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French Pages [330] Year 2012
Bibliothèque
des Lumières
Vol. LXXIX
COMITÉ SCIENTIFIQUE DELA
BIBLIOTHÈQUE Bronislaw BACZKO (Université Jacques BERCHTOLD (Université Alain GROSRICHARD (Université Catherine LARRÈRE (Université (Université Didier MAssEAU (Université Michel PoRRET (Université Renato P ASTA (Collège de Daniel ROCHE
DES LUMIÈRES de Genève) de Paris III) de Genève) de Paris I, Panthéon-Sorbonne) François Rabelais, Tours) de Genève) de Florence) France)
BARBARA CARNEVALI
ROMANTISME ET RECONNAISSANCE Figures de la conscience chez Rousseau Traduit de l'italien par
PHILIPPE AUDEGEAN
LIBRAIRIE DROZ S.A. 11, rue Massot GENÈVE 2012
La traduction de cet ouvage a été réalisée avec l'aide du SEPS, SEGRETARIATO EUROPEO PERLE PUBBLICAZIONI SCIENTIFICHE
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Via Val d'Aposa 7 - I-40123 Balogna [email protected] - www.seps.it
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Distribution française: www.erudist.net
ISBN: 978-2-600-01522-6 ISSN : 1660-5829 Copyright 2012 by Librairie Droz S.A., 11, rue Massot, Genève.
All rights reserved. No part of this book may be reproduced or translated in any form, by print, photoprint, microfilm, microfiche or any other means without written permission.
PRÉFACE À L'ÉDITION FRANÇAISE Ce livre porte sur le conflit entre individu et société. Ce thème l'un des plus classiques et les plus étudiés dans l'œuvre de Rousseau - est ici abordé à travers le problème, moins classique et moins étudié, de la reconnai:Mance.J'entends par ce terme, au sens large, l'ensemble des questions psychologiques, sociales et morales ayant trait à la dépendance de l'homme à l'égard de l'estime d'autrui, et qui définissent la vie sociale en termes dialogiques et compétitifs. Dans le vocabulaire de son époque, Rousseau associait ces thèmes à une passion, L'amour-propre,capable de dominer le moi jusque dans ses moindres aspects en superposant à son identité naturelle, donc originaire et authentique, une identité sociale dérivée, construite à travers la médiation et le conflit. Tout en proposant une analyse du système rousseauiste de l'amour-propre, la première partie du livre examine les problèmes philosophiques soulevés par cette « passion dominante » : l'aliénation, la comparaison, la rivalité et leurs répercussions psychologiques et sociales, l'héritage des traditions issues de saint Augustin et de Hobbes, le rapport entre reconnaissance et modernité, et enfin les différents modèles thérapeutiques élaborés par Rousseau pour réagir, au niveau éthique et politique, à ce qui lui apparaissait comme un aspect dramatique de la vie commune, rendu encore plus intense par les conditions sociales modernes : l'interdépendance réciproque des consciences. Cette vision d'ensemble trace le cadre de la seconde partie du livre, composée de quatre « figures » qui, consacrées à autant de textes exemplaires, rendront plus concrètes et plus vivantes les questions évoquées dans la première partie. En s'incarnant dans la phénoménologie de l'expérience et sous les feux croisés des analyses philosophiques et littéraires, la question de la reconnaissance apparaîtra comme encore plus problématique, au point de remettre en question les présupposés mêmes du système de l'amour-propre et
ROMANTISME ET RECONNAISSANCE
8 de ternir l'image traditionnelle tique du moi naturel.
de Rousseau
comme chantre roman-
Le romanti1me est ainsi la négation de la reconnai1.1ance. Ces deux concepts seront employés dans cet ouvrage au sens philosophique : j'en ferai donc un usage délibérément anachronique. En effet, contrairement à d'autres expressions relatives à l'expérience sociale moderne, le terme de reconnaissance n'appartient pas au lexique intellectuel des Lumières, mais nous vient de l'idéalisme allemand. Or le problème que nous désignons aujourd'hui sous ce nom était apparu bien avant qu'on en célèbre officiellement le baptême au XIXe siècle. Le concept fichtéen et hégélien d'Anerkennung, auquel l'historiographie décerne traditionnellement le rôle de moment inaugural, portait à son terme, certes en le reformulant de manière inédite, un long processus qui s'est épanoui chez les moralistes de l'âge classique 1. C'est dans le cadre de la théorie moderne de l'affectivité que le noyau subjectif de la philosophie de la reconnaissance, pleinement mis au jour, a permis d'identifier toute une famille de passions dont l'objet privilégié est l'image« estimée» (affectée d'un jugement de valeur) de notre moi que nous renvoie la subjectivité des autres. Des affects comme la vanité, l'orgueil, l'envie, la volonté de dominer et de se distinguer, le désir de gloire, le sentiment d'humiliation et de ridicule, l'amour même dans sa composante la plus élective, se caractérisent par le fait de rechercher l' « estime » des autres et se constituent donc, même lorsqu'ils ont pour but ultime une chose ou un état du monde réel, de manière-médiate et relative. La passion de l'amour-propre revendique la paternité de cette famille d'affects, dont elle résume les différentes nuances. Le concept de romantisme ne sera employé qu'en relation avec cette acception du terme de reconnaissance, et donc au seul sens de l'opposition passionnelle du moi à la société. Je m'inspire ici
Pour une justification plus approfondie de ces affirmations, je me permets de renvoyer à B. Carnevali, « Società e riconoscimento », dans G. Paganini et E. Tortarolo (éd.), I!Lumini:Jmo. Un vaôemecum (Turin: Bollati Boringhieri,
2008), p. 279-293.
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notamment de l'usage qu'en ont fait René Girard dans Me,uonge du romantique et l'érité roman&:1queet Charles Taylor dans Le,1 ,1ourc&:1 moi'2. Dans l'acception de Girard, le romantisme est le mythe du moi immédiat qui a triomphé dans la culture du XIXe siècle, sous forme philosophique et surtout littéraire, en prônant une expression spontanée et naturelle de l'intériorité, entièrement préservée du souci de l'autre. Pour Taylor, de la même manière, le moi romantique se croit faussement libre à l'égard des relations dialogiques qui définissent son appartenance linguistique et culturelle. L'un comme l'autre combattent les positions identitaires qui ignorent ou négligent le tissu intersubjectif englobant et conditionnant dès son origine la subjectivité individuelle.
En 2004, lorsque a paru l'édition italienne qui est à la base de la présente traduction française, le thème de la reconnaissance chez Rousseau n'avait jamais fait l'objet d'une vaste enquête permettant d'identifier ses fondements théoriques et de les situer dans l'histoire de la pensée. Au cours des années suivantes ont paru diverses études traitant de ce problème ou de thématiques voisines. En révisant ce livre, j'ai tenté d'en tenir compte, parfois en les discutant, sans modifier néanmoins ni ma thèse, ni ma démarche générale, qui me paraissent conserver leur validité. C'est en obéissant au même critère de pertinence sélective que j'ai mis à jour la bibliographie.
La publication de ce livre n'aurait pas été possible sans le concours des institutions qui ont soutenu mes recherches au cours de ces années : la Ville de Paris, le Centre de Recherche sur les Relations entre Littérature, Philosophie et Morale de l'Ecole Normale Supérieure, l'Institut d'Etudes Avancées de Paris. Je voudrais exprimer un remerciement particulier à Jean-Charles 2
Voir R. Girard, Meruonge romanti.que et rérité romanNque (Paris: Grasset, 1961) et Ch. Taylor, LN .1ourcec1du moi. La/ormatwn de L'uJentité moderne [1989], trad. fr. (Paris: Seuil, 1998).
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Darmon et Patrice Duran, pour la générosité avec laquelle ils m'ont accueillie, leurs conseils et leurs encouragements; ainsi qu'à Marie- Thérèse Cerf, pour son aide précieuse et pour les conditions de travail exceptionnelles dont je bénéficie à l'IEA. Je voudrais enfin remercier de leur générosité Bronislaw Baczko, Alain Grosrichard et Jean Starobinski, qui m'ont fait bénéficier de leur savoir sur Rousseau et sont à l'origine de cette traduction française, ainsi que Max Engammare, directeur des éditions Droz, qui l'a accueillie dans ses collections. Je souhaiterais conclure cet avant-propos en disant ma reconnaissance et ma gratitude - belle équivalence que l'italien, malheureusement, ignore - à Philippe Audegean: philosophe et italianiste, profond connaisseur de Rousseau et du XVIIIe siècle, ce livre lui doit ses élégants habits français - et bien davantage.
AVERTISSEMENT Conformément à la tradition des études rousseauistes, l' abréviation OC désignera ici l'édition des Œurre.1 complète.1 de Rousseau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »; elle sera suivie d'un chiffre romain désignant le numéro du volume (vol. I, 1959, vol. II et III, 1964, vol. IV, 1969, vol. V, 1995). L'orthographe a été modernisée. Sauf indication expresse, les italiques ne sont pas dans le texte original des citations faites dans le présent ouvrage.
INTRODUCTION
LA FAUTE À L'AMOUR-PROPRE Les hommes dans le cœur veulent être estimés, et il cachent avec soin l'envie qu'ils ont d'être estimés. • La Bruyère Quelle que soit enfin la passion dominante Contre elle la raison est toujours impuissante. Alexander
Pope
1. AMOUR
DE SOI ET AMOUR-PROPRE Une courte note du Ducourr:1 r:1urL'inégalitécirconscrit l'horizon de la réflexion anthropologique et morale de Rousseau, qu'on peut, à partir de ces quelques lignes, développer comme un système. Deux passions, l'amour de soi et l'amour-propre, délimitent le parcours de l'histoire de la conscience, entendue au sens individuel aussi bien que collectif. A l'instar des masques d'une ancienne représentation sacrée, ces passions se disputent la possession de l'âme humaine: Il ne faut pas confondre l'Amour-propre et l'Amour de soimême; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. LAmour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. LAmour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes
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ROMANTISME
ET RECONNAISSANCE
tous les maux qu'ils se font mutuellement, source de l'honneur 1.
et qui est la véritable
La première passion, l'amour de soi, représente la forme primitive de la conscience, sa forme originaire. Rousseau le dit encore dans 1Emile: « La source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit est l'amour de soi; passion primitive, innée, antérieure à toute autre [ ... ]. » 2 Consubstantiel à la vie biologique, l'amour de soi coïncide avec la sensation même de vivre et s'exprime dans l'instinct de conservation, qui « nous intéresse ardemment à notre bien-être » 3 • Dans d'autres passages, Rousseau le désigne par une expression dont la dimension métaphysique est plus frappante, celle de r:Jentimentde l'exiltence: Car quant à nous c'est au désir de notre conservation que notre sensibilité se rapporte. L'Etat naturel d'un être passible et mortel tel que l'homme est de se complaire dans le sentiment de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à le conserver et avec douleur ce qui tend à le détruire, c'est dans cet état naturel et simple qu'il faut chercher la source de nos passions 4 .
Dans son état naturel, la conscience humaine éprouve des sensations de plaisir et de douleur, et s'identifie alors à ces formes d'existence qui lui communiquent l'évidence de la vie: « Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation. [ ... ] La faim, d'autres appétits lui faisant éprouver tour à tour diverses manières d'exister[ ... ]. » 5 L'amour de
J.-J. Rousseau, Dûcour.1 ,:!UrL'origine de L'inégalité, première partie, note XV, OC III, p. 219. Pour une bibliographie essentielle, voir V. Goldschmidt, Anthropologie et poLiti,que.Lu principeJ du JyJtème de RnwJeau (Paris: Vrin, 1974); M. E. Scribano, « "Amour de Joi" e "amour-propre" nel seconda DûcourJ di Rousseau», Rivûta 'Jifiw.1ofia, 69, 1978, p. 487-498; N. J. H. Dent, RnwJeau. An lntro'Juctwn to hû pJychowgical Jocial an'J poLiticaLtheory (Oxford: Blackwell, 1988) ; F. N euhouser, RnUJ.1eauJ theo'Jicy of Je/f-wve. Evil ratwnaLity, an'J the 'drive for recognitwn (Oxford: Oxford University Press, 2008). J.-J. Rousseau, Emile, livre IV, OC IV, p. 491. J.-J. Rousseau, DûcourJ Jur L'origine de L'inégalité, Préface, OC III, p. 126. J.-J. Rousseau, Fragments divers, 21, OC II, p. 1324. J.-J. Rousseau, DûcourJ Jur L'origine de L'inégalité, seconde partie, OC III, p. 164.
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soi se présente alors comme la somme ou la succession de ces divers états intérieurs qui constituent le noyau irréductible du moi. Grâce à eux, la conscience parvient à une certitude de soi que Rousseau semble comparer au cogito cartésien: « J'existe et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe, et à laquelle je suis forcé d'acquiescer. » 6 Le sentiment de l'existence n'est que l'une des deux formes possibles de conscience de soi accessibles à l'homme : sa différence spécifique réside dans son caractère autoréférentiel et ab.10Lu. De ce point de vue, le concept rousseauiste d'amour de soi se distingue de son plus important précurseur philosophique, le conatw de Hobbes, auquel il se rattache pourtant explicitement par son fondement naturaliste, ainsi que par son identification avec le principe de conservation de soi et avec le mobile de l'intérêt 7 . Alors que le concept de Hobbes a une essence dynamique, agressive, compétitive, constitutivement orientée vers le conflit avec tout ce qui est différent de soi, l'amour de soi est paisible, pacifique, indolent. Il ne tend pas à se dépasser et à lutter sans répit contre un monde extérieur perçu comme un obstacle, mais demeure dans un~ dimension solipsiste qui ignore le défi de l'altérité. Incapable de faire des comparaisons, le moi ne peut se concevoir en termes relatifs, par analogies et distinctions: il ne se connaît que dans la forme absolue du sentiment, de l'intuition immédiate d'être quelque chose qui vit et qui sent. Comme le souligne Rousseau en se servant d'une métaphore visuelle qui deviendra le leitmotiv de la reconnaissance,
J.-J. Rousseau, Emile, livre IV, OC IV, p. 570. Cette idée n'était pas isolée au siècle: voir G. Poulet, « Le sentiment de l'existence chez Rousseau et ses prédécesseurs», StudifranceJi, 64, 1978, p. 36-50; R. Mauzi, LTJée du bonheur danJ la Littérature et la penJéefrançaiJu au XVIII' Jiècle [1960] (Paris: Albin Michel, 1994), p. 109-140 et 293-300; P. Burgelin, La Philot1ophie de l'exiJtence de JeanJacqUeJ &UJJeau (Paris: PUF, 1952), chap. IV. Sur les assonances cartésiennes, voir H. Gouhier, Lu M/JitationJ métaphyt1U7Uedde Jean-JacqUeJ RoUJJeau [1970] (Paris: Vrin, 1984), chap. II. Sur l'amour de soi, voir aussi A. M. Melzer, XVIlr
RoUJJeau: la bonté naturelle de L'homme. E:,,1ai Jur le JyJtème de penJée de .RiJUJJeau
[1990], trad. fr. (Paris: Belin, 1998), chap. II, et, pour une analyse inspirée de la phénoménologie, P. Audi, &UJJeau. Ethutue et pat1r1ion(Paris: PUF, 1997), p. 92 et suiv. Le dialogue critique avec Hobbes sous-tend tout le second DiJcourJ. Comme nous le verrons mieux plus loin, Rousseau finit par dédoubler le conatUJ de Hobbes en deux passions différentes dont l'une conserve sa visée de conservation de soi, et l'autre sa nature relativiste et compétitive.
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ROMANTISME
au stade de l'amour seule «spectatrice», d'elle-même :
de soi la conscience la seule observatrice
ET RECONNAISSANCE
se considère comme la et donc la seule juge
Car chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul Spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme[ ... ] 8 •
Cette autoréférentialité de l'amour de soi se répercute aussi sur sa destination pratique. Ses besoins et ses désirs sont en effet immédiats, expressément dictés par la nature qui s'exprime dans l'intériorité individuelle et noue un contact direct avec la réalité extérieure : « Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, et par une Juite immlJiate du même r:Jentimentnous aimons ce qui nous conserve. »9 Aucune médiation, aucun obstacle ne s'interpose dans le rapport entre la conscience et les choses, entre le moi et les objets de ses désirs. A ce stade de son existence, le moi désire de manière spontanée, il est guidé par une intentionnalité originaire qui ne se laisse conditionner par aucune influence extérieure, comme par exemple les désirs ou les jugements exprimés par d'autres consciences, les opinions, les traditions, les préjugés sociaux et culturels. Le rôle de l'amour de soi dans la vie de l'espèce humaine est analogue à celui de l'instinct dans la vie animale: c'est une voix intérieure qui guide avec assurance l'individu dans le monde et lui enseigne clairement et distinctement ce qui sert à sa survie et à son bien-être. La phénoménologie de l'amour-propre s'oppose de manière spéculaire à celle de l'amour de soi : le second principe est aussi relatif que le premier est absolu ( « r:Jentimentrelatif, factice et né dans la société »). Il apparaît lorsque le moi, cessant de se croire seul au monde et se percevant désormais comme un être social, commence à fonder la conscience de soi sur le témoignage des autres consciences : « [ ... ] l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, J.-J. Rousseau, Dücourr:J ,:JUr L'originede L'inégalité,première partie, note XV, OC
III, p. 219. J.-J. Rousseau, Emile,livre IV, OC IV, p. 492.
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de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. »10 Dans le rapport biunivoque entre individu et nature, l'amour-propre introduit l'intersubjectivité. Résumée dans la puissante métaphore du regard qui, reçu ou lancé, coïncide toujours avec unjugement, passif ou actif, cette transformation affecte l'amour de soi d'une double perversion, à la fois narci.:1r:1ique (le narcissisme est en effet l'amour de soi-même comme une « image » dans le reflet de la conscience-miroir des autres) et compétitil'e: « [ ... ] le premier regard qu'il jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux [ ... ]. »11 Le caractère immédiat du sentiment de l'existence cède la place à la médiation, et l'organe privilégié de la connaissance de soi devient la réflexion, cette faculté qui connaît par confrontation, opposition, évaluation comparative. Le moi social se définit donc comme une entité constitutionnellement relative: il n'est certain d'exister que grâce à l'attestation d'autrui, lorsque d'autres consciences lui donnent des marques d'intérêt et d'attention; il s'attribue des prédicats et des qualités en se comparant au monde extérieur et en particulier aux autres; il s'évalue et se juge en adoptant le point de vue de ses spectateurs, comme s'il se regardait avec leurs yeux et selon leurs principes. Les hommes dominés par l'amour-propre, écrit Rousseau, sont ceux qui ont un besoin incessant de confirmations, « qui comptent pour que/,quechor:1e ler:1 regar'Jr:1
'Ju rer:1te 'JeL'uni1Jerr:1, qui r:1a1Jent être heureux et contentr:1 'Jeux-meÎner:1 r:1urle témoignage d autrui plutôt que dur le leur propre »12. La forme de la médiation se répercute également sur la finalité pratique de l'amour-propre en brisant le rapport spontané et direct que la conscience naturelle entretient avec les choses. Au lieu de se mouvoir avec l'assurance de l'instinct vers ce qui sert à sa vie et la renforce, le moi social veut ce que veulent les autres et fait ce que font les autres. L'intentionnalité de ses désirs est ainsi détournée vers des objectifs étrangers à leur destination d'origine par l'intersubjectivité médiatrice, qui ne s'incarne pas tant dans la personne d'un individu particulier que dans le sujet impersonnel le regard collectif et anonyme de la société, le de 1opinion r:1ociale, 7
10
J.-J. Rousseau, p. 193.
11
J.-J. Rousseau, Emile, livre IV, OC IV, p. 523. J.-J. Rousseau, Di:lcour.1.1ur L'originede L'inégalité, seconde partie, OC III, p. 193.
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Di:lcour.1.1ur L'originede L'inégalité, seconde partie,
OC III,
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système des valeurs dominantes et de ce qu' « il faut» faire, dire et penser. Cette conception rousseauiste des besoins s'enracine dans une longue tradition philosophique, mais semble surtout recueillir un héritage antique, principalement celui des éthiques hellénistiques (stoïciennes, épicuriennes et cyniques 13). Selon cette conception, l'opinion (Joxa) attribue aux choses une valeur étrangère à leur véritable utilité naturelle - aussi bien à l'égard de la pure subsistance qu'à celui, plus raffiné mais néanmoins légitime, du bien-être sensuel ( en tant que prolongement spontané de l'amour de soi au-delà du seuil minimal de la survie). Elle crée alors des besoins sociaux artificiels dont le fondement ultime n'est pas la conservation de soi, qui sont induits par la culture et ont de graves conséquences pour l'autonomie et la liberté morale. Potentiellement susceptibles de se multiplier et de se gonfler à l'infini, ils échappent aisément au contrôle du sujet et transforment en esclaves ceux-là mêmes dont ils devaient rendre la vie plus agréable et plus facile. Rousseau résume cette doctrine de l'opinion dans un important fragment posthume où l'on reconnaît sans peine l'influence de l'éthique épicurienne : Nos besoins sont de plusieurs sortes; les premiers sont ceux qui tiennent à la subsistance, et d'où dépend notre conservation. Ils sont tels, que tout homme périrait s'il cessait d'y pouvoir satisfaire: ceux-ci s'appellent besoins physiques, parce qu'ils nous sont donnés par la nature et que rien ne peut nous en délivrer. Il n'y en a que deux de cette espèce, savoir: la nourriture et le sommeil. D'autres besoins tendent moins à notre conservation qu'à notre bien-être, et ne sont proprement que des appétits, mais quelquefois si violents, qu'ils tourmentent plus que les vrais besoins; cependant il n'est jamais d'une absolue nécessité d'y pourvoir, et chacun ne sait que trop que vivre n'est pas vivre dans le bien-être. Les besoins de cette seconde classe ont pour objet le luxe de sensualité, de mollesse, l'union des sexes et tout ce qui flatte nos sens. Un troisième ordre de besoins, qui, nés après les autres, ne laissent pas de primer enfin sur tous, sont ceux qui viennent 13
Sur la source cynique de la critique del' opinion sociale, voir infra, « Quatrième figure», p. 281 et suiv. (« Scandale à la cour. Héroïsmes moraux, exhibitionnismes romantiques »):
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de l'opinion. Tels sont les honneurs, la réputation, le rang, la noblesse, et tout ce qui n'a d'existence que dans l'estime des hommes, mais qui mène par cette estime aux biens réels qu'on n'obtiendrait point sans elle 14 .
La critique des faux besoins de la Ôoxa, de la croyance, de l'opinion sociale, est un thème classique particulièrement cher aux philosophes hellénistiques. Mais Rousseau le traite d'une manière originale en mettant l'accent sur l'idée d'aliénation: en pervertissant l'intentionnalité originaire des désirs de la conscience, l'opinion sociale menace son intégrité et son innocence. La nature donne l'impulsion, mais celle-ci est interceptée par l'opinion sociale, elle est médiatisée, détournée vers des directions imprévues: le résultat de la communication s'en trouve alors menacé. Un passage des Diaiogue.1 illustre ce thème philosophique par une image fulgurante: Tous les premiers mouvements de la nature sont bons et droits. Ils tendent le plus directement qu'il est possible à notre conservation et à notre bonheur: mais bientôt manquant de force pour suivre à travers tant de résistance leur première direction, il, Je lai.Mentdéfléchirpar mille ofMtac/eJqui Ler:1 détournant du vrai but leur font prendre der:1 router:1 obLiqUeJoù L'homme oublie r:1a 15 première der:1tinatwn .
Cette phénoménologie de la « diffraction » causée par l'opinion sociale ressemble à celle, célèbre, que René Girard a développée
14
J.-J. Rousseau, Fragments politiques, X, OC III, p. 529-530. Rousseau opère ici une distinction entre trois espèces de besoins (subsistance, bien-être et opinion), alors que dans la plupart des autres textes il ne mentionne que la première et la dernière de ces catégories. Epicure divise lui aussi les désirs en trois classes : ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires, mais naissent de la vaine opinion, comme le désir d'obtenir des honneurs; ceux qui sont naturels sans être nécessaires ( comme tout raffinement par lequel est varié, sans être accru, un plaisir naturel); ceux qui sont à la fois naturels et nécessaires, parce que indispensables à la vie. La sagesse veut qu'on ne cède jamais aux premiers, qu'on n'obéisse aux deuxièmes que par exception, et qu'on satisfasse toujours et sans crainte les besoins naturels. Voir L. Robin, La Pefùfée grecque et !eJ originN de Luprit Jcientifique [1923] (Paris: Albin Michel, 1963), p. 404-405.
15
J.-J. Rousseau, p. 668-669.
RoU,;JJeaujuge de Jean-JacqueJ, Premier
dialogue,
OC
I,
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à propos du désir mimétique ou « triangulaire » 16. L'irruption de l'altérité dans l'horizon de la conscience conditionne l'élan intentionnel du désir en lui faisant adopter une structure à trois branches (le moi, l'autre, la chose que nous désirons) et en se reflétant sur son rapport à l'objet. Le lien naturel se brise qui, comme une flèche, unissait directement la conscience au monde. Le rapport biunivoque, paisible, entre le moi et la nature se transforme en un ménage à trois problématique - le moi, l'objet, l'opinion d'autrui - dont le troisième terme peut à son tour se ramifier en une série infinie de renvois, puisque le médiateur de mon désir est à son tour pris dans un rapport de médiation, et ainsi de suite. La figure symbolique de l'olutacle, comme l'a montré Jean Starobinski, désigne ainsi la menace d'une dispersion incontrôlée du sens 17. A un niveau philosophique plus général, elle est la métaphore par excellence de l'aliénatwn, problème qui constitue le fondement et le centre de la critique rousseauiste du monde moderne.
2. L'ALIÉNATION
ORIGINAIRE
A la fois origine et centre de gravité de la pensée de Rousseau, le thème de l'aliénation est pour l'interprète un passage obligé, comme le rappelle Bronislaw Baczko : « Aussi l'agencement des thèmes de l'œuvre de Jean-Jacques autour du problème de l'aliénation nous situe-t-il en quelque sorte d'emblée à l'intérieur de sa vision du monde. » 18 A ce thème sont liées les questions les plus cruciales de la philosophie rousseauiste: critique de la civilisation, origine de l'inégalité, éducation de l'homme nouveau, éloge de la vertu des Anciens.. . Or non seulement il offre une clé 16
17
18
Voir R. Girard, Mefldonge romanti.que et vérité romanuque (Paris: Grasset, 1961) et Du Cho.Ju cachéu depuil Lafondatwn du monde (Paris: Grasset, 1978), livre III (où l'on trouve, p. 310, la métaphore del' obstacle utilisée par Rousseau). Voir aussi P. Dumouchel et J .-P. Dupuy, L 'Enfer du cho.Ju: René Girard et Lalogi.quede l'économie (Paris: Seuil, 1979) : cet ouvrage propose un approfondissement des catégories girardiennes dans un sens économique. Voir J. Starobinski, Jean-Jacquu Row.Jeau. La Trafldparence et L'Ob.Jtacle[1957], .1uivi de .Jept u.JaM .Jur Row.1eau (Paris: Gallimard, 1971), en particulier les chap. I et 11. B. Baczko, Row.1eau. Solitude et communauté [1964], trad. fr. (Paris-La Haye: Mouton, 1974), chap. I, p. 13.
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herméneutique « interne » indispensable pour éclairer la genèse et la structure du système, mais il est également précieux d'un point de vue «externe», parce qu'il permet de situer la position historique et philosophique de Rousseau au point d'articulation entre deux· traditions de pensée apparemment très éloignées: d'un côté le courant augustinien, représenté par la pensée de Pascal et des moralistes français, qui a thématisé l'aliénation comme un problème métaphysique essentiellement théologique et moral, et de l'autre le mouvement qui, de Hegel à Marx et Lukacs, en a développé les aspects économiques et sociaux. Deux difficultés doivent cependant être rapidement évoquées. La première porte sur la pertinence philosophique du concept d'aliénation, et plus particulièrement sur les risques liés à son caractère général. Comme le rappelle Paul Ricœur, le terme souffre de ce que les lexicologues appellent une « surcharge sémantique »19. En effet, au terme d'une ascension qui a culminé dans la philosophie allemande du XIXe siècle et dans l'existentialisme du siècle dernier, il en est venu à désigner les formes les plus diverses d'insatisfaction individuelle et collective: le sentiment d'une perte, d'une privation (comme celle d'un travailleur privé du produit de son travail au profit d'un autre), l'incapacité à maîtriser le monde extérieur et à s'y sentir chez soi, la perception de l'opacité des structures sociales et institutionnelles, le sentiment d'une distance à soi-même, un sentiment général de souffrance et d'insatisfaction. . . Outre son caractère vague, le malaise désigné par l'usage courant du concept est généralement associé à des aspects de la vie sociale et culturelle qui ne sont devenus préoccupants qu'à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, avant d' «exploser» au cours des siècles suivants. Plus que comme une caractéristique atemporelle de la condition humaine, l'expérience de l'aliénation est ainsi vécue comme une pathologie spécifique de notre temps : la prolifération cancéreuse du mot doit être considérée comme le symptôme d'un doute, d'un soupçon qui ronge la représentation de soi de l'homme moderne. Pour reprendre les termes de Ricœur, l'aliénation est devenue un « "mot-hôpital", dans lequel tous nos "malaises" viennent se coucher »20 . 19
P. Ricœur, «Aliénation», Dictionnairede Laphil.o.1ophie (Paris: Encyclopredia Universalis et Albin Michel, 2000), p. 47.
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.lJem.
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La seconde difficulté provient du fait que Rousseau n'emploie pas le mot « aliénation » dans le sens critique qu'on vient d'évoquer mais dans son acception juridique traditionnelle, qui dérive du latin aLienare et désigne une cession, un don ou la vente de quelque chose qu'on possède à titre de propriété. Telle est l'acception attestée dans la formule du Contrat JociaL: « Aliéner c'est donner ou vendre. » 21 Cette difficulté est généralement écartée au moyen d'une stratégie consciente de modernisation empruntée avec succès par les plus importants interprètes de Rousseau. Bronislaw Baczko a précisé à ce propos que l'histoire des idées présente de nombreux cas de mutations culturelles où la prise de conscience d'un problème a précédé l'apparition de son nom ou l'élaboration philosophique de son concept: de même que l'idéologie et la sensibilité romantiques existaient déjà lorsqu'est apparu le terme « romantique », de même Rousseau, au moyen d'une terminologie encore liée à la tradition des moralistes, a donné forme à la nouvelle sensibilité collective qui, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, commence à percevoir le monde socio-culturel comme menaçant et étranger. Nicholas Dent conclut à son tour que Rousseau a bel et bien produit l'idée philosophique del'« aliénation» (Entfremôung): s'il n'en a pas formulé le concept, il a néanmoins exprimé la chose 22 • Il est enfin important d'observer que le point de départ de la réflexion rousseauiste sur l'aliénation n'est pas une « théorie », morale ou sociologique, mais la ôer1criptwn pbénoménowgique ô'une expérience vécue: l'homme Rousseau fait l'expérience de l'extranéité
21
J.-J. Rousseau, Du Contrat r1ociaL,I, 4, OC III, p. 355. Sur ce passage, voir B. Bernardi, « De 1aLienatio à l'aliénation par l 'apaLLotrwr1u: Rousseau débiteur d'Aristote», ÀntJalu de la Société Jean-Jacquu Rou.1.1eau,48, 2008, p. 61-77.
22
Voir N. J. H. Dent, «Alienation (self-estrangement) », dans A Rowr1eau dictionary (Oxford: Blackwell, 1992), p. 27-29; voir aussi, du même auteur, Rowr1eau. An Introduction to hu pr1ych0Logicalr1ociaLand poLiticaLtheory, ouvr. cit. Sur le thème de l'aliénation chez Rousseau, voir également P. Burgelin, La PhiLor1ophiede L'exutence de Jean-Jacquu Rowr1eau, ouvr. cit.; H. Barth, « Über die Idee der Selbstentfremdung des Menschen bei Rousseau» [1959], dans H. H. Schrey (éd.), Entf remdung (Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1965), p. 3-26; G. Buck, « Selbsterhaltung und Historizitat », dans R. Koselleck et W-D. Stempel (éd.), Ger1chichte- Ereignu und Erzahtung (Munich: W Fink, 1973), p. 29-94. Sur le lien entre les concepts d'aliénation, de narcissisme et d'amour-propre, voir l'importante étude de H.-J. Fuchs, Entfremdung und Narzur1mw. Semantuche Untm,uchungen zur Ge.1chichteder « Se!JJ.Jthezogenheit» au Vorger1chichteronfranzijduch «amour-propre» (Stuttgart: J.-B. Metzler, 1977).
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et de la menace du monde social, et perçoit la scission entre la réalité et l'apparence comme la cause principale de l'incommunicabilité des consciences. Sa première réaction est à la fois de dénonciation et d'effroi: « On n'ose plus paraître ce qu'on est. » Constatant l'universalité du mensonge, il entre alors dans une ère du soupçon, adopte le regard critique et démystificateur propre aux moralistes, se donne pour tâche de lever les masques et part à la recherche des véritables causes, des motivations réelles des hommes. C'est en remontant à la source du monde des apparences que son enquête généalogique débouche sur l'amour de soi et l'amour-propre, dont la contradiction jette les bases d'une théorie philosophique de l'aliénation. C'est précisément en raison de son rapport avec l'idée d'aliénation que l'analyse des deux passions, que nous avons jusqu'ici considérée d'un point de vue uniquement descriptif, est puissamment conditionnée par une évaluation normative, par une axiologie établissant un net contraste entre le bien et le mal. L'amour de soi est en effet « toujourd bon et toujours conforme à l'ordre » 23, alors que l'amour-propre, au contraire, « inspire aux hommes tolld /e.Jmaux qu'ils se font mutuellement » 24 . Rousseau développe différents arguments à l'appui de ces affirmations. Ces arguments ne sont pas toujours explicités, ni articulés entre eux de manière cohérente, et recueillent parfois des influences culturelles ou théoriques d'origines diverses. Parmi eux, le plus important est certainement celui qui est implicite dans le principe de la bonté naturelle et dont découlent, par déduction presque tautologique, l'idéalisation du sentiment primitif - naturel, donc bon et droit - et la condamnation consécutive de l'amour-propre comme artificiel2 5 . A l'opposition de fond entre nature et culture, 23
24
25
J.-J. Rousseau, Emile, livre IV, OC IV, p. 491. J.-J. Rousseau, DucourJ Jur l'origine 'JeL'inégalité, première partie, note XV, OC III, p. 219. Sur le problème de la bonté naturelle et du mal, voir A. M. Melzer, Rou,Meau: Labonté naturelle 'Je L'homme, ouvr. cit., ainsi qu'A. Philonenko, Jean-JacqueJ RoUJJeau et LapenJée 'Ju malheur (Paris: Vrin, 1984), en particulier le vol. I (Le Traité 'Ju mal) ; R. Gatti, L enigma 'Jel male. Un 'interpretazione 'Ji RoUJJeau (Rome: Studium, 1996); J. Cohen, « The natural goodness of humanity » et S. Neiman, «Metaphysics, philosophy: Rousseau on the problem of evil», dans A. Reath, B. Herman et C. M. Korsgaard (éd.), Recfaiming the hutory of ethic.:J.EMayJ for John Rawu (Cambridge: Cambridge University Press, 1997),
22
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originaire et dérivé, s'ajoute alors, comme son corollaire spontané, une idée qu'on pourrait définir comme « vitaliste ». Dans le passage par exemple, Rousseau pourdes Dia!ogue.1cité précédemment, suit son illustration phénoménologique de l'aliénation causée par l'amour-propre en insistant sur l'affaiblissement, l'épuisement intérieur qui ramollit l'élan intentionnel de la conscience au moment du choc contre l'obstacle de la médiation sociale: [ ... ] cet effet vient principalement de lafaib!e,Mede l'âme qui, suivant mollement l'impulsion de la nature, se détourne du choc d'un obstacle comme une boule prend l'angle de la réflexion; au lieu que celle qui suit le plus vigoureusement sa course ne se détourne point, mais comme un boulet de canon, force l'obstacle ou s'amortit et tombe à sa rencontre 26 .
Dans un premier sens, l'aliénation est ainsi entendue dans son sens métaphysique le plus fort, comme « séparation », scission, sortie de l'ordre naturel, qui est l'ordre bon par excellence et sert donc aussi de critère pour formuler un diagnostic de pathologie morale: c'est à ce champ sémantique qu'appartiennent les idées de désordre, de dénaturation, d'altération, de sortie de soi - comme dans la définition emblématique de l'homme social qui, ne vivant que dans le jugement des autres, est « toujour.1hor.1de Lui» 27 . Dans un autre sens, au contraire, l'aliénation est conçue en termes plus dynamiques, comme une perte de vigueur et d'énergie de la part de quelque chose qui, s'éloignant de sa source originaire, se prive de son intensité naturelle - l'image des Dia!ogue.1fait allusion à « l'impulsion » nécessaire pour persévérer dans son élan et forcer l'obstacle opposé à la satisfaction du besoin 28 . Cette idée a des p. 102-139 et 14 0-169 ; L. D. Cooper, Rou,:Meau,nature, and the pro6lem of the good Life (University Park, Pa.: Pennsylvania State University Press, 1999). 26
J.-J. Rousseau, Rou,Meaujuge de Jean-Jacque.,, Premier dialogue, OC I, p. 669.
27
Voir ,JUpra et J.-J. Rousseau, DiJcourd dur L'origine de L'inégalité, seconde partie, OC III, p. 193.
28
Par leur aspect compétitif et belliqueux, les métaphores de la course et du boulet de canon pourraient suggérer une interprétation hobbesienne de ce passage. Or, comme on le verra en commentant le secondDiJcourd, l'agressivité de l'amour de soi, occasionnelle et réactive, est dépourvue de la volonté de puissance qui pousse au contraire le conatlld de Hobbes à un continuel dépassement de soi. On remarquera en outre que Rousseau craint le détournement de l'impulsion vitale plus que son affaiblissement. Faute de parvenir à franchir
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conséquences importantes sur la vision normative du moi, y compris dans ses aspects les moins liés au problème de la conservation de soi. L'une des principales préoccupations de Rousseau consiste en effet à éviter que certaines formes d'expressivité naturelle, comme le sentiment et la passion ( cette dernière devant être entendue au sens fort, naturaliste), se sclérosent en comportements rigides et sans spontanéité, dictés par le souci des réactions d'autrui et par l'intériorisation des normes sociales, comme l'hypocrisie et le conformisme 29 • On ajoutera que non seulement ces deux perspectives critiques s'excluent, mais se nouent et se renforcent mutuellement dans la plurivocité de l'idée de nature, selon qu'on accentue son aspect légaliste ou au contraire son aspect organique et biologique, sa faculté ordonnatrice ou au contraire sa faculté créatrice 30 . On peut enfin reconstituer une autre acception de l'idée de mal: l'aliénation comme perte de la liberté, ou mieux comme perte de cette indépendance à l'égard des autres êtres humains que Rousseau confond souvent avec la liberté tout court. Etant donné la perspective adoptée dans le présent ouvrage, l'enjeu est fondamental: ce thème a en effet des conséquences décisives sur le rapport entre le
l'obstacle, l'élan s'éteint, « tombe » plutôt qu'il ne se réfléchit. Autrement renoncement est préférable à l'aliénation. 29
°
3
dit, le
Voir par exemple la description du monde idéal construit par l'imagination de Jean-Jacques: les passions y sont « plus vives, plus ardentes» que sur la terre (J.-J. Rousseau, RoUcJ.1eaajugede Jean-Jacqtte.1, Premier dialogue, OC I, p. 668). Mais il suffit de penser au pathos qui enflamme la Nouvelle Hélo'ï.Jeet les Confe.1.1wn.1. C'est également à l'opposition entre originaire et dérivé que se rattache le mal de la médiation, antithèse polémique de l'idéal que Jean Starobinski a défini comme « transparence » (telle pourrait être la troisième manière de formuler le même principe). En ce sens, l'aliénation concerne les conditions formelles de l'appareil normatif. Toutes les valeurs prônées par Rousseau, dans tous les domaines de sa pensée, partagent le « mode d'être» de l'immédiateté: l'utilité naturelle poursuivie par Robinson-Emile, la sincérité invoquée dans l'incipit des Confe.1.1wn.1, le sentiment de l'existence regretté dans le second Dûcoar.1 et les Rêverie.J,la démocratie directe idéalisée dans le Contrat .1ocial.Inversement, les idoles visées par la dénonciation rousseauiste supposent toujours une interruption du rapport direct entre la conscience et le monde. Lobstacle peut alors s'incarner dans les manières différentielles et discursives de la réflexion, dans la hantise du jugement de l'opinion publique, dans l'institution de la représentation politique : autant de phénomènes qui, apparemment si différents, trouvent un dénominateur commun dans le recours au « passage médiateur ».
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moi et les autres, et conditionne dès l'origine une éthique qui, dictée par un souci d'autodéfense, fait coïncider bonheur et solitude. C'est vraisemblablement des stoïciens 31 et de Montaigne, l'un de 32 , que Rousseau hérite cette orientation ses auteurs de prédilection de sa pensée. Néanmoins, dans ses œuvres autobiographiques, il présente souvent son amour de l'indépendance comme une propension innée de son caractère, une sorte de donnée immédiate de l'expérience personnelle, irrésistible au point de le pousser parfois à des gestes bizarres, irréfléchis et contreproductifs : « En toute chose la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là. » 33 Quelle que soit pourtant son origine ultime, l'idéal de la liberté comme indépendance conditionne puissamment le modèle rousseauiste de subjectivité, qui est à maints égards une longue réponse à l'axiome formulé dans le second Ducour.1 : «L'Homme e.1tfaible quand il e.1tdépendant [ ... ]. » 34 Cette affirmation
31
Rousseau connaissait bien certains textes fondamentaux du stoïcisme romain, en particulier les Lettru à LuciLiu.1de Sénèque. Voir surtout G. Pire, « De l'influence de Sénèque sur les théories pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau», Annafed de la SociétéJean-Jacque.1Rou.1.:1eau, 33, 1953-1955, p. 57-92, on Voltaireand the Eighteenth et E. E. Mallcin, « Rousseau and Epictetus », Studie.:1 Century, 106, 1973, p. 113-155.
32
Les essais qui semblent avoir eu le plus d'influence sur Rousseau sont surtout « Des Cannibales» (I, 30), éloge de l'autarcie de la vie sauvage, « De la solitude » (I, 38), où se trouve la maxime: « [ ... ] Desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy: Gaignons sur nous, de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostr'aise » (Montaigne, &.:1aû, Paris: Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 2007, p. 244), et « De la vanité» (III, 9), où Montaigne prétend s'inspirer du modèle d'Hippias d'Elis, parvenu à une telle autosuffisance qu'il confectionnait lui-même ses vêtements et ses chaussures. Voir P. Villey, L1nfluence de Montaigne .:1urfe.:Jwéu péoagogÜJue.1 de Locke et de Rou.1t1eau(Paris: Hachette, 1911); C. Fleuret, Rnu.1.:1eau et Montaigne (Paris: Nizet, 1980).
33
J.-J. Rousseau, ConfeddWnd,livre V, OC I, p. 190. On peut également rappeler, outre la célèbre «réforme» personnelle, la sixième promenade des Rùerie.:J,où le refus des contraintes s'étend à l'aumône, puisque celui qui la reçoit se sentirait en droit d'en réclamer une autre, ainsi que l'allergie au travail continu que Rousseau a toujours avouée et sa décision de renoncer à l'usage de la montre.
34
J.-J. Rousseau, p. 153.
Dûcour.:1.:1urL'originede L'inégalité, première
partie,
OC III,
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25
laisse entrevoir une anthropologie de la finitude aux accents parfois sombres, à laquelle Rousseau oppose néanmoins une morale de la « résistance » inspirée du modèle thérapeutique des philosophies hellénistiques 35 . Dans une réalité menaçante, imprévisible et fluctuante, apprendre à se passer de ce qu'Aristote appelait les « biens extérieurs » ( ceux qui ne dépendent pas de notre volonté mais du sort et de l'arbitraire d'autrui) est la première et indispensable règle de sagesse. Il convient de s'entraîner à prévenir la douleur, de s'accoutumer par avance aux privations, plutôt que de se faire prendre au dépourvu, dans une situation de faiblesse accrue. L'objectif général, censé garantir une ample marge de bonheur relatif (c'est-à-dire d'absence de souffrance), est l'autarcie : tous les rapports que la volonté individuelle ne peut directement maîtriser et en premier lieu l'attachement aux autres êtres humains, bien plus dangereux que l'attachement aux choses parce que lié à l'arbitraire de leur consentement, parfois imprévisible et capricieux - devraient être réduits au minimum ou atteindre, si possible, le même degré de nécessité que les rapports naturels 36 • Le rasoir de Rousseau s'attaque évidemment aux dépendances matérielles: luxe, biens superflus, division du travail, commerce, nouveau système des besoins, autant de véritables chaînes qui, « resserrant entre les hommes les nœuds de la société par l'intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle » 37 et détruisent toute marge d'autonomie et d'initiative. Mais une autre cible, peut-être plus discrète mais philosophiquement prioritaire 35
Sur le modèle thérapeutique de l'éthique ancienne, voir notamment M. C. Nussbaum, The therapy of du ire. Theory and practice in Helleni:Jticeth0 (Princeton: Princeton University Press, 1994).
36
Rousseau élabore ce projet éthique dans les Lettru moralu et surtout dans !'Emile. Sur son idée de condition humaine et sur les thèmes naturalistes qu'il hérite de Montaigne, je renvoie à B. Carnevali, « Rousseau e Montaigne. L'autonomia dell'uomo e la natura », Studi .Jettecentuchi, 19, 1999, p. 109-143; sur son interprétation particulière de la tradition des exercices spirituels, voir B. Carnevali, « Le moi ineffaçable: exercices spirituels et philosophie moderne », dans A. Davidson et F. Worms (éd.), Pierre Hadot: len.Jeignement du antiquu, l'en.Jeignementdu nwdernu (Paris: Editions rue d'Ulm, 2010), p. 52 et suiv. Voir aussi C. Dornier, « L'écriture de la citadelle intérieure, ou la thérapeutique de l'âme du promeneur solitaire », Annalu de la Société Jean-Jacquu Row.Jeau, 48, 2008, p. 105-124.
37
J.-J. Rousseau, NarcÜ.Je, Préface, OC II, p. 968. Voir aussiDi:Jcour.J.Jurl'origine de l'inégalité, seconde partie, OC III, p. 164 et suiv.
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(l'économie, dans le système rousseauiste, est toujours subordonnée à la morale) est constituée par les dépendances intérieures, affectives et sentimentales à l'égard d'autrui. Tel est ainsi le principe qui oriente par avance l'axiologie des deux passions fondamentales. L'amour de soi est en effet un état d'âme qui, autosuffisant par définition, réalise l'idéal du .1econtenttM eMe, soit l'objectif suprême des morales antiques. L'amour-propre, au contraire, qui recourt aux autres jusque dans le plus petit dénominateur vital qu'est la certitude d'exister et d'éprouver des sentiments et des désirs, représente la forme par excellence de l'esclavage, archétype de l'aliénation comme perte de la liberté dans la soumission sociale. Or, lorsque prévaut ce thème philosophique, l'horreur des dépendances empêche Rousseau de prendre au sérieux l'idée qu'on puisse concevoir le rapport entre les consciences autrement qu'en termes d'exclusion réciproque 38 • Un tel idéal, qui prône le retranchement de l'individu dans sa citadelle intérieure et idéalise l'autarcie morale comme condition du parfait « être chez soi», fonde la nécessité de défaire fil après fù le maillage étroit des relations qui, telle une énorme toile d'araignée, enchaîne le moi au monde social en exacerbant sa sensibilité autant que sa vulnérabilité. Mais chez Rousseau, au contact de sa vision particulière de la subjectivité et de la nature, cette réflexion morale de provenance antique finit par se transformer en quelque chose de plus typiquement moderne, qui prend la forme d'un parcours identitaire guidé par le mythe subjectif del'« authenticité » 39 . Le terme
38
Au problème du lien entre sociabilité et dépendance est consacré l'ouvrage de J. Charvet, The .1ociaL problem in the phiLo.1ophyof &u,Meau (Cambridge: Cambridge University Press, 1974). Riche d'analyses intéressantes, il propose néanmoins unè lecture exclusivement interne du système rousseauiste et de sa logique argumentative, sans voir l'influence cruciale de certains héritages culturels et notamment celui des morales antiques.
39
Pour une lecture de Rousseau à la lumière de cet idéal, voir A. F errara, Modernity and authenticity. A .1tudyin the .1ociaL and ethicaLthought of Jean-JacqUe.J&w.1eau [1989], trad. angl. (Albany: State University of New York, 1993); E. Pulcini, L'indiriJuo .1enzapa.1.1umi. lndiriJuaLümo modernoe perdita deLlegame.1ociale(Turin: Bollati Boringhieri, 2001), chap. III, en particulier p. 118 et suiv.; B. Williams, Vérité et véracité:&Maide généalogie [2002], trad. fr. (Paris: Gallimard, 2006), chap. VIII. Pour la situation de Rousseau dans l'histoire des idéaux éthiques modernes, voir M. Berman, The poLitic.1of authenticity. Radical indiriJuaLüm and the emergenceof modern Society (New York: Athenaeum, 1972); L. Trilling, Sincérité et authenticite· [1972], trad. fr. (Paris: Grasset, 1994); Ch. Taylor,
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du processus de libération des dépendances sociales est en effet le moi naturel, meilleur et plus vrai que le moi social parce que plus originaire. On accède à la sagesse, comme conquête simultanée de la vérité et du bonheur, en« redevenant soi-même», c'est-à-dire en retrouvant l'identité profonde de son être singulier qui, comme la statue de Glaucus au fond des mers, se conserve intacte et pure sous les incrustations de l'opinion, et dont les frontières, tracées par la main sûre de la nature, sont précises et claires comme les contours d'un dessin. La condition idéale de ce parcours ascétique est, selon Rousseau, la .10Litude, comme condition physique mais surtout morale qui soustrait la conscience à la dépendance du regard d'autrui: Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans en réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d'araignée qu'il tend sur tout ce qui l'environne. Lune est aussi solide que l'autre, le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l'on laissait la toile tranquille, et si d'un doigt on la déchire il achève de s'épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l'instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu'en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d'un dessin se forme des lignes qui le terminent la première idée de l'homme est de le séparer de tout ce qui n'est pas lui. [ ... ] Recueillez-vous, cherchez la solitude, voilà d'abord le secret et par celui-là seul on découvre bientôt les vôtres 40 .
Dans ce passage des Lettre.1 morale.1, Rousseau nous met face à une alternative : le moi s'arrête nécessairement là où commence la société. La conscience ne peut rester bonne, libre et sage que si, Le., .1ourcu du moi. La formati.on de L'iJentité moderne [1989], trad. fr. (Paris: Seuil, 1998); Le malai1e de Lamodernité [1991], trad. fr. (Paris: Cerf, 1994). 40
J.-J. Rousseau, Lettru moralu, lettre 6, OC IV, p. 1112-1113.
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méfiante à l'égard de tout ce qui n'est pas identique à elle, elle ne sort pas d'elle-même. Dans les termes de la distinction qui structure la pensée rousseauiste, l'invitation à être soi-même coïncide donc avec une lutte intérieure contre l'amour-propre, cette passion de l'incomplétude qui cherche des appuis et des soutiens dans l'altérité. Une bonne part des difficultés de Rousseau, sur le plan philosophique comme sur le plan personnel, vient de sa tentative pour concilier ce besoin d'introversion avec les exigences élémentaires de la nature humaine qui, insouciante du danger, en vertu même de sa finitude innée, continue à tisser les fils de sa toile et à s'aliéner ainsi spontanément dans la dépendance morale à l'égard de l'opinion sociale.
3. LA PASSION COMPARATIVE: PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L'AMOUR-PROPRE Les dangers del' amour-propre ne se réduisent pourtant pas à son pouvoir aliénant. A ces premières hypothèques de nature métaphysique et morale s'ajoute une sombre description des conséquences sociales, violentes et déchirantes de la dépendance mutuelle - ainsi que de leurs contrecoups psychologiques. Reprenons la note du Di:Jcour.1 d'où notre enquête est partie: l'amour-propre est« un sentiment relatif, factice et né· dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l'honneur». La raison pour laquelle un principe passif, comme l'est par définition le besoin de confirmation et de reconnaissance, signe d'un manque et d'une faiblesse, se transforme en un mobile actif, agressif, concurrentiel, réside dans son essence « relative ». Car le moi dominé par l'amour-propre ne se contente pas de l'approbation des autres: il veut exceller et être reconnu comme le meilleur, et veut donc nécessairement que quelqu'un sorte vaincu de la comparaison. De là vient cette étrange forme de plaisir qu'inspirent à certains les défaites des autres: pour étancher sa soif d'excellence, on peut certes accomplir un exploit, mais il est plus facile de constater les échecs de ses rivaux. Cette théorie psychologique s'éclaire à la lumière d'un passage des Diawgue.1où la différence entre les deux formes d'amour est
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revisitée à propos de la nature de la jouissance et du plaisir, et formulée comme une différence entre la sensibilité positive de l'amour de soi et celle, négative, de l'amour-propre: La sensibilité positive dérive immédiatement de l'amour de soi. Il est très naturel que celui qui s'aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s'approprier par l'attachement ce qu'il sent devoir être un bien pour lui: ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n'entre pour rien 4 1.
L'amour de soi est un égoïsme primitif, simple, naïf, semblable à celui des enfants et des animaux: il ne souhaite pas par principe le mal d'autrui et ne devient agressif que de manière occasionnelle, généralement par réactwn en cas de frustration ou face à un obstacle. La conscience éprouvant l'amour de soi ne contamine pas ses sensations par des comparaisons et des confrontations, parce qu'elle se rapporte toujours à elle-même comme si elle était seule au monde 42 . L'amour-propre, au contraire, en raison de la triangulation interne qui le structure et détourne son intentionnalité originaire, s'exprime dans une forme de sensibilité artificielle, nourrie de réflexion, que Rousseau définit comme « relative » et « négative » : « [ ... ] un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche pLLMà de datuf aire par notre propre bien, mau deulement par Lemal d'autrui. » 43 Ce sentiment est proche de celui que le langage ordinaire nomme enrie et de ce que Nietzsche, tout en soulignant, exactement comme Rousseau, sa nature médiate et réactive, définissait comme re.1.1entiment. Selon Rousseau, la préoccupation sociale inhérente à la sensibilité négative dénature entièrement la relation intéressée et instinctive entre le sujet et les choses. Dans l'envie, la finalité vitale de l'amour de soi est remplacée par un objectif différentiel et symbolique. La conscience dominée par l'amour-propre ne s'intéresse plus à l'objet pour lui-même: elle ne le veut que comme un moyen, un instrument pour l'emporter sur les autres (par exemple comme 41
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J.-J. Rousseau, Rou.1r:1eaujuge Ôe Jean-Jacque.J, Deuxième dialogue, OC I, p. 805-806. Voir r:1upra et J.-J. Rousseau, Di.Jcourr:1r:1urL'origine Ôe L'inégalité, première partie, note XV, OC III, p. 219. J.-J. Rousseau, Rou.1 au sens moderne 58 . Refusant la séparation entre théorie et pratique qui s'est imposée dans la pensée moderne, notamment dans cette nouvelle sophistique qu'est pour lui la philosophie des Lumières, Rousseau s'engage devant son public à faire ce qu'il dit et à dire ce qu'il fait. En redonnant de l'importance aux figures du r1age et du héror1, il doit dès lors affronter le problème de la cohérence personnelle 59 . Un intellectuel qui flétrit la décadence de toute une époque ne peut se dispenser de donner l'exemple: il doit être un point de repère idéal, un modèle capable d'inspirer les consciences, de les stimuler, de les pousser à l'héroïsme et à la vertu - comme le petit Jean-Jacques l'avait compris en lisant Plutarque avec enthousiasme. En se présentant lui-même comme exemplum ritœ, Rousseau tente donc une opération à la fois philosophique et rhétorique: il conteste la scission entre vie et doctrine qui s'est imposée dans la pensée moderne et réaffirme l'importance pédagogique de l'exemple. Pour l'homme qui décidera à son tour de tourner le dos à l'erreur, la voie de l'imitation doit pouvoir s'ouvrir en toute clarté. Si l'on considère l'illumination de Vmcennes comme une conrerr1wn et la réforme comme une tentative pour fonder l'existence personnelle sur une norme transcendante - la Vérité, la Nature -, non seulement on comprend alors mieux les invocations de Rousseau à Socrate, à Caton et à Jésus, mais le parallèle souvent esquissé par les commentateurs entre l'opération autobiographique de Rousseau 60 et celle d'Augustin devient également plus plausible .
58
Sur l'opportunité d'appliquer à Rousseau les catégories de Pierre Hadot, je me permets de renvoyer à B. Carnevali, « Le moi ineffaçable: exercices spirituels et philosophie moderne», dans A. Davidson et F. Worms (éd.), Pierre HaJot: Lên.1eignement Ju anti-qUe.J,L'en.1eignement Ju rnoJernu (Paris : Editions rue d'Ulm, 2010), p. 47-61 (voir en particulier p. 52 et suiv.).
59
Dans son Di.Jcour,1 .1ur la vertu Ju hérOJ (OC II, p. 1262 et suiv.), Rousseau distingue les deux modèles éthiques: le sage, comme le philosophe Socrate, offre un modèle pour la raison, individualiste et élitiste, alors que le héros, comme le citoyen Caton, offrant un exemple de vertu civique, communautaire et démocratique, doit lui être préféré dans l'intérêt du genre humain. Du point ;de vue de l'exemplarité personnelle de Rousseau, ces deux aspects peuvent cependant être considérés comme complémentaires. Sur ces thèmes, voir J. Starobinski, Jean-JacqUe.J Rou,1,1eau.La Tran.1parence et L'OIMtacLe,ouvr. cit., ainsi que le plus récent Ch. Kelly, RolldJeau d exemplary Life. The « Conf u.1wn.1» a.1 poLiticaLphibJ.1ophy (I thaca-Londres : Cornell University Press, 1987).
60
Voir A. Hartle, The modern .1e/fin Rolld.1eaud « Confu.1wn.1 ». A repLy to St. Auglldtine (Notre Dame (Ind.): University of Notre Dame Press, 1983); R. Galliani,
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ROMANTISME
ET RECONNAISSANCE
Avec sa réforme, Rousseau inaugure ainsi son personnage public, ou encore ce que les sociologues de la culture définiraient comme sa «posture» (soit la situation subjective de l'auteur à l'intérieur du champ littéraire par l'élaboration d'un éthos et d'une rhétorique spécifiques) 61 . Selon les Confe.1r:1wfld, le projet a vu le jour peu après le prix de Dijon, donc comme une sorte de confirmation ou de sceau apposé sur la dénonciation du premier Dücourr:1. Dans la version plus tardive des Rêrerier:f,au contraire, l'ordre chronologique entre la réforme des idées et la réforme de la personne est inversé. Avec le recul du temps, le moment performatif s'impose au souvenir par son urgence : Dès ma jeunesse j'avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment venu, j'exécutai ce projet sans peine [ ... ]. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toute parure, plus d'épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j'occupais alors pour laquelle je n'étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j'avais eu toujours un goût décidé. Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions [ ... ] 62 •
«
Rousseau,
l'illumination
de Vincennes
et la critique moderne»,
Studœ.1 on
Voltaire and the Eighteenth Century, 245, 1986, p. 403-447. 61
Voir J. Meizoz, Le Gueux phi/.o,:1ophe (Jean-Jacquer:J RoUr:Jr:Jeau)(Lausanne: Antipodes, 2003), p. 11-16, où l'on trouve des analyses intéressantes consacrées à l'épisode de la représentation de Fontainebleau.
62
J.-J. Rousseau, Rêver0 du promeneur r:JoLitaire, Troisième promenade, OC I, p. 1014-1015. Dans la version des Rêver0, l'événement intellectuel décisif est la Profu,:1ÜJn de foi, où Rousseau rompt avec le matérialisme des philosophes. La réforme intellectuelle a donc un caractère plus métaphysique ( celle du premier Difcourr:J était surtout morale et politique). Sur ce thème, on trouve des pages fondamentales dans J. Starobinski, Jean-Jacquer:J RoUr:Jr:Jeau.La Tranr:Jparence et L'Obr:Jtacfe;ouvr. cit., p. 63 et suiv., et J. Guéhenno, Jean-Jacquer:J.
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ET RESSENTIMENT
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Al' exception de ses premières lignes, où Rousseau fait allusion à une désillusion mondaine qui aurait « stimulé » son initiative morale, le ton de cette page est résolument solennel et classique. Par son style, il fait manifestement écho à la première partie du Di.1courr:1 de Laméthode: une comparaison avec le modèle cartésien permet donc assurément de mieux saisir l'esprit de sa « conversion » 63. Le premier aspect dont il faut tenir compte est le contexte différent de ces deux exigences de refondation: l'intérêt de Descartes est théorique (il veut parvenir à des connaissances scientifiques incontestables et universellement valables), tandis que Rousseau se situe dans un champ à la fois pratique et privé. Cette différence transforme la substance même de l'antithèse entre épochè et opinion présupposée par la révision des fausses certitudes : alors que la suspension cartésienne de l'assentiment est dirigée contre le système métaphysique hérité de la tradition scolastique, celle de Rousseau rompt avec le système de valeurs socialement dominant. Dans le premier cas, l'ennemi à abattre est l'opinion philosophique, l'illusion de connaissance qui est contraire à la science véritable; dans le second, c'est l'opinion publique, l'entité anonyme qui incarne l'instance du jugement et de la reconnaissance sociale et entraîne les consciences tentées par l'amour-propre: Déterminé à passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, r:Jal1,:fm embarrar:1.:1er aucunement du jugement
du hommer:164 .
Enfin, alors que Descartes ne quitte pas l'horizon de la pensée pure et de la communication discursive, Rousseau agit sur le plan pratique: il abandonne parure, épée, ornements, bref tout signe
HiJtoire 'd'une cofl,:fcience(Paris: Gallimard, 1962), vol. 1, p. 253 et suiv. Sur le
63
64
modèle cartésien de la conversion à la vérité comme paradigme de la vie du véritable philosophe et sur les autres topo'i de la biographie philosophique 'abordés dans ce chapitre (solitude, apostolat, anecdotes, exemplarité ... ), voir D. Ribard, Raconter Virre PeMer. HiJtoiru de phil.tJ.Jophu1650-1766 (Paris: VrinEHESS, 2003), chap. II(« Les moments cruciaux de la vie d'un philosophe»). Voir H. Gouhier, Lu mlditatwfl,:f métaphyJÜjlled de Jean-Jacque., RouJJeaa [1970] (Paris: Vrin, 1984), chap. II. J.-J. Rousseau, ConjuJioM, livre VIII, OC I, p. 363.
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ET RECONNAISSANCE
d'appartenance au grand monde; il renonce à sa montre et décide ainsi de se situer dans une sphère privée d'expérience et de normativité; il fait enfin le choix d'un travail manuel et accomplit là un geste dont la signification polémique est précisée dans le passage comment accorder correspondant des Confer:MiotU:«D'ailleurs les sévères principes que je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si peu, et n'aurais-je pas bonne grâce, Caissier d'un Receveur général des finances à prêcher le désintéressement et la pauvreté ? » 65 Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée j'écrivis un billet à Monsieur de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que Mme Dupin de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil ne comprenant rien à ce billet et me croyant encore dans le transport de la fièvre accourut chez moi; mais il trouva ma résolution si bien prise, qu'il ne put parvenir à l'ébranler. IL alla dire à Mme Dupin et à tout le monde quej'étaid devenufou j je laid