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French Pages 177 [176] Year 2012
Figures de la cruauté
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Collection Pluriels de la psyché La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, P.-H. Keller, H. Riazuelo, A. Sirota Comité de lecture G. Chaudoye, V. Estellon, L. Hounkpatin, N. de Kernier, H. Parat, G. Tarabout
Éditions EDK 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Paris, 2012 ISBN : 978-2-8425-4164-4 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
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Sous la direction de Guillemine CHAUDOYE et Dominique CUPA
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LISTE DES AUTEURS
Houria Abdelouahed, Psychanalyste, maître de conférences Université Paris 7, HFR Sciences Humaines Cliniques, traductrice. Christian Biet, Professeur d’Histoire et esthétique du théâtre à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, membre de l’Institut Universitaire de France (depuis 2006), directeur de l’équipe d’accueil HAR Histoire des Arts et des Représentations (histoire de l’art, théâtre, cinéma, esthétique). Spécialiste de la littérature du XVIIe siècle, de l’histoire des idées et des questions relatives au théâtre, en particulier de l’Ancien Régime, auteur de nombreux articles et ouvrages. Ses principaux travaux portent, d’une part, sur l’esthétique du théâtre et sur les questions juridiques et économiques et leur réfraction dans la littérature, d’autre part sur l’histoire et l’esthétique du théâtre. Guillemine Chaudoye, Chargée d’enseignement, membre du LASI-Centre de recherches Didier-Anzieu (EA 4430), psychologue clinicienne en psychiatrie adulte. Dominique Cupa, Psychanalyste, membre de la SPP. Professeur de psychopathologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Directrice du LASI-Centre de Recherches Didier-Anzieu (EA 4430) et de l’Unité de PsychoNéphrologie, AURA Paris. Michel Kreutzer, éthologiste, professeur des universités, étudie la communication, les choix de partenaires et les situations de conflit et de coopération chez l’animal au laboratoire d’éthologie et cognition comparées de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Se consacre aussi à des sujets et débats à l’interface des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales.
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Luc Monné Dao, Psychologue clinicien, ATER et doctorant en psychopathologie, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Équipe d’accueil « Corps, Lien et Culture », EA 4430, Laboratoire du LASI. Prépare une thèse sur les troubles de la fonction alimentaire et l’homosexualité primaire avec pour directrice de thèse Mme D. Cupa. Gérard Pirlot, Professeur de psychopathologie psychanalytique Université Toulouse II, psychiatre, pédo-psychiatre, psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris, directeur du Laboratoire LCPI-Clinique pathologique et Interculturelle-EA4591, Université Toulouse II Le Mirail UFR Psychologie. François Pommier, Psychiatre, psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, directeur adjoint du LASI Centre de recherches Didier-Anzieu (EA 4430). A publié en 2008 L’extrême en psychanalyse, Paris, Campagne Première (traduction espagnole 2011). A codirigé en 2010 (avec D. Cupa, M. Reynaud et V. Marinov), Entre corps et psyché : les addictions, Paris, EDK, et en 2011 (avec R. Scelles) Mort et créativité psychique, Toulouse, Erès. Hélène Riazuelo, Maître de Conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Membre du LASI Centre de Recherches Didier-Anzieu, EA 4430. Maître de Conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Psychologue clinicienne au sein de l’Unité de PsychoNéphrologie constituée de M. Girard et de M.-L. Gourdon et dirigée par le Pr D. Cupa. Denys Ribas, Psychiatre-directeur de l’Hôpital de jour pour enfants de l’Entraide Universitaire, psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris, directeur de la Revue Française de psychanalyse. Ses publications ont principalement porté sur l’autisme infantile, Winnicott, et la désintrication pulsionnelle. 6
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André Sirota, Directeur de recherche, professeur émérite de psychopathologie sociale Université Paris Ouest Nanterre La Défense, LASI Centre de Recherches Didier-Anzieu, EA 4430. Tiers externe auprès d’équipes de travail. Président de la Société Française de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe.
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Sommaire Liste des auteurs............................................................................... 5 Guillemine Chaudoye, Dominique Cupa, Introduction....................... 11 PREMIÈRE PARTIE La cruauté en question Dominique Cupa, Sadisme et cruauté............................................... 23 Denys Ribas, Cruauté et pulsions..................................................... 33 DEUXIÈME PARTIE La clinique de la cruauté : Partie 1 Hélène Riazuelo, Le nécromancien entre cruauté de vie et cruauté de mort..................................................... 43 François Pommier, Destruction de l’altérité en analyse...................... 59 Christian Biet, Viande humaine et littérature................................... 71 Troisième PARTIE La clinique de la cruauté : Partie 2 Gérard Pirlot, De la cruauté de l’Homme aux rats aux attaques du cadre et de l’analyste : « l’oroanalité » de la cruauté....................................... 89 Guillemine Chaudoye, La trace....................................................... 107 Luc Monné Dao, Cruellisation du corps dans les troubles de la fonction alimentaire.................................... 117
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QUATRIèME PARTIE Malaise et cruauté dans la civilisation Michel Kreutzer, « Struggle for life » et autres considérations sur l’animal et la cruauté...................................... 135 André Sirota, Manifestations cruelles en groupes ou en institution.. 143 Houria Abdelouahed, La petite fille................................................. 153
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G. CHAUDOYE, D. CUPA
Introduction « Mary continua à peindre mais dans des couleurs assombries et à coups de pinceau désordonnés. Ses images devinrent sinistres et inquiétantes. Des monstres hideux apparurent qui déchiraient et dévoraient d’autres monstres hideux. »1
L’Université Paris Ouest Nanterre la Défense a fêté ses quarante ans, quarante ans inscrits dans l’histoire de la société française, quarante ans d’avancées intellectuelles, quarante ans de transmission et d’évolution dans la culture. Inscrit dans cette même idée de filiation de la pensée, le Laboratoire de Psychopathologie Psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), nouvellement « Centre de recherches Didier-Anzieu » avait à cœur de proposer un colloque reprenant son histoire de vie. La peau comme paradigme d’ancrage de la réflexion, fil rouge de ces deux journées d’étude, est à entendre tout d’abord comme un héritage : héritage d’une pensée, celle de Didier Anzieu, qui a contribué à penser le corps en psychanalyse ; héritage d’un professeur ayant largement contribué au rayonnement de la psychanalyse à l’Université et donné à bon nombre d’étudiants le goût de la psychanalyse, goût que certains d’entre eux, devenus enseignants et chercheurs à leur tour ont eux-mêmes transmis en faisant évoluer la psychanalyse comme le souhaitait Didier Anzieu. Fil rouge encore, la peau en tant que concept a permis d’ouvrir la clinique à des pathologies jusque-là ignorées de la cure psychanalytique, l’obligeant à s’adapter. Moi-peau troué, transpercé, corps maltraité par des maladies, des blessures infligées, Moi-peau passoire questionnant les limites, mais Moi-peau contenant aussi, sont autant de concepts qui ont permis de faire cheminer la réflexion psychanalytique vers l’idée d’un être humain fait de chair et de sang ; un être humain à entendre au-delà de sa dimension intrapsychique, un être humain incarné corporellement et socialement. Cette appréhension de l’Homme dans sa complexité psychique, corporelle et sociale a été le noyau de ce colloque 1. M. Barnes, J. Berke (1971), Un voyage à travers la folie, Paris, Le Seuil, collection Points, 2002.
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et la cruauté en tant que pulsion, son enveloppe de réflexion, car fil rouge enfin, la peau se comprend comme objet de la pulsion cruelle. Cet ouvrage propose donc de réfléchir sur le lien unissant peau, corps et cruauté en allant au-delà de la psychanalyse, questionnant ce lien dans ses représentations sociales, artistiques et animales. Expression d’un peau à peau/corps à corps, à l’image de cet homme pendu par le corps du tableau de Vladimir Veličković, le concept de cruauté n’est pas une jouissance sadique. Elle est ce qu’il y a de plus profond en l’Homme, à la fois acte de désespoir et de survie. L’homme pendu de Veličković n’est pas mort, il saigne de se battre et se débattre pour la vie, sujet et objet d’une destructivité en lutte avec la nécessité de survivre. La cruauté est une pulsion d’autoconservation dans laquelle à la violence de la survie « coûte que coûte », se lie la violence d’un « corps à corps » symbolique. Elle peut être un théâtre traumatique, libérant « en lui cette liberté magique du songe, qu’il ne peut reconnaître qu’empreinte de terreur et de cruauté » selon Antonin Artaud, jouant la représentation d’un combat des corps. A l’image du vampire, vidé de sa propre image, immortel en sursis, insatiable et condamné à survivre, la cruauté devient une tentative désespérée de maintien de l’intégrité narcissique. Elle raisonne alors dans le vide de ce trou narcissique laissé béant, comme cette blessure sur le flan de l’homme pendu de Veličković. Elle est un temps, cette nécessité de rendre l’autre « chose », désobjectalisé au sens entendu par André Green. Elle est cette décharge, cette violence sans jouissance, brute, crue, intrusive et perçante. De la scène sociale à la scène individuelle, de la scène thérapeutique à la scène théâtrale, la question de la cruauté dans ses enjeux et ses contradictions va donc engager une réflexion pluridisciplinaire sur la peau et le corps : un corps sexué, sublimé, un corps social, mais aussi un corps cruellisé de façon telle qu’il peut parfois en devenir animal. La cruauté en question La cruauté est à distinguer du sadisme comme l’introduit Dominique Cupa, afin de différencier les différentes formes d’agressivité. Il est important selon l’auteure de penser l’agressivité comme un moyen de jouir de l’objet mais aussi par cet acte, de le préserver du même coup de la destruction. Le sadisme et la cruauté, en tant que manifestations des pulsions agressives et destructrices, ont des liens différents avec les pulsions d’auto-conservation et les pulsions sexuelles. Ils appartiennent à la 12
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fois à la vie, à la vie sexuelle, en tant que sadisme et cruauté de vie, et à la mort en tant que sadisme et cruauté de mort, pris dans le mouvement de l’hybris, ainsi que l’a travaillé Janine Chasseguet-Smirgel. L’hybris, en tant qu’orgueil et démesure, en quête d’un pouvoir absolu, conduit, par la voie d’une érotisation de la pulsion d’emprise, à un sadisme anal. D. Cupa insiste alors sur le rôle et la place du corps. Un corps propre devenant extérieur au sujet, un corps en quelque sorte exproprié de luimême, devenu objet d’attaques et de mutilations, dans un mouvement de désymbolisation. Le corps, comme objet d’emprise anale, se transforme en un déchet à maltraiter, à tuer, aux prises avec un sadisme anal motivé par le but d’abraser les différences, créant ce nouveau monde indifférencié de l’analité. Alors que Freud associe sadisme et cruauté, D. Cupa propose de les distinguer. Le sadisme du côté du sexuel se différencie alors de la cruauté du côté de l’autoconservation, inscrite dans une destructivité pré-sexuelle, donc sans jouissance. Mouvement prédateur vis-à-vis de l’objet, le mouvement cruel est une confrontation aux limites de l’objet. Denys Ribas revient sur le concept de cruauté, notamment dans sa nécessité destructrice au service de la vie et sur ce nécessaire investissement par l’objet comme défense contre l’auto-destruction. La cruauté sadique vise à dévier au dehors ce qui serait enclin à attaquer le Moi de l’individu ; elle est protectrice dans sa capacité d’intrication pulsionnelle. Cela pose la question d’une cruauté « gardienne de la vie » au même titre que le masochisme érogène. D. Ribas reprend la question de la peau marquée de façon indélébile par le tatouage, comme scène d’un théâtre cruel, notamment au travers du film La femme tatouée de Yoichi Takabayashi. Cette peau tatouée devient symboliquement la représentation de l’érotisation du déplaisir permettant de réaliser, de façon hallucinatoire, le désir (B. Rosenberg, 1991), postulant ainsi l’idée d’une primauté du masochisme érogène. Le sadisme, en tant que pulsion sexuelle de mort, doit alors se comprendre comme un masochisme projeté, dévié en dehors par la motricité. Ces mouvements de déviation vers le dehors se retrouvent donc aux origines du sadisme comme de la cruauté. La cruauté enfin est aussi abordée sous son aspect mortifère. Elle s’appuie de nouveau sur ce mouvement de projection de l’autodestruction vers et sur l’objet, visant à la réification, la chosification, voire la néantisation de ce dernier. La cruauté mortelle serait une réponse désespérée au danger d’autodestruction, un passage à l’acte en retour, pour se protéger d’une désintrication pulsionnelle menaçante. Elle devient l’expression de l’échec du mécanisme d’identification à l’agresseur. 13
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La clinique de la cruauté : partie 1 Hélène Riazuelo propose d’introduire la cruauté du côté de l’adolescence, à travers l’histoire d’un patient atteint d’une insuffisance rénale terminale. Liant la difficile entrée dans la maladie à celle de l’adolescence, chargée de ses transformations psychiques et corporelles, l’auteure décrit le corps malade comme « fonctionnellement porteur » de ce qui fait habituellement le changement pubertaire. La dépendance à la machine de la dialyse influe alors sur la transformation adolescente, pouvant mener parfois à des mouvements de révolte face à cette dépendance jusque-là acceptée. H. Riazuelo décrit ainsi ces liens machiniques comme des liens archaïques à une mère mortifère et mécanique. Luimême devenu machine, le patient adolescent ici présenté se déshumanise ; devenu « robot », il en devient « immortel » et se fantasme éternel. Attaché à l’hémodialyseur, le patient s’attache en retour à son ordinateur, source de vie. Ainsi s’organise-t-il d’abord grâce à ce clivage de l’objet : le bon objet ordinateur, mère contenante et organisatrice et le mauvais objet hémodialyseur, représentant d’une mère archaïque et mortifère. L’objet ainsi clivé se prolonge dans le transfert sur un thérapeute parfois ordinateur, source de vie et d’affects, et parfois machine, opératoire et persécuteur. Le jeu vidéo, où le patient, devenu nécromancien, fait l’expérience d’un corps à corps symbolique cruel, initie un mouvement de réorganisation psychique. Il peut alors faire l’expérience de cette attaque cruelle des limites de l’objet, attaque nécessaire car constituante, attaque sans jouissance mais vitale car socle d’un possible étayage du sexuel sur l’autoconservation. Il s’agit d’un espace de jeu tiercéisant rendant réalisable une possible différenciation, une nécessaire autonomisation et signant ainsi la fin de la passivation. Possible chiasme entre transfert et contre-transfert, la cruauté joue donc un rôle dans la relation thérapeutique. Comme l’annonce le titre de l’article de François Pommier « Destruction de l’altérité en analyse », la relation analytique n’est pas exempte de cruauté. Ce titre choisit délibérément de traiter des conséquences de la cruauté infantile, en tant que mécanisme de décharge à l’encontre de l’objet source de tension. La clinique présentée ici rejoint la clinique de la toxicomanie, dans laquelle, surtout lors des premiers temps de la prise en charge, la drogue occupe toute la place, effaçant en partie l’objet dans son existence même. La passion pour l’objet de l’addiction mène à la destruction : non pas celle de l’altérité mais de la relation d’altérité. Au travers de la clinique d’une première patiente, l’auteur souligne que la cruauté dans le contre-transfert 14
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fait écho à la répétition de la plainte de cette patiente dans la cure. Il est alors important d’entendre, selon lui, que le travail ne peut se faire qu’à la condition que ce contre-transfert cruel se voit médiatisé par le désir de l’analyste. Ensuite, par l’exposé d’un second cas clinique, F. Pommier propose de penser la cruauté aussi du côté du patient, cruauté infantile, de décharge, en réponse à une idéalisation insoutenable des images parentales, projetée en la personne de l’analyste. Face à la cruauté du patient la position de l’analyste devient alors celle d’un témoin, intermédiaire et un peu à l’extérieur, dans le temps comme dans l’espace, afin de rouvrir du côté du patient, la question de la relation d’altérité. Le travail de Christian Biet vient clore cette première partie de la clinique de la cruauté et fait transition avec la seconde partie. Il s’agit ici non plus de la cruauté pensée au travers du filtre de la psychanalyse, mais des représentations de la cruauté dans la littérature et le théâtre. Les écrits de Montaigne décrivent ces cannibales européens sans ordre et sans limites, cannibales « civilisés », cannibales des guerres de religion arrachant la chair et buvant le sang d’ennemis encore vivants. Opposer au cannibalisme « sauvage », régi lui, par des règles, ritualisé afin de permettre un « échange » de chair morte, le cannibalisme européen est mû par une force prédatrice, sans limites et sans lois, dans un « talion sanglant ». L’auteur lie donc dès le début de sa réflexion, la cruauté au cannibalisme. La faim comme « marque dramaturgique » fait partie intégrante du théâtre occidental, elle devient une faim cruelle. Parfois irraisonnée, parfois animale, la faim signe selon Ch. Biet, une dynamique sociale et plus largement une dynamique politique. Parfois tournée en dérision, parfois comique, la faim peut devenir le point d’orgue d’un drame politique, l’expression d’une inégalité sociale. Le théâtre met alors en scène une souffrance stigmatisée et laisse présager une violence associée, tragique et sanglante. Les personnages ainsi affamés peuvent aller jusqu’à perdre leur statut même d’être humain, allant jusqu’à s’entre-manger, posant ainsi la question des limites de l’identité humaine. Le théâtre met en scène un corps humain dépecé, dévoré, un corps et un cœur encore battant de l’autre, de l’ennemi, englouti dans une vengeance sans obstacle, expression des plus tragiques d’une « humanité inhumaine ». La clinique de la cruauté : partie 2 Gérard Pirlot choisit de débuter son propos par la notion de limite, voire de double-limite en lien au concept d’analité primaire d’A. Green. 15
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Posant ainsi la question de la cruauté dans cet espace unissant analyste et patient, l’auteur questionne la cruauté du côté du contre-transfert, ouvrant le travail au-dedans/dehors, visible/invisible, à l’oroanalité d’A. Green. La double-limite, ici exposée, devient l’objet de la mise en acte d’affects cruels. Rappelant le sens étymologique du mot « cruauté », G. Pirlot souligne la place de la limite dans les origines mêmes du terme : le cru est cette viande sous la peau, renvoyant aux limites intérieures et extérieures, délimitation de l’espace anal (A. Green, 1993). La notion de limite appelle celle d’état-limite, pathologie ne touchant pas à proprement parler les contenus de la pensée mais ses contenants, induisant alors des manifestations davantage extériorisées, que sont les mouvements de cruauté au sein de la relation analytique, l’attaquant dans son cadre même. La réflexion s’étend à l’étude de « L’Homme aux rats » (Freud, 1909), aux prises avec des fantasmes anaux cruels. De l’analité secondaire de « L’Homme au rats » se distingue l’analité primaire des patients états-limites. Alors que la pensée remplace l’acte dans la névrose obsessionnelle, torturant cruellement le sujet, la mise en acte chez le patient limite vient au-devant de la scène, par un défaut de refoulement. La pulsion scopique et de cruauté décrite par Freud (1905) attaque ainsi directement et sans détour le cadre analytique dans sa fonction même de contenant. Écrin de l’activité de pensée, le cadre est cruellement abrasé, laissant l’insight en tant que vision spécifique, en tant que regard intérieur, aux prises avec cette cruelle oroanalité. Dans la continuité de cette clinique de la cruauté, dans la continuité de cette réflexion autour d’un cadre attaqué dans sa propre existence, Guillemine Chaudoye propose d’articuler une cruauté dite « désobjectalisante », chosifiante, à une tendresse œuvrant aussi du côté de la réification de l’objet. Ce propos s’appuie sur un travail thérapeutique mené auprès d’une patiente ayant subi l’ablation d’un sein suite à un cancer. L’élaboration clinique s’origine dans la constatation contretransférentielle d’une difficulté voire d’une incapacité « à penser les pensées » de cette patiente, du fait d’un regard effracté par un corps trop présent, cruellement visible par la cicatrice ainsi exposée, exhibée d’un sein absent, perdu. L’empreinte au négatif de ce sein perdu en tant que trace de l’absence, devient la marque sur la peau du manque, l’envers du sein. De cette perception originaire va naître la réflexion d’une cruauté désobjectalisante mais aussi faire émerger progressivement, le concept de tendresse désobjectalisante. La tendresse désobjectalisante s’inscrirait dans un second temps, dans une déconstruction/reconstruction coûte que coûte. Dans un mouvement de régression et dans un but toujours 16
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auto-conservatif, elle œuvre, dans une tentative de déni de cette expérience de détresse, à déconstruire les relations primaires à l’objet perdu ou mort, afin de reconstruire ensuite coûte que coûte et de façon hallucinatoire, ce lien, par un retour vers un moi/non moi indifférencié. Achevant cette seconde partie de la clinique de la cruauté, Luc Monné Dao aborde la question des troubles de la fonction alimentaire, en insistant dès l’origine de son travail, dans le titre même, sur la dimension processuelle des manifestations psycho-corporelles. Les troubles touchant la fonction alimentaire sont l’expression d’une cruellisation du corps, ayant pour source, un pervertissement de la zone orale. Le corps de l’adolescence est un corps sujet à des remaniements et, en réponse, les troubles anorexiques et boulimiques peuvent faire leur apparition selon l’auteur, comme des procédés anti-adolescents, ou adolescence blanche. Le corps s’en trouve ainsi cruellisé par des conduites ordaliques et paradoxales, au-delà même d’une attaque de l’enveloppe, dans une désorganisation progressive somato-psychique. Un mouvement de désintrication pulsionnelle se met alors en place et ces pathologies touchant à la fonction alimentaire doivent se comprendre au travers du lien à un masochisme négatif mortifère, masochisme délié, selon l’auteur. Sous la prévalence de manifestations auto-cruelles plutôt qu’auto-sadiques, ce corps, objet d’amour, est en proie à l’emprise maternelle et devient alors source d’une aliénation mortifiante. Sous le sceau d’une défaillance de l’objet primaire, la libido maternelle est devenue toxique, ne permettant pas la régulation pulsionnelle. Tout mouvement libidinal signe alors la menace d’une désorganisation narcissique, déformant le Moi, quitte à le rendre monstrueux. Malaise et cruauté dans la civilisation La dernière partie de cet ouvrage avait à cœur d’inscrire le concept de cruauté au-delà de la sphère psychique et intime de l’être humain et de la penser notamment dans sa conception animale. La cruauté ne peut recouvrir ce que Darwin a nommé la « lutte pour l’existence » (« struggle for life »), comme le souligne Michel Kreutzer. Le mot « lutte » ne revêt pas l’idée d’un affrontement direct pour l’existence, instantanément observable, mais appelle à la nécessité de survivre au détriment des autres. à la « sauvagerie » venant du mot « silva » et signifiant en latin « forêt », s’oppose la civilisation par la domestication. Cependant cette domestication, cet apport de la culture n’empêchent nullement 17
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les mouvements de cruauté. La cruauté n’est pas ce qui différencie la vie sauvage de la civilisation, car les mouvements cruels, si l’on reprend les mots de M. Kreutzer, résistent à la domestication. L’agressivité animale, comme le souligne l’éthologiste Konrad Lorenz (1963), est une pulsion primaire et vitale et la question de la reproduction ainsi que la dimension de sa propre conservation peuvent être à l’origine de coopérations ou de conflits, selon la « Behavioral Ecology ». Mais parler de cruauté chez l’animal sous-entend un jugement éthique et il est alors important de distinguer l’animal de l’animalité, représentation propre au sujet « civilisé ». La clinique groupale des scènes sociales et institutionnelles peuvent être la scène d’expression selon André Sirota, d’une motion pulsionnelle qui s’exprime sous la forme d’une décharge brute et violente à l’encontre de l’objet. Dans un mouvement défensif, le sujet se sentant menacé par la présence d’un autre, projette et dépose dans celui-ci, des parts internes qui lui sont propres, allant jusqu’à une éventuelle intoxication de la psyché de cet objet. Menaçant, l’autre peut l’être dans ce qu’il renvoie au sujet devenu cruel, de l’image inconsciente de « l’humiliateur radical des temps premiers » : expérience humiliante, cruelle, précoce et encryptée. La projection en l’autre devient une nécessité défensive due à une surcharge d’excitations qui assaillent tant elles affluent du dedans comme du dehors de l’appareil psychique. Assaillir l’objet de ce surplus d’excitations, et ce, dans un souci d’apaisement, résulte du défaut de la capacité de métabolisation et mène alors à une atteinte narcissique grave chez l’objet. Apaisement éphémère, cette attaque se répète donc, anéantissant toujours davantage l’objet par cette décharge cruelle, le transformant en un réceptacle désubjectivé, en victime d’un « harcèlement moral ». Symptôme d’un malaise psychique et plus largement de la culture, le harcèlement moral est selon l’auteur encouragé par les formes d’organisations sociales actuelles. Dans un processus de déliaison, le but devient en toute fin l’humiliation de l’autre et la cruauté ainsi utilisée ne revêt rien de plus pour celui qui en use, qu’un caractère banal, voire normal. Mais l’élément social est aussi nécessaire car constitutif de l’Homme. Le socius, à la fois extérieur et intérieur au sujet, est ce corps symbolique qui nourrit et crée du lien entre l’individu et les autres. Il est ce qui interroge les fondements et la structure de la société, à laquelle s’intègre tout individu. Pour clore cet ouvrage, le travail d’Houria Abdelouahed pose la question des origines et celle du féminin, notamment au travers de la tradition islamique, dans l’histoire d’une petite fille nommée Aïcha, 18
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devenue la femme du prophète alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. D’emblée, le traumatisme tel qu’il fut entendu par S. Ferenczi, en tant qu’excitation sexuelle effractive car prématurée, s’impose. Il est le fruit d’un écart entre la sexualité de l’enfant et celle de l’adulte, fruit d’une confusion de langue. L’enfant devient le fruit venu trop vite à maturité par cette sexualité traumatique, à l’image d’Aïcha, à la fois petite fille jouant avec ses poupées sous le regard amusé de son mari et épouse devenue « source de science ». Elle est l’enfant parlant « en nourrisson savant ». Aïcha s’illustre par sa culture et sa mémoire prodigieuses. Mais mémoire en lien direct avec la force du traumatisme, mémoire affectée, elle ne peut devenir acte d’écriture, comme le souligne l’auteure, faute de ce processus d’effacement, faute de cette opération nécessaire qu’est le refoulement. L’auteure introduit alors le lien unissant la création du destin du collectif à la cruauté faite à la chair de la petite fille Aïcha et plus largement à la chair du féminin. Il s’agit de la cruelle h(H)istoire du théâtre du féminin pouvant mener au cruel dénouement d’un sacrifice du féminin. Poussée à l’évasion par sa condition, Aïcha aura pour destin d’être une Mère non pas dans sa chair mais dans sa spiritualité. Devenue Mère « sans passer par la femme », elle est la représentante de cette culture se nourrissant cruellement pour mieux grandir, du féminin, allant jusqu’à son sacrifice, possible explication d’un éventuel refus du féminin.
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PREMIÈRE PARTIE La cruauté en question
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D. CUPA
Sadisme et cruauté Il semble important, au regard de la clinique contemporaine tant individuelle que collective, de distinguer le sadisme et la cruauté qui sont des manifestations des pulsions agressives et destructrices c’est-àdire des expressions des pulsions de mort. Cependant le sadisme et la cruauté entretiennent des liens différents avec les pulsions d’autoconservation et les pulsions sexuelles. Remarquons que dans la théorisation proposée les dualismes pulsionnels de la première et de la seconde topique freudiennes sont donc convoqués. Il s’agit pour la première topique des pulsions d’autoconservation se confrontant aux pulsions sexuelles et pour la seconde topique des pulsions de vie dans le jeu d’intrication et de désintrication des pulsions de vie et de mort. Plus la désintrication domine, plus la destructivité augmente. Dès les Trois essais sur la théorie sexuelle le sadisme est pour Freud intimement lié à l’ambivalence et associé au plaisir et au déplaisir. Je pose aussi que la cruauté est une expression de l’indifférence. Freud s’est interrogé sur l’indifférence, ce qui est très rarement remarqué. Ainsi écrit-il : « …tout comme le couple d’opposés amour-indifférence reflète la polarité moi-monde extérieur, la seconde opposition amourhaine reproduit la polarité de plaisir-déplaisir connectée avec la première. Après que le stade purement narcissique a été relayé par le stade d’objet, plaisir et déplaisir désignent des relations du moi à l’objet »1. L’indifférence se situe donc du côté du monde extérieur au moi seul aimable lors du narcissisme primaire, tandis que le plaisir-déplaisir se situe au sein des relations à l’objet, celui-ci étant considéré et accepté alors comme tel, en particulier comme porteur de plaisir et de déplaisir. Le sadisme Le sadisme dans la vie sexuelle
Dans la première partie des Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud introduit le sadisme. Il s’agit de prendre du plaisir en infligeant de la 1. S. Freud (1915), « Métapsychologie », OC XIII, Paris, PUF, p. 183.
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douleur. Dans le développement sexuel normal il y a « une adjonction d’agression » chez l’homme ; « le sadisme correspondrait alors à une composante agressive de la pulsion sexuelle devenue autonome, poussée à l’extrême et amenée par déplacement en position principale ». Freud introduit dans ce texte le masochisme comme « continuation » du sadisme, celui-ci se retournant contre la personne propre. Il a toujours soutenu que sadisme et masochisme vont de pair. Ce n’est que dans la seconde partie des Trois essais, qu’il décrit une seconde phase prégénitale après l’organisation orale qui est celle du sadisme anal. Deux pôles de la vie sexuelle sont dès lors présents selon lui : l’activité et la passivité. « L’activité est entraînée par la pulsion d’emprise par l’intermédiaire de la musculature corporelle, c’est la muqueuse érogène intestinale qui fait figure d’organe à but sexuel passif2 ». Cette forme de fonctionnement sexuel peut être dominante dans la vie sexuelle d’un individu. La prédominance du sadisme et le rôle du cloaque de la zone anale confèrent un aspect archaïque à cette organisation sexuelle. « Une autre de ces caractéristiques c’est que les couples d’opposés pulsionnels sont développés de manière à peu près comparable – état des choses qui selon l’heureuse dénomination introduite par Bleuler, est qualifié d’ambivalence. »3 Le sadisme marque aussi les théories sexuelles infantiles et Freud d’avancer que « si des enfants sont à un âge tendre, spectateur du commerce sexuel entre adultes (…), ils ne peuvent s’empêcher de concevoir l’acte sexuel comme une sorte de maltraitance ou de violentement, donc au sens sadique. La psychanalyse nous permet aussi d’apprendre qu’une telle impression de la prime enfance contribue pour beaucoup à la disposition à déplacer ultérieurement le but sexuel vers le sadisme. »4 Janine Chasseguet-Smirgel a proposé une théorisation qui me semble intéressante tant sur les aspects sadiques de la sexualité que sur le sadisme pervers et sur ce qui les provoque. Selon elle, si la prégénitalité a autant d’importance c’est en raison de la longue période pendant laquelle le petit humain est incapable de satisfaire sa génitalité. Du coup, pendant un long moment, l’enfant en raison de sa néoténie et de sa puberté tardive est soumis à une intense frustration de ses désirs génitaux ; c’est pour cette raison que, d’emblée, la sexualité porte la marque du sadisme5. En effet, J. Chasseguet soutient que le petit garçon qui 2. S. Freud (1905), « Trois essais sur la théorie sexuelle », OC VI, Paris, PUF, p. 135. 3. Ibid., p. 135. 4. S. Freud (1915), “Métasychologie”, OC XIII, Paris, PUF, p. 132. 5. J. Chasseguet (1984), Ethique et esthétique de la perversion, Paris, Champ Vallon.
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a des érections ne peut méconnaître la présence d’un organe en creux susceptible d’être pénétré chez sa mère. Cette présence du vagin constitue une blessure narcissique pour lui car il ne peut ni satisfaire sa mère, ni lui faire un enfant. Il est ainsi conduit à reconnaître l’existence du monde adulte différent du sien. La fillette qui n’ignore pas qu’il existe en elle un organe creux est davantage obligée de se plier au principe de réalité, elle voit l’organe mâle, elle se sent châtrée et veut le posséder. Le sadisme exprime de façon manifeste la haine à l’égard de la mère car elle l’a confronté à son insuffisance. La jouissance est obtenue en humiliant et en infligeant de la souffrance à l’objet. Le sadisme-anal abrase les différences
Le pervers quant à lui refoule souvent son hostilité contre sa génitrice, il met en place un système de falsification de la réalité dans lequel l’impuissance infantile à satisfaire sexuellement la mère est méconnue. La perversion est régression au stade sadique-anal, le pervers organisant un « nouveau monde » dans lequel les objets, les sources érogènes, les plaisirs vont être en quelque sorte adaptés aux plaisirs de la sexualité infantile c’est-à-dire à la pulsionnalité partielle. L’écart qui existe entre le monde anal et le monde génital est comblé par l’idéalisation des éléments anaux qui permettent le maintien de l’estime de soi. Dans Ethique et esthétique de la perversion6, J. Chasseguet reprend dans le sillage de Krafft-Ebing deux textes de Sade, Les cent vingt journées de Sodome et La nouvelle Justine ou les malheurs de la Vertu suivie de L’histoire de Juliette ou les prospérités du Vice, textes qui lui paraissent représenter l’essence du sadisme. Elle met en rapport les mises en scènes sadiennes avec leur symbolique corporelle anale. Ainsi montre-t-elle combien le parcours pour arriver au Château de Silling et ses chambres de torture et de mise à mort, figure le monde sadique-anal. Celui-ci est « un trajet à travers le tube digestif dans lequel la victime est progressivement et successivement attaquée par les divers segments du conduit gastro-intestinal pour finir dans l’enceinte que forme l’anneau sphinctérien du bourreau qui la contraint, la manipule à son gré, la tient à sa merci. » L’objet de l’emprise anale est malléable à loisir, l’emprise en fait un déchet, le contrat sadique soumettant l’objet à la seule loi régissant les processus qui se déroulent dans le tractus digestif. In fine, le sadismeanal vise à accomplir l’abrasion de toutes les différences tout devant 6. Ibid., p. 195.
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réintégrer le moule anal : différence des sexes, des générations, des zones érogènes, les diverses parties du corps, etc. La réalité est déconstruite au profit d’un nouveau monde : celui, indifférencié, de l’analité. Destins du sadisme
J. Chasseguet et P. Denis chacun à leur façon insistent sur la place de l’emprise dans la perversion. Pour J. Chasseguet l’hybris, qui est orgueil, démesure à la recherche d’un pouvoir absolu sur les êtres et les choses, est porteuse d’une coexcitation libidinale qui érotise la pulsion d’emprise pour la transformer en sadisme. Pour P. Denis le sadisme est « un destin de l’emprise », il n’est pas lié directement à la satisfaction. Il pense aussi que l’hybris donne toute sa violence au sadisme. Mais, par ailleurs, M. Klein7 a montré que c’est avant tout le sadisme qui conduit au processus de symbolisation. Craignant le retournement de ses attaques contre les organes de l’objet, l’infans recherche des substituts, des objets non corporels, des symboles. Ainsi, la symbolisation préserve le sujet des attaques projetées sur l’objet, protège l’objet, éloigne du corps propre. Lorsque les attaques fantasmatiques contre l’objet n’ont pas pu se déverser, « le processus de symbolisation, de sublimation se paralyse et l’écart entre le sujet et l’objet disparaît. » Le corps propre peut alors devenir l’objet du monde extérieur et être attaqué. Si A. Gentileschi, E. Delacroix, P. Picasso ou L. Clergue, pour ne citer qu’eux, expriment dans certaines de leurs œuvres combien l’agressivité s’infiltre dans la sexualité, certaines productions contemporaines8 manifestent « une désymbolisation » que constate J. Chasseguet. Elle remarque que si l’utilisation du corps et de ses excretas devient commune chez certains artistes actuels, ce qui est le plus inquiétant, c’est que jamais auparavant ces œuvres n’auront été autant applaudies, célébrées. Cette célébration aux excretas, référence immédiate au corps, implique l’abolition de l’écart entre le corps et la création ; elle signe une déculturation. Freud remarquait déjà les signes de l’effacement du surmoi social, cet idéal du moi que la société cultivée impose et dont l’art serait la représentation la plus haute, art qui en maîtrisant les pulsions anales conduit à la civilisation.
7. J. Chasseguet (2003), « Sublimation et symbolisation : l’énigme de certaines productions de la création contemporaine », La sublimation, Paris, In Press, p. 89. 8. Ibid., p. 87-97.
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La cruauté La cruauté et l’autoconservation
Toute manifestation de violence ou toute haine ne sont pas forcément sadiques et donc empruntes de sexualité. Il existe une destructivité à but autoconservatif, narcissique et non pas de jouissance. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans les Trois essais où il commence à formaliser sa conception de la cruauté et où il en propose la version la plus achevée, Freud utilise le terme Grausamkeit qui signifie cruauté, mais aussi atrocité, férocité, barbarie. Ce terme dérive de Grauen : l’épouvante, l’effroi 9 qui suggèrent que la cruauté peut provenir de la peur, de la terreur. Freud ne choisit pas Mordlust qui signifie littéralement « plaisir au meurtre », par extension « sanguinaire ». Si dans la première partie des Trois essais, sadisme et cruauté se confondent, dans la seconde partie Freud avance que la cruauté est indépendante de l’activité sexuelle. Il écrit : « Nous sommes en droit de supposer que les motions cruelles dérivent de sources qui sont à proprement parler indépendantes de la sexualité, mais qu’elles sont susceptibles, par anastomose, d’entrer précocement en liaison avec celle-ci en un point de leur origine respective.10 » Il me semble qu’il est possible de poser à l’origine une destructivité pré-sexuelle liée à l’autoconservation, au maintien du narcissisme. Cette proposition me paraît rejoindre également les assertions freudiennes de la « Métapsychologie »11 où Freud envisage l’autoconservation du point de vue de la haine : « On peut même soutenir que les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation », écrit-il et plus loin : « La haine, en tant que relation d’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations. »12 Ainsi, Freud considère aux origines une protestation haineuse de la pulsion d’autoconservation se manifestant comme défense du narcissisme plongé dans le déplaisir. La haine est primitive, « l’objet naît dans la haine », et ce n’est que dans l’organisation génitale que l’amour devient l’opposé de la haine. 9. En allemand « cru » se dit « roh ». 10. S. Freud (1905), « Trois essais sur la théorie sexuelle », OC VI, Paris, PUF, p. 121. 11. Op. cité, p. 40. 12. Op. cité, p. 42.
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Remarquons aussi que, dès le premier « Essai » (1905), Freud évoque le besoin de forcer, de contraindre, de s’affronter « aux résistances » de l’objet. Ce sont pour moi les ébauches de l’emprise dont la formalisation apparaît dans le deuxième « Essai » où Freud lie la motion cruelle à l’emprise dont elle provient. Pulsion partielle qui concernerait la vue, le toucher et surtout l’appareil musculaire. C’est ce mouvement prédateur et d’affrontement aux limites de l’objet qui me paraît être celui de la cruauté. Mouvement qui provient du refus de l’objet13 limitant l’infans dans sa toute-puissance narcissique, le confrontant à son impuissance. La cruauté appartient à l’expérience de détresse, elle est réponse originaire, décharge, expulsion face au trauma origine, elle est « négation », elle permet « l’affirmation primaire »14, elle n’est pas le « non » du défi et de la recherche de maîtrise anale. Elle a une valeur constituante de vie. L’impuissance renvoie ici aux états d’impuissance provoqués par le manque d’objet et ses insuffisances. Elle diffère de l’impuissance à satisfaire génitalement la mère. L’une et l’autre se complètent. La cruauté est indifférente
Freud précise que l’enfant cruel n’est pas arrêté par la douleur, car le sentiment de « compassion » n’apparaît que plus tard ainsi que la « barrière de la pitié. » La cruauté infantile n’a pas pour but la douleur d’autrui, « elle n’en tient pas compte ». Il n’y a pas dans la cruauté d’identification à la douleur, à la souffrance de l’autre, ce qui existe dans le sadisme. D. W. Winnicott propose un éclairage de la cruauté15 qui me semble aller dans le même sens. Selon lui, l’agressivité du nourrisson n’est pas réactive, mais le devient par mesure de protection lorsqu’il y a empiètement de l’environnement sur son univers. Il décrit trois étapes de l’agressivité, la première étant le stade de la pré-inquiétude (pre-concern) qui se caractérise par la cruauté. Il postule une relation objectale de cruauté précoce pendant laquelle le nourrisson attaque imaginairement le corps de sa mère dans l’indifférence. À ce stade le nourrisson est « impitoyable » ce qui ne sera plus possible au stade suivant, car il sera alors concerné par l’objet. Ce nourrisson sans pitié renvoie aux assertions freudiennes : la 13. Voir P. Denis qui rejoint pour une part cette conception lorsqu’il avance que le sadisme est une conséquence de la montée de l’excitation s’appliquant à l’objet qui refuse, se refuse. 14. Nous voici dans une relecture du texte de 1925 de Freud, La négation. 15. D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, « Le développement affectif primaire » (1945) et « L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif » (1945), Paris, Payot, 1969.
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cruauté s’oppose à la pitié. Le nourrisson est cruel parce qu’il n’est pas, ne peut pas être « intéressé » par l’effet de ses pensées et actions sur son objet, il ne manifeste pas à cette époque d’inquiétude pour lui. Cette absence de sollicitude se retrouve dans l’indifférence du sujet narcissique en recherche d’un état de quiescence d’où toute tension doit être abolie, d’une satisfaction indépendante et fermée à l’autre, ouvrant aux fantasmes d’invulnérabilité. Je rappelle ce que j’ai mentionné en commençant. Freud me semble souligner à juste titre dans « Pulsions et destins des pulsions » que le moi narcissique refermé sur lui-même est indifférent à l’objet. Les déconvenues avec l’objet peuvent conduire à un repli sur le moi, repli indifférent à l’autre. Nous nous situons alors dans l’ordre de l’analité primaire telle qu’A. Green a pu la décrire qui est marquée de façon prépondérante par le narcissisme. Il y a chez ces sujets une défense acharnée du territoire subjectif, une lutte auto-conservatrice qui s’explique par un sentiment permanent d’empiètement (au sens de D. W. Winnicott) actualisant les traumatismes primitifs. Nous avons à faire à des écorchés vifs ; « les patients parlent de leurs enveloppes en termes de croûtes qui lorsqu’elles tombent laissent un derme exposé à toutes les agressions », dit A. Green16. Le « déni d’existence » de l’autre17 qui permet que l’autre ne soit plus conçu comme un semblable semble possible par le désinvestissement libidinal de l’objet sur lequel porte la cruauté. Il n’y a pas d’identification, de mise en lien avec l’objet violenté ; l’insensibilité à ce que peut éprouver l’objet passe au premier plan, plus que la jouissance. L’autre peut être alors considéré avec indifférence et aisément devenir l’objet de n’importe quelle destruction. Comme le propose R. Aceituno se référant au texte « La négation » de Freud, c’est « un jugement d’inexistence » qui est porté. Ne peut-on penser alors que cette indifférence et la cruauté qui s’en suit ont pour origine la haine primitive déclenchée par l’impuissance de l’infans néotène, la fin de l’omnipotence symbiotique ? Si l’indifférence est l’affect qui domine, c’est parce qu’il n’est pas possible de haïr la victime, car cela impliquerait non seulement d’accepter son altérité mais aussi les souffrances qu’autrefois la mère, souvent dans l’indifférence, a provoquées.18 Pour reprendre les formulations de R. Aceituno 16. A. Green (1993), « L’analité primaire », Le travail du négatif, Paris, Minuit. 17. P. Denis (1997), Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, p. 127. Le terme est aussi utilisé par G. Pragier. 18. Chez ces sujets existe « une idéalisation forcenée de l’image maternelle intouchable au risque d’entrevoir une haine sans fond, les crimes pouvant être compris au moins partiellement comme un matricide déplacé. »
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il est possible de penser que la mère a pu porter un « jugement d’inexistence », elle était indifférente à son enfant. L’expérience de détresse n’a pas conduit à un processus de deuil, mais à une accentuation de la détresse confirmant que l’objet est cruel, et que les actes du sujet ne sauraient recevoir aucune validation qui lui conférerait un droit à une existence reconnue. L’indifférence permet de maintenir la toutepuissance narcissique. Le mouvement en jeu est l’effet de la déliaison des pulsions de mort et de vie et de la désobjectalisation qui s’en suit. Désobjectalisation par déliaison et désinvestissement au sens où l’entend A. Green. La cruauté et le sang répandu
La racine indo-européenne kreu à l’origine du mot « cruauté » exprime les notions de « chair crue, saignante », « sang répandu ». Il y a dans la cruauté « un reste d’appétits cannibaliques » écrit Freud en 1905. En latin cruor signifie « le sang répandu », crudus : « saignant », crudelis : « qui se plaît dans le sang », « qui est cruel ». La langue latine distingue sanguis, le liquide précieux porteur et garant de vie qui coule, qui est invisible, insaisissable, mais présent dans nos veines, de cruor. Gina Pane et d’autres encore comme M. Journiac ou V. Acconci, etc. ont joué avec leur sang et leur corps en se coupant, en se mutilant de façon effroyable. Ces artistes se comportaient de façon auto-cruelle, froidement, comme anesthésiés, comme s’ils n’habitaient pas leur corps, comme s’ils se trouvaient hors de leur corps. Par ses « actions » G. Pane disait dénoncer la passivité sociale, l’indifférence devant l’horreur, « l’anesthésie du regard ». Elle expliquait ses « actions » ainsi : « La blessure repère, identifie et inscrit un certain malaise. Elle est au centre de ma pratique, elle est le cri et le blanc de mon discours. L’affirmation de la nécessité vitale, élémentaire, de la révolte de l’individu. Une attitude absolument pas autobiographique »19. G. Pane donnait à voir ce qu’elle n’avait pas pu sans doute symboliser faute de regards lui répondant. Comme je l’ai déjà dit, le corps réel devient espace externe des projections agressives lorsque le processus de symbolisation est entravé. La peau comme enveloppe est particulièrement visée et le sang en signe l’entame.
19. G. Pane (2003), « Lettre à un(e) inconnu(e) », Écrits d’Artiste, Paris, École des Beaux-Arts, p. 155.
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Je pense à Sandrine, pâle, de noir vêtue, sans affect, qui au début de sa psychothérapie a pu me raconter, parce que je l’y poussais, qu’elle se scarifiait profondément, régulièrement, seule, assise sur le bord de sa baignoire. Ses paroles à peine audibles, une certaine façon d’être là sans être là, me la font imaginer comme un fantôme, elle est sans affect. « Quand j’ai des gestes violents à mon égard, ça me calme », « Je ne pense pas quand je me coupe », « Je ne sens pas la coupure », me ditelle. étonnamment, elle ne rentre jamais en conflit avec quiconque. Au bout de quelques années de psychothérapie, lors d’une visite chez sa mère, Sandrine va dans la salle de bain pour nettoyer sa fille qu’elle gronde assez violemment. La mère de ma patiente intervient alors, les deux femmes « s’engueulent pour la première fois », et la mère dit à sa fille : « Je te hais, sors de chez moi ». C’est une révélation. Ce qu’elles ne pouvaient se dire est dit. Sa mère la hait et elle hait cette mère qui l’a abandonnée et laissée aux mains de son père alcoolique. L’autocruauté peut disparaître. Fondamentalement, la cruauté me semble être une attaque de la mère dans ses capacités à contenir et ses contenus, mère qui peut donner et maintenir la vie mais délaisse son enfant, voire peut le maltraiter. Ce n’est pas pour rien que la peau comme enveloppe somatopsychique est souvent en jeu. Sadisme et cruauté sont des figures de la haine de la mère. Dans la clinique du désordre psychopathique, du ressort de la perversion narcissique et de l’angoisse de néantisation, se joue la cruauté, la survie psychique poussant aux nécessités meurtrières par mesure de réanimation. Le caractère irreprésentable du traumatisme primaire et de la haine associée ouvre sur des mises en scènes effroyables qui sont prises dans la répétition du même. Le sadisme pervers quant à lui est vengeance à l’égard de la mère impossible à satisfaire sexuellement, l’hybris du pervers pour échapper à l’Œdipe et à la castration portant les représailles jusqu’à l’impossible où Eros jouit dans la torture, voire la mort, la mère étant attaquée dans son essence et son pouvoir. La banalité du mal L’indifférence, le déni d’existence font songer à « la banalité du mal » dont H. Arendt fait l’hypothèse à propos d’Eichmann qui ne pouvait comprendre la différence entre devoir et crime, enfermé qu’il était dans 31
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la soumission au régime nazi. Bon nombre de bourreaux se sont ainsi défaussés : nazis, Khmers rouges, Serbes, Hutus, etc. Une émission récente de la télévision20 réalisée avec l’aide de scientifiques a reproduit l’expérience de Stanley Milgram21. Les résultats ont été identiques à ceux trouvés dans les années 1960 en laboratoire. La contrainte sur l’Idéal du moi et l’exaltation que provoquent un plateau de télévision et ses animateurs, transforment près de 80 % d’individus en tortionnaires prêts à faire souffrir atrocement, voire à tuer un autre humain – du moins est-ce ce qu’ils croient – en envoyant des décharges électriques croissantes jusqu’à 480 volts. G. Laval propose22 une analyse des régimes totalitaires transposable aux vacuoles totalitaires que contiennent les sociétés démocratiques, les sectes ou les kamikazes par exemple. Pour lui, ces régimes possèdent une structure déstructurant l’appareil psychique qui garde ses capacités de raisonnement, mais perd ses facultés de jugement et de discernement. L’Idéal du moi est exalté de la façon la plus extrême se transformant en Idéal du moi grandiose. Ainsi, ce système fait-il tout pour que le sujet ne puisse plus penser, qu’il ne soit plus pris dans des controverses internes. Le Surmoi n’a plus à délibérer, il est déplacé le plus possible sur l’instance sociale externe qui va dicter ses conduites et décider pour lui où le Bien et le Mal se logent. Le sujet perd ses capacités de jugement qui ont été confisquées par l’appareil social et il accepte alors qu’il n’y ait plus de culpabilité à tuer et, par contre, qu’il soit coupable s’il ne tue pas. Le Mal est devenu le Bien. Ce processus semble soutenu par « un engourdissement » que le sujet cultive et qu’il « nourrit probablement de la haine transformée en mépris dédaigneux », écrit R. Stein23. Pour ma part je pense que c’est de l’indifférence. L’acte cruel peut être alors commis sur un autre chosifié, la toute-puissance narcissique, les fantasmes d’immortalité, le passage à l’acte expulsant l’autre de son humanité.
20. Documentaire réalisé par C. Nick, « Le jeu de la mort », émission des 17 et 18 mars 2010, France 2. 21. Professeur de psychologie sociale à l’Université de Yale. 22. G. Laval (2004), « Psychanalyse du meurtre totalitaire », La cruauté, Cahiers de psychologie clinique, 1, Bruxelles, de Boeck. 23. R. Stein, « Le mal comme amour et libération : l’état d’esprit d’un terroriste religieux kamikaze », Revue Française de psychanalyse, Paris, PUF, 3, 2002.
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D. RIBAS
Cruauté et pulsions La férocité des hommes ne fait aucun doute et nous apparaît comme fondamentalement pulsionnelle, enracinée dans notre part animale – que Freud ne reniait pas. De ce fait elle a à voir avec l’instinct, y plonge son authenticité et son évidence. Pourtant la question de savoir si l’animal est cruel au sens profond du terme se pose. Sa cruauté nous est certaine s’il nous dévore, mais le fait-il avec la satisfaction perverse de faire souffrir ? N’a-t-il pas la même joie simple et sadique orale que lorsque nous le mangeons à belles dents, le plus souvent il est vrai avec la délicatesse de l’avoir tué avant ?.. Mais comme les huîtres sont délicieuses ! Pour le Freud des premiers textes, il est donc évident que le sadisme est au début de la vie psychique, non inhibé dans la suppression de l’obstacle, de l’élimination du gêneur. Il en conçoit donc fort logiquement que le masochisme naît du double retournement – d’activité en passivité et de l’objet vers la personne propre. À cette occasion naît « un nouveau sujet », comme y ont insisté Marie-Christine Laznik et Bernard Benot, qui situe déjà le masochisme à une place centrale pour la subjectivation. La métapsychologie est écrite dans le deuxième temps de l’élaboration freudienne de la conflictualité psychique. Le premier temps a opposé les pulsions sexuelles, porteuses de tous les dangers et de toutes les satisfactions, aux pulsions d’autoconservation, raisonnables et peureuses gardiennes de notre vie. L’hypothèse n’est d’ailleurs pas obsolète. L’amoureux qui profite de l’absence d’un mari chasseur de gros gibier pour lui voler joyeusement sa femme met effectivement sa vie en danger si le mari a par hasard oublié quelque instrument de tuerie au domicile conjugal, comme l’homme du monde a pu payer sa bonne fortune amoureuse d’un duel pouvant être fatal – à lui-même ou au rival – à certaines époques… Mais Freud, bien que la sexualité puisse se payer de mort ou aboutir au meurtre, introduit bientôt en 1914 une nouvelle conflictualité avec le narcissisme. La logique imparable devient celle de l’investissement – et la métaphore financière est pertinente. L’aventure pulsionnelle sexuelle, l’investissement de l’objet, ne peuvent se faire qu’au détriment du capital narcissique. L’amoureux le montre bien qui alimente 33
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son étoile du prix de devenir ver de terre. Cette balance objectale/narcissique reste elle aussi très pertinente. Loin d’amoindrir la révolution de la sexualité infantile, elle est également particulièrement scandaleuse et décapante pour la sentimentalité : l’amour des parents, paradigme de l’amour désintéressé, se révèle amour de la part de leur narcissisme qu’ils projettent dans l’enfant qui les prolonge et leur survivra, leur donnant l’immortalité ! Nous nous souvenons aussi des propos inquiétants sur l’incapacité des femmes à aimer qui que ce soit d’autre que leur premier enfant mâle… Si la dimension narcissique de l’amour d’objet nous menace tous – mais il est difficile de penser que le summum d’un amour parfaitement objectal serait la recherche d’un ou d’une partenaire dépourvu de toute beauté… – souvenons-nous que la terrible sanction dans la perte objectale d’un choix d’objet narcissique sera l’impossibilité du deuil – car c’est alors une part de soi-même qui serait perdue, imposant le recours à l’incorporation de l’objet perdu, et plongeant dans les affres potentiellement mortelles de l’accès mélancolique. À l’opposé Ferenczi va concevoir l’introjection dans cette logique de narcissisme projeté dans l’investissement de l’objet comme permettant en retour l’introjection de l’objet et de la relation avec lui, enrichissant le moi. Nous savons aujourd’hui combien, s’il est nécessaire de s’aimer suffisamment pour aimer autrui, le narcissisme est par ailleurs porteur de potentialité mortifère et destructrice chez les êtres humains lorsque sa fragilité se compense de son hypertrophie. Mais le conflit psychique n’a pas encore trouvé pour Freud sa mise en forme définitive avec ces deux versions complémentaires où la sexualité reste un des termes de l’opposition, et le principal. La Grande Guerre dévaste l’Europe, et Freud voit ses fils partir au front alors qu’il est réduit à l’inaction. La civilisation s’autodétruit sous ses yeux. Du front reviennent des traumatisés qui font des rêves répétitifs et horribles. La névrose traumatique met en échec le primat sexuel de la pulsion, le rêve n’est plus une réalisation de désir, et il ne protège plus le sommeil : le constat d’un Au-delà du principe de plaisir s’impose. On a pu proposer que c’était la mort de sa fille Sophie qui avait plongé Freud dans un pessimisme sans fond, mais le manuscrit était déjà écrit lors de cette épreuve. La Première Guerre mondiale me semble plus l’événement majeur qui impose à Freud cette révision déchirante. Bion et Winnicott en furent eux aussi profondément marqués. Fils d’un officier britannique de l’Armée des Indes, Bion commandait un régiment de chars dans le Nord de la France. Chars à la vitesse dérisoire 34
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que les canons pouvaient viser tout à loisir. Les débris éparpillés des corps de ses hommes dans les carcasses éventrées de leurs chars ne sont pas étrangers à la capacité surprenante de Bion à comprendre éclatements et morcellements de la psyché psychotique et pensées bizarres sans penseur… Winnicott fut, quant à lui, infirmier sur un destroyer où il n’y avait pas de médecin. Auparavant, s’il avait été exempté en tant qu’étudiant en médecine d’aller au combat, tel n’avait pas été le cas d’amis proches qui moururent dès le début des hostilités. Clare Winnicott témoigne que son mari en resta marqué toute sa vie. « Il eut, en effet, toujours le sentiment qu’une responsabilité lui incombait, celle de vivre pour ceux qui étaient morts autant que pour lui-même. » Il en témoigne dans son autobiographie doublement posthume, puisqu’il se suppose déjà mort : « Voyons un peu. Que s’est-il passé quand je suis mort ? Ma prière avait été entendue. J’étais vivant au moment de ma mort. C’était là tout ce que j’avais demandé et je l’ai obtenu. (Ce qui me donne mauvaise conscience, car tant de mes amis et contemporains sont morts pendant la Première Guerre mondiale et je n’ai jamais pu me débarrasser de l’idée qu’être, moi, en vie, c’était comme une facette de quelque chose dont leurs vies à eux constituaient les autres facettes : un cristal énorme, un corps dont l’intégrité et la forme sont intrinsèques à lui-même). » La mort s’est donc imposée dans la psychanalyse, mais le génie de Freud en fait une pulsion d’autodestruction qui vise l’individu lui-même. Une bonne part des psychanalystes (dont Winnicott, qui y voyait une résurgence du péché originel…, et s’opposait à la compréhension kleinienne de la pulsion de mort) n’y adhérera jamais, de Bela Grünberger à Michel de M’Uzan. Nouveau scandale que ce qui se rapproche alors d’une philosophie schopenhauerienne, comme de ce détour par les protistes et la biologie. Au contraire, pour moi qui me suis confronté à des organisations autistiques débordant ou en deçà d’un fonctionnement psychique, ou dans les désorganisations psychosomatiques, il devient très précieux de pouvoir penser ces hétérogénéités, ces dépassements de la capacité de traitement des conflictualités par le psychisme qui débordent sur le corps et l’entament. Hasard jubilatoire de la pensée scientifique, Jean-Claude Ameisen, biologiste, nous apprend que la « sculpture du vivant » procède par l’instruction donnée à certaines de nos cellules de se suicider quand c’est nécessaire pour que nos doigts se dessinent et forment nos mains à partir des bourgeons embryonnaires. Il en conclut qu’il n’y a pas de cellule vivante qui ne possède des « exécuteurs » chargés de l’autodétruire. 35
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Ceux-ci sont incapacités par des messages des autres cellules des tissus voisins. C’est donc l’absence de ces inhibiteurs de destructions qui déclenchent le suicide cellulaire. J’y vois une intéressante métaphore de la nécessité d’un investissement par l’objet pour protéger de l’autodestruction. Serge Lebovici avait proposé un célèbre aphorisme : « L’objet est investi avant d’être perçu » qui montre ce qui nous sépare des neurosciences positivistes qui pensent la perception du monde objective et d’emblée. Je proposerai d’y ajouter : « Le sujet a été investi avant d’investir ». Francis Pasche le disait déjà : l’amour est intricateur des instincts de vie et de mort de son objet. Le « Problème économique du masochisme » va proposer une révolution : postuler un masochisme originaire dans la psyché, première intrication des pulsions de vie et de mort par la coexcitation libidinale – rien de ce qui est intense dans l’organisme n’échappe à la contrainte de fournir une part d’excitation libidinale – qui donne un noyau masochique permettant une première organisation temporelle sur laquelle insistait Benno Rosenberg : érotiser le déplaisir est indispensable pour que s’organise la réalisation hallucinatoire du désir. Cette première intrication pulsionnelle réalisée en interne permet alors sa dérivation à l’extérieur par la motricité, donnant le sadisme, la maîtrise, l’emprise dans le gradient satisfaction/emprise sur lequel a insisté Paul Denis, selon que le libidinal prime, mais avec une agressivité lui donnant la force de conquérir l’objet, ou que l’emprise destructrice règne. Dans cette optique, le rapport génétique entre masochisme et sadisme s’inverse. Le masochisme est premier, et le sadisme un masochisme projeté. Un nouvel argument est en effet convaincant : comment infliger la souffrance si on l’ignore. En revanche jouir perversement – comme le permet le masochisme – est plus confortable quand c’est l’autre qui souffre et moi qui jouit ! La clinique nous conforte dans ce qui semble une hypothèse bien hasardeuse. Le sadique semble plus demandé dans l’économie perverse que le masochiste. Un de mes patients n’a jamais voulu me dire son pseudonyme sur internet qui annonçait une acceptation masochiste totale, mais il m’a confié que certains des sadiques recrutés ainsi acceptent l’inversion des rôles. Il semble que tout sadique puisse ainsi basculer dans l’autre camp, comme si la vérité profonde se rappelait ainsi. « M le Maso », le patient de Michel de M’Uzan lui confiait que « c’est toujours le sadique qui se dégonfle le premier ». Benno Rosenberg a montré que le masochisme pouvait ainsi être « gardien de la vie » en donnant une solide assise face aux épreuves, mais 36
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cela ne lui faisait pas nier l’existence d’un masochisme mortifère, ce narcotique pour le principe de plaisir qui menace alors la vie de l’individu. On peut aussi attribuer au masochisme féminin – indiscutable dans la maternité – ce qui à la fois donne aux femmes une force particulière, et d’autre part les expose à une capacité de décharge pulsionnelle passive pouvant court-circuiter l’excitation érotique ou l’élaboration comme y insistent Michel Fain et Denise Braunschweig dans Éros et Antéros, après avoir pourtant critiqué vigoureusement Freud dans son déni d’une connaissance précoce du vagin par la petite fille. Avec la cruauté chaude, même pensée en seconde théorie des pulsions impliquant la pulsion de mort, et secondaire par rapport au masochisme, mais dans une intrication pulsionnelle suffisamment riche en sexualité, on reste dans un registre compatible avec la première théorie des pulsions et à son primat du sexuel et du plaisir. En effet, dès la dérivation au dehors par la motricité et par l’intrication pulsionnelle préalable, ce qui vise alors l’objet pourrait fédérer partisans et adversaires de la pulsion de mort. Le sadisme est bien alors « pulsion sexuelle de mort » comme J. Laplanche préfère corriger Freud, restaurant une symétrie. Emprise et satisfaction sont bien alors aussi les vecteurs variables en intensité et proportion qui définissent pour P. Denis la motion pulsionnelle et sa visée plus ou moins érotique ou destructive. Celle-ci est bien objectale – mais rien ne dit qu’elle vise un objet total à l’altérité reconnue : il peut s’agir d’un objet partiel délicieusement et uniquement dédié à la satisfaction perverse polymorphe. L’usage réifiant d’un humain n’est pas alors pris en compte si l’on ne s’intéresse qu’au sujet et non pas à son objet, nié dans son humanité. Du côté de la vie, cette cruauté sadique l’est par ses capacités d’intrication pulsionnelle et de dérivation au dehors qui protègent l’individu. Ce n’est pas très moral, mais tout soldat qui a dégoupillé une grenade et lâché la cuiller qui l’active comprend l’intérêt urgent de dériver au dehors la destructivité par une musculature efficacement projective – au sens strict – pour protéger sa vie. Nous savons que les enfants inhibés que nous réussissons à traiter par de petits groupes thérapeutiques se débloquent avec l’explosion d’une excitation et d’une agressivité qui nous réjouissent mais épuisent l’environnement… Il est de bon augure qu’un enfant autiste se mette à attaquer les personnes qui prennent soin de lui ou d’autres enfants, si l’on considère ses potentialités évolutives. L’entourage a un point de vue fort différent ! La projection du mauvais, du haï au dehors va même pour Freud créer l’objet au dehors du narcissisme ainsi purifié. Il en reste une trace dans notre vie amoureuse, où le 37
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bourreau de cœur et la femme fatale auront bien plus de succès que le « gentil garçon » ou la « brave » fille … La peau, théâtre de cruauté Sans tomber dans une monotonie sadienne où la fétichisation, la ritualisation étouffent beaucoup l’érotisme, la cruauté et le sadisme peuvent en partie être sublimés dans des créations littéraires ou cinématographiques. On devrait aussi convoquer l’ordinaire cruauté du journal télévisé ou du journal du jour… Plus impressionnant, le tatouage inscrit dans la chair une figuration dont l’adhésivité est paradigmatique : identitaire ou objectale, le sujet ne pourrait s’en débarrasser que dans l’arrachement de sa peau. J’ai récemment consacré un travail (Ribas 2010a) au remarquable film La Femme tatouée de Yoichi Takabayashi (1982) qui met en scène un tatoueur ayant choisi le masochisme érogène pour assurer le succès de son art : il force sa femme à subir des rapport sexuels pour que sa peau « ne se dérobe pas sous la douleur » pendant qu’il la tatoue. Celle-ci le quitte, se découvre enceinte et organise une vengeance digne de Médée, instruisant son fils dans la haine d’un père qui les aurait abandonnés, le tatouant elle-même, lui apprenant le tatouage et l’envoyant aveuglé auprès du maître tatoueur incontestable de l’époque en lui laissant découvrir qu’il est ce père abhorré. Le jeune homme se retrouve avec un tatouage de son père sur le torse, un de sa mère sur le dos quand il découvre qu’il est le fruit d’une insoutenable scène primitive lorsque son père lui avoue : « Je t’ai conçu en tatouant ta mère. » Il se tue alors, transperçant les deux tatouages et son cœur, supprimant ainsi l’incarnation et la preuve vivante de leur coït sadomasochiste. Les rapports du tatouage avec la scène primitive m’ont semblé paradigmatiques, soulignés par le réalisateur qui fait demander dans son film au tatoueur à son ultime cliente de revenir faire tatouer par sa fille après sa mort la touche finale : la prunelle de l’œil du personnage qui vit maintenant dans sa peau… Cruautés mortelles Quittons maintenant ces havres de douceur – si l’on peut dire – pour envisager les cruautés froides dont le XXe siècle a dévoilé et mis en œuvre la réalisation par les humains. J’ai dans un autre travail récent 38
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(Ribas 2010b) étudié les rapports de la destructivité et de la pulsion de mort. Il me semble clair que la désintrication pulsionnelle expose alors à des mouvements mortifères agis. Leur statut métapsychologique est difficile. Tant que de la projection existe, la haine est encore là, et tout proche de l’amour qu’elle négative. Mais il me semble qu’il faille convoquer dans le pire de l’humain – qui justement attaque l’humain et le réifie – comme une exportation de l’autodestruction. Néantisation imposée à d’autres comme pour s’en défausser ou la sous-traiter, comme les blocs de la guerre froide exportaient leurs conflits dans des guerres entre leurs vassaux. Néanmoins la pire horreur nazie peut encore prendre sens dans un optimiste (!) point de vue kleinien. Lorsque le bourreau sépare les familles, les sexes et les générations (la force des liens familiaux seraitelle une des raisons de la persécution des juifs ?), et pire, fait mourir celui vers lequel un déporté a eu un cri d’amour, exécutant un proche reconnu, il veut attaquer l’amour lui-même, il devient diabolique – donc croyant comme un ange déchu : le diable pour la religion catholique. Il faut que celui qui aime se dise que c’est lui qui a causé la mort de la personne aimée, et justement par son amour. Ce qui a été le cas. Ce serait donc alors le but d’une éperdue attaque envieuse qui vise à détruire et destituer l’amour, auquel on croit bien sûr en secret ! On en trouvera une autre figuration dans L’œuf du serpent d’Ingmar Bergman : les tortionnaires tiennent à prouver qu’une mère peut tuer son enfant. J’ai une autre version plus triste. Face à un danger de désintrication pulsionnelle laissant face à la pulsion de mort, à un désir de néantisation, l’exportation sur un bouc émissaire, à désespérer radicalement, à néantiser n’est-elle pas alors une issue collective possible ? Le contexte d’idéalisation et de purification accentue la désintrication mortifère. Dans son remarquable article « Pourquoi le mal ? » A. Green signale bien que la purification du mal en est peut-être la forme la plus achevée… Deux conséquences importantes résultent de la désintrication. La pulsion de mort désintriquée ne peut être reprise en identification à l’agresseur, ce qui est l’issue immorale et normale du traumatisme sadique. On peut infliger à d’autres ce que l’on a subi de cruel et cela fait du bien – moins à l’autre qui n’y est pour rien…– ; un équilibre entre moi et le reste du monde est restauré, la passivité est retournée en activité. Mais comment infliger une autodestruction ? Il va donc être particulièrement difficile de se dégager du traumatisme de survivre à l’extermination, et pas seulement par culpabilité. La seconde conséquence est terrible : lorsque Bruno Bettelheim et Primo Lévi se suicident à la fin de 39
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leurs vies, refusent-ils une diminution, un abandon, une exposition à la souffrance et l’indignité de la vieillesse pour ne pas revivre cette soumission ou finissent-ils par accepter et faire leur la décision anéantissante du bourreau qu’ils ont su si magnifiquement défier ? Dans son dernier ouvrage, L’esprit du mal, Nathalie Zaltzman nous fait remarquer une chose terrible : la notion de crime contre l’humanité, reconnaissance obtenue dans un gain de civilisation du refus de l’horreur nazie, s’accompagne d’une exception aux lois ordinaires qui retire aux bourreaux leur appartenance à l’humanité, ne pouvant l’accepter, clivant donc l’humanité en mettant en échec ses lois. Le gain de civilisation ne s’obtient donc qu’en mutilant l’humanité…
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DEUXIèME PARTIE La clinique de la cruauté : partie 1
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H. RIAZUELO
Le nécromancien entre cruauté de vie et cruauté de mort « Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort ». Gérard de Nerval, Aurélia
À l’adolescence, le corps change, se modifie rapidement presque d’un mois sur l’autre. L’adolescent se découvre devant ces transformations, avec plaisir, satisfaction, curiosité ou étonnement, mais aussi avec perplexité et inquiétude. Il se vit dans un corps qui ne lui correspond plus vraiment, devenu pour une part étranger à lui-même. Il est confronté au regain pulsionnel « pubertaire » (P. Gutton, 1991), à une expérience nouvelle que constitue l’accès à la sexualité génitale qui demande un remaniement de l’ensemble de l’économie psychique. Il s’agit d’un véritable travail psychique, le « pubertaire » doit s’élaborer au cours de l’adolescence et même au-delà. R. Cahn (1991, 2004) a montré que l’adolescence est dans ces moments de crises, de liaison-déliaison-reliaison, le temps de l’aboutissement du processus de subjectivation, le temps où se défont et se refont les liens autrement. Ces réorganisations physiques et psychiques mobilisent particulièrement l’adolescent, qu’en est-il alors lorsqu’il souffre, à cette période particulière de la vie, d’une maladie chronique grave atteignant ces reins ? Comment penser le processus adolescent chez un adolescent atteint d’une maladie contraignante ? Un corps entre puberté et maladie : néphropathie et diabète Être atteint d’une insuffisance rénale terminale est une confrontation possiblement traumatique à une technique lourde sans laquelle le patient ne peut vivre. Il est dialysé trois fois par semaine, pendant quatre heures, branché à un rein artificiel qui vient l’épurer semaine après semaine jusqu’à la fin de sa vie. Pour certains la greffe vient interrompre la dialyse, mais l’une et l’autre ne sont que des soins palliatifs qui 43
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n’entraîneront jamais de guérison. Il se sent vulnérable physiquement et la mort se rappelle à lui à chaque dialyse. Il a un corps malade qui ne peut le faire vivre, il ne peut s’auto-conserver (D. Cupa, 2007, p. 185). L’exploration des enjeux psychiques qu’entraînent un diabète ou une insuffisance rénale chez l’adolescent n’a donné lieu qu’à fort peu de publications. Alors que la médecine et les techniques associées progressent sans cesse, il est étonnant de se rendre compte qu’il existe très peu de recherches se penchant sur la psychopathologie des patients atteints de maladies chroniques. Ce constat est encore plus vrai en ce qui concerne les travaux sur l’enfant et sur l’adolescent notamment1. Peu se sont intéressés à ces questions depuis les travaux de quelques auteurs comme G. Raimbault (1969, 1982), D. L. Bennett et M. S. Ward (1977), D. Becker, L. Igoin et S. Delon (1979), A. K. de Nour (1979), P. Gutton (1978, 1985), B. Cramer et al. (1979) ou R. Debray (1983, 1985). L’un des points mis en avant dans la littérature est l’opposition entre le corps souffrant, malade et le corps pubertaire, l’un allant jusqu’à occulter l’autre. Il est difficile pour l’adolescent de repérer, de distinguer les effets des transformations lors de passage de l’enfance à l’adolescence, des effets de la maladie (L. Zelter, 1980 ; P. Gutton, 1985 ; L. Slama 1987 ; P. Duverger et al. 2005, J. Malka et al., 2007). « L’entrée en maladie est substituée à l’entrée en adolescence (…) Le corps malade devient fonctionnellement porteur de ce qui habituellement revient à la problématique pubertaire. La question est de l’ordre du psychosomatique » (P. Gutton 1985, p. 205). Un autre point de réflexion concerne les possibilités (ou non) qu’ont ces adolescents de grandir, de vivre leur adolescence alors qu’ils connaissent dans la réalité une situation de dépendance extrême (C. Coroir, F. Sordes-Ader, M. Jésuran-Perelroizen, 2001). P. Gutton et L. Slama soulignent la fréquence d’une sorte de repli de la famille ou de l’un de ses membres (bien souvent la mère mais parfois les deux parents) sur l’enfant malade. Ils notent une tendance à la régression narcissique chez les parents, « rétablissant le mythe d’une unité parents-enfants ou plus précisément de l’unité narcissique primaire » (1987, p. 143). B. Cramer parle même d’un phénomène de « corporalisation » (1979, p. 8). Il désigne par là le resserrement, imposé par la maladie et par son 1. Soulignons, par ailleurs, que les travaux qui s’intéressent aux adolescents suivis en néphrologie portent surtout sur le moment de la transplantation rénale.
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traitement, de la relation parents-enfants (en général mère-enfant) au niveau du corps. Cette situation de dépendance corporelle pourrait alors selon ses termes interférer avec les processus d’individuation et même de symbolisation. Une partie de l’enfant semble être portée par les parents et fonctionner sur un modèle quasi symbiotique comme le souligne à nouveau L. Slama. Cette dernière a même observé un possible maintien dans une « position d’hypernormalité impliquant un rétrécissement des facultés libidinales et un appauvrissement du Moi » (1987, p. 165). Ce mode de fonctionnement dans la relation notamment à la mère peut se poursuivre à l’adolescence d’autant plus que l’enfant est jeune lors de la survenue de la maladie et qu’elle est grave. À l’adolescence, il est cependant courant que les jeunes malades, surtout quand la maladie survient à cet âge de la vie, remettent en question des soins alors qu’ils étaient librement (ou passivement) acceptés auparavant. « Les circonstances sont nombreuses où ce dernier se met dans une attitude de refus des prescriptions, voire de déni de la maladie, au défi du danger » (D. Arnoux, 1985, p. 268). S. Consoli (2002) observe d’ailleurs que des conflits propres à l’adolescence se réactualisent chez des adultes atteints d’insuffisance rénale de par la multitude de remaniements psychiques et identitaires que la maladie entraîne. Dans le service de néphrologie où je travaille2 quelques adolescents viennent s’y faire dialyser.3 Je vais plus longuement m’attarder sur le suivi d’un adolescent qui a duré un peu plus de deux ans. Il se trouve que sa maladie, ses maladies nécessitent des soins depuis qu’il est enfant. Dimitri est pris en charge dans le service depuis quelques mois, sa mise en dialyse est récente, mais il est suivi depuis qu’il est enfant pour de nombreux problèmes somatiques. Il a déjà subi une greffe des poumons (à l’âge de 12 ans) suite à une mucoviscidose et les traitements antirejets ont abîmé ses reins, il a également développé un diabète. Il attend une double greffe rein-pancréas. Pour Dimitri, l’insuffisance rénale terminale survient donc brutalement au cours de son adolescence, mais il vit avec une maladie chronique grave depuis sa toute petite enfance. 2. L’Unité de PsychoNéphrologie intervient à l’AURA (Association pour l’Utilisation du Rein Artificiel), 75014 Paris. 3. Certains ont déjà été dialysés pendant de nombreuses années dans des services de pédiatrie, d’autres arrivent directement pour une première dialyse quand leur âge est proche de la majorité et qu’un changement de centre arriverait juste après leur mise en dialyse. Certains adolescents viennent pour la première fois se faire dialyser dans le service mais avec un long passé médical et avec d’autres pathologies somatiques.
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Dimitri et le nécromancien Dimitri est âgé de 17 ans quand je le rencontre pour la première fois dans le service de néphrologie où il est dialysé. Son médecin4 et l’équipe soignante sont inquiets : les dialyses se passent mal. Il suit les traitements à la lettre, mais les relations sont de plus en plus tendues entre lui et ses voisins de dialyse. Ce sont pour la plupart des adultes auxquels Dimitri cherche à s’opposer à tout propos : un programme de télévision, le volume, une discussion trop bruyante ou une place de dialyse par rapport à une autre, etc. Il est hautain, méprisant à leur égard. C’est peut-être les seuls moments où je le perçois au début du suivi comme un adolescent cherchant à se confronter à des adultes, aux règles établies en dialyse dont ces derniers sont les représentants. C’est de plus moins risqué que de s’opposer aux médecins pour les traitements et surtout à sa mère. Les conflits sont, eux, nombreux entre sa mère et son médecin référent, ainsi qu’avec l’équipe soignante. Je me présente à lui au cours d’une séance de dialyse à la demande de l’équipe médicale et soignante et progressivement une demande de prise en charge émerge de sa part. Liens machiniques, liens archaïques à une mère mortifère et mécanique
Lors des premiers entretiens, Dimitri me déroule douloureusement son histoire dans un climat froid, avec peu d’affects. Il parle défensivement de ses maladies comme s’il s’agissait de simples maladies infantiles en occultant la gravité et la lourdeur des soins reçus, en occultant la question de la mort. En partant de la description de l’appartement familial où il vit avec ses parents et son frère jumeau depuis l’âge de 5 ans (date à laquelle il quitte son pays d’origine pour être soigné en France), il va progressivement m’en « présenter » les différents occupants. Il me parle en tout premier lieu de son père qu’il idéalise. Il est ingénieur et souvent en voyage pour ses affaires. Dimitri gère mal les absences de son père et regrette les moments privilégiés qu’ils partageaient ensemble il y a encore peu de temps. Il les décrit comme heureux, des moments tendres, complices, pleins de découvertes et de rencontres. Ils partaient en excursion tous les deux à l’improviste comme une fois aux Seychelles, m’explique-t-il en s’animant. Avec la dialyse, il a perdu ces moments-là. 4. Dimitri transfère massivement sur son médecin référent : un transfert paternel, mais également maternel, sa mère faisant partie du monde médical.
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Ils partent toujours l’été, mais en famille et c’est maintenant prévu longtemps à l’avance, car il faut être certain qu’il y ait de la place en dialyse. Ils restent un mois à un même endroit, proche d’un centre. Sa mère est une ancienne infirmière ayant arrêté son travail à la naissance de ses enfants. De la relation à sa mère, Dimitri évoque peu de moments avec elle en dehors des soins médicaux qu’elle lui a toujours prodigués. Elle est présente et attentive à tous les soins. Paradoxalement, il repère que c’est avec elle qu’il se sent le plus à l’aise, qu’il oublie un peu sa maladie ou qu’être « malade est en quelque sorte naturel ». Encore aujourd’hui, sa mère est présente à toutes les dialyses. Chaque changement de traitement est très discuté entre elle et l’équipe médicale. Elle se sent actuellement évincée des soins à apporter à son fils. Elle vit les infirmières comme des rivales. Dimitri explique que sa mère est là pour gérer « le médical » et qu’elle servirait d’intermédiaire entre lui et l’équipe soignante. Elle est là comme pare-excitant, pour réguler. Il n’a pas à se soucier du médical. Elle est là également comme un moi auxiliaire. A d’autres moments, elle apparaît comme aussi « indispensable » que la machine dont il serait tout autant dépendant ou encore comme si elle était dialysée avec lui, comme lui. Rappelons que Dimitri, avant d’être dialysé, a été atteint d’une mucovisidose. Comme pour toute autre maladie longue et grave, elle vient largement bouleverser les relations entre les différents membres d’une famille. R. Lazarovici note cependant certaines spécificités dans la relation entre un enfant atteint de mucovisidose et ses parents : « Les troubles respiratoires ont bien souvent conditionné une proximité parentale originaire : mère venant vérifier la permanence du rythme respiratoire, enfant dans la chambre des parents. La respiration par sa prévalence, renforce ou a renforcé la place donnée à la surveillance corporelle dans le développement de l’enfant » (1985, p. 262). Il forme avec sa mère une dyade fusionnelle, quasi-symbiotique où l’attention donnée au corps est particulièrement marquée avec une mère qui de par sa profession y porte déjà un certain intérêt. Ceci se retrouve particulièrement au travers de la rythmicité : rythme de la respiration, rythme actuel de la dialyse mais aussi rythme vital du sang qui passe dans les tubulures selon le rythme cardiaque. Puis Dimitri me parle avec difficulté de son frère jumeau. Il est en prépa où il réussit bien. Il n’a pas de problème de santé et il le décrit comme plutôt « costaud » physiquement. Il l’évoque pour me dire qu’il est lui « déjà lancé dans la vie », qu’il est « dans la vie ». Évoquer ce frère 47
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est douloureux pour Dimitri, c’est celui qu’il aimerait être, vigoureux et réussissant ses études, celui qui ne pose pas de problème aux parents, qui vient même les combler. De son côté, Dimitri a actuellement du retard au niveau de sa scolarité, il est en seconde et suit péniblement. Il se déprime fortement en pensant à son avenir, à la réalité de sa vie. Il me parle peu de sa vie sociale. Il semble être assez seul allant peu vers les autres. Des filles, il ne m’en a jamais parlé mais il ne faut pas négliger le fait que je suis une femme. Suis-je un objet fiable, moi, qui suis une femme ? Une femme qui peut susciter de la crainte car dangereuse puisqu’elle est donneuse de vie mais aussi de maladie, de mort ; qui peut susciter aussi de la peur par le désir émergeant chez lui et le renvoyant à ses premiers émois sexuels. Il a mis du temps à me faire confiance, à se livrer. Dans les entretiens qui ont suivi et comme s’il s’agissait d’une autre personne de la famille, Dimitri me parle, me présente, pourrai-je même dire, longuement son ordinateur : sa couleur, sa puissance, les améliorations qu’il apporte régulièrement à sa machine. Son ordinateur est dans sa chambre, Dimitri y passe le plus clair de son temps après ses heures de lycée. Les « machines » prennent ainsi une place centrale dans la vie de Dimitri et dans nos entretiens : il est lié à « ses » machines. Il est branché trois fois par semaine à la machine-rein et il dit se « brancher »5 quotidiennement à sa machine-ordinateur. Il va jusqu’à les personnaliser. Mais il se machinise aussi : son corps devient machine (C. Causeret, 2006). Il dit qu’à survivre ainsi grâce à une machine cela le rend « un peu irréel », « inhumain », « tel un robot », ce qui le déprime par moment mais qui lui permet également de rendre plus supportable sa situation en se fantasmant éternel, immortel comme une machine. Il dépend entièrement de l’hémodialyseur qui le maintient en vie et en même temps, la machine le laisse « K.-O. » à chaque dialyse, le « pompe », le « crève ». L’ordinateur lui permet, lui, de rendre ses journées moins ennuyeuses, moins « mortelles » et d’y mettre un peu « de vie ». C’est à la vie, à la mort comme dans ce jeu qui occupe ses journées. Ce sont deux machines clivées, l’une est bonne, l’autre est mauvaise, l’une le narcissise et l’autre le blesse narcissiquement. Je me rends compte également tout en écrivant ces lignes que les premières idées qui me viennent me renvoient d’emblée aux machines, à ce transfert machinique qui fut si présent dans ce suivi car il me semble 5. Il utilise le même terme pour la dialyse et pour les moments qu’il passe devant son ordinateur.
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au-delà de la dialyse que l’on peut repérer un lien technicisé à sa mère infirmière qui le soigne depuis de longues années. Il est dans une sorte d’indifférenciation par rapport à sa mère. La machine dont il dépend totalement le confronte quotidiennement à une mère mortifère, à une mère archaïque machinique. Dans le transfert, je me suis demandée si je n’étais pas comme un ordinateur avec lequel Dimitri a des liens affectés et à d’autres moments cet hémodialyseur, machine opératoire ressentie persécutive, comme sa mère qui se défend de trop de douleur. Dimitri est malade depuis qu’il est petit et les modalités de soins mécaniques prodigués par sa mère, du fait de sa maladie, sont comme saisies. On peut d’ailleurs se demander si elle ne fonctionne pas sur un mode opératoire en tant qu’infirmière de son fils pour se protéger de trop d’angoisses ou de culpabilité. Cela apparaît comme une difficulté chez elle à se séparer de son fils et l’incapacité de Dimitri à se révolter de cette mainmise sur lui se fait par machine interposée. Une danse macabre
Les séances des débuts, où il me raconte son quotidien au jour le jour, sont entrecoupées de silences. La pensée est ralentie souvent attachée à des éléments factuels, parfois sidérée. Il s’animera progressivement en me faisant partager ses parties de jeux vidéos. La première fois que Dimitri me parle de son jeu vidéo préféré6, il me présente l’objectif du jeu ainsi : « On gagne quand tout le monde est mort et que vous restez vivant … c’est le dernier vivant qui gagne. En plus dans ce jeu ce qui est bien, c’est que tout le monde est égalitaire. On part avec les mêmes chances. Vous partez au départ avec les mêmes forces, même si chaque personnage a ses caractéristiques. » Il insiste beaucoup sur ce point où dans ce jeu virtuel « tout le monde est égalitaire et part avec les mêmes chances » ce qui est loin d’être son cas dans la réalité. Il incarne une sorte de sorcier, « le nécromancien » qui a « le pouvoir de réveiller les morts » m’explique-t-il. Il m’apprend que son avatar peut invoquer des monstres quand il est très puissant. Ces morts-vivants, ces squelettes peuvent mourir à nouveau s’ils s’éloignent trop du nécromancien. Ils sont sous son emprise et lui dans une position de toutepuissance : si le nécromancien vient à mourir, ils meurent avec lui. Ils lui sont vitalement liés. Il est, dans l’espace du jeu, comme sa mère toute-puissante dont il cherche, dont il veut prendre la place. Dimitri 6. Il s’agit d’un suivi qui remonte à plusieurs années. Ce jeu est Diablo II.
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s’identifie massivement à un personnage tout-puissant, morbide, mais il est en même temps en difficulté à s’identifier de par la trop grande proximité à sa mère. Cependant, comme les compétences au combat du nécromancien sont plus faibles notamment dans les « corps à corps » me dit-il, il a également besoin des créatures qui l’entourent pour aller au combat, pour les attaques directes. Il est lui-même dépendant des créatures dont il est le maître. Un processus de deuil lié au renoncement à l’objet oedipien, la modification de la position face ces objets œdipiens renvoient l’adolescent à la question de la mort. Le choix du nécromancien est donc assez courant. Cependant, les autres adolescents que j’ai pu rencontrer et qui jouaient également à ce jeu pouvaient changer d’avatars. Ils s’essayaient à plusieurs personnages, masculin, féminin, guerriers ou stratèges, etc.… Dimitri lui est fixé au nécromancien. Dimitri aime particulièrement son avatar, car il est proche des personnages des forces de la Lumière mais ses pouvoirs, son apparence le rendent étrange et inquiétant. Sa silhouette et ses attitudes peuvent faire fuir : « Il est pâle, très pâle et assez maigre », me dit-il. Ce personnage à l’aspect double entre ombre et lumière fait sourire Dimitri, autant d’aspects de ce personnage qu’il incarne dans le monde virtuel que l’on retrouve quand il évoque la machine. Il ajoute que ce personnage « peut sembler un peu difficile à cerner ». J’entends aussi cela comme un mode d’entrée dans le transfert. Parfois, Dimitri et son avatar se confondent : je ne sais plus bien de qui il me parle, qui est qui. Dimitri est longiligne, un visage fin, voire creusé7 et il a une peau très claire. Cette pâleur dont il parle pour son « avatar » lui colle à la peau. Il continue à me le décrire avec force détails jusqu’à me faire froid dans le dos. Il me parle aussi au travers de ce jeu de sa propre mort comme pour se familiariser avec elle. Il insiste sur le fait que ce qu’il aime dans ce personnage c’est qu’en évoluant dans le jeu, il « gagne en vie » en se « chargeant de l’énergie de ses ennemis battus » tout comme les vampires. Le sort d’« explosion morbide » est un autre pouvoir du nécromancien que Dimitri trouve très efficace et qui lui a fait choisir ce personnage. Il peut exploser les cadavres et les projections de corps deviennent des armes pour blesser ou tuer d’autres ennemis. Il me décrit des scènes sanglantes, me fait
7. Ceci est renforcé en fin de dialyse : en fonction du poids (l’eau) pris par le patient entre chaque dialyse, il peut être plus ou moins gonflé au niveau du corps et du visage. Au fur et à mesure de la dialyse, il va perdre l’eau et ainsi « dégonfler », le visage pouvant tout à fait se creuser au cours des quatre heures de dialyse.
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vivre des parties entières. Je suis à ses côtés du côté des vivants mais parfois aussi du côté des morts. En me décrivant son avatar, il associe fréquemment sur son propre corps. Dimitri a subi de nombreuses opérations, il décrit son corps comme troué, lacéré par les multiples interventions. Dimitri se déprime. C’est un corps abîmé, dont les limites sont attaquées, un corps « qui a déjà trop vécu », qu’il trouve « monstrueux ». Il relativise « c’est moins pire que si c’était sur le visage et qu’on vous enfonce des piqûres sur le visage », côté sadique qui lui permet d’affronter Thanatos. Il associe en effet sur sa réalité : il déteste les « ponctions », il a même peur de la ponction. Il fait des allers et retours constant entre sa vie, lui et le jeu avec peut-être quelques moments de dépersonnalisation. Dans le jeu, les cicatrices deviennent des blessures de guerre qu’il va me montrer avec une certaine fierté. Ce sont les traces de sa survivance, de sa victoire sur la mort, de son immortalité. Ph. Gutton nous fait remarquer que « le héros malheureux doit par des affrontements répétés prouver sa survie aux dieux et au monde. La compulsion à témoigner marque la fragilité du fantasme d’immortalité qui n’assure pas assez que rien de commun (pas même un passage) n’a lieu entre le monde des vivants et des morts. Les scénarios d’immortalité rendent compte d’un perpétuel travail de deuil anticipé d’un soi, sorte d’activité auto-immune permanente et protectrice ; leur défaillance nécessite des conduites de vérifications, des systèmes de réparation plus ou moins urgents. La preuve par le corps, la survivance, (au traumatisme) est une conduite chère à l’adolescent. » (1997, p. 161). En jouant Dimitri voit son personnage évoluer au centre de l’écran. J’ai cependant souvent eu l’impression qu’il habitait véritablement le corps de son avatar tellement il était attentif à son évolution, à sa présence physique et aux mouvements, sur les aspects sensori-moteurs qui passent par le regard. Il insiste sur les musiques, sur les sons produits par le jeu, un autre aspect sensoriel. Il met le « son à fond » et il aime cette musique rythmée qui peut avoir cette fonction de seconde peau face à des expériences de changements catastrophiques, de pertes de repères corporels, une modalité de rassemblement du self comme le souligne M. Boubli (2005). Ces récits sont donc peu construits. Ce sont des combats dans un mouvement expulsif avec une dimension destructrice, présenté de façon quasi mécanique sans affect. Ainsi, il s’agit d’une sorte de danse macabre où la mort est doublement présente : dans le jeu et dans la réalité où il est en dialyse. Pendant plusieurs mois, cette aspiration vers la destructivité, vers la mort se répète dans le jeu dans toute sa 51
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dimension traumatique. Il est dans le virtuel un « mort-vivant » et dans la réalité « un survivant ». Dimitri dit régulièrement qu’il ne reste plus rien de lui à la fin de la dialyse, qu’il est comme fantomatique. Ce qui est notable chez lui c’est que face à ce cumul des traumatismes, face à cette réactivation permanente de la question de la mort, on repère des tentatives continuelles de réintrication pulsionnelle comme dans le jeu vidéo. Son personnage est mobilisé pour tenter de dépasser les angoisses de mort. On peut aussi se demander si en se confrontant ainsi à la mort ce n’est pas la mort elle-même qui le protège de la maladie. Dimitri est soulagé de se sentir actif, en mouvement psychiquement, virtuellement en m’exposant ses parties de jeu vidéo alors qu’il se retrouve contraint dans une passivité extrême en dialyse à laquelle il doit se résoudre pour survivre. Dans le jeu, il contrôle la situation, il est tout-puissant. Il tente de dépasser des angoisses de passivation massive8 liée à sa grande dépendance à la dialyse, à l’équipe médicale et soignante mais également et surtout à sa mère. Me parlant des soins qu’elle lui prodigue encore, même s’ils s’espacent, Dimitri me dit qu’il lui arrive de ressentir de la honte, d’être ainsi « exposé pendant certains soins » au regard des soignants et d’être aussi dépendant d’une machine, des infirmières et surtout de l’être encore autant de sa mère. Il est doublement passivé par la maladie et par sa mère. S’il se révolte contre les soins c’est à la fois psychiquement sain et physiquement dangereux. Des auteurs comme A. Ciccone et A. Ferrant (2009) soulignent que cette grande passivité, que cette exposition obligée de leur corps, de la perte de la maîtrise de ce corps sont sources de honte. Une forme de honte engendrée par le corps malade. D. Cupa, elle, articule la honte à la passivité, passivité qu’elle renvoie à celle du nourrisson, à la dépendance primaire à la mère. Je la cite : « A proprement traumatique car elle conduit à une submersion du pare-excitant, la passivation est source d’agonies, d’angoisse de mort car elle confronte le sujet à son état de détresse initial, lorsque le nourrisson néotène – « sans sa mère il ne pourrait exister » – rencontre sa dépendance absolue à l’égard de l’autre, et une première honte liée à son impuissance radicale. La question de la honte apparaît donc aussi intimement liée à l’autoconservatif. […] Elle avance que c’est non seulement l’affect de détresse qui conduit au mouvement cruel dans sa dimension d’attaque des contenants maternels insatisfaisants, mais aussi la honte de s’être découvert et d’avoir été découvert aussi 8. Au sens où l’entend A. Green (1999), lorsque la proximité de l’objet menace le sujet d’indifférenciation.
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faible ». (Cupa 2007, p. 176-177). Il s’agit pour Dimitri dans l’espace du jeu de tenter répétitivement de sauver sa peau – c’est le but même du jeu – mais surtout de se sauver de la honte et ainsi de se soulager psychiquement, de se défendre de cette réalité cruelle, mortifère. Cette forme de résistance, d’évasion face à la cruauté de mort va dans le sens de la cruauté de vie auto-conservatrice. Ajoutons que personne ne se dégage particulièrement de la foule qui l’entoure aussi bien parmi ses ennemis que parmi ses alliés. Je n’en perçois le plus souvent qu’une masse de personnages assez indifférenciée, une succession de corps sans limite, de corps éclatés alors que Dimitri connaît lui-même des flous dans ces limites. Puis cela va évoluer… Un début de reliaison de l’autoconservatif et du sexuel
Arrive un personnage qui se dégage étonnement et que je ne connaissais pas : il s’agit du barbare. Après quelques séances, j’apprends que « le barbare » est l’avatar de son frère. Il s’agit d’un personnage guerrier, tout en muscles. « Le barbare il est pleins d’armes et pleins de pouvoir, il est le plus fort ». Le barbare peut être un puissant allié auprès duquel il aime combattre9. Au cours de ces parties, il est toujours question d’aspirer l’énergie de l’autre mais là c’est pour être plus fort, plus viril. Il cherche l’ennemi qui pourra lui apporter davantage de puissance et à l’adolescence sa puissance sexuelle. Des questions sur sa virilité, sa masculinité émergent dans les entretiens. Il me dira, par exemple, après m’avoir longuement parlé de la puissance physique du barbare qu’il pense être maigre : « je le vois à ma montre, j’ai un poignet assez fin. Je le vois par rapport à mon frère. Je dois prendre des petites montres, parfois avec un bracelet pour les femmes ». Il parle de lui dans ses aspects féminins, féminisé notamment par les soins. Ceux donnés par sa mère qui le maintiennent en position infantile mais également physiologiquement : il n’urine plus, il n’a plus de diurèse, sa virilité est mise à mal dans la réalité10. La confrontation à la castration est réelle. On repère des moments de désexualisation où il se dévitalise, où cela se désintrique, mais aussi des moments d’érotisation qui réparent des violences subies. Il y a chez lui des aspects sadiques comme nous l’avons déjà vu et notamment au moment où à travers le jeu il « explose les corps ». Ainsi l’intérêt qu’il porte aux figures les plus sadiques est 9. Dans le transfert, je peux aussi être en place de ce frère. 10. L’attente de la greffe peut aussi se comprendre sous cet angle-là, elle viendrait améliorer sa sexualité à venir.
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un signe que la pulsion de mort se mélange à la pulsion érotique. Une issue est ainsi ouverte à l’expression des désirs œdipiens. Il s’agit, à ce moment-là du suivi, d’une destructivité barbare qui s’inscrit moins dans un fil traumatique. Il s’anime tout en me parlant. Les entretiens se colorent affectivement notamment sur un versant agressif. Il fantasme « d’exploser » l’autre comme ce frère qui n’est pas malade, qui réussit dans la vie. Ce frère jumeau à la toute-puissance est ce qu’il aimerait être et qui suscite chez lui envie et culpabilité. Je me suis également demandée si, lorsque, pendant la séance, le sang s’écoule, je ne suis pas le vampire ou ce frère barbare « puissant allié auprès duquel il aime combattre ». A un autre niveau, on peut l’envisager comme un rapproché avec ce frère ; un fantasme homosexuel, c’est aussi « exploser » le frère. Notons aussi au passage comme la question du double ici est intéressante. G. Rosolato (1982) souligne que « la douleur psychique face notamment à la dégradation de soi-même qu’entraîne la maladie pousse à un mouvement de dédoublement. Chez Dimitri, réalité et fantasmatique se télescopent à nouveau sur cette question du double. Il y a un double, un jumeau dans la réalité comme dans le virtuel. L’image de son frère, double lui-même, se juxtapose dans ce mouvement de dédoublement. On peut aussi se demander si la mère ne prend pas la coloration d’un jumeau parfait ? Au travers du jeu, il cherche également à « exploser » sa mère. Relation dans un corps à corps à la vie à la mort dans tout ce que cela a d’insupportable : d’insupportable dans ce qu’il décrit d’opératoire et d’intrusif dans ce lien mortifère qui le lie à elle ; d’insupportable face à toute l’agressivité que cette situation peut susciter en lui et d’insupportable à un niveau plus œdipien. La trop grande proximité qui le lie à sa mère le renvoie directement à toute une fantasmatique incestuelle et cela en l’absence du père, ce qui suscite un sentiment douloureux de honte. Elle le renvoie également à toute son impuissance et à une sexualité partielle. Cependant, en s’appuyant sur son père, sur la virilité de ce dernier, il se masculinise. Au cours de nos entretiens, par exemple, il devient plus séducteur, il m’emmène en voyage en s’identifiant à son père. Certaines destinations restent cependant secrètes entre lui et son père et une certaine homosexualité primaire se dégage de cette relation. C’est aussi un père qu’il peut davantage combler et qui le rassure narcissiquement. Avec le père il peut prendre « le large », se tenir à distance des femmes et notamment de sa mère le temps d’un voyage. C’est un père tendre qui vient le protéger mais dans la discontinuité le laissant aux soins de sa mère. 54
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C’est en me parlant des machines que la question du sexuel émerge également. Il a toujours insisté sur le nettoyage de l’hémodialyseur11 et il associe en général sur son corps qu’il faut « épurer » régulièrement pour enlever le mauvais. Il pense à cet intérieur, son intérieur détruit, attaqué par la maladie, ce mauvais qui se retourne contre lui. Au départ du suivi cela prend un aspect très clivé avec des bonnes parties de lui et des parties mauvaises que la machine vient transformer (au sens de Bion) en parties moins mauvaises. Progressivement un autre niveau plus œdipiannisé apparaît. Il y a la question du propre et du sale lié au corps, mais aussi la question de la pureté qui ressort et celle de la sexualité, puis de la transgression sexuelle tout de suite après. Il commence, par exemple, à jouer en réseau et il m’explique que face à d’autres joueurs, c’est son ordinateur qui est à la pointe du progrès, de la technologie. « J’ai l’ordinateur le plus rapide, j’ai le plus gros processeur », m’explique-t-il souvent. Il trouve ainsi une certaine puissance là où il lui en manque dans la réalité. Il me mettra aussi en garde pour que je protège au mieux mon ordinateur : « Il faut faire attention car maintenant nous sommes très souvent connectés par internet, c’est sympa être en réseau mais il faut vous protéger ». C’est la première fois, qu’il s’adresse à moi ainsi. De façon latente il évoque une sexualité mais vite dangereuse. À d’autres moments, les fantasmes de contamination liés à la maladie sont plus présents et il passe son ordinateur à l’anti-virus constamment. Il cherche les logiciels les plus performants et de façon quasiment compulsive il nettoie son ordinateur. Je me risque même à dire qu’il l’épure quasiment tous les deux jours comme son corps l’est par la machine. Au passage notons que Dimitri commence à jouer avec d’autres jeunes de son âge, il retisse des liens avec autrui tout en restant protégé nous dit F. Forest (2009), en une sorte de « solitude conviviale », selon l’expression de L. Sfez (1992). Concernant le rein artificiel, je note de plus en plus que le genre fluctue quand il le qualifie. Tantôt c’est l’hémodialyseur, au masculin, qu’il trouve intéressant dans sa mécanique ; tantôt c’est la machine qu’il discrédite : « En fait, elle n’a qu’un petit ordinateur de rien du tout, c’est très facile de la faire marcher, il ne faut pas être très intelligent pour comprendre ou avoir fait beaucoup d’études ». Il marque ainsi les différences et rappelle que ce qui est féminin est châtré. Il 11. C’est aussi un élément de réalité sur lesquels médecins, infirmiers insistent largement pour des raisons médicales évidentes.
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minimise dans le même temps l’importance de la machine ainsi que celle des infirmières et de sa mère-soignante. Elles sont attaquées : elles sont un peu bêtes. Il peut aussi m’attaquer ce qui va là aussi dans le sens d’un processus de subjectivation. Cette machine nulle, qui l’épuise, qui le vide en l’épurant, cette machine qui est ancienne, pas assez perfectionnée renvoie aussi à la sexualité de l’adolescent. L’ancien, pas assez perfectionné, est peut-être une mise à distance de l’amour de l’objet maternel et le désir d’autres types de rapports. Il me semble qu’à la fois il se machinise mais qu’il libidinalise aussi la machine qui est parlée parfois au masculin puissant, parfois au féminin attractif ou répulsif. Par ailleurs, la question de se différencier sexuellement, des liens entre les sexes se posent peut-être par ce biais du féminin-machine et de l’hémodialyseur au masculin. Dimitri se demande également régulièrement ce que ces machines « ont dans le ventre » en s’interrogeant sur ce qui les compose. Je connais l’extérieur comme l’intérieur de son ordinateur tant il l’a monté, démonté et remonté au cours des entretiens. Il semble chercher par le biais du montage et du démontage à remonter une « machine sans problème », une machine bien huilée, métaphore d’un corps sans maladie comme pour se ressusciter dans un fantasme de renaissance. Il me parle des machines en appuyant sur le genre, sur le féminin comme un regard tourné vers l’intériorité des machines, vers l’intériorité des corps renvoyant à la matrice maternelle au sens où l’entend M. Klein, une matrice contenant des objets précieux. On peut aussi se demander, comme le propose M. Boubli (2005), si pour Dimitri les mutations liées à l’adolescence ne lui font pas se questionner autrement sur le monde, les personnes qui l’entourent et ainsi chercher à comprendre comment cela fonctionne, de quoi l’autre est constitué, comment il est fait, dans un second choc esthétique au sens de D. Meltzer. Parallèlement, même si cela est très progressif, il va commencer à s’intéresser à son monde interne, à sa propre intériorité. Il peut davantage me parler de lui, de lui en lien avec les autres. Il tente avec moi de mieux comprendre comment il fonctionne psychiquement. À peu près à la même période, son médecin référent me dira que Dimitri commence à lui poser des questions sur sa maladie, sur son traitement et cela « en apparté de la mère ». Dimitri cherche ainsi à mieux comprendre de quoi il est atteint comme pour à se réapproprier sa maladie. Il prend une place dans sa lutte pour s’autoconserver ce qui lui fait du bien narcissiquement. 56
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Conclusion : l’espace du jeu Comprendre la machine, comprendre sa maladie, c’est ainsi une façon de sortir de cette situation de dépendance où il est mis, une façon de ne plus laisser son corps malade à soigner aux mains des infirmières, de sa mère. Il cherche à sortir de la passivation dans lequel ce monde et la relation à sa mère le plonge. Pour cela, il s’appuie le plus souvent sur son père qui le pousse à comprendre, qui en fait un partenaire de découverte. Ne peut-on penser aussi, même si cela est assez précaire, qu’il va chercher au travers du jeu à reprendre la main sur son propre corps alors qu’il lui échappe doublement face à la maladie et à l’adolescence ? N’est-ce pas aussi se séparer de sa mère et n’est-ce pas une mise en route d’un processus de subjectivation propre à l’adolescence ? Au début du suivi, l’activité de jouer était particulièrement complexe et coûteuse en énergie du fait de la proximité entre un fantasme de mort (jeux de fantômes, de zombies, de batailles, etc.) et la réalité (menace réelle de la mort). C’était un jeu mécanique, répétitif. Je le sentais régulièrement épuisé à la fin de certains combats. Il me semble qu’en me parlant de ses parties, Dimitri s’est petit à petit remis à jouer. Il peut sourire, s’amuser d’une scène. Il apprend aussi à éviter les attaques, à se protéger alors qu’il allait le plus souvent directement au combat. Il peut également se laisser tuer en provoquant même cette fin tragique comme pour mettre à mort des parties de lui-même ou comme le propose S. Tisseron faire mourir l’enfant pour que l’adulte advienne (2009a, 2009b). Il y a peut-être aussi derrière cette mise à mort, le fantasme de se faire renaître autre comme dans ces moments où il démontait quotidiennement son ordinateur pour le remonter réparé, « guéri ». Il a d’ailleurs déjà été « démonté une fois » au cours de sa greffe des poumons qui l’a guéri pendant un temps et il aspire à d’autres greffes. Dimitri cherche dans l’espace du jeu à réintriquer. C’est un début de figuration. Mais cela devient un espace de jeu car c’est un espace qu’il partage. Il fait le récit de sa propre vie au travers de l’espace transitionnel qu’est le jeu, rendu possible par l’espace thérapeutique. Nous sommes dans deux espaces qui s’imbriquent ou se latéralisent. Nous partagions le même espace de jeu, créatif, un espace particulier où une inquiétante étrangeté régnait le plus souvent. Et tout en écrivant ces dernières lignes, je pense aussi à la chimère telle que la définit M. de M’Uzan (1994). Il me semble avoir eu fréquemment à l’esprit avec Dimitri une sorte de monstre avec ses propres modalités de fonctionnement et qui s’est manifestée par un cortège d’images banales mais la plupart du temps 57
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étranges s’appuyant on non sur le jeu vidéo. Un travail de chimérisation (D. Cupa, 2007 dans la suite de M. de M’Uzan, 2008) s’est progressivement mis en route.
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F. POMMIER
Destruction de l’altérité en analyse À partir de deux situations cliniques différentes, l’une manifestée par le praticien lui-même à l’égard de son patient, l’autre à l’inverse, plaçant le praticien en position de persécuté par les propos de son patient, nous proposons de traiter de la cruauté dans la relation thérapeutique. Les deux situations évoquées relèvent d’un processus pulsionnel, contretransférentiel dans le premier cas, transférentiel dans le second, dont le but est la décharge qui attaque la tension provoquée par l’objet par mesure conservatrice. Nous chercherons à mettre en évidence une des formes de la cruauté, la cruauté infantile qui, comme a pu le souligner D. Cupa, s’exprime « dans le mouvement d’investissement de l’autre car elle n’est pas désintriquée de la pulsion de tendresse. »1 Nous laisserons de côté « la cruauté de mort (dont) le but serait de « prendre un pouvoir sans limite »2 en désinvestissant l’autre au point de ne plus le concevoir comme un semblable mais comme l’objet potentiel de n’importe quelle destruction. La notion de « destruction de l’altérité en analyse » que nous avons choisie pour intituler ce texte renvoie à plusieurs points. Dans une première approche, le paradoxe d’un phénomène d’abrasion pendant la cure à l’image d’une contre-indication à une cure menée de façon trop classique et aboutissant à une position contraire à ce qui peut être recherché en analyse : le lien entre affect et représentation, la liberté de mouvement psychique, la relation d’objet. En suivant une approche plus spécifique nous sommes renvoyés à certaines psychothérapies psychanalytiques compliquées, notamment à la particularité des préliminaires à la prise en charge psychanalytique des sujets toxicomanes face auxquels le praticien a souvent, au début des rencontres, une existence que l’on pourrait qualifier de précaire quand la drogue occupe tout le champ de préoccupation du patient. Certes il s’agit plutôt d’effacement du sujet. La relation passionnelle à l’objet qui caractérise le fonctionnement du toxicomane laisse peu de place à autrui. Celle-ci ne détruit pas à proprement parler l’altérité, mais la relation d’altérité a du mal 1. D. Cupa (2006), « Cruaté de mort et survivance », Psychanalyse de la destructivité, Paris, EDK, p. 61. 2. Ibid.
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à se mettre en place et nous ne saurions trop insister sur ce passage très délicat de la cure au cours duquel le thérapeute « renvoie pour un instant le rapport duel à l’unité, avant de reconstruire au même instant presque, la dualité. »3 Nous savons que c’est à la faveur de ce moment de surprise permettant de rompre un éventuel stéréotype – l’image que le patient se fait de la consultation – que le toxicomane sort un moment de sa compulsion addictive et acquiert une connaissance élémentaire de ce qui lui fait face – peut-être à l’image de ce qu’il a pu avoir du produit à l’origine de l’intoxication. Ici point de cruauté, mais plusieurs éléments ramènent pourtant à cette notion : l’originaire, l’absence de l’autre, la surprise. l’originaire précisément dans le rapport que l’on peut établir entre la cruauté et la haine, même si dans la cruauté la jouissance tend à disparaître pour laisser place à l’insensibilité tandis que dans la haine elle est encore très présente ; l’absence de l’autre dans la mesure où la désobjectalisation se retrouve dans les deux cas ; la surprise enfin dans la mesure où la tendance est à décontenancer le sujet pour qu’il ne puisse plus utiliser son masochisme. Il reste que dans la cruauté infantile, le processus mortifère ne touche l’autre que partiellement de sorte que l’altérité en analyse n’est jamais détruite et qu’à travers les manifestations de la cruauté, tant du côté du patient que du côté de l’analyste, la relation transférentielle reste toujours opérante, « l’analyse (étant) analyse jusqu’à sa dernière seconde, comme a pu le faire remarquer J. Laplanche, ce qui implique que, jusqu’à sa dernière seconde, elle soit transfert. »4 La notion de cruauté, quand elle peut se situer non seulement comme un mouvement défensif destructeur au sein du courant libidinal – sur le modèle de la « violence fondamentale » développée par J. Bergeret – comme une manière de s’adosser au double de soi-même pour s’extraire du chaos énergétique des premiers temps, mais aussi, à l’image des solutions néosexuelles évoquées par J. Mac Dougall, comme des constructions ayant pour but de donner un sens à ce qui apparaît comme « insensé ». Il y a dans cette notion non seulement l’idée d’une certaine régression vers un temps où sujet et objet ne sont pas encore distincts, mais aussi le fait qu’elle tend à créer une néo-réalité en terme d’acte au service de l’homéostasie libidinale et narcissique. L’expression de la cruauté dans l’analyse ramène au point mort. 3. F. Pommier, M.-J. Taboada (1988), « Préliminaires à une prise en charge psychanalytique du toxicomane », Esquisses psychanalytiques, n˚ 9, pp. 79-92. 4. J. Laplanche (1992), la révolution copernicienne inachevée, Paris, Aubier, p. 421.
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Nous pensons à la situation de cette femme d’origine maghrébine, immigrée en France depuis plusieurs années, qui avait laissé ses enfants au pays – de grands enfants aujourd’hui – pour venir en France. Cette femme à peine installée face à nous se met très vite et systématiquement à sangloter sur sa situation, plus précisément sur le sort que lui réservaient ses enfants auxquels elle parlait souvent au téléphone et qui ne faisaient que lui réclamer de l’argent et d’une certaine façon semblaient purement et simplement la persécuter verbalement pour qu’elle leur donne davantage et plus encore. À la première consultation, nous avions trouvé une certaine authenticité aux propos de cette femme qui pleurait à chaudes larmes. Sans doute pensions-nous parvenir à la consoler, à comprendre son chagrin. Nous éprouvions pour elle une certaine tendresse. Et puis voici qu’à la dixième consultation, nous réalisons que le scénario est toujours, absolument toujours le même – en apparence bien sûr – , qu’à peine installée sur sa chaise, commencent une série de plaintes, en même temps que des pleurs incoercibles qui, à certains moments, font même qu’elle commence à hoqueter… « exactement comme un enfant », nous dirons-nous dans l’après-coup. C’est alors qu’au bout de la dixième consultation, de la même tonalité que les neuf précédentes, dans sa forme et sans l’ombre d’une élaboration, nous abandonnons la partie. Notre seul but devient alors d’éviter à tout prix ces sanglots qui ne nous semblent plus avoir aucun sens, si tant est qu’ils aient pu en avoir un au début de notre rencontre. En suivant une dynamique profondément haineuse, nous ne pensons plus alors qu’à une seule chose pour les consultations qui suivent : faire en sorte que cette femme ne pleure plus. Nous allons d’ailleurs y parvenir, mais très brièvement, lorsque, n’y tenant plus, nous finissons pas dire à notre patiente, à la fin de la quinzième séance, que rien ne semble bouger dans son fonctionnement, ailleurs ou face à nous, même auprès de ses enfants qu’elle est allée voir quelque temps plus tôt, ou bien dans son immense solitude personnelle. Quoi qu’il arrive elle pleure. Notre intervention porte ses fruits assez rapidement, mais nous remarquons qu’une certaine méfiance s’est installée de notre côté comme si les pleurs nous avaient terriblement marqués. À la séance suivante notre patiente apparaît légèrement maquillée, souriante, et au moment où nous voyons qu’elle va quand même se mettre à pleurer, nous interrompons brutalement la séance en lui disant cruellement : « À la semaine prochaine ». Bien entendu nous ne sommes pas dans une situation de haine profonde face à cette patiente, « mais quand même » aurait dit O. Mannoni. Nous sortons de la fameuse neutralité 61
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bien connue – ne parlons pas de bienveillance – et nous en sortons non pas pour nous laisser déformer, informer par la plainte de l’autre. Nous ne pensons plus du tout aux repères théoriques qui nous permettent parfois de nous reprendre. Nous sommes dans un mouvement parfaitement cruel, hostile, projetant en quelque sorte notre état de détresse, cherchant en même temps à faire table rase de nos rencontres pour, peut-être, tout reprendre à zéro. Nous sommes dans le passage à l’acte, dans le moment où manifestement notre identité vacille, captée ici par une seule idée, celle de faire à tout prix disparaître la plainte. Nous sommes en quelque sorte sous emprise. Devant l’impossibilité pour nous de maîtriser la situation et la grande difficulté que nous éprouvons à nous identifier plus longtemps à cette femme qui manifeste sa souffrance sans nous laisser la possibilité de nous en approprier une partie – cette femme qui en quelque sorte nous instrumentalise puisque nous ne sommes plus alors qu’une surface de projection – surgit en nous l’action destructrice de la pulsion mortifère voire d’une pulsion sexuelle de mort entrant dans le cadre du sado-masochisme. Nous essayons, en réalité, nous dirons-nous dans l’après-coup, de nous dégager de ce que nous percevons comme une forme d’exhibitionnisme, de sauver quelque chose de l’ordre de notre propre désir. Si nous tentons d’être plus précis dans le détail technique des mouvements affectifs, nous dirions qu’à la dixième séance nous sommes comme désidentifié et véritablement sous l’emprise de notre contretransfert. Nous commençons tout d’abord à y adhérer sans réflexion, puis tout se passe comme si nous décidions d’adhérer à ce contre-transfert qui nous a d’abord traversé malgré nous. Nous ressentons face à nous de l’affect, beaucoup d’affect, mais nous ne trouvons plus le sujet. Nous ne parvenons plus à nous situer dans ce flot de larmes à l’intérieur duquel nous nous dissolvons peu à peu. C’est l’impossibilité de nous cliver qui nous frappe. Or être psychanalyste, c’est pouvoir constamment être clivé. Certes nous sommes déconcerté, mais le travail intérieur que nous faisons pour avancer avec elle n’a strictement aucun effet d’une séance à l’autre et toute intervention de notre part la fait pleurer encore davantage. « Je peux tenter de m’identifier à la souffrance d’un patient déprimé, écrit P. Fédida dans Humain/Déshumain, […] mais imaginer cette souffrance nécessite de me séparer de ma connaissance du semblable, d’introduire cette dissemblance dans le semblable […] quand on écoute quelqu’un, il faut d’une
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certaine façon devenir fou pour l’entendre »5, la plus grande difficulté étant toujours de transformer ses propres représentations, les déformer. Ce qui est sollicité du thérapeute, comme le souligne encore P. Fédida, est bien « qu’il se laisse défaire par l’angoisse de la rencontre » qui se forme dans cette relation thérapeutique. Nous allons bien essayer ici de qualifier des figures d’images, mais nous nous apercevons que ce sont des figures de haine et que la cruauté est à l’œuvre. D’une certaine façon nous nous laissons bien défaire par l’angoisse de la rencontre. Mais si nous essayons de qualifier les « figures d’images » de cette rencontre – c’est-à-dire des pré-représentations provenant de la sensorialité et de la motricité et constituant l’ébauche d’un espace pour l’échange entre cette patiente et nous – nous pouvons dire que ces figures d’image sont des figures de haine. Nous ne parvenons qu’en partie à transposer le caractère de notre contre-transfert au-delà de la haine étant entendu que pour qu’une transformation ait lieu, il aurait fallu que nous ne cherchions plus à sauver cette patiente « du dragon » comme le disait H. Searles6 à propos d’une de ses patientes schizophrènes, c’est-à-dire de la résistance qu’oppose cette patiente à la « guérison », une résistance qui se traduit « dans une hostilité tenace, sauvage, aux efforts du thérapeute. »7 Tout se passe comme si nous jouions avec cette patiente, le rôle d’un médecin « dévoué », mettant en acte notre sadisme à son égard et expérimentant notre volonté inconsciente de maintenir le statu quo. Et c’est seulement lorsque nous allons nous en rendre compte, que la relation va commencer à se modifier. Nous remarquerons au passage que la notion de contre-transfert peut difficilement être remplacée par le concept de « désir de l’analyste » comme a pu le penser Lacan, et que l’analyste s’interrogeant sur ce qui se passe en lui pour évaluer dans quelle mesure il adhère ou non au contre-transfert, peut opérer, dans l’après-coup le plus souvent, « un travail de dégagement de ses éprouvés contre-transférentiels, de symbolisation, comme a pu le faire remarquer P. Guyomard, qui sont indépendants de telle ou telle situation analytique. »8 Il faut bien évidemment pour cela que les résistances ne soient pas trop fortes de part et d’autre pour permettre une issue véritablement heureuse à la prise en charge. Ainsi l’expression de la cruauté peut se manifester chez 5. P. Fédida et coll. (2007), Humain/Déshumain. Pierre Fédida, la parole à l’œuvre, Paris, PUF, p. 65. 6. H. Searles, « Le médecin dévoué dans la psychothérapie et la psychanalyse », L’amour de la haine, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 33, Paris, Gallimard, 1986, pp. 249-262. 7. Ibid., p. 252. 8. P. Guyomard (2003), Le travail psychanalytique, Paris, PUF.
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le praticien lui-même mais peut se révéler productive si le désir de ce dernier vient médiatiser le rapport qu’il a à son contre-transfert et d’une certaine façon grâce à son désir, à se séparer de son contre-transfert. Nous avons commencé par évoquer l’expression de la cruauté chez l’analyste. Nous évoquerons maintenant à l’inverse, l’expression de la cruauté chez une de nos patientes qui s’est efforcée non pas de nous faire disparaître mais de réduire à néant le travail que nous avons fait ensemble en déclinant la relation transférentielle sur un mode sensitif propre à nous immobiliser et à interrompre son analyse dans une atmosphère conflictuelle et sur une fin de non-recevoir. Isabelle a déjà fait un travail analytique pendant plusieurs années lorsque nous la recevons pour la première fois. Elle a interrompu sa première tranche quelques mois auparavant et ce, de façon relativement brutale après que son analyste qui, l’ayant trouvée, selon ses dires, particulièrement angoissée du fait de la survenue chez sa mère des signes potentiels d’une maladie grave, lui a proposé de revenir en face à face et lui a donné quelques conseils. L’image idéale dans laquelle elle l’avait installé se fissure brutalement. L’analyste descend de son piédestal. La réaction de l’analyste de l’époque lui avait semblé disproportionnée, inadaptée à la situation de sidération qu’elle vivait et elle décida d’en changer. Lorsque nous recevons Isabelle pour la première fois, elle se plaint essentiellement de son manque d’autonomie, plus précisément de son extrême dépendance vis-à-vis des objets parentaux. Isabelle est en proie à une névrose de contrainte sous-tendue par un fort sentiment de culpabilité qui tend à se développer non seulement dans la sphère affective mais aussi dans le secteur professionnel. Elle se sent depuis la puberté prisonnière entre un père qu’elle qualifie de faible et avec lequel elle a une relation vide et une mère à qui elle cède tout. Elle nous raconte que c’est au cours de sa préadolescence que s’est produite la scission. Elle a une douzaine d’années lorsque sa mère, déjà déprimée à cette époque, se retrouve enceinte à l’âge de 40 ans. Elle aurait eu honte, selon notre patiente, de cette grossesse tardive. Naissent deux garçons jumeaux, mais la mère, gravement déprimée, part en clinique pour six mois. Les jumeaux sont placés. Notre patiente nous explique qu’au retour de la mère à la maison, alors que toute la famille est de nouveau réunie, celle-ci commence à l’accaparer tandis que la grand-mère maternelle s’occupe des jumeaux avec le père. C’est très clairement à cette époque qu’Isabelle voit les relations se dégrader entre ses parents. Elle décrit une famille où chacun se trouve peu à peu pris en étau, logé à une place inamovible. 64
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C’est le surgissement de la cruauté infantile qu’elle va projeter sur nous à un moment où son analyse touche à sa fin qui nous intéresse ici tout particulièrement. Le mouvement d’humeur apparaît brutalement lors d’un épisode au cours duquel nous laissons entendre à notre patiente le caractère relativement cyclothymique et l’immaturité dans lesquels elle tient ses frères qui régulièrement l’irritent, parfois la blessent, la cantonnent en tout cas toujours dans un rôle stéréotypé de seconde mère autoritaire et rigide. Précisons que cet épisode suit de quelques semaines les obsèques de la mère d’Isabelle, et à un moment où Isabelle avait programmé mais de façon très ambivalente, une rencontre chez elle avec ses deux frères. « Finalement vous ne m’aidez pas », nous dit-elle très brutalement en évoquant les semaines précédentes au cours desquelles elle nous avait longuement parlé de son appréhension à recevoir ses frères chez elle alors qu’elle avait pensé confusément se rapprocher d’eux à la faveur de la disparition de la mère. Et voilà que se produit en séances une série de réactions en chaîne : Isabelle commence par se sentir coupable puis se reprend, retrouve confiance en elle, mais en parallèle la confiance qu’elle avait en l’autre s’effrite peu à peu dans une ambiance d’inquiétante étrangeté. Enfin elle passe tout à coup du sentiment de culpabilité au sentiment de persécution. Ses propos sont souvent contradictoires autour de la question fondamentale relative à ce qu’elle fait en analyse depuis presque dix ans. D’un côté elle incite à ce que s’opère enfin quelque chose dans sa cure, d’un autre côté elle manifeste un désir d’émancipation, même si c’est sur le mode du regret : « Je vais arrêter de venir… je regrette d’avoir parler de tellement de choses depuis tant d’années… je me débats, je ferme des portes au fur et à mesure… je me sens tellement seule maintenant ». Elle est dans le regret mais elle s’auto-accuse. Elle nous dit que nous ne voulons rien, que ce qu’elle fait avec nous est loin d’être un travail, que rien ne s’est passé. Mais elle se reproche aussitôt à elle-même d’avoir poursuivi sur cette voie de la psychanalyse qui sans doute ne lui convenait pas de sorte qu’elle empêche toute réaction de ma part. Nous voudrions pouvoir lui signifier que le mouvement autocentré qu’elle développe tend à nous immobiliser mais nous nous interdisons de le faire d’une manière trop vive en estimant qu’elle ne pourrait pas l’entendre. Nous ne pouvons pas non plus intervenir simplement en nous contentant de pointer la répétition d’une plainte qu’elle a déjà très souvent formulée. Le risque serait, nous semble-t-il, de relancer le processus associatif essentiellement sur le versant interprétatif à connotation persécutive qu’elle développe assez clairement derrière le voile du regret. 65
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Nous décidons finalement de lui signifier sous la forme d’une interprétation à caractère hypothétique, qu’elle aborde peut-être, à travers ce qu’elle nous dit, la partie centrale de sa personnalité. Notre idée est qu’en fait elle révèle un noyau sensitif qui n’est jamais apparu jusqu’ici, et la cruauté qu’elle manifeste dans ses propos, cherchant à nous clouer au pilori est à la mesure de la dimension archaïque du trait de caractère. L’idée de parler de « partie centrale » nous évite de parler de structure au vu de l’atmosphère « sensitive » qui caractérise ce moment de la cure. Isabelle paraît rassurée par nos propos qui, d’une certaine façon, lui montrent que nous l’aurions devinée. Un nouvel équilibre s’opère entre elle et nous, même s’il paraît encore précaire. Lorsque nous décidons finalement, profitant d’un moment relativement paisible à la fin d’une séance, d’inciter notre patiente à réfléchir davantage sur ce qui, d’après elle, a bien pu faire que son psychanalyste précédant change de registre et passe tout à coup dans un registre plus amical, nous savons que nous pouvons à nouveau déclencher la tempête. Nous le lui disons en tout cas pour qu’elle ne compte pas sur le fait que nous pourrions adopter la même posture. Toujours est-t-il qu’en se remémorant son propre désarroi en regard de sa mère malade Isabelle associe avec nous en séance sur la grossesse de sa mère, lorsque tout a changé pour elle. Elle se souvient plus précisément du jour où elle alla jusqu’à frapper le ventre de sa mère enceinte des jumeaux. Nous nous souvenons très bien qu’elle a déjà évoqué cet épisode autrefois mais toujours avec le même calme, sans expression d’affect particulière. À la séance suivante Isabelle nous interpelle sur notre absence de réaction lorsqu’elle nous en a reparlé. Elle se dit très étonnée et cet étonnement prend encore l’allure d’un reproche. Et surtout elle commence à se focaliser sur cette période de pré-adolescence tout en déniant les bizarreries de cette époque, entre l’enfance et l’adolescence, au cours de laquelle la mère fait un enfant, à un moment où Isabelle justement devenait capable d’en faire, et curieusement se déprime au lieu de se réjouir de son état. Nous avons beau revenir sur ces éléments discordants et inviter Isabelle à se questionner sur l’interprétation qu’elle a pu en faire, sa seule réaction est de se réfugier dans l’esprit de désolation d’une absence de souvenirs bien précis pendant cette période pubertaire, excepté le geste agressif à l’encontre de sa mère enceinte. Comme la patiente que nous évoquions précédemment, Isabelle est en proie à un discours litanique et douloureux qui n’en finit plus de tourner en rond. À une différence près cependant : il n’est pas exempt d’un certain degré de cruauté au sens où nous l’avons définie, dans la 66
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mesure où il cherche à nous figer dans une posture qui ne nous autorise plus aucune parole. Avec Isabelle tout ce que nous pouvons dire est retenu contre nous, aussitôt dénigré. C’est alors qu’en proie à la crainte partagée avec notre patiente de laisser se développer la litanie, nos propres associations nous transportent plus précisément du côté du caractère douloureux que doit avoir, pour Isabelle, le fait de changer la tonalité de son discours. La solution que nous trouvons pour tenter de retrouver notre place et de faire dévier le processus en cours est de nous référer au modèle qui a trait à la psychologie des sans-abris, au fait qu’une partie d’eux est comme gelée et qu’il ne faut pas procéder trop vite au dégel car un dégel trop rapide est source de douleur. Nous nous rendons compte que nous nous installons face à Isabelle dans la position intermédiaire du témoin appelé à faire le lien entre un passé confus et lointain autour de la grossesse de la mère et l’événement plus proche de l’annonce de la maladie de la mère. Notre idée est que si, au moment de cette annonce de la maladie de la mère qui allait se révéler mortelle, l’afflux d’excitation déborde les défenses du moi, c’est parce qu’à ce moment-là seulement, prend corps le désarroi qu’Isabelle a éprouvé au moment où sa mère enceinte a commencé à déprimer. Le premier événement ne prend sens qu’à l’occasion du second. Cette position de témoin à laquelle nous nous résolvons nous place à la fois en situation intermédiaire et un peu à l’extérieur. D’un côté elle fait transparaître en nous, de façon manifeste, les éléments saillants évoqués par Isabelle au fil des années. Des éléments qui décrivent maintenant un mouvement lent et régulier, cherchant tout autant à s’articuler qu’à se fuir ; des éléments qui dessinent des formes incertaines comme le reflet des mouvements intérieurs de notre patiente. D’un autre côté cette position ressemble à celle dont parlait P. Gutton, dans le cadre des cures d’adolescents, à propos du tiers qui « ferait signe à d’autres possibilités d’investissements narcissiques, tel l’enzyme dans une réaction en cours. »9 Cette position se présente donc essentiellement comme une disposition intérieure qui nous situe dans le temps – entre l’Isabelle d’autrefois et celle d’aujourd’hui – et dans l’espace, en décalage par rapport aux événements. Elle permet finalement à notre patiente de reparler de ses débuts sur la scène analytique et nous apprenons plus clairement qu’au moment où elle a décidé d’entreprendre une analyse avec notre 9. P. Gutton (1991), Le Pubertaire, Paris, PUF, p. 194.
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prédécesseur, elle s’est située comme entre parenthèses, c’est-à-dire qu’elle-même a adopté d’emblée un fonctionnement relativement précaire à l’image de celui que nous lui donnons à voir, plaçant son analyse « au centre de tout », comme elle le dira elle-même, de sorte qu’elle pouvait continuer à fonctionner sans trop de mouvements, de façon minimaliste, attendant seulement qu’à partir de l’analyse elle puisse, « irradier ». Ce sont les retrouvailles avec ce mode de fonctionnement par notre biais, qui lui permettent de retrouver avec nous un terrain d’entente et de soutenir une image d’elle-même n’ayant plus besoin de s’étayer sur notre propre regard. Cette constatation qu’elle fait en séance et qui a la valeur d’un aveu lui est en même temps insupportable et lorsque Isabelle croit finalement comprendre, à la faveur d’une hypothèse que nous formulons en ce sens – pourtant très prudemment – qu’en laissant tout de côté pour essayer de comprendre elle a mis tout en place pour essayer de ne pas comprendre, elle se met en colère et nous rend à nouveau responsable de cette cure qu’elle estime avoir ratée tout comme la précédente. Le dénouement transférentiel dans la cure d’Isabelle se produit lorsque, en contrepoint de la sérénité retrouvée – comme si le dispositif analytique avait permis « de veiller à ce que rien ne se passe et préserve ainsi de l’affolement de la vie »10 jusqu’à ce qu’Isabelle se réapproprie ses propres temporalités –, elle s’étonne maintenant de s’emporter de façon fulgurante à l’extérieur, jusqu’à rompre parfois avec des relations amicales très anciennes. Elle ne se reconnaît plus comme si elle était mue par une force intérieure très violente se développant à l’extrême, impossible à maîtriser. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle peut en parler en séance, presque s’en amuser, jouer en quelque sorte avec ses propres mouvements d’humeur et ne plus se contenter de nous les attribuer ou de les incorporer. C’est alors que se trouve problématisée en séance la question de l’idéalisation des images parentales qu’elle a pu projeter sur nous, une question qui se rapporte aux processus de latence et qui permet finalement à Isabelle de résoudre la période de sa préadolescence. C’est finalement en nous attachant malgré nous à revisiter passivement, dans le cadre de la cure, les relations consensuelles de la période de latence, qu’Isabelle finit sa traversée préadolescente. La posture que nous adoptons provoque le désappointement par rapport aux images idéalisées de l’enfance et a comme conséquence au niveau de la conduite 10. P. Fédida (2001), Des bienfaits de la dépression, Paris, Odile Jacob, p. 38.
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intérieure d’Isabelle un désir de vengeance passant par nous vis-à-vis de parents décevants, mais s’opère en contrepartie l’ajustement nécessaire aux bouleversements prépubertaires qu’Isabelle n’a jamais pu réaliser jusque-là et qui restait donc à trouver. L’attitude très critique et les remarques méprisantes ou blessantes qui constituent les principales manifestations visibles de sa préadolescence apparaissent dans la cure dès lors que nous ne permettons plus tout à fait à notre patiente de conserver l’alliance qu’elle tend toujours à maintenir entre son narcissisme et son surmoi. Une « bataille » de plusieurs mois permet finalement de trouver un terrain d’entente et fait que notre patiente peut enfin soutenir une image d’elle-même qui n’a plus besoin de s’étayer sur notre propre regard. Sur la forme, l’expression de notre vertige est certainement responsable en partie de la réouverture de l’altérité chez Isabelle. Sur le fond c’est parce que nous parvenons à resituer notre patiente avec nous en période de latence qu’elle peut effectuer sans crainte démesurée la traversée de sa période préadolescente et finalement, par jeu d’humeurs interposées, résoudre son énigme. Reste à savoir dans quelle mesure la cure prend réellement fin. Le prétendre serait sans doute un peu idéaliste, sauf à penser qu’une cure qui se termine relève essentiellement d’une séparation délibérée. On voit en tout cas à travers le cas de cette patiente comment un mouvement de cruauté infantile peut se révéler tardivement dans une cure, comment il peut venir décontenancer le psychothérapeute et finalement trouver, non pas à se résoudre mais plutôt à se métaboliser dans la relation transférentielle pour que la dualité l’emporte.
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Ch. BIET
Viande humaine et littérature « J’ai peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre, comme on dit, et le dit-on de ceux auxquels l’appétit et la faim font plus désirer de viande qu’ils n’en peuvent empocher ; Je crains aussi que nous avons beaucoup plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. » (Montaigne, Essais, XXXI, « Des cannibales »).
Montaigne : les cannibales ne sont pas les autres, mais nous-mêmes La remarque du philosophe essayiste, qui porte sur la « découverte » de l’Autre monde et de ses habitants que l’on vient alors de rencontrer, et sur les attitudes qu’ont eues les Occidentaux à leur égard, est centrée sur la métaphore de l’ingestion : « nous » avons voulu tout embrasser de ces pays étranges, et « nous avons les yeux plus grands que le ventre », le plus curieux étant que, dans ces pays-là, vivent des cannibales. En d’autres termes, Montaigne « nous » indique que nous avons ingéré des lieux, voire des habitants dont la civilisation, car c’en est une et une véritable (« Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation »), permet qu’on y mange ses semblables, à ceci près que dans cette civilisation-là, au contraire de la nôtre, on ne les mange pas sans ordre ni règles. Serions-nous des cannibales sans ordre et sans loi dévorant les lieux, les coutumes et les corps des cannibales policés ? On se rappelle en effet comment Montaigne distingue les cannibales barbares mangeant en groupe leurs ennemis morts, des cannibales européens : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer, par tourments et par géhennes, un corps encore plein de sentiments, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de rôtir et manger après qu’il est trépassé. » (Ibid.) Montaigne oppose ici les prétendus barbares aux barbares modernes et occidentaux qui, pendant les guerres de religion, et ici à Sancerre, ont 71
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largement surpassé les « sauvages ». Et le chapitre culmine par le témoignage de trois de ces cannibales que Montaigne assure avoir rencontrés lorsqu’ils faisaient partie de l’entrée de Charles IX à Rouen : quand le roi, conversant avec eux, leur fit montrer « notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville » et leur en demanda leur avis, ils s’étonnèrent d’abord que les Suisses de la garde obéissent à un enfant « et qu’on ne choisissait pas plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ». On conviendra que ces barbares-là, ne craignant pas le crime de lèse-majesté, ont bien de l’esprit politique, quoiqu’ils « ne portent pas de haut de chausses ». C’est leur seconde réponse, notée par Montaigne, qui m’intéresse plus encore : « Secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice qu’ils ne prissent les autres à la gorge ou missent le feu à leurs maisons. » Il pourra donc paraître normal que, face aux bien nourris (de la subsistance/substance qu’ils ont arrachée à leur moitié), les décharnés (puisque les biens nourris se sont « gorgés » de leur chair) entrent en rébellion… La faim veut les moyens, donc, et parce que la faim des pauvres moitiés vient de ce que l’autre moitié mange leur chair, il paraît presque normal que la moitié décharnée veuille récupérer ce qui lui appartient en propre, sa chair, justement. À la cruauté des prédateurs correspond, presque mécaniquement et naturellement, la volonté légitime de récupération du propre, à ceci près que le mouvement produit, chez les humains occidentaux, un emballement et un enchaînement désastreux parce que non réglé par la coutume. Inversement, les vrais cannibales, ceux qui sont censés nous faire horreur, ont érigé l’anthropophagie en norme parfaitement pensée, voire en rituel : lorsqu’après un combat perdu, raconte Montaigne, les prisonniers savent qu’ils vont être mangés, ils savent aussi en rire et mettre leur état en chanson : « … pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie ; ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait : qu’ils viennent hardiment trétous et s’assemblent pour dîner de lui : car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps. Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, 72
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pauvres fols que vous êtes ; vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s’y tient encore ; savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre propre chair. Invention qui ne sent aucunement la barbarie. » (Ibid.) Le cannibalisme, dûment ritualisé, est un échange. Mieux, c’est une manière de mêler les chairs dans un grand potlatch humain. Le « vrai » cannibalisme, celui des « sauvages » s’oppose alors à notre cannibalisme inhumain, à la violence déréglée, vengeresse et incontrôlable dont le cannibalisme européen a le secret. Si l’autre, le barbare, possède un rituel et des règles civilisées en matière d’anthropophagie, le semblable, les chrétiens, eux, qui condamnent les cannibales d’outre-mer sont submergés par la violence furieuse et prédatrice qui les entraîne à l’inverse de l’échange rituel : au talion sanglant. En interrogeant le barbare, et en proposant ce détour barbare de l’humanité, Montaigne peut alors mieux penser ce monde inhumain qui est le nôtre, de même que c’est par le détour par l’Autre historique, mythique et géographique, que le théâtre et les récits de la même époque attestent à la fois des violences radicales du temps présent et de leur enchaînement funeste. Festins anthropophagiques et cruauté théâtrale en Angleterre et en France (fin XVIe-début XVIIe siècles)1 Avoir faim, dans le théâtre occidental, est d’abord une marque dramaturgique : la composante d’un type. Depuis la Néa et la comédie romaine, ce sont les esclaves qui ont faim et qui ne sont jamais rassasiés. Comme certains animaux, comme les chiens, ils ne connaissent pas la satiété. Ils cherchent, au plus vite (les servi puis les valets sont le siège et le moteur d’une dynamique rapide) à combler ce qu’ils sentent du vide de leur estomac et de leur corps. C’est d’ailleurs ce qui fait rire ceux qui sont mieux nourris, les spectateurs, qui, eux, sont là pour absorber à satiété justement des paroles et des gestes, et pour ingérer le vent spectaculaire du jeu, tout en mangeant et en buvant avant, après et parfois pendant la séance. Mais l’on verra que le rire se fige, et que la faim, littéralement et littérairement, saisit l’Univers, par l’effroi. Rions donc vite, auprès des valets, avant de sombrer dans l’horreur. 1. On lira une première version de ce passage dans “Child pasties and devoured hearts. Anthropophagous feasts and theatrical cruelty in England and France (late 16th - early 17th centuries)”, in Hunger on the stage, ed. by Elisabeth Angel-Perez et Alexandra Poulain, Cambridge Scholar Publishing, 2008.
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La faim des valets, un plaisir de bouche
L’esclave, puis le valet, donc, ont faim, par essence, et c’est pourquoi, comme des animaux qu’on ne peut raisonner, ces personnages-types volent toute nourriture qui est à leur portée. Le théâtre anglais élisabéthain et jacobéen, la farce et la comédie française, la commedia dell’arte, la comedia espagnole du Siècle d’Or le savent bien et reproduisent incessamment cette marque typologique multiséculaire. La faim est donc, d’abord, drôle et dynamique en ceci qu’elle installe un mouvement dramaturgique infini, le signe d’un désir incommensurable et inassouvi, en un mot le signe du désir : une faim sans fin. Cependant, puisque le valet a forcément faim – c’est son statut –, il faut, de plus en plus clairement, à mesure que les types se transforment en caractères et qu’il est nécessaire de trouver des raisons vraisemblables à leur action, ajouter à la simple marque dramaturgique une sorte d’explication sociale, psychologique, historique, qui peut passer pour évidente : si le valet a faim, c’est parce qu’il est mal nourri. Cette belle lapalissade conduit alors à exprimer autre chose qu’une dynamique typologique : une série de causes dont la faim est l’effet et dont le vol, par exemple, la conséquence. On trouvera ainsi que la faim vient de la rapacité du maître et de la pauvreté dans laquelle il cantonne son valet, ou, inversement, de la passion effrénée du valet de manger, de son désir infini qui menace l’ordre et l’équilibre dominants. Ainsi, sans quitter l’univers comique, on inscrira une composante sociale plus ou moins psychologisée : le valet devrait pouvoir manger autant que le maître, mais il est privé, par lui, de nourriture, donc il en souffre, donc il vole, donc il est battu ou puni, donc il se venge, jusqu’à ce qu’il obtienne, ou non, le droit de se nourrir correctement ; ou bien le valet n’a pas vraiment de raison d’avoir plus à manger mais il poursuit son désir et, en cela, menace l’univers dominant et crée un déséquilibre que la comédie peut, ou non, régler. La faim devient alors un signe dynamique social, voire politique, que la comédie cherche à résoudre par une remise en ordre finale, en adaptant la faim du valet à l’offre possible du maître, par exemple lors d’un banquet final. Mais entretemps, dans cette fable plus encline à approfondir les causes et les conséquences, on a vu poindre une série d’explications, extérieures au mouvement comique structurel, qui rendent compte de l’inéquité du monde, des crises de l’époque, de l’inégalité des statuts sociaux, ou des catastrophes en cours. Dès lors, la faim résonne dans l’air du temps, et la comédie raisonne sur elle, en indiquant un espace extérieur qui sort du comique pour virer au drame ou 74
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à la tragédie. La faim du valet est alors celle des pauvres, des miséreux, des perdants et des damnés de la terre. On pourra, selon les cas, s’épancher sur l’horreur, désigner la catastrophe de la faim et déclencher la pitié ou la compassion chez le spectateur en insistant sur les images faméliques et leurs conséquences tragiques pour les pauvres gens atteints. Le monde, pris par la Chute, se trouve alors plongé dans la souffrance : une souffrance terrible, insoluble, catastrophique. C’est, en gros, la perspective morale d’un Edward Bond de nos jours. C’est le premier stade de l’utilisation de la faim au théâtre, et qui tend à faire éprouver une sorte d’indignation. On pourra aussi donner quelques explications sociales à la faim des damnés, et proposer au spectateur, non une compassion, mais une action réflexive débouchant sur une solution morale ou politique possible. La question de la faim, dûment représentée et analysée, sera alors traitée par le public, qui devra, à partir des questions posées et de la situation fictionnelle et politique représentée, souscrire aux moyens politiques proposés par la fiction pour que les damnés de la terre sortent de l’esclavage de la faim, et souhaiter la suppression des causes et des agents de son action, dûment stigmatisés. C’est la position du théâtre social engagé, par exemple, et c’est un second stade dramaturgique. Plus intéressant encore est de complexifier les questions en les rendant, par la fiction, plus difficiles à résoudre, comme on le voit chez John Gay (The Beggar’s opera) ou chez Brecht (L’Opéra de Quat’sous) : si les pauvres ne cessent de vouloir manger et de devenir des prédateurs, c’est qu’ils ont des raisons, sociales, bien évidemment. Mais, dans le même temps, on s’aperçoit, lors de la performance et de la représentation de l’action fictionnelle, que le bonheur des personnages – et le plaisir du spectateur – tiennent dans l’excès de ce mouvement et dans la forme du désir de prédation. Si bien qu’en cela, comme pris par leur action, les affamés excèdent la remise en équilibre des choses et finissent par faire de la faim et de la prédation un mouvement en lui-même, infiniment problématique, et qui pose des questions que ni la compassion, ni la simple remise en ordre politique des choses par la disparition des méchants, ne peuvent résoudre. C’est le troisième stade de la proposition dramaturgique, qui dépasse la simple dénonciation morale ou politique, pour en revenir à la forme de l’action famélique et prédatrice, et l’interroger comme capable de donner un plaisir a-moral, immoral, mais bien réel. Si dénoncer les violences d’une époque, la disette et les passions qui en résultent, peuvent apparaître comme des urgences sociales, politiques ou religieuses particulières, l’art du théâtre et de la littérature a 75
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alors pour fonction de ne pas simplifier les choses, afin de faire penser les spectateurs et simultanément de leur donner le plaisir de naviguer en eaux troubles. Ainsi, la question n’est plus de voir que certains types sont mus par la recherche effrénée de la nourriture et qu’en cela, ils font rire, mais aussi de comprendre qu’ils ont des raisons de le faire et de saisir qu’au-delà de l’indignation et de la compréhension, il peut y avoir du plaisir à observer les manifestations anthropologiques et esthétiques engendrées par la faim et les formes de violence qui les marquent. L’« effrénée cupidité de manger »
La faim devient alors le symptôme d’autre chose, le moyen de dire autre chose, quitte à dépasser ou à remplacer le lieu de la faim, le valet, par d’autres personnages, quitte à abandonner le comique conventionnel, quitte à transférer la faim dans le corps des maîtres et à viser l’effroi2. Et parallèlement à cette mise en place de cas qu’il faut décrire, représenter et juger, parallèlement à ce mouvement de relatif abandon de la typologie comique, surgit logiquement une violence dont la faim est le moteur puisqu’elle se trouve en état d’être comprise, combattue parce qu’illégitime, ou exercée, métaphoriquement ou pas, comme une forme de violence tragique et sanglante qui, elle-même, a ses attraits. Des attraits dont, évidemment, la littérature narrative et le théâtre tragique vont s’emparer. On retrouve ainsi3 ces dispositifs dans les histoires tragiques anglaises, françaises et italiennes des XVIe et XVIIe siècles. Dans un texte de Christophe de Bordeaux, le Discours lamentable et pitoyable sur la calamité, cherté et nécessité du temps présent, ensemble ce qui est advenu au pays et comté de Hainaut d’une pauvre femme veuve chargée de trois petits enfants mâles qui, n’ayant moyen de leur subvenir en pendit et étrangla deux, puis après se pendit et étrangla entre lesdits deux enfants, histoire pleine de commisération et pitié (Rouen, Martin Blondet, 1586), on lit comment les horreurs du temps (les guerres, et principalement les guerres de religion) rendent les plus faibles si affamés qu’ils deviennent infiniment désespérés 2. Car si un valet affamé reste toujours un peu comique – son personnage a, pourrait-on dire, légitimement faim –, ou si, pour devenir dramatique, il doit devenir un pauvre ou un humain saisi par les catastrophes, un maître affamé, sauf s’il est représenté dans un univers burlesque ou parodique, n’est pas comique – puisqu’il n’est, en principe, pas construit pour souffrir de la faim et que la faim, d’une certaine manière, lui est, en principe, étrangère. 3. On retrouvera les textes français cités dans cet article dans Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (fin XVIe-début du XVIIe siècles), (direction Ch. Biet), Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 2006.
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au point de ne plus être humains : la mère sacrifie ses enfants pour qu’ils n’aient plus faim. Mais d’emblée, l’auteur se réfère aux autorités : il rappelle ainsi le Livre des Rois, 6, pour dire qu’en période de guerre les mères de Samarie les plus aimantes, prises par une « effrénée cupidité de manger », en viennent jusqu’à dévorer leurs petits enfants, jusqu’à ce que Dieu, réglant la situation, envoie le saint prophète Élisée. Il prend ensuite le cas de Numance, en Espagne « laquelle, après avoir été assiégée par les Romains par le temps et espace de quatorze ans fut enfin réduite par Scipion à telle extrémité et faute de vivres que, ayant les Numantins mangé et consommé tous leurs vivres jusqu’à la dernière bête de quelque espèce qu’elle put être, se jetèrent enfin sur la chair humaine de telles façons qu’ils en tenaient boucherie ouverte ordinairement, comme de bœuf ou de mouton, en sorte que l’on voyait chacun jour les membres comme cuisses, bras, jambes, têtes et autres parties humaines, spécialement des Romains quand ils en pouvaient tenir quelques-uns prisonniers, étalés ni plus ni moins que l’on fait encore aujourd’hui en la boucherie. » Puis, à l’intérieur de la même histoire, Christophe de Bordeaux convoque de fort nombreux cas de violence et d’anthropophagie contemporains avant d’en venir au cas de la veuve de Hainaut. L’histoire se termine sur une prière finale : « Prions le Créateur que ce soit Son plaisir d’apaiser Son ire et retirer Ses fléaux et flèches que depuis si longtemps Il darde contre nous, et préférant Sa miséricorde à la rigueur de Sa Justice, il Lui plaise derechef ne nous punissant comme nous l’avons démérité, nous faire la grâce de si bien et chrétiennement accomplir Sa volonté en ce monde qui puissions mériter Sa grâce en l’autre à laquelle nous conduit Sa sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Amen. » Cependant, il est clair que ce texte n’apparaît pas seulement comme simplement apologétique, ni d’ailleurs purement compassionnel, dans la mesure où sa dizaine de pages insiste non seulement sur l’horreur des temps passés et présents, sur la catastrophe que sont les guerres, mais surtout sur les formes inhumaines que la faim adopte lorsqu’elle est convertie en violence. En d’autres termes, la faim, lorsqu’elle donne lieu à des manifestations terribles qui peuvent aller jusqu’au cannibalisme, est intéressante pour l’écrivain, comme pour le lecteur. Les entre-mangeurs
J’en viens maintenant à un second exemple parmi les centaines de textes narratifs qui vont des canards sanglants et des histoires tragiques français (Rosset, Boaistuau, Belleforest, etc.) et anglais, aux Novelle 77
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italiennes de Bandello. Dans la nouvelle XX du Livre II des Spectacles d’Horreur où se découvrent plusieurs Tragiques effets de notre siècle, de JeanPierre Camus (à Paris, chez André Soubron, au Palais, dans la galerie des prisonniers, à l’image Notre-Dame, 1630), nommée « Les entre-mangeurs », l’évêque de Belley va un pas plus loin : il montre qu’en temps de guerre, ceux qui trahissent leur camp en favorisant la disette, doivent être punis par là où ils ont péché. « Si l’on considère les maux dont sont cause ceux qui trahissent les villes ou les provinces, il ne se trouvera point d’assez exquis supplices pour punir de telles méchancetés. Et ceux qui les commettent devraient avoir plus d’une vie pour souffrir plus d’une mort. Car, à combien de rages et de fureurs exposent-ils une infinité de personnes faibles et innocentes ? Que de biens donnent-ils en proie ? À quelle honte ne prostituent-ils l’honneur des femmes ? Et à quelles cruautés n’ouvrent-ils la porte ? En un mot, de quel mal ne sont-ils coupables puisque le principe de leur machination pousse à tant de malheureuses conséquences ? Aussi la justice humaine, pour donner de l’horreur de tels attentats et en détourner les esprits les plus entreprenants, n’est-elle plus inventive en tourments et en géhennes en aucun autre crime tant qu’en celui-ci, écartelant les uns, tenaillant les autres, brûlant ceux-ci, écorchant ceux-là et faisant de leurs corps un spectacle d’horreur et d’épouvante. Je vous veux représenter ici une entre-mangerie que vous trouverez non moins étrange que juste, et où vous jugerez la condition du dernier et victorieux pire que des premiers et vaincus. Lorsque, parmi les Romains, il se faisait des mutineries, ou des révoltes dans la gendarmerie, ils avaient de coutume de punir les soldats par déprivation4, afin d’imiter la foudre qui tombe sur peu et en étonne plusieurs. Vous allez voir le semblable en la justice qu’un capitaine hongrois fit de quelques traîtres, dont l’exemple eut un grand poids pour tenir en leur devoir le reste de ces gens de guerre. Celui-ci s’appelait Paul Kenis, brave homme et valeureux qui, ayant été mis par l’empereur pour gouverneur de la basse Hongrie, attendit dans Belgrade, ville principale de son gouvernement, le siège que les Turcs y mirent5. Comme il était réduit à de grandes extrémités, principalement de la faim, il sut que quelques traîtres, parmi les gens de guerre à qui il commandait, alléchés par les immenses promesses du Bassa, minutaient6 de lui rendre la ville, promettant de lui remettre leur chef entre les mains pieds et poings liés. Averti de cette conspiration, il la prévint à point nommé, saisissant au collet tous ces traîtres et les jetant dedans une prison. Et, comme 4. Déprivation : privation de nourriture. 5. Les Turcs, conduits par Soliman II, assiègent et prennent Belgrade en 1521. 6. Minutaient : méditer et préparer en cachette.
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ils alléguaient la faim pour leur excuse, il les contraignit de s’entre-manger l’un l’autre, jouant à qui mourrait le premier. Si bien que chaque jour, il y en avait un, égorgé, que l’on faisait rôtir, et de sa chair, les autres se repaissaient par nécessité parce qu’on ne leur présentait aucune autre nourriture. Celui que le sort laissa le dernier, fut mis entre quatre murailles, où il mourut comme enragé, se déchirant et dévorant les bras. Cette horrible punition tint les autres en leur fidélité et leur fit endurer toute sorte de disette plutôt que de se voir condamnés à une si épouvantable entre-mangerie. » On le voit, la question, ici, n’est plus uniquement de s’indigner des horreurs que la faim favorise, mais tout à la fois de poser la question de la justice en termes aussi cruels qu’ambigus (la sentence étant finalement dédoublée : d’une part l’enfermement en affamant les coupables, d’autre part la liberté qui leur est laissée de jouer à s’entre-manger et de se manger eux-mêmes), et de décrire les excès de la faim et, par conséquent, leurs effets les plus terribles, le cannibalisme et l’autophagie, en les présentant comme véridiques. Comme si la faute, consistant à affamer les troupes, avait déjà contribué à faire en sorte que les soldats aient tant souffert qu’ils s’étaient dévorés (aient été réduits « à de grandes extrémités »). Comme si la punition par la faim, en s’actualisant sous la double responsabilité du juge et des condamnés, devait nécessairement se réaliser par une dévoration cannibale et autophage. Comme si enfin, lorsqu’il n’y avait plus aucune subsistance possible, il n’y avait rien d’autre, au creux de l’identité humaine, que le cannibalisme et l’autophagie. La faim des colonisateurs
Or le théâtre tragique, à cette époque, suit le mouvement en se servant de la situation de famine pour, si l’on peut dire, nourrir le schéma dramaturgique et le dépasser, en faisant de la faim le motif et le symptôme d’un malaise plus vaste et le moyen de poser cette question majeure : que faire face à la faim ? Et celle qui en dérive : que révèle la faim de la nature de l’homme ? Lorsqu’à la suite d’une tempête, des Portugais échouent sur une côté désolée du Mozambique habitée par des Manicains qui n’ont jamais vu de Blancs, ils ont faim et tentent d’échanger ce qui reste de leurs biens (montres, bijoux, verroteries) contre de la nourriture. C’est la situation que met en scène Les Portugais infortunés de Nicolas-Chrétien des Croix, en 1608. La faim les oblige à parlementer, mais dans le même temps, les Noirs, qui savent que les Blancs sont dangereux pour eux parce qu’ils l’ont été pour leurs frères, se méfient, leur demandent leurs armes, les dépouillent, les mettent littéralement nus, et les laissent finalement mourir de faim. L’échange n’a 79
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pas pu avoir lieu et la faim, d’abord circonstance fortuite (la tempête) est devenue humiliation et punition des péchés d’arrogance et d’esclavage. La faim, ainsi, représente, pour les Noirs, une forme de justice, excessive, certes, infligée aux Blancs qui sont, de fait, solidaires des esclavagistes. Les spectateurs normands hésitent alors entre l’effroi et la compassion, en solidarité avec les Européens, et l’impression qu’une justice violente, mais juste, a été rendue, a fortiori parce que ce sont des Portugais qui sont punis, ennemis de la couronne de France. La faim ainsi révèle un monde complexe. Elle peut être interprétée comme une punition illégitime infligée à ceux qui, cette fois, parce que contraints, voulaient échanger, mais surtout, elle peut être transcrite sous la forme d’une réponse juste à l’intérêt illégitime, sous forme de faim dévorante, qui saisit ceux qui s’emparent des hommes noirs pour en faire des esclaves. En tout cas, physiologique ou métaphore d’une justice en débat, la faim est le moteur de l’intrigue puisqu’elle anime sa dynamique et qu’elle la résout par la mort des Blancs. De plus, si des Croix ne va pas jusqu’à mettre en scène des Portugais s’entre-dévorant, il renverse néanmoins l’idée que les Noirs sont de dangereux cannibales, puisqu’ils ne tuent ni ne dévorent les Blancs, mais qu’ils les laissent s’affaiblir jusqu’à en mourir : c’est ici une vengeance juste et lente, mais efficace, civilisée pourrait-on dire, et moins violente que la mise à mort par la conquête ou l’esclavage, qui met les Portugais en état de constater que la nature inhospitalière les punit tout autant que les Noirs qui les y laissent. Mais le théâtre tragique sait aussi faire en sorte que la faim ne soit plus physiquement impérieuse et qu’elle s’apparente plutôt à un désir de dévoration, voire à un désir de favoriser une « entre-mangerie » : la dévoration d’un ennemi par lui-même via la vengeance par exemple, comme on vient de le voir dans le texte narratif de Camus. En d’autres termes, la faim, au départ donnée comme physique et due à la rigueur des circonstances, sera tout aussi bien métaphorique et révélera non plus une faim seulement physiologique qu’il s’agit de combler par les moyens les plus violents, mais aussi une faim essentielle et proprement humaine qui peut s’actualiser par une grandiose dévoration autophagique. La faim reste au centre, comme motif physique, mais elle se déplace et fait image parce qu’elle vise autre chose : l’inhumanité de l’homme s’auto-dévorant. Le cœur mangé, sur la scène même
La faim, dans ce théâtre tragique du tournant du XVIe siècle et du début du XVIIe, n’est pas seulement une réalité révélatrice, ou le vecteur 80
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d’une justice humaine possible : elle est aussi un excès, un emballement des passions régulièrement référé au grand banquet anthropophage sénéquien (Thyeste), qui donne à saisir et à penser l’inhumanité des temps présents. Dans La Tragedie mahommétiste où l’on peut voir et remarquer l’infidélité commise par Mahumet, fils ayné du Roy des Othomans nommé Amurat, à l’endroit d’un sien amy et son fidelle serviteur, lequel Mahumet pour seul jouir de l’Empire fit tuer son petit frère par ce fidèle ami, et comment il le livra en la puissance de sa mère pour en prendre vengeance, chose de grande cruauté, les choses s’intensifient et deviennent métaphoriques. Cette tragédie anonyme, comme le sont nombre de pièces normandes et françaises, publiée en 1612, à Rouen, chez Abraham Cousturier, et qui s’inscrit dans la veine du théâtre sanglant normand qu’illustre aussi La Tragédie française d’un More Cruel, publiée chez le même éditeur, met en scène Mahumet, personnage topique de l’histoire et de la tragédie du temps, infiniment cruel et furieux, bête hideuse fort dangereuse et soumise, par nature, à sa passion de dominer (la libido dominandi). Aidé par un conseiller machiavélique, il fait disparaître tous ceux qui le menacent, jusqu’à son petit frère, un nourrisson héritier comme lui d’Amurat. À ceci près que la Soltane, sa mère, apprend ses forfaits et oppose à sa tyrannie la nécessité d’une vengeance : pour laver la faute d’avoir tué le nourrisson, il faudra que Mahumet paie. Après une âpre négociation la faim violente de vengeance maternelle peut être assouvie et elle sera magnifiquement transcrite par une image de dévoration. Mahumet livre son conseiller Mosech à la Soltane qui, immédiatement, lui ouvre le flanc et se saisit de son cœur. La Soltane : « Ô, doux contentement !/Ce n’est rien que ceci : il faut, il faut encore/Que j’en tire le cœur et que je le dévore. » Ici elle tire son cœur, puis dit : « Je le tiens, le voici, ô cœur vil, exécrable !Tu as commis la mort de mon fils lamentable/ Comment pouvais-tu, cœur plus dur qu’un diamant,/Qu’un marbre, qu’un rocher ou de quelque l’aimant ?/ Je te mangerai, cœur ! et, d’un courage fort,/Je te tronçonnerai de la cruelle mort./De toi, mon cher enfant, je suis ores vengée/Mais je veux de son sang en boire une goulée. Ici la Soltane boit de son sang. La Nourrice : Madame, c’est assez ! laissez tous ces efforts,/Cessez de plus grever7 ce misérable corps./Pour Dieu, laissez-le là ; il n’a plus sentiment. La Soltane : Ô Dieu ! que je reçois un grand contentement./Je sens ores, dans moi, une heureuse allégresse ;/Je me sens ores exempte 7. Grever : accabler.
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d’une horrible détresse /Qui tantôt me gênait ; je sens mon cœur léger/ Sauter et trépeler8 : je le sens soulagé./Allons prendre repos. Je suis, je suis contente./Voilà le plus grand bien de toute mon attente./Mais enfin, de ce roi, je m’attends9 aux grands dieux/Qui, d’un foudre vengeur, l’enverront au plus creux/ Du val plutonien : car leurs divinités/ Punissent des humains les inhumanités. » Ce sont les derniers mots de cette tragédie… Si les reines ottomanes sont capables, sur le théâtre de l’échafaud, de déchirer des corps humains, de se nourrir du cœur des hommes (on notera la reprise théâtrale du thème du cœur mangé, largement utilisé au Moyen Âge et toujours présent dans les histoires tragiques, chez JeanPierre Camus, en particulier dans Spectacles d’horreur – livre I, Spectacle III) et de boire leur sang, en d’autres termes de se livrer à une dévoration vengeresse, on a pu aussi, quelques années plus tôt, soupçonner les rois et les reines Valois de se livrer à des forfaits semblables (voir ce qu’en dit l’historien Denis Crouzet), tout aussi impressionnants. Par-delà l’émotion que l’auteur anonyme introduit durant toute l’intrigue et qu’il hypertrophie par l’excès du dernier acte, il faut donc voir, sous la double analogie (Constantinople et la France de 1612 ; Mahumet et la tyrannie) une terreur que les guerres recommencent, que le souverain, investi d’un nom de redoutable prophète, soit un tyran, que la religion soit un instrument sanglant, et que la dévoration, à nouveau, domine le monde. Le nom de Mahumet et le titre de la pièce soulignent cet aspect et signalent au lecteur et au spectateur l’aspect religieux, fanatique et dangereux de ce pouvoir défini par le nom du prophète infidèle et réputé sanglant. Derrière le décor, dans le cadre de Constantinople, de l’autre côté de la surface réfléchissante, Istanbul et son prophète ensanglantent le monde. Mais le décor, le cadre, l’image et l’univers sanglant, peut-être grossis, et peut-être aussi fidèles à l’image des spectateurs, désignent encore l’avenir sombre, dévorateur, autophage en un mot, et intolérant de la France. En attendant, la faim est devenue vengeance, et son assouvissement, dévoration. Restent les causes : le désordre du monde, les guerres, la tyrannie. Reste le diagnostic : l’inhumanité comme essence humaine et l’impossiblilité d’y remédier.
8. Trépeler : tressaillir. 9. S’attendre : s’en remettre.
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Titus Andronicus, une histoire cannibale
Je terminerai cet itinéraire de la faim cruelle et de son exploitation dramaturgique par La Très lamentable histoire de Titus Andronicus, composée par Shakespeare au début de sa carrière (1594) – pièce longtemps détestée depuis le XVIIIe siècle, et depuis Samuel Johnson, qui pensait que le grand Shakespeare ne pouvait avoir écrit Titus Andronicus ; l’édition de la Pléiade cite, en note, le jugement de T. S. Eliot : « Titus Andronicus est une des pièces les plus stupides que l’on ait jamais écrite » (Selected Essays, 1917-1932, Londres, Faber et Faber, 1952). Je ne résumerai pas cette célèbre pièce et son enchaînement de vengeances. Je noterai simplement qu’à la fin de la tragédie, Titus coupe la gorge des fils de Tamora et cuisine leur cadavre « en cuisinier, qui pose les plats », invite l’Empereur et Tamora, sa femme, au banquet. Et entre les paroles, entre les lines, sans qu’il soit besoin d’indications scéniques, Satrunius et Tamora ingèrent le pâté d’enfants, ce que les spectateurs, pleins d’effroi, savent… « And welcome, all. Although the cheer be poor./ ‘Twill fill your stomachs. Please you, eat of it. » « Et bienvenue à tous. Bien que la chère soit pauvre,/Elle vous remplira le ventre. Daignez manger. », puis : « Why, there they are, both baked in this pie./ Whereof their mother daintily hath fed,/Eating the flesh that she herself hath bred./‘Tis true, ‘tis true, witness my knife’s sharp point. » « Eh ! Ils sont là, tous deux cuits dans cette pâte,/Dont leur mère doucettement a goûté,/Mangeant la chair qu’elle a elle-même enfantée./C’est vrai, c’est vrai, témoin la pointe affilée de mon couteau. » (acte V, scène 3). Les dernières scènes représentent, dans un grand flot de sang et en quelques vers, Titus poignardant Tamora, Saturnius poignardant Titus, et Lucius poignardant Saturnius. Archaïque, peut-être, référence sénéquienne, certainement, supplice-spectacle et « tragedy of the scaffold »(« tragédie de l’échafaud ») en effet, Titus Andronicus accorde une large place à la vengeance, au sang versé, au viol, aux mutilations, au cannibalisme. Il y a donc quelque chose, dans le monde de cette époque, qui permet de penser que le Mal règne malgré la connaissance du Bien, ou qu’il est issu d’une inversion du Bien, ou même qu’il peut passer pour le Bien lorsque les valeurs sur lesquelles reposent les conduites sociales ont oublié l’humanité, ou retrouvé l’inhumanité originelle, et ne sont plus en mesure de distinguer la punition du crime. Dès lors, à la question politique, à la représentation du doute sur la légitimité du souverain et sur l’illégitimité du tyran, correspond, sur le plan domestique, une réflexion sur la capacité des maîtres à avoir été justes, et à l’être en 83
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effet, via une punition absolument inhumaine, cannibale. Quant aux lois, elles sont, elles aussi, confuses, équivoques, prises dans le débat, difficilement régulées, et finalement laminées par la force des passions et la violence des comportements, au point qu’on ne sait plus, parfois, qui est le barbare de l’autre, Goth, Romain ou More. Agissant comme la peste (Artaud a ici parfaitement raison), la tragédie montre, en contaminant les valeurs, le langage et les actions, que les conduites les plus morales, les plus distinctes du Mal, sont, elles aussi, soupçonnables, réversibles, inquiétantes. On ne voit plus alors, dans cette tragédie, que la mise en jeu d’un rituel sacrificiel barbare qui comporte du juste et de l’injuste, de l’humanité et de l’inhumanité, et qui annonce le processus, le développe et l’aggrave par des actions infiniment saisissantes, pour, à proprement parler, figurer littéralement une suite de crimes et une Chute. Titus, en exécutant sa vengeance qui consiste à faire manger à Tamora ses enfants, en profite pour ostensiblement cuisiner (il prend tous les signes sociaux et scéniques du cuisinier) et présenter aux convives un mets raffiné. Car la belle vengeance, si elle peut se manger froide, doit être un plat longuement et amoureusement élaboré (un pâté en croûte, très prisé à l’époque). Enfin, c’est à un pasticcio de vengeance que Titus convie ses hôtes, à une parodie-pastiche de vengeance sénéquienne, donc à une réécriture ironique, comique et cruelle de l’histoire de Thyeste et Atrée qui, littéralement et intertextuellement, joue sur les mots. C’est pourquoi, après avoir représenté littéralement la vengeance, et après avoir démontré littérairement et spectaculairement, que les figures de sens ne menaient à aucun accord, à aucune transparence du signe, et conduisaient à une appropriation-perversion-ornementation personnelle des figures à même de tromper les récepteurs du message, la tragédie en revient à la littéralité scénique : la dévoration est bien la dévoration, la figure du cannibalisme est scéniquement cannibale, la Chute est la chute. Saturnius et Tamora dévorent Démétrius et Chiron, les fils de Tamora. Après avoir littéralement représenté la barbarie, après l’avoir littérairement et scéniquement ornementée, et après être revenue à sa figuration directe et littérale, la tragédie met alors le spectateur en état de l’interpréter, autrement dit, de saisir que la dévoration et la chute, grâce à leur représentation rituelle, peuvent être saisies symboliquement, et donner lieu à un espoir d’humanité. Mais pour cela, le spectateur doit faire preuve de raison, ou avoir la foi : s’il sait bien déplorer la Chute, et s’il sait inverser l’image du banquet barbare, alors seulement, il peut 84
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trouver une issue à ce chaos. Seule sa compétence à redresser l’image catastrophique et désastreuse au moyen de sa raison, ou un saut fidéiste, permettent de penser que la Chute puisse être suivie de la grâce et que le banquet cannibale se transforme en cène. De la littéralité et de la littérarité, nous en venons alors au symbolique, mais à quel prix ? Au prix d’une inversion des représentations, des figures et des sens, au prix d’une réflexion et d’un rétablissement du point de vue que seul Lucius, aidé de la raison ou de la foi du spectateur, si elles existent, peuvent opérer. Restent pourtant la peur et l’effroi, la représentation de la force et de la volupté qui consistent à faire sa propre justice barbare, humaine et inhumaine à la fois, à l’exclusion de toutes les autres, pour asservir ceux qui ont asservi. Ce qui se fonde alors, c’est l’inversion et la chute : chute des hommes et de la cité, dans la violence et qui se trouve ainsi aussi bien à l’origine des rapports sociaux qu’à leur terme. L’homme et la cité n’en finissent pas de tomber, toujours plus bas, dans la Rome de Titus. La douleur de l’un et de l’autre, presque sans fond, trouve à chaque épisode, à chaque ornementation, un moyen d’être plus forte : assassinat-infanticide d’un premier fils, viol et mutilation de la fille, exil d’un autre fils, meurtre et décapitation des derniers rejetons, main coupée… Au point qu’on est en droit de déclarer, en assistant à cette tragédie sanglante qui performe les effets scéniques en crucifiant la transparence du sens, que le propre de la création artistique est simultanément une représentation littérale de la barbarie, une ornementation de la perversité des signes et une figuration du chaos. Pire, que le plaisir esthétique recherché et enduré par les spectateurs consiste à s’émouvoir de la destruction de l’humain par lui-même (avec, pour dernier stade, l’autophagie), à être saisi par la négation radicale et/ou perverse de toute harmonie possible et à être inclus dans tout ce processus. En d’autres termes, on peut dire que le spectateur, en observant les simulacres qui se déchirent sur l’échafaud, assiste, fasciné, commotionné et même parfois amusé, à sa propre chute et, en cela, il s’auto-dévore. Comment résister à ce plaisir-là ? Comment ne pas céder au plaisir de voir la souffrance, de pervertir la langue par le langage et ses figures, et de souffrir soi-même ? Comment ne pas rechercher cette peur, cette volupté de l’effroi qui condamnent alors, principalement, celui qui regarde plus encore que les simulacres animés qui ensanglantent la scène ? En se reposant sur l’avènement possible d’un solide Lucius capable « to order well the State », de remettre « l’État en ordre » ? Ce serait, on l’a vu, un pari sur la raison et sur la foi, mais c’est une gageure, 85
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toujours possible. Car pour échapper au plaisir et à la faim, au désir, de la violence, au saisissement d’une barbarie qui est à l’origine du monde et qui entraîne le monde vers un futur chaotique, il ne reste finalement que la déploration, et que l’espoir en une force ayant (re-)conquis sa légitimité. Et si la déploration existe, puisque l’histoire est, littéralement encore, « lamentable » et qu’elle arrache des larmes, il n’est pas certain qu’une force véritablement légitime apparaisse ici-bas. C’était déjà la peur de Shakespeare et c’est encore assurément la nôtre. Et il n’est pas certain que ce fût, alors, un pari sur la puissance de la raison (bien fragile) ou sur celle de la foi. Anthropos anthropou anthropophagos
À travers ces quelques exemples tragiques (narratifs et théâtraux), et la réflexion humaniste de Montaigne, que constate-t-on, outre le plaisir spectatoriel de l’effroi, ce qui est déjà quelque chose, et même une mode européenne, qui est celle de l’effroi au théâtre, France et Angleterre réunies, ce qui n’est pas rien ? On constate que la faim, lorsqu’elle va dans l’excès, physiologique ou métaphorique, est un moteur humain essentiel que l’art met en scène, et qu’elle permet de réfléchir au monde comme il est, et comme il vient d’être, à sa violence absolue, inhumaine, qu’elle soit anglaise, continentale, ou coloniale. Pire encore, on constate que la faim est un désir animal et humain et qu’aucune barrière, et, en l’espèce, pas la barrière de l’identité humaine, ne la limite, et cela encore moins chez les Européens chrétiens que chez ces païens d’Africains. Dès lors, on considérera que les esclaves et les valets, affamés et insatiables comme des chiens, que les types qui font rire dans les comédies, sont indicatifs de l’humanité inhumaine, et l’on s’interrogera sur le plaisir qu’ils nous donnent à les voir toujours dévorer quelque nourriture chapardée. Mais, en les voyant, on devra aussi aller un peu plus loin car on comprendra que cette faim insatiable et comique peut devenir infiniment violente lorsqu’elle s’actualise dans le monde de la tragédie et dans l’univers de la guerre. Il suffit donc de changer de genre pour que l’inhumanité mineure soit en effet grandiose, et qu’elle révèle ce qu’est l’homme : un spectateur qui se nourrit du cannibale qui est en lui, un autophage affamé de lui-même. De là à penser que les hommes ont pour essence et pour principe de s’entredévorer, pour plaisir de le faire, et pour autre plaisir de regarder qu’ils le font dans les théâtres, il n’y aura qu’un pas, celui qu’un certain Hobbes franchira, quelques années plus tard, pour en faire un système philosophique et politique promis à un brillant avenir. 86
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TROISIÈME PARTIE La clinique de la cruauté : partie 2
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G. PIRLOT
De la cruauté de L’Homme aux rats aux attaques du cadre et de l’analyste : « l’oroanalité » de la cruauté
De la cruauté sur le cadre d’un patient et de celle, contretransférentielle, de l’analyste La cruauté se déclinerait-elle différemment chez les névrosés et les sujets non-névrotiques, disons états-limites et caractériels ? Cela n’est pas sûr, mais une ligne de démarcation peut sans doute être prise ici en compte qui est celle de l’analité primaire au sens d’André Green. Les questions de l’extérieur et de l’intérieur, du visible et de l’invisible, de « l’oroanalité » (Green a., 1993b, p. 144) de la limite, voire de la double-limite paraissent en effet concernées par la mise en acte et la pensée cruelle. Pour ouvrir ma réflexion je ferai référence, non à des vignettes cliniques décrites avec parcimonie, mais à des états d’affects proches de la cruauté qui m’ont saisi au contact de certains patients, mettant ceux-ci (les affects) en relation avec le cadre analytique et ceux décrits dans L’Homme aux rats. Ainsi ce patient, dont j’ai pu faire l’exposé ailleurs (Pirlot G., 2009), et qui s’est présenté par trois fois pour faire un travail analytique de face à face avec moi, en cinq ans d’intervalle et qui, par trois fois donc, est parti, avec un large sourire, au moment où ce travail devait s’amorcer – me laissant tomber, si j’ose dire, plus « cruellement » que « sadiquement » me sembla-t-il… La première fois que je vis Simon, dans la salle d’attente, il présentait un regard sombre, une mine fermée et, lorsqu’il se leva, je fus un peu surpris par sa grande taille et me sentis un peu « insécurisé » par une violence sourde qui se dégageait de lui. Les cheveux en bataille, confus dès les premiers mots, ne sachant pourquoi il était là mais convaincu qu’il lui fallait y être, il me raconta son histoire. 23 ans, en formation d’instituteur, il vivait avec la même fille depuis 5 ans, qui à ce moment-là attendait un enfant de lui – de là sa demande de venir voir un « psy » homme. Un père alcoolique quittant sa femme alors que Simon a 6 ans, 89
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une mère dépressive adulant son fils, un oncle servant de substitut paternel, voici planté le décor des premières séances. Trois mois après le début de travail psychothérapeutique, il reverra son père, avec qui il avait « coupé » à l’âge de 18 ans. Ce qui dominait dans le tableau clinique, chez Simon, était un fonctionnement « limite » avec une forme de confusion dans ses sentiments mais aussi entre réalité interne et réalité externe, une projection fantasmatique incessante, une réelle peur de l’attachement transférentiel (avec, dans les premières semaines, un nombre important de retards ou d’absence aux séances) et, parfois, de réels moments de « déreliction » en séance frôlant le fonctionnement psychotique. La toute-puissance narcissique et la capacité manipulatoire de l’autre par le biais de sa séduction l’amenèrent à me faire part d’une emprise sur les autres qui l’effrayait un peu – même s’il savait en jouir. Tout ceci alimenté par une consommation addictive quotidienne au haschisch, à l’alcool et souvent à la cocaïne dès qu’il faisait la fête avec ses amis. Il sortait de ces périodes d’excès addictifs avec une culpabilité importante qu’il tentait de juguler par l’écriture et la peinture. À la fin du sixième mois de thérapie, il sut s’aménager un espace de travail chez lui, sorte de bureau, dans une petite pièce au premier étage de sa maison – à côté de la future chambre de l’enfant à venir lui permettant de déclarer à sa femme qu’il allait « là-haut » pour travailler, écrire et peindre. D’autres éléments disons, « positifs » apparurent, qu’il me serait ici trop long de présenter (renoncement aux drogues dures, aux fêtes nocturnes, etc.), mais qui le décidèrent, un jour, à unilatéralement m’annoncer la fin de sa thérapie, heureux qu’il était de pouvoir assumer sa future paternité Deux ans plus tard il revint pour me demander de l’aider dans ce qu’il vivait alors : la séparation d’avec la mère de son enfant, séparation désirée par lui autant que par elle. Le cadre se mettait en place (jour, heure, date de vacances) quand, à la troisième séance, il m’annonça, que tout allait bien, qu’il avait été heureux de me revoir, et que, décidément, il pouvait se passer de moi, tout cela avec un large sourire et sans aucunement remarquer mon étonnement ni répondre au fait que je désapprouvais cette décision tout à fait brutale et prématurée. Enfin, deux ans après cette deuxième « visite », il redemanda rendezvous : il était assez abattu, non à cause de sa vie de célibataire qui avait l’avantage de lui permettre de multiples conquêtes, mais parce que son frère cadet, épileptique, s’était suicidé. Sa culpabilité était totale, car lui, l’enfant chéri de sa mère, avait pris la meilleure place et ainsi fait 90
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consciemment et inconsciemment souffrir son frère qui, peut-être, avait fini par en payer le poids. Le remords l’envahissait à ce moment-là. Que ne fut pas ma surprise lorsque, là encore, à la quatrième séance, il m’annonça son départ, certain que le fait d’avoir « déposer chez moi sa souffrance » (sic), lui permettait maintenant de repartir d’un « bon pas »… Bref, mon cabinet portait bien son nom ! Il y avait bien déposé un « étron ». Évidemment, plus encore cette fois-ci que les fois précédentes, je lui fis part de ma surprise : par-devers moi j’étais certain qu’il « jouait » perversement avec moi, comme cela se présente parfois avec ces sujets états-limites. Ce dont il avait été « l’objet passif » était répété et projeté allègrement sur moi : une succession de relation « porc-épic », d’emprise et de déprise, d’assujetissement et de rejet, provenant chez lui autant de son père que de sa mère et qu’il me faisait subir… Il sourit, était d’accord avec moi, tint à me remercier encore très vivement, mais se relevant du haut de son mètre quatre-vingt dix, sa décision était prise, « il ne voulait pas aller plus loin », me dit-il, non sans un regard sur le divan. Je fus frappé, lorsqu’il sortit pour cette troisième fois, par son sourire triomphateur et légèrement cruel à mon endroit, sidéré que j’étais à ce moment-là, sa « cruauté » ayant cherché, visiblement, à attaquer à la fois ma pensée et le cadre analytique lui-même dans une espèce de « déni d’altérité » des deux : déni d’altérité de l’écrin et de la matrice active comme dit A. Green.1 Autre exemple : une patiente boulimique, toujours vierge à son âge – 38 ans –, exerçant un métier qui lui assure de bons revenus, en analyse à trois séances par semaine, n’ayant jamais réellement fait le deuil de sa mère morte alors qu’elle en avait, elle, 19 ans et qui, alors qu’elle a fait de nombreuses années de psychothérapie en face à face avec deux psychiatres femmes, auxquelles elle était très attachée, en est venu à faire une psychanalyse tant sa boulimie et son état de célibataire la déprimaient. Connaissant et ayant accepté les règles de la psychanalyse, elle ne cesse, après six mois d’analyse, à la fois de me solliciter pour la moindre interprétation sachant « qu’il suffit de me solliciter pour ne rien obtenir » comme elle dit, et, d’autre part, à récuser toute interven1. Rappelons que pour A. Green, « la matrice active » est constituée par l’association libre du patient couplée avec l’écoute flottante et la neutralité bienveillante de l’analyste, qui forme le cœur de l’action psychanalytique ; « sa nature est d’ordre dialogique ». « L’écrin » concernerait les dispositions secondaires (visibilité ou non-visibilité de l’analyste, paiement ou gratuité, fréquence hebdomadaire des séances, durée de celles-ci, convention sur les séances manquées, etc.). « La matrice active est le bijou que contient l’écrin ». Green A. (2002), p. 55.
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tion ou interprétation de ma part lorsque j’en propose une. Bref, dominée par une oralité dévoratrice mais toujours « analement » à l’heure à ses séances, elle aime cruellement et continuellement saboter le travail associatif, le sien – en ne cessant de répéter qu’il lui est impossible de dire tout ce qui lui vient à l’esprit -, comme le mien en récusant systématiquement mes propos. Définitions et étymologie extensive du mot « cruauté » Mais venons-en maintenant au mycélium étymologique du mot cruauté, dont certains aspects se retrouveront dans notre rappel de L’Homme aux rats puis de « l’analité primaire » d’A. Green. Le mot « cruauté » en latin « crudelitas, atis, f. (crudelis) », signifie « dureté, cruauté, inhumanité ». « Crudelis, e (crudus) », « dur, cruel, inhumain, qui se plaît dans le sang, qui est cruel », vient de « cruor », « sang répandu » ; « crudus » : « encore rouge, saignant, cru, non cuit [fig.] dur, insensible, cruel ». « L’ascendance grecque et latine [plutôt latine] de cette terminologie, précise D. Cupa (2007, p. 23), renvoie à une histoire de sang versé, de crime de sang, de liens de sang ». Ajoutons toutefois ici le sens de « cruciabilitas, atis, f. (cruciabilis) » qui signifie également « tourment » et « cruciabundus, a, um (crucio) » « plein de tourments », au point que « cruclamen, anis, n. » traduit « tourment », mais aussi « martyre »2. 2. C’est ainsi que nous trouvons « cruclarius, a, um (crux) », « de la croix », mais plus spécifiquement le « supplice de la croix » et « cruciarius, ii, m. », « un crucifié, un pendard, un gibier de potence » et son opposé, « cruciator, oris, (crucio) » « le bourreau », le « cruciatorius, a, um » étant un instrument de tourment, de torture et « cruciatus, us, m. (crucio) », la torture, le supplice. Cela a donné « crucifer, eri, m. (crux, fero) », celui qui porte sa croix [Jésus-Christ] et « crucifigo » ou mieux « cruci figo, fixi, fixum, figere », mettre en croix, crucifier, « crucistultitia », la folie de la croix « crucius, a, um », qui met au supplice. Soulignons que le masochisme mortifère énoncé ici fut dénoncé en son temps par F. Nietzsche qui le décrit comme tout-puissant dans le christianisme, vecteur à sa manière d’une forme de cruauté assez jouissive : « Dans le christianisme, les instincts des soumis et des opprimés viennent au premier plan : ce sont les castes les plus basses qui cherchent en lui leur salut. Ici l’on exerce, comme occupation, comme remède contre l’ennui, la casuistique du péché, la critique de soi, l’inquisition de la conscience (…) Ici l’on méprise le corps, l’hygiène est repoussée comme sensualité ; l’Église se défend même contre la propreté (la première mesure chrétienne après l’expulsion des Maures fut la clôture des bains publics – Cordoue en possédait seule deux cent soixante-dix). Une certaine disposition à la cruauté, envers soi-même et envers les autres, est essentiellement chrétienne ; de même la haine des incrédules, des dissidents, la volonté de persécuter. » (L’Antéchrist, chap. 21). Nietzsche dénonce ici l’usage des « fables » religieuses : « Nous savons, notre conscience sait aujourd’hui, – ce que valent ces inquiétantes inventions des prêtres et de l’Église, à quoi elles servaient. Par ces inventions fut atteint un état de pollution de l’humanité dont le spectacle peut inspirer l’horreur – les idées « d’au-delà »,
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Cruauté pulsionnelle ? Bref, la racine indo-européenne « kreu », signifiant « chair crue, saignante » est à l’origine des mots latins commençant par « cru » ayant donné le « crudus », le saignant ». L’idée est la suivante : le cru recouvrirait le même sens que le « barbare », ce qui n’est pas « cuit », à savoir ce qui se trouve en-deçà du civilisé, du symbolisé, du sublimé, du cultivé, du lié et du relié, du visible, de l’enveloppe corporelle. Le cru est celui de la viande sous la peau, ce qui renvoie bien au « cruel » mais aussi aux limites intérieure et extérieure, celles-là même que délimite l’espace anal : intérieur (bol fécal, muqueuse anale) et externe (selles à externaliser) (A. Green, 1993, pp. 113-4). À propos de limite, force est donc de constater qu’avec les névroses, y compris celle de « L’homme aux rats », nous sommes dans les pathologies des contenus de pensée tandis que dans les états non-névrotiques et états-limites nous sommes dans les pathologies des contenants de pensée avec, comme conséquence concernant le thème qui nous réunit ce jour, la présence de mouvements cruels, moins intériorisés qu’agis extérieurement et attaquant le cadre analytique. Venons-en maintenant à quelques rappels sur la notion de pulsion de cruauté dans l’œuvre de Freud. Pulsion de voir-et-de-montrer et de cruauté La cruauté (Grausamkeit) trouve chez Freud sa définition avec l’introduction en 1905 de la notion de pulsion partielle (partial Triebe). Le caractère « partiel » de la pulsion renvoie à une géographie corporelle qui va spécifier les pulsions en fonction de l’organe source et leur assigner des buts en liaison avec la nature de celui-ci. Freud écrit ainsi sur ces pulsions partielles que « telles sont les pulsions, apparaissant de façon relativement indépendante par rapport aux zones érogènes, du plaisir de regarder-et-de-montrer et de la cruauté, qui n’entrent en relation intime avec la vie génitale que plus tard en tant que tendances autonomes, d’abord indistinctes de l’activité sexuelle érogène » (p. 119). L’enfant serait « dès le début » regardé et sollicité à regarder, de même qu’il subirait des contacts extérieurs par la médiation de la peau. Freud poursuit : « de jugement dernier », « d’immortalité de l’âme », de l’« âme » elle-même : ce sont des instruments de torture, des systèmes de cruauté dont les prêtres se servirent pour devenir maîtres, pour rester maîtres… » (L’antéchrist, chap. 38).
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« C’est dans une indépendance encore plus grande à l’égard du reste de l’activité sexuelle liée aux zones érogènes que se développe chez l’enfant la composante cruelle de la pulsion sexuelle » (Ibid., p. 121). Avec la notion de pulsion partielle qu’est la pulsion scopique et de cruauté (« Schau und Grausamkeitstrieb »), Freud souligne le lien entre emprise et possession du monde objectal par l’enfant dans lequel la pulsion scopique, sous sa double forme active/passive, vu/être vu, est intimement liée à la cruauté. Chez l’enfant, c’est l’absence de compassion pour l’objet qui permet à cette pulsion de cruauté de s’exercer3. Nous allons y venir, L’Homme aux rats fut un précoce « voyeur » du corps féminin et sa cruauté s’exprima dans ses fantasmes et obsessions. On pourrait, comme l’avance S. de Mijolla, envisager la relation du voir à la cruauté en deux temps. « D’une part, le voir se confond avec l’emprise. Demeurer caché, invisible, ce qui est le fantasme des petits enfants, est le moyen de s’assurer la liberté d’agir à son gré, mais aussi celui de contrôler les adultes et leurs transgressions diverses. Aussi, dans le jeu enfantin le plus banal, celui de cache-cache, être trouvé c’est avoir perdu, être soumis à la maîtrise du gagnant ou être « mort », hors du jeu, puisque ayant perdu tout pouvoir d’attraction. Les formules « je t’ai vu », « attrapé », « mangé », se confondent lorsque le « chat » chasse les « souris ». D’autre part, ce qui découle de la puissance mortifère du regard ne tient pas seulement au pouvoir qu’il a sur l’objet, mais aussi au fait qu’il peut le néantiser en s’en détournant. L’objet n’était désirable que caché et découvert contre son gré ». Ainsi, pour paraphraser S. de Mijolla, la cruauté a partie liée avec la pulsion de voir, mais plus spécifiquement celle de voir l’intérieur du corps, ce à quoi nous ajoutons que chez le border-line, c’est le regard intérieur, l’insight, qui risque pour lui d’attaquer le « corps intérieur » de la psyché – de là la phobie mentale, la position phobique centrale. Si la peau est concernée dans cette affaire, c’est parce qu’elle est l’objet visé par la cruauté qui doit l’arracher ou la percer pour révéler ce qu’elle contient et dissimule : le cru, le sanguinolent, le sang du « cruor » de la cruauté (de Mijolla S., pp. 30-31). Enfin, la motion cruelle provient, selon Freud, de la pulsion d’emprise, mais ne peut pour autant y être 3. Dans une note de 1915, Freud précise que « nous sommes en droit de supposer que les motions cruelles dérivent de sources qui sont à proprement parler indépendantes de la sexualité, mais qu’elles sont susceptibles, par anastomose, d’entrer précocement en liaison avec celle-ci en un point proche de leur origine respective. ». Il y a ainsi des interférences entre le développement sexuel et le développement de la « pulsion scopique et de cruauté » qui restreignent à nouveau l’indépendance présumée de ces deux pulsions. (Note de 1915, p. 121).
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identifiée. C’est, dès lors, l’excès excitationnel, l’hubris, le quantitatif, excédant toute capacité pulsionnalisante d’une excitation ne parvenant pas à se décharger à cause du refus de l’objet, qui favorise l’emprise sadique sur l’objet4 et, éventuellement, la cruauté pour peu que cet objet soit « dévalué » à l’état d’objet partiel, en deçà donc d’objet transitionnel (Winnicott, 1971 ; Roussillon, 2008), me-not-me possession, ou d’objet transformationnel et « malléable » au sens de Bollas (1989). On peut poser ici les liens entre la cruauté et le sadisme qui en serait une forme plus élaborée en termes d’objet et plus évoluée en termes de sexualité et de narcissisme du Moi. La pulsion de cruauté est une pulsion partielle, explique Freud, le sadisme concerne, lui, l’objet total. Annette Fréjaville (citée par S. de Mijolla) remarque que l’on peut être cruel, c’est-à-dire faire souffrir son objet, sans le vouloir ni même le savoir. D’où la définition qu’elle propose de la cruauté : « Dès que l’objet privilégié d’investissement se révèle être un objet total, unifiant les objets partiels de satisfaction, l’ignorance de son altérité et l’indifférence à l’égard de ce qu’il ressent prennent de la part du sujet valeur de cruauté » (p. 34). Si dans le narcissisme primaire anobjectal du début cela se comprend, dans le narcissisme secondaire cela rejoint la valeur du déni d’altérité et d’identité de l’autre drainé par l’ignorance, l’indifférence comme dans la perversion narcissique ou le harcèlement moral (Hirigoyen M.-F., 1998). Car lorsque la capacité d’avoir conscience de nuire est acquise pour le sujet, la cruauté peut alors être reconnue5. Ceci peut déterminer une 4. Cf. Denis P. (1992), À l’intérieur de la pulsion sexuelle, surtout partielle (scopique, sadique…), propre à la sexualité perverse – ou infantile –, gît cette pulsion d’emprise qui peut d’autant plus surgir que le narcissisme est profondément blessé (trauma) ou menacé et qui, dans le geste et le comportement addictif, trouvera de quoi réparer celui-ci. 5. Si l’on suit S. de Mijolla il y aurait ainsi 1/ une cruauté originaire, précédant la reconnaissance de l’altérité du « semblable à soi » et signant une absence d’identification initiale : cruauté propre aux petits enfants due à leur absence de compassion puisque ne pouvant encore comprendre que l’autre est semblable à eux. D’ailleurs Winnicott, postule « une relation objectale de cruauté précoce » dans laquelle le nourrisson se montre « impitoyable » envers sa mère ; l’enfant y a des « pulsions instinctuelles et des idées prédatrices » et attaque imaginairement le corps de la mère. « L’enfant normal prend plaisir à une relation cruelle avec sa mère, qui se manifeste surtout dans le jeu, et il a besoin de sa mère parce qu’il ne peut attendre que d’elle seule de tolérer la relation cruelle même dans le jeu car cela lui fait vraiment mal et cela l’épuise, et il ajoute que « personne ne peut être impitoyable après le stade suivant » « sauf dans un état de dissociation » ; 2/ une cruauté secondaire, issue de l’indifférence, voire du déni de l’autre : nous pensons que s’y inscrivent les pathologies du clivage comme certaines perversions sexuelles ou narcissiques, les pathologies narcissiques comme certaines psychoses ou encore certains états-limites (cf. Simon) ou encore les pathologies caractérielles où le narcissisme anal, propre à l’analité primaire, domine ; 3/ le sadisme qui, bien loin de l’indifférence met dans la reconnaissance de l’altérité souffrante la condition de sa jouissance (Ibid., p. 32). Toutefois, les frontières entre cruauté secondaire et perversion ne sont pas étanches :
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certaine « pervertisation » de la relation d’objet chez l’état-limite – comme dans le cas de Simon –, ce qui renvoie aux liens entre cruauté, emprise et sadisme. Citons ici D. Cupa (2004, p. 63) : « Je considère que la cruauté dans sa version objectale peut s’allier à l’emprise et se sexualiser pour devenir cruauté sadique ou cruauté masochique. Elle est recherche de la jouissance avec les limites, les différentes enveloppes du Moi-peau, en les attaquant, les déchirant, les effractant. Dans les Trois essais, Freud rappelle d’ailleurs que ‘la stimulation de l’épiderme fessier est connue de tous les éducateurs, depuis les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, comme une des racines érogènes de la pulsion de cruauté’ » (p. 122). Ceci nous amène à l’effraction du fantasme des rats dans l’anus de « l’homme aux rats » présentant une névrose obsessionnelle grave. La problématique anale de celui-ci, celle de contenus de pensée, est différente, nous le verrons, de celle de l’analité primaire des sujets « limites » dont le sadisme et la cruauté entraveront les processus de pensée en tant que contenant. L’Homme aux rats : rappel sur les fantasmes anaux cruels Tant dans le texte de 1909 rapporté dans les Cinq psychanalyses que dans celui du « Journal d’une analyse » (1907-8), la névrose obsessionnelle de l’Homme aux rats se présente comme ayant – comme toute névrose obsessionnelle – une texture très compliquée. Je renvoie ici, outre à ces deux textes, à celui de Patrick J. Mahony, Freud et l’Homme aux rats qui est une analyse détaillée du travail de Freud, auquel l’auteur apporte une foule d’éléments historiques, biographiques ainsi qu’une réflexion critique sur ce cas et la manière dont Freud travaillait. L’Homme aux rats était en réalité Ernst Lanzer – même prénom que le fils cadet de S. Freud et que Brücke, l’un de ses professeurs – ; il est né en 1878, et âgé de 29 ans au moment de la rencontre avec Freud, est de formation universitaire. Il vient voir Freud, car il dit souffrir de névrose obsessionnelle, d’inhibitions et de pensées en rapport avec des peurs et de l’appréhension. Sa peur est essentiellement celle qu’il arrive quelque chose à des personnes qu’il aime beaucoup, en particulier à son père et à il y a un spectre de la perversion qui va du sadomasochisme impliquant un jeu identificatoire entre bourreau et victime au sadisme anal du pervers narcissique ou relevant, on va le voir, de « l’analité primaire » qui dés-identifie l’objet, lui déniant toute existence propre du fait de la perception d’un risque de confusion identitaire et d’une blessure narcissique : chez eux la « différence est une offense » (A. Green, 1993, op. cit., p. 140) ceci jusqu’à « cruéliser » l’autre si j’ose dire pour sortir tant d’une altérité insupportable pour le narcissisme que d’une confusion identitaire.
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une dame qu’il vénère. Il a présenté dans un passé récent des impulsions comme le désir de se trancher la gorge avec un rasoir et s’impose des interdits se rapportant à des choses insignifiantes. Aussi perd-il beaucoup de temps et d’énergie à lutter contre ces idées. Ses parents étaient cousins germains, son père était sous-officier dans l’armée. Sa mère était une fille adoptive et nourrissait un projet de mariage de son fils dans une riche famille. Ernst refuse ce programme et aimera une autre femme Gisela Fluss (qui porte le même nom que la première amoureuse de S. Freud [!]) et se trouve stérile par suite de l’ablation de ses ovaires. L’homme aux rats trouve la mort en 1914 lors de la Première Guerre mondiale. Il aura ainsi peu profité de sa guérison. Rappelons quelques fragments de l’histoire de la maladie. Dès la première séance, il raconte qu’avant 6 ans, il se souvient avoir aimé regarder, toucher les organes génitaux de servantes plutôt complaisantes et chercher à les voir nues. Il se rappelle d’une scène vers 4-5 ans, avec sa gouvernante Mlle Peter – prénom masculin renvoyant à l’homosexualité refoulée d’Ernst. Alors qu’elle était allongée sur un divan, en train de lire, légèrement vêtue, l’enfant lui demanda la permission de se glisser sous ses jupes. Il lui toucha les organes génitaux et le ventre qui lui parurent singuliers. Depuis, il a gardé une curiosité ardente et torturante de voir le corps des femmes. Il se souvient du plaisir qu’il éprouvait, au bain, à attendre que la gouvernante entre nue dans l’eau. À partir de 6 ans il a des érections dont il se plaint à sa mère. À cette époque il lui faut surmonter des scrupules qu’il met en relation avec ses érections et sa curiosité pour la nudité. Il a l’idée morbide que « ses parents lisaient ses pensées, ce qu’il s’expliquait par le fait qu’il les avait prononcées sans qu’il les entendent lui-même ». Il voit là le début de sa maladie. À 7 ans, une autre bonne, qui avait remplacé Mlle Peter, satisfait sa curiosité lorsqu’elle perce les abcès qu’elle a aux fesses ou quand elle va au bain. Il couche alors dans la chambre de ses parents mais on n’en sait pas plus. Toujours à la première séance de la cure, il rapporte des « souhaits » d’actes cruels et le sentiment coupable que quelque chose pourrait arriver s’il y pensait au point de faire beaucoup d’efforts pour empêcher ses pensées. À la question de Freud : « Qu’est-ce qui pourrait arriver ? » il répond que son père meurt, alors que celui-ci est déjà mort depuis neuf ans. La curiosité refoulée et la perplexité en face de la mort furent les thèmes qui semblaient dominer toute cette névrose. Il apparaît que la mort de Camilla, sa grande sœur, alors qu’il avait quatre ans et demi, a été un facteur décisif pour que ce constitue le noyau de la névrose. 97
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Ainsi, enfant, l’Homme aux rats se trouve avoir été sous l’emprise de la pulsion voyeuriste. Il se forme alors en lui un affect pénible, conflit entre désir obsédant et crainte obsédante. Le sens de l’appréhension obsédante serait le suivant : « Si j’ai le désir de voir une femme nue, mon père devra mourir », d’où les mesures de défense qui s’imposeront ultérieurement. Mais pourquoi « L’homme aux rats » ? C’est à la deuxième séance que le patient y fait allusion. Un jour qu’il faisait comme soldat une petite marche en partant de X, il perdit son lorgnon, mais, pour ne pas retarder ses compagnons, il téléphona à son opticien de Vienne en lui demandant de lui en envoyer un autre par retour de courrier. Il avait alors rencontré deux officiers dont l’un, un capitaine tchèque, Nemeczek, suscitait chez lui la crainte en raison d’une cruauté manifeste : à plusieurs reprises celui-ci s’était déclaré partisan de châtiments corporels et, aimant ce qui est cruel, lui avait raconté un châtiment effroyable qui se pratique en Orient. À ce stade du récit, le jeune homme demande à Freud s’il peut se lever et être dispensé de la description des détails. Le psychanalyste, tout en l’assurant qu’il n’a aucun penchant à la cruauté, déclare qu’il ne peut le dispenser de la suite du récit, car il se trouve ici confronté à une résistance (Freud a expliqué sa conception de la résistance au début de la séance). Précisons plusieurs choses. 1) La cruauté se retrouve à différents étages du jeu de miroir qu’est la psyché : cruauté du supplice, cruauté du bourreau, du narrateur (« le capitaine cruel », puis l’Homme aux rats lui-même) et enfin celle de l’« écoutant », ici Freud, dont la règle fondamentale de « tout dire » peut être perçue comme assez cruelle pour le patient – cf. les dénégations de Freud concernant sa cruauté à exiger cela du patient. 2) Lanzer, qui craint la pénétration anale, la sollicite au niveau symbolique, dans et par la régression analytique et la position passive d’analysant, au point d’avoir recours à une réaction (défense) motrice ayant valeur d’acting out en se levant et déambulant dans le cabinet de Freud. Bref, de quoi s’agit-il dans le récit du capitaine Nemeczek, d’un empalement ? La suite du récit est assez confuse : « On renverse sur les fesses un pot dans lequel on introduit des rats, qui se… » – Lanzer se lève et manifeste tous les signes de l’horreur et de la résistance – « s’enfoncent… dans l’anus », se permet de compléter Freud. Aux moments les plus importants du récit, ce dernier remarque chez son patient une expression particulière qu’il traduit « comme étant l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée ». Ernst poursuit son récit avec de grandes difficultés, il raconte qu’au même moment, son esprit a été traversé par 98
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l’idée que cela arriverait à une personne qui lui était chère. Il n’était pas lui-même l’exécuteur du supplice et Freud devine que cette « représentation » se rapporte à la dame qu’il vénère. En même temps que l’idée s’impose, la sanction est présente sous la forme d’une défense à laquelle le jeune homme doit obéir pour que le fantasme ne se réalise pas. Le patient dit qu’au moment où le capitaine évoquait cet horrible supplice, il réussit à se défendre contre « ces deux idées » par la formule qu’il utilise habituellement : « Aber ! » (« Mais ! »), accompagnée d’un geste de rejet et les paroles intérieures suivantes : « Voyons, que vas-tu imaginer ? » Le pluriel (deux idées) étonne Freud, qui n’avait entendu parler que d’une seule idée, celle de la punition aux rats subie par la dame. En fait, l’idée s’appliquait aussi au père. Cela était d’autant plus absurde que ce père était mort, nous l’avons dit, depuis neuf ans. Et tout de suite Ernst se représenta cette torture arrivée à celle qu’il aimait. À la fin de cette deuxième séance, suite à ce récit confus, le jeune homme était hébété, appelant Freud « Mon capitaine ». Pendant cette séance, Freud avait obtenu l’éclaircissement suivant : à la crainte du patient qu’un malheur arrive à ceux qu’il aime, même dans l’au-delà, fit suite une histoire assez compliquée de dette concernant un paquet qui contenait un pince-nez qu’il avait commandé et dont il devait la somme à un lieutenant, tout ceci raconté dans une certaine confusion. L’amour cruel(-lement maternel) du complexe paternel chez l’obsessionnel
Ainsi force est donc de constater que l’histoire du châtiment par les rats a réveillé un érotisme anal jouant un grand rôle dans ce cas, nourri par l’existence de vers intestinaux dans son enfance. C’est à l’aide des théories sexuelles et de l’interprétation des rêves qu’il devint possible de comprendre le processus de la formation de l’obsession. Lorsque le capitaine raconta le supplice des rats, le patient fut d’abord frappé par le caractère cruel et lubrique de la situation représentée, cette scène étant inconsciemment activée par le rapport avec la scène de son enfance où lui-même avait mordu avant d’être puni par le père : le capitaine avait donc pris la place du père et avait convoqué l’animosité ressentie à son égard. L’idée qu’il pourrait arriver la même chose à la personne aimée avait alors traversé son esprit apparaissant sous l’aspect d’un souhait : « C’est à toi que l’on devrait faire ça », souhait qui, à travers le capitaine, s’adressait au père. Lorsque le capitaine cruel lui avait remis le colis et 99
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lui avait demandé de rendre l’argent au lieutenant A., le jeune homme savait qu’il se trompait, mais se mentit à lui-même comme il mentit à Freud. « Penses-tu que je vais lui rendre l’argent ! ». Le complexe paternel et le souvenir de la scène infantile amenèrent la réponse suivante : « Oui, je rendrai l’argent à A. quand mon père ou mon aimée auront des enfants ! » La condition absurde et irréalisable de ce souhait signe son aspect névrotique. Le crime était maintenant commis, il avait insulté les deux personnes qui lui étaient les plus chères, ce qui exigeait une punition entraînant une promesse impossible à tenir : « Maintenant, tu dois vraiment rendre l’argent à A », cette injonction reposant sur des informations fausses. Toutefois le père remplaçant le capitaine, il devait obéir à l’injonction car le père ne pouvait se tromper ! La révolte inconsciente au capitaine apparaît dans sa formation réactionnelle, obéir à celui-ci jusqu’au châtiment qu’impliquait la décision de ne pas rendre l’argent pouvant donner un châtiment par les rats. Or cette séquence survient à un moment où la libido du malade était sous pression par une longue abstinence alors que des femmes lui faisaient des avances. La cruauté des rats
Dans les séances suivantes les rats s’associent à l’argent, rapport qui se manifesta par l’association Rate (quote-part)-Ratte (rat). Ainsi, dans son système quasi délirant, les rats étaient devenus des étalons monétaires : « Tant de florins – tant de rats », les honoraires d’une séance, comme pour l’héritage du père et aussi l’horreur du commerce des prostituées. Cette signification monétaire des rats renforça l’idée de la dette à payer d’autant que le capitaine avec son supplice avait contribué au renforcement du jeu de mots : Spielratte (rat de jeu), lequel renvoyait au souvenir du père. De plus, le rat, porteur de maladie, devint le symbole d’une infection syphilitique fréquente dans l’armée à laquelle avait appartenu son père, ce qui laissait planer des doutes sur sa conduite. Enfin, l’agent de l’infection syphilitique étant le pénis, le rat devenait aussi le symbole de l’organe génital mâle, le pénis, et particulièrement celui de l’enfant, pouvant être comparé à un vers. Dans le récit du capitaine cruel, les rats fourmillaient dans le rectum de l’individu tout comme les ascaris dans l’intestin de l’enfant. La signification phallique des rats était en lien avec l’érotisme anal. Enfin si les rats du récit du capitaine se substituaient au pénis, les rapports per anum, évo100
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qués envers son père et de la dame aimée, devenaient particulièrement insupportables. La signification de l’obsession demeura obscure jusqu’au jour où, dans les associations d’Ernst, surgit la « demoiselle aux rats » du Petit Eyolf d’Ibsen. Les rats signifiaient ainsi les enfants. Mordre et ronger avec des dents pointues étaient donc, en fait, liés à l’idée de rat. Lui-même, enfant, avait été un petit animal dégoûtant et sale qui, lorsqu’il se mettait en rage, mordait quitte à subir pour cela de terribles punitions. Il pouvait ainsi se reconnaître dans le rat et dans le récit du capitaine : ce mot réactivait en effet un complexe (paternel) le faisant réagir par une idée obsédante. Les rats, dans son enfance, étaient associés aux enfants. Or ceux-ci l’intéressaient car la dame qu’il souhaitait épouser avait subi une ovariotomie bilatérale et ne pouvait en avoir alors que lui les aimait tant. L’obsession des rats disparut après que Freud eut aussi aidé à interpréter le contenu de la sanction : « …sinon les deux personnes subiront le supplice des rats » en référence aux théories sexuelles infantiles : 1) les enfants sortent de l’anus, 2) il est possible à l’homme comme à la femme d’avoir des enfants. Le fait de sortir par l’anus peut être interprété par son contraire, entrer dans l’anus (comme dans le supplice des rats)6. Cruauté appliquée aux objets psychiques chez certains états-limites Il revient donc maintenant de souligner que le rapport entre la pulsion de connaître, pulsion de voir et de cruauté et les processus cogitatifs ne sont pas les mêmes entre la névrose obsessionnelle et son analité 6. La régression dans le système psychique, celle de l’acte de la pensée, se retrouve dans l’histoire d’Ernst. L’apparition et le refoulement précoce du voyeurisme et de la curiosité infantile avivèrent ultérieurement la rumination mentale par sexualisation de la pensée. Le contexte particulier dans l’enfance d’une cryptorchidie (testicule non descendu), une histoire précoce de naissance et de mort dans la fratrie – comme S. Freud (! ) –, le deuil non résolu, la surstimulation et séduction sexuelles, sont à souligner. De plus, le fait que M. et Mme Lanzer aient eu des enfants à moins de deux ans d’intervalle jusqu’au moment où ils connurent une période sans enfants relativement longue après la mort de Camilla, porte à croire qu’ils eurent une réaction dépressive pesant sur leur fils Ernst. Aussi celui-ci, en n’obtenant pas la résolution œdipienne, régressa facilement vers une fixation anale elle-même modifiée par une libido orale-sadique. « L’Homme aux rats s’identifia masochiquement avec sa mère et se soumit passivement à son père, essayant de parer (ainsi) aux dangers de la rivalité œdipienne et d’une mère phallique intimidante […] Une angoisse de castration considérable apparut dans [cette] identité masculine détériorée, dans sa peur devant le succès et devant les engagements maritaux et professionnels. » (P. Mahony, op. cit., p. 81).
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« secondaire » et celle, primaire, propre à certains états-limites. Si, dans la névrose obsessionnelle et l’analité secondaire « classique », grâce à la pulsion de connaître, la pensée remplace l’acte, jusqu’à « cruellement » torturer (même étymologie, on l’a vu, que celle du mot « cruel »), cette « invagination », ce « refoulement » de la « pulsion scopique et de cruauté », ne sera pas de même qualité dans les états non-névrotiques. C’est l’afflux de libido anale, comme dans le cas de Ernst lors de son écoute du supplice asiatique, qui va lever partiellement ces refoulements entraînant alors l’entrée et l’aggravation des ruminations et compulsions obsessionnelles. Chez lui, les éléments de contiguïté dans la vie sexuelle faisait que « regarder, pour lui, tint lieu de toucher », comme l’écrit Freud dans son Journal de cette psychanalyse (p. 227), d’où son usage surdéterminé et défensif de l’œil qui est « peut-être la zone la plus distante de l’objet sexuel » comme l’écrit Freud en 1905 (Essai sur les théories infantiles). Or, dans le cas de l’analité primaire des états-limites, le défaut de refoulement, le défaut de contenu fantasmatique refoulés cruels vont entraîner cette pulsion scopique et de cruauté à s’en prendre à l’insight et au cadre analytique analytique lui-même – sur « l’analytique de la situation » comme dit J.-L. Donnet (2004), ou, comme dirait A. Green sur l’écrin (le cadre) qui entoure la matrice qu’est le processus analytique, détruisant le premier comme le second. Le déni de l’altérité et l’indifférence à l’égard de l’objet porteront sur l’objet provenant de fonctions psychiques : « l’objet de la sublimation, ce n’est pas le livre, c’est la lecture », écrit A. Green (2002, p. 64) rappelant que le Moi crée des objets à partir de l’activité pulsionnelle (fonction objectalisante d’Eros, mais aussi, dans le cas de la sublimation, participation de la pulsion de mort7). Aussi ce sera l’activité de pensée elle-même qui sera « cruellement » attaquée, la pulsion scopique s’attaquant ici elle-même à « l’insight » (le regard intérieur), coupée ici, dévitalisée, réduite à son néant. Si chez l’enfant, ou le pervers sadique, on l’a vu, la cruauté signe un déni d’altérité de l’objet, chez certains états-limite c’est « l’altérité interne » qui ne sera ainsi pas perçue, ce qui renvoie à la problématique de l’analité primaire et d’un Surmoi cruel marqué par la prégénitalité – se manifestant aussi, notons-le, dans la genèse de certaines somatisations – cf. le cas Clarisse et son herpès rapporté par D. Cupa (2004, op. cité). Nous pouvons donc dire que si, comme nous l’avions noté plus haut, la cruauté a partie liée avec la pulsion de voir à l’intérieur du 7. « La sublimation du destin de la pulsion sexuelle au service de la pulsion de mort » est le chapitre 8 du Travail du négatif, Paris, Minuit, 1993, pp. 289-345.
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corps, ici, chez certains états-limite, c’est, une vision spécifique, celle du regard intérieur, l’insight qui sera attaquée. De même, si la peau est bien concernée dans la cruauté, c’est, dans les structures non névrotiques, celle de la peau psychique, du Moi-Peau comme contenant, qui est cruellement arrachée ou percée dans ce qui la représente dans la cure, le cadre analytique lui-même. Analité primaire et cruauté sur les contenants psychiques Ceci souligne l’analité primaire en jeu chez certains sujets « limites ». Dans le « préambule à l’analité primaire » A. Green propose d’isoler, dans la relation anale, une entité clinique, celle de l’analité primaire, conception qui enrichit la description du stade sadique anal précoce de K. Abraham (1924 1977, pp. 255-350). Reprenant des points importants des textes de L’Homme aux rats et de L’homme aux loups de S. Freud, et l’appréciation de R. Fliess de la fixation anale comme ligne de démarcation (dividing line) entre névrose et psychose, A. Green souligne le point de convergence avec les cas limites qui se situe au niveau de la sphère du jugement. à « la sexualisation de la pensée de la névrose obsessionnelle de l’Homme aux rats » répond « la sexualisation de l’“antipensée”, pourrait-on dire, de l’Homme aux loups : celle qui privilégie les processus d’évacuation (Bion) sur ceux d’élaboration » (p. 129). A. Green avait donné une première formulation de ce qu’il entendait par « analité primaire » dans son article intitulé « Après coup l’archaïque » paru en 1982. Son propos concernait une particularité du transfert des cas limites. « La projection du patient attribue à l’analyste une puissance et même une toute-puissance qui ne laisse d’autre issue à l’analysant que de lutter contre le transfert et de refuser tout pouvoir à l’objet transférentiel. » A. Green parle de « narcissisme anal » (p. 133 et sq) pour signifier le rôle défensif de l’analité primaire, sa dimension d’axe interne, prothétique, face à un narcissisme meurtri. Conclusion : cruelle « oroanalité » envers la pensée, le cadre et l’analyste Ce sont chez ces patients non-nervotiques les limites entre analité et oralité qui sont mal délimitées comme si le modèle implicite dont l’analité se dégage mal était non le modèle implicite de la relation génitale 103
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à l’autre sexe, mais la relation narcissique mettant en relation deux orifices : bouche et anus et, également, œil et peau – faisant le terreau de la cruauté. Les traces de la relation orale (avidité affective, dépendance, etc.) infiltrent tellement l’analité qu’il faudrait parler « d’oroanalité » (A. Green, ibid., p. 144). Ceci n’est pas sans rappeler un passage de l’article de K. Abraham en 1924 (p. 312) lorsque celui-ci, évoquant la continuité entre le stade oral cannibalique (stade oral II) et le stade sadique anal, convoque l’image de la « bouche primitive » : celle-ci renvoie chez les embryons de certaines espèces animales8 à la fermeture de l’orifice buccal initial qui se déplace vers la queue pour former un anus, exemple, dit K. Abraham, de la préformation biologique du déroulement psychosexuel ayant lieu pendant la deuxième année de la vie chez l’enfant, époque du développement de la musculature corporelle.
8. Question qui, aujourd’hui encore, est d’actualité chez les scientifiques. Cf. L’article : « L’origine de l’anus », La Recherche, http://www.larecherche.fr/content/recherche/ article?id=24104. L’anus a-t-il en effet la même origine que la bouche ? Cette hypothèse jusque-là privilégiée est remise en question par deux biologistes américains. L’hypothèse généralement admise depuis une dizaine d’années est que bouche et anus auraient évolué à partir d’un même orifice. En l’occurrence la fente, appelée « blastopore », qui apparaît chez tout embryon alors qu’il n’est encore qu’une boule de cellules. Lors de l’évolution des organismes complexes, cette fente se serait allongée, puis divisée en une bouche et un anus. Mais A. Hejnol et M. Martindale, (Honolulu), proposent un autre scénario [A. Hejnol et M. Martindale, Nature, n° 7309, 2008.]. Pour comprendre ce qui s’est passé au cours de l’évolution, ils ont étudié le développement d’un organisme simple : un ver marin plat, nommé Convolutriloba longifissura, dont le tube digestif n’a qu’une seule ouverture. Ils ont recherché, chez ce ver, les gènes impliqués dans le développement des deux extrémités du tube digestif chez des animaux à symétrie bilatérale bien connus, comme la souris ou la drosophile. Résultat : ces gènes s’expriment bel et bien chez Convolutriloba longifissura, mais pas tous au même endroit. Ceux spécifiques de la région buccale s’expriment au niveau de l’unique orifice de Convolutriloba longifissura, tandis que ceux responsables du développement de la région anale s’expriment à l’extrémité postérieure du ver, près des organes génitaux. D’où cette suggestion d’A. Hejnol : « La partie postérieure du tube digestif a pu fusionner avec les voies reproductrices chez certaines lignées, pour former un orifice servant à la fois à l’évacuation des déchets et à la reproduction. Cela expliquerait l’origine du cloaque des oiseaux, par exemple. » Le cloaque, qui constitue la partie terminale du tube digestif, voit effectivement converger l’intestin et les voies urogénitales. Cette interprétation ne fait cependant pas l’unanimité. En effet, selon une étude phylogénétique récente, « le groupe des Acoeles, auquel Convolutriloba longifissura appartient, ne serait plus un « chaînon manquant » entre les cnidaires et les bilatériens. Il figurerait au contraire au milieu des bilatériens [H. Philippe et al., PLoS One, 2(1), e717, 2007] », souligne J. Deutsch, du Laboratoire de biologie du développement à l’université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris. Autrement dit, il ressemblerait moins qu’on ne le pensait au lointain ancêtre des organismes complexes. Une conclusion à laquelle A. Hejnol n’adhère qu’à moitié : selon lui, s’il est justifié d’exclure les Acoeles du groupe dont ils faisaient partie, rien ne permet de les inclure dans les bilatériens [C.W. Dunn et al., Nature, 452, 745, 2008.]. Autant dire que la controverse sur l’origine de l’anus a encore de beaux jours devant elle.
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En fait cette « oroanalité »9 plongerait dans l’archaïque d’une « peau commune » (D. Anzieu, op. cité, p. 40) d’une même peau entre l’enfant et sa mère. La pulsion scopique et de cruauté témoignerait en quelque sorte d’une « amphimixie »10, d’une anastomose, d’un « chiasme » propre « à la chair du regard », au « senti-sentant » qu’expose Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible (1964) et témoignant de la réflexivité du sensible propre à une psyché ancrée dans le corps (Leib). On pourrait dire, in fine, que la cruauté témoigne ici d’un investissement, potentiellement après-coup pervers, mais contemporain d’un temps avant l’ambivalence propre au stade anal constitué, d’une quête perceptive, « archétype de la rencontre originaire » (M. Merleau-Ponty, 1964, p. 210), soutenue par la pulsion scopique… et de cruauté.
9. Ce rapport entre œil-peau-bouche-anus évoque les propos de Georges Bataille lorsque celui-ci oppose l’axe bouche-œil du visage humain à l’axe bouche-anus des animaux à quatre pattes et à la lubricité de Simone, de Marcelle, de Lord Edmond et de l’auteur dans Histoire de l’œil. Dans le premier cas, l’œil et la bouche, lié à la verticalité, l’axe désigne la bouche en terme de pouvoir d’expression. Dans le second, où l’axe est lié à l’horizontalité de l’animal, la bouche est élément de prise, de mise à mort et d’ingestion de la proie dont l’anus est l’issue : ici apparaît l’« oroanalité » qui, dans le récit, n’est pas exempt de cruauté (envers Marcelle, envers le prêtre, etc.). 10. Amphimixie : mélange de deux éléments constituants. En biologie fusion des deux gamètes de sexe opposé. En psychanalyse (terme introduit par S. Ferenczi) : fusion de deux « tendances partielles » des érotismes. Cf. Ferenczi S. (1929), Thalassa, pp. 26-39 ; 40-68.
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G. CHAUDOYE
La Trace… « Dans les aquarelles de Cézanne, au fur et à mesure de la progression du peintre, la part laissée au blanc augmente dans l’œuvre. Qu’est-ce à dire ? Que le blanc du support est utilisé comme une couleur absente de la palette, mais trouvée sur place « au lieu de travail » toute prête à entrer dans la composition ? Ou plutôt que ce blanc, véritable trou dans l’aquarelle ou « blanc de l’œil » du regard du peintre, vient ici figurer, à la manière d’une hallucination négative, la représentation de l’absence de représentation ? »1 « La trace… », ce titre résume le travail clinique mené avec une patiente pendant un an. Cette patiente, ici appelée Nora, m’a beaucoup questionnée quant à la place du corps réel dans la thérapie ; un corps mutilé suite à l’ablation d’un sein, duquel il ne reste à voir et à montrer qu’une trace cicatricielle, une empreinte au négatif. Cette trace est l’empreinte de l’absence, la marque du manque. Ce terme signe la représentation d’un sein lacunaire, perdu mais encore existant dans sa perte, car ayant laissé sur la peau, une cicatrice. Cette cicatrice s’inscrit dans la peau comme un représentant du négatif 2, un stigmate de ce sein malade puis amputé. Elle est l’envers du sein, le signifiant visuel de ce vide, ce blanc cruellement laissé par l’ablation. À partir de cette première perception du vide, la réflexion s’est menée progressivement vers les concepts de cruauté et tendresse « désobjectalisantes », intimement intriqués l’un à l’autre. En miroir à la cruauté désobjectalisante définie par D. Cupa, ce que j’ai choisi de nommer « tendresse désobjectalisante », à la lumière de la clinique, est une tendresse de mort, une déconstruction/reconstruction du moi et de l’objet, chacun pris dans une confusion narcissique. Face à une expérience de détresse, la tendresse désobjectalisante viendrait ainsi déconstruire les relations primaires à l’objet perdu ou mort, afin de reconstruire ce
1. A. Green (1993), Le travail du négatif, Paris, Minuit, 2006, p. 289. 2. « Négatif » est un terme emprunté à A. Green. Il est utilisé dans le sens du négatif photographique et est à distinguer de la négation telle que Freud l’a définie, dans « La négation » (1925) in Résultats, idées, problèmes, à savoir le refus de la représentation. A. Green (1993), Le travail du négatif, Paris, Minuit, 2006.
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lien de façon hallucinatoire, grâce à un retour vers une indifférenciation moi/non moi. Au fil des associations donc et à partir de cette perception originaire, des questionnements autour du voir traumatisé et du lien attaqué dans le transfert et le contre-transfert se sont peu à peu imposés. La désobjectalisation selon A. Green, est un désinvestissement progressif de l’objet, « mais aussi de tous les substituts de celui-ci, le moi par exemple, et du fait même de l’investissement en tant qu’il a subi le processus d’objectalisation »3. Le concept de désobjectalisation s’inscrit donc dans un travail de déliaison de la pulsion de mort. La pulsion cruelle quant à elle, s’exprimerait sans frein et sans limite, dans une volonté de toute-puissance et se déploierait du côté d’un narcissisme originaire relié à une « agressivité primitive, archaïque et sans objet »4. L’élaboration clinique autour de Nora a donc, non seulement, mené le travail du côté de la cruauté désobjectalisante, une cruauté de mort telle qu’elle a été définie par D. Cupa5, mais a aussi permis de frayer un chemin de réflexion du côté d’une tendresse que j’ai choisi au même titre, de nommer « désobjectalisante ». Il est important de souligner d’ores et déjà, le lien unissant la cruauté et la tendresse, au regard et au corps : un corps trop là et cruellement visible, impossible à effacer parfois, un corps qui se voit et se montre abîmé, blessé, mal cicatrisé, troué, traumatisé et traumatisant, effractant au-delà du regard, la sphère thérapeutique. Un corps donc, qui comme dans le travail de psychothérapie avec Nora, a pris une importance soudaine tant, d’abord, dans sa destructivité que dans sa fonction finalement contenante : un corps montré et regardé, qui a amené parfois à un véritable face à face/corps à corps6. il est devenu alors à un moment, urgent, dans un but d’autoconservation psychique, de désinvestir, non seulement ce corps, mais aussi la patiente et enfin la relation thérapeutique toute entière. Les premiers questionnements cliniques qui ont donc peu à peu infiltré le travail avec cette patiente, ont été de comprendre l’impact du regard dans l’espace transféro-contre-transférentiel d’une psychothérapie en face à face. Face à la difficulté parfois à soutenir le regard lors de certains récits, face à certaines représentations et images, face à un corps réellement et cruellement envahissant, réfléchir sur le rôle et les répercussions du regard dans la relation transférentielle et contre-transférentielle 3. A. Green (1993), Le travail du négatif, Paris, Minuit. 2006, p. 118. 4. D. Cupa, Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, 2007, p. 31. 5. Ibid. 6. Je reprends ici une notion de M. Aisenstein.
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a été pour moi, essentiel. J’ai ainsi pu mettre notamment au travail ce que Freud a nommé la pulsion scopique-et-de-cruauté7. L’introduction de cette pulsion induit selon Freud l’idée d’une dérivation du toucher vers la vue8. Aussi, ce corps cruellement là, palpable, matériel et concret, est devenu un point de jonction théorique entre cruauté et regard. Peu à peu, l’idée d’une cruauté s’imposant de façon latente au sein de la prise en charge, comme un moyen, parfois même une nécessité défensive face à l’irreprésentable, s’est installée. Peu à peu l’idée d’une confrontation des regards s’est introduite et s’est articulée à cette impression grandissante d’un face à face/ corps à corps9. Le corps dans sa complexité a pris une consistance tout à fait soudaine, notamment dans le travail avec Nora. Alors que je ne pouvais voir et penser le corps blessé de Nora jusqu’alors, frappée par le voir de la cicatrice de ce sein perdu, comme une empreinte du manque, un négatif du sein, le corps s’imposait désormais comme une nécessité à la clinique, un « objet prenant corps » dans sa mutilation, qui devenait alors difficile à dénier. Nora vient me voir pour la première fois, car « plus rien ne la tient », elle se sent « couler », me dit-elle. Nora est une femme de quarante-neuf ans, élégante avec un goût du détail dans l’assortiment des couleurs. Elle est mariée depuis vingt-cinq ans et a trois enfants, deux fils et une fille, « sa petite dernière » de onze ans. Il y a trois ans, les médecins ont découvert que Nora avait un cancer du sein. Elle dira à ce sujet que sa vie s’est arrêtée le jour où elle l’a appris. Nora se décrit comme étant, avant cette annonce, « une femme active », se sentant « utile ». Elle m’interpelle alors en me montrant son décolleté laissant percevoir une cicatrice : « Regardez ce que je suis devenue, comment les médecins m’ont rendue… estropiée, défigurée ». Défigurée… je reprends son terme, soucieuse alors de ne pas m’attarder à regarder son décolleté et en même temps à ne pas la dévisager. En d’autres termes, le regard perdu, je ne savais plus où regarder. Elle me montre ce que je refuse de voir. À cet instant me vient en tête l’image de l’amazone guerrière. Cette idée restera toujours en filigrane. Nous passerons plusieurs séances à travailler cette perte, cette plaie narcissique. À la séance suivante, Nora aborde la question du ménage, l’ordre tient une place essentielle chez elle ; elle dit passer son temps à faire « le vide », « à vider l’inutile », lui dis-je alors. Elle associe sur son sentiment d’abandon lors de ses 7. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 2003. 8. Ibid., p. 66. 9. M. Aisenstein, « Face à face, corps à corps », Site de la SPP [en ligne], http://www. spp.asso.fr/ (page consultée le 5 juillet 2005), 2001.
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hospitalisations et revient sur son sentiment d’inutilité. Elle me dit à cette occasion qu’elle ne supporterait pas l’idée que je puisse la laisser sans nouvelles. La question de sa famille intervient alors. Avec froideur elle me parle des hommes. Son mari et ses deux fils sont décrits comme des gens sans considération pour elle, qui lui portent peu d’intérêt. Elle m’expose une agressivité non dissimulée à l’égard des hommes et en particulier de son père malade, « fardeau », pour qui sa mère a « voué sa vie ». Elle décrira une mère absente, accaparée, « qui n’a jamais de temps pour elle », déprimée. Elle entreprend alors de me raconter ce qu’elle a fait à son chien, elle m’annonce qu’elle a abandonné son « petit chien » dans la forêt pour ne plus être encombrée, car il mettait des poils sur le tapis. Dans un lien associatif, Nora parle alors de cette « bulle » qu’elle a créée avec sa fille. Cette « bulle » dans laquelle elle et sa fille s’enferment, se réfugient, et dans laquelle, dans le transfert, elle m’insère ; cette bulle où ni les chiens ni les hommes viennent empiéter, « mettre des poils sur le tapis ». Elle me raconte le plaisir de se retrouver avec sa fille, en fusion « l’une avec l’autre », sans hommes pour « bouffer » leur espace vital. Nora décrit le plaisir de regarder ensemble des films indiens où « tout est rose bonbon, tendre et chaleureux ». Elle parle de sa fille comme d’une « complice », « plus que ça même » un « bout » d’elle. « Il faut tout le temps que je sache où la trouver, elle est tellement imprévisible ». « Elle ne peut pas vous laisser sans nouvelles », lui dis-je alors. Mon sentiment à l’écoute de cette femme est un sentiment de détachement à l’égard de ce qu’elle me dit. Je suis frappée par mon absence d’interventions, mon indifférence. Dans un repli cruel, aux prises avec un contre-transfert négatif, je ne pouvais l’entendre. Plus soucieuse par le contrôle de mon regard que par l’écoute de son histoire, je souhaitais me rendre aveugle, refusant la réalité de cette plaie physique et narcissique qu’elle m’exhibait, cette cicatrice que je fantasmais béante. Alors que nous en étions arrivées à travailler sur ce renversement abandonnique dans ses relations avec sa famille et qu’elle commençait à prendre confiance, j’oublie de lui signifier mon absence de la semaine suivante. Je ne la tenais plus, je l’abandonnais en mère cruelle, comme un « petit chien », la laissant effectivement sans nouvelles. Nora arrivera à l’entretien suivant, furieuse, me disant que j’avais fait « éclater sa bulle ». J’avais effectivement refusé par mon acte manqué, de rentrer dans sa « bulle » ; dans le transfert je devenais « comme sa fille », je devenais comme « sa mère ». Dans un mouvement d’identification projective, j’actais l’abandon par sa mère, détournée par ce père « fardeau ». Mais a 110
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contrario, dans un mouvement d’identification projective, j’ai aussi acté le désir de Nora, abandonner ce père « fardeau » sous les traits duquel je la percevais de façon grandissante. J’ai pu, à ce moment donné du travail, me tourner vers elle, ne plus détourner mon regard. La thérapie a alors fait sens, car dans le transfert, je pouvais, aux yeux de Nora, dépasser une mère absente, une mère morte et prendre la place d’une mère suffisamment bonne. Notre travail thérapeutique aura duré un an et il va s’arrêter lors de la reprise du travail de Nora. Nous arrivions ensemble au terme de notre travail face au deuil de ce sein perdu, de refiguration psychique face à la déchirure de la perte, à cette empreinte au négatif, passée par le filtre de la figurabilité10, de déformation et de reformation psychique tant dans le transfert que dans le contre-transfert. Elle allait commencer une chirurgie reconstructrice. Après cette castration réelle, manifeste d’un contenu latent de défiguration psychique, nous avions en effet enclenché un travail de refiguration psychique et elle souhaitait désormais entamer une refiguration physique. Amazone guerrière : pourquoi associer sur cette image ? Le sein unique, l’agressivité non dissimulée à l’encontre des hommes ? Pourquoi ne pas pouvoir poser mon regard sur cette cicatrice ? Face à cette cicatrice, mon regard devenait « un regard contenu », objet, cherchant avec difficulté à redevenir un « regard contenant ». Le geste de Nora m’a semblé sans plaisir. Elle me montrait cette blessure sans retenue et vierge de jouissance. Mais face à ce tableau que je vois malgré moi, je n’ai plus de contenance, je refuse de m’impliquer, me défendant contre mon propre regard, comme « emmurée » dans une cruauté désobjectalisante, désobjectalisant partiellement, par la même occasion, le travail thérapeutique. Mais dans cette réciprocité désobjectalisante, le lien thérapeutique s’est malgré tout construit. Nora m’impliquait malgré moi dans cet espace de cruauté, comme objet de cette « destructivité originaire »11 décrite par D. Cupa. Il fallait accepter puis devenir le contenant12 de cette destructivité. Nora m’interpellait dans un transfert maternel, il fallait donc transférentiellement que je devienne cette mère « suffisamment bonne », qui ne se détourne pas, ne l’abandonne pas et qui accepte, reçoit en elle, transforme et renvoie, les élans cruels autant que les élans tendres. « J’espère qu’on se voit la semaine prochaine », terrorisée à l’idée d’être inutile et 10. C. et S. Botella, La figurabilité psychique, Paris, Delachaux et Niestlé, 2001. 11. D. Cupa, Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, 2007. 12. W. R. Bion (1962), Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1991.
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abandonnée, Nora était alors prise dans le rejet de sa propre capacité de contenance et de « rêverie ». Du côté du thérapeute, un travail de la figurabilité13 s’engage. Des images étranges, des pensées parfois insolites, parfois hallucinatoires, s’imposent. Ce travail de la figurabilité s’apparente au travail du rêve dans sa capacité de déformation par la censure. Nous nous trouvons alors du côté de la rêverie de l’analyste pouvant conduire à des pensées non plus seulement du côté des représentations de mot, mais du côté de la perception et de l’hallucination, « des accidents de la pensée », comme le formulent César et Sara Botella ou bien encore des « blancs de la pensée »14, des incapacités à penser, des défaillances dont il faut apprendre à se servir. Aveuglée, donc, anesthésiée, agissant l’absence et l’abandon, je désinvestissais cette prise en charge, incapable dans les premiers temps, de faire ce travail de mise en intelligibilité et de rester cette structure encadrante nécessaire pour supporter, soutenir, encadrer les mouvements d’une cruauté de décharge, incapable de freiner cet élan de désobjectalisation cruelle progressif dans la relation thérapeutique. L’ombre de cette mère morte planait sur un transfert et un contre-transfert ne pouvant plus être élaborés, laissant derrière elle cet espace thérapeutique, devenu un noyau froid15, vide de libido, vide de représentations, vide d’identifications, vide de sens. Un sentiment d’impuissance envahit la sphère thérapeutique marquée par un combat de maintien narcissique, agissant donc cette cruauté désobjectalisante, laissant le regard vide de représentation, un regard crevé, défiguré, par une culpabilité inconsciente. Mais face à Nora défigurée, le travail de figurabilité se mit tout de même en place. Inconsciemment frappée par la culpabilité face à ce désinvestissement, un mouvement inverse de surinvestissement se mit en route, m’interdisant même de penser l’éventualité d’un contre-transfert négatif, coupable de mon absence de bienveillance, glaçant alors la prise en charge dans une empathie emprisonnante. Ce mouvement plus insidieux de désobjectalisation progressive dans la relation thérapeutique se manifeste alors sur le versant tendre tant du côté du transfert que de celui du contre-transfert. Le cadre est devenu cette « bulle-peaucommune », cette sphère hallucinatoire. Ce mouvement transférocontre-transférentiel que je décris, du passage d’un élan de cruauté 13. C. et S. Botella, La figurabilité psychique, Paris, Delachaux et Niestlé, 2001. 14. Nous le verrons dans la clinique à venir. 15. Terme emprunté à A. Green.
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désobjectalisante, à un élan de tendresse désobjectalisante, me semble s’inscrire dans l’exact reflet de la relation entre Nora, sa mère et sa fille. Ces allers-retours entre cruauté et tendresse désobjectalisantes agissent en réponse à la mère-morte, à la défaillance contenante de la structure encadrante. À défaut de cette structure encadrante, la bulle-peau vient alors pallier cette carence. Elle est une tentative de fabriquer du cadre afin de permettre l’hallucination négative et la mise en place du système de représentance. Dans un mouvement de tendresse16, Nora soutient, contient sa fille, en lui prodiguant des soins corporels, dans une séduction narcissique17, telle que l’a décrite P.-C. Racamier, elle la maintient dans une unité narcissique, une « fusion » voire une confusion narcissique, qui se retrouve au niveau de la relation transféro-contre-transférentielle. C’est en cela que je parlerais de tendresse désobjectalisante et non de cruauté de vie. Alors que la cruauté de vie est un moment nécessaire dans la constitution psychique et s’inscrit dans une construction du moi et de la relation d’objet, je dirais que la tendresse désobjectalisante se trouve être du côté de la mort, d’une déconstruction du moi et de l’objet. Alors que la cruauté désobjectalisante est un désinvestissement total de l’objet et du moi, la tendresse désobjectalisante s’inscrit selon moi dans un second temps, dans une déconstruction/reconstruction coûte que coûte. Dans un mouvement de régression et dans un but toujours auto-conservatif, elle œuvre, dans une tentative de déni de cette expérience de détresse, à déconstruire les relations primaires à l’objet perdu ou mort, afin de reconstruire ensuite coûte que coûte et de façon hallucinatoire, ce lien, par un retour vers un moi/non moi indifférencié. Nora donne le sentiment de rechercher avec une avidité vampirique, le contact avec l’objet primaire, tentant de retrouver cette mère perdue, absente, « vouée » à son mari, laissant Nora, en détresse, face à son sentiment d’inutilité, incapable d’attirer le regard de cette mère convoitée, aveugle, cette mère devenue « l’ombre d’elle-même », cette mère morte. Cette bulle-peau devient donc un rempart auto-conservatif contre l’empiètement de l’objet, ce « trop peu » d’investissement maternel, une enveloppe soutenant un retour hallucinatoire vers le désir infantile activé lors de cette relation primaire de tendresse. Cette bulle-peau devient donc une sphère de représentations, substitut d’un Moi-peau contenant qui fait défaut, une « structure » nourricière de 16. Je me réfère au travail de D. Cupa sur la pulsion de tendresse : D. Cupa, Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, 2007. 17. P.-C. Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992.
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représentations narcissisantes. La tendresse désobjectalisante s’inscrit donc dans cette « clinique du négatif » décrite par A. Green : « La clinique du vide ou la clinique du négatif, sont le résultat d’une des composantes du refoulement primaire : un désinvestissement massif, radical et temporaire, qui laisse des traces dans l’inconscient sous la forme de ‘trous psychiques’ qui seront comblés par des réinvestissements, expressions de la destructivité ainsi libérée par cet affaiblissement de l’investissement libidinal érotique. »18 Nous nous trouvons donc au-delà de la nostalgie pour l’objet primaire décrite par D. Cupa, qui dit que « l’objet de tendresse est fondé sur la nostalgie, le regret de cette folie dont l’appareil psychique a gardé la mémoire transformant avec plus ou moins de succès la cruauté infantile qui la menace »19. À défaut de langage, de mise en mots et en sens, de cette expérience de détresse, et ici je m’appuie sur le travail de Freud dans Moïse 20, la tendresse désobjectalisante tend à l’agir, à la mise en acte, conduisant à l’hallucination de cette « folie privée »21. En créant cette « bulle-peau », elle tente alors de dénier avec force, la perte de l’objet primaire et s’inscrit dans un souci avide de réparation narcissique. Dans une identification inconsciente en miroir à cette mère morte et à son sein perdu, l’image irreprésentable du sein mort de Nora l’amène à un surinvestissement des seins en devenir de sa fille. Sa fille est alors incorporée dans cette bulle tendre mais désobjectalisante. Cette cicatrice qu’elle me donne à voir, cette empreinte au négatif, scellent ainsi la preuve visuelle de l’absence du sein. Cette marque sur le corps devient le cadre d’un miroir sans reflets, sans représentations et conduit par ce besoin intolérable de représentations, à l’hallucination négative de ce sein sur le corps propre de sa fille. Je comprends aujourd’hui que me montrer sa cicatrice était finalement pour Nora une manière de me demander de l’aider à penser l’absence, à dépasser son besoin d’halluciner le sein perdu, à activer le voir. Que me demandaitelle d’autre si ce n’est d’être dans le transfert une structure encadrante capable de contenir ses représentations, de l’aider à voir l’absence, capable dans un transfert maternel de garantir ma présence malgré mon absence, me le signifiant d’ailleurs à chaque entretien : « J’espère qu’on se voit la semaine prochaine » ? Je devais l’aider à dépasser cette 18. A. Green (1980), « La mère morte ». Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1988, p. 222. 19. D. Cupa, Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, 2007, p. 92. 20. S. Freud (1938), « L’homme Moïse et la religion monothéiste », OC, XX, Paris, PUF, 2010. 21. A. Green, La folie privée, Paris, Gallimard, 1990.
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défiguration en l’aidant à se refigurer dans un cadre thérapeutique contenant. Elle me demandait finalement en lutte contre cette mère morte d’être cette mère « suffisamment vivante » afin d’accéder enfin à « ce sentiment d’être »22.
22. Terme emprunté à Winnicott.
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L. MONNÉ DAO
Cruellisation du corps dans les troubles de la fonction alimentaire Pour commencer cette introduction, je souhaite tout d’abord revenir sur le titre de mon intervention. En substituant le terme de comportement par celui de fonction je veux mettre en exergue la dimension processuelle sous-jacente à toutes les manifestations psycho-corporelles. En effet, dans le cadre de mon sujet sur l’anorexie-boulimie, c’est la fonctionnalité même de l’oralité qui est interrogée puisque, traditionnellement, elle fait référence à une zone de croissance, de développement, de fixation et de plaisir libidinal. Or dans ces pathologies, la satisfaction passe à première vue par le refus et on observe ce que l’on pourrait appeler un pervertissement de la zone orale au profit d’un processus de cruellisation du corps. Pathologie du narcissisme, les troubles de la fonction alimentaire résonnent corporellement à une époque où le corps est l’objet d’un remaniement. Les troubles anorexiques-boulimiques s’expriment le plus souvent lors de l’adolescence et apparaissent à ce titre comme un procédé anti-adolescent ou dit autrement, comme une adolescence blanche. L’étymologie de l’adolescence nous oriente du côté de la croissance et signifie davantage qu’une étape de la vie. Adolescere en latin signifie grandir vers, ce qui indique qu’à cet âge, variable selon les cultures, un profond remaniement s’opère. L’adolescence implique le mouvement, mais avant tout un changement du corps ; transformation corporelle qui s’opère dans certaines cultures dans un cadre bien particulier. Les rites d’initiation dans les sociétés dites primitives permettent d’encadrer et de contenir cette période de passage vers le devenir adulte. Ils œuvrent à l’intégration dans le monde des adultes. Or le processus adolescent dans le cas de l’anorexique boulimique semble hypostasié. Pathologie adolescente, l’anorexie-boulimie exprime une lutte contre le processus pubertaire et plus précisément envers le corps qui se sexualise. La consultation adolescente que je codirige m’a permis de rencontrer à de nombreuses reprises de jeunes adolescentes souffrant de troubles de la fonction alimentaire. Avec une intensité plus ou moins grande, j’ai pu constater comment en arrière-fond, une lutte contre les pulsions se 117
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mettait en place, donnant une coloration particulière à cette période de remaniement. Ces adolescentes ou jeunes adultes semblent de prime abord emmurés dans une période de latence. Ils donnent l’impression de ne pas être capables de précipiter au sens chimique du terme au profit d’un processus de désobjectalisation de soi1. Le processus adolescent reste avant tout un travail du corps et sur le corps. Dans les troubles de la fonction alimentaire, c’est ce processus-là qui est combattu et qui donne lieu à l’éclosion de la symptomatologie. Le travail du corps concomitant de cette période ne s’effectue pas et on assiste à ce que j’appelle à un processus de cruellisation. Le corps ne peut pas s’ériger comme un corps érogène à proprement parler et le processus de transformation pubertaire prend une tournure particulière. Les failles narcissiques de ces patientes les ont conduites à utiliser leur corps dans un rite idiosyncrasique propre pour donner du sens à ce qui reste énigmatique et traumatique. D’une certaine manière, ces troubles illustrent un processus adolescent blanc, c’est-à-dire en attente d’élaboration à l’instar d’un rite d’initiation qui aurait perdu sa capacité d’intégration d’un changement. Les rites de passage se matérialisent par des épreuves ou des cérémonies afin d’accompagner les changements intrapsychiques en les intégrant au niveau social et intersubjectifs. Ils se situent et sont en même temps chargés d’aménager l’articulation du corporel, du psychique et du social. La valeur de ces rites reste identique quelles que soient les civilisations. La forme change mais la fonction reste la même2. Il est possible de dégager certaines constantes où l’agir, le corps et la matérialisation des transformations sont utilisés pour codifier le passage d’un statut à un autre. Ils permettent le deuil de l’ancien statut et l’inscription au sein d’une nouvelle position. Ce qui ressort également de l’analyse des rites, c’est l’importance accordée aux stigmates de l’épreuve endurée. Le corps doit être marqué appuyant ainsi les changements psychiques. Le risque et ses preuves semblent incontournables dans ces initiations qui mettent en scène des positions contradictoires à l’instar de l’inconscient. En cela, ils sont polysémiques3 en articulant des positions contradictoires où désir et défense trouvent une scène sociale pour s’exprimer. Le social vient étayer la symbolique personnelle et l’analyse des rites vient mettre en lumière les fantasmes originaires. À certains égard, les troubles de la 1. A. Green (1976), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1993. 2. C. Lévi-Strauss (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon. 3. G. Roheim (1967), Psychanalyse et anthropologie : culture, personnalité, inconscient, Paris, Gallimard.
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fonction alimentaire soulignent ce qui au niveau sociétal tend à faire défaut, à savoir une perte d’étayage groupale et au niveau individuel, un changement qui prend un caractère traumatique et qui au niveau psychique ne parvient pas à s’inscrire. Le corps à défaut de se constituer comme un corps érogène devient l’enjeu d’une lutte paradoxale pour la survie. Développement paradoxal qui conduit ces patientes à utiliser leurs corps dans un rythme idiosyncrasique mortifère que je vais tenter de décrire. Le corps cruellisé, meurtri dans les troubles de la fonction alimentaire par des conduites paradoxales et ordaliques, concoure à défaire ce qui a été façonné au fil du temps. En effet, si ces pathologies remettent en question le processus adolescent classique, elles aboutissent à terme à déconstruire ce qui a peiné à se mettre en place4. Le processus de cruellisation dont il va être question ne concerne pas seulement le corps comme enveloppe corporelle mais implique également une désorganisation progressive de l’équilibre somato-psychique, dérégulant ainsi l’ensemble des processus psychiques et somatiques. À terme, au travers de la chronicisation des troubles, c’est l’ensemble du développement psycho-affectif qui est remis en question, instaurant ainsi une véritable culture de la désintrication pulsionnelle. Le processus de cruellisation : trajectoire du corps paradoxale Plusieurs cliniciens ou psychanalystes ont insisté sur l’aspect compulsionnel, cherchant la décharge immédiate et totale. M.-C. Célérier souligne comment dans ces pathologies les liens affectifs d’antan sont remplacés par une économie pulsionnelle et narcissique propre traduisant l’exigence d’une externalisation des conflits, illustrée par la dimension compulsionnelle5. La régression pulsionnelle qui caractérise ces pathologies est consubstantielle d’une évolution sociétale qui n’offre plus aux individus un regard réflexif sur soi. Reprenant la distinction entre le pôle narcissique et pulsionnel, M.-C. Célérier insiste sur les failles narcissiques qui ne permettent pas aux manifestations pulsionnelles d’être réfrénées, laissant le champ libre aux pulsions partielles qui cherchent la satisfaction immédiate et totale. Le travail des affects, traduisant une trajectoire pulsionnelle de bon aloi semble défaillant et 4. C. Combe (2002), Soigner l’anorexie, Paris, Dunod, p. 23. 5. M.-C. Célerier, La boulimie compulsionnelle revisitée, in « Destin de l’oralité, corps et psyché », Champ psychosomatique, vol. 23, 2003, p. 51.
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verbalisé sur le modèle corporel. Le corps, nous dit-elle, sert à exprimer des affects et on observe une absence de décondensation de ceux-ci ; affects qui se retrouvent dès lors exprimés dans toute leur crudité6. Séparation et castration sont envisagées comme un acte mutilant. Les troubles de la fonction alimentaire mettent en scène le corps entre un « non-sens psychosomatique et le signifiant hystérique »7. Ils traduisent un corps qui a perdu en quelque sorte la capacité de s’affecter. Ce corps opératoire fait l’objet d’une psychisation particulière traduisant une économie pulsionnelle prégénitale où les manifestations ne se cantonnent pas à la sphère orale. En effet, d’autres auteurs, comme J. Chasseguet-Smirgel, ont souligné la fixation anale et le fonctionnement dans l’emprise traduisant une économie libidinale marquée par le sadisme. Or, en attaquant leur corps par le retournement sur soi des pulsions de mort, c’est tout le processus de symbolisation qui va s’étioler puisqu’il constitue le point d’ancrage de la symbolisation. Ce travail de sape du corps donne au régime pulsionnel un nouveau caractère marqué par le sadisme et l’analité ; économie libidinale sous le joug de la folie de vouloir échapper à « l’ordre biologique représenté par la mère »8. L’anorexie pour J. Chasseguet-Smirgel peut être associée à ce refus du féminin-maternel. Les désordres alimentaires constituent ainsi une révolte face à un travail d’individuation où la séparation tend à prendre l’allure d’un rejet de tout ce qui rappelle le corps féminin et maternel9. La transformation du corps devient objet de persécution et le corps pubère devient assimilé à un objet extérieur à soi qui rappelle de trop près le corps maternel. Le sadisme anal, retourné à la fois sur soi et dirigé vers l’extérieur, domine l’ensemble du tableau clinique. Témoin de fixations anciennes et d’un traumatisme précoce qui a fixé l’économie psychique à ce stade, l’anorexie-boulimie reste sous le joug d’une organisation marquée par les conduites auto-érotiques de cette période et qui continuent de perdurer. Ainsi les conduites qui visent à l’extraction des sécrétions nasales ou des excroissances de la peau ou encore les activités de grattage de la peau et de l’intérieur des oreilles, peuvent se comprendre au regard d’activités sexuelles précoces fixées aux zones anales et qui se sont déplacées10. Substituts d’une masturbation anale qui perdure, ces conduites 6. Ibid., p. 52. 7. Ibid., p. 43. 8. J. Chasseguet-Smirgel (2003), Le corps comme miroir du monde, Paris, PUF, p. 116. 9. Ibid., p. 118. 10. Ibid., p. 126.
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révèlent une défaillance dans la maturation des processus pulsionnels. J. Chasseguet-Smirgel considère en effet que l’affranchissement des pulsions sexuelles s’est réalisé brutalement dans une ambiance emprunt de frustration douloureuse, donnant de ce fait aux conduites sexuelles un caractère sadique. Elle postule en fait la mise en place de conduites autoérotiques déviantes. Dans le cadre de ce travail et dans la poursuite de ces travaux questionnant le caractère auto-érotique négatif, je souhaiterais mettre en avant le caractère auto-cruel de ces conduites. Cruauté retournée sur soi qui me conduit à mettre en tension la question du corps tératogène puisqu’à mon sens ces pathologies nous orientent davantage du coté d’un masochisme négatif de mort11 et en-deçà de toutes manifestations auto-sadiques. La réintégration et le développement du pôle autoconservatif de la vie psychique opérés par D. Cupa entre une pulsion de tendresse et une pulsion de cruauté, tendent à modifier les conceptions du sadisme et du masochisme telles que Freud les avait esquissées dans les Trois essais de 1905, puis dans le Problème économique du masochisme de 1924. Le sadisme devient une élaboration secondaire de la pulsion cruelle originaire visant à l’autoconservation de la psyché. Cette cruauté primaire, permettant le développement du Moi, se trouve être, contre toute attente, du côté de la vie, de la survie puisque comme la pulsion de tendresse, elle participe au maintien et à la préservation du narcissisme. La « cruauté de vie » si elle permet la décharge et le maintien d’un niveau de tension supportable, permet de signaler à l’objet le profond désarroi. En se déchargeant, elle acquiert une fonction de signal. Cette pulsion primaire est la manifestation première de la pulsion de mort. Paradoxalement, la cruauté originaire permet le maintien de la vie tout en étant au service de Thanatos12. À mon sens dans ces pathologies, nous sommes davantage en présence d’un masochisme négatif mortifère où prévalent les manifestations auto-cruelles et non auto-sadiques. Le corps chez ces patientes reste l’enjeu d’un combat, d’une lutte pour la survie. Meurtri par les conduites alimentaires ou ordaliques, ce corps cruellisé reste soumis à des mouvements pulsionnels paradoxaux dépassant le cadre des conduites masochistes. Ces pathologies semblent plutôt nous orienter en faveur d’un masochisme délié, ne jouant plus son rôle de gardien et protecteur de la vie psychique. Une de mes hypothèses de travail est que 11. B. Rosenberg (1982), Masochisme de vie et masochisme de mort, Paris, PUF, 1991. 12. D. Cupa (2007), Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, p. 48.
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ce corps ne peut être investi comme un objet d’amour. Ce corps en proie à l’emprise maternelle reste source de confusion et d’aliénation mortifiante. Il est l’objet d’un retournement incessant sur soi des pulsions de cruauté. La dimension de ce retournement sur soi est anobjectale et « a-sexualisante »13. C’est en cela qu’elle n’est pas sadique ou masochiste. Si originairement, ces manifestations auto-cruelles participent à la survie psychique, dans le cadre des troubles de la fonction alimentaire, elles participent à l’instauration d’un processus de cruellisation du corps par opposition au processus de fécalisation sous-tendu par le fonctionnement anal retourné sur soi. Restituant maintenant les bases cliniques qui m’ont permis d’entrevoir une autre lecture de ces manifestations morbides, je vais développer plus en détail mon hypothèse, à savoir le processus de cruellisation alimenté par une fixation paradoxale à l’objet primaire. Ce travail s’étaye sur mon expérience et l’analyse du jeu transféro-contre-transférentiel de plusieurs psychothérapies. Dans le cadre de cette présentation, je propose une esquisse du processus psychothérapique à partir d’un seul cas, celui de Juliette. Le processus de cruellisation, dont il est question ici, fait référence à un corps qui pour survivre doit être meurtri et attaqué par les pulsions de cruauté. Soumis à un retournement sur soi incessant des pulsions de mort qui instaure une culture de la désintrication pulsionnelle, ce corps ne parvient pas à s’ériger comme un corps érogène. Vignette clinique Juliette est une jeune adulte de vingt ans souffrant de troubles de la fonction alimentaire depuis plusieurs années et qui, depuis un peu plus de deux ans, est engagée avec moi dans un travail psychothérapique. Elle est en deuxième année de classe préparatoire dans une filière littéraire, proche du CMP, et vit la semaine à l’internat. Durant les six premiers mois de sa prise en charge, Juliette me parle presque exclusivement de sa mère et des défaillances de celle-ci. Se montrant vindicative, elle me dépeint une image terrifiante de cette mère. Cette focalisation sur les carences affectives est telle, qu’il m’est difficile, même après un an de prise en charge, de me faire une représentation précise de son père. La dyade prend toute la place et il m’est difficile de m’en faire une dans cet espace psychothérapique. Au sein de la scène thérapeutique, 13. Ibid., p. 227.
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Juliette tente de me faire vivre, comme un spectateur tenu à l’écart, les souffrances dont elle se sent l’objet. Durant ces six premiers mois, elle reste accrochée aux factuels et en dépit de la prolixité de ses associations, ses difficultés actuelles sont rapportées dans une tonalité dénuée de coloration affective (Green, 1973). Mise à part la véhémence, se répétant au fil des séances à l’identique, il est important pour Juliette de lutter contre toutes autres émergences affectives. Dans un premier temps, il semble nécessaire pour Juliette de m’asseoir dans une position passive afin de neutraliser toutes mes interventions. Elle me phagocyte par un flux de paroles. Sans entrer dans les détails et avant de poursuivre mes propos, je vais maintenant vous présenter succinctement deux mouvements distincts dans le processus psychothérapique concomitant d’une évolution dans le champ transférentiel. Premier temps : corps cruellisé et déformé (un an après le début)
Progressivement la souffrance de Juliette prend un autre visage. À de multiples reprises, elle éclate en sanglot et elle commence à se déprimer massivement. Chaque semaine, elle me rapporte ses difficultés à se sentir exister. Durant cette phase, elle me raconte plusieurs fois ses conduites boulimiques qui ne font, me dit-elle, que renforcer son envie de ne plus exister. Ces derniers temps, elle affirme s’alcooliser massivement et elle se retrouve ensuite dans un lit avec des hommes plus âgés avec lesquels elle a des rapports non protégés. Juliette met par moment sa vie en danger. Elle suscite chez moi une vive inquiétude que je lui verbalise et qui doit certainement faire défaut selon Juliette dans la psyché maternelle. Voici un fragment d’association qui, à mon sens, exprime bien les failles narcissiques de Juliette et son incapacité à pouvoir investir son corps érotiquement. « J’ai l’impression de me chercher dans un miroir, mais je n’arrive pas vraiment à me voir. Tout ce que j’aperçois, c’est une image informe, déformée de moi, comme une copie. Je ne montre pas l’original, je le cherche en fait, c’est comme si j’essayais de peindre un visage au loin. Je ne le vois pas vraiment, il a l’air d’être de dos. C’est comme lorsque j’étais ado, en me scarifiant, cela me permettait de faire sortir ma douleur par la plaie ouverte, c’est fou de devoir souffrir à ce point pour se sentir vivre. » Ce corps « hideux, monstrueux et disgracieux » est perçu comme un corps déformé, source de souffrance, ne pouvant qu’être maltraité 123
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et attaqué par les pulsions cruelles : « C’est quand j’ai mal, en fait, que je sais que j’existe, j’en ai marre de tout ça, c’est plus fort que moi ». Juliette me met dans l’impuissance la plus complète. La moindre de mes interventions ne fait que raviver ses souffrances et j’en suis réduit à n’être qu’une simple machine à écouter, sur laquelle elle se décharge. Il est important d’avoir en tête qu’à ce moment du processus psychothérapique, la dimension comportementale prend le pas, si on peut dire, sur la dimension représentative. Ces mouvements dépressifs restent agis, que ce soit au travers des crises de larmes en séance, ou, en dehors, au travers de crises boulimiques. J’ai l’impression d’être fétichisé, maintenu dans une position asexuée et a-pulsionnelle. Cette fétichisation du transfert14 où le processus psychothérapique doit être immobilisé lui permet à mon sens de préserver une intégrité psychique toujours menacée par la rencontre avec l’altérité. Cet aménagement dans la relation objectale rappelle par certains cotés la relation que Juliette établit avec son corps. Ce corps douloureux, monstrueux et qu’il faut meurtrir pour survivre ne peut pas être un corps source de plaisir libidinal. Les relations sexuelles de Juliette ne peuvent à ce titre être considérées comme relevant de la génitalité. Elles traduisent davantage l’exigence d’avoir une sexualité compulsionnelle, où seule la décharge prévaut. Le corps comme objet d’amour, ou autrement dit la reprise auto-érotique, semble chez Juliette inopérante à l’instar des préoccupations hypocondriaques qui traduisent une faille dans la reprise des investissements libidinaux15. Comme ses conduites boulimiques ou ordaliques, ce qui compte c’est la décharge, quelles que soient les contingences objectales à l’instar de ce qui ce passe au sein de la scène psychothérapique envisagée comme un espace de décharge verbal. Durant ces instants de litanie, le discours de Juliette perd tout relief et il me semble comme à nu, écorché vif et ayant presque perdu sa dimension symbolique. En effet, l’écoute flottante me fait associer sur un discours qui percute et assène de coups son interlocuteur. Son discours s’emballe et fait monter l’excitation. C’est un discours fou, emporté par la folie privée qui anime Juliette, ou bien un discours froid, coupé de ses racines corporelles, opérant une mise à distance avec sa vie psychique. Ces mouvements cruels interviennent pour sauvegarder 14. E. Kestemberg (1978), La relation fétichique à l’objet : quelques notations, in Rev. Fr. psychanal., XLIII, 2, p. 195. 15. C. Botella, S. Botella (1982), Sur la carence auto-érotique du paranoïaque, in La figurabilité psychique. Paris, In Press, 2007, p. 103.
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l’intégrité narcissique menacée. C’est en cela que la cruauté dans ses origines se distingue du sadisme et du masochisme. En effet, la cruauté comme pulsion au service de l’auto-conservatif prémunit le psychisme de l’augmentation des excitations. Deuxième temps : un corps meurtri pour deux (un an et demi)
Ce deuxième temps de la prise en charge de Juliette marque un tournant majeur dans sa manière d’investir et d’utiliser le cadre. Ce temps est celui de la redécouverte de l’objet primaire comme objet déprimé et menacé de disparaître. C’est durant ce temps de sa psychothérapie qu’il est question de ses difficultés à s’approprier un corps autonome, détoxiqué des projections maternelles. Bien que rejeté, cet objet primaire fait l’objet d’une fixation intense. Juliette se laisse aller à plusieurs reprises à espérer le retour d’une mère capable de réparer et de combler tous ses besoins. Ce corps disgracieux n’est plus envisagé comme un corps qu’il faut meurtrir. S’il reste « laid et sale », témoin en cela de ses fixations anales, il permet de mettre de la distance physique là où psychiquement il semble régner une certaine confusion avec l’objet primaire. La prise de poids de ces derniers temps lui permet de mettre de la distance et de se construire un corps déplaisant au regard de sa mère qui a toujours souhaité que sa fille soit plus mince. En effet, la recherche « d’un corps rond » lui permet de se construire une seconde peau « comme un cocon » ; rondeur qui chez les autres femmes fait l’objet d’une fascination traduisant en arrière-fond le fantasme d’un retour dans le ventre maternel : « J’aime bien les formes, moi je trouve que ça a un coté séduisant, c’est chaud. Je me souviens une fois, j’étais à la plage et il y avait une femme grosse, elle n’était pas monstrueuse non, c’est bizarre, mais je l’ai trouvé belle avec ces formes et ces plis, j’avais presque envie de me fondre en elle ». Alors que jusque-là il était nécessaire pour Juliette de maintenir un contact visuel avec moi, elle se met brusquement à détourner sans cesse son regard et prend soin de ne jamais me regarder dans les yeux. Elle évoque plus qu’à l’accoutumé les multiples intrusions de sa mère qui lit son journal intime, ouvre son courrier ou qui vient en plein milieu de la nuit dans sa chambre. Comme sa mère, Juliette a l’impression que je peux lire en elle comme dans un livre ouvert et deviner toutes ses pensées. Ce vampirisme psychique et les angoisses d’intrusion s’y rattachant, expliquent pourquoi il fut nécessaire pour elle de me fétichiser dans les premiers temps de sa prise en charge. Si l’objet primaire 125
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reste l’objet d’une fixation intense, il devient par la même occasion source d’aliénation, comme le montre sa pensée de transfert, témoin de la constitution chez Juliette d’un noyau sensitif. L’objet primaire est recherché et fui, source d’envie et de haine, mais la fragilité de celui-ci n’a pas permis à Juliette d’extérioriser ses pulsions hostiles sans crainte d’endommagement de l’objet. Ainsi, dans le transfert, Juliette se met à craindre qu’un accident ne m’arrive qui en écho lui rappelle la tentative de suicide de sa mère. « Je ne peux pas lui en vouloir vraiment, ou lui dire tout ce que je peux ressentir, elle ne tiendrait pas, j’aimerais bien qu’elle puisse se rendre compte qu’il n’y a pas qu’elle, que je suis là moi aussi et que je suis en manque d’amour, j’aurais tellement aimé … (elle pleure à chaudes larmes) ». Le processus psychothérapique permet à Juliette de saisir comment sa lutte auto-conservatrice vient se cristalliser sur son corps qui par moments semble être aliéné au regard maternel. En attaquant son corps, c’est le corps maternel qui est mis à l’épreuve. Ce corps devient ainsi un objet d’aliénation et d’emprise où se joue la lutte pour se construire une identité bien à soi. « Ce corps je le rejette, je lui en veux, il ne m’obéit pas, alors je le maltraite, je crois. Enfin cela dépend, en fait c’est lorsque je n’y pense pas. Je peux me regarder dans le miroir et me trouver, enfin presque normale, mais à d’autres moments je préfère faire comme s’il ne m’appartenait pas. Petite je me souviens déjà qu’elle pensait que j’étais grosse, mais en fait je sais maintenant que c’est elle qui a des problèmes avec ça, c’est elle qui se voit grosse en me regardant. Ce regard sur moi, c’est elle qui me l’a implanté. Finalement c’est comme si dans le miroir, il y avait derrière le regard de ma mère. » Aux environs de la deuxième année du processus psychothérapique, Juliette expérimente de poser nue pour un photographe. À sa grande surprise, elle accepte et reste surprise par le résultat. Juliette a toujours eu des difficultés à accepter et faire accepter à sa mère son « corps rond et disgracieux », mais au travers du regard d’un tiers, ce corps lui permet de retrouver une toute autre dimension. À l’instar de la scène psychothérapique, l’objectif et le regard de l’autre ont permis d’amorcer l’introduction d’un tiers entre ce corps et l’objet maternel. Durant cette phase aussi, elle noue une relation amoureuse avec un homme un peu plus âgé. Si ces investissements peuvent être compris comme une résistance au regard du processus psychothérapique, ils ont à mon sens permis, par la latéralisation du transfert, de rendre celui-ci moins dangereux pour Juliette, rendant le transfert plus tempéré pour paraphraser J.-L. Donnet. Du corps monstrueux vécu comme étranger à soi et vampirisé 126
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par l’objet primaire, il a pu devenir le lieu d’intrication des pulsions sexuelles et cruelles, source de plaisir dans la souffrance. Le processus psychothérapique qui suivit, au travers d’un travail sur le corps, mit en avant un corps pouvant désormais être investi libidinalement. De l’impossibilité de montrer et d’investir un corps érotique : processus de cruellisation Avec cette vignette clinique, je souhaitais mettre en tension la question du corps cruellisé. L’impossibilité dans un premier temps pour Juliette d’investir et de montrer un corps érotique, fait penser à un dysfonctionnement dans les auto-érotismes. Ainsi, cette clinique m’a poussé à concevoir le corps érogène au regard de la trajectoire pulsionnelle comme étant le fruit d’une maturation, d’un processus, posant dans le cas de tels processus morbides la question du corps tératogène. Le corps chez ces patientes, comme je le soulignais dans la première phase de la psychothérapie de Juliette, reste l’enjeu d’un combat, d’une lutte auto-conservatrice paradoxale où, pour se maintenir, il est soumis à des manifestations auto-cruelles. Le processus de cruellisation du corps fait référence à un corps qui ne parvient pas à s’ériger comme un corps érogène régit par le principe plaisir-déplaisir. Le corps de ces patientes semble davantage être l’enjeu d’une lutte pour la survie somato-psychique qu’un lieu d’arrimage des pulsions sexuelles garant d’un masochisme érogène primaire. Il a souvent été question pour évoquer cette clinique d’inversion du principe de plaisir et de subversion de l’autoconservatif sur le libidinal remettant en question le principe d’étayage classique16. Afin de pouvoir se désolidariser des pulsions d’auto-conservation, il est nécessaire d’avoir pu ressentir à de multiples reprises l’expérience de satisfaction qui concourt à la constitution de zones érogènes, zones qui ne se limitent pas à la sphère orale. Les reprises auto-érotiques consolident cette formation et permettent à terme le dé-étayage des pulsions libidinales. Or le corps des patientes souffrant de boulimie ou d’anorexie se caractérise avant tout par un retournement des pulsions de cruauté. Les moments d’investissement de la motricité par des conduites addictives au sport ou bien les conduites boulimiques orgiaques qui caractérisent ces pathologies illustrent les difficultés de régulation pulsionnelle et le besoin chez ces patientes de constituer des 16. B. Brusset (1998), Psychopathologie de l’anorexie mentale, Paris, Dunod, p. 143.
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foyers d’appel libidinal en manque d’arrimage. La culture de la désintrication pulsionnelle qui se met en place donne lieu à des manifestations auto-cruelles et au développement d’auto-érotismes pathologiques comme l’illustre par exemple cette incapacité à investir et à montrer un corps érogène. La dysmorphophobie est souvent un des symptômes qui fait partie du tableau clinique des troubles de la fonction alimentaire et à l’instar de ce que l’on observe chez les patients paranoïaques, l’activité auto-érotique des pulsions scopiques à savoir se regarder dysfonctionne17. Winnicott d’une certaine façon a repris la dialectique qui se joue dans le regard en orientant son analyse du coté de l’objet primaire et en détaillant de ce fait le côté passif. Le regard chez ce psychanalyste possède une valeur structurante et fait partie à ce titre du holding. Il intervient comme un besoin de tendresse de se sentir soutenu et touché par le regard. Dans le cas de Juliette, par le jeu du transfert, il fut possible de se réapproprier une image dénuée des projections maternelles, sollicitant la reprise au niveau des activités auto-érotiques des pulsions scopiques et permettant le déploiement des activités libidinales. L’exhibitionnisme, comme « antidote de la paranoïa »18 est, dans le cadre des troubles de la fonction alimentaire, fortement contreinvesti en raison des angoisses dépersonnalisant qui y sont associées. L’impression d’avoir un corps difforme n’est que l’expression d’un mouvement de confusion et des effusions projectives avec l’objet où le « être regarder » finit par contaminer et court-circuiter la reprise auto-érotique des pulsions scopiques. Cette reprise faisant fi de l’objet externe permet le passage vers le « se regarder » et reste concomitante d’un objet en voie d’internalisation. Ces expériences d’appropriation des plaisirs issus de l’objet organisent la pulsionnalité libidinale de l’enfant. L’anorexieboulimie illustre cette défaillance des autoérotismes et la perte de capacité du Moi à pouvoir s’approprier un plaisir autrefois lié à l’objet maternel. L’auto-érotisme permet classiquement de mettre « un baume sur la douleur que provoque l’arrachement à l’objet »19. Il concourt à rendre autonome la sexualité en liant l’agressivité contenue dans la frustration. D’anarchiques, les pulsions sexuelles deviennent tempérées. Toutefois, 17. C. Botella, S. Botella (1982), Sur la carence auto-érotique du paranoïaque, in La figurabilité psychique, Paris, In Press, 2007, p. 98-99. 18. Ibid., p. 102. 19. J. Chasseguet-Smirgel (2003), Le corps comme miroir du monde, Paris, PUF, p. 123.
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dans le cas de Juliette, il n’est pas question d’agressivité mais de destructivité. Véritable ersatz des défaillances maternelles, ces auto-érotismes qualifiés d’auto-cruels, révèlent à mon sens l’émergence d’une sexualité qui s’est éveillée dans la haine. Si l’objet naît dans la haine20, on peut dans le cas de Juliette dire que c’est son corps qui est né dans la haine au profit d’une fixation-aliénation à l’objet primaire. Cette haine, ou plus spécifiquement la cruauté, possède un double visage étant au service d’Eros ou de Thanatos. Dans le cadre des troubles de la fonction alimentaire, cette cruellisation du corps aboutit à hypostasier le développement psycho-affectif, creusant le lit d’une fixation mortifère à l’objet maternel. Ce corps, à défaut de se constituer comme un corps érogène source de plaisir, devient tératogène et trop confondu avec le corps maternel. La tératogénie, c’est-à-dire l’étude des phénomènes monstrueux, a de tout temps fasciné les hommes à l’instar du corps anorexique, qui fascine et terrorise en même temps. Elle fait référence à une substance potentiellement toxique provoquant un développement anormal de masses cellulaires, marquant le corps du fœtus du sceau de la monstruosité. Empruntant ce terme à la terminologie médicale, il met en exergue l’inscription au niveau corporel de ce qui a été vécu comme une intrusion. Plus précisément, et dans le cadre de mon travail, ce sont les défaillances de l’objet primaire qui ont participé à rendre la libido maternelle toxique et qui n’ont pas permis l’instauration d’un mécanisme interne de régulation pulsionnelle. Ainsi, en ne disposant pas d’une cartographie corporelle des plaisirs sexuels, la libido et, par extension, tout ce qui est susceptible de constituer un foyer d’appel de ces pulsions constitue une menace pour l’intégrité narcissique, donnant au Moi une représentation distendue, déformée et monstrueuse du corps. En latin, monstrum signifie « prodige ayant une valeur de présage » soulignant, il me semble, la véracité des projections que suscite leur vision. L’analyse des mythes monstrueux est indissociable de l’analyse du héros qui, en commettant le « monstricide », parvient à domestiquer les pulsions et complexes psychiques, faisant barrage à la sexualité génitale. Dans le cas de Juliette et d’autres, cette domestication des pulsions ne parvient pas à se réaliser sans heurt puisque ce meurtre de l’objet a trouvé écho dans la réalité avec la tentative de suicide de sa mère, creusant le lit de l’emprise avec cet objet d’aliénation où, pour se séparer de lui, c’est le corps propre qui est attaqué. 20. S. Freud (1914-1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
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Lorsque le processus adolescent se réalise sans heurt, il est courant d’observer un temps de réactivation de l’homosexualité infantile. Cette homosexualité permet à la femme en devenir d’être confirmée dans son identité psycho-sexuelle et de faire le deuil de l’objet primaire21. Dans le cas de Juliette, cette réactivation de l’homosexualité n’a pas permis le deuil, mais au contraire a révélé une faille dans les processus d’identification. En effet, l’identification hystérique qui dans la théorie freudienne permet le changement d’objet, implique la possibilité de pouvoir extérioriser l’agressivité sur l’objet qui doit être perçu comme suffisamment stable et solide pour pouvoir survivre aux attaques. S’identifier à la mère comme objet de désir pour le père, c’est également s’identifier contre elle22. L’identification contre l’objet, c’est-à-dire pouvoir inconsciemment prendre sa place, semble gelée et impossible à réaliser. L’objet à défaut de pouvoir se constituer comme objet d’identification devient un objet d’aliénation et de vampirisation : « En fait je me rends compte que c’est comme si elle était toujours là, que son regard était toujours posé sur moi. Ce regard que je jette sur moi, c’est le sien. C’est un peu fou ce que je vous raconte là, mais c’est vrai, quand je me regarde dans le miroir c’est comme si je me regardais avec ses yeux ». Pour conclure : une dramatisation impossible La clinique des troubles de la fonction alimentaire est un espace où la rencontre des corps prend l’allure d’un combat, d’une lutte auto-conservatrice et où il est davantage question de survie. La perte de la capacité de jouer, de dramatiser comme c’est le cas dans le jeu névrotique, rend la scène psychothérapique difficile sous le joug de la cruauté désobjectalisante. Ainsi en est-il du transfert sur la parole, laissant entendre un langage asséché, endeuillé et opératoire ayant perdu sa capacité d’émouvoir, de surprendre et de toucher. À l’instar d’Echo qui a perdu sa capacité de toucher l’autre par le langage, condamné à n’être que l’ombre de l’objet en répétant inlassablement les même mots que son interlocuteur, l’anorexique-boulimique ne parvient pas à se dessaisir de l’étau maternel dans lequel elle se perd à son corps défendant. Le discours de Juliette et d’autres, coupé de ses racines corporels doit pouvoir retrouver ses sources comme l’a si bien compris R. Barthes : 21. C. Ternynck (2000), L’épreuve du féminin à l’adolescence, Paris, PUF, p. 10. 22. J. Schaeffer (1997), Le refus du féminin, Paris, PUF, 2007, p. 25.
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« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots »23. Ce langage à défaut de pouvoir s’étayer sur un corps érogène devient un discours froid ou cruel et qui dans ce cas-là, fait appel chez le thérapeute à sa capacité à pouvoir tolérer de tels mouvements archaïques. Ce langage à fleur de peau dans le cadre d’une cruellisation du corps implique une bienveillance narcissique qui ne situe pas les relances à un niveau sexuel. Ce serait à mon sens névrotiser des conduites qui ne possèdent pas dans un premier temps de caractères sadiques. Si l’écoute de ce discours fait appel au noyau masochiste du thérapeute, son interprétation en termes de mouvements sadiques-masochistes dans le transfert relève d’un biais contre-transférentiel puisque le processus de cruellisation décrit ici, fait référence à des mouvements pulsionnels anobjectaux et où la dimension de plaisir sexuel passe au second plan. Afin de relancer les investissements auto-érotiques et le travail sur le corps érogène, il convient de supporter ce discours et de favoriser l’axe narcissique plutôt que pulsionnel-sexuel des relances. Il s’agit d’opérer un travail de consolidation des limites pour ensuite interpréter la nature sexuelle des échanges dans et de transfert. Le processus de cruellisation doit pouvoir se liquider et passer par le prisme de l’objet afin de participer à redonner au masochisme sa fonction de gardien de la vie psychique. L’intrication, je le rappelle, se joue à deux niveaux, à savoir narcissique sur le corps propre et en utilisant la voie objectale permettant d’un point de vue économique sa réalisation. Mettre un terme à ce processus mortifère passe par la réouverture de la voie objectale pour externaliser ces mouvements cruels. Cela implique donc la capacité du thérapeute à pouvoir supporter ces attaques en conservant sa capacité de penser.
23. R. Barthes (1977), L’entretien, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, p. 87.
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QUATRIÈME PARTIE Malaise et cruauté dans la civilisation
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M. KREUTZER
« Struggle for life » et autres considérations sur l’animal et la cruauté1
L’animal darwinien lutte pour l’existence « Struggle for life », titre de cette communication, fait référence à un thème cher à l’évolutionniste Charles Darwin : il s’agit de la notion de « lutte pour l’existence ». « Struggle for life » est le titre du troisième chapitre de L’Origine des espèces, paru en 1859. On pourrait traduire le titre anglais, On the Origin of Species by Mean of Natural Selection or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, par « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Préservation des Races les plus adaptées lors la lutte pour l’existence ». L’expression « lutte pour l’existence » a eu beaucoup de succès dans la littérature scientifique et ailleurs ; elle a marqué bien des esprits. Pourtant, quoiqu’elle ait fait l’objet de nombreux débats et donné lieu à maintes interprétations, elle n’apparaît pas systématiquement dans le titre des traductions françaises et étrangères de l’ouvrage de Darwin dans les années qui suivirent sa publication. Elle implique que la survie des individus d’une même espèce ou d’espèces différentes repose immanquablement sur la compétition. La logique du raisonnement est la suivante : si les individus pouvaient se reproduire à leur rythme habituel et sans contraintes, leur nombre atteindrait rapidement des valeurs astronomiques ; le fait que nous ne constations jamais pareille extension traduit l’existence d’un processus réduisant l’effectif des populations, à savoir la lutte pour l’existence. Darwin prend l’exemple de l’éléphant, espèce connue pour se reproduire lentement. Il calcule qu’un couple n’est pas susceptible de mettre au monde plus de six petits pendant la période où il est fertile, soit entre 30 et 90 ans selon son estimation, mais que cela suffirait pour 1. Ce texte doit beaucoup à la lecture attentive et aux commentaires avisés d’Annie et Gérard Dressay, qu’ils trouvent ici l’expression de ma gratitude.
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qu’on en vienne à dénombrer 15 millions d’individus descendant de ce seul couple dans un laps de temps de cinq cents ans. Ce qui va limiter la descendance, chez l’éléphant comme chez les autres espèces, ce sont principalement les ressources alimentaires, qui, dépendant du climat, ne progressent jamais en quantité suffisante pour nourrir toutes les populations. Les individus d’une même espèce, voire d’espèces différentes mais ayant le même régime alimentaire, se retrouvent alors en compétition pour se nourrir, et seuls les plus aptes survivent. C’est ainsi que la « lutte pour l’existence » décime indirectement les populations. Remarquons ici que le mot « lutte » est en l’occurrence trompeur : il ne s’agit pas forcément d’affrontements directs, de batailles, de relations agressives directement observables. Le phénomène est en effet la conséquence de ce simple fait : si les ressources sont rares, il n’y en aura pas pour tout le monde, et il va falloir survivre au détriment des autres. Il est d’autant plus opportun de le préciser que cette vision de la vie animale s’est trouvée détournée quand certains auteurs, estimant qu’il convient de l’étendre et de l’appliquer aveuglément aux relations humaines, ont développé un « darwinisme social » qui n’est en aucune façon l’œuvre de Darwin. Sociologues ou économistes, d’aucuns pensent ainsi trouver dans la théorie évolutive un fondement naturel à la vie sociale humaine conçue comme une lutte où les plus forts l’emportent légitimement, insinuant que « la loi de la jungle » prévaut partout, et qu’en conséquence les puissants sont en droit d’asservir les faibles. Mais pour en revenir au propos de ce colloque, il ressort de ce premier point que, si la nature nous offre un « théâtre de la cruauté », elle ne le doit pas à la « lutte pour l’existence », qui s’applique à d’autres considérations. L’animal sauvage échappe à la docilité du domestique De nombreux auteurs ont vu dans l’humain et dans certaines espèces animales et végétales le produit de l’œuvre civilisatrice de la culture via la domestication. En effet, la sauvagerie définit l’état de ce qui vit en dehors de la civilisation. Le mot « sauvage » tient son origine du latin silva, qui désigne la forêt ; il dénote une nature qui se développe à l’opposé de celle qui prévaut dans l’« enclos cultivé » que construit et protège l’humain. Sera « sauvage » ce qui est non domestiqué, non civilisé, non policé, non familier, non éduqué, non évolué, non raffiné, non sociable… Cette vision du monde sauvage s’applique aussi bien aux humains qu’aux animaux et aux végétaux. Un sauvageon est non 136
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seulement un enfant sans éducation, mais aussi un arbre non greffé, non soumis aux règles « civilisatrices » de l’horticulture, de la sylviculture ou de l’arboriculture. La sauvagerie est conçue comme un état ancestral, ou bien comme un retour aux pulsions et instincts primitifs qui favorisent la barbarie, la bestialité, la férocité… Et la cruauté ? L’humain s’est investi de la mission de domestiquer la nature sauvage, d’en prendre possession et de lui imposer sa culture. Il doit maîtriser les lieux où s’exprime la sauvagerie et la faire reculer, à commencer par la forêt d’ici, qu’il fallut bien sûr défricher pour en faire un jardin, mais aussi celle de là-bas, l’épaisse forêt tropicale ou équatoriale, et par extension la steppe, la toundra ou la savane, là où régnait la « loi de la jungle ». Il fallut explorer et cartographier pour définir les contours du monde civilisé. Domestiquer consiste à introduire et à sélectionner de la docilité dans cette vie sauvage, où prédominent des comportements spontanés dans lesquels on imagine souvent que se manifeste une vie instinctive et chaotique. La docilité est cependant loin d’être répandue partout. La domestication civilisatrice ne nous prive pas de spectacles où nous percevons de la cruauté chez nos animaux apprivoisés, domestiqués, dressés et domptés. La cruauté, résistante à la domestication, serait-elle mieux préservée par la vie sauvage qu’étudient les éthologistes ? Poursuivons donc. L’éthologiste perçoit l’agression animale comme étant au service de la conservation et de la reproduction Il est loisible d’imaginer que les espèces animales vivant en pleine nature et qui échappent à l’emprise directe de l’homme jouissent d’une réelle liberté et donnent libre cours à leur sauvagerie et à leur bestialité. Ce regard « profane » est néanmoins bien éloigné du regard « savant » qui est celui des éthologistes. Sous les yeux de ces derniers, un autre intelligible prend la place de la perception intuitive et sensible. La vie de relation des animaux en nature prend un nouveau sens grâce aux théories qui en déconstruisent et reconstruisent de nouvelles visions. Or, dans ces raisonnements analytiques et scientifiques, il se trouve que le sauvage et la sauvagerie n’ont pas rang de concepts. Les conflits et les conduites agressives existent chez de très nombreuses espèces animales, et particulièrement chez celles qui ont la réputation d’être sociales. Depuis ses débuts, l’éthologie étudie les situations de conflits et recherche leurs origines et leurs fonctions 137
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dans une perspective évolutive, également dite « phylogénétique ». Au milieu du XXe siècle, les éthologistes objectivistes, Konrad Lorenz en tête (1963), cherchaient à établir et à comprendre l’histoire phylogénétique de l’agression en décrivant et en comparant des parades chez des espèces proches. Pour K. Lorenz, l’agressivité animale, comme celle qu’il analysera chez l’humain quand il appliquera ses théories éthologiques à notre espèce, est une pulsion primaire, au même titre que l’attachement ; c’est une pulsion vitale qui permet à un animal de s’assurer sur ses congénères une emprise lui procurant un statut hiérarchique ou un espace favorable pour s’alimenter, se conserver et se reproduire. On voit que Lorenz se distingue là de Freud, qui attendit longtemps avant de concevoir l’agression humaine comme une pulsion primaire à part entière. Les premiers éthologistes ayant observé les interactions sociales au sein de groupes de primates ont décrit avec beaucoup de détails ces relations empreintes d’agressivité et accompagnées de fortes manifestations émotives. Leurs études ont permis aux primatologues d’établir des hiérarchies distinguant dominants et subordonnés. Cependant, rares sont les situations où un individu domine à lui seul tout un groupe. L’union faisant la force, comme l’exprime l’adage bien connu, des alliances entre individus permettent aussi bien à des petits groupes de dominants de mieux asseoir leur hiérarchie qu’à des petits groupes de dominés de mieux résister à la domination. Mais ces alliances ne sont pas toujours respectées : des membres peuvent les contester et les rompre, ou bien des individus extérieurs peuvent venir s’incorporer au groupe et les modifier. Ces relations conflictuelles et ces alliances plus ou moins durables sont cependant ponctuées de périodes durant lesquelles leur équilibre, bien que précaire, assure une paix sociale utile à la vie du groupe et aux coopérations qui en maintiennent l’unité. De plus, chez certaines espèces, il arrive que des réconciliations accompagnées de grandes manifestations émotives rétablissent la coopération et la paix entre des individus qui s’affrontaient peu de temps auparavant. Plus récemment, une nouvelle discipline, la « Behavioral Ecology », a apporté d’autres outils d’analyse et d’interprétation, qui sont en fait souvent empruntés aux sciences sociales ou économiques. Le comportement n’est pas analysé en termes d’instincts, de pulsions, d’inné et d’acquis, mais en termes de coûts et de bénéfices. Les individus sont considérés comme des agents qui gèrent des budgets « temps-énergie », et prennent des décisions afin d’optimiser des avantages et de minimiser des inconvénients. Il résulte de cette approche que les individus, 138
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« animus œconomicus », peuvent avoir entre eux des intérêts convergents ou divergents, ce qui aboutit à des coopérations ou à des conflits, et que leurs réactions sont considérées comme des stratégies permettant à chacun de choisir au mieux, dans une situation donnée, les options qui lui offriront les meilleures chances de se conserver et de se reproduire. Prenons l’exemple de la vie sociale des lions, qui se caractérise par des groupes composés de femelles et de mâles adultes, ainsi que de jeunes sexuellement immatures. Les lionnes, avec leurs lionceaux, forment la structure de base. Lorsque les jeunes mâles atteignent leur maturité sexuelle, ils quittent le groupe pour vivre en troupes de célibataires unisexes, jusqu’à ce qu’ils s’incorporent dans un nouveau groupe dont ils chassent les mâles adultes et où ils tuent tous les jeunes. Les nouveaux mâles privent de la sorte les femelles de leurs petits, ce qui arrête l’allaitement. Ces dernières acceptent alors de copuler avec eux, et de ce fait leur permettent de se reproduire. Faut-il en conclure que les lions sont des criminels, des anormaux agressifs, devenant sanguinaires dès lors qu’ils sont mus par la recherche du pouvoir, du sexe et de la reproduction ? Non, répond la « Behavioral Ecology », car l’agression se trouve au service de fonctions vitales bénéfiques à ceux chez qui elle se manifeste. Les lions n’ont pas d’éthique, car il n’y a pas d’éthique dans l’ordre de la nature. Nous ne saurions énoncer que les pratiques des lions constituent un mal pour un bien que si notre regard profane cherchait à juger, et non pas à analyser d’un point de vue « éthologique ». Observer de la cruauté, c’est déjà porter un jugement moral, et entrer dans la subjectivité de l’animal. Nous y reviendrons, mais poursuivons notre exposé, puisque la cruauté n’a pas lieu de se lover dans l’agression telle que l’observent les éthologistes. L’animal ne connaît pas l’animalité La cruauté et l’éthique résident sans doute bien plus dans le regard de l’observateur que dans l’ordre de la nature. Ainsi, les films animaliers offrent le spectacle d’une sexualité et de conduites agressives qui exercent sur lui une fascination où se mêlent attrait et répulsion. Cette ambivalence a certainement pour origine le fait qu’au fond de nousmêmes nous reconnaissons dans la vie sauvage des passions et violences qui animent nos propres vies intérieures. Les êtres « civilisés » et « cultivés » que nous sommes, perçoivent en eux une « animalité » qui peut, selon les modes et les lieux, soit les 139
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effrayer, soit les séduire. Cette continuité des pulsions et émotions entre les animaux et nous correspond pleinement à la conception de Darwin selon laquelle l’homme est une espèce animale comme les autres, et qui, en tant que telle, est encore aujourd’hui sujette aux principes évolutifs de la sélection naturelle et sexuelle. Bien évidemment, l’homme occidental n’est pas le seul à percevoir en lui de l’animalité. Anthropologue et ethnologue, Stefan Eisenhofer (2007) soutient, à propos des cosmogonies des sociétés du Nigeria, que les animaux y sont des métaphores de ce qui est non-humain, et il ajoute que, selon ces récits, la frontière symbolique entre « humain » et « animal » passe non pas entre les hommes et les animaux, mais traverse la nature humaine elle-même. Tout ce qui ne convient pas à l’image que l’homme se fait de lui-même est considéré comme relevant de l’animal. On rencontre dans tous les groupes humains des comportements socialement acceptés, opposés à d’autres qui sont mis au compte de l’animalité, et donc ravalés au niveau des impulsions, lubies et conduites grossières qu’on attribue à cette dernière. L’animalité est donc une représentation, et elle constitue un domaine tellement vaste de la subjectivité qu’on ne saurait le circonscrire à la cruauté. Ne nous arrêtons cependant pas à cette objection, et intéressons-nous à la subjectivité des animaux. L’animal éprouve du plaisir Les éthologistes sont à même d’observer des comportements, mais il leur est bien difficile d’objectiver la subjectivité, les états mentaux, les sentiments qu’éprouvent les animaux. Connaître ces états mentaux reste cependant fondamental dès lors qu’on cherche à apprécier les nôtres et leurs spécificités. Si un mâle primate domine des subordonnés et en tire des avantages, éprouve-t-il du plaisir à les asservir ? Nous savons qu’entre primates il y a des alliances, mais y a-t-il de l’amitié entre ces alliés ? Si des lions tuent des jeunes, tirent-ils du plaisir de cette activité ? Ces félins éprouvent-ils du plaisir à voir souffrir des congénères ou des proies ? Qu’éprouvent donc ceux que l’on nomme des « fauves » ? S’interrogeant sur l’origine des ornementations et parades sexuelles que les mâles développent devant les femelles pour être choisis comme partenaires sexuels, Darwin (1871) défend l’idée que les femelles font appel à des goûts esthétiques pour réaliser leurs choix (voir aussi sur ce 140
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point Kreutzer, 2001, 2012). En d’autres termes, il imagine l’animal comme étant doté d’états mentaux et de subjectivité. On sait que les animaux disposent de circuits dits de récompense et de plaisir (James Olds, 1962) qui s’activent lors de certaines activités. Les processus ici mis en jeu leur permettent de motiver leurs actions. Ces circuits, qui sont stimulés lors des apprentissages, peuvent également conduire aux addictions. C’est le cas quand ils engagent l’animal dans la recherche de plaisirs et d’excitations pour les seuls bénéfices que ces plaisirs et excitations procurent, sans être accompagnés des fonctions biologiques qu’ils servent habituellement. À nos yeux, un nouvel animal apparaît ici : l’animal désirant, qui recherche des objets, des situations et des êtres lui procurant du plaisir. Aujourd’hui, on se préoccupe beaucoup du bien-être de l’animal et de la manière dont lui-même est susceptible de l’évaluer. Du résultat de ces recherches dépendra peut-être la fin de certaines de nos pratiques. Pourra-t-on encore plonger les langoustes dans l’eau bouillante, gaver les oies et abattre les jeunes veaux, dès lors qu’il sera avéré que ces animaux éprouvent non seulement de vives douleurs, mais ont également conscience de leurs souffrances ? Et si on découvrait en outre qu’ils éprouvent de l’empathie pour la souffrance de leurs congénères ? Sur tous ces sujets, les spécialistes des neurones miroirs sont à l’œuvre. C’est en tout cas à ces questions qu’il faudra répondre avant d’affirmer que l’animal peut être cruel. Car un individu en empathie avec celui qui souffre est le meilleur des candidats pour renverser son fonctionnement et jouir de la souffrance de l’autre. L’animal développe-t-il de la cruauté en de féroces corps à corps, peau à peau ? L’image qui accompagne le programme de ce colloque montre un corps humain pendu, vraisemblablement en partie écorché, peut-être même sanguinolent, et qui pourrait avoir subi les assauts de férocité d’un fauve sanguinaire se repaissant de ses chairs. Elle nous rappelle que le mot « « cruel » vient du latin « crudelis » (qui fait couler le sang, se plaît dans le sang), lui-même dérivé de « crudus », qui nous a donné « cru ». Le terme « cruauté » évoque donc originellement des pratiques consistant à déchiqueter la peau afin de mettre la chair à nu et de faire couler le sang. Les espèces animales qui dénudent la chair sanglante au moyen de la griffe et de la dent, et qui se repaissent de chairs crues 141
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en faisant couler le sang de leurs proies, ce sont les grands prédateurs carnivores, ceux que personne ne dévore, mais qui peuvent dévorer les autres. Donc, si l’on se réfère à l’étymologie, le terme « cruauté » doit s‘appliquer en priorité aux fauves et aux rapaces. Cependant, quand on parle de manière métaphorique d’un tyran sanguinaire, on fait non seulement référence à des pratiques féroces et sanglantes, mais aussi à l’état psychologique dans lequel ces pratiques sont censées plonger le tyran, à savoir le plaisir et la jouissance. Au total, on ne devrait parler de cruauté animale qu’à propos d’une situation réunissant ces pratiques et ces états mentaux. Si le comportement des fauves et des rapaces semble bien se prêter à une telle analyse, il faudrait cependant, comme nous le soulignions plus haut, en savoir plus sur leurs états mentaux. Les primates, nos proches cousins, se retrouveraient-ils exclus de la catégorie des espèces susceptibles d’être qualifiées de cruelles ? Certains pratiquent cependant la chasse, individuellement ou collectivement, et le chimpanzé en est un cas bien documenté. Teleki (1973) décrit la course poursuite au terme de laquelle un chimpanzé adulte s’empare d’un jeune primate colobe, le tue et s’en va le consommer. Mais il arrive aussi que le chimpanzé dépèce sa proie avant d’en distribuer des morceaux à des membres de son groupe. Il s’agit d’ailleurs là d’un fait bien curieux, puisque le chasseur, quel que soit son statut hiérarchique, a alors le privilège de ne pas voir sa ration alimentaire contestée par les dominants, ce qui se produirait en toute autre circonstance. Il serait fort intéressant de savoir comment ont évolué les pratiques de chasse et de mise à mort du gibier au cours de l’évolution des hominidés. L’humain partage en effet une particularité avec les grands fauves ; comme eux, il est en mesure de déchirer la peau et de déchiqueter la chair, non pas avec ses griffes et ses dents, mais grâce aux outils qu’il a su fabriquer : des armes en pierre, puis en métal, qui permettent de répandre le sang des animaux et aussi … des autres humains. Ces pratiques ont dû s’accompagner de nouvelles sensations et représentations, et notre imaginaire a pu s’ouvrir à d’autres perspectives. Un théâtre de la cruauté pouvait naître.
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A. SIROTA
Manifestations cruelles en groupes ou en institution La dualité des pulsions de vie et de mort et leur intrication (Freud, 1915)1 sont au fondement de la théorie psychanalytique. Les pulsions de mort, pour se manifester, prennent différentes figures, par exemple, celle de la cruauté (Cupa, 2007)2 ou de l’abjection. Dans Malaise dans la culture (1929)3, Freud continue de s’interroger : « Je ne peux pas comprendre comment nous avons pu négliger l’universalité de l’agression non érotique et de la destruction ». C’est progressivement dans son œuvre qu’il réserve le terme de pulsion de mort pour désigner la destructivité interne et celui de pulsion d’agression ou de destruction pour la pulsion de mort défléchie vers l’extérieur, contre l’autre ou l’objet externe. André Green nous rappelle à son tour : « L’élément fondamental du psychisme est la motion pulsionnelle »4. La clinique à laquelle nous pensons, dont nous ne ferons pas directement état dans ce chapitre est celle des scènes sociales et institutionnelles, groupales donc. Les figures sous lesquelles cette motion peut apparaître s’observent, pour qui veut les voir, sur les scènes de la vie quotidienne et relèvent de la psychopathologie sociale ordinaire, ou de la « banalité du mal » dirait Hannah Arendt. Elles s’expriment sous forme de décharges brutes attaquant l’intégrité ou les propriétés de l’objet. L’être qui se défend ainsi projette à son insu des parts internes à lui-même en les expulsant et les déposant, s’il parvient à ses fins, dans la psyché d’autrui, comme l’exprime PaulClaude Racamier5, jusqu’à l’intoxiquer. Ces manifestations proviennent des surcharges de tensions internes par lesquelles le sujet peut se trouver assailli et qu’il ne peut contenir car elles restent comme en constante turbulence en lui, n’étant pas équipé psychiquement pour pouvoir les 1. S. Freud (1915), « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968. 2. D. Cupa (2007), Tendresse et cruauté, Paris, Dunod. 3. S. Freud (1929), Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1971. 4. A. Green (2010), Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? Paris, Ithaque, p. 49. 5. P.-C. Racamier (1992), « Autour de la perversion narcissique », Le génie des origines, Paris, Payot, p. 279-337.
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penser, les transformer, les lier. S’il y a un trop d’excitation, c’est que l’être humain ne cesse d’être le creuset d’accueil et de fomentation de tensions énigmatiques suscitées dans sa psyché par les résonances que provoque la mise en relation des données qui lui viennent du dehors avec celles qui lui viennent du dedans (Winnicott)6, sans qu’il ne puisse jamais s’en libérer complètement, hors de la mort où l’on retourne à l’état initial ou inorganique ou de non-vie comme le souligne Freud, ce retour pouvant être conçu comme le but ultime de la pulsion, ici du versant mortifère de la pulsion : la pulsion de mort. Pour qu’aux différents âges de la vie, un être humain puisse accueillir les inévitables surplus d’excitation suscitées par les épreuves de l’existence, ou le tragique de la condition humaine, et pire encore du fait des situations extrêmes et traumatogènes provoquées par les chaos politiques et certaines formes asociales c’est-à-dire anti-sociales de domination politique, il lui faut avoir bénéficié d’emblée de l’appareil psychique ou culturel de ses parents, c’est-à-dire en premier lieu d’un étayage externe, celui de la mère, la première qui peut l’envelopper de la tendresse de ses mots et les lui prêter, le soutenir par sa capacité de sollicitude. C’est sur les mots de la mère qu’il s’appuie et à partir desquels il se forge progressivement les siens en continuité et en différenciation avec ceux de la mère. Bien entendu, la fonction paternelle et les mots du père ne sont pas absents dans le discours et la présence de la mère et de la fonction maternelle. C’est ainsi que l’enfant apprend à reconnaître ses émois et ceux de sa mère et qu’il édifie progressivement son appareil psychique, son appareil à penser ses pensées, c’est-à-dire aussi les frontières du moi, son Moi-peau, des enveloppes, des contenants emboîtés qui se constituent en se transformant et se complexifiant eux-mêmes pour pouvoir lier et contenir de façon dynamique et féconde l’inédit qu’ils accueillent dans le déploiement de leur psyché, dans l’extension de leur territoire psychique (Zaltzman, 2007)7, par l’activité de symbolisation, c’est-àdire par des mises de mots qui révèlent la potentielle efficacité symbolique de l’accès à la parole au cours des échanges de mots à plusieurs. Le Moi-peau est un concept proposé par Didier Anzieu (1985)8. Comme la peau, le Moi-peau est une enveloppe, une enveloppe psychique (Anzieu, 1987)9. Elle a une fonction d’interface entre le monde 6. D. W. Winnicott (1951), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 183. 7. N. Zaltzman (2007), L’esprit du mal, Paris, L’Olivier. 8. D. Anzieu (1985), Le Moi-peau, Paris, Dunod. 9. D. Anzieu et coll. (1987), Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod.
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interne et le monde extérieur, entre l’individu et son environnement, mais aussi entre l’individu et son intimité. Elle a une fonction d’information du sujet sur ce qu’il vit, sur ce qui se passe en lui et en dehors de lui et sur sa relation dedans-dehors. Cette enveloppe joue le rôle d’une frontière, d’une protection, voire d’une barrière, mais elle sait être aussi poreuse et laisser passer des sensations, des émotions, produire des perceptions, des données multiples, qu’elles viennent du dedans ou du dehors de la psyché. Ces circulations, quand elles sont accompagnées de mots qui ne mentent pas, même si la réalité dont ils sont sensés rendre compte échappe toujours en partie, contribuent à la création de l’espace psychique individuel, de l’appareil psychique et à des frontières du moi solides donc non hermétiques. À la naissance, cette enveloppe n’est pas constituée. Le petit enfant doit donc bénéficier d’un enveloppement externe, représentée par les peaux psychiques de ses parents, ou leur propre équipement psychique et culturel. Cet enveloppement est assuré par la capacité des parents à se sentir concernés par leurs enfants et à prendre soin d’eux, à prendre plaisir à prendre soin d’eux en jouant le rôle de barrière de contact (Freud). Par là, Freud signifie que l’appareil psychique et culturel des parents et plus tard celui des éducateurs, doit assurer une fonction d’interposition protectrice, mais pas trop, tant face aux données brutes du monde pulsionnel et fantasmatique interne que du monde extérieur avec ses cruautés plus ou moins bien endiguées par les règles du contrat social pour partie assimilable à un imaginaire leurrant et plus ou moins troué. D’où la nécessité d’espaces transitionnels, comme Winnicott le soutient. Un espace de transition est créé et soutenu par la capacité de sollicitude des parents et des aînés et par des mots pour dire ce qui est de façon juste, recevable et utilisable par la psyché en constitution des enfants. Quand ce travail d’enveloppement et d’étayage externe n’est pas assuré, ou très mal fait, l’être humain est constitué de frontières du moi fragiles, blessées, hyper-excitables. N’ayant pas appris à discriminer les informations, tout ce qui arrive à la surface interne ou à la surface externe de son Moi-peau insuffisant, ou à son regard et à sa conscience immédiate, est menaçant pour lui. L’enfant au Moi-peau troué, qui ne le contient pas et ne fait pas barrière de contact de façon appropriée, anticipe, agit ou réagit toujours en conséquence, avec ses singularités propres, non identiques de l’un à l’autre. Bien entendu, le sujet peut parvenir, dans l’ensemble, à tenir en liberté surveillée ses motions pulsionnelles, voire à procéder à des remaniements pulsionnels et à libérer ainsi de l’énergie, la rendant disponible pour des investissements autres, ouvrant l’accès à une activité sublimée 145
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et sublimante, en même temps qu’à une satisfaction qui, en principe, procure le sentiment de la continuité de l’existence entre les générations et d’appartenir à l’humanité, de l’avoir rejointe, d’en être partie prenante et constituante à son tour. Ce qui passe par la parole. Ce sentiment, aussi quasi océanique et illusoire qu’il puisse être, si l’on suit Freud dans sa correspondance avec Romain Rolland, est comme une nécessité pour éprouver le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue de génération en génération. Quand l’individu ne parvient pas à métaboliser ses surcharges et à libérer et mobiliser ainsi de l’énergie en la réorientant, il peut être agi par une quête irrépressible d’une cible ou de la psyché d’autrui pour y décharger ce trop-plein. Si cet autrui ne peut se soustraire à cette fonction que cet autre veut lui faire jouer, il est réduit à l’état d’accessoire ou de réceptacle désubjectivé d’une motion cruelle, qu’il ressentira comme cruelle et injuste, portant plus ou moins gravement atteinte à ses assises narcissiques vitales. N’ayant d’autres voies que celle de la décharge, l’auteur de la motion cruelle cherche aussi par là une voie rapide et courte vers la satisfaction associée à la décharge. En se débarrassant dans la psyché d’autrui d’une énorme tension interne, le sujet trouve un apaisement. Comme celui-ci est très éphémère, il lui faudra constamment recommencer. Celui en qui la surcharge est exportée peut se trouver anéanti, plus ou moins durablement, du fait des résonances internes provoquées en lui selon ses fragilités psychiques propres. La multiplication des conduites appelées « harcèlement moral » fait symptôme du malaise actuel dans la psyché et dans la culture, puisque les formes d’organisation sociale contemporaines semblent encourager ce scénario relationnel qui défait le lien plutôt que de le contenir, de l’empêcher, de le neutraliser. Le paradigme relationnel qui fait modèle est « humilier autrui » : « Dans quel monde vivez-vous ? Celui qui n’humilie pas est perdu », répondait un élève à une professeure qui tentait d’interpeller sa classe restée muette après un incident violent et cruel advenu en plein cours (Sirota, 2006)10. L’absence de motions cruelles chez tout un chacun ne s’explique pas par leur inexistence. Elle ne peut qu’être due à un renoncement à la violence brute qui passe par une reconnaissance et un dépassement du complexe fraternel que René Kaës a exhumé (2008)11. Nous faisons 10. A. Sirota (2006), « Quand gruger autrui est le modèle. L’angoisse du risque et les paradoxes de la responsabilité », Nouvelle Revue de Psychosociologie, Toulouse, Erès, n° 2, p. 131-150. 11. R. Kaës (2008), Le complexe fraternel, Paris, Dunod.
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l’hypothèse que ce renoncement est possible si le sujet a eu l’occasion d’éprouver un certain plaisir dans l’expérience du plaisir partagé et conscientisé avec d’autres pour avoir réussi une œuvre avec autrui et plus d’un autre grâce à des coopérations ; ce plaisir est celui que l’on est capable de ressentir au travers du plaisir que l’on ressent chez autrui, d’être et de faire avec nous, et nous avec lui, et non pas sans les autres, ou contre les autres et à leurs dépens. Nous sommes là du côté du narcissisme de vie comme le dit A. Green. Pourtant, dans la vie et dans le travail que nous avons à faire là où nous sommes, dans les relations de travail, nous sommes bien contraints d’observer en quelques circonstances que, parmi nos semblables, il en est qui s’avèrent être de redoutables protagonistes destructeurs. Nos semblables ? On ne peut en récuser ni l’idée, ni le terme. Pourtant, tout dans leur mode d’être au monde et en relation procure un éprouvé immédiat qui nous pousse à penser que nous ne sommes pas fabriqués avec les mêmes ingrédients, que nous ne sommes pas de la même humanité. Nous sommes là dans l’auto-idéalisation, car nous ignorons comment nous aurions digéré des expériences de vie équivalentes à celles que ces interlocuteurs ont connues et que nous ignorons. Les ingrédients sont peu ou prou les mêmes, mais les environnements dont nous avons bénéficié ont fait qu’on ne les a pas métabolisés psychiquement de la même façon. Certes, ces protagonistes que nous rencontrons se montrent parfois si violents, si cruels, si inaccessibles à la souffrance d’autrui et comme coupés d’eux-mêmes qu’on se demande comment ils font pour se tenir debout, tellement le mensonge et le déni peuvent être pour eux une manière d’être. On se demande ce qui leur est arrivé au cours de leur vie pour qu’ils soient aussi dépourvus de tout accès à la possibilité de nouer et d’entretenir une relation avec un autre et bien des autres en même temps, pour qu’une parole ne les engage jamais, pour qu’ils ne puissent reconnaître ce qu’ils ont dit. On se demande comment ils font pour ne pas ressentir la violence irruptive et surprenante de leurs attaques, ou la souffrance qu’ils infligent ou, pour ne pas percevoir, même sans les comprendre, les blessures narcissiques qu’ils réveillent. Loin de se laisser arrêter, on a l’impression qu’ils se repaissent des plaies qu’ils rouvrent et agrandissent avec les couteaux de leurs mots. Leur jouissance est d’autant plus grande qu’ils parviennent à leur fin quand le scénario de soumission ou de reddition qu’ils cherchent à instaurer parvient à être mis en scène en groupe et que celui-ci, sidéré, ne trouve rien à y redire et qui en outre, par son silence, s’en rend complice et se met donc au 147
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service du prédateur. Mais le sadisme du prédateur n’a de concurrent que son masochisme, car les situations où il se trouve se retournent parfois contre lui, si du moins se trouve quelqu’un pour dire et pour mettre des mots décrivant au plus près les affects latents éprouvés mais informulables et peut-être parfois encore impensés. Comme si tout dans leur vie les avait conduits à côté du processus supposé d’humanisation progressive. Sans doute ne disposons-nous pas des mots et des concepts pour donner des formes verbales et symbolisantes sinon symboligènes à ce qu’ils éprouvent eux-mêmes, ou au regard qu’ils portent sur leurs actes qui apparaissent bien étranges au commun des autres mortels, mais qui leur semblent banals. Leur cruauté et ses effets de terreur sans nom qu’elle peut produire est pour eux une expression de la banalité, de la normalité même, laquelle peut être imposée au plus grand nombre comme une bonne forme, comme un repère exclusif aux identifications, comme on peut l’observer en écoutant celles et ceux qui ont grandi dans un pays séquestré dirigé par un tyran totalitaire12, dont le système de gouvernement des consciences agit comme un véritable anesthésiant collectif. Ce qui fait dire à A. Green (2010) que « […] loin de réussir à “humaniser” l’homme, la culture échoue le plus souvent. La civilisation n’a pas raison de la barbarie. Cette dernière peut voir ses forces se raviver et atteindre des sommets insoupçonnés […]. » Pensons à la Shoah. C’est ce qu’on a appelé le pessimisme freudien. Sans les autres, c’est-à-dire privés de tout ce qui circule entre les uns et les autres, dans quelque lieu que nous soyons, nous serions comme retranchés du monde du vivant. Nous dépéririons très vite. C’est pourquoi l’on peut dire après Freud que notre énergie tient du pulsionnel tout en précisant que la pulsion procède autant du corps ou de nos assises matérielles ou corporelles et biologiques que des liens psychiques et sociaux nourris de façon féconde par les autres, avec les mots des autres et règles et les formes conventionnelles du jeu social. Ce sont les institutions et les paroles instituantes énoncées et assumées par des sujets souffrants et pensants, chargés de missions institutionnelles qui font que nous existons socialement et psychiquement, dans la succession des générations et avec nos contemporains : il y a un corps social et pas seulement du corps biologique. Une partie de ces nourritures sont mauvaises pour nous et nous intoxiquent. On peut sans doute dire que certains de nos semblables sont complètements intoxiqués par les 12. A. Sirota, A. Neculau et C. Soponaru-Puzdriac, « Le système totalitaire : du dedans au dehors », Connexions, Toulouse, Erès, 2010-2, n° 94, pp. 95-112.
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données issues de leur expérience, faute d’avoir disposé aux moments opportuns d’un appareil à discriminer, externe ou interne. Nos affects, attractions comme répulsions se nourrissent psychiquement des autres et de ce que nous avons en commun : nos parts sociales communes ou socius. Nous nous tenons debout autant par notre colonne vertébrale que par les mots des autres et de leurs effets d’appartenance dans le social, dans la culture, dans un ensemble transubjectif quand les effets ne sont pas d’exclusion. C’est pourquoi nous proposons de revisiter le concept de socius et de l’importer dans la métapsychologie psychanalytique. Le concept de socius revisité Socius est un mot qui nous vient du latin. Il désigne l’élément social constitutif de l’individu. Le socius se forge dans la praxis, la praxis de chacun est sociale en tant qu’elle est une praxis partagée. L’Homme est fait de ses actes, de ses œuvres et « cela s’appelle la civilisation… » (Vernant, 1996)13, ainsi que de ses coopérations volontaires et solidaires avec les autres. De son côté, Maurice Godelier (2007)14 précise que pour fabriquer et élever un enfant, en faire un sujet individuel et un sujet social – l’un n’existant pas sans l’autre – un père et une mère ne suffisent pas. Il faut aussi une société. Le mot socius désigne donc cet élément social qui est à la fois intérieur et extérieur, ce qui est dans l’individu et dans le monde social et fait, à la fois, œuvre, lien, et société. C’est ce qui fait corps, un corps qui n’est pas de l’ordre du biologique, mais du symbolique, qui nourrit l’individu et le relie aux autres et aux ensembles sociaux emboîtés où il grandit. Le Sujet est nécessairement social, c’est la condition de possibilité même de l’être humain (Laplantine, 2007)15, c’est ce que soutenait Freud quand il écrivait que toute psychologie est sociale. Avec ce concept de socius, toute société est interrogée sur elle-même et ses structures éducatives et d’inclusion où s’expérimentent pour chacun les bases du contrat social minimal dans lequel chaque individu devrait pouvoir se sentir accueilli et pris, soutenu, de façon non immodérée. Précisément, selon notre milieu initial, nous ne sommes pas tous également pris dans le social ou dans la culture lors de notre première 13. J.-P. Vernant (1996), Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, pp. 193-195. 14. M. Godelier (2007), Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel. 15. F. Laplantine (2007), Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris, Téraèdre.
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période de vie, du fait de la configuration familiale où nous venons au monde et de la capacité de celle-ci à se constituer comme barrière de contact, à nous prodiguer les premiers soins, à nous protéger du social brut tout en nous y poussant ou en nous laissant nous y aventurer avec une prise de risque certaine mais non excessive. Quand, dans la psyché d’un participant d’un groupe externe actuel (groupe de formation, groupe de thérapie ou équipe de travail, par exemple) un groupe inactuel plutôt persécuteur s’interpose entre l’actuel et l’inactuel et à l’insu du sujet – processus tout à fait banal mais le plus souvent ignoré – il y a un processus d’expulsion du soi dans le non-soi, si l’individu concerné n’est ni intéressé à reconnaître ce type de processus, ni par l’effort de prise de contact avec la réalité externe actuelle et de désintrication et de séparation entre le soi et le non-soi. Quand ce type d’occurrence se produit, plusieurs scénarios peuvent être à l’œuvre. Nous en proposons un. Quand un sujet se sent menacé par la présence des autres ou d’un seul autre dans un groupe et qu’il accroche et superpose à cet autre actuel la figure sans visage et sans nom accessible à sa conscience, de son humiliateur radical des temps premiers, il est alors mis en grand danger interne. Dans ce cas, bien évidemment, l’autre actuel n’est pas perçu ou reconnu pour ce qu’il est, il est assigné à la place d’un autre que le sujet ne peut reconnaître, du fait d’une angoisse catastrophique agrippée au souvenir de la scène internalisée fantasmatisée de la catastrophe psychique intervenue dans un scénario de séduction narcissique immodérée et de liens manipulés et retournés contre le lien (A. Sirota, 2003)16. Le groupe externe actuel devient inactuel et le sujet mis dans cet inconfort extrême doit impérativement le déminer de la menace catastrophique que ce groupe représente pour lui. dépendant de sa vie psychique immobilisée, il doit transformer le groupe en accessoire mis au seul service de ses défenses ultimes. En ce sujet siège un extrême danger interne ; pour s’en défendre, il expulse au dehors la scène menaçante. Elle devient externe. Si celui qui opère une telle superposition de scènes parvient à imposer au groupe externe et à ses participants une réorganisation réifiant chacun, il peut devenir, pour l’autre et pour le groupe, le plus cruel qu’on puisse être. Lorsqu’il y parvient durablement c’est qu’il a réussi à rendre complice de sa cruauté, une partie de ceux qui l’entourent, sur un mode passif ou actif. En réorganisant le groupe par ses manœuvres 16. A. Sirota (2003), Figures de la perversion sociale, Paris, EDK.
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d’intimidation il détourne ses interlocuteurs et co-participants de leurs tâches de base, de leurs coopérations, de l’exercice de leur responsabilité. Si ce scénario de réunion de travail se répète et s’impose sans pouvoir être endigué, il se fait le stérilisateur de l’institution toute entière, il entame le corps social et le narcissisme groupal et vital de chacun. Pour le sujet cruel, cette expulsion remplit une fonction de bouclier protecteur contre le resurgissement en lui/hors de lui d’une réplique toujours attendue d’une expérience groupale d’humiliation cruelle et précoce encryptée. Cette expulsion dans le non-soi préserve le sujet d’un trop plein de tensions qui pourraient lui faire risquer un effondrement par un contact trop étroit avec son intimité psychique qu’il ne pourrait supporter. La cruauté dont ce type de protagoniste est capable n’a d’égale que l’immensité de la destitution qu’enfant il a subie, tout en éprouvant un sentiment sans fond : celui d’un affect extrême d’abandon de l’ensemble de l’humanité s’il en reste, et d’un immense silence. Comme l’a écrit A. Green : « Nous savons que les innocents sont souvent chargés par l’histoire des crimes qu’ils ont laissé perpétrer pour demeurer purs. » (A. Green, 1983)17. Quand le mutisme est provoqué sur une scène sociale, il doit toujours évoquer le spectacle des individus et groupes qui finissent par autoriser le crime (A. Green, 1983), voire à le commettre, quand il peut encore être empêché.
17. A. Green (1983), Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Paris, Minuit.
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H. ABDELOUAHED
La petite fille « C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » A. Artaud, Le théâtre et son double
La question de l’origine dans la tradition islamique soulève nécessairement la question de la présence du féminin. Une étude, au-delà des préjugés, sur la place des femmes dans la fondation de l’islam reste à faire, « elle surprendra »1. Car Mohammad aimait les femmes. Mais quelle est la nature de cet amour ? Et quel est ce mode de présence ? Si parler du féminin nécessite que l’on précise le lieu où l’on se situe et la place que l’on occupe, ma tâche devient difficile car « rigueur, décision implacable, détermination irréversible » (selon les termes d’A. Artaud) nécessitent l’arrachement à un interdit de pensée, au formatage culturel, le gel né des conditions historiques, l’intranquillité face au sacré, la transgression de l’interdit… Mais, restent le plaisir de pensée et le désir de transformer, l’histoire-légende en histoire-travail2, tâche nécessaire pour quiconque souhaite s’aventurer dans « la région historique de sa culture », et qui doit procéder par révision, « approfondissement et rature » (Cavaillès3). Scènes sacrées. Sacrées scènes ! Cela commence par une scène, cela commence comme dans une scène, mémorable : « Ô messager de Dieu ! Ne souhaites-tu pas te remarier ? », dit la femme. « Qui ? », répond-il. « Je connais aththîb (celle qui n’est plus vierge) et la vierge ». – Qui est aththîb et qui est la vierge ? – Sawda et Aïsha – Va et demande pour moi les deux »4. La première fut veuve. Elle perdit son époux dans la première bataille qui opposa 1. F. Benslama, La nuit brisée, Paris, Ramsay, 1988, p. 144. 2. Expression de M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, Folio, p. 340. 3. Cavaillès J. (1947), Sur la logique et la théorie de la science, Paris, PUF, 1960. 4. La femme s’appelle Khaoula bint Hakimi. Cf. M. M. Ash-Shaaraoui, Les femmes du prophètes (en arabe), Beyrouth, Al-maktaba al-asriya, 2006, p. 81.
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les musulmans aux polythéistes de la Mecque. La deuxième était Aïsha. Historiens, hagiographes, chroniqueurs, interprètes s’accordent tous sur un fait : Aïsha avait six ans. Seconde scène : « Après que le prophète vint chez nous, raconte Aïsha, des hommes et des femmes s’assemblèrent autour de lui. Ma mère vint vers moi alors que j’étais sur une balançoire, essoufflée. Elle me lava le visage avec un peu d’eau, puis m’emmena vers la chambre. Lorsque ma respiration fut plus calme, elle m’introduisit auprès du messager de Dieu qui était assis sur un lit. Il m’a mise contre lui (littéralement : ‘dans son giron’), j’avais neuf ans. »5 La Référence sera énoncée par la petite fille qui deviendra la Mère des croyants et la Mémoire des musulmans. Si l’écoute analytique est à l’affût de « la détresse de l’enfant et sa jouissance secrète »6, c’est parce que tout se joue dans les premières années de la vie. Si bien que les concepts de refoulement, répétition, fixation, régression font tous appel à la survivance de l’enfant en chacun de nous. Comment l’enfant intériorise-t-il l’environnement ? Comment fait-il sien l’événement ? Procède-t-il par refoulement ou par clivage ? La psychanalyse, science du sujet, tend à faire de l’enfant sa cause, écrit A. Green qui poursuit : « C’est en ce sens que j’ai pu dire que tout débat le concernant avait une allure théologique. »7 Dans mon propos, théologique est plus qu’une métaphore. Oser penser la confusion des langues « Les premiers jours de mon mariage, raconte Aïsha, le prophète entra tandis que je jouais avec des poupées, il me questionna et je répondis : ‘ce sont mes filles’. Le prophète de Dieu rit aux éclats ». « Un adulte et un enfant s’aiment, l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer le rôle maternel à l’égard de l’adulte. Le jeu peut prendre une forme ludique, mais il reste toujours au niveau de la tendresse, il n’en est pas de même chez les adultes. »8 Il revient à Sandor Ferenczi d’avoir approfondi le concept de traumatisme. Pour lui, le trauma ne résulte pas seulement d’un fantasme de 5. Ibid. p. 143-145 et B. M. Humami, Des femmes autour du prophète (en arabe), Damas, Dar al-Khayat, 2003, p. 92. 6. J. B. Pontalis, « La chambre des enfants », NRP, L’enfant, Paris, Gallimard 1979. 7. Op. cit., p. 14. 8. S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Psychanalyse IV, Paris, Payot, p. 1982, p. 130.
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séduction ou de castration, mais trouve son origine dans l’action effractive d’une excitation sexuelle. Effractive, car prématurée et confrontant à deux niveaux hétérogènes de la sexualité. Elle est à ce titre excessive et violente et prend la valeur d’une commotion psychique. Le mot « Erschütterung » (commotion psychique) vient de « ‘Schutt’ = débris ; il englobe l’écroulement, la perte de sa forme propre et l’acceptation facile et sans résistance d’une forme octroyée, ‘à la manière d’un sac de farine’ »9. Une psyché anéantie par la violence du choc. « Le choc, écrit-il, est équivalent à l’anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre le Soi propre »10. S’ensuit un grand déplaisir qui ne peut être surmonté, à savoir que le sujet affecté par le trauma, utilisera comme l’une des stratégies de défense une mise à l’écart de la cause du trouble (réaction alloplastique) pour ne pas le ressentir comme tel11. Ce qui est très bien décrit par S. Freud dans l’un de ses premiers textes : « Le moi rejette (verwift) la représentation insupportable (unerträglich) en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jusqu’au moi. »12 Il est vrai que le renoncement à la neurotica ira de pair avec la découverte du fantasme, la sexualité infantile et la réalité psychique. Il constitue, à ce titre, la véritable naissance de la psychanalyse. Toutefois, S. Ferenczi ne nie pas la sexualité de l’enfant pervers polymorphe, ni ne plaide pour une innocence originelle ou un paradis perdu d’une enfance épurée ou dépourvue de toute teinte pulsionnelle ou passionnelle, mais soulève la question des tentatives de survie psychique chez un patient/ enfant confronté à l’hétérogénéité problématique de deux sexualités : la sexualité de l’enfant et celle de l’adulte. F. Gantheret a raison d’écrire : « Ce que l’adulte impose à l’enfant n’est pas seulement en écart avec la tendresse enfantine : c’est cet écart lui-même »13. Le traumatisme est le fruit de cet écart. « Fruit » est justement le terme que S. Ferenczi utilisera pour décrire la prématurité pathologique, comme inéluctable destin : « On pense aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux »14. L’enfant commence à parler en « nourrisson savant ». 9. Ibid. 10. S. Ferenczi, « Réflexions sur le traumatisme », op. cit., p. 139. 11. Op. cit., p. 140. 12. S. Freud (1894), « Les psychonévroses de défense », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981, p. 12. 13. F. Gantheret, « Les nourrissons savants », in NRP, op. cit., p. 224. 14. S. Ferenczi, op. cit., p. 113.
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Or, au sein d’une tradition orale, la chaîne de ‘an’ana15 s’arrête à Aïsha. Science intarissable, dit-on, mémoire prodigieuse, infaillible, non affectée par l’usure du temps, non touchée par l’oubli. Mémoire louée par ceux-là même qui ne cessent de répéter : « Sumiya al-insânu insâna li annahu yansâ »(« L’homme s’appelle ainsi car il oublie »). Le Texte ne dit-il pas justement : « Il efface ce qu’Il veut et écrit ce qu’Il veut. » (Cor. 13, 39) ? L’œuvre de l’effacement est nécessaire pour que la mémoire soit acte d’écriture. Or, une mémoire affectée par le trauma ne peut opérer cette opération nécessaire qui s’appelle le refoulement. Le prophète aimait sa vivacité d’esprit, sa grande science religieuse, mais tout en conseillant aux musulmans de puiser dans la science d’Aïsha, il dit cette humayrâ’ (la petite rousse)16. Paradoxe dans l’énoncé même. L’enfant devient aussi ignorant « qu’il lui est demandé d’être. » Etrange destin que celui d’une transmission qui puise dans la science du nourrisson savant. L’aimée : ombre et lumière La parole de l’épouse-petite fille, décrivant ces scènes où elle jouait avec ses poupées devant le regard amusé de l’époux-père, témoigne de ce clivage soulevé par S. Ferenczi comme effet du trauma. « Une partie sensible, brutalement détruite, et une autre qui sait tout, mais ne sent rien, en quelque sorte »17. Le rejet de l’affect équivaut à une mutilation psychique. Ce que M. Schneider, dans La part de l’ombre, nomme « défaut d’inscription », « défaut inséparable d’une autre impuissance : impuissance à investir ce qui advient »18, à savoir ce qui eut lieu sans avoir lieu de la pensée de Winnicott. La petite-fille raconte-t-elle comme nous le faisons lorsque nous récitons le poème « Anâ ibn Jalâ »19 où la rime dit la terreur ? À vrai dire, nous n’avons pas encore pris le temps de réfléchir sur cet enchevêtrement du poétique et de la cruauté au sein de notre Histoire. Tous, petits, puis adolescents, nous avons appris par cœur des vers d’une beauté sans égale exprimant une cruauté sans limite et sans égale. La 15. D’après tel qui dit d’après tel… et ainsi de suite. 16. « Apprenez votre religion de cette humayra’ (la petite rousse) », dit Mohammad. 17. S. Ferenczi, op. cit., p. 106. 18. M. Schneider, La part de l’ombre, Paris, Aubier, 1992, p. 93. 19. « Je suis le fils de l’Évidence ». C’est ainsi que commence le discours de menace qu’al-Hajjâj adressa au peuple d’Irak. Al-Hâjjâj ibn Yûsuf ath-Thaqafî fut un homme d’État et un grand prosateur de l’époque omayyade.
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rime dit le cauchemardesque terrifiant des têtes qui chutent, des corps qui se brisent ou des membres qui volent en éclats. Violence et langue sont enchevêtrées, indissolublement liées. Celui qui récite le poème peut-il rester cette entité subjective ? Ou, compte tenu de l’épouvante, le ‘je’ ne peut que se cliver dans l’acte même de son énonciation ? Je dois cette réflexion à ma rencontre avec al-Kitâb, (Le Livre) d’Adonis qui lève le voile sur le gouffre de la voracité du pouvoir anthropophage, et ce dans le projet de construction d’Adonis, depuis l’instauration du califat. Or, il me semble que le malaise dans la culture arabo-musulmane ne date pas de l’instauration du califat, mais des principes mêmes de la fondation, à savoir ce qui est énoncé, à certains endroits, par le Texte fondateur, et les conditions historiques de l’Énonciation. Jusqu’à aujourd’hui, les manuels scolaires, psalmodiant l’Âge d’or des Arabes, regardent avec nostalgie vers un monde « où il ne fallait que tendre la main pour cueillir des fruits savoureux et toujours mûrs, ou des récoltes complaisantes s’engrangeaient sans labour, sans semailles et sans moisson, qui ne connaissait pas la dure nécessité du travail, où les désirs étaient réalisés sitôt conçus »20. Des pans entiers de l’Histoire sont restés à l’ombre, confinés au silence, encryptés car jamais élaborés. Tout questionnement demeure interdit, tabou. Questionner, penser, remettre en cause, c’est se heurter à l’insurmontable question du sacré. Le livre de S. Rushdie Les versets sataniques est, à ce titre, exemplaire. Il fait penser à cette phrase de S. Freud : le plus difficile dans un meurtre c’est l’effacement des traces21. La forme surréaliste du récit et autres procédés utilisés qui relèvent des processus primaires convoquent cette question : « Quelle est cette violence vorace pour que le sujet ne puisse parler de l’origine que sur un mode surréaliste ou quasi délirant, pour que l’identité chancelle et que le langage vacille ? » La cruauté et le malaise « Ce mot de cruauté doit être pris dans un sens large, écrit Artaud à l’attention de Jean Paulhan, et non dans le sens matériel et rapace qui lui est prêté habituellement. Et je revendique, ce faisant, le droit de briser 20. Selon les termes de R. Caillois dans sa description de l’Age d’or. Cf, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1950, p. 139. 21. « Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces », S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 115.
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avec le sens usuel du langage, de rompre une bonne fois l’armature, de faire sauter le carcan, d’en revenir enfin aux origines étymologiques de la langue […] du point de vue de l’esprit, cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue »22. Cruauté en arabe renvoie à qaswa, wahshiyya, darâwa, fadâda, sharâsa. Qaswa se définit par le négatif. Elle est dans Lisân al-‘arab23, l’équivalent de la dureté, par manque de tendresse, l’aridité, par manque d’irrigation. La terre est qâsiyya, lorsqu’elle est dure, sèche. La nuit est qâsiyya, quand elle est très sombre (par manque de lumière) ou très froide (par manque de chaleur). Sharâsa, rappelle davantage la racine indo-européenne kreu qui exprime la chair saignante et le sang répandu. Elle renvoie, en arabe, à la dévoration et la sauvagerie animale, la férocité, l’arbrisseau à épine, à ce qui blesse ou fait saigner (nous trouvons ainsi le crudus, qui signifie « saignant », et cette vision, au-delà de la peau, des boyaux, œsophage…). Le sharis est l’affamé. Wahshiya renvoie, en revanche, à l’incertitude du lieu. Le lieu est wahish signifie : non peuplé, désert, sauvage, incertain, inquiétant. Il me semble que la construction du collectif, fondé sur le théologique, se nourrit (au sens des définitions données à la cruauté dans les racines étymologiques), de la chair du féminin, qu’il soit le devenir féminin de la petite fille, ou celui de la femme. Des historiens modernes s’arrêtent devant l’exemple des poupées d’Aïsha. La Mère des croyants jouait encore à la poupée lorsque le mariage fut consommé. Ceci prouve la tolérance du prophète, disent-ils. Des analystes aujourd’hui relatent qu’elle fut l’aimée de l’amant de Dieu. Je reste saisie par le clivage, le déni (de l’effraction, de la confusion de langue) et par un mouvement d’idéalisation commémorative qui protège le moi de l’éprouvé haineux et de la culpabilité. Une fois de plus, nous cédons la parole à S. Ferenczi : « Le comportement des adultes à l’égard de l’enfant qui subit le traumatisme fait partie du mode d’action psychique du traumatisme. Ceux-ci font généralement preuve d’incompréhension apparente à un très haut degré […] exige de l’enfant un degré d’héroïsme dont il n’est pas encore capable. Ou bien les adultes réagissent par un silence de mort qui rend l’enfant aussi ignorant qu’il lui est demandé d’être »24.
22. A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 157-158. 23. Encyclopédie philologique d’Ibn Manzûr, XIIIe siècle. 24. S. Ferenczi, op. cit., p. 141.
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Cruelle h(H)istoire Toutes « les œuvres anthropologiques de Freud viennent montrer comment chaque destin individuel est tributaire dans ses enjeux libidinaux des enjeux libidinaux de la masse à laquelle il appartient et comment la place qui lui est assignée en tant qu’élément organique de cet ensemble rend son destin inséparable du destin collectif », écrit Natalie Zaltzman25. La grandeur collective ne s’est pas arrêtée devant l’émoi de la petite fille. Si l’enfant suit les chemins que les adultes ont tracés ou frayés pour lui, s’il obéit aux règles qu’ils lui assignent, c’est parce que l’adulte n’est pas seulement objet d’étayage, mais objet libidinal. Et c’est à ce titre que les imagos parentales sont constitutives de la réalité psychique de l’enfant. Or, du moment où il s’agit d’un texte sacré, même nos intellectuels se soustraient à tout questionnement. Les citations répétées de livre en livre relatent un temps fantasmatiquement paradisiaque, un vécu empreint de nostalgie mélancolique pour la grandeur du passé. Or, la violence était le lot quotidien de ces femmes qui assistaient à l’éclosion de l’islam. Le théâtre féminin témoignait de la rivalité la plus draconienne, l’hostilité farouche, la haine entre femmes et la soumission à l’homme qui possède toutes ces femmes. Hafsa dont le nom reste lié au rassemblement du Coran était dénigrée. « Tu n’as ni la beauté de Zaïnab ni l’intelligence d’Aïsha. Aussi le prophète ne te garde-t-il que parce que je suis ton père », dit celui qui deviendra le second calife. Parole qui dit l’alliance entre hommes (alliance homosexuelle) et le dénigrement de la femme, fût-elle la chair de sa chair. Sawda, dont l’ex-époux donna sa vie pour la nouvelle religion, dut pour la seconde fois faire le deuil du corps de l’homme qui préférait celui d’Aïsha. Menacée de répudiation, Sawda ne restera Mère des croyants que parce qu’elle fait don de sa nuit à l’autre femme. Ou encore la belle Zaïnab, la plus belle de toutes les femmes de Quraïsh dont le prophète tomba éperdument amoureux après avoir aperçu ses cheveux et des épaules superbement dénudées. Mais elle était la femme de son fils adoptif Zaïd, dit « fils de Muhammad ». L’adoption deviendra, alors, interdite en islam et Zaïd ibn Muhammad redeviendra Zaïd ibn Hâritha. La filiation sera désormais celle du sang. Et l’islam se trouve en régression par rapport au droit romain. Zaïd répudia la belle Zaïnab, qui deviendra elle aussi femme du prophète et Mère des croyants. Aïsha, déjà épouse de l’aimé de Dieu, 25. N. Zaltzman, De la guérison psychanalytique, Paris, PUF, 1999, p. 99.
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n’avait que 12 ans. Et l’adolescente de 12 ans dira le jour du mariage de son époux avec la belle Zaïnab : « Comment as-tu trouvé ton épouse ? ». La façon dont les hagiographes décrivent la scène montre l’effet de l’anesthésie psychique, la désaffection qui habite la parole. Or, que peut ressentir une femme lorsque son amant se trouve dans les bras d’une autre ? Le sacré atténue-t-il la douleur de l’abandon ou la blessure narcissique ? Hagiographes, historiens, commentateurs du texte coranique et mêmes les analystes aujourd’hui parlent de l’amour du prophète pour Aïsha comme nous disons dans une absence de nous-mêmes « anâ ibn jalâ ». Qu’il s’agisse du messager de Dieu fait oublier qu’il y a aussi la femme. La promesse d’une vie meilleure, d’un au-delà prometteur pour la communauté appelle le sacrifice du féminin. La grâce se nourrit non seulement de la servitude de la femme (et de la petite fille) sur le plan social, mais aussi et surtout de l’annihilation de toute capacité de remise en cause, de par la dimension du sacré. Le théologique se nourrit de cette cruauté exigeant de ces femmes qu’elles récitent des versets où elles notifient elles-mêmes leur arrêt de mort. Avec sa mémoire prodigieuse, la petite rousse répètera : « Et lorsqu’on demandera à l’enterrée vivante pour quel crime elle a été tuée » (Cor. 81 : 9). Enterrée vivante ou nourrisson savant ? La vivante pétrifiée récite l’histoire d’un sacrifice26 sans être consciente qu’elle est elle-même objet du sacrifice. Comme elle récitera : « Reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les » (Cor. 4 : 34), verset dont les exégètes se saisiront pour instaurer un art « quantitatif de la souffrance » et un « surpouvoir » (expressions de M. Foucault)27.. Dans une taxinomie du châtiment, l’homme adoptera ce qu’il considère comme la plus grande des humiliations, « posséder la femme sans lui adresser la parole », dira Tabarî qui continue : « …jusqu’à ce qu’elle respecte l’impératif divin de se soumettre à vos droits »28. Le nourrisson savant récitera encore : « Vos femmes sont pour vous un champ de labour, allez à votre champ, comme vous le voudrez » (Cor. 2 : 223). Réputé pour être un verset contre la sodomie, les interprétations des exégètes s’attardent sur les différentes positions lors de la scène primitive. La scène primitive est dans un donné à voir où s’enchevêtrent le sexe, le pouvoir et le sacré. L’homme est le possesseur de 26. Qu’il soit imaginaire ou réel, ce sont les soubassements inconscients qui doivent retenir l’attention. 27. D. Masson, traduit : « Admonestez celle dont vous craignez l’infidélité ». Or, le terme de nushûz signifie le sentiment de supériorité que peut ressentir une personne et non l’infidélité. Cf. H. Abdelouahed, « Ce voile qui cache la forêt » in Topique, n° 110, juin 2010, pp. 183-193. 28. Tabarî, Jâmi’ al-bayân, Beyrouth, Dâr al-Fikr, tomes 5-6, p. 64.
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la jouissance, la femme se contente de subir le coït à l’instar d’un objet anesthésié quant au désir. Les textes qui commentent ce verset, et qui font autorité dans le domaine juridico-religieux, font de la femme la mutique dans la rencontre sexuelle. La sexualité devient conduite à tenir par un code qui s’établira sur le sacré afin de se définir comme juridique. Le sexe devient ainsi au service du pouvoir et la différence des sexes, une différence liée à la domination et le contrôle du sexe féminin. On se sert du sexe, comme disait Foucault, comme matrice des « disciplines et principe des régulations », la sexualité donnant ainsi lieu à une politique morale du sexe dominant. Les mécanismes du pouvoir s’adressent d’abord au corps et la loi se confond avec la répression. La poétique du sexe s’appauvrit au profit d’une politique du sexe. Et le système symbolique, fondé sur le renoncement au pulsionnel immédiat dont Freud fait la base de la culture, devient le renoncement d’un seul sexe à la jouissance. L’assujettissement à l’ordre symbolique devient soumission à la souveraineté qui trouve dans le juridique et le théologique un cadre (rappelant que nos sociétés ne sont pas encore laïques). On assimile hâtivement, donc on confond les règles socio-culturelles et la loi. Or, l’énonciation de la loi ne réprime pas le désir du sujet, au contraire, elle le produit29. « Battez-les », « Vos femmes sont vos champs ». Ces versets, que j’appelle « énoncés identificatoires », sont appris par filles et garçons, sur les bancs des écoles qui n’ont jamais été laïques. Sur ce long chemin qui sera le sien pour rompre avec l’analphabétisme des mères et des grandmères, la fille qui fera l’expérience de l’école, apprend nécessairement par cœur ces versets qu’elle va réciter. Elle aura à s’absenter de ce qu’elle apprend, ou faire sien l’énoncé identificatoire. Des histoires vont être tissées autour d’Aïsha. Elle aurait été infidèle. On imagine une Emma Bovary, une Anna Karénine, ou une Madame de Reynal. Restons attentif à la parole de la petite rousse : les hommes ont porté la litière sans s’apercevoir de son absence tellement elle était menue. Elle n’avait que 12 ans. Le débat autour de l’infidélité (et donc la sexualité) fera oublier qu’il s’agissait d’une petite adolescente livrée, la nuit, au froid et à l’immensité du désert, aux animaux sauvages et aux brigands. Ce n’était plus sa vie (et sa mort) qui était en jeu, mais l’honneur de la prophétie. La petite rousse n’aura pas d’enfants. Celle qu’on appelait « Umm al-mu’minîn » (Mère des croyants) n’enfantera pas selon 29. Cf. H. Abdelouahed, Postface à Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, Paris, Mercure de France, 2008.
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la chair. Maternité spirituelle ? C’est encore plus complexe. Elle était la Mère des croyants et non la Mère des croyants et des croyantes. Par cette nomination, les épouses du prophètes ne pouvaient pas contracter un autre mariage une fois veuves. Dans son excellent ouvrage Les fantasmes de séduction dans la culture musulmane30, F. Couchard, relatant le cas des filles de Djibouti, ne s’arrête pas un instant sur le cas d’Aïsha. Or, son cas est exemplaire car il montre comment l’organisation de la nouvelle société a banni, de sa construction et de ses projets, la conservation morale et psychique non seulement de la femme, mais également de la petite fille dans son chemin vers la féminité, montre comment la culture se nourrit, cruellement, du sacrifice du féminin, à commencer par la petite fille. Étrange destin pour une Révélation, née dans les bras d’une femme-mère31, éteinte dans ceux d’une épouse-fille qui deviendra mère sans passer par la femme. Averroès, raconte Borges, se trouva devant un problème de nature philosophique « dépendant de l’œuvre monumentale qui le justifierait devant les générations : le commentaire d’Aristote »32. Deux termes revenaient inlassablement dans la Poétique, impossibles à traduire ou à éluder : « tragédie », « comédie ». Ignorant l’art du théâtre, Averroès traduisit « tragédie » par panégyrique et « comédie » par satires et anathèmes. « D’admirables tragédies et comédies abondent dans les pages du Coran et dans les moallakas du sanctuaire. »33 Il me semble que l’erreur n’était pas seulement due à une ignorance du grec ou de l’art du théâtre, mais était dans le projet même : interpréter les ouvrages d’Aristote comme font les théologiens qui lisent et commentent le Coran. Et j’ajoute : à partir du Coran. Il suffisait de lire attentivement ces histoires tues par l’Histoire pour saisir le sens de la tragédie. Ouvrir en guise de conclusion Cela se termine par une scène, comme dans une scène : une femme se présenta devant Aïsha et lui demanda après la Bataille du chameau34 : « Mère des croyants, que dis-tu d’une femme qui tua son petit ? » Aïsha 30. F. Couchard, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane, Paris, PUF, 2004. 31. Khadija est la première épouse du prophète. 32. J. L. Borgès, L’aleph, Paris, Gallimard, 1967, p. 118. 33. U. Eco revient sur les problèmes que rencontrait Averroès, qui ignorait le grec, dans la traduction des textes d’Aristote, cf. De l’arbre au labyrinthe, Paris, Grasset, 2010, p. 128. 34. Bataille qui opposa Aïsha à Alî, gendre et cousin du prophète et qui deviendra le quatrième calife.
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répondit : « Son destin est la géhenne ». La femme dit alors : « Que dis-tu alors d’une femme qui tua parmi ses grands enfants vingt mille en une fois ? » Ce n’est qu’après la mort de son prophète que la cruauté de la petite fille pourra s’exprimer. Qu’en est-il du féminin chez des hommes de la culture arabomusulmane confrontés à une image où la femme reste liée au sacrifice ? Le refus du féminin n’est-il pas lié à ce mode de présence du féminin sur la scène religieuse et sociale et ce, depuis la fondation ? Nous avons intérêt à réfléchir plus amplement sur cette remarque de Freud sur l’absence du meurtre en islam35. L’islam confronte à cette absence de « la mise en pièces du père » (M. Moscovici). Opération nécessaire de désidéalisation. En effet « la psyché doit se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à envisager d’y apporter une modification réelle. Ce qui est représenté n’est plus ce qui est agréable, mais ce qui est réel malgré le déplaisir qu’il peut entraîner. »36 De cette capacité découle la possibilité de transformer la légende en histoire. Transformation qui doit nécessairement passer par l’analyse de l’érotique interne et des mouvements pulsionnels qui traversent une culture et qui sont véhiculés par la culture. La petite fille est ma mère, ma grand-mère, mon arrière grand-mère, mes tantes et mes arrières-tantes. Une généalogie de femmes sacrifiées qui réveillent, dans mon travail clinique auprès des femmes de ma culture, ce sentiment d’inquiétante étrangeté. Il m’arrive même d’oublier qu’au-delà, ou à côté de la détresse de l’enfant, il y a sa jouissance secrète. Si le social se présente comme un roc, il me semble qu’un travail est, néanmoins, possible et peut s’engager à partir de ce sentiment de l’inquiétante étrangeté.
35. « La récupération du seul grand-père primitif produisit chez les Arabes un extraordinaire accroissement de leur conscience d’eux-mêmes, qui conduisit à de grands succès temporels mais s’épuisa aussi avec eux […] peut-être parce qu’il manquait l’approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion. », S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 186. 36. S. Freud, « Principes du cours des événements psychiques » (1911), Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984.
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Dans la même collection chez le même éditeur (par ordre de parution) Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, L’attachement, perspectives actuelles, 2000. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychologie en néphrologie, 2002. André Sirota, Figures de la perversion sociale, 2003. Collectif, sous la direction de Sylvain Missonnier et Hubert Lisandre, Le virtuel, la présence de l’absent, 2003. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité, 2006. Gérard Pirlot, Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud, 2007. Collectif, sous la direction de Vladimir Marinov, L’archaïque, 2008. Marie-Claire Célérier, Après-coup, paroles de femme, paroles de psychanalyste, 2009. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Michel Reynaud, Vladimir Marinov et François Pommier, Entre corps et psyché, les addictions, 2010. Collectif, sous la direction de Clarisse Baruch, Nouveaux développements en psychanalyse, autour de la pensée de Michel de M’Uzan, 2011. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Hélène Parat et Guillemine Chaudoye, Le sexuel, ses différences et ses genres, 2011.
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Collectif, sous la direction de Henri Vermorel, avec la collaboration de Guy Cabrol et Hélène Parat Guerres mondiales, totalitarismes, génocides. La psychanalyse face aux situations extrêmes, 2011. Roger Perron, Eddy Proy, 2012.
Mise en page par Arts’Print Numeric Achevé d’imprimer par Corlet Numérique – 14110 Condé-sur-Noireau N° imprimeur : 85114 – Dépôt légal : mars 2012 – Imprimé en France
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