Expériences du sacré et dé-figurations du Christ: Lectures croisées : de Bataille à Artaud, Beckett et Pasolini 9791030902587


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French Pages 393 Year 2020

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Table of contents :
Avant-propos Un anti-christianisme christique ?
Une expérience énigmatique
L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme
Chapitre 1 Des mysticismes controversés
Chapitre 2 La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence
Chapitre 3 L’irruption du sacré : une hérésie en activité
Deuxième partie Expériences christiques
Visions poétiques et passions christiques
Chapitre 4 Images sacrées, images du Christ
Chapitre 5 Le regard : véhicule du sublime
Chapitre 6 Conversion religieuse, conversion hystérique
(Dé)figurations de la forme christique
Chapitre 7 Motifs christiques
Chapitre 8 Nouveau(x) Christ(s)
Conclusion Pour un nouvel humanisme
Bibliographie
Index des Noms*
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Expériences du sacré et dé-figurations du Christ: Lectures croisées : de Bataille à Artaud, Beckett et Pasolini
 9791030902587

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Daniel Cohen éditeur www.editionsorizons.fr Universités Collection dirigée par Tania Collani www.editionsorizons.fr

La thèse, dont ce volume est une version remaniée, a été soutenue en 2014 à l’Université de Bologne, dans le cadre du Doctorat d’Études Supérieures Européennes. La même année, la thèse a reçu une mention du Prix Pier Paolo Pasolini du Centre d’études — Archive Centro Pier Paolo Pasolini de la Fondation Cinéthèque de Bologne (13e édition). Cet ouvrage a été publié avec le soutien de l’Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE UR 4363) de l’Université de Haute-Alsace.

ISBN : 979-10-309-0258-7 © Orizons, Paris, 2020

Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Conseillers scientifiques : Augustin Coly – Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal) • Muguras Costantinescu – Université Ştefan cel Mare (RO) • Emilia David – Université de Pise (I) • Maria Pia De Paulis – Université Sorbonne Nouvelle (F) • Martina Della Casa – Université de Haute-Alsace (F) • Jennifer K. Dick – Université de Haute-Alsace (F) • Bernard Dieterle – Université de Haute-Alsace (F) • Elena Galtsova – Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie IWL RAS / Université RGGU Moscou (RU) • Craig Hamilton – Université de Haute-Alsace (F) • Thomas Hunkeler – Université de Fribourg (CH) • Thomas Klinkert – Université de Zurich (CH) • Justyna Łukaszewicz – Université de Wrocław (PL) • Barbara Meazzi – Université de Nice (F) • Enrico Monti – Université de Haute-Alsace (F) • Ana Pano – Université de Bologne (I) • Kalliopi Ploumistaki – Université Aristote Thessaloniki (GR) • Paolo Proietti – Università IULM, Milan (I) • Fabio Regattin – Université d’Udine (I) • Peter Schnyder – Université de Haute-Alsace / Fondation Catherine Gide (F/CH) • Anna Paola Soncini – Université de Bologne (I) • Walter Zidarič – Université de Nantes (F)

La collection « Universités », fondée par Peter Schnyder en 2007, poursuit les buts suivants : favoriser une recherche universitaire et académique de qualité ; valoriser cette recherche par la publication régulière d’ouvrages ; permettre à des spécialistes — qu’ils soient chercheurs reconnus ou jeunes docteurs − de développer leurs points de vue ; mettre à portée de main du public intéressé de grandes synthèses sur des thématiques littéraires générales. Elle cherche à accroître l’échange des idées dans le domaine de la critique littéraire ; promouvoir la connaissance des écrivains anciens et modernes ; familiariser le public avec des auteurs peu ou pas encore connus. La finalité de sa démarche est de contribuer à dynamiser la réflexion sur les littératures européennes et ainsi témoigner de la vitalité du domaine littéraire et de la transmission des savoirs.

Martina Della Casa

Expériences du sacré et dé-figurations du Christ Lectures croisées : de Bataille à Artaud, Beckett et Pasolini

2020

Universités Sous la direction de Peter Schnyder : L’Homme-livre. Des hommes et des livres – de l’Antiquité au XXe siècle, 2007. Temps et Roman. Évolutions de la temporalité dans le roman européen du XXe siècle, 2007. Métamorphoses du mythe. Réécritures anciennes et modernes des mythes antiques, 2008. • Sous la direction d’Anne Bandry-Scubbi : Éducation – Culture – Littérature, 2008. • Sous la direction de Tania Collani et Peter Schnyder : Seuils et Rites, Littérature et Culture, 2009. Critique littéraire et littérature européenne, 2010. • Sous la direction de Luc Fraisse, Gilbert Schrenck et Michel Stanesco (†) :  Tradition et modernité en Littérature, 2009. • Sous la direction de Georges Frédéric Manche : Désirs énigmatiques, Attirances combattues, Répulsions douloureuses, Dédains fabriqués, 2009. • Sous la direction d’Éric Lysøe : Signes de feu, 2009. • Sous la direction de Régine battiston et Philippe Weigel : Autour de Serge Doubrovsky, 2010. • Sous la direction d’Enrico Monti et Peter Schnyder : Autour de la retraduction, 2011. • Sous la direction de Karin Dietrich-Chénel et Marc Weisser : L’Interculturel dans tous ses états, 2012. • Sous la direction d’Olivier Larizza : Les Écrivains et l’argent, 2012. • Sous la direction d’Arnaud Buchs et Ariane Lüthi : Présences de Pierre Chappuis, 2014. • Sous la direction d’Elżbieta Skibińska, Regina Solová et Kaja Gostkowska : Vingt-cinq ans après... — Traduire dans une Europe en reconfiguration, 2015. • Sous la direction d’Enrico Monti et Peter Schnyder : Traduire à plusieurs, 2018. •

la direction de Thierry Poyet et Josiane Guitard-Morel : Tableaux d’école — Brouillages génériques : romans, autobiographies et témoignages (1730/1913), 2018.

• Sous



Anne Prouteau, Albert Camus ou le présent impérissable, 2008. Roberto Poma, Magie et guérison, 2009. • Frédérique Toudoire-Surlapierre et Nicolas Surlapierre, Edvard Munch – Francis Bacon, images du corps, 2009. • Michel Arouimi, Arthur Rimbaud à la lumière de C.F. Ramuz et d’Henri Bosco, 2009. • François Labbé, Berlin, le Paris de l’Allemagne ? Une querelle du français à la veille de la Révolution (1780-1792), 2009. • Gianfranco Stroppini de Focara, L’Amour chez Virgile : Les Bucoliques, 2009. • Régine Battiston, Lectures de l’identité narrative, 2009. • Radu Ciobotea, Le Mot vécu, 2010. • Michelle Ruivo Coppin, Philippe Le Guillou — L’Emprise des modèles paternels, 2010. • Nayla Tamraz, Proust Portrait Peinture, 2010. • Philippe Wellnitz, Botho Strauβ en dialogue avec le théâtre, 2010. • François Labbé, Berlin, le Paris de l’Allemagne ?, 2011. • Hadj Dahmane, Le Théâtre algérien, 2011. • Céline Gaillard, Rudolf Steiner artiste et enseignant, l’art de la transmission, 2012. • Justine Legrand, André Gide : de la perversion au genre sexuel, 2012. • Marc Logoz, Charles-Albert Cingria, entre origine et création, 2012. • Nicolas Cazelles, Franz Kafka, l’angoisse de la station verticale — suivi de Le Drapeau de Robinson, 2013. • Ahmed Kharraz, Le Corps dans le récit intime arabe, 2013. • Maja Vukušić Zorika, André Gide : les gestes d’amour et l’amour des gestes, 2013. • Affonso Romano de Sant’Anna, L’Énigme vide, 2013. • Joë Friedemann, Le Masque et la Figure, études sur le rire, 2014. • Jerzy Brzozowski, Autour de la traduction, 2015. • •

Série « Sciences du langage » dirigée par Greta Komur-Thilloy Greta Komur-Thilloy : Presse écrite et discours rapporté. Théorie et pratique, 2010. • Sous la direction de Pascale Trévisiol-Okamura et Greta KomurThilloy : Discours, acquisition et didactique des langues, 2011. • Sous la direction de Greta Komur-Thilloy et Urszula PaprockaPiotrowska : Éducation plurilingue : contextes, représentations, pratiques, 2016. • Sous la direction de Hélène Barthelmebs-Raguin et Greta KomurThilloy : Médias au féminin : de nouveaux formats, 2016. • Sous la direction de Greta Komur-Thilloy et Sladjana Djordjevic : L’École, ses enfants et ses langues, 2018. •

Série « Culture des médias » dirigée par Anne Réach-Ngô •

Sous la direction de Gilles Polizzi et Anne Réach-Ngô : Le Livre « produit culturel » ?, 2012. Série « Des textes et des lieux » dirigée par Aurélie Choné et Philippe Hamman

Sous la direction d’Aurélie Choné : Villes invisibles et écritures de la modernité, 2012. • Sous la direction de Jean-Pierre Brach, Aurélie Choné, Christine Maillard : Capitales de l’ésotérisme européen et dialogue des cultures, 2014. • Sous la direction d’Aurélie Choné, Catherine Repussard, Laurence Granchamp : (In)visibles cités coloniales, 2014. •

Sous la direction de Philippe Hamman : Ville, frontière, participation, 2012. • Sous la direction de Guillaume Christen, Philippe Hamman, Mathias Jehling et Maurice Wintz : Systèmes énergétiques renouvelables en France et en Allemagne, 2014. •

Série « Comparaisons » dirigée par Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre Ateşöz-Dorge : Écrire la danse ? Dominique Bagouet, 2012. • Alicia Bekhouche : À la conquête du Graal, 2012. •  Frédérique Toudoire-Surlapierre, Notre besoin de comparaison, • Bengi



2013. •  Yannick

Tauliaut, L’Invisible théâtral de Shakespeare à Ibsen et Strindberg, 2013. • Isabelle Barbéris, Les Mondes de Copi, 2014. • Antonio Dominguez Leiva, L’Amour singe, 2014. • Alain Montandon, La Plume et le ballon, 2014. • Muriel Plana, Théâtre et Politique, tome I : Théâtre Politique — Modèles et concepts, 2014. • Muriel Plana, Théâtre et Politique, tome II : Théâtre Politique — Pour un théâtre politique, 2014. • Arnaud Rykner, Corps obscènes. Pantomime, tableau vivant et autres images pas sages, 2014. • Karl Ejby Poulsen, Littérature scandinave et identités européennes — Rencontres et interactions, 2015. • Dirk Weissmann, Métamorphoses interculturelles, Les Voix de Marrakech d’Elias Canetti, 2016. • Augustin Voegele, Morales de la fiction — de La Fontaine à Sartre, 2016. la direction de Florence Fix : Le Théâtre historique et ses objets : le magasin des accessoires, 2012. Manger et être mangé, l’alimentation et ses récits, 2016. Tous malades — Représentations du corps souffrant, 2017. Théâtre et science, 2017.

• Sous



la direction de Brigitte Bercoff, Florence Fix, Peter Schnyder, Frédérique Toudoire-Surlapierre : Poésie en scène, 2015. • Sous la direction de Florence Fix, Pascal Lécroart et Frédérique Toudoire-Surlapierre : Musique de scène, Musique en scène, 2012. • Sous la direction de Didier Souiller : Maniérisme et Littérature, 2013. • Sous

la direction d’Isabelle Barbéris et Florence Fix : Le Parasite au théâtre, 2014. • Sous la direction d’Arnaud Schmitt et Philippe Weigel : Philippe Vilain ou la dialectique des genres, 2015. • Sous la direction de Dorottya Szavai et Frédérique Toudoire-Surlapierre : Genres et identité dans la tradition littéraire européenne, 2017. • Sous



la direction de Florence Fix, Aurore Montesi et Pierre Wat : Après le temps des rois : les châteaux du Val de Loire et leurs visiteurs, 2018. • Sous la direction de Rachel Monteil : Les Langages littéraires au carrefour des cultures, 2018. • Sous la direction de Paola Ranzini : Théâtres de masse et théâtres populaires — Les expériences italiennes face à des suggestions esthétiques européennes, 2018. • Sous



Série « Histoire » dirigée par Laurent Berec Laurent Berec, Claude de Sainliens, un huguenot bourbonnais au temps de Shakespeare, 2012. • Sous la direction de Céline Borello et Airton Pollini : Questions d’appartenance, les identités de l’Antiquité à nos jours, 2014. • Sous la direction de Francesco D’Antonio et Myriam Chopin : Théâtralisation de l’espace urbain, 2017. •

J’étais au Golgotha il y a deux mille ans et m’appelais comme toujours Artaud, et détestais les prêtres et dieu, et c’est pourquoi j’y fus mis en croix… (Antonin Artaud, Lettre à Henri Parisot — L’évêque de Rodez, 1945)

You first saw the light and cried at the close of the day when in darkness Christ at the ninth hour cried and died. (Samuel Beckett, Company, 1979)

Così Bestemmia vide Cristo – e per forza. Lo vide com’era lui: un corpo: non c’è fisica differenza tra Bestemmia e ciò che vede. (Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, 1967)

À Elena

Avant-propos Un anti-christianisme christique ?

I

nterroger l’expérience du sacré dans les écritures contemporaines, écritures filles de l’époque de la « mort de Dieu » (Friedrich Nietzsche), de la « fin de la métaphysique » (Martin Heidegger) et du « désenchantement du monde » (Max Weber et ensuite Marcel Gauchet), semble placer les propos de cet ouvrage sous l’égide du paradoxe ou, pour le moins, indiquer une volonté d’y jouer avec. Cette impression ne fait qu’augmenter si, comme le suggère le titre de ce livre, on associe ce parcours à un autre visant à questionner, chez des écrivains d’un siècle révélateur de la « déchristianisation du monde contemporain » (Jean Delumeau) — tel que l’a été le XXe —, les modalités de présence et de permanence de la figure autour de laquelle se structure la religion chrétienne, religion qui — comme le notait Paul Valéry dans ses fameux écrits sur la « crise de l’esprit européen » — constitue un des pôles fondant et structurant tant la culture européenne que la civilisation occidentale1. Effectivement, ce double parcours n’ignore pas le contexte apparemment paradoxal dans lequel il se place, mais ce choix ne dépend pas d’un simple goût de la contradiction. Il relève plutôt de l’intention d’examiner s’il y a réellement lieu de considérer ces éléments en termes de pure opposition.

1.

Paul Valéry, La Crise de l’esprit [1919] et Note (ou l’Européen) [1924], Essais quasi politiques, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 988‑1014.

16 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

D’ailleurs, en ce qui concerne Nietzsche — philosophe qui reste une référence incontournable dans ce cadre —, plusieurs ont déjà démontré l’importance que revêtent le christianisme et le Christ dans le développement de sa pensée. Déjà à la fin des années 40, dans son étude sur Nietzsche et le christianisme, Karl Jaspers a montré l’ambiguïté foncière du dialogue constant et de l’inspiration profondément chrétienne de la pensée de ce philosophe anti-chrétien2. Comme l’a plus récemment mis en avant Gianni Vattimo, l’annonce bouleversante du philosophe, à savoir son célèbre « Dieu est mort », est loin de clôturer le discours ouvert avec la religion chrétienne et avec la religion tout court. Chez lui, « Dieu est mort » n’équivaut pas à dire, comme plusieurs ont pu le croire, que « Dieu n’existe pas », car cette affirmation impliquerait l’établissement d’une nouvelle vérité absolue, d’un nouveau principe métaphysique. Avec sa formule, Nietzsche met plutôt en avant l’absence de tout fondement ultime permettant de « rationaliser l’existence3 » et de concevoir la réalité comme une structure de sens objective et stable et saisissable en tant que telle. Et c’est précisément cette perte, cet « événement » auquel la pensée « est appelée à répondre4 », qui, selon Vattimo, rend possibles des expériences religieuses nouvelles et multiples, mais ayant en commun d’être foncièrement antimétaphysiques5. Cette question de la persistance du « religieux après la religion », pour reprendre le titre de l’échange de 1999 entre Luc Ferry et Marcel Gauchet au Collège de philosophie6, est une question que la notion de « mort de Dieu » a ouverte et que le XXe siècle a rendue de plus en plus légitime. Du reste, selon la « loi de la transformation universelle des valeurs humaines » — pour le dire avec des mots non pas de Nietzsche mais de Mircea Eliade —, « la disparition des “religions” n’implique point la disparition de la religiosité7 ». Et celle-ci est une des pistes que l’historien des religions propose justement pour examiner comment, de l’« existence radicalement sécularisée » du monde contemporain peut naître ce qu’il ap2. 3.

Karl Jaspers, Nietzsche et le christianisme [1949], tr. de J. Hersch, Paris, Bayard, 2003. Gianni Vattimo, Après la chrétienté : pour un christianisme non religieux, Paris, Calmann-Lévy, « Petite bibliothèque des idées », 2004, p. 25. 4. Ibid., p. 26. 5. Ibid., p. 9‑42. 6. Luc Ferry, Marcel Gauchet, Le Religieux après la religion, Paris, Grasset & Fasquelle, « Biblio essais », 2004. 7. Mircea Eliade, « Avant-propos à l’édition française » [1965], Le Sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, « Folio essais », 2012, p. 12.

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 17

pelle un « nouveau type de “religion”8 », à savoir une « religion sans foi9 ». Il s’agit de la même idée qui parcourt toute l’œuvre de Pasolini, écrivain qui connaissait bien les travaux d’Eliade10 et se disait incapable « d’accepter la notion d’une religion métaphysique, révélée, confessionnelle », mais profondément convaincu de pouvoir « vivre religieusement sans pour autant croire en Dieu11 ». Dans son avant-propos à l’édition française de Le Sacré et le profane, Eliade met bien en avant la nature paradoxale d’une telle forme de religiosité et la deuxième piste qu’il propose pour creuser la question consiste justement à se demander comment les « théologies contemporaines de la “mort de Dieu”12 » nées au XXe siècle pourraient « fonder, grâce à une mystérieuse et paradoxale coincidentia oppositorum, un nouveau type d’“expérience religieuse”13 ». D’ailleurs, comme le note bien Jacques Derrida dans La Foi et le Savoir, la « désacralisation » du monde contemporain, son « désenchantement » et son « athéisme » sont à penser de façon problématique sans négliger de considérer ces éléments aussi comme de possibles « ressource[s] du religieux14 », car « rien ne paraît [...] plus imprudent qu’un discours assuré sur l’époque du désenchantement, l’ère de la sécularisation, le temps de la laïcité, etc.15 ». Bien que suivre ces pistes et répondre aux questions sur lesquelles elles ouvrent reste un travail de théologien, de sociologue ou d’historien (des religions), la littérature aussi a son mot à dire dans ce cadre en tant 8. 9.

Ibid. Pier Paolo Pasolini, « Colloqui sul Vangelo, entretien avec Clemente Ciattaglia (Il popolo, 19 juin 1971) », dans Laura Betti et Sergio Vecchio (éds), Pier Paolo Pasolini, une vie future, Rome, Fondo Pier Paolo Pasolini / Ente Antonomo Gestione Cinema, 1987, p. 216, cité dans Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini. Portrait du poète en cinéaste, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1995, p. 96. 10. Voir Giuseppe Conti Calabrese Pasolini e il sacro, Milan, Jaca Book, « Di fronte e attraverso », 1994, p. 30. 11. Pier Paolo Pasolini, « Colloqui sul Vangelo », op. cit., p. 96. 12. La naissance de ces nouvelles théologies a engendré une importante controverse outre-Atlantique qui a fait l’objet de l’étude de Thomas W. Ogletree, La Controverse sur la mort de Dieu, tr. de J. Cloarec, Paris, Casterman, 1968. À ce propos, et notamment pour un approfondissement des rapports entre Thomas J.J. Altizer et Mircea Eliade, voir aussi Mac Linscott Ricketts, « Mircea Eliade et la mort de Dieu », tr. de M. Million, dans Constantin Tacou (éd.), Mircea Eliade, Paris, L’Herne, « L’Herne », 1987, p. 110‑119. 13. Mircea Eliade, « Avant-propos à l’édition française », op. cit., p. 12. 14. Jacques Derrida, La Foi et le Savoir suivi de Le Siècle et le Pardon, Paris, Seuil, « Points. Essais », 2001, p. 99. 15. Ibid.

18 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

qu’espace d’une quête de sens qui, par le biais d’un dialogue toujours ouvert et auquel participent aussi les autres arts, ne cesse d’interroger et de problématiser toute forme de discours (religieux ou pas) visant à cerner ce sens de plus en plus fuyant et toute forme (laïque ou sacrée) qu’on tente de lui donner. Sans oublier que, comme le rappelle Julia Kristeva avec des termes empruntés à Georges Bataille, c’est justement « le christianisme [qui] a rendu accessible à la figuration et à la littérature le vaste champ du sacré : de cette expérience intérieure qui va de la quête de communion convulsive à la nécessité que j’éprouve de mettre tout en question16 ». Mais que se passe-t-il quand les expériences délimitant ce « champ du sacré » se rencontrent, voire se heurtent ? C’est-à-dire quand ce qu’on figure (verbalement ou visuellement) est une expérience contradictoire qui, à la fois, puise dans le christianisme et en déjoue les fondements ? Ou encore, quand pour répondre au besoin de présenter et d’enquêter sur cette « expérience intérieure », à la fois, on réinvestit et on remet en question — parfois avec une force iconoclaste allant jusqu’au blasphème — les bases du système de croyances chrétien, ses textes, ses traditions, ses rites et ses images, et notamment celle du Christ, Verbe incarné, qui constitue la suprême manifestation chrétienne du sacré ? Que se passe-t-il quand on touche donc au cœur de l’opération de « figuration » dont parle Kristeva dans ces quelques lignes ? Ce sont ces questions qui sont à l’origine du présent travail visant à explorer les sources, la nature et les effets de l’opération de dé-figuration impliquée par la rencontre de ces mouvements contraires. Dans les pages qui suivent, on s’intéressera donc aux figurations d’une « expérience intérieure » impliquant une remise en question et une critique du christianisme et, parallèlement, une défiguration tant de l’image du Christ autour de laquelle cette religion se structure que de toute opération visant à communiquer cette expérience elle-même. Plus précisément, on se penchera sur l’œuvre de trois écrivains du siècle dernier : Artaud, Beckett et Pasolini17. 16. 17.

Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard, 2007, p. 8. Les œuvres de ces écrivains ont été analysées en langue originale et donc en français pour Artaud, en italien (ou en dialecte) pour Pasolini et en français ou anglais pour Beckett. Cependant, pour des questions de cohérence linguistique, dans le présent travail, les citations utilisées seront exclusivement en français (sauf là où le texte en langue originale est relevant par rapport à l’analyse). Les traductions de l’œuvre de Pasolini utilisées et consultées pendant la rédaction de ce livre sont indiquées en note ainsi que dans la bibliographie, après le corpus en langue originale. Lorsque, faute de traduction disponible, nous avons proposé notre propre traduction en français, cela est également indiqué en note. Le cas de Beckett est encore différent, car il s’agit d’un

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 19

Ce choix inédit — inédit, puisqu’il n’existe pas d’études rapprochant (et dans ce cadre) ces trois écrivains18 — se justifie par plusieurs facteurs. Tout d’abord, il s’agit d’écrivains qui ont tous reçu une éducation religieuse (catholique pour Artaud et Pasolini, protestante pour Beckett), avec laquelle ils ont cependant pris leurs distances en se déclarant athées, mais gardant avec le christianisme un rapport ambivalent et qui transparaît en tant que tel de leurs œuvres respectives. Artaud naît dans une famille catholique et sa mère est une chrétienne fervente, ce qui explique le catholicisme singulier de l’écrivain qui connaît des phases « d’intense religiosité » et de « rejets d’une extrême virulence19 ». Ces oscillations l’amèneront d’une part, à se proclamer le écrivain bilingue, voir plurilingue, qui non seulement a écrit en anglais et en français, mais a aussi autotraduit (vers l’une ou l’autre langue) la quasi-totalité de son œuvre et au point qu’elle-même peut être qualifiée de bilingue. Bien que dans ce travail ne soient citées que les versions en français de ses textes, cette spécificité de son écriture n’a pas été négligée. La version en anglais des œuvres citées est mentionnée si nécessaire et la bibliographie rend compte du bilinguisme du corpus beckettien. Pour des approfondissements ultérieurs de la question du bilinguisme de l’écriture beckettienne, voir : Alan Warren Friedman, Charles Rossman, Dina Sherzer (éds), Beckett Translating/ Translating Beckett. University Park and London, Pennsylvania State University Press, 1987 ; Brian T. Fitch, Beckett and Babel: An Investigation into the Status of the Bilingual Work, Toronto, Buffalo, Londre, University of Toronto Press, 1988. Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, « Poétique », 1994, Chiara Montini, « La bataille du soliloque ». Genèse de la poétique Bilingue de Samuel Beckett, Amsterdam-New-York, Rodopi, « Faux-titre », 2007. 18. Sauf les publications antérieures issues de cette recherche, des ouvrages critiques qui interrogent à la fois les œuvres de deux de ces auteurs (notamment Artaud et Beckett) ou celles qui abordent la problématique du religieux dans la pensée et l’œuvre d’un de ces auteurs (telles que les études mentionnées dans les pages qui suivent et dans la bibliographie de ce livre), il n’existe pas à notre connaissance de travail approfondi consacré à ces trois écrivains. Et cela en dépit du fait que, outre la question qui occupe ces pages, il existe d’ultérieurs points de croisement de leurs recherches, tels que leurs pensées sur le théâtre et leurs travaux dans ce domaine, ce qui permet aussi, en procédant selon une logique chronologique, de mettre en avant que Beckett connaissait sans aucun doute les travaux d’Artaud, théoricien du théâtre de la cruauté, tout comme Pasolini connaissait ceux de Beckett et d’Artaud qui rentrent parmi les auteurs à l’origine des définitions que, dans son Manifeste pour un nouveau théâtre (1968), il donne du « théâtre du Bavardage », tel qu’il l’appelle d’après Alberto Moravia, et du « théâtre du Cri ». Voir à ce propos Pier Paolo Pasolini, « Manifeste pour un nouveau théâtre », in Jean Duflot, Le Rêve du centaure. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, La Bauche, À plus d’un titre, 2016, p. 177‑190. 19. Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, p. 65. La question du rapport problématique et (violemment) oscillant d’Artaud à la religion chrétienne

20 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

« vrai christ20 » et de l’autre, à se qualifier à plusieurs reprises d’« athée21 », à annoncer avec véhémence la « fin de l’ère chrétienne22 » et à rejeter tant le Dieu que le Christ chrétiens au point de les priver de leurs majuscules : « Je suis, moi, Artaud, » écrit-il en 1947 (un peu plus d’un an avant sa mort), « le crucifié du Golgotha, qui ne fut pas crucifié comme christ, mais comme athée et ennemi de Jésus-christ23. » Comme le montre bien cette affirmation récurrente dans ses textes de l’époque, l’auteur de Pour en finir avec le jugement de dieu fait une distinction — tout comme le fait Nietzsche avant lui24 — entre la figure du Christ et la personne de Jésus. Il considère la première comme un « mythe25 » (celui « d’un homme divin crucifié un après-midi à la face de la terre et qui a donné son sang pour le salut de l’humanité26 »), à savoir comme le produit d’un récit construit par le christianisme et « fabriqué par l’Église catholique romaine / pour est abordée aussi par Paule Thévenin (dans Antonin Artaud. Fin de l’ère chrétienne, Paris, Lignes, « Lignes essais », 2006) et par Évelyne Grossman (notamment dans les textes qui introduisent les écrits d’Artaud recueillis dans Antonin Artaud, Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004) et est une des thématiques centrales explorées dans Françoise Bonardel, Artaud ou la fidélité à l’infini, Paris, P.-G. de Roux, 2014. D’autres aspects de cette problématique complexe font l’objet d’études telles que celle de Danielle André-Carraz portant sur L’Expérience intérieure d’Antonin Artaud (Paris, Librairie Saint-Germain-Des-Près, 1973) et celle de Ludovic Cortade consacrée à Antonin Artaud, la virtualité incarnée. Contribution à une analyse comparée avec le mysticisme chrétien (Paris, L’Harmattan, « Art & Sciences de l’Art », 2000). 20. Et ceci contre le « faux christ » de la religion chrétienne, distinction qui, comme le souligne François Bonardel, se manifeste dans ses écrits à partir de 1937. Françoise Bonardel, Artaud ou la fidélité à l’infini, op. cit., p. 238. 21. « C’est moi, Antonin Artaud, athée, / qui suis dieu  » écrit-il. Antonin Artaud, « Toutes les choses seront refaites... », dans Œuvres complètes, t. XXV : Cahiers du retour à Paris : décembre 1946-janvier 1947, Paris, Gallimard, « Blanche », 1990, p. 214. 22. Rappelons qu’Artaud devient en 1925 le responsable du Bureau des recherches surréalistes et qu’on lui confie la même année la direction du numéro 3 de la revue Révolution surréaliste, auquel participent entre autres Michel Leiris, Robert Desnos et André Masson et qu’il titre « Fin de l’ère chrétienne ». 23. Antonin Artaud, lettre à André Breton du 14 janvier 1947, Suppôts et supplications, dans Œuvres, op. cit., p. 1329. Ici, comme pour toutes les citations suivantes tirées des écrits d’Artaud, on a toujours respecté l’usage des majuscules ou des minuscules que fait l’écrivain lorsqu’il s’agit des initiales des mots « Dieu » et « Christ ». 24. Voir à ce propos Massimo Cacciari, Le Jésus de Nietzsche, tr. de M. Valensi, Paris, L’Éclat, « Éclats », 2011. 25. Antonin Artaud, « L’histoire vraie de Jésus-christ » [1976], Textes écrits en 1947, dans Œuvres, op. cit., p. 1554. 26. Ibid.

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 21

les besoins de sa sinistre cause27 ». En même temps, il reconnaît l’existence de l’« homme du nom de Jésus-christ », avec lequel il établit un lien d’identification fondamental pour comprendre son rapport à la figure du Christ, qu’il attaque mais qu’il tente parallèlement de réinventer. Beckett aussi — on y reviendra —, parvient à travers ses écrits à s’identifier avec la figure du Christ en dépit de ses nettes prises de distance du christianisme et de son éducation protestante : « Ma famille », dit-il, « était protestante, mais, pour moi, ce n’était qu’ennui, j’ai abandonné28. » Bien que tout à fait critique, le rapport de l’auteur d’En attendant Godot avec la religion chrétienne et la « question de Dieu29 » reste pourtant central pour une compréhension d’une œuvre et d’une pensée qui relèvent d’une forme de « mysticisme athée30 » et d’une profonde connaissance du christianisme, au point qu’on a pu même qualifier Beckett de « chrétien de cœur, athée d’esprit31 ». L’écrivain, d’ailleurs, est loin d’avoir complètement abandonné la religion de sa mère dont de nombreux éléments émergent au fil de ses textes (comme les hymnes luthériens dans La Dernière Bande), à côté d’autres appartenant à la doctrine catholique qu’il connaissait aussi très bien en raison de la diffusion du catholicisme en Irlande. Comme Lance St. John Butler l’a bien remarqué, son attitude par rapport au protestantisme et plus généralement au christianisme est 27. Ibid. 28. Samuel Beckett, dans Ludovic Janvier, Beckett par lui même, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1969, p. 7. 29. La problématique est au centre de l’ouvrage de Jean van Der Hoeden, Samuel Beckett et la question de Dieu (Paris, Cerf, « Théologies », 1997) ainsi que de plusieurs études sur Beckett et la religion, parmi lesquelles nous rappellons le numéro de la série Samuel Beckett Today / Aujourd’hui édité par Marius Buning, Matthijs Engelberts et Onno Kosters (Samuel Beckett Today / Aujourd’hui, vol. IX : Beckett and religion suivi de Beckett-Aesthetics-politics, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 2000), ou encore le tout récent ouvrage de Ilian Bailey portant sur la présence de la Bible dans l’œuvre de Beckett (Samuel Beckett and the Bible, London-New York, Bloomsbury, « Historicizing modernism », 2014). 30. Yannick Hoffert, « Religion », dans Marie-Claude Hubert (éd.), Dictionnaire Beckett, Paris, Honoré Champion, « Références & Dictionnaires », 2011, p. 912. 31. Arnaud Beaujeu, Samuel Beckett : trivial et spirituel. Le langage dans les pièces théâtrales, radiophoniques et télévisuelles, Amsterdam-New York, Rodopi, « Collection monographique Rodopi en littérature française contemporaine », 2011, p. 155. Comme le souligne Beaujeu, il s’agit d’une reformulation d’une remarque exprimée par John Calder (« Il était chrétien athée de cerveau, chrétien dans son cœur ») lors d’une table ronde portant sur « L’homme Beckett », qui a eu lieu le 15 novembre 2006 à la Bibliothèque nationale de France (Paris).

22 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

aussi ambivalente qu’ambiguë. Les éléments ironiques, scatologiques et blasphématoires par rapport à cette religion, qui dominent dans ses premiers textes, s’accompagnent dans ses œuvres (telles que Molloy) d’autres références bien plus positives, ou du moins neutres, dans un équilibre qui va se renverser à partir des années 60 en faveur de ces derniers32. Comme le souligne Gilles Ernst, le même traitement est réservé également au Christ, Verbe incarné, si bien que son attitude sarcastique par rapport au christianisme se ralentit considérablement lorsqu’il évoque cette figure et au point que ses « attaques se font moins virulentes au fur et à mesure que Beckett avance dans son œuvre33 ». La mise en garde d’Ernst à propos de cette présence chez l’écrivain est très explicite. « Beckett », dit-il quelques lignes plus loin, « s’acharne trop sur le Christ pour ne pas continuer à parler de lui34. » Chez Pasolini, l’importance de la figure du Christ est bien plus (re)connue, comme l’atteste aussi la récente publication, en 2018, du Christ selon Pasolini, un recueil d’extraits de l’œuvre de l’écrivain choisis, traduits en français et présentés par René de Ceccatty35. Et si l’on pense à Pasolini seulement en tant qu’auteur et réalisateur de L’Évangile selon saint Matthieu, film qui a été cautionné par l’Église catholique, il peut paraître quelque peu étrange de le convoquer dans le cadre d’une réflexion sur comment l’exploration et la figuration d’une expérience du sacré peut comporter non seulement une remise en discussion des fondements du système de croyances chrétien, mais aussi une opération de défiguration de l’image chrétienne du Christ. Pourtant, c’est Pasolini lui-même qui, en parlant du Christ de son film, reconnaît l’avoir involontairement « hystérisé » puisque, tout en « ayant décidé d’être absolument fidèle [...] au texte

32.

Voir à ce propos Lance St. John Butler, « “A Mythology with which I am perfectly familiar”: Samuel Beckett and the Absence of God », Robert Welch (éd.), Irish writers and religion, Gerrards Cross, C. Smythe, Irish Literary Studies, 1992, p. 169‑184. 33. Gilles Ernst, « Dieu », dans Marie-Claude Hubert (éd.), Dictionnaire Beckett, op. cit., p. 341. 34. Ibid. 35. Comme l’explique René de Ceccatty dans son introduction, ce volume a recueilli « les textes attachés à la genèse de L’Évangile selon saint Matthieu, et à sa réception, mais aussi ceux permettant de comprendre la spiritualité du poète et sa profonde identification à la Passion du Christ ». En ce sens, le présent travail propose une lecture tout à fait complémentaire par rapport à celle proposée par René de Ceccatty. Pier Paolo Pasolini, Le Christ selon Pasolini, textes choisis, traduits et présentées par René de Ceccatty, Paris, Bayard, 2018, p. 11.

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 23

de saint Matthieu36 », comme lui-même le constate, il a tenté de substituer à son regard athée celui d’un croyant. « Je suis athée », déclare-t-il, et maintes fois au long de sa vie, en précisant toutefois : « mais mon rapport avec les choses est plein de mystère et de sacré37. » Et c’est justement dans le cadre d’une exploration d’une expérience du sacré traduisant ce regard que l’écrivain porte sur le monde — et qui se veut athée nonobstant sa formation catholique38 — que s’insère son besoin de repenser cette image sacrée, celle du Christ, dont la puissance bouleversante l’a toujours fasciné. Comme on le verra, l’auteur du Rossignol de l’Église catholique a, au lond de son parcours, exprimé à plusieurs reprises la nécessité d’arracher le Christ de l’orthodoxie et de l’iconographie chrétiennes, afin de le faire parvenir à retrouver une image vierge et restituée à sa force sacrée originelle, énergie qu’à ses yeux cette tradition millénaire a étouffée. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la critique de la religion et des institutions chrétiennes, et notamment de l’Église catholique, que l’auteur de La Ricotta (film pour lequel il a été accusé en 1963 de « dénigrement de la religion

36.

Pier Paolo Pasolini, « Marxismo e Cristianesimo. Dibattito pubblico » [1964], dans Saggi sulla politica e la società, édition établie par Walter Siti et Silvia De Laude, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 807. C’est nous qui traduisons. 37. Pier Paolo Pasolini, dans Giuseppe Conte Calabrese, Pasolini e il sacro, op. cit., p. 9. C’est nous qui traduisons. Parmi les ouvrages qui portent sur le sacré dans l’œuvre de Pasolini, on rappelle ici aussi l’ouvrage collectif dirigé par Angela Felice et Gian Paolo Gri, Pasolini e l’interrogazione del sacro (Venise-Casarsa della Delizia, Marsilio-Centro studi Pier Paolo Pasolini, « Pasolini: richerche », 2013) et celui monographique de Caterina Verbaro (Pasolini: nel recinto del sacro, Rome, Perrone, « SagUni letteratura », 2017) portant, à travers l’étude d’un choix de textes exemplaires dans ce domaine, sur les imbrications entre la notion du sacré et son écriture poétique. 38. Dans un célèbre entretien avec Jean Duflot, Pasolini minimise l’influence dans sa pensée de sa formation religieuse : « Je n’ai pour ainsi dire pas eu de formation religieuse. Mon père ne croyait pas en Dieu. S’il allait à la messe le dimanche, ce n’était que par respect d’une institution garante de l’ordre établi. [...] La famille “avait de la religion”, mais sans bigoterie. Ma mère avait les traditions religieuses de la plupart des paysans. Sa foi était le prolongement de sa poésie ou, comme disent les théologiens, une religion naturelle. Je n’ai donc subi aucune pression religieuse, et n’ai été conditionné par aucune éducation catholique. Les seules occasions d’école buissonnière dont j’ai profité, je me les suis permises au détriment du catéchisme. » Pier Paolo Pasolini, dans Jean Duflot, Pier Paolo Pasolini, Le Rêve du centaure : entretiens avec Pier Paolo Pasolini, édition revue et corrigée, La Bauche, À plus d’un titre, 2016, p. 27‑28.

24 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

d’État39 »), de Théorème et du script en vers intitulé Blasphème40, mène au fil de ses œuvres et dont la virulence atteint celle d’Artaud et de Beckett, mais sans l’ironie de ce dernier (forme de l’esprit qu’il juge bourgeoise et qu’il critique) et intercalée par des moments de douceur qui lui font regarder avec émotion vers les institutions chrétiennes, car il reconnaît leur rôle réconfortant ainsi que le besoin d’apaisement conduisant l’homme vers ces dernières. En dépit de la diversité de leurs parcours, les pensées et les démarches critiques de ces écrivains convergent autour d’un élément fondamental dans ce cadre. Elles ont en commun d’envisager (et de contester) le christianisme en tant que « régime de vérité », pour le dire avec une terminologie foucaldienne, et c’est en cela que consiste la deuxième raison de les rapprocher41. Le christianisme est traité chez eux en tant que producteur, par le biais de ses institutions et de leurs représentants, d’un discours de vérité dont l’influence est majeure dans la structuration de la pensée et la civilisation occidentales. Leur critique relève ainsi du fait, qu’en tant que tel, le christianisme participe tant à l’imbrication du « savoir » et du « pouvoir » que ces régimes comportent, qu’à leurs pratiques d’assujettissement des individus qui, par leur « croyance », y adhèrent et les tiennent pour vrais42, en les laissant déterminer tant leur rapport à soi et au monde que leur connaissance de soi-même et de la réalité qui les entoure. Et 39. Voir à ce propos Pascale Deloche, « Le procès de Pasolini pour La Ricotta, un jugement eschatologique ? », Histoire, monde et cultures religieuses, no  33, 2015/1, p. 83‑97. 40. Pier Paolo Pasolini, Bestemmia [1962‑1967], dans Tutte le poesie, t. I, édition établie par W. Siti, Milan, Mondadori, 2003, p. 995‑1115. Notons d’ailleurs que tout comme son Évangile, ce texte est dédié à Jean XXIII, qui en 1962 a ouvert le Concile Vatican II. 41. Par « régime de vérité », Foucault entend « les types de discours qu’[une société] accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ». Michel Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel » [1976], dans Dits et écrits, t. II : 1976‑1988, op. cit., p. 112. À propos du christianisme comme « régime de vérité » dans l’œuvre de Foucault voir : Philippe Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, Lyon, ENS Éditions, « La croisée des chemins », 2011. 42. Dans ce cadre, on peut en effet considérer « la croyance », d’après Gérard Leclerc qui problématise cette notion par rapport à celle foucaldienne de « régime de vérité », comme « l’adhésion à un discours (parole, texte) tenu pour vrai ». Voir Gérard Leclerc, « Histoire de la vérité et généalogie de l’autorité », Cahiers internationaux de sociologie, no 111, 2001/2, p. 215.

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 25

c’est précisément dans ce contexte que s’insère le choix méthodologique d’encadrer l’analyse de cette critique chez ces écrivains dans une autre portant sur Georges Bataille et son expérience intérieure, cette « expérience limite43 », « ce moment souverain44 » qui, insiste-t-il, a la puissance de mettre radicalement en question tout discours ou régime de sens et de vérité, et notamment ceux chrétiens. « L’expérience du sacré est de telle nature qu’elle ne peut pas laisser indifférent », écrit-il en 1939 à Michel Leiris à propos du Collège de sociologie, en expliquant que sa pensée sur le sacré procède de celle de Hegel et de Nietzsche, et soulignant le besoin de s’écarter de celle de Durkheim et de Mauss. Et puis, en marquant ultérieurement la nature bouleversante de cette expérience, il continue : « Celui qui rencontre le sacré n’a pas plus de moyens de lui demeurer étranger qu’un chrétien ne pourrait demeurer étranger à Dieu45. » La théorie de Bataille procède d’une pensée enracinée dans la notion nietzschéenne de la « mort de Dieu », cette expérience typiquement moderne qu’on peut concevoir à la fois comme une « expérimentation personnelle » et comme un « événement culturel » qui hante la pensée et la littérature occidentales depuis la fin du XVIIIe siècle46. Bataille pose le problème du religieux précisément en ces termes, à savoir dans le cadre d’une expérience du sacré athée, athéologique et, en tant que telle, libératoire par rapport au discours chrétien, comme à l’égard de tout discours prétendant saisir rationnellement et communiquer une vérité qui, pour lui, reste au contraire toujours foncièrement « inachevable47 » puisque son objet — à savoir l’être et le sens du réel, de l’homme et de la vie — est impossible à saisir dans sa totalité. Cependant, comme l’ont déjà remarqué Pierre Klossowski, et plus récemment Per Buvik48, le christianisme reste chez lui un 43. Michel Foucault, « Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) » [1963], dans Dits et écrits, t. I : 1954‑1975, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 263. 44. Georges Bataille, Méthode de méditation [1947], dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, vol. I, Paris, Gallimard, « Blanche », p. 213. 45. Georges Bataille, Lettre à Michel Leiris du 5 juillet 1939, dans Choix de lettres. 1917‑1962, édition établie, présentée et annoté par Michel Surya, Paris Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 1997, p. 164. 46. Voir à ce propos le sous-chapitre « L’expérience de la transgression : Georges Bataille », dans Philippe Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, op. cit., p. 245‑257. 47. Georges Bataille, Le Coupable [1944], dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, vol. I, op. cit., p. 279. 48. Voir le chapitre « La messe de Georges Bataille. À propos de l’Abbé C... » dans Pierre Klossowski, Un si funeste désir [1963], Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2014, p. 114‑125, et aussi Per Buvik, L’Identité des contraires. Sur Georges Bataille et

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point de repère indispensable pour comprendre sa pensée ainsi que son expérience intérieure. La notion de la « mort de Dieu » qui fonde sa pensée convoque chez lui un imaginaire profondément christique et qui, par le biais d’un travail de défiguration de l’image chrétienne du Christ, lui permet de communiquer et de figurer l’expérience d’un sacré qu’il prétend au contraire être indicible et infigurable. Dans son œuvre, le christianisme reste une « structure culturelle49 » incontournable, tout comme il l’est chez Artaud, Beckett et Pasolini. Même si, par opposition, cette religion lui permet de penser et de formuler — au fil de ses écrits théoriques — une expérience intérieure, bouleversante et « insoutenable50 » (telle qu’il la qualifie dans les premières lignes d’un fameux article publié en 1951 dans Critique et consacré à Molloy51), mais qui est en même temps tout aussi subjective que partagée, comme le montrent bien les nombreuses références qui nourrissent sa pensée et qui vont des écrits de Nietzsche et d’Heidegger aux œuvres de Maurice Blanchot. C’est pourquoi, cette théorie offre un cadre fructueux pour sonder les mêmes problématiques chez des écrivains dont la pensée croise en plusieurs points celle de Bataille52, à partir de leur intérêt pour une exploration de l’expérience que l’homme a du monde et notamment le christianisme, Paris, Éditions du Sandre, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 2010. 49. Pierre Klossowski, Un si funeste désir, op. cit., p. 121. 50. Georges Bataille, « Le silence de Molloy » [1951], dans Œuvres complètes, t. XII : Articles II. 1950‑1961, Paris, Gallimard, « Blanche », 1988, p. 85. 51. Ibid., p. 85‑94. 52. Rappelons d’ailleurs que Bataille et Artaud se connaissaient bien pour avoir baigné dans le même milieu surréaliste et qu’Artaud fut parmi les premiers à comprendre l’inspiration profondément chrétienne de la pensée formulée par Bataille dans L’Expérience intérieure, comme le rappelle ce dernier dans un texte sur Artaud du Surréalisme du jour au jour (publié en 1951 et ensuite recueilli dans Georges Bataille, Œuvres complètes, t. VIII : L’Histoire de l’érotisme, Paris, Gallimard, « Blanche », p. 180‑181). Bataille a aussi connu Beckett, qu’il a voulu rencontrer après la publication de Molloy, livre que dans son article il salue et qui le frappe tout d’abord puisque, de manière très proche de son Expérience intérieure, il conte ce que Bataille appelle « la réalité à l’état pur », c’est-à-dire « cette réalité fondamentale qui se propose sans cesse à nous mais dont sans cesse une épouvante nous écarte et que nous refusons de voir et où nous devons sans cesse nous efforcer de ne pas sombrer, qui n’est connue de nous que sous la forme insaisissable de l’angoisse ». (Georges Bataille, « Le silence de Molloy », art. cit., p. 85.) Sans compter qu’en revanche, Georges Bataille était parmi les auteurs étrangers que Pasolini a indubitablement lu et avec intérêt, comme l’ont récemment souligné Graziella Chiarcossi et Franco Zabaglia (Cf. Graziella Chiarcossi et Franco Zabagli (éds), La biblioteca di Pier Paolo Pasolini, Firenze, Olschki, « Studi / Gabinetto scientifico letterario G. P. Vieusseux », 2017, p. 149).

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 27

lorsque celle-ci se donne comme une expérience « critique » dans plusieurs des significations que cet adjectif porte en soi : avec ce mot, on indique en effet ce qui est « marqué par une crise », ce « qui comporte un danger, des risques » ainsi qu’un processus de remise en question du « bien-fondé des valeurs absolues, des règles, des conventions » (TLF), opération qui pourtant, comme le souligne Bataille lui-même, « n’est pas exactement nier53 ». Dans le but de problématiser la relation de ces écrivains à la religion chrétienne et à la figure qui en est le fondement, ce travail se propose dans un premier temps d’explorer, sous l’égide des écrits de Bataille sur le sujet, comment se structurent dans leurs œuvres respectives ces expériences bouleversantes. L’objectif étant celui de mesurer en quoi ces vécus déchirants impliquent — sur la base de l’expérience d’un « objet » fuyant toute « abstraction » et ouvrant chez le sujet une vision du monde autre, où « rien n’est séparé » et où tout plonge dans une « fusion indéfinie54 » — un rejet plus ou moins virulent du Dieu chrétien, mais aussi l’émergence d’un imaginaire renvoyant au Christ au moment de sa Passion. L’image du Christ crucifié parvient ainsi à figurer tant le sujet lui-même que cet objet insaisissable que (dans un article portant sur L’Homme et le sacré de Roger Caillois) Bataille appelle le « sacré », un sacré qui, souligne-t-il, n’est pas « conforme à la raison55 » et échappe au cadre donné des « religions “révélées”56 ». Mais ces expériences, comment peuvent-elles être, d’une part, violemment critiques par rapport au christianisme et, de l’autre, profondément christiques ? Définissent-elles, comme le suggère Jean-François Louette à propos de Bataille, un « nouveau sacré57 », c’est-à-dire un sacré qui, en se distinguant de celui chrétien, ouvre la possibilité d’une « résacralisation non chrétienne du monde58 » ? Et si c’est le cas, comment ce « nouveau sacré » peut-il être à la fois christique et anti-chrétien ? Ce sont ces pistes que la première et la deuxième partie du travail se proposent d’explorer en se focalisant, l’une, sur la nature de ces expériences, telles qu’interrogées dans les œuvres de ces écrivains et dans leur rapport à la religion chrétienne, et l’autre, sur l’émergence dans ce cadre d’un imaginaire renvoyant à la figure du Christ. 53. Georges Bataille, « Annexe 5. Discussion sur le péché », dans Œuvres complètes, t. VI : La Somme athéologique, vol. II, op. cit., p. 352. 54. Georges Bataille, « La guerre et la philosophie du sacré », dans Œuvres complètes, t. XII : Articles II. 1950‑1961, op. cit., p. 48. 55. Ibid., p. 52. 56. Ibid., p. 49. 57. Jean-François Louette, « Georges Bataille : un nouveau sacré », Revue des Deux Mondes, mai 2008, p. 80‑86. 58. Ibid., p. 82.

28 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Le but étant celui de mettre en avant la présence du « thème » intertextuel de la Passion, où par « thème » l’on entend avec Greimas et Courtès un « parcours » qui, sur la base d’éléments disséminés dans un discours ou dans un récit, contribue à la « figurativisation59 » des sujets et des objets d’une structure narrative (verbale ou visuelle), à savoir à leur « iconisation » et donc à la production d’une « illusion référentielle60 » transformant ces éléments à la fois en « images du monde » et, dans ce cas, en images évoquant celles de la Passion et du Christ crucifié. Par ce processus, la Passion du Christ et l’image du Christ crucifié parviennent, plus ou moins explicitement, à figurer non seulement ces expériences déchirantes, mais aussi les objets qui les provoquent et les sujets qui, entre angoisse et désir, les vivent jusqu’au bout, jusqu’à se (con)fondre avec cet élément insaisissable qui les déclenche et à se laisser complètement transformer par ce dernier. Toutefois, ceci advient dans le cadre d’expériences qui impliquent celle brutale de la perte ou de l’absence de Dieu, et notamment du Dieu chrétien, et au sein d’œuvres qui comportent d’importantes prises de distance de la religion chrétienne. Qu’est-ce que cela implique par rapport à l’image du Christ qui est au cœur de cette opération de figuration de ces expériences elles-mêmes ? La troisième partie de ce volume est consacrée à cette question et se propose d’abord d’étudier les trois principaux « motifs » (le motif de l’Incarnation, le motif de la Crucifixion et le motif de la Résurrection) qui composent chez ces écrivains le thème la Passion. Ce dernier émerge de manière recourrante dans leurs textes (fictionnels et non fictionnels), mais aussi dans leurs œuvres visuelles et de manière oblique et, en tant que telle, conforme à la transversalité et à l’intertextualité de leur critique du christianisme. Comme le souligne Boris Tomachevsky, même si le thème est à considérer comme une unité permettant de (dé)composer une œuvre, il est luimême (dé)composable, car formé lui aussi par des unités figuratives plus petites, à savoir les « motifs ». Ces derniers peuvent donc « être transmis d’un schéma narratif à un autre61 » et, selon leur nature, peuvent déterminer la structure narrative et signifiante d’une œuvre. Mais ce sont précisément 59. Algridas Julien Greimas, Joseph Courtés, « Thématisations » et « Thème », dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage [1979], Paris, Hachette supérieur, « Hachette université. Linguistique », 1993, p. 394‑395. 60. Algridas Julien Greimas, Joseph Courtés, « Figurativisation », dans ibid., p. 148. 61. Boris Tomachevsky, « Thématique » dans Théorie de la littérature, textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1965, p. 269.

Avant-propos — Un anti-christianisme christique ? 29

leur autonomie et leur capacité de « migrer » d’un « univers culturel donné62 » à un autre, ainsi que les nouvelles significations que ce déplacement leur confère, qui constituent leur intérêt dans ce cadre, car c’est à cette mobilité des motifs, déjà inhérente à l’étymologie du mot lui-même, qu’on doit l’étrange coprésence chez Artaud, Beckett et Pasolini d’un imaginaire christique et d’un discours antichrétien. Cette cohabitation leur permet d’acquérir des significations nouvelles remettant en question les bases du discours chrétien dont ces motifs mêmes sont issus. En ce sens, il s’agit donc d’éléments actifs, qui mettent en mouvement et agissent sur les images qu’ils (dé)composent et qu’ils convoquent, ainsi que sur leur sens. La présence dans ce cadre de ces motifs reste à lire, comme le veut Panofsky, en tant que composante essentielle de ce « symptôme culturel d’une époque63 » qu’est toute œuvre d’art, mais sans négliger de les comprendre aussi comme des agents qui en travaillent les significations et les sens tant au niveau du contenu qu’à celui de la forme. Ce qui, dans le contexte de la présente étude, est absolument fondamental, car l’émergence de ces motifs agit sur la forme et le sens d’une image, celle du Verbe incarné, incontournable dans une réflexion sur la notion même de figuration. L’action de ces motifs comporte d’ailleurs un processus de dé-figuration de l’image du Christ de l’iconographie et de l’orthodoxie chrétiennes qui, d’une part, exprime une critique de cette image sacrée — qu’elle désacralise et rend méconnaissable —, et, de l’autre, contribue à la réinventer, voire à la refigurer et à la resacraliser —, mais en dehors de toute doxa et conformément à la nature de l’expérience contradictoire qui la convoque en première instance. C’est pourquoi il est inévitable de commencer le parcours proposé dans les pages qui suivent par une exploration de cette expérience complexe et profondement critique. 62.

Algridas Julien Greimas, Joseph Courtés, « Motif », dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, op. cit., p. 238‑239. Greimas et Courtés notent à propos du motif qu’il « possède [...] un sens indépendant de sa signification fonctionnelle par rapport à l’ensemble du récit dans lequel il prend place. Si l’on considère la structure narrative du récit — avec ces parcours narratifs — comme un invariant, les motifs se présentent alors comme des variables et inversement : d’où la possibilité de les étudier pour eux-mêmes en les considérant comme un niveau structurel autonome et parallèle aux articulations narratives. C’est dans cette perspective qu’on peut assimiler les motifs à des configurations discursives aussi bien pour ce qui est de leur organisation interne propre [...] que pour ce qui a trait à leur intégration dans une unité discursive plus large. » Ibid., p. 239. 63. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, tr. de C. Herbette, B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1967, p. 17‑23.

Prélude

Une expérience énigmatique L’homme, de nos jours, n’a de vérité que dans l’énigme du fou qu’il est et n’est pas... (Michel Foucault)

«

 C

e livre est le récit d’un désespoir », avertit Georges Bataille dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure, livre publié en 1943 et repris en 1954 dans le premier tome de sa Somme athéologique. « Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à résoudre », continue-t-il. « Toute ma vie — ses moments bizarres, déréglés, autant que des lourdes méditations — s’est passée à résoudre l’énigme1. » C’est avec ces quelques mots que le philosophe pose le point de départ d’une réflexion qui va se développer comme une radicale remise en question des « démarches intellectuelles » et de la « connaissance discursive2 », par lesquelles l’homme essaie de connaître le monde qui l’entoure, présumant pouvoir en saisir le sens par la raison et le langage. Lorsqu’on parle d’« énigme », on indique en effet une « chose difficile à comprendre ou impossible à connaître » ou un « jeu d’esprit mettant à l’épreuve la sagacité de [son] interlocuteur qui doit trouver la réponse à une interrogation dont le sens est caché sous une parabole ou une métaphore » (TLF). Problématiser en ces termes l’expérience que l’homme a du monde qui l’entoure, à savoir comme une interrogation posée par ce dernier à qui l’habite, implique de soulever au moins deux questions fondamentales.

1.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure [1943], dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, vol. I, op. cit., p. 11. 2. Ibid.

34 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

La première de ces problématiques concerne la possibilité pour l’homme de décrypter par sa pensée la structure signifiante d’une réalité qui se donne à lui comme un système métaphorique à décoder à travers des grilles permettant de croiser le langage du monde et celui de l’homme, et d’interpréter l’un par l’autre sur la base de cette règle classique, selon laquelle le « savoir » consisterait donc en la capacité de « rapporter le langage à du langage3 », pour reprendre les mots de Michel Foucault. Il s’agit d’une vision loin d’être nouvelle et qui s’enracine dans une conception de la réalité conçue comme un livre à lire, notion dominante au XVIe siècle et que Foucault explique ainsi : « Le langage […] est déposé dans le monde et il en fait partie à la fois parce que les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme comme un langage, et parce que les mots se proposent aux hommes comme des choses à déchiffrer4. » Penser le monde comme une énigme à résoudre comporte l’idée que l’homme est capable de décoder son langage, de saisir les liens métaphoriques entre les mots, les choses et les idées que cette énigme établit et, ainsi faisant, de pénétrer et cueillir le sens de ce dernier. Cependant, en plein accord avec ce que Foucault appelle le « cogito moderne5 », le choix de Bataille d’évoquer dans ce cadre non pas un simple acte de lecture mais une « énigme », implique aussi que ce processus n’est pas donné et que l’homme peut se trouver face à des éléments inconnus faisant émerger l’impensé et l’impensable qui lui sont inhérents et qui remettent en question tant la notion d’homme — en tant qu’être pensant — que la nature et les structures de son langage. Le deuxième questionnement que cette posture de Bataille implique concerne cette vieille croyance qui consiste, dit-il, à « supposer qu’il y eut dans le monde un sens », à savoir que ce « sens serait donné » et que « l’homme aurait à le découvrir6 ». Il s’agit d’une croyance qui établit une réciprocité fondamentale entre l’homme et le monde dans lequel il est plongé et dont il fait l’expérience. D’une part, pour que le monde puisse se donner à l’homme comme un ensemble achevé et « plein de sens7 », il exige de lui qu’il soit capable de le penser et de le comprendre en tant que tel : « Un ensemble a besoin de l’esprit qui le considère : il n’est un

3.

Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des Sciences humaines, Paris, Gallimard, « Tel », 1966, p. 55. 4. Ibid., p. 49‑50. 5. Ibid., p. 35. 6. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 426 (« Notes »). 7. Ibid.

Une expérience énigmatique

35

que dans l’esprit8 », écrit Bataille dans Le Coupable. D’autre part, pour que l’homme, ce « parlêtre » qui — comme le note Lacan9 — « est [...] médiatisé par les mots10 », puisse se réaliser et parvenir à « être tout11 », selon une formule récurrente chez Bataille, il doit s’avérer capable de mener à terme le travail interprétatif que l’énigme du monde lui impose. L’aboutissement de cette tâche dépend, en première instance, de sa capacité d’attribuer une signification à chaque élément qui compose à la fois la réalité qui l’entoure et l’interrogation que celle-ci lui (im)pose, c’est-à-dire de sa capacité d’ordonner sa pensée sur la base d’un processus et d’un système de représentation du sens et donc sur la base d’un « discours12 ». Cependant, dès ses premières pages, Bataille présente son ouvrage comme le récit d’un désespoir. L’écrivain propose, en effet, une exploration de ce qui se passe lorsque ces démarches de décryptage du réel rencontrent une impossibilité et échouent, à savoir quand quelque chose entrave toute possible tentative de résolution de cette énigme qu’est le monde. Qu’en est-il, à ce point, des croyances qui fondent une conception de la réalité comme un rébus dont il faut trouver la clé de lecture ? Que se passe-t-il lorsque, en essayant de le résoudre, on bute sur un « vide irrespirable13 » ? Tout s’écroule, dit Bataille, y compris la croyance rassurante de pouvoir réussir dans cette tâche de décryptage et de parvenir ainsi à « être tout ». Mais c’est précisément à ce moment, c’est-à-dire lorsque l’homme a le courage d’admettre son impuissance et de se dire « “J’ai honte d’avoir voulu l’être [être tout], car je vois maintenant que c’était dormir” », que

8.

Georges Bataille, Le Coupable [1944], dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, vol. I, op. cit., p. 266. 9. Notons à ce propos que Bataille et Lacan se connaissaient bien car, comme le rappelle Michel Surya, Bataille assiste au cours sur Hegel qu’Alexandre Kojève tient de 1933 à 1936 à l’École des hautes études, cours devenu célèbre auquel participent entre autres Jacques Lacan, Roger Caillois, Maurice Merleau-Ponty, André Breton, Raymond Queneau. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 196. 10. Jacques Lacan, « Joyce le symptôme II », dans Jacques Aubert (éd.), Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, « Bibliothèque des Analytica », 1987, p. 33. 11. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 10. 12. Dans L’Écriture et la différence, en s’appuyant autant sur les écrits de Bataille que sur ceux de Foucault, Derrida définit le discours précisément comme « l’unité du procès et du système » de représentation du sens. Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, « Tel quel », 1967, p. 380. 13. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 10.

36 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

« commence » cette « expérience singulière14 » que l’écrivain s’engage à présenter au lecteur dans son ouvrage. L’expérience au cœur de la pensée de Bataille est celle vécue par l’homme lorsqu’il parvient à atteindre ce que le philosophe appelle « l’extrême du possible », à savoir lorsqu’il se trouve impuissant devant une question sans réponse, devant une énigme qui, en dépit de ses maintes tentatives de la décoder, s’avère être « insoluble15 ». Cette expérience déchirante naît de la prise de conscience d’un manque de sens, autant extérieur qu’intérieur, qui révèle à l’homme l’inconsistance de tous ses « bavardages » et de toutes les « illusions nuageuses » — écrit le philosophe — qu’il a eu l’« hypocrisie intérieure » d’articuler, voire de toute malingre « réponse du passé16 » forgée pour tenter de combler son non-savoir. « Les fondements sont branlants », écrit Carlo Pasi à propos de cette prise de conscience, « et le vide est le revers épouvantable d’une haletante consistance. L’aspiration angoissée à un ordre possible, le pressentiment de l’échec créent un tourbillon émotif qui empêche la pensée de manœuvrer dans la distension17. » La base de l’expérience que Bataille s’engage à théoriser est la mise à nu de la fragilité de toute connaissance discursive, de toute certitude et de toute croyance formulée par l’homme face au monde, y compris celle que ce dernier ait un sens ultime discernable par la pensée et que, en le saisissant, l’homme puisse parvenir à apaiser son angoisse du non-savoir et à se compléter en comblant tout possible manque intérieur de sens. L’écrivain avertit dès le début son lecteur : « La souffrance s’avouant du désintoxiqué est l’objet de ce livre18. » Comme le montre bien son ébauche de préface, Bataille avait d’ailleurs envisagé de clôturer ce texte introductif en posant la question de l’énigme directement de la sorte : « Je n’ai plus la possibilité comme autrefois de résoudre, ou croire de résoudre, par un mouvement hardi, un défi au monde, les difficultés qu’il me présente19. » La conscience de cette impossibilité devient ainsi le tremplin par lequel l’homme peut se plonger dans, et vivre jusqu’au bout, une expérience intérieure telle que l’écrivain la conçoit. 14. Ibid. 15. Ibid., p. 11. 16. Ibid., p. 10. 17. Carlo Pasi, Georges Bataille: la ferita dell’eccesso, Turin, Bollati Boringhieri, « Saggi. Arte e Letteratura », 2002, p. 10. C’est nous qui traduisons. 18. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 10. 19. Ibid., p. 425 (« Notes »).

Une expérience énigmatique

37

L’expérience intérieure se veut et se donne comme une radicale remise en question de deux conceptions complémentaires : une conception du monde comme un ensemble foncièrement achevé, puisque doué d’un sens ultime, et une idée de l’homme comme être achevant et achevable, car capable de trouver la réponse à la devinette et de combler, ainsi faisant, tout possible manque intérieur de sens. C’est pourquoi, comme l’écrivain le souligne à maintes reprises, cette expérience profondément troublante laisse le sujet qui la vit en proie à la fois à une effrayante angoisse du non-savoir et à un pressant désir de comprendre et de savoir suscités par l’inconnu qui provoque cette expérience elle-même. En ce sens, cette dernière s’avère proche de l’expérience du « numineux » dont parle Rudolf Otto20. Cependant, l’élan désirant qu’elle suscite ne fait, note Pasi, qu’« alimenter le vide, dans une recherche exaspérée et sans limites [...]. L’absence se transforme en une tension vers l’objet insalissable, soustrait21 ». L’angoisse que cette expérience engendre s’accompagne d’une « force enquêtante, constructive », une force « greffée au désir22 » qui pousse sans cesse à la recherche de ce « quelque chose de doux, d’insensé, de transfigurant23 » dont le sujet fait expérience. Sauf que cette « présence irréductible à quelque notion que ce soit24 » ne peut qu’être perçue par le sujet comme une absence, comme un vide qui, en tant que tel, détermine

20.

Ce mot, avec lequel Otto propose de repenser le « sacré » comme élément mystérieux fuyant toute forme de rationalisation et à toute « saturation éthique », indique en effet un objet qui échappe à la raison et qui, d’une part, provoque chez le sujet ce qu’il appelle un « effroi mystique » qui « paralyse » le sujet qui le pressent. Tandis que, de l’autre, cette expérience engendre chez qui la vit un élan qui évéille ses passions, sa sensibilité, sa force en le mettant en mouvement. C’est ce que Otto appelle l’« élément d’énergie » qui est propre au numineux, une notion qui pour son ambivalence est proche de celle du sacré tel que conçu par Bataille, dont elle se distingue en revanche pour le troisième effet qu’elle provoque dans le sujet, à savoir la perception de son « état de créature », de son « insignifiance [...] devant la “majestas” » du numineux. Rudolf Otto, Le Sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel [1917], tr. de A. Jundt, Paris, Payot & Rivages, « Petite bibliothèque Payot », 1995, p. 27‑43. 21. Carlo Pasi, La Comunicazione crudele. Da Baudelaire a Beckett, Turin, Bollati Boringhieri, « Saggi letterairi », 1998, p. 18. C’est nous qui traduisons. 22. Ibid. 23. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 423 (« Notes »). 24. Georges Bataille, Le Coupable, dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, vol. I, op. cit., p. 253.

38 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

une vertigineuse métamorphose du moi25 faisant brusquement vaciller, jusqu’à la faire écrouler, la notion que le sujet a de lui-même. Chez Sophocle, Œdipe part pour résoudre la devinette du Sphinx en disant : « Le Sphinx avec ses chants artificieux nous oblige à regarder devant nous sans sonder de mystères. Moi, j’éclaircirai tout depuis le début26. » Bataille, quant à lui, note : « Je le verrai [ce monde plein de sens] jusqu’au tréfonds, jusqu’au point où il perd... ce sens qu’indubitablement il a pour moi27. » L’expérience intérieure dont il parle est une claire remise en cause de la présomption exprimée par Œdipe de pouvoir réussir dans sa tâche. « Le sens de l’homme est le non-sens28 », constate l’écrivain en posant un des principes régissant sa pensée. Confronté à l’énigme, à l’inverse de l’Œdipe de Sophocle, l’homme non seulement n’a, pour Bataille, aucune possibilité de la résoudre, mais dans ce processus il doit aussi se confronter à quelque chose d’impensable qui lui impose de prendre brutalement conscience de son irrémédiable impuissance. Ce qui l’affecte au niveau de sa « connaissance discursive », à savoir de sa capacité à construire un discours achevé, rationnel et bien structuré sur le monde qui l’entoure, et sur le plan de sa « connaissance émotionnelle29 », connaissance entamée par l’angoisse et le désir suscités par cette expérience contradictoire. Habituellement, par le mot « expérience », on entend à la fois le « fait d’acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde », et le « résultat de cette acquisition », à savoir « l’ensemble de connaissances concrètes acquises par l’usage et le contact avec la réalité de la vie ». Dans la tradition philosophique, le mot « expérience » est donc utilisé pour indiquer une « connaissance acquise soit par les sens, soit par l’intelligence, soit par les deux, et s’opposant à la 25.

À propos de l’angoisse comme affect lié à une perte et correspondant à une transformation du moi, voir Jacques Lacan, « Symbolique, imaginaire, réel » [1953], Desnoms-du-père, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2005, p. 39. Pour les rapports entre angoisse et désir et notamment avec le désir de cet Autre qui, pour Lacan, est à concevoir comme un objet « inconnu » tant par le sujet que par désir lui-même, voir le chapitre « L’Angoisse, signe du désir » de Jacques Lacan, Le Séminaire X. L’Angoisse (1962‑1963) [1982], Paris, Seuil, « Champ freudien », 2004, p. 25‑38. 26. C’est ce qu’Œdipe dit à Créon dans le prologue d’Œdipe Roi, avant de partir pour résoudre l’énigme du Sphinx. Sophocle, Œdipe Roi, tr. de J. Grosjean, préf. de J.-L. Backès, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2015. C’est nous qui soulignons. 27. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 426 (« Notes »). 28. Ibid., p. 425. 29. Ibid., p. 11.

Une expérience énigmatique

39

connaissance innée impliquée par la nature de l’esprit » (TLF). Comme le résume Jean-Luc Nancy, en se référant à l’œuvre de Bataille et de Sartre, ce mot est à entendre comme « praxis d’un sens et d’une vérité », ou mieux comme « praxis d’un sujet de sens et de vérité30 », précision qui met en avant la présence active et l’importance dans ce cadre du sujet. C’est ce que Bataille souligne en couplant le mot « expérience » avec l’adjectif « intérieure » : l’expérience dont il parle se traduit en une affection de l’esprit, pour le dire avec une formule de Deleuze qui, dans Empirisme et subjectivité, explore justement le « problème d[e la] constitution du sujet31 » à travers l’expérience. Cependant, chez Bataille, cette affection de l’esprit résulte du saisissement non pas d’une vérité mais d’un non-savoir infranchissable qui désarçonne le sujet auquel ce dernier se manifeste : Une telle expérience n’est pas ineffable, mais je la communique à qui l’ignore : sa tradition est difficile (écrite n’est guère que l’introduction de l’orale) ; exige d’autrui angoisse et désir préalables. Ce qui caractérise une telle expérience ne procède pas d’une révélation, où rien non plus se révèle, sinon l’inconnu, est qu’elle n’apporte jamais rien d’apaisant32.

Chez Bataille, on n’apprend pas par l’expérience, celle-ci ne permet pas de formuler un savoir sur le monde. « L’“expérience” », écrit-il dans un passage ensuite biffé de son œuvre, « fuit les connaissances de cet ordre : elle se distingue le plus nettement de la pensée discursive33. » L’expérience intérieure est une remise en cause nette de toute croyance dans le fait que l’homme puisse, par sa raison discursive, tirer de son contact avec le monde une forme ultime de savoir. De même que Deleuze désigne le travail sur le langage mis en œuvre par Beckett comme [la] « science d’épuiser le possible34 », l’on peut concevoir cette expérience intérieure comme le moment dans lequel s’épuisent les possibles de la connaissance que l’homme a du monde et de la vie. D’ailleurs, dans son Sur Nietzsche, Bataille souligne qu’une « expérience si désarmante, évidemment, ne peut être faite qu’une fois toutes les autres tentées, achevées, et tout le possible 30.

Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2001, p. 30‑31. 31. Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité [1953], Paris, PUF, « Epiméthée. Essais philosophiques », 2010, p. 1, 15. 32. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 10. 33. Ibid., p. 430 (« Notes »). 34. Gilles Deleuze, « L’Épuisé », dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, tr. de É. Fournier, Paris, Minuit, 1992, p. 62.

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épuisé35 ». L’expérience intérieure est une épreuve « épuisante » car, d’une part, elle consomme le sujet qui la vit et, de l’autre, elle conduit jusqu’au bout des possibles de l’expérience humaine en tant que processus d’acquisition de connaissances sur le monde et sur soi-même. Dans son introduction, Bataille s’engage à éclaircir immédiatement la nature inconséquente de sa formule prétendant définir une expérience qui se veut comme principe de remise en cause totale de tout ce qui fonde notre savoir : Je n’aime pas [...] les définitions étroites. L’expérience intérieure répond à la nécessité où je suis — l’existence humaine avec moi — de mettre tout en cause (en question) sans repos admissible. [...] J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance. Et je dis aussitôt qu’elle ne mène à aucun havre (mais en un lieu d’égarement, de non-sens)36.

Tout en s’éloignant du sens courant du terme, l’« expérience » à laquelle il consacre ses écrits semble pourtant rejoindre les significations étymologiques de ce mot. Comme le souligne Lacoue-Labarthe dans La Poésie comme expérience en s’appuyant sur une définition de Roger Munier, étymologiquement, le mot « expérience » signifie mettre à l’épreuve aussi bien qu’éprouver. Il implique à la fois l’idée d’un danger, d’une limite, d’un péril, et celle de traversée, de tentative, d’effort à mener jusqu’au bout37. Faire une expérience, et donc « éprouver », signifie pour Bataille, « mettre en cause — soi-même et le monde — apercevoir un leurre, un obstacle38 » qui impose au sujet de s’apercevoir et de mettre à l’épreuve les limites de 35. Georges Bataille, Sur Nietzsche : Volonté de chance [1945], dans Œuvres complètes, t. VI : La Somme athéologique, vol. II, op. cit., p. 21. 36. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15. 37. Lacoue-Labarthe cite la réponse de Roger Munier à une enquête sur ce sujet : « Expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri que l’on retrouve dans periculum, péril, danger. La racine indo-européenne est -per à laquelle se rattachent l’idée de “traversée” et, secondairement, celle d’“épreuve”. En grec, les dérivés sont nombreux qui marquent la traversée, le passage : peirô, traverser ; pera, au-delà ; peraô, passer à travers ; perainô, aller jusqu’au bout ; peras, terme, limite […]. Les confins entre un sens et l’autre sont imprécis. De même qu’en latin periri, tenter et periculum, qui veut d’abord dire épreuve, puis risque, danger. L’idée d’expérience comme traversée se sépare mal, au niveau étymologique et sémantique, de celle de risque. L’“expérience” est au départ, et fondamentalement sans doute, une mise en danger. » Voir Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois éditeur, « Détroits », 1986, p. 30‑31 et Roger Munier, « Réponse à une enquête sur l’expérience », Mise en page, no 1, mai 1972. 38. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 426 (« Notes »).

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sa pensée, activité dangereuse qui risque de bouleverser les notions qu’il a de lui-même et de la réalité dans laquelle il est plongé. La lecture des premières pages de L’Expérience intérieure donne l’impression de se trouver face à la tentative singulièrement contradictoire (puisque destinée à déjouer les possibilités de le faire39) de théoriser et de dire une expérience subjective et catastrophique, car traduisant une recherche intérieure qui semble vouée à atteindre une sorte de « degré zéro » de la pensée. La définition que Barthes donne dans son célèbre essai de cet état ambigu des écritures contemporaines, à savoir celui d’être « suspendue[s] entre les formes abolies et les formes inconnues40 » de la langue, semble parfaitement correspondre à cet état auquel, pour Bataille, la pensée est censée parvenir par cette expérience, c’est-à-dire celui d’être vertigineusement suspendue entre les formes du savoir qu’elle abolit et celles, encore inconnues, que cette expérience même engendre. C’est cet état déchirant que Bataille semble vouloir partager avec un texte qui, comme d’autres de ses livres, vise justement à « communiquer l’expérience intérieure41 », comme il le dit dans L’Érotisme. Communiquer cette expérience signifie la partager et exiger de son lecteur qu’il éprouve les mêmes angoisses et les mêmes désirs, voire qu’il accepte de faire un saut dans l’inconnu impliquant non seulement de remettre en cause les formes de son savoir, mais aussi, comme le rappelle Pasi, accepter l’écroulement « des frontières » et des « limites d’un Moi stable, centré42 » que cela comporte. Et bien que Bataille, au fil des pages, présente au lecteur cette expérience de manière très subjective, elle trouve des échos puissants chez

39.

Il s’agit d’une contradiction dont Bataille a pleine conscience. C’est pourquoi il se préoccupe de souligner à maintes reprises, dans L’Expérience intérieure comme dans d’autres ouvrages, qu’il n’aspire pas à une systématisation bien réglée de sa pensée. « L’expérience intérieure doit de quelque façon répondre à son mouvement, ne peut être une sèche traduction verbale, exécutable en ordre. » Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 18. 40. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres Complètes, I : Livres, textes, entretiens : 1942‑1961, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2012, p. 177. 41. Georges Bataille, L’Érotisme [1957], dans Œuvres complètes, t. X : L’Érotisme, Le Procès de Gilles de Rais, Les Larmes d’Éros, Paris, Gallimard, « Blanche », 1987, p. 37. 42. Carlo Pasi, Georges Bataille: la ferita dell’eccesso, op. cit., p. 19. C’est nous qui traduisons.

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d’autres écrivains du siècle dernier qui interrogent dans leurs œuvres des vécus similaires.

Une expérience partagée Toute l’œuvre d’Antonin Artaud est parcourue par des tentatives de décrire, par des moyens verbaux et non verbaux, une expérience biographique brutale similaire à celle que décrit Georges Bataille. Et si ce dernier parle de son livre comme du récit d’un désespoir, Artaud, quant à lui, écrit dans Les Nouvelles Révélations de l’Être : « C’est un vrai Désespéré qui vous parle43 […]. » La cause de ce désespoir est évidente dès ses premiers écrits et notamment dans ses lettres à Jacques Rivière, lettres essentielles pour une compréhension de la pensée de l’écrivain et dans lesquelles Artaud, essayant d’expliquer les raisons des « vices de forme » et de l’« éparpillement44 » des poèmes que le directeur de La NRF vient de refuser, écrit : Il y a [...] un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée, qui m’enlève jusqu’à la mémoire des tours par lesquels on s’exprime et qui traduisent avec exactitude les modulations les plus inséparables, les plus localisées, les plus existantes de la pensée45.

L’« espèce d’érosion, essentielle et fugace de la pensée46 » qu’évoque Artaud constitue une expérience proche de celle présentée par Bataille dans L’Expérience intérieure. La « présence irréductible » dont parle ce dernier devient, chez Artaud, un « quelque chose de furtif », un « poison de l’être47 » capable de provoquer « une rupture entre les choses, et les paroles, les idées, les signes qui en sont la représentation48 », fracture que l’écrivain reconnaîtra plus tard en tant que trait de toute une civilisation 43. Antonin Artaud, Les Nouvelles Révélations de l’être [1937], dans Œuvres, op. cit., 2004, p. 788. 44. Antonin Artaud, Lettre à Jacques Rivière du 29 janvier 1924, Correspondance avec Jacques Rivière, dans Œuvres, op. cit., p. 72. 45. Ibid., p. 73. 46. Ibid., p. 72. 47. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière du 25 mai 1924, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 80. 48. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double [1938], dans Œuvres, op. cit., p. 505.

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et en même temps le « signe de [son], époque49 ». « Le pire, et l’absurde, l’impuissance, l’évanouissement50 », c’est cet état d’esprit qu’il s’engage à maintes reprises à décrire au long de son parcours. La puissance de cette fulguration instantanée met en crise toute tentative de donner une forme à la pensée et provoque une « paralysie51 » qui implique une suspension des facultés intellectuelles et un profond changement dans la perception de soi52. « Qu’est-ce que l’Esprit ? Qu’est-ce que Moi-même53 ? », se demande ainsi Paolo Uccello dans l’incipit de Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour, en mettant en avant deux des questionnements fondamentaux que cette expérience provoque. En dépit du fait que, dans le vécu et dans l’œuvre d’Artaud, cette expérience — qui est chez lui liée à ses troubles psychotiques — prend des formes différentes par rapport à celle décrite par Bataille, et bien qu’Artaud, à la différence de ce dernier, ne s’engage pas dans une tentative de théorisation de celle-ci, elle implique dans les deux cas un déracinement de la pensée qui cause celui de l’identité. Ce qui explique cette « angoisse mentale54 » qui, dit Artaud, afflige le sujet perdu « dans les écarts de la pensée55 ». Cette affection de la pensée est reconnaissable également par tout lecteur de Beckett. Les sujets beckettiens ne cessent de buter sur des empêchements qui entravent le fonctionnement de leur pensée et de leur langage, les amenant ainsi à se demander sans cesse : « Comment dire ? Comment mal dire56 ? » Les œuvres de l’écrivain irlandais sont conçues 49. Ibid. 50. Antonin Artaud, « Une prose pour l’homme au crâne en citron », Textes autour du théâtre et du cinéma, dans Œuvres, p. 89. 51. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière du 25 mai 1924, op. cit., p. 80. 52. « Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre », écrit Artaud à Rivière. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière du 5 juin 1923, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 70. 53. Antonin Artaud, Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour [1924], dans Œuvres, op. cit., p.  85. Notons d’ailleurs que dans la deuxième version de ce texte, version publiée en 1925 dans L’Ombilic des limbes, Artaud apporte plusieurs changements au texte, parmi lesquels ceux concernant justement son incipit. Dans cette nouvelle version, on retrouve Paolo Uccello pris par des réflexions tout à fait complémentaires par rapport à celles de la première : « Paolo Uccello est en train de se débattre au milieu d’un vaste tissu mental où il a perdu toutes les routes de son âme et jusqu’à la forme et à la suspension de sa réalité. » Antonin Artaud, « Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour », dans L’Ombilic des limbes [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 107. 54. Antonin Artaud, « Une prose pour l’homme au crâne en citron », op. cit., p. 89. 55. Ibid. 56. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 20.

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pour mettre en avant, d’une part, l’importance constitutive de la parole chez ses créatures, ces êtres qui ne sont qu’une « poussière de verbe, sans fond où se poser57 », et, de l’autre, à souligner les limites tant du langage qu’ils utilisent et qui les définit que de toute forme de connaissance discursive. Comme l’explique l’écrivain dans Le Monde et le pantalon (texte de 1945 dans lequel — en parlant des œuvres des frères Van Velde — Beckett fait émerger des éléments importants pour une compréhension de son esthétique), toute tentative d’acquérir une quelconque forme de connaissance sur soi-même ou sur le monde est destinée chez lui à échouer à cause d’un quelque chose qui inévitablement entrave tout possible processus d’« aperception58 » à la base de la formation de la pensée. « Ignorance, silence et l’azur immobile », écrit-il, « voilà la solution de la devinette, la toute dernière solution59. » Si Bataille présente le monde comme une énigme insoluble, Beckett révèle dès ses premiers écrits que sa solution ultime consiste en un démantèlement des structures fondamentales de la pensée discursive (ce « tout en murmures60 » dont il parle dans Le Monde et le pantalon) et des systèmes de savoir qu’elle produit. Ce qui advient grâce au jaillissement, dans le contact de l’homme avec le monde, d’un noyau inobjectivable et ayant, en tant que tel, la puissance de provoquer dans le sujet une reconsidération 57. 58.

Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 204. Comme le souligne Erik Tonning, Beckett reprend le mot « aperception » de Leibniz (Monadologie, 1714) qui le distinguait de celui de « perception » par le fait que celui-ci indiquerait une simple possession d’idées de la part du sujet (en particulier de son âme), tandis que l’« aperception » consisterait en leur prise de conscience. Dans ses cahiers, Beckett écrit : « L’âme, comme toute monade, a toujours des idées, mais pas toujours conscientes, par elles-mêmes claires et conscientes ; sa vie consiste précisément dans le passage de l’inconscience à la conscience, d’obscure à claire (cf. psychanalyse). De même que Leibniz fait une distinction entre la simple possession d’idées (perception) et leur prise de conscience (aperception). » Samuel Beckett, dans Erik Tonning, Samuel Beckett’s Abstract Drama. Works for stage and screen, 1962‑1, Bern, Peter Lang AG, « Stage and screen studies », 2007, p. 208. Tout en reprenant la structure formelle de cette distinction de Leibnitz entre « perception » et « aperception », Beckett renverse pourtant complètement la fonction de l’« aperception » en expliquant dans Le Monde et le pantalon que chez lui, « il ne s’agit nullement d’une prise de conscience », sinon de celle de l’empêchement du processus de passage de l’obscurité vers la lumière présent chez Leibniz. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon [1945] suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Minuit, 1992, p. 27‑29. 59. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 29. 60. Ibid., p. 27.

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complète de soi-même, de sa vision du monde ainsi que de son rapport avec ce dernier. C’est ce que vit Molloy, qui raconte ainsi cette expérience : […] quelques fois, il naissait confusément en moi une sorte de conscience, ce que j’exprime en disant, Je me disais, etc., ou, Molloy, n’en fais rien, ou, C’est le nom de votre maman ? [...] Il me semblait que, etc., ou, J’avais l’impression que, etc., car il ne me semblait rien du tout et je n’avais aucune impression d’aucune sorte, mais il y avait simplement quelque chose de changé quelque part qui faisait que moi aussi je devais changer, ou que le monde lui aussi devait changer, afin que rien ne fût changé61.

Les sujets et les univers beckettiens, qui chez l’écrivain sont toujours strictement interdépendants, subissent continuellement la présence de ce quelque chose d’indiscernable, de « furtif », comme le dirait Artaud, qui menace à la fois le bien-être des uns et la solidité structurelle des autres : HAMM (avec angoisse). — Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe  ? CLOV. — Quelque

chose suit son cours62.

Tout comme il advient dans Fin de partie grâce à cette réplique de Clov, ce « quelque chose » émerge sans cesse dans les univers fictifs de Beckett. Face à la manifestation et à la perception dans leurs univers de cet élément innommable et insaisissable, ses sujets se retrouvent, tout comme chez Bataille et Artaud, pris entre angoisse (celle exprimée dans la didascalie de la réplique de Hamm) et désir de savoir (qui émerge en revanche de la question posée le même personnage). Le besoin de saisir ce « quelque chose » d’irréductible témoigne de cette « déplorable manie63 » qu’est chez Beckett la nécessité de savoir et témoigne de cette « angoisse croissante64 » qui afflige nombre de ses personnages en provoquant en eux l’écroulement de ce qu’il appelle le « vieux moi65 ». Ainsi, si Artaud écrit à Rivière que cette expérience troublante le conduit à se sentir au-dessous de lui-même, Beckett, dans un poème de jeunesse intitulé « Whoroscope », fait dire à Descartes : « Fallor ergo sum66 ! ». Cette reformulation ironique et « corrosive67 », comme le 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67.

Samuel Beckett, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 135. Samuel Beckett, Fin de partie [1957], Paris, Minuit, 1971, p. 154. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 17. Samuel Beckett, Comment c’est [1961], Paris, Minuit, 1992, p. 117. Samuel Beckett, Proust [1931], tr. de É. Fournier, Paris, Minuit, 1990, p. 32. Samuel Beckett, « Whoroscope » [1930], dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, Paris, Minuit, 2012, p. 14. Thomas Hunkeler, Échos de l’ego dans l’œuvre de Samuel Beckett, Paris-Montréal, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 1998, p. 129.

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note Thomas Hunkeler, du cogito ergo sum cartésien et, parallèlement, du si fallor sum augustinien68 résume bien la claire remise en question, opérée par l’écrivain, des possibles de la pensée et de l’homme lui-même en tant que sujet rationnel et pensant. Pourtant, ce bouleversant ratage de la pensée que l’écrivain explore dans plusieurs de ses textes est bien loin d’être provoqué, comme on pourrait le supposer, par une pure absence de sens. Au lieu d’une absence de sens, il s’agit plutôt chez lui de sa mise en suspens. C’est ce qu’il suggère lorsque, dans Le Monde et le pantalon, il voit dans cet échec le résultat d’une impossibilité issue de la confrontation de l’homme avec ce qu’il appelle « la chose en suspens69 », chose percevable par le sujet, mais qui se donne à lui comme « idéalement morte70 », car inobjectivable par la pensée, et donc capable de le plonger dans une angoisse sans issue. À propos de l’écriture beckettienne et de ses ratages, François Noudelmann parle de l’existence d’une « présence minimum et active71 », qui agit de l’intérieur au sein des textes et des univers beckettiens en les (des)organisant. Plutôt qu’une pure absence de sens, ces auteurs dénoncent dans leurs écrits (fictionnels ou non fictionnels) la manifestation, dans l’expérience que l’homme a de la réalité, d’une présence perceptible grâce aux vides dans la pensée qu’elle engendre. En s’inspirant des textes de Roland Barthes, Pasolini aussi, dans les essais recueillis dans L’Expérience hérétique, sonde la possibilité pour l’homme de parvenir à déchiffrer, par le langage dont il dispose, la nature signifiante du monde. Et lui aussi s’interroge sur l’existence d’un quelque chose d’indéfini et d’indéfinissable qui, en se manifestant au sujet, lui dévoile les limites de son être intellectuel. Plus précisément, il parle d’un « quelque chose impliquant un code suspendu et une tension sans bout, et se présentant comme une nouveauté dans le monde72 ». « Qu’est-ce que la présence ? C’est… c’est quelque chose qui parle par elle-même… C’est un langage. La réalité est un langage73 », 68.

À travers ce mélange ironique, Beckett renverse donc complètement la critique du scepticisme que ces affirmations comportent chez les deux auteurs, en les rejouant en une formule nouvelle exprimant une remise en cause radicale des possibilités de l’homme de se définir positivement en tant que sujet pensant. 69. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 30. 70. Ibid. 71. François Noudelmann, Beckett ou la scène du pire : étude sur En attendant Godot et Fin de partie, Paris, Honoré Champion, « Unichamp », 2010, p. 15. 72. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde » [1966], L’Expérience hérétique. Langue et cinéma, tr. de A. Rocchi Pullberg, Paris, Payot, « Traces », 1976, p. 104. 73. Ibid., p. 99.

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écrit-il, en expliquant néanmoins que « [la] réalité nous parle tous les jours avec son langage, transcendant nos significations — en un “sens” encore non défini » mais qui est pour lui source de « désespoir » et de « furieuse contestation74 ». Face à un réel qui fuit toute fixation de sens, la pensée ne peut que se dérober en obligeant le sujet à prendre conscience de ses limites et à repenser son rapport à soi-même et au monde. Au fil de son œuvre, Pasolini interroge à plusieurs reprises cette expérience inquiétante et les effets qu’elle produit chez ceux qui la vivent, tels que cette « paralysie » qui affecte le narrateur d’Actes impurs et « [l]e détach[e] de [s]on existence75 ». Cette même suspension de l’être rationnel de l’homme revient à maintes reprises dans l’œuvre pasolinienne et sa nature est bien expliquée dans Théorème. À mi-chemin entre le roman et le script, ce texte (tout comme le film) raconte la vie d’une famille bourgeoise bouleversée par l’arrivée impromptue d’un invité énigmatique qui incarne exactement une présence irréductible capable de compromettre définitivement la notion que chaque membre de cette famille a de soi et de son existence. En est un exemple la réaction du père de la famille, Paolo, que le narrateur décrit ainsi : « Une chose qui n’a pas de nom, sinon qu’elle est d’une limpidité insoutenable, le tient là, les yeux grands ouverts, à réfléchir, peut-être, à une vie dont la signification, après un tel bouleversement, reste en suspens76. » Dans Poésie en forme de rose, c’est le sujet lyrique qui exprime une expérience similaire et notamment le sentiment de perte qu’elle provoque auprès du sujet. « Il manque toujours quelque chose, il y a un vide / dans chacune de mes intuitions77 », dit-il 74. Ibid., p. 104. 75. Pier Paolo Pasolini, Actes impurs suivi de Amado mio [1982], tr. de R. de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1983, p. 11. 76. Pier Paolo Pasolini, Théorème [1968], tr. de J. Guidi, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1978, p. 58. Comme l’explique Pasolini lui-même dans l’édition du texte parue chez Garzanti en 1968, « Théorème est né comme une pièce en vers [...] ; ensuite s’est transformé en film et parallèlement, en le récit duquel le film est tiré et que le film a corrigé. » Toute citation concernant Théorème est tirée donc de la traduction de José Guidi du récit pasolinien. Cependant, toute divergence relevée (par rapport à la réflexion menée dans ces pages) entre le récit et le film sera prise en considération. Voir à ce propos Walter Siti, Silvia De Laude, « Notes. Teorema (1968) », dans Romanzi e Racconti, édition établie par W. Siti et S. De Laude, t. II, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1998, p. 1978 ; Pier Paolo Pasolini, Teorema [1968], dans Per il cinema, édition établie par W. Siti e F. Zabagli, t. II, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 2001, p. 1079‑1090. 77. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose [1964], traduit de l’italien, annoté et préfacé par R. de Ceccatty, Paris, Rivages, « Rivages poche », 2015, p. 367.

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en suggérant la nature insaisissable de ce que, dans Actes impurs, Pasolini qualifie de « sens secret, inexprimable, caché dans tout ce monde78 ». Et c’est précisément l’expérience de ce noyau irréductible qui cause chez le sujet la « destruction de l’idée de soi79 » qui est éplorée dans Théorème, et à tel point que cette formule constitue le titre de l’appendice à la première partie du texte pasolinien. Dans ce supplément, en s’adressant à la présence ayant renversé son existence, à savoir à l’invité, Paolo se demande désespéré : « Qu’es-tu venu détruire en moi  ? ». Et puis il poursuit : « Tu as détruit, tout simplement / — avec tout ce qui était ma vie — / l’idée que je m’étais toujours faite de moi-même80. » Plutôt qu’une prémisse à la théorisation d’un vécu personnel de l’écrivain, les problématiques qui émergent de l’expérience intérieure que Bataille s’engage à explorer et à exposer dans son ouvrage éponyme sont proches des questions et des expériences que, en dépit de leurs parcours très différents, on rencontre chez Artaud, Beckett et Pasolini. Cependant, Bataille tend plutôt à souligner et à se focaliser sur les impossibles de la pensée81. Tandis qu’Artaud, Beckett et Pasolini, tout en ne niant pas la présence d’un élément impensable comme fondement de cette expérience qu’ils interrogent, semblent s’intéresser plutôt aux possibles inexplorés de la pensée qu’elle ouvre : « C’est dans les choses possibles dans ce monde si peu possible oui monde que peut-on souhaiter de plus une chose possible82 », écrit Beckett dans Comment c’est. D’un côté, Bataille se charge de démasquer la présence au monde de quelque chose d’inexprimable se manifestant comme un vide de la pensée, un manque qui se donne comme un « trou83 » duquel « souffle un vent terrible84 » pour le dire avec des mots empruntés à Michaux. De l’autre, Artaud, Beckett et Pasolini, tout en ne niant pas cette présence, semblent moins attirés que Bataille par les impossibles qu’elle implique que par ses effets sur le sujet et les issues de ses 78. Pier Paolo Pasolini, Actes impurs, op. cit., p. 42. 79. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 101. 80. Ibid. 81. Il faut cependant préciser que, comme le souligne Robert Sasso, pour Bataille « [p] ossible et impossible sont […] dans le monde inséparablement liés », car l’impossible est ce vers quoi tend tout possible ainsi que la somme des possibles et donc toute « expérience de la totalité ». Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Minuit, « Arguments », 1978, p. 26. 82. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 163. 83. Henri Michaux, Je suis né troué, dans Ecuador. Journal de voyage [1928], nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, «  Blanche », 1968, p. 95. 84. Ibid.

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tentatives d’y faire face : « Je me suis mis souvent dans cet état d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi la pensée85 », écrit Artaud. Cette recherche, qui tout en prenant des chemins divers sous-tend les parcours intellectuels et artistiques de ces écrivains, est aussi exprimée par chacun d’eux de façon différente. L’œuvre d’Artaud se caractérise par un élan expressif bien plus autobiographique que chez les autres. « C’est tout le problème de ma pensée qui est en jeu86 », écrit-il, livrant ainsi une grille de lecture indispensable pour aborder son œuvre. Révélatrice d’une quête très intime, cette problématique influence à tout niveau sa production artistique. Elle trouve son reflet dans cet échec de la raison constamment présenté dans ses textes comme une expérience éprouvée, vécue, tout d’abord personnellement, et dans un second temps, à l’échelle plurielle des sujets qui peuplent ses œuvres, auxquels il s’identifie d’ailleurs sans cesse, comme dans le cas de son Paolo Uccello (« Je suis vraiment Paul les Oiseaux87 », avoue-t-il ouvertement). Chez Beckett, cette dénonciation des effrayantes limites de la pensée discursive est tout aussi centrale dans son parcours créatif, mais de manière contraire : ESTRAGON. — Alors ? VLADIMIR. — Ce

Si on s’estimait heureux ? qui est terrible c’est d’avoir pensé88.

Ces répliques tirées d’En attendant Godot ne représentent qu’un des nombreux exemples possibles du substrat de questionnements qui nourrit les œuvres beckettiennes, en en constituant parfois le noyau principal. L’expérience des échecs de la pensée est omniprésente et tout aussi déterminante chez lui que chez les autres auteurs. Sauf que, tout en étant le reflet d’une préoccupation chère à l’écrivain, dans l’œuvre de Beckett, elle se donne plutôt en tant qu’expédient créatif ou comme expérience vécue par ses sujets, et seulement plus rarement de façon détournée, elle s’avère être l’objet d’un élan expressif d’ordre plus personnel et notamment puisque touchant au fonctionnement du langage et de la pensée et donc au processus créatif que plusieurs de ses textes, tel que Mal vu mal dit, s’engagent plus ou moins directement à questionner. En ce qui concerne Pasolini, la question se présente sous d’autres facettes encore. Dans son œuvre, l’expérience de l’insuffisance de la raison 85. 86. 87. 88.

Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 159. Antonin Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 70. Antonin Artaud, Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour, op. cit., p. 87. Samuel Beckett, En Attendant Godot [1952], Paris, Minuit, 1971, p. 92‑93.

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discursive est racontée et exprimée par les sujets, lyriques et narratifs — à tous niveaux diégétiques —, comme expérience autobiographique ou attribuée au vécu de ses personnages. En outre, et notamment à l’inverse de Beckett, elle devient chez lui le moteur d’un travail consistant de théorisation sur le processus signifiant de la réalité, qu’il résume par la formule « sémiologie de la réalité89 ». Le monde et la vie parlent à l’homme, mais dans un langage transgressant les codes de la pensée discursive et rendant son sens insaisissable. On en revient ainsi à Bataille et aux fondements de son expérience intérieure, qui offre aux parcours d’auteurs en apparence bien distincts d’importants points de croisement permettant de mettre en avant l’existence d’une recherche concernant les structures, les limites et les (im)possibles de la pensée et du langage qui, en réalité, les apparente. Ce à quoi s’ajoute le fait qu’en dépit de sa nature profondément critique, le « voyage au bout du possible90 », tel que l’appelle Bataille, mais que chacun d’eux entreprend de manière singulière, s’avère chez ces écrivains ne pas avoir de conséquences purement destructives. Comme on essayera de le montrer, l’« angoisse nauséeuse91 », telle que l’appelle Grossman, que cette expérience implique, porte en germe une nouvelle conception de l’être du monde et de l’homme et une nouvelle modalité de connaissance, susceptibles de devenir de véritables moteurs créatifs.

89. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde », op. cit., p. 99. Il est important de remarquer à cet égard que la question de la sémiologie de la réalité a donné lieu à une célèbre querelle d’opinions entre Pasolini et Umberto Eco. Pour approfondir le sujet, nous renvoyons le lecteur à : Umberto Eco, La Structure absente : introduction à la recherche sémiotique, tr. de U. Esposito-Torrigiani, Paris, Mercure de France, 1988 et Pier Paolo Pasolini, « Le Code des codes » [1967], dans L’Expérience hérétique, op. cit., p. 254‑267. 90. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 19. 91. C’est ce que Grossman montre dans L’Angoisse de penser à partir d’une lecture, entre autres, des textes de Bataille, Artaud et Beckett. « Au sein des écritures modernes, écrit-elle, l’angoisse nommerait, ce qui surgit au plus près de la pensée, la voie étroite (angustia) sans cesse à franchir à travers impuissance et dégoût, prix à payer, livre de chair pour le jaillissement de l’idée, — ce qu’on appelle encore, et non pas par hasard, “inspiration”. » Évelyne Grossman, L’Angoisse de penser, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2008, p. 10.

Première partie Athéologies du sacré

L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme

B

ataille ouvre L’Expérience intérieure avec un chapitre intitulé « Critique de la servitude dogmatique (et du mysticisme) », dans lequel il propose une définition de cette expérience en précisant tout d’abord ce qu’elle est et ce qu’il ne veut pas qu’elle soit : J’entends par expérience intérieure ce que d’habitude on nomme expérience mystique : les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée. Mais je songe moins à l’expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu’ici, qu’à une expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit. C’est pourquoi je n’aime pas le mot mystique1.

L’expérience intérieure est et n’est pas une expérience mystique. Le titre du chapitre l’indique bien : elle veut en être une forme critique. Bien que Bataille s’engage dès le début à souligner qu’il ne s’agit pas là d’une expérience « mystique », par crainte que ce mot invite à la considérer comme une expérience « confessionnelle », l’expérience intérieure reste pourtant telle. Elle reste une expérience mystique car, comme souligné par Michel de Certeau dans La Fable mystique, grâce à une confrontation entre mystique et psychanalyse, l’un des principes caractérisant les expériences relevant de ces deux domaines consiste précisément en leur capacité à faire émerger les affects et les ruses qui sous-tendent tout discours du et sur le sujet. Tout comme dans le cas de la psychanalyse, la mystique permet de « déconstrui[re] de l’intérieur2 » le sujet lui-même et de le faire en le 1. 2.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15. Michel de Certeau, La Fable mystique, t. I : XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, p. 16. En faisant un parallèle entre la mystique et la psychanalyse, Certeau définit les cinq démarches communes qui en sont à la base et qui consistent : « 1. à s’en prendre radicalement aux principes fondateurs du système historique à l’inté-

54 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

mettant en rapport « avec ce qui lui échappe3 ». En ce sens, la recherche de Bataille est pleinement mystique. Sans compter que c’est l’écrivain luimême qui, dans son ouvrage (tout comme dans ceux au sein desquels il poursuit la même réflexion), explique à maintes reprises que cet inconnu capable d’engendrer chez le sujet une expérience non confessionnelle coïncide avec ce qu’il appelle le « sacré4 ». « Ma recherche », expliquet-il, « eut [...] un objet double : le sacré, puis l’extase5. » L’expérience intérieure est donc, tout d’abord, une expérience mystique, car Bataille identifie la présence irréductible qui l’engendre avec une manifestation du divin : « Le divin est l’identique du sacré6 », écrit-il dans L’Érotisme, en précisant pourtant que ce divin et ce sacré dont il parle sont bien différents de toute « représentation de Dieu » et notamment de ce Dieu que la « théologie biblique » et la « théologie rationnelle » présentent comme un « être personnel », comme « un créateur distinct de l’ensemble de ce qui est » et « connaissable7 » en tant que tel. L’expérience intérieure, telle que Bataille essaye de la théoriser trouve son origine et son aboutissement dans la mystique, car l’échec de la pensée qui en est à la base est induit par une manifestation du sacré remettant en question tout discours rationnel possible, théologique et non théologique, sur le monde, sur l’homme et sur le divin :

rieur duquel elles sont pratiquées ; 2. à autoriser une analyse critique par un espace (“mystique” ou “inconscient”) posé comme différent mais non pas distant de la configuration organisée par ces principes ; 3. à spécifier la théorie et la pratique par une problématique d’énonciation (l’“oraison” ou le “transfert”) qui échappe à la logique des énoncés et doit permettre la transformation des “contrats” sociaux en partant des relations structurant les sujets  ; 4. à supposer que le corps, bien loin d’avoir à obéir au discours, est lui-même un langage symbolique et que c’est lui qui répond d’une vérité (insue) ; 5. à chercher dans les représentations les traces des affects (“intentions” et “désirs”, etc. ou motive et pulsion) qui les produisent, et à repérer les ruses (les “tours” d’une rhétorique) qui construisent les quiproquos d’un caché et d’un montré... » Ibid., p. 17‑18. 3. Ibid., p. 21. 4. À propos de sa recherche incessante de réponses, Bataille écrit dans son ébauche de préface qu’autrefois il « affirm[a] que cette réponse était le sacré », un sacré qu’il croit avoir atteint mais qu’il ne pense pas pouvoir « rendre accessible  », c’est pourquoi il dit avoir choisi de parler plutôt d’« expérience intérieure ». Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 424 (« Notes »). 5. Ibid., p. 97. 6. Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 28. 7. Ibid.

L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme 55

Elle [l’expérience mystique] introduit, dans le monde que domine la pensée liée à l’expérience des objets (et à la connaissance de ce que développe en nous l’expérience des objets), un élément qui n’a pas de place dans les constructions de cette pensée intellectuelle, sinon négativement, comme une détermination de ses limites8.

L’expérience intérieure est liée à la manifestation au sujet d’un « élément » sacré, inconnu et incompréhensible rationnellement, mais dont la présence est relevable justement grâce à l’angoisse qu’elle provoque en lui : « L’homme, dans le sentiment du sacré », écrit Bataille dans Théorie de la religion, « éprouve une sorte d’horreur impuissante. Cette horreur est ambiguë. Sans nul doute ce qui est sacré attire et possède une valeur incomparable, mais en même temps, cela apparaît vertigineusement dangereux9 [...]. » Si, d’une part, le sacré se manifeste intellectuellement comme un alarmant vide de sens, de l’autre, il se rend pourtant très présent au sujet par les effets sensibles qu’il suscite : angoisse et désir. Et c’est précisément dans cet état ambigu que Bataille reconnaît l’extase typique du mystique, celle qui — comme le rappelle Certeau — naît du sentiment de Dieu comme quelque chose de perdu et engendre dans le sujet une tension amoureuse ouvrant la voie à une expérience à travers laquelle une vérité, à savoir ce Dieu qui est son « Unique objet d’amour10 », pourrait prendre corps en lui. Sauf que ce qui se passe dans le cas de l’expérience intérieure est diamétralement opposé à une idée d’extase comme état issu d’une illumination révélatrice et d’union avec un divin qui se donne à l’homme comme sens et vérité ultimes : Les flux et reflux de la méditation ressemblent aux mouvements qui animent la plante au moment où la fleur se forme. L’extase n’explique rien, ne justifie rien, n’éclaire rien. Elle n’est rien de plus que la fleur, n’étant pas moins inachevée, pas moins périssable. La seule issue : prendre une fleur et la regarder jusqu’à l’accord, en sorte qu’elle explique, éclaire et justifie, étant inachevée, étant périssable11.

8. Ibid. 9. Georges Bataille, Théorie de la religion [1948‑1973], dans Œuvres complètes, t. VII : L’Économie à la mesure de l’univers, Paris, Gallimard, « Blanche », 1976, p. 302. 10. Nous faisons ici synthétiquement référence à la réfléxion bien plus développée par Certeau tant dans l’introduction que dans la deuxième partie de son livre, intitulée « Une topique », auxquelles nous renvoyons pour tout approfondissement ultérieur. Michel de Certeau, La Fable mystique, t. I : XVIe-XVIIe siècle, op. cit., p. 9‑44 et 101‑137. 11. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 265.

56 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

La singularité de l’extase mystique engendrée par cette expérience intérieure relève de son indépendance de toute forme d’illumination. Cette expérience ne révèle rien, ou mieux rien d’autre que la présence d’un manque, d’un vide par lequel la pensée se dérobe et le sujet se dissout dans le non-savoir. Elle donne lieu à une révélation négative (et en même temps en est le résultat), « négative » puisque comportant chez le sujet la prise de conscience de son impuissance, de ses limites et de son inachèvement. L’extase qui dérive de cette expérience est éprouvée comme une « tension12 » vers cette présence insaisissable qui la provoque, comme une poussée du sujet hors de soi, issue de son désir de savoir et de complétude. En dépit des résultats de cette révélation négative, mais en même temps en plein accord avec l’étymologie du mot ekstasis et l’usage qu’en fait la tradition mystique, l’expérience intérieure implique, à son apogée, l’état que Giorgio Agamben appelle l’« être-hors-de-soi absolu du sujet13 ». C’est ce mouvement intime déclenché dans le sujet par une expérience intérieure que Bataille veut suggérer en se référant, dans ces quelques lignes tirées du Coupable, à une méditation inspirée par une rose qu’il dit avoir donnée à Laure (nom de plume de Colette Peignot14) pendant une de ses crises d’agonie. Ces mouvements conduisant à l’extase, telle qu’il l’entend, à savoir les « montée[s]15 » et les retombées intérieures qui animent le sujet ressembleraient aux flux et reflux intérieurs d’une plante en train de fleurir, mais ils n’aboutissent à rien d’autre qu’à la fleur elle-même et à une fleur qui —  rappelle-t-il — reste « périssable ». C’est pourquoi, comme le dit Élisabeth Arnould-Bloomfield, on ne doit pas se laisser tromper par un exemple qui risque de paraître positif. Cette rose rentre dans le système de pensée de Bataille pour y symboliser « l’irréductibilité d’une perte inaccessible16 », car l’extase qu’elle provoque (et qu’elle symbolise) n’implique en aucun cas de pouvoir éclairer le sens et l’essence de la fleur. Elle permet juste de saisir la finitude que cette rose partage avec le sujet qui l’observe. 12. Ibid. 13. Giorgio Agamben, « Bataille ou le paradoxe de la souveraineté », tr. de D. Garand, Liberté, vol. XXXVIII, no 3 (225), 1996, p. 91. 14. À propos des rapports de Bataille avec Colette Peignot, voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 200‑212. Voir aussi Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 512 (« Notes »). 15. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 265. 16. Élisabeth Arnould-Bloomfield, La Terreur et les Lettres, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2009, p. 142.

L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme 57

De manière cohérente avec une expérience née de l’inconnu et par laquelle le sujet est destiné à demeurer dans le non-savoir, la valeur que le philosophe accorde à l’extase ne consiste pas en ce qu’elle permettrait d’atteindre, mais dans les tensions intérieures qu’elle provoque. Du reste, si cette expérience intérieure naît d’une manifestation du sacré, elle est pourtant loin d’aboutir à l’union avec le divin et au sentiment de complétude que généralement l’extase mystique comporte. Issue de la perception dans le monde d’un élément insaisissable par la pensée et perçu par le sujet comme un vide de savoir faisant basculer toutes ses croyances et ses certitudes, ainsi que l’image de soi en tant qu’être rationnel et tout-puissant, cette expérience provoque l’écroulement de ce qu’en termes freudiens on pourrait appeler le « moi idéal », à savoir le moi narcissique construit par le surmoi pour le sujet afin qu’il puisse s’y conformer17. Au sommet de cette expérience, au lieu de se compléter dans le divin, le sujet découvre ses limites et se retrouve, dit Agamben, « manquer à soi au moment même où il devrait être présent18 ». Il se perd dans le non-savoir qui s’ouvre en lui et dans son rapport avec le monde : « Je suis ouvert […] et tout en moi se précipite19 », écrit Bataille pour résumer les effets que l’expérience intérieure. Et plus loin il explique : Et surtout plus d’objet. L’extase n’est pas amour : l’amour est possession à laquelle est nécessaire l’objet, à la fois possesseur du sujet, possédé par lui. Il n’y a plus sujet = objet, mais « brèche béante » entre l’un et l’autre et, dans la brèche, le sujet, l’objet sont dissous, il y a passage, communication, mais non de l’un à l’autre : l’un et l’autre ont perdu l’existence distincte. Les questions du sujet, sa volonté de savoir sont supprimées : le sujet n’est plus là, son interrogation n’a plus de sens ni de principe qui l’introduise. De même, aucune réponse ne demeure possible20.

« Et surtout plus d’objet », souligne l’écrivain pour mettre en avant la nature inobjectivable du sacré à la base d’une expérience intérieure. Proposition logiquement suivie par une autre : « Le sujet n’est plus là. » Le sujet est absorbé dans cette « brèche béante » de non-savoir et de nonsens qui le relie à l’élément insaisissable et indiscernable avec lequel il se

17. Voir à ce propos Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1965, p. 184‑185, 213. 18. Giorgio Agamben, « Bataille ou le paradoxe de la souveraineté », op. cit., p. 91. 19. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 74. 20. Ibid.

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(con)fond jusqu’à n’avoir plus d’« existence distincte21 ». Dans ce cadre, la possibilité de parler d’amour, comme c’est le cas dans la tradition mystique chrétienne, s’écroule car, selon Bataille, cet amour indique une forme d’union fondée sur la « possession » d’un « objet » bien défini (Dieu). Tandis que l’expérience qu’il décrit est enracinée dans la manifestation d’un élément dont la présence éveille non pas un sentiment d’amour mais un désir, un élan érotique22 né de la perception d’un manque et du besoin (impossible à satisfaire) de combler ce vide23. Ce mouvement hors de soi du sujet désirant est au cœur de l’expérience intérieure et permet son union (dans l’ignorance et dans le non-savoir) avec le sacré, mais une union faisant violemment éclater toute certitude et toute construction de son esprit. Dans ce cadre, « [l]’angoisse » est donc, comme Bataille le précise dans L’Alléluia, « la même chose que le désir24 ». La nature ambivalente de cette expérience permet de comprendre pourquoi Bataille, dès le début de l’ouvrage qu’il lui consacre — et dans lequel il avoue avoir lui-même été un croyant25 —, ressent le besoin de la distinguer nettement d’une expérience mystique confessionnelle et notam21.

« L’expérience atteint [...] la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir et comme objet l’inconnu », explique Bataille. Ibid., p. 21. 22. Notons à ce propos que par « érotisme » Bataille entend précisément ce qui en l’homme est capable de remettre complètement en cause sa « vie intérieure ». « L’érotisme », écrit-il en utilisant une formule qui peut également être appliquée à son expérience intérieure (d’ailleurs à considérer aussi comme, elle aussi, en tant qu’expérience érotique), « est dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question. » Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 33. 23. Cette définition du désir est conforme à celle que donne Lacan lorsqu’il écrit que « [l]e désir, n’a pas d’objet, sinon, comme ses singularités le démontrent, celui accidentel, normal ou non, qui s’est trouvé venir signifier, que ce soit en un éclair ou dans un rapport permanent, les confins de la Chose, c’est-à-dire de ce rien autour de quoi toute passion humaine resserre son spasme à modulation courte ou longue, et à retour périodique ». Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion suivi de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2005, p. 59. 24. Georges Bataille, L’Alleluiah [1946], dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, op. cit., p. 413. 25. Bataille ne le cache pas et dans L’Expérience intérieure rappelle que lui-même était chrétien. (Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 33.) Comme l’explique Surya, Bataille se convertit au christianisme en 1914 et reçoit le baptême. Cette conversion est strictement liée à la mort de son père, après laquelle Bataille cherche dans le « Dieu consolant des chrétiens », non seulement un « Dieu de secours », mais aussi un « Dieu de substitution ». Cette foi provisoire dure juste jusqu’à 1923, lorsque Bataille la perd brutalement. La lecture de Nietzsche paraît avoir joué un rôle fondamental dans cette perte, jusqu’à pouvoir parler à ce propos, comme le fait

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ment chrétienne. Pour bien la comprendre, il faut en effet considérer ce vécu comme une forme de contestation nette (et inlassablement réitérée à travers les œuvres de l’écrivain) du discours théologique chrétien sur le divin, discours dont elle découle et qu’elle nie tout à la fois. À ce propos, Bataille écrit : J’ai voulu que le non-savoir en soit le principe — en quoi j’ai suivi avec une rigueur plus âpre une méthode où les chrétiens excellèrent (ils s’engagèrent aussi loin dans cette voie que le dogme le permit). Mais cette expérience née du non-savoir y demeure décidément. Elle n’est pas ineffable, on ne la trahit pas si on en parle, mais aux questions du savoir, elle dérobe même à l’esprit les réponses qu’il avait encore. L’expérience ne révèle rien et ne peut fonder la croyance ni en partir26.

Même si l’écrivain présente l’expérience intérieure comme une expérience « libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit », il apparaît clair, en lisant ces quelques lignes, qu’elle s’enracine dans la tradition chrétienne, en même temps qu’elle se propose ouvertement de la dépasser. De la tradition chrétienne, elle récupère en particulier les procédés de la théologie négative27, celle à laquelle Bataille se réfère lorsqu’il parle d’une « méthode où les chrétiens excellèrent ». Ce qui devient évident, entre autres, grâce au retour insistant de références à Denys l’Aréopagite28 dans L’Expérience intérieure. Cependant, il persiste Surya, d’une sorte de « conversion » de l’écrivain à la pensée nietzschéenne. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 29‑37, 52‑64. 26. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15‑16. 27. « La voie négative de la théologie rationnelle », écrit Louis Panier, « est celle qui, mettant en cause la possibilité même d’un discours sur Dieu et la capacité du langage en matière de théologie, inscrit dans le discours rationnel, et dans le langage, l’incomplétude qui fait appel à l’expérience de la foi, et s’adosse au plus près de l’expérience mystique qui […] est aussi une épreuve du langage, une épreuve pour le langage et pour le sujet. Sur ces deux versants d’une forme de discours et d’une expérience du langage, la voie négative de la théologie témoigne d’une réflexion sur le langage et sur la négativité qui le traverse […]. C’est bien la question du sens et de sa limite qui est posée. » Louis Panier, « Quelques notes sur la “théologie négative” — Incidences sémiotiques », Actes sémiotiques, 117, 2014. « Quelques notes sur la « théologie négative » — Incidences sémiotiques », Actes Sémiotiques [En ligne], 117, 2014, consulté le 04/12/2019, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5170. 28. Tout au début de son ouvrage, Bataille écrit : « Je lis dans Denys l’Aréopagite (Noms divins, I, 5) : “Ceux qui par la cessation intime de toute opération intellectuelle entrent en union intime avec l’ineffable lumière… ne parlent de Dieu que par négation.” Il en est ainsi dès l’instant où l’expérience révèle en nous la présupposition (à tel point qu’aux yeux du même la lumière est “rayon de ténèbres” ; il irait jusqu’à

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des différences nettes par rapport à l’application de cette méthode dans la tradition chrétienne et à la façon dont elle est récupérée par Bataille. Dans le cas du christianisme, explique-t-il, la voie négative reste limitée par la théologie positive et par l’orthodoxie chrétienne, celle-là même qui, déjà pour Rudolf Otto, s’est avérée incapable « de sauvegarder l’élément non-rationnel de son objet » et qui « n’a même pas su le maintenir vivant dans l’expérience religieuse29 ». Tandis que dans le cas de l’expérience conçue par Bataille, la méthode négative aboutit à une radicale mise en question de tout dogme et de toute orthodoxie30. Si le christianisme accepte l’existence d’une mystique confessionnelle, aboutissant à une connaissance du divin conforme aux principes de la doctrine chrétienne, l’expérience intérieure se donne en revanche comme retour à une mystique qui, comme le dit de Certeau, « déconstruit du dedans31 » les bases mêmes du discours de l’orthodoxie (chrétienne) en rappelant ainsi, comme l’avait déjà fait Otto, que l’expérience religieuse « ne s’épuise pas dans ses énonciations rationnelles32 ». Mais l’expérience intérieure va même plus loin, car elle ne se limite pas à « dérober à l’esprit » de ses fabrications et des réponses qu’il offre à l’homme pour faire face à l’énigme-monde, elle crée aussi en qui la vit un vide qui empêche l’élaboration de toute forme de connaissance dire, selon Eckhart : “Dieu est néant”). » Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 16. Beckett aussi évoque Denys l’Aréopagite dans ses écrits et notamment dans Dream of Fair to Middling Women [1992], édition de E. O’Brien et É. Fournier, New York, Arcade Publishing, 1993, p. 17. Chris Ackerley, « Perfection is Not of This World. Beckett and Mysticism », Mystics Quarterly, vol. XXX, no  1/2, Mars/ Juin 2004, p. 28‑55. 29. Rudolf Otto, Le Sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, op. cit., p. 17. 30. « Mais la théologie positive — fondée sur la révélation des Écritures — n’est pas en accord avec cette expérience négative », écrit Bataille se référant à l’expérience apophatique dont parle Denys l’Aréopagite. « Quelques pages après avoir évoqué ce Dieu que le discours n’appréhende qu’en niant, Denys écrit : “Il possède sur la Création un empire absolu…, toutes choses se rattachent à lui comme à leur centre, le reconnaissant comme leur cause, leur principe et leur fin”… » Ibid. Ce que Bataille critique ici est donc le fait que d’une expérience mystique telle que celle décrite par Denys l’Aréopagite, on arrive à une définition positive de Dieu. Notons d’ailleurs que dans le champ mystique, l’orthodoxie est limitée par une théologie mystique dont le domaine est toujours la connaissance de Dieu, s’agissant toujours d’une « théologie », bien qu’issue de l’expérience, de l’intuition et du sentiment plutôt que d’une connaissance rationnelle et discursive. 31. Michel de Certeau, La Fable mystique, t. I : XVIe-XVIIe siècle, op. cit., p. 16. 32. Rudolf Otto, Le Sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, op. cit., p. 18.

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et de savoir sur la réalité et sur le divin (et donc de théologie) et enlève au sujet tout fondement pour développer une foi. D’où le titre de Somme athéologique sous lequel l’écrivain rassemble son Expérience intérieure avec d’autres livres (tels que Le Coupable). Une des ses cibles majeures est en effet la théologie et notamment la théologie chrétienne. Il s’en prend en particulier au fait que le système de croyances chrétien prétend revêtir d’une enveloppe de savoir le non-sens sacré que l’expérience (et notamment l’expérience intérieure) révèle. Pour Bataille ce processus ne fait que dénaturer le sacré — ce sacré sauvage, inobjectivable et indomptable par la raison qui émerge dans la relation de l’homme avec le monde — pour en faire cet « objet mort » et « asservi » qu’il appelle la « chose du théologien33 ». La cible de sa critique est surtout le Dieu anthropomorphisé et rassurant du christianisme, conçu comme cause, fin et sens ultimes du monde et servant à l’homme pour rendre la vie « logique et intelligible34 » et, ainsi faisant, apaiser ses angoisses et ses inquiétudes. « Ce qui au fond prive l’homme de toute possibilité de parler de Dieu », explique-t-il, « c’est que, dans la pensée humaine, Dieu devient nécessairement conforme à l’homme, en tant que l’homme est fatigué, affamé de sommeil et de paix35. » Dieu, ainsi conçu, est pour lui une création de l’homme (« Je l’ai créé36 », note-t-il en avouant ainsi être tombé dans le même piège), une fabrication qui console mais parallèlement trahit la vraie nature, catastrophique et indomptable, du sacré que l’expérience intérieure manifeste et à cause duquel « le moi [...] meurt » et la pensée « sombre [...] dans l’anéantissement comme dans une chute où l’on jette un cri37 ». Et si, comme le rappelle Émile Benveniste, dans le langage indo-européen, le sens propre de la notion de Dieu est « lumineux38 », Bataille conteste précisément qu’au sein du christianisme, on a progressivement éliminé le « sacré noir » et que « [l]e domaine du sacré se réduit à celui du Dieu du Bien, dont la limite est celle de la lumière39 [...] ». 33. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 16. 34. Ibid., p. 120. 35. Ibid., p. 120‑121. 36. Ibid., p. 88. 37. Ibid., p. 88‑89. 38. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II : Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, 1969, p. 180. 39. Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 123‑124. Voir aussi les critiques de Jacques Derrida à la définition étymologique du mot « religion » dans Jacques Derrida, La Foi et le Savoir suivi de Le Siècle et le Pardon, op. cit., p. 49‑43.

62 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Il existe, d’un côté, un Dieu de la tradition chrétienne, le Dieu rassurant permettant au fidèle une expérience de la plénitude, le même Dieu qui, d’après Bataille — et avant lui déjà d’après Rudolf Otto — est à l’origine d’une aberrante « confusion du SACRÉ (du religieux) et de la RAISON (de l’utilitaire)40 », et de l’autre, le divin tel que conçu par le philosophe, c’est-à-dire un Dieu « tout-impuissant, [...] tout-ignorant41 », pour le dire avec des mots empruntés à Beckett, mais qui sont très pertinents dans ce cadre. Le Dieu de Bataille, en effet, n’a absolument rien de tranquillisant, étant lui-même englouti par le non-savoir. « Dieu ne trouve de repos en rien et ne se rassasie de rien. Et pas plus qu’Il ne peut s’apaiser, Dieu ne peut savoir (le savoir est repos). Il ignore comme Il a soif. Et comme Il ignore, Il s’ignore lui-même42. » Ce divin qui se révèle à l’homme à travers l’événement déchirant que représente l’expérience intérieure est lui-même pris dans le non-savoir et ne peut en aucune manière être source ni de connaissance, ni de foi : « [I]l n’a de connaissance que de Son néant, c’est pourquoi Il est athée, profondément43. » De la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique qui définit la croyance comme une « certitude » impliquant « l’assentiment de l’intelligence à ce que l’on croit », à savoir à cette « vérité première qui est son objet44 », on passe ainsi à la Somme athéologique de Bataille, dont l’un des objectifs est de soustraire, à partir d’une remise en cause du Dieu du « Credo45 » chrétien, toute possibilité d’une telle foi. L’homme, chez Bataille, ne peut d’aucune manière se reposer des inquiétudes qui surgissent au détour de l’immensité de son ignorance, et surtout pas en adhérant à une religion — la religion chrétienne — fondée sur un système de croyances conçues comme des réponses à ses angoisses formulées sur la base d’une conception rationalisée de Dieu, cet « être dont l’Église a dit le rôle46 ». 40. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 240. En effet, déjà Rudolf Otto notait à propos du sacré que c’est justement « [p]uisqu’il n’est pas rationnel, c’est-à-dire qu’il ne peut pas de développer en concepts », que « nous ne pouvons indiquer ce qu’il est qu’en notant la réaction sentimentale particulière que son contact provoque en nous ». Rudolf Otto, Le Sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, op. cit., p. 27. 41. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 121. 42. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 121. 43. Ibid. 44. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, t. III, vol. II, publié sous la direction d’A. Raulin, tr. de A.-M. Rouget, Paris, Cerf, 1985, p. 18‑20. 45. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 91. 46. Ibid., p. 17.

L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme 63

Cependant, il faut aussi remarquer qu’en dépit de ses critiques farouches du christianisme, l’écrivain ne peut pas s’empêcher de faire continuellement référence à la tradition chrétienne et à ses textes et pour décrire l’expérience intérieure telle qu’il la conçoit47. Dans le cadre d’une expérience qui se veut « libre d’attaches », ce lien reconduisant perpétuellement (même si de manière critique) à la tradition et à la religion chrétienne finit plutôt par être « suspect » — pour reprendre le mot utilisé par Claude Mauriac pour définir la « récusation du christianisme48 » à la base de la pensée de Bataille. Sans la religion chrétienne, dont elle se veut une remise en cause radicale, une véritable expérience intérieure ne serait pas possible ni ne pourrait se penser et se dire49. « Sa démarche se situe », écrit Julia Kristeva à propos des mouvances théoriques de Bataille, « [...] à partir de la clôture de l’idéalisme chrétien et non pas de son ignorance ou 47.

48.

49.

Notons à ce propos qu’au long de L’Expérience intérieure, Bataille fait souvent référence (la plupart du temps de manière imprécise et/ou fragmentée) non seulement aux Écritures, au Pseudo-Denys l’Aréopagite et à Maître Eckhart, mais aussi à saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila, sainte Angèle de Foligno et à saint Ignace de Loyola. Dans le chapitre dédié à Bataille de L’Alittérature contemporaine, après avoir cité un passage de l’étude L’Érotisme, Claude Mauriac écrit : « Nous venons de retrouver, exposé avec un cynisme si ce n’est une naïveté particuliers, la méfiance systématique vis-à-vis de toute solution chrétienne de l’interrogation religieuse dont nous parlions à propos d’Antonin Artaud. D’une part, le goût du blasphème hérité de toute tradition et recueilli on peut dire pieusement par le surréalisme et ses continuateurs. De l’autre, une irrépressible nostalgie mystique sensible dans le surréalisme lui-même, éminemment chez son fondateur André Breton. La récusation du christianisme est trop véhémente chez ces fanatiques pour n’être pas suspecte. » Claude Mauriac, L’Alittérature contemporaine : Artaud, Bataille, Beckett, Kafka, Leiris, Michaux..., Paris, A. Michel, 1958, p. 94. Sans tenir compte de l’agressivité avec laquelle Mauriac traite la pensée de Bataille (et d’Artaud aussi bien que des surréalistes) ici comme dans le reste du chapitre, ni les jugements donnés à l’égard du rapport de l’écrivain à la tradition chrétienne et au mysticisme (qui est beaucoup plus problématique que ce que Mauriac prétend), on convient avec le critique que le refus catégorique du christianisme de la part de Bataille n’est en réalité pas tel. C’est ce que constate Klossowski dans le chapitre qu’il consacre à Bataille dans Un si funeste désir : « Le prêtre, la messe, les sacrements, tous les accessoires du culte, autant que le nom du Dieu sont indispensables à l’expression de Bataille. Certes, on peut dire que ce sont là des éléments de langage propre à rendre compte, dans des conditions de compréhension déterminée par les habitudes catholiques, d’une expérience qui ne pourrait autrement s’expliciter ; mais Bataille aurait-il le moyen de traduire autrement son expérience, je doute fort qu’il voulût se priver des moyens que lui fournissaient justement les structures mentales de l’Église. » Pierre Klossowski, Un si funeste désir, op. cit., p. 121.

64 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

de son évitement50. » Sa pensée et l’expérience intérieure se construisent en ce sens comme négation de l’« affirmativité51 » du christianisme et, en tant que telles, s’enracinent dans cette religion au lieu de s’en libérer. Mais cette ambivalence profonde par rapport au christianisme n’est pas un trait exclusif de la pensée de Bataille.

50. Julia Kristeva, « Bataille, l’expérience et la pratique », dans Philippe Sollers (éd.), Bataille (Colloque Vers une révolution culturelle du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, 29 juin-9 juillet 1972), Paris, Union générale d’éditions, 1973, p. 269. 51. Ibid.

Chapitre 1 Des mysticismes controversés

À

l’époque de la publication de L’Expérience intérieure, Artaud est à l’hôpital psychiatrique de Rodez, en proie à un « délire mystique fortement ritualisé1 » qu’il exprime par des textes mêlant des « éléments tirés de la doctrine catholique, de la tradition chrétienne et de l’ésotérisme2 ». Tout comme l’absorption rituelle d’hosties qu’il pratique à cette époque, ce mélange syncrétique sert à l’écrivain à exorciser les démons et les maux qui l’affligent et l’obsèdent et auxquels il consacre ses écrits de Rodez. Dans ses lettres, pour décrire les « états douloureux et anxieux qui font de [s]a vie un martyre et un drame de tous les instants3 [...] » il fait

1. 2.

3.

Évelyne Grossman, « Vie et Œuvre  », dans Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1759. Durant cette période, comme le souligne Grossman, Artaud fait référence dans ses textes aux traditions les plus diverses : « Adam Kadmon et le Graal, les récits de “la vieille Celtide sacrée” et la prophétie du Grand Monarque, Nostradamus et saint Patrick, les démons chrétiens et le “Samsara” de la tradition hindoue. » Évelyne Grossman, « 1943‑1944  », dans Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 875. Tandis que par rapport à la tradition mystique chrétienne, explique parallèlement Florence de Mèredieu, « [s]es références et celles de Bataille sont les mêmes : Denys l’Aréopagite, Maître Eckhart, saint Jean de la Croix, etc. », Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc. Le cas Antonin Artaud, Paris, Blusson, 1996, p. 222. Antonin Artaud, lettre du 15 février 1943 au docteur Jacques Latrémolière, dans Œuvres, op. cit., p. 881.

66 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

référence, entre autres, aux prophéties de saint Patrick4, à l’Antéchrist et au démon. Dans une de ces lettres, on lit : Lisez dans le Dictionnaire d’hagiographie à l’article Saint Patrick LA PROPHÉTIE DE SAINT PATRICK

et vous y lirez l’histoire d’un faux syphilitique traité par la médecine comme tel et que toute la police empoisonnait afin de se débarrasser de l’agitation sociale que son prosélytisme provoquait. […] L’antidote du cyanure de potassium est, vous le savez, l’opium et c’est pour m’empêcher de me guérir et me maintenir sous l’influence des poisons que la police française maintient mon internement. Mais pour la police française, le cyanure de potassium n’est qu’un adjuvant car elle en détient un autre pour brimer les révoltés et servir les manœuvres d’envoûtement occulte qui sont son arme principale, car elle est aujourd’hui tout entière au service de l’Antéchrist et du démon5.

Artaud, qui, dans la même lettre, se définit comme appartenant à la « Secte des Révoltés de Jésus-christ6 », puise dans la tradition chrétienne des figures et des symboles qu’il réinvestit librement pour expliquer et décrire les troubles physiques et psychiques qui le tourmentent. Il considère son internement comme un sort jeté par la police française (qu’il accuse d’être au service de l’Antéchrist), destiné à réprimer la révolte de la secte à laquelle il dit appartenir. Mais nonobstant les excès de cette période, une lecture progressive de ses écrits fait ressortir que ce qu’il cherche à Rodez 4.

Notons qu’Artaud part en 1937 pour l’Irlande afin de rendre à saint Patrick sa canne, celle qu’il était convaincu de posséder et qui est la plus sacrée des reliques irlandaises. D’Irlande, il envoie des lettres à ses amis, lettres qui le montrent déjà en proie à un délire mystique de plus en plus aigu : « C’est que Ma Vie, Anne, réalise une Prophétie », écrit-il le 23 août 1937 à Anne Manson, faisant référence à la vie de saint Patrick (saint chrétien tourmenté par des crises mystiques auquel Artaud s’identifie et qui a sillonné l’Irlande en se consacrant à de longues années d’évangélisation de ce pays). C’est ainsi que le 14 septembre 1937, Artaud écrit à Annie Besnard et René Thomas : « La vérité, ma chère Annie, mon cher Thomas, est que je suis entré dans le mystère du Monde avec la canne de Jésus-christ que mon ami René Thomas m’a donné. Car la canne que je possède est celle même de Jésus-christ, et vous deux qui savez fort bien que je ne suis pas fou, vous me croirez si je vous dis que Jésus-christ me parle maintenant tous les jours, me découvre tout ce qui va se passer, et m’ordonne de faire ce que je vais faire. Je suis donc venu ici en Irlande pour obéir aux ordres même de dieu, le Fils, incarné en Jésus-christ. » Voir Antonin Artaud, lettre du 23 août 1937 à Anne Manson et lettre du 14 septembre 1937 à Annie Besnard et René Thomas, Lettres et sorts de 1937, dans Œuvres, op. cit., p.  820, 834. À ce propos, voir aussi Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, op. cit., p. 621‑623 et Guy Scarpetta, « Artaud écrit ou la canne de saint Patrick », Tel Quel, no 81, automne 1979, p. 66‑85. 5. Ibid., p. 880‑881. 6. Ibid., p. 881.

Chapitre 1 — Des mysticismes controversés 67

dans la tradition chrétienne est une solution lui permettant d’apaiser cette « effroyable maladie de l’esprit7 » qu’il évoque déjà en 1924 dans ses lettres à Rivière. Bien que s’exprimant à Rodez dans une forme plus extrême, les préoccupations qui affligent Artaud à cette époque peuvent être intégrées dans sa recherche des possibles et des impossibles de la pensée qu’il entame dès ses premiers écrits. Des lettres qu’il écrit de Rodez, telles que celles au docteur Ferdière, cette continuité de fond émerge clairement : Le Monde, Mr Ferdière, n’est que tentation mais la tentation devant l’esprit du juste n’est que la perception des forces dissolutives des choses contre lesquelles nous avons été mis au monde pour lutter, c’est-à-dire aider dieu à regagner son domaine sur le Néant. Les démons ont pris le Néant, et le Péché n’en est que la forme lubrique, et dieu a pris la Vie Éternelle dont il sublimise l’immortalité8.

En 1925, dans L’Ombilic des limbes, Artaud qualifie de « décorporisation de la réalité », une « espèce de rupture appliquée, on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses et le sentiment qu’elles produisent sur notre esprit, la place qu’elles doivent prendre9 ». On n’est pas loin de cette « perception des forces dissolutives des choses » dont il s’agit dans ce texte de Rodez. Sauf que les difficultés insurmontables que la pensée rencontre dans ses tentatives de saisir la réalité deviennent ici le signe révélateur de cette « tentation » contre laquelle il faut lutter au nom d’un Dieu dont la nature est remise en cause par le vide vertigineux que ces empêchements ouvrent dans la pensée. L’écrivain semble faire à Rodez ce que parallèlement Bataille s’engage à critiquer avec détermination dans L’Expérience intérieure : il cherche dans le système de croyances chrétiennes une explication ultime à un monde et à une existence dont le sens échappe irrémédiablement à la pensée10. Artaud, de toute évidence, puise dans le christianisme des éléments 7. 8. 9. 10.

Antonin Artaud, lettre du 5 juin 1923 à Jacques Rivière, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 69. Antonin Artaud, lettre du 29 mars 1943 au docteur Gaston Ferdière, Lettres écrites de Rodez en 1943, dans Œuvres, op. cit., p. 885. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 111. À cet égard, il est intéressant de noter qu’à Rodez, Artaud lit L’Expérience intérieure, lecture à la suite de laquelle il adresse une lettre à Bataille. « Artaud, peu après son arrivée à Rodez lit L’Expérience intérieure de Bataille. Ce que ce dernier commente en ces termes : “Au début d’octobre 1943, je reçus une lettre énigmatique, très informe. […] Je vis que la signature était celle d’Antonin Artaud, que je ne connaissais guère, ainsi qu’on l’a vu. Il l’avait écrite à Rodez où il avait lu L’Expérience intérieure, qui avait paru au début de l’année. La lettre était plus qu’à moitié folle : il y était question

68 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

lui permettant de faire face à ce que Bataille appelle « l’“évanouissement du réel discursif”11 », processus dont l’aboutissement se rapproche de ce qu’Araud nomme en revanche le Néant, ou le Vide, à savoir une absence d’être déterminée, d’une part, par ce processus de « dissolution des choses » qu’il évoque à Ferdrière et, de l’autre, par le « recul interne de la pensée » causé par cette perte : Dès que l’on pense tout est mystère et plus l’on pense plus le mystère s’approfondit, mais Dieu de toutes parts, dans ce recul interne de la pensée en infini et dans l’infini, a mis les plus sûrs repères afin qu’aucune bonne pensée ne se perde et que l’homme puisse ne pas se perdre dans l’usage de sa pensée propre, mais que chaque fois il en tire un Acte exaltant de Foi. […] Car le monde et les choses ne peuvent pas, Mr Ferdière, se comprendre ni s’admettre sans Dieu, parce qu’ils ne sont à le bien regarder que mystère et que tout mystère pour être a besoin de ce prolongement en infini qui est Dieu. Rien n’a de sens et qu’est-ce que le sens s’il n’y avait un Producteur Infini et sublime du Mystère même. De l’insondabilité inexplicable de tout sens dont la Vertu et dont l’Essence sont le caractère même de Dieu12.

Artaud cherche en Dieu un abri intérieur contre les affres de la pensée générées par cette dérive du sens contre laquelle il lutte. À la fuite obsédante du sens de l’existence correspond un recul infini de la pensée qui, en cette période, prend sous sa plume la forme d’un parcours intérieur guidé par Dieu. En dépit des maintes références au christianisme qui parsèment ses textes, ce Dieu dont parle Artaud, « Producteur Infini et sublime du Mystère même », n’est donc pas à confondre avec celui du Credo chrétien13. Il s’agit d’un Dieu issu d’un Credo tout à fait personnel que l’écrivain développe à cette époque au fil de ses écrits en puisant, certes, dans la tradition chrétienne pour faire front à l’« insondabilité de la canne et du manuscrit de saint Patrick (sa folie au retour d’Irlande tournait autour de saint Patrick). Ce manuscrit, qui devait renverser le monde, avait disparu. Mais s’il m’écrivait c’était que L’Expérience intérieure, qu’il venait de lire, lui avait montré que j’avais à me convertir, à revenir à Dieu. Il devait m’en parvenir…” » Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc. Le cas d’Antonin Artaud, op. cit., p. 221‑222. 11. Georges Bataille, Post-scriptum 1953, dans Œuvres complètes, t. V : La Somme athéologique, op. cit., p. 231. 12. Antonin Artaud, lettre du 29 mars 1943 au docteur Gaston Ferdière, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 882. 13. « Le dogme chrétien », écrit d’ailleurs Artaud dans son Héliogabale, « est contenu dans le Credo, je le veux bien, mais du Credo à ma conscience individuelle il y a un monde d’interprétations, des bibliothèques de saints, des hérésies et des conciles. Et seul l’enfer n’a jamais varié. » Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné [1934], dans Œuvres, op. cit., p. 431.

Chapitre 1 — Des mysticismes controversés 69

inexplicable » du monde, mais en la réinterprétant aussi à son gré. Ce qui témoigne du rôle joué chez lui par le christianisme, mais aussi d’une sorte d’insatisfaction manifestée par l’écrivain par rapport au discours orthodoxe. Rapprochement et rejet sont d’ailleurs les deux mouvements inextricables qui caractérisent le rapport « complexe et ambivalent14 » liant Artaud à cette religion et rendant difficile de faire la distinction entre ses conversions et ses moments de rejets du christianisme15, tel que celui dont il fait état dans une lettre à Parisot de 1945 : […] j’ai eu l’imbécillité de dire que je m’étais converti à Jésus-christ alors que le christ est ce que j’ai toujours le plus abominé, et que cette conversion n’a été que le résultat d’un épouvantable envoûtement qui m’a fait oublier à moi-même ma nature et m’a fait ici à Rodez avaler sous couleur de communion un nombre épouvantable d’hosties destinées à me maintenir pendant le plus longtemps possible, et si possible éternellement dans un être qui n’est pas le mien16.

Si, pendant sa conversion, son internement était présenté comme le résultat d’un envoûtement diabolique, suite au reniement du christianisme, sa conversion est conçue comme le fruit d’un ensorcellement. À sa manière, Artaud semble en réalité rejoindre ainsi l’un des principes de L’Expérience intérieure de Bataille, à savoir l’idée selon laquelle le christianisme, avec les réponses illusoires qu’il offre à l’homme, contribue à construire une image de soi qui, bien que rassurante, est foncièrement fausse et capable, en tant que telle, d’entamer l’authenticité de l’être. Aussi, l’écrivain semble également rejoindre Bataille au niveau de son exploration des limites de la pensée — recherche qui débouche sur une expérience mystique procédant d’une fiévreuse conversion au christianisme (qui, à son tour, résulte ensuite en un rejet de cette religion) et s’avérant cependant être tout à fait non confessionnelle. Il s’agit d’une série d’éléments (une remise en question des possibles de la pensée, l’exploration d’une expérience aux dérives mystiques et ses rapports problématiques avec le christianisme) qui rapprochent les parcours des deux écrivains et reviennent aussi chez 14. 15.

Évelyne Grossman, « 1943‑1944 », Œuvres, op. cit., p. 877. Cette difficulté explique pourquoi Florence de Mèredieu souligne à propos d’Artaud et de son rapport au christianisme qu’« on ne peut sans doute parler dans son cas d’athéisme, mais bien plutôt de phases hérétiques, ayant une fonction centrale dans son œuvre et sa vie, l’ensemble de ces déviations constituant assurément pour lui la transgression suprême ». Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, op. cit., p. 65‑66. 16. Antonin Artaud, lettre du 7 septembre 1945 à Henri Parisot, Textes écrits de Rodez en 1944, dans Œuvres, op. cit., p. 935.

70 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Beckett, mais dans un cadre encore différent, car intégrés au sein de la fiction romanesque. En 1943, lorsque Bataille publie L’Expérience intérieure, Beckett quitte Paris pour échapper à la Gestapo et se réfugie à Roussillon (Vaucluse), où il écrit une grande partie de Watt, roman publié en 1953 en anglais et en 1969 en français (traduit par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l’auteur). L’un des éléments porteurs de cette œuvre est justement la critique de la rationalité et de la pensée discursive dont le protagoniste est le véhicule principal. Le personnage beckettien « se conduit comme un mathématicien fou », explique Chiara Montini, « et part de la logique mathématique pour ensuite étudier les phénomènes de la langue de façon empirique et atteindre une sorte de mysticisme en dépit de toute logique et rationalisation17 ». Ce passage accompli par Watt — celui de la mathématique à la mystique — s’explique par un progressif épuisement de la logique (discursive) de ce personnage pour lequel « expliquer [...] avait toujours été exorciser18 ». Confronté à des réalités « ayant résisté à tous [ses efforts] pour les affabuler d’une signification19 », Watt se rend compte qu’il n’est plus capable ni de nommer ni de penser le monde qui l’entoure à cause d’un « quelque chose20 » fuyant sa raison et agissant sur sa capacité de saisir la réalité qui l’entoure. Les mots lui manquent et le monde devient inexprimable, « indicible21 ». Penser se transforme ainsi en une expérience faisant surgir le besoin indélogeable d’un « soulas sémantique22 », d’une aide linguistique pour apaiser l’angoisse provoquée par les échecs répétés de sa raison discursive. Et ces ratages l’empêchent non seulement de saisir et de comprendre la réalité qui l’entoure, mais aussi de se penser et de se déterminer comme il le faisait auparavant, à tel point qu’« il ne pouvait plus s’appeler un homme, comme par le passé23 ». Ainsi, Watt, désespéré, commence à désarticuler complètement sa langue pour essayer d’exorciser ce monde incompréhensible et pour épuiser systématiquement toutes

17.

Chiara Montini, « La Bataille du soliloque ». Genèse de la poétique bilingue de Samuel Beckett (1929‑1946), Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux Titre », 2007, p. 63. 18. Samuel Beckett, Watt [1969], tr. de L. et A. Janvier, Paris, Minuit, 2005, p. 78. 19. Ibid., p. 79. 20. Ibid., p. 41. 21. Ibid., p. 85. 22. Ibid., p. 83. 23. Ibid., p. 82.

Chapitre 1 — Des mysticismes controversés 71

les combinaisons possibles des éléments qui le composent, dans l’espoir d’apaiser son angoisse du non-savoir24. Contrairement à ce qui advient chez Artaud à cette époque, ce n’est pas un rituel chrétien mené à l’extrême qui se mue chez Beckett en une tentative d’exorcisme contre les affres de la pensée, mais un épuisement, tout aussi extrême, de la logique discursive qui l’articule. Ce qui n’empêche pas que, suite à ses insuccès, cette forme linguistique d’exorcisme débouche sur un délire mystique aux teintes chrétiennes : Quand Watt parlait, il parlait d’une voix basse et rapide. Il y a eu des voix, il y en aura encore, plus basses que celle de Watt, plus rapides que la sienne, c’est une affaire entendue. Mais que d’un gosier humain ait jamais pu sortir, puisse jamais sortir un jour, sauf dans le délire, ou pendant le saint sacrifice, une voix à la fois si basse et si rapide, on a peine à le croire. Watt parlait aussi avec peu d’égards pour la grammaire, la syntaxe, la prononciation, l’élocution sans doute, on peut le craindre, l’orthographe, telles qu’on les reçoit communément. Les noms propres cependant, tant de lieu que de personne, tels que Knott, Christ, Gomorrhe, Cork, il les articulait avec une grande netteté, et de son discours ils émergeaient, palmiers, atolls, de loin en loin, car il précisait peu, avec un effet fort vivifiant25.

Dans le délire mystique et logico-linguistique de Watt, la tradition chrétienne, quoique par bribes, émerge du flux déréglé de mots (« saint sacrifice », « Christ », « Gomorrhe »), mais en même temps s’y perd aussi, ne parvenant pas à se structurer en un discours cohérent. De sorte que la crise de Watt, non seulement ne se résout en aucune forme d’adhésion 24. « Le besoin de “soulas sémantique” de Watt ne parviendra jamais du moins dans ce roman à être satisfait », expliquent pourtant Clément et Noudelmann : « Une crise est ouverte qui contraint en effet à chercher des solutions diverses et inédites. Le roman de 1944 propose donc une batterie de solutions, toutes plus cocasses ou insensées les unes que les autres. La suite de l’œuvre ne fera en un sens que poursuivre la quête. L’une de ces solutions consiste à énumérer, jusqu’à la nausée, toutes les hypothèses se rapportant à un événement ; une autre à énoncer une série absolument exhaustive de permutations ; la plus spectaculaire — et la plus grave aussi, peut-être — consiste à s’en prendre à la grammaire même : à inverser l’ordre des mots dans la phrase, l’ordre des lettres dans le mot, et celui des phrases dans la période, etc., la mesure étant à son comble lorsque toutes les permutations possibles sont pratiquées en même temps, occasionnant, au dire du narrateur lui-même, une sorte de “convulsion phonique” assez pénible. […] On voit que le trouble affectant le langage et l’expression est lié à un bouleversement profond de la perception du monde et des choses. » Bruno Clément, François Noudelmann, Samuel Beckett, Paris, ADPF Ministère des Affaires étrangères, 2006, p. 30. 25. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 160.

72 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

au système de croyances dont elle tient ses racines, mais le réduit aussi à de simples mots qui perdent leur sens dans le chuchotement délirant du personnage. C’est la stratégie adoptée par Beckett pour véhiculer aussi une critique ironique de l’impuissance du discours chrétien face à l’écroulement de la pensée de Watt. Présentée en tant que système discursif se fondant sur la ridicule présomption de tout expliquer et ordonner rationnellement, la théologie chrétienne est, en effet, elle aussi une des cibles de ce roman. Elle est incarnée par la figure de Monsieur Spiro, un « néo-thomiste26 », comme il se définit lui-même, éditeur d’une revue catholique qui se veut ouverte à toute confession ainsi qu’aux libres penseurs. Ce qui est pourtant immédiatement réfuté lorsque Monsieur Spiro montre à Watt, à titre d’exemple, une lettre envoyée par un lecteur dans laquelle on lui demande de répondre à des questions d’une minutie dogmatique à la limite du grotesque et qui révèlent que les intérêts de la revue (et de son éditeur) sont bien loin d’être ceux d’un libre penseur : Un rat, ou tout autre petit animal, mange une hostie consacrée. 1. Ingère-t-il le Corps Réel, oui ou non ? 2. Si non, qu’est devenu celui-ci ? 3. Si oui, que faire de celui-là27 ?

À travers cette intervention caricaturale de Monsieur Spiro et du lecteur de sa revue, toute solution chrétienne possible aux inquiétudes et aux délires discursifs de Watt s’avère être préalablement évacuée comme une tentative illusoire de répondre au besoin de certitude des êtres humains. De manière diamétralement opposée par rapport au lecteur qui adresse sa lettre à Monsieur Spiro, celui dont les questions révèlent un besoin obsessionnel de rationaliser le monde, les difficultés rencontrées par Watt le conduisent non pas vers la religion mais vers une remise en question radicale de ses facultés intellectuelles. Ce processus le mène à mettre en suspens, pris dans une sorte de flou des contraires, tout travail intellectuel et l’essence même de son être : Penser, quand on n’est plus jeune, quand on n’est pas encore vieux, ce n’est peut-être pas rien. Faire une pause : l’aise toujours plus sombre, la peine toujours plus claire ; le plaisir là encore parce qu’il fut, la douleur là déjà parce qu’elle sera ; l’acte joyeux devenu volontaire, en attendant de se faire acharné ; le halètement, le tremblement, vers l’être révolu, devant l’être à venir ; et le vrai qui ne l’est plus, et le faux qui ne l’est pas encore28. 26. Ibid., p. 29. 27. Ibid., p. 30. 28. Ibid., p. 209.

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« Penser », comme le suggère le narrateur, devient pour le personnage beckettien une activité critique, source d’une déchirante prise de conscience de ses limites. Cette expérience engendre une transformation intérieure qui se traduit en ce que Bataille appelle « une ultime cessation de toute opération intellectuelle29 », à savoir en une suspension de l’être rationnel qui projette le sujet « au-delà du désir du désir, de l’horreur de l’horreur, au fin fond du trou30 », comme on le lit dans Watt. Par l’ironique dénonciation mise en œuvre dans ce roman, à la fois de l’insuffisance de la raison discursive et des effets bouleversants de la découverte de l’inconsistance des réponses données par le discours chrétien, l’écrivain semble lui aussi explorer — mais avec un humour totalement absent chez Bataille — plusieurs des éléménts critiques qui soutiennent l’expérience controversée que ce dernier théorise à cette époque. En 1945 Beckett fait lui-même une expérience similaire, qualifiée par la critique beckettienne aussi bien que par son biographe, James Knowlson, d’« expérience mystique » ou de « révélation31 ». Il s’agit d’un moment décisif dans la vie et la carrière de l’écrivain, souvent associé à un des fragments enregistrés de La Dernière Bande : Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu’à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision enfin. Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera… (il hésite)… éteint et où je n’aurais peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui… (il hésite)… du feu qui l’avait embrasé. Ce que soudain j’ai vu alors c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir — (Krapp débranche impatiemment l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) — grands rochers de granit et l’écume qui jaillissait dans la lumière du phare et l’anémomètre qui tourbillonnait comme une hélice, clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur — (Krapp débranche impatiemment l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) — indestructible association jusqu’au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu32.

Beckett réécrit dans ces quelques lignes une « révélation » vécue, non pas sur le quai de Dùn Laoghaire comme celle de Krapp, mais dans 29. 30. 31. 32.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 35. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 209. James Knowlson, Beckett : biographie, tr. de O. Bonis, Arles, Actes Sud, « Babel », 2007, p. 452. Samuel Beckett, La Dernière Bande, Paris, Minuit, 1959, p. 22‑23.

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la chambre de sa mère, comme il l’explique à Knowlson, en éclaircissant ultérieurement cette expérience comme suit : J’ai réalisé que Joyce était allé aussi loin que possible pour en savoir toujours plus, pour maîtriser ce qu’il écrivait. Il le complétait sans arrêt ; on s’en rend parfaitement compte quand on regarde ses épreuves. J’ai réalisé que j’allais moi dans le sens de l’appauvrissement, de la perte du savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de l’addition33.

La révélation décrite dans La Dernière Bande n’est pas une illumination au sens traditionnel. Il s’agit d’une révélation négative, d’une illumination obscure impliquant, explique Beckett, un changement radical dans son parcours artistique, qui ne peut plus se donner — contrairement à ce qui se passe chez Joyce34 — comme une recherche par addition de connaissances, mais doit procéder par soustraction, ou mieux par « amoindrissement35 », pour reprendre le mot choisi par Noudelmann pour décrire ce processus qui œuvre au sein de l’écriture beckettienne en la conduisant vers un minimalisme de plus en plus accentué. Pourtant, plutôt qu’un bouleversant virage dans sa pensée et dans son œuvre, ce changement semble déterminer chez l’écrivain la décision de suivre un chemin déjà amorcé dans ses écrits précédents, comme en témoigne, entre autres, Watt. Ce roman anticipe, sous plusieurs aspects, les fondements ainsi que les effets de cette révélation négative dont il sera question dans La Dernière Bande. Beckett fait de son roman une recherche approfondie des possibilités de l’homme d’acquérir une forme de connaissance du monde et de soi. Recherche dont les échecs conduisent à une crise mystique le privant des mêmes appuis logico-discursifs que le personnage beckettien cherchait pour s’exprimer et pour penser, y compris ceux régissant le discours chrétien. Ce roman atteste que la révélation dont parle Beckett dans sa pièce et à son biographe s’inscrit dans la continuité d’une recherche engrangée dès le début de son œuvre (par exemple dans Whoroscope et cela en dépit 33. 34. 35.

James Knowlson, Beckett : biographie, op. cit., p. 453. Pour tout approfondissement ultérieur sur la « révélation » de Beckett ainsi que sur ses rapports avec Joyce, voir Peter John Murphy, Beckett’s Dedalus. Dialogical Engagements with Joyce in Beckett’s fiction, Toronto, University of Toronto Press, 2009. Comme l’explique François Noudelmann, ce processus d’amoindrissement, tel qu’il le définit, résume le travail mis en œuvre par Beckett tout au long de sa production afin de déjouer les limites de la représentation, de l’éradiquer et de la déstructurer pour en montrer les failles et aussi la réinventer. Voir le chapitre « L’Amoindrissement », dans François Noudelmann, Beckett ou la scène du pire : étude sur En attendant Godot et Fin de partie, op. cit., p. 55‑105.

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de la complexité et le style encore profondément joyciens de ce poème de jeunesse). Artaud, à cette époque, semble rejoindre la pensée de Bataille, mais à travers un mysticisme exacerbé puis nié, vécu comme le résultat de l’expérience faite des limites de sa pensée et se positionnant de manière problématique par rapport à la tradition chrétienne. Beckett, quant à lui, y semble y parvenir à travers son œuvre de fiction, voire en poussant à leurs extrêmes conséquences les procédés de la raison de Watt, processus qui détermine des échecs débouchant en une singulière forme de délire mystique. Pourtant, tout en portant encore en soi des échos chrétiens, la crise du personnage beckettien est encadrée dans un texte ridiculisant les procédés de la théologie qui fonde la doctrine de cette religion et ceci engendre dans ce roman une ambivalence par rapport au christianisme similaire à celle relevée chez Artaud et Bataille et que l’on rencontre chez Pasolini aussi. Au moment de la parution de L’Expérience intérieure de Bataille, ce dernier est, en effet, dans une phase d’exploration mystico-religieuse qui, à la fois, s’enracine dans le christianisme et veut s’en détacher. En 1943, Pasolini est à Casarsa, où il s’est établi avec sa mère et où il écrit des poésies aussi bien en frioulan qu’en italien. Celles-ci seront ensuite recueillies dans Poésies à Casarsa, dans La Meilleure Jeunesse et dans Le Rossignol de l’Église catholique. Il s’agit de poésies parsemées de méditations à travers lesquelles Pasolini affronte ouvertement la question du religieux, « un problème interne de toute [s]a production36 », tel qu’il le définira plus tard, et qui est lié chez lui à la tradition chrétienne, en particulier catholique, comme le suggère explicitement le titre du deuxième recueil. De cette question du religieux découlent des poésies à travers lesquelles Pasolini essaye de se libérer d’une profonde angoisse existentielle, comme il l’explique dans une lettre à Franco Farolfi, écrite au printemps 1943 : 36.

Ibid. Il est intéressant de noter ce que, lors d’un entretien, Pasolini explique à propos de ses recueils poétiques et de leur rapport au religieux : « Dès le début, j’ai toujours fréquenté l’Évangile. Mon premier livre de poésie, sorti en 1942, commence par un poème en friulan intitulé « Le dimanche des Rameaux ». C’est-à-dire que déjà alors il y avait en moi une espèce de fascination ou d’amour conscient pour l’Évangile. Puis il y eut une période où j’ai écrit directement sur le sujet, et j’ai réuni mes poésies sous le titre Le Rossignol de l’Église catholique. Mon dernier recueil s’intitule La Religion de mon temps et ici aussi j’aborde directement les problèmes religieux. Autrement dit, la religion est un problème intérieur à ma production. » Pier Paolo Pasolini, «  Je cherche le Christ parmi les poètes » [1963], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 296.

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Tu n’y croiras pas, mais si, comme tu le penses, Schopenhauer a eu des moments d’accalmie (manger, se marier), moi, ces moments-là, je ne les ai pas. Chaque image de cette terre, chaque visage humain, chaque cloche qui sonne m’est lancé au cœur en me blessant d’une douleur presque physique37.

L’expérience que le jeune écrivain dit avoir du monde et des éléments qui le composent est une expérience déchirante lui procurant un sentiment de « désespoir immense38 », écrit-il à son ami. Pourtant, Pasolini lui explique également que c’est justement par la poésie qu’il cherche à se guérir de ses troubles. Il avoue à Farolfi, plus loin dans la même lettre, qu’il cherche à figer par la poésie ces images déchirantes du monde qui pourraient le consumer jusqu’à le rendre fou39. La poésie est l’exorcisme choisi par l’écrivain pour faire face à l’expérience tragique de l’existence. 37.

Pier Paolo Pasolini, lettre à Franco Farolfi, printemps 1946, Correpondance générale. 1940‑1975, texte établi et annoté par N. Naldini, lettres choisies et traduites de l’italien

par R. de Ceccatty, Paris, Gallimard, « NRF », 1988, p. 127‑128. Bazzocchi, dans Pier Paolo Pasolini, résume ainsi les influences intellectuelles soutenant la production poétique pasolinienne de cette période : « L’année 1943 est aussi l’année de lecture de Dilthey, de Schopenhauer, de L’Immoraliste de Gide, de L’Uomo al punto de Daniello Bartoli, des trois Essais sur la sexualité de Freud, des Chants de Maldoror, dans lesquels se profile le symbole éversif du Christ crucifié qui inspire les premiers vers du Rossignol de l’Église catholique. L’essai d’Enzo Paci sur l’existentialisme ouvre à Pasolini de nouveaux horizons poétiques où se trouvent être configurées philosophie et images, logique et angoisse. » Marco Antonio Bazzocchi, Pier Paolo Pasolini, Milan, Mondadori, « Biblioteca degli scrittori », 1998, p. 7. C’est nous qui traduisons. 38. Ibid., p. 128. 39. Pasolini écrit à Farolfi : « je ne suis ni malade ni fou : je suis normal et serein, non seulement dans mon aspect, dans mes gestes extérieurs, mais aussi en moi-même. Et je croyais — je te l’ai écrit — que cette “sérénité” était due à un équilibre fondamental et sain de mon esprit. Mais je dois probablement mon salut (ne pas devenir un maniaque, ne pas me détruire) à mon imagination, qui sait trouver une image concrète pour tout sentiment, et ainsi me semble-t-il, l’emprisonne, l’empêche de travailler de façon effrénée dans mon cerveau. Ainsi, à l’urgence douleureuse et constamment endurée de mes sentiments, correspond méthodiquement en moi une réordonnance poétique qui au moins sert à placer entre deux garde-fous, à refouler le courant de mon sentiment toujours en mouvement. » Ibid. Tandis qu’Artaud écrivait à Rivière quasiment la même chose, mais dans une perspective bien plus désespérée : « Ma pensée m’a abandonné à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes, phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute pensée. Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre, mais j’y consens dans la peur de

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« Ma vision du monde est toujours au fond d’un genre épico-religieux40 », constate-t-il plus tard. Cette vision sublime du monde et de la vie est décrite dans ses poésies de jeunesse comme donnant lieu à un ravissement mystique toujours présenté de manière très problématique : J’y ai cru en toi, sûr de pouvoir croire dans la vie du Monde (moi, qui toujours enfant, ne puis dans ma joie recluse, jouir de ce qui n’est pas en moi), hors de moi, immobile, hébété, devant tes champs et bourgs que je ne connais pas encore, et de tes hommes confondus sous le soleil, tendre quand je te comprends, dur quand je t’aime, dans des lueurs et des fumées, qui toujours me cachaient ta vraie, bienheureuse, lointaine existence41.

Cet extrait du poème « Chanson » décrit une expérience du sujet lyrique d’inspiration clairement mystique qui, comme l’indique son titre, prend la forme d’une chanson adressée à Dieu, un Dieu dans lequel le sujet cherche non seulement une raison de croire mais aussi le sens de la vie. L’expérience de ravissement décrite dans ce morceau de poème, comme expression d’une fascination face au monde et d’un désir de le comprendre, se transforment chez le sujet lyrique en foi et notamment en la croyance en le Dieu de la chrétienté. Pasolini déclare cette foi dès le premier vers de cet extrait, mais par le biais d’un temps verbal passé. Tout comme Bataille écrit dans L’Expérience intérieure qu’il « était chrétien », le sujet lyrique déclare ici : « J’y ai cru en toi. » Le sentiment religieux éprouvé face au monde est revisité au moment de l’écriture à la lumière de ce que Pasolini qualifie plus tard de « mysticisme athée42 ». L’expérience elle-même n’est pas niée, mais elle est dépourvue a posteriori de Dieu. Ce mouvement se reflète aussi dans les poèmes du Rossignol de l’Église ne pas mourir tout à fait. » Antonin Artaud, lettre du 5 juin 1923 à Jacques Rivière, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 69. 40. Pier Paolo Pasolini, « Una visione del mondo epico-religiosa » [1964], Interviste e dibattiti sul cinema, dans Per il cinema, t. II, op. cit., p. 2846. C’est nous qui traduisons. 41. Pier Paolo Pasolini, « Chanson » (La Meilleure Jeunesse) [1954], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 139-140. 42. Pier Paolo Pasolini, « In margine all’esistenzialismo » [1946], dans Saggi politica e sulla società, édition établie par W. Siti, S. De Laude, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 30. C’est nous qui traduisons.

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catholique43, dans lesquels on peut identifier les sentiments ambivalents visà-vis du christianisme (et notamment du catholicisme). Rienzo Pellegrini dit à ce propos que plutôt que de dévoiler son athéisme, ce recueil montre en réalité la présence active chez Pasolini d’une religion devenue, déjà à cette époque, hérésie44. L’ambivalence que Pellegrini reconnaît provient de plusieurs facteurs tels que le retour obsessionnel au sein de ses poèmes du motif de la Crucifixion, mais souvent afin de symboliser l’expérience que fait le sujet de la perte de Dieu. C’est le cas du poème intitulé justement « La Passion » : Le Christ s’abat à l’intérieur de Son corps. Éloignées de soi en quelles ardentes campagnes Sa pupille a-t-elle regardé ? Ici il est bien aveugle, immobile sur ses os : un oiselet ensanglanté sur un rivage. Derrière, la lumière pourrit le ciel45.

Pasolini établit dans ces vers un parallèle antithétique entre le Christ crucifié et un petit oiseau symbolisant le poète en train de vivre cette vision déchirante. Le Christ, au moment de la Crucifixion, s’écroule intérieurement et en mourant transcende les limites de la nature humaine et atteint l’invisible (« Éloignées de soi / en quelles ardentes / campagnes Sa pupille 43.

Notons à ce propos que dans Pier Paolo Pasolini. L’Opera, Guido Santato, en analysant Poésies à Casarsa, souligne en note l’implication réciproque de ces deux recueils : « Pasolini écrit, simultanément, en 1943, une série de cinq Dialogues frioulans (dont quatre passeront ensuite — dans la version en langue italienne — dans la section Le Rossignol de l’Église catholique) et une première rédaction du Rossignol de l’Église catholique (la section initiale qui donne le titre au recueil) laquelle — il est important de le noter — est rédigée en frioulan : elle naît comme texte frioulan […]. Initialement donc, les deux travaux, au moins en partie, s’identifiaient ou étaient réciproquement complémentaires. » Guido Santato, Pier Paolo Pasolini. L’Opera, Vicenza, Neri Pozza, « Nuova biblioteca di cultura », 1980, p. 46. C’est nous qui traduisons. 44. Voir Rienzo Pellegrini, « Prefazione », dans Pier Paolo Pasolini, L’Usignolo della Chiesa Cattolica, Milan, Garzanti, 2004, p. 16. 45. Pier Paolo Pasolini, « La Passion » (Le Rossignol de l’Église catholique) [1958], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 186.

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/ a-t-elle regardé ? »). Le petit oiseau, également blessé et « ensanglanté », fait l’expérience contraire (et le sujet lyrique avec lui) : il est aveugle sur un « rivage » indéfini, contraint par le poids de sa nature (« immobile sur ses os ») à rester en deçà de la vision transcendante que vit le Christ crucifié mourant devant lui. Au désir de savoir, de comprendre le sens de l’existence — celui dont Pasolini parle dans L’Expérience hérétique et qui est ici exprimé par l’interrogation du sujet qui souhaiterait pouvoir voir ce que voient les yeux du Christ —, correspond dans le dernier vers une vision tragique de la réalité (« Derrière la lumière le ciel pourrit »). Cette vision est véhiculée dans le texte par la présentation d’un oiseau qui, en regardant le Christ crucifié, prend conscience de ses limites et fait une expérience qui ressemble de près à une expérience mystique chrétienne, mais réinterprétée ici comme moment déchirant de la perte de Dieu de la part du poète, celui qui dénonce dans ces vers son incapacité de saisir le sens et le destin ultimes de la vie. La mort du Christ se traduit en une perte tragique qui provoque la décomposition du monde du poète. Tout comme ceux de « Chanson », ces vers s’articulent autour de l’expression d’un sentiment ambigu oscillant entre le désir de croire en la possibilité de pouvoir saisir le sens de l’existence et la déchirante prise de conscience de l’impossibilité de le faire. Il s’agit du même sentiment qui, chez Pasolini, conduit à une explicite perte de foi en Dieu, ce Dieu chrétien que l’homme devrait être en mesure de saisir parce qu’intrinsèquement lié à la réalité de la vie, mais qui est constamment présenté par l’écrivain comme un Dieu perdu, immobile, inaccessible et irrémédiablement séparé du monde et de l’homme. Dans « Hymnus ad nocturnum » (Rossignol de l’Église catholique) on lit : Je ne sais pas vaincre le gel de l’angoisse, en pleurant comme auparavant, dans le cœur de la terre et du ciel. [...] Oh immobile Dieu que je hais fais que ma vie puisse encore émaner vie il ne m’importe plus comment46.

Au lieu de percevoir Dieu en soi et dans le monde, par le moyen des expériences décrites dans ces poèmes, le sujet se rend compte de son inquiétante absence. Ceci est suggéré dans ces vers par la position 46.

Ibid., p. 442. C’est nous qui traduisons.

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liminale du mot « cœur47 ». D’une part, grâce à son placement à la fin du vers, on peut considérer ce cœur comme celui rompu par l’angoisse du sujet lyrique, à savoir comme le lieu intime de cette expérience déchirante (« Je ne sais pas vaincre le gel / de l’angoisse, en pleurant / comme auparavant, dans le cœur »). De l’autre, par le biais de l’enjambement qui le lie au vers suivant, on peut aussi concevoir ce cœur comme le symbole de l’immanence du sujet, plongé entre une terre et un ciel dans lesquels il lui est impossible de saisir ce Dieu transcendant auquel il s’adresse (« en pleurant / comme auparavant, dans le cœur / de la terre et du ciel »). On se retrouve encore une fois confronté à des expériences d’ordre mystique qui véhiculent une profonde critique de la capacité de l’homme (en tant qu’être rationnel) de s’expliquer le monde dans lequel il vit et portent en soi des éléments puisés de la tradition chrétienne, qui servent à la fois comme base pour l’articulation de ces expériences elles-mêmes et comme éléments permettant ensuite de contester cette religion et son système de croyances. Artaud dévoile dans ses lettres un mysticisme chrétien à la fois très exacerbé et très personnalisé, doublé d’exorcismes issus d’une exaspération face au rituel catholique, opérations que lui-même contestera au moment de sa dé-conversion. Le roman de Beckett est innervé d’un mysticisme logico-mathématique découlant de la faillite d’une série interminable d’exorcismes linguistiques voués à épuiser jusqu’au bout toute logique discursive possible, y compris celle chrétienne. Tandis que dans les poèmes de Pasolini, conçues elles-mêmes comme un exorcisme contre les inquiétudes engendrées par l’expérience que le sujet a du monde, on retrouve une forme de mysticisme découlant de cette tradition catholico-chrétienne de laquelle elle prend en même temps ses distances bien qu’accompagnée d’un sentiment de nostalgie absent chez les autres écrivains. Si, d’une part, l’expérience des limites de la pensée débouche dans les trois cas sur une expérience d’ordre religieux dévoilant l’expression du besoin (tout humain) de trouver un moyen de croire en l’existence d’un sens ultime du monde et de l’existence saisissable par la pensée rationnelle, de l’autre, cette expérience engendre un rapport 47. Notons que le cœur occupe une place extrêmement importante dans l’écriture de Pasolini, en tant que carrefour de l’intériorité humaine dans lequel se reflètent les désirs et les passions du corps aussi bien que celles de l’esprit, toujours profondément liées chez lui. « L’affaiblissement des battements / du cœur, ou excès des actes vitaux / de l’intelligence ? », se demande par exemple le sujet lyrique de La Religion de mon temps. Pier Paolo Pasolini, La religione del mio tempo [1961], dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 1055. C’est nous qui traduisons.

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profondément problématique avec le système de croyances chrétien et dont l’expression rend possible de distinguer des modalités différentes d’expérience et d’expression de cette duplicité. Artaud, tout en étant pleinement pris dans une conversion extrême au christianisme, travaille de façon à le rendre plus adéquat à ses exigences, voire moins « rationnel ». Il tente de le rendre apte à donner des réponses plus conformes à ses troubles intérieurs et à sa recherche sur les limites de la pensée. S’il puise sans cesse dans la tradition chrétienne, c’est pour élaborer une sorte de nouveau Credo, à savoir une profession personnelle de foi en un Dieu défini comme « Mystère » ultime, comme divin que l’homme atteint intérieurement par des « évolutions ultra-substantielles et di-substantielles48 » de son esprit, voire en vivant des changements d’état de sa propre pensée. Celui qu’Artaud développe à cette époque est clairement un Credo non confessionnel, mais conforme à une foi conçue, de manière très cohérente avec l’idée de Dieu qu’il formule dans ses écrits de Rodez, comme une « initiation transcendantale [et] mystérieuse49 ». D’ailleurs, toujours dans sa lettre à Ferdière, en commentant Ronsard qu’il vient de lire et en se focalisant notamment sur sa notion de Dieu et son « idée intégrale et précise du monde50 », Artaud dit avoir, en tant que poète, la « Mission sacrée […] de redire dans un langage qui parle au cœur le bien des choses de l’Infini, qui sont magiques et mystérieuses par essence51 ». Cette mission de redire l’infini de façon plus appropriée, l’écrivain semble l’assumer pleinement dans ses écrits, dénonçant ainsi, en dépit de sa conversion, l’inadéquation du discours chrétien à le faire. Bien que sa critique du christianisme advienne de manière très différente, c’est dans cette direction que travaille également Beckett, à savoir vers la mise en évidence, « dans une atmosphère ludique, souvent irrévérencieuse », de l’incapacité du discours chrétien « à rendre compte avec pertinence » non seulement du divin mais aussi « de la situation humaine de l’existence52 ». Sa critique est beaucoup plus explicite que celle d’Artaud : la tradition chrétienne est abordée ouvertement en tant que « discours », à savoir comme un système langagier et rationnel créé par 48. Antonin Artaud, lettre à Gaston Ferdière du 29 mars 1943, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 885. 49. Ibid., p. 882. 50. Ibid. 51. Ibid., p. 884. 52. Yannick Hoffert, « Christianisme », dans Marie-Claude Hubert (éd.), Dictionnaire Beckett, op. cit., p. 226.

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l’homme et pour l’homme afin de régler et de donner un sens au monde dans lequel il est plongé. Ce système est explicitement tourné en dérision par Beckett à partir justement de cette prétention de tout expliquer inhérente à l’homme et qui est dénoncée en tant qu’illusion bien fragile, comme le démontre le fait que les affabulations du christianisme ne résistent pas à l’écroulement de la pensée logico-discursive de Watt. Si, d’une part, la présence de la tradition chrétienne résiste (et insiste) encore dans l’esprit du personnage en crise, de l’autre, elle révèle aussi, par sa décomposition en miettes langagières, l’impuissance du discours chrétien à rendre le monde de manière solide et définitive. Tandis que la recherche d’Artaud mène à une sorte de réinvention personnelle du discours chrétien sur Dieu, celle de Beckett tend à le déstructurer, par l’ironie, pour en monter les failles : Car le seul moyen de parler de rien c’est d’en parler comme de quelque chose, comme le seul moyen de parler de Dieu est d’en parler comme d’un homme, ce qu’il fut bien sûr, en un sens, pendant un bout de temps, et comme le seul moyen de parler de l’homme, même nos anthropologues l’ont compris, est d’en parler comme d’un termite53.

À l’inverse du Dieu d’Artaud à Rodez, présenté comme point de repère pour lutter contre le recul intérieur de l’esprit dans les écarts et les vides de la pensée, celui de Beckett est comparé à un creux ouvert dans le langage humain. L’homme, dans sa petitesse, ne peut pas le saisir par le langage dont il dispose, et tant qu’il tente de le dire, il ne peut qu’en fausser la nature, en faisant de ce vide un « quelque chose » d’anthropomorphisé, comme le suggère Beckett à maintes reprises. Dès que l’homme tente de dire Dieu, il le réduit à sa taille, il en fait quelque chose de fini et d’infiniment petit. Le sens de son être se perd, comme celui du mot « Christ » dans les palabres insensés de Watt, ou comme dans les bribes « du Credo dit apostolique54 » que psalmodie le personnage de Comment c’est. Dieu ne peut pas être dans les mots de la théologie, suggèrent les personnages beckettiens, ni dans aucun mot, comme le démontrent leurs perpétuels échecs discursifs. S’il est, il relève plutôt de l’« inexprimable » et de l’« ineffable55 », deux états dont Watt fait l’expérience jusqu’à une crise mystique qui l’amène à déstructurer complètement sa langue. Eu égard au discours chrétien, Artaud et Beckett semblent donc témoigner dans leurs écrits de cette période d’une tendance à la réinvention 53. 54. 55.

Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 22. Samuel Beckett, Comment c’est [1961], Paris, Minuit, 1992, p. 23. Samuel Beckett, Watt, op. cit. p. 64.

Chapitre 1 — Des mysticismes controversés 83

pour le premier et à la déconstruction pour le second. Pasolini, quant à lui, semble entreprendre un autre chemin encore et le réinterpréter symboliquement56. Si, comme l’enseigne saint Paul lui-même — figure fondamentale dans la production de l’écrivain57 —, dans la tradition chrétienne, l’image de la Crucifixion devrait renvoyer « au souvenir de celui qui nous a aimés jusqu’à se livrer pour nous à la mort58 », chez Pasolini, elle devient le symbole d’une déchirante perte de Dieu, une perte auquel, on l’a vu, correspond logiquement le devenir insaisissable par l’homme du sens ultime de l’existence. L’expérience de la Crucifixion revient, dans les textes de Pasolini, comme prélude à la prise de conscience de l’impossibilité de saisir Dieu (le Dieu de la chrétienté) et par conséquent d’adhérer au système de croyances qui en découle. De manière en apparence diamétralement opposée à l’Artaud de Rodez, cette impossibilité se traduit en une non-profession de foi déclarée dans un poème intitulé « Nocturne » et recueilli dans la section « Le non-credo » du Rossignol de l’Église catholique : Vous me conquérez avec les joies ou les terreurs de vos silences frais, étoiles vieillies […]. Mais avec vous est loin (non je ne pleure pas, je ne ris pas) en ce ciel le Dieu que je ne sais pas ni j’aime59.

Si, d’un côté, Pasolini décrit à maintes reprises son expérience du monde de manière à la dévoiler comme une expérience mystico-religieuse, de l’autre, il souligne sans cesse l’impossibilité de parvenir à travers elle à entrer en communication avec le Dieu du Credo chrétien. En regardant le ciel, le sujet lyrique pasolinien n’entend rien, mais entre joie et terreur, 56.

Guido Santato parle justement d’interprétation symbolique et allégorique lorsqu’il se réfère au travail mené par Pasolini sur le christianisme pour en faire ressortir les correspondances avec sa propre vision du monde. Voir Guido Santato, Pier Paolo Pasolini. L’Opera, op. cit., p. 43. 57. On aura l’occasion de revenir sur la présence de cette figure chez Pasolini, dont l’importance dans sa production et sa pensée est démontrée clairement par son projet cinématographique sur sa prédication, projet qui n’a malheureusement jamais été réalisé, mais dont il nous reste des notes. Voir Pier Paolo Pasolini, Saint Paul, tr. de G. Joppolo, Caen, Nous, 2013. 58. Galat. 2 59. Pier Paolo Pasolini, L’Usignolo della Chiesa Cattolica, [1958], dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 437. C’est nous qui traduisons.

84 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

ce qu’il perçoit c’est l’effrayant silence de Dieu — silence contredisant chez lui toute profession de foi possible. De sorte qu’à cette impossibilité de saisir Dieu viennent chez lui s’ajouter logiquement tant celle d’y croire que celle de l’aimer. Ces auteurs semblent avoir en commun non seulement le fait que la recherche des limites de la pensée débouche sur et, plus ou moins directement, se superpose à une recherche touchant d’une manière ou d’une autre au religieux, mais également que les expériences mystiques prises en charge par leurs textes dévoilent toutes la même impossibilité de s’en tenir au discours chrétien, avec lequel elles entretiennent pourtant toutes un rapport évident, mais décidément « non confessionnel ». D’ailleurs, les formes de révélation les sous-tendant ne sont pas, comme le voudrait le christianisme, des actes enrichissant l’intelligence et perfectionnant ses acquis, mais les sources de la prise de conscience d’un non-savoir irrémédiable sur le monde et le divin. Et cela même chez Artaud, nonobstant le fait que « penser » résulte en cette période en une activité impliquant pour lui un « Acte exaltant de Foi ». Il semble en effet difficile de faire coïncider les mouvements intérieurs qu’il décrit à cette époque avec une révélation au sens chrétien. La lecture des écrits de Rodez donne l’impression d’être confronté à une tentative désespérée pour ne pas être enseveli par les « ténèbres du mental60 », plutôt qu’à un voyage vers la perfection surgissant de la prise de conscience d’une vérité qui illumine la raison. Comme le remarque Jean-Michel Rey, c’est une « Parole secrète, cryptée61 » qui se révèle à Artaud. En effet, même lorsque dans Les Nouvelles Révélations de l’Être, il parle de révélation et signe « Le Révélé », ce qui se revèle à lui c’est plutot un manque, un vide, voire le Vide : « Ce dont j’ai souffert jusqu’ici, c’est d’avoir refusé le Vide », écrit-il. Après quoi, il ajoute, quelques lignes plus loin : « C’est fait. Je suis vraiment tombé dans le Vide depuis que tout — de ce qui fait ce monde —  vient d’achever de me désespérer62. » On pourrait en dire autant des révélations dans les écrits de Beckett et Pasolini. De leurs textes, il ressort que les expériences mystiques décrites ne conduisent à aucune forme de savoir ou d’illumination, mais à leur exact contraire, c’est-à-dire à cette « sempiternelle pénombre63 », dont parle le 60. 61. 62. 63.

Antonin Artaud, Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras [1947], Textes écrits de Rodez en 1944, op. cit., p. 931. Jean-Michel Rey, La Naissance de la poésie. Antonin Artaud, Paris, Métailié, « L’Élémentaire », 1991, p. 20. Antonin Artaud, Les Nouvelles Révélations de l’Être, op. cit., p. 788. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 82.

Chapitre 1 — Des mysticismes controversés 85

narrateur de Watt dans les « Addenda » à la fin du texte, tandis que dans « Splendeur », un des poèmes tardifs du Rossignol de l’Église catholique, qui fait écho au célèbre Mémorial de Pascal64, Pasolini écrit : Oh joie, joie, joie… Y a-t-il encore de la joie en cette absurde nuit préparée pour nous65 ?

Les explorations mystiques examinées jusqu’ici conduisent à une plongée dans le « Vide » pour Artaud, à une illumination qui affaiblit jusqu’à devenir « pénombre » chez Beckett et, dans le cas de Pasolini, à une « splendeur » qui se transforme en une « absurde nuit » de l’esprit. Parallèlement, elles instaurent un rapport critique avec le discours chrétien qui pourtant reste une composante fondamentale pour leur formulation.

64.

65.

Comme le rappelle Pellegrini, il s’agit du billet que Pascal avait sur lui au moment de sa mort, en mémoire de la « nuit d’extase » du 23 novembre 1654. Pascal y écrit : « “Dieu d’Abraham, DIEU d’Isaac, DIEU de Jacob” / non des philosophes et des savants. / Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. » / Dieu de Jésus-Christ. / Deum meum et Deum vestrum / « Ton Dieu sera mon Dieu » / Oubli du monde et de tout, hormis DIEU / Il ne se trouve que par les voies enseignées de l’Évangile. / Grandeur de l’âme humaine. / « Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais je t’ai connu. » / Joie, joie, joie pleurs de joie. / Je m’en suis séparé : / Delinquerunt me fontem aquae vivae. / « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » / Que je ne sois pas séparé éternellement. » En référence à ce Mémorial, Pasolini à la fois invertit ce mouvement de rapprochement mystique vers Dieu et sous-entend un déchirant sentiment de séparation de ce dernier qui métamorphose la splendeur d’une révélation mystique en un inquiétant pressentiment d’une nuit de l’esprit. Voir Rienzo Pellegrini, « Prefazione », op. cit., p. 23. Voir aussi Blaise Pascal, Le Mémorial, dans Œuvres Complètes, t. III, texte établi, présenté et annoté par J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque européenne », 1991, p. 51. Pier Paolo Pasolini, L’Usignolo della Chiesa Cattolica, op. cit., p. 443. C’est nous qui traduisons. Notons que cette référence pascalienne fait écho à la citation que Pasolini met en exergue au recueil et qu’il tire de Verlaine tout en la modifiant. « Heureux, toi Français, toi Chrétien », écrit Pasolini en remplaçant le mot « Malheureux » du texte original avec le mot « Heureux ». Paul Verlaine, Sagesse [1880], édition établie, annotée et présentée par O. Bivort, Paris, LGF, « Livre de poche. Classique », 2006, p. 85.

Chapitre 2 La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence

L

a critique du christianisme menée par ces écrivains s’insère dans et s’entremêle à une, plus vaste, concernant plus généralement le fonctionnement de la raison discursive. De cette critique, découle une contestation de la religion chrétienne et notamment de sa théologie et de son système de croyances, conçus comme des sythèmes rationnels structurés autour d’un Dieu forgé par la raison et, en tant que tel, très proche d’une conception philosophique de Dieu. Dans le passage où Bataille qualifie ce Dieu de « chose du théologien », il écrit à ce propos : L’expérience est la mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être. Que dans cette fièvre il ait quelque appréhension que ce soit, il ne peut dire : « J’ai vu ceci, ce que j’ai vu est tel »  ; il ne peut que dire « ce que j’ai vu échappe à l’entendement », et Dieu, l’absolu, le fond des mondes ne sont rien s’ils ne sont des catégories de l’entendement. Si je disais décidément : « J’ai vu Dieu », ce que je vois changerait. Au lieu de l’inconnu inconcevable — devant moi libre sauvagement, me laissant devant lui sauvage et libre — il y aurait un objet mort et la chose du théologien — à quoi l’inconnu serait asservi, car, en l’espèce de Dieu, l’inconnu obscur que l’extase révèle est asservi à m’asservir (le fait qu’un théologien fait sauter après coup le cadre établi signifie simplement que le cadre est inutile ; ce n’est, pour l’expérience, que présupposition à rejeter)1.

1.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 16.

88 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Comme le philosophe l’explique dans Méthodes de méditation, l’expérience intérieure est une « opération souveraine2 » rompant avec les démarches d’une pensée qui « procède du solide » et est habituée à assimiler et à transformer en connaissance rationnelle tout « ce qui n’est pas encore connu3 ». Par sa nature, l’expérience intérieure contraste nettement avec ces procédés et les inverse car « [t]oute opération rapportant la pensée à la position d’un solide la subordonne4 », explique Bataille, en ajoutant que dans ce processus, allant de l’inconnu au connu, l’objet aussi se retrouve être subordonné, plié aux lois de l’utile et transformé en quelque chose de « solide », en quelque chose qu’« on peut faire et employer5 ». Tandis que dans l’expérience intérieure « non seulement la pensée est souveraine [...], mais son objet est souverain, et reconnu comme tel, indépendamment de son insertion dans l’ordre de l’utile6 ». Ce qui vaut également pour le divin lorsqu’il devient objet de la pensée. L’expérience intérieure, au contraire, « renverse le mouvement de la pensée7 » et, comme le souligne Derrida, se donne comme moment pendant lequel « tout discours peut s’ouvrir à la perte absolue de son sens, au fond sacré, de non-sens, de non-savoir, ou de jeu, à la perte de connaissance dont il se réveille par un coup de dés8. » Elle est à concevoir comme un « point de non-réserve » qui se trouve au-delà des lois de l’utile et n’est « ni positif ni négatif9 », puisque dépassant ces catégories de l’entendement et les structures discursives qui articulent la pensée. Il s’agit d’un mouvement libératoire qui détruit toute conception (philosophique ou religieuse) du divin en tant que « point de rassemblement » de la pensée et « condition du sens » de la vie, en privant 2. Georges Bataille, Méthodes de méditation, op. cit., p. 214. 3. Ibid., p. 213. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 215. Notons à ce propos que dans La Notion de dépense Bataille écrit : « Chaque fois que le sens d’un débat dépend de la valeur fondamentale du mot utile […] il est possible d’affirmer que le débat est nécessairement faussé et que la question fondamentale est éludée. » Alors que ce qu’il cherche justement à montrer dans ce texte, et tout au long de son œuvre, est la valeur positive de la « dépense improductive » et « insubordonnée », laquelle arrache la vie et le sacré de toute idée du projet et de tout assujettissement à un ordre logique et les restitue à leur « splendeur sans condition ». Georges Bataille, La Notion de dépense dans La Part maudite précédé de La Notion de dépense [1933], Paris, Minuit, « Critique », 1998, p. 25‑45. 7. Ibid., p. 217. 8. Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 383. 9. Ibid., p. 380.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 89

le sujet de cet « objet » sans quoi « la pensée ne peut rien concevoir10 » et perd en solidité. Cette expérience à la fois catastrophique et extatique, dépassant toute notion dichotomique de positif et de négatif (le négatif étant l’envers du positif et donc, pour Bataille, de l’affirmatif et de l’utile), se donne comme une remise en question capable de dévoiler « la valeur positive de la perte11 » et d’atteindre non seulement le domaine du savoir, mais aussi la sphère de la morale et notamment ce que le christianisme voit comme « le bien d’un être12 », pour reprendre la formule utilisée par l’écrivain dans son essai sur Nietzsche. Et c’est justement dans ce même texte que l’on peut lire : J’ai l’intention d’opposer non plus le bien au mal mais le « sommet moral », différent du bien, au « déclin », qui n’a rien à voir avec le mal et dont la nécessité détermine au contraire les modalités du bien. Le sommet répond à l’excès, à l’exubérance des forces. Il porte au maximum l’intensité tragique. Il se lie aux dépenses d’énergie sans mesures, à la violation de l’intégrité des êtres. Il est donc plus voisin du mal que du bien. Le déclin — répondant aux moments d’épuisement, de fatigue — donne toute la valeur au souci de conserver et d’enrichir l’être. C’est de lui que relèvent les règles morales13.

Per Buvik a raison de rappeler que, tout comme dans « l’adjectif sacré qui, postposé, signifie saint, et préposé, maudit » — ce que Bataille en premier souligne à plusieurs reprises —, dans l’expérience intérieure également le mal et le bien se confondent, car le mal est pour le philosophe « identique au bien14 ». Par la révélation d’une vérité brutalement « déserte15 », cette expérience se donne donc comme un « sommet moral » qui se pose à la manière nietzschéenne « par-delà le bien et le mal » et s’oppose à ce que Bataille appelle le « déclin ». Elle se rapproche de ce que l’on considère généralement être un mal, car elle « porte au maximum l’intensité tragique » en se donnant comme expérience sacrée de la perte de Dieu et notamment de ce « Dieu du désespoir16 » conçu comme « fond des mondes », comme « ordonnateur du bien, […] raison créatrice, 10. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 379. 11. Ibid. 12. Georges Bataille, Sur Nietzsche. Volonté de chance, op. cit., p. 41. 13. Ibid., p. 42. 14. Per Buvik, L’Identité des contraires : sur Georges Bataille et le christianisme, Paris, Éditions du Sandre, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 2010, p. 20. 15. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 426. (« Notes ») 16. Ibid.

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garante et rendant compte de la nature — et non seulement de l’ordre en elle, mais de tout l’enchevêtrement17 ». Pourtant, c’est précisément en cela que l’opération sacrée qu’évoque Bataille se rapproche ainsi d’une forme de bien, car elle contraste avec toute forme de « déclin » de l’esprit, à savoir toute opération de ce dernier déclenchée par la « fatigue » et par l’« épuisement18 » et visant à « conserver et enrichir l’être » sur la base d’une logique de l’utile. En inversant ces catégories jusqu’à en remettre complètement en question la validité, l’expérience intérieure répond à une logique radicalement différente : la dépense. Si, lorsque l’esprit connaît le « déclin », il tombe sous la logique de l’utile et se nourrit des notions de bien et de mal, quand il est au « sommet », il se trouve en revanche dans le domaine de la dépense pure, dans un lieu au-delà de tout manichéisme et des règles morales en découlant. En ce sens, l’expérience du sacré se constitue dans la pensée de l’écrivain comme un « sommet moral » s’opposant donc à un point de « déclin ». Elle nécessite un terme d’opposition. Plus particulièrement, elle a besoin du Dieu et de l’apparat moral chrétiens, besoin ce que l’écrivain ne cache pas : « Le christianisme est nécessaire19 », reconnaît-il dans Le Coupable. Pour concevoir et définir cette expérience, Bataille a besoin du Dieu de la religion chrétienne, un Dieu conçu comme « unique fin véritable20 » et qui fonctionne comme un « idéal de la perfection éthique » implantant dans les hommes « la poussée à égaler leur être à cet idéal21 », pour le dire avec les mots de Freud. Sans ce Dieu, cet idéal qui, dans sa perspective, plonge l’esprit dans un mouvement de déclin, l’expérience intérieure ne pourrait pas exister comme Bataille la conçoit, à savoir comme une contestation extrême de ce mouvement ainsi que de toute forme de savoir sur le divin et sur le monde.

17. 18.

Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 377. Pour Deleuze, il existe une différence entre fatigue et épuisement et par conséquent entre le fatigué et l’épuisé. « Le fatigué » étant celui qui a « épuisé la réalisation » tandis que « l’épuisé » est celui qui « épuise le possible », de sorte que « [l]e fatigué ne peut plus réaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser ». Selon cette logique, l’expérience dont parle Bataille et qui manifeste au sujet un impossible de la pensée, lui impose aussi d’aller au bout de l’épuisement tel que conçu par Deleuze, là où tout effort n’atteint plus rien mais devient « exubérance des forces » et pure dépense d’énergie. Gilles Deleuze, « L’Épuisé », op. cit., p. 57. 19. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 377. 20. Georges Bataille, Sur Nietzsche : Volonté de chance, op. cit., p. 12. 21. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste [1939], dans Œuvres complètes, t. XX : 1937‑1939, tr. coll., Paris, PUF, 2010, p. 201.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 91

Selon la perspective du philosophe, le problème consiste dans le fait que le christianisme fait de l’homme un être assujetti, « esclave » d’un « Dieu-objet22 », lui offrant un savoir fait de fantasmagories relevant de ce qu’il appelle le « royaume de l’irréel23 », formule témoignant du fait que la problématique du sacré « se traduit souvent », comme le remarque Mircea Eliade, « [en] une opposition entre réel et irréel ou le pseudo-réel24 ». Dans ce cadre, le « réel » serait celui dévoilé par l’expérience intérieure, tandis que l’« irréel » serait l’univers tel que façonné par le discours chrétien, à savoir comme un édifice discursif et rationnel trahissant la vraie nature « “[…] mobile, fragmentée et insaisissable”25 » de la vie et de l’être, qu’il masque pour plaquer l’angoisse que ce réel foncièrement impossible à cerner provoque en l’homme : Il est clair que, dans les deux cas (Dieu, Raison), cette sorte d’irruption de l’être dans l’irréel tient à la substitution du langage à l’immédiateté de la vie. L’homme a doublé les choses réelles, et lui-même, de mots qui les évoquent, les signifient et survivent à la disparition des choses signifiées. Mis en jeu de cette façon, ces mots forment eux-mêmes un royaume ordonné, ajoutant au réel exactement traduit des pures évocations de qualités ou d’êtres irréels. Ce royaume s’est substitué à l’être dans la mesure où l’être immédiat est conscience sensible. À la conscience informe des choses et de soi-même s’est substituée la pensée réfléchie, dans laquelle la conscience a remplacé les choses par les mots. Mais en même temps que la conscience s’enrichissait, les mots — l’évocation des êtres irréels et réels — ont pris la place du monde sensible26.

Chez l’écrivain, la critique du christianisme s’entremêle sans cesse avec celle de la pensée discursive. Dans sa perspective, en nommant le sacré « Dieu », Logos, et en organisant autour de ce dernier une explication langagière de la réalité, le discours chrétien ne fait qu’arracher l’homme et le divin à l’immanence informe de la vie et les projeter dans le domaine irréel et mortifère du langage et de la raison. « Une chose nommée est une chose morte », explique Artaud en se référant précisément à la conception chrétienne de Dieu : « Elle est morte parce qu’elle est séparée27. » Là où l’homme prétend rationaliser et fixer en des formes langagières d’abord le divin, puis le monde et l’existence, il ne fait que les extirper de la vie et 22. Georges Bataille, Méthodes de méditation, op. cit., p. 222. 23. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 379. 24. Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 18. 25. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 267. 26. Ibid., p. 379. 27. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 430.

92 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

les cristalliser en un système transcendant et anéantissant. « Le système est l’annulation28 », déclare ainsi Bataille, tandis que la voix de L’Innommable de Beckett suggère : « Ce qu’il faut éviter, je ne sais pas pourquoi, c’est l’esprit de système29. » Cette critique du discours théologique chrétien rentre en effet dans une remise en question plus vaste, à l’œuvre chez ces écrivains, de toute prétention de l’homme de pouvoir saisir, expliquer et systématiser rationnellement la vie par le langage et donc, parallèlement, de toute forme de dichotomie métaphysique ou de binôme métaphorique, à savoir toute forme de « sanctissime dualité30 », comme le dirait Pasolini, employée pour imposer un ordre à la réalité chaotique de la vie et reliant de façon arbitraire les choses aux mots et aux idées. Le remède que Bataille propose face à ce mal affligeant l’esprit humain (ainsi que le monde qu’il essaye de comprendre, mais qu’il ne fait qu’écraser) est justement un mouvement d’ouverture au non-savoir faisant s’écrouler toutes ces illusions et les édifices fragiles de la raison et qui s’avère de la sorte aussi effrayant que libératoire, aussi positif que négatif. En ce sens, la nature de son expérience intérieure ressemble de près à l’« expérience de la contingence » dont parle Merleau-Ponty lors d’une conférence prononcée en 1951. En effet, avec cette formule le philosophe fait référence à l’expérience à la fois de la « contingence du mal » et de la « contingence du bien ». Par « contingence du mal », il désigne celle vécue lorsque « nos initiatives s’enlisent dans la pâte du corps, dans celle du langage, ou dans ce monde démesuré qui nous est donné à finir » en révélant « une sorte d’inertie, d’une résistance passive, d’une défaillance du sens — d’une adversité anonyme », qui empêche d’achever ce monde qu’on serait censé finir. Et c’est bien la perception de cet élément insaisissable qui permet parallèlement de mieux saisir ce que Merleau-Ponty entend par « contingence du bien » : On ne dirige pas le corps en le réprimant, ni le langage en le plaçant dans la pensée, ni l’Histoire à coup de jugements de valeur, il faut toujours épouser chacune de ces situations, et quand elles se dépassent, c’est spontanément. Le progrès n’est pas nécessaire d’une nécessité métaphysique : on peut seule-

28. 29. 30.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 56. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 9. Pier Paolo Pasolini, « Nuove questioni linguistiche » [1964], Empirismo eretico, dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, t. I, édition établie par W. Siti et S. De Laude, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 1244. C’est nous qui traduisons.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 93

ment dire que très probablement l’expérience finira par éliminer les fausses solutions et par dégager des impasses31.

Ce que le philosophe considère comme preuve de la contingence du bien est précisément ce que l’expérience intérieure permet de vivre lorsque, par la manifestation d’un sacré qui résiste à toute tentative de rationalisation en provoquant une irrémédiable défaillance du sens, elle inverse et dépasse ce mouvement que Bataille appelle « déclin », celui qui mène à ces « fausses solutions » qu’évoque Merleau-Ponty dans ces quelques lignes, solutions qui dépendent d’une idée de progrès elle aussi fautive. Et si lui parle de « progrès », Bataille en revanche parle de « projet » pour indiquer le « vouloir être tout32 » de l’homme et le mouvement descendant que cette expérience du sacré renverse, se donnant ainsi, elle aussi comme un « projet », mais négatif : [...] l’expérience intérieure est projet, quoiqu’on veuille. Elle l’est, l’homme étant en entier par le langage qui par essence, exception faite de sa perversion poétique, est projet. Mais le projet n’est plus dans ce cas celui, positif, du salut, mais celui, négatif, d’abolir le pouvoir des mots, donc du projet33.

Le « projet » que cette expérience accomplit correspond à celui énoncé par Artaud lorsque il écrit qu’il faut rompre avec « l’assujettissement intellectuel au langage, en donnant le sens d’une intellectualité nouvelle et plus profonde34 » à laquelle l’homme peut accéder en rompant avec la logique rationnelle de sa pensée et du langage. Il s’agit d’une rupture qui représente un rejet de tout produit de la raison et de tout édifice langagier, y compris les discours sur le divin et sur la vie de la théologie chrétienne. Cette expérience représente un « Non » violemment adressé en réponse à ce que pour Bataille est le « Non chrétien35 », tel que l’appelle Michel Surya, c’est-à-dire à tout ce que le christianisme écrase et renie par son système de dogmes et de croyances. Le « Non » de Bataille se double ainsi d’un « Oui » crié avec autant d’énergie à la vie, un « Oui nietzschéen36 », 31.

Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », dans AA.VV., La Connaissance de l’homme au XXe siècle. Textes des conférences et des entretiens organisés dans le cadre des Rencontres internationales de Genève, 1951, Neuchâtel, La Baconnière, « Histoire et société d’aujourd’hui », 1952, p. 70‑71. 32. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 34. 33. Ibid., p. 35. 34. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 559. 35. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 63. 36. Ibid. Pour une analyse plus approfondie sur la valeur positive et négative de la négation ainsi que sur la créativité du « NON » en littérature et en philosophie nous ren-

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intempestif et au-delà du bien et du mal, qui donne à cette expérience une ambivalence que l’ont retrouve également chez Artaud Beckett et Pasolini. Si, pour l’instant, on a rencontré un Artaud converti, un Artaud « chrétien », on a pourtant déjà pu souligner que sa conversion prend une forme qui porte en elle une contestation implicite du discours théologique chrétien sur le sacré. Cette critique, qui va s’expliciter ensuite par son reniement du christianisme, prend racine dans une contestation du système de croyances et du discours chrétiens dans lequel l’écrivain s’est engagé, bien avant Rodez. Il suffit de penser à sa première lettre adressée au pape (Pie XI), parue en 1925 dans La Révolution surréaliste : Ton dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux a pensé tout le mal : 1o Tu l’as mis dans ta poche. 2o Nous n’avons que faire de tes canons, index, péché, confessionnal, prêtraille, nous pensons à une autre guerre, guerre à toi, pape, chien. Ici l’esprit se confesse à l’esprit. Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c’est la haine des vérités immédiates de l’âme, de ces flammes qui brûlent à même l’esprit. Il n’y a dieu, Bible ou Évangile, il n’y a pas de mots qui arrêtent l’esprit37.

Le Dieu chrétien, dit Artaud, n’est qu’un « mot » inventé par la théologie chrétienne pour créer un apparat de croyances destiné à « arrêter » et donc à apaiser l’esprit humain en lui offrant des cadres limitatifs dans lesquels se mouvoir. La Bible et l’Évangile ne deviennent, dans ce contexte, que les symboles de cette « mascarade » qui sert à cacher les « vérités immédiates de l’âme » et à créer un système de croyances qui, dit Artaud, est aussi un système de pouvoir assujettissant l’esprit à ses règles et dont le pape est à ses yeux le représentant suprême. C’est à ce pouvoir que l’écrivain déclare la guerre, une guerre libératoire qui commence précisément par la dénonciation de sa nature arbitraire, celle contre laquelle se révolte aussi Cenci, protagoniste de la pièce éponyme du théâtre de la cruauté, seule portée à la scène. « L’Église n’a aucun titre à s’introduire dans mon

37.

voyons à Frédérique Toudoire-Surlapierre, OUI/NON, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2013, p. 23‑41. Antonin Artaud, « Adresse au pape » [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 133. Il faut noter que, lors de la publication des Œuvres complètes, Artaud remplace cette lettre avec une nouvelle « Adresse au pape », écrite en 1946, sur laquelle on aura l’occasion de revenir plus avant. Cependant, il convient de préciser à ce sujet que, tout en étant très différente, cette nouvelle lettre ne dément aucunement les contestations au centre de celle de 1925. Voir Antonin Artaud, « Adresse au pape » [1946], Œuvres, op. cit., p. 134‑135.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 95

cœur secret38 », déclare-t-il. Tout comme Artaud belliqueux s’adresse au pape en se révoltant à tout niveau contre son autorité, Cenci déclare : La guerre. Je me vois fort bien faisant la guerre à la papauté. Ce pape est trop ami des richesses. Et de nos jours il est trop facile pour un puissant de la terre de couvrir ses crimes avec ses deniers. À moi la plèbe contre tout ce qui montre un trop la tête. Derrière les murailles armées de mon château de Petrella, je me sens capable de braver les foudres de la papauté39.

Cependant, l’affranchissement violent du système de pouvoir chrétien implique chez Artaud, non seulement un rejet de l’Église, avec ses crimes et ses richesses, comme dans le cas de Cenci, mais aussi un refus catégorique de toute systématisation discursive et rassurante du monde offerte par le christianisme à l’homme. « Le monde, c’est l’abîme de l’âme, pape déjeté » écrit-il en affirmant catégoriquement peu après : « nous n’avons pas besoin de ton couteau de clartés40. » Ce refus radical permet de comprendre pourquoi, même lors de sa conversion, Artaud ne parvient jamais à adhérer complètement au discours orthodoxe chrétien dont la « clarté » et la rationalité contrastent avec le sacré tel que lui le conçoit. En dépit de ses maints rapprochements et éloignements de cette religion, ce décalage par rapport au christianisme et au discours orthodoxe reste toujours présent et lui fait écrire en 1945 : « […] je compte un jour aller au Tibet pour me vider de dieu et de son saint esprit41. » Cette idée n’est pas si différente de ce qu’il se propose déjà de faire en 1925 dans sa lettre au pape, à savoir se libérer du Dieu chrétien, ce divin qui « a pensé tout le mal ». « L’homme », écrit-il à Rodez, « vit le Bien et le Mal comme si une force les lui dictait mais il ne s’est jamais vu à la Source distributrice des impulsions innommées qui le portent à juger et à préférer42. » Même lors 38. Antonin Artaud, Les Cenci [1935], Œuvres, op. cit., p. 603. 39. Ibid., p. 602. 40. Antonin Artaud, « Adresse au pape » [1925], op. cit. p. 133. 41. Antonin Artaud, lettre à Henry Parisot du 7 septembre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1944, dans Œuvres, op. cit., p. 936. 42. Antonin Artaud, Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras, op. cit., p. 931. Notons que dans Les Cenci Artaud écrit à ce propos : « Ni dieu, ni l’homme, ni aucun des pouvoirs qui dominent ce que l’on appelle notre destin, n’ont choisi entre le mal et le bien. » Antonin Artaud, Les Cenci, op. cit., p. 637. Tandis que dans Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras, texte écrit pendant sa conversion, il écrit de manière très similaire, en dépit de ces références chrétiennes autant qu’au chamanisme des Ciguri : « le Bien et le Mal ne sont pas deux tissus opposés et deux principes, le Bien est ce qui existe et le Mal ce qui n’existe pas, qui ne vivra et qui cessera. Le Moi de l’homme n’y croira pas toujours. Mais cette science il lui faut la

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de la phase la plus cruciale de sa conversion, sa notion du divin s’éloigne nettement de celle de l’orthodoxie chrétienne. Le divin dont il parle, cette « Source » ambivalente d’impulsions contradictoires et innommables qu’il décrit, ressemble plutôt à celui décrit par Bataille et que ce dernier fait correspondre à un sacré ambigu et puissant, capable d’attirer et d’effrayer le sujet et dont l’expérience mène à l’écroulement de toute disjonction possible entre bien et mal. Florence de Mèredieu l’a bien mis en avant : « Artaud et Bataille partagent en commun un certain nombre de notions et de problématiques essentielles », parmi lesquelles « un [...] goût commun pour la gnose et le mysticisme, une haine (partagée avec le surréalisme) de la raison et de tous les rationalismes, un sens de la cruauté et des limites à transgresser43 ». Sans oublier « une certaine analyse du catholicisme44 » et plus généralement du christianisme, analyse critique qu’ils partagent avec Beckett aussi, même si elle est véhiculée chez lui par le moyen d’une ironie absente de leurs visions. Et si Artaud envisage d’aller au Tibet pour se vider de Dieu, chez Beckett, la place que Dieu devrait occuper reste immanquablement vide, comme le montre on ne peut plus clairement la désastreuse tentative de prière entreprise par les personnages de Fin de partie : HAMM. — Dieu

d’abord ! (Un temps.) Vous y êtes ? (Résigné). — Allons-y. HAMM (À Nagg). — Et toi ? NAGG (Joignant les mains, fermant les yeux, débit précipité). — Notre père qui est aux… HAMM. — Silence ! En silence ! Un peu de tenue ! Allons-y (Attitudes de prière. Silence. Se décourageant le premier.) Alors ? CLOV (Rouvrant les yeux). — Je t’en [m’en] fous et toi ? HAMM. — Bernique ! (À Nagg) Et toi ? NAGG — Attends. (Un temps. Rouvrant les yeux.) Macache ! HAMM. — Le salaud ! Il n’existe pas ! CLOV. — Pas encore45. CLOV

gagner. » Antonin Artaud, Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras, op. cit., p.932. 43. Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc. Le cas d’Antonin Artaud, op. cit., p. 207‑208. 44. Ibid. 45. Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 190. À propos de cet extrait de Fin de partie, il faut signaler, premièrement, qu’il s’agit ici d’un des passages où est mise en évidence, grâce à la position de prière assumée par les personnages, l’éducation protestante de Beckett. Deuxièmement, il est important de rappeler que ce passage a posé de considérables problèmes à Beckett lorsqu’il essaya de présenter la pièce en Angleterre. Ces répliques ont donné lieu à une longue diatribe entre Lord Chamberlain

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 97

La tentative des sujets beckettiens de recourir à Dieu pour contrer leurs souffrances46 débouche ici sur une exclamation blasphématoire, suivie du lapidaire « pas encore » de Clov, insinuant que Dieu n’est qu’une création humaine. Par sa foudroyante concision, cette réponse suggère que si les trois personnages ne sont pas parvenus à relever sa présence, c’est parce qu’ils n’ont pas encore assez souffert et n’ont donc pas encore eu le besoin de l’inventer. Chez Beckett, la présence de Dieu est en effet toujours liée à la misère humaine et donc, parallèlement, à l’espoir d’un salut possible. D’ailleurs, l’écrivain ne cesse de mettre en doute dans ses textes cet espoir fondateur du système de croyances chrétien, par exemple dans En attendant Godot, à travers les interrogations de Vladimir quant au récit évangélique des deux larrons crucifiés avec le Christ : VLADIMIR. — Ah

oui, j’y suis, cette histoire des larrons. Tu t’en souviens ?

ESTRAGON. — Non. VLADIMIR. — Tu

veux que je te la raconte ?

ESTRAGON. — Non. VLADIMIR. — Ça

passera le temps. (Un temps) C’étaient deux voleurs, crucifiés en même temps que le Sauveur. On… ESTRAGON. — Le quoi ? VLADIMIR. — Le Sauveur. Deux voleurs. On dit que l’un fut sauvé et l’autre (il cherche le contraire de sauvé)… damné. ESTRAGON. — Sauvé de quoi ? VLADIMIR. — De l’enfer. ESTRAGON. — Je m’en vais. Il ne bouge pas VLADIMIR. — Et cependant… (Un temps.) Comment se fait-il que… Je ne t’ennuie pas, j’espère ? ESTRAGON. — Je n’écoute pas. VLADIMIR. — Comment se fait-il que des quatre évangélistes un seul présente les faits de cette façon ? Ils étaient cependant là tous les quatre — enfin, pas loin. Et un seul parle d’un larron sauvé (Un temps.) Voyons, Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps. ESTRAGON. — J’écoute. VLADIMIR. — Un sur quatre. Des trois autres, deux n’en parlent pas du tout et le troisième dit qu’ils l’ont engueulé tous les deux.

46.

et l’écrivain qui, exaspéré, lui proposa finalement, quasi comme une moquerie, de remplacer « Salaud » (« Bastard ») par « Porc » (« SWINE »), ce Lord Chamberlain accepta, permettant ainsi à la pièce d’être mise en scène. Voir à ce propos James Knowlson, Beckett : biographie, op. cit., p. 573. Hamm est immobilisé dans un fauteuil, Clov, tout en ne l’étant pas, est affecté par des maux qui l’empêchent de déambuler normalement ainsi que de s’asseoir, tandis que les parents de Hamm, Nagg et Nell, sont placés dans deux poubelles.

98 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

ESTRAGON. — Qui ? VLADIMIR. — Comment ? ESTRAGON. — Je

ne comprends rien… (Un temps.) Engueulé qui ? Sauveur. ESTRAGON. — Pourquoi ? VLADIMIR. — Parce qu’il n’a pas voulu les sauver. ESTRAGON. — De l’enfer ? VLADIMIR. — Mais non, voyons ! De la mort. ESTRAGON. — Et alors ? VLADIMIR. — Alors ils ont dû être damnés tous les deux. ESTRAGON. — Et après ? VLADIMIR. — Mais l’autre dit qu’il y en a eu un de sauvé. ESTRAGON. — Eh bien ? Ils ne sont pas d’accord, un point c’est tout. VLADIMIR. — Ils étaient là tous les quatre. Et un seul parle d’un larron sauvé. Pourquoi le croire plutôt que les autres ? ESTRAGON. — Qui le croit ? VLADIMIR. — Mais tout le monde. On ne connaît que cette version-là. ESTRAGON. — Les gens sont des cons47. VLADIMIR. — Le

La critique du discours eschatologique chrétien est ici évidente et va jusqu’à remettre en cause la vérité des Écritures qu’elle traite comme une simple source d’histoires contradictoires destinées à faire passer le temps. Or, Vladimir est troublé par l’histoire des deux larrons crucifiés avec le Christ, car elle est abordée de manière très différente dans les quatre Évangiles. Dans les Évangiles de Matthieu et de Marc, le Christ — ce prétendu fils de Dieu, ce « Sauveur » incapable de se sauver lui-même de la mort — est insulté par les passants et par les larrons crucifiés. L’Évangile de Jean ne fait aucune mention des deux larrons, si ce n’est pour dire que le Christ a été crucifié avec eux. Quant à Luc48, il s’y attarde plus longuement et explique que le bon larron qui protège le Christ des insultes de l’autre, finit par obtenir le salut en lui exprimant en dernière instance sa foi en le royaume de Dieu : L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. » Mais l’autre, le reprenant, déclara : « Tu n’as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes  ; mais lui n’a rien fait de mal. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume. » Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » (Lc 23:39‑43)

47. Samuel Beckett, En Attendant Godot, op. cit., p. 15‑16. 48. Mt 27:42‑44 ; Mc 15:32 ; Lc 23:39‑43 ; Jn 19:18.

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Le personnage beckettien ironise sur le fait que cette version de Luc — dans laquelle le bon larron est sauvé — est la seule que « tout le monde » prend en considération puisqu’il s’agit de la seule qui offre aux hommes une possibilité de salut. D’ailleurs, comme la critique beckettienne l’a bien souligné, ce passage de l’Évangile de Luc est justement repris par saint Augustin comme exemple de l’efficacité de la foi et de l’importance d’une conduite conforme à la morale49. Globalement et auparavant, cet extrait d’En attendant Godot remet en cause à la fois la puissance attribuée par le christianisme aux mots (tels que ceux prononcés par le bon larron lorsqu’il confesse sa foi au Christ et obtient ainsi le salut), la solidité du discours théologique chrétien et la puissance révélatrice des Écritures, ainsi que toute possibilité d’une foi en la vérité ultime que la Bible et la théologie devraient révéler et rendre accessible aux hommes. Les dernières répliques de cet extrait le démontrent sans ambages. Si Artaud, dans sa lettre au pape, dénonce une « mascarade », Beckett semble constater plutôt la mise en œuvre d’une manipulation des Écritures au sein du discours chrétien, qui nourrit faussement l’espoir de l’homme, voire de ce « crétin chrétien50 » dont parle le narrateur de Murphy, à savoir celui qui dirige son esprit vers une foi en une vérité révélée qui, chez l’écrivain, perd toute raison de subsister. Cette critique se prolonge aussi dans L’Expulsé au moment où, après avoir été brutalement chassé d’une maison majestueuse (tout comme l’homme a été expulsé du paradis51), le personnage au centre du récit se met à boiter au milieu de la rue et se voit réprimandé par un policier qui lui ordonne de se ranger sur le trottoir : Un agent m’arrêta et dit, La chaussée aux véhicules, le trottoir aux piétons. On aurait dit de l’Ancien Testament. Je montai donc sur le trottoir, en m’excusant presque, et je m’y maintins, dans une bousculade indescriptible, pendant une bonne vingtaine de pas, jusqu’au moment où je dus me jeter par terre, afin de ne pas écraser un enfant52.

Tout comme chez Artaud, la contestation beckettienne du système de croyances chrétiennes se justifie aussi par le fait que ce dernier est la 49.

Voir à ce propos Thomas Hunkeler, Échos de l’ego dans l’œuvre de Samuel Beckett, op. cit., p. 126. 50. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 150. 51. Ce parallèle est suggéré à la fois par le titre du texte et par la description de la porte d’entrée de cette maison, dont la majesté ainsi que la couleur (verte) évoquent celle du paradis chrétien. Samuel Beckett, L’Expulsé [1946], Nouvelles et textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 16. 52. Ibid., p. 21.

100 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

résultante d’un système de pouvoir voué à assujettir l’homme. La Bible (et notamment l’Ancien Testament) est ici présentée comme source de l’ordre que cette religion impose, ordre qui ressemble à celui dont le policier est le garant et qui est fondé sur une logique rationnelle de disjonction et de séparation des éléments composant le réel. « La chaussée aux véhicules, le trottoir aux piétons », explique le policier en prêchant une loi dont la validité cependant s’avère tout de suite douteuse. En y obtempérant, l’expulsé met en effet immédiatement en péril la vie d’un enfant qui se promène sur le trottoir. En suivant les injonctions du policier de manière « apologétique », comme le suggère la version anglaise du texte (« I got back on the sidewalk, almost apologetically53 »), il fait une expérience qui remet en cause la crédibilité de la loi édictée, une loi qui devrait diriger l’homme vers le Bien et la Vérité (donc vers Dieu), mais qui ne fait que lui offrir un projet de salut qui se révèle profondément fautif. En atteste aussi le titre d’une de ces pièces, Tous ceux qui tombent, titre constitué par une citation tronquée du Psaume 145 qui affirme que l’« Éternel soutient tous ceux qui tombent, Et il redresse tous ceux qui sont courbés54 ». Cette élision opérée par l’écrivain est très significative et réaffirme l’absence dans les œuvres de Beckett de Dieu et parallèlement de tout principe de salut. Si l’expérience intérieure de Bataille se présente comme une expérience souveraine et libératoire impliquant la prise de conscience de l’absence du Dieu chrétien et se configurant comme un affranchissement du système de croyances et du pouvoir spirituel de cette religion, ainsi que du discours théologique, dogmatique et moral qui en constitue le corollaire, chez Artaud et Beckett, on retrouve plusieurs de ces éléments. D’une part, Artaud, en s’adressant directement au pape, dénonce l’absence de tout moyen discursif pour « arrêter les flammes qui brûlent à même l’esprit », et constate que le Dieu chrétien, la Bible et l’Évangile ne sont que de pures lettres mortes, que de simples mots susceptibles d’engendrer un système destiné à dominer spirituellement l’homme, celui que l’Église se « met 53. Samuel Beckett, The Expelled, tr. de R. Seaver, S. Beckett, Stories and Textes for Nothing [1967], dans The Complete Short Prose, New York, Grove Press, 1995, p. 51. C’est nous qui soulignons. 54. Psaume 145 :14 (Bible Louis Second). Samuel Beckett, Tous ceux qui tombent, tr. de par R. Pinget, Paris, Minuit, 1957. À propos des références bibliques dans les titres des œuvres de Beckett voir : Chris Ackerley, « “I, of whom I know nothing”: Biblical Echoes in Samuel Beckett’s L’Innommable and The Unnamable », dans David Tucker, Mark Nixon, Dirk Van Hulle (éds), Samuel Beckett Today / Aujourd’hui, vol. XXVI : Revisiting Molloy, Malon meurt / Malone dies, and L’Innommable, Amsterdam-New York, Rodopi, 2014, p. 154.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 101

dans la poche » avec le nom de « Dieu ». Ce qui explique pourquoi, en 1945, après son reniement du christianisme, il se révolte avec une ferveur scatologique contre le Dieu chrétien, « contre dieu l’esprit de retenue cacadeuse qui », écrit-il, « ne cesse de péter sur moi, fuser en bombe avec son paradis sur les parois de mon crâne niche, où il a incrusté son nid55 ». D’autre part, Beckett semble à sa manière prôner une libération tout à fait similaire. Le Dieu chrétien revient dans son œuvre par sa brutale absence et sa présence est à plusieurs reprises dénoncée comme une pure illusion pour tenter de guérir les hommes de leurs maux et de leurs inquiétudes. Parallèlement, la Bible chrétienne n’est chez lui ni Parole divine ni réceptacle d’une Vérité sacrée. Elle y apparaît comme un simple texte, un recueil d’histoires pour « passer le temps » et de récits contradictoires que la théologie manipule pour offrir à l’homme une explication du monde et de la vie fondée sur la croyance en l’existence d’un projet divin d’ordre, de joie et de salut. Cependant, la nature chimérique de ce projet est mise 55.

Antonin Artaud, « La maladresse sexuelle de dieu » [1946], Commentaires de dessins, dans Œuvres, op. cit., p. 1042. Notons l’importance de la symbolique fécale de ces lignes, qui suggère — en suivant la distinction psychanalytique entre les deux étapes du stade sadique-anal — la mise en œuvre de la part d’Artaud d’une régression de l’étape de la rétention, voire de la possession de l’objet (en ce cas Dieu), vers celle de l’évacuation destructive de l’objet. Pour un aperçu synthétique de la question, voir l’entrée « Stade sadique-anal » dans Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1973, p. 460‑462. La même régression est suggérée également par Bataille au moment où il publie L’Histoire de l’œil sous le pseudonyme de Lord Auch, « Lord » étant, dans l’anglais des Écritures, « Dieu », et « Auch », l’abréviation triviale pour dire « aux chiottes ». Georges Bataille, L’Histoire de l’œil [1928], dans Œuvres complètes, t. I : Premiers écrits, Paris, Gallimard, « Blanche », 1987. On retrouve le même désir d’évacuation destructive chez Beckett, comme dans Premier amour, où le personnage raconte ses problèmes de constipation anxieuse : « Je ne lisais jamais, pas plus là qu’ailleurs, je ne rêvais ni ne réfléchissais, je regardais vaguement l’almanach pendu à un clou devant mes yeux, on y voyait l’image en couleurs d’un jeune homme barbu entouré de moutons, cela devait être Jésus, j’écartais mes fesses avec mes mains et je poussais, un ! han ! deux ! han !, avec des mouvements de rameur, et je n’avais qu’une hâte, rentrer dans ma chambre et m’allonger. » Samuel Beckett, Premier amour [1970], Paris, Minuit, 2003, p. 14‑15. Sans oublier l’épisode de Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini intitulé « Cercle de la Merde », épisode dans lequel Renata, après avoir invoqué Dieu, est contrainte par Blangis à manger ses selles, selles qui parviennent ainsi à symboliser ce Dieu évacué par Blangis et retenu au contraire par Renata. Voir Pier Paolo Pasolini, Pier Paolo Pasolini, Salò o le 120 giornate di Sodoma [1975], dans Per il cinema, t. II, édition établie par W. Siti et F. Zabagli, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 2001, p. 2050.

102 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

en avant par le fait que, dans l’œuvre de l’écrivain, l’homme n’a aucune possibilité de « connaître le bonheur56 », mots avec lesquels se termine impitoyablement Mal vu mal dit, en repoussant cette possibilité hors du texte et du langage. L’homme beckettien est livré à lui-même et plongé dans un angoissant état de solitude dont la prise de conscience cependant ouvre la possibilité au sujet de regagner sa liberté : Je suis à nouveau je ne dirais pas seul, non, ce n’est pas mon genre, mais comment dire, je ne sais pas, rendu à moi, non, je ne me suis jamais quitté, libre, voilà, je ne sais pas ce que ça veut dire mais c’est le mot que j’entends employer, libre de quoi faire, de ne rien faire, de savoir, mais quoi, les lois de la conscience peut-être, de ma conscience57 […].

Libéré de Dieu et de tout support de la foi, l’homme beckettien est plongé dans une inquiétude sans remède possible : « Je ne fais que crier », dit Molloy, « plus aux moins fort, plus ou moins ouvertement. Alors crions, c’est censé faire du bien58. » Ces cris désespérés résonnent également dans plusieurs textes pasoliniens, comme celui auquel se livre Paolo dans le désert et sur lequel se clôt Théorème. Il s’agit de cris qui témoignent précisément de l’absence de ce Dieu chrétien qui, comme l’écrit Pasolini, « devrait être Logique : devrait tout […] expliquer59 », mais qui n’est qu’un « faux Dieu60 » car, comme le montrent bien ses poèmes de jeunesse, dans les œuvres de l’écrivain, il est constamment présenté comme une présence purement illusoire. Ce qui explique pourquoi dans Poésie en forme de rose on lit : […] je ne connais pas votre Dieu, je suis athée ; captif de mon seul amour, et pour le reste libre, en chacun de mes jugements, de mes passions. Je suis un homme libre ! Mets candide de liberté, tel est la pleur : eh bien je pleurerai61.

Les œuvres de l’écrivain italien sont parsemées de déclarations « athéologiques » et de descriptions d’expériences proches de celles de Bataille. 56. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 76. 57. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 17. 58. Ibid., p. 33. 59. Pier Paolo Pasolini, Dai « Quaderni rossi » [1946-1947], dans Romanzi e Racconti, t. I, op. cit., p. 157. C’est nous qui traduisons. 60. Pier Paolo Pasolini, Actes impurs, op. cit., p. 5. 61. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 113, 115.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 103

Pour le constater, il suffit de penser à Romans, un texte qui raconte la profonde crise d’un prêtre (et enseignant) qui naît de la manifestation d’une présence indéfinie (appelée « chose62 » dans le texte) dont la perception a la force de lui révéler sans pitié « [s]es terribles insuffisances63 ». La manifestation de cet élément irréductible cause l’écroulement de la croyance du prêtre et remet complètement en doute la validité de ses efforts pédagogiques (destinés à transmettre à ses élèves sa connaissance du divin). « Pourquoi », se demande-t-il, « je les tiens toujours tournés vers une Présence qui n’est rien d’autre que dite, prononcée, nommée64 ? » À l’effondrement de sa foi, correspond une prise de conscience de l’absence de Dieu et parallèlement de l’inaptitude du discours chrétien à communiquer et exprimer le divin. Aussi, à cette ces pertes fait écho un changement sensible du rapport du personnage pasolinien aux Écritures. Au début du texte, Don Paolo cherche dans la Bible un « sens caché et révélateur » et une réponse au surgissement de la crise intérieure qui le tourmente puisque « [n]aturellement elle ne se trompe jamais65 ». Cependant, au fur et à mesure que la crise s’accentue, la Bible devient à ses yeux source d’une parole de plus en plus incompréhensible et attestant tant de l’absence de Dieu que de l’inadéquation de sa Parole à répondre à ses troubles intérieurs. Don Paolo continue de la lire, mais sans succès, car « Dieu désormais n’était même plus là. […] On n’entendait même plus le bourdonnement d’un dialogue66 », dit le narrateur. Ce récit reprend une série d’éléments récurrents chez Pasolini qui, dans son œuvre, ne confluent pas en une perte absolue de religiosité, mais en une distanciation de la théologie rationnelle chrétienne et de ce Dieu dont elle fait un objet transcendant et séparé de la réalité de la vie, processus assumé dans l’œuvre de Beckett par Molloy qui déclare : « je ne saurais faire à mes abeilles le tort que j’avais fait à mon Dieu67 [...]. » Tandis que chez Pasolini, une idée similaire est exprimée par la réflexion qu’il mène sur la question de la charité et par sa critique de l’Église catholique à laquelle il reproche de se donner comme un pouvoir spirituel fondé sur la foi et l’espoir, mais ayant oublié précisément la troisième 62.

Pier Paolo Pasolini, Romans [1994], dans Romanzi e racconti, t. II, op. cit., p. 231. C’est nous qui traduisons. 63. Ibid., p. 216. 64. Ibid., p. 219. 65. Ibid., p. 230. 66. Ibid., p. 242. 67. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 263.

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des vertus théologales qu’elle continue pourtant de prêcher, à savoir la charité68. C’est ce qu’il explique directement à Pie XII (à qui Artaud aussi adresse sa seconde « lettre au pape69 »), dans le poème « L’énigme de Pie XII ». Le poème est contenu dans le recueil Transhumaniser et organiser (titre contenant un néologisme dantesque et signifiant « transcender et organiser ») et on y lit : Une religion mauvaise est toujours une religion : et se déchaîne contre ce qui ne veut pas l’être. Ou qui le fut : mais toujours en faisant du manque de charité son fondement : son action, obsessionelle — ses œuvres furent toujours sans charité — naquirent toujours de la volonté, jamais de la grâce70.

Par la bouche du pape, Pasolini reproche à l’Église et à la religion chrétienne de s’être compromises avec le pouvoir et d’avoir parallèlement compromis l’authenticité du sacré pour parvenir à codifier l’existence sous l’égide d’un Dieu répondant aux inquiétudes humaines, mais en même temps transcendant et séparé des hommes et de l’existence71. C’est pourquoi Pasolini dit qu’en soi « [l]es institutions sont émouvantes72 », car elles sont le signe d’un besoin profondément humain : besoin d’ordre et de sens. 68. Une critique qui émerge clairement au moment où Pasolini fait dire à Pie XII : « La concrétude de la charité est… est… perte de temps… / sentimentalisme… Le jugement du catéchumène est dur. / Je suis un pape politique, et par là énigmatique. / La charité en moi, est ensevelie dans mon comportement. » Pier Paolo Pasolini, « L’énigme de Pie XII » (Transhumaniser et organiser) [1971], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 410. 69. Voir Antonin Artaud, « Adresse au pape », op. cit., p. 134‑135 70. Pier Paolo Pasolini, « L’énigme de Pie XII », op. cit., p. 417. 71. En reprenant des mots de Pasolini, Giuseppe Conti Calabrese explique clairement cette critique dans son ouvrage Pasolini e il sacro. « L’Église devrait s’opposer avec détermination », dit Pasolini lors d’une conversation avec Guideon Bachmann, « au pouvoir, mais pour ce faire elle devrait surtout se nier elle-même en tant qu’Église codifiée. Le pape ne devrait plus exister [...]. » Conti Calabrese interprète cette affirmation comme expression de la part de l’auteur d’un besoin de l’Église catholique de retrouver, à travers la charité, non seulement le principe d’un amour fraternel originel entre les hommes, mais surtout le vrai sens du sacré, de ce sacré inobjectivable, insaisissable et gratuit qu’elle a sacrifié afin de pouvoir se maintenir en tant que structure institutionnalisée de pouvoir. Le même sacré en redécouvrant lequel elle se trouverait cependant privée de sa raison d’être. Voir Giuseppe Conti Calabrese, Pasolini e il sacro, op. cit., p. 27‑36. 72. Pier Paolo Pasolini, « L’énigme de Pie XII », op. cit., p. 418.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 105

Ce qui, par ailleurs, rend encore plus incisive sa critique contre l’Église et les institutions chrétiennes qui profitent de cette nécessité pour asseoir leur pouvoir, critique qui transparaît clairement dans son projet (jamais réalisé) de film sur saint Paul, cet « homme faible », ce « fondateur d’Églises73 », comme il le définit dans Transhumaniser et organiser. En puisant avec une extrême fidélité dans les Épîtres de Paul, Pasolini envisage de transposer sa prédication à notre époque. Le but étant de faire ressortir de son film l’actualité de la contradiction inhérente à la pensée d’un homme qui a donné à la chrétienté à la fois la Loi et le péché. « Je n’ai connu le péché que par la Loi74 », explique Paul à son auditoire. Et ce qui l’intéresse est précisément le fait que, pour donner à l’homme un ordre moral, il est nécessaire de distinguer le Bien du Mal et donc de concevoir une transgression de cet ordre. En ces termes, tout péché n’a, par conséquent, de réalité que par l’existence de la Loi qui lui permet d’exister en tant que tel. C’est ainsi que la religion chrétienne et notamment l’Église asservissent la vie et l’esprit humains au Dieu dont ce système moral procède. « Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner75 », dit saint Paul, non seulement dans l’Épître aux Romains (Rom 13:2) mais aussi dans le script pasolinien, de sorte que ces mêmes mots parviennent à soutenir la critique de l’auteur. Pour composer son script, Pasolini choisit et utilise des extraits de lettres du saint pour problématiser de manière critique, mais avec un langage chrétien, le rapport entre Loi et péché, la distinction entre le Bien et le Mal, ainsi que la question controversée du pouvoir de l’Église. Sans compter que pour questionner ces problématiques, Luc vient incarner76, dans le script pasolinien, un émissaire de Satan. Par cet escamotage, Pasolini suggère la prégnance de l’implication du Mal dans l’institutionnalisation de l’Église naissante et dans le langage du Nouveau Testament. Il prévoit d’articuler une des scènes finales de son film autour d’une rencontre entre Satan et Luc qui, après la fondation de l’Église, trinquent, satisfaits de leur œuvre : Satan et son sicaire ricanent. Ils sont satisfaits. Luc se lève, et prend une bouteille de champagne dans un petit meuble. Ils trinquent à la santé de 73. Ibid. 74. Pier Paolo Pasolini, Saint Paul, op. cit., p. 163. Il s’agit là d’une citation de l’Épître aux Romains (Rom 7:7). 75. Ibid., p. 160. 76. Rappelons à ce propos que Luc est l’évangéliste auquel on attribue l’écriture des Actes des Apôtres dans lesquels est racontée la prédication de saint Paul.

106 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

leur Église. Ils boivent et se soûlent, en évoquant tous les crimes de l’Église : ils dressent une liste très longue de papes criminels, de compromis entre l’Église et le pouvoir, d’abus, de violences, de répressions, [d’ignorance,] de dogmes. Enfin, complètement soûls, ils rient en pensant à Paul qui continue à voyager de par le monde en prêchant et organisant77.

Les déclarations blasphématoires de l’absence de Dieu parsemées dans l’œuvre de Pasolini s’accompagnent d’une profonde remise en question de l’édifice moral et de toute forme de pouvoir spirituel institutionnalisée par le christianisme. De toute évidence, la critique virulente de ce système de pouvoir constitue une tentative de libérer les hommes de l’idée de Dieu, un Dieu du Bien et de la Sagesse maintes fois accusé par ces écrivains d’être une pure fantasmagorie de l’esprit : Car en réalité, dieu ne descend pas dans les choses et il n’y est pas, mais une souffrance répulsive y fut qui ne souffrit que de ce qu’elle accepta de repousser alors que refuser et repousser le mal et guérir c’était l’empêcher de naître et d’être, puisqu’il ne vécut jamais que de la souffrance de celui qui en y croyant l’imaginait78.

C’est en ces termes qu’Artaud dénonce l’enracinement de l’idée chrétienne de Dieu comme remède aux angoisses de l’homme. « Que foutait Dieu avant la Création79 ? », se demande en revanche Molloy de Beckett, parvenant par ces quelques mots à mettre radicalement en doute l’existence et la nature de ce Dieu imaginé pour mettre de l’ordre dans le monde, pour séparer le Mal du Bien et pour guider l’esprit et le comportement humains dans l’espoir de trouver repos et salut. D’ailleurs, comme l’explique Pasolini, « c’est dans n’importe quelle loi », y compris la Loi chrétienne, « que l’on trouve abondance / de foi et d’espérance80 ». Et c’est précisément contre ces mécanismes rassurants, mais qui cachent à l’homme la nature authentique de l’existence, que tous ces écrivains se révoltent. « Je ne veux plus être un Illusionné81 », écrit Artaud dans Les Nouvelles Révélations de l’Être. Pourtant, l’écroulement de ces illusions a un prix, à savoir l’angoisse qu’il engendre, mais qui est aussi profondément

77. 78. 79. 80. 81.

Pier Paolo Pasolini, Saint Paul, op. cit., p. 163. Antonin Artaud, « Choléra de dieu », Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 972. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 259. Pier Paolo Pasolini, « L’énigme de Pie XII », op. cit., p. 408‑409. Antonin Artaud, Les Nouvelles Révélations de l’Être, op. cit., p. 788.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 107

libératoire. C’est l’« Angoisse vitale82 » décrite par Artaud dans L’Homme et le Destin, la « vitalité maxima » et la « grande fatigue83 » qu’éprouvent les personnages beckettiens, ou encore la « vitalité désespérée84 » dont parle Pasolini. Comme le bien, l’ambivalence de toutes ces formules, l’angoisse que la perte et l’absence de Dieu engendrent implique aussi, parallèlement, une formidable chance d’accéder à la vraie vie, une chance fragile qui néanmoins « pour le meilleur et pour le pire veut être jusqu’au bout jouée85 ». Le titre d’un des textes de la Somme athéologique, Le Coupable, est dans ce cadre très parlant. L’homme qui fait l’expérience de la perte de Dieu rompt avec tout discours dogmatique et avec toute forme d’ordre moral et se déclare de cette manière coupable de ne pas croire en son existence. Cependant, il se sent et se déclare en même temps innocent face au péché originel chrétien, celui d’avoir mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal (Gen, 3‑22). Pensons par exemple au personnage de L’Expulsé de Beckett qui, après avoir été chassé du domicile dans lequel il vit, déclare son innocence : « Je n[’] avais pourtant rien fait86 », dit-il. Tandis que le personnage d’Actes impurs de Pasolini est privé du sens de la faute et du remords et doué d’une vision de la vie comme un devenir fuyant ces catégories : « Je n’ai pas de vrais sens du remords, de la faute, de la rédemption : j’ai seulement un seul sens du destin, mais de son être précaire et confus87 », avoue-t-il. Artaud, quant à lui, déclare : « Je ne suis pas du tout l’être expulsé de dieu pour ses péchés et qui doit à force de purification lui revenir88 [...]. » La même idée résonne dans Interjections, dans sa longue liste de re-jets : « pas de croyances, / pas de foi, / pas d’idée, / pas d’unité » et, plus loin « pas de péché89 ». Ces exemples suggèrent que la critique du christianisme menée 82. Antonin Artaud, « L’homme et le destin » [1936], Messages révolutionnaires, dans Œuvres, p. 693. 83. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 70. 84. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 263. 85. Georges Bataille, Sur Nietzsche, op. cit., p. 131. 86. Samuel Beckett, L’Expulsé, op. cit., p. 17. 87. Pier Paolo Pasolini, Atti impuri [1982], dans Romanzi e Racconti, t. I, op. cit., p. 117. C’est nous qui traduisons. Atti impuri est une œuvre inachevée qui a été publiée posthume. Elle est la réélaboration romanesque des Cahiers rouges pasoliniens (19461947). Cet extrait ne paraît pas dans la traduction française, antérieure au travail philologique qui a mené à la reconstruction du texte édité dans le premier volume Romanzi e racconti. 88. Antonin Artaud, « Le choléra de Dieu », op. cit., p. 97 3. 89. Antonin Artaud, Interjections [1946], dans Œuvres, op. cit., p. 1338‑1339.

108 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

dans ces mêmes textes va de paire avec une tentative de libération du sujet de toute faute ou obligation morales légitimée par la mise en question d’un Dieu « qui ne donne pas de vie90 », comme le dit Pasolini dans Le Rossignol de l’Église catholique. En contestant la notion chrétienne de péché à partir du rejet de celles de Bien et de Mal, ces écrivains semblent ainsi indiquer le chemin pour commettre un péché encore plus grave : toucher à l’arbre de Vie, le péché pour lequel Dieu a expulsé l’homme du paradis91. Le vide ouvert par la perte et le rejet du Dieu chrétien « paraît », dit Bataille, « comme révélation du possible de l’homme92 ». L’expérience de l’absence de Dieu ainsi que toute forme d’expérience intérieure permettent de prendre conscience de la vraie nature de l’existence et, pour le dire avec Artaud, de se poser authentiquement « le problème de la vie93 », une vie qui « ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans des conceptions raisonnables94 » et, dit Bataille, n’est accessible que lorsque celles-ci s’effondrent : L’immense travail d’abandon, d’écoulement et d’orage qui la constitue, pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes : du moins, ce qu’elle admet d’ordre et de réserve n’a-t-il de sens qu’à partir du moment où les forces ordonnées et réservées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes95.

Avec tous les écroulements qu’elle implique, l’expérience intérieure se configure comme une opération permettant d’accéder à la vie authentique puisque générée par un sacré qui, pour le dire avec les mots de Roger Caillois, « est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c’est la source d’où elle 90.

Pier Paolo Pasolini, L’Usignolo della Chiesa Cattolica, op. cit., p. 441. C’est nous qui traduisons. 91. Dans la Bible on lit : « Yahvé Dieu dit : “Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours !” Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d’Éden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie. » Gen 3:22‑24. 92. Georges Bataille, « André Masson » [1946], Œuvres complètes, t. XI : Articles I. 1944‑1949, Paris, Gallimard, 1988, p. 37. 93. Antonin Artaud, « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne » [1936], Messages révolutionnaires, op. cit., p. 733. 94. Georges Bataille, « La notion de dépense », op. cit., p. 43. 95. Ibid.

Chapitre 2 — La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence 109

coule, l’estuaire où elle se perd. Mais c’est aussi ce qu’on ne saurait en aucun cas posséder pleinement en même temps qu’elle. La vie est usure et déperdition96 ». La seule condition pour s’ouvrir authentiquement à la vie ainsi concue est donc d’accepter jusqu’au but, comme Bataille ne cesse de le dire, l’épuisante dépense d’énergie que cette plongée aussi angoissante que libératoire requière au sujet.

96.

Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, « Idées », 1950, p. 178. Notons que quelques paragraphes auparavant Caillois écrit : « Le profane doit être défini comme la constante recherche d’un équilibre, d’un juste milieu qui permet de vivre dans la crainte et la sagesse, sans excéder jamais les limites du permis, en se contentant d’une médiocrité dorée qui manifeste la conciliation précaire des deux forces antithétiques [mort et vie] qui n’assurent la durée de l’univers qu’en se neutralisant réciproquement. La sortie de cette bonace, de ce lieu de calme relatif où stabilité et sécurité sont plus grandes qu’ailleurs, équivaut à l’entrée dans le monde du sacré. L’homme est alors abandonné à l’une seulement des composantes tyranniques dont toute vie implique l’action concentrée, c’est dire que d’ores et déjà, il a consenti à sa perte, qu’il emprunte la voie théopathique du renoncement ou la voie théurgique de la conquête, qu’il se veuille saint ou sorcier, qu’il s’attache à éteindre en lui la passion consumant de vivre ou qu’il s’y livre sans réserve. » Ibid., p. 177. Sortir du profane, mouvement que Caillois identifie dans le paragraphe suivant avec le produit du lourd instinct de conservation exprimé par sainte Thérèse d’Avila au moment où elle décrit des ravissements, signifie sortir du royaume rassurant d’ordre de l’univers pour se plonger dans celui du sacré, à savoir dans un domaine inquiétant et capable d’éveiller dans l’esprit humain à la fois un pressant besoin d’équilibre perdu aussi bien qu’un mouvement de libération spirituelle sans limite ni réserve.

Chapitre 3 L’irruption du sacré : une hérésie en activité

D

ans le cadre d’une réflexion portée sur la valeur de l’expérience intérieure en tant qu’opération souveraine, Derrida écrit : Sacrifiant le sens, la souveraineté fait sombrer la possibilité du discours : non simplement par une interruption, une césure ou une blessure à l’intérieur du discours (une négativité abstraite), mais, à travers une telle ouverture, par une irruption découvrant soudain la limite du discours et l’au-delà du savoir absolu1.

Ce voyage de l’homme au bout du possible « signifie tout au moins ceci : que la limite qu’est la connaissance comme fin soit franchie2 », écrit Bataille. Le principe qui la régit n’est pas une « négativité abstraite », mais plutôt un affranchissement du savoir comme but ultime de l’homme. Et ce dépassement est déterminé par l’irruption dans l’expérience d’un élément qu’on pourrait appeler avec Beckett une « Matrice d’irrationnels3 », car il n’est pas seulement un élément insaisissable par la raison, mais se donne également comme une présence active capable de bouleverser radicalement les structures de la pensée. Grâce à sa capacité de renverser les démarches de l’esprit humain et de la pensée rationnelle tendant vers le savoir (absolu), cette présence génératrice d’irrationalité ouvre la porte d’accès au non-savoir. « Le non-savoir atteint, le savoir absolu n’est plus 1. 2. 3.

Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 383. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 20. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 100.

112 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

qu’une connaissance entre autres4 ». Sa perception engendre une expérience que l’on pourrait ainsi qualifier lato sensu et stricto sensu d’« hérétique5 », comme le fait Pasolini dans L’Expérience hérétique ; lato sensu car « contraire à ce qui est couramment admis », et stricto sensu puisque « diffé[rant] des croyances établies » sur le plan religieux (TLF). Elle s’oppose, d’une part, à ce qu’on qualifie généralement d’« expérience » (une acquisition de connaissances), et d’autre part, à ce que la doxa chrétienne admet généralement comme expérience mystique. L’expérience intérieure est hérétique tout d’abord parce qu’au lieu d’engendrer ou de favoriser chez le sujet une nouvelle « acquisition » ou une mise en forme de la connaissance des êtres et des choses, elle l’en prive jusqu’à effacer toute possibilité de l’une ou de l’autre. « Le non-sens est l’aboutissement de chaque sens possible6 », écrit Bataille. Et le travail intérieur permettant d’atteindre ce non-savoir est constitué par un « double mouvement », un « double mouvement de mise en action et de mise en question7 » caractérisant (et appartenant à) ce que Maurice Blanchot appelle la « pensée négative8 ». Celle-ci travaille intérieurement l’homme qui vit cette expérience et lui révèle des manques de sens qui s’avèrent aussi être de paradoxaux vides pleins. « Tout vide dans mon savoir est un vide de l’univers / et c’est là qu’il réside, lui9 », constate Pasolini dans Transhumaniser et organiser, en soulignant la nature sacrée des manques. La perception de ces vides va de pair avec la manifestation de la présence, dans « le monde des choses », d’un élément sacré excédant les limites de la raison. Si bien qu’« [a]près coup [...] », dit Bataille, « nous définissons une nouvelle sorte de transcendance. Il y a là la “transcendance de l’immanent”10 ». Comme le note Pasolini à propos de Théorème, c’est par ces vides qu’a lieu l’« incarnation de quelque chose de métaphysique11 », mais 4. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 69. 5. Du titre de son recueil d’essais, L’Expérience hérétique. 6. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 119. 7. Ibid., p. 384. 8. Maurice Blanchot, « L’affirmation et la passion de la pensée négative » [1962], L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 300‑313. 9. Pier Paolo Pasolini, Transhumaniser et organiser, op. cit., p. 567. 10. Cette notion de « transcendance de l’immanent » (sur laquelle Bataille raisonne à partir des écrits de Kojève et de Jaspers), va chez lui de pair avec celle contraire d’« immanence du transcendant », les deux étant les deux faces du sacré tel qu’il le conçoit. Georges Bataille, Méthode de méditation (« Notes »), op. cit., p. 462‑463. 11. Pier Paolo Pasolini, « Incontro con Pier Paolo Pasolini » [1969], dans Per il cinema, t. II, op. cit., p. 2968. C’est nous qui traduisons.

Chapitre 3 — L’irruption du sacré : une hérésie en activité

113

d’un quelque chose capable d’établir entre sens et non-sens, entre savoir et non-savoir un singulier mode de coprésence, voire un principe de double bind12 rendant impossible de discerner entre ces éléments contraires. Et si Beckett écrit d’une « chose qui inflige, […] qui fait changer13 », Artaud, quant à lui, ne cesse de décrire l’état de « vitalité terrifique14 » que ce vécu paradoxal provoque. Pasolini aussi parle d’une « mystérieuse vitalité » engendrée par une telle « révélation — même si la chose révélée est horrible15 », précise-t-il. Cette vitalité terrible et énigmatique résulte du double mouvement de mise en action et de mise en question impliqué par les expériences examinées jusqu’ici et est bien exemplifiée par les célèbres derniers mots de L’Innommable de Beckett. En dépit des perpétuels échecs de ses tentatives de (se) penser et de dire l’existence et le monde autour de lui, et nonobstant sa prise de conscience de l’impossibilité de le faire, le locuteur beckettien arrête le flot de mots constituant l’œuvre elle-même en prononçant les mots suivants (qui clôturent le texte) : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer16. » Par cette conclusion qui ne conclut pas, l’écrivain suggère qu’en dépit de tout échec, le besoin de réponses pousse le sujet à poursuivre sa quête de sens, avec ténacité et au-delà de tout épuisement et de tout ratage possibles. Il s’agit cependant d’une recherche irrémédiablement destinée à buter contre les limites de la raison, tout comme dans l’œuvre de Beckett elle bute contre le point 12.

Le concept de « double bind », notamment développé par Gregory Bateson, qui en fait une des causes à la base de la schizophrénie, indique précisément une injonction paradoxale, dans un contexte communicatif extérieur, que le sujet incarne en soi comme mécanisme de défense, voire d’adaptation à son contexte. Comme l’explique Grossman à propos de Levinas, cet impossible « enserre d’abord sa pensée oscillant tout entière entre contraction et éclatement : angoisse de limitation de l’être, angoisse de l’illimité du pré-humain. Insupportable va-et-vient dont on ne s’extrait que par un coup de force qui frôle le coup de folie (ou de génie) : pas l’au-delà de l’être, cette “déclaustration” de soi qu’il décrira alors comme “arrachement-à-soi-pour-un-autre” ». Voire à ce propos Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit. 2, tr. de E. Simion, Paris, Seuil, « Recherches anthropologiques », 1980 et Évelyne Grossman, L’Angoisse de penser, op. cit., p. 17. Voir aussi le chapitre « Le “double bind” de Gregory Bateson », dans René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Recherches avec J.-M. Oughourlian et Guy Lefort, Paris, Grasset, 1978, p. 317‑318. 13. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 38‑39. 14. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 162. 15. Pier Paolo Pasolini, Edipo Re [1967], dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 1024. C’est nous qui traduisons. 16. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 262.

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final du texte, point noir contre lequel se heurtent irrémédiablement les discours in-finis des sujets beckettiens : Tel à titre d’échantillon le vacarme dans son esprit soi-disant jusqu’au plus rien depuis ses tréfonds qu’à peine à peine, de loin en loin oh finir. N’importe comment n’importe où. Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir17.

Dans les œuvres de l’écrivain, le point final devient le lieu de cette fin souhaitée, mais impossible à atteindre, dont parle en dernière instance la voix de Soubresauts. Et si une fin devient impossible chez lui, c’est parce que les sujets qui se confrontent à l’expérience de limites, comme il advient sans cesse dans ses œuvres, se retrouvent intimement pris entre possibles et impossibles de la pensée, entre ce qui reste dedans et ce qui dépasse les frontières du langage, dans un entre-deux insoluble qui empêche l’esprit de s’apaiser et de fonctionner logiquement et dialectiquement. Une telle expérience est capable, pour sa nature, de plonger l’homme dans ce que Bataille appelle une « interrogation métaphysique [qui] ne peut être éliminée d’aucune façon18 ». Cependant, comme le philosophe le souligne à maintes reprises, cette impossibilité ouvre aussi, à celui qui a le « courage singulier [de] ne pas succomber à la dépression et [de] continuer19 », la possibilité de se libérer du finalisme anéantissant dans lequel l’esprit se retrouve emprisonné lorsqu’il adhère à ce que Bataille appelle la logique du « projet » : L’issue ? Il me suffit de la chercher : je retombe, inerte, pitoyable : issue hors du projet, hors de la volonté d’issue ! Car le projet est la prison dont je veux m’échapper (le projet, l’existence discursive) : j’ai formé le projet d’échapper au projet ! Et je sais qu’il suffit de briser le discours en moi, dès lors l’extase est là, dont seul m’éloigne le discours, l’extase que la pensée discursive trahit la donnant comme absence d’issue. L’impuissance crie en moi (je me souviens) un long cri intérieur angoissé : avoir connu, ne plus connaître20.

L’expérience intérieure provoque une tension nette entre le sentiment apaisant mais perdu que donne la certitude de pouvoir savoir et le sentiment inquiétant et malheureusement acquis de la certitude de son impuissance et de son ignorance. « Ah, se recueillir en soi et réfléchir ! », écrit Pasolini dans La Religion de mon temps, ajoutant quelques vers plus 17. Samuel Beckett, Soubresauts, Paris, Minuit, 1989, p. 27. 18. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 372‑373. 19. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 45. 20. Ibid., p. 73.

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loin, qu’une « une douleur terrible / pèse au cœur, si vivant à nouveau21 ! » La douleur terrible dont il s’agit ici dépend de la prise de conscience de la part du sujet de son « incapacité […] de penser22 », pour le dire encore avec les mots de l’écrivain, mais est aussi strictement liée à une vitalité retrouvée qui résulte de l’ouverture de la possibilité d’une grisante émancipation de l’esprit du champ anéantissant du discours. Ce qui peut expliquer pourquoi, quand Beckett dit qu’être artiste signifie avant tout accepter de (et surtout réussir à) échouer (« échouer comme nul autre n’ose échouer23 »), Bataille affirme de manière très similaire que « [l]a mise en question veut encore l’échec, elle veut la réussite de l’échec (que ce soit l’échec qui réussisse24) ». Cette remise en question des possibles de la pensée va de pair avec l’activation d’un non-savoir qui révèle des limites insurmontables. Et c’est par ce processus éliminant tout cadre prétendant ordonner et figer la réalité chaotique de la vie que la nature insaisissable, fuyante et mobile de l’existence se montre à l’homme. Comme l’explique Foucault, le monde, tel que Bataille l’entend, est « un monde qui se dénoue dans l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui la transgresse25 ». Le monde est une réalité mouvante, qui « glisse26 », comme le dit Artaud, tandis que Pasolini le qualifie de « Signifiand27 », mot certes brut, mais en l’occurrence fort pertinent car indiquant une réalité qui n’arrête jamais de signifier et pour cette raison elle-même ne cesse pas de fuir et d’excéder tout possible réseau de sens visant à en arrêter le mouvement. « Le monde est la carte géographique du chaos28 », constate aussi, mais de manière bien plus séduisante, le 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27.

28.

Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps [1961], dans Poésies. 1943-1970, op. cit., p. 214. Pier Paolo Pasolini, Appendici a Poesia in forma di rosa, dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 1432. C’est nous qui traduisons. Samuel Beckett, Proust suivi de Trois dialogues, op. cit., p. 29‑30. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 348‑349. Michel Foucault, « Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) », op. cit., p. 264. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 521. Notons que la traductrice est contrainte, face à ce néologisme (« Significando » en italien), de spécifier en note : « Que l’on nous permette de garder en français le “néologisme hardi” que Pasolini avance ici, et qu’il vient d’ailleurs d’expliquer : ce qui est à signifier (en latin significandum, du verbe significare). » Pier Paolo Pasolini, « La Langue écrite de la réalité » [1966], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 177. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste [1964‑1965], dans Tutte le poesie, t. II, op. cit., p. 957. C’est nous qui traduisons.

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sujet lyrique de Poèmes marxistes. Il est un « chaos de contradictions29 », magmatique, ni achevé ni achevable et toujours en cours de représentation. « Le monde est fou profondément30 », souligne Bataille, en rappelant que toute tentative de rassembler les éléments qui le composent en « un ensemble qui le[s] transcende31 » est destinée à échouer, parce que la nature de la réalité est justement d’être « glissante32 » et d’échapper à toute tentative de définition. La même idée revient chez Beckett, lorsqu’Arsène décrit à Watt une expérience ayant provoqué en lui un « changement » radical dans sa perception du monde : Le changement. En quoi consistait-il ? Difficile à dire. Quelque chose glissa. Me voilà assis, chaud et clair, tout à ma pipe à tabac et au mur chaud et clair, quand soudain quelque part il glissa quelque chose, un petit quelque chose, un infime quelque chose. Glisse-isse-isse-STOP. J’espère que c’est clair. […] C’est ce genre de glissement que je ressentis, ce mardi après-midi, des millions de petites choses s’en allant toutes ensemble de leur vieille place dans une nouvelle tout à côté, et sournoisement, comme si c’était défendu. De là à conclure que l’incident fut interne serait téméraire, à mon avis. Car mon — comment dire ? — mon système personnel était si distendu à l’époque dont je parle que distinguer entre ce qui était au-dedans de lui et ce qui était au-dehors de lui n’était point facile. Tout ce qui se passait se passait au-dedans de lui et en même temps tout ce qui se passait se passait au-dehors de lui. J’espère que c’est net. Je ne vis, inutile d’ajouter, ni entendis la chose arriver, mais je la perçus d’une perception si physique qu’en comparaison les impressions d’un enterré vif à Lisbonne, à l’heure de gloire de Lisbonne, semblent une froide et artificielle construction de l’entendement33.

Comme le souligne Arsène, le changement consiste ici dans la prise de conscience, par l’expérience que l’homme a de la réalité, de l’existence d’un « quelque chose » qui glisse, d’un « petit quelque chose » impossible à nommer et qui ne peut pas être saisi. De cette expérience originaire, dérive un soulèvement général « des millions de petites choses » composant la réalité, tel que celui que Beckett repère dans les tableaux de son ami Geer Van Velde. « On dirait une insurrection de molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège34 », écrit-il. La perception de cette sorte de soulèvement des éléments qui composent 29. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 289. 30. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 176. 31. Ibid., p. 100. 32. Ibid., p. 101. 33. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 43. 34. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 35.

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le réel, explique le cri désespéré d’Arsène (« STOP »), dont le système de déchiffrage et de représentation du monde (« mon système personnel ») se retrouve irrémédiablement perturbé. Et pourtant, il s’agit d’une expérience qui n’empêche pas le « surgir » d’une pensée mais, comme le souligne Jean-Luc Nancy à partir d’une lecture de Bataille, d’une pensée qui « se dérobe aux attendus et aux exigences du savoir ». Une telle expérience engendre une « pensée du non-savoir », c’est-à-dire une pensée « qui n’a rien à penser comme contenu appropriable35 » et qui ne fait que se penser elle-même dans son rapport avec le réel, ce réel fuyant et privé d’un sens ultime dont elle acquiert la nature, en se faisant elle aussi mobile et fragmentée. Beckett le suggère bien dans Mal vu mal dit lorsqu’il fait dire à la voix du texte essayant, mais sans succès, de bien voir et de bien dire les images mobiles et insaisissables d’une femme et de son univers : « Tant il est vrai que le réel et — comment dire le contraire ? Enfin ces deux-là. Tant est vrai que les deux si deux se confondent […]. Réel et — comment mal dire le contraire ? Le contrepoison36. » Ainsi conçue, l’expérience donne lieu à une modalité de connaissance du monde et de la vie dépourvue de tout apparat transcendant, rassurant mais frigide, fondant la métaphysique traditionnelle, c’est-à-dire de toute « froide et artificielle construction de l’entendement », pour le dire avec les mots utilisés par Arsène dans Watt, ou encore de tout « contrepoison », pour reprendre celui choisi par la voix de Mal vu mal dit, à savoir de tout remède contre les inquiétudes nées du rapport de l’homme avec le réel. Après cette expérience bouleversante, il reste cependant encore une possibilité de connaissance mais, comme le suggère Arsène, adaptée aux changements qui ont eu lieu dans le sujet : […] en quoi consistait le changement ? Qu’est-ce qui était changé et comment ? Ce qui était changé, si je suis bien renseigné, était le sentiment qu’un changement avait eu lieu autre qu’un simple changement de degré. Ce qui était changé était l’existence hors l’échelle37. 35. « En un sens », explique Nancy pour situer cette réflexion au sein de l’histoire de la philosophie, « on pourrait montrer que c’est bien le cogito de Descartes qui s’est […] développé jusqu’aux limites, et à travers Kant et Hegel […]). » Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 33. Pour une réflexion sur la critique de Bataille et sur son dépassement de la pensée de Descartes, d’abord, et de Hegel ensuite nous renvoyons aux chapitres « Bataille et la philosophie » et « Du savoir au non-savoir » de Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, op. cit., p. 15‑36 et 76‑95. 36. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 50. 37. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 44.

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Marjorie Perloff suggère que, dans ces quelques lignes de Watt, Beckett fait référence à la métaphore de l’escalier de Wittgenstein38, celui au bout duquel on est censés pouvoir reconnaître non seulement la logique du monde, mais aussi l’existence d’un quelque chose qui la dépasse et qui excède les limites du langage, du sens et de la pensée. De manière tout à fait similaire, Artaud qualifie les « termes » qu’on utilise pour penser de « terminaisons39 » en y voyant des limites contre lesquelles bute son esprit et qu’il essaye désespérément de dépasser. L’expérience de ces limites ouvre au « glissement vertigineux » du sens, une ouverture par laquelle elle peut se dépasser et toucher l’« illimité possible de la pensée40 », dit Bataille, voire se libérer du « commandement du savoir41 », tel que l’appelle le philosophe, ou encore de « cette folie […] de vouloir connaître42 » dont parle la voix de L’Innommable. Et dans ce processus, la pensée adhère à la vraie nature de « l’être » qui, répète Bataille, « est “insaisissable”43 ». La même idée est résumée ainsi par l’un des sujets pasoliniens : « Il est clair qu’une

38. Marjorie Perloff, Wittgenstein’s Ladder. Poetic language and the strangeness of the ordinary, Chicago-London, University of Chicago Press, 1996, p. 133‑134. Notons à ce propos que Perloff souligne que dans son Tractatus le philosophe conçoit en réalité ce processus de définition d’un système langagier idéal en tenant en considération la présence dans le monde d’un inexprimable qui résiste à ce processus imposé au monde par l’homme : « There is indeed the inexpressible. This shows itself; it is the mystical », écrit Wittgenstein. Ibid. 39. Il est intéressant de noter dans quel contexte Artaud utilise ce mot : « Tous les termes que je choisis pour penser sont pour moi des termes au sens propre du mot, des véritables terminaisons, des aboutissements de mes mentales, de tous les états que j’ai fait subir à ma pensée. […] Je suis vraiment paralysé par mes termes, par une suite de terminaisons. Et si ailleurs que soit en ces moments ma pensée, je ne peux que la faire passer par ces termes, si contradictoires à elle-même, si parallèles, si équivoques qu’ils puissent être, sous peine de m’arrêter à ces moments de penser. » Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 163. Les mots, pour lui, sont de véritables « terminaisons » des points limites de la pensée à travers lesquels elle doit pourtant passer pour se développer, mais passer à travers, au risque de se retrouver en suspens, à l’arrêt. 40. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 240. 41. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 101. 42. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 82. 43. « L’être est “insaisissable”, il n’est jamais “saisi” que par erreur ; l’erreur n’est pas seulement aisée, dans ce cas, c’est la condition de la pensée. » Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 98.

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Ontologie est en train de renaître / […]. Je ne suis pas, donc je suis. Vous êtes donc vous n’êtes pas. / Aphilosophe, je refonde l’être gai ou triste44. » Évoquant la théorie de l’expérience intérieure, Bataille explique qu’elle offre à l’homme « [l]a possibilité d’unir en un point précis deux sortes de connaissances jusqu’ici étrangères l’une à l’autre ou confondues grossièrement », possibilité donnant à la nouvelle « ontologie » qu’il formule dans son ouvrage une « consistance inespérée45 ». Une fois atteint le point liminal et angoissant où la connaissance oscille entre savoir et non-savoir, la pensée perd sa solidité et s’ouvre, voire s’entrelace avec le mouvement incessant du monde et de la vie, à savoir avec ce que le philosophe appelle le « vaste flux des choses46 ». L’esprit peut fluer avec l’immanence chaotique de l’existence et atteindre la vie authentique, celle qui pour Artaud fuit toute fixation parce qu’adhérente à ce qu’il appelle « l’impulsivité de la matière » : La vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière. L’esprit de l’homme est malade au milieu des concepts. Ne lui demandez pas de se satisfaire, demandez-lui seulement d’être calme, de croire qu’il a bien trouvé sa place. Mais seul le fou est bien calme47.

Libéré des démarches contraignantes et abstraites de la raison discursive et ouvert à l’expérience d’un non-savoir, l’esprit peut accéder enfin à la vraie vie, à son devenir fou et magmatique qui n’a rien à voir avec l’ordre transcendant et langagier auquel l’accule brutalement la métaphysique traditionnelle : « S’il y a au monde une idée inhumaine », écrit Artaud, « une idée inefficace et morte et qui ne dit que peu de choses, même à l’esprit, c’est bien celle de la métaphysique48. » Ce qui ne signifie pas pour lui nier en bloc la métaphysique, mais faire « ce qu’on pourrait appeler », constate-t-il, « la métaphysique en activité49 ». Il faut « faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : [...] s’en servir de façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, [...] lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique », afin qu’il puisse « réellement manifester quelque chose » en abandonnant ses démarches « bassement 44. Pier Paolo Pasolini, « Prefazioni in versi ad Alì dagli occhi azzurri », Appendici a Poesia in forma di rosa, dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 1451. C’est nous qui traduisons. 45. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 11. 46. Ibid., p. 113. 47. Antonin Artaud, « Manifeste en langage clair » [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 149. 48. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 529. 49. Ibid.

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utilitaires50 » pour s’ouvrir à un réel fuyant toute forme de systématisation. Le monde, comme le dit Pasolini, est « un chaos de possibilités, une recherche de significations sans solution de continuité51 » et, au lieu de tenter de le dompter, en le dénaturant, la pensée doit y adhérer. Faire de la « métaphysique en activité » signifie en ce sens faire une métaphysique « hérétique » qui, au lieu d’apporter la nécessité dans la contingence, le rationnel dans l’irrationnel, l’idéal dans le sensible, la certitude dans l’incertitude, va en sens inverse. Autrement dit, faire de la « métaphysique en activité » signifie chercher à atteindre ce « point phosphoreux où », note Artaud, « toute réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, — et par quoi52 ??  » Par cet « infinitésimal et inaccessible atome du principe de toute irréductibilité53 », répond-il, un atome qui ressemble à la « matrice d’irrationnels » qu’évoque Beckett, à savoir à une présence rendant « [i]mpossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire54 ». L’exploration des effets de l’irruption d’un tel élément dans l’expérience est au cœur de Théorème de Pasolini, qui y voit un événement permettant d’accéder à une nouvelle modalité de connaissance, plus authentique et sacrée : Qu’il soit Bien, Mal, brutal ou angélique, il n’a pas d’importance. Au fond, chacun d’entre nous est libre de l’interpréter comme il croit. L’important est qu’il voit en cette irruption, l’irruption d’un moment d’authenticité55.

L’expérience de l’inconnu autour de laquelle se structure Théorème, suggère Pasolini, ouvre le sujet à une vision authentique de la vie. Elle permet d’accéder à une forme de savoir qui, tout en étant instable, fluide et irrationnelle et tout en provoquant chez le sujet la même « sensation d’engourdissement et de vertige56 » dont parle Artaud, lui permet parallèlement de se « [r]éconcili[er] philosophiquement avec le Devenir57 ». Elle 50. Ibid., p. 531. 51. Pier Paolo Pasolini, « Observations sur le plan-séquence » [1967], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 212. 52. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 162. 53. Antonin Artaud, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 980. Artaud essaye, tout au long de son œuvre, d’atteindre ce point inaccessible qui, dit Camille Dumoulié, permet de comprendre que « le secret de son désir est de l’ordre de l’inhumain ». Camille Dumoulié, Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1992, p. 27. 54. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 33. 55. Pier Paolo Pasolini, « Incontro con Pier Paolo Pasolini » [1969], op. cit., p. 2968. C’est nous qui traduisons. 56. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 163. 57. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 571.

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rend possible de percevoir et de concevoir le monde comme un ensemble de « choses penchées glissant dans un éboulement sans fin58 », tel qu’il advient dans Molloy, ou encore comme « un seul grand bourdonnement continu59 », ainsi que le perçoit Malone. Bataille conçoit cette nouvelle forme de connaissance comme une nouvelle ontologie en devenir. Il envisage ainsi « [u]ne connaissance à la mesure de son objet, si cet objet est intimement inachevable, se développerait dans tous les sens. Une immense architecture en démolition et construction dans le même temps, à peine coordonnée, jamais d’un bout à l’autre60 ». Parallèlement à l’expérience intérieure, il définit ainsi une forme de connaissance qui doit se conformer à son objet pour parvenir à l’exprimer, sans en trahir la nature et donc assumer « le caractère inachevable du réel et, partant, de la vérité61 », tels que cette expérience les révèle. « Ontologie et interrogations62 », écrit Pasolini en fournissant une formule qui synthétise ce double enjeu capable de transformer les démarches cognitives du sujet « d’opération logique […] en vertige63 ». Ce passage, du connu vers l’inconnu, du rationnel vers l’irrationnel, du solide vers le fluide, remet en cause toute possible croyance en la présence d’un sens ultime de la vie et en la possibilité de le saisir. Il entame à la base le « besoin […] de croire64 », tel que l’appelle Artaud, qui est inhérent à l’homme et répond à sa nécessité de repos. La nouvelle forme de connaissance engendrée par ces expériences reflète au contraire, le « grouillement immédiat de l’esprit65 » lorsqu’il rentre en contact avec une réalité qui « n’est pas manichéenne, ne connaît pas de solutions de continuité66 » et qui manifeste, dit Pasolini, une « Contradiction qui ne veut pas se résoudre67 ». Tous ces éléments aident à comprendre pourquoi de telles expériences peuvent être qualifiées d’« hérétiques » aussi dans un sens plus strictement religieux. Du reste, comme le rappelle sans cesse Bataille, il 58. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 59. 59. Samuel Beckett, Malone meurt [1951], Paris, Minuit, 2001, p. 54. 60. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 279. 61. Ibid. 62. Pier Paolo Pasolini, Poésie marxiste, op. cit., p. 904. C’est nous qui traduisons. 63. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 36. 64. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 505. 65. Samuel Beckett, « Manifeste en langage clair », op. cit., p. 149. 66. Pier Paolo Pasolini, Pétrole [1992], tr. de R. de Ceccatty, Paris Gallimard, « Du monde entier », 1995, p. 420. 67. Ibid., p. 386.

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ne faut pas oublier qu’« [ê]tre face à l’impossible — exorbitant, indubitable — quand rien n’est plus possible », signifie « à [s]es yeux faire une expérience du divin68 ». D’une croyance structurée autour d’un divin conçu comme principe transcendant d’ordre et de sens (le Dieu chrétien), on passe par cette expérience à la perception d’un non-savoir souverain occupant le vide laissé par la perte du Dieu chrétien. L’irruption dans l’expérience de cet élément ambigu et sacré engendre ce que Bataille appelle une « pensée violente69 », à savoir une pensée qui « coïncide avec l’évanouissement de la pensée70 » elle-même et qui au lieu de « réduire, assimiler l’ensemble de ce qui est à l’existence paralysée des servitudes71 » révèle à l’homme une vérité ignorante, instable et « fondée sur l’inachèvement72 » rendant impossible toute forme ultime de savoir. Cette révélation négative engendre un « glissement incessant73 » du sens et une « ignorance animée, extatique74 » source de ces mêmes « extases du vertige75 » dont écrit Beckett dans Malone meurt. Par ce vécu vertigineux et sacré, la pensée excède ses propres limites et se perd dans le non-savoir, déterminant à la fois la perte de toute conception rationnelle du divin comme point de rassemblement de l’existence et ouvrant la possibilité de développer ce que Bataille appelle une « nouvelle théologie mystique76 », à savoir une théologie issue d’une expérience du sacré remettant en cause l’existence du Dieu chrétien en faveur d’un divin tout autre, ne trahissant pas la nouvelle conscience de cette « réalité extérieure [...] tumultueuse et déchirante77 ». Cette nouvelle théologie bataillienne possède la même ambivalence que la nouvelle ontologie pasolinienne et la même structure mobile que la métaphysique en activité pensée par Artaud. C’est pourquoi, afin d’exprimer sa nature changeante et son manque de « stabilisation idéologique78 », on pourrait la qualifier 68. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 45. 69. Georges Bataille, Méthodes de méditation, op. cit., p. 232. 70. Ibid. 71. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 261. 72. Ibid. 73. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 114. 74. Ibid. 75. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 34. 76. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 117. 77. Ibid., p. 114. 78. Pier Paolo Pasolini, « Risvolto di Poesia in forma di rosa » [1964], dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, t. II, édition établie par W. Siti et S. De Laude, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 2440. C’est nous qui traduisons.

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de théologie mystique en activité, formule par laquelle on indiquerait donc un discours sur le divin et l’expérience du sacré échappant à toute fixation systématique et ne niant pas la nature insaisissable de son objet, de cette « informe Forme / mélange irrationnel de joie et de douleur79 » qu’évoque Pasolini ni, selon une formule beckettienne, l’« incompréhensible inquiétude80 » engendrée par la perception dans l’immanence chaotique de la vie de cet élément insensé et irrationnel. À la suite des considérations développées par Benjamin Andréo dans Artaud et Breton face au sacré, on pourrait reconnaître un exemple de cette nouvelle modalité de penser le sacré et l’expérience de ce dernier dans le Manifeste en langage clair d’Artaud81. Dans ce texte en effet, l’écrivain semble élaborer un nouveau Credo cohérent avec cette vision renouvelée du sacré et de la vie et en même temps porteur d’une radicale remise en question de toute démarche et de tout produit de la raison : Si je ne crois ni au Mal ni au Bien, si je me sens de telle disposition à détruire, s’il n’est rien dans l’ordre des principes à quoi je puisse raisonnablement accéder, le principe même est dans ma chair. Je détruis parce que chez moi tout ce qui vient de la raison ne tient pas. Je ne crois plus qu’à l’évidence de ce qui agite mes moelles, non de ce qui s’adresse à ma raison. […] Il y a pour moi une évidence dans le domaine de la chair pure, et qui n’a rien à voir avec l’évidence de la raison. Le conflit éternel de la raison et du cœur se départage dans ma chair même, mais dans ma chair irriguée de nerfs. […] Mon esprit fatigué de la raison discursive se veut emporté dans les rouages d’une nouvelle, d’une absolue gravitation. C’est pour moi comme une réorganisation souveraine où seules les lois de l’Illogique participent, et où triomphe la découverte d’un nouveau Sens. Ce Sens est une conquête de l’esprit sur lui-même et bien qu’irréductible à la raison, il existe mais seulement à l’intérieur de l’esprit. Il est l’ordre, l’intelligence, il est la signification du chaos. Mais ce chaos, il ne l’accepte pas tel quel, il l’interprète, et comme il l’interprète, il le perd. Il est la logique de l’Illogique. Et c’est tout dire. Ma déraison lucide ne redoute pas le chaos82.

Comme le suggèrent les premières lignes du texte (« je ne crois ni au Mal ni au Bien »), ce qu’Artaud esquisse ici est une singulière profession de non-foi qui est le fruit d’une expérience intérieure (« dans le domaine de la chair pure » / « à l’intérieur de l’esprit ») et souveraine (« réorga79. 80. 81. 82.

Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 285. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 14. Voir à ce propos Benjamin Andreo, Artaud et Breton face au sacré : sphinx, mythes, momies et fantômes, Paris, Hermann, 2011, p. 9‑11. Antonin Artaud, « Manifeste en langage clair », op. cit., p. 148.

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nisation souveraine ») prenant la forme d’un véritable anti-Credo issu de l’irruption dans l’expérience d’un « Sens nouveau » s’érigeant contre, et en même temps supposant, un « Sens ancien ». Andréo écrit à ce propos : Force est de constater que le concept [de nouveau Sens] s’inscrit d’abord — naît — d’une forme de rupture et d’échec. En effet, renouer avec ces sources sous-entend que le lien, à quelque endroit de la chaîne, a déjà été rompu ; à l’identique, la quête d’un nouveau Sens implique l’incapacité d’un Sens ancien à satisfaire pleinement à l’intelligence d’une existence83.

Dans la rupture dont parle Andréo et que le texte d’Artaud suppose de manière assez explicite, on peut reconnaître les mêmes bases de la remise en question du christianisme qu’implique chez Bataille une expérience intérieure. De même que dans ce « nouveau Sens » dont parle Artaud, on peut reconnaître l’élément irrationnel à la base de cette expérience et la cause de la perte d’un « Sens ancien » confié à, et confiné en, Dieu. Et si, comme l’explique Pasolini à propos de l’irruption du sacré dans Théorème, « [l]’authenticité […] détruit l’inauthenticité », à savoir « l’idée de Dieu, l’idée d’Église confessionnelle, etc.84 », il semble alors possible de considérer ce passage d’un « Sens ancien » à un « Sens nouveau », comme un mouvement de l’inauthenticité vers une authenticité retrouvée, passage dans lequel le vieux Sens et le vieux Dieu qui l’incarne sont à la fois dépassés et brutalement réaffirmés, même si ce n’est que pour être niés. D’ailleurs, comme le rappelle Pasolini, « nos blasphèmes sont aussi prières85 », tandis qu’Artaud affirme, de manière tout à fait similaire, qu’« un homme qui blasphème voit se matérialiser brusquement devant lui en traits réels l’image de son blasphème86 ». Ces expériences qui se voudraient « athées » ou « athéologiques », ne pourraient exister sans le sentiment de perte du Dieu chrétien, ni sans le désir et l’angoisse que ce vide implique87. Le (non-)savoir qu’elles font 83. 84.

Benjamin Andréo, Artaud et Breton face au sacré, op. cit., p. 11. Pier Paolo Pasolini, « Intervista rilasciata a Lino Peroni » (1968), dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 2931. C’est nous qui traduisons. 85. Pier Paolo Pasolini, Orgie, tr. de D. Sallenave, Paris, Actes Sud-Papiers, « Théâtre », 1988, p. 27. 86. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 529. 87. À ce propos, dans le dernier chapitre de L’Image ouverte, tout en s’inspirant de la pensée de Bataille pour articuler sa réflexion, Didi-Huberman lui reproche la même incohérence par rapport au christianisme. Dans la conclusion de son texte, il écrit : « Or, il n’y a pas […] de “moment sacré”, sans Nom-du-Père, c’est-à-dire le Verbe compris comme paramètre invoquant et comme pôle du désir. Il s’agit encore d’un paradoxe : il faut un Verbe au nom de qui s’engager dans le non-discursif d’une “vi-

Chapitre 3 — L’irruption du sacré : une hérésie en activité

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émerger requiert, ne serait-ce que pour les remettre en question, de faire sans cesse allusion, pour se définir, à la religion chrétienne et à sa théologie. Il les ré-énonce (plus ou moins explicitement) tout en y renonçant. En ce sens et en dépit de leur attitude critique par rapport au christianisme, les œuvres de ces écrivains comportent encore un discours sur Dieu et sur le sacré, mais qui ne prétend pas définir son objet et ne cherche pas à se stabiliser, mais reste ouvert et donc conforme aux acquis contradictoires des expériences mystiques explorées dans leurs écrits.

sion sans nom”. » Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, « NRF, Le temps des images », 2007, p. 346.

Deuxième partie Expériences christiques

Visions poétiques et passions christiques Questo sarà luce nuova, sole nuovo, il quale sorgerà ove l’usato tramonterà, e darà luce a coloro che sono in tenebre e in oscurità, per lo usato sole che a loro non luce. (Dante Alighieri dans Samuel Beckett1)

A

fin d’interroger ultérieurement le rapport que ces expériences du sacré instaurent avec la religion chrétienne, il est tout d’abord nécessaire d’explorer plus en profondeur la nature de la connaissance à laquelle elles donnent lieu. Quelle est cette connaissance qui pose les mêmes problèmes que la métaphysique et l’ontologie, mais en procédant à contre-courant de leurs démarches logiques, et qui se présente comme une quête subjective et spirituelle susceptible de se confondre avec une recherche d’ordre religieux ? Quelle est cette connaissance capable de faire « glisser », comme le dit Bataille, « la vie dans le sens contraire, allant du connu à l’inconnu2 » ? Quelle forme de la pensée renverse et détourne l’ordre logique et rassurant du discours en lui opposant un savoir inquiet et constitué d’« images bouleversantes3 » ? Quelle forme de connaissance, enfin, donne une priorité absolue, non à la systématisation rationnelle du savoir, mais à l’expression d’une expérience subjective reflétant une exploration des rapports entre l’homme et le divin, entre le sujet et le monde, entre le corps et l’esprit, entre le cœur et la raison ? Les réponses que ces écrivains fournissent à ces 1.

Il s’agit d’une citation tirée du Convivio de Dante et reprise par Beckett dans son essai Dante… Bruno. Vico.. Joyce, Transition, no 16‑17, juin 1929. 2. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 130. 3. Ibid., p. 139.

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questions indiquent que la seule forme de l’esprit possédant l’ensemble de ces traits est la poésie. C’est justement sur la base d’une telle conception de la poésie que, dans Poèmes marxistes, Pasolini affirme la « priorité de la poésie sur la philosophie4 ». Dans ses notes, il ajoute que l’« unique Métaphysique5 », à savoir la seule vraiment authentique, doit pour lui être capable de saisir et de constituer « l’essence inexistante du monde6 » — essence qui résulte d’une connivence entre des contraires incompatibles. La seule métaphysique possible doit, dit-il, traduire un mode de connaissance issu d’une expérience conjointe du monde et de la subjectivité, du fini et de l’infini, de l’immanence et de la transcendance. Il s’agit d’un mode de connaissance instable, qui engendre un savoir puissant et en même temps fragile, car foncièrement inachevé et toujours en équilibre entre harmonie et chaos, rationalité et irrationalité, plénitude et vide de sens, dont seule la poésie peut rendre compte. D’ailleurs, comme le rappelle Artaud, la poésie « ramène l’ordre7 », mais pour le faire « ressuscite d’abord le désordre, le désordre, le désordre aux aspects enflammés8 ». Et c’est justement dans cette rencontre de contraires que naît cette « passion désespérée9 », cette « acharnée recherche spirituelle10 » qu’est la poésie telle qu’elle est conçue par ces écrivains. Comme Pasolini ne cesse de le rappeler, la poésie est à penser comme l’expression d’un savoir ambigu et inouï, qui est origine et fin des religions ; c’est un acte souverain et contradictoire qui est signe de « culture » et en même temps indice de « barbarie » : […] la Poésie est Justice. Justice qui croît en liberté, dans les soleils de l’âme, où s’accomplissent en paix les naissances des jours, les origines et les fins des religions, et les actes de culture sont aussi actes de barbaries, et quiconque juge est toujours innocent11.

4. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste, op. cit., p. 897. C’est nous qui traduisons. 5. Ibid. 6. Ibid. 7. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 453. 8. Ibid. 9. Pier Paolo Pasolini, Da Antologia della lirica pascoliana [1945], dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, op. cit., p. 91. C’est nous qui traduisons. 10. Ibid. 11. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 181.

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131

Ces vers dévoilent une conception de la poésie qu’il est possible d’éclairer par le biais des réflexions que le jeune Beckett expose dans son essai Dante… Bruno. Vico.. Joyce, considérations qui permettent parallèlement d’encadrer cette conception partagée à l’intérieur d’une longue tradition philosophique12 : Vico rejetait les trois interprétations populaires de la mentalité poétique, selon lesquelles la poésie serait ou bien l’expression populaire et ingénieuse de conceptions philosophiques, ou bien un amusant jeu de société, ou encore une science exacte à laquelle peut accéder quiconque en possède la clé secrète. La Poésie, dit-il, est née de la curiosité, fille de l’ignorance. Les premiers hommes durent tout créer à la force de leur imagination, et « poète » signifie « créateur ». La Poésie a été la première opération de l’intelligence humaine, et sans elle la pensée n’aurait pu exister. Les Barbares, incapables d’analyser et d’abstraire, doivent utiliser leur imagination pour expliquer ce que leur raison ne peut comprendre. […] Le caractère figuratif de la plus ancienne poésie doit être considéré comme la preuve évidente d’un vocabulaire indigent et de l’incapacité d’effectuer des opérations abstraites. La Poésie est par essence l’antithèse même de la Métaphysique : la Métaphysique libère l’intelligence par rapport aux sens et accomplit la 12. Bien loin de pouvoir ici résumer une réflexion exhaustive à l’égard de l’histoire des rapports entre poésie et philosophie, en tant que connaissance sensible pour l’une et rationnelle pour l’autre, il est quand même possible, en suivant l’analyse de Beckett, d’encadrer celle de ces auteurs à l’intérieur d’une tradition qui commence avec l’Aesthetica (1759) de Baumgarten (dont les réflexions s’inspirent de Leibniz) qui — on le rappelle — a été le premier à utiliser le mot d’« æsthetica » pour indiquer une « cognitio sensitiva » produisant une connaissance, obscure et non logique, voire inférieure à la raison, car soumise à la contingence des sens, mais autonome. Il s’agit d’une théorie qui aura d’importants échos chez Kant autant que chez Croce qui, dans Thèses fondamentales pour une esthétique : comme science de l’expression et linguistique générale, résume et interprète l’histoire de l’esthétique en consacrant plusieurs chapitres aux rapports entre la pensée de Leibniz et celle de Baumgarten et la pensée de Vico. C’est justement de son interprétation de la pensée de Vico, et de l’idéalisme qui la sous-tend, que Beckett prend ses distances dans son essai. Pasolini fait de même dans un essai intitulé « Benedetto Croce et la poésie pure », dans lequel il critique tant l’association, opérée par le philosophe, de la poésie classique et contemporaine sous la catégorie de « poésie pure », que sa terminologie et son excès d’idéalisme : « La poésie pure finit pas signifier […] poésie pure [“purifiée”] d’elle-même, pure ou privée de sa propre nature ? » Voir à ce propos Benedetto Croce, Thèses fondamentales pour une esthétique : comme science de l’expression et linguistique générale, tr. de P. Gebellone, Nîmes, Champ social Éditions, « Les Collections Théétète. Esthétique », 2006 et Pier Paolo Pasolini, « Benedetto Croce e la poesia pura » [1950], dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, t. I, op. cit., p. 357‑365. C’est nous qui traduisons.

132 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

désincarnation du spirituel ; la Poésie est toute passion et sentiment, elle anime l’inanimé ; la Métaphysique est d’autant plus parfaite qu’elle s’occupe d’objets universels ; la Poésie, quant à elle, s’occupe d’objets particuliers. Les poètes sont la sensibilité de l’humanité, les philosophes sont l’intelligence. Connaissant le principe scolastique « niente è nell’intelletto che prima non sia nel senso », il s’ensuit que la poésie conditionne en premier la naissance de la philosophie et de la civilisation. Le mouvement animiste des primitifs a été une manifestation de la « forma poetica dello spirito13 ».

La poésie n’est pas une élégante forme d’expression de concepts philosophiques ni une science rationnellement structurée et accessible à tous ceux qui en possèdent les règles. Elle est la première opération de l’esprit, sa première « forme », dit Beckett à travers son analyse de la pensée de Vico. Ce qui implique que, tout en étant le premier acte de création et de civilisation de l’esprit, elle correspond désormais à une forme de connaissance primitive qui exprime, lorsqu’on y a recours, une sorte de régression à un état « barbare » de la pensée. Origine et fondement de la philosophie, elle en est aussi l’opposante antithétique. Fille de la curiosité de l’homme — désir né de son ignorance originaire —, la poésie témoigne d’un travail créatif de l’imagination provenant du besoin de saisir et de participer à l’être du monde. En même temps, elle incarne un état d’esprit antérieur à celui de la raison spéculative, de laquelle naît en revanche la métaphysique. Ancrée dans les sens, la poésie « anime l’inanimé », et se donne comme une forme de connaissance qui, tout en partageant le même désir de savoir qui fonde la métaphysique, procède de manière inverse, puisqu’elle échappe aux fixations systématiques, abstraites et universalistes gouvernant cette dernière. Le savoir que la poésie produit est en ce sens un savoir originaire, chaotique et subjectif, inséparable des passions et des sentiments générés par le contact de l’homme avec la vie. C’est un savoir qui, en tant que tel, s’oppose aux frigides spéculations métaphysiques fondées sur une séparation entre l’esprit et le corps, entre l’homme et la réalité.

13.

Samuel Beckett, Dante… Bruno. Vico.. Joyce, tr. J. L. Houdebine, Documents, no 4‑5, juin 1979, p. 20.

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Comme le remarque Jacques Maritain (auteur que fréquente personnellement Artaud en 192714, que Beckett lit dans les années 3015 et qui est cité par Pasolini dans son étude de jeunesse sur la poésie de Pascoli16), « la poésie est connaissance, incomparablement : connaissance-expérience, connaissance-émotion, connaissance existentielle17 ». Le savoir poétique est un savoir « inviscéré à la subjectivité créatrice18 » et qui, en même temps, est viscéralement apparenté « au plus secret du concret, au plus intime des essences, quiddités, qualités, talités, haeccéités, ipséités dont regorge le réel et le singulier19 ». C’est pourquoi, dit Jacques Maritain, « le saisi de l’expérience poétique est saisi comme non conceptualisable20 », puisqu’il contredit, outrepasse et échappe à l’universalisant pouvoir d’abstraction de la raison. La poésie est une forme de connaissance, mais d’une connaissance provenant d’une intuition concrète, obscure, inachevée, qui 14.

Voir à ce propos les trois lettres écrites par Artaud en 1927 à Maritain et publiés, dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. I : Textes surréalistes, lettres, Paris, Gallimard, « Blanche », 1976, p. 139‑140. Dans la troisième de ces lettres, Artaud lui écrit, à propos d’un reproche que Paulhan lui avait fait à l’égard de la légèreté qu’il avait montrée en se déclarant chrétien : « Soyez persuadé que je recherche la vérité. Je suis très loin d’être indifférent à mon salut. Mais il se peut que j’entende ce dernier mot dans un sens peut-être très hétérodoxe. Depuis que je vous ai vu, j’ai fait certainement plusieurs pas en arrière. Et toujours cet obstacle central, qui m’empêche de jeter le moindre regard sur moi-même, de déterminer le point où j’en suis. Rien de possible pour moi dans quelque sens que ce soit tant que je n’aurai pas retrouvé le plein usage de mon esprit. Je suis désolé de vous mettre en face de mon abominable fatalité mais croyez qu’elle me presse !!!! Profondément avec vous. Antonin Artaud. » Ibid., p. 141. 15. Voir à ce propos Mary Bryden, « Beckett, Maritain and Merton: The Negative Way », dans Sjef Houppermans, Angela Moorjani, Danièle de Ruyter-Tognotti, Matthijs Engelberts and Dirk Van Hulle (éds), Samuel Beckett Today / Aujourd’hui, vol. XXI : Where Never Before: Beckett’s Poetics of Elsewhere / La poétique de l’ailleurs, 2009, p. 49. 16. Dans Anthologie de la lyrique pascolienne, en citant un extrait de la traduction d’un article de Jacques Maritain (« Poésie comme expérience spirituelle »), Pasolini écrit que, chez Pascoli, « la poésie “cesse d’être chant qui est la fin vers laquelle elle tend naturellement, pour devenir plutôt révélation, secrète elle aussi, et qui ne peut faire autre sinon chercher de frapper le cœur, par des voies indirectes mettant mystérieusement en mouvement les forces poétiques qui existent dans la substance du poète”. » Pier Paolo Pasolini, Da Antologia della lirica pascoliana, op. cit., p. 94. C’est nous qui traduisons. 17. Jacques Maritain, Raïssa Maritain, Situation de la poésie, Paris, Desclée de Brower, « Courrier des Îles », 1938, p. 136. 18. Ibid., p. 152. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 153.

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ne s’empare pas de l’intégralité de son objet. Elle est imprégnée « de sens et tout à la fois de non-sens logique21 », dit Raïssa Maritain dans Situation de la poésie. La poésie engendre et exprime un savoir paradoxal, qui est « au minimum de connaissance mais au maximum de virtualité germinative22 », rebondit Jacques Maritain. C’est un savoir qui reste intimement lié au grouillement surabondant des significations, des êtres et des choses du monde, car la connaissance poétique, « prise dans la vitalité indéterminée et la productivité de l’esprit23 » est un espace où réel et subjectivité, dehors et dedans de la pensée, coexistent et se confondent. C’est pourquoi, dans le savoir poétique, le sens n’est pas — et ne peut pas être — présent comme un pur objet d’intellection, mais plutôt comme intuition sensible et contradictoire. Ce que la poésie connaît, explique Jacques Maritain, « elle le connaît comme inconnu24 », tandis que dans L’Expérience intérieure, Bataille déclare que par sa nature « la poésie mène du connu à l’inconnu » et se « place, de cette façon, devant l’inconnaissable25 ». La connaissance poétique atteste de la formidable prolifération de significations des choses et des êtres et, tout comme une véritable expérience intérieure, elle révèle l’absence d’un sens ultime du monde. Elle provient d’une forme fort ambiguë d’intuition de l’être et du réel et, pour cette raison, elle aussi peut être à la fois fascinante et angoissante, électrisante et déstabilisante26. La poésie, dit Artaud, « fait s’entrechoquer des aspects qu’elle ramène à un point unique : feu, geste, sang, cri27 ». Elle est une forme originelle et sensible de l’esprit, signe de la « brutalité cérébrale28 » de

21. Ibid., p. 49. 22. Ibid., p. 147. 23. Ibid., p. 161. 24. Ibid., p. 162. 25. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 157. 26. « À la fois communication et opération souveraine », écrit Sylvain Santi, « la poésie inscrit l’impossible au cœur de la parole, ne donne accès à aucun être substantiel mais ouvre à l’impossible qui est le fond d’un être que Bataille pressent souverainement fuyant. » Sylvain Santi, « Georges Bataille, la poésie à l’extrémité fuyante de soi-même », Les Temps Modernes, no 626, 2004, p. 23. 27. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 453. 28. Il s’agit d’une formule que Ruggero Campagnoli utilise, en l’empruntant à Vico, pour qualifier le modèle pré-rationnel et poétique de la pensée humaine, celui désormais dépassé et dont le retour impliquerait précisément un « ricorso (c’est le terme de Vico, un appel) catastrophique à la barbarie ». Voir Ruggero Campagnoli, « Dieu et la Fiction », Tra Finzione e finzioni, sous la direction de Anna Soncini Fratta et Sergio Cappello, Bologne, CLUEB, 2012, p. 52.

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l’homme, puisque antécédente à celle, « abstraite à en crever29 », engendrée par l’intelligence. Ce qui ne signifie pas, comme l’explique Beckett en poursuivant sa réflexion sur la pensée de Vico, que la poésie n’est pas langage : « Vico affirme […] la spontanéité du langage et nie qu’il y ait dualisme entre poésie et langage 30. » La poésie est langage, suggère sur ces bases l’écrivain irlandais, mais un langage vivant qui échappe à toute dichotomie entre matérialisme et spiritualisme, entre formes empiriques de la réalité et formes abstraites de l’esprit31. C’est ce qui émerge aussi de sa description de l’écriture de Joyce, que Beckett qualifie dans cet essai de langage « poétique », car il s’agit d’un langage ivre et effervescent, aussi figuratif qu’un hiéroglyphe, où « la forme est contenu, le contenu est forme32 » et qui fuit l’« appréhension33 » systématique propre à la pensée discursive. En passant d’une réflexion sur Vico à une autre sur Joyce, Beckett donne à entendre que le pouvoir actif et effectif de la poésie serait de générer un langage immédiat, figuratif et indiscernable de son objet, un langage qui, ne s’appuyant pas sur les pures conceptualisations de l’esprit, ne produirait pas un discours sur quelque chose, mais qui serait « ce quelque chose lui-même34 », comme celui de Joyce. Pour ces écrivains, la poésie est un « mouvement non-directionnel — ou multi-directionnel », pour le dire avec des mots empruntés à Beckett —, un mouvement selon lequel « un pas en avant est, par définition, un pas en arrière » ; c’est un « flux-progression ou retour en arrière35 ». Tout comme l’œuvre de Joyce, le langage poétique « n’est pas fait pour être lu — ou plus exactement : pas seulement pour être lu. Il est fait pour être appréhendé de manière 29. Samuel Beckett, Dante… Bruno. Vico.. Joyce, op. cit., p. 20. 30. Ibid., p. 21. 31. Après avoir expliqué l’opposition foncière entre métaphysique et poésie, Beckett écrit : « Vico procède de la même manière quand il traite du problème de l’origine du langage. Là encore, il rejette les conceptions tout aussi bien matérialistes que transcendantales : les premières présentent le langage comme n’étant rien d’autre qu’un ensemble de symboles conventionnels, commodes pour la vie sociale ; les autres, en désespoir de cause, font de lui un don des dieux. » Notons en outre que la première chose que Beckett (en critiquant ouvertement l’interprétation anti-matérialiste de Croce) dit de Vico pour introduire son analyse de La Scienza Nuova, est qu’« [i]l mit en œuvre avec insistance une totale identification entre l’abstraction philosophique et l’illustration empirique, annulant ainsi ce qu’il pouvait y avoir d’absolu dans chacune des conceptions envisagées [...]. » Ibid., p. 20. 32. Ibid., p. 22. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Samuel Beckett, Dante… Bruno. Vico.. Joyce, op. cit., p. 24.

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aussi bien visuelle et auditive36 », car la connaissance poétique n’est pas censée parler à l’intelligence et à la raison, elle n’est pas destinée à lire le monde. Elle s’adresse à l’imagination et convoque la capacité d’écouter et de regarder le réel. C’est en cela que consiste le pouvoir contestateur de la poésie, à savoir en sa capacité d’opposer au savoir dichotomique et systématique de la métaphysique — à cette connaissance « antipoétique » telle que la nomme Artaud en citant René Guénon37 — une connaissance profondément anarchique. La valeur de la connaissance poétique consiste, en effet, en sa capacité de remettre en jeu les démarches logiques et rationnelles qui fondent le discours métaphysique. C’est ce que déclare Artaud dans « La mise en scène et la métaphysique », lorsqu’après avoir réfléchi sur la nature arbitraire des liens entre les formes empiriques du monde et les formes abstraites de la pensée38, il écrit : On comprend par-là que la poésie est anarchique dans la mesure où elle remet en cause toutes les relations d’objet à objet et des formes avec leurs significations. Elle est anarchique aussi dans la mesure où son apparition est conséquence d’un désordre qui nous rapproche du chaos39.

Ce qui fait le « véritable prix » de la poésie, dit Artaud, est « son degré d’efficacité métaphysique40 ». La poésie équivaut pour lui à une métaphysique en activité car dès qu’elle fait son « apparition41 » dans la 36. Ibid., p. 22. 37. Pour expliquer pourquoi la métaphysique occidentale est une idée morte et inefficace, Artaud fait appel aux théories du métaphysicien français et écrit : « Cela tient, comme le dit René Guénon, “à notre façon purement occidentale, à notre façon anti-poétique et tronquée de considérer les principes (en dehors de l’état spirituel énergique et massif qui leur correspond”). » Antonin Artaud, « La mise en scène et la métaphysique » [1932], dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 529. 38. « Il faut bien admettre, écrit Artaud, que tout dans la destination d’un objet, dans le sens ou dans l’utilisation d’une forme naturelle, tout est affaire de convention. La nature quand elle a donné à un arbre la forme d’un arbre aurait tout aussi bien pu lui donner la forme d’un animal ou d’une colline, nous aurions pensé arbre devant l’animal ou la colline, et le tout aurait été joué. » Ibid., p. 528. 39. Ibid. 40. Ibid., p. 529. 41. Notons à ce propos que tout comme Artaud parle de l’apparition de la poésie comme d’une remise en question des relations entre les objets et entre ceux-ci et leurs significations, Lacoue-Labarthe, dans La Poésie comme expérience, définit la poésie comme questionnement de la venue en présence elle-même : « Le poème (l’acte poétique), » écrit-il, « sur ce mode qui lui est propre […], est pensé de la présence du présent, soit de l’autre de ce qui est présent. » Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, op. cit., p. 96.

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conscience rationnelle, elle parvient à remettre en jeu tout savoir systématique généré et fixé par la pensée discursive. Comme le suggère Philippe Lacoue-Labarthe, « le questionner de la poésie » n’est qu’un « questionner méta-physique42 ». En résulte que les réponses offertes par la poésie à l’homme se donnent inévitablement comme le contraire spéculaire des abstractions métaphysiques. De là, dérive l’aspect catastrophique et exorbitant de l’expérience poétique, ce rapport manifestant à l’homme l’insaisissable, « l’ineffable43 », et donc « renversant à ce qui est et renversement, dans l’étant, vers le néant (l’abîme44) ». Ainsi conçue, la poésie voit les confins qui la distinguent d’une quête religieuse et mystique se dissoudre considérablement. Jacques Maritain le met bien en avant : elle marque une tension et un besoin de l’esprit comparables non seulement à ceux à la base de la « métaphysique45 » et de l’« ontologie », mais aussi à ceux qui fondent toute expérience mystique et dans lesquels s’enracine aussi la « théologie46 ». La poésie exprime un besoin de connaître Dieu47 et une tension vers la totalité de l’être48 qui se déclinent différemment dans chacun de ces domaines. Pourtant, comme le souligne Raïssa Maritain dans son analyse du sens dans la poésie moderne (celle incarnée par Baudelaire, Valéry, Rimbaud, Lautréamont, Cocteau, Michaux, etc.), la connaissance poétique, à la différence de la métaphysique et de la théologie, affirme — et plus ou moins explicitement exprime — un déchirant sentiment de déception et d’« échec49 ». De ce sentiment de faillite, sentiment dont « les mystiques n’ont jamais

42. Ibid., p. 98. 43. Jacques Maritain, Raïssa Maritain, Situation de la poésie, op. cit., p. 69. 44. Ibid., p. 99. 45. Jacques Maritain écrit : « Si la poésie ne peut être confondue avec la métaphysique, cependant elle répond à un besoin métaphysique de l’esprit de l’homme. » Ibid., p. 120. 46. Si Raïssa Maritain, dans la première partie du texte, s’engage à explorer les liens entre poésie et mystique, dans la deuxième, Jacques Maritain évoque en particulier l’expérience et la connaissance poétique : « Poésie est ontologie, certes, et même, selon le grand mot de Boccace, poésie est théologie. » Ibid., p. 121. 47. Voir l’ultime section de « Trois conclusions philosophiques », dernier chapitre de « De la connaissance poétique », dans Jacques Maritain, Raïssa Maritain, op. cit., p. 137‑139. 48. « Bref c’est vers la totalité de son être » écrit Jacques Maritain, « que le poète est ramené, s’il est docile au don qu’il a reçu, et consent à entrer dans la profondeur, et à se laisser dépouiller. » Ibid., p. 122. 49. Ibid., p. 69.

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parlé50 », comme lui-même le souligne, mais dont les œuvres d’Artaud, Beckett et Pasolini ainsi que la pensée de Bataille sont imprégnées, Raïssa Maritain dit : Ce sentiment de déception, en tout cas, apparaît bien comme un caractère distinctif d’une importance essentielle, et suffisant à montrer, même s’il était le seul, que poésie n’est pas mystique, et que le poète se prépare d’amères déconvenues s’il demande à la Poésie cette plénitude de connaissance spirituelle qui se trouve au terme des voies de l’ascétique et de la mystique. C’est qu’ils ont la connaissance expérimentale, plus ou moins fréquente, plus ou moins profonde, de cette union à Dieu qui confine à la parfaite Unité. Là est la source de leur joie : hors de là rien ne leur importe51 […].

Dans cette perspective, la différence entre poésie et mystique consisterait dans le fait que la première poursuivrait une plénitude de connaissance qu’elle ne parviendrait pas à atteindre, tandis que la deuxième, par le moyen de l’expérience d’une union ascétique à Dieu, non seulement y parviendrait mais en tirerait aussi un sentiment de perfection et de joie, rendant tout le reste insignifiant. Pourtant, il faut bien noter que cette distinction procède d’une conception chrétienne de la mystique. Dans leur exploration des liens entre la poésie et la mystique, Raïssa et Jacques Maritain52 font d’ailleurs souvent appel à la théologie chrétienne pour clarifier leurs propos : à saint Paul53, à saint Denys l’Aréopagite54 et surtout à saint Thomas55. Cependant, la distinction entre poésie et mystique qu’ils proposent rappelle celle qu’établit Bataille entre l’expérience intérieure — et, même si par dérivation implicite, la poésie telle qu’il la conçoit — et la mystique confessionnelle. Tout comme l’expérience du 50. Ibid. 51. Ibid. 52. Rappelons à ce propos que Jacques Maritain est une des figures de premier plan du néothomisme qui se développa au siècle dernier. 53. Ibid., p. 28. 54. Ibid., p. 157. Il faut d’ailleurs remarquer à ce propos qu’aussi dans Dream of Fair to Middling Women, Denys l’Aréopagite est mentionné justement dans la description de l’état qui n’attend pas l’esprit lors de la création, état que Beckett compare à celui mystique. En dépit de l’ironie qui règne dans cette œuvre, et qui touche aussi à la tradition chrétienne (et jusqu’à se transformer même en violence scatologique), la référence reste intéressante car Denys l’Aréopagite est mentionné dans le cadre d’un passage dans lequel on décrit justement une expérience qui implique une plongée de l’esprit dans l’« obscurité » (« darkness ») issue de la perception d’un quelque chose d’« incommunicable » qui en est l’objet. Samuel Beckett, Dream of Fair to Middling Women, op. cit., p. 17. 55. Ibid., p. 29, 36, 133, 138, 166.

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sacré telle que Bataille l’envisage, la poésie est porteuse d’un manque et non d’une plénitude de sens. Comme on a pu commencer à l’entrevoir, ceci ne signifie pourtant pas que la poésie ou l’expérience du sacré, telles qu’envisagées par ces écrivains, ne soient pas mystiques, ni que ce qu’elles manifestent soit moins sacré que l’objet d’une expérience mystique chrétienne. Eliade l’explique bien : l’expérience religieuse par laquelle l’« homme prend connaissance du sacré56 », comporte une connaissance qui ne répond pas aux règles du « langage utilitaire », mais à celles du « langage poétique57 ». Au point que l’analyse de l’expérience religieuse coïncide à ses yeux avec celle du « phénomène poétique58 ». Ce qui est intéressant dans ce cadre car, dans l’œuvre de ces écrivains, la poésie émerge comme une forme de connaissance-expérience, de connaissance-affective qui résulte — comme nous essaierons de le mettre en avant par la suite — d’une expérience proche de l’expérience mystique chrétienne, malgré l’insaisissabilité de son objet et l’inachèvement du savoir qu’elle implique. En ce sens, la poésie, conçue comme une forme archaïque de l’esprit et de la connaissance, se rapproche considérablement de la nouvelle « religion59 » dont parle Bataille, celle qui, pour l’homme civilisé occidental, ne peut que prendre la forme d’une sauvage « mise en question de toutes choses60 », y compris le christianisme. Grâce à sa nature contestatrice et à son action contre ce qu’Artaud nomme « notre intellectualisme logique et abusif61 », toute forme poétique de pensée a ainsi pour résultat d’être « d’une acuité si intense, d’un tranchant si absolu que l’on sent […] les menaces souterraines d’un chaos aussi décisif que dangereux62 ». La nature inquiétante de la poésie ainsi conçue est due au fait qu’elle implique une connaissance qui, comme on l’a dit, n’est jamais détachée du réel et qui, au lieu de se construire sur un langage élaboré et rationnel, se fonde sur les formes les plus primitives et sensibles de l’esprit, à savoir des images. Or, au lieu de se donner comme des objets métaphoriques mettant en relation — comme le dit Georges Didi-Huberman — « des corps vi-

56. Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 17. 57. Ibid., p. 21. 58. Ibid. 59. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 321. 60. Ibid. 61. Ibid. 62. Ibid., p. 533.

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sibles avec les idées qu’ils sont censés signifier63 », les images sur lesquelles se fonde cette connaissance poétique se présentent à l’esprit de manière complètement différente. Il s’agit plutôt d’images qui s’offrent comme cette « chair irréalisée : ni irréelle, ni non réalisée [et qui] présente une réalité sur le mode de l’irréalisation64 » dont parle François Noudelmann. Elles sont des images que la raison n’arrive pas à objectiver et qui restent ouvertes au travail incessant de l’esprit qui les considère. Lorsqu’elles se présentent à la conscience de l’homme rationnel, elles témoignent d’une farouche « crise dans la représentation65 », d’une inquiétante remise en question du processus de saisie du réel. Elles sont le fruit de ce que, d’après Bataille, Didi-Huberman appelle justement une « expérience intérieure66 », à savoir une expérience impliquant la déchirure brutale du lien métaphorique entre les choses et les idées qui constitue un des fondements de notre langage, déchirure qui a des échos inévitables sur le « corps de l’expérience67 » du sujet. En ce sens, l’émergence intérieure de ces images 63. Insatisfait des théories structuralistes d’Erwin Panofsky à l’égard de la notion d’image, autant que de la notion d’« ouverture » d’Umberto Eco, auteur de L’Œuvre ouverte, Didi-Huberman écrit : « Je cherchais alors des outils pour atteindre dans les images quelque chose qui opère de façon à la fois plus incarnée et plus impensée que ce qu’en disent les métaphores symétriques de l’âme et de la fenêtre : quelque chose qui, justement, ne se réduit pas à une métaphore […] mais qui devrait engager une compréhension des images sous l’angle de la métamorphose, soit un mouvement qui met en relation les corps avec d’autres corps. » Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 28 et Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, tr. de Ch. Roux de Bézieux avec le concours d’A. Boucourechliev, Paris, Points, « Points. Essais », 2015. 64. François Noudelmann, Image et absence. Essai sur le regard, Paris, L’Harmattan, « L’Ouverture philosophique », 1998, p. 34. 65. Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 30. 66. En s’inspirant ouvertement de la théorie de Bataille, Didi-Huberman explique : « Les images nous embrassent : elles s’ouvrent à nous dans la mesure où elles suscitent en nous quelque chose qu’on pourrait nommer une expérience intérieure. Énoncé en termes humanistes, ce fait d’expérience pourrait bien désigner, tout simplement, l’âme, en ce qu’elle exige du corps qu’il s’ouvre afin qu’elle se libère. Énoncé en termes religieux, ce serait le dieu lui-même comme qu’il apparaît éventuellement dans l’ouverture — le sacrifice — d’un homme. » Ibid., p. 25‑26. 67. À ce propos, en procédant de la pensée de Merleau-Ponty, Didi-Huberman établit le lien profond entre le « corps de l’image » et le « corps de l’expérience », à l’ouverture desquels la « chair » s’exposerait, voire la matière « irréductible » les animant intérieurement. Or, écrit-il, « pour comprendre cette économie elle-même, il était nécessaire de resserrer le problème du corps des images en le formulant sous l’angle de leur rapport à la chair. Façon de suivre la grande leçon phénoménologique de

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est à concevoir comme un « événement métamorphique68 » capable de bouleverser complètement le sujet lui-même et sa façon de voir, de comprendre le réel et de concevoir la vie. Autrement dit, par cette expérience, le sujet acquiert une nouvelle « technique du regard69 », une façon moins abstraite et plus incarnée de saisir le réel dans lequel il est plongé. Comme l’indique Artaud dans son Manifeste en langage clair, après avoir décrit l’irruption dans l’expérience de ce qu’il appelle un « nouveau Sens », lorsque ce dernier se manifeste à l’homme, il ne signe pas un arrêt du travail de l’esprit, mais un changement radical au sein du sujet touchant à ses modalités de saisie du réel. Il engendre dans le sujet qui s’ouvre à lui une forme de connaissance issue d’un domaine de l’esprit, l’imagination, qui est en marge de la raison et reste toujours ancré dans le monde sensible70 : Ce qui est du domaine de l’image est irréductible par la raison et doit demeurer dans l’image sous peine de s’annihiler. Mais toutefois, il y a une raison dans les images, il y a des images plus claires dans le monde de la vitalité imagée. Il y a, dans le grouillement immédiat de l’esprit, une insertion multiforme et brillante des bêtes. Ce poudroiement insensible et pensant s’ordonne suivant des lois qu’il tire de l’intérieur de lui-même, en marge de la raison claire et de la conscience ou raison traversée71.

Contre toute « conception rationaliste du monde », contre toute coercition de la « conscience séparée72 » et surtout contre cette « [c]ontradiction imbécile des écoles entre l’esprit et la matière, entre la matière et Merleau-Ponty lorsqu’il eut compris — suivant Husserl — qu’au-delà du “corps comme objet” ou “corps fonctionnel” (Körper), il fallait interroger le “corps phénoménal” ou “corps de l’expérience” (Leib), avant de comprendre la chair même dont il est animé. » Ibid., p. 31‑32. 68. Ibid., p. 28. 69. Par cette formule Didi-Huberman entend en particulier : « regarder l’image dans l’ouvert de la chair, au sens très réaliste d’un corps frappé, meurtri, percé, blesse. » Ibid., p. 49. 70. Ce qui ne signifie pas que les produits de l’imagination sont privés de signification, car comme l’indique Soler le « champ de l’imaginaire […] ne se réduit pas au visible, mais inclut le registre du signifié. » Ce qui est du domaine de l’imagination reste alors en deçà des processus d’abstraction verbale de la raison. Voir Colette Soler, Les Affects lacaniens, Paris, PUF, 2011, p. 22. Ce qui aide à comprendre que lorsqu’Artaud parle du « domaine de l’image » qui reste en « marge de la raison claire », cela n’implique pas une exclusion du langage verbal mais plutôt une rupture de la logique métaphorique selon laquelle à chaque image correspondrait une signification langagière et idéale déterminée. 71. Antonin Artaud, « Manifeste en langage clair », op. cit., p. 149. 72. Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, op. cit., p. 693.

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l’esprit73 », Artaud explore dans ses écrits une modalité de penser autre, qui vacille sans solution de continuité entre matérialisme et spiritualisme, entre formes de la conscience et formes de l’inconscient. Cet état éclos de la pensée, qu’il poursuit et qu’il tente de dire et redire au fil des années, est atteint lorsque la pensée avance non pas par idées mais par images, et notamment par ce que, à la suite de Didi-Huberman — qui à son tour reprend la formule de Bataille —, on pourrait appeler des « images ouvertes74 ». Au lieu de s’articuler autour des abstractions de la raison, cette forme poétique et plus archaïque de l’esprit s’appuie en effet sur des images où forme et contenu, dedans et dehors, sujet et objet se confondent en une indiscernabilité absolue, en les rendant inobjectivables et donnant lieu à une pensée dont la matière ressemble à celle qui anime l’inconscient et les rêves75. « Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des 73. Ibid., p. 688. 74. Didi-Huberman reprend cette formule de Bataille qui l’utilise dans Les Larmes d’Éros, pour présenter l’image d’un supplicié chinois (nous y reviendrons plus loin) sur laquelle il revient plusieurs fois au cours de son œuvre. Didi-Huberman, dont la pensée relève ouvertement de celle du philosophe, résume et explique cette formule en ces termes : « L’image ouverte désignerait […] un évènement d’image où se déchire profondément, au contact d’un réel, l’organisation aspectuelle du semblable. » À la différence d’Umberto Eco, il entend par « ouverture » « un fait de structure, un portant, un principe d’animation […] et non un simple thème à traiter iconographiquement ou typologiquement. Mais il nous faut affronter ce paradoxe : l’ouverture n’est pas seulement un état de fait ou un “dispositif”, comme l’on dit. C’est un acte, un processus d’altération. » Ajoutant ensuite une constatation aux échos pasoliniens : « C’est donc un fait de structure qui porte atteinte à la structure. » Il s’agit en effet d’une phrase qui rappelle de près la notion pasolinienne de script comme « structure tendant à être une autre structure ». Voir Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 1981, p. 237 ; Georges Didi-Huberman, Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 32‑35 et Pier Paolo Pasolini, « Le Scénario comme structure tendant à être une autre structure » [1965], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 156‑166. 75. C’est le « verso de l’esprit » dont Artaud parle dans le second manifeste du théâtre de la Cruauté, à savoir « la réalité de l’imagination et des rêves », celle que son théâtre vise à faire « appara[ître] de plain-pied avec la vie ». Il s’agit de ce monde qui, dans l’homme, « s’exprime essentiellement par images signifiantes », pour le dire avec les mots utilisés par Pasolini, des images qui peuvent se manifester à l’homme de manière très abrupte, comme lors d’une mise en action de la mémoire involontaire, engendrant de la sorte une « expérience » ayant la puissance de révéler à l’homme « le réel » et que Beckett qualifie de « mystique ». Voir à ce propos Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 580, Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie » [1965], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 136, et Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 43‑46.

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idées76 », écrit Gaston Bachelard, et c’est pour cela que, comme le dit Pasolini, « l’existence d’une pensée qui procède par images n’est pas si absurde77… » C’est d’ailleurs justement en poursuivant cette idée que l’écrivain parvient, dans son parcours, à privilégier le cinéma comme forme expressive, car ce dernier s’avère à ses yeux le seul capable d’utiliser ces mêmes images foncièrement ouvertes et insaisissables qui composent autant le réel que l’intériorité et que le cinéaste appelle les « im-signes78 ». Ces images, qui, selon lui, rendent possible le fondement d’une nouvelle sémiologie de la réalité79, sont faites de la même matière mouvante et 76. 77.

Gaston Bachelard, Causeries, tr. de V. Chiore, Gênes, Il Melangolo, 2005, p. 90. « Pourtant, l’existence d’une pensée qui procède par images n’est pas si absurde… pourquoi pas ? », écrit Pasolini. « Absurdement, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser un système de signes visuels et non parlés pour communiquer. » Pier Paolo Pasolini, « Il cinema secondo Pasolini » [1965], dans Per il cinema, t. II, op. cit., p. 2892‑2893. C’est nous qui traduisons. 78. Ibid. C’est dans L’Expérience hérétique, et notamment dans un essai intitulé « Le Cinéma de poésie », que Pasolini explique ce qu’il résume avec le néologisme « imsignes », à savoir des images concrètes et intraduisibles en un langage idéal qui composent autant la réalité que le monde intérieur du sujet. Il s’agit des mêmes « fragment[s] brut[s] de réalité », des mêmes éléments « pré-humains », « pré-grammaticaux », « pré-morphologiques » ne permettant qu’une communication visuelle « brute, quasi sauvage » qui constituent le vocabulaire du cinéma, ceux que Pasolini appelle dans ce cadre « cinèmes ». Voir à ce propos Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie », « La Langue écrite de la réalité », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 135‑155, 167‑196. 79. L’idée que les « im-signes » soient un nouveau vocabulaire possible, distinct de celui verbal fait de « lin-signes » revient maintes fois dans son œuvre. « Chacun de nous a […] en tête un vocabulaire, lexicalement incomplet, mais pratiquement parfait, du système de signes linguistiques de son milieu et de son pays. L’intervention de l’écrivain consiste à prendre de ce dictionnaire, les mots, comme des objets enfermés dans une boîte, et en faire un usage spécifique : spécifique par rapport au moment historique du mot et à son propre moment historique. Il s’ensuit un surcroît d’historicité pour le mot : c’est-à-dire un élargissement du sens. […] Pour l’auteur de cinéma, au contraire, l’acte est beaucoup plus complexe, bien que fondamentalement similaire. Il n’existe pas de dictionnaire des images. Aucune image n’est classée et prête à l’usage. Si d’aventure, nous voulions imaginer un dictionnaire des images, il nous faudrait imaginer un dictionnaire infini, tout comme demeure infini le dictionnaire des mots possibles. » Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 137‑138. Notons que de manière très similaire, dans L’Œil et l’esprit, Merleau-Ponty écrit : « On ne peut pas […] faire un inventaire limitatif du visible que des usages possibles d’une langue ou seulement de son vocabulaire et de ses tournures. » Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit [1964], Paris, Gallimard, « Folio. Essais », 1985, p. 26.

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irrationnelle que celle qui constitue la vie intérieure de l’esprit et celle extérieure du réel : elles composent le vocabulaire poétique de cette séquence infinie et polysémique qu’est la vie. L’idée d’une pensée procédant par images, et notamment par « images ouvertes » puisque privées d’un sens fixe, objectivé et ultime, est repérable aussi dans l’œuvre de Bataille (qui, par ailleurs, est à l’origine de cette expression). Pour le philosophe, en effet, « l’esprit » est à concevoir comme « un œil80 », mais un œil qui, dit-il, a « incarné l’insaisissable81 » et dont la vision du monde en ressort par conséquent profondément changée, car cette intériorisation empêche de figer définitivement toute image que cet esprit-œil perçoit. On n’est pas loin de ce qu’Artaud écrit à Rivière, lorsqu’il lui décrit l’expérience d’un « quelque chose » d’ineffable qui déchire en lui ce qu’il appelle « la masse mot-et-image » : Et voilà, Monsieur, tout le problème : avoir en soi la réalité inséparable, et la clarté matérielle d’un sentiment, l’avoir au point qu’il ne se peut pas qu’il ne s’exprime, avoir une richesse des mots, de tournures apprises et qui pourraient entrer en danse, servir au jeu ; et qu’au moment où l’âme s’apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d’émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l’âme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme à la porte même de la vie82.

Dans le contact avec le réel, l’esprit découvre et s’enrichit, mais il incorpore aussi un « quelque chose » qui reste innommé et qui entame le processus d’association des choses, des images et des mots. Cet achoppement dans une opération fondamentale pour la compréhension, la représentation et la réorganisation intérieure du réel rappelle de près le phénomène que Beckett résume avec la formule d’« aperception purement visuelle83 ». Avec cette expression, l’écrivain indique une modalité farouche de penser fondée sur des images dont le sens ultime échappe aux mouvances de la raison discursive, qui tente de les objectiver et de les organiser en un système de sens. Autrement dit, au lieu de permettre une prise de conscience claire et ordonnée de ce qu’on apprend par l’expérience, le processus d’« aperception » se configure chez lui comme une opération qui reste purement « visuelle » et lors de laquelle les images, 80. 81. 82. 83.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 138. Georges Bataille, Méthodes de méditation, op. cit., p. 204. Antonin Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 80. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 27.

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au lieu de se voir attribuées des signification précises, restent pour la conscience des objets foncièrement obscurs. Et si « nous autres […] ne le concevons qu’avec peine84 », ses personnages semblent à l’inverse en faire constamment expérience. « Mots et images tourbillonnent dans ma tête, » dit Malone, « surgissent inépuisables et se poursuivent, se fondent, se déchirent85. » Comme l’indique Grossman, apercevoir visuellement signifie faire l’expérience « d’une contradiction maintenue entre percevoir et comprendre, voir et raisonner86 », divergence qui affecte profondément la pensée. C’est pourquoi, chez Beckett, cette dernière se retrouve confrontée à des empêchements récurrents qui provoquent l’irrémédiable échec de toute opération visant à dire et à mettre en mots le réel87. Et c’est justement l’expérience de cette faillite qui, selon Artaud, ouvre dans le sujet un espace intérieur et magmatique, voire d’un « abîme plein » duquel surgit une pensée destinée à rester inachevée, puisque les images qui la composent échappent au travail objectivant de l’« Esprit-intimidation-des-choses88 » : Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein. Un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même en était dense. Et des radicelles infimes peuplaient ce vent comme un réseau des veines, et leur entrecroisement fulgurait. L’espace était mesurable et crissant, mais sans forme pénétrable. Et le centre était une mosaïque d’éclats, une espèce de dur marteau cosmique, d’une lourdeur défigurée, et qui retombait sans cesse comme un front dans l’espace, mais avec un bruit comme distillé. Et l’enveloppement cotonneux du bruit avait l’instance obtuse et la pénétration d’un regard vivant. Oui, l’espace rendait son plein coton mental où nulle pensée encore n’était nette et ne restituait sa décharge d’objets89.

Ce qu’Artaud peint dans ce passage semble être « entremonde », cette « réserve de “visions” », dans lequel dedans et dehors se confondent et où « tout discours s’épuise avant d’en venir au bout90 », dont parle Lyotard dans Discours Figure. Il s’agit d’un espace paradoxal, sauvage et poétique, dont les composantes s’offrent à voir avant de se donner à penser 84. Ibid. 85. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 40. 86. Évelyne Grossman, L’Esthétique de Beckett, op. cit., p. 31. 87. Les conséquences extrêmes de ces affections de l’imagination sont explorées par Beckett dans Imagination morte imaginez [1965], dans Têtes mortes, Paris, Minuit, 1967, p. 51‑57. 88. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 105. 89. Ibid., p. 106. 90. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 13.

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rationnellement, puisque déliées de toute signification ultime et figée. Et c’est précisément dans le « milieu du cyclone91 », comme le dit Lyotard, à savoir dans le centre de cette « mosaïque d’éclats » dont parle Artaud, qu’il semble possible de reconnaître l’espace sacré au centre duquel se trouve le « nouveau Sens » dont parle l’écrivain, ou encore cet « inconnu, l’enfin vu, dont le centre est partout et la circonférence nulle part92 » qu’évoque Beckett avec de claires résonances pascaliennes93. C’est cet inconnu qui 91. Ibid. 92. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 32. 93. Ibid. Pour comprendre la reprise exclusivement formelle de la part de Beckett de cette formule, il est important de la réintégrer dans le contexte dans lequel Pascal l’articule, contexte d’ailleurs tout à fait pertinent ici : « Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée ne s’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. » Il est intéressant de noter à cet égard que Pascal reprend la formule de Giordano Bruno : « L’univers n’est qu’un centre, ou plutôt son centre est partout, sa circonférence n’est nulle part. » Le même Giordano Bruno duquel Vico aussi tire souvent inspiration, comme l’indique Beckett dans son essai et justement dans un cadre très similaire : « Vico applique Bruno — bien qu’il prenne grand soin de ne pas le dire — et procède en passant de données plutôt arbitraires à l’abstraction philosophique. Il n’y a pas de différence, dit Bruno, entre l’arc le plus petit possible d’un cercle et la corde correspondante, également la plus petite possible ; pas de différence entre le cercle infini et la ligne droite. Les maxima et les minima de contraires particuliers sont uns et semblables. Le chaud minimal est égal au froid minimal. En conséquence, les transmutations s’opèrent de manière circulaire. Le principe (minimum) d’un contraire tire sa capacité de mouvement du principe (maximum) de l’autre contraire. Ainsi, non seulement les minima coïncident avec les minima, les maxima avec les maxima, mais aussi les minima avec les maxima dans la succession des transmutations. La vitesse maximale est un état de l’immobilité. Le maximum d’un procès de corruption et le minimum d’un procès d’engendrement sont identiques : par principe, la corruption est un engendrement. Et toutes les choses du monde sont en fin de compte identifiées à Dieu, la monade universelle, la monade de toutes les monades. » D’une part, cette lecture de Giordano Bruno — considéré par l’Église comme un hérétique à cause de son matérialisme et condamné au bûcher par l’Inquisition — semble se donner comme fondement d’une série d’expérimentations beckettiennes concernant l’utilisation des extrêmes opposés pour construire ses univers fictifs (tel que celui peint dans Imagination morte imaginez). D’autre part, elle paraît permettre de mettre en avant la nature sacrée de cette coincidentia oppositorum qui fascine tant Beckett. Samuel Beckett, Dante… Bruno. Vico.. Joyce, op. cit., p. 19.

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rend chez lui « [i]mpossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire94 » et donne lieu à un chaos engendrant cette même délirante et poétique « furie de comprendre95 », touchant « à la cornée et au cœur96 » que Pasolini reconnaît dans les tableaux de Picasso. Tout comme Beckett face aux tableaux des frères Van Velde, Pasolini reconnaît dans ceux du peintre espagnol l’expression d’une vision du réel excédant toute logique et toute rationalité, et l’expression d’une nouvelle technique du regard, d’une vision poétique du réel qui demande au sujet un courage singulier, tant pour la faire sienne que pour accomplir le triple sacrifice qu’elle demande. Comme on a pu le constater, pour accéder à cette nouvelle vision du réel, il faut en effet sacrifier tout d’abord toute croyance en l’existence d’un sens ultime du monde et d’une raison suprême garantissant, d’une part, son ordre foncier et, de l’autre, la possibilité de pouvoir en décrypter la structure signifiante. Deuxièmement, elle requiert de sacrifier aussi la croyance en la toute-puissance de la raison et de l’être intellectuel de l’homme. Tandis que le troisième sacrifice consisterait justement en la perte de la notion du monde comme un ensemble foncièrement « lisible97 ».

94. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 32. 95. Piero Paolo Pasolini, Le ceneri di Gramsci [1957], dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 791. C’est nous qui traduisons. 96. Ibid., p. 789. (C’est nous qui traduisons.) Notons que, dans ce poème, Pasolini est en réalité aussi très critique envers Picasso, mais pour une raison qui n’influence pas notre lecture. L’« erreur » que Pasolini relève chez Picasso concerne en effet sa représentation du prolétariat. Voire à ce propos Neil Novello, Pier Paolo Pasolini, Napoli, Liguori editore, « Script. Protagonisti della cultura europea », 2007, p. 60. 97. En s’appuyant sur Paul Claudel pour s’expliquer, Lyotard écrit à ce propos : « Que “l’œil écoute”, comme disait Claudel, signifie que le visible est lisible, audible, intelligible. » Ce qui lui sert comme point de départ pour déclarer ensuite : « Ce livre-ci proteste : que le donné n’est pas un texte, qu’il y a en lui une épaisseur, ou plutôt une différence, constitutive, qui n’est pas à lire, mais à voir ; que cette différence, et la mobilité immobile qui la relève, est ce qui ne cesse de s’oublier sans le signifier. » Il s’agit d’une problématique qui est pour lui profondément liée au « christianisme ». De même, pour introduire l’exploration de cette « hésitation » identifiée dans la pensée occidentale — hésitation entre l’idée d’un monde « lisible » et celle d’une réalité « visible » —, il écrit : « […] écoute d’une Parole, mais philosophie de la création. Par la première, il est demandé de se délivrer de la chair épaisse, de fermer les yeux, d’être toute oreille ; par la seconde, il faut bien que le bougé des choses, qui les constitue en ce monde, que leur miroitement, que l’apparence, et la profondeur qui la permet, soient absolus de quelque façon s’il est vrai qu’ils procèdent de ce qui peut tout et de ce qui peut tout aimer. Hésitation qui trace […] la pensée occidentale. » Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 9‑10.

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Comme l’écrit Bataille dans L’Expérience intérieure, « la poésie, je dirais maintenant qu’elle est, je crois, le sacrifice où les mots sont victimes98 ». La poésie naît, dit-il, sous l’égide d’un sacrifice originaire : pour que « l’homme arrive à l’extrême, que sa raison défaille99 », il faut sacrifier l’origine de toute possible conception du monde comme un ensemble plein de sens et toute idée de Dieu conçu comme Logos suprême. Afin que l’homme puisse avoir accès à cette modalité pré-rationnelle et, « renversant le parcours ancien allant du cœur à l’intelligence100 », il doit donc, selon Bataille, vivre l’expérience déchirante de la perte de Dieu. Ce qui signifie qu’il doit avoir le courage de sacrifier en lui toute notion du divin comme garant du « réseau transcendant101 » et discursif qui filtre le rapport de l’homme avec le réel et que l’expérience intérieure fait violemment éclater. C’est seulement par cette perte qu’il devient possible de faire la catastrophique et ravissante expérience de « voir “ce qui est”102 ». Et à ce propos, il dit : La vision d’un « fond des mondes » est en vérité celle d’une catastrophe généralisée, que jamais rien ne limitera… La vision de « LA MORT DE DIEU » n’en diffère pas qui violemment nous heurte au sommeil théologique, et qui répond seule, en définitive, à l’exigence la plus honnête103.

Bataille le répète sans cesse : pour atteindre cette vision sacrée du réel, il est nécessaire de faire l’expérience de la mort de Dieu. Ce qui est intéressant dans ce cadre, car cela implique de vivre intimement un événement qui, en dépit de ses maintes prises de distance du christianisme, est profondément chrétien. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si cette expérience demande de se livrer à la plus extrême forme d’imitation de Jésus, celle dont parle saint Jean de la Croix, et que Bataille conçoit comme suit : L’imitation de Jésus : selon saint Jean de la Croix nous devons imiter en Dieu (Jésus) la déchéance, l’agonie, le moment de « non-savoir », du « lamma sabachtani » ; bu jusqu’à la lie, le christianisme est absence de salut, désespoir de Dieu104.

98. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 156. 99. Ibid. 100. Ibid., p. 65. 101. Georges Bataille, Méthodes de méditation, op. cit., p. 208. 102. Ibid., p. 205. 103. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 272. 104. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 61.

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Pour que l’homme puisse accéder à cette modalité sacrée de voir et de savoir, il doit vivre jusqu’au bout, « endurer sans succomber aux vertiges105 », le sentiment exprimé par le « lamma sabachtani » crié par Christ au moment le plus extrême de son humanité : il doit faire sienne « la petite phrase que », dit Bataille, « les hommes entre toutes ont chargée d’une horreur sacrée106 », celle qui chez lui, tout en ne perdant pas sa valeur sacrée, devient pourtant acéphale car privée du Dieu auquel elle s’adresse107. Dans l’imaginaire de Bataille, l’expérience intérieure se configure comme une réinterprétation radicale de l’imitation du Christ108, qui perd ses implications symboliques orthodoxes pour devenir l’expérience de ce qu’il appelle le « moi en larmes, dans l’angoisse109 ». Pour mieux saisir le processus de réinvestissement symbolique de cette expérience chrétienne au sein de sa pensée, il suffit de prendre en considération les deux « images » sur lesquelles il s’appuie pour communiquer son expérience intérieure. La première est l’image des Cent morceaux, sur laquelle il revient plusieurs fois dans son œuvre. Il s’agit de l’image de la brutale défiguration corporelle du condamné chinois Fou Tchou Li110, image que le philosophe commente ainsi : […] je discernai, dans la violence de cette image, une valeur infinie de renversement. À partir de cette violence — je ne puis, encore aujourd’hui, m’en proposer une autre plus folle, plus affreuse — j’y fus si renversé que j’accédai à l’extase. […] Ce que soudainement je voyais et qui m’enfermait dans l’angoisse — mais qui dans le même temps m’en délivrait — était l’identité de ces parfaits contraires, opposant à l’extase divine une horreur extrême111.

105. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 249. 106. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 86. 107. La formule originaire serait en effet « Elì, Elì, lamma sabachthani », criée par David — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Loin de me sauver, les paroles que je rugis ! Mon Dieu, le jour j’appelle et tu ne réponds pas, la nuit, point de silence pour moi. » (Ps 22:3) — le cri du Christ crucifié, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné  ? » (Mt 27 : 26 et Mc 15:34), est donc privé par Bataille de son référent. L’élision de la première partie de cette formule est un signe clair du refus radical du Dieu chrétien autant que de sa volonté d’en faire remarquer l’absence aux lecteurs. 108. Celle déclinée par Thomas a Kempis dans son De imitatione Christi (L’Imitation de Jésus-Christ), où il expose des règles de conduite et de vie, prônant une imitation spirituelle du Christ. 109. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 85. 110. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 283. 111. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, op. cit., p. 239.

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Force est de constater que cette description pourrait être attribuée sans trop de difficultés à la vision du Christ crucifié, vision profondément troublante dans la mesure où elle confronte la raison à l’image contradictoire d’un Dieu qui meurt. C’est d’ailleurs dans le cadre d’une mise en parallèle avec le Christ crucifié que Bataille, dans L’Expérience intérieure, présente l’image du supplicié chinois. Se référant aux Exercices d’Ignace de Loyola, le philosophe explique qu’afin d’atteindre l’apogée de l’expérience mystique, le christianisme « dramatise112 » la mort du Christ en demandant au fidèle d’« avoir les sentiments qu’il aurait au Calvaire113 ». Mais ce qu’il conteste dans ce processus est que le christianisme exige du fidèle qu’il se projette dans le Christ « avant d’avoir en lui brisé le discours114 », ce qui signifie qu’on lui demande à la fois de ressentir ce que le Christ a ressenti lors de la Crucifixion et d’éprouver ce qu’on pourrait éprouver face à son calvaire et à la vision de la Crucifixion, mais de le faire de manière conforme au discours orthodoxe et donc selon un scénario déjà donné. Tandis que selon Bataille, l’expérience mystique doit être une « expérience non discursive115 » qui doit provenir d’un mouvement intérieur immédiat, involontaire, pareil à celui qu’il dit éprouver face à l’« excès 112. « Dramatiser est ce que font les personnes dévotes qui suivent les Exercices de saint Ignace (mais non celles-là seules). Qu’on se figure le lieu, les personnages du drame et le drame lui-même : le supplice auquel le Christ est conduit. » Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 139. 113. Ibid. C’est justement ce que saint Paul dit aux Philippiens lorsqu’il les invite à avoir « les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2:5), celui qui « s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2:7‑8). 114. « On le veut [le disciple] sorti de lui-même, écrit-il, dramatisant tout exprès cette vie humaine, dont à l’avance on sait qu’elle a des chances d’être une futilité à demi anxieuse, à demi assoupie. Mais n’ayant pas encore une vie proprement intérieure, avant d’avoir en lui brisé le discours, on lui demande de projeter ce point dont j’ai parlé, semblable à lui — mais plus encore à ce qu’il veut être — en la personne de Jésus agonisant. La projection du point, dans le christianisme, est tentée avant que l’esprit ne dispose de ses mouvements intérieurs, avant qu’il ne soit libéré du discours. » Ibid. À ce propos, Kristeva écrit : « La faiblesse du christianisme est, selon Bataille [...], de n’avoir pas pu dégager les opérations non discursives du discours lui-même, d’avoir confondu l’expérience avec le discours, et de l’avoir donc réduite aux possibilités du discours qu’elle excède largement, même si cette confusion a permis l’assoupissement, sans comparaison avec d’autres cultures, du registre discursif. » Julia Kristeva, Polyloque, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1977, p. 111. 115. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 139.

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de cruauté116 » que présente le cliché du supplicié chinois, figure qui se retrouve de la sorte implicitement confrontée à celle du Christ crucifié. En dépit de toute distance figurative, c’est pour sa nature contradictoire et pour les effets qu’elle provoque en qui la regarde que cette image se lie dans la pensée batallienne à celle du Christ crucifié, deux images qui, dans son œuvre, parviennent ainsi à figurer ce « “point”117 » sacré dont la perception déclenche une troublante expérience mystique. Un renvoi implicite à la figure du Christ crucifié se retrouve également dans l’image choisie par Bataille pour représenter l’homme capable d’endurer jusqu’au bout une expérience intérieure, à savoir l’Acéphale d’André Masson. La figure de l’acéphale représente pour Bataille l’homme souverain, libéré de Dieu et capable de soutenir (tout comme lui-même face à la photographie du supplicié chinois) une vision grâce à laquelle il ressent sa vie « clouée à l’extrême du possible118 », vision métamorphique qui le change profondément : Au-delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire parce qu’il est sans tête, qui m’emplit d’angoisse parce qu’il est fait d’innocence et de crime : il tient une arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un Sacré-Cœur dans sa main droite. Il réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi mais il est plus que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre119.

116. Ibid. 117. Ibid., p. 138. 118. Ibid., p. 51. C’est nous qui soulignons. 119. Georges Bataille, « La conjuration sacrée » [1936], dans Œuvres complètes, t. I : Premiers Écrits. 1922‑1940, op. cit., p. 445. À propos de ce dessin de Masson, Bernard Noël écrit : « Tout vibre, circule, palpite et tremble, parmi les éclats de couleur. Bien sûr, vous avez le temps ici ou là, de reconnaître un visage, un corps, une architecture, mais c’est la première fois que vous le sentez pénétrer dans vos yeux puis rejaillir en tirant à eux toute autre vision. Vous étiez devant une surface qui, tout à coup, a renversé les habitudes […]. À présent, cette surface projette sur vous une éruption, un déferlement de formes vives, et vous ne savez pas faire la part des choses entre une relation qui vous bouleverse, et une observation qui travaille à vous écarter. Plus tard, sorti de ce commerce visuel, vous sentez qu’il a laissé en vous une trace de chair et de violence, mais auscultant celle-là, vous êtes surpris de trouver à sa sensualité quelque chose de pensif, et qui compose avec elle un mariage encore plus troublant. » Bernard Noël, André Masson. La Chair du regard, Paris, Gallimard, « L’Art et l’écrivain », 1993, p. 7.

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L’acéphale120, cette figure au ventre ouvert et sans cette tête qui représente pour le philosophe le lieu de l’incarnation en l’homme du Dieu chrétien « dont elle est image121 », n’est ni homme ni Dieu et en même temps est l’un et l’autre. Il est à la fois la mort d’un homme et d’un Dieu anciens, et la naissance d’un homme et d’un divin nouveaux. Comme le suggère le Sacré-Cœur qu’il porte en sa main — symbole de l’humanité de Jésus-Christ —, il est une sorte de nouveau Christ, mais un Christ défiguré et sans Dieu, perte à la fois angoissante est libératoire, sacrée et régénérante, symbolisée dans le dessin par le crâne qui substitue son sexe122 et qui renvoie au Golgotha. 120. L’acéphale est la figure choisie par l’écrivain comme symbole de sa revue autant que de la Société Secrète qu’il fonde, entre autres, avec Roger Caillois et Pierre Klossowski. Voir à ce propos le chapitre « Sociologie sacrée », dans Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 266‑276. À ce propos aussi : Maurice Blanchot, « La communauté d’Acéphale », La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 28‑39. Notons en outre que Klossowski est l’un des auteurs cités par Pasolini dans Salò ou les 120 journées de Sodome, ce qui témoigne de la connaissance que celui-ci avait de ces auteurs. Pier Paolo Pasolini, Salò o le 120 giornate di Sodoma, op. cit., p. 2024. 121. Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 377. 122. « Nous devions mourir afin de vivre », écrit Bataille dans L’Érotisme avant de s’engager dans une analyse des rapports entre vie et mort dans le cadre de ceux entre sexualité (pulsions de vie), érotisme (pulsions de mort) et mystique. Très similairement par rapport à la lecture lacanienne de la dialectique entre le principe de plaisir et la pulsion de mort, Bataille écrit que « jamais la sexualité humaine n’est admise qu’en des limites au-delà desquelles elle est interdite ». Ce principe, Bataille le pose pour montrer qu’au contraire l’expérience mystique, telle qu’il l’entend, répond à un principe érotique de transgression de cet interdit originaire qui ressemble de près à celui régissant le concept lacanien de « jouissance ». Comme pour Bataille, selon Lacan, le principe de plaisir est limité, limité par un principe utilitaire, voire par un « idéal du bien » qui en pose à la base les lois et les interdits (fondements de notre culture et de notre civilisation, comme le souligne Freud dans Malaise dans la culture), ainsi que leur transgression — c’est ce qu’il appelle « jouissance », à savoir un « passer au-delà » des limites du principe de plaisir de la part du désir, où le bien rencontre le mal, le plaisir la douleur, et le respect l’outrage, les pulsions de vie et celles de mort. C’est cette ambivalence qui soutient l’expérience mystique telle que l’entend Bataille qui, à propos du religieux note : « C’est dans le désir de mourir à soi-même que se traduit son aspiration à la vie divine. » Le sommet de l’expérience mystique débouche sur une coïncidence intérieure entre mort (non-être) et vie (être) : c’est ce point angoissant que l’homme doit poursuivre et endurer pour pouvoir se libérer des contraintes éthiques de la civilisation et accéder à une authentique « vision du fond des mondes ». C’est seulement de ce sommet d’ambivalence que l’homme, selon l’écrivain, « ouvrirait les yeux pleinement, et sans l’ombre de peur ». Ce qui explique bien, du point de vue de Bataille, la substitution symbolique

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En dépit de ses nombreuses prises de distances du christianisme, Bataille choisit, pour représenter l’homme capable de vivre l’expérience intérieure jusqu’au bout, une figure qui, à la fois, se rapproche et s’éloigne de celle du Christ — à l’égal de l’expérience qui l’enfante, qui à la fois se démarque de et se confond avec une expérience mystique chrétienne. Tout comme le Christ, l’acéphale est un être sacré, et pourtant il est aussi l’incarnation, par son corps ouvert et inachevé, et sans tête, non pas de Dieu mais de sa perte. C’est un être paradoxal dont le corps, comme celui du Christ, donne à voir une troublante union de contraires. « Ce corps fait face tout entier : il expose les “mystères de la vie et de la mort”, de l’amour et de la violence123 », écrit Bernard Noël. Il s’agit d’un être sauvagement défiguré et ravagé par un combat intérieur de principes antithétiques et qui, à l’instar du Christ, semble annoncer : « n’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive124. » (Mt 10:34). Sauf que l’épée que l’acéphale porte en sa main gauche, et qui ressemble justement au glaive figuré dont parle le Christ, semble être pointée de manière sinistre contre ce royaume de Dieu dont le Christ annonce la venue. Derrière les deux images qui incarnent l’objet et le sujet d’une expérience intérieure (l’image du supplicié chinois et celle de l’acéphale de Masson), il est donc possible de repérer — bien que différemment — celle fantasmatique du Christ crucifié. Ainsi, si comme le rappelle Eliade, pour le christianisme, la manifestation sacrée par excellence est « la suprême in-

opérée par Masson à l’égard du sexe de l’acéphale, voir son choix de cette figure pour représenter l’homme souverain. Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 226‑227. Voir aussi Jacques Lacan, Le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse (1950‑1960), Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1986, p. 197‑271. 123. Bernard Noël, André Masson ou le regard incarné, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2010, p. 64. 124. Pier Paolo Pasolini, Il Vangelo secondo Matteo [1964], dans Per il cinema, t. I, op. cit., p.  575. La même phrase est prononcée par le Christ dans l’Évangile de Matthieu : « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux ; mais celui qui m’aura renié devant les hommes, à mon tour je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux. N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10:32‑38).

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carnation du Logos dans Jésus-Christ125 », il semble possible d’affirmer que Bataille n’est pas si loin de cette idée que, plus ou moins consciemment, il récupère lorsqu’il pense son expérience intérieure. Cette dernière implique une manifestation du sacré qui, chez lui, évoque justement l’image du Christ, mais toujours celle du Christ en croix. Sauf que la Crucifixion parvient dans ce contexte à symboliser l’expérience de la perte de ce Logos qu’en revanche le Christ incarne pour la chrétienté. Lorsqu’elle est associée à l’objet sacré de l’expérience intérieure, l’image du Christ crucifié symbolise la nature bouleversante et contradictoire du sacré bataillien. Tandis que lorsqu’elle est liée à une représentation de l’homme qui fait cette expérience, elle symbolise « le combat de principes » qui s’étale « dans les cavités doubles de sa chair126 », pour le dire avec les mots d’Artaud décrivant son propre homme-dieu, Héliogabale. L’acéphale de Masson exprime l’état de celui qui fait sienne cette contradiction sacrée jusqu’« à la limite extrême des humaines possibilités127 », comme le dit Pasolini à propos du Christ, c’est-à-dire jusqu’à cette « espèce de mort128 » que l’expérience du sacré provoque. L’être sans tête dessiné par Masson 125. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique », 1949, p. 35. L’Incarnation représente l’exemple par excellence, au sein du christianisme, de ce qu’Eliade appelle une hiérophanie. Dans Le Sacré et le profane, il écrit à ce propos : « Pour traduire l’acte de cette manifestation du sacré, nous avons proposé le terme de hiérophanie qui est commode, d’autant plus qu’il n’implique aucune précision supplémentaire : il n’exprime que ce qui est impliqué dans son contenu étymologique, à savoir que quelque chose de sacré se montre à nous. On pourrait dire que l’histoire des religions, des plus primitives aux plus élaborées, est constituée par une accumulation de hiérophanies, par les manifestations des réalités sacrées. De la plus élémentaire hiérophanie : par exemple la manifestation du sacré dans un objet quelconque, une pierre ou un arbre, jusqu’à la hiérophanie suprême qui est, pour un chrétien, l’Incarnation de Dieu dans Jésus-Christ, il n’existe pas de solution de continuité. L’Occidental moderne éprouve un certain malaise devant certaines formes de manifestation du sacré : il lui est difficile d’accepter que pour certains êtres humains, le sacré puisse se manifester dans des pierres ou dans des arbres. Or, comme on le verra bientôt, il ne s’agit pas d’une vénération de la pierre ou de l’arbre en eux-mêmes. La pierre sacrée, l’arbre sacré ne sont pas adorés en tant que tels ; ils ne le sont justement que parce qu’ils sont des hiérophanies, parce qu’ils “montrent” quelque chose qui n’est plus pierre ni arbre, mais le sacré, le ganz andere. » Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 17. 126. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 452. 127. Pier Paolo Pasolini, Il Vangelo secondo Matteo, op. cit., p. 645. C’est nous qui traduisons. 128. Pier Paolo Pasolini, « Appendice ad Atti impuri », op. cit., p. 154. C’est nous qui traduisons.

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incarne le sujet qui fait l’expérience de ce même « mode d’être129 » contradictoire qui éclate dans le Christ au moment de sa mort et que le sujet intériorise au point de se retrouver complètement transformé et avec lui sa vision du monde. De ce double mouvement de liaison et déliaison du christianisme et de ce processus qui métamorphose le sujet et implique un devenir poétique de la pensée, émerge toute l’ambivalence de la pensée de Bataille, car il s’agit bien d’une expérience qui comporte une perte intérieure de Dieu, alors même qu’elle révèle la mise en œuvre d’un imaginaire profondément christique.

129. Dans Images et symboles, Eliade écrit : « Or, comme on l’a dit et comme les pages qui suivent le montreront, les Images sont par leur structure même multivalentes. Si l’esprit utilise les Images pour saisir la réalité ultime des choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste d’une manière contradictoire, et par conséquent ne saurait être exprimée par des concepts. (On sait les efforts désespérés des diverses théologies et métaphysiques, aussi bien orientales qu’occidentales, pour exprimer conceptuellement la coincidentia oppositorum, mode d’être facilement, et d’ailleurs abondamment, exprimé par des Images et des symboles). C’est donc l’image comme telle, en tant que faisceau de significations, qui est vraie, et non pas une seule de ses significations ou un seul de ses nombreux plans de référence. Traduire une Image dans une terminologie concrète, en la réduisant à un seul de ses plans de référence, c’est pire que la mutiler, c’est l’anéantir, l’annuler comme instrument de connaissance. » Mircea Eliade, Images et symboles. Essai sur le symbolisme magico-religieux [1952], Paris, Gallimard, « Tel », 1980, p. 17‑18.

Chapitre 4 Images sacrées, images du Christ

L

’attitude double par rapport au christianisme qui émerge des écrits de Bataille, on la retrouve également chez Artaud, dont l’œuvre est profondément imprégnée d’un imaginaire christique qui sous-tend de manière plus ou moins dévoilée son écriture et l’expression de sa pensée, et qui est strictement liée à l’expérience du sacré telle qu’il l’exprime dans son œuvre. Pour le voir, il suffit de prendre en considération, d’une part, le tableau Homme qu’Artaud achète à Masson1 et, de l’autre, la longue description que l’écrivain en fait dans L’Ombilic des limbes et notamment dans le texte intitulé « Un ventre fin ». La toile de Masson est dominée par une figure centrale autour de laquelle on retrouve des éléments symboliques qui renvoient à la Sainte Trinité. En haut, à gauche de la figue centrale, vole un oiseau, un « oiseau mort2 » dit Artaud, ressemblant à la colombe qui, dans la tradition chrétienne, symbolise le Saint-Esprit. Tandis qu’en bas du tableau, on reconnaît des poissons, symboles chrétiens de Jésus-Christ. Ce qui logiquement induit à voir dans la figure centrale Dieu, mais un dieu défiguré, inachevé et suggéré de manière incertaine par des traits qui laissent ouverts les contours de sa silhouette, de sorte que cette figure divine à la fois échappe à ce symbolisme chrétien qu’Artaud juge mortifère et en 1. 2.

Notons que ce tableau de 1924 précède de presque une dizaine d’années les dessins de l’acéphale dont il anticipe les traits. La toile en question est reproduite dans Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 113. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 111.

158 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

est déterminée. D’ailleurs, le titre de la toile, Homme, indique qu’il s’agit aussi d’un homme, d’un homme qui donc — tout comme le Christ — se donne comme image visible de Dieu, mais d’un dieu incarné dans un corps ouvert, sanglant au ventre exposé. « Un ventre fin. Un ventre de poudre ténue et comme en image3 », note Artaud. Du dialogue entre le tableau et le texte, il émerge un imaginaire renvoyant au Christ, Verbe incarné, mais pris dans le moment de l’éclatement extrême de sa double nature, humaine et divine, spirituelle et charnelle. Et c’est justement ce chiasme qui secoue cette figure et qui, comme l’explique Artaud, « prend le ventre » de cet homme-dieu et « le retourne4 ». Cette figure double est traversée par des contraires qui la ravagent en profondeur et qui s’expriment dans le tableau grâce à la présence à la fois d’un grenadier, symbole du charnel et parallèlement de féminité et de fertilité, et des formes spermatiques qui enveloppent la figure et qui symbolisent en revanche l’esprit et la masculinité ainsi que la fertilité de l’homme5. Dans cette figure au centre d’un « abîme qui tourne6 », Artaud voit un esprit qui « a bien un pied dans le monde7 », écrit-il. Et l’autre ? L’autre, il ne l’évoque pas, mais on peut l’imaginer projeté au contraire dans ce royaume de l’irréel dont parle Bataille dans son ouvrage, car si, d’une part, « la grenade, le ventre, les seins, sont comme des preuves attestatoires de la réalité », dit Artaud, de l’autre, cette figure est composée, précise-t-il, par des « cellules où pousse une graine d’irréalité8 ». L’esprit de cet homme-dieu, d’un côté, tend vers et atteint son dehors jusqu’à se confondre avec l’air « retourné9 » qui l’enveloppe. De l’autre, 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Notons à ce propos que dans « La fausse supériorité des élites », texte postérieur et recueilli dans Messages révolutionnaires, on lit : « Si le corps et l’esprit font un seul mouvement, c’est du côté où l’esprit touche aux rythmes de la vie malade que les intellectuels doivent porter leurs efforts et, comme aux époques où a régné la grande culture unitaire d’où sortirent toutes les civilisations, ils doivent redevenir guérisseurs, les thérapeutes des hautes fonctions de la vie dans l’homme, puisque c’est dans l’organisme désordonné de l’homme d’aujourd’hui que se reflète l’organisme désordonné de l’univers. Masculin, féminin. Les sociétés antiques ont consacré en termes fameux l’éternel antagonisme entre les forces de l’esprit, qui sont masculines, et les forces du corps ou de la matière dont la passive pesanteur est féminine. » Antonin Artaud, Messages révolutionnaires [1936], dans Œuvres, op. cit., p. 725. 6. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 111. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Ibid.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 159

en revanche, il s’enracine dans la chair de cette figure qui en est le centre, en témoignant ainsi d’une montée quasi alchimique de l’esprit10, montée destinée à rester en suspens à cause du poids de la matière dans laquelle il est enraciné. Cet esprit surgit du grenadier délabré situé en bas du ventre de la figure et ressemblant à un sexe féminin. De là, il se répand dans le corps de cet homme-dieu comme des « veines de sang vineux », écrit Artaud, « de sang mêlé de safran et de soufre11 ». De ce grenadier et de ces veines lourdes, dans lesquelles l’écrivain semble voir quelque chose d’« inhumain », naissent des spires ayant cependant, écrit-il, « toute l’importance de la plus puissante pensée12 » et se dirigeant vers des montagnes symbolisant « l’horizon éternel », « l’horizon d’un quelque chose qui recule sans cesse13 ». Dans ce tableau, Artaud semble ainsi reconnaître la figuration d’une pensée substantialisée et profondément enracinée dans la chaire ouverte et souffrante de cette figure christique, une pensée qui tend vertigineusement à l’infini14, à la poursuite d’un « quelque chose » qui lui échappe irrémédiablement, car elle reste profondément ancrée dans la matérialité irrationnelle et chaotique de la chair. D’ailleurs, comme l’explique Paule Thévenin, pour l’écrivain, l’esprit est à concevoir comme une « chair qui pense » ainsi que « tout système de représentation » qu’il produit est destiné à rester indissolublement lié à la matière dont il surgit15. Et c’est justement la présentation dans la toile de cet état contradictoire qui fait écrire à Artaud : Et moi j’ai décrit cette peinture avec les larmes, car cette peinture me touche au cœur. J’y sens ma pensée se déployer comme dans un espace idéal, absolu, mais un espace qui aurait une forme introductible dans la réalité. J’y tombe du ciel. Et chacune de mes fibres s’entr’ouvre et trouve sa place et 10.

Pour un approfondissement des implications alchimiques de la pensée d’Artaud, voir Umberto Artioli, Francesco Bartoli, Il teatro e il corpo glorioso. Saggio su Antonin Artaud, Milan, Feltrinelli, « Itinerari. Critica letteraria », 1978. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. Ibid., p. 112. 14. Il est intéressant de noter à cet égard que Bernard Noël explique que l’« intensité déchirante » des dessins et des tableaux de Masson est due à au travail de décloisonnement (de la représentation et de vision) qu’ils mettent en œuvre en suivant un « élan » qui, en les ouvrant et en les défaisant, « vivifie » les formes et dépasse les limites de l’image pour atteindre l’observateur et le bouleverser par sa « violence élémentaire ». Bernard Noël, André Masson ou Le regard incarné, Saint-Clémentde-Rivière, Fata Morgana, 2010, p. 9‑10, 83‑85. 15. Paule Thévenin, Antonin Artaud. Fin de l’ère chrétienne, op. cit., p. 43.

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la disposition de mon esprit. Celui qui a peint ce tableau est le plus grand peintre du monde. À André Masson, ce qui lui revient16.

Confronté à ce tableau, fortement imprégné d’un imaginaire renvoyant au Christ crucifié et répondant à tout niveau à cette « poétique de l’ouverture17 » dont parle Didi-Huberman dans son ouvrage inspiré par la lecture et la théorie de Bataille, Artaud semble vivre une véritable expérience intérieure comportant une bouleversante transformation du moi. Dans le texte de l’écrivain, cette métamorphose prend la forme d’une sorte d’imitation de l’homme-dieu peint par Masson, cet homme dont le corps souffrant et ravagé par l’esprit est ouvert au regard de qui l’observe tout comme l’est celui du Christ transpercé et offert sur la croix18. L’imitation de ce processus d’ouverture et l’identification en cette figure souffrante n’est pas surprenante chez Artaud, écrivain pour qui « l’ébranlement de la chair participe de la substance haute de l’esprit » et pour lequel « qui dit chair dit aussi sensibilité. Sensibilité, c’est-à-dire appropriation, mais appropriation intime, secrète, profonde de [s]a douleur à [lui]-même19 ». C’est ainsi qu’Artaud voit son esprit projeté dans l’image de Masson qui elle-même s’ouvre devant ses yeux, en révélant une coprésence de sens et de non-sens lui faisant éprouver, d’une part, la sensation extatique d’une pensée qui se déploie dans l’absolu et, de l’autre, celle d’une chute des cieux. Cette double sensation, issue de la perception d’un « quelque chose » qui perturbe et échappe à la représentation, est d’ailleurs la réponse à une toile qui affirme explicitement l’absence du Dieu chrétien et la présence d’un divin autre et capable de faire écrouler les catégories dichotomiques homme-femme, matière-esprit, sujet-objet, selon une troublante logique de coprésence des contraires. Cette même logique de cohabitation des contraires est fondamentale dans l’articulation de la pensée d’Artaud

16. Ibid. 17. Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 52. 18. Cette forme ouverte, à la fois humaine et divine, exposant au regard sa chair souffrante, rappelle en effet la célèbre formule que saint Jean prononce devant le Christ en croix et que Didi-Huberman reprend dans son ouvrage pour clarifier les implication christiques de sa théorie de l’image ouverte : « Ils verront dans celui qu’ils ont transpercé » (« videbunt in quem tranfixerunt, selon la leçon de la Vulgate »). Ibid., p. 49. 19. Antonin Artaud, « Position de la chair » [1925], dans Œuvres, op. cit., p. 147.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 161

et on la retrouve à la base de la construction du personnage d’Héliogabale ou l’anarchiste couronné20. L’écrivain le dit clairement : La vie d’Héliogabale me paraît être l’exemple type de cette sorte de dissociation des principes ; et c’est l’image dressée en pied, et portée au plus haut point de la manie religieuse, de l’aberration et de la folie lucide, l’image de toutes les contradictions humaines, et de la contradiction dans le principe, que j’ai voulu décrire en lui21 […].

Héliogabale, « personnification d’un dieu unique, qui est le soleil22 », semble être à plus d’un niveau une transfiguration littéraire de l’Homme de Masson. Héliogabale, incarnation d’un « dieu formateur et déformateur23 », est un homme né « au milieu » d’une « barbarie métaphysique24 », à savoir dans un monde où « [l]a matière n’existe que par l’esprit, et l’esprit que dans la matière25 », et dans lequel « [l]e visible comme l’invisible, le créé comme l’incréé26 » se confondent en une absolue, informe et irrationnelle coprésence de principes antithétiques. De sorte que « [s]i, dans la religion du christ le ciel est un Mythe », explique Artaud, « dans la religion d’Elagabalus à Émèse, le ciel est une réalité, mais une réalité en action comme l’autre et qui réagit sur l’autre dangereusement27. » Tout comme l’Homme de Masson, mais aussi comme son Acéphale, Héliogabale est l’incarnation d’un divin dont le royaume se définit en contraste avec celui chrétien. Par sa nature, le Dieu d’Héliogabale s’oppose au Dieu de la chrétienté, à ce divin réduit par la théologie et les Églises chrétiennes à un être rationnel et séparé du monde, voir à un « mot qui tombe28 » comme 20.

Par une étude approfondie de sa vie, Artaud raconte dans ce texte l’histoire d’Héliogabale, empereur romain d’origine syrienne et sacerdoce du dieu d’Émèse [aujourd’hui Homs], notamment connu pour ses excès sexuels et pour une politique religieuse en désaccord avec celle de Rome, qu’il paye de sa vie, une vie qu’Artaud semble s’engager à réhabiliter, par le biais de ce que dans l’introduction au texte Grossman appelle la « constru[ction] du mythe » d’Héliogabale. « Je ne juge pas ce qu’il en est résulte comme l’Histoire peut le juger », écrit Artaud en soulignant ainsi sa position face à cette figure controversée, « cette anarchie, cette débauche me plaît. Elle me plaît du point de vue de l’Histoire et du point de vue d’Héliogabale […]. » Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 409. 21. Ibid., p. 437. 22. Ibid., p. 451. 23. Ibid., p. 449. 24. Ibid., p. 408. 25. Ibid., p. 433. 26. Ibid., p. 449. 27. Ibid., p. 427. 28. Ibid., p. 428.

162 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

ce « couteau de clarté » qu’Artaud évoque dans son Adresse au pape et qui, pour lui, ne sert qu’à mettre de l’ordre dans le monde et à clouer « le ciel dans le ciel, et la terre sur la terre29 ». La religion d’Héliogabale, au contraire « apporte l’anarchie30 » et étale dans le réel la même cohabitation de contraires qui en détermine la nature : La religion de l’UN qui se coupe en deux pour agir. Pour ÊTRE. La religion de la séparation initiale de l’UN. UN et DEUX réunis dans le premier androgyne. Qui est LUI, l’homme. Et LUI, la femme. En même temps. Réunis en UN 31.

« Pour en finir avec cette séparation de principes32 » qu’Artaud reconnaît à la base du christianisme, Héliogabale, tout comme l’Homme de Masson, incarne lui aussi une coprésence de principes antithétiques : il est à la fois homme et femme, mais aussi homme et dieu. Et c’est sur cette base, c’est-à-dire sur la notion d’incarnation dans un seul être de principes antithétiques, qu’Artaud crée un parallèle explicite avec le Christ, mais pris dans le moment de l’éclatement sur la croix de sa double nature : Mais un homme n’est pas dieu, et si le christ est un dieu fait homme, c’est comme homme, dit-on, qu’il est mort, et non comme dieu. Et pourquoi Elagabalus ne se croirait-il pas un dieu fait homme, et pourquoi empêcherait-on l’empereur Héliogabale de mettre le dieu en avant de l’homme et d’écraser l’homme sous le dieu ? Toute sa vie, Héliogabale est en proie à cette animation des contraires, à ce double écartèlement. D’un côté, LE DIEU

De l’autre côté, L’HOMME33 Et dans l’homme, le roi humain et le roi solaire. Et dans le roi humain, l’homme couronné et découronné

29. Ibid. 30. Ibid., p. 452. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 435. 33. Ibid., p. 451.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 163

Si Héliogabale apporte l’anarchie dans Rome, s’il apparaît comme le ferment qui précipite un état latent d’anarchie, la première anarchie est en lui, et elle lui ravage l’organisme, elle jette son esprit dans une sorte de folie précoce34.

Comme celle de l’Acéphale, la vie d’Héliogabale est clouée dans ce moment contradictoire de l’éclatement de sa double nature, humaine et divine, celle que, comme le dit Artaud, exhibe le Christ au moment de sa mort. Sauf que la double nature de ce « dieu incarné35 » vient d’un processus d’incorporation du divin que l’écrivain décrit en ces termes : « Il mange son dieu comme le chrétien mange le sien ; et il en sépare dans son organisme les principes ; il étale ce combat de principes dans les cavités doubles de sa chair36. » À la différence du Christ, incarnation du Verbe, par ce processus eucharistique, Héliogabale, « fils du roi, comme le christ est le fils de dieu37 », parvient à incarner un divin dont la nature, à l’instar de celle du Christ lui-même, est déjà double. Il s’agit d’une réinterprétation à la fois du dogme de l’Incarnation et du sacrement de l’eucharistie qui explique bien l’anarchique coprésence de principes (UN et DEUX) qui ravage l’organisme de cet homme-dieu et se répand autour de lui comme dans l’univers de l’Acéphale de Masson. Héliogabale est une figure christique qui pourtant, différemment du Christ chrétien, devient porteur d’une religion complètement immanente et anarchique. Au lieu d’ordonner l’existence et de lui donner un sens, Héliogabale y induit une « mystérieuse fusibilité38 » de contraires qui provient de cette logique christique et potentiellement infinie de l’« UN et DEUX » réunis que cette figure incarne. L’écrivain l’explique en ces mots : Avoir le sens de l’unité profonde des choses, c’est avoir le sens de l’anarchie, — et de l’effort à faire pour réduire les choses en les ramenant à l’unité. Qui a le sens de l’unité a le sens de la multiplicité des choses, de cette poussière d’aspects par lesquels il faut passer pour les réduire et les détruire39.

En détruisant toute vision « séparée » du monde, Héliogabale se fait le porteur d’une connaissance de la réalité exprimant une « jouissance

34. Ibid., p. 451‑452. 35. Ibid., p. 452. 36. Ibid. 37. Ibid., p. 414. 38. Ibid., p. 429. 39. Ibid., p. 425.

164 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

immédiate40 » face au monde, une « explosion de frénésie rapide41 » devant l’existence, « une sorte de faim vitale, changeante, opaque, qui parcourt les nerfs de ses décharges et entre en lutte avec les principes intelligents de la tête42 ». De sorte qu’au lieu de générer un « système » métaphysique de lecture de la vie et du réel, au lieu de fournir une vision de l’existence dichotomique et abstraite, Héliogabale travaille pour les détruire en se faisant porteur d’une nouvelle forme de savoir fondée sur cette « connaissance […] obscure » mais « directe43 » du réel dont parle Artaud dans « Position de la chair ». Héliogabale est le véhicule d’une nouvelle vision du monde qui, en essayant de satisfaire le besoin humain d’atteindre une « connaissance définitive de la Vie44 », ne conduit pas l’esprit à se détacher de la matérialité concrète de l’existence, mais le plonge dedans. Esprit et matière se confondent l’un dans l’autre dans son royaume car, pour Artaud, c’est dans la chair énigmatique du monde qu’il faut chercher une authentique « Métaphysique de l’Être et la connaissance définitive de la Vie45 ». En ne détachant plus l’esprit de la matière, ni la connaissance de l’expérience, ni même l’homme du monde, cette « métaphysique de l’être », à l’égale de la religion d’Héliogabale, implique un retour à un état pré-rationnel de la pensée qu’Artaud, en faisant écho tant à ses lettres à Rivière qu’aux textes de L’Ombilic des limbes, décrit ainsi dans un de ces écrits de Rodez : […] spasmes génésiques d’une pensée en pleine formation, en pleine essence, à ce point crucial de l’explosion mentale où les mots du Verbe ne sont pas encore issus, ni déjà nés, mais où l’âme brûle comme un pays que disloquent en tous sens les invasions barbares, et ces Barbares sont les désirs-passions, les états psychiques internes, les effluves et arômes du moi au moment où dans l’être inconscient prend forme ce qui sera le drame force et la pensée dans le Manifesté46. 40. Ibid., p. 422. 41. Ibid. 42. Ibid., p. 410. 43. Antonin Artaud, « Position de la chair », op. cit., p. 147. 44. Ibid. 45. Ibid., p. 147. « Invoquer aujourd’hui la métaphysique », explique Artaud dans Messages révolutionnaires, « ce n’est pas séparer la vie d’avec un monde qui la dépasse, c’est faire rentrer, dans la notion économique du monde, tout ce que l’on a voulu retirer du monde, et le faire rentrer sans hallucination. » Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, op. cit., p. 694. 46. Antonin Artaud, « Le retour de la France aux principes sacrés », dans Œuvres, op. cit., p. 965.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 165

Ces quelques lignes permettent de mieux comprendre la nature de cette religiosité anarchique qu’annonce Héliogabale. Il s’agit d’une religion qui jaillit d’une confrontation avec le christianisme et avec la métaphysique traditionnelle47 et, parallèlement, d’une prise de distance de ces derniers en faveur d’un retour à cet état chaotique, mais aussi poétique et sacré, de la pensée. « Sang, amour, larmes, mort, bombes, feu48 », écrit d’ailleurs Artaud à Rodez dans un texte intitulé « Retour de la France aux principes sacrés ». Cette nouvelle religiosité annoncée par Héliogabale et évoquée plus ou moins directement dans bien d’autres textes de l’écrivain, implique « une conscience qui pense en images et en formes49 », mais en images et formes privées de « ces mots du Verbe » qu’Artaud écrit à Rodez, à savoir de tout sens ultime, logique et discursif permettant de les objectiver et de les ordonner de manière rationnelle et définitive. C’est pourquoi il explique que « l’anarchie, au point où Héliogabale la pousse, c’est la poésie réalisée50 ». Le combat de principes que cette figure sacrée synthétise relève d’un singulier « monothéisme », c’est-à-dire d’une « unité du tout qui gêne le caprice et la multiplicité des choses51 » et qu’elle est capable de répandre autour d’elle en l’« introdui[sant] dans les œuvres52 ». Cet « anarchiste couronné53 » reverse dans son monde le même chaos qui l’agite de l’intérieur. En projetant l’« Œil de l’esprit […] au milieu des choses54 », il fait de son royaume un « défi à l’ordre55 » où tout est intrinsèquement, et poétiquement, lié à son contraire. Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’Artaud s’identifie autant à cette figure qu’à celle du Christ, à laquelle elle est confrontée et qu’elle réinvente. D’une part, dans une lettre à Paulhan de 1934, Artaud écrit à propos d’Héliogabale que, dans cette figure, il a décrit « [s]on moi direct et

47.

Notons à ce propos, comme le fait Florence de Mèredieu, que le concept de métaphysique « ne correspond pas, chez Artaud, à son acception traditionnelle. Par ce terme, Artaud entend bien se démarquer à la fois du positivisme scientifique et du mysticisme chrétien. Deux positions qu’il corrige en quelque sorte l’une par l’autre ». Florence de Mèredieu, Antonin Artaud. Portrait et gris-gris, Paris, Blusson, 1984, p. 37. 48. Antonin Artaud, « Le retour de la France aux principes sacrés », op. cit., p. 966. 49. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 432. 50. Ibid., p. 453. 51. Ibid., p. 425. 52. Ibid. 53. Ibid., p. 405. 54. Ibid., p. 428. 55. Ibid., p. 453.

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pensant56 ». De l’autre, lorsqu’il est à Rodez, il explicite dans ses lettres une identification avec le Christ qui, de manière plus ou moins latente, sous-tend sa pensée depuis toujours et émerge également dans Héliogabale. « J’étais au Golgotha il y a deux mille ans » écrit-il à Henri Parisot en 1945, « et m’appelais comme toujours Artaud, et détestais le prêtre et dieu, et c’est pourquoi j’y fus mis en croix par les prêtres de Jéhovah, comme poète et illuminé, et jeté ensuite dans un tas de fumier57. » Et si Artaud revendique ouvertement être le vrai Christ, Beckett, quant à lui, est né un Vendredi saint58 et cet élément, ce lien entre sa naissance et la mort du Christ, revient avec constance dans son œuvre et notamment dans Compagnie, texte nourri par une importante veine autobiographique59. S’il existe, en effet, des traits qui, par l’entremise des dessins et des tableaux de Masson, s’avèrent révélateurs tant chez Bataille que chez Artaud de la présence d’un imaginaire christique qui soutient et détermine les formes que le sacré prend dans leurs œuvres respectives — ainsi que celles du sujet qui en fait l’expérience —, il est possible de remarquer que ces éléments reviennent de manière similaire également dans l’œuvre de Beckett. Pour le voir, il suffit de revenir à Watt, œuvre dans laquelle le 56.

« Cher ami, écrit Artaud à Paulhan, Vous me jugez bien mal ! Voilà longtemps que j’ai oublié ce que vous avez pu me dire au sujet d’Héliogabale, et les réserves que vous m’avez faites sur ce livre […] Mais tout compte fait, je crois que je m’y suis tout de même exprimé et que sous l’éloquence et sous les reconstitutions de ma vraie nature apparaît tout de même et mon moi direct et pensant. Il y a une gangue, c’est sûr ; mais je finis tout de même par m’y rejoindre dans le détail de maints et maints passages, et dans la conception de la figure centrale où je me suis moi-même décrit. Il est sans doute injustice de ne voir là-dedans que l’éloquence et d’y voir surtout de la reconstruction historique, tout cela n’a été qu’un prétexte, mais au reste peu importe, et je n’ai jamais pensé à vous en vouloir : cette idée ne m’a même pas effleuré. » Antonin Artaud à Jean Paulhan, 20 août 1934, dans Œuvres, op. cit., p. 477. 57. Antonin Artaud à Henri Parisot, 9 décembre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1032. 58. « Samuel Barclay Beckett, l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, » écrit James Knowlson dans les toutes premières lignes de sa biographie, « est né à Cooldrinagh, dans le village de Foxrock (comté de Dublin), un Vendredi saint 13 avril 1906. » Cependant, quelques lignes plus tard, après avoir évoqué les incertitudes concernant cette date de naissance que plusieurs contestent, le biographe rajoute : « Aussi, la rumeur prétend-elle que Beckett a délibérément crée le mythe qui situe sa naissance un vendredi 13, et aussi un Vendredi saint — une date rêvée pour un homme aussi averti de l’histoire de la Pâque et qui vécut sa vie comme une Passion douloureuse. » James Knowlson, Beckett : bibliographie, op. cit., 2007, p. 29. 59. Ibid., p. 819.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 167

personnage beckettien, à l’apogée de sa crise mystique, est ainsi décrit par le narrateur du texte : « Il avait le visage en sang, les mains aussi, et la tête pleine d’épines. Sa ressemblance, à ce moment-là, avec le Christ de Bosch (National Gallery, no ?), était si frappante que j’en fus frappé60. » Même si, comme on l’a vu, la crise de Watt est encadrée à l’intérieur d’une claire et ironique prise de distance du christianisme, au moment le plus aigu de son développement, le narrateur décrit ce personnage comme ressemblant de manière éclatante au Christ peint par Bosch dans son Couronnement d’épines61. En dépit du contexte qui semblerait tout à fait défavorable à un tel parallèle, cette remarque dévoile l’émergence d’un imaginaire faisant allusion à la figure du Christ et notamment au Christ crucifié. Ce qui, d’ailleurs, ne représente pas un cas isolé dans l’œuvre de Beckett, comme en témoignent plusieurs exemples, tels que l’extrait d’En attendant Godot précédemment analysé et qui, comme le tableau de Bosch, s’articule justement sur une scène évangélique faisant allusion à la Crucifixion et plus particulièrement aux insultes jetées au Christ, à ce « Sauveur » incapable de fuir la mort. Mais l’écrit beckettien le plus parlant dans ce cadre est sans doute Mal vu mal dit. Or, Mal vu mal dit est un texte qui s’articule autour d’un sujet réduit à un œil qui tente de voir une femme qui habite dans un cabanon de campagne et qui, parallèlement, tente de rendre compte de cette activité. Ce qui explique le « voir » et le « dire » auquel fait référence le titre de cette œuvre. Il s’agit d’une tentative d’écriture de ce que Sjef Houppermans appelle un « travail d’œil62 », tâche dont le critique souligne le « caractère sacré63 ». Mal vu mal dit peut en effet se lire justement comme la mise en œuvre de ce processus d’aperception visuelle que Beckett évoque dans Le Monde et le pantalon et que, comme on a déjà pu commencer à le voir, il résume en des termes pascaliens64, suggérant de la sorte la nature foncièrement sacrée de cette expérience : 60. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 164. 61. Voir à ce propos James Knowlson, Beckett : biographie, op. cit. p. 930. 62. Sjef Houppermans, « Travail de deuil, travail d’œil dans Mal vu mal dit », dans Samuel Beckett & Compagnie, Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux Titre », 2003, p. 73. 63. Ibid., p. 77. 64. La pertinence dans ce cadre du choix beckettien de s’appuyer sur une citation reformulée de Pascal, est liée à l’extrême importance attribuée par le philosophe chrétien à la vue dans les processus cognitifs humains, à savoir dans le domaine scientifique de l’« esprit de géométrie », mais aussi dans le domaine de l’« esprit de finesse », touchant aussi aux questions de philosophie. Voir à ce propos le chapitre « De la

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Impossible de vouloir autre l’inconnu, l’enfin vu, dont le centre est partout et la circonférence nulle part ; ni le seul agent capable de le faire cesser ; ni le but, qui est de le faire cesser. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de ne plus voir cette chose adorable et effrayante, de rentrer dans le temps, dans la cécité, d’aller s’ennuyer devant les tourbillons de viande jamais morte et frissonner sous les peupliers. Alors on la montre, de la seule façon possible. Impossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire65.

Mal vu mal dit semble pleinement assumer ce mandat que Beckett attribue à l’art et au langage et qu’il explicite dans Le Monde et le pantalon par une analyse de la peinture des frères Van Velde : montrer, manifester cette chose « adorable et effrayante » qu’il évoque dans ces quelques lignes66 et qui est décrite en des termes permettant, grâce à l’allusion pascalienne qu’elles contiennent — et qui reflète aussi la fascination de l’auteur de Quad pour cette image géométrique — de relier l’expérience dont il parle à une expérience mystique au sens chrétien. D’ailleurs, la vision de cet « inconnu, l’enfin vu, dont le centre est partout et la conférence nulle part », trouve dans Mal vu mal dit sa parfaite transposition littéraire et est incarné par cette femme que le sujet-œil essaye de voir et de dire afin de « mettre ordre dans l’élémentaire ». Cette femme habite dans un cabanon que le sujet-œil dit être précisément « [à] l’inexistant centre d’un espace sans forme67 », voire dans « une enceinte vaguement circulaire. […] Diamètre ? Attention. Mille mètres. Moins. En moyenne. Au-delà de l’inconnu68 ». La circularité de ces lieux suggère la nature sacrée de cet espace qui demeure pour le reste indéfini, exception faite pour la masure dans laquelle vit la femme, la même habitation qui « [à] l’imaginaire profane » pourrait paraître au contraire « inhabitée69 » pour le dire avec les mots Philosophie au christianisme », dans Thomas More Harrington, Pascal philosophe. Une étude unitaire de la Pensée de Pascal, Paris, SEDES, « Littérature », 1982, p. 133‑162. 65. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 32‑33. 66. Notons en effet qu’après une réflexion sur les tableaux de Geer van Velde, Beckett écrit : « C’est ça la littérature. » Comme le remarque Grossman, ce que Beckett semble tirer de la peinture des deux frères est une singulière leçon d’écriture : « Ce que Beckett voit dans cette peinture toute entière tendue entre mouvement et immobilité, entre un et multiple qui fait de cette tension son sujet même et sa texture, c’est tout simplement une leçon d’écriture. Il faut prendre en garde ici à ne pas tomber dans le fréquent contresens qui fait de Beckett un chantre du négatif et du renoncement. » Voir Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 35. et aussi Évelyne Grossman, L’Esthétique de Beckett, op. cit., p. 32. 67. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 8‑9. 68. Ibid., p. 11. 69. Ibid., p. 15.

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du narrateur beckettien. C’est donc cette femme qui habite dans cette masure qui non seulement est au centre de cet espace circulaire, mais en est le centre lui-même. C’est elle le point sacré de cet univers, comme le suggère le fait qu’en dépit de ses déplacements elle se retrouve toujours au centre d’un espace circulaire. Même lorsqu’elle sort du petit édifice en ruine dans lequel elle vit, elle s’avère être entourée, ou mieux encerclée, par des figures qui s’éloignent et se rapprochent d’elle sans cesse : Attention. Elle qui ne lève plus les yeux les lève et en voit. Immobiles ou s’éloignant. S’éloignant. Ceux qui vus de trop près reprennent leurs distances. En même temps que d’autres s’avancent. Ceux dont l’errance s’éloigne. Jamais elle n’en vit faire un pas vers elle. Ou elle oublie. Elle oublie. Et voilà qu’ils le font. Sans se rapprocher. Ainsi la gardent-ils au centre. Au peu près. Que peuvent-ils donc encercler si ce n’est-elle70 ?

La femme du texte beckettien semble à tout niveau incarner ce « Centre », ce « point fixe » sacré qui « fonde ontologiquement le Monde71 » dont parle Eliade dans Le Sacré et le profane. Sauf qu’elle est le centre autour duquel non seulement s’articule son monde, mais où il se désarticule aussi, en suivant ses apparitions et ses disparitions. « Périodes où elle disparaît. Longues périodes72 », dit le narrateur en décrivant ces moments pendant lesquels « elle se perd. Avec le reste73. » « Soudain plus nulle part à voir74. » Au lieu d’incarner le point de rassemblement de son univers, le point qui en assure la fondation et la stabilité, cette femme s’avère être ce que la voix du texte appelle un « foyer maléfique », à savoir un noyau duquel « le mal75 » qui affecte son monde se répand. Et ce mal n’est que le résultat de la nature contradictoire de cette figure sacrée, nature que le sujet-œil peut saisir dans toute son évidence lorsque la femme se manifeste pleinement : « Un éclair. La soudaineté de tout ! Elle figée sans s’arrêter. En marche sans démarrer. En allée sans s’en 70. Ibid., p. 29. 71. « Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque », écrit Eliade, « il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non réalité de l’immense étendue environnante. La manifestation du sacré fonde ontologiquement le Monde. Dans l’étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie révèle un “point fixe” absolu, un “Centre”. » Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 26. 72. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 20. 73. Ibid., p. 61. 74. Ibid., p. 20. 75. Ibid., p. 10.

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aller. Sans revenir revenue. Soudain, c’est le soir. Ou l’aurore76. » Tout comme l’Homme de Masson77 semble être capté par l’artiste au moment de sa pleine tension entre chute et ascension vers le ciel, lorsqu’elle se révèle authentiquement au sujet-œil, la femme de Mal vu mal dit se donne comme l’élément dans lequel tout son monde se résume et dont la fixité relève d’une contradictoire immobilité. Plus que d’immobilité, il s’agit d’un état de suspension produit par un sommet de tension entre les deux mouvements opposés qui déterminent la nature et l’existence de cette figure. Tout ce qui compose le petit univers du texte beckettien — le cabanon, les ovins, les agneaux, et même les pierres — est pris, à l’instar de la femme, des mêmes mouvements perpétuels d’apparition et de disparition qui la caractérisent. Si elle s’évanouit, tout s’évanouit avec elle, tandis que quand « elle se met peu à peu à y paraître mieux » c’est toujours « [e] n même temps que d’autres objets78 ». C’est ce petit univers tout entier qui s’avère être lui-même suspendu entre création et dé-création et « [c] omme ébauché[...] d’une main tremblante79 », pour reprendre les mots de Beckett. Sans compter que tout comme Bataille écrit que le monde a besoin d’un esprit qui le considère, dans Mal vu mal dit aussi, l’observateur est fondamental pour comprendre la dynamique qui fonde l’univers représenté par le texte et qui n’existe aussi que grâce à son regard. Sauf 76. Ibid., p. 23. 77. Il faut noter à ce propos que l’écrivain irlandais connaissait bien Masson, mais était aussi très critique envers sa peinture. Comme il est évident dans le chapitre qu’il lui dédie dans Trois dialogues, dans lequel, très différemment par rapport à Artaud qui le qualifie de « meilleur peintre au monde », Beckett en s’appuyant sur un article de Masson paru dans Les Temps modernes (1949) écrit : « Nous avons là un artiste qui semble littéralement empalé sur le dilemme féroce de l’expression. Pourtant, il gigote encore. Le vide dont il parle, c’est peut-être tout simplement l’oblitération d’une présence insoutenable, insoutenable parce qu’on ne peut ni la séduire ni la prendre de force. Si cette angoisse de l’impuissance n’est jamais exprimée comme telle, pour elle-même et pour ce qu’elle vaut-même si on admet peut-être parfois qu’elle sert de piment à l’“exploit” qu’elle a compromis —, c’est sans aucune doute, entre autres raisons, parce qu’elle semble contenir en elle-même l’impossibilité de toute énonciation. Encore une de ces attitudes excessivement logiques. En tout cas il n’est guère possible de la confondre avec le vide. » Samuel Beckett, Trois dialogues [1949], tr. de S. Beckett et E. Fournier, Paris, Minuit, 1998, p. 17‑18. Il s’agit donc d’une critique qui se fonde justement sur la problématique de cette « présence » que, différemment de l’écrivain irlandais, Artaud semble reconnaître dans le tableau de Masson. 78. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 17. 79. Ibid., p. 11.

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que la nature insaisissable, et par conséquent foncièrement indicible, de la figure qui en constitue le centre détermine a priori la faillite de toute tentative de l’observateur d’objectiver et de « bien » dire ce qu’il voit. Elle « [i]ncrimine l’acquis » et « [r]etient de deviner80 », dit la voix du texte. Cette contradiction entre les sens et la raison détermine une scission chez le sujet-œil se traduisant en celle entre l’« œil de chair81 », censé capter les images du monde externe, et l’« autre82 », celui de l’esprit, qui devrait les réorganiser intérieurement83. La manifestation et la vision de cette figure sacrée provoquent au contraire l’intériorisation de la part du sujet du même mode d’être contradictoire de la femme, une incorporation qui implique un changement dans l’aperception de cet univers qui s’offre à son regard, processus qui, au lieu de se donner comme moment fondamental pour l’acquisition d’une connaissance issue de la perception de ce micro-monde, se transforme en cette aperception purement et farouchement visuelle dont parle Beckett. De cette contradictoire manifestation sacrée, s’ensuit un retour de l’esprit à une forme pré-rationnelle de la pensée qui oscille entre les sens (œil de chair) et l’intelligence (œil de l’esprit), dehors (monde réel) et dedans (l’imagination). Mal vu mal dit, texte qui devrait incarner le « dire » du sujet, ne se constitue pas en une représentation discursive, achevée et bien organisée, d’univers objectif et figé. Le texte est la présentation d’un esprit à l’œuvre dans la tentative de traduire en mots ce qu’il voit. « Mais quelque chose empêche84 », explique le narrateur. Dans ce processus, le sujet se trouve confronté à un impossible qui affecte irrémédiablement l’achèvement de son travail, en le figeant dans cette zone liminale entre « voir » et « dire » qu’est l’imagination, zone où aucune synthèse n’est possible et où « [l]a tête trahit les traîtres yeux et le traître mot leurs trahisons85 ». D’ailleurs, de la figure au centre du texte se répand le « Mal » auquel fait référence Beckett dans son titre et qui, comme l’explique Grossman, 80. Ibid., p. 19. 81. Ibid., p. 20. 82. Ibid. 83. Dans L’Œuvre sans qualités, Bruno Clément écrit à propos de cette division récurrente dans l’œuvre de Beckett : « La distinction sera reprise jusque dans les derniers textes : d’un côté, le monde de la vue, dont les organes sont “les yeux de chair”, “les bleus”, du monde réel, de la certitude ; de l’autre, le monde de la vision, dont les organes sont “d’autres yeux derrière”, ceux de l’imagination [...]. » Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, op. cit., p. 61. 84. Ibid., p. 18. 85. Ibid., p. 60‑61.

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se donne comme une bouleversante « force qui s’exerce dans l’avènement d’un mouvement qui la défait86 », à savoir comme une tension contradictoire qui, agissant à la fois sur le visible et sur le dicible, entrave le processus de traduction métaphorique des êtres et des choses visibles qui composent cet univers beckettien dans les idées et les mots auxquels ils seraient censés renvoyer. Cet empêchement foncier, d’une part, anime fiévreusement le sujet, qui est à la poursuite incessante des moyens pour le dépasser (« [l]oin en arrière de l’œil la quête s’engage87 », écrit Beckett). De l’autre pourtant, cette entrave détermine de manière insurmontable l’échec de ses tentatives. « Fut-il jamais un temps où plus question de questions88 ? » se demande ainsi le sujet-œil beckettien. Par le biais de cette expérience, celui-ci se retrouve avoir intériorisé des images dont il ne parvient pas à abstraire le sens et qu’il ne peut pas traduire ni figer en une forme objectivée. De sorte que l’imagination, au lieu d’être l’espace dans lequel « l’œil couve sa pitance89 » en contribuant à créer une vision du monde ordonnée et bien réglée, s’avère être le lieu d’une naissance ratée, produisant une pensée inachevée, informe, in-finie et chaotique, un « trop-plein90 » où « tout s’emmêle. Choses et chimères91 ». Du fiasco de ce processus naît une pensée où toute disjonction nette entre le monde réel et l’imagination s’écroule. Ce qui est bien loin de résulter en un anéantissement de la pensée, mais engendre plutôt une pensée déréglée et chaotique, car foncièrement altérée par la présence intériorisée d’un élément sacré qui fuit toute possible rationalisation. « Plus de précautions possibles. Internée là avec le reste92 », dit la voix du texte à propos de la femme en expliquant ainsi la cause première de son incapacité à « bien » dire le monde qu’il observe et qu’il tente de saisir jusqu’où « [t]out autre renoncerait93 » car « à force de faillite la folie s’en mêle94 ». Le sujet-œil endure 86. « C’est cette poussée », explique-t-elle, « qu’il explore dans ses textes, cette énigmatique tension souterraine qui déforme les formes », ce processus permanent de création-décréation », voire ce « mouvement de ce qui, constamment trahit la propension de l’écrit à prendre forme, de l’image à se figer. » Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 78‑79. 87. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 70. 88. Ibid., p. 46. 89. Ibid., p. 28. 90. Ibid., p. 34. 91. Ibid., p. 24. 92. Ibid. 93. Ibid., p. 20. 94. Ibid., p. 37‑38.

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cette expérience jusqu’à la fin, jusqu’à « aspirer ce vide95 » dans lequel les mots autant que la raison s’épuisent. Mal vu mal dit est le témoignage de ce processus à l’œuvre, un processus in-fini dans lequel l’esprit-œil, entre « agonie » et « espoir96 », s’engage avec ténacité, mais toujours sans succès. Tout ce qui compose ce monde reste, dans « le manicome du crâne97 », poétiquement suspendu entre mots et images, entre être et non-être, entre vide et plein de sens, en témoignant de la sorte d’une forme de connaissance du monde inachevée et inachevable et perpétuellement en train de se faire et de se défaire98. La sacralité d’une telle expérience est mise en évidence par plusieurs facteurs qui caractérisent la femme qui en est la source et qui, non seulement est toujours au centre de ce petit univers dont l’existence et la nature dépendent d’elle, mais qui réunit aussi une série d’éléments relevant de l’imaginaire christique qui travaille en profondeur ce texte. Si Bruno Clément parvient à la qualifier de « nouveau Christ99 », c’est en effet parce que plusieurs indices avalisent cette confrontation. Premièrement, le nombre de figures qui encerclent la femme renvoie à celui des apôtres. « Douze. De quoi de l’horizon garnir le petit cercle100 », constate la voix de

95. Ibid., p. 76. 96. Ibid., p. 29. 97. Ibid., p. 24. 98. « Aborder un texte de Beckett », écrit Grossman, « suppose chez le lecteur, le spectateur, une ascèse : il doit se défaire de sa naturelle propension à ramener l’inconnu au connu, l’événement à l’attendu. […] L’écriture inscrit ce point instable où l’on ne sait si le réel commence à être ou à disparaître : clignement, mouvement du rien (pas encore) vers le rien (déjà plus) et inversement, car le procès est réversible à l’infini […] et infiniment répétable. Infiniment déformable. Cette obstination maniaque, tout à la fois désespérée et triomphante, à saisir cette promesse de rien […]. » Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2004, p. 79‑80. 99. Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, op. cit., p. 372. Notons à cet égard que Knowlson aussi relève la présence d’une symbolique christique à l’œuvre dans ce texte, mais, à la différence de Clément, lui voit en la femme la mère du Christ, ou Marie-Madeleine (James Knowlson, Beckett : biographie, op. cit., p. 841). Il s’agit des deux options qui ne s’écartent pas nécessairement, l’indétermination du texte Beckettien autorise plusieurs lectures complémentaires. 100. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 12.

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Mal vu mal dit. Deuxièmement, comme le remarque le critique101, on retrouve disséminés dans le texte tous les outils de la Passion : la « croix102 », la « couronne103 », le « jonc104 », la « tenaille105 » et même des « clous106 ». Dans ce cas aussi, l’imaginaire qui émerge du texte renvoie de toute évidence à la figure du Christ, mais du Christ crucifié. Une confirmation ultérieure est donnée par les termes que Beckett choisit pour définir les apparitions et disparitions perpétuelles de la femme : « Toujours deux mystères », dit le narrateur beckettien, en se corrigeant ensuite. « Même pas. Surprises. Et encore. Tant la tête n’y est plus107. » La femme est prise dans une tension irrésolue entre deux surprenants mystères, à savoir l’incarnation, la chute dans la matérialité visible de son petit univers, et l’ascension, à savoir la montée vers l’invisibilité d’un monde autre. Cette tension contradictoire conflue en un sommet qui, logiquement, semble correspondre dans le texte à celui de la mort du Christ en croix. « À l’instar de ses glorieux ancêtres. Au lieudit du crâne. Un après-midi d’avril108 », dit la voix, en suggérant ainsi que ce processus est une véritable Passion faite d’infinies « stations et redéparts109 » au bout desquels il y a « toujours le même crépuscule110 ». Ce qui permet, parallèlement, de remarquer que c’est la pensée elle-même qui chez Beckett devient christique. Figée dans ce lieu (l’imagination) qui, comme le texte le suggère à plusieurs reprises, rappelle le Golgotha, la pensée reste prise entre présence et absence de sens, entre matérialité et spiritualité, entre visible et invisible, puisque faite d’images qui, à l’instar de celle sacrée qui est au centre de cette expérience, sont impossibles

101. Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, op. cit., p.  371‑372. Notons à ce propos que Clément s’insère ici dans une lignée critique de longue date et mettant en relief les références christiques parsemées dans les œuvres de Beckett. Voir à ce propos Dieter Wellershoff, « Toujours moins, presque rien » [1963], Cahier de l’Herne / Samuel Beckett [1976], Paris, Livre de Poche, 1990, p. 169‑181. 102. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 20. 103. Ibid. 104. Ibid., p. 40. 105. Ibid., p. 22. 106. Ibid. 107. Ibid., p. 71‑72. 108. Ibid., p. 72. 109. Ibid., p. 29. 110. Ibid.

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à saisir et à abstraire dans un système rationnel qui les transcende111. Le sujet « déraisonne112 » et vit une véritable Passion intérieure. Tout comme celle théorisée par Bataille, cette expérience implique à son paroxysme une forme d’imitation du Christ, et notamment du Christ crucifié. Elle impose au sujet de vivre, d’une part, l’expérience intime de la perte de Dieu et, de l’autre, l’accomplissement extrême de son union avec un sacré qui renvoie à la figure chrétienne du Christ et en même temps la redessine. De sorte que si Héliogabale, par l’intermédiaire d’un processus eucharistique d’incorporation du divin, devient cet être fou mais sacré qu’Artaud compare au Christ au moment de sa mort, le sujet-œil de Beckett, quant à lui, « dévor[e] 113 » la femme qu’il essaye de saisir en en incorporant l’irrationalité au point de rester lui aussi captif au Golgotha, ce lieu « insoutenable114 » où se retrouvent emprisonnés nombre des sujets qui peuplent les œuvres de l’écrivain. Un tel imaginaire christique, émergeant au sein d’une expérience qui mène le sujet jusqu’à la folie, se retrouvent également dans l’œuvre de Pasolini et le scénario originel de son film Des Oiseaux, petits et gros (1966) et notamment la scène intitulée « L’aigle » sont très parlants. Cet épisode, qui reste peu connu car coupé au montage, est en effet extrêmement significatif dans ce contexte. Des Oiseaux, petits et gros est un film originairement conçu par Pasolini comme une « fable picaresque115 » divisée en trois épisodes — L’aigle, Faucons et moineaux et Le corbeau — et destinée à exprimer « la condamnation de la tendance de la pensée bourgeoise à “nier toute sacralité, qu’il s’agit du sacré céleste des religions transcendantales ou du sacré immanent de l’avenir historique”116 », formes du sacré inter111. Dans un article dans lequel, par une analyse de Mal vu mal dit à la lumière des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, Stéphanie Ravez souligne que chez Beckett « la pensée de l’image » n’est en fait pas séparable d’un « imaginaire christique », mais aussi que le parcours de l’image chez lui indique un retour « vers son lieu (l’imagination) » plutôt qu’un passage vers cette raison « n’y est plus ». Stéphanie Ravez, « Tombeau du regard / Regard du tombeau : place de l’imagination chez Ignace de Loyola et Samuel Beckett », dans Marius Buning, Matthijs Engelberts, Sjef Houppermans (éds), Samuel Beckett Today / Aujourd’hui, vol. VI : Samuel Beckett: Crossroads and Borderlines / L’Œuvre carrefour, l’œuvre limite, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 329. 112. Ibid., p. 28. 113. Ibid., p. 27. 114. Ibid., p. 73. 115. Pier Paolo Pasolini, « Lettera aperta » [1966], dans Per il cinema, t. I, p. 830. C’est nous qui traduisons. 116. Ibid., p. 829.

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rogées dans les épisodes Faucons et moineaux117 et Le corbeau118 et que le premier épisode, coupé par Pasolini durant la production pour des raisons techniques et d’interprétation119, introduit et synthétise. Projeté à Bruxelles en 1987, en avant-première du projet « Pier Paolo Pasolini, un cinéma de 117. Il s’agit d’un épisode situé à l’époque de saint François d’Assise et dans lequel Totò et Ninetto Davoli jouent le rôle de deux confrères du saint. Marco Antonio Bazzocchi résume ainsi cet épisode : « Le saint charge deux de ces confrères, frère Ninetto et frère Ciccillo, d’enseigner aux moineaux et aux faucons l’Amour céleste. Frère Ciccillo parvient à communiquer avec les oiseaux mais bientôt, avec surprise, il s’aperçoit que les faucons continuent à manger les moineaux. Face à la perplexité des deux frères, saint François leur dit que leur travail n’est pas fini, qu’ils doivent recommencer à nouveau : “Il faut le changer ce monde, frère Ciccillo : c’est cela que vous n’avez pas compris ! Allez-y et recommencez tout, au nom de notre Seigneur !” » Marco Antonio Bazzocchi, « Uccellacci e uccellini », dans Pier Paolo Pasolini, op. cit., p. 197. (C’est nous qui traduisons.) L’épisode était donc clairement voué à montrer l’incapacité de la bourgeoisie (les faucons) à comprendre le sacré transcendantal, en particulier celui de la chrétienté, prêché par les deux frères, comme le montre l’échange des répliques entre l’un des faucons et frère Ciccillo : « FAUCON (il réclame) / Didascalie : Qui est Dieu ? / FRÈRE CICCILLO (il réclame) / Didascalie : Le Créateur des créatures. / FAUCON (il réclame) / Didascalie : Et pourquoi nous a-t-il créés ? / FRÈRE CICCILLO (il réclame) / Didascalie : Toi, pourquoi t’as créé tes fils ? / FAUCON (il réclame) / Didascalie : Alors moi, je suis Dieu. » Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 730‑731. C’est nous qui traduisons. 118. Cet épisode traite d’un corbeau, symbolisant « le rationalisme idéologique » d’empreinte marxiste, qui cherche à déchiffrer le monde, l’humanité autant que le sens de leur existence et qui s’unit à Totò (le père) et Ninetto (le fils), qui symbolisent en revanche l’humanité en chemin vers son destin. Pendant leur voyage, le corbeau essaye de leur expliquer tout ce qui leur arrive, voire de les éduquer en se servant d’une « dialectique serrée » dans laquelle il prétend les contraindre, mais sans succès. En dépit de ses constantes philippiques idéologiques, il ne parvient même pas à obtenir d’eux une réponse à l’égard de leur destination. Cet énigme obsède le corbeau et le mène à leur demander sans cesse où ils se dirigent. Au point que, exaspérés, les deux complotent secrètement entre eux et puis le tuent et le mangent, laissant son interrogation suspendue et sans réponse ultime, comme le soulignent ses derniers mots : « Et bien, voulez-vous me dire enfin où vous allez ? hein, où v… » C’est nous qui traduisons. Voir Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 805 et Pier Paolo Pasolini, « Synopsis d’après l’auteur », dans Une vitalité désespérée, Roma, Fondo Pier Paolo Pasolini, 1987, p. 29. Le corbeau représente clairement ce rationalisme bourgeois incapable de comprendre la sacralité énigmatique de la vie, à savoir ce sacré de l’advenir historique dont parle Pasolini et dont le corbeau devine l’existence sans pourtant la saisir pleinement. 119. Il s’agit d’un choix que Pasolini dit être lié à une perte de poéticité de l’épisode au moment du montage du film et qui était due selon lui à l’incapacité de Totò « d’interpréter un personnage “conscient”, en “possession de privilèges culturels” », mais aussi à la « pénurie de moyens avec lesquels [il a] tourné l’épisode ». Pier Paolo

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poésie120 », cet épisode s’articule sur le récit d’un dompteur (interprété par Antonio De Curtis, dit Totò), incarnant le rationalisme bourgeois, finaliste et positiviste, qui essaye de domestiquer un aigle « muet et sauvage121 » symbolisant en revanche « la Religion, la Poésie, la Vie du monde préindustriel122 ». Le caractère sacré de l’animal est d’ailleurs évident dès la première scène de l’épisode, scène qui s’ouvre avec le serveur du dompteur (interprété par Ninetto Davoli) en train de balayer le « Sacrarium » où l’aigle est gardé. Pendant ce temps, dans une autre salle, le dompteur du cirque, M. Cournot123, annonce aux journalistes le début d’une entreprise qui, dit-il, « restera inoubliable dans l’histoire de la civilisation124 », à savoir « l’apprivoisement d’un animal jusqu’à présent irréductible à toute habitude humaine125 », processus qu’il qualifie de « transformation anthropologique126 ». Pourtant, lorsque le dompteur prononce le mot « civilisation » quelque chose de singulier advient visiblement en lui : Pasolini, « Confessioni tecniche » [1966], dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 2778‑2780. C’est nous qui traduisons. 120. Il s’agit de l’évènement qui a donné lieu à la publication d’Une vitalité désespérée, texte qui contient une traduction partielle en français du script de cet épisode aussi bien que celle de quelques poésies et entretiens audio-visuels de Pasolini qui ont été présentés au long des cinq jours de rencontres. Dans la suite, notre réflexion s’appuiera donc sur cette traduction quand c’est possible, tandis que nous traduirons nous-mêmes les passages de cet épisode qui ne sont pas compris dans cette traduction. Cf. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque » dans Une vitalité désespérée, op. cit., p. 32‑49 et Pier Paolo Pasolini, « L’uomo bianco », dans Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 679‑712. Nous signalons aussi qu’il existe aussi une traduction française du sujet de l’épisode L’aigle que Pasolini a publié en 1965 dans le numéro 17 de la revue Vita Nuove : voir Pier Paolo Pasolini, « Uccellacci e uccellini. L’aigle » [1965], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 379‑384 et Pier Paolo Pasolini, « Appendice a Uccellacci e uccellini. Soggetto », dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 809‑813. 121. Ibid., p. 33. 122. Ibid., p. 32. 123. Dans « Notes et notices sur les textes », Walter Siti et Franco Zabagli expliquent que Pasolini reprend ici le nom du critique français Michel Cournot, qui avait violemment cassé son Évangile selon saint Matthieu dans un article paru le 4 mars 1965 dans Le Nouvel Observateur. Voir : Walter Siti, Franco Zabagli, « Notes et notices sur les textes » dans Pier Paolo Pasolini, Per il cinema, t. II, op. cit., p. 3094. Il faut aussi remarquer que dans la traduction française de cet épisode, on retrouve le nom original du critique, tandis que dans le script original le nom est légèrement modifié : Courneau. On n’utilisera ici que celui original. 124. Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 683. 125. Ibid., p. 684. 126. Ibid.

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Mais à ce mot, précisément à ce mot, un pataras se passe, un écroulement soudain. M. Cournot est investi — comme par une rafale de vent — par une série de terribles tics, de coudes, clins d’œil au vent, élongations du cou, flexions des jambes : et, enfin, pour couronner le tout, une petite grimace « française » de société127.

Quand M. Cournot prononce le mot « civilisation » son corps lui parle, se révolte comme pour l’avertir symptomatiquement du péril de l’entreprise dans laquelle il s’aventure. Pourtant, avec une « assurance absolue128 », le dompteur se reprend et, suivi par les journalistes, se dirige vers le Sacrarium, où il leur montre l’aigle, cet animal qui, dit-il, « seul [...] n’est pas capable de se mettre à un niveau de vie même juste vaguement civilisé129 ». En dépit du fait que lorsqu’il prononce ce dernier mot il est pris par une autre vague de tics, il continue son discours et déclare sa mission : Messieurs ! (il est très solennel). Le seul péril pour l’homme est l’incivilité. Eh bien, je vous annonce qu’en un mois, vue ma particulière méthode de civilisation… (et à ce point, à ces mots, il est tordu par une nouvelle convulsion irréfrénable de tics) cette bête sera éduquée comme une présentatrice de la Télévision130 !

En dépit des avertissements de son propre corps, le dompteur annonce publiquement le but de son entreprise : civiliser l’aigle. Cette mission s’articule en deux moments très significatifs. Premièrement, il faut enseigner à l’aigle ce que M. Cournot qualifie de « vocabulaire civilisé131 », à savoir les fondements d’une vision rationnelle et bourgeoise de la vie. En un second temps, il faudra lui apprendre à parler, c’est-à-dire à communiquer en utilisant un langage humain, un langage cohérent avec cette vision bourgeoise et rationnelle du monde que le dompteur s’engage à transmettre à l’animal. M. Cournot commence donc son rituel de civilisation en montrant à l’aigle quatre documentaires qu’il commente avec Ninetto en éclaircissant leur signification. Chaque documentaire porte sur une des valeurs fondatrices de l’idéologie bourgeoise : 1)

127. 128. 129. 130. 131. 132.

Tableaux de vie familière dans un beau matin d’été : « la Famille132 »

Ibid., p. 683. Ibid., p. 684. Ibid., p. 685. Ibid., p. 686. Ibid., p. 689. Ibid. Les titres sont en français dans le texte tandis que pour le reste, c’est nous qui traduisons.

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2)

Ôtez votre chapeau : « la Patrie133 » Sans titre : « la Raison134 » 4) Remettez votre chapeau ! : « l’Ironie135 » 3)

L’un après l’autre, les titres de ces documentaires donnent des indices clairs par rapport à la manière de les interpréter : ils établissent un contexte (1) et évoquent le geste de respect qui consiste à ôter et à remettre un chapeau (2, 4). Mais le troisième épisode reste sans titre. Dans ce petit jeu formel, le troisième documentaire se retrouve de la sorte identifié, au moment de la suspension entre ces deux mouvements opposés dont est fait ce signe de civilité autant que de révérence, ce qui souligne l’importance, dans ce cadre, de cet épisode consacré justement à montrer que le rationalisme bourgeois nie toute forme de sacralité. Cette projection s’ouvre, en effet, montrant le prêtre de l’église de Combray emprisonné sous la cloche du campanile, tombée au sol par la faute du père de la famille bourgeoise évoquée dans le premier titre. Libéré, le prêtre rentre dans l’église avec ses fidèles sous la clameur de l’accompagnement musical (un motif de la Passion selon saint Jean de Bach) et c’est à ce point que le documentaire se termine et que le dompteur et Ninetto discutent de sa signification : M. COURNOT Eh bien, Ninetto, quel est le troisième fondement de l’homme blanc civilisé ? NINETTO (prêt) La religion, non  ? M. COURNOT Non, idiot, non, bête, non, ignorant ! Il n’y a plus besoin de religion  ! Aujourd’hui il y a la science, t’as compris ? La science, la technique ! Aujourd’hui l’homme blanc civilisé raisonne avec sa propre tête, il est libre, cultivé, il est laïc, il est laïc, il est laïc ! Le troisième fondement de l’homme civilisé est la Raison ! NINETTO Eh bien, lui répond Ninetto, qu’est-ce que j’ai dit moi ? religion, raison… Je ne me suis pas trop trompé136 !

Comme les titres de ces documentaires le suggèrent assez clairement et comme il émerge de cet échange de répliques, la Raison est sans doute la valeur la plus importante pour le dompteur, valeur qui pourtant, à la différence des autres, s’avère être fondée sur une négation foncière des autres et en particulier de la Religion. Ce qui revient à expliquer l’absence du titre de ce documentaire, manque qui symbolise ainsi le sommet contra-

133. 134. 135. 136.

Ibid., p. 690. Ibid., p. 692. Ibid., p. 694. Ibid., p. 692.

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dictoire de non-respect137 au centre des préoccupations pasoliniennes. Si la Raison s’avère occuper la première place dans l’échelle des valeurs de l’idéologie mise en scène par ces documentaires, son pouvoir est, en réalité, intrinsèquement lié à celui de la quatrième des valeurs de l’idéologie bourgeoise, l’ironie138, valeur qui a la puissance de remettre en cause tous les autres mots symboliques du vocabulaire du dompteur, comme le démontre bien l’explication qui suit la quatrième projection qui lui est dédiée. « Famille, Patrie, Raison donc. Plus l’ironie. Gare à qui ne croit pas à la Famille, à la Patrie, à la Raison. Mais gare à qui ne s’en moque pas139 ! », dit le dompteur. C’est ainsi que Pasolini, d’une part, souligne que le rationalisme bourgeois se fonde sur un mécanisme niant tout ce en quoi il prétend croire et, de l’autre, remet en cause la validité du savoir promu par le dompteur, ainsi que l’authenticité de son vocabulaire. Cependant, Pasolini va plus loin encore en dénonçant, à travers les mots du serveur, la même confusion entre Raison et Religion dont traite aussi Bataille. Ceci advient à travers le regard de Ninetto, ce prolétaire « ignorant » et asservi par la bourgeoisie « civilisée », aux yeux duquel la Religion chrétienne avec ses institutions et cette Raison bourgeoise et laïque dont parle le dompteur se confondent au point de paraître la même chose140. Les répliques de Ninetto, lorsqu’il est interrogé par le dompteur sur la signification du troisième documentaire, véhiculent une 137. Notons qu’à la fin du documentaire, le dompteur a une autre violente crise : « M. Cournot a une soudaine crise hystérique : la vague de tics l’emporte, au début avec angoisse, puis il se déchaîne en des cris délirants. » Ibid., p. 693. 138. Du récit sur lequel s’articule le quatrième documentaire, il est en effet évident qu’avec le mot « spirito », Pasolini entend « ironie ». Ce qui se confirme aussi par la suite de l’épisode, comme nous le montrerons en poursuivant notre analyse. Avec « ironie » il entend, en effet, ce que d’après Anaximène est devenue la valeur prépondérante de ce mot dans le domaine du « discours », celle fonctionnant sur l’« idée de contraire », comme l’explique Pierre Schoentjes, voire sur un « moment négatif » par lequel on nie ce qu’on affirme. Voire à ce propos le chapitre « Ironie verbale » dans Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, « Point Essais », 2001, p. 75‑99. 139. Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 694. C’est nous qui traduisons. 140. Comme on le verra par la suite de l’analyse, Ninetto, conformément à la pensée de Pasolini, justement grâce à son ignorance, voire à sa simplicité intellectuelle, est porteur d’un regard plus authentique sur la vie. Sa remarque est donc fondamentale dans ce cadre pour comprendre le propos de Pasolini qui si, d’une part, il reconnaît la sacralité de la religion chrétienne puisque répondant aux besoins humains de foi et espoir, de l’autre, par le biais des mots de Ninetto la critique aussi, en tant que religion institutionnalisée en un système spirituel de croyance mais aussi de pouvoir.

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dénonciation à la fois de la religion chrétienne institutionnalisée et du rationalisme laïc bourgeois, en tant que systèmes de croyance et de pouvoir voués à domestiquer tant l’esprit humain que le sens de la vie, mais qui ne parviennent qu’à nier ce sur quoi ils se fondent, ainsi que cette vie que, bien que de manière différente, ils ont tous les deux la prétention de comprendre et de dominer. Cette critique, qui reste ici implicite, devient évidente par la suite et notamment lorsque le dompteur passe à la deuxième phase de l’éducation de l’aigle, étape impliquant de « conquérir une langue141 » et à propos de laquelle, en s’adressant à l’aigle, le dompteur dit : Je veux te donner tout de suite, cher ami, certains conseils fondamentaux. Dès l’instant où tu sauras parler, tu devras te poser le problème du « comment parler ». Eh bien, les règles essentielles sont au nombre de deux : tout réduire toujours à de modestes proportions, et y mêler un peu d’ironie. […] Réductibilité et ironie, comme si tu étais (et comme tu seras en fait) je ne dis pas le plus intelligent de tous, mais le module, le fonctionnement même de l’intelligence142.

Ces considérations résument la dénonciation pasolinienne vis-à-vis de la prétention rationaliste de pouvoir tout réduire par l’intelligence, y compris le sacré que l’aigle incarne, processus qui, pour Pasolini, est foncièrement ironique puisqu’il annule ce qu’il prétend saisir. Le dompteur, qui incarne ce rationalisme écrasant, semble ne pas s’en rendre compte et, en dépit de l’imperméabilité de l’aigle, comme affecté par la même double maladie de l’esprit rationnel dont parle Beckett dans Trois dialogues et qui consiste dans le fait de « vouloir savoir ce qu’il faut accomplir » et « de vouloir être capable de l’accomplir143 », poursuit obstinément son opération d’éducation. Pourtant, en dépit de ses tentatives, au lieu de devenir « le modèle même de l’intelligence », l’aigle reste impassible et comme pris, écrit Pasolini, « en un vertige qui le maintient éloigné de toute chose du monde blanc civilisé144 ». Non seulement, l’animal reste muet, mais il s’avère être sauvagement irréductible aux structures de la pensée et du savoir du dompteur. Le temps passe, le délai donné par M. Cournot aux journalistes s’approche et lui n’a rien conclu. Ainsi, face au brutal silence de l’aigle, il perd la tête et, à plusieurs reprises, est secoué par de violentes vagues de tics. Il l’insulte, le supplie, mais l’aigle demeure imperturbable au point que le dompteur devient furibond : 141. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 33. 142. Ibid. 143. Samuel Beckett, Trois Dialogues [1949], Paris, Minuit, 1998, p. 16. 144. Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 695.

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Ton silence est inadmissible ! Ton rapport avec moi est scandaleux, scandaleux ! Le rapport entre un homme civilisé et un être préhistorique doit être de donner et d’avoir. Je suis là prêt à tout te donner : la civilisation, le bien-être. Toi, donne-moi au moins ta présence. Mets-toi dans un rapport dialectique avec moi ! […] (toujours plus exaspéré) Je ne veux pas que tu sois d’accord avec moi ; non je n’ai pas cette prétention ; je ne cherche pas, je ne l’accepte pas. J’accepte même que ton rapport avec moi soit scandaleusement dialectique ! Mais je dois savoir qui tu es, ce que tu fais, ce que tu veux, ce que tu penses145 !

Cette réplique forcenée est fortement révélatrice. Tout en étant physiquement présent face à lui, cet aigle sacré échappe à la raison du dompteur, au point que ce dernier le perçoit absent. D’ailleurs, si le sacré mis en scène dans Faucons et moineaux est celui transcendantal de la religion chrétienne, alors que le sacré de Le corbeau est celui immanent de l’avenir historique, dans cet épisode, il s’agit d’un sacré à la fois immanent et transcendant146 et qui pour cela est, aux yeux du sujet, à la fois présent et absent, état contradictoire dont la perception le rend de plus en plus 145. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 35‑36. 146. L’aigle semble ainsi permettre de dépasser les deux conceptions du sacré présentées dans les autres épisodes, celui transcendant procédant d’une vision chrétienne de l’existence et celui immanent que le corbeau marxiste reconnaît au niveau intuitif dans le monde et en même temps refuse rationnellement. Par sa double nature, l’aigle semble ainsi incarner un type de religiosité qui échappe tant au christianisme qu’au marxisme, deux pensées fondamentales pour la compréhension de celle pasolinienne et qui, pour l’écrivain italien, ne sont pas du tout inconciliables comme le montre bien le texte d’un conférence consacrée à « Marxisme et christianisme » et prononcée en 1964. « Dans la conception générale de l’humanité, » écrit-il, « il y a une profonde différence, évidemment, entre un marxiste et un catholique. Le marxiste place complètement la vie et le futur de l’homme dans le domaine du temps, dans le domaine de la vie terrestre, tandis que le catholique projette la vie humaine dans l’au-delà. Et celle-ci est une différence si fondamentale que la chose semblerait inconciliable. Toutefois, selon moi, il y a un point de coïncidence. […] Un communiste conçoit l’Histoire comme histoire de la lutte de classe. Au moment où la lutte de classe finit, quand se vérifie la victoire d’une classe, qui pour les communistes ne peut naturellement qu’être le prolétariat, les pauvres (j’utilise ce mot pour me faire comprendre par les catholiques aussi), au moment où une classe vaincra, alors la lutte de classe cessera et donc il n’y aura plus d’Histoire. Si l’Histoire est conçue comme lutte de classe, alors la perspective, l’espoir des communistes implique, postule un moment d’ahistoricité, au moins idéal. Au-delà du profond, du futur, il y a un moment où l’Histoire cesse et donc il y a un moment de métahistoricité, de a-historicité, dans la pensée marxiste aussi. Et c’est ainsi qu’au fond le marxiste est un homme religieux. » Pier Paolo Pasolini, « Marxismo e Cristianesimo. Dibattito pubblico », op. cit., p. 803. C’est nous qui traduisons.

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insupportable. Pourtant, face à cette « image de silence et solitude147 », le dompteur n’en démord pas et cogite pour trouver un remède à cette situation qu’il juge inacceptable, par exemple celui de présenter à l’aigle d’autres animaux déjà domestiqués. Toutefois, en dépit de ses tentatives, l’aigle reste irrémédiablement « muet148 » et M. Cournot se retrouve alors aux prises avec une crise très violente qui ressemble à cet « état d’extrême secousse149 » dont parle Artaud dans Le Pèse-nerfs, un état témoignant, explique-t-il, d’une « perte physique et essentielle / (je veux dire perte du côté de l’essence) / d’un sens150 ». L’état effrayant de perte d’intégrité de son être intellectuel cause l’évanouissement du dompteur dans les bras de sa femme Monique : une mort imaginaire symbolisant l’écroulement de son moi et annonçant une transfiguration de son être et son ouverture à une expérience du sacré. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est justement à ce point que l’aigle se met à parler, mais seulement par l’entremise de Ninetto, le domestique. Pris dans un élan sentimental face au corps de M. Cournot qui sursaute sauvagement, le serveur demande à l’aigle de parler. Interrogé par un esprit simple comme celui de Ninetto, l’animal sacré enfin parle et demande : « Vous désirez vraiment savoir ce que je fais151 ? » Les trois, foudroyés, le regardent et, avant de se taire à nouveau, l’animal dit : « Je vous en prie152 ! » Il s’agit d’une réponse énigmatique qui, en italien (« Prego ! »), pourrait signifier « Je vous en prie » et aussi « Je prie ! ». Cette réponse énigmatique possède la même indiscernabilité que Deleuze, dans Critique et Clinique153, attribue à la formule que Bartleby répète dans la nouvelle éponyme de Melville : « Je préfèrerais ne pas » (« I would prefer not to154 »). Au lieu de devenir le symbole vivant de l’intelligence bour147. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 36. 148. Ibid., p. 41. 149. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 161. 150. Ibid. p. 162. 151. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 42. 152. Ibid. 153. Voir Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 89‑114. 154. Il nous semble intéressant de souligner à ce propos que Deleuze qualifie cette formule, prononcée plusieurs fois par le personnage de Melville, de « tic localisé », un tic qui « surgit dans certaines occurrences. Et pourtant le résultat, l’effet sont les mêmes : creuser dans la langue une sorte de langue étrangère, et confronter tout le langage au silence, le faire basculer dans le silence ». Ibid., p. 94. Ce qui semble répondre parfaitement à ce qui advient de par les mots de l’aigle qui, tout en appartenant au langage du dompteur, en dévoilent une utilisation qui ouvre de l’intérieur un vide de sens, affectant profondément la pensée rationnelle du dompteur.

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geoise, comme le voudrait le dompteur, l’aigle s’avère être plutôt, comme le personnage melvillien, un « Original155 » qui se sert du langage de manière inaccoutumée et irrationnelle et a la puissance d’engendrer en celui à qui sont adressés ses mots le même « trouble indicible156 » que, selon Deleuze, Bartleby produit lorsqu’il prononce sa formule défiant toute logique. Grâce à et à cause de l’irréductibilité de ce qu’il dit, par sa question et sa réponse tout à fait obscure, l’aigle se rend enfin présent à M. Cournot, même si c’est d’une manière absolument irrationnelle. Il induit en lui, non pas un abandon de ses tentatives de le comprendre, mais un changement brusque de son processus cognitif, voire une espèce de conversion : « M. Cournot se relève et s’assied ; il le regarde comme si c’était une divinité157. » Ce renversement signe d’une part un « retour en arrière » par rapport aux acquis de l’intelligence rationaliste et laïque du dompteur. De l’autre, ce changement marque un « pas en avant » vers cet être sacré qui à la fois le fascine et l’effraye : « Je ne peux concevoir, mais je dois le faire… Et peut-être… peut-être… peut-être… peut-être… peut-être… peut-être158… », dit le dompteur. Ayant épuisé toutes les tentatives réalisables de compréhension de l’aigle — celles réalisables dans le cadre de sa vision du monde — et suite à la déchirante prise de conscience de leur irrémédiable échec, le dompteur s’ouvre au monde des possibles, pour reprendre encore une terminologie deleuzienne159. La crise de M. Cournot implique une ouverture de l’esprit lui permettant d’accéder à une authentique manifestation du sacré qui l’initie d’abord au doute, puis à la religion. Toutefois, son esprit rationnel et finaliste n’abandonne pas complètement et ce changement coïncide avec une nouvelle approche pédagogique et de nouvelles tentatives visant à réduire l’aigle dans un système de sens, discursif et rationnel, mais cette fois emprunté à la tradition chrétienne. Le dompteur commence à essayer d’enseigner à l’aigle à parler en lui lisant les Pensées de Pascal160. Mais l’aigle reste à nouveau muet, révélant 155. Ibid., p. 106. 156. Ibid. 157. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 42. 158. Ibid. p. 705. Nous donnons ici notre traduction car celle publiée, qui a été tirée de la projection de l’épisode, présente ici une variante par rapport au script de Pasolini. 159. Voir à ce propos Gilles Deleuze, « L’épuisé », op. cit., p. 72-75. 160. Il est évident à ce point que Pascal, tant chez Beckett que chez Pasolini, acquiert une valeur fondamentale dans ce cadre. Bien que ses écrits soient remaniés tant par l’un que par l’autre écrivain dans leurs œuvres respectives, il est clair que les deux lui reconnaissent un rôle de premier plan. Ces écrivains semblent en effet avoir bien reconnu la « puissance subversive » (par rapport à la logique de la représentation

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ainsi l’inadéquation d’un tel discours pour la compréhension de et dans la communication avec ce sacré indomptable et irrationnel161. Cependant, le rapprochement de M. Cournot de la spiritualité chrétienne implique un rapprochement ultérieur de l’aigle, symbolisant justement la « Religion », ce qui produit sur lui des effets inattendus. Pendant la lecture de Pascal, le dompteur commence à avoir des visions, il commence à « voir ce qui est », comme le dirait Bataille, tandis que Pasolini écrit dans son script qu’enfin « ses yeux voient162 », ils voient des images « fuyantes, presque insaisissables de solitudes désertiques et montagneuses163 » écritil. M. Cournot s’ouvre progressivement à la vérité mystérieuse, désertique et sauvage que l’aigle sacré incarne. Au lieu d’anthropomorphiser l’aigle, donc le sacré, et de le rationaliser en lui apprenant son langage, c’est l’inverse qui survient. M. Cournot vit un changement dans lequel son être commence à ressembler de plus en plus à l’être indomptable de l’aigle. C’est lui qui acquiert un nouveau langage pour penser, non plus par simples mots et idées, mais par images, des images dont le sens échappe à la sa raison : il commence à penser autrement, poétiquement. Comme indiqué ouvertement par le texte pasolinien, après la « Religion », le dompteur accède en effet à la « Poésie ». Tout en persistant dans ses tentatives pédagogiques qui reflètent en réalité la mise en œuvre d’un processus intérieur de saisie de ce sacré inconnu, M. Cournot abandonne Pascal et remplace sa lecture par celle d’Une saison d’enfer de Rimbaud164. classique) de la pensée de Pascal, la même qui est mise en avant dans l’étude de Louis Marin, La Critique du discours. Sur la La logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal, Paris, Minuit, « Le sens Commun », 1975. Sans oublier que l’œuvre et la pensée de Bataille aussi sont fortement imprégnées de ses lectures de Pascal, comme le note Michel Surya, en précisant qu’André Breton, Gabriel Marcel, Jules Monnerot et surtout Jean-Paul Sarte l’avaient remarqué bien avant lui. Voir à ce propos Michel Surya, Georges Bataille : la mort à l’œuvre, op. cit., p. 334. 161. D’ailleurs, Artaud aussi, justement en parlant dans Le Pèse-nerfs, des arrêts et des trous des « stades de [sa] mécanique pensante », voire de sa « pensée en intérieur », écrit : « Mais je ne veux pas dire une pensée de Pascal, une pensée de philosophe, je veux dire la fixation contournée, la sclérose d’un certain état. Et attrape ! » Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs, op. cit., p. 164. 162. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 44. 163. Ibid. 164. Il nous semble important de noter à cet égard l’importance que Rimbaud assume dans ce cadre pour Pasolini, comme le démontre le fait que c’est précisément avec une lecture du recueil de ses poésies que s’entretient l’invité de Théorème (le film) pendant son séjour auprès de la famille bourgeoise. D’ailleurs, dans « En marge de l’existentialisme », Pasolini explique justement ainsi cette fascination : « La longue

186 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Face à ce nouveau changement, l’aigle reste malgré tout muet, tandis que le dompteur a d’autres visions, cette fois plus longues et révélant une sorte de mouvement ascensionnel, vers le haut, « comme un mouvement de vol165 ». Et c’est justement après cette vision que, pour la première fois, écrit Pasolini, le dompteur « observe l’aigle » et « semble être en extase, comme pris par des contractions, d’un début de transe166 ». Grâce à la poésie M. Cournot accède à l’extase, à savoir à l’union avec ce sacré qui échappe à sa raison, union mystique qui fait qu’il commence à ressembler à l’animal sacré et à en assumer « on pourrait dire son expression167 ». Mais encore une fois, sa raison résiste, et cette fois, quasiment résigné, M. Cournot lit à l’aigle l’Encyclique Pacem in terris de Jean XXIII168. Mais l’aigle reste encore silencieux. La raison du dompteur, ayant à ce stade crise qui du symbolisme atteint au surréalisme et à l’existentialisme, est, de notre point de vue, une ascèse, non pas une descente, dans laquelle, pas après pas, le spleen baudelairien (et l’ennui de Leopardi), l’enfer de Rimbaud, la pureté de Mallarmé — et l’angoisse de Kierkegaard — l’inconscient de Freud… sont les sommets (est-ce que vous vous souvenez du slogan de la Renaissance “Homo est fere deus…”) de cette civilisation trop consciente, désespérée, mais non moins apte à suggérer un nouveau sens de la dignité humaine. Pour admettre ceci, il est nécessaire de participer à la souffrance, finalement complète, de l’existentialiste. Et en disant existentialiste, j’entends élargir le signifié de ce mot, selon certains termes extérieurs (néant, mort, destin, action…) par lesquels l’existentialiste n’est pas seulement celui qui s’intéresse à l’existentialisme, ou y milite, mais celui qui souffre consciemment et de manière totale, comme seulement une époque dans laquelle l’existentialisme est né, peut le consentir. Pour me faire comprendre clairement, je dirais que telle souffrance est celle d’un mystique qui n’attend pas la grâce. Et en réalité, la formule “existentialisme comme mysticisme athée” me semble séduisante plus que jamais. Dans l’existentialisme, on ne retrouve pas tous les symptômes de l’expérience mystique ? ». Pier Paolo Pasolini, « In margine all’esistenzialismo », dans Saggi politica e sulla società, op. cit., p. 30. (C’est nous qui traduisons.) Comme l’explique Bazzocchi, « Pasolini avait assumé Rimbaud comme auteur guide de sa formation, poète porteur de scandale littéraire et existential. » Marco Antonio Bazzocchi, Burattini filosofi. Pasolini dalla letteratura al cinema, Milan, Mondadori, « Sintesi », 2007, p. 119. C’est nous qui traduisons. 165. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 45. 166. Ibid., p. 46. 167. Ibid. 168. Pasolini est très fasciné par ce pape, auquel il dédie son Évangile selon saint Matthieu et le script en forme de poème intitulé Bestemmia : « à cet homme délicieux / que fut Jean XXIII ». Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, dans Tutte le poesie, t. II, op. cit., p.  995. C’est nous qui traduisons. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il choisit ici cette encyclique, centrée sur ces valeurs qu’il reproche au contraire au christianisme d’avoir oubliées, celles résumées en revanche dans son sous-titre : « Sur la paix entre

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épuisé toutes ressources, craque définitivement. M. Cournot touche au paroxysme de cette expérience traduisant parfaitement cette « crise de la présence » qui, pour Ernesto de Martino (historien des religions cher à Pasolini169), fait éprouver au sujet une angoisse profonde, angoisse exprimant « la volonté d’être là comme présence face aux risques de ne pas y être170 ». L’aigle incarne pour le dompteur cet « objet » qui, dans les moments « critiques de la présence171 », se soustrait au sujet en suscitant en lui la double expérience du monde et du moi qui se dérobent ainsi qu’une fuite de l’esprit dans un « monde absolument imaginaire, tissu d’idées délirantes et d’expériences hallucinatoires172 ». « Cette fois l’envolée est évidente 173 », écrit Pasolini en rajoutant ensuite : Lorsque, doucement, les images des mondes solitaires et préhumains s’éteignent. Voilà M. Cournot … […] qui, exalté, regarde l’aigle. Le livre lui tombe des mains et il va se percher sur le dossier de la chaise dans une position identique à celle de l’aigle, dans une sorte de ravissement, de « imitation aquilae174 ».

Le dompteur, qui voulait domestiquer et anthropomorphiser l’aigle, succombe au contraire à la puissance de cette présence sacrée et indomptable et sa raison s’effondre. À cet écroulement correspond non pas un anéantissement de son être, mais une conversion symptomatique qui prend la forme d’une véritable imitation de l’aigle. Cette imitatio aquilae, telle que Pasolini l’appelle, signe sa complète union avec ce sacré qui excède toute réduction intellectuelle, voire l’accès à la dernière des valeurs que l’aigle symbolise selon l’écrivain : la « Vie ». Pris par « une indomptable énergie, et comme pour l’extérioriser entre les passants qui se retournent étonnés, il court en agitant les bras comme des ailes175 », écrit-il à propos du dompteur dont l’expression est désormais celle « possédée et mystique du rapace176 ». M. Cournot est définitivement devenu aigle. Cependant, toutes les nations, fondée sur la vérité, la justice, la charité, la liberté ». Jean XXIII, Paix sur terre. Encyclique Pacem in terris, Paris, Éditions de la Parole, 1965. 169. Voir à ce propos Giuseppe Conti Calabrese, Pasolini e il sacro, op. cit., p. 102. 170. Ernesto de Martino, Œuvres, t. I : Le monde magique, tr. de M. Baudoux, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, « Les empêcheurs de penser en rond », 1999, p. 95. 171. Ibid., p. 160. 172. Ibid., p. 162. 173. Pier Paolo Pasolini, « Toto au cirque », op. cit., p. 48. 174. Ibid. 175. Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, op. cit., p. 711. C’est nous qui traduisons. 176. Ibid.

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comme le suggère clairement la formule utilisée par Pasolini pour décrire ce processus de transformation et la musique qui l’accompagne (La Passion selon saint Jean de Bach), cette imitatio acquilae est calquée sur la logique d’une imitation du Christ au sens chrétien. Grâce à ces indices, on peut reconnaître dans l’aigle, dans cet être irréductible et sauvage, un « nouveau Christ177 », pour reprendre la formule que Deleuze utilise pour qualifier Bartleby, mais un nouveau Christ incarnant cette « énergie barbare178 » que, comme le remarque Stefania Rimini, cette figure devrait émaner pour Pasolini. En parlant de son Évangile selon saint Matthieu ce dernier remarque : […] à la fin, la figure du Christ devrait avoir la même violence d’une résistance, quelque chose qui contredit la vie comme elle est en train de se configurer auprès de l’homme moderne, sa grise orgie de cynisme, ironie, brutalité pratique, compromis, conformisme, glorification de la propre identité dans les connotés de masse, haine pour toute diversité, rancœur théologique sans religion179.

L’aigle pasolinien possède cette violence fulgurante que l’écrivain attribue à la figure du Christ, comme le démontrent clairement les effets qu’elle suscite chez le dompteur. D’ailleurs, comme la musique de Bach le suggère bien, cette imitatio aquilae qu’évoque Pasolini est alimentée par un imaginaire christique renvoyant au moment le plus violent de l’Incarnation, à savoir la Passion et la Crucifixion du Christ. Ceci semble être confirmé par la lecture d’un passage d’Actes impurs qui déploie l’imaginaire christique sur lequel repose, chez Pasolini, l’expérience d’images troublantes qui, à l’instar de celle de l’aigle, dévoilent une irrationalité si 177. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 114. Notons à ce propos qu’Agamben aussi dédie un essai à la figure de Bartleby dans lequel, à partir de cette formule de Deleuze, il explique en quoi consiste selon lui la différence entre ce nouveau Christ et celui chrétien : « Comme en Joseph K., les critiques ont vu en Bartleby une figure du Christ (Deleuze dit : “un nouveau Christ”), qui vient pour abolir la vieille Loi et inaugurer un nouveau mandat (ironiquement, c’est l’avocat lui-même qui le rappelle : “A new commandment I give unto you, that ye love one another.”) Mais si Bartleby est un nouveau Messie, il ne vient pas pour racheter ce qui a été, mais pour sauver ce qui n’a pas été », écrit-il. Voir Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, tr. de C. Walter, Saulxures, Circé, 1995, p. 89. 178. Stefania Rimini, La ferita e l’assenza. Preformance del sacrificio nella drammaturgia di Pasolini, Acireale, Bonanno, Scaffale del nuovo millennio, 2006, p. 115. C’est nous qui traduisons. 179. Pier Paolo Pasolini, « Appendice a Il vangelo secondo Matteo », dans Il Vangelo secondo Matteo, op. cit., p. 673‑674. C’est nous qui traduisons.

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puissante qu’elles résistent à toute réduction ou abstraction de sens possibles. Après avoir réfléchi sur les « contradictions vitales180 » qui rendent l’existence « unique, incommunicable, paradoxale181 », Pasolini narre des épisodes impliquant des expériences suscitées par des images dont la nature ambivalente et irrationnelle évoque celle du Christ crucifié : J’attendais que le dîner soit prêt, je feuilletais certains feuillets qui avaient été distribués au cinéma comme réclame. Je me souviens d’une seule illustration mais je m’en souviens avec une précision qui me trouble encore. Combien je l’observais ! Quelle sujétion, quelle volupté elle me donna ! Je la dévorais avec les yeux, et tous mes sens étaient excités de pouvoir la goûter au fond. J’éprouvais alors le même spasme qui désormais me serre le cœur face à une image ou une pensée que je ne me sens pas capable d’exprimer. La figure représentait un homme renversé entre les pattes d’un tigre. De son corps, on voyait seulement la tête et le dos ; le reste disparaissait (je l’imagine maintenant) sous le ventre du fauve. Mais moi, je croyais au contraire qu’il avait été avalé, précisément comme une souris dans la gueule d’un chat… Le jeune aventurier, d’ailleurs, paraît encore vivant, et conscient d’être dévoré par le tigre merveilleux. Il gisait avec la tête renversée, dans une position quasi féminine — désarmé, nu. L’animal, cependant, l’avalait farouchement, < > avec un appétit sauvage. Devant à cette figure j’étais pris par un sentiment similaire à celui que j’éprouvais en voyant les jeunes garçons de Belluno, deux ans auparavant. Mais il était plus torpide. Je ressentais un frisson, comme un abandon182.

Au-delà des explications de cet épisode liées au désir homosexuel qui sont dévoilées dans les dernières lignes de ce passage, ce qui est intéressant de remarquer dans ce cadre est que le narrateur spécifie que le sentiment éprouvé face à cette image aussi violente que celle du supplicié chinois de Bataille, équivaut à celui qu’il éprouve au moment où, tout comme le dompteur, il fait l’expérience d’une image ou d’une pensée qu’il ne parvient pas à exprimer. Cette impossibilité suscite en lui un spasme angoissé mêlé à un exaltant désir de la comprendre véritablement, de la posséder intérieurement, qui se traduit chez lui, comme il advient dans Héliogabale et dans Mal vu mal dit, en un processus d’incorporation imaginaire183 (« Je 180. Pier Paolo Pasolini, « Appendice ad Atti impuri », dans Atti impuri, op. cit., p. 134. C’est nous qui traduisons. 181. Ibid. 182. Ibid., p. 135. 183. Des Oiseaux, petits et gros déploie aussi explicitement la même logique d’incorporation : le film se termine en effet justement avec la mort du corbeau dévoré par Toto et Ninetto, ce qui symbolise l’assimilation de la part de l’humanité de la connaissance qu’il a pu lui apporter : « Le corbeau “devait” être “mangé”, à la fin : celle-ci était

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la dévorais avec les yeux »), ressemblant à celui représenté dans cette image elle-même. Ce processus, à la fois d’incorporation et d’imitation, est mis en avant lorsque le narrateur poursuit sa réflexion et explique : Une fantaisie similaire, je l’ai eue quelques années auparavant, mais avant la puberté. Elle surgit, je crois, en voyant, ou en imaginant, une effigie du Christ crucifié. Ce corps nu, dont les hanches étaient à peine couvertes par un étrange bandeau (ce que je supposais être une discrète convention), suscitait en moi des pensées non pas ouvertement illicites, et en dépit des plusieurs fois que je regardais cette bande de soie comme s’il était un voile étendu sur un inquiétant abîme (c’était l’absolue gratuité de l’enfance), je tournais pourtant mes sentiments vers la piété et la prière. Ensuite, dans mes fantaisies, apparaît expressément le désir d’imiter Jésus dans son sacrifice pour les autres hommes. D’être condamné et tué même si tout à fait innocent. Je me vis suspendu à une croix, cloué. Mes hanches étaient succinctement enveloppées en ce lambeau léger, et une foule immense me regardait. Ce martyre public finit par devenir une image voluptueuse : et un peu à la fois je fus cloué avec le corps intégralement nu. Haut, sur la tête des présents — pris par la vénération, avec les yeux figés sur moi — je me sentais brûler face à un ciel turquoise et immense. Avec les bras ouverts, avec les mains et les pieds cloués, j’étais parfaitement désarmé, perdu. Quelquefois je m’accrochais avec les bras étendus sur un portail ou sur un arbre afin d’imiter le Crucifix ; mais je ne résistais pas à la bouleversante audace de cette position184.

La sensation, autant angoissante que voluptueuse, que le narrateur dit éprouver face à l’image de l’homme déchiré par le tigre est semblable à celle qu’il ressent face à celle du Christ crucifié, et le conduit, dit-il, à une sorte d’imitation imaginaire du Christ, dont le corps flagellé et cloué est exposé quasiment nu au regard de l’humanité. Ce passage est fondamental dans ce cadre, car il permet de mettre en avant que chez Pasolini aussi, non seulement existe un imaginaire christique qui travaille en profondeur ses œuvres — ce qui n’est pas surprel’intuition et le plan inéluctable de ma fable. Il devait être mangé, puisque de sa part il avait fini son mandat, accompli sa tâche, […] il devait y avoir l’“assimilation” de ce que de bon — ce minimum d’utile — que, pendant son mandat, il pouvait avoir donné à l’humanité. » Ce qui semble avaliser l’idée que, même si de manière beaucoup moins évidente, la transformation du dompteur en aigle implique l’accomplissement d’une assimilation de sa part de cet être sacré. Voir Pier Paolo Pasolini, « Appendice a Uccellacci e uccellini. Fasi del corvo », dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 825‑826. C’est nous qui traduisons. 184. Pier Paolo Pasolini, « Appendice ad Atti impuri », op. cit., p. 136. C’est nous qui traduisons.

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nant —, mais aussi que ce dernier semble être délié de la nécessité d’une ressemblance figurative185 avec l’image chrétienne du Christ. Le supplicié chinois de Bataille, l’homme de Masson, Héliogabale d’Artaud, la femme de Beckett, ainsi que l’aigle et l’homme dévoré par le tigre de Pasolini sont autant de figures qui s’avèrent être christiques, non pas en raison d’une ressemblance évidente à l’image du Christ, mais surtout grâce à ce qu’elles incarnent aux yeux du spectateur et aux effets qu’elles produisent chez qui les regarde. D’une manière ou d’une autre, toutes ces figures révèlent une irréductible contradiction de principes de laquelle découle l’impossibilité du sujet qui les observe de les objectiver et d’en saisir le sens ultime. Et c’est précisément l’ouverture du corps métaphorique de ces images qui, chez tous ces écrivains, crée un lien, explicite ou souvent juste suggéré par des indices textuels disséminés dans leurs œuvres, avec la figure du Christ au moment de l’accomplissement mystérieux de sa double nature, celui de la Crucifixion. La nature contradictoire de ces images qui provoque, chez qui en fait l’expérience, une forme d’imitation calquée sur celle chrétienne du Christ, mais déclenchant dans le sujet un processus conduisant à la folie et dû au fait que le « non-sens » que le sujet perçoit dévore tout, rien ne produit plus de sens. Plus particulièrement, l’expérience de ces figures étrangement christiques provoque dans le sujet une transformation intérieure qui se traduit en une singulière union mystique avec l’image qu’il observe, union qui correspond plutôt à une incorporation imaginaire impliquant l’assimilation du même mode d’être irrationnel que ces figures dévoilent renvoyant à celui du Christ crucifié. Le sujet mange symboliquement l’image sacrée qu’il observe186, tout comme le fidèle mange le corps du Christ pendant le rite eucharistique. Sauf que cette union est loin de comporter un perfectionnement de son être. Elle a, au contraire, comme effet une perte de la raison (se traduisant parfois en une perte symbolique de la 185. À l’instar de Deleuze, on conçoit ici la « figuration » comme processus indiquant « à la fois l’illustratif et le narratif ». Gilles Dleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation [1984], Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 2002, p. 39. 186. Il nous semble intéressant à cet égard de noter que dans ce processus, le sujet en réalité, d’une part, « dévore » symboliquement l’objet sacré de son expérience, tandis que, de l’autre, même si de manière plus implicite, il est en même temps mangé par lui. En l’incorporant, il s’avère en effet être complètement absorbé de l’intérieur, autant dans le corps que dans l’esprit, par les profondeurs du non-sens. « Le nonsens », écrit Deleuze en pensant notamment à Artaud, « a cessé de donner le sens à la surface ; il absorbe, il engloutit tout sens, aussi bien du côté du signifiant que du signifié. Artaud dit que l’Être, qui est non-sens, a des dents. » Ibid., p. 111.

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tête) due au surgissement intérieur d’une indigeste contradiction entre sens et intelligence, entre le corps et l’esprit, entre voir et comprendre, entre présence et absence de sens, contradiction qui, à son point paroxystique, détermine la mort imaginaire du sujet rationnel. Cette mort symbolique n’aboutit pas à l’anéantissement du sujet mais à une métamorphose de ce dernier, impliquant une nouvelle espèce d’union (dans la contradiction) du corps et de l’esprit. Et c’est précisément dans l’éclatement intérieur de ce « contraste entre perfection et imperfection, entre esprit et chair187 », et notamment dans la cohabitation de ces contraires au sein de l’être humain que Pasolini voit une forme d’ouverture capable de projeter l’homme dans l’infini. « J’ai toujours pensé », écrit-il, « que le seul attribut non pas faux prédicable de notre existence est “infini”188. » En outre, cette singulière forme d’imitation du Christ crucifié, imitation fondée sur l’incorporation et sur l’éclatement intérieur de sa nature contradictoire, affecte profondément l’être du sujet qui la vit, au point de bouleverser aussi les formes de sa pensée. Elle produit ce qu’Artaud appelle un « écrasement du corps et de l’âme », une « espèce de resserrement de tous [l]es nerfs » et un « désarroi de l’esprit » qui remettent en cause même la possibilité d’« avoir de la pensée189 » et qu’elle « puisse répondre à toutes les circonstances du sentiment et de la vie. Mais principalement se répondre à soi190. » Cette angoissante expérience de prise de conscience des limites de la pensée requiert une métamorphose radicale du mode d’être du sujet, afin 187. Pier Paolo Pasolini, « Appendice ad Atti impuri », op. cit., p. 134. Notons qu’avec cette distinction entre « esprit » et « chair », « perfection » et « imperfection », Pasolini entend, comme le souligne Neil Novello dans Pier Paolo Pasolini, une coprésence du « littéraire » — on dirait plutôt « le verbal » — et de l’« humain », à savoir un enjeu intérieur et dans la contradiction, entre le spirituel et le matériel, le sensible et le rationnel, que Pasolini expose afin de « défendre l’“infini” dans le poète », comme le dit le critique pasolinien. Voir à ce propos Neil Novello, Pier Paolo Pasolini, Napoli, Liguori Editore, « Script. Protagonisti della cultura europea », 2007, p. 29. C’est nous qui traduisons. 188. Pier Paolo Pasolini, « Appendice ad Atti impuri », op. cit., p. 134. C’est nous qui traduisons. 189. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 115. « Mais il s’agit justement de savoir », écrit Artaud, « si la vie n’est pas plus atteinte par une décorporisation de la pensée avec conservation d’une parcelle de conscience, que par la projection de cette conscience dans un indéfinissable ailleurs avec une stricte conservation de la pensée. Il ne s’agit pas cependant que cette pensée joue à faux, qu’elle déraisonne, il s’agit qu’elle se produise, qu’elle jette des feux, mêmes fous. Il s’agit qu’elle existe. » Ibid. 190. Ibid.

Chapitre 4 — Images sacrées, images du Christ 193

qu’il puisse trouver une adéquation entre cette transformation intérieure et le besoin de formuler une nouvelle forme de savoir sur la vie. Ces changements déterminent un retour à un état pré-rationnel, plus sauvage et incarné de l’esprit, retour impliquant le jaillissement d’une pensée qui, au lieu de déboucher sur l’intelligence et sur la raison, reste profondément enracinée dans l’imagination et donne lieu à une forme de connaissance visuelle qui est elle-même brutalement christique. Après une telle expérience, la raison s’avère incapable d’abstraire quoi que ce soit de ce qu’Artaud appelle la « chair pantelante des choses191 ». Elle reste ancrée dans la matérialité sensible des êtres et des choses et, au lieu de procéder par idées, fonctionne par images. Mais il s’agit d’images qui restent ouvertes et inobjectivables puisque, à l’instar du corps du Christ au moment de la Crucifixion, elles s’avèrent traversées par une troublante coprésence de sens et de non-sens. Le sujet accède à une forme de connaissance in-finie mais sacrée, à la fois poétique et christique. Et si, face à la vision du Christ qui meurt, l’oiseau pasolinien reste aveugle et planté sur sa lisière, le sujet qui vit cette expérience déchirante parvient au contraire à une forme d’imitation du Christ qui lui ouvre l’accès à la vision de ce que Pasolini, dans le poème « La Passion » du Rossignol de l’Église catholique appelle « le ciel / infini de l’existence192 ». Grâce à cette expérience, il atteint une sorte de « gai savoir » tel que Nietzsche l’entend, une connaissance plus authentique de la vie, de cette « vie » qui, comme l’écrit Artaud dans L’Ombilic des limbes, n’est que « brûler des questions193 ». Le sujet parvient à une forme de connaissance visuelle, toujours en activité et impossible à figer en un discours idéal, achevé et rationnel, car constamment à la poursuite de cet inconnu qui s’est dévoilé à lui mais qui résiste à et s’insurge contre toute tentative de l’esprit d’en fixer et d’en objectiver le sens. C’est ce que Beckett met en scène par le biais du monologue de Bouche dans Pas moi : BOUCHE. — […] ce matin-là d’avril… ainsi qu’il raisonne… car ce matin-là d’avril… elle fixant de l’œil… une lointaine clochette… tout en lui courant sus… la fixant de l’œil… pour pas qu’elle lui échappe… ne voilà-t-il pas que tout s’éteint… de soi-même… toute cette clarté… sans aucun… aucun… de sa part… ainsi de suite… à l’avenant… vaines spéculations… et pas un bruit… doux silence de tombe… quand soudain elle — quoi ? … le bourdon ? … oui… silence de tombe à part le bourdon… soi-disant… quand

191. Antonin Artaud, lettre à Gaston Ferdière du 12 juillet 1943, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 891. 192. Pier Paolo Pasolini, « La Passion » (Le Rossignol de l’Église catholique), op. cit., p. 185. 193. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 105.

194 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

soudain elle sent venir des — … quoi ? … qui ?... non !... elle !... (pause et deuxième geste)… sent venir des… des mots… imaginez194 !

Cette réplique est constituée d’une suite irrationnelle et pantelante de mots dans laquelle on peut voir une parfaite traduction de cette espèce de connaissance en activité et visuelle (« fixant de l’œil »), christique et sacrée (« ce matin-là d’avril... ») qui ne se détache pas de l’expérience de ce « quelque chose » qui s’offre à son regard, mais fuit toute fixation langagière définitive. Cette connaissance dévoile un fourmillement de significations (« le bourdon... »), mais aussi un brutal manque de sens ultime (« sans aucun… aucun… »), qui engendre non seulement de multiples questionnements (« elle — quoi ? … le bourdon ? », « … quoi ? … qui ? ») destinés à rester sans réponse (« vaines spéculations… »), mais aussi une tension intérieure entre le besoin de fixer discursivement cette expérience (« sent venir des… des mots… ») et l’impossibilité de le faire (« … »). Il s’agit d’une tension qui, tout en dirigeant le langage vers son propre épuisement (« doux silence de tombe »), reste à jamais irrésolue, car cette forme de connaissance « ne franchit pas le saut vers le néant et la disparition, ni vers la totalité de l’absolu » mais reste, comme le dit François Noudelmann, dans « l’instabilité d’une approche verbale et visuelle195 » potentiellement infinie. « Comme folle… et ne peut pas l’arrêter… impossible l’arrêter… quelque chose qu’elle… quelque chose qu’il faut qu’elle — 196 » dit Bouche, comme si elle était prise par cette « vitalité terrifique » dont parle Artaud dans Le Pèse-nerfs197 et qui, dans le personnage beckettien, provoque un vomissement de mots et un trouble langagier qui trahit une sorte de « boulimie du sens et du non-sens198 » telle que l’appelle Beckett dans Les Os d’Écho.

194. 195. 196. 197.

Samuel Beckett, Pas moi, dans Oh les beaux jours [1963], Paris, Minuit, 1974, p. 86. François Noudelman, Beckett ou la scène du pire, op. cit., p. 77‑78. Samuel Beckett, Pas moi, op. cit., p. 91‑92. Une « vitalité terrifique », impliquant un singulier et contradictoire mode d’être de la pensée qu’Artaud semble décrire et expliquer ainsi dans Le Théâtre et son double : « L’expression vraie cache ce qu’elle manifeste. Elle oppose l’esprit au vide réel de la nature, en créant par réaction une sorte de plein de la pensée. Ou si l’on préfère, par rapport à la manifestation-illusion de la nature, elle crée un vide dans la pensée. » Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 547. 198. Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, tr. de É. Fournier, Paris, Minuit, 2002, p. 42. Pour un approfondissement de l’acte de l’incorporation alimentaire chez Beckett, voir le chapitre « Sous le signe de Cronos. Cannibalisme et oralité » de Yann Mével, L’Imaginaire mélancolique de Samuel Beckett. De Murphy à Comment c’est, Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux titre », 2008, p. 357‑373.

Chapitre 5 Le regard : véhicule du sublime Joignant la vision et l’aveuglement, l’image et le jugement, le fantasme et le langage, le sommeil et la veille, le jour et la nuit, la folie au fond n’est rien, car elle lie en eux ce qu’ils ont de négatif. Mais ce rien, son paradoxe est de le manifester, de la faire éclater en signes, en paroles, en gestes1.

P

our comprendre comment se manifeste, dans l’œuvre de ces auteurs, cette « inextricable unité d’ordre et désordre, de l’être raisonnable des choses et de ce néant2 » qu’est, selon les mots de Foucault, « la folie », il est nécessaire de s’arrêter plus dans le détail sur le processus par lequel on accède à cette « sagesse du fou3 » telle que l’appelle Pasolini. Or, « la folie commence », dit Foucault, « là où se trouble et s’obscurcit le rapport de l’homme à la vérité4 » et, d’après le parcours fait jusqu’ici, le lieu où se rapport se perturbe semble être l’œil, cet « Œil de chair qui ne voit pas5 », 1. Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, « Tel », 1972, p. 261. 2. Ibid. 3. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, dans Poésies. 1947‑1970, op. cit., p. 84. 4. Michel Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 259. 5. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste, op. cit., p. 914. (C’est nous qui traduisons.) Pasolini utilise la même expression qu’on retrouve, entre autres, dans Mal vu mal dit de Beckett. Dans sa biographie de Beckett, Konwlson souligne à ce propos que les carnets de notes de l’écrivain montrent que pendant la période d’écriture de Mal vu mal dit, parmi d’autres lectures, Beckett avait bien en tête le livre de Job. Le biographe reconnaît ainsi dans l’expression « œil de chair » une référence au verset de ce livre de la Bible dans lequel Job en s’adressant à Dieu lui demande : « As-tu

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mentionné par le sujet des Poèmes marxistes pasoliniens et ressemblant, comme on a pu le voit, à ceux évoqués dans les écrits de Beckett. C’est là que le rien dont parle Foucault prend forme. Dans La Mort et l’homme, le texte qui accompagne le dessin éponyme qui représente « un homme qui tomb[e] dans le vide6 », Artaud dit avoir voulu traduire sur la page une sensation qu’il a éprouvée et qu’il définit justement comme une « espèce de décollement de la rétine7 ». Alors que dans La Religion de mon temps, Pasolini décrit ainsi une expérience vécue en observant le paysage ombrien : Entre des horizons que le bleu d’Ombrie recouvre évanoui de torrents ensoleillés de crêtes labourées qui se perdent dans les hauteurs du ciel, si pures qu’elles fêlent la cornée, ou dans les vallées qui ouvrent des clartés de baies, toi, inconsciente voiture — pour laquelle je ne suis qu’un corps passant dans le cuir — et toi qui la conduis, et qui, dans ce poids à tes côtés — alors que tu lui parles, compréhensif et prodigue —  ne vois qu’un excès de vie… il y a quelque chose qui, sans rapport, un mélange de tendresse et de haine, d’enthousiasme effrayé et d’ennui fiévreux, se produit sans être vu de vous. Et dans cet événement, une destruction monstrueuse se produit, tout en resplendissant de joie. C’est le moi qui se consume8.

Face à ce monde sur lequel le sujet pasolinien dit passer « comme s[’il] n’étai[t] qu’un œil9 », il vit une expérience qui « fêle la cornée10 » et des yeux de chair, Vois-tu comme voit un homme ? » (Job 10:4, Bible Louis Second). James Knowlson, Beckett, op. cit., p. 841. 6. Antonin Artaud, La Mort et l’homme [1946], dans Œuvres, op. cit., p. 1045. 7. Ibid. 8. Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 207. 9. Ibid., p. 229. 10. Dans des termes très similaires, Pasolini fait référence à une affection de la cornée aussi dans la poésie « Picasso » (« Voici l’Expression / qui s’attache à la cornée et au cœur / passion non demandée, pure et aveugle ») et dans le script de L’Évangile selon Matthieu lorsqu’il décrit l’effet de la Transfiguration du Christ auprès des apôtres qui l’observent, à savoir Pierre, Jacques et Jean (Mt 17:1‑9, Mc  9:2‑9 et Lc  9:28‑36) : « Un nuage lumineux, d’une blancheur qui égratigne la cornée, est en face d’eux et dissipe sur le Christ, lointain, debout face à eux : plonge dans la très violente

Chapitre 5 — Le regard : véhicule du sublime

197

qui trouve son origine dans la manifestation dans le monde d’un « quelque chose » d’« invisible » mais ayant la puissance de déclencher en lui une forme de « cécité ». Le sujet se retrouve face à la manifestation dans le monde d’un élément dont il perçoit l’action, mais qu’il ne parvient pas à saisir. Pour cette raison il se sent « impuissant / aveugle, prisonnier de l’excès / de vision11 », explique Pasolini. L’impuissance que le sujet ressent est le prélude à un changement intérieur dont l’origine réside en un trouble de la vision qui provoque une « destruction du Moi » et atteint à son être en le remettant complètement en question. L’œil est une « thèque du mal12 » écrit Beckett, c’« est une bévue13 » : il est le lieu de la faille originaire affectant le rapport du sujet rationnel avec le monde, car c’est dans et par l’organe de la vue que s’introduit en lui cet élément inconnu qui perturbe le fonctionnement de l’esprit et produit une « erreur14 » susceptible d’impliquer un bouleversement total de la vision du réel et de causer une remise en doute radicale de son rapport au monde, à soi-même et à la vérité. Comme le rappelle Derrida dans Mémoires d’aveugle, « avant que le doute ne devienne un système, la skepsis est chose des yeux, le mot désigne une perception visuelle, l’observation, la vigilance, l’attention du regard au cours de l’examen15 ». Face à l’expérience de cette présence insaisissable qui se manifeste au sujet dans son expérience du monde, c’est « œil16 » qui est tout d’abord atteint et qui, comme le dit la voix de L’Innommable, « supplie qu’on s’occupe de lui, qu’on fasse quelque chose pour lui, qu’on l’aide17 […] ». L’œil de chair « appelle le regard18 », il appelle l’œil de l’esprit, celui censé transformer en connaissance ce que l’autre perçoit. Et pourtant, quelque chose dans ce processus ne marche pas. Par cette expérience, le sujet se retrouve dans lumière du plein jour, sans un brin d’ombre, habillé de soie et d’or. » Le retour de cette expression dans ce contexte semble ainsi confirmer tant la valeur sacrée qui la sous-tend dans l’œuvre de l’écrivain. Pier Paolo Pasolini, Le ceneri di Gramsci, op. cit., p. 787. C’est nous qui traduisons. 11. Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 207. 12. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 137. 13. Ibid., p. 175. 14. Comme l’écrit Foucault, « avec l’erreur, [la folie] a en commun la non-vérité, et l’arbitraire dans l’affirmation ou la négation ». Michel Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 260. 15. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1990, p. 9. 16. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 179. 17. Ibid. 18. Ibid.

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l’impossibilité de choisir entre « deux hypothèses19 » sans synthèse possible. En empruntant des mots de Didi-Huberman, on pourrait dire que cette expérience impose au sujet de choisir entre « savoir sans voir » ou « voir sans savoir20 », ce qui implique « [u]ne perte dans tous les cas21 ». Si l’homme « choisit de savoir22 », il doit renoncer à une authentique « vision de ce qui est » et anéantir dans le discours l’irrationalité de cette vision en faveur de « l’unité de la synthèse ». Il perd « le réel de l’objet, dans la clôture symbolique du discours23 ». Tandis que s’il choisit de « voir », il doit s’ouvrir au non-savoir qui se répand en lui et bouleverse sa compréhension du réel. Le sujet doit, dans ce cas, accepter de perdre « l’unité d’un monde clos pour se retrouver dans l’ouverture inconfortable d’un univers désormais flottant, livré à tous les vents du sens24[…] ». Dans ce cas, cette présence insaisissable « disloquera le sujet du savoir, vouant la simple raison à quelque chose comme une déchirure25 ». Le choix entre ces deux voies est extrêmement difficile, voire impossible. C’est pourquoi cette expérience risque de plonger le sujet dans une tension insoluble qui, chez ces écrivains, se traduit en une scission symbolique des yeux. Encore une fois, c’est dans les yeux que surgit une contradiction insoluble entre voir et comprendre, entre voir et savoir, mais aussi entre le « visible » et le « visuel », pour reprendre les termes que Didi-Huberman utilise pour indiquer, d’une part, tout ce qui dans le monde répond à une certaine « convenance de l’aspect » (le « visible ») et, de l’autre, tout ce qui vient troubler cette vision (le « visuel »). Le « visuel » est à entendre donc comme le « travail de l’antithèse visible, [le]paradoxe en acte de la visibilité, [le] travail du dissemblable et de l’insoutenable26 » qui se manifeste à l’homme dans son rapport avec le monde qui l’entoure. Dans 19. 20.

Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, op. cit., p. 9. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 172. 21. Ibid. 22. Ibid. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Didi-Huberman écrit à propos de la distinction et du rapport entre « visible » et « visuel » : « Le visible demande à être révélé, en un sens quasi hégélien : il exige son assomption — formule incarnationnelle classique — par le divin et par là même, se rend capable d’inclure toutes les contradictions du figuré et de l’infigurable. C’est alors qu’il devient le visuel […] ». Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 123.

Chapitre 5 — Le regard : véhicule du sublime

199

un entretien avec Bertolucci, Pasolini parle en revanche de la perception « la limite du contraire27 », expression avec laquelle il désigne un seuil qui émerge lorsqu’on reconnaît dans le réel un « résidu — impossible à éliminer28 ». C’est ce reste inassimilable qui affecte la vision en faisant l’œil le réceptacle d’un vide, un organe « cave29 », dit Bataille, tandis que chez Beckett, les yeux deviennent des « trous30 », tels que les appellent ses personnages. L’importance des yeux dans cette expérience permettant au sujet de « reconnaître l’inconnu31 » est fondamentale. Cela est évident dans Théorème de Pasolini, lorsque, pour décrire le personnage énigmatique au centre du récit, le narrateur dit qu’il suffit de suivre les regards qui le contemplent32, en notant cependant que « progressivement33 », cette contemplation « finit […] par devenir intolérable34 ». Comme le dit la voix de L’Innommable, l’œil « c’est pour pleurer 35», il est le véhicule par lequel a lieu l’intériorisation d’un manque bouleversant. Pour expliquer ce processus, Bataille reprend, dans L’Expérience intérieure, un extrait de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot :

27.

Pier Paolo Pasolini, « Il cinema secondo Pasolini », op. cit., p. 2893. C’est nous qui traduisons. 28. Ibid. 29. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 121. 30. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 202. 31. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 119. 32. Cf. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 26‑29. 33. Ibid., p. 29. 34. Ibid. 35. « Les larmes », écrit Beckett à propos des yeux de l’Innommable, « en jaillissent presque sans arrêt, on ne sait pas pourquoi […] peut-être qu’il pleure pour ne pas voir, quoiqu’il semble difficile de lui attribuer une initiative de cette force. » Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 149. L’importance des larmes comme expression de la douleur mais aussi comme élément qui affecte la vue est soulignée par Derrida qui, dans Mémoires d’aveugle, en parlant du « savoir scopique de l’animal rationnel » dit à ce propos : « L’homme seul sait aller au-delà du voir et du savoir, car seul il sait pleurer […]. Seul il sait voir ça, l’homme, que les larmes sont l’essence de l’œil — et non la vue. L’essence de l’œil est le propre de l’homme. Contrairement à ce qu’on croit savoir, le meilleur point de vue (le point de vue aura été notre thème) est un point source est un point d’eau, il revient aux larmes. L’aveuglement qui ouvre l’œil n’est pas celui qui enténèbre la vie. L’aveuglement révélateur, l’aveuglement apocalyptique, celui qui révèle la vérité même des yeux, ce serait le regard voilé des larmes. Il ne voit ni ne voit pas […]. » Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, op. cit., p. 128.

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La nuit lui parut bientôt plus sombre, plus terrible que n’importe quelle autre nuit, comme si elle était réellement sortie d’une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. C’était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l’inondaient, et le corps transformé en un esprit démoniaque cherchait à se les représenter. Il ne voyait rien et, loin d’être accablé, il faisait de son absence de vision le point culminant de son regard. Son œil, inutile pour voir, prenait des proportions extraordinaires, se développait d’une manière démesurée et, s’étendant sur l’horizon, laissant la nuit pénétrer en son centre pour se créer un iris. Par ce vide, c’était donc le regard et l’objet du regard qui se mêlaient. Non seulement, cet œil qui ne voyait rien appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme un objet, ce qui faisait qu’il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d’une image au moment tragique où ce regard était considéré comme la mort de toute image36.

Ce passage résume parfaitement la paradoxale expérience de ce « quelque chose de réel37 » contre lequel le sujet se « heurt[e]38 » et qu’il perçoit comme « glisser en lui 39», sensation décrite par Blanchot comme celle d’« un corps étranger [qui] s’était logé dans [l]a pupille » de Thomas « et s’efforçait d’aller plus loin40 ». Ce quelque chose d’obscur perce un vide dans l’œil par lequel il parvient à atteindre l’être du sujet. L’obscurité se répand en lui, mais une obscurité qui grouille d’images « échappant à toute interprétation41 », comme celle de ce corps étranger qui l’a blessé. Il ne s’agit en effet pas de l’incorporation d’un « petit objet, mais d’arbres entiers, de tout le bois frissonnant encore et plein de vie42 ». Son intériorisation, comme celle de la femme de Mal vu mal dit, va avec celle du réel tout entier qu’il résume en soi43. La pensée se transforme ainsi en un abîme plein dans lequel il est impossible de mettre de l’ordre, puisque 36.

Maurice Blanchot, dans Georges Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 121. Voir aussi Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1950, p. 17‑18. À propos des rapports entre Bataille et Blanchot, voir le chapitre « Bataille and Blanchot: The Dialogue behind Inner Experience » dans Andrew Hussey, The Inner Scar. The Mysticism of Georges Bataille, Amsterdam, Rodopi, « Faux titre », 2000, p. 78‑102. 37. Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, op. cit., p. 18. 38. Ibid. 39. Ibid. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 19. 42. Ibid., p. 18. 43. À l’aveuglement que cette expérience provoque s’ajoute en même temps cette « vision du dedans » dont parle Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit, à savoir l’accom-

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vision et aveuglement, dedans et dehors, savoir et non-savoir s’y retrouvent confondus44. Dans le texte de Blanchot, un tel processus implique une coïncidence entre l’œil et la réalité qu’il observe, voire que sa pupille se fond et se confond avec l’élément qui provoque une telle expérience45. Cette expérience, à la fois angoissante et ravissante, touche autant au corps qu’à l’esprit. « Les sentiments l’habitèrent », écrit Blanchot à propos de Thomas, « puis le dévorèrent. Il était pressé, dans chaque partie de sa chair, par mille mains qui n’étaient que sa main46 ». La sensation éprouvée par Thomas ressemble à celle au centre de la « Description d’un état physique » d’Artaud (L’Ombilic des limbes), lorsqu’il parle d’« [u] ne exacerbation douloureuse du crâne », d’« une coupante pression des nerfs », voire d’« un état d’engourdissement douloureux » provoqué par un dysfonctionnement dans le processus de « classement instantané des choses dans les cellules de l’esprit47[...] ». À son tour, cela se rapproche de cette troublante « condition humaine48 » dont parle le sujet de L’Innommable de Beckett, celle de n’être « que des nerfs à vif arrachés à l’hé-

plissement d’une vision intérieure qui forme « la texture imaginaire du réel». Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 24. 44. En note au premier chapitre de L’Expérience intérieure, Bataille, en travaillant sur les rapports entre mysticisme et imagination poétique, explique : « L’“expérience” […] est la source de visions. L’esprit dépasse ses limites avec tant de force que tout un monde, en apparence extérieure, entre en fait dans sa dépendance. Ce qui est contemplé dans l’expérience est perçu avec une intensité surprenante et dans des conditions de trouble général. L’évidence touchant le fait lui-même — l’intensité — glisse sans peine d’une notion insaisissable à l’objectivation sous une forme prévisible. Un visionnaire, sans doute, triche moins péniblement qu’un philosophe, mais c’est toujours la comédie. » Or, chez Bataille, il s’agit justement de corriger l’erreur dans laquelle les « visionnaires », en particulier les mystiques, tombent. Il conteste en effet toute forme d’objectivation discursive de ces visions, qu’elle soit celle des philosophes ou des mystiques. Georges Bataille, « Notes », L’Expérience intérieure, op. cit., p. 428. 45. Une image très similaire revient aussi dans Mal vu mal dit de Beckett, dans lequel la femme, entourée par les douze figures, est décrite comme le centre noir (la pupille) d’une circonférence toute blanche (l’œil) composée par les figures qui l’entourent, mais qui restent invisibles à cause de la neige qui les recouvre. « Sous le ciel sombre et bas le nord est perdu. Les douze sont là effacés par la neige. Si elle levait les yeux elle n’en verrait pas. Elle, par contre, est d’un noir immaculé n’ayant reçu le moindre flocon. » Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit. p. 41. 46. Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, op. cit., p. 19. 47. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 110. 48. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 128.

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bétude, avec l’épouvante y afférente, et le feu à la cervelle49 », sensation provoquée par ces « contraires dans le cœur50 » évoqués également dans Murphy. Tandis que dans La Religion de mon temps, le sujet mentionne un « imperceptible, sourd, obscur / sentiment qui [l]’empoisonne51 » et une présence qui « tournoie pour elle-même », qui « bat aux tempes, désordonnée » et « remplit le cœur de pus52 » en causant une « impatience fiévreuse / des nerfs53 » qui l’affecte profondément. Par le biais de cette expérience issue d’un trouble de la vision, le sujet se retrouve affecté autant dans le corps que dans l’esprit. « Le corps (qui est cœur) », explique Artaud dans une de ses lettres, « ne peut pas être corps s’il n’a pas souffert un jour tout le mal de l’esprit et de son éternelle ambivalence54 », à savoir s’il n’a pas éprouvé des « émotions d’images », écrit-il, capables de percer la « colonne vertébrale » et d’arriver jusqu’au « cœur55 » qu’elles secouent comme des ondes. Le regard devient ainsi le véhicule par lequel le sujet vit face au monde une expérience « esthétique », au sens étymologique du terme et, plus précisément, une expérience « sublime56 ». La notion de sublime permet, en effet, d’expliquer de manière pertinente tant les effets spirituels et corporels engendrés par ce vécu perturbant. D’ailleurs, l’œil est aussi l’organe privilégié de l’expérience du sublime. Cette dernière relève en effet de ce qui est perçu, selon la définition donnée par Edmund Burke, comme « sombre, incertain, confus, terrible57 », à savoir d’un objet qui, 49. Ibid. 50. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 11. 51. Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 331. Notons que Pasolini parle d’un sentiment de rage, mais d’une rage qui ressemble de près à celle éprouvée par M. Cournot face à l’aigle et issue de l’expérience des limites de sa raison. 52. Ibid., p. 332. 53. Ibid. 54. Antonin Artaud, lettre à Jean Dequeker du 6 avril 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 979. 55. Antonin Artaud, « Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras », op cit., p. 929. 56. Il est important de noter à cet égard que l’idée du sublime, originairement étudiée par Pseudo-Longin (dans le Traité du sublime, selon la traduction de Boileau) comme un élément du discours, passe avec Burke dans le champ de l’esthétique, dans lequel le sublime s’affirme en opposition à la catégorie du « beau ». À propos de l’évolution de l’histoire de l’idée du sublime voir Pierre Hartmann, Du sublime (de Boileau à Schiller), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997. 57. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, tr. de B. Saint Girons, Paris, J. Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 1990, p. 123.

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comme l’écrit Milton dans Le Paradis perdu, « dépasse les sens58 » en les affectant par excès et en agissant par conséquent sur l’esprit aussi et, tout d’abord, sur l’imagination. Comme l’explique Burke, dans l’expérience du sublime c’est notamment « l’imagination [qui] est affectée59 » et l’est avec une violence telle que « le grand pouvoir du sublime […] loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe et nous entraîne avec une force irrésistible60 ». En cela consiste le plaisir ambigu qu’elle provoque et dont parle Kant aussi61. Pierre Hartmann l’explique et le résume en ces termes : Dans la perception du sublime, l’homme jouit d’une extension de ses facultés intellectuelles, là où il ne croyait jouir que du spectacle de la nature. […] Dans la perception du sublime, la faculté imaginative se dilate démesurément ; l’infinité de l’univers l’effraye au point qu’elle prend peur et recule devant l’extension de sa propre activité. Habituée à travailler de concert avec l’entendement, à se mouvoir dans un espace fini obéissant à des règles d’une rassurante régularité, l’imagination vacille. À l’émerveillement s’emparant de l’esprit devant le spectacle de l’immensité de l’univers, se superpose un sentiment de crainte relatif à sa propre audace62.

On est très proches de la sensation décrite par Artaud dans son commentaire du dessin La Mort et l’homme et traduisant un angoissant saut de l’esprit au-delà du réseau protecteur de la raison. Parallèlement, cette perception du sublime ressemble à celle décrite dans le dernier paragraphe de Cap au pire de Beckett : « Un trou d’épingle. Dans l’obscurissime pénombre. À des vastitudes de distance. Aux limites du vide illimité. D’où pas plus loin. Plus mèche néant. Plus mèche encore63. » Les derniers mots 58.

John Milton, Le Paradis perdu, présentation, traduction et notes de A. Himy, Paris, Imprimerie nationale, « La Salamandre », 2001, p. 511. Il est important de noter à ce propos que Le Paradis perdu de Milton est l’une des sources principales du traité de Burke et que le poème miltonien est cité aussi dans les études sur le sujet de Kant et de Schiller. Voir à ce propos la partie introductive de Martina Della Casa, « Le sublime de Paradise lost en traduction : Paolo Antonio Rolli et Louis Racine », Atelier de traduction, no 26, 2016, p. 85‑87. 59. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 66. 60. Ibid., p. 120. 61. Conformément à la tradition qui le précède et en faisant référence au « royaume infernal » décrit par Milton dans Le Paradis perdu, Kant défini le sublime comme un « plaisir mêlé d’effroi ». Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, « Critique des textes philosophiques », 1980, p. 18. 62. Pierre Hartmann, Du sublime (de Boileau à Schiller), op. cit., p. 66. 63. Samuel Beckett, Cap au pire, tr. de É. Fournier, Paris, Minuit, 1991, p. 62.

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du texte beckettien, autre virtualité textuelle de l’opération autour de laquelle s’articule Mal vu mal dit, ouvrent sur une expérience qui dépasse largement les limites de l’esprit rationnel. La nature excessive et in-finie de cette expérience aide à comprendre pourquoi Artaud écrit : « On n’explique pas le sublime, la poésie, la métaphysique, dieu, […] parce qu’il est absurde, irrationnel, illogique d’expliquer l’Infini par le fini64 » et par la « connaissance rationnelle65 ». Le sentiment angoissant qui caractérise l’expérience du sublime, mais aussi son aspect ravissant, est effectivement lié à la sensation d’une nouvelle et vertigineuse ouverture de l’esprit au-delà des limites de la raison. « Le sentiment sublime », note Lyotard dans ses Leçons sur l’analytique du sublime, « n’est, à cet égard, que l’irruption, dans et à la pensée, de ce sourd désir d’illimitation66 », le même désir que pour Artaud mène vers « l’ouverture / de notre conscience / vers la possibilité / démesurée, inlassable et démesurée67 ». Cette « explosive nécessité68 », que l’expérience du sublime fait éclater et se traduisant en un dépassement des limites de l’esprit et de la pensée est, dit Burke, de l’ordre du plaisir, certes, mais d’un plaisir négatif. Une telle ouverture, en effet, produit une sensation à la fois de vertige et de péril qui se traduit en une « tension, une contraction ou une violente émotion dans les nerfs69 ». Dans son commentaire du dessin L’Art et la mort, Artaud décrit une expérience de l’ordre du sublime et met bien en avant son caractère double : Tout ce qui […] abandonne le domaine de la perception ordonnée et claire, tout ce qui vise à créer un renversement des apparences, à introduire un doute sur la position des images de l’esprit les unes par rapport aux autres, tout ce qui provoque la confusion sans détruire la force de la pensée jaillissante, tout ce qui renverse les rapports des choses en donnant à la pensée bouleversée un aspect encore plus grand de vérité et de violence, tout cela

64. Antonin Artaud, « Une “Histoire des religions” écrite du seul point de vue de l’homme » [1934], dans Œuvres, op. cit., p. 482. 65. Ibid. 66. Lyotard explique que, dans l’expérience sublime, « la pensée défie sa propre finitude, comme fascinée par sa démesure. C’est ce désir d’illimitation qu’elle sent dans l’“état” sublime : bonheur et malheur. » Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du Sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 75. 67. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu [1947], dans Œuvres, op. cit., p. 1647. 68. Ibid., p. 1649. 69. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 222.

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offre une issue à la mort, nous met en rapport avec des états plus affinés de l’esprit au sein desquels la mort s’exprime70.

Vivre jusqu’au bout une expérience sublime, signifie de passer par une espèce de mort : non pas une mort réelle, mais une mort imaginaire : « une mort antérieure71 » à la mort elle-même, comme le dit Pasolini. Et ce qui est particulièrement relevant dans ce cadre est que, dans les écrits de ces auteurs, ce vécu angoissant est régulièrement associé au calvaire, comme dans Les Cendres de Gramsci, lorsque Pasolini décrit la sensation d’une « angoisse / limpide » qu’un « tu » imaginaire éprouve et explore figé dans son lit dans la même position d’un « crucifié72 ». Tandis que dans L’Innommable, après avoir décrit l’expérience d’un « affolement vertigineux » de la pensée qui l’arrache avec un « degré de terreur73 » à l’hébétude, le sujet beckettien se met à réfléchir sur des roses, puis sur les épines et dit : « Celles-ci, il va falloir qu’on vienne me les enfoncer, comme à ce pauvre Jésus74. » Tandis qu’Artaud dans L’Art et la mort décrit une sensation de « malaise innommable75 » qu’il dit avoir éprouvée maintes fois et qu’il ne cesse d’associer à son « crucifiement […] au Golgotha76 ». Les expériences décrites par ces écrivains impliquent le surgissement « soudain comme tout ce qui arrive77 » de l’image « du vendredi instant atroce78 », comme le dit Beckett. Pour vivre à fond l’angoissante « [p]erception sensorielle des Vérités79 » qu’elle engendre, il faut non seulement sacrifier toute vision rationnelle du réel et s’ouvrir à l’inconnu, mais il faut être aussi prêts à un « absolu sacrifice de soi », pareil à celui de « Jésus-christ80 ». Comme le répètent sans cesse les sujets pasoliniens, pour la vivre pleinement il faut vouloir « vraiment mourir81 », désir résumé ainsi par Artaud : « Je veux être 70. Antonin Artaud, « L’Art et la mort », op. cit., p. 189. 71. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 102. 72. Pier Paolo Pasolini, Les Cendres de Gramsci [1957], dans Poésies. 1943‑1970, op. cit., p. 185. 73. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 129. 74. Ibid., p. 128. 75. Antonin Artaud, « L’Art et la mort », op. cit., p. 188. 76. Antonin Artaud, Ci-gît [1947], dans Œuvres, op. cit., p. 1160. 77. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 39. 78. Ibid. 79. Antonin Artaud, « KABHAR ENIS — KATHAR ESTI », texte envoyé à Jean Paulhan le 7 octobre 1943, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 900. 80. Antonin Artaud, Lettre à Gaston Ferdière du 29 mars 1943, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 884. 81. Pier Paolo Pasolini, Orgie, op. cit., p. 23.

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sublime82 ». Tandis que, après avoir introduit le personnage mystérieux appelé parfois Kirm, parfois Kram (« Christ » et « crâne », comme le suggère Grossman83), le sujet beckettien de Comment c’est déclare quant à lui : « Krim dit qu’il va crever moi aussi84. » Bataille aussi le souligne sans cesse : une expérience intérieure, pour être telle, demande au sujet d’avoir fait sienne « l’idée du sacrifice de la Croix85 », car le sacrifice est « la vie mêlée à la mort » et « en lui, dans le même moment, la mort est signe de vie, ouverture à l’illimité86 ». Le dessin d’Artaud, La Mort et l’homme, et le texte qui l’accompagne offrent plusieurs pistes de réflexion pour un éclairage de la duplicité accordée dans ce cadre à la mort. « Ce dessin », écrit Artaud, « est une sensation qui a passé en moi comme on dit dans certaines légendes que la mort passe. Et que j’ai voulu saisir au vol et dessiner absolument nue87 ». Or, comme le remarque Grossman, le dessin et le texte travaillent ensemble pour présenter deux mouvements complémentaires et opposés. D’une part, dans le dessin, « tout […] est double et symétriquement répété comme en écho : le titre d’abord […], les deux “personnages”, les deux têtes, deux mains, deux pieds, deux cubes, deux triangles ouverts des jambes fléchies, les doubles mamelles tantôt percées de clous tantôt pointées en tétons, etc.88 » Tandis que, de l’autre, le texte répond à un mouvement qui est « un plutôt que deux89 » : « Veine », écrit Artaud, « une seule veine et pas deux, / et autour de la veine la page blanche, / veine extirpée d’une conscience / trame d’un seul battement de cil90... » Selon la logique de l’«  UN et DEUX réunis », le texte et le dessin collaborent pour présenter la sensation d’un « souffle de derrière le cœur [qui] tient l’existence et la suspend91 ». Il s’agit d’une sensation venant de la perception « comme

82.

Antonin Artaud, « Notes pour une “Lettre aux Balinais” », Textes écrits en 1947, dans Œuvres, p. 1490. 83. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 61‑62. 84. Samuel Beckett, Comment c’est [1961], Paris, Minuit, 1992, p. 127. 85. Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 90 86. Ibid., p. 92. 87. Antonin Artaud, La Mort et l’homme, op. cit., p. 1045. 88. Évelyne Grossman, « L’art crève les yeux », dans Guillaume Fau (éd.), Antonin Artaud, catalogue de l’exposition à la Bibliothèque nationale de France, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2006, p. 167. 89. Ibid. 90. Antonin Artaud, « La Mort et l’homme », op. cit., p. 1045. 91. Ibid.

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virtuelle d’un décollement de la rétine92 » qui s’étend au cœur et se répand dans l’homme, engendrant en lui le sentiment d’un « détachement de l’imperceptible fibrille d’un corps qui dilacère un instant la conscience par scission93 », comme sous « un coup acéré de bistouri 94». Et cet état est encore une fois associé, par le biais des stigmates dans les mains de la figurine d’en haut et des clous perçant les mamelons de celle d’en bas, à la Crucifixion. Le moment de la Crucifixion revient encore une fois symboliser l’éclatement d’une tension intérieure issue de deux mouvements opposés : d’une part, une chute dans le monde et, de l’autre, un mouvement de montée vers les cieux. Ces deux mouvements témoignant de l’angoisse et du désir que le sujet éprouve et se traduisent, à leur point culminant, dans une scission du sujet représentée dans le dessin par la présence des deux corps et par leur position dans l’espace. Du reste, comme le note Colette Soler, tous les affects possèdent chacun leur « répondant corporel95 », y compris le désir, mais aussi l’angoisse qui se caractérise par la force avec laquelle elle fait « irruption dans l’imaginaire du corps96 ». Pourtant, à bien y regarder, les deux figurines dessinées par Artaud, qui au premier regard semblent incarner deux mouvements opposés, possèdent en réalité chacune la même ambivalence de la sensation décrite dans le texte. Ce qui explique pourquoi elles portent toutes deux les signes de la Crucifixion. Ces deux figurines composent un chiasme, non pas une simple antithèse entre angoisse et désir. Celle d’en haut, tout en incarnant un mouvement désirant de montée vers le haut, porte dans ses mains « comme les boîtes de certains cercueils chinois97 », dit Artaud. On peut ainsi voir dans ces deux « cercueils » des « boîtes de la représentation98 » 92. Ibid. 93. Ibid. 94. Ibid. 95. « On ne connaît pas », écrit-elle, « d’affect qui n’ait son répondant corporel, et pour penser l’affect il faut “en passer par le corps”. L’implication du corps dans l’affect est, en effet, bien patente. Lacan évoque la décharge d’adrénaline mais il a bien d’autres exemples : la boule d’angoisse dans la gorge, le tremblement des mains, de la voix dans l’intimidation, les jambes qui flageolent, le cœur qui bat, les larmes, etc. Autant de manifestations corporelles que le roman, le théâtre, la danse et éminemment le mime utilisent, justement pour rendre présentes les émotions et les sentiments des sujets qu’ils mettent en scène. » Colette Soler, Les Affects lacaniens, op. cit., p. 49. 96. Ibid., p. 27. 97. Antonin Artaud, « La Mort et l’homme », op. cit., p. 1046. 98. En expliquant ce qu’il entend par « déchirure », ou encore par « ouverture », Didi-Huberman écrit qu’il entend le fait de « se débattre dans les rets que toute connaissance impose, […] geste au fond douloureux, sans fin, une espèce de valeur

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figurant d’une part, le monde intérieur et, de l’autre, celui extérieur. Le corps cadavérique, clos, sans chair, qui les tient dans ses mains est le signe de la séparation entre ces deux mondes fermés comme des cercueils. La figurine d’en bas, en revanche, se donne plutôt comme image de la chute dans un corps sexué, féminin qui, tout en étant emprisonné en bas de la page, tend lui aussi visiblement vers le haut. Ce corps charnel, ouvert, est l’image d’une duplicité différente, qui parcourt le corps de l’intérieur, ainsi que d’un désir de l’illimité qui ouvre et traverse ce dernier du dedans au dehors, du haut vers le bas et vice-versa. Par le biais de la collaboration entre le texte et le dessin, Artaud parvient à figurer une sensation née d’une affection de l’œil et se répandant dans le corps entier, dans lequel s’étend la même ambivalence affective que cette sensation, d’abord visuelle, porte en soi. Le corps d’en haut incarne le sujet du « savoir sans voir ». Elle est la figure de l’« UN », à savoir d’un angoissé besoin de savoir qui protège l’unité du sujet et repose sur un principe de séparation entre ce dernier et le monde. Son corps est un corps frigide, un corps dont les yeux — ces grands trous dessinés par Artaud — sont comme d’obscurs abîmes aveugles. Tandis que l’autre figurine incarne le corps érotisé, irrationnellement désirant, du sujet qui renonce à l’intégrité de son être pour s’ouvrir à l’illimité qu’il regarde avec des yeux qui — comme deux petits points — fixent un monde dont « les parois99 », écrit Artaud, « semblent brisables à l’infini100 ». Cette figure est celle du « DEUX », du sujet du « voir sans savoir », dont le corps est traversé par une contradiction insoluble qui l’ouvre à cet infini qu’il regarde et sur lequel il s’ouvre. intempestive ou mieux incisive ». Et puis il explique : « Kant, pertinemment, nous a dit des limites. Il a dessiné, comme de l’intérieur, les contours d’un filet — étrange filet opaque dont les mailles ne seraient faites que de miroirs. C’est un dispositif d’enfermement, extensible comme peut l’être un filet, certes, mais aussi clos qu’une boîte : la boîte de la représentation où tout sujet se heurtera à la paroi comme au reflet de soi-même. Le voici donc, le sujet du savoir : il est spéculatif et spéculaire en même temps et dans le recouvrement du spéculaire sur le spéculatif — de l’auto-captation imaginaire sur la réflexion intellectuelle — git précisément ce caractère magique de la boîte, ce caractère de clôture résolutive, de suture autosuffisante. Comment donc sortir du cercle magique, de la boîte à miroirs, quand ce cercle définit nos propres limites de sujets connaissants ? Il faut se débattre encore et, contre Kant, harceler la paroi, l’ébranler, y trouver la faille. » Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 171. 99. Antonin Artaud, « L’Art et la mort », op. cit., p. 190 100. Ibid.

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L’extension des yeux au corps entier d’une sensation ambivalente issue d’une expérience troublant le fonctionnement de la pensée revient aussi chez Beckett et, dans ce cadre, L’Innommable est un exemple parlant. Le texte s’articule autour d’un sujet qui, immobile, ne fait rien d’autre que « spéculer, spéculer », dans l’espoir de tomber sur « la bonne spéculation », celle qui signerait la fin de tout et tout d’abord du « flot101 » de (ses) mots. Il réfléchit sur tout, sur « Dieu et les hommes, le jour et la nature, les élans du cœur et le moyen de comprendre102 », mais il parle aussi de lui, « de corps et de trajectoires, du ciel et de la terre103 ». Au fil des pages, ses mots tâtonnants composent des « histoires d’être et d’existence104 ». Pourtant, ce travail de spéculation et d’observation procède « [p]ar pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées105 ». C’est pourquoi le sujet n’arrive pas à mener à bien ce « libre jeu de l’intelligence et de la sensibilité106 ». Le sujet beckettien avoue à plusieurs reprises ressentir un « affolement vertigineux » de sa pensée, sensation qu’il décrit comme une dilatation aveuglante de lumières qui l’engloutissent107. L’expérience qu’il décrit engendre en lui la perception effrayante des limites de sa pensée, limites matérialisées par les « parois108 » de sa « tête109 ». Il se retrouve ainsi immobilisé, convulsé d’inquiétude, « les yeux écarquillés 110 » desquels coulent sans cesse des « larmes111 », signe de la souffrance que ce processus interminable provoque en lui : « Je suis là pour être peiné112 », dit-il. Le personnage beckettien est campé dans une singulière et contradictoire condition existentielle, une sorte de « salade de vie et de la mort113 », causée par prise de conscience « de voir et de ne pouvoir voir114 » en même temps, et par les sensations antithétiques que cela produit en lui. D’une 101. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 169. Il est important de souligner dans ce contexte qu’étymologiquement la spéculation est chose des yeux. « Spéculer » en effet signifie tout d’abord « observer, guetter, épier ; regarder d’en haut » (TLF). 102. Ibid., p. 34. 103. Ibid., p. 75. 104. Ibid., p. 126. 105. Ibid., p. 8. 106. Ibid., p. 67. 107. Ibid., p. 129. 108. Ibid., p. 130 109. Ibid. 110. Ibid., p. 121. 111. Ibid., p. 112. 112. Ibid., p. 72. 113. Ibid., p. 199. 114. Ibid., p. 27.

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part, il se perçoit « plus cadavre que jamais115 », car pris dans un corps insensible, incapable de voir et écrasé par les efforts de son esprit qu’essaye de comprendre le monde qui l’entoure. De l’autre pourtant, c’est par ce même corps qu’il arrive à percevoir « la vie partout et toujours, celle dont tout le monde parle, la seule possible116 ». Son corps, incapable du moindre mouvement, est en réalité brutalement vivant et, précisément à travers ces perceptions, il se trouve faire partie intégrante de ce « mouvement perpétuel117 » de tout ce qui existe. Tout comme le monde autour de lui, le sujet se perçoit ainsi comme un être susceptible de se « dérouler à l’infini118 » : « Il n’y a que moi d’immortel119 », dit-il. Le sujet beckettien est scindé en deux corps différents : « Il me semblait bien qu’on m’avait coupé120 », dit-il. Et si l’un de ces corps est un corps clos et immobile, l’autre est complètement différent. C’est un corps subtil et vibrant qui se donne comme point de contact entre le dedans et le dehors et que le sujet beckettien décrit ainsi : […] c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut être ça ce que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre121 […].

L’Innommable n’est pas le seul des personnages beckettiens se retrouvant pris dans un état contradictoire d’immobilité animée qui détermine des perceptions opposées du corps. On retrouve la même ambivalence également dans Comment c’est. Si d’une part, le sujet de ce texte dit être un « vrai cadavre122 », de l’autre, il avoue ressentir « les nerfs à vif123 », « le corps secoué124 », dans un mélange insoluble entre « le bonheur et le malheur125 » mais aussi entre « être et ne pas être126 ». Et encore une 115. Ibid., p. 127. 116. Ibid. 117. Ibid., p. 16. 118. Ibid., p. 60. 119. bid., p. 197. 120. Ibid., p. 93. 121. Ibid., p. 196. 122. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 144. 123. Ibid., p. 113. 124. Ibid., p. 59. 125. Ibid., p. 28. 126. Ibid., p. 59.

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fois, cette condition double active un imaginaire christique qui se traduit, dans ce texte, dans la présence de ces « croix127 » que le sujet beckettien remarque partout dans son univers. Chez Pasolini, cette condition ambivalente s’exprime en revanche dans ce que Franco Fortini appelle une « exhibition sacrificielle perpétuelle128 » et, parallèlement, dans la présence récurrente dans ses écrits du « motif du mort-vivant129 », motif qui exprime « une contradiction polaire130 » inhérente aux sujets pasoliniens et à leurs images du corps. De cette duplicité du corps pasolinien, rend bien compte le personnage d’Othello dans Qu’est-ce que c’est, les nuages ? À la différence des autres marionnettes avec lesquelles il joue le drame shakespearien, Othello n’est pas seulement de bois, mais « aussi de chair et d’os131 ». Comme celle du Pinocchio de Collodi, la fabrication d’Othello est présentée dans le texte comme une vraie naissance : « Tu est né132 ! », s’exclame Iago qui joue dans ce cadre un rôle quasi paternel. Et par sa naissance, Othello fait son entrée dans le monde, mais le monde du théâtre, à savoir celui de la représentation : « Tu existes133 ! », lui dit Iago. Mais lorsque Othello perçoit des bruits venant du monde réel, celui en dehors du théâtre, Iago lui explique qu’il existe une autre réalité et que la seule manière d’y accéder est de mourir : : Maître, qu’est-ce que c’est, tous ces bruits… : Ce sont les bruits du monde… OTHELLO : Mais ce n’est pas ici, le monde ? IAGO : Si, mais là-bas, c’est l’autre monde… OTHELLO : Qu’est-ce que ça peut bien être, l’autre monde, m’sieur ? IAGO : Le monde où l’on va quand on meurt… OTHELLO : On meurt ? Qu’est-ce que ça veut dire ? IAGO : Qu’on n’existe plus… OTHELLO : Ah… Et comment c’est, l’autre monde ? IAGO : Aucune idée. Qui peut le savoir ? Qui est déjà mort ? Nous, nous savons seulement qu’il existe, et c’est tout. OTHELLO IAGO

127. Ibid., p. 160. 128. Franco Fortini, I poeti del novecento, Rome, Laterza, 1988, p.  171. C’est nous qui traduisons. 129. Ibid., p. 173. 130. Ibid. 131. Pier Paolo Pasolini, Qu’est-ce que c’est, les nuages ? [1967], dans La Ricotta, La Terre vue de la lune, Qu’est-ce que c’est, les nuages ?, textes établis par S. Cirillo, traduction coordonnée par L. Comparini, Paris, Grenelle, « Roma livres », 2020, p. 90. 132. Ibid., p. 937. 133. Ibid.

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: Ah… Mais c’est bien ou pas ? : Il y en a qui disent que oui, il y en a qui disent que non, mais on ne sait pas… OTHELLO : Qu’est-ce que j’aimerais le savoir… IAGO : Tu le sauras, tu le sauras134… OTHELLO IAGO

En mettant en évidence la présence d’un autre monde, au-delà du huis clos des guignols, Pasolini pose les fondements d’une compréhension tant de la valeur libératrice que la mort assume chez lui, que de la phrase énigmatique prononcée par le marionnettiste comme introduction à la représentation du drame de Shakespeare : VOIX DU MARIONETTISTE. Cette comédie n’est pas seulement la comédie qui se voit et qui s’entend, c’est aussi la comédie qui ne se voit pas et qui ne s’entend pas. Ce n’est pas seulement la comédie de ce que l’on sait, c’est aussi la comédie que ce que l’on ne sait pas. Ce n’est pas seulement la comédie des mensonges que l’on dit, c’est aussi la comédie de la vérité que l’on ne dit pas135.

Plus que le drame shakespearien qui va commencer, ces mots introduisent l’œuvre pasolinienne que voit ou lit le spectateur / lecteur et qui tourne justement autour de cette duplicité. D’une part, il y a le monde de la représentation, celui dans lequel la vie est renfermée comme de la « polenta136 » dans un « chaudron137 », dit Iago. Il s’agit d’un monde où tout est établi, connu, où tout répond à — et prend forme selon — un script figé et dans lequel l’existence est gouvernée d’en haut par un être supérieur. C’est le monde des mensonges de l’esprit et du corps de bois. Tandis que de l’autre, il y a le monde réel, inconnu et sans parois, hors de toute forme de représentation, et dans lequel il n’y a aucun maître suprême. Ce monde est le monde de la vie authentique, celle dont Othello ressent l’existence avec son corps de chair, le même corps qui perçoit aussi la présence en lui d’une vérité qui fuit toute rationalisation verbale : « IAGO : Est-ce que tu sens quelque chose à l’intérieur de toi ? Concentretoi bien ! Tu sens quelque chose ? / OTHELLO : après s’être bien concentré Oui… Oui… je sens quelque chose… qui existe… / IAGO : Eh bien… C’est la vérité… Mais chut, il ne faut pas la nommer, parce que, dès que tu la nommes, elle disparaît138… » Ainsi, lorsqu’Othello est sur le point de 134. 135. 136. 137. 138.

Ibid., p. 92-93. Il s’agit d’un échange de répliques qui manque dans le film. Ibid., p. 94. Ibid., p. 113. Ibid. Ibid., p. 118.

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tuer Desdémone et que le public assaille les guignols et les tue, ce moment assume dans le cadre de l’œuvre pasolinienne l’aspect d’une mort symbolique et libératoire qui donne aux guignols accès à la vie authentique. D’ailleurs, les mots d’introduction à la représentation du marionnettiste évoquent une « comédie » et non un « drame », offrant de la sorte une clé de lecture non par rapport à la tragédie shakespearienne, mais à l’œuvre pasolinienne. En effet, en dépit du fait qu’après l’assaut « les corps meurtris d’Othello et Iago139 » sont jetés aux ordures, ce moment assume la forme d’un accès à la vision authentique de la vraie vie : Calmement, l’éboueur sort de la cabine du conducteur, ouvre la porte arrière de son camion. Toutes les choses mortes dont ce dernier est rempli dégringolent comme une petite avalanche multicolore sur la pente de la fosse. Les corps d’Othello et Iago aussi. Un long ps des deux corps qui dégringolent, en hurlant d’effroi, fait tourner vertigineusement la terre, le ciel, les ordures. Jusqu’à ce que l’objectif, immobile, pointe vers le haut, sur l’immense ciel bleu où défilent rapidement des nuages blancs. Sur le visage amoché et gonflé d’Othello, ses yeux brillent d’une curiosité ardente, d’une joie irrépressible. Les yeux de Iago aussi regardent remplis de stupeur et d’extase ce spectacle inédit ciel et du monde140.

Par leur mort symbolique se produit un éclatement des limites entre réel et fiction, et Othello et Iago accèdent à l’expérience vertigineuse et sublime de la vision de la vie authentique. Libérés du savoir et du monde de la représentation, leurs yeux ignorants voient pour la première fois. C’est seulement lors de la mort du « sujet du savoir », celui au corps de bois soumis à l’ordre rationnel du monde de la représentation, que le corps de chair du « sujet du voir » peut enfin faire l’authentique et « déchirante » expérience de la vraie vie. Qu’est-ce que c’est, les nuages ? remet en scène l’expérience vécue intérieurement par le dompteur dans L’Aigle et véhicule de manière nouvelle le message cher à l’écrivain que l’on retrouve aussi dans cet épisode : pour toucher à la vraie existence et prendre conscience de « l’absence superbe de toute limite de la vie141 », il faut sortir du monde des représentations rationnelles et vivre une expérience sacrificielle dont la nature christique est bien mise en avant dans l’épisode coupé de son film.

139. Ibid., p. 123. 140. Ibid., p. 125. 141. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 1249.

214 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Comme ce dernier le suggère bien, la violence de cette expérience sublime (dans toutes ses différentes virtualités examinées jusqu’ici) semble avoir la puissance de rendre au corps du sujet qui la vit son droit de parole. Les corps des sujets peuplant les œuvres de ces écrivains sont des « corps qui parlent142 », pour le dire avec une expression empruntée à Marco Antonio Bazzocchi. Ce sont des corps qui font sentir leur présence par la force des sensations qui les traversent. « C’est qu’on me pressait / jusqu’à mon corps / et jusqu’au corps / et c’est alors / que j’ai tout fait éclater / parce qu’à mon corps / on ne touche jamais143 », écrit Artaud dans Pour en finir avec le jugement de dieu, en mettant en avant la présence chez lui d’un mouvement de réappropriation et de résacralisation du corps qui semble être une des principales conséquences de cette expérience capable d’impacter et de transformer radicalement l’image et la perception qu’en a le sujet.

142. Il s’agit d’une formule qui donne son titre à un ouvrage critique dans lequel Bazzocchi traite du sujet de la corporéité et de l’image du corps dans la littérature, à travers une analyse centrée en particulier sur les œuvres de Moravia, Calvino, Sanguineti et Pasolini. Pour ce faire, Bazzocchi s’inspire dans son introduction de la distinction proposée par Bakhtine dans sa fameuse étude sur Rabelais entre le corps grotesque (ouvert, en mouvement, qui avale et est avalé par le monde) et le corps bourgeois (clos, limité, aveugle), dont l’un est celui du sujet en devenir et l’autre le corps de l’individualité fermée. Voir à ce propos, Marco Antonio Bazzocchi, Corpi che parlano, Milan, Mondadori, « Testi e pretesti », 2005, p. 8‑9. 143. En gras dans le texte. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1651‑1652.

Chapitre 6 Conversion religieuse, conversion hystérique

L

es expériences explorées par ces écrivains au fil de leurs œuvres déclenchent dans le sujet une transformation radicale, touchant tant au corps qu’à l’esprit et se présentant comme une « conversion » dans les différentes acceptions du mot. D’une part, elles produisent un changement qui, tout en impliquant une prise de distance du christianisme, conserve cependant des implications mystico-religieuses et une nature christique. D’autre part, ce changement semble comporter le déclenchement intérieur des mêmes mécanismes à la base d’une conversion hystérique, conversion qui n’est pas du tout étrangère à la première avec laquelle elle est souvent mise en relation1. Or, étymologiquement, le mot « conversion » indique l’« action de tourner, mouvement circulaire ; changement, métamorphose » (TFL). Aus1.

Gérard Bonnet, dans son étude sur Symptôme et conversion, rappelle que Freud, qui a commencé à utiliser le mot « conversion » lors de ses études avec Breuer sur l’hystérie, a cherché chez les religieux du passé (et notamment dans les récits des possessions et des exorcismes) des cas exemplaires pour expliquer la nature et l’origine de ce processus de transformation symptomatique. Bonnet, qui, plus avant dans la même étude, va plus loin encore et propose une lecture en ces termes de la conversion de saint Paul, rappelle aussi que Freud utilise initialement ce mot pour désigner une « forme de surgissement du symptôme pathologique » propre à une névrose spécifique, à savoir « l’hystérie de conversion », avant l’utiliser ensuite de façon plus élargie pour se référer à toute « façon de traduire sur le mode somatique des réactions émanant des profondeurs de la psyché ». Gérard Bonnet, Symptôme et conversion, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 2004, p. 104‑107, 145‑185.

216 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

si, la conversion est traditionnellement entendue dans le christianisme comme un « changement » impliquant le « passage à une vie nouvelle, une seconde naissance, une régénération2 ». Il s’agit d’un changement spirituel et total, affectant l’intelligence « par l’acceptation, définitive dans l’intention, d’une règle de pensée (croyances ou dogmes)3 », telle que celle dérivant d’une adhésion au système de croyances chrétien. C’est en ce sens que, dans l’orthodoxie chrétienne, la notion d’imitation du Christ devient fondamentale, car se convertir au christianisme implique l’adhésion totale du converti à la Loi nouvelle annoncée par le Christ et donc au Christ lui-même, dont le corps est « le lieu de la Présence4 » par excellence. Comme le souligne Aubin, « l’incarnation du Verbe » est en effet « la pierre de touche » de l’« authentique spiritualité chrétienne5 », qui « n’a son plein sens que dans le mystère du Christ », dans lequel le Verbe s’est fait chair. De ce point de vue une conversion est à concevoir donc en ces termes : La conversion est un passage des ténèbres à la lumière (Jean 1, 4‑9 ; 12, 35 ; Actes 26, 18 ; Eph. 5, 8 ; Thess. 5, 4‑10 ; 1 Pierre 2, 9, etc.), — de la vie selon la chair à la vie selon l’esprit (Gal. 5, 15‑26 ; 6, 8 ; Rom. 8, 1‑13 ; Col. 3), — de façon plus profonde, une seconde naissance (Jean 3, 6), transférant d’un état de mort à une vie d’un autre ordre (Jean 5, 21‑29), participation à la vie même de Dieu (Jean 3, 36 ; 5, 24, 26, 40 ; 6, 40‑47 ; 10, 10, 28 ; 1 Jean 3,1‑2 ; 2 Pierre 1, 4). C’est la mort du « vieil homme » et l’apparition d’un « homme nouveau », ressuscité avec le Christ (Rom 6, 4‑16, Eph. 4, 22‑24 ; Col. 3, 1‑14), et destiné à partager son éternelle félicité6.

Si on reconsidère les expériences analysées jusqu’ici à la lumière de ces mots, les transformations qu’elles impliquent auprès du sujet, plutôt que d’attester d’une conversion au sens confessionnel, semblent témoigner plutôt d’une « dé-conversion7 », à savoir d’un changement de croyance suivant une période de foi et s’achevant en une apostasie. Elles n’engendrent pas une acceptation du royaume de Dieu, mais son refus. Elles n’impliquent pas un passage des ténèbres à la lumière, mais de la 2.

À propos voir Henry Pinard de La Boullaye, « Conversion », dans Marcel Viller (éd.), Dictionnaire de spiritualité : ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1953, p. 224‑2265. 3. Henry Pinard de La Boullaye, « Conversion », art. cit., p. 2225. 4. Pierre Aubin, Le Problème de la conversion. Étude sur un terme commun à l’hellénisme et au christianisme des trois premiers siècles, Paris, Beauchesne, 1963, p. 199. 5. Ibid., p. 14. 6. Henry Pinard de La Boullaye, « Conversion », art. cit., p. 2234. 7. Ibid., p. 2224.

Chapitre 6 — Conversion religieuse, conversion hystérique

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lumière aux ténèbres, ce noir si cher à Beckett et qui se donne chez lui comme un « flux de formes » se construisant et se déconstruisant dans « la poussière d’un devenir nouveau8 ». Pourtant, comme on a pu le constater, dans les œuvres de ces auteurs, ce passage est présenté comme le fruit d’une nouvelle « étrange lucidité9 » du sujet, telle que l’appelle Pasolini, ou encore de cet état de « lucidité aiguë10 » dont parle Beckett lorsqu’il évoque l’effet sur la pensée d’un « phénomène » que le sujet ne « parvient pas à réduire aux normes d’un concept douillet et familier11 ». Sans oublier la « lucidité innommable, inconnue 12 », qu’évoque Artaud dans Le Pèse-nerfs. La forme de lucidité explorée par ces écrivains relève d’une révélation obscure et profondément inquiétante qui affecte l’intériorité du sujet et jusqu’au « système nerveux13 », comme l’écrit Beckett. Ses effets touchent tant à son corps qu’à son esprit, dont les expériences de « déborder l’une sur l’autre14 », en donnant lieu à des sensations ambivalentes qui, dans ce contexte, semblent être à l’origine de l’émergence fantasmatique de l’image du Christ crucifié15 et des formes d’imitations de ce dernier que ces vécus provoquent. Cependant, la « conversion » qui résulte de ces expériences n’implique pas, comme le voudrait la notion chrétienne de ce mot, une imita8. 9.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 100. Pier Paolo Pasolini, Actes impurs, op. cit., p. 42. En réalité, dans la traduction française du texte, l’expression utilisée est « étrange transparence ». Nous avons préféré dans ce cadre utiliser le mot français « lucidité » qui semble un équivalent tout à fait adéquat pour rendre dans ce contexte l’expression italienne : « strana lucidità ». Cf. Pier Paolo Pasolini, Atti impuri, Romanzi e racconti, t. I, op. cit., p. 34‑35. 10. Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 31. 11. Ibid. p. 32. 12. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 160. 13. Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 31. 14. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 97. 15. Selon la logique lacanienne du fantasme, élaborée à partir des travaux de Freud à cet égard, le fantasme serait une représentation relevant de l’univers symbolique et imaginaire du sujet, en obturation avec son réel, conçu comme irrémédiablement perdu. Il s’agit d’une logique qui bien explique l’émergence fantasmatique de la figure du Christ crucifié dans les œuvres de ces écrivains et notamment en liaison avec l’expérience d’un sacré insaisissable par le sujet auquel il se manifeste. Lacan souligne en outre que le fantasme est propre à l’hystérique, qui ne s’identifie pas avec l’objet perdu mais justement avec l’objet du fantasme, ce qui est conforme à cette forme d’imitation du Christ crucifié étalée dans les œuvres de ces écrivains comme conséquence de l’expérience du sacré, dont elle en suggère ainsi la nature hystérique. Voir à ce propos, Jacques Lacan, La Logique du fantasme. Séminaire, 1966‑1967, Paris, Association lacanienne internationale, 2004.

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tion du Christ au sens traditionnel, à savoir une forme d’imitation d’ordre moral et spirituel. Elles provoquent plutôt une forme d’imitation passionnelle du Christ en croix, c’est-à-dire une imitation des souffrances physiques et spirituelles ainsi que des sensations vécues par le Christ au moment de la Crucifixion : « J’ai toute souffrance de tous les temps16 » dit la voix de Comment c’est. Au lieu de mourir en « vieil homme » vivant selon la chair et le péché, et de renaître comme « homme nouveau » vivant selon l’esprit et les enseignements du Christ, puisqu’incorporé spirituellement à lui, celui qui vit cette expérience meurt en « homme rationnel », vivant selon les lois de son esprit, et renaît en homme ayant une nouvelle « sensibilité authentique17 », telle que l’appelle Artaud, et incorporé aussi bien spirituellement que charnellement au Christ crucifié. Autrement dit, les expériences décrites par ces écrivains, semblent permettre au sujet d’incarner, au sens le plus concret du mot, l’image du Christ crucifié, image qui, dans ce contexte, symbolise la sublime ambivalence entre vie et mort, fini et infini, entre corps et esprit, immanence et transcendance, entre irrationalité et rationalité, visible et invisible et entre présence et absence du divin, qui caractérise ces vécus déchirants. Le sujet meurt en tant que sujet narcissique et achevé et se transfigure en être ouvert, cloué dans cet état ambivalent et liminal, qui met son être en suspension dans un entre-deux sans solution possible. Pour sa nature, une telle transformation s’avère ainsi susceptible de provoquer dans le sujet une vraie crise d’ordre nerveux. « La névrose s’étendit, à travers la blessure18 », écrit Pasolini en exprimant par ces mots une idée, ou mieux un état dont souffrent maints de ses sujets et qui sont particulièrement révélateurs dans ce cadre. Plutôt que de répondre aux règles d’une conversion au sens chrétien, la conversion dont il s’agit ici ressemble donc plutôt à une conversion hystérique. Bataille d’ailleurs, pour écrire son Expérience intérieure, avait lu les travaux de Pierre Janet19 et notamment De l’angoisse à l’extase, une étude sur une 16. 17.

Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 59. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre » [1953], Textes écrits en 1947, op. cit., p. 1538. 18. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 215. 19. En septembre 1931, Bataille emprunte le texte de Janet à la Bibliothèque nationale de France pour la préparation et l’écriture de son ouvrage. Notons aussi qu’en 1936, année de la création avec Roger Caillois et Michel Leiris du Collège de Sociologie, Pierre Janet, qui en sera le directeur, fonde parallèlement la Société de psychologie collective avec le Dr. René Allendy, le Dr Adrien Borel (le même qui donne à Bataille le cliché du supplicié chinois), le Dr Paul Schiff et aussi avec Leiris et Bataille.

Chapitre 6 — Conversion religieuse, conversion hystérique

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patiente de la Salpêtrière — Madeleine20 — qui comptait parmi ses lectures la Bible et le De Imitiatione Christi, et à propos de laquelle il écrit21 : La pensée de la croix, disait-elle, a accompagné et suivi les douleurs des pieds plutôt qu’elle ne les a précédées, car ce que j’éprouvais était bien de nature à me rappeler le crucifiement. Lorsque j’avais des rages de dents, je pensais aux soufflets donnés à notre Seigneur, les douleurs de la tête me rappelaient son couronnement d’épines. Les pensées d’être crucifiée sont venues de la même manière22.

L’émergence de l’image de la Passion du Christ est, chez Madeleine, liée aux maux physiques et aux sensations douloureuses qui l’affligent et qui suscitent en elle cette sensation d’être crucifiée qui accompagne les « stigmates mystiques23 » déchirant ses pieds, ses mains et sa poitrine et 20.

Il s’agit d’une patiente de la Salpêtrière affligée par une contracture permanente aux jambes et aux pieds que Pierre Janet eu en cure en 1896‑1901 et encore en 1903‑1904, et à laquelle il dédie l’ouvrage De l’angoisse à l’extase. Voir Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, [1926] vol. I, Paris, Harmattan, « Encyclopédie psychologique », 2008. 21. Dans deux notes à la première page de « Critique de la servitude dogmatique (et du mysticisme) », après avoir expliqué en quoi consiste cette expérience intérieure impliquant que « ce qui est contemplé est perçu avec une intensité surprenante et dans des conditions de trouble général », l’écrivain fait référence au travail de Janet sur Madeleine, puis il écrit : « Je finis à ce qui touche la “servitude dogmatique” à grand-peine. Puis, je me mis à la lecture de Janet, m’imaginant nécessaire d’en utiliser la subtilité pour aller plus loin. J’élaborais, sans l’écrire, un développement qui en partait. » Georges Batailles, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 430. (« Notes ») 22. Ibid., p. 471. 23. En décrivant « les petites érosions sur la peau des pieds, des mains et de la poitrine qui reproduisent si exactement les cinq plaies du Christ et qui constituent les stigmates des mystiques », Janet explique : « Ce qui constitue le stigmate mystique, ce n’est pas seulement la place de ces petites lésions, ce sont les conditions dans lesquelles elles apparaissent. Si on constatait ces lésions après une déchirure de la peau produite par un instrument tranchant manié par le sujet lui-même ou par quelque autre personne, elles n’auraient aucun intérêt. Il faut pour que l’on parle de stigmate de mystique véritable et non simulé que ces lésions apparaissent sans action externe locale, sans traumatisme évident. C’est précisément à cause de l’absence d’explication usuelle par le traumatisme que l’on trouve dans ces lésions un aspect religieux et miraculeux. La lésion est produite soit directement par l’action de Dieu qui se plait à rendre le sujet semblable à lui-même, soit indirectement par l’imagination du sujet qui se représente les plaies du Christ, mais qui reçoit du ciel une force spéciale surajoutée à son imagination pour la rendre efficace. » Cette explication est celle que saint François de Sales donne des stigmates de saint François d’Assise et que Madeleine utilise pour justifier les siennes, dans lesquelles elle reconnaît les mêmes plaies de l’image du Christ exposée dans l’église de la Salpêtrière. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, op. cit., p. 472‑486.

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se traduit, lors de ses crises, en une imitation corporelle de la posture de la Crucifixion. Il existe en effet des photographies qui la montrent en position de crucifiée, une attitude que l’on retrouve également dans les clichés de Désiré-Magloire Bourneville et Paul Reignard recueillis dans Iconographie photographique de la Salpêtrière24 et qui montrent des postures semblables chez les femmes étudiées par Jean-Martin Charcot25. Ces différents symptômes inscrits dans le corps, tels que les postures christiques et les stigmates étalés par Madeleine, sont à lire, selon la proposition de Freud, comme un fruit de la mise en œuvre d’une « conversion hystérique », à savoir de la transformation d’un conflit psychique en des symptômes physiques26 exprimant par le corps du malade une représentation refoulée. Il s’agit des mêmes signes que l’on retrouve chez les sujets qui dans les œuvres de ces écrivains vivent une expérience du sacré, telle qu’examiné jusqu’ici. Ils attestent de la sorte, par leurs corps, de la présence active d’un imaginaire christique qui, en dépit des prises des distances du christianisme exprimées par ces écrivains et que ces vécus impliquent, travaille en prodonfeur leurs productions respectives. Dans ses textes, Artaud ne 24.

Désiré-Magloire Bourneville, Paul Reignard, Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Progrès médical — A. Delahaye, 1875. Pour une lecture critique de l’iconographie photographique de la Salpêtrière, voir : Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, « Macula. Scènes », 1982. 25. Père des études sur l’hystérie, Jean-Martin Charcot aborde la problématique de l’hystérie selon une approche nosographique fondée sur une méthode anatomoclinique (anatomie pathologique) qui, pourtant, ne lui a pas survécu en faveur d’un traitement psychologique de l’hystérie (notamment entrepris par Freud), déplacement qui a néanmoins ouvert un débat ultérieur concernant la spécificité de la sémiologie psychiatrique. Voir à ce propos Jean-Martin Charcot, Leçons sur le système nerveux faites à la Salpêtrière, Paris, Bureaux du Progrès Médical, 1885 ; Pierre-Henri Castel, La Querelle de l’hystérie. La formation du discours psychopathologique en France (1881‑1913), Paris, PUF, « La bibliothèque du Collège international de philosophie », 1998. 26. Comme l’indiquent Laplanche et Pontalis, avec le mot « conversion » on entend généralement en psychanalyse un « mécanisme de formation de symptômes qui est à l’œuvre dans l’hystérie et plus spécifiquement dans l’hystérie de conversion. Il consiste en la transposition d’un conflit psychique et une tentative de résolution de celui-ci dans des symptômes somatiques, moteurs (paralysies par exemple) ou sensitifs (anesthésies ou douleurs localisées par exemple). Le terme de conversion est corrélatif pour Freud d’une conception économique : la libido détachée de la représentation refoulée est transformée en énergie d’innervation. Mais ce qui spécifie les symptômes de conversion, c’est leur signification symbolique : ils expriment, par le corps, des représentations refoulées ». Jean Laplanche, Jean-Bernard Pontalis, Le Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 104.

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cesse de décrire un « état d’extrême secousse27 » suscité par la perception de quelque chose de furtif excédant sa raison et affectant autant son corps que son esprit, état douloureux qu’en dépit de rapprochements et éloignements du christianisme, il relie constamment aux souffrances de la Crucifixion, comme le montrent bien les réflexions qu’il partage avec le Docteur Jean Dequeker dans une lettre de 1945 : [...] suis-je l’esprit d’un corps ou le corps de mon esprit, et que suis-je, moi qui pense ce débat entre le corps et l’esprit ? Suis-je un corps ou un esprit. — Il y a une orthodoxie qui croit en l’existence éternelle d’une personne située entre le corps et l’esprit et qui fait de l’un et de l’autre des symboles de son ambivalente capacité. Mais je crois qu’avant d’être quelqu’un il faut n’être d’abord personne, et je ne crois pas à la Personne de dieu et je ne veux pas de la Personne de dieu. Il y a un état sans personne ni dieu et qui est la douleur infuse d’une croix qui n’est pas l’être d’une croix mais sa puissance d’écartèlement, sans définition d’esprit, de personne ou de croix28.

Tout en déclarant ouvertement une prise de distance de l’orthodoxie chrétienne et de son symbolisme, l’état exploré par Ardaud est clairement associé à celui de la croix29. L’image de la Crucifixion revient à maintes 27. 28. 29.

Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 161. Antonin Artaud, lettre à Jean Dequeker du 6 avril 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 979. Il faut noter à l’égard du symbolisme de la croix que, tout en étant toujours associée (même si souvent par opposition) à l’image chrétienne de la Crucifixion, sa valeur est soumise à un mélange syncrétique de symboles résultant de son voyage au Mexique. « La croix du christ symbolise une idée humaine, elle représente la mort du christ », écrit-il dans Messages révolutionnaires. « C’est une idée anthropomorphe. La croix du Mexique qui sort du vide nous montre comment la vie entre dans l’espace. Elle indique comment le vide de l’espace peut donner une issue à la vie. » Cette idée de la croix comme symbole du rapport entre l’homme et l’espace revient aussi dans Les Tarahumaras, lorsqu’en évoquant à nouveau la croix, Artaud tient encore une fois à préciser que ce dont il parle : « Ce n’est pas la croix du christ, la croix catholique, c’est la croix de l’Homme écartelé dans l’espace, l’Homme aux bras ouverts, invisible, cloué aux points cardinaux. » Tandis que dans Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras, lorsqu’il décrit l’expérience du rite du peyotl, l’imaginaire christique revient à définir son image de la croix. Artaud définit l’expérience du peyotl comme un état dans lequel « toute perception comme un tissu s’entrouvre en croix » et il précise que de par cet écartèlement de la perception, l’homme fait l’expérience de « l’image ignée de cette Source qu’ils [les Tarahumaras] appellent le Fils de Dieu », cette « source unique » qui « s’appelle JÉSUS-CHRIST ». En dépit des critiques du symbolisme chrétien et de ses tentatives d’extirper l’image de la croix de la tradition chrétienne, l’imaginaire christique reste un substrat fondamental pour sa définition nonobstant ses tentatives de le faire taire. Voir à ce propos Antonin

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reprises sous sa plume pour symboliser le fait de ressentir « soi-même se déchirer en croix au milieu de la perception30 », sensation qui comporte un excès spasmodique d’énergie ressenti comme un douloureux « flot tissu perçant [l]a colonne vertébrale, et que [le] cœur ensuite vers [s]on plexus rejette avec le spasme d’une mer31 ». Artaud semble décrire dans ces textes le même excès d’excitation comportant des troubles dans le processus de représentation que Freud et Breuer relèvent auprès des hystériques, surplus qui produit une sorte d’appel spasmodique au corps pour qu’il le décharge32. La même sensation est explorée aussi dans le dessin L’Homme et sa douleur et dans le commentaire qui l’accompagne. Il s’agit d’un dessin qu’Artaud fait à Rodez et qu’il dédie au docteur Latrémolière « pour le remercier de ces électro-chocs33 » dont les effets sont très similaires à ceux produits par ces états perceptifs que l’écrivain décrit déjà dans ses lettres à Rivière34, bien avant l’expérience des électrochocs et la période de Rodez. La sensation qu’il s’engage à figurer dans son dessein n’est pas un simple épisode résultant des traitements subis à Rodez, mais l’expression d’une sensation qu’il explore tout au long de son œuvre. Tout comme dans le cas de La Mort et l’homme, le dessin L’Homme et sa douleur présente deux corps, l’un petit, renversé et squelettique, un corps tombant dans le vide, l’autre imposant, dressé au milieu de la page et fait de chair, un corps que « même la mort ne saurait [...] arrêter35 », dit-il. Artaud, Messages révolutionnaires, op. cit., p. 737 ; Les Tarahumaras [1937], dans Œuvres, op. cit., p. 755, Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras [1955], dans Œuvres, op. cit., p. 929‑930. 30. Antonin Artaud, Supplément au Voyage au Pays des Tarahumaras, op. cit., p. 929. 31. Ibid. 32. Joseph Breuer, Sigmund Freud, Études sur l’hystérie [1893], dans Œuvres complètes, t. II : 1893‑1895, tr. de J. Altounian, P. Cotet, P. Hallet et. al., Paris, PUF, 2009, p. 213‑238. 33. Antonin Artaud, L’Homme et sa douleur, dans Œuvres, p. 1260. 34. C’est Artaud lui-même qui le précise dans une lettre adressée à Jacques Latrémolière. « L’électro-choc, Mr Latrémolière, » écrit-il, « me désespère, il m’enlève la mémoire, il engourdit ma pensée et mon cœur, il fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut plus entrer. À la dernière série, je suis resté pendant tout le mois d’août et de septembre dans l’impossibilité absolue de travailler, de penser et de me sentir être. Cela me rend chaque fois ces abominables dédoublements de personnalité sur lesquels j’ai écrit la correspondance avec Rivière, mais qui à l’époque étaient une connaissance perceptive et non des affres comme sous l’électro-choc. » Antonin Artaud, lettre à Jacques Latrémolière du 6 janvier 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 962. 35. Antonin Artaud, L’Homme et sa douleur [1961], dans Œuvres, op. cit., p. 1260.

Chapitre 6 — Conversion religieuse, conversion hystérique

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Ce dernier est le corps sensible de la douleur. D’une manière qui semble faire écho aux mots de Madeleine, Artaud, dans son commentaire, décrit la sensation figurée dans son dessin comme celle d’avoir les « vertèbres pleines, transpercées par le clou de la douleur36 », ou encore comme celle d’un « clou d’une douleur dentaire37 » ou des « coliques de [c]es clous38 », les mêmes qui transpercent cette figure et qui symbolisent des souffrances autant corporelles que spirituelles, car chez Artaud, l’esprit est inséparable de la chair dans laquelle il s’enracine et au point qu’il ne faut « jamais », dit-il, « s’autoriser à interroger la transcendance du souffle ou de l’esprit, car en fait elle n’existe pas39 ». L’esprit ne transcende pas le corps, mais y est incarné, et les clous de la douleur qu’il évoque et dessine atteignent aussi bien l’un que l’autre, renseignant « mieux sur nous-mêmes », notet-il, « que toutes les recherches métaphysiques ou métapsychiques sur le principe de la vie40 ». L’expérience à la base de son texte-dessin est associée à la Crucifixion, puisqu’elle porte en soi à la fois la mort et la vie ainsi que la possibilité d’accéder, par le passage de l’une à l’autre, à ce qu’Artaud appelle une « sensibilité nouvelle ». Dans les œuvres de Beckett, cet état ambivalent devient la condition existentielle dans laquelle se retrouvent constamment plongés ses personnages, pour lesquels « penser » est une activité critique au point de parvenir à affecter parallèlement le corps et l’esprit : « C’est nerveux41 », explique Watt. Penser est pour eux une tâche tellement troublante qu’elle est susceptible de provoquer une « nervosité si frémissante » qu’elle a la puissance de les figer dans une sorte de « torpeur miséricordieuse traversée par des brefs et abominables éclairs42 », comme on le lit dans Molloy. La condition d’immobilité agitée qui caractérise un bon nombre d’entre eux, concerne tant l’esprit que « cette chose bougeante et fugitive qu’est la chair encore vivante43 », telle que la qualifie Molloy. Dans le corps des sujets beckettiens, cet état ambivalent se traduit en la posture de crucifié dans laquelle ils se retrouvent souvent immobilisés : couchés par terre, « les bras en croix44 », comme Molloy lui-même. Murphy en est un autre 36. Ibid. 37. Ibid. 38. Ibid. 39. Ibid. 40. Ibid. 41. Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 209. 42. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 81. 43. Ibid., p. 13. 44. Ibid., p. 38.

224 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

parfait exemple. Retrouvé par Célia, son amante, dans son habitation dans « l’impasse de l’Enfant-Jésus45 », « à plat ventre, palpitant, les bras en croix46 », il explique : Le lendemain matin, on lui raconta dans un langage très simple comment il avait fait pour se retrouver dans une position si bizarre. S’étant endormi dans sa berceuse, d’un sommeil qui à proprement parler n’en était pas un, il avait dû avoir le bonheur pendant quelque temps d’être mort apparemment aux choses sensibles. Mais tout passe, et il se réveilla dans l’étau d’une crise cardiaque, qui strictement parlant n’en était pas une. Cela lui arrivait assez souvent même lorsqu’il était tranquillement couché dans son lit, et alors les efforts pour en sortir avaient parfois l’effet de l’étendre par terre47.

La crise de Murphy, qui finira par travailler comme infirmier et mourir dans un asile d’aliénés (la Maison Madeleine de Miséricorde Mentale), n’est pas une crise cardiaque, mais une crise semblable à celles dont était affligée Madeleine et à celles explorées par Artaud dans ses œuvres. Murphy dit éprouver lors de ses crises une « congruence partielle entre le monde de son esprit et celui de son corps comme résultant d’une détermination surnaturelle quelconque48 », à savoir d’une expérience le rendant à la fois « vigilant et agité49 » et issu de la perception d’une ouverture vers ce « noir de la liberté absolue50 » dont il s’agit précédemment dans le même texte. On n’est pas loin de crises suscitées par l’arrivée de l’invité sacré de Théorème chez les membres de la famille au centre de l’œuvre pasolinienne. Cette « Présence dénuée de signification, et qui constitue pourtant une révélation51 », provoque chez la domestique (Emilia) une vraie « crise d’hystérie52 ». Odetta, la fille de la famille, se retrouve dans le même état après le départ de l’invité. Pourtant, si après cette rencontre, la domestique, qui incarne la « complicité entre le sous-prolétariat et Dieu53 », devient une « sainte 54», Odetta, dont l’esprit bourgeois résiste aux effets intérieurs provoqués par cette présence irrationnelle, reste en revanche 45. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 9. 46. Ibid., p. 32. 47. Ibid., p. 33. 48. Ibid., p. 98. 49. Ibid., p. 102. 50. Ibid., p. 100. 51. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 56. 52. Ibid., p. 29. 53. Ibid., p. 102. 54. Ibid., p. 126.

Chapitre 6 — Conversion religieuse, conversion hystérique

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enfermée dans cette condition critique qui la laisse « raidissant[e] sur le lit55 ». Dans ce même état, se retrouve aussi Julian. Le jeune personnage de Porcherie symbolise un refus de la rationalité qui provoque en lui une crise coïncidant avec l’« extase mystique56 » mentionnée, dans le script du film, par Spinoza lorsqu’il dialogue avec le jeune pris par une paralysie hystérique suscitée par la perception de la « pure présence d’un Dieu qui ne console pas57 ». La même paralysie afflige également bien d’autres personnages pasoliniens et est souvent associée, dans son œuvre également, au moment de la Crucifixion. Cela est évident dans Porcherie, lorsque la mère de Julian, en parlant de lui, constate : « Le voilà, comme le Christ en croix58. » Herdhitze aussi, en se référant à lui dit : « Bha ! En réalité les larmes me viennent aux yeux / quand je pense à ce pauvre garçon crucifié59. » Les corps des personnages pasoliniens parlent à ceux qui les regardent à travers cette forme symptomatique d’imitation du Christ, la même que vit aussi, de manière détournée, M. Cournot face à l’aigle qu’il essayé de domestiquer. Les crises vécues par ces personnages représentent un écroulement du sujet rationnel qui induit un « clivage du moi60 » se répercutant sur le

55. Ibid., p. 119. 56. Pier Paolo Pasolini, Porcherie [1969], tr. de A. Spinette, dans Théâtre, Arles, Actes Sud, « Babel », 1995, p. 378. 57. Ibid., p. 379. 58. Ibid., p. 335. On retrouve la même réplique dans le film aussi. Cf. Pier Paolo Pasolini, Porcile [1969], dans Per il cinema, t. I, op. cit., p. 1135. 59. Ibid., p. 360. Dans ce cas aussi, l’on retrouve la même réplique dans le film. Cf. Pier Paolo Pasolini, Porcile, op. cit., p. 1155. 60. Cette formule indique pour Freud la coexistence, chez les névrosés et les psychotiques, de deux attitudes psychiques : « L’une, l’attitude normale, qui tient compte de la réalité », écrit-il, « et une autre qui, sous l’influence pulsionnelle, détache le moi de la réalité. Les deux coexistent. L’issue dépend », rajoute-t-il, « de leurs forces relatives. Si la seconde est ou devient la plus forte, la condition de la psychose est alors donnée. Si le rapport s’inverse, il se produit une guérison apparente de la maladie délirante. En réalité, celle-ci ne fait que reculer dans l’inconscient, tout comme il faut d’ailleurs inférer de nombreuses observations que le délire était formé depuis longtemps et se trouvait tout prêt, avant qu’il n’ait opéré sa percée de façon manifeste. » Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse [1940], dans Œuvres complètes, t. XX : 1937‑1939, tr. coll., Paris, PUF, 2010, p. 300. À propos des rapports entre angoisse comme signal d’alarme annonçant une menace pour l’unité du moi, voir Benno Rosenberg, Le Moi et son angoisse. Entre pulsion de vie et pulsion de mort, Paris, Presses Universitaires de France, « Monographies de psychanalyse », 1997.

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corps du sujet, ainsi que sur l’image que le sujet a de son corps61. Le sujet vit une scission intérieure résultant d’un trouble dans son expérience du réel. D’une part, il y a le sujet qui établit un rapport rationnel et conscient avec le monde qui l’entoure et qui est pour lui un objet de savoir. De l’autre, il y a le sujet disloqué qui refuse ce rapport rationnel en faveur d’une vision du monde dans laquelle les formes de l’inconscient, imagées et poétiques, débordent dans la conscience, au point que la réalité devient objet non plus de savoir mais de délire. Cette scission imaginaire produit un état critique de suspension de l’esprit qui touche aussi au corps et se traduit en une paralysie affectant maints personnages habitant les œuvres de ces auteurs, mais aussi en un dédoublement de leur image du corps. Comme le rappelle Grossman dans sa préface aux Cahiers d’Ivry d’Artaud, « [l]’hystérique [...] a deux corps. L’un est le corps hyper-érotisé que nous équivoquions, ce corps de sensation pure qui tend vers l’autre ses pseudopodes amibiens. L’autre est un corps anesthésié, frigide et distant, animé par une profonde répulsion pour tout contact charnel62 ». Mais ce qui est particulièrement relevant dans ce cadre est que c’est cette ambivalence du corps que l’image de la Crucifixion semble symboliser dans les œuvres de ces écrivains, image dont la présence active est, selon les règles d’une conversion symptomatique, relevable dans et par le corps des leurs sujets. Les sensations qui traversent les corps hystérisés de ces personnages rappellent celles figurées dans des tableaux de Francis Bacon, tels que ses Trois études pour une Crucifixion (1962). Bacon y présente des corps convulsés par l’angoisse, retournés sur eux-mêmes et en même temps tendus hors d’eux, des corps essayant d’échapper à eux-mêmes par de violentes contractions. Pour Deleuze, le corps baconien est la figuration de l’intrication profonde du corps et de l’esprit et la représentation pic61.

62.

Ce qui est d’ailleurs cohérent avec l’importance de l’image du corps dans la psychose hystérique, problématique qui est l’objet d’un article de Gisela Pankow recueilli dans le numéro de la Revue française de psychanalyse dédié à l’hystérie, auquel nous renvoyons pour tout approfondissement ultérieur à cet égard : Gisela Pankow, « L’image du corps dans la psychose hystérique », Revue française de psychanalyse, n° 3, t. XXXVII, mai 1973, p. 415‑438. Évelyne Grossman, « Un corps de sensibilité authentique », dans Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947 — Mars 1948. II, Cahiers 310 à 406, éd. établie, préfacée et annotée par É. Grossman, Paris, Gallimard, « NRF », 2011, p. 1179. En utilisant la formule « pseudopodes amibiens », Grossman fait référence au modèle épistémologique du rhizome proposé par Deleuze, et Guattari dans Mille Plateaux. Voir à ce propos l’introduction de Gilles Deleuze, Felix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, t. II : Mille Plateaux, Paris, Minuit, « Critique », 1980, p. 9‑37.

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turale d’une « haute spiritualité, puisque c’est une volonté spirituelle qui [le] mène hors de l’organique, à la recherche des forces élémentaires. Seulement cette spiritualité, c’est celle du corps ; l’esprit c’est le corps lui-même63 ». Les corps baconiens sont des corps pris et secoués par un « désir non satisfait64 » qui les met en tension vers le dehors. Il s’agit de corps qui imposent ainsi leur présence brutale, car à leur tour, pour eux-mêmes, tout est trop présent, hystériquement présent65, comme cela l’est pour les sujets dans les œuvres d’Artaud, de Beckett et de Pasolini. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si d’une part, Deleuze croise sa lecture des tableaux de Bacon avec celles des écrits d’Artaud et Beckett, et de l’autre, si dans le film pasolinien, c’est justement un catalogue de l’œuvre du peintre irlandais que l’invité de Théorème feuillette avec le fils de la famille66 (celui qui, après son départ, se vouera à l’art). En regardant ce volume ensemble, Pietro et l’invité reviennent deux fois sur les Trois études de figures au pied d’une Crucifixion (1944), un triptyque qui représente des corps convulsés et désorganisés au point de ressembler à des masses indifférenciées de matière, mais si sensibles qu’ils étalent une progression nerveuse explosant en un cri désespéré qui sort de la bouche disproportionnée de la troisième figure et qui semble annoncer celui auquel se livre le père de la famille tant à la fin du film qu’à celle du roman pasoliniens. À leur paroxysme, les expériences qui suscitent les crises et les différentes formes de conversion analysées plus haut se traduisent non seulement en une « destruction du Moi » comme l’appelle Pasolini, mais aussi en un éclatement de l’image du corps et jusqu’à cette « horreur du corps 63. 64.

Gilles Deleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation, op. cit., p. 49. C’est Bacon qui utilise ce mot dans un entretien avec Jean Clair : « F. B. Pathos. C’est un mot très fort en anglais. Cela signifie en fait un désir non satisfait. Le pathos, c’est désirer quelque chose qui ne peut pas se produire. » Francis Bacon, « Le pathos et la mort », Corps crucifiés. Exposition Musée Picasso, Paris, 17 novembre 1992‑1er mars 1993, musée des Beaux-Arts de Montréal, 26 mars-16 mai 1993, Paris, Réunion des musées nationaux / Montréal, Musée des Beaux-Arts, 1992, p. 141. 65. En s’inspirant d’un article de Leiris sur Bacon (« Ce que m’ont dit les peintures de Francis Bacon »), Deleuze écrit : « Présence, présence, c’est le premier mot qui vient devant un tableau de Bacon. Se peut-il que cette présence soit hystérique ? L’hystérique, c’est à la fois celui qui impose sa présence, mais aussi celui pour qui les choses et les êtres sont trop présents, et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence. » Gilles Deleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation, op. cit., p. 52. 66. Dans le script en revanche, il ne s’agit pas des œuvres de Francis Bacon mais de Wyndham Lewis. Cf. Pier Paolo Pasolini, Teorema, op. cit., p. 927.

228 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

et de ses fonctions67 » qui trouble plusieurs des personnages beckettiens. La mort imaginaire qu’elles comportent semble signer dans le sujet un rejet du corps « organisé » et soumis à l’esprit, voire d’une image du corps comme système organisé et rationnel, et l’émergence parallèle d’une image autre du corps, d’un « corps extraordinaire, dans ses stations et dans ses allées et venues68 », tel que le décrit Molloy. Il s’agit d’un corps libre, désorganisé et irrationnel, que dans Pour en finir avec le jugement de dieu Artaud appelle le « corps sans organes69 » et qui deviendra chez Deleuze et Guattari le CsO70 : « Lorsque vous lui [à l’homme] aurez fait un corps 67. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 182. 68. Ibid., p. 71. 69. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1654. L’expression « corps sans organes » qu’Artaud utilise dans Pour en finir avec le jugement de dieu est élue par Deleuze et Guattari comme source de l’élaboration du concept de CsO. Cependant, il faut noter qu’Artaud utilise seulement une fois l’expression « corps sans organes » et dans un contexte qui la rend extrêmement ambiguë. Ce « corps neuf » dont il parle n’est pas proprement un corps sans organes, comme il est évident dans L’Homme et sa douleur, car la figure au centre du dessin, celle présentant justement ce nouveau corps dont parle l’écrivain au fil de son œuvre, est celle qui à l’inverse de l’autre est en réalité un corps avec des organes. Mais il ne s’agit que d’une contradiction apparente. Tout comme le CsO de Deleuze et Guattari, ce corps pensé par Artaud n’est pas un corps privé d’organes, il est un corps de sensation pure, infiniment bougeant, d’une « présence menaçante / jamais lassante », un corps qui se ressent et prend conscience de lui-même par les sensations qui le traversent et le désarticulent. C’est pourquoi, dans le dessin d’Artaud, ce corps est justement celui qui expose au regard ses formes presque méconnaissables, car c’est par la tension qui les traverse que ces organes se font brutalement présents au sujet. Tandis que le vieux corps, le corps-organisme est un corps figé, dans lequel les organes accomplissent silencieusement, invisiblement, leur fonction. C’est un corps frigide, qui refoule ses organes, qui s’ignore et qui ignore sa nature charnelle. Ce qui éclaircit en revanche pourquoi l’autre figurine dans le dessin d’Artaud est réduite à un simple squelette. Ce dernier corps est celui contre lequel Artaud se révolte : « Qui suis-je ? / D’où je viens ? » se demande-t-il. « Je suis Antonin Artaud / et que je le dise / comme je sais le dire immédiatement / vous verrez mon corps actuel / voler en éclats / et se ramasser / sous dix mille aspects / notoires / un corps neuf / où vous ne pourrez / plus jamais / m’oublier. » Ibid., p. 1661. 70. À partir de la formule d’Artaud et en s’appuyant sur la pensée de Spinoza, dans le chapitre de Mille Plateaux titré « Comment se faire un corps sans organes », Deleuze écrit : « Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir », il est fait « de telle manière qu’il ne peut qu’être occupé, peuplé que par des intensités. Seules les intensités passent et y circulent. » Il est à considérer comme « l’œuf plein avant l’extension de l’organisme et l’organisation des organes [...] ». Voir à ce propos Gilles Deleuze, Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. II : Mille Plateaux, op. cit., p. 185‑204.

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sans organes, » écrit Artaud, « alors vous l’aurez délivré de tous ces automatismes et rendu à sa véritable liberté71. » Le corps dont parle Artaud est un corps hyper-sensible, délivré des automatismes de la raison et des « empires de la possibilité72 », un corps ouvert à l’impossible et à « toutes les disponibilités errantes / de l’infini du vide73 » et capable d’accueillir « épidermiquement tous ces fruits74 ». Quoique brutalement, ce corps s’avère capable de faire « danser l’anatomie humaine75 » et ainsi faisant, de se libérer de Dieu et avec lui de toute idée qui organise et dirige autant l’esprit que la perception que l’homme a de son corps. L’être humain, écrit Artaud, « est mal construit / Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu / et avec dieu / ses organes76 ». Pour donner libre expression à ce corps autre, il faut se libérer de Dieu et de la raison, répète-t-il. Pour le laisser surgir, il faut se livrer à la « folie calculée77 » dont parle Pasolini, ou à la « folie lucide78 » qu’Artaud attribue à son Héliogabale. Le sujet doit accepter d’accéder à un état qui ressemble à cette « hystérie maîtrisée79 » dont parle Grossman à propos d’Artaud et qui, chez lui tout comme chez Beckett et Pasolini, semble sans cesse convoquer l’image du Christ crucifié pour symboliser les sensations qu’il provoque. Paradoxalement, les prises de distance du christianisme exprimées par ces écrivains dans leurs œuvres respectives vont de pair avec le surgissement d’un imaginaire profondément christique qui, selon les lois d’une conversion hystérique, s’exprime à travers le corps de leurs sujets. Dans ce processus, la figure du Christ elle-même s’avère de la sorte être non seulement réinvestie symboliquement, mais aussi profondément transformée par le corps qui exprime et manifeste la présence fantasmatique de cette image. Ce processus agit non seulement sur les sujets qui le vivent, mais aussi sur cette figure chrétienne, sur son aspect et sur ses significations 71. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1654. 72. Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté [1948], dans Œuvres, op. cit., p. 1655. 73. Ibid., p. 1656. 74. Ibid., p. 1661. 75. Ibid., p. 1656. 76. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1654. 77. Pier Paolo Pasolini, Dai « Quaderni rossi », op. cit., p. 132. C’est nous qui traduisons. 78. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 437. 79. Artaud, explique Grossman, explore dans son œuvre « l’hyper-sensibilité perceptive de l’hystérie » dont il « reprend la puissance de conversion » en un corps « capable d’atteindre une jouissance sans limites ». Évelyne Grossman, « Un corps de sensibilité authentique », op. cit., p. 1177‑1178.

230 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

et jusqu’à permettre de « retrouver en deçà de l’image pieuse et figée de l’iconographie chrétienne, la force d’une rébellion80 », pour le dire avec des mots utilisés par Grossman à propos d’Artaud. On n’est pas loin de la force barbare que Pasolini recherche dans le Christ et qu’il évoque lorsqu’il imagine justement un Christ libéré de toute fixation orthodoxe et de tout dogme iconographique. Cette exigence, il l’exprime ainsi dans Blasphème81 : Ma christologie, maintenant, plus qu’imberbe est barbare : elle veut l’être ; elle craint d’échouer si elle ne suscite pas une idée du Christ antérieure à tout style, à tout cours de l’Histoire, à toute fixation, à tout développement ; vierge82 […].

Filtrée par une conversion hystérique, et donc par le corps des sujets qui la vivent, l’image du Christ perd sa forme iconographique traditionnelle et sa valeur orthodoxe pour devenir la figure paradoxale d’une expérience sacrée qui implique la perte de Dieu et une radicale remise en question, voire un rejet, du système de croyances chrétien, mais aussi des sensations contradictoires et ambivalentes qu’elle provoque. Arrachée aux cieux et à la Sainte Trinité, l’image du Christ prend corps à travers celui des sujets qui, entre angoisse et désir, vivent cette expérience aussi bien critique que métamorphique et elle-même se transforme et acquiert une nouvelle autonomie. « Ô Sosie, tu te trouves, / constitué de moi83 », déclare un des sujets lyriques pasoliniens en s’adressant justement au Christ suggérant et avec ces quelques mots jusqu’à quel point, par ce processus détournant tant le dogme de l’Incarnation que la notion chrétienne d’imitation du Christ, l’image du Christ elle-même se retrouve affectée.

80. 81.

82. 83.

Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 40. Nous faisons ici référence au script en vers que Pasolini commence à écrire au début des années soixante pour un film qu’il ne réalisera jamais, et non pas du recueil de ses poésies publié, sous le même titre, par Graziella Chiarcossi et Walter Siti en 1993 chez Garzanti. Pier Paolo Pasolini, « Blasphème » [1962-1967], dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 365-366. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 102.

Troisième partie Défigurations et refigurations du Christ

(Dé)figurations de la forme christique … pour cet être charnel […] qu’est un homme moyen, le drame ne commence que quand le Verbe est dans le coup… (Jacques Lacan)

A

près avoir contextualisé l’émergence de la figure du Christ dans l’œuvre de ces écrivains et après avoir exploré comment elle se lie à leurs explorations expériementales qu’on a lues à la lumière de ce que Bataille appelle une expérience intérieure, le problème qui se pose à ce stade est celui des effets que la présence d’un tel imaginaire implique sur cette figure elle-même. Qu’en est-il de l’image de l’orthodoxie et de l’iconographie chrétiennes lorsque la figure du Christ émerge dans le contexte d’une critique (parfois très violente) du christianisme et dans des œuvres qui interrogent des expériences du sacré impliquant la perte (voire le rejet) du Dieu chrétien ? Que reste-t-il de cette image représentant la manifestation par excellence du sacré chrétien ? Dans son ouvrage portant sur la « défiguration » chez Artaud, Beckett et Michaux, Grossman, étudie comment ce processus « qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime1 » agit dans l’œuvre de ces écrivains. Et à propos d’Artaud, elle évoque une des possibles déclinaisons de cette opération et la qualifie de « défiguration de la forme christique2 », un concept précieux pour l’examen de la présence de la figure du Christ telle qu’elle émerge dans le cadre des expériences et des œuvres examinées jusqu’ici. Cependant, pour bien comprendre cette opération, il est néces1. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 7. 2. Ibid., p. 40.

234 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

saire de mettre en avant d’abord la nature ambivalente de ce mouvement que Grossman appelle « défiguration ». Il s’agit d’une opération en action dans les écritures modernes et qui engendre un mouvement semblable, ditelle, à une « violence négative3 », à une puissance qui détruit les formes du sens qui, au fil du temps, se sont consolidées et sont devenues parties de notre vision tant du monde que de l’être humain. Mais ce processus de défiguration qui « déforme » et « dépasse4 » les figures n’est pas seulement une opération négative, car, comme elle le souligne, en même temps elle les réinvente aussi. Défigurer, à savoir « [d]éfaire les figures5 », est un geste qui relève à la fois de la violence et de la « délicatesse », au sens que Barthes attribue à ce mot, à savoir comme une « sortie de l’effondrement catégoriel des oppositions6 », ou, écrit Barthes, comme l’entrée dans l’espace d’un « nouveau paradigme », celui du Neutre, cette « force » qui anéantit les antinomies et dont la délicatesse est une des figures, avec « la dérive », la « jouissance » ou encore « la suspension de jugement, de procès7 ». C’est en ces termes, c’est-à-dire en dehors de toute opposition entre positif et négatif, entre création et décréation, qu’il faut donc comprendre aussi l’opération de « défiguration de la forme christique » que l’on retrouve à l’œuvre également chez Beckett et Pasolini. Du reste, Grosman consacre elle-même une partie de son étude à la « Passion christique » chez Beckett — en soulignant notamment comment l’écrivain déjoue dans son œuvre le dogme catholique de la Trinité et, avec celui-ci, la figure orthodoxe du Christ, Verbe incarné8. Tandis que du 3.

« La défiguration », explique Grossman en ouverture de son essai, « peut s’entendre en bien des sens tant elle est plastique et mouvante. En un mot : défigurable. On aurait tort en effet d’en réduire la portée, par on ne sait quelle crispation sémantique, à l’idée d’un acte de violence négative et purement destructrice […]. » Ibid., p. 7. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 9. 7. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], dans Œuvres complètes, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, t. IV : Livres, textes, entretiens. 1972‑1976, Paris, Seuil, 2002, p. 707. 8. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 61‑63. Dans ces pages, Grossman souligne d’abord que, tout comme chez Joyce, les références beckettiennes à la figure du Christ sont en bonne partie liées à une réflexion sur la création et notamment au « ratage de l’incarnation d’un sujet dans un corps de langue ». Cependant, elle souligne également que dans ce cadre, c’est le dogme de la Trinité qui devient l’objet de maintes reprises ironiques, en particulier dans Comment c’est, texte dans lequel le dogme catholique et la querelle du Filioque (et

(Dé)figurations de la forme christique

235

côté de Pasolini, il suffit de revenir à son œuvre, une œuvre qui atteste du travail constant mené par l’écrivain tout au long de sa vie sur cette image de l’orthodoxie, de l’iconographie et de la tradition chrétiennes. En est un exemple parlant le film La Ricotta (qui, avec les sketches de Rossellini, Godard et Gregoretti, fait partie du film RoGoPaG) et notamment à la scène consacrée à la création, pendant le tournage du film d’un célèbre réalisateur (interprété par Orson Welles), d’un tableau vivant reproduisant l’œuvre de Rosso Fiorentino, La Déposition de la Croix9. Pasolini désacralise de manière nette ce moment, qui devient clairement grotesque : éclatements de musique, erreurs des acteurs, hurlements et réprimandes du metteur en scène, etc. La Passion du Christ est au centre tant du sketch pasolinien10 que du film dans le film, et le moment de la création de ce tableau vivant est, dans ce cadre, décisif, car il contribue de manière importante au glissement qui s’opère au sein du récit pasolinien, dans lequel le vrai Christ n’est pas celui du film d’Orson Wells (le Christ qui renvoie à celui de la tradition iconographique italienne), mais le pauvre Stracci qui, dans ce dernier, non seulement joue le rôle du bon larron mais sera aussi celui qui mourra vraiment en croix dans le film pasolinien. Ce cas permet ainsi de souligner que ce processus de « défiguration », qui comporte à la fois un éloignement (parfois même brutal) de la figure traditionnelle du Christ, est à l’œuvre chez Pasolini aussi. En même temps, il permet de

9.

10.

donc de la « procession » de l’Esprit du Père et du Fils et non du Père par le Fils, comme pour l’Église d’Orient) sont évoqués pour « effiloquer » ironiquement la question et en faire un « enjeu d’écriture plus que de théologie ». Ibid. Notons que, comme le souligne Siti dans les notes du script du film, il y a ici un changement par rapport au script original, dans lequel Pasolini avait prévu d’articuler cette scène sur le Couronnement du Christ du Pontormo (il s’agit en réalité du Christ devant Pilate) et non sur la Déposition de Rosso Fiorentino. Dans le script de Pasolini, on lit en effet : « D’un coup, nous retrouvons face à nous, dans toutes les couleurs qui frappent en plein cœur : le Couronnement du Christ de Pontormo. » Pier Paolo Pasolini, La ricotta [1962‑1963], Per il cinema, t. II, op. cit., p. 331. C’est nous qui traduisons. Voir aussi Pier Paolo Pasolini, La ricotta [1962], dans Romanzi e racconti, op. cit., p. 839. « Il n’est pas difficile de prévoir pour mon récit », lit-on sur l’écran tout au début du sketch pasolinien (et pas sans le scénario, ce qui s’explique par le fait que Pasolini a sans doute pour tenté d’éviter ainsi des répercussions liées au contenu religieux du film), « des jugements, intéressés, ambigus, scandalisés. Je veux ici déclarer qu’en dépit de comment La ricotta soit envisagé, l’histoire de la Passion — que La Ricotta évoque indirectement — est pour moi la plus grande qui ait été jamais écrite, et les Textes qui la racontent les plus sublimes qui aient jamais été écrits. » Pier Paolo Pasolini, La Ricotta, Production : Arco Film, Cineriz (Rome) / Lyre Film (Paris), 1976.

236 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

mettre en avant jusqu’à quel point cette opération n’est pas seulement un mouvement destructeur, mais également recréateur. Par cette opération, la figure du Christ devient, d’une part, méconnaissable, s’éloignant de son modèle — celui de l’orthodoxie et de l’iconographie chrétiennes —, tandis que de l’autre, il aboutit à une refiguration de cet « Arché-Type Sacré11 », pour le dire avec des mots d’Artaud. Par ce processus, l’image du Christ se retrouve libérée du poids d’une tradition iconographique qui, comme le disent Deleuze et Guattari, « a joué de toutes les ressources du Christ-visage12 », à savoir du Christ comme figure typologique. Pour montrer plus en détail comment cette opération double se concrétise, il faut d’abord revenir à la distinction entre « forme » et « figure » suggérée dans la notion de « défiguration de la forme christique », opération qui — comme cette formule l’indique bien — touche tant à l’une qu’à l’autre. Or, par « figure », on entend généralement un « élément dont on considère l’apparence », à savoir un « aspect extérieur d’ensemble, relativement caractérisé » et aussi une « partie du champ qui se détache du fond et s’individualise », voire « ce qui constitue la représentation typique de quelque chose », mais aussi un « type humain », une « personne caractéristique représentée par l’imagination », et plus particulièrement, la « partie antérieure de la tête considérée comme singularisant l’être », c’est-à-dire le visage (TLF). « Figure » est un mot qui touche à l’aspect du sensible et qui fait référence aux traits reconnaissables caractérisant son objet. Tandis que le mot « forme », dans son sens courant, indique lui aussi l’« ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité concrète ou abstraite d’être reconnue ». Le mot fait cependant plus particulièrement référence à la « qualité d’un objet, résultant de son organisation interne, de sa structure, concrétisée par les lignes et les surfaces qui le délimitent » et donc à la « manière » ou à l’« état dans lequel se manifeste une réalité concrète ou abstraite » (TLF). La différence entre « figure » et « forme » est subtile, les deux mots se correspondant l’un l’autre, mais ces définitions permettent néanmoins de mettre déjà en avant que la « figure » — qui est matière — penche vers le sensible et l’extérieur, tandis que la « forme » — qui est plutôt structure —, vers l’intelligible et l’intérieur. Comme le souligne Erich Auerbach, dans son analyse de l’étymologie et de l’usage de ces mots, chez les auteurs latins, ces termes étaient utilisés 11.

Antonin Artaud, lettre à Jacques Latrémolière du 5 avril 1943, Lettres écrites de Rodez en 1943, op. cit., p. 888. 12. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t.  II : Mille plateaux, op. cit., p. 218.

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indifféremment, mais d’une façon à permettre quand même à l’auteur de souligner que « forma signifie littéralement le “moule”, étant donc à figura ce que le moule creux est à l’objet façonné qu’on en tire13 ». Ensuite, avec l’influence de la culture grecque sur celle latine (et notamment de l’acquisition d’une terminologie de dérivation aristotélicienne et platonicienne), la notion de « forme » pour indiquer une « idée qui informe la matière » et de « figure » pour définir une « forme extérieure14 » se sont renforcées et cette distinction est encore active dans l’usage qu’on fait de ces mots aujourd’hui. Bien plus que le mot « figure », celui de « forme » — ce mot qui pour Derrida est à considérer comme un « foyer de sens » multiples qui ont forgé l’histoire de la pensée occidentale15 — implique non seulement un aspect sensible (et donc une sensibilité qui le perçoit), mais aussi une structure interne particulière (et un esprit qui la considère). C’est ce que Lyotard semble suggérer, quoique de manière à calquer parallèlement l’ambivalence de la « figure », lorsqu’il établit au sein du langage et de l’art visuel une distinction entre ce qu’il appelle la « figure-image » et la « figure-forme ». Sachant que par « figure-image », il entend d’une part ce qui est « [e]n face du discours » et appartient au monde du sensible et, de l’autre, ce qui est de « l’ordre du visible ». Tandis qu’avec la formule « figure-forme », il indique ce qui relève de l’architecture, d’une configuration, mais aussi ce qui confère au langage son expressivité et se situe donc « dans le discours » en l’organisant de l’intérieur16. On n’est pas loin non plus de la distinction entre « forme » et « figure » qui soustend la réflexion de Deleuze sur les tableaux de Bacon17 et qui émerge 13.

Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, tr. de D. Meur, Paris, Macula, « Argô », 2017, p. 13. 14. Ibid., p. 12‑14. 15. Jacques Derrida, « La forme et le vouloir-dire. Note sur la phénoménologie du langage », Marges de la philosophie, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 187‑189. 16. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 51 et 271. Notons que Lyotard utilise cette distinction et le rapport de redoublement et de désignation liant ces deux éléments, afin de montrer la puissance de déstructuration que la « figure-forme » peut acquérir par sa position à l’intérieur du discours, lui permettant d’agir sur le sens de la figure-image qui lui est intrinsèquement liée et lui correspond. 17. Il faut d’ailleurs souligner que Deleuze s’appuie ouvertement sur la pensée élaborée, dans Discours, Figure, par Lyotard auquel il emprunte l’usage du mot « figural » en tant que substantif, comme il le souligne dans une des premières notes de son ouvrage. (Gilles Deleuze, Logique de la sensation, op. cit., p. 12.) Notons à cet égard que tout l’ouvrage de Lyotard explore cette notion de « figural », mot qui désigne ce qui échappe au visible et au dicible dans l’art, mais en même temps y est logé

238 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

lorsqu’il dit que, dans l’œuvre de ce dernier, « le corps est Figure, non structure18 », en impliquant ainsi le caractère informe de la « figure » baconienne, à savoir son aspect exempt d’organisation interne et vierge de toute abstraction aux yeux de qui l’observe, voire sa capacité de s’échapper au fond qui la délimite ainsi qu’à la Gestalt, c’est-à-dire à la forme conçue comme matière informée par une structure et comme partie d’un tout qui la détermine19. En ce sens, en tant que système qui manifeste des propriétés qui dépendent de celles des parties qui le composent20, la « forme » est donc à entendre, explique Merleau-Ponty, non pas comme une « réalité physique » mais comme un « objet de perception » et de « connaissance21 » de la part d’une conscience. Ce qui amène le philosophe à considérer la vie elle-même comme un système qui est tel non pas en soi, mais pour une conscience qui le considère et le connaît et qui doit donc se penser comme « conscience de la vie22 ». Lorsqu’on examine un processus comme celui de « défiguration de la forme christique », il ne faut donc pas oublier que cela concerne deux niveaux différents à la fois : le plan de la figure et celui de la forme (de la « forme » de cette figure et par conséquent aussi de celle du système à laquelle elle appartient, celui chrétien). Comme nous avons déjà pu le voir, chez Artaud, Beckett et Pasolini, ce mouvement visant à défaire la figure chrétienne du Christ agit de manière métamorphique, tant sur l’aspect sensible de cette image que sur sa nature intérieure. « Défigurer le Christ », incarnation et image de Dieu, est un geste qui, inévitablement, a trait à l’aspect de cette image, qui se détache du modèle établi par l’iconographie chrétienne qu’il remet en question et déconstruit tout en en conservant des aspects, ce qui le rend méconnaissable, mais pas au point et en est le détonateur, à savoir ce qui en se manifestant lui permet d’exprimer la présence d’un sens. Voir à ce propos « Le parti pris du figural » dans Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 9‑23. 18. Gilles Deleuze, Logique de la sensation, op. cit., p. 27. 19. Pour une explication approfondie de la notion de « forme » au sein de la Gestalttheorie, voir Paul Guillaume, La Psychologie de la forme, Paris, Flammarion, « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1937. 20. Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1942, p. 58‑59 21. Ibid., p. 193. 22. Ibid., p. 218. Pour une étude conjointe de la notion de forme chez Deleuze et MerleauPonty, voir : Henry Somers-Halls, « Deleuze and Merleau-Ponty. Aesthetics of Difference », dans Constantin V. Boundas, Gilles Deleuze: the Intensive Reduction, London-New York, Continuum, 2009, p. 123‑130.

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de ne pas pourvoir être reconnu. Pourtant, cette opération, en raison de la nature de son objet, implique inévitablement une action qui concerne sa forme aussi. Le problème de la « forme » est en effet à la base de la christologie chrétienne (en particulier catholique), puisque touchant à la « condition divine23 » du Christ, pour le dire avec saint Paul (Ph 2:6). C’est tout le problème de l’Incarnation, résumé par la formule johannique « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1:14), qui est remis en jeu et en question dans ce processus, et avec lui le dogme de l’Incarnation et la doctrine de l’union hypostatique, c’est-à-dire de l’union (substantielle et sans confusion) en Jésus-Christ de la nature divine et de la nature humaine24. Toute forme de « défiguration du Christ » implique inévitablement une remise en question de la notion d’Incarnation en tant qu’opération par laquelle la nature humaine et celle divine s’entrelacent en Jésus-Christ, mais aussi en tant que condition qui s’accomplit dans le Christ et qui, de par sa nature contradictoire, ne peut pas être entièrement saisie par la raison et est pour cela conçue comme un « mystère », comme vérité in Deo abscondita qu’il n’est possible d’approcher que de manière intuitive par analogie. Pour tenter de comprendre ce mystère chrétien, on peut en effet penser, dit la théologie chrétienne, à l’union dans l’homme entre le corps et l’âme ou à celle, dans le langage, entre signifiant et signifié25. Logiquement, cela implique donc 23.

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En note dans la Bible de Jérusalem, concernant cette formule traduite du grec — dont la traduction littérale serait « qui se trouvait dans la forme de Dieu » — on trouve l’explication suivante : « Le mot “forme” désigne les attributs essentiels qui manifestent au-dehors la “nature” : le Christ étant Dieu, en avait de droit toutes les prérogatives. » Bible de Jérusalem. À cet égard, notons que ces notions sont aussi à la base du dogme de l’Incarnation et de la possibilité même d’un art chrétien, voire de la possibilité de représenter Dieu. La question est abordée par Didi-Huberman dans le chapitre « La couleur de chair, ou le paradoxe de Tertullien » de l’Image ouverte, auquel nous renvoyons pour tout approfondissement ultérieur à ce sujet. Georges Didi-Huberman, Les Motifs de l’Incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 97-152. La définition de cette union parfaite de deux natures dans le Christ a été donnée lors du Concile de Chalcédoine et constitue un pas décisif dans la constitution de ce que Gauchet appelle le « dispositif christique », considéré comme porteur d’un principe de « dé-hiérarchisation » qui s’enracine justement en le dépassement dans le Christ ainsi conçu de tout emboîtement hiérarchique (donnant priorité à l’humain ou au divin) de ses deux natures. Voir à ce propos Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985, p. 245‑249 et l’entrée « Incarnation », dans Mircea Eliade (éd.), The Encyclopedia of Religion, vol. VII, New York-London, Macmillan Publishing Company, 1987, p. 160. « L’analogie par laquelle notre raison nous permet, non de comprendre le mystère de l’Incarnation, mais d’en percevoir de manière intelligible les termes, » lit-on par

240 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

qu’on peut aussi faire l’inverse et qu’il est possible de rendre intelligible, par le dogme de l’Incarnation et la doctrine de l’union hypostatique, tant la nature de tout être humain que celle de tout signe linguistique conçu en tant qu’unité du signifiant et du signifié26. Bataille, semble d’ailleurs dire la même chose lorsque, dans un « Fragment sur le christianisme », intégré en appendice au Coupable, il affirme que le christianisme est nécessaire : « La solennelle affirmation du quatrième Évangile : Et Verbum caro factum est, est en un sens, cette vérité profonde : la vérité du langage est chrétienne27 », constate-t-il en démontrant en même temps que sa pensée ne nie pas complètement le christianisme, mais le prend en compte comme point de départ pour ensuite le déconstruire. Il en est de même pour Artaud, Beckett et Pasolini, chez lesquels l’expérience du sacré implique une transgression et une prise de distance des structures fondamentales du christianisme, processus dans lequel la présence — à la fois en action et en question — de la figure du Christ, Verbe incarné et crucifié, s’avère être capitale. Et pour tenter de comprendre tant cette présence que la exemple dans le Dictionnaire de théologie catholique, « se complète par les comparaisons que la théologie trouve dans les choses créées et qui nous font entrer plus avant dans l’intelligence de l’union mystérieuse du Verbe et de la chair. » Dans le cas de l’Incarnation, ces « analogies de proportionnalité » — permettant de percevoir de façon intelligible quoique toujours imparfaite, les « mystères » qui sont impénétrables à l’intelligence humaine — sont justement celle rapportant l’union de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ à celle du « verbe mental et de la parole extérieure » à la base de notre langage ou encore à l’union « de l’âme et du corps en un seul être vivant ». Voir à ce propos l’entrée « Hypostatique » dans Alfred Vacant, Eugène Mangenot (éds), Dictionnaire de théologie catholique, t. VII, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1923, p. 438‑568. 26. Nous faisons ici référence à la définition du « signe linguistique » donnée par Saussure dans son Cours de linguistique générale. « Nous appelons signe », écrit-il, « la combinaison du concept et de l’image acoustique. On oublie que si arbre est appelé signe, ce n’est qu’en tant qu’il porte le concept “arbre”, de telle sorte que l’idée de la partie sensorielle implique celle du total. L’ambiguïté disparaîtrait si l’on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s’appellent les uns les autres tout en s’opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant. » Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, [1916] Paris, Payot, « Grande bibliothèque Payot », 1995, p. 97‑99. 27. Georges Bataille, « Appendice », Le Coupable, op. cit., p. 382. Ce passage est un exemple parlant du fait qu’à l’exemple de Nietzsche et de Jasper, Bataille ne se débarrasse pas du christianisme, ni le néglige ou le nie, mais essaye plutôt, constamment, de le dépasser. À ce propos, voir aussi Per Buvik, L’Identité des contraires, op. cit., p. 18.

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nature de cette figure, ainsi que la critique du christianisme que sa défiguration véhicule, il sera fondamental d’examiner également, en suivant cette logique analogique, les formes de défiguration qui, dans leurs œuvres, touchent d’une part au langage et de l’autre à l’homme. Comme on a pu le constater, l’exploration de la part de ces écrivains d’une expérience du sacré qui détermine une déchirante perte de Dieu, n’empêche pas l’émergence chez eux d’un imaginaire qui convoque la présence active de la figure du Christ, mais d’un Christ qui, conformément à la nature et aux effets de cette expérience, se révèle privé de Dieu et extirpé de la Sainte Trinité avec la « frénésie scissipare28 », comme le dirait Beckett, que celle-ci comporte. La « forme » de ce Christ est bien différente de celle de l’orthodoxie chrétienne, tout comme l’est, par rapport à l’iconographie traditionnelle, sa « figure » médiatisée par les corps des sujets qui l’incarnent. Sans oublier que, dans ces processus, cette figure n’est pas arrachée uniquement de la Sainte Trinité, mais aussi de la Sainte Famille. Dans ce cadre, comme on a déjà pu l’observer, le Christ ne prend pas forme dans le sein de la Vierge, mais dans le corps des sujets qui vivent ces expériences. Il devient ainsi une figure capable, comme le dit Grossman à propos de sa présence chez Artaud, de « condense[r] les formes multiples d’une création réversible, engendrante et engendrée29 ». Dans ce cadre, on peut dire qu’elle est « engendrante », puisqu’elle provoque une métamorphose du sujet en un être nouveau et qu’elle est « engendrée », car générée grâce à ce processus lui-même par le corps dans laquelle elle se manifeste. Et si dans l’Incarnation au sens confessionnel, Dieu s’incarne, naît, souffre, meurt et ressuscite, selon la nature humaine, dans ce processus c’est le Christ lui-même qui s’incarne dans le sujet qui vit cette expérience et à travers celle-ci souffre, meurt et ressuscite. Cependant, le moment-clé de cette opération n’est pas celui de l’Incarnation mais celui de la Crucifixion, conçu en tant que moment de l’accomplissement le plus extrême et inintelligible de l’Incarnation. Ce qui permet d’ores et déjà de mettre en avant premièrement jusqu’à quel point chez ces écrivains, tant la « défiguration de la forme christique » 28.

Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 175. Notons que cette notion, est aussi au centre de la nouvelle de Bataille, La Scissipartité et intéresse l’écrivain en tant que mouvement rendu possible par la coexistence en l’être humain de natures qui se contredisent. Georges Bataille, La Scissipartité [1949], dans Œuvres complètes, t. III : Œuvres littéraires, Paris, Gallimard, « Blanche », 1994, p. 21 et 546‑547. 29. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 40. Grossman reprend ici la terminologie du Credo selon lequel le Christ, en raison de sa nature divine, est « engendré, non créé ».

242 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

que l’expérience du sacré impliquent une profonde critique de la doctrine de l’Incarnation, dont pourtant ils semblent sauver le caractère de « mystère » qui se manifeste dans toute sa puissance lors de la mort en Croix du Christ. Ensuite, comme on tentera de le démontrer, ce double mouvement de contestation et de réinvestissement de cette notion centrale dans le système de croyances chrétien, se reflète dans le fait que chez eux l’Incarnation se manifeste par son propre éclatement (souvent très brutal) dans le corps et l’esprit du sujet faisant l’expérience du sacré. Au lieu de se donner comme une union parfaite qui élève la nature humaine, l’Incarnation s’avère être un principe malsain qui affecte l’homme à tout niveau. Dans cette perspective, le motif de la Crucifixion vient représenter tant le moment de la prise de conscience de ce trouble, voire de cette maladie, qui afflige l’homme, mais aussi le sommet de la souffrance qu’elle provoque. Tandis que le motif de la Résurrection semble, dans ce contexte, figurer la possibilité d’une renaissance dans un corps nouveau et guéri et par conséquent aussi d’une nouvelle (et plus saine) forme d’Incarnation. La présence de ces motifs participe pleinement à ce processus de « défiguration du Christ » et parallèlement, avec ce dernier, au mouvement de « déconstruction30 » du christianisme qu’il comporte, car il mine à la base le discours chrétien en en réinvestissant de manière inaccoutumée des éléments qui en constituent le fondement. Ce qui en résulte est la figuration d’un nouveau Christ, un Christ encore reconnaissable en tant que tel, mais en même temps arraché à la chrétienté et à ses dogmes et plus proche dans sa nature au sacré, mais tel qu’il se manifeste dans les œuvres de ces auteurs. « Le vrai Christ viendra31 », annonce l’un des sujets pasoliniens en exprimant ainsi une attente qui est à la base du travail de défiguration mené par Pasolini par rapport à cette image, mais qui permettent aussi de souligner que cette opération porte en soi des possibilités, différemment concrétisées par chacun de ces écrivains, de repenser et de renouveler cette figure. 30. Les deux processus, celui de défiguration et celui de déconstruction, sont profondément liés. Tout comme la défiguration n’est pas à concevoir selon Grossman comme un processus exclusivement négatif, selon la définition qu’en donne Nancy, dans Déconstruction du christianisme, la « déconstruction » est à entendre comme « une intentionnalité de l’à-venir enserré dans l’espace par lequel la con-struction s’ajointe » et comme un processus qui « appartient à une construction comme sa loi ou comme son schème propre […] : elle ne lui survient pas d’ailleurs ». JeanLuc Nancy, Déconstruction du christianisme, t. I : La Déclosion, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2005, p. 68. 31. Pier Paolo Pasolini, « Le vrai Christ viendra » (La Meilleure Jeunesse), dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 149.

Chapitre 7 Motifs christiques Vous êtes manifestement une lettre du Christ remise à nos soins, écrite […] sur des tables de chair. (IICo 3:31)

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n pensant à l’œuvre et à la pensée de Bataille, Denis Hollier suggère que, chez lui, la notion de transgression est à concevoir tout d’abord comme une « transgression de la forme2 », conçue comme « la tentation du discours de s’arrêter lui-même, de s’arrêter sur lui-même, de s’achever en produisant lui-même sa propre fin3 ». Et en effet, dans un court texte intitulé « Informe », Bataille propose de considérer cet adjectif comme un mot servant à « déclasser4 » et à rompre avec toute pensée prétendant 1.

Il s’agit d’une citation tirée de la deuxième Épître aux Corinthiens de saint Paul, que Pasolini reprend dans Pétrole : « Saint Augustin le dit : “Ne vous unissez pas en paroles, mais unissez-vous avec la parole faite chair (De spiritu et littera)”, en se rappelant, de toute évidence, saint Paul : “… puisqu’il est évident que vous êtes une lettre du Christ rédigée pas nous, ses ministres, et écrite non pas avec l’encre, mais avec des tables qui sont vos cœurs de chair” (II, Corinthiens, III, 3) ». Pier Pasolini Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 449. 2. Denis Hollier, La Prise de la Concorde : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, « Le chemin », 1974, p. 54. 3. Ibid., p. 55. 4. Georges Bataille, « Informe » [1929], dans Œuvres complètes, t. I : Premiers écrits, op. cit., p. 217.

244 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

donner une forme à un univers qui, au contraire, fuit tout classement, toute mise en forme et toute fixation définitive. En ce sens, dit Didi-Huberman, non seulement la « transgression », mais la « déchirure » des notions traditionnelles du sacré et de la forme elle-même est à considérer comme une opération centrale dans la pensée de l’écrivain5. Ce travail d’ouverture du sens et du discours est à la base de la notion de « défiguration » proposée par Grossman, pour qui ce processus est à entendre d’abord comme « une mise en question des formes de la vérité. Ensuite et conjointement, » continue-t-elle, il faut la penser comme « une passion de l’interprétation6 ». Et plus loin elle rajoute : À l’encontre des idées reçues qui assimilent éducation et repérage des formes, apprentissage des modèles et des rôles, adhésion aux moules et empreintes, la défiguration est tout à la fois dé-création et recréation permanente (« sempiternelle », aurait dit Artaud) des formes provisoires de soi et de l’autre7.

Ce processus dont elle parle est, toujours, à la fois « figuration et défiguration8 » et cela se rapporte pleinement à la figure et à la forme du sacré, et à celles christiques chez Artaud, Beckett et Pasolini. Si, dans l’œuvre de ce dernier, le sacré est en effet conçu comme cette « informe Forme » qu’il décrit dans un des poèmes de Religion de mon temps, dans les écrits d’Artaud, le sacré se révèle être précisément ce en quoi coexistent « le sans-forme et la forme, l’infini et le fini9 », pour reprendre les mots d’un de ses textes de Rodez, « Le choléra de dieu ». « Les formes sont variées où l’immuable se soulage d’être sans forme10 », écrit en revanche Beckett, en offrant ainsi sa propre vision synthétique de la même problématique de cohabitation des contraires. Le sacré et les figures qui l’incarnent dans les œuvres de ces écrivains révèlent dans leurs formes cette duplicité critique et, en se manifestant, engendrent dans le sujet qui les perçoit cette « passion de l’interprétation » dont parle Grossman. Les expériences sacrées analysées jusqu’ici touchent à la manière dont le sujet 5.

Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Macula, « Vues », 2019, p. 33‑36. 6. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 9. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Antonin Artaud, « Le choléra de dieu » [1945], Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 972. 10. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 38.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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perçoit la réalité et les formes de la vérité et du sens, et l’affectent tant dans le corps (passion) que dans l’esprit (de l’interprétation). C’est ce qui, comme on a pu le voir, se passe dans Mal vu mal dit de Beckett, mais aussi ce sur quoi Artaud ne cesse jamais d’écrire. « Il faut croire », affirme-t-il, « que le drame essentiel, celui qui était à la base de tous les Grands Mystères », ainsi que du théâtre et de la poésie, tels qu’il les conçoit, est « celui de la difficulté et du Double » continue-t-il en précisant — toujours dans Le Théâtre et son double — que ce problème réside « dans celui de matière et de l’épaississement de l’idée11 ». Tout le problème consiste, pour lui, en la manifestation d’une vertigineuse coexistence de principes faite de « conjonctions inimaginables et étranges pour nos cerveaux d’hommes », à savoir en une « fusion inextricable et unique de l’abstrait et du concret », mais aussi « de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme », des conjonctions multiples dans lesquelles « toute vérité se perd12 », comme il n’arrête pas de le rappeler. La nature double du réel explique pourquoi, plutôt que de se donner comme une énigme, chez ces écrivains, la réalité semble être un mystère. Le monde n’est pas un système à déchiffrer par la raison, mais une réalité d’une « insoutenable violence », dit Pasolini, qui pour sa nature échappe à toute tentative de l’esprit rationnel de la saisir et de se la représenter. Cependant, même si on ne peut approcher cette réalité comme une « énigme » à résoudre, on peut quand même essayer de « la connaître, » dit-il, « c’est-à-dire la toucher, la voir, l’entendre — car elle est un mystère13 » —, en suggérant de la sorte qu’on peut en faire une expérience sensible mais en dehors des limites de la raison.

11. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 534‑535. 12. Ibid. 13. Pier Paolo Pasolini, Affabulazione [1977], tr. de M. Fabien, T. Maselli, dans Théâtre, op. cit., p. 177. Il s’agit ici d’un échange de répliques entre le père de la famille au centre du récit et le spectre de Sophocle à propos du fils du premier. Sophocle lui dit : « Malheureusement, il ne s’agit pas d’une vérité de la raison : la raison / sert en fait à résoudre les énigmes… / Mais ton fils — et c’est là le problème — je te répète — ce n’est pas une énigme. C’est un mystère lui. ». Ensuite il continue ainsi : « Dis-moi ! À quoi cela a-t-il servi à mon Œdipe / de résoudre l’énigme ? À prendre le pouvoir ? Il l’a pris et il l’a perdu. / Et c’est là où je voulais en venir, il l’a perdu / sans avoir rien su du mystère. » Ce après quoi le père dit : « […] mon fils est donc la réalité /, la réalité qui m’échappe : / une réalité, pourtant concrète, mais qui ne l’est / que si on la représente / dans toute son insoutenable violence… ? » Ibid., p. 172‑178.

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Des telles expériences, avec la perte d’un sens et d’une vérité ultimes accessibles à la raison qu’elles comportent, entament à la base toute forme d’interprétation rationnelle du sensible et, parallèlement, touchent à tout processus de compréhension de ce dernier fondé sur un « repérage des formes » qui le composent et des « idées » et des « moules » qui en déterminent le sens et la structure. Rapportées aux formes reçues du sens, elles impliquent une opération de défiguration du réel qui s’enracine en la manifestation d’un inconnu résumant en soi cette « rébellion antique contre les formes14 » qu’évoque Artaud dans « Révolte contre la poésie15 », et qui est susceptible de provoquer un affranchissement tous ces « dogmes auxquels nous ne croyons plus16 », à savoir ceux de l’esprit rationnel. Lorsqu’« il y a [...] déformation17 », pour le dire en revanche avec les mots de Beckett, à savoir lorsque quelque chose trouble notre représentation et compréhension du réel et le « monde rassurant des dogmes18 » qui contribuent à l’expliquer, on laisse place aux « infinies variétés du présent19 », avec le perpétuel processus de formation et de déformation du réel qu’elles comportent. Tout processus de défiguration implique de « défaire les formes coagulées, [de] les ouvrir, [de] les déplacer20 » pour tenter de « donner figure à l’infigurable21 ». Défigurer, ce n’est pas « se conformer, mais délier, déplacer, jouer, aimer22 », souligne Grossman. Derrière la violence que ce processus comporte, se cache en réalité un profond amour pour la vie. « Brûler des formes » signifie d’ailleurs pour Artaud, « gagner la vie23 ». C’est un geste voué à la restituer à son « mouvement incessant24 ». En ce sens, toute opération de défiguration touche, d’une part, au réel et à la perception qu’en a le sujet et, de l’autre, affecte son esprit, son corps et le langage qu’il utilise pour (se) penser en les libérant 14.

Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », Textes écrits à Rodez en 1944, op. cit., p. 937. 15. Notons que lorsque Artaud prône une « révolte contre la poésie », il entend se positionner contre toute poésie qui « s’adresse au Verbe » et qui suit « ses lois ». Ibid. 16. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 521. 17. Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 32. 18. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 357. 19. Pier Paolo Pasolini, Da Antologia della lirica pascoliana, op. cit., p. 93. 20. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 7‑8. 21. Ibid., p. 7. 22. Ibid., p. 9. 23. Antonin Artaud, « Premier contact avec la Révolution mexicaine » [1936], Messages révolutionnaires, op. cit., p. 702. 24. Ibid.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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de leur « pure fonctionnalité25 », pour le dire avec des mots empruntés à Pasolini, et les ouvrant au mouvant26 « spectacle de la réalité27 », tel que l’appelle Beckett. C’est sur ces bases qu’on peut comprendre également toute forme de défiguration du Christ retraçable à l’œuvre chez ces écrivains. Il s’agit d’un processus destiné à défaire la « forme » du Christ, parfois même violemment, mais pour la refaire et non pour l’anéantir. Lorsque Artaud déclare qu’« [u]n crime pèse sur le Verbe fait chair » et que ce « crime est de l’avoir admis28 », il met en avant sa violente critique tant de la « forme » que de la « figure » chrétienne du Christ. Cependant, ceci n’implique pas un refus total de cette figure, mais un mouvement de recréation de cette dernière qui émerge au fil des années et de ses écrits. En dépit de sa fascination pour la figure chrétienne du Christ, et notamment celle des Évangiles (comme l’atteste son Évangile selon saint Matthieu), Pasolini a toujours explicitement mis en avant la nature créative de ses tentatives de défiguration du Christ en admettant chercher un Christ qui « ne ressemble à aucun de ceux de l’imagination / et de l’histoire », un Christ nouveau et débarrassé de ces « deux mille ans d’œuvres29 » qui pèsent sur celui chrétien, comme si « personne n’en avait jamais parlé, / personne ne l’avait jamais peint30 ». Pour examiner comment un tel travail de dé/re-figuration du Christ s’accomplit au fil des œuvres de ces écrivains, il faut donc considérer plus dans le détail le revenir insistant des motifs christiques par lesquels cette image chrétienne émerge et se rend présente chez eux. Le recours dans ce cadre aux motifs christiques, et notamment aux motifs de l’Incarnation, de la Crucifixion et de la Résurrection, est caractérisé par un profond anti-dogmatisme qui remet en question le « Logos et toutes les strates et tous les mystères31 ». Comme on a pu déjà l’anticiper, les références christiques, disséminées dans les œuvres de ces écrivains, suggèrent qu’il s’agit d’un anti-dogmatisme qui non seulement se rap25. 26.

Pier Paolo Pasolini, Appendice a Atti impuri, op. cit., p. 150. Tout comme Beckett dans Whoroscope, qui joue avec le double sens du mot « moving » (« That’s not moving, it’s moving », écrit-il), nous utilisons ici le mot mouvant dans le sens de ce qui bouge et qui émeut. Voir Samuel Beckett, « Whoroscope » [1930], dans Collected Poems in English and French, New York, Grove Press, 1977, p. 4. 27. Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 23. 28. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. 29. Pier Paolo Pasolini, « Blasphème », op. cit., p. 367. 30. Ibid., p. 368. 31. Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, op. cit., p. 24.

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porte à la figure et à la forme du Christ en tant que Verbe incarné, mais qui touche aussi, bien que selon un processus d’association analogique, à celles de l’homme (et notamment aux rapports du corps et esprit) et du signe linguistique (et plus particulièrement à l’union du signifiant et signifié). Pourtant, comme on essayera de le mettre en avant, cette remise en question n’implique pas un rejet complet de l’Incarnation au sens chrétien. Artaud le suggère bien lorsqu’il dit qu’il faut se « débarrass[er] des mauvaises incarnations du Verbe32 », et donc suggérant qu’il peut en exister de « bonnes ». L’ambivalence de ce processus de défiguration du Christ, d’une part, comporte une profonde critique de cette « Image finie33 », comme l’appelle Pasolini, que saint Jean nous a laissée et que les Églises ont ensuite consolidée, et, de l’autre, ouvre la possibilité d’une re-figuration de ce Christ usé par la tradition chrétienne, pour en laisser entrevoir un autre, un Christ nouveau dont le « chant », comme l’écrit Michaux, est à la fois « comme une dérision » et « comme un spasme34 ».

Le motif de l’Incarnation Interrogé par des journalistes italiens lors d’une conférence de presse à Rome en 1974, Lacan dit : « Nous sommes malades, c’est tout. L’être parlant est un animal malade. “Au commencement était le Verbe”, dit la même chose35. » Le retour du motif de l’Incarnation dans ce cadre suggère quelque chose de très similaire, à savoir que, rapportée à l’homme et à son langage, l’Incarnation prend l’aspect d’une véritable maladie, à la fois existentielle et ontologique. Sa présence implique une inversion radicale de la notion chrétienne d’Incarnation, cette opération conçue comme un principe de « renvoi au sens36 », dit Nancy, qui règle la compréhension que l’homme a du monde et qui, rapportée à l’être humain lui-même, 32. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. 33. Pier Paolo Pasolini, « La Passion » (Le Rossignol de l’Église catholique), dans Le Christ selon Pasolini, op. cit., p. 184. 34. Henry Michaux, « Ecce Homo », Épreuves et exorcismes [1945], dans Œuvres complètes, t. I, édition établie par Y. Tran, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 791. 35. Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, op. cit., p. 93. Il s’agit ici d’une phrase que Lacan prononce dans le cadre d’une série de questions liées à l’agressivité obsédante du Réel et à la possibilité de concevoir la religion, celle chrétienne, comme une sorte de schizophrénie collective vouée à repousser cette « chose dont nous ne viendrons jamais à bout ». Il s’agit d’une idée qu’il qualifie de « soutenable », mais aussi de « pessimiste » et de « trop psychiatrique ». 36. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 1992, p. 61.

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implique une forme de rapprochement de la Trinité et d’élévation vers Dieu37. En effet, selon le christianisme, l’homme est à la fois un être corporel, mondain et historique (chair), un être vivant tendant à la plénitude (âme) et un être rationnel tendant vers Dieu et appelé à se transcender par rapport à son existence historique (esprit). L’homme a été fait à l’image de Dieu38 et, comme le dit saint Paul à propos d’Adam, il s’offre comme signe visible de sa présence de Dieu et donc, aussi, en tant que « figure de celui qui devait venir » (Rm, 5:14)39, à savoir le Christ. Pour interroger comment le recours (critique) du motif de l’Incarnation contribue à l’accomplissement d’une opération de dé-figuration du Christ, il est donc nécessaire de prendre en considération l’ensemble de ces aspects. Et il faudra commencer par la manière dont le corps et la corporéité de l’être humain, c’est-à-dire à la façon des sujets de se constituer en tant que tels par leurs corps, se présentent dans les œuvres de ces écrivains. « Le corps se corporise de façon signifiante40 », explique Lacan, même si parfois son langage et sa manière de s’exprimer se révèlent difficiles à saisir car, dit Pasolini, « notre chair est une énigme41 » et s’exprime comme telle. Ce parcours commence donc par la chair, par cette « chair vive qui souffre mais ne comprend pas42 », telle que la nomme Artaud dans Sup37.

38.

39. 40. 41. 42.

À ce propos, Enzo Bianchi écrit : « La foi chrétienne indique à l’homme une tâche : celle de l’humanisation, de devenir humain. En effet “l’humain est le point d’insertion naturel de la foi” (Walter Kasper). L’adage patristique qui situe la finalité de l’incarnation de Dieu dans la divinisation de l’homme (“Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu”) doit être entendu à la lumière de la catégorie de la participation et il indique non un changement ontologique de l’homme, mais un cheminement spirituel fondé sur la foi, nourri d’ascèse, de lutte spirituelle, de prière, de tension vers l’acquisition de l’Esprit, qui a toujours lieu dans un espace communautaire, ecclésial. C’est un chemin tout humain au long duquel le croyant cherche à insérer sa propre humanité dans l’humanité de Jésus de Nazareth pour entrer ainsi en communion avec Dieu. » Bianchi Enzo, « Vivre l’Incarnation. Une grammaire de l’humain », Études, n° 415, 2011/7, p. 65‑76. Dans le premier chapitre de la Genèse, on lit : « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre”. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Gn 1:26‑27) Ce qui explicite un autre des sens impliqués par le mot « figure », c’est-à-dire celui de « préfiguration », sur lequel on reviendra dans le chapitre suivant. Jacques Lacan, Le Séminaire XX. Encore (1972‑1973), Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1975, p. 26. Pier Paolo Pasolini, Orgie, op. cit., p. 29. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1238.

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pôts et supplications, ou encore par cette « chair stupide43 », qu’évoque Beckett dans Malone meurt, à savoir « ce qu’on voit, ce qui crie et s’agite44 » puisque traversée par des « souffrances45 » auxquelles survivent dans son œuvre seulement des « restes », des lambeaux de corps qui « ignorent46 ». Comme nous avons déjà pu l’observer, la chair se rend présente chez ces auteurs par les sensations et surtout par les souffrances qui la parcourent. C’est pourquoi Pasolini parle, d’une part, et notamment dans Théorème, de l’« intensité de [l]a chair47 » pour souligner la force des sensations par lesquelles elle manifeste sa présence, et de l’autre, il met en avant, en particulier dans Le Rossignol de l’Église catholique, les douleurs qui la traversent en évoquant la « chair sombre » ou encore les « chairs meurtries48 » de deux martyres symbolisant une humanité (« Que regardes tu en nous ? », lui demande l’un d’eux) qui, tout comme son « fils », expose à son regard les souffrances qui l’affligent. En partant du principe que, pour Pasolini, le « savoir est une forme49 », comme il l’écrit dans La Divine mimesis, on peut donc penser que le mal qui afflige, ouvre et déforme douloureusement la chair des sujets de ses œuvres, exprime la présence d’un non-savoir ou d’un faux savoir qui les affecte aussi bien dans l’esprit que dans le corps. En est un exemple parlant le protagoniste de Pétrole, Carlo, homme vivant selon la triade « Dieu », « morale », « normalité50 » mais qui souffre de douleurs inouïes : Carlo se sentit saisi de terreur. Une véritable douleur physique commença à provoquer un spasme atroce au fond de la gorge jusqu’à ses côtes. Il aurait eu envie de vomir et de pleurer en jurant. […] Il gémit des phrases insensées, parmi lesquelles des plaintes adressées à Dieu, et même à la Vierge. Il délirait, chantonnant pour lui-même ces invocations blasphématoires, mêlées d’interjections scatologiques51.

Ce même mal affecte Carlo à nouveau plus loin dans le texte :

43. Samuel Beckett, Malone meurt, p. 19. 44. Ibid. 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 72. 48. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 58. 49. Pier Paolo Pasolini, La Divine mimesis [1975], tr. de D. Sallenave, Paris, Flammarion, 1988, p. 44. 50. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit. p. 80. 51. Ibid., p. 73‑74.

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L’accès lancinant de douleur qui, pendant toute la journée, lui avait traversé les entrailles, devint, si la chose était possible, encore plus douloureux ; et, en tout cas, se transforma, en un sentiment de nausée, qui contraignit Carlo à accélérer vers un coin un peu plus à l’ombre, au pied du mur, où, en feignant de pisser — chose qui était opposée à tous ses principes, et même c’était la première fois de sa vie — il vomit ; ou plutôt il eut des spasmes de vomissement, sans rien vomir52.

La souffrance nauséabonde qui tord le corps du personnage pasolinien s’achève sur un vomissement vide exprimant très violemment un manque brutal et substantiel d’être traversant sa chair spasmodique qui tente de l’expulser. Ce même manque se traduit, dans le passage précédent, par des interjections scatologiques et des blasphèmes à l’adresse de la Vierge Marie et de « ce vieux Dieu » évoqué par le narrateur. Des épisodes semblables reviennent aussi chez Beckett et Artaud. Il suffit de penser au personnage de Comment c’est qui rampe dans la boue, le « corps secoué53 » qui « pète et pisse en même temps54 ». « Si cette boue n’était que notre merde55 », dit-il. Ou encore au locuteur de L’Innommable, au corps réduit à un objet et immobilisé dans une jarre et qui passe son temps alternativement « maudissant Dieu, ne le maudissant plus56 ». Tandis que le personnage de Comment c’est déclare, quant à lui : « Maudire Dieu aucun son noter l’heure mentalement et attendre midi minuit57. » Dans ce contexte, il est impossible de ne pas penser aux Interjections d’Artaud contre ce « parasite dieu58 », tel qu’il l’appelle à plusieurs reprises au long de son œuvre, qui a occupé son corps et qui se confond sans cesse dans ses écrits, et notamment vers la fin de sa vie, avec une « pétée des gaz59 » qui le remue de l’intérieur. Selon l’écrivain, ce mal affecte l’homme, le rendant à son insu profondément malade. En invertissant brutalement la logique à la base des doctrines de l’Incarnation et du péché originel, l’écrivain qualifie ce mal de « péché d’origine que dieu fit “en entrant dans l’être”, en couplant avec sa création60 ». Ce qui explique pourquoi, dans Pour en finir avec le jugement de dieu, il écrit : 52. Ibid., p. 256. 53. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 59. 54. Ibid. 55. Ibid., p. 82. 56. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 202. 57. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 62. 58. Antonin Artaud, Interjections, op. cit., p. 1336. 59. Ibid., p. 1335. 60. Ibid., p. 1381.

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Dieu est-il un être ? S’il en est c’est de la merde. S’il n’en est pas un il n’est pas. Or il n’est pas, mais comme qui avance avec toutes ses formes dont la représentation la plus parfaite est la marche d’un groupe incalculable de morpions61.

Si le corps s’exprime de façon signifiante, ce qu’il exprime dans les cas évoqués c’est un refus de Dieu, d’un Dieu perçu comme quelque chose d’intérieur à rejeter par le corps aussi violemment que le fait l’esprit à travers un blasphème. Dieu est présenté, d’une part, comme un manque d’être tant substantiel qu’existentiel affectant l’homme, le même qui provoque en Carlo des spasmes et des vomissements vides, ou qui, chez Beckett et Artaud, est figuré par des gaz internes à expulser. D’autre part, il est envisagé à l’inverse non pas en tant que manque d’être qui ravage l’homme de l’intérieur, mais comme une présence substantielle qui, elle aussi, le secoue intérieurement. Dans ces derniers cas, Dieu est figuré par cette « merde » qu’évoquent tant le personnage beckettien qu’Artaud dans sa pièce et dans un contexte semblable à celui que l’on retrouve chez Pasolini, lorsque Carlo, souffrant, se livre à des interjections scatologiques. L’image brutale de Dieu comme produit excrémentiel de l’homme qui émerge de ces épisodes traduit une conception de Dieu comme pure création humaine qui semble aller de pair avec une image de Dieu conçu comme objet du plaisir humain, en tant qu’idée créée par l’homme pour combler ses manques intrinsèques d’être et de savoir, processus associé chez ces écrivains à une forme d’auto-érotisme tant spirituel que corporel. Pensons aux « éjaculations et bribes de patenôtres62 » qu’évoque Beckett dans Assez ou au loup pasolinien de La Divine mimesis, figure allégorique d’ascendance dantesque63, représentant la cupidité religieuse et qui est, dit le narrateur, « dévorée par l’abjection de la chair, fétide de merde et de sperme64 ». Tandis qu’Artaud s’acharne contre le dogme chrétien de

61. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1646. 62. Samuel Beckett, Assez, Têtes-mortes [1967], tr. de L. et A. Janvier en collaboration avec l’auteur, Paris, Minuit, 1972, p. 38. 63. Voir à ce propos Maria Sabrina Titone, Cantiche del Novecento : Dante nell’opera di Luzi e Pasolini, Florence, Olschki, « Fondazione Carlo Marchi. Quaderni », 2001, p. 111. 64. Pier Paolo Pasolini, Divine mimesis, op. cit., p. 23.

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l’Incarnation, qu’il conçoit comme « CRÉTINIQUE65 » et « grotesque66 », et à propos duquel il écrit : […] satisfactions eucharistiques salaces d’érotisation religieuse plénière de bondages ou débondages génésique[s] liquide[s] ; de débordements spermatiques aqueux ; car lorsque dieu s’y met vraiment comme cette nuit la sortie séminale du sperme devient sans limites et sans frein et que l’orgasme, que le chrême autorisé consacre67.

Qu’il soit représenté sous forme de gaz intestinal, d’excrément solide ou de sperme liquide et stérile, c’est-à-dire en tant qu’être plus ou moins substantialisé dans et par le corps humain, les sujets peuplant les œuvres de ces écrivains incarnent un Dieu conçu comme quelque chose qui les remue de l’intérieur et que, d’une façon ou d’une autre, il faut expulser. Cette chair ignorante, putride et déchirée par de douloureux spasmes dont ils parlent, se donne ainsi comme signe visible d’une âme qui, en raison de cette incarnation, de cette « incorporation forcée68 », telle que l’appelle Derrida à propos d’Artaud, au lieu de tendre vers la perfection et la plénitude comme le voudrait le christianisme, tend à l’inverse vers un évidement aussi brut que violent. Si « l’âme est la forme d’un corps69 », comme l’écrit Nancy en résumant ainsi une longue tradition dont un des initiateurs fut Aristote70 — tradition confluée et ayant survécu également au christianisme —, chez ces écrivains, le corps semble être informé par une âme tournée vers une plénitude aussi fausse qu’obscène. Au lieu de 65.

Antonin Artaud, « L’Histoire vraie de Jésus-christ » [1976], Textes écrits en 1947, dans Œuvres, op. cit., p. 1550. 66. Ibid., p. 1551. 67. Ibid. 68. Jacques Derrida, Artaud le Moma. Interjections d’appel, Paris, Galilée, « Écritures, figures », 2002, p. 28. 69. Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 114. 70. « L’âme », écrit Nancy, « est la différence du corps à lui-même, le rapport de dehors qu’un corps est pour lui-même. Autrement dit, et cela me permet de retrouver Aristote, l’âme est la différence à soi qui fait le corps, ce qu’Aristote énonce en définissant l’âme comme la forme d’un corps vivant. » Ibid. Nancy propose, dans « De l’âme », un synthétique mais très pertinent parcours de lecture du rapport âme / corps à travers, entre autres, Aristote, Socrate, Descartes, Spinoza, Kant et Heidegger. Pour tout approfondissement ultérieur de cette problématique, nous renvoyons le lecteur à ce texte publié dans Corpus.

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donner une forme au corps, cette forme d’Incarnation le déforme, car dans sa poursuite de paix et de complétude, l’âme se laisse tromper par un faux être qui, au lieu de l’élever, l’afflige avec violence et qu’elle se voit donc contrainte d’expulser. Dans ce contexte, l’âme n’a, comme le dit la voix de Comment c’est, « jamais droit au sommeil71 » comme les « vraies âmes72 ». Elle est « ébranlée dans ses bases73 » et « travaillée74 », explique Artaud. Si « le corps est sale75 », comme il le constate dans Les Cenci, c’est parce que « c’est l’âme qui est polluée76 », elle est infectée au point d’être perçue « comme une maladie77 ». Dans Transhumaniser et organiser, Pasolini parle en revanche d’une « âme malade », car troublée par un « vent divin » qui « ne guérit pas, mais au contraire, rend de plus en plus malade78 ». Comme le souligne Beckett dans Molloy, le problème est que l’âme est « sans méthode79 », puisque tout en désirant atteindre la plénitude, en se lançant au « bout de son élastique80 », elle est destinée dans tous ces cas à « n’achever jamais rien81 », car le Dieu et la plénitude qu’elle poursuit sont purement illusoires. Par ce processus voué à l’échec, l’esprit se retrouve donc lui aussi être brutalement compromis. Au lieu de dépendre de Dieu comme le voudrait l’orthodoxie chrétienne, il semble plutôt devoir s’en débarrasser et précisément à travers ce corps qu’il serait censé transcender mais qui, dans les faits, s’avère être, comme le dit Marie-Claude Hubert à propos de Beckett, le « point d’aboutissement82 » de toute métaphysique. D’ailleurs, en dépit de l’ignorance qui le caractérise, « [I]l y a des choses — même les plus abstraites ou spirituelles — que l’on ne vit qu’à travers le corps83 », 71. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 56. 72. Ibid. 73. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière du 6 juin 1924, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 80. 74. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 159. 75. Antonin Artaud, Les Cenci, op. cit., p. 621. 76. Ibid. 77. Antonin Artaud, Fragments de « Le retour de la France aux principes sacrés », op. cit., p. 968. 78. Pier Paolo Pasolini, « La présence » (Transhumaniser et organiser), dans Poésies. 1943‑1970, op. cit., p. 580‑581. 79. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 14. 80. Ibid. 81. Samuel Beckett, Premier amour, op. cit., p. 10. 82. Marie-Claude Hubert, « Corps », dans Dictionnaire Beckett, op. cit., p. 271. 83. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 280. Notons que cette phrase est un extrait de la note 67 de Pétrole, qui est intitulée « Le charme du fascisme », ce qui renvoie

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écrit Pasolini. « L’esprit ne fonctionne pas84 », constate à sa manière le narrateur de Murphy, tandis qu’Artaud affirme : « L’esprit me refuse la cohésion85 », il fonctionne mal au point de devenir « comme une bête, / une maladie86 », car incapable d’accomplir son travail. Ces exemples signalent on ne peut plus clairement que l’homme est un être malade et que sa maladie s’enracine dans un mauvais fonctionnement du processus d’Incarnation. Ils véhiculent une contestation de la notion d’Incarnation qui se retrouve renforcée ultérieurement si, en procédant encore une fois par analogie, l’on prend en considération comment se présentent dans les œuvres de ces écrivains les opérations de matérialisation et d’extériorisation langagières de la pensée, ainsi que la structure du signe linguistique. Ce n’est pas par hasard que l’une des formes d’expression parmi les plus récurrentes adoptée par les êtres humains qui peuplent leurs univers, sont les cris. Pensons aux « cris. Les mêmes que toujours87 », dont parle la voix de Soubresauts de Beckett, ou à ceux par lesquels Bouche, dans Pas moi, éclate rythmiquement88, mais aussi à ces « cris de sang89 » qui reviennent sans cesse dans les textes d’Artaud. Ou encore aux hurlements auxquels se livrent les personnages de Pasolini, tels que le sujet d’Une Vitalité désespérée : « aaaaah, maintenant je hurle, AAAAAAAH90… » D’ailleurs, comme l’explique l’écrivain italien, « il n’y a pas de signe si arbitraire qu’il soit qui […] ne puisse être ramené au cri91 ». Artaud aussi rappelle que « les mots premiers sont des cris92 », en suggérant que la présence de ces hurlements peut se concevoir comme un signe de la mise en œuvre d’un retour vers une forme brute et originaire du langage. Les cris viscéraux et sanguins de ces êtres traduisent un éclatement du signe linguistique qui indique l’émergence d’un manque de sans aucun doute à Salò. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 97. Antonin Artaud, « Notes pour une lettre aux Balinais », Textes écrits en 1947, dans Œuvres, p. 1492. 86. Antonin Artaud, « Le corps humain », Textes écrits en 1947, op. cit., p. 1518. 87. Samuel Beckett, Soubresauts, op. cit., p. 14. 88. Samuel Beckett, Pas moi, op. cit., p. 85. 89. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », op. cit., p. 1536. 90. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 239. 91. Notons à ce propos que Pasolini écrit cette phrase dans le cadre d’une réflexion sur le signe linguistique et la définition qu’en donne de Saussure. Pier Paolo Pasolini, « Hypothèses de laboratoire » [1965], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 19. 92. Antonin Artaud, « Je crois que la Mythomanie est à la base de tout langage », Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1055.

84. 85.

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sens bouleversant à la base le processus de matérialisation dans le langage de la pensée, et donc les structures du langage lui-même. Ils témoignent de la présence d’un mal agissant tant sur la pensée de ces sujets que sur ce qu’Artaud appelle « les formes du Verbe humain93 ». En écrivant à Rivière, l’auteur évoque en effet une affection touchant, dit-il, à « la substance de [s]a pensée94 » au point qu’elle ne parvient à se matérialiser que par « lambeaux95 » de langage ayant survécu au « néant complet96 ». La question d’une maladie touchant à la pensée et troublant l’usage du « langage logique et discursif97 », est exposée ainsi par le sujet pasolinien de Une vitalité désespérée, lorsqu’il est interrogé par une journaliste sur sa vie et sa production : « Mon Dieu, mais alors qu’est-ce que vous avez à votre actif ?... » Moi ? — [un bégaiement, honteux, je n’ai pas pris d’optalidon, ma voix tremblante comme un jeune malade] —  Moi ? Une vitalité désespérée98. »

Le sujet pasolinien est, dit-il, affecté par une maladie se traduisant en un bégaiement qu’il qualifie d’« honteux ». Sans compter que le médicament qu’il dit avoir oublié de prendre (un analgésique très commun), suggère que ce balbutiement est le symptôme d’un mal susceptible d’engendrer des douleurs très aiguës. Des maux similaires secouent également les sujets beckettiens, bien que d’une manière différente, car l’écrivain ne se limite pas à évoquer ces maux mais en montre très concrètement les effets sur l’usage de la parole. Un exemple très concret en est le « comment dire ? » qui résonne sans cesse dans les discours des sujets beckettiens et qui est le symptôme le plus évident de ce « mal » dénoncé dans Mal vu mal dit, et affligeant leur pensée jusqu’à se reverser dans l’usage qu’ils font de la langue, comme en témoignent parallèlement leurs incessantes hésitations discursives. La présence et l’action de trouble de ce mal est parfois à peine signalée et présentée comme quelque chose qui peut être dépassé, comme dans le cas de cette réplique de Vladimir dans En attendant Godot : 93. 94.

Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière du 5 juin 1923, Correspondance avec Jacques Rivière, op. cit., p. 70. 95. Ibid. 96. Ibid. 97. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 536. 98. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 301, 303.

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— Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. […] Comment dire ? Soulagé et en même temps… (il cherche)… épouvanté (avec emphase) É-POU-VAN-TÉ99.

D’autres fois, en revanche, les maux dont le « comment dire ? » de Vladimir n’est qu’un des premiers « terrifiants symptômes100 » éclatent avec toute leur force. Les sujets beckettiens se retrouvent constamment aux prises avec un empêchement tragiquement et grotesquement insoluble qui agite et déforme à jamais la matérialisation dans la langue de leurs pensées. Cela est manifeste dès les premières lignes de Cap au pire : « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore101. » Ou dans le désormais célèbre : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux102. » Tout le texte s’articule sur des bribes de phrases, des fragments avortés, des retours en arrière, des tentatives de correction du peu qui a été dit103. À ceci, s’ajoute la présence insistante des points de suspension qui fragmentent et déchirent les discours des personnages beckettiens. Un des exemples les plus éclatants de ce processus à l’œuvre est sans aucun doute celui de Bouche, dans Pas moi. Pour le voir, il suffit de prendre en considération un morceau d’une de ses répliques : BOUCHE. — […] (pause et troisième geste)… quelque chose qu’il faut qu’elle — … quoi  ? … le bourdon ? … oui… tout le temps le bourdon… grondement dans le crâne… et le rayon… qui commence à Fournier…sans douleur… jusque-là… ha ! jusque-là… puis l’idée… oh bien après… brusque illumination… si c’était quelque chose qu’il fait qu’elle… qu’il faut qu’elle… dise… si c’était ça… quelque chose qu’il faut qu’elle… dise… petit bout de rien… avant l’heure… loin de tout… point d’amour104 […].

99. Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 12. 100. Samuel Beckett, Impromptu d’Ohio [1978], Catastrophe, op. cit., p. 63. 101. Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 8 102. Ibid. 103. Comme le remarque Bruno Clément, ce retour sur ce que l’on a dit pour le corriger, est typique des personnages beckettiens. Le critique assimile ce procédé à la catégorie rhétorique de l’épanorthose. Cette figure, constamment exploitée par les sujets beckettiens, leur permet d’abord, dit le critique, de creuser dans la langue l’« espace d’une erreur » et puis celui d’une « vérité », mais d’une vérité qui non seulement nécessite l’énonciation qu’elle prétend corriger et nier, mais qui n’est en réalité, chez Beckett qu’une « vérité décevante, énoncée faute de mieux ». Voir à ce propos Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, op. cit., p. 179‑191. 104. Samuel Beckett, Pas moi, op. cit., p. 91‑92.

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Ce bref extrait fait de mots isolés, d’interrogations, de phrases seulement ébauchées, est à la fois rythmé et désarticulé par vingt-quatre points de suspension qui donnent à voir et à entendre la présence d’un vide qui se rend manifeste dans la langue et se donne comme cette « plaie / toujours ouverte105 » dont parle Pasolini dans Poésie en forme de rose. Ces points de suspension, témoins de l’impossibilité d’arriver au bout d’une phrase, incarnent chez Beckett ces mêmes « trous106 » qu’évoque Artaud dans ses écrits, ces vides « [d]’âme, d’esprit, de moi, et d’être107 » dont il s’agit dans Artaud le Mômo. D’un point de vue visuel et phonique, ils donnent à percevoir la présence active d’un quelque chose qui trouble le processus d’extériorisation et de mise en mots de la pensée. Le tiret sur lequel s’arrête la première phrase de cette réplique (« quelque chose qu’il faut qu’elle — »), phrase qui traduit le besoin de dire ressenti par Bouche, joue le même rôle et met en avant tant une mise en suspens de la pensée que la présence sensible (visuelle) d’un obstacle sur lequel cette dernière trébuche et s’arrête. Encore une fois, la langue s’avère être affectée autant que le corps : « Tant de verbe noir et de noire chair108 », écrit Beckett dans Murphy, en soulignant avec ses mots la correspondance entre ces deux éléments. Si « L’homme est malade109 », comme le répète Artaud, la maladie qui afflige tant son corps que son esprit est à concevoir, suggère-t-il, comme une forme de « parasitisme110 » qu’il assimile constamment à l’Incarnation, mais à une incarnation qui ne fonctionne pas puisqu’au lieu d’élever l’homme, elle semble plutôt installer en lui des idées qui le consumment et l’affaiblissent. Cependant, cette « maladie intellectuelle111 », comme l’appelle Pasolini, ne se répand pas seulement dans l’esprit des sujets qui en sont affligés, elle touche aussi à leurs corps. Dans ce cadre, l’Incarnation se donne comme un principe agissant négativement sur l’être de l’homme et de sa langue, en les faisant éclater au lieu de les perfectionner. La maladresse sexuelle de dieu, dessin datant de 1946 qu’Artaud commente dans un texte de la même année, en est un exemple probant. Ce dessin, dit Artaud, est « jeté sur la page comme un 105. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 117. 106. Antonin Artaud, Artaud le Mômo, op. cit., p. 1125. 107. Ibid. 108. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 194. 109. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1654. 110. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1235. 111. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 38.

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mépris des formes et des traits, afin de mépriser l’idée prise et d’arriver à la faire tomber112 », c’est-à-dire l’idée d’un dieu qui s’incarne en l’homme, et donc sur « la terre des maladies113 », comme un « pet foireux114 », un « néant d’esprit115 » ou encore comme un « gaz interne116 ». L’Incarnation est un principe de « malfaçon117 », c’est le mal qui traverse le corps humain travaillé, déformé, au ventre ravagé, qui est au centre du dessin. Cet homme éclaté est affligé par une maladie qui consiste en un manque d’être provoqué par la présence intérieure de cette « idée118 » de Dieu qui n’est, pour lui, que le témoignage d’une « antique orgie de l’esprit119 » dont il faut se débarrasser : « Il faut que l’âme se débonde de toutes les saintes substances120 », déclare-t-il. Le risque autrement est de finir dans ce « tombeau de tout121 » qu’il évoque dans son texte et qu’il figure dans son dessin. L’Incarnation devient un principe de mort faisant de l’homme un « fantoche rouge122 », un être christique, souffrant et mal dressé. Chez Beckett, la notion d’Incarnation comme maladie est explorée et exprimée de manière moins directe mais se présente avec autant de violence. Son œuvre est constellée de sujets christiques, mais malades, dolents, affligés des plus disparates infirmités. Prenons, par exemple, Hamm dans Fin de partie. La pièce s’articule autour d’un personnage qui « dans un fauteuil à roulettes123 » occupe le centre de la scène et qui représente une humanité écrasée par les souffrances : deux des autres personnages (Nagg et Nell, ses parents) sont en effet immobilisés à l’intérieur de deux poubelles, tandis que l’autre (Clov) non seulement boite, mais ses maux l’empêchent aussi de s’asseoir. Dans la première scène, Hamm porte sur le visage un « mouchoir taché de sang124 », un « Vieux linge125 » qui rappelle le voile

112. Antonin Artaud, « La maladresse sexuelle de dieu », op. cit., p. 1043. 113. Ibid. 114. Ibid., p. 1042. 115. Ibid. 116. Ibid., p. 1043. 117. Ibid. 118. Ibid. 119. Ibid. 120. Ibid. 121. Ibid., p. 1041. 122. Ibid., p. 1043. 123. Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 13. 124. Ibid., p. 15. 125. Ibid., p. 145.

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de Véronique, à savoir cette Veronica (Vera Icon)126 que Beckett évoque aussi dans le poème « Enueg II ». Et dans ce dernier, l’image du visage du Christ est associée à celle du visage d’un monde qui « désagrège127 », écrit-il, « frémissant comme une bévue128 » : « veronica mundi / veronica munda / qu’on nous essuie le front pour l’amour du Christ129 », écrit-il avec l’ironie qui caractérise ses écrits. Comme le souligne Pierre Chabert, le linge que Hamm porte sur son visage est un indice manifeste de « l’aspect christique du personnage130 ». Par ce jeu d’associations, le moment où Hamm ôte ce tissu de son visage, correspond donc à celui de la révélation du visage du Christ, mais d’un Christ beckettien, aveugle et immobilisé au centre d’un univers réduit au minimum et dont il ne reste presque plus rien. Bien que de façon moins explicite, ces références christiques suggèrent la mise en œuvre d’une critique de l’Incarnation conçue comme opération élevant la nature humaine, logique qui, dans l’œuvre de Beckett, se retrouve complètement renversée. À tel point que l’état qu’elle induit révèle l’action d’un principe mortifère, agissant son seulement sur le corps de ses personnages mais aussi sur l’esprit, comme le montrent les « temps131 » ponctuant sans cesse leurs discours. Pasolini s’insère dans cette même lignée critique à l’égard de l’Incarnation, de manière encore différente et le cas de Pétrole est parlant. C’est en effet précisément au moment où Carlo est pris d’une crise spas-

126. Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, op. cit., p. 22. « Lors de la Montée au calvaire », comme l’explique en note au texte Édith Fournier, « le visage du Christ fut essuyé, dit-on, à l’aide d’un linge. Selon la légende, les traits du Christ s’imprimèrent sur ce linge qui devint une relique. Certains disent que ce geste de compassion était dû à une matrone de Jérusalem nommée Véronique. Elle s’en fut ensuite à Rome où elle fit don de ce linge, longtemps exposé à la vénération publique. D’autres estiment que, pour distinguer cette empreinte, la plus ancienne et la plus connue, d’autres empreintes du corps du Christ, on nomma cette relique vera icon (véritable image), expression que le langage populaire transforma en veronica. » Édith Fournier, « Notes de la traductrice », dans Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, op. cit., p. 46. 127. Ibid., p. 22. 128. Ibid. 129. Ibid. « L’Auteur », comme le souligne encore Fournier, « joue ici sur l’homophonie de mundi (du monde) et de l’adjectif munda (propre, net, élégant). » Édit Fournier, « Notes de la traductrice », op. cit., p. 46 (« Notes »). 130. Pierre Chabert, « Fin de partie », dans Marie-Claude Hubert (éd.), Dictionnaire Beckett, op. cit., p. 445. 131. Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 145.

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modique — « Sans doute de la névrose132 ? » se demande le narrateur — à cause de laquelle il tombe par terre évanoui, que l’écrivain établit une comparaison entre le corps du personnage et celui du Christ, dans sa « condition éternelle de fils133 ». Carlo, touché par un malheur dû à ce « poids qu’il éprouvait depuis toujours en lui (“dans la poitrine”) et dont il ne parvenait jamais, pas un seul instant, à se sentir soulagé134 » s’écroule, inconscient, sur sa terrasse : Sur le balconnet, sur le triste sol de ciment, il y avait des vases vides, des récipients, des tuyaux (parce que probablement il se servait de cet endroit comme d’un débarras) : et son corps était là, qui gisait entre ces objets dégradés, comme dans une arrière-boutique nue ; rien qu’à la vue du ciel s’étendait au-dessus de lui135.

Le corps de Carlo, dit le narrateur pasolinien, gît entre des vases vides et dégradés auxquels il ressemble en raison du manque d’être qui le travaille de l’intérieur. À ce moment, un diable et un ange, représentant le Bien et le Mal, se disputent son corps évanoui. Et contre toute attente, ces deux forces antithétiques que Pasolini nomme Thétis et Polis136 trouvent plutôt aisément une solution au débat engagé pour se partager le corps de Carlo. Ce dernier est, en effet, un corps double, un corps qui en contient un autre incarnant le mal en train d’opprimer le personnage pasolinien. L’accord entre les deux parties en jeu devient ainsi très simple : l’ange prend le corps extérieur et le diable le corps intérieur. Du fond de son évanouissement, Carlo observe, en spectateur, ces deux corps qui lui appartiennent. Et le moment est ainsi décrit par le narrateur : Le Carlo de Thétis et le Carlo de Polis sont identiques. Et, en effet, ils s’identifient. Ils font un petit pas l’un vers l’autre, comme pour mieux se scruter. Et Carlo les voit de profil, immobiles, comme le Christ et Judas dans le tableau de Giotto : ils sont si près qu’ils font le geste de deux personnes sur le point de s’embrasser. Et, en attendant, ils se fixent si attentivement 132. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 21. 133. Ibid., p. 24. Notons que nous sommes ici dans la note 3 du texte intitulée « Introduction au thème métaphysique ». 134. Ibid., p. 21. 135. Ibid. 136. Comme l’explique bien Marco Antonio Bazzocchi, Polis et Tetis sont deux termes fondamentaux du dispositif rhétorique à la base de toute l’œuvre pasolinienne et ils indiquent respectivement la dimension « publique et rationnelle de l’individu » et celle « cachée et pulsionnelle », à savoir celle sexuelle. Marco Antonio Bazzocchi, La Rivista, no  4 : « Pasolini entre régression et échec », études réunies par Paolo Desogus, Manuele Gragnolati, Christoph F.E. Holzhey et Davide Luglio, 2015, p. 1.

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que leurs yeux paraissent pétrifiés. Un sentiment obscur est au fond de ce regard, qui les unit étroitement, comme les liant dans une unique tension qui les pousse l’un vers l’autre137.

Tout comme ceux des marionnettes de Qu’est-ce que c’est, les nuages ?, le corps de Carlo est à la fois « un » et « double » et ses deux corps apparaissent au personnage pasolinien comme ceux du Christ et de Judas peints par Giotto dans son célèbre Baiser de Judas138. Il s’agit d’une indication qui suggère deux éléments fondamentaux dans ce contexte. Premièrement, elle permet de constater que le motif de l’Incarnation se lit, dans l’œuvre de Pasolini, avec la présence d’un mal qui croît dans le corps de l’homme et l’envahit jusqu’à le faire éclater de l’intérieur. Deuxièmement, cette référence suggère que ce qui s’est incarné en Carlo est un principe de souffrance et de mort, comme l’indique, dans ce système de renvois mis en place par l’écrivain, l’association avec l’image du baiser entre le Christ et Judas. Mais ce qui est encore plus important, c’est que le texte ne spécifie pas lequel des deux est le corps associé dans cette comparaison à celui du Christ, et lequel correspond en revanche au corps de Judas. On ne peut donc pas savoir si, comme on pourrait l’imaginer, c’est le corps pris par l’ange que Carlo associe au Christ ni si, par conséquent, c’est celui pris par le diable qui correspondrait à celui de Judas139. Comme le note Carlo lui-même, ces deux corps sont mis en tension l’un envers l’autre par quelque chose d’obscur qui les lie de manière intrinsèque et empêche de les distinguer, les privant de toute connotation possible. Les deux corps agonisants, incarnant l’un un manque d’être et l’autre l’« angoisse 140 » que ce vide induit, se donnent comme des figures complémentaires et grotesques de ce Christ, fils de Dieu et Verbe incarné, dont l’image est 137. Ibid., p. 25. 138. Il s’agit d’un tableau qui occupe une place importante dans l’imaginaire pasolinien, comme le démontre clairement le fait que, dans une lettre écrite en 1942, Pasolini demande à Farolfi de lui indiquer un livre le reproduisant, car il pense à participer à un concours de peinture à Piacenza (Italie) et il voudrait s’inspirer du visage du Christ de Giotto. Voir Pier Paolo Pasolini, lettre à Franco Farolfi, octobre 1942, Lettere. 1940‑1954, avec une chronologie (de la vie et de l’œuvre de Pasolini) de Nico Naldini, Turin, Einaudi, « Biblioteca dell’Orsa », 1986, p. 144. C’est nous qui traduisons. 139. Notons en effet que Luc spécifie dans son Évangile que « Satan entra dans Judas, appelé Iscariote, qui était du nombre des Douze » (Lc 22:3). Mais rappelons aussi à cet égard qu’en revanche, dans Saint Paul, c’est Luc lui-même qui est possédé par Satan. 140. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 20.

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évoquée par la référence au tableau de Giotto, tableau qui le saisit en un moment anticipant et conduisant à la Crucifixion, c’est-à-dire quand il se rend au mont des Oliviers pour prier. « Entré en agonie », lit-on dans l’Évangile de Luc, « il priait de façon plus insistante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Lc 22:44). C’est l’un des moments les plus extrêmes de l’humanité du Christ, quand il prend conscience de sa Passion à venir141. Parallèlement, l’indétermination de la similitude pasolinienne suggère aussi que, de par leur nature à la fois complémentaire et antithétique, les deux corps de Carlo se confient réciproquement à la mort, se trahissent l’un l’autre tout comme Judas avec le Christ. Le corps extérieur se donne comme cage du corps intérieur. Tandis que ce dernier travaille le premier du dedans pour s’en libérer. Ces deux corps sont tous deux en souffrance et, comme le Christ lui-même, destinés à la mort, une mort dont ils sont la cause et à laquelle ils se livrent eux-mêmes tout comme Judas142 qui, comme le rappelle Beckett dans « Enueg II », « las d’agonies143 », « le cœur en marmelade144 », décide de se pendre. Dans cet enjeu, les confins entre le bien et le mal se confondent et se perdent à l’intérieur de chaque corps et, plus généralement, dans la corporéité déchirée et double de Carlo. 141. Dans le jardin des Oliviers, le Christ prend conscience de sa mort proche, une prise de conscience angoissante qui le fait d’abord vaciller et puis le conduit à une pleine acceptation de son destin, comme souligné dans l’Évangile de Matthieu : « Et prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : “Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi.” Étant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière : “Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux.” Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : “Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent, mais la chair est faible.” À nouveau, pour la deuxième fois, il s’en alla prier : “Mon Père, dit-il, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite !” ». (Mt 26:37‑42) 142. Dans les Actes des Apôtres, Pierre explique à ses frères : « “Frères, il fallait que s’accomplît l’Écriture où, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait parlé d’avance de Judas, qui s’est fait le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. Il avait rang parmi nous et s’était vu attribuer une part dans notre ministère. Et voilà que, s’étant acquis un domaine avec le salaire de son forfait, cet homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldama, c’est-à-dire ‘Domaine du Sang’.” » (Ac 1:16‑19) 143. Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, op. cit., p. 22. 144. Ibid.

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Bien qu’à sa manière, avec ce texte, Pasolini fait aussi de l’Incarnation un processus associé à un mal autant corporel que spirituel, se traduisant en et s’exprimant par une corporéité à la fois inquiète et inquiétante, aussi ambivalente que grotesque. Comme le souligne Bakhtine dans sa célèbre étude sur Rabelais, une des caractéristiques du corps grotesque, au-delà du fait qu’il « exagère caricaturalement un phénomène négatif145 », est précisément son « ambivalence146 » qui touche au « tout corporel et [à] ses limites147 ». Cette ambivalence est intrinsèque au corps grotesque qui, écrit-il, « est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en acte de construction, de création et lui-même construit un autre corps148 ». Le corps grotesque est un corps à la limite entre deux corps, un « corps ancien » et un « nouveau149 », et dans lequel « le début et la fin de la vie sont indissolublement imbriqués150 ». Si l’on applique ces distinctions à ce contexte, le corps « ancien » serait donc celui issu d’un processus d’Incarnation, tandis que le « nouveau » celui qui émerge par l’éclatement du premier. Cette critique de l’Incarnation va en effet de pair avec un rejet du « corps naturel organisé151 », comme le dit Nancy, à savoir d’un corps clos et achevé, bien informé par une âme pleine de Dieu et organe de l’esprit qui tend vers ce dernier. C’est ce corps qui, d’une manière ou d’une autre, éclate dans les œuvres de ces écrivains. Dans tous les cas mentionnés, cette déformation — qui est toujours aussi une défiguration — est le résultat du principe mortifère qui attaque le sujet, mais qui, pourtant, semble être le 145. La « nature de la satire grotesque, explique en effet le critique, consiste à exagérer quelque chose de négatif qui ne devrait pas être ». Mikhaïl M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « Tel », [1965] 1970, p. 304. 146. Bakhtine, en affirmant l’ambivalence du corps grotesque, prend ouvertement ses distances avec Schneegans et sa conception du grotesque. « La conception de Schneegans est foncièrement erronée, écrit-il. Elle est fondée sur une ignorance totale d’aspects nombreux et essentiels du grotesque, et, en premier lieu, de son ambivalence. » Il s’agit d’une erreur que le critique explique ainsi : « Inspiré par l’esthétique idéaliste de la seconde moitié du siècle passé et les règles artistiques et idéologiques étroites de son temps, Schneegans n’a pu trouver la bonne voie donnant accès au grotesque, ni comprendre qu’il soit possible d’unir en une seule image les pôles positif et négatif. » Ibid., p. 305‑306. 147. Ibid., p. 314. 148. Ibid., p. 315. 149. Ibid., p. 316. 150. Ibid., p. 317. 151. Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 116.

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seul moyen pour qu’il puisse prendre conscience des maux qui l’affligent et puisse tenter d’en guérir : le mal doit se manifester pour que l’homme puisse prendre conscience d’en être affecté et pouvoir se soigner. De même que l’expérience du sacré, si elle est vécue jusqu’au bout, se présente comme un moment transfigurant qui implique la mort de l’homme ancien et la naissance d’un homme nouveau, l’éclatement grotesque dans et à travers le corps de cette mauvaise forme d’Incarnation ouvre un processus libératoire et la possibilité de se constituer un corps nouveau et plus sain. Derrière l’attitude violente que ces auteurs révèlent dans leurs productions respectives, par cet acharnement à humilier brutalement le corps humain, se cache un mouvement ni gratuit ni purement sadique. Pensons aux maladies, aux infirmités, parfois choquantes parfois dérisoires, des personnages beckettiens, à leurs souffrances et à leurs chutes, tantôt minimes, tantôt démesurées mais qui, comme l’explique Hubert, contribuent dans leur ensemble à mettre en avant chez Beckett des corps « éternellement désireux de se quitter152 », des corps qui tentent de s’échapper et qui cherchent à se refaire. Mais prenons aussi en considération, chez Pasolini, les violences obscènes auxquelles sont soumis les jeunes de Salò153, cette « représentation sacrée154 » structurée sur la logique hyperbolique d’accumulation155 de la violence et à travers laquelle l’auteur dénonce la brutale objectiva152. Marie-Claude Hubert, « Corps », op. cit., p. 271. 153. Notons à ce propos que la sortie de Salò est accompagnée de ce que Pasolini luimême appelle l’« Abjuration de la trilogie de la vie », c’est-à-dire avec le reniement de son propre traitement du corps tel qu’il est exposé dans le Décameron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les Milles et Une Nuits (1974). « [À] travers une fusion du sacré et de l’obscène », ces trois films expriment, comme l’explique Bazzocchi, une « joie du corps » que Pasolini ne reconnaît plus auprès de la jeunesse qui l’entoure : « Maintenant tout est inverse », écrit-il dans le texte de son reniement. Face à la société de l’époque et à sa jeunesse, l’auteur italien ne reconnaît plus l’innocence, archaïque et sacrée, qu’il lui attribuait dans sa trilogie comme expression en eux et dans leurs corps d’une « survie objective du passé » : la vie moderne, dit-il, n’est qu’un « amas de ruines insignifiantes et ironiques ». À la Trilogie de la vie succède donc Salò qui, en revanche, exprime donc l’objectivation mortifère que le pouvoir impose au corps de l’homme. Voir à ce propos Pier Paolo Pasolini, « Abjuration de la Trilogie de la vie » [1975], dans Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique, tr. de A. Rocchi Pullberg, Paris, Seuil, « Solo », 2000, p. 81‑87 et l’article « Trilogia della vita », dans Marco Antonio Bazzocchi, Pier Paolo Pasolini, op. cit., p. 192‑196. 154. Pier Paolo Pasolini, « Il sesso come metafora del potere », dans Appendice a Salò o le 120 giornate di Sodoma, op. cit., p. 2066. C’est nous qui traduisons. 155. Pasolini écrit à propos de Salò : « La figure principale (d’ordre métonymique) est l’accumulation (des crimes) : mais aussi l’hyperbole (je voudrais aussi ajouter à la limite du supportable). » Ibid.

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tion imposée au corps par toute forme de pouvoir (spirituel, temporel ou intellectuel156). Difficile de ne pas penser aussi à cette « peste157 », avec ses « ruisseaux sanglants, épais, vireux, couleur d’angoisse158 » à laquelle Artaud associe notamment le théâtre, voire à ce principe de « conflagration violente et localisée sur un point [qui] indique le plus souvent que la vie centrale n’a rien perdu de sa force, et qu’une rémission du mal, ou même la guérison est possible159 ». Sans oublier pourtant que la peste est, pour ce dernier, un mal très ambivalent, car c’est par elle que « l’organisme se décharge ou de sa pourriture interne ou, suivant le cas, de sa vie160 », comme lui-même l’explique dans Le Théâtre et son double. Tandis que Beckett dans son essai Le Monde et le pantalon note de manière similaire qu’« [i]l faut la pestilence » pour dévoiler une vérité qui n’est qu’un « pet du plus grand nombre161 », et donc pour pouvoir se libérer d’elle.

Le motif de la Crucifixion « Ces métaphores maudites, quand est-ce que je les abolirai162 ? » s’écrie le sujet lyrique pasolinien d’un de ses Poèmes marxistes. Le cœur du problème que l’Incarnation pose dans ce cadre consiste précisément dans le lien que cette opération établit entre le corps et l’esprit et, dans le corps de la langue, entre signifiant et signifié, rapport d’ordre métaphorique qui écrase les premiers en faveur des seconds. Plus spécifiquement, le nœud du problème réside dans le fait que le mécanisme de renvoi à la base de la notion chrétienne d’Incarnation implique un mouvement de décorporisation, et une logique d’élévation qui est une « poussée à l’extrême dans ce superlatif toujours plus superlatif qu’est la transcendance163 », pour le 156. Ces différents pouvoirs sont représentés respectivement par les bourreaux (Duc, Excelle, Président, Monseigneur) et aussi par les narratrices des récits racontés lors des « séances de groupe », censées inspirer les premiers. 157. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 513. Artaud explique à ce propos : « Il faut composer la physionomie spirituelle d’un mal qui creuse l’organisme et la vie jusqu’au déchirement et jusqu’au spasme, comme une douleur qui, à mesure qu’elle croit en intensité et qu’elle s’enfonce, multiplie ses avenues et ses richesses dans tous les cercles de la sensibilité. » Ibid., p. 515. 158. Ibid. 159. Ibid., p. 513. 160. Ibid. 161. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 45. 162. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste, op. cit., p. 978. 163. Emmanuel Levinas, Notes philosophiques diverses, dans Œuvres, t. I : Carnets de captivité et autres inédits, Paris, Grasset-IMEC, 2009, p. 229.

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dire avec les mots utilisés par Levinas à propos la valeur métaphorique du langage. Et dans un tel mouvement, tant le corps que les formes concrètes de la langue se retrouvent au second plan par rapport à l’esprit et aux formes abstraites du verbe humain, dans une logique non seulement métaphorique mais également hiérarchique : « Notre problème », suggère Nietzsche, est un « problème de la hiérarchie164. » De ce point de vue, et tel qu’il se présente chez ces écrivains, l’éclatement de l’Incarnation semble ainsi permettre de repenser différemment et de façon critique l’ensemble de ces rapports. Pour que cela advienne, l’Incarnation est poussée à ses extrêmes conséquences et, comme on a pu le voir, ce moment de rupture coïncide avec un retour insistant du motif de la Crucifixion. Ce dernier revêt dans ce cadre un pouvoir semblable à celui que Didi-Huberman attribue à une tradition de l’art chrétien dont Fra Angelico est le représentant majeur : exprimer « l’exigence radicale d’un acte voulant rejouer le mystère de l’Incarnation165 », mystère dont celui de la Crucifixion procède. Le retour du motif de la Crucifixion semble en effet impliquer une remise en cause radicale du dogme et de la doctrine de l’Incarnation, en toutes leurs implications analogiques, ainsi que de l’économie métaphorique du signe qu’elles fondent. Toutefois, en dépit de sa nature critique, la présence de ce motif ne semble pas exclure la récupération de la notion de « mystère » faisant de l’Incarnation un événement impossible à saisir pleinement par la raison et qui s’exprime avec toute sa puissance au moment contradictoire de la mort en croix du Christ. Le motif de la Crucifixion revient dans les œuvres de ces écrivains pour attester de la présence d’une contradiction irréductible et mystérieuse qui, en se manifestant à l’homme, remet en question tant la logique à la base de l’union entre l’homme et Dieu en le Christ que, par analogie, toute forme d’union métaphorique entre le corps et l’esprit, entre signifiant et signifié. 164. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain : un livre pour esprits libres, dans Œuvres philosophiques complètes, t. III, vol. I, texte établi par G. Colli et M. Montinari, tr. de R. Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 20. 165. « Il y a […] » écrit Didi-Huberman, « un usage de la peinture ancienne qui sait rompre avec la quête d’un aspect, parce qu’à un moment son geste imitatif désire plutôt porter sur un procès, sur la donnée plus immédiate d’une intime liturgie, sur l’exigence radicale d’un acte voulant rejouer un mystère d’Incarnation. » Il s’agit d’un geste qui, comme le critique l’explique très clairement, rompt donc, et très violemment, avec la logique de la « représentation » en faveur de celle bien plus concrète de la « production », voire d’un réalisme de l’Incarnation bien plus extrême. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 242‑243.

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Il s’agit d’une critique qui s’exprime à travers le réinvestissement symbolique non seulement du motif de l’Incarnation, faisant de cette dernière une maladie affligeant tant le corps de l’homme que celui de la langue, mais aussi du motif de la Crucifixion, conçu comme le moment de l’éclatement de cette dernière. Un exemple parlant de ce lien est offert par le passage suivant du scénario de l’Évangile selon saint Matthieu, où le moment de la Crucifixion est ainsi décrit : Réduit à l’état de squelette, couvert d’un tabès de sang et de sueur, [le Christ] est secoué par un râlement qui tremble dans la poitrine et dans la gorge, et éclate en un cri terrible : CHRIST : Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné 166 ?

L’usage que, dans ce contexte, Pasolini fait du mot « tabès » est extrêmement significatif. Ce mot indique une « maladie nerveuse d’origine syphilitique » qui provoque « des lésions dégénératives de la moelle épinière » et se manifeste « par des troubles de la sensibilité profonde avec abolition des réflexes, hypotonie, incoordination, des crises douloureuses paroxystiques, une atteinte de certains nerfs crâniens et des troubles trophiques » (TLF). En italien, le mot « tabe » indique, plus particulièrement, le pus qui coule des plaies et, plus généralement, une forme de consomption, voire de putréfaction du corps et, par extension, une forme de dégradation morale. L’usage de ce mot suggère que le Christ de l’Évangile pasolinien — figure qui, grâce au principe d’adhérence au texte évangélique qui a guidé Pasolini dans la conception de son scénario, semble rester bien plus proche de la figure chrétienne du Christ que les autres images du fils de Dieu évoquées ailleurs dans son œuvre — est affecté par une maladie qui agit tant dans son corps que dans son esprit, état dont atteste le « râlement » qui le secoue de l’intérieur et qui éclate ensuite dans le cri « Eli, Eli, lamma sabachtani ». Pour sa nature, cette maladie qui consume le Christ pasolinien ressemble à celle dont parle Artaud lorsqu’il dénonce les effets de l’Incarnation conçue comme forme de « copulation divine » par laquelle Dieu pénètre et contamine par sa présence l’être humain. Parallèlement, le cri christique que l’on retrouve tant dans l’Évangile de saint Marc (Mr 15:34) que dans celui de saint Matthieu (Mt 27:46), devient dans ce cadre le signe manifeste de la rupture de cette union malsaine. On trouve écho de cette idée dans l’usage que Pasolini fait de cette même phrase dans Salò, lorsqu’elle est prononcée par Liana, une des filles qui ont été capturées et qui subissent d’horribles tortures de la 166. Pier Paolo Pasolini, Il Vangelo secondo Matteo, op. cit., p. 645. C’est nous qui traduisons.

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part des quatre notables (représentants du pouvoir laïque et religieux) et de leur entourage167. Dans leur ensemble, ces éléments suggèrent que tout en s’éloignant clairement de l’orthodoxie chrétienne, Pasolini sauvegarde la valeur révélatrice et scandaleuse168, choquante et irréductible, de la Crucifixion. La croix reste pour lui une « occasion de scandale169 », pour le dire avec des mots qui pourraient être de l’écrivain italien, mais qui sont en réalité tirés de L’Innommable de Beckett. Cependant, le « contraste scandaleux170 » que la Crucifixion implique dans ce contexte consiste dans le fait qu’elle devient un principe de révolte contre le système de croyances que ce même scandale a généré. C’est précisément dans cette force contestataire que réside l’« immense scandale171 » dont Artaud parle dans une de ses lettres de Rodez, dans laquelle il s’identifie au Christ et sur laquelle on reviendra. Un des effets du retour du motif de la Crucifixion ainsi conçu est celui d’imposer et de mettre en avant — quoique souvent de manière très violente — la présence du corps (du Christ). Pensons à Artaud, qui se demande : « Pouvait-on rencontrer au moins un corps, un seul corps d’homme qui échappât à mon perpétuel crucifiement172 ? » Ou encore 167. « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi nous as-tu abandonnés ? », crie-t-elle dévoilant ainsi la nature christique de ces prisonniers. Pier Paolo Pasolini, Salò o le 120 giornate di Sodoma, op. cit., p. 2059. C’est nous qui traduisons. 168. Rappelons à ce propos les mots de saint Paul : « Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit : Maudit quiconque pend au gibet. » (Gal 3:13). D’où le scandale de la croix, du Fils de Dieu subissant, comme le dit Michel Henry, « le supplice d’une mort réservée aux scélérats et aux esclaves ». Un événement, ce dernier, qui entre donc, très clairement, en contraste avec cette ancienne Loi dont parle saint Paul, mais qui explique aussi sa célèbre phrase : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. » (ICor 1:22‑25). À ce propos, voir aussi Michel Henry, Incarnation : une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 13. 169. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 82. 170. Pier Paolo Pasolini, Teorema, op. cit., p. 905. C’est nous qui traduisons. Dans la traduction française du texte, la phrase change subtilement et l’idée de contraste est rendue en tant que mouvement de « détache[ment] » qui advient « scandaleusement ». Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 24. 171. Antonin Artaud, lettre à Jean Paulhan du 6 décembre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1006. 172. Antonin Artaud, D’un voyage au Pays des Tarahumaras, op. cit., p. 769.

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au sujet lyrique de Transhumaner et organiser pour qui « [l]e corps (tout corps) », écrit Pasolini, est « couvert de croûtes, et éternellement crucifié173 ». Le parallèle entre le corps du Christ et ceux des sujets habitant leurs œuvres se multiplient de telle façon que ces derniers semblent être destinés à un sempiternel crucifiement et les personnages beckettiens semblent ne pas faire exception à cette règle. Le suggèrent bien les cargaisons « de bois et de clous174 » que Beckett mentionne dans Molloy, ou celles de « clous et de planches175 » que voit le sujet de « Enueg I » dans Les Os d’Écho, sans compter la « jatte d’épines176 » qu’évoque l’Innommable et qui leur sont destinées. L’ensemble de ces références met bien en avant l’imaginaire christique qui sous-tend chez ces écrivains à la définition de la condition humaine. Parallèlement, un tel recours au motif de la Crucifixion suggère que celle-ci est loin d’impliquer un quelconque mouvement d’élévation vers Dieu, dont il exprime au contraire l’absence. Il sert plutôt à figurer la condition au monde de l’être humain. Ce qui explique le « véritable calvaire177 » auquel sont soumis les sujets beckettiens, ou le fait qu’Artaud prône la diffusion d’une peste faisant éclater les « stigmates d’un mal absolu et presque abstrait178 » qui selon lui afflige l’homme. Sans oublier ce « sang humain », le « sang vrai, et qui a coulé, qui peut couler179 » et que la guerre d’Héliogabale devrait parvenir à verser, ni cette nécessité pasolinienne de s’offrir « sur la croix / au pilori, entre les pupilles / limpides de joie féroce, / découvrant à l’ironie les gouttes / du sang de la poitrine aux genoux180 », comme il l’écrit dans Le Rossignol de l’Église catholique. Par rapport au corps humain, ces écrivains suivent et appliquent une « éthique de la cruauté181 », pour reprendre une formule que Camille 173. 174. 175. 176. 177. 178. 179. 180. 181.

Pier Paolo Pasolini, Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 116. C’est nous qui traduisons. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 38. Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, op. cit., p. 18. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 109. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 120. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 516. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 453. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 91. Il s’agit de la formule qui compose le titre, Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, de l’ouvrage de Camille Dumoulié sur Artaud et Nietzsche et à propos de laquelle, lors de son introduction, elle explique : « La cruauté individuelle est […] vécue, comme une conséquence de cette cruauté première infligée à l’homme [celle divine] qui tente de retrouver l’intégrité de son être, malgré cette chose qui le coupe de lui-même, de sa vie, de sa mort, de ses pensées et qu’Artaud nomme “dieu”. Car si la conscience est la maladie de l’homme, Dieu est la maladie de la conscience. » Camille Dumoulié, Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, op. cit., p. 23.

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Dumoulié utilise à propos d’Artaud et de Nietzsche, dont un des objectifs semble justement être celui d’exposer ce que l’Incarnation comporte de maladif chez l’être humain. Mais la « souffrance cruauté182 », telle que l’appelle la voix de Comment c’est, à laquelle ils sont constamment soumis est profondément ambiguë. Cette « muraille / de la / cruauté / et de la douleur183 », comme la nomme Artaud, qui pèse sur l’être humain chez Beckett et que l’on retrouve aussi à la base de plusieurs œuvres théâtrales et cinématographiques pasoliniennes (et notamment dans Salò184), n’est en effet pas purement destructive. « C’est à tort », explique Artaud, « qu’on donne au mot de cruauté un sens de sanglante rigueur, de recherche gratuite et désintéressée du mal physique185. » Bien qu’elle s’acharne avec une violence extrême contre le corps humain, la cruauté dont font preuve ces écrivains a comme effet de restituer à ce dernier son droit de parole. Elle rappelle les brutalités subies par le Christ crucifié et a comme effet premier de mettre en relief la présence du corps et des sensations qui le traversent. « Combien il a parlé le Christ ! » s’exclame un des sujets pasoliniens, en précisant ensuite : « Pourtant rien n’a parlé plus que son corps / cloué en silence sur la croix186. » Rien n’est plus représentatif du « Christ en sa nature187 » que son « corps cloué188 », explique l’auteur italien, un corps souffrant et « presque intolérable à la vue189 » qui est pour lui plus parlant que le Verbe qu’il serait censé incarner mais qui, lors de la Crucifixion, révèle son silence. En poussant l’Incarnation jusqu’à ses propres limites, c’est-à-dire vers et à travers la Crucifixion, se produit un renversement des rapports dichotomiques qu’elle implique exprimant une contestation radicale des 182. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 189. 183. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1340. 184. En parlant de Salò lors d’un entretien fictif avec lui-même et répondant à la question « Ce film a-t-il des antécédents dans votre œuvre ? », Pasolini explique : « Oui, je vous rappelle Porcherie. Je vous rappelle aussi Orgie, une œuvre théâtrale dont j’ai soigné moi-même la mise en scène (à Turin en 1968). Je l’avais pensée en 1965 et écrite entre 1965 et 1968 comme Porcherie d’ailleurs, qui était lui aussi une œuvre théâtrale. À l’origine Théorème aussi (sorti en 1968) aurait dû être une œuvre théâtrale. Le rapport à Sade s’établissait à travers le théâtre de la “cruauté”, Artaud, et, bien que cela puisse paraître bizarre, à travers Brecht aussi […]. » Pier Paolo Pasolini, « Il sesso come metafora del potere », op. cit., p. 2043. 185. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 566. 186. Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, op. cit., p. 1045. C’est nous qui traduisons. 187. Ibid., p. 1016. 188. Ibid., p. 1017. 189. Pier Paolo Pasolini, Il Vangelo secondo Matteo, op. cit., p. 645.

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formes d’union qui en sont la base et tout d’abord celle de l’homme avec Dieu. De sorte que si Pasolini insiste sur le fait que le Christ meurt sur une croix plantée sur un « Calvaire muet190 », dont le Verbe est absent, l’Innommable de Beckett évoque quant à lui la possibilité autant grotesque que blasphématoire d’ouvrir en lui un « anus artificiel au creux de la main191 », idée de laquelle il ressort que la Crucifixion, mettant brutalement en avant l’humanité du Christ, ouvre et favorise une possibilité d’expulsion de Dieu du corps. Artaud est en ce sens très explicite et notamment lorsqu’il évoque la « mauvaise chair / gâtée et cariée192 » d’un « Jizi-cri193 » au nom défiguré avec lequel il ne cesse de se confronter. Ces déchirures corporelles attestent d’un « néant194 » qui « s’est instauré clou195 » dans le corps et qui « fait clou d’un coup de marteau196 », des violences qui pourtant rappellent aussi que « [l]a cruauté c’est d’extirper par le sang et jusqu’au sang dieu197 ». Une telle extirpation advient cependant non seulement à travers le corps de l’homme, mais aussi à travers celui du langage, conçu comme matérialisation de l’esprit par la parole qui lui donne une forme sensible. En tant que telle, cette dernière peut donc donner à voir des troubles tant de l’esprit que du langage par lequel il s’extériorise, comme le montre bien le retour à ce niveau du motif de la Crucifixion. Prenons à titre d’exemple le sujet de Poèmes marxistes de Pasolini qui, après avoir réfléchi sur les

190. Pier Paolo Pasolini, « La Passion » (Le Rossignol de l’Église catholique), op. cit., p. 185. 191. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 58. 192. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947-Mars 1948. II. Cahiers 310 à 406, op. cit., p. 1768. 193. Antonin Artaud, Ci-gît précédé de La Culture indienne [1947], dans Œuvres, op. cit., p. 1160. 194. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1241. 195. Ibid. 196. Ibid. 197. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1653.

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possibilités de la poésie de s’exprimer « dedans et dehors la langue qui est Dieu198 », propose le suivant « progrès graphique199 », tel qu’il l’appelle :

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. . . . . . .

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200

Le calligramme201 pasolinien donne à voir et à entendre le même « ciel muet » dont il s’agit dans Le Rossignol de l’Église catholique. Les points qui le composent forment une croix indicible, faite de silence et dont le centre est vide. Le corps de la langue n’exprime rien d’autre que son propre silence, sa propre fin, réitérés par cette succession de points qui généralement signalent la conclusion d’une phrase et parallèlement d’une pensée. Cette croix muette, générée par le vide central qu’elle rend visible, est la matérialisation langagière de la brutale absence du Logos, conçu et présenté par le sujet pasolinien comme fondement premier et limite ultime du langage. Le calligramme pasolinien ouvre un vide, une déchirure dans le langage qui absorbe tout et jusqu’à la langue elle-même. Quelque chose de similaire advient dans le cas des « sorts202 » d’Artaud, 198. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste, op. cit., p. 902. 199. Ibid., p. 910. 200. Ibid. 201. Notons à ce propos que c’est Pasolini lui-même qui qualifie ces explorations graphiques de « calligrammes », faisant très clairement référence aux poèmes graphiques d’Apollinaire. Ibid. p. 900. 202. Antonin Artaud, « Les figures sur la page inerte », Textes écrits en 1947, op. cit., p.  1467. Des « sorts » sont des « missives conjuratoires ou agressives mêlant textes et dessins sur des feuilles volontairement trouées et brûlées » explique Grossman. Artaud commence en 1937 à adresser ces sorts à ses correspondants et à ce propos il explique : « Le but de toutes ces figurines dessinées et coloriées était un exorcisme de malédiction, une vitupération corporelle contre les obligations de la forme spatiale, de la perspective, de la mesure, de l’équilibre, de la dimension […] / Et les figures donc que je faisais étaient des sorts — que je brûlais avec une allumette après les avoir aussi méticuleusement dessinées. » Comme le note Grossman : « Dessiner, on le voit, a plus d’une fois rimé pour Artaud avec assassiner. » Évelyne Grossman, dans Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, op. cit., p. 5.

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une autre virtualité du rapport établi par l’écrivain entre dessin et écriture203. Pour le voir, il suffit de prendre en considération le recueil intitulé 50 dessins pour assassiner la magie204 qui est introduit par un poème dans lequel Artaud explique : Ils [les dessins] sont donc entremêlés à des pages, couchés sur des pages où l’écriture tient le 1er plan de la vision, l’écriture, note fiévreuse, effervescente, ardente le blasphème l’imprécation205.

Dessins et écriture s’unissent dans la page et offrent leurs corps au regard du lecteur mais des corps fragmentés, travaillés et « comme cloués206 », précise Artaud, sur la page. Ils ne sont pas la « représentation », ni la « figuration207 », dit-il, « d’un objet / d’un état de tête ou de [cœur], / d’un élément / et d’un événement / psychologique208 ». Ils sont plutôt la mise en page d’un blasphème, d’une imprécation, d’« atomes répulsifs209 », écrit-il, ou encore d’un « geste210 » qui se matérialise sur la feuille, sous la forme de ces morceaux de phrases et de vers ou de dessins issus de ce que l’écrivain appelle un « tourbillon / de vitriol211 ». D’ailleurs, comme le suggère Grossman, le mot « magie » qui compose le titre du recueil, est une anagramme d’« image212 » : 50 dessins pour assassiner l’image, donc. Ce qui explique la violence annoncée par le titre du recueil 203. Pensons par exemple aux dessins d’Artaud à Rodez et aux textes qui les accompagnent. 204. Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, op. cit., p. 16. 205. Ibid., p. 19. 206. Ibid., p. 20. 207. Ibid., p. 27. 208. Ibid. 209. Ibid., p. 36. 210. Ibid., p. 28 211. Ibid., p. 20. 212. «  Image / Magie. C’est une anagramme ? », se demande Grossman dans son introduction au recueil d’Artaud. « C’est une anagramme et plus encore », répond-elle, c’est : « Renverser l’ordre des lettres, les tordre, en pétrir la matière visuelle et sonore. »

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et les déchirures infligées par Artaud à ses feuilles, les supports des images (christiques) de ce Dieu contre lequel il s’acharne. Au point qu’on pourrait penser à une autre possible variation du titre du recueil : 50 dessins pour assassiner dieu. Les dessins et les mots qui l’accompagnent se offrent d’ailleurs « comme des corps213 », des corps christiques qu’Artaud déforme, défigure et crucifie sur la page. La cruauté que ce processus traduit vise, d’une part, à rompre avec la logique métaphorique selon laquelle ces corps seraient censés renvoyer à un sens bien précis et extérioriser sur la page le travail de l’esprit rationnel. De l’autre, cette violence iconoclaste met en avant tant la matérialité de ces dessins et des mots qui les accompagnent que l’absence de ce Logos par rapport auquel ils se donnent comme de violents blasphèmes. Cependant, chacun de ces corps est conçu comme un « objet prodigieux214 » rompant avec la logique de la représentation et ouvrant une brèche leur permettant de renouer avec le réel que toute représentation visuelle ou langagière cache. Les déchirures ouvertes dans les pages de ces cahiers sont des blessures dans le corps des images (visuelles et verbales) qui ouvrent un passage permettant de : sortir de la page écrite pour entrer dans le réel mais 2o sortir du réel pour entrer dans le surréel, l’extra-réel, le surnaturel le suprasensible où ces dessins ne cessent de plonger parce qu’ils en viennent215 […]. 1o

Les trous dans les feuilles d’Artaud sont des brèches qui invitent le regard, et parallèlement l’esprit, à sortir des limites de la page pour se plonger, avec ces dessins eux-mêmes, dans le « réel », dans un monde hors Évelyne Grossman, dans Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, op. cit., p. 6. 213. Ibid., p. 19. 214. Ibid., p. 34. 215. Ibid., p. 24.

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du discours, hors de toute forme de représentation216, un monde d’où ces dessins viennent et auquel ils retournent comme il advient aux marionnettes pasoliniennes de Qu’est-ce que c’est, les nuages ? Mais ce passage n’est chez Artaud que la première étape d’une plongée qui peut continuer encore, car si vécue jusqu’au bout, elle permet d’accéder à ce qu’Artaud appelle l’« extra-réel » ou le « surréel », mots qui mettent en avant son passé surréaliste, mais qui peuvent être trompeurs, car ils n’indiquent pas un réel transcendant et abstrait. Comme le suggère le mouvement, non pas d’élévation mais d’immersion, qu’il faut suivre pour accéder à cette autre strate du réel, ces mots font référence aux profondeurs magmatiques du monde et, en même temps, à ce qui y réside et qui échappe à toute possibilité de représentation, qu’elle soit visuelle ou verbale. Si le calligramme pasolinien révèle ce que dans Transhumaniser et organiser217 Pasolini appelle une « présence218 » insaisissable, qui reste en dehors de la langue et qui pour cela est perçue comme un vide, par les déchirures qu’ils impliquent dans le support de l’écriture et du dessin, les sorts d’Artaud invitent, quant à eux, à se plonger précisément dans cette réalité informe et mystérieuse que cette présence résume en soi et à laquelle elle donne accès. L’exploration des limites de la représentation s’exprime encore différemment dans l’œuvre de Beckett et le poème « Comment dire » en est un des exemples les plus éclatants : Folie —  folie que de —  que de —  comment dire —  folie que de ce —  depuis —  folie depuis ce —  216. Artaud l’explique clairement, dans son poème introductif, ces sorts « ne sont pas là pour / construire / édifier ». Ibid., p. 20. 217. Notons avec Flaviano Pisanelli que ce recueil pasolinien véhicule une importante réflexion sur « l’écriture poétique », écriture que bien quarante-six fois l’écrivain qualifie d’« illisible ». À travers une analyse conjointe des textes de Pasolini et des réflexions de Barthes sur le langage, Pisanelli souligne que l’écriture de Pasolini parvient à se donner comme évènement, comme geste qui remet en discussion tant la structure du système (bourgeois) linguistique et poétique du passé, mais aussi du système de représentation du réel et la notion même de ce dernier. Flaviano Pisanelli, « Pier Paolo Pasolini e Roland Barthes », dans Ben Lawton, Maura Bergonzoni (éds), Pier Paolo Pasolini. In Living Memory, Washington, New Acedemia Publishing, 2009, p. 82‑83. 218. Pier Paolo Pasolini, Transhumaniser et organiser, op. cit., p. 580.

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donné —  folie donné ce que de —  vu —  folie vu ce —  ce —  comment dire —  ceci —  ce ceci —  ceci-ci —  tout ce ceci-ci —  folie donné tout ce —  vu —  folie vu tout ce ceci-ci que de —  que de —  comment dire219 — 

Ultime mise en œuvre de ce processus d’aperception visuelle dont parle Beckett dans Le Monde et le pantalon, ce poème représente l’exemple parfait de l’ambivalence de la cruauté qui affecte chez lui le corps humain et celui de la langue. Et si Beckett reverse dans ses univers des jattes d’« épines220 » destinées aux corps christiques de sujets qui habitent ses univers, les tirets que l’écrivain parsème dans son poème reviennent pour attester d’une souffrance qui, dans son œuvre, touche en même temps au corps de la langue. Comme l’indique le retour, le crescendo de déictiques dans le poème (« ce », « ceci », « ce ceci », « ceci-ci, » « tout ce ceci-ci »), ce malaise est dû à la présence sensible d’un quelque chose qui reste pourtant indicible et qui, en tant que tel, entrave toute tentative de compréhension et de saisie en mots du réel. Au niveau de la matérialité de la langue, les tirets sont présents comme les autres mots du poème et ils achèvent les vers qui le composent mais qui restent en revanche incomplets au niveau du sens. Le lecteur est ainsi amené à faire la même expérience contradictoire qui trouble le sujet beckettien qui, comme l’indique le retour du verbe « voir », perçoit quelque chose, mais un quelque chose qui met en crise la représentation du réel et parallèlement toute possibilité de parvenir à bien saisir ce dernier ainsi que cette expérience elle-même. Quelque chose s’incarne donc dans le poème, mais de façon à questionner radicalement la logique de l’Incarnation. Au lieu d’attester d’une union parfaite entre corps et esprit, entre signifiant et signifié, ce processus manifeste, au sein 219. Samuel Beckett, « Comment dire » [1988], dans Poèmes suivi de Miritonnades, Paris, Minuit, 1992, p. 26. 220. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 118.

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du sujet et de sa langue, l’éclatement d’une contradiction sensible entre ces éléments dont les effets rappellent ceux produits par l’expérience de la Crucifixion telle qu’examinée jusqu’ici. Pour repenser la logique incarnationnelle chrétienne, ainsi que ses dérivations et ses implications analogiques, le motif de la Crucifixion devient, dans ce cadre, indispensable. C’est pourquoi Artaud persiste à affirmer la nécessité de « se faire / honorablement et / glorieusement crucifier221 » et de le faire jusqu’« au bout de toute scatologie222 ». Car ce « besoin de crucifixion », tout comme la forme de cruauté qu’il exprime, ne répond pas à une logique exclusivement négative et destructrice. Loin d’être équivalent à celui que recherche un martyr au nom de la foi, il implique une défiguration, parfois très violente, du corps et de la langue qui permet l’expression d’un rejet « du Verbe et de ses lois223 », comme le dit Artaud, et tout d’abord de l’Incarnation et du principe d’efficacité médiatrice qu’elle comporte et selon lequel elle devrait rendre visible l’invisible. Si le motif de l’Incarnation revient pour révéler un trouble dans cette logique, la présence du motif de la Crucifixion la fait complètement éclater en attestant que si quelque chose s’incarne, c’est toujours en creux, sous forme d’absence, d’un manque d’être et de sens. Par ce processus, l’économie analogique qui, sur la base de la notion du Christ comme Verbe incarné, règle les rapports entre corps et esprit, entre signifiant et signifié, se retrouve complètement renversée. Au point que le motif de la Crucifixion parvient à mettre en avant la présence du corps de l’homme et de celui de la langue, mais non plus sur la base d’une logique de renvoi à Dieu ou au sens. Le corps se fait présent plutôt pour manifester une « contradiction dans le principe224 », telle que l’appelle Artaud, qui le ravage de l’intérieur, la même « contradiction / mille fois, mille fois évoquée » par Pasolini et qui pour lui doit exprimer « [s]on Christ irréductible225 ». Lues à la lumière des expériences examinées dans les chapitres précédents, ces formes de défiguration — qui, par la présence dans ce cadre du motif de la Crucifixion, sont associés aux suffrances subies et endurées par le Christ lors de sa Passion et de sa mort en croix — révèlent la nature 221. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947-Mars 1948. II. Cahiers 310 à 406, op. cit., p. 1774. 222. Antonin Artaud, « Couti l’anatomie » [1986], Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1037. 223. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », p. 937. 224. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 437. 225. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 199.

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d’un geste à la fois désacralisant, par rapport à l’orthodoxie chrétienne, et potentiellement resacralisant. Le retour du motif de la Crucifixion comporte, dans ce contexte, l’ouverture à la possibilité pour le corps (le corps de l’homme, de la langue et parallèlement du Christ) conçu en toutes virtualités, d’être repensé et de se refaire. La Crucifixion implique une mort indiquant symboliquement la fin d’une forme d’Incarnation et qui porte parallèlement en soi la possibilité d’un nouveau début, d’une sorte de renaissance. Elle se donne comme un passage nécessaire pour un affranchissement des contraintes imposées par la logique incarnationnelle chrétienne et pour restituer au corps une « intensité qui dépass[e] toutes les voix226 », comme le dit Pasolini, et en même temps pour éveiller les « facultés atrophiées227 » du corps et de l’esprit et les libérer de leur « dévotion pernicieuse228 » à Dieu et à la raison. De même que Bataille avouait que l’expérience intérieure conservait un certain finalisme, la récurrence du motif de la Crucifixion chez ces écrivains semble ainsi conserver, elle aussi, un certain pouvoir purificateur et eschatologique, mais paradoxal dans ce contexte, parce que visant à guérir et à sauver l’humanité de cette maladie qu’est l’Incarnation telle que la présence de ces motifs christiques la configure. En forçant une prise de conscience des limites et des maux que l’Incarnation en sens chrétien comporte, les défigurations christiques examinées jusqu’ici semblent en effet préparer la voie pour qu’advienne une « bonne » incarnation. Artaud le suggère clairement, lorsqu’en parlant de ses sorts il dit que ces corps crucifiés en ont trop dit « pour ne pas renaître / et prendre corps / alors authentiquement229 ». De façon bien plus implicite, cela est suggéré aussi dans les œuvres de Beckett et Pasolini, dans lesquelles apparaît avec insistance la référence à un « après-midi avril230 », celui évoqué par Hamm

226. Pier Paolo Pasolini, Actes impurs, op. cit., p. 86. 227. Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 31. 228. Ibid. 229. Évelyne Grossman, dans Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, op. cit., p. 19‑23. 230. Samuel Beckett, Fin de partie, p. 160. Le recours insistant au mois d’avril, souvent comme unique indice temporel dans les textes de Beckett, est attesté par plusieurs exemples au long de sa production. Voir à titre d’exemple : Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 7. Samuel Beckett, Pas moi, op. cit., p. 86 ; Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 72 ; Samuel Beckett, Collected poems in English and French, op. cit., p. 55.

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dans Fin de Partie, le même « Avril231 » dont parle le sujet du Rossignol de l’Église catholique, et qui est une claire référence au moment de la Crucifixion. D’autre part toutefois, ce même indicateur temporel ne renvoie pas chez eux uniquement à la mort en croix du Christ, mais aussi à ce « réveil de la terre, le vrai, en avril232 » dont parle Molloy, tandis que le sujet de « Obsession sotériologique », un poème du recueil Transhumaniser et organiser, évoque une « fin d’avril233 ! » du passé pendant laquelle « l’herbe avide triomphait, renaissait, présente / forte, compacte234 ». Avril est chez eux un mois chargé d’une ambivalence conforme à celle qui sous-tend le recours au motif de la Crucifixion, prélude d’une mort, mais aussi d’une possible renaissance.

Le motif de la Résurrection En analysant le motif de la mort dans Thomas l’obscur, Nancy écrit que cette dernière est à concevoir « comme traversée, comme transport et comme transformation235 », qu’elle est l’« extrémité où se retourne et se dégage l’accès de la vie à ce qui n’est ni son contraire, ni son au-delà, ni sa sublimation, mais seulement, et en même temps, infiniment son envers et son illumination par la face la plus obscure236 ». Le motif de la Crucifixion chez Artaud, Beckett et Pasolini expose la même imbrication entre la mort et la vie. L’espèce de mort qu’il figure non seulement se donne en tant qu’« indice, ou même une forte présomption, en faveur d’une vie préalable237 », comme le dit Beckett avec ironie, mais semble se configurer aussi, suggère

231. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 90. En ce qui concerne la récurrence du mois d’avril dans l’œuvre de Pasolini, voir à titre d’exemple : Pier Paolo Pasolini, La meglio gioventù, op. cit., p. 23, 39 ; Pier Paolo Pasolini, L’Usignolo della Chiesa Cattolica, op. cit., p. 464 ; Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 60‑71, 82‑85. 232. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 43. 233. Pier Paolo Pasolini, Appendice a Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 253. C’est nous qui traduisons. 234. Ibid. 235. Nancy articule son analyse autour des références dans le texte au « Lazare ressuscité par le Christ (par celui qui dit, dans ce même épisode de Jean, “Je suis la Résurrection”) » afin de souligner que dans Thomas l’obscur demeure « quelque chose de ce miraculé ». Jean-Luc Nancy, Déconstruction du christianisme, t. I : La Déclosion, op. cit., p. 139. 236. Ibid. 237. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 113.

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Pasolini, comme moment « autour [duquel] tourbillonne / la vie238 ! » et jusqu’au point qu’il est possible d’y voir, comme le fait Artaud explicitement, une « constante avoisinant la membrane de la résurrection239 ». La possibilité d’une nouvelle vie après cette espèce de mort trouve écho dans les évocations pasoliniennes de ce « Jour de Pâques240 » qui revient dans Romans, mais aussi de ce « jour de fête » et de « beau temps241 » dont il s’agit dans Orgie. Tandis que la voix de Comment c’est mentionne des « Pâques éternelles242 », les mêmes qui s’alternent dans Compagnie (« Tu vis le jour un jour de Pâques et maintenant243 ») avec le Vendredi saint (« Tu vis le jour le jour où le Sauveur mourut et maintenant244 ») pour indiquer le jour de naissance de l’homme sur le dos dans le noir au centre du texte beckettien. Le motif de la crucifixion s’accompagne, dans les œuvres de ces écrivains, d’un motif complémentaire faisant allusion à une possible renaissance et parallèlement à la Resurrection du Christ. Le lien constant entre mort et vie qui émerge de leurs écrits est strictement lié à la nature ambivalente de la cruauté avec laquelle ces écrivains traitent le corps humain. Cette cruauté répond, d’une part, à un refus net d’une image du corps organisé dans toutes ses virtualités et dépendant de Dieu, du Logos et de l’esprit rationnel qui en déterminent les limites et les fonctions. C’est le corps dont le retour du motif de la Crucifixion suggère la fin. De l’autre, cette cruauté atteste, par la violence qui lui est inhérente, de la recherche d’un corps autre, un corps libéré de ces contraintes, projeté hors de lui-même, irrationnel et in-fini, un corps mouvant et sempiternellement changeant qui est capable de renouer avec le mouvement magmatique de la vie et que la mort du premier rend possible. Artaud écrit : […] la mort est cruauté, la résurrection est cruauté, la transfiguration est cruauté, puisqu’en tous sens et dans un monde circulaire et clos il n’y a pas de place pour la vraie mort, qu’une ascension est un déchirement, que l’espace clos est nourri de vies, et que chaque vie plus forte passe à travers les autres, donc les mange dans un massacre qui est une transfiguration est un bien. Dans le monde manifesté et métaphysiquement parlant, le mal

238. Pier Paolo Pasolini, La religione del mio tempo, op. cit., p. 1041. C’est nous qui traduisons. 239. Antonin Artaud, L’Art et la mort, op. cit., p. 202. 240. Pier Paolo Pasolini, Romans, op. cit., p. 228. 241. Pier Paolo Pasolini, Orgie, op. cit., p. 410. 242. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 24. 243. Samuel Beckett, Compagnie, Paris, Minuit, 1985, p. 19. 244. Ibid.

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est la loi permanente, et ce qui est bien est un effort et déjà une cruauté surajoutée à l’autre245.

Tout comme l’expérience intérieure de Bataille, la cruauté telle que définie par Artaud est « mort », mais aussi « transfiguration » et « résurrection », des mouvements qui ont lieu « dans le monde manifesté » et qui sont donc pleinement mondains. Ils répondent à la logique de la métaphysique, mais telle que Artaud l’entend, à savoir comme une plongée dans le mystère de la matière et non comme un mouvement d’abstraction d’elle. La cruauté est en ce sens à la fois un mal et un bien : elle est une quête du bien qui se propose comme traversée du mal et, plus particulièrement, des règles et des limites mortifères d’un processus d’Incarnation qu’il explique en ces termes : Dieu le rêve a manqué l’esprit du corps parce qu’il a eu peur de ce point de mort où la douleur devenait obscène, et qu’il a voulu s’écarter de son corps au lieu de foncer au dedans du corps afin d’en écarter tout l’obscène, qui n’est jamais que le rêve profus de la mort et de la douleur246.

Sur la base d’une critique virulente du dogme de l’Incarnation, Artaud conteste au christianisme d’avoir fait du corps un objet obscène qu’il n’a pas su ni saisir ni glorifier authentiquement. Aux yeux de l’écrivain, le christianisme abandonne le corps tout comme, dans sa réinterprétation de la Passion et de la Crucifixion, Dieu a abandonné celui du Christ au moment de sa mort. Comme le suggère le retour du motif de la Crucifixion dans son œuvre, cette dernière est à concevoir chez lui, comme un moment symbolique à traverser consciemment pour se débarrasser de toute « mauvaise » forme d’incarnation et notamment celle chrétienne. Elle est le prélude à une nouvelle et plus authentique forme d’incarnation qu’il assimile à une Résurrection : Je crois que le principe du christ est d’aimer beaucoup plus l’incarnation que l’essence, car c’est par son incarnation que l’essence se prouve être, et l’appel des éclairages sidéraux chez le christ n’a jamais servi qu’à cette transsubstantiation foudroyante d’essences qui incite depuis l’éternité tous les êtres à s’incarner dans un corps glorieux. Comment le christ provoquet-il cette incarnation c’est le Mystère247 […]. 245. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 567‑568. 246. Antonin Artaud, lettre à Jean Dequeker du 6 avril 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 979. 247. Ibid., p. 978. Notons que ce passage est choisi par Artioli et Bartoli, comme exemple de l’émergence chez Artaud de ce qu’ils appellent « l’urgence de l’incarnation », celle qui se fait pressante, en dévoilant clairement ses racines pauliniennes, justement au

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La Résurrection est l’ultime destin de cette opération que « l’Église appelle le Mystère de l’Incarnation248 », elle est la véritable essence de l’Incarnation en tant que « mystère ». Pour Artaud, la Résurrection est le moment le plus authentique de l’Incarnation puisqu’elle seule, après le plein accomplissement de la nature humaine signé par la mort du Christ, permet une véritable union entre l’homme et le divin et par conséquent entre « matière et âme / corps et esprit249 », qui ne coexistent plus de manière antithétique et dichotomique, mais en une union qui dépasse toute contradiction. Sauf que, ici aussi, cette opération et cet état s’avèrent, chez Artaud, « loin des mythes de la Résurrection250 », à savoir du dogme chrétien qu’il ne cesse de contester. Selon le christianisme, la Résurrection est le moment du passage d’un corps mondain et animal (avec ses fonctions physiologiques) à un corps spirituel et glorieux qui, tout en conservant sa matérialité, ne consomme plus d’énergie. Comme le dit saint Paul dans les notes de Pasolini pour son film jamais réalisé sur ce dernier, « [s]’il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel251 », ainsi que si « on est semé dans la faiblesse on ressuscite dans la force252 ». Le corps est transformé « en un clin d’œil, au son de la trompette finale253... » et, à l’instar de celui du Christ lors de l’Ascension, il accède au royaume de Dieu pour vivre auprès de lui. Et ce qu’Artaud moment du déclin de sa conversion au catholicisme, voire comme expression paradoxale de la nécessité de « fêler le principe existentiel et la vision de l’Être comme entité de nature spirituelle ». Une observation qui souligne bien le rapport problématique et non confessionnel qui lie chez l’écrivain l’Incarnation à la Résurrection que nous traitons. Umberto Artioli, Francesco Bartoli, Teatro e corpo glorioso, Milan, Feltrinelli Editore, « I fatti e le idee, saggi e biografie », 1978, p. 223. 248. Ibid. 249. Antonin Artaud, « Post-scriptum » à « L’Arve et l’Aume » [1947], Adaptations de Lewis Carroll, dans Œuvres, p. 927. 250. Antonin Artaud, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, p. 1032. 251. Pier Paolo Pasolini, Saint Paul, op. cit., p. 98. 252. Ibid. Pasolini cite ici à la lettre le passage suivant de la première Épître aux Corinthiens : « On est semé dans la corruption, on ressuscite dans l’incorruptibilité ; on est semé dans l’ignominie, on ressuscite dans la gloire ; on est semé dans la faiblesse, on ressuscite dans la force ; on est semé corps psychique, on ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. » (ICor 15:42‑44) 253. Ibid. L’écrivain cite ici toujours à la lettre le passage suivant de la même Épître : « Je vais vous dire un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés. En un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés. Il faut, en effet, que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, que cet être mortel revête l’immortalité. » (ICor 15:51‑53)

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récupère de la conception chrétienne de la Résurrection est justement ce processus de transformation du corps, d’un corps ancien en un corps nouveau, mais en faisant de la Résurrection le moment d’une métamorphose mondaine : elle reste une « transfusion corporelle de gloire254 », mais immanente au monde et à l’homme. Tout comme Malone de Beckett parle de la possibilité d’« être autrui, en moi255 », Artaud évoque dans ses écrits un processus de « sorti[e] en moi256 » qu’il assimile à maintes reprises à la Résurrection. Cette transfiguration intérieure répond tant à la logique du « Double257 » qui structure sa pensée qu’au principe de transsubstantiation quasi alchimique de l’esprit qui règle chez lui le rapport de ce dernier avec le corps, et consiste à « ne permettre à l’esprit de prendre son élan qu’après être passé par toutes les canalisations, tous les soubassements de la matière existante, et avoir refait ce travail en double dans les limbes incandescents de l’advenir258. » Chez lui, persiste le principe chrétien selon lequel, lors de la Résurrection, le corps passe à un mode de vie différent tout en gardant son identité, de même que l’eau qui peut passer de l’état solide à l’état fluide et ensuite à celui gazeux. Cependant, cette métamorphose reste un mouvement absolument immanent à l’homme et à ce monde, car répondant à une « perpétuelle recherche d’une incarnation259 », principe gouvernant tout ce qui compose le réel. Dans cette optique, la Résurrection n’est donc qu’une nouvelle incarnation permettant à l’homme de guérir de la « fausse êtreté260 » résultant de l’Incarnation au sens chrétien, celle qui pour lui n’est qu’une « excavation mutilatrice des choses » dictée par « les prêtres de dieu261 ». Cependant que dans le Symbole de Nicée-Constantinople, on affirme que le Christ est engendré et non créé, Artaud constate : « Je suis en plein incréé avec mon corps physique tout entier262 », en résumant ainsi la valeur sacrée et libératoire que cette nouvelle incarnation acquiert chez lui. Cette reconfiguration du corps, cette nouvelle forme d’incarnation ouvre la possibilité de se débarrasser de Dieu et de se faire un corps nouveau, 254. Antonin Artaud, Les Tarahumaras, op. cit., p. 769. 255. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 34. 256. Ibid. 257. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 505. 258. Ibid., p. 534. 259. Antonin Artaud, « La réalité n’est pas dans la physiologie du corps » [1984], Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1065. 260. Ibid., p. 1039. 261. Ibid. 262. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1381.

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un corps plus sain et authentique, un corps présent, vibrant et restitué à sa sacralité foncière dont le christianisme le prive263. Dans son œuvre et sa pensée, la Résurrection est encore là pour prouver, comme le dit saint Paul, que « [l]a mort a été engloutie dans la victoire » (ICor 15:42‑44). Mais la victoire à laquelle le saint fait référence devient, dans ce cadre, celle de l’homme face à Dieu et ses dogmes qui suscitent cette « guerre du détachement » visant à faire « venir en avant l’âme et non le corps264 ». Parallèlement, à la victoire dont parle saint Paul correspond, dans la pensée d’Artaud, une forme d’incarnation remédiant à celle mortifère conçue par le christianisme : « Naître c’est abandonner un mort265 », dit-il. C’est abandonner le corps cadavérique et esclave de Dieu produit par l’Incarnation et se faire un corps nouveau : Le corps humain ne meurt que parce qu’on a oublié de le transformer et de le changer. Hors cela il ne meurt pas, il ne tombe pas en poussière, il ne passe pas par le tombeau. C’est une ignoble facilité de néant que la religion, la société, la science ont ainsi obtenue de la conscience humaine que de l’amener à un moment donné à quitter son corps, que de lui faire croire que le corps humain était périssable et destiné au bout de peu de temps à s’en aller. Non le corps humain est impérissable et immortel et il change, il change physiquement et matériellement, anatomiquement et manifestement, il change visiblement et sur place pourvu qu’on veuille bien se donner la peine matérielle de le faire changer266.

263. « Le divin », expliquent Artioli et Bartoli, « n’est pas en dehors de l’homme, dans la lumière asphyxié des espaces sidéraux. Le divin est dans la force du bas, dans la poussière heureuse de la terre qui est la caverne “génésiaque” dans laquelle tout meurt et renaît dans un temps sempiternel et furtif ». Ils rajoutent ensuite que ce dernier, ce souffle du corps, doit selon Artaud être « reconquis contre la prétention des signes de dédoubler la réalité […] de la pensée de se servir des mots, qui sont les résidus de la Force, les blêmes appendices dans lesquelles tout trace du vivant apparaît cristallisée et le corps ne vibre ni désire plus ». Umberto Artioli, Francesco Bartoli, Teatro e corpo glorioso, op. cit., p. 225. C’est nous qui traduisons. 264. Antonin Artaud, « L’âme théâtre de dieu », Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 970. 265. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1345. 266. Antonin Artaud, Le Théâtre et la science [1948], dans Œuvres, op. cit., p. 1545.

286 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Pour pouvoir se « refaire une existence267 », pour pouvoir regagner, explique Artaud, toutes les « forces dramatiques, refoulées et perdues du corps humain268 », il faut à la base, un corps bien purifié « d’où tout / même dieu, fut sorti269 ». Dans ce cadre, la Résurrection ne marque donc pas la transformation du corps humain (créé à l’image de Dieu) en un corps « glorieux » au sens chrétien (à savoir un corps « spirituel » animé, à l’image de celui du Christ, par le Saint-Esprit). Elle signe plutôt le passage d’un corps conçu comme « organisme », comme matière informée par une âme spirituelle tendant vers un Dieu transcendantal, en un corps traversé par un esprit vidé de ce Dieu et cherchant sa plénitude et une forme dans et à travers le corps lui-même : « Par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps270 » écrit Artaud. En se plongeant dans le corps et en y restant ancrés au lieu de s’en abstraire, l’âme et l’esprit parviennent à le mouvoir de l’intérieur, ils le traversent et le reconfigurent : « Il faut que mon corps à moi aussi se refasse271 », répète-t-il. Car « l’homme », explique Artaud, « qui ne se vit pas tout soi-même, commet à chaque instant l’erreur de croire être ce soi-même, esprit, idée, conception, notion, qui flotte dans un point du corps, au lieu d’être lui-même son corps et tout instant tout son corps272 ». Contrairement à celui chrétien et en raison de sa nature mondaine, ce corps nouveau et ressuscité requiert une dépense d’énergie inouïe, à savoir cette même force que, selon Artaud, le christianisme lui ôte et qu’il s’engage en revanche à lui restituer. « Le corps humain est une pile électrique / chez qui on a châtré et refoulé les décharges273 », déclaret-il. Tandis que ce corps neuf dont il parle est un corps qui requiert une « dépense insensée de volonté et de sensibilité274 ». Au corps figé, frigide, rationnel, organisé et asservi à Dieu, Artaud en oppose un sempiternellement mouvant, hypersensible, irrationnel et désorganisé, un corps inépuisable et « toujours disponible aux perpétuelles transmutations et qui

267. 268. 269. 270. 271.

Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1414. Antonin Artaud, Le Théâtre et la science, op. cit., p. 1545. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1414. Ibid., op. cit., p. 1336. Antonin Artaud, lettre à Anne Masson du 21 février 1944, Lettres écrites de Rodez en 1944, op. cit., p. 945. 272. Antonin Artaud, Lettre à Jean Paulhan du 10 septembre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 986. 273. Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté, op. cit., p. 1656. 274. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre » [1953], dans Œuvres, op. cit., p. 1539.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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épuise ses transmutations internes, transformations externes en couplant dans le possible 275 ». « J’ai connu l’être en lambeaux de leurs âmes », écrit-il dans le commentaire de son dessin Couti l’anatomie, « et dans chaque petit os de poussière qui gagnait les ténèbres premières, et de chaque petit os de poussière, j’ai eu l’idée dans la musique sanglotante de l’âme de rassembler un nouveau corps humain276. » Or, cette nouvelle incarnation ne peut qu’advenir qu’après l’éclatement de la précédente. C’est pourquoi, encore une fois, on retrouve dans ce dessin consacré à la figuration de ce corps nouveau des signes de la Crucifixion, tels que les clous qui ouvrent « les trous des deux pieds277 » de ce corps déchiré et sanglant. Le nouveau corps qu’Artaud annonce ne peut se produire que par l’éclatement du corps ancien et de son anatomie, à savoir de ce « couti278 » mis en avant par le titre du dessin et qui « en grec, veut dire boîte279 », explique-t-il en liaison avec l’expression en bas du dessin « les os…sema ». Comme le rappelle Grossman, Artaud reprend dans ce dessin le motif du « soma sema pythagoricien280 », du corps-tombeau, prison de l’âme, que Platon évoquait et que le christianisme aussi a ensuite repris dans l’élaboration de sa propre conception du corps humain. Avec ce dessin, il exprime un refus net de l’Incarnation et de l’image du corps qui en découle, ce « couti d’arbac281 », ce bric-à-brac extirpé « de l’arbre de la vie282 » et qui naît de ce qu’Artaud conçoit comme une copulation obscène de Dieu avec sa création, union suggérée par les croquis à la forme phallique à la gauche du corps et par les maintes formes indiquant dans le dessin un mouvement de pénétration. Mais le refus de ce corps qui « a été violé à la vie, / insulté, offensé, 275. Antonin Artaud, lettre à Jean Paulhan du 21 octobre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 992. 276. Antonin Artaud, « Couti l’anatomie » [1986], Commentaires de dessins, op. cit., p. 1037. 277. Ibid. 278. Ibid. 279. Ibid. 280. Grossman explique : « Artaud fait plusieurs fois référence, dans des textes de Rodez, au couti, le corps-boîte. Par exemple : “Je ne suis qu’un grand couti de boîte qui a fait par tibia la boîte et la boîte le tibia rouge sang” […] ou encore “ne pas oublier couti le couti / et la boîte qui signifie corps être de par le clou testiculaire” […]. Le jeu avec le grec se poursuit en filigrane dans l’expression “les os…sema” où s’entendent les ossements, mais aussi le rappel du soma-sema pythagoricien, le corps-tombeau dans lequel l’âme est incarcérée. » Évelyne Grossman, dans Antonin Artaud, Commentaires de dessins, op. cit., p. 1037. 281. Ibid. 282. Ibid.

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sali, / pollué, crotté, salopé, / jour et nuit283 » va avec le besoin de se faire un corps neuf, « un corps de sensibilité authentique284 » et libéré tant de ce Dieu qui l’écrase que des limites qu’il lui impose. « Je suis un insurgé du corps285 », écrit Artaud, « et je suis inintelligible / et je n’entre jamais sans inintelligible / attaché comme un nouveau corps286 », un corps « jamais achevé287 », explique-t-il, et demandant qu’« on préserve son infini288 ». « Ce corps processionnel289 » que décrit Artaud reflète une quête incessante qui hante aussi les personnages beckettiens, chez lesquels le corps acquiert un rôle de premier plan : « Un corps quelle importance dire un corps voir un corps290 », constate la voix de Comment c’est. Prenons, par exemple, Molloy, ce personnage christique, couvert de « plaies infectées291 », se couchant de tout son long, les bras en croix et pris par un « malheur » qui, dit-il, « n’est pas délimité292 ». « Je ne suis pas joli à voir, je ne sens pas bon293 », avoue-t-il. Comme il le suggère lui-même, lorsqu’en se référant aux deux personnages chimériques dont il parle il les appelle « mes deux larrons294 », Molloy est lui aussi l’un des crucifiés de Beckett. Et comme dans le cas de plusieurs autres personnages beckettiens, son corps aussi est double comme ceux d’Artaud : « En moi il y a toujours eu deux pitres295 » suggère-t-il. Comme on a pu l’anticiper plus haut, l’une de ces deux facettes de lui-même est celle qui exprime « l’horreur du corps » et de ses fonctions, tandis que l’autre, est celle qui se consacre à la recherche d’un corps autre, un « corps extraordinaire », tel que l’appelle le narrateur de Watt, un corps toujours mouvant et changeant : « J’avais changé, et je changeais toujours296 », déclare Molloy. Chez Beckett aussi, 283. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1414. 284. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », op. cit., p. 1538. 285. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1387. 286. Ibid., p. 1400. 287. Antonin Artaud, « Le corps humain », dans Textes écrits en 1947, op. cit., p. 1518. 288. Ibid. 289. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947 — Mars 1948. II. Cahiers 310 à 406, op. cit., p. 1768. 290. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 163. 291. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 52. 292. Ibid., p. 139. 293. Ibid., p. 15. 294. Ibid., p. 54. 295. Ibid., p. 64. 296. Ibid., p. 239.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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cet état de crucifiement, ce « hurlement de tout le corps297 » qui afflige ses personnages indique la fin d’une espèce de corps, ce corps organisme, clos, fini et « en mal de liens298 » tel qu’il est défini dans Murphy. Parallèlement, la mort qui hante les sujets beckettiens est le seul moyen pour atteindre ce corps ouvert à la « vie démesurée299 », celui dont « les confins », dit Molloy, « sont aussi loin de moi que ceux de ma région300 ». La Crucifixion perpétuelle qui l’afflige porte en soi la possibilité d’une transfiguration qui ressemble à une Résurrection : Maintenant côté corps je devenais il me semblait rapidement méconnaissable. Et quand je me passais les mains sur le visage, dans un geste familier et maintenant plus que jamais excusable, ce n’était plus le même visage que sentaient mes mains et ce n’étaient plus les mêmes mains que sentait mon visage. […] Et pour tout dire je continuais à me reconnaître et même j’avais de mon identité un sens plus net et vif qu’auparavant, malgré ses lésions intimes et les plaies dont elle se couvrait301.

La défiguration corporelle et christique que Beckett inflige à ces personnages — parmi lesquels seul Murphy meurt réellement — est le résultat d’un processus de transformation et le prélude nécessaire à une possible métamorphose de leur être et de leur corps qui n’affecte pourtant pas leur identité. « Que dis-je, je suis capable d’aller jusqu’à la transfiguration302 », déclare Malone dans les premières lignes de Malone Meurt. La cruauté beckettienne envers le corps humain semble se donner elle aussi comme un passage obligé pour atteindre un corps « plus sensible303 » et « immortel304 », un corps sans « un milieu et une fin, comme dans les phrases bien bâties et dans la longue sonate des cadavres305 », pour le dire avec Molloy qui, similairement à Artaud, affirme : « Je n’étais plus cette boîte fermée à laquelle je devais de m’être si bien conservé306. » L’ouverture dont il parle est la même qui permet aux sujets beckettiens de rêver d’un corps nouveau : « J’aurais un corps », déclare l’Innommable lors d’une 297. Ibid., p. 154. 298. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 64. 299. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 19. 300. Ibid., p. 100. 301. Ibid., p. 263. 302. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 7. 303. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 100. 304. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 197. 305. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 46. 306. Ibid., p. 65.

290 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

de ses « poussées d’espoir307 » qui l’amènent à s’imaginer avec un corps différent de celui, complètement figé et incapable du moindre mouvement, dans lequel il est confiné. Le besoin de repenser le corps et également à la base de la « nécessité de résurrection308 » évoquée entre autres par le sujet pasolinien de Blasphème. D’ailleurs, chez l’écrivain, à l’expérience de la mort, voire d’une descente dantesque dans le « Royaume des Morts309 », succède de manière récurrente l’expérience d’une transfiguration voire d’une renaissance. « Puis voilà, » déclare le sujet de Transhumaniser et organiser, « vint le moment du resurgir du soleil ; / et moi j’ai vécu l’expérience de la résurrection310. » Mais pensons aussi à Carlo et à la mort symbolisée par son évanouissement et suivie d’une vraie (re)naissance : celle du deuxième corps que Carlo porte en lui. Ceci devient manifeste lors de la description de l’appropriation de ce deuxième corps par Thétis (le diable) suite à son accord avec Polis (l’ange) : Thétis ne se le fit pas répéter deux fois : il sort de ses sordides poches un couteau, il en enfile la pointe dans le ventre du corps de Carlo et y fait une longue entaille. Puis avec les mains, il l’ouvre et de l’intérieur des entrailles il extrait un fœtus. D’une main, la passant sur les lèvres sanglantes de la plaie, il soigne et cicatrise la blessure ; de l’autre, il soulève le fœtus vers le ciel, comme une sage-femme heureuse de son œuvre311.

Des « lèvres » de la blessure infligée par le diable au corps extérieur de Carlo, Tetis extrait un « fœtus », tout comme une « accoucheuse » du sexe d’une femme. Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit d’un corps identique dans l’aspect au corps externe de Carlo, mais qui, à la différence de ce dernier, porte en soi « une vie qui avait encore tout à donner312 ». L’évanouissement de Carlo marque non pas sa mort définitive 307. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 227. 308. Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, op. cit., p. 1057. C’est nous qui traduisons. 309. Il s’agit d’une descente qui rappelle celle de Dante aux enfers, une référence qui est d’ailleurs présente déjà dans le titre du recueil pasolinien qui reprend un mot dantesque utilisé dans Le Paradis (I, 70‑71) et qui indique un mouvement d’élévation au-delà des limites de la nature humaine. Sur l’usage pasolinien, dans Tranhumaniser et organiser, d’un lexique dantesque, voir : Flaviano Pisanelli, In poiesi nomine. Onomastique et toponymie dans Le occasioni di Eugenio Montale et Trasumanar et organizzar de Pier Paolo Pasolini, Grenoble, Ellug, 2007. 310. Pier Paolo Pasolini, Appendice a Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 345. 311. Notons que le titre de cette Note est « Introduction au thème métaphysique ». Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 25. 312. Ibid., p. 90.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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mais son dédoublement et son auto-(ré)génération. Carlo est un individu « problématique » et « partagé313 » qui est la fois un et deux. D’une part, il y a le Carlo de Polis, l’homme de la morale, de Dieu, de la normalité, celui rationnel au corps frigide et vide comme un vase. Tandis que de l’autre, il y a le Carlo de Thétis, Karl, celui qui, par rapport au premier, se donne comme « alternative radicale314 » et « anarchique315 ». Cet autre Carlo est une « une forme dont la connaissance est une illusion316 » et dont le corps est un corps sempiternellement désirant, érotisé, tendu vers l’autre, comme le démontrent ses maints « actes d’amour et longues recherches317 » auxquels ils se livre. La mort imaginaire vécue par Carlo lors de son évanouissement, coïncide avec l’éclatement de cette « douleur, bien lourde, açoka / ballot, poids, réalité, sarx, soma, sema318 » qu’évoque le sujet lyrique de Transhumaniser et organiser. Elle signe à la fois le rejet de l’Incarnation dans un corps qui n’est qu’un « pantin319 », une boîte vide et insensible, et le début d’une renaissance, d’une Résurrection dans un corps nouveau, libéré de toute contrainte et foncièrement ouvert à la « malléabilité divine du monde320 », qu’il assume pleinement. « La liberté de Karl », explique le narrateur pasolinien, « a des caractères inclassables, et il n’y a pas de solution de continuité entre elle et ce qui est libre en dehors de la raison321 ». Le corps de Karl rappelle de près celui du « visiteur divin322 » Théorème, ce corps irréductible aux yeux de qui le regarde et qui est « comme un souffle charnel plein de santé physique323 ». Encore une fois le motif de la Résurrection comporte l’ouverture de la possibilité d’une « nouvelle » forme d’incarnation, à savoir d’une (re)naissance dans 313. Ibid., p. 42. Pasolini reprend ici, une notion qui lui est chère et qui revient aussi dans d’autres de ses œuvres (telles que Affabulazione) d’« individu problématique ». Pasolini reprend cette notion de Lukács chez qui elle définit l’individu qui vit et agit dans une réalité « privée de signification ». Georges Lukács, La Théorie du roman, tr. de Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, « Méditations », [1963] 1971, p. 75. Voir aussi Pier Paolo Pasolini, Affabulazione, op. cit., p. 140. 314. Ibid., p. 203. 315. Ibid. 316. Ibid., p. 435. 317. Ibid., p. 90. 318. Pier Paolo Pasolini, Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 29. C’est nous qui traduisons. 319. Ibid. 320. Ibid., p. 80. 321. Ibid., p. 47. 322. Pier Paolo Pasolini, « Intervista rilasciata a Lino Peroni » [1968], Interviste e dibattiti sul cinema, Per il cinema, t. II, op. cit., p. 2931. C’est nous qui traduisons. 323. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 66.

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un corps nouveau et sacré, mouvement qui, dans son œuvre, est figuré justement par celui de l’invité de Théorème, dont l’arrivée est proclamée par l’« annonciation » d’un « angelot324 » interprété par Ninetto Davoli. Le corps de ce jeune homme, ce corps charnel et mystérieux, parlant et irrationnel, sensible et ouvert à autrui, symbolise une alternative diamétralement antithétique, que Pasolini a constamment recherchée, par rapport à celui du Christ chrétien. C’est pourquoi, en dépit des claires références christiques à la base de la construction de cette figure, Pasolini a tenu à préciser que « [c]e personnage n’est pas identifiable au Christ325 ». C’est vrai. Il n’est pas le Christ de la chrétienté. Ce qui cependant ne l’empêche pas d’être une des figures de ce nouveau Christ que Pasolini a poursuivi tout au long de son œuvre et parallèlement d’un corps nouveau, mais non moins sacré de celui du Christ chrétien. Le motif de la Resurrection et l’ensemble de ces idées reviennent également dans la parabole de l’intellectuel racontée dans la « Note 34 bis » de Pétrole, note titrée « Première fable sur le Pouvoir ». Il s’agit, en effet, d’une fable qui parle d’un intellectuel affligé par une « Névrose326 », comme l’explique l’affabulateur qui le présente comme un « monstre répugnant de servilité passionnelle327 » dont le corps est « enflé d’une chair malsaine, jaunâtre328 ». La maladie qui affecte tant l’esprit que le corps de cet intellectuel l’empêche aussi de dormir, et c’est précisément lors d’une de ses insomnies qu’une « Force Obscure329 », une « Présence330 » ambiguë et sacrée, qui est à la fois « Dieu331 » et « Diable332 », se révèle à lui. Débute ainsi un dialogue au cours duquel cette Force, qui se présente initialement à lui comme une présence diabolique, lui offre « le Pouvoir333 » ainsi que le choix des moyens pour l’atteindre. L’intellectuel, « enflé d’une chair malsaine », accepte et demande de pouvoir obtenir le Pouvoir « à travers la Sainteté334 ». Le Diable le lui accorde. L’intellectuel devient ainsi un 324. Ibid., p. 36, 89. 325. Pier Paolo Pasolini, « Intervista rilasciata a Lino Peroni », op. cit., p. 2933. C’est nous qui traduisons. 326. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 144. 327. Ibid., p. 145. 328. Ibid., p. 144. 329. Ibid., p. 145. 330. Ibid., p. 144. 331. Ibid., p. 151. 332. Ibid., p. 146. 333. Ibid. 334. Ibid., p. 147.

Chapitre 7 — Motifs christiques

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« saint catholique335 » dont la pensée, dit le narrateur, « sans être nullement hérétique, [...] était toutefois novatrice par rapport à la tradition ecclésiastique336 ». Pourtant, c’est exactement au moment où son escalade vers le pouvoir atteint son « extrême conséquence337 », à savoir au moment de la coïncidence de la Sainteté avec le Pouvoir, que l’intellectuel a une terrible révélation : « Toute forme d’innovation de la pensée religieuse se révéla impensable en dehors de l’hérésie338. » C’est ainsi que « [s]es yeux fixèrent avec terreur le vide, chargés d’une douleur pleine d’un sens de vérité dévastateur339 », un sens fait d’une « série d’oppositions, non seulement inexprimables, mais même impossibles à deviner340 ». La révélation de cette vérité contradictoire provoque l’évanouissement de l’intellectuel, pendant lequel la présence obscure en « profita pour lui ouvrir sur les paumes de ses mains deux longs stigmates sanglants341 ». L’intellectuel, devenu saint, fait l’expérience de la Crucifixion et commence à délirer. Il voit une « Force Lumineuse342 » qui l’appelle, mais celle-ci n’est que le revers de celle obscure. En témoigne le fait que les deux établissent un nouveau pacte selon lequel l’intellectuel aurait pu revenir sur terre à la condition de ne pas se retourner en arrière sur le chemin, pacte que l’homme rompt en se retrouvant ainsi devant cette Force qui, à ce point, est de nouveau obscure. Tout « comme Loth343 », écrit Pasolini, le transgresseur est à ce point pétrifié, métamorphosé en une pierre inconnue aux propriétés profondément contradictoires. L’évanouissement de l’intellectuel, avec tout ce qui en résulte, advient « juste après Pâques344 » et donne lieu à une vraie transfiguration de son corps en une forme nouvelle : La variété infinie de ses couleurs suaves correspond à une variété infinie de matières, mais aucune d’elles n’a été réellement identifiée, parce que chaque minéral présente des caractères contradictoires, par rapport à lui-même et par rapport aux autres minéraux avec lesquels il est amalgamé ou dont il se compose : il n’a pas été possible de séparer dans cette pierre ce qui appa335. Ibid., p. 148. 336. Ibid. 337. Ibid. 338. Ibid., p. 149‑150. 339. Ibid., p. 149. 340. Ibid., p. 150. 341. Ibid. 342. Ibid., p. 151. 343. Ibid., p. 152. En réalité, dans épisode biblique, c’est la femme de Loth qui est transformé en une statue de sel (Gn 19, 1‑26). 344. Ibid., p. 148.

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raissait comme précieux de ce qui apparaissait comme privé de toute valeur ou carrément toxique : il n’a même pas été possible, jusqu’ici, de définir le caractère irréalisable de l’analyse ou absolument contradictoire parce que, concrètement, les recherches, jamais suspendues, donnent toujours de bons résultats partiels345.

Les qualités antithétiques attribuées à cette pierre sont les mêmes qui caractérisent la vérité double qui s’est révélée à l’intellectuel et qu’on pourrait reconnaître aussi derrière le dédoublement de Carlo et de ses deux corps, dont l’un est un « corps qui sombre346 », dirait Artaud, puisque subissant ce processus de « réduction du corps à une chose347 » qui préoccupe aussi Pasolini. Tandis que l’autre est un corps plein de vie, qui n’attend que d’être libéré du poids écrasant du premier. Il est « infini et unique348 », « vivant de courage349 » et possède la mystérieuse « matérialité du Réel, de l’Existant, de l’Être350 » qui fascine l’auteur d’une fable qui résume bien la valeur symbolique qu’acquièrent chez lui les motifs de l’Incarnation, de la Crucifixion et de la Réssurrection. Comme on a pu le constater, la quête d’un corps nouveau que ces motifs christiques traduisent dans l’œuvre de ces écrivains, ne concerne pas seulement l’être humain, mais aussi la langue qu’il utilise pour s’exprimer, se connaître et pour penser le monde qui l’entoure. Parallèlement, tout comme il advient pour le corps humain, si Artaud, Beckett et Pasolini explorent et transgressent les limites de leur langue, ce n’est donc pas pour la détruire, mais pour lui restituer son efficacité et lui faire exprimer ce qu’elle n’exprime pas d’habitude, pour lui restituer ses potentialités oubliées ou restées inexplorées. Pensons, par exemple, aux glossolalies d’Artaud, attestant du surgissement dans le sujet d’une langue autre, inin-

345. Ibid., p. 152. 346. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », op. cit., p. 1542. 347. Pier Paolo Pasolini, « Il sesso come metafora del potere » [1975], dans Per il cinema, vol. II, op. cit., p. 2065. C’est nous qui traduisons. 348. Pier Paolo Pasolini, Poesie disperse o inedite, dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 329. 349. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 167. 350. Notons qu’il s’agit ici d’un extrait de l’essai dans lequel Pasolini répond à Umberto Eco à propos des critiques que ce dernier lui fait au sujet de sa conception de la réalité comme langage et du rapport de ce dernier avec celui du cinéma. Pier Paolo Pasolini, « Le Code des codes », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 254.

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telligible, semblable à celle des mystiques351, une langue sacrée qui part en « tous les sens » et est « dévoyée, plurielle352 » : po i pian zi to pi pianst is stock to stock inoch po shok inh vih353. 351. « La glossolalie », rappelle Anne Tomiche, « est un phénomène qui relève de plusieurs domaines. Le terme appartient d’abord au vocabulaire religieux où il désigne, dans les termes du Petit Robert, un “charisme se manifestant par un don surnaturel des langues”. À partir du XIXe siècle, le terme désigne également, en psychiatrie et en psychopathologie, une pathologie du langage. Plus récemment, le terme entre dans le domaine de la rhétorique et de la poétique : c’est ainsi que l’on trouve une entrée “glossolalie” dans le dictionnaire de rhétorique et de poétique Gradus de Bernard Dupriez. » Après avoir retracé les éléments fondamentaux de l’histoire de la glossolalie comme phénomène religieux (qui s’enracine dans celui de « parler en langues » qu’évoque saint Paul dans sa Première Épître aux Corinthiens) et de son appropriation à la fin du XIXe siècle par la psychiatrie (et notamment dans le cadre des études sur l’hystérie) en tant que forme d’une « pathologie du langage », Tomiche s’arrête aussi sur le cas d’Artaud. Elle souligne que la pratique des glossolalies émerge chez lui dans la période de Rodez, celle « de sa crise mystico-religieuse et de sa traversée psychotique », mais persistent aussi après cette dernière. De sorte que si déjà, avant son reniement du christianisme de 1945, il se jouait à travers les glossolalies de la tradition chrétienne, après sa sortie de l’asile de Rodez, leur présence témoigne de sa tentative de détourner cette « double tradition (religieuse et pathologique) ». À cette époque, remarque-t-elle, « les “crottes glossolaliantes” ne sont pas la langue révélée par Dieu ou le Saint-Esprit ; c’est cette dernière qui, ironiquement, n’en est que la pâle imitation. Elles sont, au contraire, le meilleur instrument “pour en finir avec le jugement de dieu”. » Anne Tomiche, « Glossolalies : du sacré au poétique », Revue de littérature comparée, no 305, 2003/1, p. 61‑72. 352. Évelyne Grossman, Entre corps et langue : l’espace du texte. (Antonin Artaud, James Joyce), Thèse pour le Doctorat d’État ès Lettres et Sciences humaines soutenue à l’Université Paris 7, le 20 décembre 1994, p. 26. 353. En gras dans le texte. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », op. cit., p. 1538.

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Les glossolalies d’Artaud sont le fruit de la « matière de l’âme354 », une matière issue de « la diction de l’âme corporelle infinie355 », voire de ce qu’Artaud décrit comme « un état hors de l’esprit, de la conscience, de l’être, / et qu’il n’y a / plus ni paroles ni lettres, / mais où l’on entre par les cris et par les / coups. Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent, / plus des paroles / mais des CORPS [...] des CORPS animés356 ». Les glossolalies sont comme un choc visuel et auditif (« shok »), un courant électrique qui, tout en le défigurant, ramène à la vie (« inh vih ») le corps de la langue et qui se donne ainsi non tant à lire qu’à « entendre, percevoir et voir, / organiquement, physiologiquement, dynamiquement357 », à savoir comme un corps « du monde de la sensibilité358 » et non du « mauvais esprit359 » rationnel, contre lequel l’écrivain se révolte. Ses glossolalies sont des corps dés-articulés, irrationnels et irréductibles, « des volumes des voix / des masses de souffles et de tons / qui forcent la vie à sortir de ses repaires360 ». Elles sont des corps diamétralement opposés à ceux que la grammaire, tout comme l’anatomie par rapport au corps humain, « se complai[t] à emprisonner361 ». Bien que Beckett aussi s’engage dans une recherche langagière qui aboutit à une profonde déconstruction de la langue, cela advient de manière différente chez lui. Pensons à ses derniers textes et notamment au discours de la voix de Cap au pire : Tout jadis. Jamais rien d’autre. Mais jamais tant raté. Plus mal raté. En faisant attention jamais plus mal raté. Pénombre obscure source pas su. Savoir le minimum. Ne rien savoir non. Ce serait beau. Tout au plus le minime minimum. L’imminimisable minime minimum. Plus qu’à se mettre debout. Tant mal que pis se mettre et tenir debout. Tant mal que pis y tenir. Ça ou crier. Le cri si long à venir. Non. Nul cri. Douleur simplement. Debout simplement. Fut un temps où essayer comment. Essayer 354. Antonin Artaud, Lettre à Henri Parisot du 6 octobre 1945, dans Œuvres op. cit., p. 1020. 355. Évelyne Grossman, Entre corps et langue : l’espace du texte. (Antonin Artaud, James Joyce), op. cit., p. 218. 356. Antonin Artaud, « Cogne et Foutre » [1947], Interjections, op. cit., p. 1351‑1352. 357. Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », op. cit., p. 1539. 358. Ibid. 359. Ibid. 360. Ibid. 361. Ibid.

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dire. Comment d’abord il gisait. Puis tant mal que pis s’agenouillait. Peu à peu. Jusqu’à ce que debout enfin. Plus maintenant. Rater mieux plus mal maintenant. Un autre. Dire un autre. Tête inclinée sur mains atrophiées. Occiput au zénith. Yeux clos. Siège de tout germe de tout. Nul avenir là. Hélas si362.

La langue du sujet beckettien ne fait ici rien d’autre que traduire ses tentatives d’essayer de voir et de dire un corps humain. Elle est désarticulée, inlassablement malaxée et constamment confrontée à sa propre inadéquation. Et pourtant, précisément par cette inquiétude qui la caractérise, elle conserve son pouvoir révélateur. Sauf que ce qu’elle révèle est une réalité irréductible à la raison, qui échappe et se libère de toutes contraintes discursives, en dépit du fait que, justement à travers les mots du sujet, elle parvient à se rendre présente. La langue du sujet beckettien, qui semble incessamment sur le point de déclarer sa propre fin, son échec définitif, continue, au contraire, à se refaire (« Nul avenir là. Hélas si ») dévoilant une force et une résistance inouïes, celles-là mêmes qui caractérisent le corps que le sujet tente de saisir. Bien que réduite au minimum comme ce dernier, elle continue d’avancer, petit à petit, en changeant, en revenant sur elle-même, en échouant et en retentant. Son irrationalité, ses échecs, ses tentatives désespérées (« signifie — signifie363 ! », crie la voix du texte) en font une forme en mouvement perpétuel, faite d’éléments qui se succèdent toujours légèrement différents : « Chaque fois [...] changés364 ». Même si négativement, à savoir par des chutes et des mauvais pas, la langue beckettienne regagne ainsi son infinitude et s’ouvre tant à ces « vastitudes365 » dans lesquelles elle plonge et sur lesquelles se termine le texte, qu’à cette vie démesurée qui la résorbe et dont elle exprime l’irréductible mystère. Quoique par des chemins très différents, Artaud et Beckett semblent obstinément explorer et dépasser les limites de la langue afin de lui restituer les possibilités expressives que son usage habituel lui enlève. Ce faisant, ils permettent à cette langue d’incarner ce que le narrateur de Pétrole appelle une « nouvelle signification [...] indéchiffrable366 ». S’ils brutalisent 362. Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 10‑11. 363. Ibid., p. 24. 364. Ibid., p. 16. 365. Ibid., p. 61. 366. Pier Paolo Pasolini, Théorème, op. cit., p. 186.

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la langue, dans sa forme traditionnelle, organisée et organique, ce n’est donc pas pour la détruire, tout simplement, mais pour lui permettre d’exprimer ces mêmes sens et vérité à propos desquels, dans Pétrole, Carlo affirme : « S’il n’est pas évanescent, il n’est pas367 » et « Si elle n’est pas nouvelle, elle n’est pas368. » D’ailleurs, cette recherche anime également les sujets pasoliniens, mais dans ce cas, elle est menée à travers des outils linguistiques « apparemment significatifs369 », comme on le lit dans Pétrole. « La chose la meilleure aurait été d’inventer carrément un alphabet », avoue le narrateur pasolinien, « si possible de caractère idéogrammatique ou hiéroglyphique370 », précise-t-il. En rajoutant ensuite : « Du reste, XXX Michaux (?), l’a fait récemment, dessinant tout son livre, ligne à ligne, dans une invention patiente et infinie des signes non alphabétiques371. » Et pourtant, le narrateur pasolinien, en se faisant clairement véhicule d’une problématique qui concerne et préoccupe l’auteur lui-même, avoue : « Mais ma formation culturelle et mon caractère m’ont empêché de construire ma “forme” à travers des semblables méthodes372. » Avec ses mots, l’écrivain explique clairement pourquoi ses sujets n’arrivent jamais aux extrémités linguistiques que l’on retrouve dans l’œuvre d’Artaud ou de Beckett. Ce qui pourtant ne les empêche pas d’être orientées, dans leurs recherches langagières, par des nécessités et des questionnements proches de ceux que l’on retrouve chez les deux autres écrivains. Comme on a pu le voir, les sujets pasoliniens, en effet, sont souvent le véhicule non seulement de profondes réflexions sur la langue, mais aussi de la recherche de moyens pour la libérer de ses contraintes rationnelles et de ses stratifications figées de sens qui l’affligent et l’écrasent, et pour lui permettre d’exprimer de manière plus adéquate une réalité qui fuit toute systématisation. Dans l’œuvre de l’écrivain, ceci advient par exemple à travers la récupération de l’usage du dialecte. Les sujets pasoliniens sont

367. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 563. 368. Ibid. 369. Ibid., p. 172. 370. Ibid. 371. Ibid. 372. Ibid. Comme le remarquent Siti et De Laude dans les notes de Pétrole, tout en s’intéressant, de Alphabet (1927) à Exorcismes (1943), jusqu’à — ajouterait-on — Idéogrammes en Chine (1975), à des alphabets « autres », Michaux n’a pourtant jamais composé un livre entier avec des signes inventés. Walter Siti, Silvia De Laude, « Note e notizie sui testi », Romazi e racconti, vol. II, op. cit., p. 2001.

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le porte-parole d’un « amour pour la langue orale373 » auquel Pasolini consacre plusieurs pages de son Expérience hérétique. Cette fascination vient du fait que la langue orale (et notamment la dialectale) s’offre à ses yeux comme « la contradiction en cours, violente, essentielle, philosophique374 » de la langue graphique et de toutes les langues qui, suite à des stratifications perpétuelles, ont été progressivement institutionnalisées et structurées en un système écrit. L’usage du dialecte exprime en ce sens un mouvement à rebours, une opération d’excavation à travers les stratifications de la langue afin de la ramener à la vie dans sa version la plus authentique, libérée du carcan des contraintes de sens qui caractérisent ses versions figées dans des systèmes graphiques. Reprenons à ce propos les vers du sujet lyrique de Poésies à Casarsa que Pasolini lui-même cite dans son essai « Du laboratoire » : « Sera imbarlumida, tal fossàl / a cres l’aga... » / « Soir lumineux, dans le fossé / elle croît, l’eau375… » Ces quelques mots en dialecte ne sont pas choisis au hasard et permettent de souligner trois points fondamentaux dans ce contexte. Premièrement, comme le met en évidence l’usage du mot frioulan « imbarlumida » (« luminosa » en italien, « lueurescente » en français), le dialecte, de par sa nature déliée de toute contrainte grammaticale figée, possède une liberté d’expression qui, comparée à celle de la langue désormais institutionnalisée (dans ce cas l’italien), acquiert une force semblable à celle d’un néologisme376. Deuxièmement, cette puissance, similaire à celle de cette 373. Pier Paolo Pasolini, « Hypothèses de laboratoire », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 19. 374. Ibid., p. 17. 375. Ibid., p. 19. Voir aussi Pier Paolo Pasolini, Appendici a La meglio gioventù. Poesie a Casarsa 1942, Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 168. 376. Notons que c’est en effet dans le même texte que Pasolini décrit le moment de la création, lorsqu’il avait trois ans, de son plus célèbre néologisme, dont il explique ainsi la naissance : « Je me suis [...] trouvé dans la nécessité physique de “nommer” ce sentiment, et, dans mon état de locuteur seulement vocal, non écrivant, j’ai inventé un terme. Ce terme était, je m’en souviens très bien, “TETA VELETA” ». Cette explication indique bien la liberté foncière que possèdent pour Pasolini les langues orales, tels que le dialecte, celle de changer, de se renouveler voir de s’ajuster continuellement à la vie pour en exprimer même les aspects les plus subjectifs mais aussi d’en faire ressurgir les significations les plus archaïques, comme le démontre la suite de son explication : « Un jour j’ai raconté cette anecdote à Gianfranco Contini, qui a découvert qu’il s’agissait tout d’abord d’un “reminder”, d’un phénomène linguistique typique de la préhistoire ; et ensuite que c’était le “reminder” d’un mot du grec ancien, “tetis” (sexe, aussi bien masculin que féminin, comme chacun sait). » Pier Paolo Pasolini, « Hypothèses de laboratoire », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 29.

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eau qui croît dans le fossé dont parle le sujet lyrique du poème pasolinien, grâce au degré d’inintelligibilité qu’elle possède en raison de sa nature archaïque, fait du dialecte une forme d’expression ayant conservé un caractère profondément mystérieux qui adhère bien à et traduit celui du réel tel que Pasolini le conçoit. Troisièmement, le dialecte possède un pouvoir évocateur qui, plutôt que d’être de l’ordre du rationnel est de l’ordre du sensible. Il est porteur d’une force visuelle et auditive, imagée et sonore plus proche de celle du réel. Qu’il s’exprime à travers une langue inintelligible et mystique, à travers l’exploration et la mise en avant des limites de celle institutionnalisée ou par la récupération de celle orale et dialectale, c’est un même besoin qui se cache derrière les différents chemins entrepris par ces écrivains : la recherche d’un moyen pour exprimer de la manière plus adéquate et authentique la vie, sans en effacer le mystère, ni l’irrationalité qui la caractérisent. Une telle nécessité va de pair avec la recherche d’un corps à la sensibilité nouvelle et capable de percevoir l’existence dans toute son insaisissabilité, mais aussi de faire sienne cette irréductibilité. « C’est pourquoi », dit Malone de Beckett, « j’ai […] fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé377. » Car c’est seulement en ces derniers que peut s’incarner authentiquement la vie.

377. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 9.

Chapitre 8 Nouveau(x) Christ(s) Gescristè. Cruxcicrè. Teocrerà. Vatacrì. Jedescrì. Criscorè. Jesusgè. Jesursì. Gesicrè. Gesustòs. Stoscrisgè. Gescrirè. Grisgesè ! Gesucrì ! Gesustòs ! Cristogè. Gristgiusè. Gestu Cri. […] Cristosmè ! Cristos Tè ! (Giovanni Testori)

E

n revenant à la notion de « figurabilité » chez Freud, qui l’utilise pour décrire le travail du rêve1, Didi-Huberman remarque qu’elle implique

1.

À ce propos, citons tout d’abord que, dans les nouvelles éditions des Œuvres complètes de Freud dirigées par Jean Laplanche, pour traduire le mot allemand « Darstellbarkeit » on a privilégié le mot français de « présentabilité » à la place de celui de « figurabilité ». Ceci dit, avec ces mots, on fait référence aux études de Freud sur les différents mécanismes (condensation, association, déplacement, transformation, remplacement, etc.) qui sont, selon lui, à la base de la formation du rêve. C’est dans ce cadre que le père de la psychanalyse souligne que la plupart des déplacements qui s’opèrent dans ce cadre visent à traduire en une forme « concrète et imagée » toute « expression incolore et abstraite » de « la pensée de rêve » car, souligne-t-il, « [c]e qui est imagé est pour le rêve apte à la présentation ». C’est dans ce cadre que se produise aussi un processus qu’on peut concevoir comme une « déformation de rêve », à savoir une opération qui, par des déplacements, des déguisements, des remplacements, « arrête notre compréhension, d’autant que le rêve ne dit jamais si les éléments qu’il apporte sont à interpréter littéralement ou au sens figuré », s’il faut

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une « négativité2 » se traduisant en une incapacité de « représenter » et de « connaître distinctement quelque chose », mettant en crise toute forme de figuration fondée sur la ressemblance. « Ressembler », écrit-il, est une opération créant une « idéale jonction » entre deux éléments séparés, une dualité que le travail du rêve — tel que Freud l’entend et comme le souligne le critique — est capable de détruire et de mettre en question, et avec elle les fondements de toute opération de représentation structuée par sur la base d’un principe de ressemblance3. En ce sens, tout processus de « figuration » implique inévitablement une « déformation », à savoir une rupture logique qui fait que le rêve ne représente plus quelque chose mais le présente d’une manière qui rompt avec et déplace les relations métaphoriques et symboliques qui structurent notre connaissance et notre savoir intelligible, en se donnant donc comme une énigme à déchiffrer. Sur ces bases, Didi-Huberman constate que « figurer consiste non pas à produire ou à inventer les figures, mais à modifier des figures, et donc à mener le travail insistant d’une défiguration dans le visible4 ». Le travail du rêve ainsi conçu met en avant un paradigme de fonctionnement de l’esprit qui questionne celui à la base du savoir rationnel que l’homme produit sur le monde et sur soi-même, un paradigme qui relève de ce que le critique appelle une « économie du doute5 ». Face à une image et, plus généralement à tout élément visible, le sujet pensant, au lieu de les comprendre et de formuler un savoir sur eux, constate : « Plus je regarde, moins je sais — et moins je sais, plus j’ai besoin de savoir6. » Lorsque ceci advient, l’image et le visible ne sont plus l’objet d’un savoir, mais les lieux d’une déchirure qui s’ouvre au sein de ce dernier et parallèlement auprès du sujet qui les observe et tente de les saisir. Ce processus de dé-figuration du et dans le visible est, nous l’avons vu, au cœur des recherches d’Artaud, Beckett et Pasolini et agit autant sur le rapport de l’homme au monde, sur sa manière de le voir, de le connaître et de le représenter, que sur sa façon de se penser en tant qu’être rationnel, mais pas seulement. Grâce au retour des motifs christiques qui travaillent les prendre « au sens positif ou au sens négatif (relation d’opposition) ». Voir à ce propos Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve [1900], tr. de J. Altounian, P. Cotet, R. Lainé, et al., dans Œuvres complètes, t. IV : 1889‑1900, Paris, PUF, 2003, p. 384‑394. 2. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 179. 3. Ibid., p. 184. 4. Ibid., p. 247. 5. Ibid., p. 217. 6. Ibid., p. 218.

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en profondeur leurs œuvres respectives, cette opération de dé-figuration atteint également la figure du Christ de l’orthodoxie et l’iconographie chrétiennes et donc le Christ en tant qu’Incarnation du Logos et « image de Dieu » et aussi de l’homme qui à son tour est « à son image », et parallèlement — et plus généralement — le Christ en tant qu’« image » par excellence. Ce qui explique l’importance et la centralité d’une opération résumant en elle un travail touchant jusqu’aux structures de la connaissance et du savoir, ainsi que de toute forme de représentation (verbale ou visuelle). Ce travail de dé-figuration, qui se fait chez ces écrivains parfois de façon manifeste, parfois de manière décidément plus implicite, exprime une nette prise de distance du Christ de la tradition chrétienne qui, chez Artaud, va jusqu’au rejet violent de cette « icône morte » qu’il qualifie d’«  inchristation (le Christ-incrustation de l’imagerie catholique) 7 », une figure qui n’est pour lui une qu’une « croûte chrétienne8 » parmi d’autres, pour le dire avec des mots empruntés à Pasolini. Et pourtant, ce travail négatif de dé-figuration de l’image du Christ fait partie d’un processus qui, inévitablement, le re-figure aussi. Sauf que cette figuration n’advient pas sur la base d’un rapport de ressemblance par rapport à l’image de la doxa chrétienne que le processus de dé-figuration remet complètement en question. De manière cohérente avec ce dernier, l’opération de re-figuration qui est inhérente à ce processus double comporte une rupture avec la logique de l’Incarnation qui est à la base de la figure chrétienne du Christ et un déplacement, en dehors des limites de l’orthodoxie chrétienne, des rapports symboliques et métaphoriques qui structurent tant cette image elle-même que le système de savoir et de croyances qu’elle articule. D’ailleurs, si l’on considère la « figure » comme une formation d’ordre onirique qui advient dans un espace (l’imaginaire) qui ne respecte pas les règles de la perception commune, toute figure issue de ce monde intérieur est en elle-même transgressive. « La figure-image », écrit Lyotard en pensant tant à l’image figurale qu’à la figure littéraire, « déconstruit le percept, elle s’accomplit dans un espace de différence9 », car en tant que 7. 8. 9.

Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 33. Pier Paolo Pasolini, Appendice a Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 282. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 277. Notons à ce propos qu’en dépit des parcours théoriques différents qu’ils entreprennent et des objectifs différents de leurs études, tant chez Lyotard que chez Didi-Huberman le point de départ pour une analyse des notions de figure et de figurabilité reste Freud. Voire aussi Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 271‑279 et Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 9‑17.

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produit de l’imaginaire, elle fuit la logique du signe qui règle notre compréhension et nos représentations du monde sensible, ainsi que le langage que nous utilisons pour le connaître. Dans le cas de la figure du Christ, telle qu’elle se rend présente chez Artaud, Beckett et Pasolini, on est donc face à une image doublement transgressive, car échappant tant aux principes de la religion chrétienne qui en règlent la figuration que, plus généralement, aux formes de l’image du Christ telle que nous la (re)connaissons. Comme une des « chimères10 » qui hantent les personnages beckettiens ou comme un des éléments composant ce « monde de la mémoire et des rêves11 » qui fonde la notion pasolinienne d’image, cette figure se forme en filigrane au fil des œuvres de ces écrivains et, cachée derrière (ou incarnée par) des personnages à chaque fois différents, assume tour à tour des aspects divers et inaccoutumés. C’est ainsi que ce Christ devient une « Figure » au sens deleuzien, à savoir une image capable en même temps de « sortir du cliché » et de « lutter contre12 » ce dernier en le déconstruisant, non pas pour le détruire complètement, mais pour le recréer. Par cette opération, le Christ-cliché de la tradition chrétienne reste encore reconnaissable, mais justement par sa défiguration. Tout mouvement de défiguration, dit Grossman, provient d’un geste destiné à défaire la « stase de la langue pétrifiée en image » et « à déjouer [...] le cliché13 ». Mais ce processus est déjà inhérent à la langue elle-même. Il suffit de penser aux figures dans le discours qui, comme le rappelle Lyotard, ne sont que « des violations de l’ordre du système, que celui-ci soit pensé comme structure de langue ou bien comme grammaire profonde engendrant les énoncés14 ». Ces violations provoquent « des effets de sens15 » qui révèlent la mise en œuvre d’un geste ouvrant au sein du discours un autre espace, l’espace de la sensibilité, car c’est elle qui est touchée et éveillée par ces jeux de ressemblances et de dissonances. Toute figure qui émerge dans le discours naît donc d’une triple violation : « transgression de l’objet, transgression de la forme, transgression de l’espace16 ». Dans le cas de la figure du Christ chez Artaud, Beckett et Pasolini, cela se traduit, premièrement, en une transgression du Christ-cliché. 10. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 24. 11. Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 136. 12. Gilles Deleuze, Logique de la sensation, op. cit., p. 91. 13. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 78. 14. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 286. 15. Ibid. 16. Ibid., p. 279.

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Ensuite elle concrétise une transgression de la forme christique en tant qu’union parfaite entre homme et Dieu. Et troisièmement, elle transgresse l’espace du récit en renvoyant à un discours autre, celui chrétien, qu’en même temps elle dépasse aussi. L’ensemble de ces transgressions opérées par la présence, dans les œuvres de ces écrivains, des motifs christiques abordés dans le chapitre précédent, font de la figure du Christ ce que Lyotard appelle une « figure-matrice », à savoir un élément ni lisible, ni visible, qui échappe à l’image, au discours et à la forme, mais qui y reste inhérent et est donc perceptible « en épaisseur », c’est-à-dire par la superposition de tous ces éléments17. Bien que remettant en question la « vieille complicité du visible et du lisible, du signe et du sens18 », toute opération de défiguration reste foncièrement créatrice et témoigne, dit Didi-Huberman, de « l’entrelacement indéfectible de la formation dans la déformation19 », et donc aussi de la figuration dans la défiguration. Mais dans le cas spécifique de la figure du Christ, une autre dimension se rajoute et complexifie ce cadre : celle de la pré-figuration. Le processus de conversion hystérique et la forme d’imitation du Christ, ainsi que la présence des motifs christiques dont on a parlé plus haut, opèrent conjointement de façon à permettre aux figures humaines qui les vivent de « se configurer au Christ20 », pour reprendre encore une formule de Didi-Huberman, mais un Christ en « rébellion ouverte21 » contre la religion chrétienne qu’ils déconstruisent « d’éclat en éclat, de forme en forme22 ». Tout comme pour le christianisme, Adam est concevable en tant que « figura Christi23 » et sa naissance prophétise celle du Christ24, les êtres humains qui peuplent les œuvres de ces écrivains et sont concernés par ces opérations et ces motifs, semblent préfigurer (parfois ironiquement, comme dans le cas de Beckett, parfois à la limite du délire, comme dans celui d’Artaud) la venue d’un Christ qui se veut paradoxalement antichrétien. 17. 18. 19.

Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 279‑280. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, p. 79. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit., p. 184. 20. Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 152. 21. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 471. 22. Ibid., p. 468. 23. Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, op. cit., p. 35. 24. Voir Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 151.

306 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Ce processus de défiguration est, en effet, susceptible de s’offrir à l’analyse comme une sorte de nouvelle « prophétie25 » capable, à la fois de puiser dans et de se jouer des lois du discours chrétien, en remettant donc en jeu aussi le principe d’interprétation figurative des Écritures26. Par son analyse des textes de Tertullien27, Auerbach l’explique bien : pour le christianisme, la « figure » est aussi « quelque chose de réel et d’historique qui représente et qui annonce autre chose de tout aussi réel et historique28 » qui s’accomplit réellement « dans la factualité sensible29 ». Ce qui est possible, car la « figure » est conçue comme capable de dévoiler une « concordance ou une ressemblance30 » fournissant la clé de discernement de la relation entre deux personnages ou événements. Dans ce cadre, la « figure » par excellence reste celle du Christ, qui, d’une part, concrétise les prophéties de l’Ancien Testament, tout en préfigurant, de l’autre, le royaume de Dieu et le salut de l’humanité. Or, si l’on applique ce principe interprétatif à la lecture de la présence de la figure du Christ dans les œuvres de ces écrivains, il semble possible de dire que les sujets christiques qui les peuplent préfigurent un Christ nouveau et qui se donne comme le « prototype31 » d’une nouvelle humanité à venir. Si, comme le souligne Auerbach, pour le christianisme, l’Incarnation est conçue à la fois comme « accomplissement32 » de la Loi (la même par rapport à laquelle le Christ, Verbe incarné et crucifié est aussi scandale) et comme « nouvelle promesse33 » (celle de la fin du monde), à la lumière du parcours fait, il semble possible de dire que ce Christ nouveau fait de même en réalisant, scandaleusement et jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, l’Incar25. 26.

Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, op. cit., p. 34. Pour une analyse historique de la naissance et des développements de cette pratique, voir le chapitre « Origine et analyse de l’interprétation figurative » de ce même texte. Ibid., p. 58‑72. 27. Ibid., p. 33‑39. Pour une analyse de la conception de « Figure » chez Tertullien, voir aussi le chapitre « La couleur de la chair ou le paradoxe de Tertullien », dans Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, op. cit., p. 97‑152. 28. Ibid., p. 34. « Historiques et réelles, », explique Auerbach à travers son analyse des textes de Tertullien, « les figures doivent s’interpréter spirituellement (spiritaliter interpretari), mais l’interprétation renvoie à un accomplissement charnel, c’est-à-dire historique […] — puisque la vérité, justement, s’est faite histoire ou chair. » Ibid., p. 40. 29. Ibid., p. 36. 30. Ibid., p. 34. 31. Ibid., p. 71. 32. Ibid., p. 48. 33. Ibid.

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307

nation chrétienne et annonçant une autre possible nouvelle promesse. Sauf que cette autre et scandaleuse « parousie34 » ne conserve rien de la perspective transcendantale et intemporelle qui caractérise l’interprétation chrétienne de la notion de figure et, tout d’abord, de celle du Christ35. Au lieu d’annoncer un royaume qui « n’est pas de ce monde36 » (Jn 18:36), le nouveau Christ dont il est question ici semble au contraire prophétiser un royaume en pleine opposition par rapport à celui transcendantal du christianisme, car il se présente plutôt comme une transfiguration du réel issue de la nouvelle vision du monde dont ce Christ se fait porteur. Il s’agit d’un Christ qui, en ce sens, semble donc conserver un projet eschatologique, mais totalement mondain et pour cela diamétralement opposé à celui chrétien. Sans oublier que, conformément aux expériences du sacré telles que retracées dans les œuvres de ces écrivains, tout ceci ne peut advenir qu’en rupture avec le système de croyances chrétien, système qui reste pourtant essentiel pour l’articulation de cet « anti-projet », pour reprendre la formule déjà rencontrée de Bataille. La nouvelle vision de l’existence que ce Christ incarne se pose par rapport à celle chrétienne, dans un rapport à la fois de profonde intrication et de contestation plus ou moins violente. De ce point de vue, le Christ dont il s’agit ici se donne aussi comme un Antéchrist, mais non pas dans le sens de la figure biblique décrite dans l’Apocalypse de saint Jean (Ap 12,3), ni dans le sens de cette matrice des forces du Mal que décrit Artaud à Rodez, lorsqu’il se croit sa victime37,

34.

Où par « parousie » on entend la venue, la manifestation et notamment le retour du Christ sur terre annoncé, dans l’Évangile de Matthieu, par le Christ lui-même aux disciples lui demandant de leur révéler « le signe de [s]on avènement et de la fin du monde » (Mt 24:3). 35. En analysant la nature de la figure chez Tertullien et saint Augustin, Auerbach explique : « Or, si Augustin rejette le spiritualisme allégorique abstrait et fonde toute son interprétation de l’Ancien Testament sur une intra-historicité concrète, il fait pourtant preuve d’un idéalisme qui, tout en laissant pleinement subsister l’événement concret, l’arrache au temps pour le placer, en tant que figura, dans la perspective de l’intemporalité et de l’éternité. De telles pensées étaient intrinsèquement liées au thème même de l’Incarnation du Verbe, elles étaient suggérées par l’interprétation figurative de l’Histoire, et elles apparaissent d’ailleurs très tôt », comme chez Tertullien. Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, op. cit., p. 50. 36. En répondant à Pilate qui l’interroge le Christ dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens / auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici » (Jn 18:36). 37. Cf. Antonin Artaud, lettre à Gaston Ferdière du 12 juillet 1943, op. cit., p. 888.

308 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

mais plutôt dans le sens nietzschéen d’antichrétien38. Sauf que, comme le montre bien Massimo Cacciari, chez Niezsche cette opposition au christianisme — qu’il accuse d’agir contre « l’esprit saint de la vie39 » en façonnant un faux Dieu qui est tout d’abord lui-même « antithèse de la vie40 » — se construit chez le philosophe autour de celle entre la personne de Jésus et la figure théologique du Christ. Cette dernière est, pour Nietzsche, un « artifice ecclésiastique-intellectuel qui cache le sens de la parole de Jésus41 », un Jésus que le philosophe considère ainsi comme une figure qui est elle-même profondément « anti-christique42 », car porteuse d’un message qui, a posteriori, s’avère être foncièrement antichrétien. Tandis que dans ce cadre, cette même force contestataire conflue en la figuration d’un « nouveau christ43 », écrit Artaud, qui est tel tout d’abord puisqu’il s’oppose à la figure chrétienne du Christ, qu’il ne renie pas complètement, mais qu’il reconfigure pour se donner comme son alternative radicale mais de manière cohérente avec les expériences qui la font surgir.

Le Christ poète Le parcours fait et notamment l’examen de la nature des expériences du sacré et des motifs christiques dans les œuvres d’Artaud, Beckett et Pasolini, suggère que le Christ que ces écrivains y ré-figurent est à concevoir tout d’abord comme un poète : « Mes idées », écrit Artaud en pensant d’abord au Tasse et ensuite à Rimbaud et en soulignant avec ces mots le lien étroit entre poésie et religiosité, « sont les idées d’une conscience religieuse et

38.

Comme le rappelle Didier Rance en commentant la signification du mot allemand « Antichrist » qui compose le titre au fameux livre du philosophe, « le terme allemand Der Antichrist peut avoir trois sens et être traduit de trois façons en française : soit par l’Antichrist, en référence à la figure de la Bible, soit par l’antichrétien, soit unir les deux premiers sens, comme l’indique le troisième : s’attaquer aux chrétiens, ce peut être aussi s’attaquer au Christ à travers eux (Ac 9,5) ». Didier Rance, Nietzsche et le crucifié. Turin 1888. Genève, Ad solem, 2015, p. 186. 39. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist [1896], dans Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, textes établis par G. Colli et M. Montinari, tr. de M. de Gandillac et J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1974, p. 235. 40. Ibid., p. 175. 41. Massimo Cacciari, Le Jésus de Nietzsche, tr. de M. Valensi, Paris, L’Éclat, « Éclats », 2011, p. 33‑34. 42. Ibid., p. 34. 43. Antonin Artaud, « Un femme bestiale a remplacé mon âme », dans Œuvres complètes, t. XV : Cahiers de Rodez. Février-avril 1945, Paris, Gallimard, « Blanche », 1981, p. 178.

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d’une conscience de Poète44. » En ce sens, l’émergence dans ce contexte de la figure d’un « Christ […] Poète45 », pour reprendre des mots du Rossignol de l’Église catholique, n’est pas étrange et c’est d’ailleurs précisément un tel Christ que Pasolini a recherché tout au long de sa vie, car en lui il voit la possibilité de trouver ce « poète nouveau46 », projeté dans l’avenir, dont il parle dans un entretien sur sa production cinématographique et sur le rôle du poète-artiste. Ce n’est donc pas un poète quelconque que Pasolini poursuit et que ce Christ figure, mais un « nouveau » poète, « nouveau » par opposition à tout « “poète parasite” / oiseau prolixe en symbiose avec le pachyderme divin47 », dont il est question dans Transhumaniser et organiser. Tant l’expérience du sacré que les motifs christiques précédemment analysés figurent un nouveau Christ-poète se plaçant aux antipodes de tous ces poètes contre lesquels s’acharne aussi le Zarathustra nietzschéen. Bien que poète lui-même48, ce dernier porte en lui un quelque chose « qui est de demain et d’après demain et de plus tard encore49 », le portant à se dire fatigué de tous ces poètes, « des anciens et des modernes50 », qui se projettent dans le « royaume des nuées » où ils installent leurs « baudruches bariolées » que l’on nomme « alors dieux et surhommes51 ». À l’instar de Zarathoustra, ce nouveau Christ-poète dont il s’agit ici ne prodigue pas de « subterfuges52 » et s’oppose en ce sens à ces « intermédiaires », à ces poètes « qui pratiquent le compte à demi53 » et dont l’esprit n’est jamais descendu « jusqu’aux fonds54 », à savoir à tous ces poètes qui

44.

Antonin Artaud, lettre à Gaston Ferdière du 13 août 1943, Lettres écrites de Rodez en op. cit., p. 896. 45. Pier Paolo Pasolini, « La Passion » (Le Rossignol de l’Église catholique), op. cit., p. 184. 46. Pier Paolo Pasolini, « Incontro con Pasolini », Per il cinema, vol. II, op. cit., p. 2969. C’est nous qui traduisons. 47. Pier Paolo Pasolini, « Projet d’écrire un poème intitulé “Les six premiers chants du Purgatoire” » (Transhumaniser et organiser), dans Poésies. 1943‑1970, op. cit., p. 511. 48. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, un livre qui est pour tous et pour personne [1883‑1885], dans Œuvres philosophiques complètes, t. VI, texte établi par G. Colli et M. Montinari, tr. de M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p. 147‑149. 49. Ibid., p. 148. 50. Ibid. 51. Ibid. 52. Ibid. 53. Ibid., p. 149. 54. Ibid. 1943,

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se retrouvent contraints à « mentir55 » et contraints à « mouill[er] leur vin56 », dit Zarathoustra, en offrant aux hommes ce qu’il appelle un « vénéneux tripotage57 » : une vision du monde fausse et malsaine. À la différence de ces derniers, le Christ-poète que les œuvres de ces écrivains dessinent est issu d’une forme d’expériences sacrées qui engloutissent le sujet précisément dans les abîmes que ces « anciens » poètes ignorent : « désespoir de cause confusion complète58 » dit le sujet de Comment c’est, en résumant avec ces quelques mots la profonde angoisse métaphysique que cette immersion induit. Grâce à cette obscure plongée dans la nature mystérieuse du réel, faisant éclater tout édifice transcendantal produit par l’esprit rationnel, le Christ-poète tel qu’il se configure chez ces auteurs, se fait porteur d’une « religion qui n’est plus métaphysique59 », pour le dire avec des mots de Pasolini. Au lieu de procéder d’une « raison ordinatrice60 », produisant des abstractions froides et figées et accumulant « Dieu sur Dieu61 », comme l’écrit Beckett dans Comment c’est, ce Christ fait au contraire sienne une vision du monde mettant en avant l’« irrationalité “poétique”62 » de la vie, dans un mouvement qui se traduit en une « identification du poétique et de l’illogique63 » capable de dévoiler le « pur et sensuel dynamisme de l’être64 ». Au lieu de monter dans les nuages, l’esprit poursuit « sa trajectoire dans le sensible65 », dit Artaud, et s’immerge dans la matérialité du réel où se cache ce que Pasolini appelle le « sens religieux66 » de la vie.

55. Ibid., p. 148. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 116. 59. Pier Paolo Pasolini, « Marxismo e cristianesimo. Dibattito pubblico », op. cit., p. 802. C’est nous qui traduisons. 60. Pier Paolo Pasolini, « Appendice. Battute sul cinema » [1966‑1967], Empirismo eretico, dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, t. I, op. cit., p. 1542. C’est nous qui traduisons. 61. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 116. 62. Pier Paolo Pasolini, « Poesia dell’eterno e del mistero » [1956], dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, op. cit., p. 619. C’est nous qui traduisons. 63. Pier Paolo Pasolini, « Un poeta e Dio », dans Passione e ideologia, op. cit., p. 1232. C’est nous qui traduisons. 64. Pier Paolo Pasolini, « Poesia dell’eterno e del mistero », op. cit., p. 619. C’est nous qui traduisons. 65. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 516. 66. Pier Paolo Pasolini, « Poesia dell’eterno e del mistero », op. cit., p. 619. C’est nous qui traduisons.

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311

Comme on a déjà pu le voir, cette vision renouvelée de la vie surgit de l’expérience d’un « nouveau sens » qui est lui-même foncièrement irrationnel et anarchique, et en cela diamétralement opposé à celui que symbolise le Dieu chrétien, dont il atteste la brutale (et libératoire) absence. Pour se révéler, ce nouveau sens requiert au sujet de vivre jusqu’au bout une expérience provoquant l’effondrement du filtre écrasant et constrictif de la raison et de toutes les constructions discursives qui en découlent. C’est pourquoi la figure du Christ que ces expériences suscitent se présente comme celle d’un poète capable de se livrer à un geste doublement destructif. D’un côté, la vision du monde et de la vie qu’il incarne est destinée et ne peut naître que de l’éclatement des rassurantes systématisations de la raison et, parallèlement, de la religion. De l’autre, pour se libérer de ces dernières, ce nouveau poète doit assumer jusqu’au bout son propre non-savoir et se donner non pas comme un être rationnel et achevé, mais le contraire : « Toute destruction est en substance une autodestruction67 », note Pasolini dans son Expérience hérétique. Tandis que dans un des ses poèmes, il souligne que « [l]’identité fêlée / fêle le monde recréé68 », en mettant ainsi en avant la circularité de cette expérience dans laquelle le sujet se retrouve à la fois bourreau et victime, les deux rôles puisant leurs « racines dans la même expérience69 », comme ne cesse de le rappeler Beckett. Pour pouvoir se donner en tant que nouveau poète, ce Christ doit non seulement se débarrasser de l’ancien Dieu chrétien et de ses hypostases, mais aussi mourir lui-même en tant que vieux Christ et faux poète. Il doit se donner lui-même comme être nouveau généré par une expérience impliquant ce « Sacrifice acharné de [s]oi-même70 » dont parle Artaud tout au long de son œuvre, à savoir de ce changement intérieur, à fois destructif et (re)créateur, où « naissance et mort71 » s’avèrent être profondément imbriquées l’une dans l’autre. Pour devenir porteur d’une vision authentique de l’existence, il doit déchirer cet « Illusoire que je n’aime pas72 », tel que l’appelle Artaud, celui qui, dit-il, « me donne bien souvent l’impression d’occuper ma conscience avec une vigueur séductrice bien

67. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde », op. cit., p. 93. 68. Pier Paolo Pasolini, L’identità [1950], Appendice all’Usignolo, dans Tutte le poesie, t. I, op. cit., p. 575. C’est nous qui traduisons. 69. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 39. 70. Antonin Artaud, L’Art et la mort, op. cit., p. 189. 71. Pier Paolo Pasolini, Poesie marxiste, op. cit., p. 948. C’est nous qui traduisons. 72. Antonin Artaud, « Supplément au Voyage du Pays des Tarahumaras », op. cit., p. 931.

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plus forte que le Réel73 ». Parallèlement, il doit détruire cette narcissique « idée du moi pervers74 », cette « affreuse régurgitation75 », « ce non-moi où nous [nous] voyons tels que nous-mêmes76 », qu’évoque l’écrivain en se révoltant contre toute fausse « idée du moi » qui résulte de la « tentation d’être ceci ou cela, comme ceci ou comme cela, celui-ci ou celui-là77 », la même qui fait « dire de moi que je vois ceci, que je sens cela78 », comme le note en revanche l’Innommable beckettien. Pour devenir le véhicule d’une vision de l’existence libérée de toutes les illusions mortifères produites par la conscience rationnelle, ce nouveau Christ-poète doit tout d’abord se sacrifier lui-même en tant qu’être rationnel et accompli, mais aussi en tant qu’incarnation du Logos. « La liberté », explique en effet Pasolini, « ne peut être manifestée autrement qu’à travers un grand ou petit martyre79. » Tandis que l’Innommable se demande : « Vais-je pouvoir parler de moi, de cet endroit, sans nous supprimer80 ? » Une interrogation, cette dernière, qui encore une fois met en avant la puissance mortifère du langage lorsqu’il est utilisé pour figer les êtres et les choses et les enchâsser dans un discours prétendant leur donner un ordre et un sens. Affranchi de l’autorité du Verbe et des limites de la raison logique et discursive, et par conséquent de leurs démarches écrasantes, ce nouveau Christ se donne comme un poète portant en lui la possibilité de dépasser la désormais célèbre dichotomie pasolinienne : « S’exprimer et mourir, ou être inexprimés et immortels81 ». Par l’acceptation angoissante de son 73. Ibid. 74. Antonin Artaud, « Variations à propos d’un thème », Adaptations de Lewis Carroll, dans Œuvres, op. cit., p. 914. 75. Ibid. 76. Ibid. 77. Antonin Artaud, « Supplément au Voyage du Pays des Tarahumaras », op. cit., p. 931. 78. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 25. 79. Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma impopulaire » [1970], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 246. 80. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 32. 81. Pier Paolo Pasolini, « Signes vivants et poètes morts » [1967], L’Expérience hérétique, op. cit., p. 225. En effet, si d’une part, avec cette affirmation, Pasolini soutient notamment que c’est seulement avec la mort que le sens de la vie se fige devenant exprimable, de l’autre, il semble pourtant sans cesse essayer de dépasser ce mécanisme pervers en prônant au long de ses œuvres, une « espèce de mort », qui se donne comme négation de la logique exprimée par cette fameuse formule et de la conception du langage sur laquelle elle se fonde. Comme on a pu le voir, dans ses œuvres, cette mort se donne non pas comme une fin, comme un arrêt du sens, mais plutôt comme une traversée, comme le moment culminant d’une expérience méta-

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313

ignorance et de son inachèvement foncier, et donc par sa disponibilité à intérioriser et à faire sien le mouvement chaotique de l’existence, il accède à la possibilité d’exprimer authentiquement le mouvement irréductible et infini de la vie. Fruit d’une expérience souveraine par laquelle le sujet prend conscience des mensonges et des échecs de sa raison, voire de la croissante « précarité82 » du rapport qui lie « celui qui figure et ce qui est figuré83 », mais aussi de « tout ce qu’il exclut84 », comme le dit Beckett, ce Christ-poète assume les nouvelles possibilités expressives que cette prise de conscience ouvre et que l’écrivain résume ainsi : Je n’ignore pas qu’il ne nous manque plus maintenant, pour amener cette horrible affaire à une conclusion acceptable, que de faire de cette soumission, de cette acceptation, de cette fidélité à l’échec, une nouvelle occasion, un nouveau terme de rapport, et de cet acte impossible et nécessaire un acte expressif, ne serait-ce que de soi-même, de son impossibilité, de sa nécessité85.

Au lieu de se donner comme l’incarnation de ce principe transcendantal et logique de sens que Bataille nomme Dieu, et qui, dans le discours, se donne comme le « foyer de […] cohérence86 » dont parle Foucault, ce nouveau Christ-poète, grâce à la prise de conscience de ses propres limites autant que de la nécessité d’établir un nouveau rapport avec la réalité qui l’entoure, fait exactement le contraire. En opposition au vieux poète, celui qui, dit Artaud, « se croit libre et il ne l’est pas87 », car soumis aux lois du Verbe qu’il incarne, ce Christ se donne comme un poète qui a le courage d’accomplir ce geste « contre-théologique88 » qui, selon Barthes, morphique, touchant tant au sujet qui la fait qu’à son langage, qui par ce changement qui les affecte s’ouvrent à la possibilité d’exprimer authentiquement ce mouvement perpétuel du sens et de la signification qu’est la vie selon l’écrivain. 82. Samuel Beckett, Trois dialogues, op. cit., p. 28. 83. Ibid., p. 29. 84. Ibid. 85. Ibid. 86. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 28. Notons d’ailleurs que Foucault ouvre notamment le texte de cette conférence prononcée au Collège de France le 2 décembre 1970, en citant le célèbre incipit de L’Innommable de Beckett. Voir à ce propos : Ibid., p. 8. Voir aussi : Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et Écrits, t. I : 1954‑1975, op. cit., p. 817‑837. 87. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. 88. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes II. 1966‑1973, édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, « Œuvres complètes Roland Barthes », 1994, p. 494.

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consiste en le refus d’« arrêter le sens89 ». Le sens qu’il incarne est un sens éternellement fuyant et impossible à abstraire de la matérialité inquiète du réel, un sens qui reste présent et percevable, mais justement par son insaisissabilité. Il se configure comme un poète faisant un usage de la langue transgressant les mêmes « formes du Verbe humain90 » contre lesquelles s’acharne Artaud, formes qui accomplissent une « opération de rapace91 » par laquelle elles parviennent à objectiver et donc à anéantir tant leur objet que le sujet qui les utilise. Pourtant, c’est précisément en défigurant ces formes, à savoir « en détruisant la force signifiante et métaphorique de la parole92 » et, parallèlement, « [en] se détrui[sant] lui-même93 », en tant que sujet rationnel, s’achevant et défini par le langage, que ce Christ peut se libérer de ce mécanisme pervers et, en acceptant à la fois la nature « inachevée » de son être ainsi que « l’infinitude » et « le mystère94 » inhérents au réel, et restituer à ces derniers les « attributs poétiques95 » qui les caractérisent. Et si cela fait que la langue « se dessèche dans l’anxiété96 », comme le remarque le sujet de Poésie en forme de rose, c’est justement par ces déchirures qu’il parvient à exprimer la nature insaisissable de la vie et à lui donner un « caractère de fait97 », dit Artaud. Selon la formule beckettienne, ces défigurations de la langue permettent de « voir et faire voir98 » la vraie nature du réel que normalement elle cache au lieu de la manifester. Globalement, ces transformations expriment, en effet, un refus de la « pédante, verticale, inhumaine99 » logique du signe qui règle l’usage institutionnalisé de la langue. Par le biais des failles ouvertes dans ce système, on y fait rentrer ce que normalement elle exclut : à savoir ces « rafales de vie et cet aspect concret100 » qui, bien que « fou[s] » et souvent même « aberrant[s]101 », sont inhérents au réel tel que ce Christ89. Ibid. 90. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. 91. Ibid. 92. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde », op. cit., p. 93. 93. Ibid. 94. Pier Paolo Pasolini, Da Antologia della lirica pascoliana, op. cit., p. 92. C’est nous qui traduisons. 95. Ibid. 96. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, op. cit., p. 354. 97. Antonin Artaud, lettre à Jacques Latrémolière du 6 janvier 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 961. 98. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 41. 99. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 199. 100. Ibid. 101. Ibid.

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poète réussit à le voir, c’est-à-dire en toute son inquiétude et en toute son irrationalité foncières. Pour accéder à et exprimer cette vision du réel, il doit donc non seulement être plongé lui-même dans cet « ici et maintenant102 » dont parle Barthes, mais aussi avoir le courage de ne jamais s’y dérober en dépit des questionnements incessants que cela comporte. « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant103 ? » se demande l’Innommable de Beckett, en assumant justement cette posture et en se positionnant ainsi dans un présent des plus inquiets, un présent irréductible et impossible à figer définitivement en un discours clos et bien ordonné, comme l’atteste la fameuse fin de l’œuvre beckettienne, qui finit sans finir. Mais pensons aussi à Pétrole, roman inachevé que Pasolini qualifie de « somme de toutes [s]es expériences104 » et dans lequel le narrateur déclare : « Eh bien, ces pages imprimées mais illisibles veulent proclamer d’une façon extrême — mais qui se pose comme symbolique, également pour tout le reste du livre — ma décision : qui n’est pas d’écrire une histoire mais de construire une forme105. » Et cette forme, le narrateur la qualifie à la fois de « roman » et de « poème106 », un poème « illisible » et irréductible à la raison, mais aussi foncièrement ouvert. Le commencement du texte le démontre clairement. Il consiste en deux lignes et demie de points de suspension auxquels suit un « (1)107 » renvoyant à une note de bas de page dans laquelle il est écrit : « Ce roman n’a pas de début108. » Tant le texte lui-même que le poète incarné par le narrateur, celui qui dit « Je vis la genèse de mon livre109 », s’installent dans un présent indomptable, puisque suivant le mouvement de la vie dont ils refusent de se détacher et de s’abstraire. Principe  — ce dernier — auquel Artaud adhère pleine102. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », art.cit., p. 4943. 103. Samuel Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 7. 104. Il s’agit d’une explication qui résume le projet de Pétrole donnée par Pasolini dans un entretien avec Luisella Re, qui a été publié en 1975 dans « Stampa sera ». Voir à ce propos Aurelio Roncaglia, « Nota filologica » [1992], dans Pier Paolo Pasolini, Petrolio [1992], Milan, Mondadori, « Scrittori moderni », 2010, p. 618. 105. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 172. 106. Ibid., p. 173. Notons que cette exigence de qualifier ce roman de « poème » est le reflet de l’exigence exprimée par le narrateur pasolinien de signer, par la forme ouverte qu’il s’engage à produire, la « fin du roman » traditionnellement conçu. Ibid., p. 199. 107. Ibid., p. 19. 108. Ibid., p. 173. 109. Ibid., p. 62.

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ment. Pour le voir, il suffit de lire L’Ombilic des limbes, texte dans lequel le narrateur déclare : Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie. Je n’aime pas la création détachée. Je ne conçois non plus l’esprit comme détaché de lui-même. Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi. […] Ce livre, je le mets en suspension dans la vie, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les ciliations de mon moi à venir110.

Le Christ préfiguré par les œuvres de ces écrivains serait donc un Christ-poète capable d’assumer cette posture d’ouverture et de le faire justement, puisque se concevant tout d’abord lui-même comme un sujet in-fini et « en procès111 », et pour cela capable de faire rentrer dans le langage l’irrationnelle et hétérogène mobilité de l’existence, que normalement ce dernier essaye de rationaliser. La mission de ce nouveau poète prend en ce sens la forme d’un véritable anti-projet destiné, comme le dit Pasolini en citant Barthes, « non pas à produire du sens, mais au contraire à le suspendre ; non pas à construire des sens, mais à ne pas les remplir exactement112 ». Il serait celui capable d’assumer pleinement la paradoxale mission que Pasolini, à l’instar de Barthes, reconnaît aux écritures contemporaines, celle de « suspendre le sens113 ». Ce qui est d’ailleurs 110. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 105. 111. Où par « sujet en procès » Kristeva entend un sujet qui, contrairement à celui « unaire », cet être qui se fait dans le langage mais qui, comme le note Lacan, dépend de et est réglé par la distinction signifiant / signifié, se présente comme un sujet « mis en abîme, liquéfié, excédé par [...] le “procès de la signifiance”, c’est-à-dire des pulsions et opérations sémiotiques préverbales (logiquement, sinon chronologiquement, antérieures au phénomène du langage) ». En effet, poursuit Kristeva, « [d] ans ce procès, le sujet unaire qu’a découvert la psychanalyse n’est qu’un moment, une phase d’arrêt, disons une stase, excédée par le mouvement et menacée par lui. Le procès dissout jusqu’au signe linguistique et son système (le mot, la syntaxe), c’est-à-dire jusqu’à la garantie la plus solide et première du sujet unaire [...]. » Julia Kristeva, Polylogue, op. cit., p. 56. 112. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde », op. cit., p. 103. Pasolini ici, cite ouvertement et mot pour mot Barthes qui, dans Le Grain de la voix, écrit : « Tout a un sens, même le non-sens (qui a au moins le sens second d’être un non-sens). Le sens est une telle fatalité pour l’homme qu’en tant que liberté, l’art semble s’employer, surtout aujourd’hui, non à faire du sens, mais au contraire à le suspendre ; à construire des sens, mais à ne pas les remplir exactement. » Roland Barthes, Le Grain de la voix. Entretiens 1962‑1980, Paris, Seuil, « Points », 1981, p. 25. 113. Pier Paolo Pasolini, « La Fin de l’avant-garde », op. cit., p. 103.

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bien conforme à ce qu’Artaud et Beckett disent aussi, bien avant Barthes. Ces idées émergent déjà chez Beckett dans ses considérations inspirées des tableaux des frères van Velde, dans lesquels il reconnaît l’expression picturale d’une « vision intérieure114 », aussi angoissante que ravissante, de ce qu’il qualifie, comme on a pu le voir plus haut, de « chose en suspens », et notamment puisque son « essence », explique-t-il, « est de se dérober à la représentation115 ». Il s’agit d’une opération picturale dans laquelle Beckett reconnaît la capacité de mettre en œuvre ce changement radical dans l’aperception du monde qui, pour lui, est la seule chose qui désormais « se laisse représenter116 », à savoir « la chose qui est changée117 » et le « processus118 » qu’elle met en œuvre chez celui qui tente de la figurer. Artaud, quant à lui, parle d’une « aberrante suspension119 » face à laquelle « [l]’esprit […] se dérobe jusqu’à attenter à nos langues, je veux dire », écrit-il, « à les laisser en suspens120 ». Ce qui est loin d’impliquer chez lui un renoncement au langage, mais impose en revanche de le repenser afin de mettre en avant cette suspension du sens elle-même, ainsi que l’« infinité différenciée » du mouvement de signification qu’à la fois elle implique et traduit et qui, comme le note Kristeva, « ne trouve jamais de borne121 ». Pour manifester authentiquement ce sens « indéchiffrable, éternellement suspendu et ambigu122 », tel que défini par Pasolini, ce nouveau Christ-poète doit libérer le langage de ses contraintes métaphoriques et de sa logique rationnelle et utilitaire, et mettre en avant la « valeur sensible de la parole123 » et, avec elle, son caractère poétique et imagé. À l’égal de cet « homme qui visualise et concrétise ses idées et ses images plus intensément et avec plus de juste bonheur et de vie que les autres hommes124 » dont parle Artaud, il doit exprimer dans et par son langage cette « inspiration 114. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 40. 115. Samuel Beckett, Peintres de l’empêchement [1948], op. cit., p. 56‑57. 116. Ibid., p. 38‑39. 117. Ibid., 118. Ibid., p. 40. 119. Antonin Artaud, Artaud le Mômo, op. cit., p. 1126. 120. Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs, op. cit., p. 164. 121. Julia Kristeva, Σηµειωτικη. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, « Tel quel », 1969, p. 10. 122. Pier Paolo Pasolini, « Signes vivants et poètes morts », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 224. 123. Pier Paolo Pasolini, « L’ispirazione nei contemporanei » [1947], dans Saggi sulla letteratura e sull’arte, vol. I, op. cit., p. 207. 124. Antonin Artaud, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 961.

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figurative125 » qui en fait un vrai poète. Ce qui est d’ailleurs cohérent, non seulement avec la notion de poésie telle qu’elle émerge des écrits d’Artaud, Beckett et Pasolini, mais aussi avec leur intérêt pour des formes expressives visuelles, telles que le théâtre, le dessin, la peinture, les arts plastiques, et bien sûr le cinéma. Pour Artaud, le théâtre est en effet le lieu par excellence de l’accomplissement des « images de la poésie126 ». Tandis que pour Beckett, c’est la peinture qui donne en ce sens une leçon importante. C’est pourquoi, face aux tableaux des frères van Velde, il note : « C’est ça la littérature127. » Pour Pasolini, en revanche, c’est dans le langage de ce qu’il appelle « cinéma de poésie128 », ce langage « irrationnel129 », mais qui relève néanmoins de la même matérialité sensible du réel, qu’il faut chercher les formes exemplaires d’une « inspiration plus authentique130 » et capable d’exprimer tant un véritable « “regard” » sur la « chose regardée131 » que cette « autre verbalité : celle du Langage de la Réalité132 » auquel les formes du langage humain doivent s’ouvrir, même si cela implique d’acquérir la même « solidité d’hallucination133 » dont parle Beckett dans Peintres de l’empêchement.

Le Christ fou Si l’on considère les figures christiques qui habitent les œuvres de ces écrivains, force est de constater qu’un autre attribut important de ce nouveau Christ est la folie. Pensons, pour commencer, à l’œuvre d’Artaud, écrivain dans lequel Foucault reconnaît un de ceux qui, avec Nietzsche, ont su accepter « [c]ette folie qui noue et partage le temps, qui courbe le monde dans la boucle d’une nuit134 » et « accueillir […] ces paroles, à 125. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 207. 126. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 516. 127. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 35. 128. Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 135. 129. Ibid. p. 137. 130. Ibid. p. 152. 131. Ibid. p. 147. 132. Ibid. p. 241. Sans bien sûr oublier dans ce contexte le « scénario », formé à mi-chemin entre littérature et cinéma à laquelle Pasolini dédia un essai, recueilli dans L’Expérience hérétique, intitulé « Le Scénario comme structure tendant à être une autre structure », dans lequel il définit le scénario comme une forme en évolution capable de faire vivre empiriquement au lecteur ce même devenir qu’elle incarne. Ibid., p. 156‑166. 133. Samuel Beckett, Peintres de l’empêchement, op. cit., p. 40. 134. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 656.

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peine audibles, de la déraison classique où il était question du néant et de la nuit, mais en les amplifiant jusqu’au cri et à la fureur135 ». Artaud est considéré par le philosophe comme un des premiers qui ont su donner à la folie, conçue comme déraison, « une expression, un droit de cité et une prise sur la culture occidentale, à partir de laquelle deviennent possibles toutes les contestations, et la contestation totale136 » — la même qui caractérise le règne d’Héliogabale, ce fou dans l’esprit poétique auquel le narrateur reconnaît une folie précoce qui, suggère-t-il, « a un nom dans la terminologie médicale d’aujourd’hui137 ». Il s’agit d’une forme de folie très similaire par rapport à celle qui affecte les sujets christiques pasoliniens, affligés par les multiples virtualités d’une même « névrose138 » dont ils font l’expérience. Parmi ces derniers, il y aussi le protagoniste de Pétrole, Carlo, cet homme à propos duquel le narrateur pasolinien explique : « En tant qu’obsédé139 », il était aussi « dans une certaine mesure poète, même si s’était loin de lui d’écrire des vers. Il écrivait, comme tant de monde, la poésie en vivant140 », car capable « de s’exprimer parfois poétiquement par son action et par sa présence physique141 ». Dans un contexte plus tragique, pensons également à Ettore, le fils dans le film Mamma Roma qui, au moment de sa mort qui survient après un délire fiévreux, est cadré par la caméra de telle sorte à évoquer La Lamentation sur le Christ d’Andrea Mantegna142. Sans oublier non plus l’humanité christique de Beckett, écrivain qui reconnaît dans ce nouveau rapport sujet-objet, sujet-monde défini dans ses quelques écrits critiques et mis en œuvre au long de son parcours, « une situation peu enviable, familière aux psychiatres143 ». Situation dans laquelle se retrouve entre autres Bouche, qui avoue ouvertement se percevoir « comme folle… » et ensuite rajoute « et ne peut pas l’arrêter…

135. Ibid. 136. Ibid., p. 656‑657. 137. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 452. 138. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 104. 139. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 207. 140. Ibid. 141. Ibid. 142. Pour un approfondissement concernant cette référence voir Marco Antonio Bazzocchi, I burattini filosofi. Pasolini dalla letteratura al cinema, op. cit., p. 154‑155. 143. Samuel Beckett, Trois dialogues, op. cit., p. 30.

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impossible l’arrêter144 », mots qui suggèrent bien cette déstabilisante impossibilité de figer le sens à l’origine de sa follie. L’accès à la nouvelle vision du réel dont ces figures christiques se font porteuses se présente d’ailleurs comme le résultat d’un accès du sujet à la folie dû à une expérience qui dépasse les limites de sa raison : « À force de — faillite », constate le sujet-œil de Mal vu mal dit, en faisant référence aux échecs des tentatives de ce dernier de bien dire et de bien saisir la femme au centre du récit, « à force de faillite la folie s’en mêle145 ». Cependant, la folie, avec le « brûler de contingences146 » et les « gouffres de l’intérieur à l’extérieur147 » qu’elle implique selon Artaud, se configure au fil des œuvres de ces écrivains, comme traduisant une véritable « impulsion irraisonnée à la vie148 ». C’est pourquoi le sujet du Rossignol de l’Église catholique déclare : « J’aime ma folie149. » Car derrière cet état que l’on n’atteint qu’en « abdiquant sa raison humaine150 », comme le dit Artaud, se cache ce qu’il appelle un « appétit de vie151 » : outrepasser les interdits de la raison signifie accepter de laisser entrer — et en même temps se plonger dans — le mouvement chaotique et irrationnel du réel. L’accès à la folie est à penser dans ce cadre comme un mouvement libératoire, vécu dans le corps et dans l’esprit et qui, pour être tel, signifie qu’il faut se « débarrasser de Dieu et de ses sbires152 », ainsi que de toute logique fondée sur une « séparation de l’idée avec la forme153 » et de l’esprit avec la vie. Artaud réclame urgemment cette libération dans Pour en finir avec le jugement de dieu, en criant : « J’ai pété / de déraison / et d’excès / et de la révolte / de ma suffocation154. » Ce nouveau Christ-poète se configure ainsi comme celui qui se charge d’un rapport neuf entre pensée et vie, et qui incarne de la sorte

144. 145. 146. 147. 148. 149. 150. 151. 152. 153. 154.

Samuel Beckett, Pas moi, op. cit., p. 91. Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 37‑38. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 567. Antonin Artaud, Projet de lettre à Georges Le Breton du 7 mars 1946, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, p. 1058. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 567. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 75. Antonin Artaud, « Une “Histoire des religions” écrite du seul point de vue de l’homme », art. cit., p. 484. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 567. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1235. Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, op. cit., p. 695. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1651.

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cet « homme qui […] a fini par prendre ses images pour sa pensée155 » dont parle Artaud, celui qui « pense d’abord avec les sens156 » et qui possède « une conscience qui pense en images et en formes157 », un homme qui accepte de faire « entrer non seulement le recto mais aussi le verso de l’esprit158 ». Ce Christ oppose aux froides constructions de la raison discursive une pensée irrationnelle et sensuelle, puisque faite d’images qui, non seulement de par leur nature polysémique produisent, comme le dit Bathes, une « interrogation sur le sens159 », mais qui sont aussi, dit Pasolini, « toujours concrètes, jamais abstraites160 ». Face à ce monde aux « mille semblances161 » dont parle le sujet de La Religion de mon temps, ce poète fou ouvre la possibilité de rendre à la pensée sa matérialité perdue, cette même concrétude qui appartient aux images, avec leur « achèvement “visuel162” », comme le dit l’écrivain, et en même temps avec leur ouverture et donc leur inachèvement foncier au niveau du sens. Cette double nature de l’image est la même qui trouble les sujets beckettiens comme celui de Comment c’est qui tente et retente de dire « la chose qu’on voit163 » et qui, après tant d’efforts pour saisir et dire à la fois soi-même et le monde environnant, déclare enfin « J’ai eu l’image164 », cette même image qu’un bon nombre des personnages beckettiens ne cessent de poursuivre, mais qui, comme souligné par Deleuze, reste toujours chez l’écrivain une « image 155. 156. 157. 158. 159.

Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 432. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 556. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 432. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 580. Barthes écrit : « Toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à ses signifiants, une “chaîne flottante” de signifiés […]. » Ainsi, la « polysémie produit une interrogation sur le sens », la même que toute société tente de « fixer [...] de façon à combattre la terreur des signes incertains ». Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, « Essais Points », 1982, op. cit., p. 31. 160. Pier Paolo Pasolini, « Le Cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 140. 161. Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 296. 162. Pier Paolo Pasolini, « Le Scénario comme structure tendant à être une autre structure », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 158. 163. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 135. 164. Ibid., p. 48. Dans la version anglaise du texte : « I’ve had the image. » Ibid., p. 31. Ce passage apporte une variante au bref texte écrit dans les années cinquante et publié trente ans après sous le titre L’Image mais intégré aussi dans Comment c’est, paru en 1961. Originairement, l’expression était, en effet, « J’ai fait l’image » et non pas « J’ai eu l’image ». Voir : Samuel Beckett, L’Image, Paris, Minuit, 1988, p. 17. Voir aussi les réflexions à ce propos de Clément et Deleuze : Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités, op. cit., p. 296 ; Gilles Deleuze, « L’épuisé », op. cit., p. 77.

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alogique165 ». De cette dernière, en effet, importe non « le sublime de son contenu, mais […] sa forme166 », explique-t-il, la « tension interne167 » qu’elle concrétise « tantôt se tenant dans le vide, tantôt frissonnant dans l’ouvert168 » et oscillant entre le manque de sens qu’elle dévoile et la plénitude matérielle et mouvante du réel qu’elle manifeste. Cependant, si d’une part, « le délire est une maladie, la maladie par excellence169 », constate toujours Deleuze, de l’autre toutefois, il se révèle être aussi « la mesure de la santé170 » et ceci précisément lorsqu’il témoigne « jusqu’au bout d’une nouvelle vision171 » de la vie à laquelle s’ouvre le sujet. Contre tout « conceptualisme172 » malsain se complaisant à établir un « degré de santé mentale173 », tel que l’appelle Beckett, l’accès à la folie peut, en effet, représenter en réalité une forme de santé. D’ailleurs, comme l’écrit Pasolini : « Quelque chose peut être, parallèlement, cause de perdition et de santé174… » Et à ce propos, les réflexions proposées par Patrick Merot dans un article sur la « Matérialité de la parole chez Freud, de l’hystérie à la schizophrénie175 », apportent des éléments très intéressants dans ce cadre. 165. Gilles Deleuze, « L’épuisé », op. cit., p. 72. 166. Ibid. 167. Ibid. 168. Ibid. 169. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 15. 170. Ibid. 171. Ibid., p. 14. 172. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 151. 173. Ibid. Notons à ce propos que le narrateur du texte beckettien décrit ainsi la réaction de Murphy face aux méthodes d’évaluation de la santé mentale dans l’asile où il travaille : « Tout cela ne manquait pas de révolter Murphy, dont l’expérience en tant que roseau pensant l’obligeait à appeler sanctuaire ce que les psychiatres appelaient exil, et à concevoir les malades, non comme bannis d’un système bienfaisant, mais comme échappés d’un fiasco colossal. » Ibid., p. 152. 174. Pier Paolo Pasolini, Romans, op. cit., p. 231. 175. Patrick Merot, « Matérialité de la parole chez Freud, de l’hystérie à la schizophrénie », 
Revue française de psychanalyse, 2007/5, vol. LVVI, p. 1429‑1440. Merot explique ainsi son approche du sujet : « Il m’a [...] semblé nécessaire de revenir sur certains des points qui sont les références parfois implicites de ce parcours [la cure de la parole] et qui renvoient aux fondements mêmes et à l’invention de la psychanalyse. Ainsi en est-il de la réflexion qui se met en mouvement dans l’esprit du lecteur à propos de l’axe central de “L’écoute de la parole” : dans le lien transférentiel qui lui donne sa force, l’insistance sur la matérialité de la parole. Tout part de là, en effet, dans ce qui nous est donné : la plus grande attention clinique à la matérialité de la parole. Et c’est autour de cet axe que je voudrais ressaisir quelques étapes du travail. De ce

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Sur la base d’une étude approfondie de l’œuvre de Freud, le psychanalyste montre que chez le père de la psychanalyse, la schizophrénie apparaît en rapport avec l’hystérie comme une étape vers la guérison176. Pour le démontrer, Merot distingue, avant tout, les troubles du langage qui, selon Freud, caractérisent et distinguent les deux pathologies et notamment précisément en rapport à la problématique de la puissance métaphorique du langage. D’une part, il y a l’hystérique qui « est pris dans le langage : il part du langage pour produire un symptôme177 ». Chez lui la « métaphore point de vue, il s’agit d’un retour à Freud, un Freud des origines, qui offre l’occasion, et peut-être la surprise, de redécouvrir l’extrême importance que celui-ci accorde au mot dans sa matérialité : une dimension qui est présente d’emblée, avant toute métapsychologie, avant même, paradoxalement, l’invention de la psychanalyse. Mais ce retour à Freud n’est pas, sur cette question cruciale de la parole, le retour à Freud de Lacan, car il s’agit de rester au plus près du texte originel. Il s’agit bien plutôt de retrouver Freud avant sa relecture par Lacan, et cela nullement pour jouer Freud contre Lacan, puisqu’on retrouve ainsi parfois, dans l’insistance sur la matérialité de la parole — ce que Lacan a appelé le signifiant —, certains fondements freudiens de l’apport lacanien. » Ibid., p. 149‑1430. 176. Reprenons ici, à titre de rappel, les définitions synthétiques données par Laplanche et Pontalis de l’« hystérie » et de la « schizophrénie » dans leur Vocabulaire de la psychanalyse. Hystérie : « Classe de névroses présentant des tableaux cliniques très variés. Les deux formes symptomatiques les mieux isolées sont l’hystérie de conversion, où le conflit psychique vient se symboliser dans les symptômes corporels les plus divers, paroxystiques [...] ou plus durables [...] et l’hystérie d’angoisse où l’angoisse est fixée de façon plus ou moins stable à tel ou tel objet extérieur (phobies). C’est dans la mesure où Freud a découvert dans le cas de l’hystérie de conversion des traits étio-pathogéniques majeurs, que la psychanalyse peut rapporter à une même structure hystérique des tableaux cliniques très variés se traduisant dans l’organisation de la personnalité et le mode d’existence, en l’absence même de symptômes phobiques te de conversions patentes. » Schizophrénie : « Terme créé par E. Bleuler (1911) pour désigner un groupe de psychoses dont Kraepelin avait déjà montré l’unité en les rangeant sous le chef de “démence précoce” et en y distinguant trois formes restées classiques, hébéphrénique, catatonique et paranoïde. En introduisant le terme schizophrénie […], Bleuler entend mettre en évidence ce qui constitue selon lui le symptôme fondamental de ces psychoses : la Spaltung (“dissociation”). […] Cliniquement la schizophrénie se diversifie en des formes apparemment très dissemblables d’où l’on dégage habituellement les caractères suivants : l’incohérence de la pensée, de l’action, de l’affectivité (désignée par les termes classiques de discordance, dissociation, désagrégation), le détachement à l’endroit de la réalité avec repli sur soi et prédominance d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques (autisme), une activité délirante plus ou moins marquée, toujours mal systématisée. » Jean Laplanche, Jean Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 178, 433. 177. Patrick Merot, « Matérialité de la parole chez Freud, de l’hystérie à la schizophrénie », art. cit., p. 1437.

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peut s’incarner dans un geste et le symptôme sera le plus souvent corporel178 » explique Merot, en concluant : « On peut dire, paradoxalement, que l’hystérique se soumet à la puissance de la métaphore179. » De l’autre, souligne-t-il, la schizophrénie atteste en revanche d’une « dynamique psychopathologique inverse180 ». Le schizophrène part d’un vécu de « dépersonnalisation et d’effondrement du sens [...] pour investir un mot qui va précisément fournir un sens à son expérience181 ». Dans ce cas, « [c]’est le symptôme qui investit le langage. Pour cette raison, la métaphore qui ne débouche pas sur un geste demeure seulement une sensation182 ». Le schizophrène tente « de se sauver dans la métaphore183 », mais une qui vaut au sens propre. « Cet investissement, Freud », dit Merot, « le désigne comme un mouvement de guérison : l’investissement d’un langage dé-métaphorisé, où les mots valent pour des choses184 » et ceci même si « toute tentative de restituer la métaphore dans le but de déconstruire le délire est vouée à l’échec185 ». Dans ces deux états cliniques, on peut reconnaître les « maladies186 » déclenchées par « ce parasitisme du cerveau187 » qui, selon Artaud, affecte l’homme et se reflète dans la nature et les structures du langage qu’il utilise pour (se) penser. D’une part, il y a donc cet état qui fait dire à Mrs Rooney dans Tout ceux qui tombent de Beckett « Je ne suis qu’une vieille folle188 » (« Oh I am just a hysterical old hag », dans la version anglaise), à savoir cette « hystérie189 » dont parle le sujet lyrique de La Religion de mon temps et qui, non seulement, affecte maints personnages pasoliniens, mais caractérise aussi, selon l’écrivain, son Christ de L’Évangile selon saint Matthieu en raison de l’émergence d’une contradiction entre « l’humanité et la divinité du Christ190 » 178. Ibid. 179. Ibid. 180. Ibid. 181. Ibid. 182. Ibid. 183. Ibid., p. 1437‑1438. 184. Ibid., p. 1438. Merot cite ici L’Inconscient de Freud : « L’investissement de la représentation de mot n’appartient pas à l’acte de refoulement, mais constitue la première tentative de rétablissement ou de guérison. » Ibid. 185. Ibid. 186. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1235. 187. Ibid. 188. Samuel Beckett, Tout ceux qui tombent, op. cit., p. 12. 189. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 296. 190. Pier Paolo Pasolini, « Marxismo e cristianesimo. Dibattito pubblico », op. cit., p. 805. C’est nous qui traduisons.

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issue du regard athée qu’il porte sur cette figure191. Sans oublier le processus d’hystérisation du corps dont font état plusieurs dessins d’Artaud. D’autre part, en revanche, il y a cette autre maladie qui affecte l’Héliogabale d’Artaud, mais aussi Monsieur Endon dans Murphy, ce « schizophrénique » dont la « psychose si limpide et imperturbable » fait que Murphy « s’y sentait attiré comme Narcisse à sa fontaine », car fasciné par « la polyphonie [...] des hallucinations192 » du patient du sanatorium La Maison Madeleine de Miséricorde Mentale. Cet état schizophrénique193, hallucinatoire et profondément partagé, fascine aussi Pasolini, comme en témoigne l’importance qu’il attribue à la contradiction et à l’ambiguïté dans la définition de son être et de celui de ses personnages, caractères qui se rapprochent de cette « dissonance194 » capable d’altérer les processus cognitifs et affectifs du schizophrène par l’émergence de propositions antagonistes et inconciliables. D’ailleurs, parmi les « constellations de signes » qui permettent de reconnaître l’émergence de troubles 191. Interrogé à propos de l’hystérisme et de l’humanité de son Christ, Pasolini explique : « Dans mon Évangile Vangelo [...] il y avait un problème fondamental : je ne pouvais pas, moi, raconter l’Évangile. Pourquoi ? Parce que, ayant décidé d’être absolument fidèle [...] au texte de saint Matthieu, il fallait représenter un Christ qui n’était pas homme, mais homme et Dieu. Or, moi je ne suis pas croyant, comment aurais-je pu, précisément en tant que moi-même, représenter le Christ Fils de Dieu si je n’y crois pas ? [...] Le mien était un effort sanglant de sincérité, et ne pouvant pas raconter en première personne l’histoire du Christ, Fils de Dieu, j’ai dû faire une contamination, à savoir raconter cette histoire comme si vue à travers les yeux d’un autre. » Ibid., p. 808. C’est nous qui traduisons. À ce propos, voir aussi Pier Paolo Pasolini, « Il cinema secondo Pasolini », op. cit., p. 2899. 192. Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 158. 193. Dans sa partie de l’entrée sur la « schizophrénie » de l’Encyclopédie universalis, Deleuze souligne que Beckett et Artaud sont parmi ceux qui ont su le mieux saisir cette psychose qui reste encore très difficile à cerner et qui, pour plusieurs, persiste à être considéré comme un « synonyme de “folie” », comme le souligne Maurice Bazot au début du même article. Dans ce texte, Deleuze résume son approche de la schizophrénie, qu’il essaye de comprendre non pas « en fonction des destructions qu’elle introduit dans la personne, ou des trous et lacunes qu’elle fait apparaître dans la structure”, mais (d’après Karl Jaspers), comme « processus », à savoir comme « une rupture, une irruption, une percée qui brise la continuité d’une personnalité, l’entraînant dans une sorte de voyage à travers un “plus de réalité” intense et effrayant, suivant des lignes de fuite où s’engouffrent nature et histoire, organisme et esprit ». Gilles Deleuze, « schizophrénie. 2. Schizophrénie et positivité du désir », dans Élisabeth Graf, Hervé Rouanet, Jack Mayorkas (éds), Encyclopaedia universalis, vol. XXI, Paris, Encyclopædia universalis, 2008‑2009, p. 730‑733. 194. Christine Rebourg-Roesler, « Analyse des troubles des processus de pensée au test de Rorschach avant et après la décompensation schizophrénique », Psychologie clinique et projective, no 9, 2003/1, p. 230.

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schizophréniques, il y en a, comme le note Chrisine Rebourg-Roesler, qui concernent justement la production de la pensée et qui relèvent de ce qu’elle appelle une « perte du sens commun195 ». Ces altérations se manifestent de plusieurs manières différentes, parmi lesquelles une « rupture illogique de la linéarité discursive » et l’émergence d’une ambiguïté « autour des termes “voir, imaginer, penser”196 » ainsi qu’en une « fuite des images » qui « surgi[ssent] et puis disparaî[ssent] de la conscience197 », fuite qui provoque une difficulté dans la fixation des formes et qui résulte en un trouble de la perception, puis de la conception du réel. Des éléments, ces derniers, dans lesquels on peut assez aisément reconnaître ceux résultant des expériences perturbantes explorées par Artaud, Beckett et Pasolini. D’après ces considérations et conjointement d’après celles de Patrick Merot sur les différences — entre hystérie et schizophrénie — dans le rapport du sujet au langage métaphorique, il semble possible de retracer chez ces écrivains l’émergence, au fil de leurs œuvres respectives, d’un parcours en trois étapes dont le point de départ sont justement ces expériences troublantes et capables, comme on l’a vu, de modifier radicalement la perception que le sujet a de lui-même et du monde qui l’entoure, ainsi que sa manière de (se) penser et de (se) représenter. La première étape consisterait en l’imitation, mais de nature hystérique, du Christ crucifié que ces vécus engendrent et qui implique la transformation en symptôme physique d’un trouble issu d’un élément insaisissable du réel, dont la perception provoque dans le sujet l’émergence fantasmatique de la figure du Christ. Le sujet s’identifie avec cette dernière sur la base d’une association métaphorique entre cette expérience et celle vécue par le Christ lors de la Crucifixion, mais aussi entre la nature contradictoire de cet élément insaisissable qui provoque cette expérience et celle la figure du Christ crucifié, liens qui s’expriment ensuite symptomatiquement par son corps. Tandis que la deuxième étape, consisterait en la mise en œuvre, dans le sujet, d’un radical changement dans la vision du réel, perçu comme un « rébus à déchiffrer198 » et dans le rapport entre lui-même et le monde qui l’entoure mais aussi, plus généralement, au sens. Cette transformation est d’ordre schizophrénique et, comme on a pu le voir, implique un bouleversement radical des structures de la pensée, lié à une perturbation dans les rapports entre cette dernière, la vision et l’imagination et notamment 195. Ibid., p. 233. 196. Ibid., p. 235. 197. Ibid., p. 238. 198. Ibid., p. 246.

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dans le processus d’attribution des formes aux perceptions ainsi qu’à la mise en œuvre d’un processus de dé-métaphorisation du langage. Selon la lecture de Merlot, on peut envisager ces deux étapes comme des phases attestant d’un processus de guérison, c’est-à-dire comme une tentative de reconstruction d’un monde perçu comme détruit. Mais à ces deux moments, il semble s’en rajouter un troisième, étape que seul le Christpoète que les œuvres de ces écrivains figurent semble pouvoir franchir pleinement. Cette étape ultérieure consisterait dans le passage à un délire devenu « lucide199 » et assumé pleinement comme « un état naturel200 » et donc de santé. En ce sens, cette figure incarnerait cet « esprit libre201 » dont parle Nietzsche dans sa préface de Humain, trop humain, un esprit envahi par le pressentiment d’une « égalité [...] dans l’œil et le désir202 » et dont la « mission203 » consisterait en la concrétisation « “par-delà le bien et le mal”204 » d’un « désir de monde vierge205 », d’une « curiosité qui prend feu et flamme dans tous les sens, véhémente, dangereuse206 » ainsi que de sa « volonté de santé207 ». Dans ce trajet, la maladie joue un rôle actif et constructif et n’est pas à considérer comme un risque mais comme une phase d’une traversée vers la santé, au point que même sa durée pèse sur la qualité de la guérison. « Rester malade un bon bout de temps », écrit Nietzsche, « et puis, avec un plus long temps encore, de retrouver une bonne, j’entends une “meilleure” santé208. » Il s’agit d’un parcours difficile mais fondamental pour la libération de l’esprit et pour le passage d’une condition de souffrance à ce qu’il appelle une « grande santé » : De cet isolement maladif, du désert de ces années d’essais, la route est encore longue jusqu’à cette immense sécurité et santé débordante, qui ne peut se passer de la maladie même, comme moyen et hameçon de connaissance jusqu’à cette liberté mûrie de l’esprit, qui est aussi domination sur soi-même et discipline du cœur, et qui permet l’accès à des façons de penser multiples et opposées — jusqu’à cet état intérieur, saturé et blasé de l’excès de richesses, qui exclut le danger que l’esprit ne se perde, pour ainsi dire, 199. Pier Paolo Pasolini, La Religion de mon temps, op. cit., p. 208. 200. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 42. 201. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, op. cit., p. 17. 202. Ibid., p. 14. 203. Ibid., p. 20. 204. Ibid., p. 14. 205. Ibid., p. 15. 206. Ibid. 207. Ibid., p. 17. 208. Ibid., p. 18

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lui-même en s’éprenant de ses propres voies et ne reste enivré dans quelque recoin ; jusqu’à cette surabondance de forces plastiques, médiatrices, éducatrices, reconstituantes, qui est justement le signe de la grande santé, cette surabondance qui donne à l’esprit-libre le dangereux privilège de pouvoir vivre à titre d’expérience et s’offrir à l’aventure : le privilège de maitrise de l’esprit libre209 !

Pour accomplir « cette grande libération210 » de l’esprit, il faut un homme trop humain, un homme souverain, comme le dirait Bataille, à savoir un homme capable de rôder en « curieux et chercheur autour du défendu211 » et d’aller jusqu’« [a]u fond de ses agitations et débordements212 ». C’est cet homme que ce nouveau Christ-poète incarnerait, un homme capable « de s’expatrier, de se dépayser, de se rafraîchir, de

209. Ibid. p. 17. À propos du rapport santé / maladie chez Nietzsche, Deleuze souligne que, pour le philosophe, la santé ainsi conçue est un état qui permet d’observer différement la maladie et vice-versa et que c’est dans cette capacité elle-même que réside ce qu’il appelle une « grande santé ». À cet égard, Deleuze écrit : « En 1880, [Nietzsche] décrit ainsi son état : “Une continuelle souffrance, chaque jour pendant des heures une sensation toute proche du mal de mer, une demi-paralysie qui me rend la parole difficile et, pour faire diversion, des attaques furieuses (à la dernière je vomis pendant trois jours et trois nuits, j’avais soif de la mort...). Si je pouvais vous décrire l’incessant de tout cela, la continuelle souffrance tenaillante â la tête, sur les yeux, et cette impression générale de paralysie, de la tête aux pieds.” En quel sens la maladie — ou même la folie — est-elle présente dans l’œuvre de Nietzsche ? Jamais elle n’est source d’inspiration. Jamais Nietzsche n’a conçu la philosophie comme pouvant procéder de la souffrance, du malaise ou de l’angoisse — bien que le philosophe, le type du philosophe selon Nietzsche, ait un excès de souffrance. Mais pas plus, il ne conçoit la maladie comme un événement affectant du dehors un corps-objet, un cerveau-objet. Dans la maladie, il voit plutôt un point de vue sur la santé ; et dans la santé, un point de vue sur la maladie. [...] La maladie n’est pas un mobile pour le sujet pensant, mais pas davantage un objet pour la pensée : elle constitue plutôt une intersubjectivité secrète au sein d’un même individu. La maladie comme évaluation de la santé, les moments de santé comme évaluation de la maladie : tel est le “renversement”, le “déplacement des perspectives”, où Nietzsche voit l’essentiel de sa méthode, et de sa vocation pour une transmutation des valeurs. Or, malgré les apparences, il n’y a pas réciprocité entre les deux points de vue, les deux évaluations. De la santé à la maladie, de la maladie à la santé, ne serait-ce qu’en idée, cette mobilité même est une santé supérieure, ce déplacement, cette légèreté dans le déplacement est le signe de la “grande santé”. » Gilles Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, « Philosophes », 1965, p. 8‑10. 210. Ibid., p. 26. 211. Ibid., p. 27. 212. Ibid.

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se dégriser213 » en se libérant tout d’abord de ce « Dieu [qui n’est] rien qu’une invention214 », comme déjà suggéré par Nietzsche dans Humain, trop humain.

Le Christ incestueux Dans son échange épistolaire avec Catherine Clément, Kristeva qualifie de « sacré215 » ce qui, dans « l’expérience d’une femme216 », et plus précisément dans celle de son corps, relève du « lien impossible et cependant maintenu entre la vie et le sens217 ». À travers ses lettres, le « corps de la femme218 » — cet être qui est à la fois être humain (biologique et psychologique) et mère (autant corporellement que spirituellement) — est présenté comme le lieu privilégié d’une « célébration de ce mystère qu’est l’émergence du sens219 » et de l’établissement d’un « lien sacré (corps / sens) 220 ». La femme est présentée comme un « [ê] tre de frontière221 », se mouvant de façon singulière entre « zoé et bios, physiologie et narration222 », car capable d’établir entre ces éléments un lien ambivalent en raison de sa « double nature223 » de mère génératrice, impliquant une participation aux « deux versants du sacré224 » : l’un étant celui du « calme apaisement225 » et l’autre, celui de la « déchirure de la nappe sacrée où le langage et toute représentation s’abîment en spasmes ou en délires226 ». C’est pour cette raison que la femme et plus encore la femme en tant que mère est  — comme le dit Kristeva  — à la fois « de 213. Ibid., p. 26. 214. Ibid., p. 27 215. Julia Kristeva, dans Catherine Clément, Julia Kristeva, Le Féminin et le sacré, Paris, Stock 1998, p. 26. 216. Ibid., p. 27‑28. 217. Ibid., p. 28. 218. Ibid. 219. Ibid., p. 26. 220. Ibid., p. 29. 221. Ibid. 222. Ibid., p. 28. 223. Ibid., p. 29. Il s’agit d’une réflexion qui fit écho à l’idée de « mère bi-face » qu’elle propose dans le chapitre « Ces femelles qui nous gâchent l’infini » de Pouvoirs de l’horreur. Voir Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1980, p. 183‑201. 224. Julia Kristeva, dans Catherine Clément, Julia Kristeva, Le Féminin et le sacré, op. cit., p. 29. 225. Ibid. 226. Ibid.

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plain-pied avec le sacré227 » et une « athée potentielle228 ». Selon elle, cette duplicité dérive du fait que dans son corps « le langage y transite mais il ne s’y réduit pas229 », puisqu’il se donne comme le lieu d’une « distillation plus ou moins catastrophique ou délicieuse de la chair dans l’esprit230 ». De ses lettres, transparaît non seulement l’image d’un corps féminin qui — tout comme chez Bataille231 — est ouvert aux deux versants (lumineux et obscurs) du sacré, mais aussi que cette ouverture dépend du lien singulier que ce corps entretien avec le lieu chaotique, processuel et originaire que, d’après Platon, Kristeva nomme « chora232 » : [...] dans l’acception de Platon la chora (Χωρα) désigne un réceptacle mobile de mélange, de contradiction et de mouvement, nécessaire au fonctionnement de la nature avant l’intervention téléologique de Dieu, et correspondant à la mère : la chora est une matrice ou une nourrice dans laquelle les éléments sont sans identité et sans raison. La chora est le lieu d’un chaos qui est et qui devient, préalable à la construction des premiers corps mesurables. Pour être accessible à un « raisonnement bâtard » où à la « rêverie », ce lieu n’existe pas moins dans un état qui n’est pas encore un Univers puisque « Dieu en est absent233 » [...].

Dans cette optique, l’expérience du sacré, avec la perte de Dieu qu’elle comporte et le processus métamorphique qu’elle induit — et qui implique le dépassement du sujet unaire dont parle Lacan en faveur d’une

227. Ibid. 228. Ibid. 229. Ibid., p. 28. 230. Ibid., p. 29. 231. Le corps féminin est, chez Bataille, le lieu par excellence de l’accès à une authentique expérience intérieure. Pour le voir, il suffit de penser à Madame Edwarda qui après avoir offert au protagoniste du roman éponyme de porter son regard sur ses « guenilles » et avoir écartée une jambe (dans un enjeu qui suggère très clairement un acte de pénétration accompli par le regard du protagoniste), dit : « Tu vois, dit-elle, je suis DIEU. » Georges Bataille, Madame Edwarda [1956], dans Œuvres complètes, t. III : Œuvres littéraires, Paris, Gallimard, « Blanche », 1994, p. 21. 232. Julia Kristeva, Polylogue, op. cit., p. 57. Voir aussi à ce propos : Jacques Derrida, La Foi et le savoir, op. cit., p. 34‑35. 233. Définition à laquelle Kristeva, après avoir souligné partager les critiques de Derrida concernant l’ontologie platonicienne, rajoute une justification concernant son choix de réinvestir le terme platonicien, celui de voir « la chora se jouer avec et à travers le corps de la mère — de la femme, mais dans le procès de signifiance » et aussi de montrer comment ce « lieu mobile-réceptacle du procès » prend la place du sujet unaire, devenant celui du sujet en procès qu’elle théorise. Ibid.

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ouverture à cet inarrêtable « procès de la signifiance234 » qui en fait un être toujours en procès —, semble justement permettre à ce dernier de renouer avec cette « chora mobile235 » dont parle Kristeva dans Polylogue. Ces expériences perturbantes déclenchent chez le sujet une opération qu’en se sens on peut lire comme un devenir-femme236, à savoir comme une opréation qui mène à une indifférenciation entre les deux sexes. Cette idée est d’ailleurs suggérée et aussi renforcée par le fait que dans les œuvres d’Artaud, Beckett et Pasolini, l’humanité n’est pas soumise à de nettes distinctions dichotomiques entre hommes et femmes. Sur ce point, Artaud est très clair lorsque dans Suppôts et supplications il écrit : Assez avec l’homme et la femme, Le mâle et la femelle. Les choses sont une. Assez avec la dualité237.

De façon très similaire, chez Beckett, c’est Malone qui constate qu’« il y a si peu de différence entre un homme et une femme238 », en précisant ensuite : « Je veux dire entre les miens239. » Tandis que le sujet lyrique pasolinien du Rossignol de l’Église catholique déclare tranchant : « Je n’ai pas de sexe240. » Tout comme chez Deleuze, ce devenir-femme est à concevoir en effet moins comme une transformation de l’homme en une femme que comme un processus qui, en suivant les mouvances du désir, conçu comme agent principal du devenir, transgresse les lignes de démarcation constituant toute opposition distinctive entre les deux sexes241. C’est le 234. Ibid., p. 65. 235. Ibid., p. 99. 236. Par devenir-femme, l’on entend avec Deleuze et Guattari ce processus inséparable de celui de la « reconstruction du corps comme Corps sans organes », comme un « anorganisme du corps », voire ce processus de production d’« atomes de féminité capables de [...] contaminer les hommes » et donc apte, comme le dit le philosophe dans Mille plateaux, à poser la question « du corps qu’on nous vole pour fabriquer des organismes opposables ». Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. II : Mille plateaux, op. cit., p. 341. 237. Antonin Artaud, Suppôts et supplications, op. cit., p. 1423-1424. 238. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 10. 239. Ibid. 240. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 75. 241. Le désir est en ce sens à concevoir comme une force subversive capable de déconstruire les oppositions binaires qui fondent ce que Deleuze appelle le sujet « molaire » (en constraste avec la nature « moléculaire » de toute forme de devenir ») :

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cas d’Héliogabale, qui est à la fois « l’homme et la femme242 », mais aussi de Pim dans Comment c’est, cette créature qui est « homme femme fille garçon243 » et à laquelle la voix du texte avoue s’identifier (« Moi aussi je m’appelais Pim244 »). Sans oublier Pétrole de Pasolini et le « changement de sexe245 » de Carlo qui fait surgir en lui un double féminin, Karl246. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans ce cadre est que tous ces personnages sont aussi, comme on a pu le voir, des personnages christiques. Ce qui suggère que l’indifférenciation sexuelle qui les caractérise, qu’elle soit atteinte par l’application d’une règle de cohabitation de principes (Artaud), par une réduction du corps rendant difficile de distinguer entre les sexes (Beckett) ou encore par une absence de sexe ou un dédoublement du sujet (Pasolini), peut s’étendre aussi au Christ que ces sujets figurent. Mais pas seulement. Le surgissement de cette figure s’enracine chez ces écrivains dans une expérience qui implique un rejet symbolique d’un Dieu-Père qui exerce la « fonction symbolique [...] posant le sujet

« mâle(-femelle) ; adulte(-enfant) ; blanc(-noir, jaune ou rouge) ; raisonnable(-animal) ». Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. II : Mille plateaux, op. cit., p. 358. 242. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 452. 243. Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 84. 244. Ibid., p. 94. 245. Pasolini écrit : « Carlo se déshabillait, les mains tremblantes. Son cœur, aspiré par l’ivresse dans un fond obscur et bourbeux, était agité d’un sentiment inconnu — et quoique abject — et justement pour cela — exaltant merveilleux. […] Lorsque Carlo se trouva tout nu, ses yeux tombèrent sur le miroir qui le reflétait ; voilà que soudain fut éclaircie la raison du poids qui lui oppressait la poitrine et du vide qui allégeait désagréablement son bas-ventre, sous son pantalon. Sur sa poitrine, poussaient en effet deux énormes seins ; et entre ses jambes, à la place de son pénis, il y avait un néant, recouvert d’une touffe de poils : une vulve. » Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 283. 246. Il est important de remarquer à ce propos que dans les carnets relatifs à l’écriture de La Scissiparité, dans laquelle Bataille explore encore une fois les possibilités du désir comme ouverture à l’« illimité de l’être », l’écrivain aussi reflète sur la cohabitation en l’être humain de natures différentes et, en faisant référence à et en citant l’Esthétique d’Hegel, il note : « Je m’imagine souvent sublime. […] Je me sens solidaire de tous les êtres. Je discerne en moi-même une nonne, une jeune fille rougissante, un sadique, un vilain, un moineau. Je ne suis ni noir ni rien que j’aie pu saisir de précis. […] Je dis un homme, une femme. Je cherche en moi le sens des mots. L’être humain est évidemment l’amphibie que, selon Hegel, la “culture spirituelle” a fait de lui : vie partagée entre “deux mondes qui se contredisent”. » Georges Bataille, La Scissiparité, op. cit., p. 228 et 546‑547 (« Notes »).

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unaire247 », celle du « Père qui dit “Non”248 » comme le dit Kristeva en reprenant le concept lacanien du « Nom du Père249 ». Dans cette perspective, le rejet du père peut se concevoir non pas comme une perte mais comme le point de départ d’une « traversée de l’Œdipe250 », telle que Kristeva l’appelle en pensant précisément au « sujet souverain251 » de Bataille, c’està-dire comme un croisement lucide du chemin et de l’expérience de celui auquel la prêtresse de Œdipe-Roi pasolinien prophétise : « Regarde-toi ! Dans ton futur il y a écrit que tu tueras ton père et tu feras l’amour avec ta mère252 ! » Le Christ incarnant ce nouveau sujet souverain et en procès serait donc aussi — comme le constate Grossman par rapport à cette figure chez Artaud — un « Christ incestueux253 ». Ce nouveau Christ est une figure qui assume ouvertement l’infraction de ce double interdit œdipien (« “Tu ne tueras pas (ton père), “Tu ne coucheras pas (avec ta mère)”254 ») qui est « éprouvé comme une violence par le soma255 ». En reprenant des mots du Malone de Beckett, on peut en effet constater que, dans les œuvres de ces écrivains, « [l]’inceste [est] dans l’air256 » et souvent bien plus que cela. Il suffit de penser à Héliogabale dont les « mères [...] ont toutes couché avec lui257 », ou aux appels de Molloy à sa mère (« Besoin de ma mère258 ! »). Sans négliger le fait que ce dernier avoue ouvertement que lors de leurs rencontres, elle « [l]e prenait pour [s]on père259 ». Et il faut penser aussi à Pétrole, et notamment à Carlo, lorsqu’il rentre dans la chambre de sa mère et « réussis à la jeter sur le lit et à monter sur elle, après lui avoir arraché sa culotte260 ». Le motif de l’inceste traverse les œuvres de ces auteurs et va de pair avec celui de la mort, voire de l’assassinat, du père. 247. Julia Kristeva, Polylogue, op. cit., p. 56. 248. Ibid. 249. Ibid. 250. Ibid., p. 121. 251. Ibid., p. 120. « Le sujet souverain », écrit-elle « est celui qui se connaît comme sujet dans la mesure où il connaît la limite de l’Œdipe ; il ne la dépasse pas sans la poser comme une limite et non pas comme fin en soi. » Ibid., p. 123. 252. Pier Paolo Pasolini, Edipo Re, op. cit., p. 992. C’est nous qui traduisons. 253. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 40. 254. Julia Kristeva, dans Catherine Clément, Julia Kristeva, Le Féminin et le sacré, op. cit., p. 28. 255. Ibid. 256. Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 68. 257. Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 409. 258. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 50. 259. Ibid., p. 21. 260. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 65.

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Héliogabale, écrit Artaud, descend du « sperme rituel d’un parricide261 », celui de son arrière-grand-père Bassianus. Le personnage beckettien de Premier amour avoue « associe[r], à tort ou à raison, [s]on mariage avec la mort de [s]on père262 », tandis que dans le poème « Langue » du Rossignol de l’Église catholique, le sujet pasolinien déclare quant à lui : « J’ai tué mon père par le silence, / j’aime ma folie d’eau et d’absinthe, / j’aime mon jeune visage d’adolescent, / les innocences que je feins et l’hystérie / que je dissimule dans l’hérésie263. » Ces différents exemples traduisent tous, plus ou moins directement, et chacun à sa manière, une insurrection intime, profonde et partagée « contre toute coercition » et « [d]’abord la coercition du Père264 » dont le « despotisme sectaire pousse les fils à se révolter265 », idée qui est aussi au cœur du théâtre pasolinien, comme le prouve de manière évidente la pièce Affabulazione266. Dans les œuvres de ces écrivains, à l’expression plus ou moins explicite d’un désir scandaleux de la mère et de son corps s’accompagne, de façon plus ou moins manifeste, celui tout aussi obscène de tuer le père, désir traduisant celui de la mort du « père symbolique267 » qui, dit Lacan, est « comme le Dieu du monothéisme268 » qui « condense [...] les pouvoirs du père269 » et se donne comme une « grande sagesse de désincarné270 », telle que l’appelle Beckett. Le nouveau Christ, dont on essaye de retracer les contours à partir des éléments offerts par les œuvres de ces écrivains, serait donc un Christ assumant pleinement le cri d’Artaud : « Ni dieu, ni inceste, ni repentir, ni crime. J’obéis à ma loi271. » Si, comme le rappelle Lacan, « l’essence du drame majeur272 » introduit par l’Œdipe freudien est que, de par les dynamiques symboliques et les interdits qui en découlent, le meurtre originaire du père en signe aussi « l’éternisation273 » en le rendant « in261. 262. 263. 264. 265. 266.

Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p. 408. Samuel Beckett, Premier amour, op. cit., p. 7. Pier Paolo Pasolini, Le Rossignol de l’Église catholique, op. cit., p. 75. Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, op. cit., p. 685. Antonin Artaud, Les Cenci, op. cit., p. 617. Pier Paolo Pasolini, Affabulazione, tr. de M. Fabien, T. Maselli, dans Théâtre, p. 119‑208. 267. Jacques Lacan, Le Séminaire IV. La relation à l’objet (1956‑1957) [1957], Paris, Seuil, « Le champ freudien », 1994, p. 210. 268. Ibid. 269. Ibid. 270. Samuel Beckett, Premier amour, p. 18. 271. Antonin Artaud, Les Cenci, op. cit., p. 604. 272. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV. La relation à l’objet, op. cit., p. 211. 273. Ibid.

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tuable274 ». Par cette traversée lucide de l’Œdipe qu’il entreprend, ce Christ nouveau semble, au contraire, ouvrir la possibilité d’accomplir ce geste impossible de tuer le Père symbolique. C’est une figure paroxystique qui n’incarne pas celui qui a été tué, à savoir ce « père mort275 » dont parle Lacan après Freud, mais celui qui tue276 et ceci pour accomplir une transgression ultérieure : ravir au père la mère et son corps sacré. Et cette violation de l’interdit de l’inceste comporte inévitablement une espèce de mort, comme le suggère Molloy de Beckett lorsqu’il dit : « L’image de ma mère vient quelquefois se joindre aux lueurs, ce qui est proprement insupportable, de quoi se croire en pleine crucifixion277. » Les traversées de l’Œdipe et de l’inceste impliquent une mort du sujet qui est indispensable pour arriver jusqu’au bout d’un processus qui se veut un chemin de libération. C’est ce que suggère la voix de Pétrole lorsqu’elle constate : « Je désirais aussi me libérer de moi-même, c’est-à-dire mourir. Mourir dans ma création : mourir comme en effet on meurt en éjaculant dans le ventre maternel278. » Mais cette mort implique une libération qui est aussi une forme de renaissance, faisant penser à celle à propos de laquelle Nicodème interroge le Christ : « Peut-il [l’homme] une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » (Jn 3:4). Sauf que pour le Christ chrétien, cela ne s’avère pas possible « à moins de naître d’en haut », dit-il, et donc 274. Ibid. 275. Lacan écrit : « Totem et tabou est fait pour nous dire que, pour qu’il subsiste des pères, il faut que le vrai père, le seul père, le père unique, soit avant l’entrée dans l’histoire, et que ce soit le père mort. Bien plus — que ce soit le père tué. » Ibid., p. 210. 276. Nous reprenons ici la suite de la réflexion de Lacan à propos du drame que Freud introduit avec sa récupération en forme de complexe du mythe d’Œdipe, celui dont l’essence consiste dans le fait qu’il « repose sur une notion strictement mythique », voire en la figure de ce qu’il qualifie de « père mythique ». En jouant avec la formule prononcée par Dieu à Moïse lui demandant de révéler son nom — « Je suis celui qui est » (Ex 3:13‑13) — Lacan écrit à propos de ce père symbolique : « C’est quelque chose qui n’intervient dans un aucun moment de la dialectique, sinon par le truchement du père réel, lequel vient à un moment quelconque en remplir le rôle et la fonction, et permet de vivifier la relation imaginaire et de lui donner sa nouvelle dimension. Il sort du pur jeu spéculaire de ou moi ou l’autre, pour donner son incarnation à la phrase dont nous avons dit tout à l’heure [dans le chapitre précèdent] qu’elle n’était pas prononçable, tu es celui que tu es. Si vous me permettez le jeu des mots et l’ambiguïté que j’ai déjà utilisés au moment où nous étudions la structure paranoïaque du Président Schreber, ce n’est pas — tu es celui qui tu es, mais tu es celui qui tuait. ». Ibid., p. 211. 277. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 89. 278. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit., p. 444.

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« de naître d’eau et d’Esprit » (Jn 3:1‑7)279. Le Christ chrétien parle d’une renaissance spirituelle issue d’une conversion signant la foi en le Royaume de Dieu et consacrée par le baptême. Pour le Christ dont il s’agit ici, un Christ qui, comme Artaud, « renie le Baptême280 », cette possibilité de se régénérer se fait au contraire « d’en bas », par une traversée de l’Œdipe impliquant une libération du père et la poursuite désirante du corps maternel. Ce Christ régénéré et incestueux, à la fois homme et femme, se configure donc comme une figure réalisant cette « mixture impropre de pèremèrefilsfille281 », dont parle Grossman. C’est un « indissociable et chaotique mélange » qui, en tant que tel, est « [s]ans distinction possible d’antécédent ni détermination logique de descendants282 » : La vérité que révélerait cette figure défigurante serait donc celle-ci : il n’est de créature que provisoire, instable, et tout peut à chaque instant s’inverser dans l’infinie réversibilité du mouvement qui lie le créateur et le créé. Ce qu’on appelle procréation n’est qu’une stase, l’arrêt d’un mouvement sans commencement ni fin283.

Cette figure défigurée et défigurante, ce Christ « in-castus284 » porte en lui la possibilité d’un affranchissement total, non seulement, de toute distinction dichotomique entre homme et femme, mais aussi des liens familiaux tels qu’établis et réglés par l’Œdipe et donc de la famille ellemême. Par sa nature, il ouvre la possibilité de concrétiser ce besoin d’autonomisation complète de la famille, ce « périple imbécile où s’enferre l’engendrement285 », qui parcourt les œuvres de ces écrivains. Pensons par 279. Dans l’Évangile selon saint Jean il est écrit : « Or il y avait parmi les Pharisiens un homme du nom de Nicodème, un notable des Juifs. Il vint de nuit trouver Jésus et lui dit : “Rabbi, nous le savons, tu viens de la part de Dieu comme un Maître : personne ne peut faire les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui.” Jésus lui répondit : “En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu.” Nicodème lui dit : “Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ?” Jésus répondit : “En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas, si je t’ai dit : Il vous faut naître d’en haut.” » (Jn 3:1‑7) 280. Antonin Artaud, « L’Évêque de Rodez » dans la lettre à Henri Parisot du 9 décembre 1945, Textes et lettres écrits à Rodez en 1945, op. cit., p. 1033. 281. Évelyne Grossman, La Défiguration. Artaud — Beckett — Michaux, op. cit., p. 40. 282. Ibid. 283. Ibid., p. 40‑41. 284. Ibid., p. 40. 285. Antonin Artaud, Ci-gît, op. cit., p. 1152.

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exemple au poème d’Artaud « L’Exécration du père-mère286 », poème qui fait pendant au grand dessin fait à Rodez qui porte le même titre. D’une part, le poème est une condamnation ouverte (« Je te condamne parce que tu sais pourquoi...je te condamne287 ») de cette figure réunissant le Père et la Mère par un trait graphique qui, pourtant, les maintient aussi séparés, comme le suggère bien celui exagérément allongé du titre du dessin. Il s’agit d’un double refus issu de la prise de conscience de la violence anéantissante que, par le biais de la Loi instaurée par les interdits œdipiens, ces deux figures exercent sur le sujet et sur ses désirs : « J’ai compris que le sacré c’était moi288 », écrit ainsi Artaud. De l’autre pourtant, le dessin présente aussi l’homme nouveau engendré par cette prise de conscience, un homme à la sexualité indiscernable, concrètement travaillé, crucifié, massacré, déchiré, profané mais aussi, ré-assemblé, recousu, renoué, re-sacralisé, voire ouvert à une force irrationnelle et chaotique qui l’inachève mais le revivifie également289. Aussi, Artaud déclare « l’on s’en fout, père, mère, Artaud et itou290 », rejetant clairement non seulement les images du Père et de la Mère que l’Œdipe instaure mais aussi celle du fils qui en est le fruit. Ce qui permet ensuite à l’écrivain d’affirmer : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi291. » Ces mots résument bien le besoin exprimé par l’écrivain de renaître en tant que sujet affranchi de tous les liens familiaux et de tous les interdits castrateurs qui en découlent, et de reconquérir de la sorte sa propre « vie usurpée292 ». Cette nécessité de s’affranchir de la famille, on la retrouve également dans l’œuvre de Beckett, comme dans D’un ouvrage abandonné, lorsque le sujet déclare : « Mon père, l’ai-je tué lui aussi bien que ma mère, peut-être bien que oui en un sens, mais plus question de me casser la tête avec ça, beaucoup trop vieux et faible293. » Tandis que Molloy, en dépit du fait qu’il ne cache pas l’existence de sa mère veuve et qu’il laisse transparaître les éléments incestueux de leurs rapports, qualifie leur rapport comme celui 286. Antonin Artaud, Artaud le Mômo, op. cit., p. 1133. 287. Ibid. 288. Ibid., p. 1134. 289. Voir à ce propos la très belle lecture que donne Derrida de ce dessin : Jacques Derrida, « Forcener le subjectile », dans Paule Thévenin, Jacques Derrida, Artaud, dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 55‑105. 290. Antonin Artaud, Artaud le Mômo, op. cit., p. 1133. 291. Antonin Artaud, Ci-gît, op. cit., p. 1152. 292. Ibid., p. 1157. 293. Samuel Beckett, D’un ouvrage abandonné, dans Têtes-mortes, op. cit., p. 20.

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d’un couple « sans sexe, sans parenté294 ». D’ailleurs, comme l’explique le sujet de Transhumaniser et organiser, pour provoquer une chute des « Principes » qui régissent notre existence, il faut tout d’abord une « chute du Père et de la Mère295 » et pour qu’une « résurrection » advienne, il faut d’abord passer par « l’orgie, le blasphème / le scandale », à savoir par des transgressions qui, selon un principe déjà évoqué à propos des blasphèmes adressés à Dieu, réaffirment une forme d’« obéissance296 » aux mêmes interdits qu’elles violent. À travers cette ultime suggestion pasolinienne, une considération conclusive s’impose. Le vrai aspect novateur que ce nouveau Christ, ce poète fou, cet être incestueux semble assumer pleinement en soi est une véritable insurrection de l’inconscient et son débordement dans la conscience. Cette figure, en effet, émerge en tant que telle de deux traversées qui impliquent, de façon on ne peut plus claire, une révolte contre tout possible « refoulement originaire297 » ainsi que contre le « sujet clivé298 » qui en dérive. L’humanité christique, délirante et incestueuse qui figure ce nouveau Christ semble avoir, en effet, renoué ses liens avec cet 294. Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 23. 295. Pier Paolo Pasolini, Appendice a Trasumanar e organizzar, op. cit., p. 343. C’est nous qui traduisons. 296. Ibid., p. 345. 297. Par refoulement originaire, on entend notamment ce que Laplanche et Pontalis résument synthétiquement ainsi : « Processus hypothétique décrit par Freud comme premier temps de l’opération de refoulement. Il a pour effet la formation d’un certain nombre de représentations inconscientes ou “refoulé originaire.” » Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 396‑397. 298. Avant de proposer sa théorie du sujet en procès Kristeva explique : « Dans ses avancées les plus audacieuses, la psychanalyse actuelle, lacanienne, propose une théorie du sujet comme unité clivée, surgie et déterminée par le manque (le vide, le néant, le zéro, selon la doctrine de référence) et en quête inassouvie d’un impossible que figure le désir métonymique. Ce sujet que nous appellerons “sujet unaire”, soumis à la loi de l’Un qui s’avère être le Nom du Père, ce sujet que la filiation du sujet-fils est en effet le non-dit, ou, si l’on veut, la vérité du sujet de la science, mais aussi du sujet assujetti de l’organisme social (de la famille, du clan, de l’État, du groupe). Que tout sujet, pour autant qu’il est sujet d’une société, suppose cette instance unaire clivée que Freud a posée le premier avec la typique conscient / inconscient, c’est ce que la psychanalyse nous dit, en attirant l’attention vers ce qui constitue le sujet, c’est-à-dire le refoulement originaire. Si ce refoulement originaire institue le sujet en même temps qu’il institue la fonction symbolique, il institue aussi la distinction signifiant / signifié dans laquelle Lacan voit la détermination de “toute censure d’ordre social”. Le sujet unaire est le sujet qui s’institue de cette censure d’ordre social. » Julia Kristeva, Polylogue, op. cit., p. 55‑56.

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« inconscient producteur de la vie299 » dans lequel Artaud reconnaît la force qui « l’[a] désigné pour être son poète300 ». Le nouveau rapport au monde et à la vie que ce Christ-poète porte en lui surgit et atteste du fait que ce dernier ne répond plus à aucune forme de dichotomie et surtout qui rejette complètement celle fondatrice du sujet unaire et clivé, c’est-àdire celle conscience / inconscient.

299. Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », op. cit., p. 937. 300. Ibid.

Conclusion Pour un nouvel humanisme Voici l’homme. (Jn 19:5) Sans Dieu en idée [...] le Christ est un homme. (Maurice Merleau-Ponty)

T

outes les « profanations mêmes violentes et scandaleuses1 » qu’Artaud, Beckett et Pasolini font subir, chacun à sa manière, au Christ et au christianisme, attestent de l’ambivalence d’un geste qui les met à la fois en cause et en question. Loin de détruire cette image sacrée et, avec elle, le discours et le système de croyances qui l’ont forgée et dont elle est à l’origine, cette opération qui se fait, se défait et se refait tout au long de leurs parcours respectifs se donne plutôt comme une forme de libération qui ouvre un chemin ramenant tant la figure du Christ que le christianisme lui-même vers leur « degré zéro », pour le dire avec la fameuse expression qui, chez Barthes, indique le retour à un « état neutre2 » permettant de s’échapper au « réseau de formes durcies [qui] serre de plus en plus la fraîcheur première du discours3 ». Cet état neutre représente 1.

Pier Paolo Pasolini, « Appendice. Battute sul cinema », op. cit., p. 1544. C’est nous qui traduisons. 2. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 218. 3. Ibid.

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aussi — comme Barthes lui-même l’explique à partir d’une lecture de la notion pasolinienne de vitalité désespérée — « un NON comme suspendu devant les endurcissement de la foi et de la certitude et incorruptible par l’une et par l’autre4. » La visée critique du christianisme de ces écrivains et leur travail sur l’image chrétienne du Christ, en les rendant sans cesse présents dans leurs œuvres et, parallèlement, en les démontant et les déconstruisant, ne les effacent pas, mais questionnent les formes stratifiées du sens et du pouvoir qui les modèlent et, ainsi faisant, les dépouillent de leur poids contraignant. Tout comme le fait de déconstruire le christianisme — en tant que système de croyances et discours de vérité — n’implique pas s’en défaire ni renier complètement ce pilastre de la culture occidentale, mais l’ouvrir à des possibilités de sens inexplorés qu’il porte en soi, dé-figurer le Christ ne signifie pas détruire cette image, mais la faire sortir des cadres établis par deux mille ans de tradition et rendre possible de la penser et de la figurer autrement. Ce qui est conforme à la nature de ces expériences du sacré auxquelles le surgissement de cette image est, dans ce contexte, intrinsèquement lié, expériences qui, comme le suggère Blanchot, sont à envisager justement comme des point de redépart, comme une possible « nouvelle origine5 ». Et si, chez Beckett, c’est le moment de déconstruction, conçue comme opération visant à « vider les représentations chrétiennes de leur contenu pour les inclure dans un jeu de formes et de signifiants6 », qui prime sur les autres et accomplit le travail préparatoire pour la refiguration de ces représentations, Artaud et Pasolini semblent aller plus loin et s’engager dans un processus bien plus explicite de figuration d’un Christ autre par rapport à celui chrétien. Dans le cas de Pasolini, ceci répond 4. 5.

6.

Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977‑1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Paris, Seuil-IMEC, « Traces écrites », 2002, p. 40 « L’expérience-limite », écrit-il, « représente pour la pensée comme une nouvelle origine. Ce qu’elle lui donne, c’est le don essentiel, la prodigalité de l’affirmation, une affirmation qui, pour la première fois, n’est pas un produit (le résultat de la double négation), et ainsi, échappe à tous les mouvements, oppositions et renversements de la raison dialectique, laquelle, s’étant achevée avant elle, ne peut plus lui réserver un rôle dans son règne. Évènement difficile à circonscrire. L’expérience intérieure affirme, elle est pure affirmation, elle ne fait qu’affirmer. Elle ne s’affirme même pas, car alors elle se subordonnerait à soi-même : elle affirme l’affirmation. C’est en cela que Georges Bataille peut accepter de dire qu’elle détient en elle le moment de l’autorité, après avoir dévalué toutes les autorités possibles et dissout jusqu’à l’idée d’autorité. C’est le Oui décisif. » Maurice Blanchot, « L’expérience-limite » [1962], dans L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1992, p. 310. Yannick Hoffert, « Christianisme », op. cit., p. 226.

Conclusion — Pour un nouvel humanisme

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à un besoin constamment mis en avant dans son œuvre et traduisant la nécessité de revenir à un Christ des origines. Pasolini cherche un Christ plus « conforme à l’Évangile », dit-il en faisant notamment référence à l’Évangile selon Matthieu et au type de religiosité qu’il lit dans ce texte « inexplicable » et plein de « contradictions ». En tant que tel, ce dernier « comprend » à ses yeux « une infinité de définitions possibles7 », y compris celle d’une nouvelle religiosité sans Dieu qui, au lieu de réduire ces contradictions en des dogmes et des doctrines, les assume en préservant tout le mystère de la vie. C’est pour retrouver, « contre toute forme de normalisation, contre toute mystification », cette religiosité acéphale que le blasphème s’avère chez lui indispensable pour interroger « dans le cœur scandaleux de la réalité elle-même le sens authentique du sacré8. » Dans le cas d’Artaud aussi, la présence critique du Christ et du christianisme dans sa pensée et dans son œuvre ramène aux Évangiles, mais de façon encore différente, puisque chez lui, ce retour donne lieu à une véritable tentative d’écriture d’un « second Nouveau Testament », suggère Grossman en introduisant l’édition de ses Cahiers d’Ivry et en remarquant ensuite qu’Artaud y « réécrit les (saintes) Écritures9 ». Dans ses derniers textes — tels que « L’histoire vraie de Jésus-christ », « Je crache sur le christ inné » et « Être christ10 » —, l’écrivain ne cesse de se révolter contre ce « hideux repoussoir de l’homme que les chrétiens adorent sous le nom de Jésus-christ le crucifié11 », celui qui « ne représente que les sales rêves / d’un égoïsme d’abruti12 », écrit-il, et qui a été créé par l’Église pour « avarier le genre humain afin de bien le tenir dans l’arceau13 ». Dans ses écrits, il dénonce à maintes reprises la fausseté de « la vieille histoire / du christ14 », avec son « spiritualisme inné / et férocement incrusté15 » et « [l]e culte du dieu qui monte tout à coup ou qui descend16 » qu’elle engendre. Pourtant, il ne ne se limite pas à critiquer avec acharnement 7. 8.

Pier Paolo Pasolini, « Colloqui sul Vangelo, op. cit., p. 96. Roberto Chiesi, « La bestemmia sacra di Pasolini », dans Pasolini e l’interrogazione del sacro, op. cit., p. XII. C’est nous qui traduisons. 9. Évelyne Grossman, « Un corps de sensibilité authentique », op. cit., p. 1177. 10. Antonin Artaud, « L’histoire vraie de Jésus-christ », « Je crache sur le christ inné », « Être christ » [1976, 2001, 1989], dans Œuvres, op. cit., p. 1548‑1562. 11. Antonin Artaud, « Être christ », op. cit., p. 1562. 12. Antonin Artaud, « L’histoire vraie de Jésus-christ », op. cit., p. 1554. 13. Ibid. 14. Antonin Artaud, « Je crache sur le christ inné », op. cit., p. 1556. 15. Ibid., p. 1555. 16. Ibid., p. 1557.

344 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

ce récit chrétien, mais le corrige aussi, persuadé qu’« [ê]tre christ / n’est pas / être / Jésus-christ17 » et que le vrai Christ n’est pas Jésus, mais c’est lui : « c’est moi / qui étais dieu / véritablement dieu / moi un homme18 », répète-t-il. Artaud rejette le Christ chrétien, Verbe Incarné, mais récupère et reconfigure cette image par un processus d’identification avec un Christ autre par rapport à celui chrétien, qu’il ne daigne même pas orner d’une majuscule et dans lequel il voit une figure usurpatrice, comme il l’eplique en 1946 dans sa seconde Adresse au Pape : Je renie le baptême. Je chie sur le nom chrétien 3o Je me branle sur la croix de Dieu [....]. 4o C’est moi et non Jésus-christ qui a été crucifié au golgotha, et je l’ai été pour m’être élevé contre dieu et son christ, parce que je suis un homme et que dieu et son christ ne sont que des idées qui portent d’ailleurs la sale marque de la main d’homme ; et ces idées pour moi n’ont jamais existé19. 1o 2o

Ce sont ses idées et ce processus inhérent au christianisme lui-même et visant à « faire ou à refaire Jésus-christ20 » qui sont à la base de ses nombreuses tentatives de réécriture des Évangiles, opération qu’on retrouve déjà en œuvre dans ses textes et ses lettres de Rodez, comme lorsqu’en 1945 il écrit à Jean Paulhan : […] si on le sait, dis-je, que je suis un homme qui ait vécu il y a 2000 ans à Jérusalem sous le nom d’Artaud comme présentement. Comme cela m’est arrivé assez souvent dans cette vie-ci, je n’avais pas toujours de quoi manger et je couchais à la belle étoile. — J’étais poète ici en ce temps-là et il m’arrivait de déclamer publiquement des poèmes pour proclamer ce que je pensais. — J’y connaissais une famille de sorciers dénommés Marie, Joseph dont le fils, dont je ne sais plus le nom se prétendrait né du saint esprit, ce qui en ce qui me concerne était un calcul excrémentiel d’aliments qui n’avait jamais pu me tromper moi-même car c’est à moi que ces aliments avaient été arrachés dans la membrane à même stomacale pour en tirer par supputation suppurante et masturbation de mes glaires internes une certaine fois où j’étais mort le corps cristallin du fils de dieu. C’est un genre de plaisanterie que je n’ai jamais supporté et guettant depuis des mois le jour où cet enfant sortirait du ventre de sa mère (mais que tout cela est incroyable et 17. Antonin Artaud, « Être christ », op. cit., p. 1560. 18. Antonin Artaud, « Je n’admets pas » [1948], dans Œuvres, op. cit., p. 1588. 19. Antonin Artaud, « Adresse au pape », op. cit., p. 134. 20. Ibid.

Conclusion — Pour un nouvel humanisme

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délirant n’est-ce pas) je m’étais trouvé à Bethléem une certaine nuit d’hiver et retrouvant la couple du crime qui s’appelait Marie et Joseph j’avais tué son enfant à sa naissance mais si j’avais détruit en lui tout ce qui provenait de ces manœuvres occultes je n’avais pas du tout pu tout de suite empêcher la naissance d’un démon qui me poursuivit toute sa vie avec son idée d’être Jésus-christ.  — Comme je déclamais, chantais, et parlais seul […] tout le monde m’accusait d’être fou. Et un jour comme je couchais à la belle étoile dans un jardin planté d’oliviers, la police d’un certain ponce pilate, payée par les prêtres, me fit arrêter. — Je me souviens d’une certaine journée dans une pièce malodorante passée à attendre sur un escabeau que le gouvernement décidait de mon sort, et je me souviens des crachats et des soufflets dont la crapule du corps de garde et des cuisines n’arrêta pas pendant plusieurs heures de m’abreuver. On me mit dans les mains une canne de jonc pour remplacer celle qu’on m’avait enlevée et que je vous ai montrée en juillet 1937 dans votre bureau peu de temps avant mon départ pour l’Irlande. On me planta sur la tête une couronne d’épines et plusieurs soldats et une fille du peuple qui détestait ma poésie vinrent encore appuyer dessus. — On me mena en fin de compte sur une espèce d’éminence qui avait pour nom Golgotha et j’y fus mis tout nu et cloué sur une croix avec ma chemise autour des reins pour dissimuler mes parties sexuelles, ce que j’eus du mal à obtenir. Je me souviens encore du cri que je poussais lorsque la croix fut dressée et que mon corps de tout son poids se mit à pendre sur mes deux mains à la croix clouées. — Mort je fus jeté dans un tas de fumier et je me souviens d’avoir voulu attendre la conscience d’être mort afin d’arriver à me relever. [...] Vous connaissez maintenant toute mon histoire et je crois bien que ceux qui m’ont crucifié il y a deux mille ans font partie de la police parisienne et sont en train de la soudoyer21.

Ce récit, dans lequel on retrouve tous les motifs précédemment traités, représente une tentative explicite de la part de l’écrivain de refigurer le Christ et parallèlement de se repenser lui-même à travers cette figure qu’il critique, mais qu’il réinvente aussi pour mieux s’y identifier. D’ailleurs, le propos de cette opération — dont les issues sont aussi bien destructrices que recréatrices  — est conforme à ce travail de « défiguration de l’humain22 » qu’Artaud mène tout au long de sa vie, et jusque dans ses derniers textes, afin de guérir l’homme de ce que déjà, dans Le Théâtre et son double, il considère comme une « infection23 », une maladie séculaire touchant à notre manière de penser l’être de l’homme 21. Antonin Artaud, Lettre à Jean Paulhan du 6 décembre 1945, op. cit., p. 1006‑1007. 22. Évelyne Grossman, « Faire affluer les démons », dans Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947-Mars 1948. II. Cahiers 310 à 406, op. cit., p. 13. 23. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 506.

346 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

et se reversant dans et affectant toutes les constructions de sa pensée, de sa culture et de sa civilisation. Parallèlement, l’attention qu’Artaud porte à l’image du Christ ne vise pas tant à figurer un nouveau divin — car comme il le dit très explicitement, cela ne peut qu’en fausser la nature : « Loin de croire le surnaturel, le divin inventé par l’homme », écrit-il, « je pense que c’est l’intervention millénaire de l’homme qui a fini par nous corrompre le divin24. » Dé-figurer et re-figurer le Christ sont des opérations qui — agissant sur une des images fondatrices de la culture et de la civilisation occidentales et qui se donne constitutivement comme figure à la fois de l’homme et du divin — permettent de repenser tant l’un que l’autre. « Toute transformation culturelle importante », note l’écrivain, « a pour point de départ une idée renouvelée de l’homme, elle coïncide avec une nouvelle poussée de l’humanisme25. » Dans le cadre ce ce parcours, on propose de comprendre justement en ce sens la nature et les issues de l’expérience du sacré et de toute dé-figuration du Christ tels qu’examinées jusqu’ici, à savoir comme des processus permettant, d’une part, d’accéder à une « nouvelle conscience du présent » — pour le dire avec Pasolini —, voire à une « révolution » — écrit Artaud —, « [...] dans notre façon universelle, notre façon, à nous tous, les hommes, de comprendre la vie26 », et, de l’autre, de se forger parallèlement une « nouvelle idée de l’homme27 ». Beckett aussi souligne qu’il est impératif que, par l’art et la littérature, l’on « réalise l’homme [...] dans ce qu’il a de plus inébranlable, dans sa certitude qu’il n’y a ni présent ni repos28. » Et c’est précisément cette nouvelle vision de la vie et de l’homme que semble incarner la figure du Christ telle qu’elle émerge des œuvres de ces écrivains et telle qu’elle est figurée par des personnages qui, comme Vladimir de Beckett, ne cessent de rappeler : « L’humanité, c’est nous29. » Dans sa Lettre sur l’humanisme, en instaurant et en développant un dialogue critique avec la pensée exposée par Sartre, un an auparavant, dans L’Existentialisme est un humanisme30, Heidegger s’interroge sur la possi24. Ibid. 25. Antonin Artaud, « Ce que je suis venu faire au Mexique », op. cit., p. 718. 26. Antonin Artaud, « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne », op. cit., p. 733. 27. Antonin Artaud, « Ce que je suis venu faire au Mexique », p. 718. 28. Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 37. 29. Samuel Beckett, En Attendant Godot, op. cit., p. 115. 30. Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Nagel, « Pensées », 1970.

Conclusion — Pour un nouvel humanisme

347

bilité de « redonner un sens au mot humanisme31 » et souligne à plusieurs reprises que pour que cela puisse advenir, il est nécessaire de questionner « l’humanité de l’homme », la « relation de l’Être à l’essence de l’homme » ainsi que la « vérité de l’Être32 », l’« essence du Sacré33 » et le rapport de l’homme au divin, interrogations qui inévitablement touchent toutes au domaine de la métaphysique : « Tout humanisme reste métaphysique34 », affirme-t-il en résumant en ces quelques mots ses prises de distance tant de l’un que de l’autre. Ces réflexions nous permettent pourtant, en guise de conclusion — une conclusion qui se veut aussi comme une ouverture sur de nouvelles pistes à explorer —, de repenser le parcours fait comme débouchant justement sur une possible reconsidération, à l’œuvre de manière plus (Artaud, Pasolini) ou moins (Beckett) explicite chez ces auteurs, de la notion traditionnelle d’humanisme. La critique de la métaphysique et celle du christianisme qu’ils mènent au fil de leurs productions respectives n’impliquent-elles pas, même indirectement, une prise de distance d’un humanisme qui — pour le dire avec des mots de Pasolini tirés d’un écrit de 1946 sur le sujet — « dans la Renaissance trouva sa validité dans le rachat de son complexe d’infériorité face à une autre vie ou, enfin, de son ignorance35 », ainsi que de toute autre forme d’humanisme fondée sur une conception de l’homme comme être rationnel et maître du monde et des choses d’ici-bas ? Comme l’explique Roger Munier, Heidegger parvient dans ses écrits sur le sujet à conférer à l’homme une dignité « infiniment plus éminente » que celle inhérente aux formes classiques de l’humanisme, mais de manière singulière, à savoir en le « subord[onnant] à la vérité de l’Être36 ». En suivant une logique similaire, il semble ainsi possible de reconnaître dans les œuvres de ces écrivains, d’une part, deux mouvements complémentaires : l’un divergeant de toute forme d’humanisme relevant de ce « mirage » qu’est, selon Foucault, toute conception de l’être humain « comme ob-

31.

Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme [1947], texte traduit et présenté par R. Munier, Paris, Aubier-Montaigne, « Philosophie de l’esprit », 1957, p. 31. 32. Ibid., p. 47, 49. 33. Ibid., p. 131. 34. Ibid., p. 47. 35. Pier Paolo Pasolini, « In margine all’esistenzialismo », op. cit., p. 30. C’est nous qui traduisons. 36. Roger Munier, « Introduction », dans Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 16.

348 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

jet d’un savoir possible37 », tandis que l’autre pourrait se penser comme une sorte de contre-humanisme visant toujours à restituer à l’homme sa dignité et sa liberté, mais à partir de l’idée, comme le dit Artaud, que l’« ignorance éclairée et consciente est le ciment de la vérité38 ». C’est en cette direction que va Pasolini lorsque, en réfléchissant sur l’humanisme à partir de l’œuvre de Baudelaire et du concept de « décadence », il suggère de voir dans le « courage de parvenir aux extrêmes conséquences » de l’être de l’homme et de sa pensée (le même courage dont font preuve les expériences examinées dans ces pages) une forme de « renouvellement de la dignité humaine », une dignité qui serait donc fondée sur la capacité de l’homme de « supporter la ruine en [soi]-même » et la souffrance qu’elle comporte, et que Pasolini assimile à celle d’un mystique athée « qui n’attend pas la grâce39 ». Mais cette passion déchirante, note-t-il de manière pertinente dans ce cadre, ne relève pas seulement d’une expérience subjective. Elle caractérise toute une époque et, par conséquent, l’ensemble des êtres humains qui la vivent, les mêmes qu’incarne Mahood, le personnage de L’Innommable dans le nom duquel résonnent — mais aussi incomplets que le substantif que ce nom prive d’une lettre — les deux sens du mot anglais manhood, à savoir maturité de l’homme et collectivité humaine. Sans compter que cette nouvelle forme d’humanisme à laquelle songe Pasolini est, au fond, bien proche de celle que Jean-Michel Besnier reconnaît dans la pensée de Bataille et qu’il résume dans la formule, empruntée à ce dernier, d’« humanisme déchiré40 », mots avec lesquels il indique un humanisme qui se fonde sur la célébration de « l’inachèvement de toutes choses41 », y compris de l’être humain. Dans la capacité de supporter ce 37.

Michel Foucault, « L’homme est-il mort ? » [1966], dans Dits et écrits, t. I : 1954‑1975, op. cit., p. 568. 38. Antonin Artaud, « Secrets éternels de la culture » [1936], Messages révolutionnaires, op. cit., p. 726. 39. Pier Paolo Pasolini, « In margine all’esistenzialismo », op. cit., p. 30. C’est nous qui traduisons. Notons à ce propos que pour comprendre cela il faut « participer à la souffrance, enfin totale, sans lueurs, de l’existentialiste ». Mais à propos de ce dernier mot, il précise qu’il ne s’agit pas d’adhérer à une philosophie donnée, mais de participer à l’esprit de toute une époque qui « souffre consciemment et de façon totale ». C’est pourquoi il avoue ensuite que la formule d’« “existentialisme comme mysticisme athée” » lui convient parfaitement et se demande, en pensant à Eckhart, si « [d]ans l’existentialisme ne peut-on pas reconnaître peut-être tous les symptômes de l’expérience mystique ». Ibid., p. 31. 40. Jean-Michel Besnier, L’Humanisme déchiré, Paris, Descartes et Cie, 1993. 41. Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible : l’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, La Découverte, « Armillaire », 1988, p. 80.

Conclusion — Pour un nouvel humanisme

349

manque de complétude se cacherait donc la clé de voûte d’une liberté à laquelle l’homme pourrait accéder en allant jusqu’au bout de ce moment sacré, bouleversant et souverain que Bataille appelle expérience intérieure. Levinas aussi le dit clairement. La crise de l’humanisme contemporain est concomitante et indissociable de celle de la métaphysique, les deux ayant fait de l’homme non seulement un être auquel est attribuée « la découverte du savoir vrai42 », mais aussi un « objet » de savoir et un agent dans un « ensemble de termes qui font système43 », même piège dans lequel tombe aussi tout prétendu anti-humanisme. C’est pourquoi, dans la préface de L’Humanisme de l’autre homme, Levinas suggère qu’une manière possible de repenser tous ces termes réside justement en « la mise en question de l’EXPÉRIENCE comme source de sens44 ». Comme on a pu le voir, cette mise en question est au cœur du parcours qu’on a voulu retracer dans ce livre. Elle est aussi à la base tant de la critique de la métaphysique et du christianisme menée par Bataille ainsi que par Artaud, Beckett et Pasolini, que de la présence et de l’émergence insistante chez eux de l’image du Christ, figure sans cesse dé-figurée et re-figurée d’un sacré qui fuit toute définition, et en même temps de l’homme qui vit cette expérience le forçant à repenser radicalement toute notion du divin, de l’être de l’homme et de son rapport au monde qui l’entoure, voire les fondements mêmes du savoir. Dans Pour en finir avec le jugement de dieu, Artaud évoque une « armée d’hommes descendus d’une croix, / où dieu croyait l’avoir depuis longtemps clouée45 » et qui « avance invectivant l’Invisible46 », une image extrême, certes, mais qui exprime bien la portée révolutionnaire inhérente au travail de déconstruction et de dé-figuration du sens que cette expérience demande et qui, bien que différemment, est accompli par chacun de ces écrivains chez qui l’image du Christ devient ainsi la figure possible d’une libération qui évidemment touche au christianisme, mais le dépasse aussi.

42.

Emmanuel Levinas, L’Humanisme de l’autre homme, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, « Essais », 1972, p. 68. 43. Ibid., p. 70 44. Ibid., p. 14. 45. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, op. cit., p. 1646. 46. Ibid.

Bibliographie

C

ette bibliographie fait état de tous les ouvrages cités dans ce travail ou consultés pendant sa rédaction, en commençant par ceux relatifs au corpus primaire de cette recherche et donc aux œuvres d’Artaud, de Beckett et de Pasolini. Suivent les ouvrages constituant l’apparat théorique et critique de cette monographie, à savoir les écrits de Bataille et les publications qui lui ont été dédiées ; deux sections thématiques regroupant, l’une, les études portant sur le sacré, la religion et le christianisme, et l’autre celles sur les notions d’image, de figure et de dé-figuration, pour finir avec une section qui indique les autres textes littéraires ou critiques utilisés.

Antonin Artaud Œuvres d’Antonin Artaud Œuvres complètes, édition établie par Paule Thévenin, t. I-XXVI, Paris, Gallimard, « Blanche », 1956‑1994. Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004. 50 dessins pour assassiner la magie, édition établie par Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, « Blanche », 2004. Cahiers d’Ivry. Février 1947-mars 1948, texte établi, préfacé et annoté par Évelyne Grossman, t. I-II, Paris, Gallimard, 2011.

352 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

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Bibliographie 377

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378 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

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Bibliographie 379

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Dictionnaires en ligne Portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : https://www.cnrtl.fr/ Trésor de la Langue Française informatisé : http://atilf.atilf.fr/

Index des Noms*

A Agamben, Giorgio : 56, 57, 188 Alighieri, Dante : 129, 290 Allendy, René Félix Eugène : 218 Altizer, Thomas J. J. : 17 Andreo, Benjamin : 123 André-Carraz, Danielle : 20 Angèle de Foligno (sainte) : 63 Apollinaire, Guillaume : 273 Arnould-Bloomfield, Élisabeth : 56 Artioli, Umberto : 259, 282, 283, 285 Aubert, Jacques : 35 Auerbach, Erich : 236, 237, 305, 306, 307

Augustin (saint) (Augustin d’Hippone) : 46, 99, 243, 307

B Bachelard, Gaston : 143 Bachman, Guideon : 104 Bacon, Francis : 226, 227, 237, 238

Bailey, Iain : 21 Bakhtine, Mikhaïl Mikhaïlovitch : 214, 264 Barthes, Roland : 41, 46, 234, 276, 313, 315-317, 321, 341, 342 Bartoli, Daniello : 76 Bartoli, Francesco : 159, 282, 283, 285 Bateson, Gregory : 113 Baumgarten, Alexander Gottlieb : 131

Bazzocchi, Marco Antonio : 76, 176, 186, 214, 261, 265, 319 Beaujeu, Arnaud : 21 Benveniste, Émile : 61 Bergonzoni, Maura : 276 Bertolucci, Bernardo : 199 Besnard, Annie : 66 Besnier, Jean-Michel : 348 Betti, Laura (Laura Trombetti, dite) : 17 Bianchi, Enzo : 249

*. Les noms d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Samuel Beckett et Pier Paolo Pasolini ne paraissent pas dans l’index.

382 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Blanchot, Maurice : 26, 112, 152, 199201, 342 Bleuler, Eugen : 323 Boccace, Jean : 137 Boileau, Nicolas (dit Boileau-Despréaux) : 202 Bonardel, Françoise : 20 Bonnet, Gérard : 215 Borel, Adrien Alphonse Alcide : 218 Boundas, Constantin V. : 238 Bourneville, Désiré-Magloire : 220 Brecht, Bertold : 271 Breton, André : 20, 35, 63, 185 Breuer, Josef : 215, 222 Bruno, Giordano (Filippo Bruno, dit) : 146 Buning, Marius : 21, 175 Burke, Edmund : 202-204 Butler, Lance St. John : 22 Buvik, Per : 25, 89, 240

C Cacciari, Massimo : 20, 308, 370 Caillois, Roger : 27, 35, 108, 109, 152, 218

Calder, John Mackenzie : 21 Calvino, Italo : 214 Campagnoli, Ruggero : 134 Castel, Pierre-Henri : 220 Ceccatty, René de : 22, 47, 76, 121 Certeau, Michel de : 53, 55, 60 Charcot, Jean-Martin : 220 Chevallier, Philippe : 24, 25 Chiarcossi, Graziella : 26, 230 Chiesi, Roberto : 343 Clair, Jean (Gérard Régnier, dit) : 227

Clerc, Thomas : 342

Clément, Bruno : 19, 71, 171, 173, 257, 321 Clément, Cathérine : 329, 333 Collodi, Carlo (Carlo Lorenzini, dit) : 211 Conti Calabrese, Giuseppe : 17, 104, 187

Cortade, Ludovic : 20 Courtés, Joseph : 28, 29, 276 Croce, Benedetto : 131, 135

D De Laude, Silvia : 23, 47, 77, 92, 122, 298

Deleuze, Gilles : 39, 90, 183, 184, 188, 191, 226-228, 236-238, 304, 321, 322, 325, 328, 331, 332 Deloche, Pascale : 24 Delumeau, Jean : 15 Denys l’Aréopagite (Pseudo) : 59, 60, 63, 65, 138 Derrida, Jacques : 17, 35, 61, 88, 111, 197-199, 237, 253, 330, 337 Descartes, René : 45, 117, 253 Desnos, Robert : 20 Desogus, Paolo : 261 Didi-Huberman, Georges : 124, 125, 139, 140-142, 160, 198, 207, 208, 220, 239, 244, 267, 301-303, 305, 306

Duflot, Jean : 19, 23 Dumoulié, Camille : 120, 270, 271

E Eckhart (Maître) (Eckhart von Hochheim, dit) : 60, 63, 65, 348 Eco, Umberto : 50, 140, 142, 294

Index des noms

Eliade, Mircea : 16, 17, 91, 139, 153155, 169, 239 Engelberts, Matthijs : 21, 133, 175 Ernst, Gilles : 22

F Farolfi, Franco : 75, 76, 262 Fau, Guillaume : 206 Felice, Angela : 23 Ferdière, Gaston : 67, 68, 81, 193, 205, 307, 309 Ferry, Luc : 16 Fitch, Brian T. : 19 Fortini, Franco : 211 Foucault, Michel : 24, 25, 33-35, 111, 195-197, 313, 318, 347, 348 Fournier, Édith : 39, 45, 60, 170, 194, 203, 257, 260 Freud, Sigmund : 76, 90, 152, 186, 215, 217, 220, 222, 225, 301-303, 322-324, 335, 338 Friedman, Alan Warren : 19

G Gauchet, Marcel : 15, 16, 239 Gide, André : 76 Giotto (Ambrogiotto di Bondone, dit) : 261-263 Girard, René : 113 Godard, Jean-Luc : 235 Graf, Élisabeth : 325 Gragnolati, Manuele : 261 Gregoretti, Ugo : 235 Greimas, Algirdas Julien : 28, 29 Gri, Gian Paolo : 23 Grossman, Évelyne : 20, 50, 65, 69, 113, 145, 161, 169, 171-173, 206, 226, 229, 230, 233, 234, 241, 242,

383

244, 246, 273-275, 279, 287, 295, 296, 303-305, 333, 336, 343, 345 Guattari, Félix : 226, 228, 236, 331, 332 Guénon, René : 136 Guillaume, Paul : 238

H Harrington, Thomas More : 168 Hartmann, Pierre : 202, 203 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 25, 35, 117, 332 Heidegger, Martin : 15, 26, 253, 346, 347

Henry, Michel : 269 Hoffert, Yannick : 21, 81, 342 Holzhey, Christoph F. E. : 261 Hunkeler, Thomas : 45, 46, 99 Hussey, Adrew : 200

I Ignace de Loyola (saint) (Iñigo López de Loyoloa) : 63, 150, 175

J Janet, Pierre : 218, 219 Janvier, Ludovic : 21 Jaspers, Karl : 16, 112, 240, 325 Jean XXIII (saint) (Angelo Giuseppe Roncalli) : 24, 186, 187 Jean de la Croix (saint) (Juan de Yepes Álvarez) : 63, 65, 148 Joubert-Laurencin, Hervé : 17 Joyce, James : 74, 135, 234

K Kant, Emmanuel : 117, 131, 203, 208 Klossowski, Pierre : 25, 26, 63, 152

384 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Knowlson, James : 73, 74, 97, 166, 167, 173, 196 Kojève, Alexandre : 35, 112 Kosters, Onno : 21 Kraepelin, Emil : 323 Kristeva, Julia : 18, 63, 64, 150, 316, 317, 329, 330, 331, 333, 338

L Lacan, Jacques : 35, 38, 58, 152, 153, 207, 217, 233, 248, 249, 316, 323, 330, 333-335, 338 Lacoue-Labarthe, Philippe : 40, 136, 137

Laplanche, Jean : 101, 220, 301, 323, 338

Latrémolière, Jacques : 65, 222, 236, 314

Lawton, Ben : 276 Le Tasse (Torquato Tasso, dit) : 308 Leclerc, Gérard : 24 Leibniz, Gottfried Wilhelm : 44, 131 Leiris, Michel : 20, 25, 218, 227 Levinas, Emmanuel : 113, 266, 267, 349

Lewis, Wyndham : 227 Longin (Pseudo) : 222 Louette, Jean-François : 27 Lukács, Georg ou Györguy : 291 Lyotard, Jean-François : 145-147, 204, 237, 238, 303-305

M Manson, Anne : 66 Mantegna, Andrea : 319 Maritain, Jacques : 133, 134, 137, 138 Maritain, Raïssa : 133, 134, 137, 138 Mauriac, Claude : 63

Mauss, Marcel : 25 Mayorkas, Jack : 325 Merleau-Ponty, Maurice : 35, 92, 93, 140, 141, 143, 200, 201, 238, 341 Mèredieu, Florence de : 20, 65, 66, 68, 69, 96, 165 Mével, Yann : 194 Michaux, Henri : 48, 137, 233, 248, 298

Milton, John : 203 Montini, Chiara : 19, 70 Moravia, Alberto : 19, 214 Munier, Roger : 40, 347 Murphy, Peter John : 74

N Nancy, Jean-Luc : 39, 117, 242, 248, 353, 264, 280 Nietzsche, Friedrich Wilhelm : 15, 16, 20, 25, 26, 58, 89, 193, 240, 267, 270, 271, 308, 309, 318, 327-329 Noudelmann, François : 46, 71, 74, 140, 194 Novello, Neil : 147, 192

O Ogletree, Thomas W. : 17 Otto, Rudolf : 37, 60, 62

P Panier, Louis : 59 Pankow, Gisela: 226 Panofsky, Erwin : 29, 140 Parisot, Henri : 69, 95, 166, 296, 336 Pascal, Blaise : 85, 146, 167, 185 Pascoli, Giovanni : 133 Pasi, Carlo : 36, 37, 41 Patrick (saint) : 66, 68

Index des noms

Paul (saint) : 105, 106, 138, 150, 215, 239, 243, 249, 269, 283, 285, 295 Peignot, Colette : 56 Pellegrini, Rienzo : 78 Perloff, Marjorie : 118, 160 Picasso, Pablo Ruiz : 147 Pisanelli, Flaviano : 276, 290 Platon : 287, 330 Pontalis, Jean-Bertrand : 101, 220, 323, 338 Pontormo, Jacopo da (Jacopo Carucci, dit) : 235

Q Queneau, Raymond : 35

Santato, Guido : 78, 83 Santi, Sylvain : 134 Sasso, Robert : 48, 117 Saussure, Ferdinand de : 240, 255 Scarpetta, Guy : 66 Schiff, Paul : 218 Schiller, Friedrich von : 203 Shakespeare, William : 211, 213 Sherzer, Dina : 19 Siti, Walter : 47 177, 230, 298 Somer-Halls, Henry : 238 Sollers, Philippe : 64 Spinoza, Baruch : 225, 253 Surya, Michel : 35, 56, 58, 59, 93, 152, 185

T

R Rance, Didier : 308 Rebourg-Roesler, Christine : 325, 326 Reignard, Paul : 220 Rey, Jean-Michel : 84 Ricketts, Mac Linscott : 17 Ricœur, Paul : 57 Rivière, Jacques : 42, 43, 45, 67, 76, 144, 164, 222, 254, 256 Roncaglia, Aurelio : 315 Ronsard, Pierre de : 81 Rosenberg, Benno : 225 Rossellini, Roberto : 235 Rossman, Charles : 19 Rosso Fiorentino (Giovanni Battista di Jacopo, dit) : 235 Rouanet, Hervé : 325

S Sade, marquis de (Donatien Alphonse François de Sade, dit) : 271 Sanguineti, Edoardo : 214

385

Tacou, Constantin : 17 Tertullien (Quintus Septimius Florens Tertullianus, dit) : 306, 307 Thérèse d’Avila (sainte) (Teresa Ali Fatim Corella Sanchez de Capeda y Ahumeda) : 63, 109 Thomas a Kempis (Tomas von Kempen ou Thomas Hemerken) : 148 Thomas (saint) : 62, 138 Thomas, René : 66 Todorov, Tzvetan : 28 Tomachevsky, Boris Viktorovich : 28

Tomiche, Anne : 295 Tonning, Erik : 44 Toudoire-Surlapierre, Frédérique : 94

V Valéry, Paul : 15, 137

386 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Van Velde, Bram (Abraham Gerardus Van Velde, dit) : 147, 168, 317, 318 Van Velde, Geer (Gerardus Van Velde, dit) : 147, 168, 317, 318 Vattimo, Gianni : 16 Vecchio, Sergio : 17 Verbaro, Caterina : 23 Verlaine, Paul : 85 Vico, Giovan Battista : 131, 132, 134, 135, 146 Viller, Marcel : 216

W Weber, Max : 15 Welch, Robert : 22 Wells, George Orson : 285 Wittgenstein, Ludwig Josef Johann : 118

Z Zabagli, Franco : 26, 177

Table des matières Avant-propos Un anti-christianisme christique ?........................................................... 15

Prélude.................................................................................................. 31 Une expérience énigmatique.................................................................... 33 Une expérience partagée...................................................................... 42

Première partie Athéologies du sacré....................................................................... 51 L’expérience intérieure : entre mysticisme et (anti-)christianisme.................................................. 53 Chapitre 1 Des mysticismes controversés.................................................................. 65 Chapitre 2 La perte de Dieu ou l’expérience de la contingence...................................... 87 Chapitre 3 L’irruption du sacré : une hérésie en activité........................................ 111

388 Expériences du sacré et dé-figurations du Christ

Deuxième partie Expériences christiques............................................................... 127 Visions poétiques et passions christiques.............................................. 129 Chapitre 4 Images sacrées, images du Christ........................................................... 157 Chapitre 5 Le regard : véhicule du sublime............................................................. 195 Chapitre 6 Conversion religieuse, conversion hystérique....................................... 215

Troisième partie Défigurations et refigurations du Christ.............................. 231 (Dé)figurations de la forme christique.................................................. 233 Chapitre 7 Motifs christiques................................................................................... 243 Le motif de l’Incarnation................................................................... 248 Le motif de la Crucifixion.................................................................. 266 Le motif de la Résurrection............................................................... 280 Chapitre 8 Nouveau(x) Christ(s)............................................................................. 301 Le Christ poète................................................................................... 308 Le Christ fou...................................................................................... 318 Le Christ incestueux.......................................................................... 329 Conclusion Pour un nouvel humanisme................................................................... 341 Bibliographie.......................................................................................... 351 Index des noms...................................................................................... 381

EXPÉRIENCES DU SACRÉ ET DÉ-FIGURATIONS DU CHRIST

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Martina Della Casa est maître de conférences en littérature italienne, générale et comparée à l’Université de HauteAlsace. Elle a coédité deux livres portant sur la poésie en Suisse italienne (Florence, SEF, 2017-2019) et dirigé le volume André Gide, l’Européen (Paris, Classiques Garnier, 2019).

Martina Della Casa

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Expériences du sacré et dé-figurations du Christ Lectures croisées : de Bataille à Artaud, Beckett et Pasolini

Martina Della Casa -

Interroger les modalités de la présence du sacré dans les écritures contemporaines, filles de l’époque de la « mort de Dieu » (Nietzsche) et d’un siècle de « déchristianisation » (Delumeau), implique une réflexion enracinée dans des expériences qui remettent tout en question, y compris les fondements de la religion chrétienne. Dans le cadre de la figuration de ces vécus bouleversants, comment expliquer donc l’émergence insistante de l’image du Christ, figure qui hante l’imaginaire des écrivains du siècle dernier et incarne la suprême manifestation chrétienne du sacré ? Ces questionnements guident une lecture croisée qui, à partir de la pensée de Bataille, propose un parcours à travers les œuvres d’Artaud, de Beckett et de Pasolini visant à explorer la nature ambivalente de ces expériences souveraines et à examiner le travail de dé-figuration de l’image du Christ qu’elles comportent.

Éditions Orizons

25, rue des Écoles 75005 Paris ISBN : 979-10-309-0258-7

33€

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