Du Christ à la Trinité: Penser les Mystères du Christ après Thomas d'Aquin et Balthasar 9782204095013


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French Pages 478 [480] Year 2010

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Du Christ à la Trinité: Penser les Mystères du Christ après Thomas d'Aquin et Balthasar
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ÉTIENNE VETO

Du Christ à la Trinité Penser les Mystères du Christ après Thomas d’Aquin et Balthasar

COGI TATIO FIDEI

LES ÉDITIONS DU CERF

Théologie et sciences religieuses Cogitatio Fidei

Etienne Veto Du Christ à la Trinité Le lieu premier de manifestation de la Trinité est la figure du Christ en ses mystères. La foi trinitaire ne résulte pas d’une subtile articulation entre unité et pluralité, mais d’une méditation sur le rapport de Jésus à son Père et à leur Esprit commun. Telle est la première thèse du présent ouvrage, qui sera vérifiée par l’exploration de la portée trinitaire des mystères du Christ chez deux grands maîtres : pour Thomas d’Aquin, la Trinité est la clé d’interprétation et l’horizon de compréhension de la vita Christi ; pour Hans Urs von Balthasar, la figure du Christ et ses mys­ tères sont le Heu par excellence de la révélation de la triunité de Dieu. Un nœud redoutable se présente toutefois : lorsque le Père, le Fils et l’Esprit agissent dans l’économie, comment maintenir à la fois leur spécificité et leur profonde unité d’opération ? L’Aquinate, fidèle au principe classique de l’unité ad extra de l’opération de la Trinité, sotdigne principalement l’unité, mais peine à rendre compte du propre des personnes. Balthasar met en valeur les distinctions révélées dans les mystères, sans toutefois chercher à déterminer dans l’économie une unité à hauteur de l’unité intradivine. C’est pourquoi l’auteur propose une véritable théologie des mystères du Christ, fondée sur une élaboration philosophique de la révélation comme irruption et nouveauté, cohérente avec la singularité et la contingence des mystères. Ainsi, la théologie trinitaire pourra et devra se déployer à partir de l’agir des personnes divines telle qu’elle se présente dans la vie du Christ, sans quitter celle-ci d’« un pouce ». Il s’agit toutefois d’assurer aussi le pôle de l’unité, en retravaillant sur le plan scripturaire, historique et théologique le principe d’unité ad extra, afin d’en proposer une formu­ lation nouvelle qui respecte la distinction au sein de l’unité. C’est à ce prix seulement, en effet, qu’il est possible de penser, jusque dans son agir, la triunité de Dieu. Dans cet ouvrage novateur, le père Veto fait le pari qu’il est possible de dialoguer avec un Maître de la période médiévale pour faire authentique­ ment œuvre de théologie contemporaine. Son vœu : que le XXIe siècle soit celui d’un dialogue renoué avec les grands médiévaux, comme le XXe fut celui de la redécouverte des Pères. Etienne Veto, né en 1964, est prêtre, membre de la communauté du Chemin Neuf. Docteur en théologie, il enseigne dans divers instituts en France et à l’étranger. Outre l’enseignement, il poursuit des recherches en théologie et est impliqué dans la pastorale du diocèse de Chartres.

cerf

45 € ISSN 0587-6036 Sodis 8291624 TTT

ÉTIENNE VETO

DU CHRIST À LA TRINITÉ Penser les mystères du Christ après Thomas d’Aquin et Balthasar Préface de Bernard Sesboüé

LES ÉDITIONS DU CERF www. editionsducerf. fr PARIS 2012

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LE

PHOTOCOPILLAGE L TUE LE LIVRE

Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collec­ tive. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen­ tement de l’auteur et de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Imprimé en France

© Les Éditions du Cerf, 2012 www.editionsducerf.fr (29, boulevard La Tour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07) ISBN 978-2-204-09501-3 ISSN 0587-6036

PRÉFACE

Voici un livre qui traite du cœur de la théologie et de la foi chrétienne : en quoi consistent les relations avec Dieu qui nous sont promises par le message évangélique ? Est-ce que la révé­ lation chrétienne nous propose d’entrer dans des relations vraiment personnelles et différenciées avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? Sommes-nous en vérité fils du Père (Ga 4, 6), frères du Fils (Rm 8, 14-18 ; 29) et temples de l’Esprit (1 Co 3, 16-17 ; Tt 3, 6) ? Ou bien est-ce que notre statut de créature nous borne à n’avoir de relation qu’avec l’unité de la nature divine ? Dans ce cas, il faudrait interpréter ainsi la parole de Jésus à Marie Madeleine : Je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu (Jn 20, 17) de la façon suivante : « Je remonte vers la première personne de la Trinité qat oùi ifivri 2 cr c et kcaû ac tititijUL qui vuir c 1 trc. bon sens chrétien, nourri par tant de paroles du Nouveau Testa­ ment, ne se pose même pas la question. Il opte pour la première hypothèse. Ne serait-il pas contradictoire que Jésus s'incarne et nous révèle l’échange d’amour en quoi consiste la vie divine pour ensuite nous laisser à la porte ? La chose n ’est-elle pas jugée ? Mais alors pourquoi se fait-il qu’elle demeure aujourd’hui encore pour la théologie technique une sorte d ’aporie dont on a bien du mal à sortir ? Un adage doctrinal fort sérieux, dont l’autorité remonte aux plus grands Pères de l’Eglise en Orient et en Occident, et canonisé par divers conciles, affirme que toutes les opérations divines ad extra, c ’est-à-dire à l ’égard de la créa­ tion et des créatures, sont communes aux trois Personnes. L'enjeu n 'est pas mince : il y va tout simplement de l ’unicité de Dieu lui-même et de la distance incommensurable qui demeure entre lui et toute créature, fût-elle humaine. Telle est l'apparente

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aporie : ou bien tomber dans un trithéisme de type gnostique, c’est-à-dire dans un néopolythéisme qui se déconsidérerait luimême, ou bien renier le spécifique du paradoxe chrétien. Tel est le problème auquel Etienne Veto s'est affronté avec une grande exigence théologique et philosophique — car il est philo­ sophe de formation. Il l'aborde à partir de deux très grands théo­ logiens de la tradition chrétienne dont l Insistance respective va dans l’un et l’autre sens : Thomas d’Aquin et Hans Urs von Bal­ thasar. Thomas d’Aquin se veut totalement fidèle au principe des opé­ rations communes. Mais il traite aussi avec bonheur et insistance dans sa Somme théologique des mystères de la vie de Jésus et se pose la question de la portée de chacun au regard de la révé­ lation trinitaire. L’étude d’Etienne Veto fera date par son ana­ lyse critique, toujours respectueuse et bienveillante, du Docteur angélique, menée sur un point de fragilité, de gêne, de tension et peut-être d’hésitation de sa pensée. Le chercheur, lui-même très sensible à l’enjeu philosophique et théologique de l’axiome traditionnel, a véritablement fait le siège du grand théologien pour vérifier si, une fois ou l'autre, motivé par l'évidence évan­ gélique, celui-ci n 'échappe pas à sa propre logique. Que signifie chez lui « cette stratégie de contournement des principes d’unité » ? La fidélité immédiate à l’adage reçu aurait pu lui per­ mettre de s ’engouffrer beaucoup plus massivement dans la théo­ logie aes appropriations, qui reauu nos reianons personnelles avec la Trinité à n ’être en fait que des relations avec la nature divine, mais appropriées par le discours aux Personnes en raison de l’affinité de chacune avec la relation considérée. Nous sommes fils de Dieu, cela est approprié normalement au Père. Or cette solution ne satisfait pas totalement l’Aquinate. Elle le laisse frustré et l ’on trouve là sans doute la motivation de son long exposé des mystères et du passage d’une théologie des natures à celle des acteurs. L’importance de ce traité et son caractère exceptionnel dans la construction de la Somme ne signifient-ils pas un hommage au paradoxe chrétien, pour employer un terme cher au père de Lubac ? En se couvrant de la distinction entre manifestation et révélation, Thomas ne reconnaît-il pas de fait la valeur d’une vraie révélation trinitaire dans les mystères de la vie de Jésus ? C ’est bien parce qu ’il est persuadé que ces mystères ont une portée proprement trinitaire,

PRÉFACE

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qu ’il les commente avec tant de détails et de précisions. La stra­ tégie de « contournement » n ’est-elle pas finalement l'aveu indi­ rect que pour Thomas l’appropriation a de facto le poids d’une relation proprement personnelle ? Sous le couvert de ce terme, l’Aquinate exprime des interventions effectivement diversifiées des Trois au service d’une action commune. L’auteur diagnos­ tique la pratique « chez Thomas d’écrire comme si les appro­ priations étaient des attributions en propre ». S’il avait suivi une logique formelle, il aurait dû en venir à des conclusions que luimême ressentait comme radicalement contraires à l’économie de la révélation trinitaire. A l’intérieur d’un cadre formel qu’il ne veut pas mettre en cause, il joue subtilement pour lui faire dire autre chose. Ll « louche » sans doute vers la priorité à donner à l'unité divine. Mais précisément, s ’il « louche », c 'est qu ’il n ’a pas les yeux tout à fait droits. Car en même temps il « flirte » avec les propriétés des Personnes. Cela le conduit à la limite de la contradiction. Tl ne peut pas ne pas céder devant l ’événement massif de l'incarnation et de la passion de Jésus. La question est aussi posée à propos de l'humanité glorifiée du Christ elle-même et elle devrait emporter la réponse en ce~qui nous concerne : car ce qui vaut pour lui doit valoir analogiquement pour nous. Pour ne prendre que l'exemple de deux formules, pouvons-nous n 'être que des « fils de toute la Trinité », alors que nous pouvons « jouir de la personne divine elle-même » ? De même, Thomas situe i ooeissance au c^nrisi a i agonie non pas entre le rus et te rere, mais entre les deux natures du Fils. Mais il dit aussi que seul le Fils obéit et qu ’il obéit en propre. - Cette réflexion pourra être contestée, comme tout travail, mais elle apporte incontestable­ ment du neuf dans notre connaissance de saint Thomas. Hans Urs von Balthasar. Le théologien suisse part d’un tout autre point de vue : « Il ne faut pas s ’écarter de l’économie d’un pouce. » Il interprète l’économie de la vie de Jésus comme une suite d’« événements relationnels ». Toute l’existence de Jésus est la transposition dans le langage et l’effectivité de la condition humaine de l’opposition des relations fondatrices des personnes trinitaires. C’est ce qui explique en particulier ce qu’on peut appeler la « surdétermination » de l'obéissance de Jésus chez Balthasar : obéir, c 'est répondre. L'obéissance, qui est l'amour allant jusqu 'au bout de soi, traduit le retour éternel du Fils vers le Père. La scène de l’agonie en est une illustration marquante.

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C’est donc l’opposition des relations et elle seule qui fonde la différence des rôles distincts dans une opération commune. Ce faisant, Balthasar pose une question redoutable qu’il ne résout pas. Quel est chez lui le statut donné à la lecture des péricopes concernant le Jésus d’avant Pâques ? Il n’entend certai­ nement pas revenir à la pédagogie de Jésus avec ses disciples, moins encore à une référence exclusivement historique de ces scènes. Il les prend comme les évangélistes les racontent, c’està-dire à la lumière de la Résurrection, seule révélation définitive de la Trinité. C’est la totalité du mystère pascal, Passion, mort et Résurrection, qui nous révèle de manière achevée le mystère trinitaire grâce à la conjonction du langage de la condition humaine et du langage de la toute-puissance divine. Telle est bien aussi l’idée présente dans l’ouvrage de Balthasar Das Ganze im Fragment. De ce point de vue les mystères du Jésus prépascal ne sont pas des anticipations de la révélation trini­ taire. Pourtant Balthasar n 'hésite pas devant de nombreuses for­ mules qui reconnaissent une valeur révélatrice au moment de l’incarnation et à l’itinéraire de Jésus. Comment le théologien réconcilie-t-il ces deux points de vue ? E. Veto, qui respecte la logique de son auteur, ne masque pas cette difficulté. Mais alors la question peut lui être posée, inverse de celle concernant saint Thomas : le réalisme trinitaire selon lequel Bal­ thasar analyse les récits de Jésus ne met-il pas en cause l’unité T'ii,,.,, 9 // w In r/ivtivmtinn TCnvl Z?nhnpr m ’a dit un jour, avec humour évidemment : « Balthasar est trithéiste ! » La troisième partie de l ’ouvrage contient une proposition per­ sonnelle qui essaie de faire progresser la problématique du sujet. L'intérêt du lecteur ne faiblit pas alors, bien au contraire. Cette partie est sans doute la plus forte théologiquement de tout l’ouvrage. Un chapitre excellent, tout nourri de philosophie, porte sur les conditions de possibilité de la révélation, sur les mystères et leur « Autre », et les trois formes de précompréhen­ sion de la Trinité. L’auteur y suggère l’idée d’une précompré­ hension qui n’est décelée qu’a posteriori. C’est un aspect signifiant du mystère qui « donne à penser ». On y retrouve, exprimé de manière personnelle, ce que la théologie a développé sous le langage du Christ, premier sacrement de Dieu, un sacre­ ment vraiment trinitaire. Il ne fallait pas non plus passer par pro­ fits et pertes l’adage traditionnel des opérations communes ad

PRÉFACE

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extra. Une enquête historique, sérieuse et prolongée, en retrace la gestation progressive et en souligne les exigences incontour­ nables. Mais l'adage reste unilatéral et demande à être complété. L’ouvrage s’achève alors sur la proposition d’une formule doctrinale, modeste, à la fois nouvelle et traditionnelle, et pour cette raison créatrice. Il manque en effet dans le langage théo­ logique une expression capable d’exprimer pour la Trinité éco­ nomique ce qui correspond pour l'agir divin à la distinction des Personnes dans la Trinité immanente. L’expression typiquement basilienne « trois modes de subsistance » (Treis tropoi tès huparxeôs), reprise naguère par Karl Rahner (Drei Subsistenzweise), demande donc à être complétée par celle de « trois modes d’activité », d’une activité commune : treis tropoi tès energeias ou ergasias. A la formule « une substance en trois Per­ sonnes » correspondrait celle d’« une opération en trois activités ». Dans une œuvre toujours une et commune, les trois personnes divines agissent chacune selon leur originalité personnelle et peuvent nouer des relations différenciées avec les hommes. Elles ne mettent pas en cause l ’unité divine, parce qu 'elles ne mettent en œuvre dans leur agir que les relations qui les opposent et les unissent éternellement.

Bernard Sesboüé.

« [Bernard de Chartres] disait que nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses, et des plus éloignées, que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante, ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la stature des géants. »

Jean

de

Salisbury, Metalogicon, III, 4.

Liste des sigles et abréviations utilisés

Les abréviations utilisées dans ce travail sont usuèlles : voir la liste du Dictionnaire critique de théologie, J.-Y. Lacoste (dir.), Paris, PUF, coll. «Quadrige», 1998, p. xxi-xxxiv. La seule exception concerne la Revue thomiste, désignée par RT. Les références à Thomas suivent l’édition de la Léonine ; le cas échéant nous nous aidons des traductions françaises sans tou­ jours les suivre. Sauf lorsque le contexte peut porter à confusion, les références à la Somme de théologie ne portent pas d’indication de titre (par ex : I, q. 46 a. 2 resp. = Somme de théologie, I, q. 46...), et les références à la tertiapars ne portent pas d’indica­ tion du livre (par ex : q. 35 a. 1 ad 1 = Somme de théologie, III, q. 35...). Pour la datation des œuvres de Thomas, voir J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre. Paris-Fribourg (Suisse), Ed. du Cerf - Editions universitaires de Fribourg, 20022, p. 483-525.

Les références à Balthasar suivent l’édition française. Pour Pâques, le mystère, il s’agit de la deuxième édition avec préface originale de l’auteur, « Foi vivante - Pensée chrétienne », Paris, Éd. du Cerf, 19962. Les traductions sont modifiées lorsque néces­ saire. Les abréviations portent les initiales de l’ouvrage (DI = De l'intégration ; PM = Pâques, le mystère} ou du volet de la Trilo­ gie (GC = La Gloire et la Croix ; DD = La Dramatique divine ; TL = La Théologique}, suivies le cas échéant du numéro de tome de l’édition française en lettres romaines, et du numéro de volume en lettres arabes. Les titres des autres ouvrages ne sont pas abrégés.

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Autres abréviations d’auteurs) :

(indiquées

par

ordre

alphabétique

H. Dondaine, Trinité, I et II = H. Dondaine, « Notes explica­ tives », et « Renseignements techniques », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Trinité, 1.1 et t. II.

G. Emery, Théologie trinitaire = G. Emery, La Théologie tri­ nitaire de saint Thomas d’Aquin. J.-P. Torrell, Christ en ses mystères, I et II = J.-P. Torrell, Le Christ en ses mystères. La vie et l’œuvre de Jésus selon saint Thomas d’Aquin, 1.1 et t. IL J.-P. Torrell, Verbe incarné, I, II et III = J.-P. Torrell, « Notes explicatives » et « Renseignements techniques », dans Saint Tho­ mas d’Aquin, Somme théologique, Le Verbe incarné, 1.1, t. II et t. III.

J.-P. Torrell, Verbe incarné en ses mystères, 1/1, 1/2, II, III et IV = J.-P. Torrell, « Notes explicatives » et « Renseignements techniques », dans Saint Thomas, Somme théologique, Le Verbe incarné en ses mystères, 1.1/1, 1.1/2, t. II, t. III et t. IV.

INTRODUCTION

Que les mystères de la vie du Christ aient une dimension tri­ nitaire peut sembler de l’ordre de l’évidence. Par « mystères », il faut entendre les événements marquants de la vie de Jésus : l’évé­ nement Jésus-Christ tout entier est désigné comme « mystère », car le Christ dévoile et met en œuvre le dessein salvifïque caché de Dieu dans l’histoire ; et les événements de sa vie, tant ce qui lui advient que les actions qu’il pose, déploient et diffractent cet unique mystère1. Or il paraît manifeste que c’est la puissance du Père qui couvre Marie de son ombre, que c’est à lui que renvoie le jeune Jésus au Temple, que c’est sa voix qui atteste au Jour­ dain que ce dernier est son Fils bien-aimé, qu’il est la référence constante de l’enseignement et la source des miracles, et celui à qui Jésus se remet à la Cène, à Gethsémani et au Golgotha, qu’il

se présente comme l’acteur principal de la conception de Jésus, il descend sur lui lors de son baptême, l’inspire et le meut tout au long de sa vie publique, et il est lui-même le don pentecostal conféré aux hommes par le Ressuscité. D’emblée, les mystères se présentent comme la scène des relations et de Vagir du Christ avec son Père et leur Esprit, et c’est en cette activité que ceuxci se révèlent et se donnent à contempler. De la sorte, il semble aussi évident que ces événements ne peuvent être pleinement compris si ce n’est sur l’horizon des relations trinitaires : 1. Sur la notion générale de mystère, voir J.-N. Aletti, N. Derrey, art. « Mystère », dans DCTh, p. 775-778 ; A. Solignac, art. « Mystère », dans DSp, X, col. 1861-1872. Sur l’histoire de la désignation des événements marquants de la vie de Jésus par le terme « mystère », voir A. Grillmeier, « Généralités historiques sur les mystères de Jésus », dans Mysterium Salutis, t. XI, Paris, Éd. du Cerf, 1975, p. 334-335 ; H. J. Sieben, W. Loeser, art. « Mystères de la vie du Christ», dans DSp, X, col. 1874 s.

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« Dieu » est le Père aimant de Jésus-Christ, le Christ n’est pas simplement l’homme-Dieu, mais le Fils unique du Père et son Oint, l’Esprit n’est pas une puissance divine anonyme mais l’Esprit commun du Père et du Fils. La vie spirituelle elle-même corrobore cette évidence, tant la contemplation des mystères du Christ est pour l’orant l’occasion d’entrer en communion avec le Dieu un et trine, avec le Père que prie Jésus et l’Esprit qui le conduit. Bien naïf pourtant qui voudrait s’arrêter à l’évidence. La nature même des mystères du Christ risque de les rendre inaptes à révéler les personnes divines ou à manifester l’agir du Dieu un et trine. Comment un événement, par définition contingent, singulier et mouvant, peut-il donner à connaître le Dieu Très-Haut ? Mal équipés pour constituer un lieu de révé­ lation, les mystères semblent l’être encore moins pour « por­ ter » la révélation de Dieu en sa plénitude trinitaire. On voit mal comment les trois figures, le Dieu d’Israël auquel s’adresse Jésus, la figure de son Messie et la force divine vivi­ fiante qu’est la Ruah, même ensemble, même en communion étroite, peuvent être perçues comme le Dieu unique. Une dif­ ficulté comparable se présente lorsqu’on cherche à considérer les mystères en tant que lieu d’un agir trinitaire : le Christ, Dieu le Père et l’Esprit s’y présentent en ordre dispersé et opèrent selon des modalités fort différentes, spécifiques à chao

c i ri prpr nn’il a’soit là d , nnpratî nnp nac cimnlpmAnt npnqpr nvpr les auteurs, mais d’aboutir à une proposition théologique renou­ velée : penser les mystères du Christ et leur dimension trinitaire après Thomas d’Aquin et Hans Urs von Balthasar. Il ne convient pas tant de comparer ces derniers, de souligner les ressemblances et les oppositions, que d’accepter des différences parfois irréduc­ tibles, et s’en laisser féconder. C’est ce que l’on pourrait nommer un suntheologein, des auteurs entre eux et avec nous12. Cela signi­ fie que le lieu de rencontre de Thomas et Balthasar et de notre travail ne sera pas tant leurs réponses que les questions qu’ils posent, les problèmes qu’ils perçoivent, parce que ceux-ci découlent de l’objet que nous avons en commun et y renvoient 1. Il s’agissait d’un propos de couloir, rapporté par B. Sesboüé, qui nous a autorisé à l’évoquer. 2. L’expression provient du texte commun de Balthasar et Rahner déjà cité, « Essais d’une esquisse de dogmatique » (dans K. Rahner, Ecrits théolo­ giques, t. IV, p. 16).

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de manière toujours nouvelle et actuelle : les mystères du Christ et leurs acteurs trinitaires. Ces enjeux régiront l’ordre du travail. La parole sera donnée à chaque auteur, pour lui-même, et donc l’un à la suite de l’autre, dans les deux premières parties de l’ouvrage. Il conviendra d’introduire chacun par une présentation plus précise des prin­ cipes théologiques qui offrent le cadre de son étude. Ensuite, il s’agira d’analyser les mystères en leur dimension trinitaire, en les traitant dans l’ordre où ils se présentent dans la vie du Christ : en tant qu’événements ils demandent une étude suivie plutôt que thématique (chapitres i-v et vn-vni). Un chapitre conclusif à chaque partie cherchera, à partir du reste de l’œuvre de l’auteur, à répondre aux questions et aux difficultés laissées ouvertes, dans les limites de ce qui est possible dans sa théologie (chapitres vi et ix). Ensuite, dans une troisième partie, sera développée une proposition théologique, tant sur la révélation de la tri-unité de Dieu dans les mystères (chapitre x), que sur l’articulation entre unité et distinction dans l’activité des personnes divines qui s’y déploie (chapitres xi-xn).

PREMIÈRE PARTIE

LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

Thomas d’Aquin

INTRODUCTION

Le traité des « acta et passa » entre théologie de la nature et théologie de l’agent

La portée trinitaire des mystères de la vie du Christ chez Tho­ mas va dépendre en grande partie du cadre théologique offert par le traité. Celui-ci se caractérise par une attention exceptionnelle à des réalités singulières et contingentes - les mystères -, mais aussi par une tension entre deux logiques théologiques : une théo­ logie de la « nature », à facture ontologique, et une logique que nous nommons « théologie de l’agent » ou de « l’agir person­ nel », car elle considère l’action des personnes en leurs circons­ tances particulières.

Le traité des mystères du Christ.

Notre traité se situe au cœur de la tertia pars, donc en fin du parcours de la Somme de théologie. Or, paradoxalement, il se pré­ sente comme une exception dans le mouvement spéculatif qui le porte, car il suit un ordre narratif et observe une méthode pour une grande part descriptive. Ses trente-trois quaestiones sont réparties en quatre ensembles : Vingressus (q. 27-39), qui va de la préparation de la Vierge au baptême du Christ, le progressas (q. 40-45), qui traite de la vie publique jusqu’à la Transfiguration, Vexitus (q. 46-52), où il est question de la Passion et de la des­ cente aux enfers, et enfin, Vexaltatio (q. 53-59), qui présente la Résurrection, l’Ascension et la session du Christ à la droite du Père. Or ce développement se trouve encadré par un traité christologique qui étudie l’union hypostatique (III, q. 1-26) et des traités

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

qui abordent les sacrements et leur efficience (III, q. 60-90) : entre « ontologie » et « institution », notre section fait ostensible­ ment figure de pièce rapportée. Qui plus est, il s’agit d’un hapax dans l’œuvre de Thomas, où n’existe aucune présentation dog­ matique semblable des mystères considérés pour eux-mêmes et de manière suivie1. Comment comprendre ce « saut » dans la logique du dévelop­ pement théologique ? Hasardons une explication généalogique. Entre ses premiers ouvrages systématiques - le Commentaire des Sentences (1252-1256) et la Somme contre les Gentils (1259-1264/ 1265) - et l’ouvrage de maturité qu’est la tertiapars (1272-1273), le Maître dominicain a été amené à étudier les Pères de l’Église, à commenter les évangiles et à retravailler le Symbole des Apôtres1 2. Thomas s’est-il progressivement aperçu que les événe­ ments particuliers de la vie du Christ, relatés par les évangiles, commentés par les Pères et, dans le cas du Mystère pascal, dispo­ sés en étapes distinctes par les Symboles, « résistaient » à se laisser couler dans le projet systématique de sa pensée, qu’ils « débor­ daient» ses concepts et son mode d’argumentation habituel ? Un coup d’œil au matériau le plus spécifique à notre traité ten­ drait à confirmer notre hypothèse, car on y constate une attention de plus en plus marquée aux mystères considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes. La Nativité ou la Transfiguration, absentes des ouvrages systématiques, mais traitées dans les commentaires scripturaires ou patnstiques in ivit., u , avh, zCUV , SM. in Mt., II), font leur apparition. La circoncision et le baptême du Christ sont « rapatriés » du traité des sacrements (voir IV Sent., d. 1), comme la Résurrection et le pouvoir de juger du Christ le sont du traité des fins dernières (voir IVSent., d. 43 a. 2-3 ; 4748 ; SCG IV, 79 ; 96). Les étapes et l’enchaînement de Vexitus et de Vexaltatio suivent de près ceux du Symbole (voir In Symb., a. 4-7). Cela dit, ce processus d’autonomisation des mystères n’est pas achevé, signe qu’il s’agit bien d’une évolution en 1. L’« œuvre des six jours » (I, q. 65-71) qui commente pas à pas le récit de la Création de Gn 1 est de même facture mais n’est pas entièrement spéci­ fique à la Somme de théologie (voir II Sent., d. 12-15). 2. Voir respectivement le Contra errores Graecorum (1263-1264) et la Glosa continua ou Catena aurea (1264-1268), les Lecturae super Matthaeum (1269-1270) et super loannem (1270-1272), et enfin le premier livre du Com­ pendium (1265-1267), Les Articles de la foi et les Sacrements de l’Eglise (composé avant 1270) et Vin Symbolum Apostolorum (1272-1273 ?).

INTRODUCTION

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cours : la prière de Jésus et l’agonie à Gethsémani sont encore considérées dans le premier traité de christologie comme un cas particulier du rapport « ontologique » entre volontés divine et humaine en Christ (voir q. 18 ; 21), et la Cène est évoquée dans les traités des sacrements (voir q. 73 a. 5 ; 78 ; 81). L’« objet » de l’étude se caractérise donc par sa dimension singulière et contingente. Thomas le désigne fréquemment par le nom de mysterium1 : les faits et gestes de la vie du Christ « déclinent » le mystère de l’incarnation du Verbe. Les mystères du Christ possèdent toutefois une autre désignation, spécifique à notre traité : les prologues qui introduisent ce dernier le présentent comme l’étude des « actions et passions (acta et passa) de notre Sauveur » (III, pr.) ou encore de « ce que le Fils de Dieu incarné a fait et enduré (fecit velpassus est) dans la nature humaine qu’il s’est unie » (q. 27, pr.). On trouve aussi le binôme très proche actiones et passiones (voir q. 48 a. 6 resp. ; q. 49 a. 1 resp.)1 2. Les mystères sont très précisément les actes ou actions et les « pas­ sions » salvifiques du Christ. Or, dans la pensée thomasienne, les actions sont des réalités singulières et spatio-temporelles : « Toutjiçte est un fait indivi­ duel (actus omnes sunt singularium) » (I-II, q. 46 a. 7 ad 3 ; voir I, q. 86 a. 1 obj. 2). En tant que tels, ils sont constitués de « cir­ constances particulières (particularia) » (I, q. 22 a. 3 ad 1) et se réalisent dans l’espace et le temps, « déterminés ici et maintenant des événements singuliers, mais ils sont aussi le propre d’êtres singuliers, de substances : « Ce sont les singuliers subsistants qui sont les principes de l’action » (I, q. 56 a. 1 obj. 2)3. Plus préci­ sément encore, les actes au sens propre sont le fait de substances raisonnables, qui maîtrisent leur agir, de « personnes » donc : 1. Voir q. 36 a. 2 resp. ; q. 44 a. 1 ad 3 ; q. 45 a. 2 resp. ; a. 3 ad 4 ; q. 51 a. 2 resp. ; q. 54 a. 2 resp. ; q. 55 a. 1 ad 3 ; q. 60 pr. ; etc. Mysterium renvoie chez l’Aquinate aux réalités « cachées », qui dépassent notre compréhension et supposent une révélation : le mal, l’élection du peuple juif, la Trinité et l’incar­ nation (à laquelle se rattachent les mysteria du Christ et les « mystères de l’Église », comme les sacrements). Ces réalités sont ordonnées au salut, d’où les expressions « mystères de la grâce », « de la rédemption », « de notre régé­ nération », « du salut ». 2. Voir aussi q. 2 a. 3 resp. ; q. 5 a. 1 resp. ; q. 37 a. 1 ; q. 40 a. 1 ad 3 ; a. 2 ad 3 ; q. 53 a. 1 obj. 3. 3. Voir aussi : « Les actes appartiennent aux suppôts (actus sunt suppositorum) » (T, q. 39 a. 5 ad 1).

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« Agir appartient en propre à la personne » (q. 3 a. 1 resp.)1. C’est pourquoi l’action et la passion se caractérisent par la contingence. Contrairement à l’universel et au nécessaire qui sont en quelque sorte par eux-mêmes, l’action a besoin d’être rapportée à une volonté et à un libre arbitre qui expliquent pourquoi elle est, et pourquoi ainsi et non pas autrement (voir I, q. 14 a. 13 sc. ; II-II, q. 142 a. 3 resp.). Ainsi, avec les mystères du Christ nous nous trouvons en régime d’absolues gratuité et contingence : « Les mystères de la grâce [...] dépendent de la pure volonté de Dieu » (I, q. 57 a. 5 resp. ; voir III, q. 1 a. 2 resp.).

« Théologie de la nature » et « théologie de l’agent ». Un traité unique avec un objet spécifique, au cœur d’une œuvre dont la logique est ontologique et universelle. Cette situa­ tion ne va pas sans risque de tension. Effectivement, il nous semble que le traité répond aux exigences de deux types de théo­ logie : une « théologie de l’agent », qui correspond au caractère singulier et contingent des mystères, et une « théologie de la nature », qui relève de la logique plus habituelle de Thomas et du mouvement général de la Somme de théologie. En témoignent les quatre questions que notre théologien adresse aux mystères, qui « rythment » l’apparent fouillis offert par la prolifération des reierences suiipiLuemca pauuuLiu-vu Vl. tiones1 2 ; ces quatre questions correspondent chaque fois à un principe théologique précis, dont les deux premiers peuvent être rapportés à la logique de l’agent et de l’agir, alors que les sui­ vants s’inscrivent dans celle de la nature. La première question posée par Thomas lorsqu’il aborde un mystère est celle de la convenance de l’action, comme de son temps, de son lieu et de ses circonstances. Il s’agit d’une entrée en matière presque descriptive ou « phénoménologique ». A cela 1. Voir aussi I, q. 29 a. 1 resp. ; voir III, q. 2 a. 3 resp. ; q. 7 a. 13 resp. ; q. 19 a. 1 obj. 3 ; q. 20 a. 1 ad 2. Dans le même sens, seul un individu ou un être personnel peut pâtir : « Ce n’est qu’à l’hypostase que sont attribuées les opérations [... tels qu’Jêtre né d’une Vierge, avoir souffert, avoir été crucifié ou enseveli » (voir q. 2 a. 3 resp.). 2. C’est le père René Lafontaine s.j. qui nous a suggéré la clef de lecture des quatre questions que nous allons exposer. Comme toujours, Thomas est rela­ tivement souple lorsqu’il applique un cadre : ce sont les q. 53-59, sur la Résur­ rection, qui le déploient le plus visiblement.

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correspond un principe de « monstration ». En effet, les singuliers ne sont pas objets de science1, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’actions, et a fortiori des mystères de grâce, expressions d’une volonté libre, ni prévisible ni déductible. Or ce que le théologien ne peut déduire il doit commencer par le décrire, en une démarche que l’on peut qualifier de « monstrative» ou, selon le mot de J.-P. Torrell, d’« ostentive1 2 ». La recherche des raisons ne peut venir qu’après, pour remonter a posteriori à la volonté de Dieu qui s’y réalise. De plus, cette remontée sera guidée par une forme de rationalité appropriée à la contingence de l’agir salvifïque de Dieu : la règle de convenance3. Il s’agit là d’une « nécessité relative », fondée soit sur la nature d’une réalité - en tant qu’homme, il convient au Christ de naître d’une femme, en tant qu’il est Dieu, il convient que celle-ci soit vierge (voir q. 28 a. 2 ad 2) -, soit sur l’adéquation d’un moyen en vue d’une fin (ex suppositione finis) : Dieu avait d’autres moyens que l’incarnation ou la Passion pour nous sauver, mais « pas d’autre moyen plus convenant » (q. 1 a. 2 resp. ; voir q. 46 a. 3 sc.). La convenance respecte pleinement la souveraineté et la liberté de Dieu4 et manifeste ainsi le « jeu » irréductible et la distance infranchissable que pose l’Aquinate entre Dieu et ce que nous en percevons dans le monde, même dans la vie du Christ. Nous sommes loin de l’universel et du nécessaire propres à la nature. La deuxième question que pose Thomas dans la plupart des s’agit-il du Christ ou de Dieu, du Père, du Verbe ou de l’Esprit, des anges, du diable, de la Vierge, des juifs ou des disciples ? 1. La règle héritée d’Aristote énonce : « Le singulier n’est pas intelligible » (I, q. 56 a. 1 obj. 2) ; il ne peut être connu « en tant que singulier, tel qu’il est ici et maintenant » (I, q. 57 a. 2 resp. ; voir II-II, q. 120 a. 1 resp.). 2. Voir J.-P. Torrell, Le Christ en ses mystères. La vie et l’œuvre de Jésus selon saint Tomas d’Aquin, Paris, Desclée, t. II, coll. « Jésus et Jésus-Christ » 79, 1999, p. 36 (désormais abrégé en Christ en ses mystères). 3. Le principe de convenance n’est pas spécifique à notre traité, mais son emploi y est massif : convenientia, conveniens et inconveniens reviennent en moyenne huit fois par quaestio. On trouve aussi dans le même sens : debere, decuere, requiretur ou congruum est, et, avec une signification plus forte, oportere, voire necessarius est. 4. La convenance est parfois prise en un sens très fort, et Thomas n’hésite pas à affirmer qu’une autre voie de salut que la Passion était « impossible » - mais uniquement « si l’on tient compte de l’hypothèse (suppositio) donnée » (q. 46 a. 2 resp.), c’est-à-dire respecter et la justice divine et la liberté humaine. Dans l’absolu, Dieu aurait pu s’y prendre tout autrement pour nous sauver (voir q. 1 a. 2 ad 1 ; q. 46 a. 2 resp.).

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

Elle est pratiquement réservée à notre traité1, où elle occupe de nombreux articles (voir q. 30 a. 2 ; q. 36 a. 4 ; q. 38 a. 1 ; q. 45 a. 4 ; q. 53 a. 4 ; q. 54 a. 3) et même des questions entières, lorsqu’il est question de la conception du Christ, de son baptême et de la Passion (voir q. 32, 39 et 47). Dès le prologue Thomas souligne que l’on quitte la considération de l’union de deux natures pour aborder celle de la personne du Fils, pris comme sujet : « Après avoir traité précédemment de l’union entre Dieu et l’homme et des conséquences de cette union, il reste à consi­ dérer ce que le Fils de Dieu incarné a fait et enduré » (q. 27 pr.). Dans la mesure où les actions concernent des singularia, il n’est tout simplement pas possible de comprendre les mystères du Christ sans considérer le sujet singulier des acta et passa. Il s’agit là d’un deuxième principe théologique, que nous nommerons principe de l’agent, et qui appartient évidemment à la logique théologique de l’agent ou de l’agir personnel. En revanche, les deux autres questions adressées par Thomas aux mystères relèvent d’une autre forma mentis théologique. La troisième interrogation adressée aux acta et passa concerne ce qu’ils « manifestent123». « Manifester » signifie « rendre visible » une réalité invisible ou cachée (voir q. 1 a. 2 resp. ; q. 4 a. 4 resp.). De fait, les mystères du Christ font connaître sa divinité, comme aussi son humanité (voir q. 40 a. 1 resp. ; q. 55 a. 5 resp.). C’est pourquoi ils se présentent aussi fréquemment comme exem­ pta de vie etmque ei spirituelle, sciun ic pmivipv gien reçoit de la Glose : « Toute action du Christ est pour nous un enseignement (omnis Christi actio nostra est instructiof. » Or ces thématiques ne sont pas propres à notre traité, puisque l’union hypostatique comme les sacrements visent à rendre visible un invisible (voir q. 1 a. 2 resp. ; q. 2 a. 6 ad 1 ; q. 60 a. 1 sc.). Il s’agit en fait d’un principe général de manifestation, qui repose sur la causalité de l’essence : parce que « tout agent produit un 1. Dans le premier traité christologique, elle ne se trouve qu’à propos de Vacte d’assomption de la nature humaine (voir q. 3), et de l’obéissance et de la prière du Christ (voir q. 20-23), qui auraient pu prendre place dans notre traité. 2. Dans le traité, manifestare et manifestatio apparaissent 149 fois, ostendere et ostentio, 54 fois. On trouve aussi monstrare ou monstratio, ou designare et significare. En outre, des quaestiones entières sont consacrées à ce thème, structurant ainsi le traité en « sommets de manifestation » : Nativité, baptême au Jourdain, Transfiguration, apparitions du Ressuscité (q. 36 ; q. 39 ; q. 45 ; q. 55). 3. Voir par exemple q. 37 a. 1 obj. 2 ; q. 40 a. 1 ad 3.

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effet semblable à lui » (I, q. 25 a. 3 resp.), l’effet « représente de quelque manière sa cause » (I, q. 45 a. 7 resp.). Or la production d’un effet suppose une puissance (potentia), qui à son tour est fonction de l’essence ou nature (voir SCG II, 7-8 ; De pot. q. 1 a. 1 resp.). Ce qui est manifesté est donc la puissance et la nature qui produisent l’effet. Les miracles du Christ, par exemple, manifestent sa nature divine : « [Les miracles sont] ordonnés à manifester sa divinité » (q. 44 a. 1 obj. 2). Nous rattachons donc le principe de manifestation à la théologie de la nature. Enfin, le théologien cherche en un quatrième temps à détermi­ ner l’efficience salvifique des mystères, d’en saisir à la fois le type de causalité et les effets : « Le Verbe incarné est la cause efficiente de la perfection humaine » (q. 1 a. 6 resp.)1. Thomas développe avec beaucoup de précision les formes de causalité à l’œuvre : causalité efficiente de la puissance divine (voir q. 48 a. 6 obj. 1), causalité « instrumentale » et « exemplaire » de l’huma­ nité du Christ12. Cette dernière explique pourquoi chaque mystère agit à sa façon et revêt son importance propre : « En tout ce qui touche au Christ, rien n’a été superflu» (q. 46 a. 6 obj. 6). Or nous sommes clairement dans le cadre d’une théologie de la nature régie par des principes ontologiques : nous le savons, la causalité repose sur la puissance d’une nature. Si les premiers principes soulignent le décrochage effectif qu’apporte la considération des mystères du Christ dans le mode de procéder du théologien, les

logique d’ensemble de la Somme de théologie. Le traité des acta et passa peut en définitive être compris comme une tentative d’élaboration d’une christologie selon une logique du singulier et du contingent ; une tentative fragile cependant, prise en tenaille entre la christologie ontologique et les traités des sacrements, traversée par des logiques théologiques sinon antagonistes, du moins opposées. On peut craindre un 1. Des quaestiones entières y sont consacrées lors de l’étude de la Passion et de la Résurrection (q. 48-49 ; q. 56). Ces « sommets de causalité » offrent au traité une seconde forme de structuration ou de colonne vertébrale, à côté des « sommets de manifestation » (voir deux notes plus haut). 2. Voir q. 19 a. 1 resp. et ad 5 ; q. 34 a. 1 ad 3 ; q. 62 a. 1 ad 2. La hache ne coupe que parce qu’un bûcheron l’emploie, mais sa manière de couper diffère de celle de la scie, même maniée par le même homme. La puissance de Dieu est la cause efficiente de notre salut à travers tous les mystères, mais selon l’exemplarité, la Passion est « cause de la destruction de notre mort » et la Résurrection « cause de la restauration de notre vie » (q. 56 a. 1 ad 4).

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engloutissement du singulier dans l’universel, de l’attention aux acteurs et à leur agir dans l’analyse des natures à l’œuvre et de leurs puissances respectives. L’effort de Maître Thomas est ici sans précédent et exprime le stade de maturité le plus achevé de sa pensée, mais il se heurte à des résistances profondes dans son système même1. Or les implications du caractère hybride du traité des acta et passa sur la dimension trinitaire du traité sont considérables. Ces deux dimensions reflètent en quelque sorte les deux faces du Mystère de la Trinité : unité de la nature divine, trinité des Per­ sonnes. La prise en compte de ce que manifeste la nature et de son efficience rappellera que le Dieu trine agit dans le monde et dans les mystères du Christ par son unique puissance. La consi­ dération des acteurs et des circonstances concrètes de leur opé­ ration favorisera l’attention aux Personnes en l’originalité de leur agir et donc à leurs distinctions trinitaires. La théologie de la nature semble garantir l’unité, celle de l’agent assurer la distinc­ tion. Mais si leur équilibre n’est pas assuré, si les principes propres aux acta et passa ne réussissent pas à se déployer réel­ lement face à Vimpetus général de la tertia pars, le pôle de la trinité risque d’être mis à mal. Nous suivrons par conséquent pas à pas l’exposition des mys­ tères - par définition, les acta et passa ne peuvent être étudiés autrement qu’ils se donnent, dans leur singularité et l’ordre qui z i. i„ ^i,, n-fîri rlfi rl&farmirtw ehanne fois

comment la prise en compte de l’agir des trois Personnes et leur révélation sont favorisées ou limitées par le cadre théologique. Le dernier chapitre abordera pour elles-mêmes les difficultés qui subsisteront à propos de la spécificité de l’agir de chaque Per­ sonne et du statut des mystères dans la révélation de la Trinité.

1. Dans la célèbre première quaestio de la Somme, après avoir souligné que « la doctrine sacrée s’occupe de cas singuliers (singularia), par exemple des faits et gestes d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et d’autres choses semblables » (I, q. 1 a. 2 obj. 2), l’Aquinate poursuit toutefois en en réduisant notablement l’importance : « S’il arrive que des faits singuliers soient rapportés dans la doc­ trine sacrée, ce n’est pas à titre d’objet d’étude principal : ils sont introduits soit comme des exemples de vie [...], soit pour établir l’autorité des hommes par qui nous arrive la révélation divine » (I, q. 1, a. 2 ad 2 ; voir De ver., q. 14 a. 8).

CHAPITRE PREMIER

L’ESPRIT-SAINT ACTEUR DE L’ENTRÉE DU VERBE EN CE MONDE La première partie du traité des mystères du Christ, Vingressus, présente l’entrée du Verbe en ce monde. Couvrant treize des trente-trois quaestiones du traité, elle comprend trois grands mouvements : la « préparation » de la Vierge, qui reçoit les dons de la grâce dont elle a besoin et l’annonce faite par l’ange (q. 27-30), la conception du Christ (q. 31-34) et enfin sa mani­ festation à la Nativité, au Temple et au Jourdain (q. 35-39). Cette dernière partie opère un décrochage thématique placé sous le signe de la manifestation et nous la traiterons dans le chapitre suivant. T ’

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s’agit d’un mouvement opéré par une personne divine considérée en tant que telle. Dans un contexte christologique où Thomas attribue souvent l’incarnation à « Dieu » plutôt qu’explicitement au Fils1, il est significatif que, dans les acta et passa, le sujet des cinq occurrences ftingressus ou ingredior soit précisément la deuxième Personne, qui entre dans le monde et dans le sein de la Vierge1 2. L’« entrée » est donc la face inverse de l’envoi du Fils, nommé d’ailleurs exitus (voir I, q. 43 a. 2 resp. ; In lo., XVI, nos 2160-2168). 1. Voir : « Dieu a certes assumé la nature humaine... » (q. 33 a. 2 resp. ; voir aussi q. 1 ; q. 2 a. 11 ad 3 ; etc.). 2. Voir q. 27 pr. ; q. 28 a. 2 ad 1 ; a. 3 sc. ; q. 32 a. 2 ad 2 ; q. 40 pr. Dans le reste de la Somme de théologie, les deux autres occurrences concernent l’Esprit-Saint qui « entre » dans un prophète (voir I-II, q. 28 a. 2 resp. ; II-II, q. 171 a. 1 ad 4) ; il s’agit encore d’une personne divine considérée en tant que telle.

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

Cependant, dans les deux premières sections de Vingressus qui font l’objet du présent chapitre, l’Esprit-Saint est la Personne la plus mentionnée1. Il opère la sanctification de Marie en la puri­ fiant du péché et en lui conférant tous les dons qu’il lui faut pour accomplir sa mission de Mère du Sauveur. C’est à lui aussi qu’est attribuée la conception de Jésus, la formation de l’humanité assu­ mée par le Verbe. Nous prendrons donc l’un après l’autre ces deux thèmes. L’Esprit n’est pourtant pas seul, car il agit avec le Père et le Fils. Plus encore, Thomas affirme que leur action est indivise, comme toute opération ad extra de la Trinité. Le pro­ blème sera donc de déterminer, au sein de l’articulation de ce qui est commun aux Trois et ce qui est spécifique à chaque personne divine, quelle consistance la troisième Personne possède réelle­ ment en tant qu’agent dans les premiers mystères du Christ.

L L’Esprit-Saint

et la sanctification de la

Vierge

Au premier regard, l’étape introductrice constituée par la pré­ paration de la Vierge ne présente pas une dimension trinitaire particulièrement marquée, en dehors de quelques mentions de l’Esprit-Saint et, bien entendu, du Verbe dont se prépare l’incar­ nation. Cependant, comme c’est souvent le cas avec Thomas, le recours aux développements anterieurs uc la üuiiiui^ oui sonne et l’action de l’Esprit, ainsi que sur la grâce et son lien avec ce même Esprit, nous permet de comprendre ce qui n’est parfois qu’évoqué et supposé connu. Ces quaestiones sont presque un traité de pneumatologie appliquée, car l’Esprit-Saint se révèle être l’acteur principal de ce travail et y déploie toute la gamme de son activité : il sanctifie Marie en la purifiant du péché originel, la préserve de la concupiscence et de tout péché actuel, et la comble de ses dons et charismes. 1. Dans Vingressus, le nom Spiritus appliqué à l’Esprit apparaît 202 fois, et Pater, pour le Père, 64. Cela reflète la couleur pneumatologique de l’ensemble de la tertia pars, où 138 articles mentionnent l’Esprit, contre 70 dans la prima pars, 45 dans la prima secundae et 108 dans la secunda secundae (voir A. Calvis Ramirez, « El Espiritu Santo en la Suma teolôgica de santo Tomâs », dans Pontifica Accademia Romana di San Tommaso d’Aquino [éd.], Tommaso d’Aquino nel suo settimo centenario. Atti del Congresso Internazionale [RomaNapoli, 17-24 aprile 1974], Naples, Edizioni Domenicane Italiane, t. IV, 1976, p. 92-104).

L’ESPRIT-SAINT ACTEUR DE L’ENTRÉE DU VERBE

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1.1. La grâce de l’Esprit-Saint. La sanctification de la Vierge consiste en premier lieu dans la purification du péché originel dans le sein maternel (voir q. 27 a. 1 obj. 3-4 ; a. 2 resp.). Or, selon le principe de l’agent et de l’agir personnel, il s’agit pour le théologien d’en déterminer l’auteur. Thomas affirme, en citant Jean Damascène, que celuici est sans conteste l’Esprit-Saint : « “L’Esprit-Saint survint dans la bienheureuse Vierge et la purifia.” [...] L’Esprit-Saint a opéré en Marie [une purification] » (q. 27 a. 3 obj. 3-ad 3). En outre, le Maître dominicain compare systématiquement la sanctification de Marie in utero à celle de Jean Baptiste, dont il rappelle qu’elle est une action de l’Esprit, selon Luc : Il sera rempli de l’EspritSaint dès le sein de sa mère (Le 1, 15) [voir q. 27 a. 1 resp. ; a. 2 obj. 1-ad 2 ; a. 6 sc. et resp.]. Cela s’explique par un rapport par­ ticulier entre la troisième personne divine et la grâce. En effet, la purification, chez Marie comme en tout homme, relève de la grâce : « La faute ne peut être purifiée que par la grâce » (q. 27 a. 2 resp.)1. Plus précisément, il s’agit ici de la « grâce sanctifiante », ou « grâce de sanctification » (voir q. 27 a. 1 obj. 1 ; a. 3 resp. ; a. 6 ad 1). Celle-ci correspond à ce que Thomas nomme aussi la « grâce qui rend agréable à Dieu (gratia gratum facientem) », par opposition aux charismes, « grâce gra­ tuitement donnée (gratia gratis data)12 » : alors que ceux-ci sont UCS

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infuse » (q. 27 a. 6 ad 3), un don habituel qui informe l’âme (voir I-II, q. 110 a. 2 resp.). Par conséquent, non seulement cette sanc­ tification libère-t-elle du péché, mais elle « guérit en élevant » (III, q. 109 a. 9 resp.) : elle offre une participation à la bonté divine, qui constitue une « régénération » ou « création nou­ velle », et qui produit une assimilation à sa nature ou « déifica­ tion » (voir I-II, q. 110 a. 2 ad 2 ; a. 4 resp. ; q. 112 a. 1 resp. ; III, q. 7 a. 1 obj. 1). Cette régénération consiste en ce que les Ecritures nomment la filiation (adoptive) divine : « Par la grâce 1. L’enseignement est constant : « C’est par la grâce que l’homme acquiert la pureté » (I-II, q. 109 a. 1 sc.) ; voir aussi : I, q. 43 a. 4 sc. ; III, q. 62 a. 6 obj. 2. 2. Le terme « grâce » désigne d’abord l’amour étemel de Dieu qui désire élever l’homme gratuitement au-dessus de sa condition naturelle, mais elle est aussi l’« effet gratuit produit par l’amour gratuit de Dieu» (I-II, q. 110 a. 2 resp.). Celui-ci prend les formes principales de la sanctification et des charismes.

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nous sommes engendrés de nouveau et devenons fils de Dieu » (I-II, q. 110 a. 4 sc. ; voir a. 4 resp.). La « sanctification » de la Vierge signifie donc qu’elle est purifiée du péché, mais surtout rendue fille de Dieu : Thomas le dit indirectement lorsqu’il rappelle que la grâce reçue par elle est celle-là même par laquelle « l’homme naît spirituellement comme fils de Dieu » (q. 27 a. 1 obj. 1). Or cette grâce est absolument inséparable de l’Esprit-Saint. Un point largement décrié aujourd’hui chez le Maître dominicain est son affirmation que la grâce est une réalité créée et non pas l’Esprit lui-même1. Pourtant, quoi qu’on pense de cette doctrine, pour Thomas la troisième personne divine est clairement le prin­ cipe de la grâce : « La grâce vient de l’Esprit-Saint » (q. 38 a. 3 sc.) ; « La grâce est attribuée à l’Esprit-Saint » (q. 32 a. 1 resp.)12. C’est pourquoi l’Esprit-Saint est même nommé « Esprit de grâce » (q. 27 a. 2 ad 1). Par ailleurs, la grâce donne l’EspritSaint. Thomas compare la purification de Marie avec « la sanc­ tification par laquelle nous devenons temple de Dieu » (q. 27 a. 1 obj. 2). Il est plus explicite encore dans le passage parallèle du Compendium : Marie a été « constituée sanctuaire de l’EspritSaint (sacrarium Spiritus Sancti) » (Comp., I, 225). En effet, en informant l’âme et en la conformant à Dieu, la grâce permet l’inhabitation de l’Esprit : « Par la grâce, le Saint-Esprit habite en nous, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 3, 16) : “Ne savezvous pas que vous êtes le temple de uieu et que i nspm ut habite en vous ?” » (I-II, q. 109 a. 9 obj. 2 ; voir a. 1 obj. 1 ; 1. L’enjeu pour Thomas - qui s’oppose ici au Lombard - est premièrement d’éviter que Dieu et l’homme ne se confondent en une « composition for­ melle » : Dieu ne peut être lui-même forme de la vie nouvelle de l’âme, mais seulement sa cause (efficiente) [voir De ver., q. 27 a. 1 ad 1]. Deuxièmement, recevoir une grâce créée, c’est-à-dire une transformation effective de l’âme, évite que nous ne soyons de simples instruments passifs de l’Esprit, même si notre capacité à agir provient du don de l’Esprit et n’est jamais suffisante pour « mériter » le salut (voir De car., a. 1). Thomas ne chosifie pas cette grâce : elle n’est pas une « substance », mais un « accident », une information nouvelle de l’âme (voir De ver., q. 27 a. 3 ad 9 ; De pot., q. 3 a. 8 ; ST I, q. 45 a. 4). Bal­ thasar lui-même, qui trouve l’expression gratia creata « peu heureuse », n’en accepte pas moins la problématique, tant il juge « inacceptable » la doctrine du Lombard (voir H. U. von Balthasar, La Théologique, t. III, L'Esprit de vérité, trad. C. Dumont, Bruxelles, Culture et Vérité, coll. « Série Ouverture » 16, 1996, p. 182 ; p. 226 s. [désormais abrégé en TL III]). 2. C’est un enseignement constant de Thomas : la grâce est reçue « par l’Esprit-Saint» (I-II, q. 112 a. 5 obj. 4) ; « Le principe de la grâce habituelle [...] c’est le Saint-Esprit» (III, q. 7 a. 13 resp.) ; voir I-II, q. 112 a. 1 ad 2.

L’ESPRIT-SAINT ACTEUR DE L’ENTRÉE DU VERBE

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q. 114 a. 3 ad 3)1. Ainsi, la grâce n’est pas l’Esprit, mais provient de lui et le confère réellement, selon un mouvement circulaire :

La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la Personne divine ; c’est ce que signifie la formule : « Le Saint-Esprit est donné selon le don de la grâce. » Cependant, ce don même qu’est la grâce provient du SaintEsprit ; et c’est ce qu’exprime S. Paul lorsqu’il dit que « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit » (Rm 5, 5) [I, q. 43 a. 3 ad 2].

C’est pourquoi Thomas se permet parfois d’employer « Esprit-Saint » comme équivalent de « grâce » : « Il convient au Christ de donner la grâce ou le Saint-Esprit (gratiam aut Spiritum Sanctum) avec autorité » (q. 8 a. 1 ad l)1 2. Ce rapport constitutif de la grâce à l’Esprit est parfaitement exprimé par l’expression « grâce du Saint-Esprit », qui revient cent cinquantehuit fois dans l’œuvre de l’Aquinate selon l’Index thomisticus. Gratia Spiritus Sancti peut être tant un génitif sujet - la grâce qu’est l’Esprit - que objet - la grâce donnée par l’Esprit ou qui donne l’Esprit. En outre, Thomas mentionne à un moment la foi comme source de la purification de Marie : « [Certains, dont la Vierge, ont] pu être libérés selon l’esprit de cette condamnation [du péché originel] par la foi spirituelle au Christ » (q. 27 a. 3 resp.). De fait, les vertus théologales, dont la foi fait partie, sont les pre­ miers uons ae la grâce (voir ii-n, q. d a. z odj. zj, et eues per­ mettent à leur tour de l’accueillir librement et de la laisser fructifier : « [Les vertus théologales sont] dérivées de la lumière [de la grâce] et ordonnées à elle » (I-II, q. 110 a. 3 resp.)3. Notre traité n’attribue pas l’espérance et la charité à Marie, mais Tho­ mas enseigne toujours que, en leur forme parfaite, les trois vertus n’existent pas l’une sans les autres (voir I-II, q. 65 a. 4-5). Ainsi, non seulement c’est l’Esprit qui confère à Marie la grâce sancti­ fiante, mais il lui fait aussi don de la foi afin qu’elle laisse cette grâce se déployer. 1. Voir aussi : « La grâce de l’Esprit-Saint est justement appelée “eau vive”, car la grâce est donnée à l’homme de telle sorte que la source même de la grâce, c’est-à-dire l’Esprit-Saint, est donnée» (Zn lo., IV, n° 577 ; voir In Rm., I, n° 58). 2. Voir aussi : « Le don incréé qu’est l’Esprit peut être nommé grâce » (ZZ Sent., d. 1 q. 1 a. 1). 3. Voir aussi : II-II, q. 2 a. 9 resp. ; q. 4 a. 4 ad 3 ; q. 6 a. 1 resp.

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1.2. Marie, préservée de tout péché par PEsprit. Le travail de l’Esprit en Marie ne s’arrête pas avec le don de la grâce sanctifiante car, outre la purification du péché et la filiation divine, la Vierge est aussi préservée de tout péché. In utero elle est protégée de la concupiscence : même si, pour Thomas, le « foyer du péché (fomes peccati) » ou « concupis­ cence » demeure en Marie, ce foyer du péché est « lié » (voir q. 27 a. 3). Pendant sa vie, d’une part, elle est préservée du péché actuel (q. 27 a. 4 ; a. 6 ad 1) et, d’autre part, elle a « obtenu une grâce qui l’inclinait au bien » (q. 27 a. 5 ad 2). Or ces trois aspects relèvent de plusieurs dimensions de l’acti­ vité de l’Esprit. La plus explicite est la « plénitude de la grâce » de l’Esprit. La ligature de la concupiscence est attribuée à « une surabon­ dance de la grâce reçue lors de la sanctification » (q. 27 a. 3 resp.). Chez Marie le besoin d’une intervention spéciale de l’Esprit se fait particulièrement sentir, non seulement au vu du degré de pureté qui lui est conféré, mais parce qu’elle n’a pas encore l’usage de son libre arbitre in utero, contrairement aux saints chez qui le foyer de péché peut être lié par la raison ellemême (voir q. 27 a. 3 resp.). De même, la protection de tout péché actuel pendant la suite de son existence, également spé­ cifique à la Vierge, est aussi attribuée à la grâce (voir q. 27 a. 4 sc. et resp.). cela correspond oien a i action gciicituc uc ia grâce, en tant que celle-ci est « l’opération du Saint-Esprit par laquelle il nous meut et nous protège » (I-II, q. 109 a. 9 ad 2) ; chez Marie cette protection est simplement portée à un degré unique. Mais il nous semble que la pureté de la Vierge gagne aussi à être éclairée par une référence à ce que Thomas nomme les « fruits » de l’Esprit. Il s’agit d’actions produites par l’homme sous l’impulsion de l’Esprit et dont il a la jouissance (voir I-II, q. 70 a. 1 ad l)1. Comme le foyer de péché est un « désordre » 1. Les scolastiques héritent de la liste des fruits de l’Esprit de Ga 5, 22 (Vlg) : charité, joie, paix, patience, bénignité, bonté, longanimité, mansué­ tude, foi, modestie, continence, chasteté (voir I-II, q. 70). Ce sont les actes qui découlent des habitus et dons infusés par l’Esprit (voir R. Bernard, « Notes explicatives », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Vertu, t. II, la-2ae, questions 61-70, éd. de La Revue des jeunes, Paris, Desclée, 1935, p. 392-396).

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de l’appétit sensible (voir q. 27 a. 3 resp.), le « lier » signifie ordonner ou réordonner l’appétit sensible à la raison, unifier les facultés de la Vierge, comme en témoigne l’explication que donne notre auteur : « [La première purification que] l’EspritSaint a opérée en Marie [...] ne portait pas sur quelque impureté de faute ou de foyer de péché, mais elle produisait l’unification de son esprit en le soustrayant à la dispersion » (q. 27 a. 3 ad 3). Or les douze fruits de l’Esprit sont autant de formes d’ordination de l’homme à Dieu : Puisqu’on donne ce nom de fruit à ce qui sort d’un principe comme d’une semence ou d’une racine, on les distinguera entre eux d’après la différente « poussée » (processus) du Saint-Esprit en nous. Cette pous­ sée consiste en ce que l’esprit de l’homme sera bien ordonné, premiè­ rement en lui-même ; deuxièmement par rapport à ce qui est à côté de lui ; troisièmement par rapport à ce qui est au-dessus de lui [I-II, q. 70 a. 3 resp.].

Au regard de l’affirmation de Thomas selon laquelle la Vierge est soustraite à la dispersion, retenons en particulier le fruit qu’est la paix, dont les deux aspects produisent justement ce résultat : [La paix consiste] dans la tranquillité à l’égard de tout trouble exté­ rieur. En effet, on ne peut jouir parfaitement du bien qu’on aime si sa parfaitement fixé dans un unique objet, ne peut être détourné par rien d’autre, puisque tout le reste lui est indifférent [...]. [Elle consiste aussi] dans l’apaisement du remous du désir, car il ne possède pas la joie par­ faite celui à qui l’objet de sa joie ne suffit pas. [...] La paix comporte ces deux éléments : pas de trouble extérieur et repos du désir en un seul objet [I-II, q. 70 a. 3 resp.].

En troisième lieu, de manière explicite cette fois, le Maître dominicain ajoute que la concupiscence de Marie est liée non seulement par la grâce (et ses fruits), mais « plus parfaitement encore par la divine providence préservant sa sensualité de tout mouvement désordonné » (q. 27 a. 3 resp.). Thomas considère que si la concupiscence avait été liée en Marie par la seule grâce de sanctification, elle aurait en fait été soit extirpée, soit insuffisamment liée pour empêcher Marie d’y

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succomber : « Il faut donc dire que le complément à cette ligature du foyer de péché était produit par la providence divine » (q. 27 a. 4 ad l)1. La providence ou « gouvernement divin » est souvent rappor­ tée à Dieu le Père, d’après Sg 14, 3 (Vlg) : Mais toi, Père, tu gouvernes toutes choses par ta providence (voir I, q. 22 a. 1 sc. ; q. 103 a. 1 sc.). Néanmoins, lorsqu’il est formellement question de l’action de l’Esprit, c’est à lui que Thomas attribue la providence. En effet, c’est par bonté que Dieu « conserve et gouverne [les choses] en les conduisant à la fin qui leur convient » ; or « la bonté, motif et objet d’amour s’apparente à l’Esprit divin, qui est Amour » (I, q. 39 a. 8 ; voir I, q. 45 a. 6 ad 2). Toute expression de la bonté de Dieu peut être référée à l’Esprit. En outre, le mouvement en tant que mouvement est à attribuer à l’Esprit d’Amour, donc aussi le développement des réalités créées : L’Esprit-Saint procède par amour ; or l’amour possède une certaine force d’impulsion et de mouvement. Il faut donc, semble-t-il, attribuer en propre à l’Esprit-Saint le mouvement que Dieu met dans les choses. [...] [Or] le gouvernement des choses doit s’entendre comme un certain mouvement, par lequel Dieu dirige et gouverne toutes choses vers leurs propres fins. Si, en raison de cet amour, l’impulsion et le mouvement relèvent de l’Esprit-Saint il convient donc de lui attribuer le gouverne­ ment et le développement des choses [SCG IV, 20]1 2.

La préservation de Marie du péché provient donc d’un déploie­ ment de toutes les ressources de la troisième personne divine : une grâce spéciale, certains fruits de l’Esprit, et le gouvernement providentiel de ce même Esprit.

1. Il s’agit ici d’une loi générale de la purification par la grâce : « Bien que la grâce guérisse [la nature humaine] dans sa partie spirituelle, il demeure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la rendent, comme le dit S. Paul (Rm 7,25) “asservie à la loi du péché”. [...] Aussi est-il nécessaire que nous soyons dirigés et protégés par Dieu » (I-II, q. 109 a. 9 resp.). 2. Voir aussi I, q. 36 a. 1 resp. La providence est aussi attribuée à l’Esprit en raison de sa place dans la taxis intradivine ; « Le pouvoir de créer, bien qu’il soit commun aux trois Personnes, leur convient dans un certain ordre, car le Fils le tient du Père et le Saint-Esprit du Père et du Fils. [...] On attribue [à l’Esprit] de gouverner et vivifier, comme Seigneur, ce que le Père a créé par le Fils » (I, q. 45 a. 6 ad 2).

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1.3. « Comblée des dons de l’Esprit-Saint ». La Vierge Marie est comblée de grâce, comme l’indique la salutation de l’ange en Le 1, 28 (voir q. 27 a. 5 sc.) ; Thomas a parfois même recours au pluriel « plénitude des grâces (plenitudo gratiarum) » (q. 27 a. 5 obj. 1-2-3). Les dons et charismes sont à compter dans cetté plénitude :

Il n’y a aucun doute que la bienheureuse Vierge ait reçu à un degré éminent aussi bien le don de sagesse que la grâce des miracles et même le don de prophétie [...]. C’est ainsi qu’elle mit en œuvre le don de la sagesse dans sa contemplation, selon ce verset de Luc (2, 19) : « Quant à Marie, elle conservait tous ces souvenirs avec soin et les méditait en son cœur. » [...] Elle exerça son don de prophétie, comme il est évident par le cantique qu’elle a composé (Le 1, 46 s.) : « Mon âme exalte le Seigneur » [q. 27 a. 5 ad 3]. Pour le Docteur angélique, les dons et charismes sont comme des « renforcements » de la grâce sanctifiante, des apports « actuels » au don « habituel » de la sanctification (voir I-II, q. 68 a. 3 ; II-II, q. 171 a. 2). Il distingue toutefois « dons » et « charismes ». Les « dons de l’Esprit » sont des inspirations directes de l’Esprit, comme l’indique le fait que les Ecritures les nomment « esprits » - « esprit de sagesse » ou « esprit d’intelligence », par exemple : « De telles paroles donnent manifestement à entendre que ces sept choses sont énumérées là en tant qu’elles sont en nous par inspiration divine » (1-11, q. 08 a. 1 resp. ; voir a. 1 au 1)‘. Celui en qui habite l’Esprit les possède nécessairement : « Le Saint-Esprit n’est pas en l’homme sans ses dons » (I-II, q. 68 a. 3 sc.). Ils sont en quelque sorte le pendant surnaturel des ver­ tus morales : comme celles-ci disposent à agir selon la raison, les dons disposent à agir sous l’impulsion de l’Esprit-Saint : « Les dons de l’Esprit sont des habitus par lesquels on est parfaitement adapté à obéir promptement au Saint-Esprit » (I-II, q. 68 a. 3 resp.)12. 1. Il s’agit des sept dons énumérés dans Is 11, 2 (Vlg) : sagesse, intelligence, science, conseil, piété, force, crainte (voir I-II, q. 68 a. 4 sc.). 2. L’enseignement est constant : « Les dons du Saint-Esprit [...] nous aident à suivre l’impulsion que cet Esprit nous communique » (I-II, q. 68 a. 2 ad 3 ; voir a. 3 obj. 2 et resp. ; a. 4 resp. ; a. 8 resp. ; III, q. 7 a. 5 resp.). En fait, ils découlent des vertus théologales, dont ils sont « en quelque sorte des dériva­ tions » (I-II, q. 68 a. 4 ad 3), et qu’ils complètent en nous aidant à les mettre en œuvre (voir I-II, q. 68 a. 2 resp.).

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Parmi ces dons, Thomas mentionne explicitement pour Marie la sagesse, exercée « dans sa contemplation » à Bethléem. La sagesse est le don qui dispose l’esprit humain à « suivre l’impul­ sion de l’Esprit » dans le domaine de la connaissance (voir I-II, q. 68 a. 5 ad 1 ; II-II, q. 45 a. 1 ad 2). Elle est le premier et le plus excellent des dons (voir I-II, q. 68 a. 7), car elle est le propre de « celui qui connaît d’une manière absolue la cause la plus éle­ vée qui est Dieu, [et qui] [...] peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines » (II-II, q. 45 a. 1 resp.). En contemplant les événements de la Nativité, Marie les comprend en les resituant dans le dessein de Dieu. Le Maître dominicain insiste sur le fait qu’il s’agit réellement d’un don de l’Esprit : « C’est le Saint-Esprit qui donne à l’homme d’avoir un tel juge­ ment. “L’homme spirituel juge toutes choses”, selon saint Paul (1 Co 2, 15), car “l’Esprit scrute tout, jusqu’aux profondeurs divines”. Il est donc évident que la sagesse est un don du SaintEsprit » (II-II, q. 45 a. 1 resp. ; voir a. 4 resp.). Outre la sagesse, on trouve un écho du rôle des dons de l’Esprit dans la manière dont Marie se laisse guider par l’Esprit, notam­ ment dans son choix du mariage avec Joseph : malgré le risque qu’elle courait de perdre sa virginité, « on peut croire que la bien­ heureuse Vierge mère de Dieu a été conduite à se marier par une motion intime du Saint-Esprit (ex familiari instinctu Spiritus Sancti) » (q. 29 a. 1 ad 1). Or Thomas désigne souvent les dons CIO 1

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l’Esprit-Saint (instinctus et motio Spiritus Sancti) » (I-II, q. 68 a. 2 resp. ; voir a. 2 ad 2), qui revient une cinquantaine de fois dans son œuvre1. La désignation instinctus Spiritus Sancti s’applique surtout lorsqu’il est question d’un discernement, entre le bien et le mal, ou pour saisir l’appel de Dieu dans la vie de foi (voir In Gai., I, n° 42 ; In Rm., VIII, n° 707)1 2. C’est exactement un discernement qu’a dû poser Marie en optant pour le mariage avec Joseph. La 1. L’expression « instinct divin » revient aussi une trentaine de fois, et pré­ sente au moins une fois une formulation trinitaire : « Le Père en attire beaucoup au Fils par l’instinct de cette divine opération qui, de l’intérieur, meut le cœur de l’homme pour qu’il croie » (In lo., VI, n° 935). 2. Voir S. Pinckaers, « L’instinct et l’Esprit au cœur de la vie chrétienne », dans C. J. Pinto de Oliveira (éd.), Novitas et veritas vitae. Aux sources du renouveau de la morale chrétienne, mélanges offerts au professeur Servais Pinc­ kaers à l’occasion de son 65e anniversaire, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 215. L’importance croissante que prend cette expression chez Thomas irait de pair avec une accentuation du rôle de l’Esprit.

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mère du Sauveur est réellement conduite par l’Esprit et se livre à lui, comme tous ceux qui sont habités par l’Esprit : « Si l’on consi­ dère l’infusion des dons, on peut dire qu’il y a là tout un art ; cet art appartient au Saint-Esprit qui est moteur à titre principal, [alors que les hommes] sont pour l’Esprit des instruments, tout le temps qu’ils sont mus par lui » (I-II, q. 68 a. 4 ad 1). Quant aux charismes, ils relèvent de la « grâce gratuitement donnée » : outre la grâce sanctifiante, qui est nécessaire au salut et qui informe l’âme, l’Esprit peut aussi conférer des dons parti­ culiers et ponctuels (voir II-II, q. 173 a. 3). Les charismes servent, non plus pour le propre cheminement de salut, mais pour aider les autres : ainsi, les « privilèges de grâce [accordés à Marie] sont ordonnés à l’utilité des autres, selon ce verset de la première épître aux Corinthiens : “À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité de tous” » (q. 27 a. 6 resp. ; voir I-II, q. 111 a. 1 resp. ; a. 4 resp.)1. Dans le cas de la Vierge, Thomas nomme les miracles et la prophétie. Il explique toutefois que Marie n’a pas eu à exercer le charisme des miracles, car ceux-ci visent à confirmer l’enseignement du Christ, ce qui ne revenait pas à Marie (voir q. 27 a. 5 ad 3). Par contre, le Magnificat est un exemple de prophétie. En effet, la prophétie consiste essen­ tiellement en une vision ou une connaissance des mystères révé­ lés, ainsi que du discours qui transmet cette révélation à d’autres pour leur éducation et leur défense (voir II-II, q. 171 a. 1) : en chantant le Macmî'ficnt KÆarip transmet dnne à Elisabeth une révélation concernant l’œuvre de salut. De nouveau, soulignons le fait que Thomas attribue les cha­ rismes, comme toute grâce, à l’Esprit : « Les charismes viennent du Saint-Esprit, selon S. Paul (1 Co 12, 4) : “Il y a diversité de grâces, mais c’est le même Esprit qui les distribue” » (II-II, q. 178 a. 1 obj. 2)12. Cela est particulièrement vrai dans le cas du charisme de prophétie :

1. Il existe un charisme de sagesse, par lequel « quelqu’un abonde telle­ ment dans la connaissance des réalités divines et humaines qu’il [peut] en instruire les fidèles et réfuter les adversaires » (I-II, q. 68 a. 5 ad 1 ; voir IIII, q. 45 a. 5 resp.). Il nous semble toutefois que la sagesse dont il est question pour Marie est le don plus que le charisme, car elle l’exerce dans la contem­ plation personnelle plutôt qu’en vue de la transmission d’une connaissance à autrui. 2. Voir aussi : I-II, q. 111 a. 1 resp. ; a. 4 ad 4 ; II-II, q. 171 resp. ; q. 172 a. 5 resp. ; III, q. 27 a. 6 resp. ; etc.

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La prophétie requiert que la portée de l’esprit humain soit accrue afin de percevoir les réalités divines [...]. Or cette surélévation de la capacité intellectuelle se fait sous la motion du Saint-Esprit. Ainsi Ézéchiel [ditil] (2, 1) : « L’Esprit entra en moi et me fit tenir debout. » [...]. Donc la prophétie exige une inspiration [II-II, q. 171 a. 1 ad 4]1.

L’Esprit-Saint est véritablement le sujet de l’activité du pro­ phète, peut-être encore davantage que dans le cas de l’instinct de l’Esprit : « L’esprit du prophète est mû par l’Esprit-Saint comme un instrument déficient par rapport à l’agent principal » (II-II, q. 173 a. 3 resp.)12. Le début du traité des acta et passa manifeste une indéniable richesse pneumatologique, soutenue par l’attention à l’agent propre à la théologie de l’agir personnel que Thomas met en œuvre. La troisième personne divine est bien l’acteur principal de la sanctification de Marie et donc de la préparation de la venue du Christ dans le monde. Ces premières quaestiones constituent comme un compendium de pneumatologie où pratiquement tous les aspects de l’agir salvifique de l’Esprit sont exprimés : celuici donne à la Vierge la grâce sanctifiante qui purifie du péché, confère l’adoption filiale et lui permet d’accueillir l’inhabitation de l’Esprit ; il lui insuffle les vertus théologales, qui s’épanouissent en fruits de l’Esprit et en charismes. Enfin, sous forme de pro­ vidence, il poursuit ce travail en la protégeant du péché et, sous forme de don. en la suidant par son inspiration intérieure. Avant d’être un personnage pur et immaculé, Marie est d'abord pour Thomas la femme « pneumatique » par excellence. En un sens, il n’y a en elle rien d’exceptionnel, si ce n’est la concentration en un individu de toute la gamme d’activités de l’Esprit. Mais là encore, cela correspond au principe qui veut que l’Esprit pré­ pare la personne afin qu’elle soit apte à remplir la mission qui lui est confiée (voir q. 27 a. 4 resp.)3. L’action extraordinaire de 1. Voir aussi : II-II, q. 172 a. 1 sc. Les prophéties des auges eux-mêmes, et même celles des démons - lorsqu’elles sont vraies -, proviennent de l’Esprit (voir SCG IV, 21 ; ST II-II, q. 172 a. 2 ad 2 ; q. 172 a. 6 ad 1). 2. De nombreuses expressions indiquent que le sujet de l’action est la per­ sonne divine : « l’Esprit pousse l’esprit du prophète », « l’esprit du prophète est mû », « ce que l’Esprit-Saint affirme par sa bouche », « ce que l’Esprit-Saint a voulu signifier par les paroles qu’il prononce », « il est conduit par l’Esprit », « il est mû par l’Esprit-Saint », « ce que l’Esprit-Saint veut obtenir » (voir II-II, q. 173 a. 3). 3. Voir aussi : q. 7 a. 10 resp. et ad 1 ; q. 27 a. 5 ad 1-2 ; a. 6 obj. 1 ; In Ep., I, n° 23 ; In Rm., VIII, n° 678.

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l’Esprit en Marie entre dans l’ordre normal de la grâce de l’Esprit-Saint.

1.4. « Reflet » du Père, grâce de l’humanité du Christ.

Cela dit, l’Esprit n’est pas encore la Trinité. Or la place du Père et du Fils est plus limitée et problématique que celle de l’Esprit dans cette section. Le Père n’est mentionné qu’à quatre reprises dans le début du traité des mystères et jamais comme acteur de la sanctification de la Vierge. Lorsqu’il est question de la première Personne, c’est essentiellement pour souligner la convenance de la virginité de Marie : la virginité ante partum convient pour « sauvegarder la dignité du Père », car elle évite le risque que la paternité du Christ soit attribuée à un autre (voir q. 28 a. 1 resp.), tandis que la virginité post partum, qui fait de Jésus le fils unique de sa mère, convient parce qu’elle reflète pour ainsi dire la filiation unique du Fils envers son Père (voir q. 28 a. 3 resp.). De même, la concep­ tion et la naissance virginale (virginité in partù) présentent des analogies avec la pureté de la conception et la profération d’une idée ou d’un « verbe » dans la pensée, qui se font sans corruption de l’esprit : elles conviennent donc pour refléter l’émission plus pure encore du Verbe éternelle en Dieu (voir La deuxième personne divine, en revanche, joue bien un rôle dans la sanctification de la Vierge. Thomas considère en effet que, outre la ligature du péché in utero, Marie a été entièrement libérée de toute concupiscence en une seconde purification, lors de la conception du Christ :

L’Esprit-Saint a opéré en Marie une double purification. La première était pour ainsi dire préparatoire à la conception du Christ. [Il s’agit de sa sanctification in utero\ [...] L’autre purification a été opérée en elle par l’Esprit-Saint moyennant la conception du Christ (mediante conceptione Christi), qui elle aussi fut l’œuvre de l’Esprit-Saint. À cet égard, on peut dire qu’il l’a totalement purifiée du foyer de péché [q. 27 a. 3 ad 3]. L’acteur principal reste l’Esprit, puisqu’il s’agit de la grâce, dont Thomas précise que la Vierge en reçoit alors un « complément »

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(q. 27 a. 5 ad 2), mais cette grâce est rattachée au Christ aussi : « La deuxième perfection de grâce se trouva dans la bienheu­ reuse Vierge de par la présence du Fils de Dieu incarné en son sein » (q. 27 a. 5 ad 2)1. Or la spécificité de l’apport du Christ tient à son humanité et à la causalité instrumentale de celle-ci12. D’une part, la grâce dérive ou découle de l’humanité du Christ vers les membres du corps dont elle est la tête (voir q. 8) : « La bienheureuse Vierge Marie a été la plus proche du Christ selon son humanité, puisque c’est d’elle qu’il a reçu la nature humaine. Voilà pourquoi elle devait recevoir de lui une plus grande plénitude de grâce que les autres » (q. 27 a. 5 resp. ; voir a. 4 resp. ; q. 37 a. 4 resp.). D’autre part, puisque la causalité instrumentale opère par exemplarité, la chair du Christ touche pour ainsi dire la nature ou la chair de Marie. Tout ce qui dans le péché originel relève non d’une tendance au péché personnel mais de la « nature » - les « peines » du péché que sont la concupiscence et la mort - est guéri par la grâce qui provient de la chair du Christ : « La bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel avant sa naissance quant à la souillure per­ sonnelle ; elle ne fut pourtant pas libérée de la peine à laquelle était soumise toute la nature humaine » (q. 27 a. 1 ad 3 ; voir a. 2 ad 4)3. Même si la deuxième sanctification de la Vierge permet au Docteur angélique de préciser l’articulation entre l’agir de 1 -dspill,

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1. Voir aussi : « Lors de la conception même de la chair du Christ (in ipsa conceptione carnis Christi) il faut croire qu’une suppression totale du foyer de péché rejaillit de l’enfant sur la mère » (q. 27 a. 3 resp. ; voir a. 5 ad 2 ; q. 37 a. 4 obj. 3). 2. « Le Christ est le principe même de la grâce (principium gratiae) : comme auteur selon sa divinité, et comme instrument selon son humanité » (q. 27 a. 5 resp. ; voir a. 5 ad 1). 3. Alors que l’Esprit peut guérir la personne « spirituelle », même avant le moment historique de l’incarnation du Christ, ce qui touche à la nature ne peut être guéri que par la nature humaine du Christ, une fois celle-ci assumée : « Hors de la vertu [du Christ], personne n’est délivré de la pre­ mière condamnation. Bien que certains aient pu être libérés selon l’esprit (secundum spiritum) de cette condamnation par la foi spirituelle au Christ, il ne semble pas cependant que personne ait pu l’être selon la chair (secun­ dum carnem), si ce n’est après l’incarnation, car c’est alors que la chair apparut pour la première fois libre de cette condamnation » (q. 27 a. 3 resp.). De même, la résurrection de la chair ne pourra s’opérer qu’après « l’immor­ talité de la chair du Christ ressuscitant » (q. 27 a. 3 resp. ; voir a. 2 ad 4 ; q. 52 a. 5 ad 2).

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de l’espace, et l’action du Christ, « chamelle » et ancrée dans l’histoire, force est de constater que le « complément christolo­ gique » laisse insatisfait, car il relève de l’humanité du Christ, et donc de la deuxième personne divine uniquement en ce qu’elle est incarnée. Rien n’est spécifique au Fils en tant qu’il est Fils ou Verbe. De fait, à propos du Christ, Thomas pose la question non plus en termes d’agent ou d’agir personnel comme avec l’Esprit-Saint, mais en termes d’efficience, qu’il attribue par conséquent à la nature divine : « L’humanité du Christ ne cause pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la divinité qui lui est unie et qui fait que les actions humaines du Christ sont salutaires » (I-II, q. 112 a. 1 ad 1 ; nous soulignons). Ce n’est pas la personne du Verbe en tant que telle qui est prise en compte, mais la nature humaine du Christ en son lien avec la nature divine. Ainsi, malgré la richesse pneumatologique des premières quaestiones, les deux autres personnes divines ne sont pas réel­ lement prises en compte en tant qu’acteurs ou agents. Cette rela­ tive pauvreté trinitaire introduit même un doute : lorsque Thomas dit « Esprit-Saint », est-ce la troisième personne divine distinguée des deux autres ou est-ce la puissance divine par laquelle opère l’Esprit ? La grâce est-elle gratia Spiritus Sancti parce que celuici est Esprit-Saint ou parce qu’il est Dieu 1 Ces questions seront au cœur de l’attribution par Thomas de la conception du Christ a i xjopnu

IL La conception du Christ,

œuvre de la Trinité tout ENTIÈRE, ATTRIBUÉE À L’ESPRIT

La deuxième partie de Vingressus (q. 31-34), qui traite de la conception du Christ, c’est-à-dire de la formation de l’humanité au moment de son assomption par le Verbe (voir q. 32 a. 1 ad 2 ; q. 33 a. 1 resp.), est de nouveau un lieu de forte concentra­ tion pneumatologique. Thomas y pose la question de l’acteur de cette conception et, comme dans toute interrogation concer­ nant une action, la réponse semble désigner une personne, dans ce cas présent, la troisième personne divine. L’affirmation cen­ trale est que le « principe actif (principium activum) de la

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conception du Christ » est l’Esprit-Saint (voir q. 32 pr.). Il s’agit d’un enseignement constant de Maître Thomas qui, outre les deux articles qui l’exposent formellement (q. 32 a. 1-2), revient vingt-sept fois rien que dans les traités de christologie de la Somme1. Le théologien s’appuie sur deux versets néotes­ tamentaires : L’Esprit-Saint viendra sur toi (Le 1, 35) [q. 32 a. 1 sc.], et [Marie] se trouva enceinte du fait de l’Esprit-Saint (Mt 1, 18) [q. 32 a. 2 sc.]. Pourtant, l’affirmation ne va pas de soi. A deux reprises notre auteur nuance le rôle propre de l’Esprit en précisant que c’est la Trinité tout entière qui est à l’œuvre dans la conception du Christ et que celle-ci peut aussi être attribuée au Père ou au Fils : « La conception du corps du Christ est l’œuvre de la Trinité tout entière ; néanmoins on l’attribue à l’Esprit-Saint » (q. 32 a. 1 resp.) ; « Il est bien vrai que l’œuvre de la conception du Christ est commune à toute la Trinité ; cependant, suivant tel ou tel aspect, on peut l’attribuer à telle ou telle Personne » (q. 32 a. 1 ad 1). L’attribution de la conception à l’Esprit est en réalité ce que les scolastiques nomment une « appropriation » trinitaire : l’attribution à une personne divine de ce qui appartient en com­ mun aux Trois. Thomas n’en traite que deux fois dans ces questiones, et les vingt-sept références que nous venons d’évoquer témoignent du fait que, pour le reste, il écrit comme si l’attribu­ tion de la conception à l’Esprit était en propre. Mais c’est à des ----- --- ri ’ ovni i 1 narlrA tPrhninilP

de sa réflexion et nous devons sérieusement prendre cette ques­ tion en compte. Nous commencerons donc par expliquer pourquoi Thomas a recours ici à ce procédé théologique et ce qu’il entend exacte­ ment par là. Nous pourrons ensuite analyser les raisons qui fondent l’attribution de la conception en priorité au SaintEsprit, mais aussi, selon certains aspects, aux deux autres Per­ sonnes. Les appropriations visant à manifester, c’est-à-dire à rendre visible, le Mystère que contiennent les mystères du Christ, la question est de savoir ce que leur statut leur permet 1. « Le corps du Christ a été formé [...] d’une action créatrice de l’EspritSaint » (q. 35 a. 3 obj. 3). Voir aussi : q. 2 a. 12 ad 3 ; q. 5 a. 2 ad 1 ; q. 6 a. 4 ad i ; a. 6 obj. 3-ad 3 ; q. 14 a. 4 resp. ; q. 15 a. 1 ad 2 ; a. 2 sc. ; a. 5 obj. 2 ; q. 27 a. 3 ad 3 ; a. 5 obj. 2 ; q. 28 a. 3 ; q. 30 a. 2 ad 2 ; a. 4 resp. ; q. 31 a. 5 ad 3 ; q. 33 a. 1 resp. et ad 4 ; q. 35 a. 3 ad 2 ; q. 46 a. 6 resp. ; q. 54 a. 1 ad 3.

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de manifester : la réalité trinitaire ou simplement ce qui est commun aux Trois ?

2.1. L’unité de l’opération « ad extra » et l’appropriation trinitaire. La raison pour laquelle Thomas affirme que la conception du Christ est en réalité l’œuvre de « la Trinité tout entière » est qu’il s’agit d’une opération ad extra de Dieu. Or notre auteur hérite avec bon nombre de ses contemporains du principe, qu’il attribue notamment à Augustin1, selon lequel les opérations de Dieu visà-vis du monde sont « indivises » ou « communes » : « Ainsi que le dit Augustin [...], “les œuvres de la Trinité sont indivises (indivisa), comme son essence est elle-même indivise” » (q. 32 a. 1 obj. 1). De fait, lorsque Dieu agit dans le monde, puisqu’il y exerce une efficience, il met en œuvre sa puissance : « La puis­ sance est le principe de l’action que l’on exerce sur autre chose ; l’action évoquée par l’attribut de puissance est donc l’action ad extra » (I, q. 27 a. 5 ad 1). Et nous savons que la puissance est rapportée à l’essence : donc l’agir de Dieu ad extra relève de son essence12. Evidemment, c’est la personne qui agit, qui exerce cette puissance, mais les caractéristiques de l’efficience en tant que telle se rapportent à l’essence.

l’identité absolument unique en lui de l’essence et l’être (esse), est même la notion centrale de la réflexion de Thomas sur l’essence de Dieu3. Elle détermine aussi sa théologie trinitaire en posant l’exigence à laquelle celle-ci doit se conformer, et qu’elle rappelle sans cesse dans les quaestiones consacrées à la distinction des personnes divines4* . Ainsi, on ne distingue 1. Pour l’histoire du principe, voir infra, chap. xi. Quant aux contemporains de Thomas, voir par exemple Saint Albert, Summa theologiae, I, tract. 7, q. 32, c.2, éd. Coloniensis, t. 34/1, p. 254. 2. Voir : « Tout ce qui dans la divinité possède un pouvoir causant appar­ tient à l’essence » {De ver., q. 10 a. 13 resp. ; voir De pot., q. 1 a. 1). 3. Voirl, q. 3. Voir aussi : É. Gilson, Le Thomisme. Introduction à la philo­ sophie de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 19836, p. 169-189 ; S.-Th. Bonino, « La simplicité de Dieu », dans D. Lorenz (éd.), Istituto S. Tommaso, Studi 1996, Rome, 1997, p. 117-151. 4. Cela est particulièrement sensible dans le De potentia (voir q. 7-10) et la Somme de théologie (voir notamment I, q. 39-41).

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pas d’actions ad extra propres aux personnes divines : « La production de tout effet dans les créatures est commune à la Trinité en raison de l’unité de la nature divine : à l’unité de nature doivent correspondre l’unité de puissance et l’unité d’opération » (q. 23 a. 2 resp.)1. Pour Thomas, il ne s’agit tou­ tefois pas simplement d’un principe métaphysique mais d’une réalité affirmée par les Écritures ; c’est pourquoi il poursuit : « Aussi le Seigneur dit-il (Jn 5,19) : “Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement” » (q. 23 a. 2 resp.). Paradoxale­ ment, cela le pousse à « compléter » les Écritures, car le théo­ logien rappelle que là où celles-ci présentent une Personne isolée, ce sont en réalité les Trois qui sont à l’œuvre : « Le nom d’une Personne divine suppose le nom d’une autre » (q. 66 a. 6 resp.). Cela a pour conséquence que, au moment où notre théologien en vient à s’interroger sur le principe de la conception du Christ, la question concerne en réalité non pas les acteurs, mais la puis­ sance à l’œuvre : « [Vis-à-vis du corps du Christ] l’Esprit-Saint entretient [...] un rapport de causalité efficiente» (q. 32 a. 2 resp.)1 2. Le « principe actif» désigne l’Esprit, mais en tant qu’il possède la nature divine : « Le principe actif de la conception [du Christ est] la puissance divine » (q. 31 a. 5 resp. ; voir q. 3 a. 3 sc.). L’action peut alors aussi être attribuée aux autres personnes divines qui sont une en cette essence : « L’œuvre de l’EspritSaint est également celle du lus de uieu en raison ue leur unnc de nature et de volonté » (q. 32 a. 1 ad 3 ; voir a. 1 obj. 3). On trouve d’ailleurs de singuliers glissements entre l’œuvre du Fils et de l’Esprit : « La conception [est] attribuée au Fils de Dieu luimême, comme nous le confessons dans le Symbole quand nous disons : “Il a été conçu de l’Esprit-Saint” » (q. 33 a. 2 resp.). En fin de compte, nous ne sommes pas ici dans le cadre d’une théo­ logie de l’agent, mais avec le principe de l’unité et l’attention à l’efficience, dans celui de la théologie de la nature.

1. Il se peut qu’un enjeu supplémentaire du principe soit d’éviter toute nou­ velle relation qui « multiplierait la Trinité », selon l’expression de Boèce (De Trinitate, VI ; PL 64, col. 1254) : les personnes divines sont constituées par leurs relations (voir I, q. 30 a. 2 ad 1 ; q. 32 a. 3 resp.), donc une nouvelle relation réelle « constituerait » une quatrième personne divine. 2. Voir aussi III Sent., d. 4 q. 1 a. 1 ; SCG IV, 46 ; Comp., I, 219 ; In lo., III, n° 44.

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Comment se fait-il alors que Thomas attribue la conception du Christ en priorité à une personne divine plutôt qu’aux autres ou à la Trinité tout entière ? Il s’agit en fait d’un procédé nommé appropriation trinitaire, développé dans le sillage du principe d’unité d’opération, afin de tenir compte et d’expliquer l’attribu­ tion d’actions et de qualités différenciées aux Trois par les Écri­ tures et par les Symboles. L’appropriation est l’opération selon laquelle on attribue à l’une des personnes de la Trinité une qualité ou une action qui est commune aux trois et qui, de ce fait, relève de l’essence : « Manifester les Personnes au moyen des attributs essentiels, c’est ce qu’on nomme appropriation » (I, q. 39 a. 7 resp.). Autrement dit, approprier signifie amener un nom com­ mun à faire office de nom propre1. La plupart des appropriations ne concernent pas l’opération de Dieu dans le monde, mais la Trinité considérée en elle-même et en ses attributs. De fait, la tradition latine distingue les noms et attributs « essentiels », comme la puissance, la bonté, la sagesse, par exemple, qui sont communs au Père, au Fils et à l’Esprit, des noms propres ou « propriétés personnelles », comme la paternité et la filiation, ou les noms de Fils, de Verbe et d’image, qui les distinguent. Ces propria ne sont pas attri­ bués par appropriation mais « en propre ». Ils sont toutefois peu nombreux, car en Dieu il n’y a pas d’autres distinctions que celles des « oppositions relatives » ou « relations nnnosées » ton ne trouve nas chez Thomas l’exnression « rela­ tions d’opposition ») fondées sur les processions (voir I, q. 28 a. 4 resp. ; q. 45 a. 6 obj. 2 ; De ver., q. 10 a. 13 resp.). Ainsi, avant même que le terme « appropriation » ne prenne son sens technique au xne siècle1 2, est courante la pratique de distribuer en 1. Thomas partage cette doctrine aussi avec ses contemporains : voir Bona­ Breviloquium, 1, La Trinité de Dieu, Paris, Éditions franciscaines, 1967, I, c. 6, p. 93-99 ; Albert, ISent., d. 31.34 (voir G. Emery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Théologies », 2004, p. 378380 [désormais abrégé en Théologie trinitaire]). Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une exclusivité de la théologie trinitaire, mais d’une pratique dont usent les logiciens, pour trahere commune adproprium : ainsi Rome s’appelait Urbs par appropria­ tion, en tant que capitale de l’Empire (voir H.-F. Dondaine, « Notes explicatives » et « Renseignements techniques », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théolo­ gique, La Trinité, t. II, éd. de La Revue des jeunes, Paris-Toumai-Rome, Desclée, 19502, p. 412 [désormais abrégé en Trinité, II]). 2. Voir G. Emery, Théologie trinitaire, p. 370-377 ; D. Poirel, Livre de la nature et débat trinitaire au xif siècle. Le « De tribus diebus » de Hugues de Saint-Victor, Tumhout, Brepols, 2002, p. 381-398. venture,

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groupes ternaires selon les Personnes tant les perfections divine essentielles que les relations aux créatures ou les opérations ad extra1. Le procédé n’est toutefois pas arbitraire. Il sera réglé par l’ana­ logie ou la ressemblance (similitudo) de l’attribut ou de l’opéra­ tion appropriés avec la propriété personnelle : Bien que les attributs essentiels soient communs aux Trois, tel attri­ but considéré en sa raison formelle a plus de ressemblance avec la propriété de telle Personne, qu’avec celle d’une autre ; il peut dès lors fort bien (convenienter) être approprié à cette Personne. [...] Ainsi donc, du côté de l’objet, c’est la ressemblance de l’attribut approprié avec la propriété de la Personne qui fonde la convenance de l’appro­ priation, convenance qui subsiste indépendamment de nous [/ Sent., d. 31 q. 2 a. 2]1 2. L’appropriation est donc un procédé qui opère selon une règle de convenance. Cette convenance repose sur les propriétés per­ sonnelles, dont deux aspects sont pris en compte. D’une part, l’origine et l’ordre d’origine (la taxis) des Personnes : c’est pour­ quoi on approprie, par exemple, la création à la première Per­ sonne, le relèvement de la création à la deuxième, et le gouvernement et la vivification des êtres à la troisième. D’autre part, quand il s’agit du Fils et de l’Esprit, leur mode de proces­ sion nuismie celui-là nrocède selon l’intelligence et celui-ci selon la volonté ou l’amour. Par exemple, tout effet de grâce qui a trait à la connaissance sera approprié au Verbe, et tout ce qui nous pousse à aimer Dieu, à l’Esprit d’Amour (voir I, q. 43 a. 5 1. Contentons-nous des appropriations retenues dans la Somme de théologie (chaque fois le premier terme sera attribué au Père, le deuxième au Fils et le troisième à l’Esprit) : les perfections de Dieu : étemité-beauté-jouissance, unitéégalité-harmonie, puissance-sagesse-bonté ou amour ; le rapport de Dieu aux créatures : ex ipso-per ipsum-in ipso, causes effïciente-exemplaire-finale ; les opérations ad extra : création-recréation-glorification, ou création-justificationsanctification ; les effets de Dieu dans les créatures : substance-forme-tendance, mesure-nombre-poids, « mémoire »-connaissance-amour (voir I, q. 39 a. 8 ; q. 45 a. 7 ; q. 93 a. 8). 2. Voir aussi : I Sent., d. 31 q. 2 a. 1 ad 1 ; STI, q. 39 a. 7 resp. ; a. 8 resp. Dans la suite des Victorins et du Lombard, Thomas propose aussi une appro­ priation « négative », fondée sur la dissemblance entre l’attribut en Dieu et en l’homme, et qui corrige tout risque d’anthropomorphisme : la puissance est appropriée au Père pour souligner sa différence avec les pères terrestres qui souffrent des infirmités de la vieillesse (voir I, q. 39 a. 7 resp.). Cela n’est tou­ tefois presque jamais appliqué par notre théologien.

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ad 1-2)1. Cependant, comme il s’agit de convenance, l’appropria­ tion n’est jamais absolue ou nécessaire : Thomas s’interdit de dire que la propriété essentielle ou l’opération appartiennent à telle ou telle Personne uniquement (voir I, q. 39 a. 7 ad 1-2). La preuve en est que l’Ecriture attribue souvent la même caractéris­ tique à différentes Personnes, selon le contexte12. Pour Thomas, alors même qu’il ne s’agit pas d’attributions en propre, ce procédé possède une vraie fécondité, car il aide à faire comprendre les propriétés personnelles qui fondent l’appropria­ tion : « Quand nous approprions les attributs essentiels aux Per­ sonnes [...], nous cherchons seulement à manifester les Personnes (ad manifestandum Personas) en recourant à des ana­ logies. Il en résulte [...] une plus grande manifestation de la vérité » (I, q. 39 a. 7 ad 1). De fait, alors qu’il est impossible de connaître la trinité des Personnes autrement que par révélation, il est possible d’avoir une connaissance naturelle des attributs de l’essence, du moins négativement et par analogie (voir I, q. 32 a. 1). On peut donc éclairer le moins évident, les propriétés des Personnes, à partir du plus manifeste, celles de l’essence : « Pour manifester ce mystère de la foi, il convenait d’approprier aux Per­ sonnes les attributs essentiels. [...] Il convenait de rendre le mys­ tère plus manifeste par des moyens plus accessibles à la raison que le mystère lui-même » (I, q. 39 a. 7 resp.). Évidemment, ce que signifie ici « rendre plus manifeste », ou ce qü’est la « plus gmuuc vente », ii est pas nos explicite : s agii-n a un apport de connaissances nouvelles ou d’une autre manière de saisir ce que l’on connaît déjà ? C’est à partir de la pratique de Thomas, dans le cas du mystère de la conception du Christ, que nous aurons à le déterminer. 1. Voir A. Patfoort, Saint Thomas d’Aquin, les clefs d’une théologie, Paris, Fac-Éditions, 1983, p. 95-96. H.-F. Dondaine souligne le fait que l’attention aux modes de procession est plus spécifique à Thomas - Bonaventure n’y recourt jamais : « Il est clair que saint Thomas exploite à fond et sans réserve l’appropriation des choses de l’intellect au Fils, et des choses de la volonté à l’Esprit : voilà la membrure puissante qui organise et construit tout l’édifice des appropriations dans la théologie trinitaire issue de saint Augustin et de saint Anselme » (Trinité, II, p. 418, n. 1). 2. Par exemple : « La charité [habituellement appropriée à l’Esprit, peut l’être] même au Père selon la deuxième épître aux Corinthiens (13, 13) : “La grâce de notre Seigneur Jésus-Christ et la charité de Dieu...”» (q. 63 a. 3 obj. 3). De même, la force n’est pas réservée au Père, car elle peut être attribuée au Fils ou à l’Esprit (voir I, q. 39 a. 8 resp.).

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2.2. Pourquoi l’Esprit-Saint ?

Thomas justifie l’appropriation de la conception du Christ à l’Esprit par trois arguments de convenance : l’appropriation souligne le fait que l’incarnation a sa source dans l’amour de Dieu, elle indique le « motif de l’incarnation », qui est la grâce, et elle manifeste la sainteté et la filiation divine de l’humanité ainsi conçue (voir q. 32 a. 1 resp.). Pour com­ prendre ces attributions, il sera nécessaire d’explorer la théo­ logie trinitaire de l’auteur afin de saisir quels propria de l’Esprit présentent une analogie avec l’amour, la grâce et les dons de sanctification et de filiation et permettent donc de fonder l’appropriation. La réponse sera que la troisième Per­ sonne est Amour du Père et du Fils, Personne-Don, et porte le qualificatif de « saint ». La première raison pour laquelle la conception du Christ est attribuée à l’Esprit est que l’incarnation procède de l’amour de Dieu et témoigne de cet amour. Or la troisième Personne est Amour :

L’Esprit-Saint est en effet l’amour du Père et du Fils. Or, que le Fils ait assumé notre chair dans le sein de la Vierge, voilà bien la plus grande preuve de l’amour de Dieu ; selon même ce que dit Jean (3, 16) : « Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique » [q. 32 a 1 resn.l. Thomas reçoit de la tradition latine l’Amour comme nom propre de l’Esprit1, mais il le fonde sur une explicitation très poussée de son mode de procession. En effet, les processions tri­ nitaires peuvent être comprises à partir de l’analogie de la vie de l’esprit : le Verbe procède à l’image d’un verbe mental12 et l’Esprit à la ressemblance de l’acte de volonté ou l’amour - pour

1. Voir par exemple, Augustin, La Trinité, Paris, Desclée de Brouwer, BA 16, 19972, XV, xvii, 27-xvm, 32, p. 500-513. 2. Le Maître dominicain s’insère dans la riche tradition théologique latine qui s’inspire de l’attribution à la deuxième Personne du nom propre de Verbe par le corpus johannique pour comprendre la génération étemelle du Fils par le Père en analogie avec la profération d’un verbe mental. Il s’agit bien d’une génération, puisque ce qui est produit possède la même nature que ce qui produit, et présente une « similitude » de forme avec lui (voir I, q. 27 a. 2 resp. ; q. 33 a. 3 resp.). Par la distinction entre l’acte de connaître et la conception

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Thomas « toute inclination de la volonté, même de l’appétit sen­ sible, tient son origine de l’amour » (SCG IV, 19)1. De même que l’acte d’intelligence du Père « produit » un Verbe, de même la troi­ sième Personne procède de l’acte de volonté de Dieu, qui produit une impulsion, un mouvement vers un terme : « Ce qui, en Dieu, procède par mode d’amour ne procède pas comme engendré, comme fils, mais bien plutôt comme un souffle (spiritus). Ce mot évoque une sorte d’élan ou d’impulsion vitale » (I, q. 27 a. 4 resp.). Thomas exploite jusqu’au bout le parallèle : comme la connais­ sance produit une conceptio intellectuelle dans le sujet (le verbum), l’acte d’aimer produit une impressio dans le cœur de l’aimant (voir I, q. 37 a. 1 resp.). Or en Dieu, « qui ne souffre aucun accident [...] le Verbe et l’Amour sont subsistants» (I, q. 37 a. 1 ad 2) : l’impression d’Amour, comme le Verbe, est une hypostase* 12. Cependant, si la troisième Personne est Amour, ne peut-on considérer que l’attribution de la conception du Christ par amour à l’Esprit n’est pas une appropriation, mais est en propre ? La difficulté est que l’amour comporte deux dimensions en Dieu. Le terme désigne un amour « personnel », Jn personne de l’Esprit qui procède comme amour. Mais il vise aussi un amour « essen­ tiel » : Dieu est amour, en ce sens que son essence est amour (voir I, q. 20 a. 1 ; q. 37 a. 1 resp.) et que le Père et le Fils aiment l’onolorrip

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hypostase, par sa relation d’origine à Celui qui le profère (voir SCG IV, 11 ; In lo., I, nos 28-29). Mais l’idée de génération naturelle s’en trouve aussi puri­ fiée de toute matérialité ou « sortie » ou devenir, car un verbe mental est spi­ rituel, reste immanent à l’esprit, et peut être chronologiquement coextensif à celui-ci (voir De pot., q. 9 a. 9 ad 7 ; In lo., I, n° 31 ; ST I, q. 42 a. 2 ad 1) : la connaissance que Dieu a de lui-même produit une similitude exacte de luimême, entièrement une avec lui (voir I, q. 27 a. 1 ad 2), au point de lui être consubstantielle, coétemelle et égale (voir In lo., I, n° 29). Voir les excellentes synthèses de H.-D. Dondaine, Trinité, II, p. 214-227, et G. Emery, Théologie trinitaire, p. 74-79 ; p. 217-231 ; voir aussi F. von Gunten, « In principio erat Verbum. Une évolution de saint Thomas en théologie trinitaire », dans C. J. Pinto de Oliveira (dir.), Ordo sapientiae et amoris. Image et message de saint Thomas d’Aquin à travers les récentes études historiques, Fribourg, Éditions universitaires, 1993, p. 119-141. 1. Un avantage de cette seconde analogie est de permettre de concevoir une procession divine autre que la génération du Fils mais qui se fasse pourtant « naturellement » à partir du Père, afin de pouvoir distinguer l’Esprit du Fils, sans pour autant en faire une créature (voir De pot., q. 10 a. 2 resp.). 2. La plupart des caractéristiques de la procession selon l’amour font écho à celles de l’émanation du verbe : spiritualité, immanence, égalité, coétemité, etc. (voir I, q. 27 a. 3 resp.).

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et sont amour eux aussi1. C’est pour Thomas la seule manière de tenir que chaque Personne est sujet d’amour et que leur amour est parfaitement égal (voir I, q. 37 a. 2 resp.) - comme leur puis­ sance ou leur bonté. En outre, l’Esprit est troisième selon la taxis et doit donc être davantage conçu comme fruit de l’amour que comme son moyen terme, comme ce par quoi les autres Per­ sonnes aiment (voir I, q. 37 a. 2 ad 2). C’est donc par l’essence commune qui est amour que les Trois s’aiment ou qu’ils aiment l’humanité. Cela dit, on peut aussi dire que le Père et le Fils aiment « par l’Esprit », mais dans ce cas, on veut dire qu’ils aiment en produisant l’Esprit : ils aiment en spirant l’Esprit, ou mieux encore, en s’aimant et en aimant l’humanité d’un amour parfait ils spirent l’Esprit (voir I, q. 37 a. 2 resp. et ad 3)12. Ainsi, c’est en raison de l’amour essentiel par lequel les Trois nous aiment qu’ils opèrent ensemble et de manière indi­ vise la conception du Christ. Mais, comme l’Esprit qui procède selon la volonté est personnellement Amour ou fruit de l’amour du Père et du Fils, cette conception lui est appropriée, afin de souligner que Dieu est amour et qu’il nous sauve par amour3. Le procédé est d’ailleurs le même que pour l’attribution de la pro­ vidence à l’Esprit, et fait comprendre que, déjà là, il s’agissait sans doute d’une appropriation ; cela explique pourquoi la provi­ dence peut aussi être attribuée au Père. La deuxième raison pour laquelle il convient d’attribuer la conception au cnnsi a i nsprn est que ueia penuci uc auuugnci la gratuité de l’incarnation, dans la mesure où la troisième per­ sonne divine est Esprit de grâce : 1. L’ambivalence vient de la pauvreté de notre vocabulaire pour désigner le processus de l’amour. Nous avons des mots distincts pour désigner les diffé­ rentes dimensions de la connaissance : on peut donc réserver le terme « connaître » à l’essence par laquelle Dieu connaît, « générer » à l’acte notionnel et « Verbe » à la Personne. En revanche, il n’y a qu’un terme pour dire ces aspects dans l’amour. La Tradition a bien forgé un mot pour l’acte notionnel (« spirer »), mais on doit se résoudre à employer « amour » tant pour l’essence de Dieu qui aime que pour la personne divine qui en résulte (voir I, q. 37 a. 1 resp.). 2. Spiritu Sancto (par l’Esprit) doit alors être compris comme un « ablatif d’effet formel » (voir I, q. 37 a. 2 resp. ; In lo., III, n° 545). Sur cette question, voir aussi G. Emery, Théologie trinitaire, p. 280-293. 3. Voir : « [Attribuer la conception du Christ à l’Esprit suggère] de manière convenable la cause qui a poussé le Verbe à s’incarner. Ce ne pouvait assuré­ ment être autre chose que l’immense amour de Dieu pour l’homme, à la nature duquel Dieu a voulu s’unir » (SCG IV, 46).

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Cela donne à comprendre que la nature humaine a été assumée par le Fils de Dieu dans l’unité de la Personne, non pas en vertu de quelque mérite que ce soit, mais par pure grâce ; or la grâce est attri­ buée à l’Esprit-Saint, selon ce verset de la première épître aux Corin­ thiens (12, 4) : « Les dons sont divers, mais il n’y a qu’un seul Esprit. » Aussi, Augustin dit-il dans VEnchiridion : « La façon dont le Christ est né de l’Esprit-Saint nous révèle [quelque chose] de la grâce de Dieu, par laquelle cet homme sans mérite antérieur et dans l’instant même où il a commencé d’être, allait être joint au Verbe de Dieu dans une si étroite unité de personne qu’il serait lui-même Fils de Dieu » [q. 32 a. 1 resp.]. La thèse de Thomas est sous-tendue par une véritable « chaîne » d’attributions : la conception du Christ est appropriée à l’Esprit parce qu’il est Esprit de grâce, la grâce est appropriée à l’Esprit parce que ce dernier est Don, et Don est un nom propre de l’Esprit parce qu’il procède selon l’Amour. Essayons de remonter la chaîne en sens inverse. Même si le Fils peut être donné et que le Père peut se donner, Thomas, fidèle en cela à la tradition latine, considère «Don» comme un nom personnel de l’Esprit1. Les Pères se fondent sur le fait que celuici est donné aux créatures, mais Thomas considère que le nom d’une personne divine ne peut être justifié par son seul rapport aux créatures et doit donc tenir aux processions étemelles (voir T n q O rocn jaf 1 \ T o rM’nr'arc'inr, 19 n de nouveau la clé, car tout don au sens propre, c’est-à-dire gratuit et sans retour, a l’amour pour ratio, c’est-à-dire pour motif ou raison d’être. Or avec le don de quelque chose est toujours aussi donné l’amour qui le motive : l’amour est donc le premier don, le don par excellence12*. Ainsi, lorsque Dieu donne, il donne par 1. Voir par exemple, Augustin, La Trinité, BA 15, V, xv, 16-xvi, 17, p. 460-463 ; BA 16, XV, xvu, 29 ; xvm, 32-xix, 36, p. 510-523. Mais le fon­ dement ultime est scripturaire : l’Esprit est le don par excellence que le Père offre en exauçant les prières (voir Le 11, 13) et le don fait par le Christ qui étanche toute soif (voir Jn 4, 10) ; par lui l’Église reçoit tous ses dons et cha­ rismes (voir 1 Co 12, 4-11). 2. « Il y a don au sens propre quand il y a donation sans retour, c’est-à-dire quand on donne sans attendre de rétribution. [...] Or la raison (ratio) d’une donation gratuite est l’amour ; pourquoi donnons-nous gratuitement quelque chose à quelqu’un ? Parce que nous lui voulons du bien. Et la première chose que nous lui donnons est donc l’amour par lequel nous lui voulons du bien. Il est donc manifeste que l’amour est lui-même le premier don» (I, q. 38 a. 2 resp.).

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amour, et lorsqu’il aime, il donne son amour, qui est l’EspritSaint: «Puisque le Saint-Esprit procède comme Amour [...], il procède en qualité de don premier» (I, q. 38 a. 2 resp.). Puisque l’Esprit est « impression », émanation substantielle ou fruit de l’amour du Père et du Fils, en lui se rejoignent le don et la ratio du don : l’Esprit est Don1. C’est pourquoi il convient de lui appro­ prier la grâce : « [La grâce] est attribuée au Saint-Esprit, car le Saint-Esprit est amour, et c’est par amour que Dieu nous fait ces dons gratuits, ce qui ressortit à la raison de la grâce (quod ad rationem gratiae pertinet) » (q. 63 a. 3 ad 1 ; voir I, q. 38 a. 2 resp.). Enfin, si c’est à l’Esprit qu’est appropriée la grâce, c’est à lui que sera aussi attribuée la conception par grâce de l’humanité du Christ. Cela nous oblige d’ailleurs à préciser nos analyses précédentes concernant le rôle de l’Esprit de grâce dans la préparation de la Vierge. Comme tout effet ad extra, la grâce ne relève pas d’une seule personne divine : « La grâce est infusée en l’âme par la Tri­ nité tout entière » (q. 63 a. 3 obj. 2 ; voir q. 2 a. 12 ad 3)12. Le principe de la grâce est donc l’essence divine et, à proprement parler, il ne s’agit pas de considérer la distinction des Personnes : « La grâce qui est en nous est un effet de l’essence divine, qui n’évoque pas la distinction des Personnes (non habens respectum ad distinctionem personarum) » (III Sent., d. 4 q. 1 a. 2)3. De même, la grâce produit en nous l’inhabitation non seulement de l’Esprit, mais de toute la Trinité : « Par la grâce, c’est la Trinité tout entière qui habite en nous, selon cette parole de S. Jean (14, 23) : “Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure” » (I, q. 43 a. 4 obj. 2 ; voir a. 4 ad 1). Par contre, puisque la grâce 1. En fait, Amour et Don désignent la même propriété personnelle de l’Esprit. Mais ils ne sont pas synonymes, car le Don apparaît à notre esprit comme la conséquence de l’Amour : l’Esprit est Amour toujours enclin à être donné (voir G. Emery, Théologie trinitaire, p. 306-307). 2. Voir aussi : « [Le Saint-Esprit] nous meut et nous protège de concert avec (simul cum) le Père et le Fils » (I-II, q. 109 a. 9 ad 2). 3. La pratique de Thomas en témoigne : dans les traités des dons et fruits de l’Esprit (I-II, q. 68-70) et de la grâce (I-II, q. 109-114), la «motion d’en haut» est attribuée 13 fois à l’Esprit, mais 144 fois à « Dieu » sans précisions. L’instinctus est rapporté 7 fois à l’Esprit et 7 fois à « Dieu» (voir I-II, q. 6870). Le théologien utilise de manière indifférenciée « vertu divine » et « vertu de l’Esprit » (voir I-II, q. 112 a. 1 ad 2). Voir aussi A. Patfoort, Saint Thomas d’Aquin, les clefs d’une théologie, p. 91-93.

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est le don gratuit de Dieu par excellence, il est légitime de l’attri­ buer par appropriation à la troisième personne divine1. Et une fois établie l’appropriation, comme dans le cas de la conception du Christ d’ailleurs, le Maître dominicain peut raisonner comme si le principe n’existait pas, ce dont témoignent les quaestiones trai­ tant de la sanctification de Marie ou le traité de la grâce (II-II, q. 108-114), qui ne recourent jamais au terme technique « appro­ priation ». La troisième raison pour laquelle il convient d’attribuer la conception du Christ à l’Esprit tient à la considération, non plus de son motif ou de sa modalité, mais du « terme » ou aboutisse­ ment de l’incarnation, la nature humaine assumée, dont les carac­ téristiques sont la sainteté et la filiation divine :

L’Incarnation a trouvé son terme (terminata est) en ceci que cet homme qui était conçu, soit saint et Fils de Dieu. Or ce sont deux choses qu’il faut attribuer à l’Esprit. Car c’est lui en effet qui fait des hommes des fils de Dieu, selon ce verset de l’épître aux Galates (4, 6) : « Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu a envoyé en vos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie Abba, Père. » C’est lui aussi qui est « l’Esprit de sainteté », selon l’épître aux Romains (1, 4). Ainsi donc, de même que les autres sont sanctifiés spirituellement pour être fils adoptifs de Dieu, de même le Christ a été conçu dans la sainteté pour être Fils de Dieu par nature [q. 32 a. 1 resp.]. La conception du Christ est attribuée à l’Esprit parce que l’humanité qui y est formée bénéficie de fruits de sanctification et de filiation qui sont habituellement attribués à l’Esprit dans l’œuvre générale du salut. Nous avons désormais compris le mode de raisonnement de Thomas. Que la sanctification relève de l’Esprit, en tant qu’il est Esprit de grâce, nous l’avons vu massivement dans le cas de Marie. Elle lui est aussi attribuée parce que « Saint » est un des 1. Il existe une autre explication de l’attribution de la grâce, ou plus exactement de la recréation, à l’Esprit d’Amour. Une tradition augustinienne approprie la bonté à l’Esprit, car la bonté est « le motif et l’objet de l’amour (ratio et obiectum amoris) » (I, q. 39 a. 8 resp. ; q. 45 a. 6 ad 2). Or l’œuvre de la recréation manifeste tout particulièrement la bonté de Dieu dans la mesure où « il est donné [aux réalités recréées] quelque chose qui dépasse leur condition» (III Sent., d. 4 q. 1 a. 1 ad 2). La recréation par la grâce sera donc appropriée à l’Esprit-Saint.

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noms propres de la troisième Personne1. De même, la filiation adoptive est constamment attribuée par Thomas au travail de l’Esprit (voir q. 23 a. 2 sc. ; a. 3 resp.), car c’est un fruit de la bienveillance amoureuse de Dieu pour nous (voir SCG IV, 21), or l’Esprit est Amour, et, surtout, c’est une opération de la grâce (voir q. 23 a. 2 ad 3)12. Cependant, dans les deux cas, il s’agit d’une appropriation. La sanctification, comme opération ad extra, trouve en la divinité son principe (voir q. 34 a. 1 ad 3). C’est pourquoi, nous venons de le voir, elle est attribuée à l’Esprit pour une pluralité de raisons ; et elle peut même être attribuée au Fils ou au Père3. Nous sommes en plein régime de convenance. Quant à l’adoption filiale, même si cela peut surprendre aujourd’hui, Thomas la considère comme une opération de la Trinité entière, car Dieu s’y rapporte à une créature4. Dans les trois cas, l’appropriation de la conception du Christ se fonde sur le mode de procession de l’Esprit selon la volonté ou l’amour. Pourtant, les caractéristiques de la troisième Per­ sonne visent en premier lieu à mieux faire comprendre le mys­ tère de l’incarnation : celui-ci jaillit de l’amour de Dieu, comme un acte absolument gratuit, sans attente d’un retour de la part des hommes. En outre, le Christ ainsi conçu est saint et Fils de 1. Thomas suit Augustin : c’est précisément parce qu’il est Esprit du Père et du Fils qu’il reçoit lui-même « pour nom propre une appellation commune aux deux » (I, q. 36 a. 1 resp.). De plus, « saint » signifie « ordonné » et « consa­ cre » a Dieu (voir ii-n, q. 01 a. o ic=>p., &. n 11 r.„_lA r... amour, l’Esprit est « ordonné » de manière unique au Père et au Fils (a. 11 resp. ; SCG IV, 19 in fine ; Comp., I, 47). 2. Un troisième argument de convenance pour l’appropriation de la filiation adoptive à l’Esprit réside dans l’usage par Thomas de l’image scripturaire de l’Esprit comme semence spirituelle de notre régénération - même si le théolo­ gien ne lui confère jamais un rôle procréateur : « [Les enfants charnels] tirent de leur père leur génération par la semence chamelle. Mais la semence spiri­ tuelle qui procède du Père, c’est l’Esprit-Saint. Et c’est pourquoi par cette semence certains hommes sont engendrés comme fils de Dieu» (In Rm., VIII, n° 636 ; voir aussi In Ga., IV, n° 214). 3. Voir : « L’abondance de la grâce sanctifiante de l’âme du Christ dérive de son union au Verbe » (q. 34 a. 1 resp.) ; « Celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde [Jn 10, 36]... » (q. 34 a. 1 sc.). 4. Voir : « La différence entre le fils adoptif de Dieu et le Fils par nature est que le Fils par nature “est engendré, non pas créé”, alors que le fils adoptif a été créé [...]. [Or] la production de tout effet dans les créatures est commune à la Trinité entière en raison de l’unité de la nature divine [...]. [C’est donc] à toute la Trinité qu’il convient d’adopter les hommes pour en faire des fils de Dieu» (q. 23 a. 2 resp. ; voir III Sent., d. 10 q. 2 a. 1 qla 2). Contrairement au Christ, les autres hommes sont considérés par Thomas en toute rigueur de terme comme « fils de toute la Trinité » (q. 32 a. 3 obj. 2) et non du seul Père.

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Dieu : il ne l’est pas comme les autres hommes, mais l’évo­ cation de la Personne-Amour à qui sont appropriées la sancti­ fication et la filiation des hommes met ces caractéristiques au premier plan. En second lieu, par conséquent, ce qui est mani­ festé directement sont les attributs essentiels de Dieu auxquels est rapportée l’incarnation comme à son principe : son amour essentiel, la gratuité de cet amour et le don qui y est impliqué, sa sainteté. Ce n’est qu’en troisième lieu et indirectement, parce que le théologien y a recours par analogie, que sont manifestés les propria de l’Esprit-Saint : l’appropriation nous rappelle que celui-ci procède selon l’amour, comme Amour personnel, fruit et Don de l’amour du Père et du Fils. Elle manifeste qu’il est saint et ordonné aux deux autres, et que c’est pour cela que lui est attribuée la grâce.

2.3. Trois Personnes, trois fonctions.

Pour le moment nous avons expliqué pourquoi Thomas rap­ porte la conception du Christ en priorités L’Esprit-Saint. Cepen­ dant, si les Trois sont à l’œuvre, va-t-on approprier quelque chose au Père et au Fils ? Par ailleurs, l’amour, la grâce, la sainteté et la filiation caractérisent l’ensemble du mystère de l’incarnation : pourquoi est-ce précisément la conception comme formation du J..

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trouvent leur réponse l’une par l’autre, car c’est en « distribuant » aux trois Personnes leurs fonctions dans le même mystère que l’on découvre que tel moment ou telle dimension convient mieux à l’une ou à l’autre : Il est bien vrai que l’œuvre de la conception du Christ est commune à toute la Trinité ; cependant, suivant tel ou tel aspect, on peut l’attribuer à telle ou telle Personne. Car au Père on attribue l’autorité sur la Per­ sonne de son Fils, qui par la conception a assumé la nature humaine ; au Fils on attribue l’assomption elle-même de la chair ; à l’Esprit on attribue la formation du corps assumé par le Fils [q. 32 a. 1 ad 1].

Dans le même sens nous trouvons aussi : « La mission est ainsi attribuée au Père et l’œuvre de la conception à l’Esprit-Saint, mais l’assomption de la chair est attribuée au Fils » (q. 32 a. 1 ad 2). Nous aurons à être attentifs aux modalités de l’attribution

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selon les personnes divines, car Thomas entrecroise attributions par appropriation et attributions en propre. Commençons par l’Esprit, car la justification de l’attribution de la formation du corps du Christ à la troisième Personne offre le tableau le plus complet, qui intègre la place des deux autres. Le raisonnement fait appel à une analogie avec les principes et l’ordre de la conception dans le monde naturel :

L’Esprit-Saint est en effet l’Esprit du Fils, selon ce verset de l’épître aux Galates (4, 6) : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils. » Or de même que dans la génération des autres hommes la force de l’âme contenue dans la semence forme le corps par l’esprit que renferme la semence, de même la Force de Dieu (Virtus Dei), qui est le Fils même de Dieu (selon la première épître aux Corinthiens 1, 24 : « le Christ puissance de Dieu »), a formé le corps qu’il a pris par l’Esprit-Saint. C’est ce que démontrent aussi les paroles de l’ange annonciateur (Le 1,35) : « L’Esprit viendra sur toi », comme pour préparer et former la matière du corps du Christ, « et la puissance du Très-Haut », c’est-à-dire le Christ, « te prendra sous son ombre » ; c’est-à-dire, selon Grégoire [Morales sur Job, XVIII] : « La lumière incorporelle de la divinité pren­ dra en toi un corps d’humanité. » [...] Le « Très-Haut » désigne ici le Père, dont le Fils est la Force [q. 32 a. 1 ad 1].

Thomas reçoit de la physiologie classique sa compréhension de la conception naturelle d’un être : d’après Aristote, une semence animale tonne le corps par ia wiuc uc i cuuv < vu u™ mae) et par l’esprit (spiritus)1. La virtus est ici une force qui appartient à l’âme du père et qui informe le corps pour qu’il reçoive l’âme, et le spiritus est l’esprit animal, transmetteur mobile dans les différents fluides corporels : le corps de l’embryon est donc formé par la virtus dont l’action est transmise par le spiritus animal (voir SCG II, 86.S8-89)12. Notons qu’il existe entre ces principes un ordre : le spiritus est ordonné à l’agir de la virtus et dépend d’elle, alors que l’« agent principal » est le mâle ou géniteur : comme le spiritus est de « la virtus », celleci est de « l’âme du père » (voir SCG II, 89). Or la virtus de l’âme rappelle le Fils. En effet, avec ses contemporains, Thomas s’appuie sur 1 Co 1, 24 - le Christpuis1. Voir Aristote, De la génération des animaux, II, 735a-736b. 2. Le parallèle de la Somme contre les Gentils, IV, 46 est plus développé et explicite le sens de l’image de la conception naturelle.

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sance et sagesse de Dieu - pour approprier à la deuxième Per­ sonne l’attribut (essentiel) de la puissance. En fait, la puissance (potentia) est le plus souvent appropriée au Père en tant qu’elle « évoque un principe » et que le « Père céleste [est le] principe de toute déité » (I, q. 39 a. 8 resp.), mais la force (virtus), au sens de l’« effet de la puissance », peut être appropriée à la deuxième Personne qui est engendrée par le Père (voir I, q. 39 a. 8 resp.). De même, l’esprit animal rappelle l’Esprit-Saint. Même si les trois Personnes sont également « spirituelles », l’Écriture et l’usage ecclésial font d’« Esprit » un nom propre de la troisième Personne. Comme dans le cas de la sainteté, c’est précisément parce qu’il est Esprit du Père et du Fils qu’il reçoit pour nom propre une appellation commune aux deux (voir I, q. 36 a. 1 resp.). En outre, puisque l’amour est une force motrice, la Per­ sonne qui procède par Amour sera une forme d’impulsion et pourra justement être nommée spiritus : « Ce qui en Dieu pro­ cède par mode d’amour procède [...] plutôt comme souffle. Ce mot évoque une sorte d’élan et d’impulsion vitale, dans le sens où l’on dit que l’amour nous meut et nous pousse à faire quelque chose » (I, q. 27 a. 4 resp. ; voir I, q. 36 a. 1 resp. ; SCG IV, 19)1. Quant au géniteur ou « père », il rappelle évidemment Dieu le Père, le « Très-Haut ». Enfin, comme entre les principes naturels, il existe un ordre entre les Personnes, puisque la deuxième Per­ sonne procède de la première - le Fils est nommé « Force de TTÎpii " At // Fnrcp du PÀrp \\ — niip PPcnrit // du Pila w nrnrprlA» du Père, mais aussi du Fils ou par le Fils1 2. L’analogie entre les principes des deux types de conceptions et le rapport de ces principes entre eux permet alors au théologien de poser que l’ordre de l’activité sera analogue dans les deux conceptions : l’Esprit exercera une médiation de l’action du Fils, qui dépend à son tour du Père. Au Père est donc approprié d’être l’« agent principal ». Quant aux Fils et à l’Esprit, pour emprunter une terminologie employée ailleurs par Thomas, celui-là 1. Pour Thomas, le terme «souffle» est rapporté à l’Esprit parce que, comme le vent ou le souffle qui sort du plus profond de l’homme, l’Esprit a un principe « caché » (dans la divinité) [voir De rat. fidei, IV ; In lo., III, nos 450 s.]. Spiritus désigne aussi son immatérialité (voir I, q. 8 ad 2 ; q. 10 a. 6 resp. et ad 2). 2. Voir : « Le Saint-Esprit est du Père et du Fils, non comme fait ou créé, mais comme procédant » (I, q. 36 a. 2 sc.). Pour Thomas, qui intègre pleinement la doctrine latine du Filioque, celle-ci témoigne de l’importance de la taxis tri­ nitaire (voir I, q. 36 a. 2-4).

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« opère » et celui-ci « fait » comme un « artisan1 ». Au Fils est attribué de « prendre sous son ombre », ou de « prendre corps ». Le troisième terme, celui qui est le plus proche de la création, se voit approprier le travail de la matière : « préparer et former la matière du corps du Christ» (voir aussi q. 31 a. 5 ad 3 ; q. 33 a. 1). Cependant, d’autres éléments justifient les attributions faites au Père de l’« autorité » et de la « mission » et au Fils de l’« assomption de l’humanité ». Or les explications du théologien sont marquées par une certaine ambiguïté : Thomas maintient-il effectivement la distinction entre attributions en propre et par appropriation ? En terminologie scolastique, être auctor et posséder Vauctoritas signifie simplement être principe ou source d’une autre réa­ lité, et plus précisément, être principe sans avoir soi-même de principe. Or le Père seul est principe sans principe (voir I, q. 33 a. 4 resp. et ad 2) : le Fils est principe de l’Esprit et le Fils et l’Esprit sont principes de la création par une virtus reçue du Père (voir I, q. 36 a. 3 ad 2 ; In lo., VIII, n° 1183). Thomas hérite aussi des Pères grecs le vocabulaire de la fontalité du Père, qu’il rat­ tache directement à l’idée de principe sans principe (voir In Dion, de div. nom., II, nos 155 ; 181). Ainsi, l’autorité appartient au seul Père de par sa position intratrinitaire et lui est donc attribuée en propre. Il peut être question d’une autorité indivise des Trois sur LCL VICOXIVAI VL VlÙ±JLV OM-A

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le principe commun, mais dans le texte que nous commentons, Thomas précise bien qu’il s’agit de l’autorité du Père sur « la Personne du Fils ». De même, le Père envoie le Fils en « mission ». Nous sommes dans le cadre de la théologie de la mission développée par l’École : par la grâce, le Fils et l’Esprit sont envoyés pour habiter l’âme humaine de manière nouvelle afin de la sanctifier. Cette 1. Voir : « À l’Esprit il convient d’être artisan de l’incarnation (factivum Incarnationis), mais d’opérer (exequi) le mystère de l’incarnation convient au Fils » (IIISent., d. 4 q. 1 a. 1 ad 3). Ailleurs, Thomas emploie une autre analogie naturelle, celle du souffle qui « forme » le son dans l’expression vocale : « De même que le verbe humain assume une voix pour pouvoir être perceptible de manière sensible par les hommes, de même le Verbe de Dieu a assumé la chair pour apparaître aux hommes de manière visible. Or la voix humaine est formée par le souffle (spiritus) humain. Ainsi, de même, la chair du Verbe de Dieu devait être formée par l’Esprit du Verbe » (Comp., I, 219 ; voir SCG IV, 46 ; ST III, q. 6 a. 6 obj. 3-ad 3).

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« mission invisible » est manifestée dans l’histoire du salut par une mission « visible » correspondante de chaque Personne : l’incarnation du Verbe et les dons et manifestations diverses de l’Esprit - colombe, souffle, langues de feu (voir I, q. 43 a. 13.7)1. Or la mission comprend deux dimensions : si l’effet et la manifestation visible sont des opérations ad extra, produites par la puissance commune des Trois, l’acte d’envoyer ou « misson active » est propre à la Personne qui envoie (voir I, q. 43 a. 8 resp. ; III Sent., d. 4 q. 1 a. 1). De fait, Thomas insiste beaucoup sur l’unité entre procession et mission : la mission prolonge en quelque sorte la procession vers les créatures, elle est la proces­ sion, avec l’« ajout » d’un « effet temporel »1 23. Ainsi, le Père envoie le Fils car il l’engendre ; il l’envoie dans le mouvement même de sa génération. Une certaine ambiguïté demeure, car la mission considérée en ses effets serait attribuée par appropria­ tion à une Personne unique (le Père en tant que principe sans principe), mais il y a de fortes chances qu’il soit ici question de la face active et donc personnelle de l’envoi du Fils. Celle-ci relève en propre du Père. La question redouble en enjeu avec l’attribution de l’assomp­ tion de l’humanité au Fils : peut-on imaginer qu’il s’agisse d’une simple appropriation ? Thomas distingue deux aspects : l’assomption de l’humanité, en tant qu’action causale ad extra (voir q. 2 a. 7 sc.), est opérée par les Trois en vertu de la puis-

l’union de la personne du Verbe avec l’humanité et ne concerne que lui : « On ne peut [dire que] l’union serait commune aux trois 1. Comme terminus technicus, missio provient d’AuGUSTiN (voir La Trinité, BA 15, II, iv, 6-v, 10, p. 194-207 ; IV, xix, 25-xxi, 32, p. 402-423), mais son fondement est scripturaire : Je ne suis pas seul : j ’ai avec moi le Père qui m ’a envoyé (Jn 8, 16) ; Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils (Ga 4, 4) ; L’Esprit-Saint nous a été donné (Rm 5, 5) [voir I, q. 43 a. 1 sc. ; a. 2 sc. ; a. 3 obj. 2 ; a. 7]. La théologie de la mission et l’articulation entre mis­ sions invisibles et visibles sont un bien commun de la théologie des XIIexme siècles (voir H-F. Dondaine, Trinité, II, p. 423-424 ; p. 430, n. 1). 2. L’enjeu est ici d’éviter que la mission ne sépare la Personne envoyée de celui qui envoie ou n’implique un changement en Dieu (voir I, q. 43 a. 1 ad 12) : Thomas la fonde donc entièrement sur la procession, qui distingue les hypostases sans rompre l’unité divine. 3. « “Les œuvres de la Trinité ne sont pas séparables” [...]. Or, assumer est une certaine opération ; elle ne peut donc convenir à une seule Personne sans convenir aussi à une autre » (q. 3 a. 4 obj. 1 ; voir a. 2 resp. ; q. 2 a. 1 ad 1 ; a. 12 ad 3).

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Personnes » (q. 3 a. 4 ad 2 ; voir III Sent., d. 1 q. 2 a. I)1. Cela dit, malgré la clarté de l’argumentation, une certaine tension demeure. En toute rigueur, le verbe « assumer » devrait avoir la Trinité comme sujet ; au Fils devrait être réservé le substantif «union» ou le participe «uni». Dans le passage commenté il est question d’assomption, alors qu’on pourrait s’attendre à une attribution en propre. Et s’il s’agissait bien de l’action des Trois, appropriée au Fils, l’appropriation n’est pas fondée sur l’analogie de l’opération ad extra avec une propriété personnelle de la deu­ xième Personne, mais sur le fait de son union à l’humanité, donc sur un événement de l’histoire du salut. Elle déroge donc à la règle générale de l’appropriation. Au final, la répartition des fonctions dans la conception du Christ aux trois personnes divines a le mérite de davantage mettre en valeur les relations trinitaires que ne le faisait l’appropriation de la conception au seul Esprit. Cependant elle témoigne, au mieux, de la souplesse de Thomas, au pis, de sa gêne, puisqu’il entrecroise trois types d’attributions : pour l’Esprit, l’appropria­ tion ; pour le Père, une attribution en propre ou « mixte » ; pour le Fils, une appropriation fondée sur l’événement historicosalvifique de l’incarnation, en tension avec une attribution en propre. Cela aura des conséquences sur le statut de la manifesta­ tion des propria qui sera aussi divers que le type d’attribution. La relation du Fils au Père, dont il est la « force » ou puissance et te. i’T7cw;+ on FUc dont il procède comme troisième terme, sont manifestées indirectement dans l’analogie de la conception naturelle. La place fontale du Père, principe sans principe et « auteur » des deux autres personnes divines, est montrée indirectement dans l’« effet » produit par les Trois (l’humanité du Christ), mais directement dans l’envoi du Fils, qui lui est propre. Quant à l’attribution de Fassomption (comme acte) au Fils, elle éclaire surtout le mystère de l’incar­ nation, en soulignant que cette assomption a pour terme la seule deuxième Personne.

1. En résumé : « Les trois Personnes ont fait que la nature humaine soit unie à la seule Personne du Fils » (q. 3 a. 4 resp.). Nous aurons à revenir sur la manière dont la deuxième personne divine est « terme » de l’assomption (voir infra, chap. vi, 1.3.).

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2.4. Manifestation du salut, plus que manifestation trinitaire. Il est temps de répondre aux questions posées dans l’introduc­ tion de cette section et à la fin de la présentation de la doctrine de l’appropriation trinitaire : la manifestation conceme-t-elle vraiment la dimension trinitaire de Dieu ? Dans quel sens en résulte-t-il « une plus grande manifestation » et une « plus grande vérité » ? Les deux études précédentes nous permettent d’affirmer que l’apport véritable de connaissance concerne le mystère étudié, et plus généralement, l’incarnation, dont les appropriations dévoilent les motifs et les caractéristiques. Quant à la connaissance de Dieu lui-même, directement, ce sont ses attributs essentiels qui sont manifestés. Ceux-ci, connus par les œuvres de Dieu dans la nature, peuvent l’être aussi par ses « effets de grâce » que sont les mystères du Christ (voir I, q. 1 a. 7 ad 1). Le paradoxe est qu’un attribut essentiel peut être cerné de manière plus riche et complexe lorsqu’il est vu « dans la Personne », c’est-à-dire lorsqu’unproprium analogue à cet attribut focalise l’attention sur celui-ci : par exemple, le fait de considérer !’amour de Dieu dans la Personne-Amour qu’est l’Esprit souligne la perfection de l’amour essentiel de Dieu et sa fécondité intradivine1. Par contre, les appropriations n’apportent aucune connaissance nouvelle de la vie trinitaire et des personnes divines elles-mêmes. On doit I VVU1LL1U.1L1 V

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là où le principe d’unité ad extra risque de gommer la distinction des Personnes et que, indirectement, elles prennent en compte la dimension personnelle1 2. Cependant, elles supposent connus les propria sur l’analogie desquels elles sont fondées, même dans les cas les plus riches, comme celui de la répartition des fonctions aux Trois. Effectivement, nous avons dû recourir à une partie substantielle de la théologie trinitaire de Thomas pour expliquer le mystère de la conception du Christ, tant les modes de procession 1. Voir G. Emery, « Le Verbe-Vérité et l’Esprit de Vérité. La doctrine tri­ nitaire de la vérité chez saint Thomas d’Aquin», RT 104, 2004, p. 171. C’est ce que veut dire Thomas lorsqu’il affirme que l’imité « se découvre (invenitur) » « dans le Père », l’égalité « dans le Fils », la connexion « dans l’Esprit » (voir I Sent., d. 31 q. 3 a. 2 resp. ; q. 2 a. 1). 2. Un attribut peut être connu hors de la considération de la Personne mais, lorsqu’il est approprié, il inclut la notion de « propre » et de « Personne » (voir I Sent., d. 31 q. 1 a. 2 ad 3 ; STI, q. 39 a. 7 ad 3).

LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

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selon l’intelligence et la volonté ou la taxis intradivine, qu’un nombre conséquent de propria du Père, du Fils, et évidemment de l’Esprit. En réalité le procédé « met en scène » - oserions-nous dire qu’il « incarne »? - ce qui a été révélé par ailleurs de la Trinité, et nous permet de le « regarder ». « Manifester » signifie juste­ ment « rendre visible ». En un sens, nous avons rencontré le même phénomène dans la virginité de Marie, qui « représente » la conception étemelle du Verbe et sa procession selon l’intel­ ligence. En fin de compte, la « plus grande manifestation de la vérité » signifie, non un accroissement de vérité, mais que la même vérité est plus facilement connaissable, donc plus mani­ feste. Il s’agit au fond d’un moyen pour offrir à la contempla­ tion sous un mode impropre ce qui a été révélé par ailleurs sous un mode propre, mais plus difficile d’accès, afin de permettre à l’esprit de mieux se représenter la vie trinitaire en laquelle il croit déjà, de davantage s’exercer à penser et à concevoir Dieu de manière trinitaire, comme une forme d’exercice spirituel ou intellectuel1.

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DES MYSTÈRES DU CHRIST ?

Cette première section de Vingressus présente un paradoxe lorsqu’on la considère en sa dimension trinitaire. Elle offre sans conteste une moisson trinitaire riche et variée, puisque le Père est dévoilé comme principe sans principe des processions divines, qu’il s’agit de l’entrée de la deuxième personne divine dans le monde et que l’Esprit, son acteur principal, déploie toute 1. Le point de départ de cette idée se trouve dans un article de G. Emery qui souligne que la doctrine sacrée vise « l’exercice et le réconfort des fidèles (adfidelium quidem exercitium et solatium) » (SCGI, 9). Chez Thomas solatîum reçoit une pluralité de significations : « aide », « assistance », « secours », « consolation », « service domestique », et parfois même « délaissement » (voir « La Théologie trinitaire spéculative comme “exercice spirituel” suivant saint Tho­ mas d’Aquin », Annales theologici 19/1, 2005, p. 99-133). Voir aussi : SCG III, 132 ; ST II-II, q. 122 a. 4 ad 3.

L’ESPRIT-SAINT ACTEUR DE L’ENTRÉE DU VERBE

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la gamme de son activité salvifîque et manifeste certains traits majeurs de sa figure intradivine. De plus, les structures de la vie trinitaire, l’ordre des processions et le déploiement de l’analogie des processions mentales, sont pleinement exploitées. Il est donc impossible de comprendre les mystères de l’enfance du Christ hors de son horizon trinitaire. Pourtant, il est difficile d’affirmer sans plus que les personnes divines sont les acteurs des mystères de l’enfance de Jésus. L’introduction des principes de l’unité ad extra d’opérations et de l’appropriation trinitaire a pour consé­ quence que l’activité propre de chacune ne peut être distinguée. Le Père, le Fils et l’Esprit sont acteurs des mystères, puisque toute action relève d’un agent, mais leur activité n’opère rien de spécifique. L’attribution à l’Esprit-Saint de la sanctification de Marie et de la formation du corps du Christ n’est en rien arbi­ traire, mais il ne s’agit pas d’une attribution en propre. Au fond, le paradoxe tient aux deux questionnements et aux deux types de théologie qui sous-tendent la recherche du Maître dominicain et qui opèrent côte à côte. La richesse de la moisson trinitaire provient de l’attention aux acteurs : l’Esprit apparaît comme l’acteur central lorsque le théologien s’interroge sur l’agent des acta et passa. En revanche, le principe d’unité d’opé­ ration est introduit lorsque se pose pour elle-même la question de l’efficience et de la puissance à l’œuvre, qui relèvent de la nature. Evidemment, ce deuxième pôle souligne l’unité des Trois : comme son essence, Vagir de la Trinité est caractérisé nar sa simplicité. En un sens, le principe de l’unité de l’opération permet à l’action d’être effectivement trinitaire, puisque ne sont à proprement parler trinitaires que des distinctions qui se main­ tiennent dans l’unité. Thomas nous rappelle par là que l’unité est un enjeu aussi central de la théologie trinitaire que la distinction. Cela dit, l’équilibre des deux pôles est difficile à maintenir, et la théologie de la nature semble dominante : ce n’est pas pour rien que les Personnes ont du mal à présenter une consistance propre dans leur agir et que Vingressus apporte peu de nouvelles connaissances sur la Trinité. C’est pourquoi les principes de l’unité ad extra et de l’appro­ priation trinitaire se révéleront une des difficultés majeures tout au long de notre étude des acta et passa. La gêne dont témoigne Thomas lui-même et surtout le fait que, tant qu’il n’a pas besoin de le préciser formellement, il écrive comme si les attributions étaient en propre, sont significatifs et posent question : assume-t-il

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

pleinement l’héritage qui lui a été transmis par la tradition théo­ logique ou le considère-t-il comme un poids, un élément qui devra être soumis à une « exposition révérencielle1 » ? Les enjeux de notre recherche se précisent : déterminer si notre auteur par­ vient à considérer les personnes divines comme des acteurs des mystères au sens plein du terme, ce qui signifie déchiffrer à quel point il fait siens ces deux principes, et dans quelle mesure il introduit des cas limites et des exceptions.

1. Uexpositio reverenter est un procédé cher aux scolastiques, qui consiste à conserver la lettre de ce qui est reçu d’une autorité, mais à discerner ce qui est à retenir et ce qui est à rectifier sur le fond, afin d’en trouver l’intention et la portée authentiques (voir q. 4 a. 3 ad 1 ; CEG, pr. ; voir aussi : Y. Congar, « Valeur et portée œcuméniques de quelques principes herméneutiques de saint Thomas d’Aquin », RSPhTh 57, 1973, p. 611-626 ; G. Berceville, « L’Autorité des Pères selon Thomas d’Aquin», RSPhTh 91, 2007, p. 135 s.).

CHAPITRE II

LES MYSTÈRES DE L’ENFANCE ET LE BAPTÊME

Du témoignage par la Trinité à la manifestation de la Trinité

La dernière partie de Vingressus, qui présente les mystères de l’enfance et le baptême au Jourdain, est placée sous le signe de la manifestation : les mystères manifestent l’identité de celui qui est entré dans le monde et le salut qu’il apporte. Or, si le regard est orienté vers la figure centrale du Christ, vrai homme et vrai Dieu, cette « éniohanie » ne nourrait se faire sans 1e Père et l’Fsnrit Se pose donc en premier lieu une double question : qui sont les acteurs de la manifestation, qui est manifesté ? Le paradoxe est que, d’un point de vue trinitaire, la figure centrale demeure l’Esprit-Saint. Il est l’acteur principal de la manifestation du Christ. Surtout, le bap­ tême au Jourdain est compris comme une « mission » de l’Esprit, qui s’y rend pour la première fois visible. Nous nous arrêterons donc en un premier temps sur la place de l’Esprit dans ces mystères. Cependant, la voix du Père, l’humanité du Christ et la colombe de l’Esprit évoquent clairement une manifestation de la Trinité. Il est toutefois difficile de concevoir comment les personnes divines peuvent être révélées en propre si elles n’opèrent pas en propre dans les mystères. La seconde question est donc celle du statut de la mani­ festation : le baptême du Christ peut-il être considéré comme une révélation trinitaire au sens plein du terme, voire la révélation de la Trinité, ou la simple monstration d’éléments de la vie divine connus par d’autres biais ?

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

L Le Saint-Esprit,

témoin et envoyé

Le rôle de l’Esprit-Saint de la Nativité au baptême du Christ est celui de témoin principal de l’identité du Christ. Certes, le Père apparaît au travers de la voix qui désigne le Christ comme son Fils : Voici qu’une voix se fit entendre du ciel qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui j ’ai mis tout mon amour » (Mt 3, 17) [q. 39 a. 8 sc.]. Mais c’est « l’Esprit de prophétie » (q. 36 a. 5 resp.) qui inspire intérieurement Anne et Syméon lors de la présentation du Christ au Temple : « Aux justes comme Syméon et Anne, la naissance du Christ a été manifestée par une inspiration intérieure de l’Esprit-Saint (per interiorem instinctum Spiritus Sancti) » (q. 36 a. 5 resp. ; voir a. 5 ad 2). De même, les mages, remplis de foi, de dévotion et de sagesse (voir q. 36 a. 5 ad 4 ; a. 8 resp.) - à divers titres des dons de l’Esprit - sont « conduits par la lumière divine », c’est-à-dire «inspirés par l’Esprit-Saint» (q. 36 a. 8 sc. et resp.)1. C’est enfin l’Esprit qui guide Jean Baptiste en son ministère : « [Le baptême de Jean] ne venait pas des hommes, mais de Dieu, qui par une révélation intime de l’Esprit-Saint (familiari Spiritus Sancti revelatione), l’avait envoyé baptiser » (q. 38 a. 2 resp. ; voir a. 2 ad 3). La troisième personne divine se présente ainsi comme celui qui conduit vers le Christ et le Pourtant la nouveauté principale de cette section de l’ingressus sur le plan pneumatologique est que l’Esprit-Saint est lui aussi manifesté. On vient de voir que le Père montre le Christ comme son Fils. Mais de telles indications sont rares : la plupart du temps, c’est la divinité du Christ et non le fait qu’il soit la deuxième personne trinitaire qui est visée (voir q. 36 a. 4 resp. ; a. 5 ad 1 ; a. 8 ad 4). En revanche, la descente de la colombe sur le Christ au Jourdain correspond pour le Maître dominicain à ce qu’il nomme une « mission visible » de l’Esprit (voir q. 39 a. 6 1. En revanche, Thomas considère que l’étoile n’est pas l’Esprit : « Certains disent que l’Esprit-Saint apparut aux mages sous l’apparence d’une étoile, à la façon dont il était descendu sous la forme d’une colombe lors du Baptême du Seigneur. [...] Il semble plus probable pourtant qu’il se soit agi d’une étoile nouvellement créée » (q. 36 a. 7 resp.). Il convient que des créatures participent à la manifestation de la Nativité du Christ afin de souligner la réalité de son humanité (voir q. 36 a. 1 resp. ; a. 4 resp. et ad 1).

LES MYSTÈRES DE L’ENFANCE ET LE BAPTÊME

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obj. 3-ad 3)1. Nous savons qu’il existe des missions invisibles, des inhabitations nouvelles des personnes divines dans les cœurs, et qu’à ces envois intérieurs correspondent des témoignages sen­ sibles, dits missions visibles12. En effet, l’homme, corporel par nature, a besoin de signes sensibles qui manifestent les réalités intérieures, afin d’accueillir celles-ci et de se maintenir dans le don qui lui est fait (voir I, q. 43 a. 3 resp.)3. Par rapport aux autres signes qui manifestent Dieu, les missions visibles se carac­ térisent par le fait qu’elles ne témoignent pas de la simple pré­ sence en général d’une personne divine, mais bien d’une mission invisible, d’un don nouveau conféré à un homme ou une femme, qui « possède » alors de manière consciente la personne divine (voir I, q. 43 a. 6 resp.). En outre, elles sont en rapport unique à la Personne manifestée : cela est évident dans le cas de l’huma­ nité assumée par le Fils mais, pour Maître Thomas, la colombe ne préexistait pas à son emploi comme signe, et a été créée ex opéré Spiritus Sancti pour l’événement du Jourdain (voir q. 36 a. 6 ad 2 ; I, q. 43 a. 7 ad 2)4. Enfin, les missions visibles ne concernent pas uniquement ceux qui les reçoivent, mais visent à soutenir le rejaillissement de la grâce sur fi’autres (voir I Sent., d. 16 q. 1 a. 2-3) - d’où les missions visibles reçues par le Christ et les Apôtres, premiers propagateurs de la foi (voir I, q. 43 a. 7 ad 6). Dans le cas de l’Esprit, le Docteur angélique soutient qu’il

Il faut noter que l’Esprit-Saint descendit deux fois sur le Christ et deux fois sur les disciples. Il descendit une première fois en Christ sous la forme de la colombe au baptême (voir Jn 1, 31) et sous la forme de la nuée à la Transfiguration (voir Mt 17, 5). [...] Sur les disciples il descendit une première fois sous la forme d’un souffle 1. Voir aussi : In Mt., III, lectio 2 ; STI, q. 43 a. 7 ; In lo., XX, n° 2539. 2. Voir supra, chap. i, 2.3., p. 68-69. 3. Thomas le souligne à propos du baptême du Christ: «Ainsi que le dit Chrysostome Sur Matthieu, “au début des communications spirituelles apparaissent toujours des visions sensibles, par égard pour ceux qui ne peuvent avoir aucune intelligence de la nature incorporelle ; de sorte que, si elles disparaissent par la suite, ils gardent cependant la foi, en raison de celles qui se sont produites une fois”. Voilà pourquoi l’Esprit-Saint descendit visiblement sur le Christ à son baptême sous une forme corporelle » (q. 39 a. 6 ad 3). 4. Evidemment, il existe une différence fondamentale, car il n’y a pas d’incarnation de l’Esprit : « [La colombe n’a] pas été assumée dans l’unité de la Personne divine » (q. 39 a. 6 ad 2 ; voir a. 6 obj. 2 ; a. 7 resp.).

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

[...]. Il descendit une seconde fois sous la forme de langues de feu [In lo., XX, n° 2539]1. Le baptême du Christ correspond donc à la première manifes­ tation de l’envoi de l’Esprit. La question toutefois est de savoir de quoi témoigne ce signe : la colombe annonce-t-elle simple­ ment le don de l’Esprit qui nous est promis, dans le baptême sacramentel inauguré par celui du Christ au Jourdain, ou y a-t-il effectivement une « descente » de l’Esprit sur le Christ luimême ? De fait, Thomas affirme sans ambiguïté que le Christ n’avait nul besoin d’être purifié (voir q. 39 a. 1 resp. ; a. 2 obj. 1 et ad 2-3), ni que les cieux « s’ouvrent » pour lui, puisque le Fils est toujours au ciel avec le Père (voir q. 39 a. 5 obj. 1). Encore moins avait-il besoin de recevoir lui-même l’Esprit qu’il possède en plénitude : « Le Christ n’avait pas besoin d’un bap­ tême dans l’Esprit puisque [...], dès sa conception, il était rempli de la grâce de l’Esprit-Saint » (q. 39 a. 2 resp. ; voir a. 2 ad 2 ; a. 6 obj. 1 ; q. 36 a. 4 obj. 2)1 2. Au contraire, il est la source de l’Esprit donné aux hommes, et en tant que tel, n’a pas à recevoir ce qu’il confère (voir q. 39 a. 1 ad 3 ; a. 2 resp.). Le Commentaire sur Matthieu est lapidaire : « [Le baptême] ne signifia pour le Christ aucune nouveauté...» (In Mt., III, lectio 2). Pourtant, l’Écriture et les premiers Pères considèrent le baptême comme une onction de l’Esprit3. L’enjeu est de savoir si l’événement du rroT-rU nmir Thnmac un? trace de cette dimension trini1. Voir I Sent., d. 16 q. 1 a. 3 resp. Thomas n’inclut jamais la Pentecôte sur les païens (voir Ac 10, 44 s.) dans la liste des missions visibles de l’Esprit. 2. Thomas cite un texte vigoureux d’Augustin : « “Il est absolument ridicule de prétendre que le Christ a reçu l’Esprit-Saint à l’âge de trente ans ; quand vint le baptême, il était sans péché ; il n’était donc pas sans l’Esprit-Saint. Si, en effet, il est écrit de Jean qu’il fut ‘rempli de l’Esprit-Saint dès le sein de sa mère’, que ne doit-on pas dire du Christ homme ?” » (q. 39 a. 6 ad 1 ; voir La Trinité, BA 16, XV, xxvi, 46, p. 550-551). L’enjeu est d’éviter toute forme d’adoptianisme : « L’homme Christ n’a pas commencé d’être Fils de Dieu au baptême, ainsi que l’ont prétendu certains hérétiques » (q. 39 a. 8 obj. 3 ; voir In lo., I, n° 274). 3. Au baptême de Jésus, « Dieu l’a oint de l’Esprit-Saint et de puissance » (Ac 10, 38 ; voir aussi 4, 26-27). Les Pères pré-nicéens soulignent le plus sou­ vent la portée de Fonction reçue au Jourdain (voir par exemple, Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Paris, Éd. du Cerf, 2001, III, 9, 3, p. 300-301 ; 18, 3, p. 362 ; A. Orbe, La Unciôn del Verbo, Rome, Gregoriana, 1966, p. 501-541). À partir du IVe siècle, en revanche, il n’est pratiquement plus question d’onction lors du baptême du Christ (voir L. F. Ladaria, Il Dio vivo e vero. Il mistero délia Trinità, Casale Monferrato, Piemme, 1999, p. 77-91).

LES MYSTÈRES DE L'ENFANCE ET LE BAPTÊME

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taire ou si le Christ, Homme-Dieu, se suffit à lui-même en vertu de sa nature divine.

1.1. L’annonce du don de l’Esprit. Avant tout, c’est pour nous que le Christ est baptisé au Jour­ dain. Selon la prima pars, la colombe manifeste que le Christ est le principe du don de l’Esprit : « La mission visible adressée au Christ, dans son baptême, se fit sous la forme d’une colombe, animal très fécond ; c’était pour montrer l’autorité du Christ de donner la grâce par la régénération spirituelle » (I, q. 43 a. 7 ad6 ; voir I Sent., d. 16 a. 3 resp.). Dans notre traité, Thomas développe surtout le thème du don de la grâce qui nous sera fait par le Christ lors de notre baptême sacramentel. C’est cela que signifie la descente de la colombe, selon l’expression par laquelle le Baptiste désigne le Christ : Celui qui baptise dans l’EspritSaint (voir Mt 3, 11 ; Mc 1, 8 ; Jn 1, 33)1. La mission invisible dont la colombe est le signe sensible est par conséquent celle, à venir, que les hommes recevront dans leur baptême : « L’Esprit-Saint descendit visiblement sur le Christ à son baptême sous une forme corporelle, afin que l’on croie qu’il descend invisiblement sur tous ceux qui sont baptisés par la suite » (q. 39 a. 6 ad 3)1 2. Les traités des sacrements soulignent le WV11

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données la grâce de l’Esprit-Saint et l’abondance des vertus » (q. 69 a. 4 sc. ; voir q. 64 a. 3 obj. 1 ; q. 69 a. 4-5 ; etc.). L’onction de chrême y est impartie « pour que [le catéchumène] reçoive le don de l’Esprit-Saint » et « revête la grâce du Saint-Esprit » (q. 66 a. 10 ad 2). Or il s’agit bien d’une mission invisible, d’un nouveau « don » ou « possession » de la personne de l’Esprit, car les sacrements de la Loi ancienne ne faisaient que signifier la grâce et non pas la conférer (voir I, q. 43 a. 6 obj. 4-ad 4), alors que « dans le baptême de la Loi nouvelle, les hommes sont 1. Voir q. 38 a. 3 ad 1 ; q. 38 a. 2 resp. ; q. 39 a. 1 obj. 3 ; a. 6 resp. et ad 1 ; « [La colombe manifeste que] “c’est [le Christ]” particulièrement, et lui seul, “qui baptise dans l’Esprit-Saint” » (Zw lo., I, n° 275). 2. Voir aussi : « [Selon Chiysostome] ce qui s’est passé au sujet du Christ dans son baptême “appartient déjà au mystère de tous ceux qui seront baptisés du baptême après lui”. Or tous ceux qui sont baptisés du baptême du Christ - s’ils le sont en vérité - reçoivent l’Esprit-Saint » (q. 39 a. 6 resp.).

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intérieurement baptisés par l’Esprit-Saint » (q. 38 a. 2 ad 1 ; voir a. 6 resp.). C’est pourquoi, en tant que signe, la colombe manifeste avant tout les caractéristiques du baptême. Déployant les potentialités de l’argument de convenance, le Maître dominicain puise ici dans le vaste trésor patristique et médiéval du symbolisme animalier. La simplicité de la colombe symbolise d’abord la sincérité requise du candidat au baptême : « [Le baptisé] doit venir au bap­ tême en toute sincérité, car ainsi qu’il est dit dans le livre de la Sagesse (1, 5) : “L’Esprit-Saint, maître de science, fuit la four­ berie.” La colombe est en effet un animal simple, sans ruse ni tromperie ; ainsi est-il dit en Matthieu (10, 16) : “Soyez simples comme des colombes !” » (q. 39 a. 6 ad 4 ; voir In lo., I, n° 272). La colombe signifie aussi et surtout les « effets du baptême » (q. 39 a. 6 ad 4) en rappelant les effets de l’Esprit. Certains aspects ont déjà été rencontrés dans l’activité de l’Esprit en la Vierge. La douceur de la colombe exprime pour Thomas « la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu » (q. 39 a. 6 ad 4), opérées par l’Esprit ; c’est pour cela qu’une colombe était déjà apparue à la fin du déluge pour annoncer « la paix universelle » et qu’elle signifie ici encore la « délivrance » (q. 39 a. 6 ad 4 ; voir In lo., I, n° 272). De même, les caractéristiques de la colombe symbo­ lisent les sept dons de l’Esprit et annoncent par là qu’ils seront eux aussi reçus au baptême1. Par ailleurs, en conjonction avec la VU1A LIU 1 U1V,

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baptême nous confère l’adoption filiale (voir q. 39 a. 8 ad 3). 1. Le passage est trop savoureux pour ne pas être cité intégralement : « [La colombe] vit près des cours d’eau ; de la sorte, dès qu’elle voit l’épervier, elle plonge et lui échappe. Cela se rattache au don de sagesse, grâce auquel les saints vivent auprès des eaux courantes de l’Écriture divine, échappant ainsi aux incur­ sions du diable. - La colombe trie aussi les meilleures graines ; cela se rattache au don de science, par lequel les saints discernent les opinions saines et s’en nourrissent. - La colombe nourrit aussi les petits qui ne sont pas les siens ; cela se rattache au don de conseil, par lequel les saints nourrissent de leur enseigne­ ment et de leur exemple, les hommes qui furent les petits, c’est-à-dire les imi­ tateurs du diable. - La colombe ne déchire pas avec son bec ; cela se rattache au don d’intelligence, grâce auquel les saints ne pervertissent pas les bonnes doctrines en les déchirant à la manière des hérétiques. - La colombe n’a pas de fiel ; cela se rattache au don de piété, par lequel les saints évitent la colère irra­ tionnelle. - La colombe niche ses petits dans les trous du rocher ; cela se rat­ tache au don de force, par lequel les saints placent leur nid dans les plaies et la mort du Christ, leur ferme rocher, et trouvent en lui leur espérance. - La colombe gémit au lieu de chanter ; cela se rattache au don de crainte, par lequel les saints se plaisent à déplorer les péchés » (q. 39 a. 6 ad 4).

LES MYSTÈRES DE L’ENFANCE ET LE BAPTÊME

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Mais la descente de la colombe dévoile aussi une caractéristique nouvelle de l’Esprit, le don de l’unité : le caractère « aimable et social » de la colombe désigne « l’effet commun du baptême, qui est la construction de l’unité de l’Église » (q. 39 a. 6 ad 4). C’est une constante chez notre théologien que d’attribuer à l’Esprit l’unité de l’Église : « L’opération du Saint-Esprit fait l’unité de l’Église et par [lui] les biens de chacun sont en commun à tous les autres » (q. 68 a. 9 ad 2 ; voir q. 82 a. 6 ad 3)1. Ailleurs, Tho­ mas explique que la colombe est le signe de l’unité parce qu’elle est naturellement portée à l’amour : « [Pourquoi la forme de la colombe ?] A cause de l’unité de la charité, car la colombe brûle d’un grand amour - “Unique est ma colombe” [Ct 6, 8]. Afin donc de montrer l’unité de l’Église, l’Esprit-Saint apparut sous la forme d’une colombe » (In lo., I, n° 272). De fait, l’Esprit est Amour, et l’amour est une force qui attire et unit, une « force unitive (vis unitiva) », selon l’expression de Denys (voir I-II, q. 28 a. 1 resp.). Il est frappant que Thomas évoque la grande Pentecôte dans la foulée du baptême, plutôt que de le faire après la Résurrec­ tion1 2 : « [Alors que sur le Christ il estjyenu sous la forme d’une colombe,] sur les Apôtres, l’Esprit-Saint est descendu sous la forme de feu » (q. 39 a. 6 ad 4 ; voir a. 6 obj. 4). C’est que la Pentecôte aussi manifeste un don de l’Esprit qui sera reçu dans le baptême sacramentel. De fait, le symbolisme complète

la grâce baptismale et la présenter de manière plus complète. Là où la colombe indique la simplicité et l’unité, les langues de feu soulignent la ferveur et l’annonce de la parole : Pour montrer la ferveur dont le cœur [des Apôtres] devait être animé, afin d’annoncer le Christ partout au milieu des persécutions [...] 1. Voir aussi : « Il y a dans l’Église une certaine continuité (continuitas) en raison de l’Esprit-Saint qui est un et numériquement identique et qui remplit et unit toute l’Église » (De ver., q. 29 a. 4 resp.). Voir aussi III Sent., d. 13 q. 2 a. 1 ad 2 ; a. 2 resp. 2 et ad 1 ; In 1 Co., XII, lectio 3 ; In lo., I, n° 202 ; VI, n° 972 ; ST II-II, q. 183 a. 2 ad 3 ; In Symb., 12 ; In Rm., VIII, n° 627 ; XII, n° 974. Sur ce thème, voir E. Vauthier, « Le Saint-Esprit principe d’unité de l’Église d’après S. Thomas d’Aquin. Corps mystique et inhabitation du SaintEsprit », MSR 5, 1948, p. 175-196 ; 6, 1949, p. 57-80 ; Y. Congar, Sainte Eglise. Etudes et approches ecclésiologiques, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 41, 1963, p. 647-648. 2. Thomas y revient rapidement à propos de l’Ascension (voir q. 57 a. 1.6).

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[l’Esprit-Saint] est aussi apparu sous la forme de langues de feu. C’est ce qui fait dire à Augustin dans ses Homélies sur Jean-. [...] «La colombe enseigne donc à ceux qui sont sanctifiés par l’Esprit qu’ils ne doivent point user de ruse, et le feu enseigne à la simplicité qu’elle ne doit pas rester de glace. [...] [Mais] ne te laisse pas ébranler par la division des langues... reconnais l’unité dans la colombe » [q. 39 a. 6 ad 4]. Le feu est celui de la charité que fait brûler l’Esprit en tant qu’il est Amour. Alors que la douceur de la colombe indique la dimension miséricordieuse du pardon des péchés, le feu de l’Esprit montre qu’il s’agit aussi d’un jugement : « “Maintenant que nous avons reçu la grâce, reste le temps du jugement” [dit Chrysostome] ; c’est cela qui est signifié par le feu » (q. 39 a. 6 ad 4). Par ailleurs, le fait qu’il s’agisse de langues symbolise la prophétie et les autres charismes donnés par l’Esprit. Comme le baptême au Jourdain, la Pentecôte manifeste avant tout la mission invisible de l’Esprit-Saint qui nous concerne. Le traitement le plus complet des missions visibles de l’Esprit, celui de Y In loannem, ne fait que confirmer cette visée. Il pré­ sente les quatre missions visibles de concert en insistant sur la différence entre celles reçues par le Christ, et celles reçues par les disciples. Il s’agit de manifester l’économie par laquelle se déploie la grâce. Les deux premières missions montrent la grâce de l’Esprit que le Christ est venu communiquer : le baptême du V-z-tlTlSt Slgmiie Id gldC-C

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tuera, et la parole qui accompagne la nuée de la Transfiguration, Écoutez-le ! témoigne de son enseignement (voir In lo., XX, n° 2539 ; ISent., d. 16 q. 1 a. 3 resp.). Par contre, lorsque l’Esprit apparaît sur les disciples, il s’agit de manifester la propagation de cette même grâce par l’activité apostolique : le souffle du Res­ suscité représente les sacrements administrés par les disciples (voir Jn 20, 22)1, les langues de feu au Cénacle, leur enseigne­ ment (voir I, q. 43 a. 7 ad 6 ; In lo., XX, n° 2539).

1. Le « souffle » du Christ est d’abord le symbole de l’Esprit et de sa grâce, contenus dans les sacrements (voir q. 62 a. 3-4). Mais il évoque toujours pour Thomas un mouvement et représente donc aussi la propagation de cette grâce (voir I, q. 43 a. 7 ad 6 ; In lo., XX, n° 2539). Il rappelle enfin l’« esprit de vie » naturel que Dieu insuffle à l’homme en le créant (voir Gn 2,7) et que le Christ restaure par l’Esprit-Saint après que l’homme l’a perdu (voir In lo., XX, n° 2538).

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1.2. Le signe de Ponction.

Pour le moment nous avons accepté que le baptême du Christ ne concerne que nous. Cependant, la descente de la colombe manifeste une mission invisible à venir : ne pourrait-elle pas aussi signaler un don passé de l’Esprit ? Notre traité n’en dit rien, mais le reste de l’œuvre du Maître dominicain donne quelques indices. En effet, au hasard d’une question sur les sacrements, Thomas revient sur l’événement du Jourdain en affirmant : « [Le Christ,] dès le premier instant de sa concep­ tion, fut “plein de grâce et de vérité” (Jn 1, 14). Cette plénitude fut manifestée au baptême, lorsque “le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme corporelle” (Le 3, 22) ; aussi Luc (4, 1) dit-il que : “Jésus, rempli du Saint-Esprit, s’éloigna du Jour­ dain” » (q. 72 a. 1 ad 4). Plus explicite encore, la prima pars affirme : « La mission visible [de l’Esprit] faite au Christ mani­ festait une mission invisiblè accomplie non pas en cét instant, mais dès le début de sa conception » (I, q. 43 a. 7 ad 6)1. La colombe dévoile donc non pas ce qui advient au Jourdain, mais un don de l’Esprit-Saint, une « onction », reçue par le Christ lors de sa conception. Deux difficultés se posent toutefois : le Christ avait-il besoin d’une onction, puisqu’il était Fils de Dieu ? Le don de l’Esprit au Christ - avec la conséquence que celui-là repose sur celui-ci et le conduit - ne contredit-il pas la < +o miî Tmiif mm lo ci A-rr» o noro rwii*» o nrnn A/4o n

Filial Il n’est pas évident que le Christ ait eu besoin d’une onction de l’Esprit-Saint lors de sa conception. L’Aquinate donne par­ fois l’impression que la plénitude de grâce du Christ provient de la présence unique en lui de la deuxième personne divine, sans qu’il ait besoin d’une effusion de la troisième : « La grâce se trouvait en plénitude dans le Christ homme dès sa conception en sa qualité de Fils du Père » (q. 39 a. 6 obj. I). Dans une objection du premier traité de christologie, il évoque même l’idée que le Christ n’ait nullement eu besoin de la « grâce habituelle » : « [II] était Fils de Dieu par nature [...]. Selon sa nature humaine il n’avait donc besoin d’aucune autre 1. Voir aussi : « Le Christ reçut une mission invisible [de l’Esprit] dès le premier instant de sa conception» (I, q. 43 a. 6 ad 3). Voir aussi: I Sent., d. 15 q. 5 a. 1 qla 4 resp. ; In lo., XVI, n° 2088.

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grâce que celle de son union au Verbe » (q. 7 a. 1 obj. 2 ; voir a. 1 obj. 1.3)1. Or Thomas affirme clairement que le Christ a reçu l’Esprit lors de sa conception. Le théologien distingue en effet en lui la « grâce de l’union » qui correspond à l’assomption de l’humanité par le Verbe1 2, et une grâce « habituelle » ou gratia Spiritus Sancti : « Il y a ce que dit Isaïe (42, 1) : “Voici mon serviteur, je l’assumerai (suscipiam eum)”, et un peu plus loin : “Je lui ai donné mon Esprit” ; ce qui relève du don de la grâce habituelle » (q. 7 a. 13 sc.). Le théologien distingue aussi nettement les per­ sonnes divines de qui relèvent ces grâces : « Le principe de la grâce de l’union est la personne du Fils qui assume la nature humaine [...]. Alors que le principe de la grâce habituelle, donnée avec la charité, c’est le Saint-Esprit» (q. 7 a. 13 resp.). Il n’y a pas de préséance chronologique de l’une sur l’autre, mais il y a bien distinction et ordre logique : « Selon l’ordre de la nature, la mission du Fils précède celle du Saint-Esprit, tout comme selon l’ordre de la nature le Saint-Esprit procède du Fils et l’amour [procède] de la sagesse. Il s’ensuit que selon l’ordre de la nature, l’union personnelle [...] est antérieure à la grâce habituelle » (q. 7 a. 13 resp.)3. De fait, la grâce habituelle est « un effet et une conséquence » de l’union (voir q. 6 a. 6 resp. ; q. 7 1. Certains théologiens d’inspiration thomiste n’hésitent pas à « fondre » l’nnrtjnn Han-s l’nnînn • « Und so heiftt Christus an erster Stelle deswegen der Gesalbte schlechthin, weil er durch die Salbung einer geschôpjlichen Jdatur mit der gôttlichen Substanz des Logos konstituiert wird (Et c’est ainsi que le Christ est nommé l’Oint lui-même avant tout parce qu’il est constitué par Fonction d’une nature créaturale par la substance divine du Logos) » (M. J. Scheeben, Handbuch der katholichen Dogmatik, dans Gesammelte Schriften, t. VII, H. Schauf [éd.], Fribourg-en-Brisgau - Bâle - Vienne, Herder, 1957, § 222, n. 381). Scheeben affirme que l’humanité est ointe mit der Gottheit (par la divi­ nité) et ce terme n’indique ici même pas la nature divine partagée par l’Esprit, mais die Hypostase des Logos (l’hypostase du Logos) : « Diese Person selbst [ist] die Salbe (C’est cette personne elle-même [qui est] Fonction) » (voir n. 388-389). H. Mühlen traite en détail de cette question (voir Der Heilige Geist als Person. In der Trinitàt, bei der Inkamation und im Gnadenbund : Ich — Du — Wir, Münster, Aschendorff, 1966, p. 170-214) ; Balthasar aussi soutient que la scolastique tardive n’aura plus besoin d’autre grâce que la grâce d’union (voir TL III, p. 171-172). 2. L’union est nommée « grâce » car elle provient de « la volonté même de Dieu qui accorde quelque chose gratuitement », et parce que le Verbe se donne gratuitement à l’humanité qu’il assume sans mérite préalable de celle-ci (voir q. 2 a. 10 resp. ; q. 6 a. 6 resp. ; In lo., III, n° 544). Il s’agit toutefois d’un « genre » unique de grâce (voir q. 7 a. 13 ad 3). 3. Voir H. Mühlen, Der Heilige Geist als Person, p. 197-214.

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a. 13 resp. ; In Mt., XXVIII, n° 2460). Cette distinction logique s’exprimera par la distance temporelle entre les manifestations visibles de l’union et de Fonction, respectivement lors de la nati­ vité et lors du baptême. Pour Maître Thomas, le Christ en son humanité avait triple­ ment besoin de la grâce. D’une part, son âme devait être « infor­ mée » pour être apte à être assumée par le Verbe (voir q. 7 a. 1 resp. et ad 2 ; III Sent., d. 13 q. 1 a. 1). Or elle ne pouvait être directement informée par Dieu, sous peine d’une compénétration du divin et de l’humain, ce qui serait non seulement impossible, mais problématique sur le plan sotériologique, puisque l’intégrité de son humanité ne serait pas sauvegardée. C’est donc la grâce qui l’informera1. Il s’agit à proprement parler d’une sanctifica­ tion, même si elle vise un perfectionnement et non la libération du péché : « En tant qu’homme, le Christ possède l’Esprit-Saint comme celui qui le sanctifie » (In lo., III, n° 543 ; voir q. 6 a. 6 resp. ; q. 34 a. 1 resp. ; a. 3 resp.). D’autre part, l’humanité du Christ avait besoin de la grâce pour son agir, afin de ne pas être un instrument passif de la divinité, mais un « instrument animé [...] qui se meut lui-même en même temps qu’il est mû» (q. 7 a. 1 ad 3). Enfin, si un doute subsistait sur la nature de la grâce reçue par le Christ, rappelons que l’enjeu est de pouvoir la faire « dériver sur les membres de son corps » (q. 8 a. 5 resp.). Son onction devait alors être de même nature que la nôtre : « C’est pourcinni la crrârA nArcrvnriAllA nar IphiiaHa l’âmp dii C'Erict pet hicfi-

fiée, est la même selon l’essence que la grâce par laquelle il est la tête de l’Eglise et justifie les autres » (q. 8 a. 5 resp. ; voir q. 7 a. 1 resp. ; q. 8 a. I)1 2. Pour ces trois raisons, le Christ reçoit la grâce « en plénitude », en « surabondance » ou « sans mesure (Jn 3, 34) »3. Notons toutefois 1. Pour un complément historique sur ce point, voir J.-P. Torrell, « Notes explicatives » et « Renseignements techniques », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Le Verbe incarné, t. II, éd. de La Revue des jeunes, nou­ velle éd., Paris Éd. du Cerf, 2002, p. 395-405 (désormais abrégé en Verbe incarné, II). 2. Thomas cite Augustin : « La grâce qui a fait de cet homme le Christ est la même que celle qui fait de tout homme un chrétien dès l’instant où il com­ mence à croire » (q. 2 a. 10 sc. ; voir q. 23 a. 4 obj. 2). 3. Voir q. 7 a. 1-2 ; a. 11-12 ; q. 34 a. 4 resp. ; q. 72 a. 2 ; « Dans le Christ, [Dieu] répandit non seulement “de son Esprit”, mais l’Esprit tout entier (non solum de Spiritu, sed totum Spiritum) » (In Mt., XII, n° 1000) ; « La plénitude du Christ, c’est l’Esprit-Saint (plenitudo Christi est Spiritus Sanctus) » (In lo., I, n° 202).

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que Thomas n’invoque pas une nécessité absolue de Fonction, mais une « convenance suprême » : « Plus un récepteur est proche de la cause qui l’influence, plus il participe de son influence [...]. Il était donc convenant au plus haut point (maxime conveniens) que [l’]âme [du Christ] reçoive l’influx de la grâce divine » (q. 7 a. 1 resp.)1. Cela dit, le fait est qu’il a bien reçu l’Esprit-Saint à sa conception : il est impossible de penser l’incarnation sans la relation entre les deux per­ sonnes trinitaires du Fils et de l’Esprit. C’est pourquoi le Christ bénéficie de tous les dons qui découlent de la grâce de l’Esprit chez les hommes, mais en plénitude. C’est vrai des formes que prend la grâce sanctifiante, puisqu’il possède la « charité la plus parfaite » (q. 7 a. 6 obj. 3)12, les « vertus [morales] qui procèdent de la grâce » (q. 7 a. 2 ad 1) et les « sept dons du Saint-Esprit », par lesquels « l’âme du Christ était mue par l’Esprit-Saint de la manière la plus parfaite » (q. 7 a. 5 sc. et resp. ; voir a. 6 ; In lo., I, n° 190). Le Christ possède aussi toutes les « grâces gratuitement données » ou charismes, notamment le don des miracles, la connaissance des langues, et le don de pro­ phétie (voir q. 7 a. 7-8). Contrairement aux hommes qui reçoivent les charismes de manière ponctuelle, le Christ dispose d’ailleurs de ceux-ci en permanence : « Il fut dit à Jean : “L’homme sur lequel tu verras descendre et demeurer l’Esprit, c’est lui qui bap­ tise dans l’Esprit-Saint.” Il semble donc qu’il est réservé au Christ de recevoir en permanence l’Esprit-Saint. [...] Cela est reserve au

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lo., XIV, n° 1915 ; voir De pot., q. 6 a. 4 resp.)3. Reste la question de la compatibilité d’une mission de l’Esprit faite au Christ avec la taxis trinitaire. C’est dans le cadre de la théologie de la nature que Thomas aborde le problème, en dis­ tinguant ce qu’il en est selon chacune des natures du Christ. Du point de vue du Verbe, on ne peut dire que l’Esprit lui est donné ou envoyé. Évidemment, les Écritures évoquent l’Esprit 1. Thomas a même été jusqu’à évoquer l’hypothèse d’une union hypostatique qui se réalise sans que s’ensuive le don de la grâce au Christ (voir De ver., q. 26 a. 10 ad 8 ; q. 29 a. 1). 2. Le Christ ne possédait toutefois pas les vertus théologales de la foi et de l’espérance, non par une quelconque limitation de la grâce de l’Esprit-Saint, mais parce qu’elles étaient inutiles à celui qui jouissait de la vision et de la finition de l’essence de Dieu dès sa conception (voir q. 7 a. 3-4 ; a. 9 ad 1). 3. Le Commentaire de l’épître aux Hébreux ajoute une forme « ministé­ rielle » de la grâce : l’« onction spirituelle » confère au Christ le triple office de roi, prêtre et prophète (voir In He., I, nos 63-64).

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qui « repose » ou qui « demeure » dans le Fils1. Le théologien soutient pourtant une parfaite compatibilité entre cette termino­ logie et la procession a Filio :

Dire que le Saint-Esprit repose ou demeure dans le Fils (quiescere vel manere in Filio) n’exclut pas qu’il en procède ; car on dit aussi que le Fils demeure dans le Père, bien qu’il procède du Père. Si l’on dit du Saint-Esprit qu’il demeure dans le Fils, c’est à la manière où l’amour de celui qui aime repose en l’aimé [I, q. 36 a. 2 ad 4]. L’Esprit, nous l’avons vu, est impression d’amour, produit par l’amour du Père et du Fils. Or c’est en et sur les Personnes qui aiment qu’elle est « imprimée », donc dans le Fils (et, logiquement, dans le Père). C’est donc précisément parce que l’Esprit procède du Fils qu’il repose et demeure en lui. De la même façon, le Verbe qui procède du Père sera pourtant en celui-ci : le connu est dans le connaissant, comme le verbe mental est dans l’intelligence (voir SCG IV, 11). Le fait que le Fils reçoit du Père de spirer l’Esprit n’y change rien, au contraire : « On dit que l’Esprit repose sur le Fils parce que la puissance de le spirer est donnée par le Père au Fils, et ne va pas au-delà (ultra non protenditur) » {De pot., q. 10 a. 4 ad 18 ; voir ISent., d. 11 q. 1 a. 1 ad 2). L’Esprit s’arrête en quelque sorte dans le Fils, car nul autre « après » le Père et lui ne peuvent spirer l’Esprit. « Reposer dans » témoigne donc justement de la canacité de snirer. oue seuls le Père et le Fils possèdent. Cependant, lorsque l’Esprit est dit reposer ou demeurer, cela peut aussi s’entendre de la nature humaine du Christ (voir I Sent., d. 11 q. 1 ad 2 ; De pot., q. 10 a. 4 ad 18 ; ST I, q. 36 a. 2 ad 4). Ici il s’agit bien d’un don, d’une mission de l’Esprit. Est-ce dire que l’Esprit prend une autorité sur le Christ, donc sur le Fils luimême, et que se « renverse » en quelque sorte l’ordre des mis­ sions ? Il ne s’agit pas là d’une interrogation du XXe siècle plaquée sur la réflexion du Docteur angélique12, car celui-ci se pose 1. Le vocabulaire du repos provient d’Isaïe : Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines. Sur lui reposera l'Esprit du Seigneur (Is 11, 1 ; voir 42, 1-2 ; 61, 1) ; la thématique de l’Esprit qui demeure en Christ est johannique (voir Jn 1, 33). 2. On reconnaîtra la thèse de l’« inversion trinitaire » chère à Balthasar (voir H. U. von Balthasar, La Dramatique divine, t. Il, Les Personnes du drame, 2, Les Personnes dans le Christ, trad. R. Givord et C. Dumont, Paris-Namur, Lethielleux - Culture et Vérité, coll. « Le Sycomore », 1988, p. 146 s. ; p. 413415 [désormais abrégé en DD II/2] ; TL III, p. 163 s).

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lui-même la question : « On pourrait objecter que le Fils aussi est envoyé par l’Esprit-Saint, parce qu’on lit dans Luc (4, 18-21) que le Seigneur, en disant que s’accomplissait en lui la parole d’Isaïe (61, 1), a déclaré : “L’Esprit du Seigneur est sur moi, il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres” » (SCG IV, 24). Mais Thomas distingue les points de vue : « Il faut remarquer que si le Fils est envoyé par l’Esprit-Saint, c’est du point de vue de la nature qu’il a assumée » (SCG IV, 24)1. En revanche, sur le plan des mis­ sions trinitaires, l’Esprit est toujours envoyé par le Fils (et le Père) : « L’Esprit-Saint est envoyé par le Fils, comme le dit Jean (15, 26) : “Lorsque viendra le Paraclet, que je vous enverrai par le Père.” Or celui qui envoie possède une certaine autorité sur l’envoyé. Il faut donc dire que le Fils possède une certaine autorité dans son rapport à l’Esprit-Saint » (SCG IV, 24). Cela ne va pas sans poser de problèmes christologiques et tri­ nitaires. La distinction des deux natures du Christ, en donnant de considérer à part l’humanité et la divinité, protège bien la taxis trinitaire. Cependant, si l’Esprit est toujours envoyé par le Fils, cela implique que celui-ci l’envoie même dans le cas de sa propre onction : le Verbe s’oint lui-même d’Esprit-Saint. L’Esprit pro­ cède du Fils, et « coule » en premier lieu, sans cesse et en sura­ bondance, sur l’humanité que celui-ci a assumée, pour ensuite se répandre sur tous les hommes. De manière surprenante, cette « auto-onction » du Christ conduit à ce que le Fils ait pleine auto­ rité sur 1 nsprit qui iransiorme ci iviiuiiii sa piopic uumauiic. C’est donc parce que le Verbe spire l’Esprit que le Christ est l’Oint par excellence : « L’Esprit-Saint, qui procède de la divinité du Christ, n’a jamais délaissé son humanité », dit Grégoire (q. 7 a. 5 ad 2 ; nous soulignons). Inversement, lorsqu’il est dit que l’Esprit est « l’Esprit du Christ », cela ne signifie pas d’abord qu’il lui appartient en vertu de Fonction reçue, mais qu’il est l’Esprit spiré par le Fils, et en vertu de cela aussi, son humanité en a été ointe12. 1. Le Commentaire des Sentences distingue trois «missions» du Fils, l’incarnation, la mission invisible dans l’âme humaine et l’envoi dans le minis­ tère public : alors que les deux premières sont le fait du seul Père, dans la troi­ sième le Christ est envoyé par l’Esprit (voir I Sent., d. 15 q. 3 a. 2 resp.). 2. Voir : « [Ce n’est] pas parce que le Christ, en tant qu’homme, a reçu l’Esprit-Saint - comme le dit Luc (4, 1) : “Jésus, rempli de l’Esprit-Saint, revint du Jourdain” - qu’on peut dire que cet Esprit est l’Esprit du Christ... » (SCG TV, 24 ; voir aussi De pot., q. 10 a. 4 resp.).

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Par ailleurs, même si l’on sait que le Verbe ne spire pas l’Esprit sans le Père de qui il tient de pouvoir le faire (voir I, q. 36 a. 2-4), ce dernier n’est presque jamais mentionné comme auteur de Fonction. Par exemple, la longue quaestio sur la grâce du Christ ne fait référence à lui en ce sens qu’une seule fois, et encore dans une citation scripturaire (Jn 3, 34 ; voir q. 7 a. 11 resp.). Cela tient probablement aux deux « faces » que comprend toute mission d’une personne divine chez Thomas : Venvoi de l’Esprit par le Verbe est effectivement propre à celui-ci et au Père ; en revanche, si on en considère Y effet, il s’agit d’une opé­ ration ad extra qui relève de la Trinité tout entière qui est à l’œuvre1. La question de l’auteur de Fonction en devient donc secondaire. L’assertion de Grégoire que nous venons de voir citée par Thomas parle d’ailleurs de la divinité du Fils. Ainsi, la théo­ logie de la nature aide à résoudre une difficulté, mais diminue la plénitude trinitaire de Fonction. En un sens, le baptême du Christ se révèle assez pauvre sur le plan pneumatologique : ce n’est pas le moment d’un don de l’Esprit, mais une mission visible de l’Esprit, un « rendre visible » de quelque chose qui a lieu à un autre moment. L’évé­ nement lui-même est de peu d’importance en tant qu’événement12, et c’est pour cela que Thomas se permet de traiter en même temps de la Pentecôte, qui participe au fond de la même dyna­ mique de manifestation de quelque chose d’autre. Mais ce w

vhuùc zz cai aupiuiiicinciit impui unit, puisqu 11 S agit

d’un don effectif du Saint-Esprit, aux croyants, mais surtout au Christ, qui a reçu en son humanité une onction de l’Esprit et non pas simplement la grâce conférée par la présence de sa divinité ou du seul Verbe. En outre, ici encore, Thomas écrit comme s’il s’agissait d’attributions en propre : il ne ressent pas le besoin de préciser que, en réalité, les Trois sont à l’œuvre de manière indi­ vise lorsqu’il est question du témoignage rendu par l’Esprit au Christ ou de Fonction conférée par l’Esprit à l’humanité assumée. La théologie de la nature, qui explique le travail de l’Esprit en et sur le Christ, aurait tendance à tirer vers un oubli de Fonction ou de ses auteurs trinitaires, alors que le principe de l’attention 1. Voir supra, chap. I, 2.3., p. 69. 2. « La mission visible du Saint-Esprit n’est pas essentiellement différente de sa mission invisible : elle lui ajoute simplement une manifestation par un signe visible » (I Sent., d. 16 q. 1 a. 1).

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à l’agent pousse à sauvegarder au moins l’expression de la dimension personnelle d’une onction de l’Esprit spiré par le Verbe.

IL Le

baptême du

Christ, révélation de la Trinité ?

La deuxième section de Vingressus se présente jusqu’ici sous la figure de la manifestation de l’identité du Christ et du don de l’Esprit. Cependant, au Jourdain sont réunis le Christ, la colombe de l’Esprit et la voix du Père. Thomas affirme donc, pour la pre­ mière fois dans le traité, qu’il s’agit d’une manifestation de la Trinité :

Dans le baptême du Christ devait être montré (demonstrari debuit) tout ce qui se réalise dans notre baptême, car il en est le prototype (exemplar). Or le baptême que reçoivent les fidèles est consacré par l’invocation et la puissance de la Trinité, selon ce verset de Matthieu (28, 19) : « Allez ! Enseignez toutes les nations et baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Et c’est pourquoi, ainsi que le dit Jérôme : « Dans le baptême du Christ, c’est le mystère de la Trinité qui est montré (mysterium Trinitatis demonstratur) : le Seigneur luimême est baptisé en sa nature humaine ; l’Esprit-Saint descend sous la forme d’une colombe ; on entend la voix du Père qui rend témoignage au X'iio // LH»

eu v ivop.j .

À un premier niveau, puisque le baptême du Christ est le « prototype » du nôtre, il s’agit de manifester le rôle de la Trinité dans le sacrement du baptême : celui-ci est opéré au nom de la Tri­ nité (voir q. 66 a. 5) et, surtout, par la Trinité qui confère la grâce (voir q. 66 a. 5 resp. ; a. 8 ad 1). Le salut offert au baptême et évoqué par les signes de la voix et de la colombe, « l’ouverture du ciel [voir Le 3, 21] » aux pécheurs (voir q. 39 a. 5 resp. ; q. 69 a. 7) peut aussi se lire en clef trinitaire : « Quelquefois la sainte Trinité est appelée ciel en raison de sa sublimité et de sa lumière 1. Une autre évocation de la Trinité au Jourdain peut nous faire sourire, mais Maître Thomas la prend très au sérieux : le Christ a été baptisé à trente ans, qui est l’âge parfait, car « trente est le produit de trois fois dix ; or le chiffre trois évoque la foi en la Trinité, le chiffre dix l’accomplissement de la Loi, et c’est en ces deux points que consiste la perfection de la vie chrétienne » (q. 39 a. 3 resp.).

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spirituelle » (I, q. 68 a. 4 resp.)1. Cependant, cela ne constitue pas encore une révélation de la Trinité elle-même, en la dis­ tinction des Personnes et de leur propriété personnelle, car la grâce baptismale en particulier, comme l’agir salvifïque en général, sont communs aux Trois et relèvent de l’unique essence 2 . Il nous faut donc chercher à déterminer le statut du baptême du Christ au regard de la révélation de la Trinité en tant que telle. Commençons par rapporter tout simplement ce qu’affirme Thomas : Le Seigneur lui-même est baptisé en sa nature humaine ; l’EspritSaint descend sous la forme d’une colombe (in habitu columbae) ; on entend la voix (vox... auditur) du Père qui rend témoignage au Fils. Il était [...] convenant que le Père se manifeste dans la voix (declaretur in voce) en ce baptême » [q. 39 a. 8 resp.]. Du Fils et de l’Esprit-Saint [...] on dit [...] qu’ils apparaissent (apparere) [...]. [Le] Père [...] peut certes apparaître (apparere)... » [q. 39 a. 8 ad 1],

Dans la voix, le Père est seul (solus) à se manifester (declaratur) comme celui qui parle ; tout comme c’est le-Fils seul (solus) qui a assumé la nature humaine et l’Esprit seul (solus) qui s’est manifesté (demonstratus est) dans la colombe » [q. 39 a. 8 ad 2]. À cela peut s’ajouter un passage similaire qui, à l’occasion de1 2*8

1. Thomas distingue trois sens différents de « ciel » dans les Écritures : le ciel physique ; ce qui appartient à celui-ci, comme les astres ; enfin, en un sens métaphorique, des « biens spirituels » comme la Trinité elle-même (voir I, q. 68 a. 4 resp. et ad 3 ; II Sent., d. 14 q. 1 a. 4 ad 1). 2. « La puissance divine qui agit dans le sacrement [du baptême] appartient à l’essence » (q. 66 a. 5 ad 6) ; voir aussi : q. 66 a. 5 ad 1.5 ; q. 68 a. 8 resp. ; q. 69 a. 9 obj. 2. Cela n’empêche pas la liberté du théologien qui, dans le Com­ mentaire sur Matthieu, distribue les fonctions selon les Personnes comme s’il s’agissait d’attributions en propre : « La régénération [du baptême] comporte trois aspects : celui en vue de qui (cui) elle est faite, celui par qui (per quem) elle est faite, et celui en qui (quo) elle s’accomplit. En vue de qui ? En vue de Dieu le Père, comme le dit l’Apôtre (Rm 8, 29) : “Ceux que d’avance il a dis­ cernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils...” Par qui ? Par le Fils [...], car c’est par l’adoption à l’image du Fils par nature que nous sommes fils [voir Ga 4, 4-5]. En qui ? Dans le don du Saint-Esprit que nous recevons : “Vous n’avez pas reçu un Esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais vous avez reçu l’Esprit d’adoption des fils de Dieu” (Rm 8, 15) » (In Mt., XXVIII, n° 2465).

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[Au baptême] l’opération de toute la Trinité s’est manifestée, puisqu’il y avait là le Fils incarné (fuit ibi Filius incarnatus), l’EspritSaint apparu sous la forme d’une colombe (apparuit... in specie colombae) et le Père qui se fit entendre dans la voix (fuit ibi declaratus in voce) [q. 45 a. 4 ad 2]. En premier lieu, il s’agit de savoir ce qui est manifesté : com­ ment une voix, une figure humaine et une colombe peuvent-elles rendre visible le Dieu invisible en ses hypostases et dans ses rela­ tions étemelles ? Plus encore, nous devons déterminer quel est le statut de cette manifestation : la terminologie est celle de l’appa­ rition et de la monstration, du recours au sens - le Père se fait « entendre », l’Esprit revêt une « forme » ou « habit » (voir aussi q. 36 a. 7 resp.). Par contre, curieusement, Thomas n’emploie jamais les termes «révéler» ou «révélation». Le baptême au Jourdain est-il le lieu et le moment où se révèle la trinité des Personnes, ou doit-on comprendre que le choix des termes est signifiant et que « manifestation » et « révélation » ne s’identi­ fient pas ? Répondre à ces questions va nous obliger à préciser et à développer la théorie de la manifestation et du signe chez Thomas, ainsi que sa compréhension de la révélation.

2.1. Difficile manifestation...

Thomas est très conscient des difficultés posées par la mani­ festation d’une personne trinitaire par des signes sensibles : aucun signe créé n’est adéquat pour témoigner d’une personne trinitaire, et, plus profondément, aucun signe matériel ne peut par lui-même témoigner d’une qualité divine. La difficulté première à laquelle s’affronte Maître Thomas est posée par le principe de l’unité ad extra des opérations. En effet, nous savons que, dans la philosophie du Docteur angélique, la manifestation opère selon la causalité : un effet manifeste sa cause et les caractéristiques qui l’ont produit1. Or c’est un ensei­ gnement constant chez lui que la création, en tant qu’œuvre de la Trinité tout entière, ne peut manifester la distinction des Trois en tant que telle : « Toute créature visible est un effet qui mani­ feste la Trinité entière » (I, q. 43 a. 7 obj. 3). La création porte 1. Voir supra, p. 34-35.

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directement la marque de la seule puissance créatrice de la nature une de Dieu, et c’est pour cela que la connaissance naturelle de Dieu a trait seulement à son existence et (négativement) à son essence (voir I, q. 2-3 pr.), et non aux personnes divines (voir I, q. 32 a. 1 ; In Boet. De Trin., q. 1 a. 4 resp. ; De ver., q. 10 a. 13 resp. ; etc.)1. Or les signes visibles qui manifestent les personnes trinitaires au Jourdain, dans la mesure où ils sont créés, le sont en réalité par la Trinité tout entière : « De même que c’est la Trinité tout entière qui a produit la colombe et qu’elle a façonné la nature humaine assumée par le Christ (sic), de même aussi a-t-elle pro­ duit cette voix » (q. 39 a. 8 ad 2). Thomas ne peut que conclure : « L’opération de toute la Trinité s’est manifestée (ostensa est operatio totius Trinitatis) » (q. 45 a. 4 ad 2). Chaque signe peut être rattaché à une Personne distincte, mais seulement par appro­ priation (voir In Mt., III, n° 305) : les Trois ensemble produisent la voix et font descendre la colombe, mais la voix peut être appropriée au Père et la colombe à l’Esprit. En second lieu, aucune réalité sensible ne possède des proprié­ tés correspondant à celles des hypostases divines, qui lui permet­ traient de les « représenter ». Cette thématique apparaît en filigrane dans notre traité, à propos d’une objection à la manifes­ tation du Père par une voix : « La voix signifie le verbe conçu dans le cœur ; or le Père n’est pas le Verbe » (q. 39 a. 8 obj. 2). A UU1

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est un faux problème, car la voix fait connaître son « auteur » ; elle convient bien pour manifester Dieu comme celui qui profère le Verbe et donc précisément en tant qu’il est Père : « Puisque le propre du Père est de produire le Verbe, ce qui est dire ou parler, il est donc d’une suprême convenance que le Père soit manifesté 1. « La vertu créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité ; autrement dit, elle ressortit à l’unité d’essence, non à la distinction des Personnes. La rai­ son naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l’unité d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes » (I, q. 32 a. 1 resp.). Dans les êtres créés, l’empreinte de la Trinité se trouve sous mode de « vestige » et non d’« image », c’est-à-dire qu’il y a bien une « représentation » de Dieu, mais celle-ci ne renvoie à lui que comme cause, sans présenter sa forme ou « res­ semblance spécifique » (voir I, q. 45 a. 7 resp. ; q. 93 a. 6 resp. ; a. 7 resp.) - comme les cendres sont un vestige du feu, mais ne représentent pas la forme du feu. C’est donc seulement par appropriation que les vestiges peuvent être attribués aux personnes divines distinctes : « La représentation par mode de ves­ tige se prend selon les attributs appropriés » (I, q. 45 a. 7 ad 1).

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par la voix qui signifie le Verbe. Et donc la voix émise par le Père atteste par elle-même la filiation du Verbe » (q. 39 a. 8 ad 2). Comme c’est le Père dans sa relation d’engendrement au Fils qui est montré, le Christ lui-même s’en trouve manifesté, non seule­ ment dans sa divinité, mais bien dans sa « filiation ». Il fallait attendre la manifestation du Père comme émetteur de la voix pour cela : la manifestation du Père et du Fils ne peut en fait se faire que de concert, comme monstration de la relation d’origine qui les relie l’un à l’autre. Cela dit, la vraie difficulté est ailleurs. Thomas évoque ici une « suprême convenance » et non la nécessité : en effet, le signe n’exprime pas directement et immédiatement la réalité trinitaire. En elle-même, une voix témoigne du fait que Dieu parle, non pas qu’il émet un Verbe substantiel, une parole qui est Fils ; elle manifeste donc « naturellement » un Dieu qui s’entretient avec les hommes, et non pas un Dieu Père. Dans la prima pars, notre auteur explique qu’aucune réalité créée ne présente la distinction dans la parfaite unité : « De même que des noms distincts désignent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi des choses dif­ férentes [la voix, l’humanité du Christ, la colombe] ont pu les signifier, bien qu’il n’y ait aucune séparation ou division entre les personnes divines » (I, q. 43 a. 7 ad 3)1. Ni des signes dis­ tincts, ni même les noms (distincts eux aussi) qui désignent les Personnes, ne sont adéquats - nouveau témoignage, s’il en faut, 1 VYkUlVAAXV

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n’y a tout simplement pas de Trinité sans unité. Les signes appa­ rus au Jourdain pèchent par leur séparation et leur manque de substantialité « personnelle ». Comment Thomas peut-il alors assurer que le Père est « seul » à se manifester comme celui qui parle, que le Fils « seul » a assumé la nature humaine et que l’Esprit « seul » s’est manifesté dans la colombe (voir q. 39 a. 8 ad 2) ? L’analyse de la troisième difficulté, tout en soulignant de nouveau à quel point la manifes­ tation des personnes divines est problématique, nous offrira aussi la clef en vue d’une solution : les signes du baptême ne peuvent 1. Dans son Commentaire du De Trinitate de Boèce, Thomas montre que ce problème est rédhibitoire, car les principes mêmes de nos connaissances pro­ viennent des sens, or ceux-ci n’offrent aucune expérience d’une réalité où trois suppôts subsistent en une essence unique : la tri-unité de Dieu nous est par conséquent stricto sensu irreprésentable et donc inconcevable (voir In Boet. De Trin., q. 1 a. 4 sc. 2).

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manifester celles-ci de manière; naturelle et par eux-mêmes, mais ils le peuvent en tant qu’ils sont formés intentionnellement à cette fin. Le dernier problème exposé par le Maître dominicain ne concerne pas seulement les personnes trinitaires mais toute per­ ception de Dieu et tient à la matérialité même des signes. Aucune réalité visible, aucune « forme » ou « figure » ne signifie adéqua­ tement Dieu dans sa nature : De même que la forme (species) de la colombe, sous laquelle s’est manifesté l’Esprit-Saint, n’est pas la nature (natura) même de l’EspritSaint ; de même que la forme (species) d’homme sous laquelle s’est manifesté le Fils en Personne n’est pas la nature (natura) même du Fils de Dieu ; de même encore, cette voix n’appartient pas à la nature (naturam) du Verbe ou du Père qui parlait. Aussi le Seigneur dit-il en Jean (5, 37) : « Vous n’avez jamais entendu sa voix (celle du Père) ; vous n’avez jamais vu sa face » [q. 39 a. 8 ad 2]È Le terme species signifie ici les accidents perceptibles ou qua­ lités sensibles qui manifestent un être2. Chez les réalités vivantes corporelles, les espèces sensibles font partie de l’être et de la vie de ces réalités. Elles sont donc « naturellement » des expressions de leur nature et en portent l’image ou la forme. Dieu, en revanche, n’a pas de qualités sensibles ou d’accidents propres (voir I, q. 3 a. 6). Les « espèces » sensibles qui témoignent de lui ne lui appui iieiJLueni aune pas ac inauicic iiaïuiciic . jolies aum

d’une autre nature que ce qu’elles doivent montrer et ne peuvent stricto sensu le « représenter », mais seulement l’indiquer indi­ rectement, car elles ne portent pas de marque spécifique (au sens 1. Voir aussi : « On dit que l’Esprit-Saint est descendu sous l’apparence d’une colombe, non pour exclure la réalité de la colombe, mais pour signifier qu’il n’est pas apparu sous la forme de sa substance (in specie suae substantiae) » (q. 39 a. 7 ad 1). La même chose est vraie du souffle qui signifie l’Esprit lors de la petite Pentecôte en Jn 20, 22 (voir In lo., XX, n° 2538). 2. Voir M.-J. Nicolas, art. « Espèce », dans « Vocabulaire de la Somme théologique », dans Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1.1, A. Raulin (coord.), trad. A.-M. Roguet, Paris, Éd. du Cerf, 1997, p. 102. 3. Le verset pris en appui de l’argumentation dans notre traité (Jn 5, 37) donne occasion, dans le Commentaire sur Jean, à une explication encore plus précise : « Dans les visions [de Dieu], ni la voix corporelle, ni la figure de Dieu n’existent comme celles d’un être animé (sicut cuiusdam animalis), mais elles agissent en tant que formées par Dieu (sed effective, inquantum a Deo formatur) ; en effet, puisqu’il est esprit, Dieu n’émet pas de voix sensible et il ne peut être représenté » (In lo., N, n° 820).

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technique du mot) les rattachant à leur cause, c’est-à-dire les caractéristiques formelles de Dieu en sa nature. Ainsi, une voix humaine est humaine et dit quelque chose de l’essence de l’homme, alors que la voix entendue au Jourdain n’est pas en elle-même divine. Cela signifie que toutes les manifestations de Dieu, qu’elles soient de l’ordre de la création « ordinaire » ou de signes « extra­ ordinaires » produits ponctuellement, comporteront toujours une dimension intentionnelle : alors que les espèces sensibles des êtres naturels expriment de manière nécessaire et quasi méca­ nique leur essence, ce qui témoigne de Dieu est formé à dessein par lui en vue de le manifester1. Cela est vrai à divers degrés : puisque les signes extraordinaires n’existent que pour cela, leur capacité de manifestation repose davantage que l’ordre ordinaire de la création sur la volonté de celui qui s’y manifeste. Ainsi, un buisson qui brûle ne « représente » pas naturellement Dieu, mais le buisson ardent a été formé pour cela et c’est ce qui lui confère sa force opérative. Cependant, la création aussi opère en partie comme un signe intentionnel : « Dieu a produit les choses dans l’être pour communiquer sa bonté aux créatures, bonté qu’elles doivent représenter » (I, q. 47 a. 1 resp. ; nous soulignons)12. Or cette dimension volontaire de la manifestation de Dieu nous semble offrir la clef de la monstration des personnes trinitaires au Jourdain. Si la voix, l’humanité du Christ et la colombe ne peuvent 1. Voir le texte du Commentaire sur Jean cité supra, dans la note précé­ dente. 2. Thomas est très conscient de la différence entre ce qui est produit par nécessité naturelle et dont « l’effet ne peut suivre que selon le mode du pou­ voir actif », et ce qui est produit par la volonté, qui n’est pas forcément « pro­ portionné » à sa cause (voir SCG III, 99). Or il construit sa théorie de la manifestation à partir de ce qui en constitue le sommet, le signe intentionnel, en lien avec sa théorie du langage. Il s’agit d’une « énonciation » opérée par un « signe » : « La manifestation, ou énonciation (manifestatio sive enuntiatio), est un acte de raison qui rattache le signe (signum) à la chose signifiée » (II-II, q. 110 a. 1 resp.). Elle appartient à la «vertu de vérité», car elle contient une « visée (intentio) » (voir II-II, q. 109 a. 2 ad 2 ; a. 3 resp.). Le signe par excellence est le mot (voir q. 60 a. 6 resp. et ad 2), mais Dieu peut faire « parler » des réalités matérielles : « Il est au pouvoir de Dieu d’employer, pour signifier quelque chose, non seulement des mots (voces), ce que peut faire aussi l’homme, mais également les choses elles-mêmes (res ipsas) » (I, q. 1 a. 10 resp.). Voir N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg (éd.), E. Stump (ass. éd.), The Cambridge History of Later Médiéval Philosophy, From the Rediscovery ofAristotle to the Disintegration of Scholasticism, Cam­ bridge University Press, 1982, p. 188 s.

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manifester naturellement et par elles-mêmes les personnes divines, elles peuvent toutefois en être des signes intentionnels : les Trois ont créé ensemble chaque signe, mais avec l’intention expresse que celui-ci témoigne d’un seul d’entre eux. C’est ce que le théologien semble préciser ailleurs : « C’est bien la Trinité entière qui a pro­ duit ces créatures visibles ; mais leur production les destinait à manifester spécialement telle ou telle Personne » (I, q. 43 a. 7 ad 3). Les signes visibles créés en commun par la Trinité tout entière « sont référés aux Personnes diverses (referuntur ista ad diversas Personas) » (In Mt., III, n° 305). La différence entre les signes et entre leur rapport à leur signifié confirme notre analyse : le Père est manifesté par une image de son opération intratrinitaire propre, le Fils par la réalité qu’il assume dans l’histoire du salut, l’Esprit par l’image des effets salvifiques qui lui sont appropriés. Cela n’est possible qu’en régime de signe intentionnel, où les rapports ne sont pas nécessaires. C’est aussi pourquoi il est question de conve­ nance : lorsque le rapport est naturel et causal, celle-ci n’a pas de place, mais lorsqu’un signe est établi intentionnellement, son rap­ port au signifié se mesure selon une règle de convenance. Cependant, notre analyse n’est pas terminée : comment ces signes intentionnels peuvent-ils effectivement « se référer » aux personnes divines ? Dans le cas des caractéristiques de l’essence de Dieu, il reste suffisamment de rapport naturel pour les indi­ quer par analogie : la création, en tant qu’effet, témoigne de la pU-AOOCLlAW

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créées à représenter les Personnes rend cela impossible. Thomas ne répond pas explicitement et il nous faut poser une hypothèse en recourant à une nouvelle distinction, à l’intérieur du champ des signes intentionnels, entre signes de signification évidente et signes d’institution ou de convention, qui ne sont compris que par des interlocuteurs possédant un système de référence com­ mun1II, . Le baptême au Jourdain tombe dans cette deuxième caté­ gorie, car les signes ne peuvent signifier que sur la base d’une 1. Pointer le doigt dans une direction déterminée est un signe de significa­ tion évidente, alors que les langages et les codes sont des signes conventionnels (voir L.-M. Morfaux, J. Lefranc, art. « Signe », dans Nouveau Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2005, p. 518). Pour la théorie du signe conventionnel chez Thomas, qu’il hérite notamment d’Aristote (à travers Boèce et Ammonius), voir Expositio Libri Peryermenias, II, nos 39-47 ; voir aussi : N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg (éd.), E. Stump (ass. éd.), The Cambridge History of Later Médiéval Philosophy, p. 189-195.

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certaine précompréhension de la Trinité, selon la distinction des Personnes et leurs propriétés personnelles : la voix n’indique le Père en tant que Père que si le témoin de la scène sait que ce dernier profère un Verbe substantiel ; la colombe ne manifeste l’Esprit que pour celui qui sait déjà que les caractéristiques de l’Esprit d’Amour sont analogues à celles de la colombe ; l’huma­ nité ne montre le Fils que si l’on sait que ce dernier a assumé une nature humaine. Pour le lecteur de la Somme de théologie, par exemple, la connaissance de la Trinité acquise lors de la lec­ ture de la prima pars permet de la reconnaître lorsqu’est décrit le baptême du Christ. Immédiatement ou par « signification évi­ dente », nous venons de le voir, la voix indique simplement que Dieu parle ; de même, la colombe témoigne du fait que Dieu donne la grâce ; et l’humanité du Christ que nous aussi sommes appelés à être baptisés. Plus généralement, Thomas souligne que la compréhension par la foi de l’incarnation suppose celle de la Trinité : « On ne peut croire explicitement au mystère du Christ, sans la foi à la Trinité. Car le mystère de l’incarnation du Christ Contient que le Fils de Dieu a pris notre chair, qu’il a renouvelé le monde par la grâce du Saint-Esprit » (II-II, q. 2 a. 8 resp.).

2.2. Manifestation ou révélation ?

pi'cmièr? a io nnactinn rlu «tatnt de la manifestation de la Trinité au baptême est déjà impliquée dans les analyses précédentes : si la monstration de la Trinité au Jour­ dain présuppose une certaine connaissance des personnes divines, cela signifie qu’il ne s’agit pas de la première révélation de la Trinité. Il s’agit plutôt d’une reconnaissance. Il est nécessaire que les témoins de la scène aient eu une révélation préalable, ou au moins, il faut concevoir une révélation logiquement antérieure aux signes. Elle peut lui être chronologiquement concomitante, voire lui succéder, et servir à éclairer rétrospectivement le signe : mais c’est alors seulement que l’on peut parler de révélation. Il nous faut toutefois chercher à déterminer plus précisément la place et la fonction de la voix, de l’humanité du Christ et de la colombe vis-à-vis de la révélation. Pour ce faire, il nous semble en défi­ nitive nécessaire d’introduire encore une distinction, entre mani­ festation et révélation : le baptême du Christ n’est peut-être pas en lui-même une révélation des personnes divines, mais il en ii. .idi

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constitue la manifestation et peut, en ce sens, s’insérer dans une révélation de la Trinité opérée par ailleurs. Thomas ne théorise pas la distinction entre manifestation et révé­ lation, et il lui arrive (quoique très rarement) d’employer ces deux termes de manière interchangeable1. Nous ne devons donc pas durcir la distinction. Cependant, dans sa pratique théologique, ce que l’Aquinate développe lorsqu’il traite explicitement de revelatio est très précis1 2 : alors que « manifester » signifie rendre « visible » ce qui ne l’est pas, « révéler » et « révélation » désignent l’accès à une connaissance nouvelle, dont ne disposait pas auparavant le bénéfi­ ciaire (voir II-II, q. 171 a. 2 resp. ; q. 174 a. 5 resp.). Son objet est une réalité « divine » ou une connaissance elle-même « divine » (voir II-II, q. 173 a. 1 resp. ; q. 174 a. 1 resp.). Mais plus encore que son contenu, ce qui la constitue est l’apport surnaturel qui permet d’accéder à ce qui est voilé ou inaccessible à la raison naturelle (voir I, q. 1 a. 1 resp. et ad 1 ; II-II, q. 2 a. 6 resp. ; q. 171 a. 2 resp.). Or les signes sensibles occupent une place déterminée dans le processus de révélation. En effet, comme c’est le cas pour la connaissance naturelle, la connaissance par révélation comprend deux éléments : une représentation et une lumière intellectuelle (voir I, q. 12 a. 13 resp. ; II-II, q. 173 a. 2 resp. ; SCG III, 154). D’une part, la grâce surélève les capacités de l’intelligence par une « lumière surnaturelle », qui touche le « jugement sur les réa­ lités représentées» (II-II, q. 173 a. 2 resp.)3. D’autre part, cette 1. Voir q. 36 a. 5 ad 4. Le risque serait ici de faire jouer cette distinction de manière anachronique (voir St. Breton « Révélation, médiation, manifesta­ tion», dans St. Breton, D. Dubarle et al., Manifestation et Révélation, Paris, Beauchesne, coll. « Philosophie », 1976, p. 41-49). Mais les déterminations conceptuelles du XXe siècle aident à repérer des nuances chez Thomas parce que ce sont des éléments qui se trouvent réellement chez le Maître du xine siècle ; les textes en fourniront une démonstration suffisante. 2. Nous nous appuierons largement sur les articles « Revelo » et « Revela­ tio », de R. Deferrari, I. Barry, I. McGuiness, dans A Lexicon of St. Thomas Aquinas, Based on the « Summa Theologica » and selectedpassages ofhis other -works, Baltimore, Catholic University Press, 1948, p. 976, et sur les « Appen­ dices » de J.-P. Torrell à Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La pro­ phétie, Questions 171-174, éd. de La Revue des jeunes, nouvelle éd., Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 269-293. Le traité de la prophétie est un lieu privi­ légié pour analyser la conception thomasienne de la révélation car prophétie et révélation sont le plus souvent équivalentes (voir J.-P. Torrell, ibid., p. 270, n. 1) - revelatio y est d’ailleurs mentionné 106 fois. 3. Le jugement est la deuxième opération de l’esprit, qui met en rapport les représentations acquises par la première, l’appréhension (yoïr I Sent., d. 15, q. 5 a. 1 ad 7 ; ST I, q. 16, a. 2).

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même lumière de grâce procure aussi dés représentations sans lesquelles la connaissance n’est pas complète1. Cette représenta­ tion peut prendre trois formes : des idées (species intelligibiles) imprimées directement dans l’esprit (ou déjà possédées, mais réorganisées afin d’être comprises de manière nouvelle)1 2, des images intérieures, à partir desquelles l’esprit pourra former des idées, et enfin, des réalités sensibles, qui seront la source d’une représen­ tation. C’est ce dernier cas que l’on voit au Jourdain :

Il arrive même que des objets extérieurs, accessibles aux sens, soient formés par Dieu, ou encore des voix, pour exprimer (ad... exprimendum) quelque aspect du monde divin. C’est ainsi qu’au baptême du Christ l’Esprit-Saint s’est rendu visible sous la forme d’une colombe et la voix du Père se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » [I, q. 12 a. 13 resp.].

Un autre exemple dans notre traité est l’apparition de l’ange Gabriel à l’Annonciation (voir q. 30 a. 3 ad 1). Parmi ces différents éléments, l’essentiel est le lumen qui suré­ lève le jugement, car le jugement est la « forme » de la connais­ sance (voir II-II, q. 171 a. 2 ad 3), ce qui la détermine comme telle et l’achève (voir II-II, q. 171 a. 3 resp. ; q. 173 a. 2 resp. ; III, q. 11 a. 6 ad 3). La représentation est nécessaire, mais elle n’est que l’élément « matériel » de la connaissance, qui prépare Ç’aof nnnmuni Tlinmnc

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révélation au sens plénier du terme comporte les deux dimen­ sions, admet le terme « révélation » lorsqu’il y a la seule lumière, sans représentations3. Parfois la lumière permet de comprendre sumaturellement des images reçues par un autre, comme le fait Joseph lorsqu’il interprète le songe de Pharaon (voir De ver., 1. « Dans la vision prophétique sont imprimées de nouvelles représentations des réalités, et non pas seulement une lumière intelligible » (II-II, q. 173 a. 2 sc. ; voir aussi : a. 2 resp. ; a. 3 resp.). 2. Species intelligibiles désigne chez Thomas les formes des êtres qui s’impriment dans notre intellect (voir M.-J. Nicolas, art. « Espèce », dans « Vocabulaire de la Somme théologique », p. 102). 3. Le passage le plus ferme se trouve dans la Somme contre les Gentils : « Aussi ce genre de secours [offert par des choses intérieures ou extérieures], sans la lumière intérieure, ne suffit pas à la connaissance des réalités divines, tandis que la lumière intérieure, sans elles, est suffisante » (SCG III, 154 ; voir aussi ST II-II, q. 173 a. 2 resp.). Les Questions disputées De veritate hésitent davantage à considérer une révélation sans représentations comme une révéla­ tion « au sens propre » (voir De ver., q. 12 a. 12).

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q. 12 a. 7 ; II-II, q. 173 a. 2 resp.), ou des connaissances natu­ relles préexistantes (voir II-II, q. 173 a. 2 resp.). Le Maître domi­ nicain précise que la lumière infuse se trouve parfois accompagnée par des représentations (voir SCG III, 154 ; I, q. 12 a. 13 resp.). Il s’agit donc d’un simple « secours à la connais­ sance » (voir SCG III, 154). D’ailleurs, seule l’inspiration inté­ rieure permet de percevoir la représentation et d’en comprendre le sens : « [Elle est saisie] à travers la lumière imprimée intérieu­ rement en [l’Jesprit » (SCG III, 154 ; voir 5TI, q. 12 a. 13 ad 2). Inversement, lorsqu’il y a les seuls représentations ou signes sen­ sibles sans lumière de grâce, il n’y a pas révélation (voir De ver., q. 12 a. 7 resp.). En outre, il y a des degrés dans les représentations, dont le plus parfait est celui des species imprimées directement dans l’esprit, puis celui des images intérieures, et enfin celui des réa­ lités sensibles extérieures, qui en constituent donc l’échelon le plus bas (voir II-II, q. 174 a. 2). Evidemment, lorsqu’il n’y a que les species, le plus souvent - à moins d’un ravissement - l’esprit a besoin d’une « conversion aux images et aux réalités sensibles (conversio ad phantasmata et sensibilia) » (voir II-II, q. 175 a. 5 resp.) : unie au corps, et recevant ses connaissances naturelles des sens, l’âme a besoin d’images pour exercer son activité (voir I, q. 84 a. 7). Cela dit, en soi et dans l’absolu, la révélation est essentiellement une expérience intérieure1. Le signe sensible peut avuii une jujuvcujjljl aaiia m icvciauuii, 11 il cil l'CSte pas moins secondaire. On comprend mieux pourquoi Thomas parle sans cesse à pro­ pos du baptême du Christ de manifestation de la Trinité, mais pas une seule fois de révélation des personnes divines. Par euxmêmes ces signes n’apportent qu’une « représentation » des per­ sonnes divines. Pour parler de révélation, il est nécessaire de considérer l’apport supplémentaire d’une lumière intérieure. On peut supposer que certains témoins de l’événement - comme aussi de nombreux lecteurs du récit dans les âges à venir - pos­ sèdent ce don, ce qui faisait de l’expérience d’ensemble une révé­ lation. Mais ce ne sont pas les éléments constitutifs de 1. «L’expérience de la révélation qu’ont eue les hommes de la Bible est avant tout un événement intérieur » (J.-P. Torrell, « Expérience et révélation. Chronique de théologie fondamentale », RT1&, 1978, p. 460). Voir les exemples donnés par Thomas en II-II, q. 5 a. 1 ad 3 ; De ver., q. 18 a. 3.

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l’événement du baptême en lui-même qui peuvent être ainsi dési­ gnés. Le mystère du baptême du Christ a pu être V occasion d’une révélation de la Trinité, le « secours » apporté à une inspiration intérieure d’un témoin, mais pas davantage. En outre, puisqu’il s’agit de signes sensibles, nous avons au baptême le degré le plus imparfait de la révélation. Thomas affirme d’ailleurs que la révélation reçue par les Apôtres était du premier degré, par species : « C’est au moyen d’idées imprimées dans l’esprit du prophète [que les réalités divines sont représen­ tées dans] le cas de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuses, comme Salomon ou les Apôtres » (II-II, q. 173 a. 2 resp. ; voir a. 3 resp.). On peut en conclure que, pour eux, la révé­ lation de la distinction des personnes trinitaires ne s’est opérée ni au Jourdain, ni par le récit qui a pu leur en être fait. Tout au plus les signes ont-ils pu constituer une « conversion vers le sen­ sible » pour soutenir l’acte de leur intelligence lorsqu’elle consi­ dère la révélation faite. La foi des Apôtres en la Trinité, transmise à l’Église, ne repose pas sur le baptême au Jourdain. La difficulté à accorder une portée révélative au mystère est certainement favorisée par le principe théologique de la conve­ nance, où l’absence de nécessité entre la vie intradivine et ce qui la manifeste offre le cadre pour des acta et passa qui ne repré­ sentent pas naturellement et par eux-mêmes les relations éter­ nelles des Personnes. La convenance établit une suture entre la vie intratrinitaire et les mystères, car u convient que vuu^-vi manifestent celle-là, mais, dans la mesure précisément où il s’agit d’une convenance, d’un rapport relatif, celle-ci maintient ouverte la distance même qu’elle enjambe. En revanche, la représentation suffit pour manifester ce qui est révélé par ailleurs : les personnes divines, en étant représentées, sont rendues visibles ou sensibles. Thomas souligne cette dimen­ sion ailleurs lorsqu’il évoque le baptême du Christ : « [Au bap­ tême du Christ] la Trinité s’est rendue présente à nos sens (affuit Trinitas sensibilibus) : le Père par la voix, le Fils en sa nature humaine, l’Esprit-Saint par la colombe » (q. 66 a. 6 resp.)1. La visée du mystère du baptême est de rappeler ou d’illustrer une connaissance surnaturelle donnée autrement, selon un schéma 1. Voir aussi: «Au baptême du Christ l’Esprit-Saint s’est rendu visible (visus est) sous la forme d’une colombe et la voix du Père se fît entendre (audita est) » (I, q. 12 a. 13 resp.).

LES MYSTÈRES DE L’ENFANCE ET LE BAPTÊME v

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que nous avons déjà vu lors de l’étude des appropriations trinitaires. Il n’y a en fin de compte pas de différence de degré avec les manifestations précédentes : simplement une première mani­ festation publique des Trois ensemble. Rétrospectivement, cela éclaire d’ailleurs les développements de notre auteur à propos des missions visibles : celles-ci pou­ vaient être chronologiquement distinctes de l’événement et du don effectif qu’elles manifestent, car elles ne sont rien d’autre que des monstrations. C’est cette conception large de manifesta­ tion qui explique aussi que Thomas puisse traiter sur le même plan, du point de vue de la manifestation justement, les deux missions visibles et les trois signes du baptême. Évidemment, il est très conscient de la spécificité de l’humanité du Christ, qui n’est pas simplement un signe, contrairement à la voix et à la colombe. Alors que celles-ci sont dites « manifester », « mon­ trer », faire « entendre » ou « voir », le théologien s’exprime autrement à propos de l’humanité : « Le Seigneur lui-même est baptisé » (q. 39 a. 8 resp.) ; « Il y avait là (fuit ibi) le Fils incarné » (q. 45 a. 4 ad 2). L’humanité du Christ n’est pas « signe » comme la voix et la colombe si en elle c’est le Verbe lui-même qui est présent et qui est baptisé. Or dans ce cas, n’y aurait-il pas une portée révélatrice propre à l’humanité du Christ, que ne peuvent avoir les deux autres signes ? Le théologien ne parvient toutefois pas à prendre en compte ces spécificités car son concept de mani­ festation est tron laree nour les rendre.

Les mystères de l’enfance et le baptême du Christ présentent sans conteste une dimension trinitaire marquée. L’Esprit illumine les premiers témoins du Christ et les conduit vers lui, il est le don du baptême sacramentel et, comme Esprit du Christ, Fonction reçue par celui-ci lors de sa conception, il se dévoile enfin comme celui qui assure l’unité de l’Église et réveille l’ardeur des disciples du Christ. Le Père se montre comme celui qui profère le Verbe étemel. Par conséquent, le Christ est mani­ festé en sa filiation et surtout, comme l’Oint, et non seulement comme F homme-Dieu. Jamais Thomas ne désavoue les principes de l’unité des opérations ou de l’appropriation trinitaire, jamais il n’y oppose une exception explicite ; mais en pratique il écrit le plus souvent comme s’ils n’existaient pas, ce qui dégage l’espace pour déployer l’activité et les caractéristiques des personnes trinitaires dans les premiers acta et passa. En

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revanche, la portée révélatrice des mystères s’en trouve nettement diminuée : en vertu des principes d’unité et de la nature des signes sensibles, le baptême au Jourdain n’est en lui-même ni la révélation de la Trinité, ni même à proprement parler une révé­ lation de la Trinité. Pour le saisir en sa dimension trinitaire, il faut de nouveau largement puiser dans le trésor du traité De Deo. Nous aurons à déterminer si cette limite est propre à ce mystère ou si la théorie de la révélation et de la manifestation de Thomas ne rend pas simplement impossible une révélation de la Trinité par un mystère du Christ quel qu’il soit.

CHAPITRE III

LA VIE PUBLIQUE Entre christologie des deux natures et christologie trinitaire

Le progressifs présente la vie publique du Christ assez briève­ ment en six quaestiones. Moins homogène que les autres sec­ tions, il alterne des traits de la vie de Jésus et de son activité - son « genre de vie (conversatio) » en général (q. 40), les moda­ lités de son enseignement (q. 42) et les miracles qui confirment celui-ci (q. 43-44) - avec des mystères à proprement parler - la Tentation au désert (q. 41) et la Transfiguration (q. 45). Alors que les termes progressus etprocessio n’ont pas de por­ tée trinitaire immédiate, celui de conversatio (« genre de vie », action de séjourner, commerce, intimité ou fréquentation), qui ouvre la section, fait écho, en son usage théologique, à l’incar­ nation du Verbe : Il est apparu sur terre et il a vécu parmi les hommes (cum hominibus conversatus est) [Ba 3, 38 Vlg] (voir q. 40 a. 1 sc. ; In Rm., VIII, n° 607). Les scolastiques voient dans ce verset une annonce du prologue de Jean : Le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous (Jn 1, 14)1. Est-ce un rappel 1. Voir J.-P. Torrell, «Notes explicatives» et «Renseignements tech­ niques », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Le Verbe incarné en ses mystères, t. II, La Vie du Christ en ce monde, éd. de La Revue des jeunes, nouvelle éd., Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 182-183 (désormais abrégé en Verbe incarné en ses mystères, II). Voir déjà Irénée, Contre les hérésies, Paris, Éd. du Cerf, II, 32, 5, p. 263 ; IV, 20, 4, p. 471 ; 8, p. 475 ; Tertullien, Adversus Praxean (nous suivons le texte établi par G. Scarpat, Contro Prassea, Turin, Società Editrice Internazionale, 1985), xvi, 3, p. 188.

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discret du fait que le ministère de Jésus se situe dans le prolon­ gement de la venue du Verbe en ce monde1 ? Quoi qu’il en soit, la figure principale du progressus est le Christ, alors que le Père et l’Esprit sont assez rarement mention­ nés12. En fait, une tension peut être décelée entre deux approches du Christ et donc entre deux christologies : d’une part, celle du Christ, homme et Dieu, qui opère par sa propre autorité et sa propre puissance ; d’autre part, celle du Verbe incarné qui agit, en tant qu’il est la deuxième personne trinitaire, avec les deux autres Personnes. Or dans ce dernier cas, puisque les rôles des Personnes sont distingués, se pose aussi la question de sa cohé­ rence avec le principe de l’unité ad extra de l’opération. Il s’agit donc de déterminer à la fois quelle est la christologie dominante et si l’on assiste à des exceptions, voire à un abandon des prin­ cipes d’unité, ou si Thomas a trouvé le moyen de les respecter tout en réintroduisant une dimension trinitaire. Puisque la tenta­ tion au désert et les miracles relèvent plutôt de la première chris­ tologie, alors que l’enseignement du Christ est plus délicat à évaluer, nous procéderons en deux temps. Auparavant, toutefois, une autre question mérite d’être soule­ vée. Dans la mesure où le mystère de la Transfiguration se pré­ sente comme une nouvelle manifestation des trois personnes divines en écho explicite au baptême du Christ, sommes-nous en présence, enfin, d’une révélation de la Trinité ? Malheureuse­ ment, le problème peut etre régie sans anarysc;, l’introduction : pas plus qu’au baptême nous n’avons affaire à une révélation trinitaire au sens strict du terme. Voyons ce que manifeste la Transfiguration :

1. À vrai dire, il n’est pas impossible de comprendre processif) et progressus/progredire dans le même sens, car ces termes, qui indiquent la provenance et le déploiement ou déroulement (plus que le « progrès »), sont rares chez Tho­ mas et désignent surtout les processions étemelles et la provenance des créatures dans la suite et selon la ratio de ces dernières (voir I, q. 41 a. 1 ad 1). Le minis­ tère public du Christ serait donc placé dans la continuité de la procession du Verbe, qui « passe » sur terre pour y habiter parmi nous et y déployer son opé­ ration salvifique. Un bon nombre de citations scripturaires de la section présen­ tent le Christ comme « envoyé » (Le 4, 42-43 [q. 40 a. 1 resp.] ; Mt 15, 42 [q. 42 a. 1 sc.] ; Mc 1, 38 [q. 40 a. 3 resp.]) ; or nous savons que l’envoi (ou missio) prolonge en quelque sorte la processio (voir I, q. 43 a. 1-2). 2. Pater et Spiritus n’apparaissent respectivement que 18 et 21 fois dans le progressus, donc trois fois moins que dans Vingressus pour le premier et dix fois moins pour le second.

LA VIE PUBLIQUE

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Au baptême a été mis en lumière le mystère de la première régéné­ ration : l’opération de toute la Trinité s’y est manifestée (ostensa est) puisqu’il y avait là le Fils incarné, l’Esprit-Saint sous la forme d’une colombe et le Père qui fit entendre sa voix. De la même façon, à la Transfiguration, qui est le sacrement de la deuxième régénération, toute la Trinité apparut (tota Trinitas apparuit) : le Père dans la voix, le Fils dans l’homme, l’Esprit-Saint dans la nuée lumineuse [q. 45 a. 4 ad 2].

En réalité, l’apport de la Transfiguration est de présenter la seconde étape de la régénération, non plus la grâce qui accom­ pagne le baptême sacramentel, mais la gloire de la vie étemelle1. En revanche, du point de vue trinitaire, Maître Thomas met clairement les deux mystères sur un même plan. L’humanité du Christ et la voix du Père s’y retrouvent pareillement. Quant à la nuée, sa portée pneumatologique est même plus faible que la colombe, car elle reçoit plusieurs significations : si elle « sym­ bolise la gloire de l’Esprit-Saint » (q. 45 a. 2 ad 3) et évoque la libération du mal et l’extinction de l’ardeur de la concupiscence apportée par la troisième Personne (voir q. 45 a. 4 ad 2), Thomas rappelle aussi que pour Origène la nuée indique la puissance du Père (voir q. 45 a. 2 ad 3 ; In Mt., XVII,m? 1900), et lui-même souligne surtout qu’elle manifeste la « clarté de gloire » propre au monde et aux corps transformés par la résurrection (voir q. 45 a. 2 ad 3 ; a. 4 ad 2)1 2. Nous sommes bien en régime de signes conventionnels, soumis aux règles de la convenance. Enfin, la la Transfiguration - ne porte pas à conséquence : apparere est aussi employé pour l’événement du Jourdain (voir q. 39 a. 8 ad 1), alors que dans l’étude de la Transfiguration l’on trouve ostendere (q. 45 a. 4 ad 1-2), ainsi que d’autres termes employés pour le baptême, comme manifestare, declarare et designare (q. 45 a. 4 resp. et ad 2). Le mystère manifeste la tri-unité de Dieu plus qu’il ne la révèle.

1. Voir aussi : « C’est par le baptême que nous obtenons la grâce et [...] c’est à la Transfiguration que la clarté de la gloire future nous a été montrée » (q. 45 a. 4 resp. ; voir a. 1 resp. ; In Mt., XVII, n° 1882). 2. La dimension pneumatologique est davantage soulignée ailleurs, car la nuée est une mission visible de l’Esprit (voir supra, chap. n, p. 77). Elle manifeste particulièrement la grâce transmise par l'enseignement du Christ — d’où l’injonc­ tion du Père : Écoutez-le ! (voir In lo., XX, n° 2539 ; ST I, q. 43 a. 7 ad 4).

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LA TRINITÉ COMME HORIZON DES MYSTÈRES

I. L’agir

des personnes divines

LORS DE LA TENTATION ET DES MIRACLES

Sans être massive, la présence du Père et de l’Esprit lors de la tentation au désert et des miracles du Christ est pourtant bien attestée par la lettre du texte. S’agit-il toutefois de souligner une activité propre des différentes personnes divines prises en tant que telles ou, au contraire, d’une manière pour notre théologien d’indiquer la puissance divine souveraine par laquelle opère le Christ ?

1.1. La motion et la grâce de l’Esprit. Pour Thomas, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le Christ est conduit au désert par l’Esprit-Saint. Bien sûr, il cite l’Evan­ gile : Jésus fut conduit par l'Esprit au désert pour y être tenté par le diable (Mt 4, 1) [q. 41 a. 1 sc.]. Le Maître dominicain souligne aussi le rôle similaire joué par la troisième Personne dans la tentation du Christ et dans les nôtres : « Ce n’est pas seu­ lement le Christ qui est conduit au désert par l’Esprit, mais tous les fils de Dieu qui ont l’Esprit-Saint » (q. 41 a. 2 ad 2). Le reste de la tertia pars confirme ce rôle, puisque cet épisode est pris cil nar le Christ de la plé­ nitude des dons de l’Esprit, qui rendent les « puissances de l’âme [...] aptes à être mues par l’Esprit-Saint » : « Il est manifeste que l’âme du Christ était mue par l’Esprit-Saint de la manière la plus parfaite, selon ce verset de Luc (4, 1) : “Rempli de l’Esprit-Saint, Jésus revint du Jourdain, et il fut conduit par l’Esprit au désert” » (q. 7 a. 5 resp. ; voir Cat. In Le., IV, lectio 1). Pourtant, il s’agit paradoxalement bien plus pour Thomas d’insis­ ter sur le fait que le Christ va au-devant du combat librement et de lui-même que de souligner un agir de la troisième Personne : « Qu’il se soit offert au tentateur, cela relève de sa propre volonté. C’est pourquoi il est écrit en Matthieu (4, 1) : “Jésus fut conduit par l’Esprit au désert pour y être tenté par le diable” » (q. 41 a. 1 ad 2)1. 1. Voir aussi : « Le Christ a voulu être tenté... » (q. 41 a. 1 resp.) ; « Le Christ s’est présenté volontairement au diable pour être tenté » (q. 41 a. 2 resp.). Selon la belle image empruntée à Origène : « “Il a suivi [le diable] pour être tenté à la façon d’un athlète qui s’avance librement [au combat]” » (q. 41 a. 1 ad 2).

LA VIE PUBLIQUE

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De fait, pour les Pères que cite Thomas, l’enjeu est avant tout d’écar­ ter l’idée que le Christ ait été soumis à la tentation contre son gré : ce n’est pas l’esprit mauvais qui le conduit au désert, mais bien l’Esprit de Dieu. Doit-on penser que l’attribution de la motion à l’Esprit est une appropriation ? De fait, il est cohérent avec le reste de la pensée de Thomas de soutenir que le Christ en son humanité est « conduit » par la Trinité tout entière. Les termes « Esprit Saint » pourraient en réalité désigner, non pas la troisième Personne, mais la divinité du Verbe. Se souvenant que le terme spiritus a eu du mal à s’imposer pendant les premiers siècles comme nom personnel, Thomas souligne que, en un mot « Esprit-Saint » doit être réservé à la troisième Personne, alors que, en deux mots « esprit saint » peut s’appliquer indifféremment au Père, au Fils et à l’Esprit, en tant qu’ils sont tous immatériels et spirituels (voir I, q. 36 a. 1 ad 1) :

Ce nom d’« Esprit Saint » est commun aux trois Personnes. St Hilaire montre en effet que l’expression « Esprit de Dieu » peut désigner le Père, par exemple dans ce texte .^« L’Esprit du Seigneur est sur moi » (Is 61, 1 ; Le 4, 18) ; elle peut aussi désigner le Fils, par exemple quand le Fils dit (Mt 12, 28) : « C’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons », il déclare ainsi qu’il chasse les démons par la puissance de sa propre nature ; d’autres fois encore il désigne le Saint-Esprit : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair » (J1 2, 28) Ll, q. 36 a. 1 obj. IJ*. Du point de vue de sa divinité, de même que le Christ chasse les démons par la puissance de sa nature divine, de même la volonté et la force qui le conduisent au désert peuvent être celles du Verbe, partagées avec le Père et l’Esprit1 2. 1. De même, à propos du blasphème contre l’Esprit-Saint, on peut considé­ rer les choses, « soit qu’on prenne [Esprit Saint] comme le nom essentiel qui convient à la Trinité tout entière, dont chaque Personne est sainte et est esprit, soit qu’on les prenne comme le nom personnel d’une seule Personne » (II-II, q. 14 a. 1 resp.). 2. Une interprétation pneumatologique n’est pas à écarter entièrement, car cette liberté du Christ « conduit par l’Esprit » peut aussi se fonder sur l’autorité du Fils qui spire « son Esprit » sur son humanité. L’Esprit présente en outre cette particularité de mouvoir librement en inclinant la volonté et en insufflant l’amour (voir SCG IV, 22 ; In Rm., VIII, n° 635). Ce qui suit invite pourtant à privilégier l’hypothèse que « Esprit Saint » désigne la nature divine plus que la troisième Personne.

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Les rares références à l’Esprit dans le cadre des miracles du Christ s’inscrivent dans la même logique. Une fois il s’agit d’une simple évocation : Thomas attribue les miracles à l’Esprit lorsqu’il rappelle la réfutation apportée par le Christ aux juifs qui l’accusent de chasser les démons « par la puissance des démons » : comme d’autres exorcistes, le Christ les chassait « par l’Esprit de Dieu (per Spiritum Dei) » (q. 43 a. 2 ad 3). La visée première n’est pas vraiment pneumatologique, mais plutôt de souligner que la puissance à l’œuvre est divine et non pas celle du démon. L’autre mention est plus conséquente, et notre théologien y fait des miracles du Christ une manifestation de la grâce : Dieu concède à l’homme le pouvoir de faire des miracles [...] pour montrer la présence de Dieu dans un homme par la grâce de l’EspritSaint : si quelqu’un fait les œuvres de Dieu, on peut croire que Dieu habite en lui par la grâce. C’est pourquoi il est dit dans l’épître aux Galates (3, 5) : « C’est lui qui vous donne l’Esprit et opère chez vous des miracles. » Or c’était bien [cela] qu’il fallait manifester chez le Christ : que Dieu était en lui par la grâce, non pas la grâce de l’adoption, mais bien par la grâce de l’union. D’où ce qu’il dit lui-même en Jean [...] (5, 36) : « Les œuvres que le Père m’a donné à faire, ce sont elles qui me rendent témoignage » [q. 43 a. 1 resp.].

Le charisme des miracles comme la grâce en général sont attri­ bués à l’Esprit-Saint1 ; mais nous savons désormais que cette aiiriDUUOH Uï>L une d]j]Jivij_ziia.vxv»xx, — __ l’Esprit Amour *et Don. C’est ce que confirme la référence au Père dans le verset johannique : Thomas pense en réalité à la divinité en général, puisqu’il se réfère indifféremment à l’Esprit et au Père, et implicitement au Verbe. En outre, la grâce dont il est question ici dans le cas du Christ est la grâce d’union plus que la grâce de l’Esprit-Saint. Or nous savons que celle-ci a pour principe la personne du Verbe12. Les miracles du Christ témoignent donc de l’incarnation du Verbe et de la réalité de sa divinité.

1. C’est pourquoi Thomas n’hésite pas ailleurs à soutenir que le Christ opère les miracles par l’Esprit-Saint : « L’Écriture Sainte affirme que le Fils agit par l’Esprit (per Spiritum), comme le dit l’épître aux Romains (15, 18) : “Ce que le Christ a opéré par moi”, c’est-à-dire les miracles et les autres bonnes œuvres opérées dans l’Esprit-Saint» (De Pot., q. 10 a. 4 resp.) ; « C’est dans l’Esprit-Saint que [le Seigneur] expulsait les démons » (In lo., VU, n° 1093) ; voir In Ep., U, n° 121. 2. Voir supra, chap. n, 1.2., p. 84.

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1.2. La puissance du Père. Matériellement, la référence au Père à propos des miracles du Christ est bien attestée : Les œuvres que le Père m ’a donné à faire, ce sont elles qui me rendent témoignage (Jn 5, 36) [q. 43 a. 1 resp. ; voir a. 4 sc.] ; C 'est le Père qui est en moi qui accom­ plit les œuvres (Jn 14, 10) [q. 43 a. 2 sc.]. Cependant, l’argumen­ tation du théologien montre que sa question, même lorsqu’il évoque le Père, est celle de la puissance qui opère : le Christ at-il accompli ses miracles en tant que Dieu, c’est-à-dire en met­ tant en œuvre sa puissance divine ? La réponse est claire : « Le Christ faisait des miracles par la puissance divine (secundum virtutem divinam) » (q. 43 a. 3 obj. 2)1. De fait, un des traits consti­ tutifs du miracle est que seule la puissance divine peut l’accomplir : « Les miracles ont pour cause la toute-puissance divine, qui ne peut être communiquée à aucune créature » (II-II, q. 178 a. 1 ad l)12. Les miracles témoignent donc de cette puis­ sance, et par là, de sa divinité : « Le Christ a accompli des miracles afin de confirmer son enseignement et pour montrer la puissance divine qui se trouvait en lui. |L..] II se devait de mani­ fester sa divinité par des miracles » (q. 43 a. 3 resp.)3. Ainsi, dans la perspective de la théologie de la nature, la question de la puis­ sance à l’œuvre ne renvoie pas à la Personne qui agit, mais à la nature dont dépend cette puissance4. Les miracles sont « œuvre 1. Voir aussi : q. 43 a. 2 ad 2 ; a. 3 ad 2 ; q. 44 a. 1 resp. ; a. 2 obj. 3 ; a. 3 obj. 2 et ad 1-2-3. 2. Voir aussi : I, q. 110 a. 4 resp. ; q. 114 a. 4 resp. ; II-II, q. 178 a. 1 ad 2.5 ; a. 2 resp. ; Comp., I, 136. Même l’âme du Christ ne pouvait, par elle-même, opérer des miracles (voir III Sent., d. 16 q. 1 a. 3 resp.). C’est pourquoi ceuxci s’inscrivent dans la continuité de l’acte créateur : par eux Dieu assure la conservation et le gouvernement de la création (voir q. 40 a. 4 ad 1). Ils sont donc souvent considérés spécifiquement comme des manifestations de la puis­ sance créatrice propre à Dieu (voir q. 44 a. 2 resp. et ad 1 ; a. 3 ad 2 ; a. 4 ad 2 ; IV Sent., d. 5 q. 1 a. 1 ad 1). 3. Voir aussi : q. 42 a. 1 ad 2 ; q. 43 a. 1 resp. et ad 2 ; a. 4 resp. et ad 3 ; q. 44 a. 1 obj. 2 ; a. 2 resp. et ad 3 ; a. 3 obj. 4 et ad 1 ; a. 4 resp ; SCG IV, 27.55 ; De Rat. fidei, 7 ; De pot., q. 6 a. 2 ad 9. 4. Le principe est le suivant : « Il ne peut y avoir aucun indice plus évident de la nature d’une réalité que ce que l’on saisit à partir de ses œuvres ; d’une manière évidente, on peut donc reconnaître et croire au sujet du Christ qu’il est Dieu, parce qu’il fait les œuvres de Dieu» (In lo., X, n° 1466). Voir G. Berceville, « Les Miracles comme motifs de crédibilité chez Thomas d’Aquin », MSR 53, 1996, p. 51-64.

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divine » et non œuvre du Père, ils disent qui est « cet homme » (voire ce qu’il est) et non pas avec qui ou par qui il agit. Le Maître dominicain insiste même sur le fait que le Christ opère les miracles sans recours au Père. Puisque de nombreux saints et thaumaturges ont fait des miracles, ceux du Christ ne peuvent montrer sa pleine possession d’une puissance divine qu’à condition d’être accomplis de par sa seule autorité : [Le Christ] accomplissait [ses miracles] comme par sa propre puis­ sance et sans prier comme le faisaient les autres. D’où ce qui est dit en Luc (6, 19) : « De lui sortait une force qui les guérissait tous. » Ainsi que l’explique Cyrille [d’Alexandrie], il apparaissait ainsi « qu’il ne recevait pas une puissance étrangère, mais puisqu’il était Dieu par nature, il montrait sa propre puissance sur les malades » [q. 43 a. 4 resp.]1.

Tout au plus Thomas concède-t-il que, dans certains cas, le Christ ait pu prier avant un miracle, mais uniquement par péda­ gogie, pour nous montrer un exemplum : Il fallait persuader que le Christ vient du Père et qu’il est égal à lui. Et c’est afin de manifester ces deux choses qu’il fait des miracles parfois avec puissance, parfois en priant. Dans les miracles moindres il lève même les yeux au ciel, comme dans la multiplication des pains ; mais dans les plus grands miracles, qui ne relèvent que de Dieu seul, comme KMbqU li lUlliUl ICS pvvliva VU ivûûuovilk, xvo mviuj, 11

Quand on lit en Jean (11, 41-42) qu’il « leva les yeux au ciel » lorsqu’il redonne vie à Lazare, ce n’était pas par nécessité de prier, mais pour donner l’exemple [q. 43 a. 2 ad 2]12. Le mouvement de pensée est frappant : les références au Père conduisent à dire que la puissance divine qu’il a en commun avec le Père lui appartient entièrement en propre, c’est-à-dire qu’il s’agit de « sa propre puissance (propria potestas ou pro­ pria virtus) » (q. 43 a. 4 resp. et ad 3). De même que les réfé­ rences à l’Esprit lors de la tentation visent à souligner le fait que le Christ agit par la volonté divine partagée avec ce dernier 1. Voir aussi : « [Les autres] ont accompli ces miracles en priant (prando) ; le Christ, lui, les a accomplis en commandant (imperando), comme par son propre pouvoir» (SCG IV, 55). De même : III Sent., d. 16 q. 1 a. 3 resp. ; In lo., N, n° 817. 2. Voir aussi : q. 83 a. 4 ad 2 ; In lo., XI, nos 1551 et 1554 ; XVII, n° 2179.

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mais qu’il possède lui aussi en propre, les évocations du Père signifient que le Christ agit par sa propre puissance, qui est égale à celle du Père : « On voyait par là même qu’il possédait une puissance égale à celle du Père, conformément au verset de Jean (5, 19) : “Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareille­ ment” » (q. 43 a. 4 resp.)1. En définitive, Thomas n’oublie jamais les personnes divines, mais il « louche » vers la nature divine, au détriment de l’inter­ rogation sur l’agent. L’enjeu est sotériologique : le Christ a-t-il la puissance divine nécessaire pour opérer le salut des hommes ? La préoccupation n’est donc pas de savoir s’il est spécifiquement le Verbe, mais s’il est Dieu. Toute évocation de la première ou de la troisième Personne dans les mystères de la vie publique vise au fond à manifester l’unique nature divine possédée par le Christ en communion avec celles-ci et, par conséquent, à souli­ gner la liberté et la puissance d’agir propres du Christ, plutôt qu’à mettre en lumière l’activité des autres personnes trinitaires.

IL L’enseignement

du

Christ : « impression » Sagesse du Père

de l’Esprit par la

La figure centrale du progressas est celle du Christ enseignant, qui est v. venu uuns ic inunuc u auuiu [primo; puui iiiuiincaici ia

vérité » (q. 40 a. 1 resp.). Or, au premier regard, l’acte d’ensei­ gnement semble bien plus pauvre sur le plan trinitaire que la ten­ tation au désert ou les miracles : il n’y est tout simplement jamais question du Père, et l’Esprit-Saint n’est mentionné qu’une seule fois. Pourtant, en un sens, la présentation du Christ enseignant est nettement plus trinitaire qu’il ne paraît, car des indices mon­ trent que Thomas le conçoit sur le modèle de la Sagesse du Père, qui agit d’après sa place intratrinitaire de Verbe étemel. Plus 1. Évidemment, le Docteur angélique n’oublie pas que la puissance de la deuxième personne divine lui est donnée par le Père, comme l’est la nature divine, et qu’il ne peut donc « rien faire si ce n’est [à partir] du Père » (In lo., N, n° 749 ; voir n° 769). Il va jusqu’à reconnaître avec Hilaire : « Si grande est l’unité de la nature divine, que le Fils, quand il agit par soi, n’agit pas de luimême » (ST I, q. 42 a. 6 ad 1). Cependant, le Fils n’est pas un « instrument » du Père (In lo., V, n° 752), mais la substance et la puissance reçues sont entiè­ rement et en propre sa substance et sa puissance (In lo., N, n° 817).

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encore, son enseignement n’est pas une simple instruction, mais semble être l’infusion dans les cœurs de l’Esprit-Saint lui-même. Mais cela demande en contrecoup de vérifier le statut de cette présentation : si elle est à prendre au sens propre, il s’agit d’une exception au principe de l’unité des opérations. En effet, « ensei­ gner » est une œuvre ad extra : même si c’est le Christ qui enseigne, la volonté qui le pousse à le faire, l’intelligence qu’il exprime, et l’effet qu’il produit - tant les paroles mêmes que leurs effets dans les cœurs - se rapportent à la Trinité tout entière, et il ne devrait pas être possible d’y discerner de fonctions spé­ cifiques au Verbe et à l’Esprit.

2.1. Le Christ enseignant : Sagesse engendrée, Vérité du Père et Lumière de la Lumière.

Commençons par la place de la deuxième personne divine. De fait, le Christ est le Verbe incarné : la question est de savoir s’il enseigne en tant qu’il est la deuxième Personne, ou s’il le fait en tant que « Dieu » fait chair. Un des traits caractéristiques de son enseignement est son autorité (voir Mt 7, 29), que Tho­ mas fonde sur un « pouvoir divin (potestas divina) » (voir q. 42 a. 1 obj. 2-ad 2). En ce sens, c’est parce qu’il est de nature divine qu’il enseigne et que son enseignement a une valeur sal­ vifique (voir q. 42 a. 2 resp.). cependant, 1 CllÔdgAlvilJl VJL1L WU Christ est désigné dans le progressus par trois autres caracté­ ristiques que la Tradition rapporte souvent au Verbe : la sagesse1, la vérité12 et la lumière3. En outre, le Christ n’est pas seulement présenté comme celui qui possède la sagesse et la vérité en plénitude, mais il enseigne en tant qu’il est la Sagesse, il est la Vérité, il est la Lumière. Il s’agit d’autant d’indices 1. « L’enseignement du Christ contenait la plus profonde sagesse » (q. 42 a. 3 obj. 2). Dans le seulprogressus, le terme « sagesse » revient à treize reprises pour désigner la doctrina Christi : voir q. 42 a. 3 obj. 2 (3 fois) ; a. 3 ad 2 (2 fois) ; a. 4 obj. 3 ; q. 44 a. 3 ad 1 (7 fois). 2. L’enseignement du Christ est qualifié onze fois par le terme veritas dans le progressus : q. 40 a. 1 resp. ; q. 42 a. 2 resp. et ad 1 ; a. 3 obj. 3, resp. et ad 3 ; q. 43 a. 1 resp. ; a. 4 resp. Voir aussi q. 45 a. 3 obj. 2. 3. « [Le Christ] apportait la lumière et le salut par son enseignement» (q. 42 a. 1 obj. 1) ; « Le Christ était venu “illuminer ceux qui se trouvent dans les ténèbres et l’ombre de la mort” [Le 1, 79] » (q. 42 a. 4 obj. 3). Voir aussi : q. 35 a. 8 ad 3 ; q. 42 a. 1 resp. ; q. 44 a. 3 ad 1.

LA VIE PUBLIQUE

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pour qui sait lire à partir de la théologie trinitaire du Docteur angélique. Le rapprochement avec la figure de la Sagesse est le plus frap­ pant. Le théologien reçoit l’exégèse des Pères selon laquelle la Sagesse personnifiée des livres sapientiaux est le Christ : « Le Christ, au nom de qui parle le livre de la Sagesse.... » (voir q. 42 a. 3 resp.) ; « Le Christ est la “Sagesse de Dieu”, dont le livre de la Sagesse (8, 1) assure qu’“elle dispose tout avec douceur” » (q. 44 a. 4 sc.). Celle-ci repose notamment sur 1 Co 1, 24 qui attribue la sagesse plus particulièrement à la deuxième Personne : Le Christ, puissance de Dieu et Sagesse de Dieu (voir q. 32 a. 1 obj. 3 et ad 1). Or le Christ enseigne selon les modalités mêmes de la Sagesse divine, qui s’épanche du ciel sur la terre par degrés descendants1 : l’enseignement se transmet du Christ aux juifs et par eux aux païens (voir q. 42 a. 1 resp.), ou du Christ aux dis­ ciples et des disciples à la foule, comme la Sagesse qui a dépêché ses servantes et proclamé sur les hauteurs de la cité (Pr 9, 3) [q. 42 a. 4 resp.]. Il n’est pas impossible que l’adage contemplata aliis tradere, qui résume dans le progressus le modejde. vie le plus parfait choisi par le Christ (voir q. 40 a. 1 ad 2 ; a. 2 ad 3)12, soit lui aussi conçu par Thomas comme une image du mouvement de la Sagesse. Dans une homélie de 1270 où le Docteur angélique commente la parabole du semeur (voir Le 8, 5-15), il interprète ..1....

T

z- y - --- - —----- —*5 il monte au ciel par lui-même, d’autant plus que son humanité glorifiée peut alors participer elle-même à l’acte : « L’origine première de la montée au ciel est la puissance divine. Ainsi, le Christ est donc monté par sa puissance propre : premièrement par sa puissance divine ; deuxièmement par la puissance de son âme glorifiée qui meut le corps à son gré » (q. 57 a. 3 resp.)1 2. Nous nous retrouvons donc avec deux types d’affirmations. Cette ambivalence correspond en premier lieu à la réalité des 1. La souveraineté du Ressuscité est encore plus marquée dans ses appari­ tions, dont il est l’acteur exclusif : il en choisit les moments, les lieux et les destinataires (voir q. 55), et jusqu’au fait même d’être ou non vu et reconnu (voir q. 54 a. 1 ad 2). 2. Voir aussi q. 55 a. 3 obj. 2 et ad 3 ; a. 6 obj. 3, resp. et ad 3 ; q. 57 a. 3 sc. et ad 2 ; III Sent., d. 22 q. 3 a. 2 qla 1 ; Comp., I, 240. Pour l’évolution de Thomas quant à la puissance propre du Christ dans son exaltation, voir R. Lafontaine, La Résurrection et VExaltation du Christ chez Thomas d’Aquin, Diss., Rome, PUG, 1983, p. 326.

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indications bibliques, car toutes deux sont bien attestées sur le plan scripturaire1. Mais sur le plan théologique, ce qui permet de les tenir est en fin de compte l’identité de puissance du Père et du Fils : « Le Christ est ressuscité par sa puissance propre et, cependant, il a été ressuscité par le Père, puisque la puis­ sance du Père et du Fils est identique ; de même, il est monté au ciel par sa puissance propre et, cependant, il a été élevé et pris par le Père » (q. 57 a. 3 ad 1 ; voir 51 a. 3 ad 2-3 ; q. 57 a. 3 resp.)1 2. Ailleurs, Thomas en tire la conséquence logique qu’il est possible d’attribuer le relèvement du Christ aux trois personnes divines : « [Le Christ] était ressuscité par la puis­ sance de toute la Trinité [...] car la puissance divine du Père est identique à celle du Fils et de l’Esprit-Saint» (Comp., I, 236). Au fond, comme avec les miracles de la vie publique, la question que pose notre théologien n’est pas celle des agents mais celle de l’efficience : « Le Christ [est] monté au ciel par l’efficience de sa divinité » (q. 57 a. 2 resp.). Nous sommes dans le cadre de la théologie de la nature. La Résurrection et l’Ascension sont des œuvres ad extra de Dieu, où les Trois, de par leur puissance commune, relèvent Vhumanité du Fils (voir q. 53 a. 4 resp. et ad 2 ; In Ga., I, lectio l)3. Il convient alors d’approprier l’action soit au Père, soit au Fils, selon l’enjeu théologique que l’on veut souligner. L’exaltation est rapportée au Père lorsqu’il s’agit de montrer sa provenance surnaturelle (voir q. 55 a. 1 ad 1) ou lorsqu’il faut manifester l’accomplis­ sement du dessein de Dieu (voir q. 53 a. 1 resp.). Mais elle est 1. Thomas fonde l’attribution de la Résurrection au Père sur Rm 4, 24 ; 6, 4 ; 8, 11 ; Ac 2, 24 ; 10, 40 ; Ps 40 ; 3, 6 ; et l’Ascension par le Père sur Mt 16,19 et Ac 1, 9. L’attribution de la Résurrection au Christ lui-même repose sur Jn 10, 18, et l’Ascension sur Jn 20, 17, parfois Jn 3, 13 ; Mi 2, 13 ; Ps 3,6. Chez Paul il trouve l’affirmation de la Résurrection par la « puissance divine » : Il est bien vivant par la puissance de Dieu (1 Co 13, 14) [q. 53 a. 1 resp. ; q. 54 a. 4 resp.]. 2. Voir aussi : In Ep., I, lectio 7 ; In 2 Co., XIII, n° 522 ; Comp., I, 236 ; In Symb., VI ; In lo., II, n° 403 ; In Rm., IV, n° 379 ; VIII, n° 630. Voir aussi : « La puissance et l’opération divines du Père et du Fils sont identiques ; ces deux propositions s’impliquent donc mutuellement : le Christ a été ressuscité par la puissance divine du Père et il a été ressuscité par sa puissance propre » (q. 53 a. 4 ad 1). 3. L’altérité constitutive à la Résurrection est en réalité celle qui distingue humanité et divinité : lorsque le Christ prie le Père de le relever d’entre les morts, « c’est en tant qu’homme et non en tant que Dieu » (q. 53 a. 4 ad 2).

L’EXALTATION DU CHRIST

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attribuée au Christ pour attester de sa divinité : par exemple, il reste peu de temps au tombeau, « en vue de confirmer la foi en la réalité de sa divinité » (q. 53 a. 2 resp. ; voir In Symb., VI ; In lo., II, n° 397 ; X, n° 1425). Il s’agit aussi de manifester le fait qu’il est le principe de la résurrection des hommes, capable de les mener à la vie éternelle (voir q. 53 a. 2 ad 2 ; a. 3 resp. et ad 3). L’important n’est pas de savoir quelle personne divine est à l’œuvre, mais que le Christ possède bien la puissance de Dieu.

1.2. Le Saint-Esprit, fruit de l’exaltation du Christ.

Si l’exaltation du Christ n’est pas le fruit de l’Esprit, en revanche, l’Esprit est bien le fruit de l’exaltation. De fait, dans le traitement de l’effusion pentecostale de l’Esprit par Thomas la troisième Personne reçoit une place relativement marquante dans la glorification du Christ, mais de manière très différente de celle du Père et du Fils. Comme notre auteur s’était déjà arrêté sur la Pentecôte lors de l’étude du baptême au Jourdain, il ne la présente pas sous forme de mystère, mais il profite du traitement de l’Ascension, qui ouvre au don en plénitude de l’Esprit aux hommes, pour poser deux questions pneumatologiques : pourquoi l’effusion de l’Esprit dépend-elle de 1’ A an mai c’nrri + il al.. // Jl’Esprit ? Toute l’argumentation de Thomas vise à montrer que l’Esprit est donné en plénitude à la Pentecôte, non pas parce que Dieu l’aurait « retenu » auparavant et que sa relation aux hommes aurait changé avec l’Ascension du Christ - Dieu donne toujours en plénitude et il ne change pas -, mais parce que le Mystère pascal dispose les hommes à le recevoir. Le théologien avait d’ailleurs fait discrètement comprendre que cela commençait déjà avec la Passion, dans la mesure où celle-ci écarte le péché par lequel nous avions perdu le fruit de l’inhabitation de l’Esprit qu’est l’union avec Dieu :

On dit que l’homme appartient à Dieu [...] par l’union d’amour avec lui, selon ce que dit l’épître aux Romains (8, 9) : « Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas. » [...] [Or] il a cessé de lui appartenir par le péché. Voilà pourquoi on dit que l’homme a été racheté

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par la Passion du Christ, en tant qu’il a été libéré du péché [q. 48 a. 4 ad 1 ; voir q. 49 a. 3 ad 3 ; Z Sent., d. 15 q. 5 a. 2]1. L’Ascension ne fait pas qu’ôter les obstacles à la réception de l’Esprit, mais dispose positivement les hommes, en les rendant « capables du Saint-Esprit (capaces Spiritus Sancti) » (In lo., XVI, n° 2088 ; voir XIV, n° 1860). Dans notre traité, Thomas l’explique de deux manières diffé­ rentes. En premier lieu, la montée du Christ vers le Père met fin à la relation « chamelle » que les disciples pouvaient entretenir avec lui, basée sur le donné sensible, et ouvre donc à une relation purement « spirituelle », conforme à la nature propre de Dieu :

[Le Seigneur dit] à ses disciples (Jn 16, 7) : « Il vous est bon que je m’en aille. Car si je ne m’en vais pas le Paraclet ne viendra pas à vous. Mais si je m’en vais, je vous l’enverrai. » Ce qu’Augustin commente ainsi dans ses Homélies sur S. Jean : « Vous ne pouvez pas recevoir l’Esprit-Saint tant que vous persistez à connaître le Christ selon la chair. Le Christ s’éloignant corporellement des disciples, non seulement l’Esprit-Saint, mais le Père et le Fils furent avec eux spirituellement » [q. 57 a. 1 ad 3]1 2.

En second lieu, Thomas soutient que l’Ascension établit le Christ comme Dieu et que, en tant que tel, il peut donner aux Iinmmpc tmiQ Iaq bipn