233, 251 STEWART Philip : 186, 192, 223 STRASSER Anne : 37 SUDERMANIE Charlotte de : 138 TALLEMANT DES RÉAUX Gédéon : 233, 234, 236, 237, 238, 240, 253 TALON-HUGON Carole : 192 TATIN-GOURIER Jean-Jacques : 293 TAYLOR Charles : 219 TENCIN Claudine-Alexandre : 191, 360 TERRAY Emmanuel : 69 ; 70 THIRIOT Nicolas-Claude : 286 THOMAS Chantal : 111 THOU Jacques-Auguste de : 70

THOUVENIN Pascale : 117, 121 TILLY Alexandre de : 285 TIMANTHE : 195, 198 TORCY Jean-Baptiste Colbert de : 118, 119, 173, 325 TOURRETTE Éric : 6 TRONCHIN Théodore : 152 TROUSSON Raymond : 162, 335 TSIMBIDY Myriam : 11, 71 TURENNE Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de : 302, 303 TURGOT Anne Robert Jacques : 283 VAN CRUGTEN-ANDRÉ Valérie : 261 VAN DEN HEUVEL Jacques : 52, 282 VAUVENARGUES Luc de Clapiers, marquis de : 81, 83, 90, 91, 93 VERSINI Laurent : 322 VIALA Alain : 17, 18, 74 VIER Jacques : 325 VIGIER Luc : 260 VILLEDIEU Marie-Catherine Desjardins, dite Madame de : 7, 95, 96, 98, 100, 101, 102, 103, 104, 188, 313-323 VILLEY Pierre : 221 VINET Dominique : 39 VOISINE Jacques : 37, 38 VOLTAIRE François-Marie Arouet dit : 2, 3, 9, 25, 47, 49, 50, 52, 53, 54, 88, 152, 153, 155, 158, 188, 233, 238, 246, 282, 286, 293, 325, 335, 337, 341, 362 VOYELLE Michel : 259 VYGOTSKI Lev : 245 WAELHENS Alphonse de : 129, 176, 178 WALD LASOWSKI Patrick : 272, 280 WARENS Françoise-Louise de : 38, 41, 42 WEIL Michèle : 218 WEISHAUPT Adam : 152, 154, 158, 159 WILD Francine : 233 WILSON Deirdre : 306 ZAGAMÉ Antonia : 31, 364 ZANONE Damien : 11 ZUMTHOR Paul : 24

TABLE DES MATIÈRES

Marc HERSANT – Catherine RAMOND Introduction 1. Le programme « RÉCIT ET VÉRITÉ À L’ÉPOQUE CLASSIQUE » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

Marc HERSANT Introduction 2. La question du destinataire . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5

I. Regards croisés sur les Mémoires et les romans-Mémoires Jan HERMAN La fiction protocolaire et le discours autobiographique dans les Mémoires et romans-Mémoires (1670-1730) . . . . . . . . . . . . . . . . .

15

Antonia ZAGAMÉ Ce que l’autobiographie fait à ses lecteurs. Sur Les Nouvelles Confessions de William Boyd (1987) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

31

Jean-Paul SERMAIN Éloquences actives (Beaumarchais, Voltaire, Condorcet) et éloquences romanesques, des Lumières au romantisme – Constant, Balzac, Rousseau, Laclos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

47

II. Destinataires fictifs ou réels destinataires incertains Frédéric BRIOT Le cardinal de Retz et sa destinataire : une femme à ne pas oublier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

69

Fadi EL HAGE Destinataires fictifs et réels dans Les Derniers adieux de la maréchale de *** de Louis-Antoine Caraccioli (1769) . . . . . . . . . . . . .

81

Adélaïde CRON Les effets de « fictionnalisation » du destinataire dans les Mémoires et romans-mémoires féminins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

95

392

TABLE DES MATIÈRES

Malina STEFANOVSKA Casanova et sa lectrice salamandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

105

Delphine MOUQUIN Dieu doit-il lire les Mémoires ? La possibilité d’un destinataire divin chez Saint-Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115

Catriona SETH Miroirs déformants : les destinataires de Mémoires féminins au XVIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

129

III. Destinataires multiples Sylviane ALBERTAN-COPPOLA La prolifération des destinataires dans les Mémoires sur le jacobinisme de l’abbé Barruel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

149

Catherine RAMOND Quel(s) destinataire(s) pour le roman d’éducation libertin en forme de Mémoires ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

161

Annabelle BOLOT Les destinataires de Saint-Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

171

Jean SGARD Les destinataires de Manon Lescaut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

181

Coralie BOURNONVILLE « Figurez-vous » : les appels à l’imagination du destinataire dans Cleveland ou l’invention de l’empathie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

191

IV. Autodestinations ? Audrey FAULOT Peut-on se parler à soi-même ? Le destinataire comme autre moi ou comme autre soi dans des romans-mémoires de Prévost et de Marivaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

203

Lise CHARLES L’oubli du destinataire dans le roman-mémoires : approche stylistique et linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

221

TABLE DES MATIÈRES

Marc HERSANT « Des anecdotes sans destinataire ? » : les récits de « petits faits vrais » dans les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

393

233

V. Figurations du destinataire Cyril FRANCÈS « Ce qu’il faut dire à l’Histoire » : écriture du témoignage et figuration du destinataire dans les Mémoires de Louvet de Couvray . . .

259

Colas DUFLO À qui s’adressent les romans libertins à ambition philosophique explicite ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

271

Marie-Paule DE WEERDT-PILORGE Figures et figurations du lecteur dans les Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution de Morellet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

283

Carole ATEM La figure du destinataire dans les pseudo-Mémoires de Courtilz de Sandras : l’exemple des Mémoires de M. L.C.D.R. . . . . . . . . . . . .

297

Caroline BIRON Des lettres ouvertes : figures du destinataire dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1671-1674) de Mme de Villedieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

313

Régine JOMAND-BAUDRY « L’autre de l’écriture » dans les mémoires fictionnels et factuels de Charles Pinot-Duclos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

325

Christophe MARTIN L’autorité du destinataire dans le roman-mémoires au siècle des Lumières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

345

Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Bibliographie théorique et critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

383

La République des Lettres Collection dirigée par Jan Herman. 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007. 31. B. Millet, «Ceci n’est pas un roman». L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, 2007.

32. M. Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, 2007. 33. J. de Palacio, Configurations décadentes, 2007. 34. J. Herman, K. Peeters, P. Pelckmans (éds.), Mme Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice. Actes du colloque international Leuven-Antwerpen, 18-20 mai 2006, 2007. 35. J. Wagner (éd.), Des sens au sens. Littérature & Morale de Molière à Voltaire, 2007. 36. G. Missotten, Don Juan Diabolus in Scriptura. Roman, autobiographie, thanatographie (1800-2000), 2009. 37. E. Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’Âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010. 38. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans, F. Rosset (éds.), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, 2010. 39. C. Duflo, F. Magnot, F. Salaün (éds.), Lectures de Cleveland, 2010. 40. J.M. Losada Goya (éd.), Métamorphoses du roman français. Avatars d’un genre dévorateur, 2010. 41. J. Renwick (éd.), Voltaire. La tolérance et la justice, 2011. 42. R. Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, 2011. 43. A. Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), 2011. 44. K. van Strien, Voltaire in Holland, 1736-1745, 2011. 45. J. Cormier, «Les Illustres Françaises» apocryphes. L’«Histoire de Monsieur le comte de Vallebois et de Mademoiselle Charlotte de Pontais son épouse» et autres nouvelles, 2012. 46. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.-P. Sermain (éds.), La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, 2011. 47. J.-N. Pascal et H. Krief (éds.), Débat et écriture sous la Révolution, 2011. 48. K. Astbury (éd.), Bernardin de Saint-Pierre au tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur de Malcolm Cook, 2012. 49. M. Geiger, Poétiques de la maladie. D’Honoré de Balzac à Thomas Mann, 2013. 50. N. Kuperty-Tsur, La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, 2012. 51. C. Barbafieri et J.-C. Abramovici (éds.), L’invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle), 2013. 52. C. Berg, L’automne des idées. Symbolisme et décadence à la fin du XIXème siècle en France et en Belgique, 2013. 53. F. Lavocat (éd.), Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du XXIe colloque de la Sator Université Denis-Diderot Paris 7 – 27-30 juin, 2007, 2014. 54. G. Dubosclard, Le rectangle et l’éventail. Étude sur la description dans les romans de Claude Simon, 2014. 55. N. Cronk et Nathalie Ferrand (éds.), Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, 2014. 56. L. Steinbrügge et S. van Dijk (éds.), Narrations genrées. Les femmes écrivains dans l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle, 2014. 57. M.W. Haugen, Jean Potocki: esthétique et philosophie de l’errance, 2014. 58. A.M. Teixeira (éd.), Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, 2014. 59. F. Gevrey, A. Levrier, B. Teyssandier (éds.), Éthique, poétique et esthétique du secret sous l’Ancien Régime, 2015. 60. C. Bournonville, C. Duflo, A. Faulot, S. Pelvilain (éds.), Prévost et les débats d’idées de son temps, 2015. 61. H. Hersant, Voltaire: écriture et vérité, 2015. 62. K. Van Strien, Voltaire in Holland, 1746-1778, 2016.

63. K. Horemans, La relation entre «pacte» et «tabou» dans le discours autobiographique en France (1750-1850), 2017. 64. G. Artigas-Menant, C. Dornier (éds.), Paris 1713: l’année des «Illustres Françaises» Actes du 10émé colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013 organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne, 2016. 65. B. Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels, 1650-1760, 2017. 66. C. Gauthier, E. Hénin, V. Leroux (éds.), Subversion des hiérarches et séduction des genres mineurs, 2016. 67. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. I. Providences romanesques, 2019. 68. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. II. L’espace dialogique du roman, 2019. 69. J. Herman, Essai de Poétique historique du roman au dix-huitième siècle, 2020.

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