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Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ?
Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017
réunis par Dominique Poirel
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© 2021, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/44 ISBN 978-2-503-59331-9 eISBN 978-2-503-59364-7 DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.122679 Printed in the EU on acid-free paper.
Dominique poirel
Introduction
« Mystique », « Moyen Âge » : ne sont-ce pas là deux mots qui vont très bien ensemble ? Bordé par l’Antiquité classique et la modernité triomphante, le millénaire médiéval est souvent présenté comme l’âge d’or d’une pensée symbolique, où la croyance l’emporte sur le sens critique, l’autorité sur l’expérience, la rêverie sur la déduction, la Révélation sur la science : bref, les ombres du mystère sur les lumières de la raison. Pourtant, si le même Moyen Âge suscita le rejet des humanistes et des Réformés, n’est-ce pas largement, à l’inverse, pour ce qu’ils perçoivent comme un abus de la logique, du questionnement et du raisonnement structurés qui, à leurs yeux, ridiculise les productions scolastiques, non seulement en philosophie, en droit ou en médecine, mais jusque dans les problèmes les plus impénétrables de la théologie ? De toute évidence, il faut commencer par s’entendre sur ce qu’on appelle « raison » et « mystère ». On pourrait d’ailleurs en dire autant de chacun des termes ci-dessus mis en contraste, car chacun soulève d’immenses difficultés de délimitation. Bien plus, il faudrait commencer par réfléchir à nos deux premiers termes, tant leurs contours et leur définition varient d’un auteur à l’autre : « Moyen Âge » et « mystique »1. Prenons le mot de « mystique », au cœur de cet ouvrage. Veut-il dire une certaine expérience du divin, comme beaucoup le comprennent parmi les historiens, suivant une acception courante ? Signifie-t-il au contraire un rejet de tout expérience du divin, sensible aussi bien qu’intelligible, comme beaucoup l’entendent parmi les
1 Sur l’histoire de la mystique au Moyen Âge, deux vastes entreprises font autorité parmi bien d’autres : Kurt Ruh, Geschichte der abendländischer Mystik, München : Beck, 1990-1999, Bd. I : Die Grundlegung durch die Kirchenväter und die Mönchstheologie des 12. Jahrhunderts (1990) ; Bd. II : Frauenmystik und Franziskanische Mystik der Frühzeit (1993) ; Bd. III : Die Mystik des deutschen Predigerordens und ihre Grundlegung durch die Hochscholastik (1996) ; Bd. IV, Die niederländische Mystik des 14. bis 16. Jahrhunderts (1999). Et aussi : Bernard McGinn, The Presence of God: A History of Western Christian Mysticism, New York : Crossroad, 1991, Vol. 1 : The Foundations of Mysticism: Origins to the Fifth Century (1991) ; Vol. 2 : The Growth of Mysticism: Gregory the Great through the 12th Century (1994) ; Vol. 3 : The Flowering of Mysticism: Men and Women in the New Mysticism (1998) ; Vol. 4 : The Harvest of Mysticism in Medieval Germany (1300-1500) (2005) ; Vol. 5 : The Varieties of Vernacular Mysticism (1350-1500) (2013) ; suivent d’autres volumes sur la mystique à l’époque moderne. À quoi s’ajoute l’entreprise collective en cours : Le discours mystique, entre Moyen Âge et première modernité, citée à la note 7. Dans un format plus bref et une perspective plus large, qui fait place aux relations entre facteurs sociaux et vie religieuse, voir André Vauchez, La spiritualité du Moyen Âge occidental, viiie-xiiie siècles, Paris : Seuil, 1975, 2e éd. en 1994. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 5-9 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123004
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philosophes, dans le fil de la tradition dionysienne ? Dans un cas, affirmatif, comme dans l’autre, négatif, de quelle expérience et de quel divin s’agit-il ? Y inclut-on par exemple la prière liturgique, la réception des sacrements, la lectio divina, la dévotion et l’ascèse personnelles, et si non, ou si oui, pourquoi ? Signifie-t-on ce qui est au centre de la religion, ou ce qui se situe sur ses marges ? Quel est au fond notre critère pour distinguer ce qui est « mystique » de ce qui ne l’est pas, et sur quoi ce critère se fonde-t-il, soit dans les textes du Moyen Âge, et alors lesquels, soit à l’inverse dans une réflexion contemporaine, qu’elle soit théologique, anthropologique, sociologique, psychologique ou autre, et alors laquelle ? Entre toutes les significations attestées du mot, existe-t-il un tronc commun, un noyau dur, sur lequel tous puissent s’entendre, par-delà des variations secondaires, auquel cas il n’y aurait pas équivocité totale mais analogie, de sorte que tous nos dérapages seraient contrôlés ? Mais alors, quel est ce cœur de sens ? Que le sens du terme soit difficile à cerner, il n’y a là rien de rare, ni d’irrémédiable2. Mais il se trouve qu’en plus maint auteur, qui en a fait son objet d’étude, renonce à le définir3 ; que l’historiographie du xixe siècle s’en est servi pour flétrir ce qui, dans la littérature médiévale, lui semblait mièvre, irrationnel, extravagant ; que les auteurs médiévaux, quant à eux, l’ont comme adjectif employé pour désigner tout autre chose que ce que nous y mettons : une certaine manière d’interpréter les Écritures et l’histoire sainte (sens mystique), une certaine façon de discourir sur Dieu (théologie
2 En introduction aux actes du colloque Mystique : la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours, éd. Alain Dierkens et Benoît Beyer de Rike, le second note que le terme de mystique « est un mot-valise dans lequel on met souvent tout et n’importe quoi », p. 10. Écartant le sens de « sentimentalité intuitive et irrationnelle », le colloque se concentre donc sur la tradition héritée de la philosophie néoplatonicienne de Plotin, sans exclure l’affectivité cistercienne et la jouissance thérésienne, ni des rapprochements avec le soufisme, Çankara et le taoïsme. 3 « Point n’est besoin, dans la visée de cet article, de préciser outre mesure le sens de cette expression – question d’ailleurs extrêmement délicate à traiter exhaustivement. », Florent Urfels, à propos de l’expression « expérience mystique », en ouverture du dossier « Philosophie et mystique », dans Revue théologique des Bernardins, t. 22, 2018, p. 17, n. 1. Constatant que le concept de mystique est « extrêmement vague », Kurt Ruh a, de façon pragmatique, choisi de s’appuyer sur l’existence d’un corpus d’œuvres traditionnellement tenues pour mystiques : « Wie is es auszusondern ? Generell wird man immer pragmatisch verfahren müssen, weil der forschungsgeschichtliche Begriff von mystischer Literatur, dem man sich nicht entziehen kann, äusserts unbestimmt ist. So stellt sich das Problem der Selektion immer wieder neu. », Geschichte der abendländischer Mystik, t. I, p. 13. Il conviendrait alors de mettre au jour les circonstances historiques dans lesquelles ce corpus s’est constitué, notamment à partir de la querelle quiétiste, quand Fénelon pour la première fois amalgame sous le nom de « saints mystiques » une liste d’autorités allant de Clément d’Alexandrie à l’école carmélitaine espagnole en passant par le pseudo-Denys, les cisterciens, Bonaventure, etc. : tous auteurs qui, outre le fait d’être chrétiens, ont pour seul point commun de soutenir à son avis les thèses de Mme Guyon, voir ci-dessous p. 24-26. Quant à Bernard McGinn, en introduction à sa monumentale History of Western Christian Mysticism, il décrit ainsi les difficultés qui s’attachent à la définition généralement reçue de la mystique comme « expérience du divin » : « Until recent years, overconcentration on the highly ambiguous notion of mystical experience has blocked careful analysis of the special hermeutics of mystical texts […]. Much of the modern discussion of mysticism, of which I have tried to present some key moments in the appendix to this volume, has revolved around the analysis of the nature and kinds of mystical experience. There are reasons for thinking that this discussion has reached an impasse. », t. I, p. xiii, xvii.
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mystique), une certaine appartenance des fidèles à la même Église par les sacrements (corps mystique) ; qu’enfin nous persistons nonobstant à employer ce mot, comme si, plus haut que cette imprécision, cette flétrissure et ce malentendu, il existait une notion transcendante, évidente et invariante, qui restât la même malgré toutes ses métamorphoses et que chacun spontanément, au Moyen Âge comme aujourd’hui, comprend à peu près la même chose quand est prononcé le mot de « mystique ». Mais est-ce le cas ? Pour s’en assurer, il importait d’ouvrir un chantier, sur la notion de mystique : c’est à quoi vise le présent ouvrage. Le choix a été fait de revenir aux textes mêmes, et de soumettre aux contributeurs ce questionnaire commun : – Où, pourquoi et par qui le mot « mystique » est-il employé dans des œuvres médiévales, et quelles significations y revêt-il ? – À l’inverse, dans les œuvres médiévales qu’on range aujourd’hui sous la catégorie de « mystique » (visions et révélations, écrits dévots, exposés sur la contemplation ou sur l’union à Dieu, écrits inspirés de la Théologie mystique du pseudo-Denys l’Aréopagite, etc.), comment ce qui relève de cette catégorie est-il nommé, défini, compris par les auteurs eux-mêmes ? Est-il pertinent de distinguer et d’enclore dans un même genre des textes aussi divers, ou d’autres découpages sont-ils préférables à l’intérieur de la littérature et de la pensée du Moyen Âge ? – Enfin, de la fin de l’époque patristique aux débuts de la Renaissance, le sens du mot « mystique » et la réalité que nous visons à travers lui sont-ils restés stables, ou bien ont-ils déjà subi une évolution ? Ce sens touche-t-il au nôtre ? Au fond, peut-on dire que la notion moderne de mystique a son origine dans les temps médiévaux ? Puisque le problème soulevé par la notion de mystique se pose d’abord dans le langage, je propose en introduction une étude lexicologique sur le terme qui l’exprime, d’abord en grec, puis en latin, enfin dans les langues modernes, ici le français, pour déceler et comprendre ses inflexions et ses bouleversements, des cultes à mystères grecs jusqu’à nous en passant par un long Moyen Âge, des Pères de l’Église aux auteurs du xviie siècle (p. 11-31). Les trois exposés suivants portent sur le xiie siècle. D’abord Marielle Lamy (35-56) se concentre sur les commentaires du Cantique des cantiques composés par les cisterciens Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, pour y étudier le thème, neuf alors, des noces spirituelles entre l’âme épouse et Dieu ou le divin Verbe ; elle s’efforce pour finir de caractériser la voie qu’ils proposent, élitiste ou universelle, selon les termes d’un débat qui fut vif de 1890 à 19404. Arpentant ensuite l’œuvre des deux maîtres principaux de Saint-Victor, Hugues et Richard, Cédric Giraud (57-69) explore leurs emplois de l’adjectif mysticus, les champs lexicaux par lesquels ils désignent les sommets de la vie spirituelle, et conclut qu’il n’existe pas chez eux de mystique séparée d’un travail exégétique sur les Écritures. Enfin Laurence Moulinier-Brogi
4 Voir Bernard Minvielle, Qui est mystique ? Un demi-siècle de débats (1890-1940), Paris : Éditions CLD, 2017.
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(71-89) présente et compare dans leur vie, leur œuvre, leur milieu et leur réception deux moniales allemandes contemporaines et personnellement liées, Hildegarde de Bingen et Élisabeth de Schönau : si toutes deux reçurent des visions, la seconde seule était sujette à des extases, la première affirmant recevoir ses visions sans perte de conscience, en sorte qu’on pourrait la qualifier plutôt de prophétesse. La période scolastique est ensuite abordée au long de quatre études. Declan Lawell (93-105) examine comment la théologie mystique du pseudo-Denys l’Aréopagite est successivement assimilée dans les œuvres de Jean Sarrazin, Robert Grosseteste et Thomas Gallus et montre, chez ce dernier, un tournant affectif qui annonce les interprétations de Jean-Luc Marion : Thomas Gallus est le premier à voir en l’amour un moyen privilégié d’accéder à Dieu, supérieur aux puissances de l’intellect. Laure Solignac (107-128) étudie les sens du mot mysticus chez Thomas d’Aquin et Bonaventure : il y renvoie au mystère du Christ, annoncé et révélé par les Écritures, ou à la théologie mystique de Denys l’Aréopagite, avec toutefois une coloration plus expérientielle et plus affective chez Bonaventure, en réaction contre une tendance contemporaine à briser l’unité de la sacra doctrina et l’édifice de la sagesse chrétienne. Élisabeth Boncour (129-134) cherche à qualifier la mystique eckhartienne, dès lors qu’on accepte d’employer ce terme à son propos : c’est, dit-elle, une mystique de l’être, une mystique intellective, qui ne s’en fonde pas moins, non sur une affectivité humaine, mais sur l’amour surnaturel de la grâce, lequel assimile et unit l’âme à Dieu. Selon Marc Vial (135-146), le chancelier Jean Gerson assimile la « théologie mystique » à une expérience de Dieu, qui consiste moins à le saisir qu’à se laisser saisir par lui ; une telle expérience ne se légitime pas d’elle-même, mais le docteur scolastique, sans faire lui-même cette expérience, a seul compétence pour tenir à son propos un discours faisant autorité. S’écartant des maîtres médiévaux, les deux dernières études font un détour, l’une par la littérature en langue romane, l’autre par l’historiographie contemporaine. JeanRené Valette fait résonner trois passages du Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, de la Queste del Saint Graal et du Lancelot en prose, où se manifestent deux types distincts d’une « mystique courtoise » : deux transferts, depuis la vie religieuse, vers l’amour de la femme ou la quête du Graal, avec leurs extases, leurs rêveries et leurs élans de désir, analogues à ceux des auteurs spirituels (149-169). De son côté Jacques Dalarun (171-184) retrace le vif essor de la notion de mystique dans l’historiographie italienne des années 1980-2010 et montre le rôle central que tint alors le médiéviste Claudio Leonardi : ce dernier avait lui-même vécu une expérience mystique aux côté de son ami Gianni Baget Bozzo, prêtre catholique et homme politique. En conclusion, Olivier Boulnois (185-192) soulève la question d’une définition de la mystique : il propose de voir en elle « l’incandescence de l’existence humaine ». Il récapitule ensuite les principales façons dont elle se manifeste au Moyen Âge ainsi que les relations diverses qui lient au Moyen Âge expériences, discours et pratiques, et conclut à l’existence d’une mystique médiévale en un sens propre, la théologie mystique, c’est-à-dire la science théologique de l’union à Dieu par l’intellect, dont se détachent à partir de Thomas Gallus une union à Dieu par l’affect, et à partir de Jean Gerson une « expérience sauvage et immaîtrisable » : la notion moderne devait naître de ces scissions.
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D’un article à l’autre, les multiples renvois internes montrent que les contributeurs ont fait effort pour se référer les uns aux autres : en cela le présent volume forme un vrai « colloque », une authentique confrontation des paroles et des points de vue. Il n’en est que plus frappant d’observer que, d’une étude à l’autre, le mot de « mystique » ne cesse de varier de sens : dans les textes étudiés, dans les commentaires qui en sont donnés, entre ceux-ci et ceux-là. Sont ainsi qualifiées de « mystiques » des réalités tantôt collectives tantôt individuelles, tantôt affectives tantôt intellectuelles, tantôt religieuses tantôt profanes, tantôt discursives tantôt muettes, tantôt conscientes tantôt inconscientes, tantôt ordinaires tantôt extraordinaires, tantôt ecclésiales tantôt extraecclésiales, tantôt intemporelles tantôt historicisées… D’Éleusis à Forza Italia en passant par l’exégèse biblique, la communauté ecclésiale et le « Chevalier à la charrette », il semble que l’objet d’étude ne puisse être commun qu’en devenant omniprésent et insaisissable5 ; comme si, pour parler de mystique, il fallait s’enfoncer soi-même dans la nuée du même nom, où se réalise la coïncidence des opposés. Pareillement, la façon de mettre en question le mot et la notion de mystique varie beaucoup d’un auteur à l’autre. Certains, se pliant au questionnaire proposé, ont examiné leurs auteurs en analysant les sens affectés au mot mysticus, et à l’inverse les termes assignés à ce que nous-mêmes qualifions de « mystique ». D’autres, partant d’une certaine façon de concevoir la mystique, se sont demandé dans quelle mesure et sous quelle forme elle reparaissait dans les textes de leur ressort. Cette diversité d’approches était peut-être inévitable ; elle nous semble instructive. La notion de mystique n’est pas un objet d’étude comme un autre ; se rattachant, certes en creux, aux notions de science, de rigueur et de raison, elle paraît déjà là, même implicitement, dans le regard que l’homme d’aujourd’hui porte sur les textes du Moyen Âge. Peut-être son élasticité nous est-elle requise pour en désigner ce dont nous nous sommes éloignés et que nous ne comprenons plus. Que nous parlions ou non de la même chose, elle joue le rôle d’un jocker et assure une fragile continuité des discours6. C’est pour cela qu’il nous paraît aussi difficile de nous en passer que de la définir rigoureusement. D’évidence, l’enquête n’est pas finie : du moins ce livre aura-t-il contribué, on l’espère, à montrer sa complexité, sa richesse et sa nécessité. Plusieurs entreprises sont d’ailleurs en cours sur le sujet7. En attendant, je me risque à proposer cette recommandation pour l’avenir : aucun savant médiéviste ne devrait plus reprendre à son compte le mot de « mystique » sans déclarer d’abord en quel sens il l’entend.
5 « Ainsi, tout est mystique. », Dom Prosper Guéranger, L’année liturgique, Le Mans, 1845, p. 13. 6 « En conclusion, nous ne savons plus très bien de quoi nous avions parlé, ou si nous avions parlé de la même chose ou encore comment nous aurions dû en parler. Nous ne pouvions que convenir d’un point : le discours mystique fait beaucoup parler et est devenu actuel. », Marie-Florine Bruneau, « Le discours mystique à Urbino », dans Langage et société, t. 22, 1982, p. 94. 7 D’une littérature foisonnante on se bornera à signaler, parmi les travaux les plus récents, l’entreprise collective et pluridisciplinaire : Le discours mystique, entre Moyen Âge et première modernité, dont sont parus le t. 1, La question du langage, dir. Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, et le t. 2, Le sujet en transformation, dir. Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, Paris : Honoré Champion, 2019 ; et d’autre part l’ouvrage du philosophe Frédéric Nef, La connaissance mystique, Paris : Cerf, 2018 (Idées). Je prépare de mon côté un ouvrage à paraître au Cerf sur la notion, son histoire et ses problèmes.
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« Mystique » : histoire d’un mot, histoire d’un malentendu
En 1863, ce pionnier génial de l’érudition, de l’histoire littéraire et de l’histoire de la philosophie au Moyen Âge, Barthélemy Hauréau, écrivait à propos d’un fameux maître parisien du xiie siècle : « S’il va parler de Dieu, il commence par fermer ses oreilles aux bruits du dehors, et, les yeux levés vers le ciel, il attend l’inspiration que Dieu lui communique habituellement par “l’intellect du cœur”. Savoir c’est croire, et croire c’est aimer. Il aime, donc il sait1. » Et un peu plus loin : « C’est un lettré ; mais c’est un lettré qui hait la science et qui s’applique tout entier, de toutes ses forces, à méditer, à contempler2. » Bref, récapitule Hauréau, par un jugement qui est en même temps une injure : « Hugues », puisque c’est du maître de Saint-Victor qu’il s’agit, « Hugues n’est en réalité qu’un mystique3. » En introduction à notre colloque, les extraits que je viens de citer nous intéressent pour trois raisons. D’abord, ils révèlent ce que le mot « mystique » signifie pour un médiéviste de la seconde moitié du xixe siècle. Le mystique, c’est celui qui ferme les yeux au monde et rejette la science, remplace l’expérience et le raisonnement par la croyance et l’inspiration, substitue l’amour à une recherche scientifique de la vérité. Ensuite, ils attestent l’enjeu polémique dont se trouve alors investie la notion de « mystique ». Pour le « bénédictin de la République », celle-ci représente les puissances affectives de la tradition et de la réaction face à la philosophie, c’est-à-dire face aux irrépressibles progrès de la raison et de la libre pensée4. « Nous verrons plus
1 Barthélemy Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, t. I, Paris : Durand et Pedone-Lauriel, 1872 (1re éd. en 1863), ch. xvii : « Hugues de Saint-Victor et Guillaume de Conches », p. 420-446, en part. p. 427. 2 Ibid., p. 429. 3 Ibid., p. 424. 4 Sur Hauréau, voir Barthélemy Hauréau, 1812-1896 : le bénédictin de la république. Actes de la journée d’étude du 9 mars 2002 à l’Institut de France, éd. Yves Bruley, Anne Grondeux, Jérôme Grondeux et Alain Rauwel, Paris, 2003 = Journal des savants, juillet-décembre 2003, no 2. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 11-31 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123005
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d’une fois », dit-il, « ces mystiques sortir de leur cloître en proférant des clameurs contre les philosophes, et toutes les imprudences, toutes les mésaventures de la philosophie leur seront profitables5. » Enfin, les phrases citées illustrent à quel point la notion de « mystique » faisait et, je crois, fait encore l’objet d’un énorme malentendu. Que le maître de Saint-Victor « ferme ses oreilles aux bruits du dehors », qu’il haïsse la science pour méditer et contempler, cette idée s’appuie sur une phrase du Didascalicon où sont décrites les quatre étapes – lecture, méditation, prière et action – par lesquelles les justes se préparent à la contemplation. La première étape, lit Hauréau, est la lecture sans l’instruction, lectio sine doctrina, c’est-à-dire, pense-t-il, une lecture obscurantiste, biaisée, dévoyée, mutilée par son orientation mystique : Ceux-là ne sont pas de la tribu des justes qui lisent avec l’intention d’apprendre ce qu’ils ignorent : le juste lit pour méditer, il médite pour prier, et, tandis qu’il prie, s’élevant au-dessus de la terre sur les ailes de la contemplation, il a des avant-goûts de la béatitude éternelle6. Or qu’il faille lire non pas lectio sine doctrina, la lecture sans l’instruction, mais lectio sive doctrina, la lecture ou/autrement dit l’instruction, c’est-à-dire une lecture qui exclut si peu l’instruction qu’elle s’identifie à elle, cela ne fait aucun doute7 : c’est la leçon des manuscrits, des éditions même anciennes, et c’est la seule qui s’accorde avec le contexte immédiat aussi bien qu’avec la doctrine la plus stable du victorin, lequel enjoint ailleurs à son lecteur : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n’est inutile, il n’y a pas de plaisir à une science étriquée8. » Comment se fait-il qu’un excellent paléographe, philologue et historien tel que Barthélemy Hauréau, qui plus est connaisseur éminent d’Hugues de Saint-Victor, auquel il a consacré deux ouvrages9, se trompe si lourdement dans la manière d’interpréter deux jambages, u ou n, sive ou sine, et transforme un audacieux humanisme encyclopédique : « apprends tout », en un étonnant mysticisme anti-intellectualiste : « lis, mais sans apprendre » ? Si je débute par cette anecdote, c’est parce qu’il me semble que la bévue d’Hauréau révèle un contresens beaucoup plus profond et beaucoup plus durable, qui affecte non seulement le mot et la notion de « mystique », mais encore ce que nous empaquetons sous cette étiquette. Non seulement le mot médiéval de « mystique » n’a pas du 5 Ibid., p. 429. 6 Ibid., p. 427. 7 Voir Didascalicon, V, 9, éd. Charles Buttimer, Hugonis de Sancto Victore Didascalicon de studio legendi, Washington, DC : The Catholic University of America, 1939, p. 109, lignes 13-15 : « Quattuor sunt in quibus nunc exercetur vita iustorum et, quasi per quosdam gradus ad futuram perfectionem sublevatur, videlicet lectio sive doctrina, meditatio, oratio, et operatio. » 8 Ibid., VI, 3, éd. Buttimer, p. 115, lignes 19-20 : « Omnia disce, videbis postea nihil esse superfluum. Coartata scientia iucunda non est. » 9 Barthélemy Hauréau, Hugues de Saint-Victor. Nouvel examen de l’édition de ses œuvres, avec deux opuscules inédits, Paris, 1859 ; Id., Les œuvres de Hugues de Saint-Victor, essai critique, Paris : Hachette, 1886 ; sans compter « Deux anciens catalogues des œuvres de Hugues de Saint-Victor », dans Bulletin des comités historiques, juillet 1851, p. 177-188, reproduit sous le titre Catalogi duo veteres operum Hugonis a Sancto Victore, dans PL 175, col. CXLI-CLI.
« m ys tiq u e » : h i s to i r e d’u n m ot, h i sto i re d’u n male nt e nd u
tout le même sens que ce que nous voulons dire quand nous l’employons, mais j’ai de sérieux doutes sur l’existence même, durant toute le Moyen Âge, d’une réalité homogène et circonscrite, correspondant à notre façon de comprendre ce mot. En d’autres termes, il me semble que la notion de « mystique » n’est pas seulement molle et imprécise, mais encore anachronique, inadéquate et trompeuse. Les extases, visions, révélations et autres états extraordinaires ; la vie de prière et de contemplation ; les exercices spirituels, itinéraires de l’âme et autres méthodes visant l’union à Dieu ; la dévotion tendre, affective, nuptiale ; la critique du langage et de la pensée sur le divin, suivant la Théologie mystique du pseudo-Aréopagite ; un certain anti-intellectualisme, qui tend à rabaisser la science et la raison humaine… sur quelles raisons s’appuie le postulat, aussi évident aujourd’hui que récent, selon lequel tous ces faits, en eux-mêmes disparates, forment non pas plusieurs catégories mais une seule ? C’est pourtant l’émergence tardive de cette catégorie englobante, et de tout ce qu’elle bouleverse dans l’histoire religieuse, culturelle et intellectuelle, qui explique qu’un grand savant comme Hauréau projette des querelles modernes sur un texte du xiie siècle et dénonce comme un « mysticisme » irrationnel et obscurantiste une philosophie chrétienne ouverte à tous les savoirs, y compris mécaniques. Il valait donc la peine de revenir sur cette catégorie historiographique de « mystique » : sur ce que le mot signifie vraiment au Moyen Âge, et sur la façon dont les hommes de cette période pensent, nomment et construisent ce que nous désignons ainsi. D’où l’idée de ce colloque, et je voudrais vivement remercier tous les orateurs qui ont accepté, souvent avec enthousiasme, de contribuer à un commun travail de révision critique. En ouverture, mon exposé portera sur l’histoire du mot « mystique » depuis ses origines : ses trois significations principales en latin, et les quatre mutations, dans l’histoire religieuse et intellectuelle, qui me paraissent expliquer son sens d’aujourd’hui.
Les trois « entrées » du mot mysticus du grec en latin Que signifie le mot « mystique » au Moyen Âge ? Si l’on interroge les dictionnaires de latin médiéval, on obtient des classements de sens assez décevants. Dans l’un des meilleurs instruments, le Novum Glossarium mediae latinitatis, l’adjectif mysticus est traduit de cinq façons : A. « mystérieux, caché » ; B. « doué de pouvoirs occultes » ; C. « symbolique, allégorique » ; D. « qui a rapport à la mystique des nombres » ; E. « sacré, doué d’une valeur surnaturelle10 ». Comme j’essaierai de le montrer, rien de tout cela ne nous guide ni vers le sens principal et unifiant du mot, ni vers le fait que ce sens principal se décline en trois grandes significations, correspondant aux trois entrées successives du mot grec μυστικός dans la langue latine. Le mot s’est en effet introduit par trois fois dans l’Occident latin. La première entrée date de la république romaine ; la seconde, de l’Empire chrétien ; la troisième, des traductions
10 Novum Glossarium mediae latinitatis ab anno DCCC usque ad annum MCC, dir. Franz Blatt, fasc. Mox-Nazaza, Hafniae : Ejnar Munksgaart, 1965, col. 1037 : art. « mystico » verbe et « mystico » substantif ; col. 1037-1039 « mysticus » ; col. 1039-1040 « mystice ».
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médiévales du corpus dionysien. Ces entrées se distinguent par des significations ou acceptions diverses, qui ne se succèdent pas, mais se superposent avec le temps. Les sens précédents ne disparaissent pas mais sont prolongés, enrichis et précisés par les sens ultérieurs. Reprenons donc l’enquête du début et remontons au terme grec, si ce n’est plus haut encore. À l’origine du mot μυστικός11, il y a une onomatopée, mu, qu’on retrouve dans plusieurs langues indo-européennes : grecque, latine, germaniques, slaves, baltiques, sanskrite, hittite, pour désigner des idées à première vue fort différentes comme : le mugissement : le grondement : la mouche : le mutisme : le discours, la fiction, la fable : les lèvres ou la bouche : la succion : la fermeture : l’initiation :
μυκάομαι, mugire ; μύζω, mussare ; ἡ μυῖα, musca, die Mucke ; μυκός, μυττός, mutus, mutesco ; ὁ μῦθος ; ἡ μύλλα, das Maul ; μύζω ; μύω ; μυέω ;
Le principe commun de tous ces mots est le son qu’on produit à bouche fermé, hmm, hmm. Ce son inarticulé veut comme attirer l’attention sur l’organe de la parole, pour signifier tantôt la bouche qui se ferme ; tantôt l’acte de fermeture ; tantôt l’acte de suçion ou les divers bruits animaux qu’on produit à bouche fermée : mugissement de la vache, grondement du fauve, bourdonnement de la mouche ; tantôt le discours sorti de cette bouche ; tantôt la difficulté ou l’impossibilité, pour le muet, d’exprimer une parole entière. Bref, le son inarticulé mu- évoque d’emblée l’ineffable, la parole empêchée, moins l’au-delà que l’en-deçà du discours humain. Le sens païen
Du verbe μύω, qui signifie la fermeture des yeux, des lèvres, des coquillages, et qui a donné μύ-ωψ, le myope, littéralement celui qui cligne des yeux pour forcer sa vision, dérive le verbe μυέω, initier, et le nom μύστης, le « myste », l’initié, probablement celui qui doit fermer sa bouche et garder le secret. Le « myste » est en effet celui qui assiste aux μυστήρια, c’est-à-dire aux « mystères » ou cultes ésotériques fondés sur une initiation, comme ceux d’Éleusis, et qui enseignent, en marge des cultes officiels de la cité, une sorte de salut individuel12. L’adjectif μυστικός qualifie ce qui se rapporte à ces mystères ou aux initiés qui y prennent part. 11 Sur l’étymologie de ce mot, voir Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, t. III : Λ – Π, Paris : Klincksieck, 1974, p. 728-729, art. « μύω ». 12 Voir Robert Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris : Les Belles Lettres, 1992 (Histoire) ; Walter Burkert, Les cultes à mystères dans l’Antiquité, Paris : Les Belles Lettres, 2003 (Vérité des mythes) ; Jan Bremmer, Initiation into the Mysteries of the Ancient World, Berlin – Boston : Walter de Gruyter, 2014 (Münchner Vorlesungen zu Antiken Welten).
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C’est avec cette palette de sens que l’adjectif mysticus s’introduit très tôt dans la langue latine13 : on le lit vers 100 avant Jésus-Christ, chez le tragédien Lucius Accius, que Varron cite au livre VII (19) de son De lingua latina : Mystica ad dextram vada praetervecti, c’est-à-dire : « après avoir navigué sur la droite par-delà les vada mystica ». Vada, ce sont les « gués », ou ici en langage poétique les « flots ». Mystica, explique Varron, est tiré du mot « mystères » : mystica a mysteriis ; et les « flots » en question sont dits « mystiques » en référence à des cultes à initiation qui étaient célébrés dans le voisinage, peut-être ceux d’Éleusis, en bordure de la mer Égée14. Par la suite, l’adjectif mysticus se lit chez les poètes surtout : Tibulle15, Virgile16, Ovide17, Martial18 et Stace19. Nos dictionnaires modernes tendent à distinguer des acceptions diverses, celles de secret ou de sacré, mais ces inflexions de sens sont produites par le contexte et demeurent secondaires par rapport à ce sens fondamental : relatif aux mystères, c’est-à-dire à des cérémonies sacrées réservées à des initiés. Cet emploi n’est pas inconnu des auteurs patristiques et médiévaux, dès lors qu’ils sont soucieux de comprendre les réalités antiques ; et d’une certaine manière il continue de sous-tendre les deux sens suivants20.
13 Voir Thesaurus Linguae latinae, t. VIII, Lipsiae : Teubner, 1936-1966, col. 1758-1761 : art. « mysticus » et « mystice ». 14 Marcus Terentius Varro, De lingua latina, VII, 19 : « Accius : “Mystica ad dextram vada praetervecti.” Mystica a mysteriis, quae ibi in propinquis locis nobilia fiunt. » 15 Tibullus, Carmina, III, 6, 1-2 : « Candide Liber, ades – sic sit tibi mystica vitis / Semper, sic hedera tempora vincta feras. » 16 Vergilius, Georgica, I, 166 : « Dicendum et quae sint duris agrestibus arma, / quis sine nec potuere seri nec surgere messes : / uomis et inflexi primum graue robur aratri, / tardaque Eleusinae matris uoluentia plaustra, / tribulaque traheaeque et iniquo pondere rastri ; / uirgea praeterea Celei uilisque supellex, / arbuteae crates et mystica uannus Iacchi ; / omnia quae multo ante memor prouisa repones, / si te digna manet diuini gloria ruris. » 17 Ovidius, Heroides, II, 42 : « Perque tuum mihi iurasti – nisi fictus et ille est – / concita qui ventis aequora mulcet, avum, / per Venerem nimiumque mihi facientia tela / – altera tela arcus, altera tela faces – / Iunonemque, toris quae praesidet alma maritis, / et per taediferae mystica sacra deae. » ; Ars amatoria, II, 640 : « Nos etiam veros parce profitemur amores, / Tectaque sunt solida mystica furta fide. » » 18 Martialis, Satirae, VIII, 81, 1 : « Non per mystica sacra Dindymenes, / nec per Niliacae bovem iuvencae, / nullos denique per deos deasque / iurat Gellia, sed per uniones. » 19 Statius, Thebais, VIII, 765 : « nec prius astra subit Minerva, quam mystica lampas et insons / Elisos multa purgavit lumina lympha ». 20 Ambrosiaster, Commentarius in Pauli epistulas, Ad Ephesios, cap. 5, v. 8, éd. Heinrich Joseph Vogels, Wien : Holder – Pichler – Tempsky, 1969 (CSEL 81, 3), p. 113, lin. 20 : « Denique pagani in tenebris mystica sua celebrantes in speleo velatis oculis inluduntur. » ; Arnobe l’Ancien, Adversus nationes, V, 39, éd. Concetto Marchesi, Torino : Paravia, 1953 (Corpus Paravianum), p. 298, lin. 22-23 : « Eleusinia illa mysteria et sacrorum reconditi ritus cuius memoriam continent ? » ; Pierre Abélard, Theologia christiana, III, 47, éd. Eligius M. Buytaert, Turnhout : Brepols, 1969 (CCCM 12), lin. 590-597 : « Unde et Macrobius in argumentum mysticarum locutionum philosophorum illud assumpsit, quomodo Numenio philosopho irata per somnia apparuerint numina, ipsae Eleusinae deae in habitu meretricio visae sint ei ante lupanar consistere, conquerentes ab ipso se adyto pudicitiae per eum ui fuisse abstractas, eo uidelicet quod de eis ille aperta sit interpretatus expositione, et non sicut alii de eis mystice et inuolute sic locutus. » Raban Maur, Commentaria in Ezechielem, VII, 16, éd. PL 110, col. 668 : « Multaque sunt lavacra, quae ethnici in mysteriis suis, et haeretici pollicentur, qui omnes lavant, sed non lavant in salutem. »
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Le sens patristique
La seconde entrée de l’adjectif mysticus s’opère dans ce « latin des chrétiens » qu’a si bien étudié Christine Mohrmann21. Là encore, les lexicographes distinguent plus ou moins artificiellement des sens divers, mais la signification principale, celle dont procèdent toutes les autres, peut ainsi se résumer : ce qui se rapporte au mystère, cette fois au singulier. Mais qu’est-ce que le mystère chrétien ? Présent dans les Évangiles synoptiques, les Épîtres de Paul et l’Apocalypse, le mot μυστήριον désigne le salut des hommes accompli dans le Christ22. Or il y a là une différence majeure avec les mystères païens. Tandis que ceux-ci reposaient sur un secret, qui sépare les initiés des non-initiés, le mystère chrétien est une révélation totale et universelle. Totale, parce que tous les secrets de Dieu sont dévoilés dans la personne du Christ ; et universelle, parce que le message chrétien s’adresse à tous, sans exclusive. La séparation entre initiés et non-initiés demeure, mais passe entre ceux qui acceptent ou refusent une foi publiquement annoncée, surtout après la conversion de Constantin. Ceux qui l’acceptent reçoivent les sacrements, puis, par la mystagogie, sont instruits dans le détail de ce qu’ils signifient23. Dans des sociétés médiévales majoritairement chrétiennes, la part de fermeture et de clivage que signifiait les mots de « mystère » et de « mystique », disparaît au profit d’une tension dialectique interne à la foi chrétienne entre transcendance et manifestation, puisque le Dieu qui s’est totalement révélé demeure toujours au-delà de ce qui en est perçu24. Du grec au latin, le mot μυστήριον est d’abord traduit par son presque équivalent sacramentum, avant d’être rendu par son calque mysterium25. De là une seconde tension
21 Christine Mohrmann, Études sur le latin des chrétiens, 3 vol., Roma : Edizioni di Storia e letteratura, 1968-1965 (Storia e letteratura, 65, 87, 103). 22 Matth. 13, 11 (// Marc. 4, 11 ; Luc. 8, 10). Rom. 11, 25 ; 16, 25 ; I Cor. 2, 7 ; 4, 1 ; 13, 2 ; 14, 2 ; 15, 51 ; Eph. 1, 9 ; 3, 3 ; 3, 4 ; 3, 9 ; 5, 32 ; 6, 19 ; Col. 1, 26 ; 1, 27 ; 2, 2 ; 4, 3 ; II Thes. 2, 7 ; I Tim. 3, 9 ; 3, 16 ; Apoc. 1, 20 ; 10, 7 ; 17, 5 ; 17, 7 (les italiques signalent quand μυστήριον est traduit par sacramentum au lieu de mysterium dans la Vulgate). Sur le sens de μυστήριον dans la Bible, en particulier dans les épîtres de saint Paul, voir Vocabulaire de théologie biblique, dir. Xavier Léon-Dufour, Paris : Cerf, 1981, col. 807-812. 23 Témoin les Catéchèses mystagogiques de Cyrille de Jérusalem, éd. et trad. Auguste Piédagnel, Paris : Cerf, 1966, 2e éd. en 2004 (SC 126). 24 Voir Jean Daniélou, Mystères païens, mystère chrétien, Paris : Fayard, 1066 ; Jacques-Étienne Ménard, « L’“Évangile de vérité” et le Dieu caché des littératures antiques », dans Revue des sciences religieuses, t. 45/2, 1971, p. 146-161 ; Yves Labbé, « La rationalité de la révélation », dans Revue théologique de Louvain, t. 41, 2010, p. 32-56. 25 Sur le mot mysterium dans les premiers temps du christianisme, voir Vincenzo Loi, « Il termine mysterium nella letteratura latina christiana prenicena », I, dans Vigiliae Christianae, t. 19, 1965, p. 210-232 ; II, Vigiliae Christianae, t. 20, 1966, p. 25-44 ; Theodore B. Foster, « Mysterium and Sacramentum in the Vulgate and Old Latin Versions », dans The American Journal of Theology, t. 19, 1915, p. 402-415. Voir aussi Joseph de Ghellinck et alii, Pour l’histoire du mot « sacramentum », Louvain – Paris : Bureaux du Spicilegium – Champion, 1924 (Spicilegium sacrum Lovaniense, Études et documents, 3), en part. p. 150 ; Daniel Bourgeois, Le champ du signe. Structure de la sacramentalité comme signification chez saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, Thèse présentée à la Faculté de théologie pour obtenir le grade de docteur, Université de Fribourg, 2007, en part. p. 46-55.
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entre ces deux notions. Les premiers Pères latins, en particulier Tertullien, emploient presque toujours sacramentum à la place de μυστήριον26. Non seulement pour adapter le message chrétien à la langue des Romains, mais aussi pour éviter toute confusion et compromission avec des mystères païens toujours vivaces. Mais le mot sacramentum a un inconvénient : son suffixe -mentum, comme dans documentum, instrumentum, testamentum, incline son sens vers des réalités concrètes plutôt qu’abstraites27. C’est sans doute pour cette raison qu’en complément du mot sacramentum, qui tend à se spécialiser vers ces « mystères » au pluriel que sont les cérémonies, les rites et les « sacrements » de l’Église, la langue latine finit par accueillir mysterium, forme latinisée du grec μυστήριον, surtout quand il s’agit de désigner le « mystère » de la rédemption. Toutefois, la spécialisation des deux mots et des deux sens ne va pas à son terme : jusqu’à la fin du Moyen Âge, mysterium et sacramentum sont à peu près interchangeables28. Avec des nuances secondaires et pour ainsi dire deux polarités, l’une plus abstraite et l’autre plus concrète, les deux termes recouvrent ensemble et sans séparation une même signification complexe mais unique, qu’il importe de bien garder en mémoire si l’on veut comprendre la richesse de sens et les métamorphoses du mot mysticus. Le mysterium ou le sacramentum chrétien, c’est le « mystère du Christ », c’est-àdire, si l’on veut être précis : le dessein de Dieu le Père de sauver tous les hommes, qui a été annoncé de façon voilée dans l’Ancien Testament, s’est accompli par l’Incarnation, la Passion et la résurrection de son Fils, et se communique à travers les sacramenta de l’Église : ces derniers sont la réfraction à travers le temps de l’unique sacramentum ou mysterium du salut, accompli une fois pour toute sur le Golgotha, mais que préfiguraient déjà les sacramenta de l’Écriture29.
26 Sur le mot sacramentum comme équivalent du grec μυστήριον, voir Christine Mohrmann, « Sacramentum dans les plus anciens textes chrétiens », dans The Harvard Theological Review, t. 47, 1954, p. 141-152 ; Dimitri Michaelides, Sacramentum chez Tertullien, Paris : Études augustiniennes, 1970. 27 Edward Schillebeeckx, L’économie sacramentelle du salut. Réflexion théologique sur la doctrine sacramentaire de saint Thomas, à la lumière de la tradition et de la problématique sacramentelle contemporaine, trad. du néerlandais par Yvon van der Have (titre original : De sacramentele Heilseconomie, thèse de doctorat en théologie présentée en 1951), Fribourg : Academic Press, 2004 (Studia Friburgensia, 95) ; Jean Perrot, Les dérivés latins en -men et -mentum, Paris : Klincksieck, 1961 ; André Mandouze, « À propos de sacramentum chez S. Augustin. Polyvalence lexicologique et foisonnement théologique », dans Mélanges offerts à Mademoiselle Christine Mohrmann, Utrecht – Anvers : Spectrum, 1963, p. 222-231. 28 Il n’est pas rare de les trouver mis en parallèles, ou juxtaposés en une sorte de doublet synonymique : « ut cognoscam mysteria tua, ut hauriam sacramenta tua », Ambroise de Milan, De Isaac vel anima, V, 43, éd. Karl Schenkl, Wien – Leipzig : Tempsky – Freytag, 1897 (CSEL 32, 1) p. 668 ; « O divinum mysterium, o evidens sacramentum ! », Ambroise de Milan, De Spiritu sancto, II, prol., 8, éd. Otto Feller, Wien : Hoelder – Pichler – Tempsky, 1964 (CSEL 79), p. 89 ; « sacramentis et mysteriis involuta », Origène selon la traduction de Rufin, In Iesu Nave homiliae XXVI, XX, 4, éd. Wilhelm Adolph Baehrens, Leipzig : Hinrichs, 1921 (Griechischen christlichen Schriftsteller), p. 422 ; « mysteria regni et sacramenta », Paulin de Nole, Epistulae, 43, 3, éd. CSEL 34, 2, p. 365, etc. Le plus souvent toutefois, l’un des deux mots est associé à l’autre comme son complément du nom : mysterii sacramentum ou sacramenti mysterium, comme s’ils signifiaient deux polarités complémentaires d’une même notion. 29 L’étude la plus synthétique et la plus suggestive sur cette conception du « mystère » chrétien reste Jean Daniélou, Essai sur le mystère de l’histoire, Paris : Seuil, 1953.
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Il y a donc trois manières différentes de considérer cet unique mysterium ou sacramentum, avant, pendant, après ; mais il faut garder ces trois perspectives fermement unies, sous peine de perdre de vue ce que chacune vise. Tantôt les mots mysterium ou sacramentum signifient les préfigurations voilées du salut dans l’Ancien Testament, comme Isaac portant le bois du sacrifice annonce le Christ portant le bois de sa croix : on parle en ce sens des mysteria ou sacramenta de l’Écriture30. Tantôt ils désignent l’accomplissement et la révélation plénière de ces préfigurations dans la personne du Christ : on parle alors du mysterium ou sacramentum du salut31. Tantôt ils renvoient aux rites et aux sacrements de la liturgie, qui réactualisent et démultiplient l’unique mystère et sacrement de la Passion : on parle en ce sens des mysteria et sacramenta de l’Église32. Et le mot « mystique » dans tout cela, me direz-vous ? Eh bien, c’est très simple : dans le latin chrétien des Pères, puis du Moyen Âge, il signifie ce qui se rapporte au mysterium ou sacramentum, suivant toute la palette de significations que je viens de récapituler. Il y a donc trois acceptions primordiales du mot mysticus dans le latin patristique puis médiéval : une acception exégétique (la préfiguration prophétique du mystère), une acception christique (la réalisation totale du mystère) et une acception liturgique (la réactualisation sacramentelle du mystère). En un premier emploi, on parlera du sens, de l’interprétation, de l’intelligence « mystique » d’un texte, d’un épisode, d’un personnage ou d’une réalité de l’Écriture, pour dire qu’ils annoncent et préfigurent le mystère du Christ. Ce premier emploi, de loin le plus fréquent, relève donc de l’exégèse et on pourrait rendre ici « mystique » par « allégorique », « typique », « spirituel »33. Selon le deuxième emploi, on 30 « Sicut aquae omnes continentur in utre maris sic intelligentiae et sacramenta sive mysteria et theoriae ad modum seminum in herba continentur in ventre sacrae Scripturae. », Bonaventure, Collationes in Hexameron, Visio tertia, collatio 3, 10, éd. Ferdinand Delorme, P. Bonaventura. Collationes in Hexameron et Bonaventuriana selecta quaedam, Quaracchi : Collegium sancti Bonaventurae, 1934 (Bibliotheca Franciscana Scholastica Medii Aevi, 8), p. 172, lin. 3-6. 31 « Quod mysterium salutis, quod semel Christo moriente est factum, cotidie fiat in his, qui regenerari noscuntur. », Ildefonse de Tolède, De cognitione baptismi, éd. Valeriano Yarza Urquiola, Turnhout : Brepols, 2007 (CCSL 114A), p. 346, lin. 57 ; « Ita dominus Iesus Christus humano generi sua morte consuluit, ut sacramentum salutis etiam ipsis persecutoribus non negaret. », Florus de Lyon, Libellus de tenenda immobiliter Scripturae sanctae veritate, éd. Klaus Zechiel-Eckes et Erwin Frauenknecht, Turnhout : Brepols, 2014 (CCCM 260), p. 484, lin. 609-611, reprenant Léon le Grand, Tractatus septem et nonaginta, 70, éd. Antoine Chavasse, Turnhout : Brepols, 1973 (CCSL 138A), lin. 29-33. 32 « Hic, hic, Ecclesiam tanquam mensam habuit ; mappam in mensa, fidem in Ecclesia, magna luminaria, quatuor Evangelia ; aquam Salomonis, sacramentum baptismatis ; panem et vinum, Eucharistiae mysterium […]. », Pierre de Celle, Liber de panibus, II, éd. PL 202, col. 937. 33 « ab historiae textu possimus adscendere ad spiritalis intelligentiae mysticum et allegoricum sensum », Origène selon la traduction de Rufin, In Genesim homiliae, II, 1, éd. Wilhelm Adolph Baehrens, Leipzig : Hinrich, 1920 (Griechischen christlichen Schriftsteller), p. 22 ; « Secundum mysticam vero vel allegoricam rationem, Ioseph in se typum Domini praefiguravit », Chromace d’Aquilée, Sermo XXIV, éd. Joseph Lemarié, Chromatii Aquileiensis Opera, Turnhout : Brepols, 1974 (CCSL 9A), lin. 44-45 ; « nec opus est propter mysticos sive allegoricos sensus digressionem facere », Rupertus Tuitiensis, Commentaria in duodecim prophetas minores, In Zachariam, III, col. 758 ; « Hic Psalmus potest exponi litteraliter de David ; mystice autem de Christo sive allegorice », Thomas d’Aquin, In Psalmos reportatio, In Psalmum XXXII, 15, éd. Parmensis, p. 263, col. 2.
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qualifiera de « mystiques », non plus une manière de comprendre l’Écriture, mais des réalités comme le « temple mystique », la « vigne mystique » ou l’« agneau mystique » (comme sur la couverture de ce livre), pour dire le Christ lui-même et son mystère, exprimé à travers les figures d’un temple, d’une vigne ou d’un agneau, et l’on pourrait rendre ici « mystique » par « christique » ou « pascal »34. Dans le troisième emploi, on qualifiera de « mystiques » des rites, des signes ou des objets consacrés par l’Église, par exemple le « pain mystique » ou le « corps mystique », pour dire qu’ils réactualisent et communiquent le mystère du Christ. Cet emploi relève de la liturgie et l’on pourrait rendre ici « mystique » par « eucharistique » ou « sacramentel », puis par « ecclésial35 ». Dans ces trois emplois, la traduction française diffère, mais au fond, c’est bien la même chose. Dans tous les cas, le mot mysticus veut dire : qui se réfère au « mystère » du Christ, que ce soit pour l’annoncer, l’accomplir ou le réactualiser, puisque les trois ordres de réalité, l’Écriture, le Christ et les sacrements, sont étroitement unis. Une fois dans le temps, le mystère de la Passion et de la résurrection a eu lieu, et par vagues concentriques il s’est comme répercuté dans les temps antérieurs, à travers les prophéties de l’Écriture, et dans les temps ultérieurs, à travers les sacrements de l’Église ; mais tous ces mystères et sacrements secondaires pointent vers le mystère et sacrement unique et primordial, celui du Christ36. Tel est le sens principal, qui
34 « Hic est unicus et singularis agnus mysticus, in cuius figura israheliticus populus singulos agnos per singulas domus paschali tempore immolabat. », Jean Scot (l’Érigène), Commentarius in Evangelium Iohannis, I, 31, éd. Édouard Jeauneau, Turnhout : Brepols, 2008 (CCCM 166), p. 71. 35 « Alio modo, potest dici panis ipsum corpus Christi, quod est panis mysticus de caelo descendens. », Thomas de Aquino, Summa theologiae, IIIa, qu. 77, art. 6, resp. ad arg. 1. Sur le passage du sens eucharistique au sens ecclésial de l’expression corpus mysticum, voir Henri de Lubac, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge. Étude historique, Paris : Aubier, 1944, repris dans Id., Œuvres complètes, Cinquième section : Écriture et Eucharistie, t. 15, Paris : Cerf, 2009. Voir aussi Martin Morard, « Les expressions Corpus mysticum et Persona mystica dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin », dans Revue thomiste, t. 95, 1995, p. 653-664 = hal-01974728. 36 Hugues de Saint-Victor est un de ceux qui ont le mieux décrit comment la notion de sacramentum, centrée sur l’œuvre de restauration accomplie par le Christ, s’étend en amont et en aval à toute l’histoire sainte : « Opus restaurationis est incarnatio Verbi cum omnibus sacramentis suis, sive iis quae praecesserunt ab initio saeculi, sive iis quae subsequuntur usque ad finem mundi. », De sacramentis christianae fidei, Prol., II, éd. PL 176, col. 183B. Ou, dans les Sententiae de divinitate : « […] opus vero restaurationis est incarnatio Verbi Dei cum omnibus suis sacramentis : vel precedentibus ipsam incarnationem, ad eius prefigurationem et significationem, vel subsequentibus, ad eius confirmationem et adtestationem. Quod enim Adam creatus est, quod de latere eius formata est Eva, quod Abel obtulit agnum, quod Cain Abel interfecit, quod Noe archam fabricavit, in qua salvate sunt octo anime, aliis omnibus in diluvio pereuntibus, quod facta est, ubi humanum genus divisum est, quod Abraham eductus est de terra sua, id est de Vr Caldeorum, in terram quam promisit ei Deus, quod filii Israelis descenderent in Egyptum, unde postea Dominus eduxit eos per Moysen, quod postmodum dedit eis legem in deserto, ubi quadraginta et duos annos morati sunt, quod per mare rubrum omnibus hostibus eorum submersis duxit eos in terram promissionis, precedens eos in columna nubis in die et in columna ignis in nocte, hec qu omnia et alia usque ad adventum Christi sacramenta fuerunt precedentia incarnationem Verbi Dei ad eius prefigurationem. Quod autem post resurrectionem Christi, post ascensionem missi sunt apostoli per orbem terre ad predicandum verbum Dei, quod sacramentum baptismi institutum est et sacramentum Corporis et Sanguinis Domini, et alia sacramenta que adhuc observantur in Ecclesia, omnia qu
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traverse l’époque patristique et le Moyen Âge et se prolonge au-delà, jusqu’au xviiie siècle environ, avant de s’étioler et de disparaître, remplacé par d’autres sens37. Le sens dionysien
La troisième entrée du mot mysticus s’opère dans les versions latines du corpus aréopagitique, probablement composé en Syrie vers le tournant du vie siècle. Si la langue et la pensée du pseudo-Denys dépendent de la patristique antérieure, en particulier alexandrine et cappadocienne, touchant notamment le mystère du salut dans le Christ, elles héritent aussi, non sans l’adapter, d’un courant néoplatonicien tardif qui défend face au christianisme triomphant les dogmes et les cultes traditionnels du paganisme38. Aussi le mot μυστικός conserve-t-il chez le pseudo-Denys un fort sens « initiatique », qui s’était émoussé chez les Pères. Qu’il s’agisse de « paroles », de « spectacles », de « traditions », de « représentations », de « science » ou de « contemplation » mystiques, il s’agit toujours de connaissances qui excèdent la compréhension commune et doivent être cachées au grand nombre, pour protéger le mystère des erreurs et des souillures du profane39. Dans un de ces ouvrages, celui qui précisément s’intitule la Théologie mystique, l’auteur parle même d’un « silence mystique »40. Par « théologie », il faut entendre une manière de parler de Dieu. Ailleurs il a opposé deux manières de parler de Dieu : l’affirmative et la négative. La théologie affirmative rapporte à Dieu toutes les perfections de ses œuvres ; puisqu’il est leur auteur, d’une certaine manière elles le manifestent, elles sont ses théophanies, même les plus basses et les plus méprisables comme le ver de terre. La théologie négative écarte de Dieu toutes les caractéristiques de ses œuvres ; puisqu’il est leur créateur, il les dépasse toutes, même les plus parfaites comme la justice ou l’être. On respecte donc mieux sa transcendance en disant ce qu’il n’est pas qu’en affirmant, avec des mots trompeurs, ce qu’il est.
hec sacramenta sunt subsequentia incarnationem Iesu Christi ad eius confirmationem. », Prologus, éd. Ambrogio Piazzoni, « Ugo di San Vittore auctor delle Sententiae de divinitate », dans Studi medievali, t. 23, 1982, p. 920-921, lin. 258-278. 37 Au xiie siècle, voir en particulier les interventions de Marielle Lamy sur les cisterciens, p. 35-56, de Cédric Giraud sur les victorins, p. 57-69, de Laurence Moulinier-Brogi sur Hildegarde de Bingen et Élisabeth de Schönau, p. 71-89. 38 Paul Rorem, Pseudo-Dionysius : A commentary on the texts and an introduction to their influence, New York : Oxford University Press, 1993 ; Ysabel de Andia, Henosis : l’union à Dieu chez Denys l’Aréopagite, Leiden – New York – Köln : Brill, 1996 (Philosophia Antiqua, 71) ; Denys l’Aréopagite : tradition et métamorphoses, dir. Ysabel de Andia, Paris : Vrin, 2006 (Histoire de la philosophie, 42). 39 « μυστικών λογίων », Theologia mystica, I, 1 ; « μυστικά θεάματα », ibid. ; « ὄντως μυστικόν », ibid., I, 3 ; « τῶν μυστικῶν […] ὁράσεων », De divinis nominibus, I, 1 ; « ἅττα μυστικὰ », ibid. ; « τὴν ἀδίδακτον αὐτῶν καὶ μυστικὴν ἀποτελεσθεὶς ἕνωσιν καὶ πίστιν », ibid., II, 9 ; « τὰ ἐκεῖ μυστικὰ καὶ ὡς τοῖς πολλοῖς ἄῤῥητα », ibid., III, 3 ; « ἱεραῖς καὶ θεοπρεπέσι καὶ μυστικαῖς ἀναπτύξεσιν », ibid., IX, 5 ; « τῶν μυστικῶν ὁράσεων », Ι, 2 ; « τοῖς μυστικοῖς Λογίοις », Hierarchia caelestis, II, 2 ; « αἱ μυστικαὶ παραδόσεις », ibid., 3 ; « τοὺς μυστικοὺς θεολόγους », ibid., 5 ; « τῶν μυστικῶν ἀναπλάσεων », ibid., IV, 1 ; « τὰ θεῖα καὶ μυστικὰ θεάματα », ibid., XV, 4. 40 « της μυστικής σιγής », Theologia mystica, 1.
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La théologie mystique va plus loin encore. Dans une ascension vertigineuse de l’intelligence, elle gravit une sorte de montagne spéculative et se dépouille, à chaque pas, d’une représentation inadéquate de Dieu. Après avoir méthodiquement nié de Dieu tout ce qui est sensible, puis tout ce qui est intelligible, y compris la vérité, la sagesse, l’unité, la bonté, elle finit par nier jusqu’à ces négations elles-mêmes : Dieu est tellement hors de portée de toute compréhension humaine que l’acte de pensée le plus respectueux de son mystère, c’est encore de penser Dieu dans son impensabilité, de même que la meilleure manière de penser l’infini arithmétique n’est pas de le comparer à des grands nombres, pour nier comme pour affirmer qu’il les égale, mais de renoncer à toute comparaison. La théologie mystique, c’est donc une sorte de théologie négative, mais au carré, qui se nie elle-même pour considérer Dieu, dans la tradition néoplatonicienne, comme l’Un primordial, contenant tous les êtres et les intelligibles comme cause première, et précédant toutes leurs distinctions comme unité parfaite. Le corpus dionysien est traduit dès le ixe siècle, mais, en raison de sa forte étrangeté lexicale et doctrinale, il faut attendre le xiie et surtout le xiiie siècle pour que ses théories « prennent » dans le monde latin, donnant alors lieu aux interprétations les plus diverses41. La tendance dominante est, bien sûr, à relire ses textes selon les doctrines traditionnelles dans le monde latin. Longtemps donc, le mot mysticus fut d’abord interprété suivant les significations antérieures de ce mot dans la langue latine. En somme, chacune des trois « entrées » successives du mot mysticus en latin – païenne, patristique puis dionysienne – insiste sur un aspect différent de la foi chrétienne : son caractère initiatique pour la première, son christocentrisme pour la seconde, l’inconnaissabilité divine pour la troisième. Toutefois, ces trois insistances s’emboîtent harmonieusement dans une même conception à la fois solidaire et complète du mystère chrétien, où domine la signification patristique, et qu’on pourrait ainsi résumer : par son entrée dans l’Église, chaque chrétien est initié au mystère du salut, qui consiste en ce que le Dieu infiniment transcendant s’est fait homme, est mort, est ressuscité pour sauver tous les hommes, comme autrefois les saints de l’Ancien Testament l’avait annoncé par la prophétie et comme depuis les fidèles le revivent dans l’Église à travers sa liturgie et ses sacrements.
Les quatre ruptures du Moyen Âge à nos jours Du Moyen Âge à nos jours, cette vision complexe mais unifiée de la foi et de la vie chrétienne à quoi renvoyait le mot mysticus s’est peu à peu modifiée, désagrégée, métamorphosée, au point d’aboutir au sens que nous connaissons, si différent du sens « classique » que je viens de présenter qu’il en est à divers points de vue l’exacte antithèse. En effet, ce qui était central devient périphérique, voire extravagant ; ce qui était ecclésial devient individuel, voire hétérodoxe ; ce qui était sacramentel devient subjectif, voire psychologisant ; ce qui était herméneutique et théologal, en tous cas
41 Voir aussi Dominique Poirel, Des symboles et des anges. Hugues de Saint-Victor et le réveil dionysien du xiie s., Turnhout : Brepols, 2013 (Bibliotheca Victorina, 23).
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rationnel, devient affectif, effusif, pour ne pas dire hystérique et anti-intellectualiste. On est passé du maître autel, bien au centre de la cathédrale, à la petite crypte sombre, voire à la brocante des curiosités exotiques ou occultistes. Cette évolution générale, accomplie entre le xiie et le xixe siècle, doit être analysée maintenant pour comprendre comment Barthélemy Hauréau, si bon connaisseur des manuscrits, des textes et d’Hugues de Saint-Victor, a pu se méprendre sur un texte clair, cohérent avec son contexte et, en l’occurrence, correctement édité. Il me faudrait plus de temps et surtout de compétence pour retracer finement les étapes de cette mutation, surtout à l’époque moderne. Il me semble cependant que la faille qui sépare le terme moderne de « mystique » de ses origines patristiques et médiévales ne s’est pas produite d’un seul coup ; elle résulte plutôt de fissures successives, dont quelques-unes ont déjà fait l’objet d’études majeures, de la part d’Henri de Lubac dans Corpus mysticum et de Michel de Certeau dans La fable mystique42. Pour ma part, je verrais quatre ruptures principales dans le processus qui nous occupe. Spécialisation des savoirs
La première rupture résulte du passage d’une culture monastique à une culture scolastique43. Plus haut, j’ai montré comment le mot mysticus rassemblait des acceptions très diverses sous une unité de sens plus profonde. Exégèse allégorique des Écritures, méditation christocentrique de l’histoire du salut, participation liturgique aux sacrements de l’Église : toutes ces dimensions de la vie chrétienne « rayonnaient » à partir de la notion centrale de mystère. Le religieux préscolastique s’unissait à l’Agneau mystique, c’est-à-dire christique, en méditant la Bible selon le sens mystique, c’est-à-dire allégorique, et en communiant à son corps mystique, c’est-à-dire eucharistique en même temps qu’ecclésial. Avec les universités, un cursus nouveau se met en place, qui accorde certes une haute importance à l’exégèse des Écritures, à la théologie spéculative, morale et pastorale, à la prédication, au droit canon, sans pour autant négliger la vie liturgique et morale des étudiants44 ; mais le progrès spécifique de chaque discipline ou genre littéraire se paie par un relâchement de leur cohésion. La spécialisation, condition de progrès pour tous les champs du savoir, dissout le lien organique qui les rassemblait autour du mystère chrétien. Quelque chose d’indéfinissable a disparu, qui n’est de l’ordre ni du savoir, ni de la morale, ni des sacrements, mais plutôt de l’interstice
42 Voir Henri de Lubac, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge. Étude historique, Paris : Aubier, 1944, repris dans Id., Œuvres complètes, Cinquième section : Écriture et Eucharistie, t. 15, Paris : Cerf, 2009 ; Michel de Certeau, La fable mystique. xvie-xviie siècle, Paris : Gallimard, 1982. 43 Sur la notion de « mystique » à l’époque scolastique, voir la contribution de Laure Solignac sur Bonaventure et Thomas d’Aquin, p. 107-128, et celle d’Élisabeth Boncour sur Maître Eckhart, p. 129-134. 44 D’une bibliographie innombrable sur les universités médiévales, on retiendra surtout ces « classiques », Jacques Verger, Les universités au Moyen Âge, Paris : PUF, 1973, 2e éd. 1999 (Quadrige) ; Id., L’essor des universités au Moyen Âge, Paris : Cerf, 1998 (Initiations au Moyen Âge) ; Id., Culture, enseignement et société en Occident aux xiie et xiiie siècles, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1999 ; Pierre Riché et Jacques Verger, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge, Paris : Tallandier, 2006.
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et du trait d’union entre toutes ces dimensions de la vie chrétienne. La conscience d’un manque apparaît ; d’où sûrement en partie les critiques médiévales puis le rejet renaissant de la culture scolastique. Érotisation de la mystique
La deuxième rupture affecte la réception du corpus dionysien. Sa théologie mystique, au fond, n’est ni une théologie ni une mystique, au sens où nous entendons ces deux mots ; c’est une manière de parler du divin, qui renvoie dos à dos les négations aussi bien que les affirmations, pour poser un Dieu toujours plus haut que nos paroles et nos pensées. Or, au fil du temps, la théologie mystique est érotisée, les doctrines dionysiennes sont relues en accordant une place croissante au désir et au sentiment amoureux, au détriment de la connaissance, ce qui n’était la pensée ni du pseudo-Denys, ni de ses premiers commentateurs. Caractéristique de ce processus me paraît la fusion esquissée par Hugues de Saint-Victor, systématisée par Thomas Gallus et banalisée dans les siècles ultérieurs, d’abord chez les chartreux comme Hugues de Balma, puis chez les carmes comme Jean de la Croix, entre deux traditions exégétiques : l’une sur le Cantique des cantiques, l’autre sur le corpus aréopagitique45. Au carrefour des deux lignées de commentaires, l’une cistercienne, l’autre dionysienne, la Théologie mystique est interprétée comme le dévoilement littéral d’un itinéraire de l’âme que le Cantique des cantiques exprimait non pas au sens mystique, entre l’Église et le Christ, mais au sens moral, entre l’âme et Dieu. Au terme de ce processus, le mot « mystique » se charge d’une signification nouvelle, qui commence à ressembler au sens moderne : il dit moins l’initiation à des cultes mystérieux, ou la participation au mystère du salut, ou la sauvegarde du mystère divin, qu’une rencontre unitive entre l’âme et Dieu, par l’amour, au-delà de la connaissance. Ce qui était chez Denys une ascèse de l’intelligence pour affirmer la divine transcendance devient ainsi une union amoureuse supra-intellectuelle chez Thomas Gallus46, voire anti-intellectualiste chez Hugues de Balma47. La théologie
45 Sur la naissance de cette interprétation « affective » du pseudo-Denys, voir René Roques, « Connaissance de Dieu et théologie symbolique d’après l’“In Hierarchiam coelestem sancti Dionysii” de Hugues de Saint-Victor », dans Structures théologiques de la Gnose à Richard de Saint-Victor. Essais et analyses critiques, Paris : PUF, 1962 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Section des sciences religieuse, volume 72), p. 294-364. En divers passages de son commentaire à la Hiérarchie céleste, Hugues commence à pratiquer une « inter-exégèse », expliquant l’un par l’autre le traité dionysien et le Cantique des cantiques, voir à ce sujet notre chapitre : « Exposer la Hiérarchie céleste : un défi et un paradoxe », dans Dominique Poirel, Des symboles et des anges. Hugues de Saint-Victor et le réveil dionysien du xiie siècle, Turnhout : Brepols, 2013 (Bibliotheca Victorina, 23), p. 293-333. 46 Voir ci-dessous la contribution de Declan Lawell sur la notion de mystique dans la tradition dionysienne latine, p. 93-105. Sur Thomas Gallus, on trouvera une présentation synthétique de sa doctrine par son éditrice : Jeanne Barbet, art. « Thomas Gallus », dans Dictionnaire de spiritualité, t. 14, Paris : Beauchesne, 1990, col. 800-816, où elle montre en quoi cette doctrine ne peut être qualifiée d’anti-intellectualiste. 47 Sur Hugues de Balma, voir Hugues de Balma, Théologie mystique, t. I, Introduction, texte latin, traduction, notes et index de Francis Ruello. Introduction et apparats critiques de Jeanne Barbet, Paris : Cerf, 1995 (SC 408) ; Christian Trottmann, « Contemplation et vie contemplative selon trois Chartreux :
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mystique ou affective se pose alors en alternative à la théologie scolastique ou spéculative, comme chez Jean Gerson48. En soi, cette seconde rupture n’est peut-être pas si brutale, elle ne désorganise pas le complexe de significations du mot mysticus, elle l’enrichit d’une quatrième acception, plus ou moins compatible avec les trois précédentes. Toutefois, cet enrichissement s’inscrit sur la conscience d’un manque dont on a déjà parlé, laquelle créait comme un appel d’air. Lié par son origine à tout ce qui échappe au langage articulé, le mot mysticus se charge peu à peu de tout ce qui manque à la spécialisation universitaire : non seulement le désir et l’amour, mais encore l’expérience et l’intériorité, bref toute cette sphère un peu vague et imprécise que nous dirions existentielle. Jusqu’alors consubstantielle à la religion chrétienne dans sa totalité – de la lectio divina à la réception des sacrements en passant par l’intelligence de la foi –, cette dimension vitale et cordiale se réfugie dans un compartiment à part, le compartiment « mystique ». Au concept technique de l’Aréopagite, se substitue peu à peu une expression molle. Une étape est franchie quand, au xviie siècle, on parle de la « vie mystique » pour dire quelque chose comme la vie contemplative, la vie d’oraison, la vie dévote, la vie « spirituelle »49 ; ou quand le sens dionysien de la divine transcendance s’émousse à tel point au profit de l’expérience affective du divin qu’il est possible de promettre en 1651 une « théologie mystique claire et facile »50. Toute création provoque une reconfiguration. Puisque pour décrire la vie religieuse, à côté des cases exégèse, théologie, morale, ascèse, pastorale, droit canon, et ainsi de suite, on dispose d’une nouvelle case assignée à l’expérience intime et à l’affectivité, ces dernières dorénavant désertent par contrecoup les cases anciennes, qui peu à peu s’intellectualisent, se technicisent et se dessèchent. À mesure que la vie intérieure se réfugie dans la mystique, la culture scolaire devient une culture scolastique, avec toutes les connotations modernes et péjoratives de ce mot, qu’entraîne un tel réaménagement de l’espace religieux51. Relégation des mystiques
La troisième rupture, liée à tout ce dont on vient de parler, concerne la place du « mystique » à l’intérieur de l’institution ecclésiale. Elle se manifeste avec le
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Guigues II, Hugues de Balma et Guigues du Pont. Quelques points de repère dans une évolution », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 87, 2003-2004, p. 633-680. Sur l’effort de Jean Gerson pour penser la complémentarité entre théologie mystique et théologie scolastique, voir ci-dessous la contribution de Marc Vial, p. 135-146. L’ouverture des trois cieux de saint Paul, où sont proposées les maximes générales de la vie morale, spirituelle et mystique, en esprit et en vérité, par Frère Léon de Saint-Jean, Paris : J. Cottereau, 1633. C’est le titre d’un ouvrage du P. Antoine Civoré, Les secrets de la science des saints […] et la théologie mystique rendue claire et facile, pour la pratique et la direction, Lille : Ignace et Nicolas de Rache, 1651. Sur la notion de scolastique, voir Riccardo Quinto, « Scholastica ». Storia di un concetto, Padova : Il Poligrafo, 2001 ; Alain Boureau, L’empire du livre. Pour une histoire du savoir scolastique (1200-1380), Paris : Les Belles-Lettres, 2007 ; Claire Angotti et Sophie Delmas, « La théologie scolastique », dans Structure et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident latin (1179-1449), éd. Marie-Madeleine de Cevins, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 269-280.
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plus d’éclat lors de la crise quiétiste, en un sens même elle en résulte52. Chez trois des protagonistes, Mme Guyon, Fénelon, Bossuet, le mot « mystique » est d’un emploi rare avant la querelle. Dans son Moyen court et très-facile de faire oraison en 1686, Mme Guyon qualifie de « mystique », c’est-à-dire, explique-t-elle, « cachée et inconnue », la manière dont Dieu élargit et ennoblit la « capacité passive de la créature53 ». Dans ses commentaires de l’Écriture, Bossuet caractérise comme « mystiques » des réalités ou des nombres qui doivent être interprétés au sens allégorique54. Quant à Fénelon, il emploie surtout l’adjectif « mystique » pour parler de l’Église, « corps mystique » du Christ, selon le transfert de sens si bien étudié par Henri de Lubac55. À partir de la querelle, le mot change de signification et, pour commencer, de catégorie grammaticale. Désormais, il s’emploie surtout comme substantif masculin pluriel, pour désigner les tenants de la thèse du « pur amour ». Prenant la défense de Mme Guyon, Fénelon veut montrer que sa doctrine s’appuie sur les maximes des saints, qu’elle se rattache à une tradition, celle des théologiens mystiques, dans laquelle il rassemble Clément d’Alexandrie, Jean Cassien, Denys l’Aréopagite, Bernard de Clairvaux, Jean de la Croix et bien d’autres, bref tous les écrivains anciens dont l’autorité confirme la doctrine en cause56. Au fond, ce sens dérive de celui qu’on a examiné plus haut : les « mystiques » ou « saints mystiques », ce sont les auteurs qui
52 Jean-Robert Armogathe, Le quiétisme, Paris : Presses universitaires de France, 1973 (Que sais-je ?) Fénelon. Mystique et politique 1699-1999, éd. François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun, Paris : H. Champion, 2004. 53 Mme Guyon, Moyen court et tres-facile de faire oraison que tous peuvent pratiquer tres-aisement, et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection, Paris : A. Warin, 1686, p. 138 (1re éd. Grenoble : Jacques Petit, 1685). 54 « Il faut entendre dans les nombres de l’Apocalypse une certaine raison mystique, à laquelle le Saint-Esprit nous veut rendre attentifs », L’Apocalypse avec une explication, dans Jacques Bénigne Bossuet, Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, éd. François Lachat, Paris : 1863, t. II, p. 409 ; « et le Saint-Esprit, qui montre partout à saint Jean l’Église figurée dans la synagogue, a encore tiré cet exemple de l’ancien peuple, pour signifier dans ces deux oliviers mystiques la céleste onction dont l’Église seroit pleine durant les persécutions », ibid., p. 451 ; « ainsi le nombre de deux est encore ici un nombre mystique, comme les trois ans et demi », ibid., p. 451. 55 « Si nous considérons l’Église comme le corps mystique de Jésus-Christ, elle doit toujours conserver en elle l’image du corps naturel du Sauveur qu’elle représente », François de Salignac de La Mothe-Fénelon, Traité du ministère des pasteurs, ch. II, dans Œuvres complètes de Fénelon archevêque de Cambrai, par M. *** directeur au séminaire de Saint-Sulpice, t. I, Paris : Leroux et Jouby – Méquignno – Gaume – Lefort, 1851, p. 154, 1re colonne. 56 Dans l’Instruction pastorale de M. l’archevêque de Cambrai sur le livre intitulé : « Explication des maximes des saints », Fénelon crée en quelque sorte un corpus d’auteurs mystiques, en énumérant aux ch. 25-69 : saint Clément d’Alexandrie, Tertullien, saint Basile, saint Grégoire de Naziance, saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, Cassien, Théodoret, Théophylacte, saint Jean Climaque, saint Maxime, le vénérable Bède, saint Anselme, saint Bernard, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure, Denys le Chartreux, L’imitation de Jésus-Christ, Hugues de Saint-Victor, Richard de Saint-Victor, Suso, Harphius, Blosius, Bellarmin, Grégoire Lopez, Balthasar Alvarez, saint Jean de la Croix, Avila, le cardinal Bona, le cardinal de Bérulle, la B. Angèle de Foligni, sainte Catherine de Gênes, Sainte Thérèse, Rodriguez, saint François de Sales, la Mère de Chantal, le P. Surin, le frère Laurent, les théologiens de l’École.
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traitent de la théologie mystique, au sens dionysien, mais après la fusion de celle-ci avec une spiritualité amoureuse ; bref, estime Fénelon, tous les écrivains chrétiens qui délivrent sur la vie d’oraison un enseignement compatible avec la thèse du pur amour. Tout en reprenant cette appellation de « mystiques », les adversaires de Fénelon, Noailles et Bossuet, introduisent une distinction. Puisqu’ils nient la continuité entre les « saints mystiques » et les thèses quiétistes, ils ont soin d’attribuer ces dernières à des « nouveaux mystiques », comme Bossuet, ou à des « faux mystiques », comme Noailles57. Le substantif « mystiques » au pluriel n’en vient pas moins à désigner un parti, celui des vaincus, et leur défaite a pour effet de reléguer la mystique aux marges de l’Église et de l’entacher en France d’un soupçon d’hérésie, pis peut-être de ridicule. C’est alors que naît le terme péjoratif de « mystification » et que se produit dans l’édition française un effondrement du nombre des titres comportant le mot « mystique », adjectif ou substantif. J’en ai compté 14 pour tout le xviiie siècle, contre 23 pour la seule dernière décennie du xviie siècle. D’expression molle, « mystique » est devenue une expression honteuse. De l’allégorie à l’occultisme
La quatrième rupture est la plus grave, et pendant longtemps la moins perceptible : elle porte sur l’application exégétique du mot « mystique ». Déjà, dans les universités, le sens littéral évinçait en pratique le sens mystique, moins susceptible d’entrer dans une théologie raisonnante. À la Renaissance, il se produit une « crise humaniste de l’allégorie traditionnelle », victime en quelque sorte de son succès : systématisés et démultipliés, appliqués qui plus est à des œuvres profanes comme le Roman de la rose, ses procédés deviennent suspects à l’époque d’un retour aux sources dans leur pureté originelle58. La méfiance grandit encore chez les auteurs réformés. Même si dans la pratique il allégorise volontiers, dans les principes Luther souhaite restreindre la place faite aux interprétations mystiques : jeux d’esprits ne prouvant rien, elles relèvent de la rhétorique59. Pour Melanchthon de même, l’allégorie n’est pas un sens de l’Écriture, mais une figure de rhétorique (allegoria in verbis), ou une simple analogie entre deux récits qui n’ajoute rien au sens de l’un et de l’autre60. Quant à Calvin, il déclare à propos de la méthode allégorique : « il ne faut point douter que ce n’ait esté une 57 En réponse au Gnostique de saint Clément d’Alexandrie de Fénelon, rédigé en 1694 à son intention, Jacques Bénigne Bossuet compose une Tradition des nouveaux mystiques, éd. F. Lachat dans Œuvres complètes, Paris : Vivès, t. XIX, 1864, p. 2 ; Louis Antoine de Noailles, archevêque de Paris, écrit en 1697 une Instruction pastorale sur la Perfection et sur la vie intérieure contre les illusions des faux mystiques. Bossuet est aussi l’auteur d’une Instruction sur les estats d’oraison où sont exposées les erreurs des faux mystiques de nos jours, avec les actes de leur condannation, Paris : Jean Anisson, 1697. 58 Olivier Millet, « Hiéroglyphes et allégorie dans la première moitié du xvie siècle : de la reconfiguration humaniste de l’allégorisme », dans Revue d’histoire littéraire de la France, t. 112, 2012/2, p. 263-276. 59 Voir Philippe Büttgen, Luther et la philosophie, Paris : Vrin, 2011, p. 87-154. 60 Voir Philippe Büttgen, « Doctrine et allégorie au début de la Réforme. Melanchthon », dans Allégorie des poètes, allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie, éd. Gilbert Dahan et Richard Goulet, Paris : Vrin, 2005, p. 289-322 ; cf. Corpus Reformatorum, t. 13, col. 466sq : « De quatuor sensibus sacrarum literarum ».
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invention de Satan, pour amoindrir l’authorité de l’Escriture61 ». Chez les catholiques eux-mêmes, il se produit peu à peu une désaffection, voire une incompréhension devant la théorie et la pratique, pourtant d’origine patristique, des trois ou quatre sens de l’Écriture62. Ce rejet de l’interprétation allégorique et morale des Écritures est d’autant plus notable que le sens exégétique du mot « mystique » était de loin le plus répandu pendant tout le Moyen Âge. Certes, ce sens exégétique se maintient jusqu’en plein xviiie siècle. Voltaire le connaît encore dans son Dictionnaire philosophique, comme lorsqu’il raille la promesse divine en faveur d’Abraham dans la Genèse : « C’est aux théologiens qu’il appartient d’expliquer, par l’allégorie et par le sens mystique, comment toutes les nations pouvaient être bénites dans une semence dont elles ne descendaient pas63 ». Cependant, cet exemple et bien d’autres en témoignent, le sens « typique, mystique, allégorique » de l’Écriture est devenu chez lui le prétexte à des sarcasmes répétés64. Bien pis, du côté catholique même, une certaine gêne entoure dès le xvie siècle une manière d’interpréter la Bible, attestée certes par les plus grands Pères de l’Église, mais qu’on ne voudrait plus imiter. Chez Bossuet même, qui continue de la pratiquer, le mot d’« allégorie » reçoit souvent un sens péjoratif65. Quant à Richard Simon, qui représente les tendances nouvelles en exégèse, il voit dans les sens spirituels au mieux des « jeux d’esprits », des artifices destinés à réveiller les auditeurs ; au pis l’effet de l’ignorance des langues anciennes et une influence des philosophes platoniciens66.
61 Jean Calvin, Commentaire sur l’Epistre aux Galatiens, IV, 22, dans Commentaires […] sur le Nouveau Testament, t. III, Paris : Ch. Meyrueis, 1855, p. 722. Ailleurs il n’admet que celles qui ont une origine scripturaire : « Les allégories ne doivent estre receues, sinon d’autant qu’elles sont fondées en l’Escriture : tant s’en faut qu’elles puissent approuver aucune doctrine. », Institution de la religion chrétienne, II, ch. v, éd. Frank Baumgartner, Genève : E. Béroud et Cie, 1888, p. 155. 62 Sur cette manière traditionnelle depuis les Pères d’expliquer l’Écriture, voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, 4 vol., Paris : Aubier, 1958 et 1964 (Théologie, 41 et 59). 63 Voir aussi, en tête de son Dictionnaire philosophique : « Nous déclarons aux savants qu’étant comme eux prodigieusement ignorants sur les premiers principes de toutes les choses, et sur le sens naturel, typique, mystique, allégorique de plusieurs choses, nous nous en rapportons sur ces choses au jugement infaillible de la sainte inquisition de Rome, de Milan, de Florence, de Madrid, de Lisbonne, et aux décrets de la Sorbonne de Paris, concile perpétuel des Gaules. », Voltaire, Dictionnaire philosophique, Déclaration (édition de 1772), Paris : Garnier, 1878, t. 20, p. 620. 64 Par exemple, à l’article : « Figure, sens figuré, allégorique, mystique, tropologique, typique, etc. » « C’est souvent l’art de voir dans les livres tout autre chose que ce qui s’y trouve. Par exemple, que Romulus fasse périr son frère Rémus, cela signifiera la mort du duc de Berri frère de Louis XI ; Régulus prisonnier à Carthage, ce sera saint Louis captif à la Massoure. », ibid., p. 137-138. 65 « Quand les protestans nous disent ici que les Goths n’avoient reçu des Romains aucun mauvais traitement, c’est que leurs fades allégories leur font oublier les faits historiques les plus constans que nous leur avons rapportés sur le verset 6 du xviiie chapitre », Commentaire sur l’Apocalypse, dans Jacques Bénigne Bossuet, Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, éd. François Lachat, Paris : 1863, t. II, p. 547 ; voir aussi le ch. « Froideur des allégories des protestans », dans Avertissements aux protestans sur l’Apocalypse, ibid., t. III, p. 96-99, qui se termine par : « […] et surtout ils se souviendront d’épargner les allégories qui donnent un trop grand jeu aux interprétations arbitraires ». 66 Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, Paris : Veuve Billaine, 1680, livre III, ch. viii, p. 486487 : « Il semble neanmoins avoir mélé trop d’érudition dans ses Ouvrages sur l’Écriture, et s’être trop éloigné de la simplicité de la Bible : mais comme il avoit l’esprit subtil et penetrant, il n’estimoit que le
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L’idée que le sens mystique ou allégorique découle d’une lecture christocentrique de la Bible et qu’il introduise au mystère du salut, est de moins en moins comprise. Du xvie au xixe siècle s’opère alors cette évolution : privé de sa relation au mystère du salut, le sens « mystique » se laïcise, il devient un sens « énigmatique », un sens « ésotérique ». C’est avec cette signification dérivée que paraissent en 1614 un Coq à l’Asne ou discours mystique sur les affaires de ce temps67, et en 1618 une Explication mystique des aigles sacrees de la royale auguste et victorieuse maison de Lorraine68. Est dit « mystique » ce qui doit être décrypté. Il est alors possible d’employer l’adjectif dans des contextes occultistes, comme dans l’Harmonie mystique ou Accord des philosophes chymiques de 163669. Ainsi vidé de son sens traditionnel, en rapport avec le mystère chrétien, le mot mystique se re-paganise et devient disponible pour des acceptions nouvelles. Puisque les catholiques eux-mêmes, impressionnés par le rationalisme des Lumières, renoncent à parler du mystère chrétien, le terme « mystique » revient en force dans le romantisme, chargé de connotations illuministes, par exemple chez
sens sublime et une certaine interpretation qu’il appelle spirituelle, ne pouvant presque souffrir le sens literal, qu’il croyoit n’avoir rien que de bas et de simple. Cependant cette methode est defectueuse, parce qu’il ne faut pas expliquer les choses par rapport à nôtre esprit et aux idées que nous avons de leur bassesse ou de leur grandeur, mais il les faut considerer en elles-mêmes et selon leur nature. C’est en quoi se sont trompez la pluspart de ceux qui ont formé leur esprit sur les Livres des Platoniciens. Si cela est une fois permis chacun fera des sens sublimes et spirituels à sa manière ; et ainsi on méprisera le sens historique et literal de la Bible. Il est vrai qu’Origene semble avoir été excusable en cela, parce qu’il avoit appris par experience que la lettre de l’Écriture étoit peu utile pour l’instruction, au lieu que les allegories reveilloient ses Auditeurs, et les rendoient plus attentifs à ses Leçons. » ; p. 495-496 : « Il est vrai qu’il y a peu de personnes aujourd’hui qui voulussent imiter la methode que saint Augustin a suivie dans son explication des Pseaumes. La pluspart des allegories et des jeux d’esprit dont tout cet Ouvrage est rempli, ne nous plairoient pas davantage qu’à saint Jérôme. […] Mais il n’est pas besoin de rapporter plus au long les paroles de saint Augustin, n’y ayant personne qui ne puisse consulter ses Commentaires sur les Pseaumes, et y reconnoître en même temps qu’il s’est trop abandonné aux allegories et à d’autres jeux d’esprit, qui ne convenoient gueres au sujet qu’il traitoit en cet endroit. Ce qui ne peut être attribué qu’au peu de connoissance qu’il avoit des Langues saintes : car il est certain que l’étude des Langues rend un esprit plus exact dans la recherche de la verité des faits, principalement quand on n’a pas étudié ces Langues pour elles-mêmes, mais par rapport aux choses et aux veritez qu’on veut découvrir. À quoi l’on peut ajoûter que la lecture des Philosophes et des autres auteurs Platoniciens avoit beaucoup contribué à rendre quelquefois saint Augustin peu exact dans ses Commentaires sur l’Écriture, comme quand il se presente quelque nombre. La Philosophie Platonicienne ne manque pas alors de lui fournir des mysteres pour expliquer ces nombres. » 67 Coq à l’asne ou Discours mystique sur les affaires de ce temps, Paris : Anthoine du Breuil, 1614. Il s’agit d’une facétie en vers. Ou encore Lettre mystique touchant la conspiration dernière, avec l’ouverture de la caballe mystérielle des Jésuites, révélée par songe, à un gentilhomme des trouppes du Comte Maurice, escrits à Frère Jean Boucher. Cum examine Indicis expurgatorii. Le tout dédié à l’Excellence du comte Maurice. Par M. D. L. F., Leyde : Piere Caillou, 1603. 68 Hélye Garel, Explication mystique des aigles sacrees de la royale auguste et victorieuse maison de Lorraine [Texte imprimé]. A tres-excellent & tres-illustre prince Monseigneur Louis de Lorraine pair de France cardinal de Guise, archevesque de Reims, &c., Nancy : Jacob Garnich, 1618. Porte sur les armoiries des ducs de Lorraine. 69 David Lagneau, Harmonie mystique, ou Accord des philosophes chymiques, avec scholies sur les plus difficiles passages des autheurs y allégués […], traduit par le Sr Veillutil […], Paris : M. Mondière, 1636.
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Balzac, qui écrit en 1835 un Livre mystique, dont la préface affirme que « le Mysticisme est précisément le Christianisme dans son principe pur », tout en l’assimilant à une filiation ésotérique qui relie les mysticismes indien, égyptien et grec, saint Jean l’évangéliste, l’université de Paris au xiie siècle et son fameux docteur Sigier (sic), Dante, Mme Guyon, Jacob Böhme, Swedenborg et Saint-Martin70. Les magnétistes, les franc-maçons, les poètes et les musiciens s’en emparent et lui confèrent un parfum d’occultisme, d’orientalisme et de rêve71. Dans ce climat de recomposition culturelle, cléricaux et anticléricaux s’affrontent autour du phénomène mystique, identifié à la face surnaturelle pour les uns, irrationnelle pour les autres, de la religion chrétienne. Du côté catholique, l’abbé Migne publie en 1855 un Dictionnaire de mystique chrétienne, ou Essai d’encyclopédisation historique et méthodique de tous les phénomènes merveilleux de l’âme parvenue à l’état surnaturel et unie à Dieu par l’exercice et la pratique de la vie spirituelle dans toute sa perfection72. Du côté philosophique, Alexandre Erdan fait paraître en 1858 La France mystique : tableau des excentricités religieuses de ce temps, où il passe en revue les mystiques de toute obédience, des swedenborgiens aux positivistes en passant par les catholiques, les mormons et les saint-simoniens73. ⁂ Par là, nous voici revenus au temps de Barthélemy Hauréau, dont l’Histoire de la philosophie scolastique paraît cinq ans plus tard et nous comprenons mieux, j’espère, quelles évolutions intermédiaires séparent, sur la notion de mystique, le chanoine de 70 Honoré de Balzac, Le livre mystique. Les proscrits. Histoire intellectuelle de Louis Lambert (Extrait des Études Philosophiques), Paris : Werdet, 1835 (2e éd.), Préface, p. VII-IX. 71 Étienne-Félix Hénin de Cuvillers, Exposition critique du système et de la doctrine mystique des magnétistes, Paris : Barrois l’aîné, 1888 ; Jacques-Étienne Marconis (1795-1868, franc-maçon, grand maître du Rite de Memphis), Soleil mystique. Journal de la maçonnerie universelle. Sciences, littérature, voyages, Paris : A. Goubaud et compagnie, 1853 ; Le Temple mystique, revue de la franc-maçonnerie, Paris : 1854-1856 ; Fs Rué, Les Tarquins vaincus, pot-pourri dialogue en trente couplets, précédé d’une vision, pièce mystique en neuf couplets pour préface, dédiée aux membres de la Loge des Zélés philanthropes, à l’Orient de Vaugirard, Grenelle : l’auteur, 1848. Parmi les écrivains romantiques, on retiendra parmi bien d’autres Gérard de Nerval pour « les mystiques splendeurs du ciel d’Asie », Le rêve et la vie. Aurélia, III, Paris : Victor Lecou, 1855, p. 49, et Charles Baudelaire pour les « prunelles mystiques » de son poème LVI Les chats, dans les Fleurs du mal, Paris : Poulet-Malassis et De Broise, 1857, p. 132-133. Enfin, parmi les musiciens, Adophe David a composé une Légende, caprice mystique pour le piano ; Laurent Durbec, une Barcarolle mystique à deux voix ; Louis Ganne une Danse mystique ; Jean-Baptiste Jossée une Romance mystique ; Fernand Le Borne une Rêverie mystique pour piano ; Joseph Ryelandt une Idylle mystique pour piano et chant ; Sainte-Mitouche un Quadrille mystique pour piano et Albert Ketelbey, une pièce In the mystic land of Egypt. 72 Dictionnaire de mystique chrétienne, ou Essai d’encyclopédisation historique et méthodique de tous les phénomènes merveilleux de l’âme, parvenue à l’état surnaturel, et unie à Dieu par l’exercice et la pratique de la vie spirituelle, dans toute sa perfection, Paris : Jacques-Paul Migne, 1855. Cet ouvrage dépend fortement de La mystique divine, naturelle et diabolique de Joseph von Görres, qui vient d’être traduite en français par Charles Sainte-Foi. 73 Alexandre Erdan, La France mystique : tableau des excentricités religieuses de ce temps, Amsterdam : R. C. Meijer Librairie étrangère, 1858.
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Saint-Victor et le « bénédictin de la République ». Non seulement Hugues de SaintVictor n’est pas un mystique au sens où l’entend Hauréau, mais ce sens lui aurait été inintelligible. Si l’enseignement d’Hugues est mystique, c’est en ce sens médiéval que le De sacramentis du victorin porte, selon son titre, sur les « sacrements » ou mystères « de la foi chrétienne », des sacrements/mystères qu’il faut encore comprendre au triple sens exégétique (les sacrements de l’Écriture), pascal (le Christ, sacrement unique du salut) et liturgique (les sacrements de l’Église)74. Au passage, nous avons vu par quelles voies une conception englobante et souple de l’existence chrétienne, centrée sur la notion de mystère du salut, après s’être stablement maintenue sur plus d’un millénaire, s’est peu à peu infléchie, érodée, fissurée, effondrée, pour ensuite se reconfigurer autrement. Là où la notion ancienne de mystère rassemblait toute l’existence du chrétien, la notion moderne de mystique ne cesse de cliver et d’opposer : la scolastique et la mystique, la connaissance et l’amour, l’objectif et le subjectif, le collectif et l’individuel, l’institution et l’idéal, l’homme et la femme, l’Occident et l’Orient, le rationnel et l’irrationnel, le normal et le paranormal, le naturel et le surnaturel. Façon peut-être de renouer avec la séparation originelle, temporairement surmontée dans le christianisme, entre le profane et l’initié. Pour conclure, il me semble que le malentendu sur la notion de « mystique » soulève un triple problème, lexicographique, historiographique et anthropologique, auquel ce colloque, je l’espère, apportera des réponses. Le problème lexicographique est manifeste, il est même double : non seulement le mot « mystique » n’a pas du tout le même sens au Moyen Âge qu’aujourd’hui, mais d’un historien à l’autre ou chez le même historien, son sens est presque toujours élastique et flou, au point qu’aucun élément – même l’expérience, même le divin – n’est commun à tous les usages du mot, et qu’à peu près rien de ce qui est chrétien – ou païen ? – n’échappe à l’une ou l’autre de ses acceptions75. Cette mutation et surtout cette imprécision de sens, qui devrait rendre le terme impropre à tout usage scientifique, découlent du même fait : « mystique », au sens moderne, est un mot résidu, une sorte de case fourre-tout qui s’est créée par glissements successifs, pour recevoir tout ce qui, du fait religieux, n’entrait dans aucune discipline universitaire, et s’est ainsi fait déménager du centre vers la périphérie. Suprême, mais marginale, obscure et en fouillis, la mystique est le grenier de la religion. Suffit-il alors de changer de nom pour résoudre le problème ? Non, car le problème lexicographique se double d’un problème historiographique : ce qu’on a dit sur le mot « mystique » vaut tout autant pour le mot « spiritualité », qui a subi une évolution
74 Sur la notion de « sacrement » chez Hugues, voir Isabelle Moulin, Sacrement et sacramentalité dans l’économie de la grâce chez Hugues de Saint-Victor, Paris : Parole et silence, 2015 (Cahiers du Collège des Bernardins) ; Dominique Poirel, « Sacraments », dans A Companion to the Abbey of Saint Victor in Paris, éd. Juliet Mousseau et Hugh Bernard Feiss, Leiden : Brill, 2017 (Brill’s Companions to the Christian Tradition), p. 277-297 ; Id., « L’histoire, l’allégorie et la théologie », dans Communio : revue catholique internationale, t. 44/5, sept.-oct. 2019, p. 39-49. 75 Sur l’emploi contemporain du sens pour parler de la littérature médiévale de langue romane, en dehors mais en réplique de la sphère religieuse, voir ci-dessous la contribution de Jean-René Valette, p. 149-169.
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parallèle76. Derrière le problème de mots, il y a donc un problème de conception, qui met en cause notre rapport au Moyen Âge et notre aptitude à embrasser le fait religieux comme un tout, et non comme la somme de secteurs spécialisés. Lorsque nous employons le mot « mystique », dans le sens moderne et vague qu’on a dit, lorsque nous découpons un objet qui n’était pas nommé ni pensé comme tel par les auteurs médiévaux, finalement, est-ce que nous n’exprimons pas surtout nos propres difficultés à quitter nos schémas modernes et à rejoindre le Moyen Âge ? J’irais plus loin encore. On a vu que le mot « mystique », dans son sens moderne, entrait dans une série d’antithèses. La mystique, c’est l’idéal contre l’institution, l’individuel contre le collectif, le féminin contre le masculin, l’Orient contre l’Occident, l’effusion religieuse contre la raison pragmatique… Ce qui rassemble ces antithèses hétérogènes, n’est-ce pas qu’elles pointent toutes vers les malaises et les déséquilibres d’une civilisation : la nôtre bien plus que la médiévale ? La notion de « mystique » n’en dit-elle pas plus long sur l’historien d’aujourd’hui, qui l’utilise, que sur les hommes d’autrefois, qu’il prétend décrire grâce à elle77 ? Cette notion aurait alors son intérêt anthropologique, mais comme la révélatrice de nos propres failles. Il ne suffit pas de démystifier la mystique, il faut encore se mettre à l’écoute des auteurs médiévaux, pour observer comment eux-mêmes, dans leurs propres termes, nomment et construisent les faits que nous lui annexons aujourd’hui. C’est ce que vont faire à présent quelques-uns des meilleurs spécialistes, historiens, littéraires ou philosophes, d’un Moyen Âge qui n’a pas fini de nous instruire, y compris sur nous-mêmes, et par avance je les en remercie très chaleureusement.
76 Voir à ce sujet l’article lumineux du P. Pietro Messa, « Spiritualità e mistica tra storia e teologia », dans Collectanea Franciscana, t. 75, 2005, p. 5-26. 77 Voir à cet égard l’enquête ci-dessous de Jacques Dalarun sur l’essor de la notion de mystique dans l’historiographie italienne récente, p. 171-184.
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Le xiie siècle
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La spiritualité nuptiale des Cisterciens
On trouve dans le Dictionnaire de Spiritualité un article intitulé « Mariage spirituel », qui commence ainsi : « On désigne généralement par cette expression le degré le plus élevé de la contemplation infuse et de l’union mystique de l’âme avec Dieu1. » Une telle définition tend d’emblée vers la mystique ; l’article toutefois n’aborde la dimension mystique du « mariage spirituel » qu’après quelques détours qui ne sont pas sans intérêt. Il est bon par exemple de rappeler que dans la tradition ancienne de l’Église, le mot et le motif du mariage spirituel ont eu cours chez les Pères en rapport avec les sacrements : le baptême notamment a été désigné comme le moment des épousailles avec le Christ ; plus rarement, c’est la communion eucharistique qui fut présentée comme la consommation d’une telle union. Dans cette perspective sacramentelle, les noces spirituelles concernent tout fidèle, elles s’identifient à la vocation chrétienne. Tiré du côté de « la mystique », le motif du mariage spirituel aura évidemment souvent une portée plus restreinte. Dans le même article du Dictionnaire de Spiritualité, et pour la section relative à la perspective mystique du mariage spirituel, trois figures sont retenues pour « la tradition ancienne de l’Église », avant l’exposé beaucoup plus développé portant sur la tradition carmélitaine inaugurée par Thérèse d’Avila. Parmi ces trois figures, deux appartiennent à l’époque patristique, celles d’Origène et de Grégoire de Nysse, et la troisième à l’époque médiévale, celle de saint Bernard. Choisir l’abbé de Clairvaux pour évoquer la conception médiévale du mariage spirituel peut aujourd’hui apparaître comme une évidence. La tradition historiographique est pourtant plus réservée. Étienne Gilson, dans son ouvrage sur La théologie mystique de saint Bernard publié en 1934, a consacré des pages importantes à sa conception de l’amour ; on ne trouve cependant pas sous sa plume l’expression « mariage mystique » ou « mariage spirituel » – il s’en tient à celle d’« amour spirituel2 ». L’ouvrage collectif intitulé Saint Bernard théologien, qui se rattache aux
1 Pierre Adnès, « Mariage spirituel », dans Dictionnaire de Spiritualité, t. X, Paris : Beauchesne, 1980, col. 388-389 [388-408]. 2 Étienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris : Vrin, ²1947 (1re édition en 1934). L’expression de « mariage mystique » n’apparaît ni dans la table des matières, ni dans le texte lui-même ; elle figure toutefois de façon bien visible comme en-tête des pages 159 à 161, où les analyses proposées par Gilson cèdent la place à une longue citation du sermon 83 de Bernard sur le Cantique des Cantiques. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 35-56 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123006
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célébrations du 800e anniversaire de la mort de saint Bernard en 1953, ne contient pas non plus de contribution traitant du mariage spirituel ou mystique, même si le motif des noces avec le Verbe est évoqué au fil de plusieurs études particulières3. En 1979, Dom Jean Leclercq, savant bénédictin à qui l’on doit d’innombrables études et ouvrages sur saint Bernard, a publié un livre intitulé L’amour vu par les moines au xiie siècle4. Parmi les auteurs et les textes étudiés, une place de choix est réservée à saint Bernard et à ses sermons sur le Cantique, mais Dom Leclercq n’emploie pas l’expression de « mariage mystique » ; il n’en use pas davantage dans un ouvrage complémentaire publié peu après, Le mariage vu par les moines au xiie siècle, dont un chapitre porte sur « Saint Bernard et la métaphore de l’amour5 ». C’est finalement Raffaele Fassetta qui a plus récemment livré une analyse systématique de ce motif dans deux articles importants, parus respectivement en 19866 et en 20137. Ces deux études sont menées principalement à partir des Sermons sur le Cantique des Cantiques de saint Bernard, sermons déjà largement sollicités dans les travaux antérieurs que nous avons mentionnés. Le xiie siècle a été si l’on peut dire le siècle du Cantique des Cantiques : il fut alors le livre de l’Ancien Testament le plus commenté8, et Ann Matter a pu dénombrer près d’une trentaine de commentaires produits pour cette seule période (contre moins d’une dizaine datant des xe et xie siècles)9. Parmi tous ces commentaires, beaucoup sont dus à des auteurs cisterciens : Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry, Geoffroy d’Auxerre, Thomas de Perseigne, Gilbert de Hoyland, Alain de Lille, Jean de Ford… Or la plupart d’entre eux s’inscrivent dans une tradition d’interprétation spécifique, dont la prédominance est également caractéristique du
3 Saint Bernard théologien. Actes du congrès de Dijon, 15-19 septembre 1953, Analecta Sacri Ordinis Cisterciensis, t. 9/3-4, 1953. Les études qui apportent un éclairage utile à notre sujet sont principalement celles de Jean Daniélou, « S. Bernard et les Pères grecs », p. 46-55, et d’Yves Congar, « L’ecclésiologie de S. Bernard », p. 136-190. 4 Jean Leclercq, L’amour vu par les moines au xiie siècle, Paris : Cerf, 1983 (Monks and Love in Twelfth-Century France pour le titre original de l’ouvrage paru en anglais en 1979). 5 Id., Le mariage vu par les moines au xiie siècle, Paris : Cerf, 1983 (Monks on Marriage: A Twelfth-Century View pour le titre de l’ouvrage original paru en anglais en 1982). Le chapitre sur saint Bernard se trouve aux p. 105-122. 6 Raffaele Fassetta, ocso, « Le Mariage spirituel dans les Sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques (I) », dans Collectanea Cisterciensia, t. 48, 1986, p. 155-180 et « Le Mariage spirituel dans les Sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques (II) », ibid., p. 251-265. L’auteur note p. 156 : « La symbolique nuptiale est déjà présente dans les premiers traités de Bernard, où cependant elle ne fait qu’affleurer de manière épisodique. C’est dans les homélies super Cantica que le thème du mariage spirituel est orchestré en toute sa multiforme richesse, avec des développements d’une extraordinaire puissance théologique, mystique et poétique. » 7 Id., « La mystique christocentrique et nuptiale de saint Bernard dans les sermons sur le Cantique », Collectanea Cisterciensia, t. 75, 2013, p. 139-154. 8 Voir André Cabassut et Michel Olphe-Galliard, « Cantique des Cantiques. II. – Histoire de l’interprétation spirituelle » (Moyen Âge et époque moderne), Dictionnaire de Spiritualité, t. II, Paris : Beauchesne, 1953, col. 101. 9 Ann E. Matter, The Voice of My Beloved: the Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990, Appendix : Latin commentary on the Song of Songs to 1200, p. 205-210.
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xiie siècle. Jusque-là en effet, l’exégèse chrétienne avait privilégié le sens spirituel que l’on qualifie de mystique, en voyant dans le Cantique une figure des noces de Dieu et de l’humanité (Incarnation du Fils, nature humaine assumée par le Verbe) ou, plus fréquemment, des noces du Christ et de l’Église. Désormais – et notamment chez les Cisterciens10 –, l’interprétation qui prévaut identifie l’Épouse ou la bien-aimée du Cantique à l’âme fidèle, en décrivant la relation dynamique entre l’âme et Dieu en termes de relation amoureuse. C’est donc l’exégèse du Cantique des Cantiques, poème biblique prenant la forme de discours amoureux prononcés alternativement par un homme et une femme, qui constitue un lieu d’observation privilégié pour voir se déployer le motif du mariage mystique ou spirituel, en lien avec la spiritualité particulière développée dans l’ordre de Cîteaux. Ne pouvant envisager ici l’ensemble des commentaires cisterciens, nous nous appuierons sur les deux œuvres les plus importantes : le recueil des Sermons sur le Cantique des Cantiques de saint Bernard11, et l’Exposé sur le Cantique des Cantiques de Guillaume de Saint-Thierry12. Le recueil bernardin ne comprend pas moins de 86 sermons et représente l’œuvre d’une vie : le premier groupe de sermons remonte aux années 1135-1136 tandis que d’autres ont été composés peu de temps avant la mort de Bernard (1153) ; de plus, ce dernier a entrepris une révision complète de l’ensemble entre 1148 et 115313. Même si le recueil tel qu’il a été transmis est une œuvre littéraire élaborée, qui ne reflète qu’indirectement la prédication effective de l’abbé de Clairvaux à ses moines, il n’offre pas un commentaire organique, systématique du Cantique14. L’Exposé de Guillaume est en revanche un traité, dont le propos est soigneusement structuré. Guillaume l’a rédigé entre 1137 et 1139, c’est-à-dire entre son arrivée à Signy, où il a pu enfin – mais trop brièvement – jouir de la tranquillité et du repos (otium) auxquels il aspirait, et le moment où il a repris la plume pour lutter contre les idées
10 Ils n’ont certes pas le monopole d’une telle interprétation, que l’on trouve également chez certains auteurs bénédictins ou victorins (pour ces derniers, voir la contribution de C. Giraud dans le présent volume, p. 57-69), mais elle prend avec eux un tour systématique que l’on ne peut ignorer. 11 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 1 (serm. 1-15), Paris : Cerf, 1996 (SC 414) ; t. 2 (serm. 16-32), Paris : Cerf, 1998 (SC 431) ; t. 3 (serm. 33-50), Paris : Cerf, 2000 (SC 452) ; t. 4 (serm. 51-68), Paris : Cerf, 2003 (SC 472) ; t. 5 (serm. 69-86), Paris : Cerf, 2007 (SC 511). Le texte latin est repris, avec des corrections, de celui qui a été établi par Jean Leclercq, Henri Rochais et Charles H. Talbot pour les Sancti Bernardi Opera, vol. 1 et 2, Romae : Editiones Cistercienses, 1957-1958. Les introductions, les notes et la traduction sont de Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta. 12 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des Cantiques, texte latin, introduction et notes par Jean-Marie Déchanet, trad. de Maurice Dumontier, Paris : Cerf, 1998 (SC 82) (2e éd. revue et corrigée, la 1re est de 1962). 13 Voir Jean Leclercq, « Les étapes de la rédaction », dans Revue Bénédictine, t. 65, 1955, p. 228-258 (repris dans Id., Recueil d’études sur saint Bernard et ses écrits, t. I, Roma : Edizioni di Storia e letteratura, 1962, p. 213-244 et dans l’introduction au vol. I des Sancti Bernardi Opera : « Introduction. I. L’histoire du texte », p. XV-XLIV). 14 Voir A. E. Matter, The Voice of my Beloved…, op. cit., p. 124 : « These “sermons”, written at different times and reflecting different theological debates, do not have an overall plan of exposition of the Song of Songs. It seems that Bernard did not mean them to be a comprehensive, formal interpretation of the biblical text, but rather used the Song of Songs as an ongoing occasion for commentary on the issues of Christian life he found most pressing. »
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d’Abélard. Il en avait déjà longuement mûri le propos depuis un premier séjour à Clairvaux, occasion d’entretiens spirituels avec Bernard15. Nous reviendrons dans un premier temps sur le type de lecture du Cantique proposé par Bernard et Guillaume, entre tradition et nouveauté. Dans un deuxième temps, nous verrons comment la figure de l’âme-épouse a structuré leur spiritualité et leur pensée théologique, en nous appuyant notamment sur deux thèmes : celui de l’image et de la ressemblance, et celui de l’unitas spiritus. Dans un troisième et dernier temps, nous reprendrons la réflexion sous un angle plus spécifique pour nous demander dans quelle mesure les vues qu’ils développent entrent dans les catégories de « la mystique ».
Une lecture du Cantique entre tradition et nouveauté Si l’on présente habituellement aujourd’hui le Cantique des Cantiques comme un dialogue amoureux, en ne préjugeant ni de l’identité ni du statut de l’homme et de la femme qui échangent des propos passionnés, pour les lecteurs médiévaux c’était bien un épithalame, un chant de noces, et on le rapportait historiquement à la figure du roi Salomon : le poème aurait été composé à l’occasion de son mariage avec la fille du Pharaon, le roi d’Égypte16. Mais ce poème occupe une place tout à fait particulière dans la tradition exégétique, puisque au-delà de cette référence historique, plutôt vague au demeurant, il a toujours fait l’objet d’une lecture non littérale.
15 Dans la biographie de son ami qu’il a rédigée de façon anticipée, du vivant de celui-ci, il nous raconte comment tous deux, malades, s’étaient retrouvés à l’infirmerie de Clairvaux et avaient profité de ce repos forcé pour échanger sur la signification du Cantique, qu’ils scrutaient l’un et l’autre avec une attention passionnée, Bernard toutefois précédant Guillaume par une compréhension née de l’expérience : « Itaque tunc dissuerit mihi de Cantico canticorum, quantum tempus illud infirmitatis meae permisit, moraliter tantum, intermissis altioribus mysteriis Scripturae illius, quia sic volebam, et sic petieram ab eo. […] In quo cum benigne et sine invidia exponeret mihi, et communicaret sententias intelligentiae et sensus experientiae suae, et multa docere niteretur inexpertum, quae nonnisi experiendo discuntur. Etsi intelligere non poteram adhuc quae apponebantur mihi, plus tamen solito intelligere me faciebat quid ad ea intelligenda deesset mihi. » (Vita prima sancti Bernardi, l. I, § 59, Guillelmus a Sancto Theodorico Opera omnia VI, éd. Paul Verdeyen, Turnhout : Brepols (CCCM 89B), 2011, p. 75). De ces entretiens, qu’il faudrait situer vers 1125 ou un peu plus tard, est sans doute née la Brevis commentatio in Canticum (vers 1130) ; Guillaume a ensuite composé deux florilèges, les Excerpta ex libris beati Gregorii super Cantica Canticorum et les Excerpta ex libris beati Ambrosii super Cantica Canticorum. 16 Guillaume y fait référence d’abord dans le prologue de l’Exposé sur le Cantique, § 9, éd. cit., p. 82 : « Propositi vero dramatis historialis, fabulae seu parabolae, hoc potest esse argumentum. Rex Salomon filiam Pharaonis Aegyptii duxit uxorem », et de nouveau dans le prélude du second chant, § 146, ibid., p. 306 : « Sed primo sequentis Cantici sensus historicus succincte praelibandus est, et spiritualis ei comparandus. Sicut habemus ex libro Paralipomenon, rex Salomon, rex pacis, pacem habens in regno suo, subactis circumquaque inimicis, et aedificata in Jerusalem domo Domini, et domo regia, “Non, inquit, habitabit uxor mea in domo David patris mei regis Israël, eo quod sanctificata sit, quia ingressa est in eam arca Domini.” Idcirco, uxori suae Aegyptiae, filiae Pharaonis, extructa domo in Libano, extra Jerusalem, et procul a domo regia eam habitare praecepit, donec ad plenum deposuisset barbaram naturam, et totam aegyptiam conspersionem. »
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Il faut ici rappeler l’un des principes fondamentaux de l’exégèse traditionnelle, aussi bien juive que chrétienne : celui de la pluralité des sens de l’Écriture. La portée du texte biblique, divinement inspiré, ne saurait être circonscrite par une seule explication et compréhension : non seulement ce texte comporte plusieurs niveaux de sens, mais ses significations possibles sont en quelque sorte inépuisables, infinies17. La pratique exégétique chrétienne, depuis l’époque patristique jusqu’au Moyen Âge classique, a essentiellement distingué deux niveaux de signification : le sens littéral, ou historique, et le sens spirituel, ou figuré. Ce sens spirituel pouvait lui-même être décliné en diverses catégories ; jusqu’au xiie siècle, soit l’époque qui nous intéresse, les commentateurs distinguent essentiellement entre le sens mystique ou allégorique, qui se rapporte aux « mystères de la foi » (relatifs au Dieu trine et à l’économie du salut), et le sens moral, qui permet de dégager des règles de conduite18. Dans le cas du Cantique des Cantiques, le sens littéral a été suspendu au profit du seul sens spirituel. L’interprétation traditionnelle y a vu en effet, plutôt qu’une expression de l’amour humain, une célébration de l’amour de Dieu pour son peuple, puis de l’amour du Christ et de l’Église. Les jeux des amants, leur description imagée du corps de l’autre, leur rencontre charnelle – tout ce qui fait la charge érotique du poème, le seul texte biblique où il n’est apparemment pas question de Dieu19 – ont donc été très tôt mis à distance par la substitution au sens littéral d’un sens métaphorique20. On se trouve ainsi devant un étonnant paradoxe : la signification
17 Voir Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne de la bible en Occident médiéval, xiie-xive siècle, Paris : Cerf, 1999, en particulier p. 55sq et 71sq. 18 La subdivision du sens spirituel en sens allégorique, tropologique et anagogique, telle qu’elle a été exposée par Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris : Aubier, 1959-1964 (4 vol.), n’a en réalité été systématisée de cette façon qu’au tournant des xiie et xiiie siècles. 19 L’unique référence, indirecte, se trouve en Ct 8, 6 avec un mot composé (« une flamme de Yah ») qui pourrait être une forme de superlatif ne renvoyant pas nécessairement à Dieu (voir la Traduction Œcuménique de la Bible, édition intégrale, Ancien Testament, Paris : Cerf, 1975, p. 1610, note r). 20 Voir Jean-Pierre Sonnet, « Érotique et mystique dans le Cantique des cantiques », dans Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, éd. cit., t. 3, p. 367, note 2 : « C’est la conception du poème comme simple dialogue amoureux qui est “seconde” dans la tradition, apparaissant avec Théodore de Mopsueste au ive siècle du côté chrétien et bien plus tard du côté juif » et p. 368 : « On peut toutefois objecter qu’en deçà d’un usage et d’une tradition d’interprétation, un texte est reconnu inspiré en sa lettre même, et celle-ci, dans le Cantique, énonce un dialogue amoureux entre un homme et une femme. La question dès lors rebondit : en étant lu allégoriquement, le Cantique aurait-il été, dès les origines, méconnu dans sa pertinence propre ? Et l’aurait-il été tout au long de sa tradition d’interprétation ? Il faut, apparemment, mieux interroger le paradoxe : pourquoi ce texte, où s’articule le dialogue amoureux de l’homme et de la femme, s’est-il si bien prêté à l’articulation du dialogue mystique ? Pour répondre à cette question, il convient de mieux cerner la poétique du Cantique, en s’interrogeant sur la forme de discours qu’il met en place. » Outre les réponses apportées par J.-P. Sonnet lui-même dans ce texte (qui reprend de façon abrégée son article « Le Cantique, entre érotique et mystique : sanctuaire de la parole échangée », dans Nouvelle Revue Théologique, t. 119, 1997, p. 481-502), voir Anne-Marie Pelletier, Lectures du Cantique des Cantiques. De l’énigme du sens aux figures du lecteur, Roma : Pontificio Istituto Biblico, 1989 (Analecta biblica, 121) ; et plus récemment Ead., « Saint Bernard lecteur du Cantique des cantiques : un moine au “jardin des métaphores” », dans Le discours mystique entre Moyen Âge et première Modernité, 1. La question du langage, sous la dir. de Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, Paris : Honoré Champion, 2019, p. 396-411.
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du Cantique ne peut être que mystique, au sens traditionnel du mot, c’est-à-dire une signification cachée, autre que la signification première, immédiate, du texte21 ; mais en même temps, comme le sens littéral est impossible à recevoir, le sens second ne peut rester caché, il doit nécessairement être dévoilé, exposé… La particularité de la lecture pratiquée par Bernard et Guillaume est d’avoir privilégié, au niveau du sens spirituel, le sens moral – car l’application à l’âme fidèle plutôt qu’à l’Église de la figure de l’Épouse correspond précisément à un glissement du sens mystique entendu dans sa signification première (portant sur les mystères de la foi), à un sens moral (la conduite de la vie chrétienne). Les deux Cisterciens n’ont pas été les inventeurs d’une telle exégèse : l’un et l’autre se sont abondamment servis des commentaires d’Origène sur le Cantique. Origène (190-254), à qui l’on doit à la fois des homélies et un commentaire suivi sur le Cantique des Cantiques, est en effet le premier à avoir vu dans l’épouse du Cantique une figure de toute âme chrétienne et plus seulement la figure de l’Église, et à avoir développé systématiquement les significations possibles du texte dans ce registre22. Les Pères de l’Église latine n’ont pas complètement ignoré cette interprétation particulière du Cantique, mais ils ont privilégié la typologie mettant en avant l’Église, tout comme les exégètes médiévaux jusqu’au xiie siècle, qui a été, comme on l’a dit en introduction, le moment d’une sorte de renversement de perspective, principalement mais pas exclusivement chez les Cisterciens. Pour expliquer le basculement qui a fait préférer l’interprétation mettant en avant l’âme-épouse, plusieurs facteurs sont certainement à prendre en compte ; nous en retiendrons trois principaux. Premièrement, même si le phénomène est l’objet de débats et d’analyses parfois divergentes, il y a eu au xiie siècle une certaine affirmation de la « personne »23. Parler d’une émergence de l’individu serait peut-être excessif mais l’on observe bien une forme d’autonomisation du sujet, qui s’exprime notamment dans le domaine religieux : souci de coopérer à son propre salut, aspiration à une authentique vie spirituelle. L’insistance sur l’expérience, qu’on retrouve si fortement chez les Pères cisterciens et notamment dans les commentaires sur le Cantique, met bien en relief la dimension singulière de chaque existence humaine24. Il faut encore noter que l’accent
21 Voir l’introduction de Dominique Poirel au présent volume. 22 Voir Henri Crouzel, « Le thème du mariage mystique chez Origène », dans Studia Missionalia, t. 26, 1977, p. 37-57, et Anne-Marie Pelletier, Lectures du Cantique des Cantiques, op. cit., p. 227-280. 23 Voir Marie-Dominique Chenu, L’éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Paris – Montréal : Vrin, 1969 ; Walter Ullmann, The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore : John Hopkins University Press, 1966 ; Caroline Walker Bynum, « Did the Twelfth Century Discover the Individual ? », dans Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley – Los Angeles – Londres : University of California Press, 1982, p. 82-109 ; Aron J. Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris : Seuil, 1997 ; Jean-Claude Schmitt, « La “découverte de l’individu” : une fiction historiographique ? », dans Id., Le corps, les rites, les rêves, Paris : Gallimard-NRF, 2001, p. 241-262 ; Ineke Van’t Spijker, Fictions of the Inner Life. Religious Literature and Formation of the Self in the Eleventh and Twelfth Centuries, Turnhout : Brepols, 2004 ; Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 2016. 24 Voir supra, note 15 : relatant ses échanges avec Bernard à propos du Cantique, Guillaume souligne la nécessité de l’expérience pour accéder à un certain type de compréhension.
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mis sur la personne et son expérience propre s’accompagne d’une valorisation de l’intériorité mais aussi de l’affectivité, comme nous le verrons. Le deuxième élément du contexte à retenir est une certaine exaltation de l’amour, des relations amoureuses. Le xiie siècle aurait même été, aux dires de R. Fassetta, « le siècle de l’amour25 ». Il vit en tout cas s’épanouir la poésie lyrique des troubadours et apparaître, un peu plus tard, les premiers romans. L’« amour courtois », pour employer la formule consacrée, a participé d’un climat dans lequel ont baigné comme les autres les auteurs monastiques et qui a trouvé un écho dans le domaine de la spiritualité26. Cette influence fut d’autant plus naturelle que l’idéal de l’amour courtois, contrairement à ce qu’ont pu laisser croire les généralisations véhiculées par une certaine historiographie, pouvait s’inscrire dans le cadre conjugal27. Toujours est-il que Bernard chante l’amour en des termes que n’auraient pas reniés certains de ses contemporains poètes : « L’amour est à lui-même sa plénitude ; quand il survient, il attire et absorbe en lui tous les autres sentiments. C’est pourquoi celle qui aime, aime, et ne sait rien d’autre28 » ; « L’amour se suffit à lui-même, il plaît par lui-même et pour lui-même. Il est à lui-même son mérite, à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche hors de lui-même ni sa cause ni son fruit : en jouir, voilà son fruit. J’aime parce que j’aime ; j’aime pour aimer29. » Le troisième élément susceptible d’expliquer le succès de la figure de l’âme-épouse est l’approfondissement de la réflexion sur le mariage et le lien conjugal, dans un contexte d’élaboration de la théologie sacramentelle qui aboutit, dans le courant du xiie siècle, à valider définitivement la reconnaissance du mariage comme sacrement. Dans le cadre de cette réflexion, on tendait à souligner l’importance décisive du consentement mutuel – donc de la volonté, voire des sentiments – dans la constitution
25 Raffaele Fassetta, « La mystique christocentrique et nuptiale de saint Bernard… », art. cit., p. 152 : « Il est permis de penser que, dans l’histoire de la culture européenne, le xiie siècle a été le siècle de l’amour. » 26 L’ouvrage d’É. Gilson sur La théologie mystique de saint Bernard, op. cit., est pourvu de plusieurs appendices dont le IVe traite de « Saint Bernard et l’amour courtois » (p. 193-215). L’auteur oppose de manière radicale l’amour courtois et la pensée de Bernard mais ses vues paraissent ici assez datées. D’autres travaux ont depuis proposé une approche plus nuancée. Voir par exemple Robert Javelet, « L’amour spirituel face à l’amour courtois », dans Entretiens sur la Renaissance du 12e siècle, dir. Maurice de Gandillac et Édouard Jeauneau, Paris – La Haye : Mouton, 1968, p. 309-336 ; Jean Prosper Theodorus Deroy, « Thèmes et termes de la fin’amors dans les Sermones super Cantica canticorum de saint Bernard de Clairvaux », dans Actes du XIIIe Congrès international de Linguistique et Philologie romanes, éd. Marcel Boudreault et Frankwalt Möhren, Québec : Presses de l’Université de Laval, 1976, p. 853-860 ; Jean Leclercq, L’amour vu par les moines…, op. cit. (en particulier le chap. V : « La Champagne, jardin d’amour ») ; Burcht Pranger, Bernard of Clairvaux and the Shape of Monastic Thought. Broken Dreams, Leiden : Brill, 1994 (sections : « The Song of Songs and love-lyric », p. 135-138 ; et « Courtly love and religious prose », p. 138-145). Voir également la contribution de Jean-René Valette, « Existe-t-il une mystique courtoise ? Mots, textes et concepts », dans le présent volume. 27 Pour prendre le seul exemple des œuvres de Chrétien de Troyes, tandis que la relation adultère entre Lancelot et la reine Guenièvre est bien au cœur de l’intrigue du Lancelot (Le chevalier à la charrette), les péripéties d’Érec et Énide ou du Cligès mettent en scène – et à l’épreuve… – des couples mariés. 28 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 83, 3, éd. cit., t. 5, p. 345. 29 Ibid., § 4, p. 347-349.
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du lien matrimonial ; l’on commençait aussi à insister, justement, sur les sentiments particuliers qui font des conjoints non seulement « une seule chair » mais « un seul esprit » : toute une gamme était déclinée, de la dilectio à l’amicitia en passant par la caritas30. On ne peut manquer de lire comme un témoignage de cette valorisation du lien conjugal un passage du sermon 7 de Bernard : Ce sentiment de l’amour est le plus élevé des dons naturels, surtout s’il remonte à sa source qui est Dieu. Et pour exprimer la douce affection réciproque du Verbe et de l’âme, on n’a pas trouvé de noms plus doux que ceux d’époux et d’épouse. Car tout leur est commun ; ils n’ont rien en propre, rien qui ne soit partagé. Ils ont même héritage, même table, même maison, même lit et ils sont une même chair. […] Si donc le verbe aimer convient de façon spéciale et particulière aux époux, ce n’est pas à tort qu’on désigne du nom d’épouse l’âme qui aime31. Arrêtons-nous, pour clore cette première partie de notre exposé, sur la place dévolue à l’affectivité dans l’expérience spirituelle au xiie siècle. C’est un sujet qui a fait l’objet d’études nombreuses et approfondies32 ; retenons simplement ici l’une des évolutions marquantes de la pensée à cette époque : les affects (affectus, traditionnellement désignés comme les « passions » de l’âme) ne sont plus appréhendés de façon négative. Considérés comme ni bons ni mauvais en eux-mêmes, ils sont évalués en fonction de leur orientation (ou objet) et de leur mesure (ordinatio). On fait même un pas de plus, en particulier chez les Cisterciens : non seulement les affects ne font plus l’objet d’une suspicion a priori, mais ils sont regardés comme un point d’appui nécessaire, représentant un dynamisme essentiel de la vie psychique et, dans le même mouvement, de la vie spirituelle33. Si affectus ou affectio peut être utilisé comme un terme générique, désignant les diverses manières qu’a l’âme d’être affectée, il est plus souvent employé, sous la plume de Bernard, comme synonyme d’amour. Il existe certes plusieurs sortes d’amour ; Bernard en a donné une typologie, qui dessine aussi une hiérarchie. On peut à cet égard déceler une évolution dans sa pensée. Dans le traité De l’amour de Dieu, il
30 Voir Jean Gaudemet, Le mariage en Occident : les mœurs et le droit, Paris : Cerf, 1987 ; James A. Brundage, Sex, Law and Marriage in the Middle Ages, Aldershot : Variorum, 1993 ; Gérard Mathon, Le mariage des chrétiens. I. Des origines au concile de Trente, Paris : Desclée, 1993 ; David D’Avray, Medieval Marriage. Symbolism and Society, Oxford : Oxford University Press, 2005. 31 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 7, 2, éd. cit., t. 1, p. 157 et 159. 32 La voie avait été ouverte par André Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots du Moyen Âge latin. Études d’histoire littéraire, Paris : Bloud & Gay, 1932. Parmi les ouvrages récents, signalons Jean-François Cottier, Animea mea. Prières privées et textes de dévotion du Moyen Âge latin, Turnhout : Brepols, 2001 ; Rachel Fulton, From Judgement to Passion. Devotion to Christ and the Virgin Mary, 800-1200, New York : Columbia University Press, 2002 ; Sarah McNamer, Affective Meditation and the Invention of Medieval Compassion, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2010. 33 Voir Lode Van Hecke, Le désir dans l’expérience religieuse. L’homme réunifié. Relecture de saint Bernard, Paris : Cerf, 1990 (chap. II : « L’anthropologie de Bernard de Clairvaux ») ; Pacificus Delfgaauw, Saint Bernard maître de l’amour divin, Paris : Fac, 1994 (2e partie, chap. 1 : « Amour – affectio naturalis ») ; Damien Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge : autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen : Publications du CRAHM, 2005.
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distinguait trois attitudes possibles vis-à-vis de Dieu : celle de l’esclave, qui agit par crainte, celle du mercenaire, mû par l’appât du gain, et enfin celle du fils qui lui ne cherche pas son intérêt34. Il n’était donc pas question de l’amour sponsal ; or, dans les sermons sur le Cantique, c’est cet amour-là qui est exalté comme la forme la plus haute et la plus pure de l’amour. Ce qui fait la supériorité de l’amour sponsal, ce sont deux composantes essentielles : la gratuité (au sens de désintéressement) et une sorte d’élan audacieux35. Bernard met en relation ces deux dispositions intérieures avec deux versets bibliques : 1 Co 13, 5, « L’amour ne cherche pas son intérêt » (Caritas non quaerit quae sua sunt) et 1 Jn 4, 18, « L’amour parfait bannit la crainte » (Perfecta caritas foras mittit timorem). Ces deux aspects apparaissent ensemble dans le sermon 7 : Elle ne demande ni la liberté, ni le salaire, ni l’héritage, ni même l’enseignement, mais un baiser, comme une épouse très chaste, qui respire l’amour sacré et qui ne peut absolument pas dissimuler la flamme dont elle brûle36. Regarde en effet de quelle manière abrupte elle commence son discours. Alors qu’elle a l’intention de demander une grande grâce à un grand seigneur, elle n’a pas recours, comme le voudrait l’usage, à des paroles flatteuses […]. Elle ne fait pas de préambule, n’essaye pas de capter la bienveillance, mais soudain, du tropplein de son cœur, sans ambages et le front haut [frontose], elle s’écrie : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. » […] Son amour est ardent, car elle s’enivre de cet amour à tel point qu’elle ne pense plus à la majesté de l’Époux. Quoi donc ! À celui qui de son regard fait trembler la terre, elle demande un baiser ! Est-elle ivre ? Oui, elle l’est. […] Oh ! Qu’elle est grande, la force de l’amour ! Quelle confiance inspirée par l’Esprit de liberté ! Quoi de plus évident que cette parole : « L’amour parfait bannit la crainte »37 ? Ailleurs il dira même que l’Épouse est intrepida et inverecunda, sans que cela soit en sa défaveur38. Or cet amour de l’Épouse pour l’Époux n’est pas une donnée immédiate et intangible ; c’est le fruit d’une dynamique, qui se déploie sous l’action de la grâce. L’amour de l’Épouse est d’abord suscité, enflammé par la contemplation de l’humanité du Verbe fait chair, mais il ne peut en rester à cette première étape ; de charnel, il lui faut devenir spirituel39. Les progrès de l’Épouse, la purification de son amour, Guillaume les a décrits pour sa part en s’appuyant sur des subdivisions du Cantique et en fonction des lieux où se produisent les rencontres espérées. L’Épouse est d’abord introduite dans le cellier ; elle y reçoit et goûte les premières consolations, qui enflamment son amour. Puis l’Époux
34 Bernard de Clairvaux, L’amour de Dieu, XII, 34, Paris : Cerf, 1993 (Sources Chrétiennes 393), p. 149. 35 Cet aspect a été bien mis en lumière par Raffaele Fassetta, « Le mariage spirituel dans les Sermons de saint Bernard… », art. cit. (1986), p. 159sq. 36 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 7, 2, éd. cit., t. 1, p. 159. 37 Ibid., § 2-3 (passim), p. 159 et 161. 38 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 74, 4, éd. cit., t. 5, p. 164. 39 Id., Sermons sur le Cantique, serm. 20, éd. cit., t. 2, p. 124-145.
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se retire ; c’est le temps de la désolation mais aussi du progrès dans les vertus et dans l’intelligence. L’Épouse peut alors pénétrer dans la cave à vin, et s’enivrer de l’amour de l’Époux ; mais il faut que l’ivresse se dissipe, pour que vienne le temps de la « charité ordonnée », et que l’Épouse puisse reposer avec l’Époux sur leur « petit lit fleuri »40. La lecture du Cantique proposée par Bernard et Guillaume s’inscrit donc dans une double tradition : à la fois la tradition exégétique privilégiant le sens « spirituel » de ce texte et la tradition origénienne identifiant l’Épouse à l’âme fidèle. Cette lecture est en même temps novatrice car elle intègre le contexte propre du xiie siècle, qui contribue de diverses manières à valoriser le sentiment amoureux et l’amour sponsal. Mais son originalité et sa profondeur tiennent aussi à ce qu’elle se coule dans la pensée théologique et spirituelle des Pères cisterciens, jusqu’à en devenir un élément essentiel.
La figure de l’âme-épouse au cœur de la pensée théologique de Bernard et de Guillaume La figure de l’âme-épouse et le motif du mariage spirituel ont été mobilisés dans le cadre de deux doctrines structurantes de la pensée de Bernard et de Guillaume : celle de l’image et de la ressemblance d’une part, celle de l’unitas spiritus d’autre part. Image et ressemblance : la conformation de l’Épouse à l’Époux
La thématique de l’image et de la ressemblance habite en profondeur la tradition théologique, dès la période patristique ; elle connaît cependant un regain d’intérêt au xiie siècle, notamment chez les Cisterciens41. Et c’est précisément en y faisant référence que Guillaume ouvre son traité sur le Cantique : Seigneur notre Dieu, qui nous avez créés à votre image et ressemblance, pour nous permettre, comme on sait, de vous contempler et de jouir de vous ; vous que nul ne contemple au point d’en jouir qu’à proportion de sa ressemblance avec vous ; ô splendeur du bien suprême, qui saisissez du désir de vous toute âme raisonnable […], délivrez de l’esclavage de la corruption ce qui en nous doit être consacré à votre unique service : notre amour. Car c’est l’amour, mais libre, qui nous fait semblables à vous42.
40 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, éd. cit. (voir l’introduction p. 47-48 et les préludes des différents « chants »). 41 Voir Léopold Malevez, « La doctrine de l’image et de la connaissance mystique chez Guillaume de Saint-Thierry », dans Recherches de science religieuse, t. 22, 1932, p. 178-205 et 257-279 ; Maur Standaert, « La doctrine de l’image chez saint Bernard », dans Ephemerides theologicae lovanienses, t. 23, 1947, p. 70-129 ; Robert Javelet, Image et ressemblance au xiie siècle. De saint Anselme à Alain de Lille, Paris : Letouzey & Ané, 1967, 2 vol. ; Pierre Magnard, « Image et ressemblance », dans Saint Bernard et la philosophie, Colloque des 27, 28 avril 1990, éd. Remi Brague, Paris : PUF, 1993, p. 73-85. 42 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 1, éd. cit., p. 71. Plus loin Guillaume parle toutefois des images de Dieu qui s’impriment dans l’intelligence et la mémoire, images de moins en moins dissemblables de la Réalité à laquelle elles renvoient, au fur et à mesure des progrès de l’âme ; il est
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La même thématique est tout aussi centrale dans le recueil des Sermons sur le Cantique de Bernard, où l’on peut toutefois percevoir certaines évolutions. C’est dans le dernier groupe de sermons constituant son recueil, à partir du sermon 80, qu’il a repris de façon systématique, presque sur le mode d’un traité, cette question de l’image et de la ressemblance sous-jacente à l’ensemble de son propos. Il commence par y préciser ce qui relève de l’image : c’est en termes de droiture et de grandeur que l’âme peut être dite à l’image de Dieu, sans pour autant lui être égale43. Pour ce qui est de la ressemblance, Bernard parle d’une ressemblance « de nature » entre l’âme et Dieu, en soulignant trois propriétés qui leur sont communes : la simplicité de substance (le fait qu’être et vivre soient une seule et même chose), l’immortalité et le libre arbitre44. La ressemblance n’a pas été détruite par le péché, mais en quelque sorte recouverte par lui comme d’un second manteau, ou d’une rouille45. Il n’appartient ni à la nature ni aux seuls efforts de l’homme de s’en dégager : seule la grâce peut y parvenir46. Mais une fois saisie par la grâce, l’âme du pécheur repentant est libre de s’élancer vers son Dieu. Il semble alors qu’à la ressemblance de nature puisse venir s’ajouter une sorte de ressemblance supérieure, ou de parure, qui réside dans les sentiments et la volonté – en d’autres termes, dans l’amour : Quelles audaces ne pourrait-elle pas se permettre tranquillement envers celui dont elle se voit l’image glorieuse, dont elle se sait porter noblement la ressemblance ? […] Il suffit qu’elle s’applique à conserver la noblesse de sa nature par la probité de sa vie. Ou plutôt, qu’elle s’efforce de rehausser et de parer la beauté céleste, qui est en elle en raison de son origine, comme par les couleurs éclatantes de ses mœurs et de ses sentiments [affectuum]. […] Or, le retour de l’âme, c’est sa conversion au Verbe, pour qu’il la reforme et la rende conforme à lui-même. En quoi ? En l’amour [in caritate]. […] Une telle conformité marie l’âme au Verbe.
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assez peu question de l’image au singulier, qui ne paraît pas avoir la même densité ontologique que chez Bernard : « L’homme fut créé à l’image de Dieu par ce fait que, amené par une pieuse réminiscence de Dieu à le connaître, incliné par une humble connaissance à l’aimer, conduit par un ardent et savoureux amour jusqu’à le posséder dans la joie, il réaliserait ainsi sa définition d’animal raisonnable. » (ibid., § 88, éd. cit., p. 209). Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 80, 2, éd. cit., t. 5, p. 277-279. Id., Sermons sur le Cantique, serm. 81, 2, 5 et 6, éd. cit., t. 5, p. 299 et 305-307. Id., Sermons sur le Cantique, serm. 82, 5, éd. cit., t. 5, p. 331 : « Puisqu’elle a négligé de défendre la noblesse de sa nature par l’honnêteté de ses mœurs, il est arrivé, par un juste jugement du Créateur, non pas qu’elle soit dépouillée de sa propre liberté, mais qu’elle soit revêtue “de sa honte, comme d’un double manteau” (Ps 108, 29). Sa robe a été comme doublée : tandis que la liberté demeure à cause de la volonté, sa conduite servile trahit la présence de la nécessité. On en peut dire autant de la simplicité et de l’immortalité de l’âme. Et si tu fais bien attention, tu ne verras rien en elle qui ne soit couvert de ce double manteau de ressemblance et de dissemblance à la fois » ; serm. 83, 2, ibid., p. 343 : « Il est en nous un bien grand don de la nature. S’il ne joue pas son rôle, n’est-ce pas vrai que nos autres facultés naturelles seront défigurées et comme toutes recouvertes d’une rouille de vétusté ? » Id., Sermons sur le Cantique, serm. 82, 7, éd. cit., t. 5, p. 337 : « Pourquoi ne pourrait-elle pas s’écarter du mal, puisqu’elle a pu s’en approcher ? Pourquoi ne pourrait-elle pas s’approcher du bien dont elle a pu s’éloigner ? Mais cette double faveur dont je viens de parler, l’âme doit l’espérer de la grâce, non de la nature, ni non plus de ses efforts. »
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Déjà semblable à lui par nature, elle se rend aussi semblable à lui par la volonté, en l’aimant comme il l’aime [diligens sicut dilecta est]. Si elle aime parfaitement, son mariage est consommé. Quoi de plus joyeux que cette conformité ? Quoi de plus désirable que cet amour ? […] Voilà le contrat d’un mariage vraiment spirituel et saint47. Ce mariage spirituel ne peut pas toutefois s’accomplir entièrement ici-bas. Bernard pose en effet une équivalence entre la ressemblance parfaite et la claire vision – qui n’appartiennent pas à l’homme dans la condition mortelle et terrestre – et le plein épanouissement de l’amour : Qu’elle est vraiment admirable et stupéfiante, cette ressemblance dont s’accompagne la vision de Dieu (cf. 1 Jn 3, 2), ou mieux qui est la vision de Dieu – je parle de celle qui s’accomplit dans l’amour. Cette vision, cette ressemblance est amour. […] Oui, « quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel sera aboli » (1 Co 13, 10). Alors il y aura entre Dieu et l’âme une affection chaste et accomplie, une connaissance plénière, une vision claire, une union ferme, un lien indissoluble, une ressemblance parfaite. Alors l’âme « connaîtra comme elle est connue » (1 Co 13, 12) ; alors elle aimera comme elle est aimée. Et l’Époux trouvera sa joie dans l’Épouse, connaissant et connu, aimant et aimé48. L’exposé est souvent plus complexe chez Guillaume, qui pose à la fois une analogie et une distinction entre le sens corporel de la vision et le sens spirituel de l’amour par lequel Dieu est perçu. Le raisonnement part du principe que seul le semblable connaît le semblable. Dans la vision corporelle, l’image de l’objet perçu s’imprime en quelque sorte dans l’esprit du sujet, qui se transforme pour s’ajuster à cette empreinte : de là naît la perception. Quand c’est Dieu qui est objet de connaissance, l’âme se transforme aussi pour s’ajuster à son objet, lui devenir semblable49 ; mais il y a deux différences majeures par rapport à la vision corporelle. Tout d’abord, dans ce cas particulier de vision-connaissance, l’âme est en quelque sorte passive, c’est Dieu qui opère en elle la transformation requise50. Ensuite, cette transformation est 47 Id., Sermons sur le Cantique, serm. 83, 1-3 (passim), éd. cit., t. 5, p. 343-345. 48 Id., Sermons sur le Cantique, serm. 82, 8, ibid., p. 339. 49 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 21, éd. cit., p. 95 et 97 : « Plus souvent l’on retourne l’image à sa source, plus, avec dévotion et fidélité, l’on en repasse les traits, plus elle devient digne de Dieu, et efficace, et douce à son possesseur. C’est là, d’ailleurs, quel qu’en soit l’objet, le mécanisme habituel de toute connaissance commune : impression dans l’esprit ou la mémoire d’une image de l’objet connu ; notion d’autant plus nette de l’objet connu que l’image en est plus profondément gravée. Quand il s’agit de la connaissance de Dieu par l’homme, l’âme peut bien se voir imprimer parfois une grande ressemblance avec la Divinité […]. Cependant, entre l’image imprimée dans l’esprit et la Réalité, énorme est la différence, en raison de la sublimité de la nature divine. Infirme est la nature humaine, infirme en elle, à proportion, la ressemblance divine. […] Toutefois, exclusivement déposée comme on l’a dit, dans le sens ou entendement de l’amour illuminé, cette grâce de la connaissance divine, par-dessus toute connaissance des êtres créés, enrichit de soi et béatifie son possesseur. Elle descend à son niveau et le soulève jusqu’à elle. » 50 Ibid., § 80, p. 193 et 195 : « L’objet qu’elle pénètre par l’intelligence naturelle, l’âme le saisit ; mais par l’intelligence spirituelle, elle saisit moins qu’elle n’est saisie. »
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un long processus, elle est progressive, graduelle. Dieu, en se conformant l’âme, lui imprime des images de plus en plus ressemblantes, à mesure que l’âme progresse dans l’intelligence, l’amour et les vertus. Mais tous ces progrès resteraient vains si la grâce n’intervenait pour amener à une sorte de saut qualitatif, par lequel s’éveille en l’âme le « sens illuminé de l’amour » : Lorsque, vers Lui, plus ardent s’incline l’humble amour, ce dernier se conforme à l’objet de son inclination ; car, en s’inclinant, il reçoit de l’objet lui-même l’aptitude à cette conformation. Modelé ainsi à la ressemblance du Modeleur, l’homme en vient à s’attacher à Dieu, c’est-à-dire qu’il en vient, beau dans la Beauté, bon dans la Bonté, à faire avec Dieu un seul esprit ; et ce résultat se proportionne à sa propre mesure, donnée par la force de sa foi, la lumière de son intelligence et la capacité de son amour […]. Il arrive que la grâce surabonde, jusqu’à une positive et palpable expérience de quelque chose de Dieu […] ; soudainement alors, et par un procédé tout nouveau, devient sensible au sens illuminé de l’amour ce qui passe le rêve de tout sens corporel, l’examen réfléchi de toute raison, la capacité de toute intelligence, hormis l’intelligence de l’amour illuminé. En cet état, pour cet homme de Dieu, sentir le contact de quelque chose de Dieu ce n’est rien d’autre que de contracter avec lui, par l’amoureuse unification née de l’heureuse expérience, une ressemblance conforme à la fois à la nature de l’impression reçue et à celle de l’amour qui le reçoit51. En outre, comme chez Bernard, l’accomplissement de ce processus de conformation et de façonnement d’une parfaite ressemblance a une dimension eschatologique : À ce moment l’union de l’Époux et de l’Épouse se fera plénière et perpétuelle, dans la plénitude de la ressemblance. Non seulement l’Époux sera vu comme il est, mais toute âme qui aura mérité le titre d’Épouse sera comme il est lui-même. Le baiser, lui aussi, atteindra sa plénitude, au moment où, lèvres jointes et bras enlacés, pleine et sans fin se consommera l’enivrante possession52. L’Unitas spiritus
L’unité de l’esprit, ou unité dans l’esprit, est un thème majeur de la pensée de Guillaume53 ; c’est même le titre d’un ouvrage récent qui a été consacré à l’étude
51 Ibid., § 94, p. 217-219. Voir Guerric Aerden, « Le sens de l’amour illuminé. À propos du sensus amoris dans les écrits de Guillaume de Saint-Thierry », dans Collectanea Cisterciensia, t. 73, 2001, p. 482-496 et Carmen Angela Cvetković, « Between patristic authority and innovation : William of St Thierry’s use of Augustine for his view on sensus amoris », dans Guillaume de Saint-Thierry, de Liège au Mont-Dieu. Actes du colloque « Guillaume de Saint-Thierry : histoire, théologie, spiritualité » (4-7 juin 2018, Reims-Saint-Thierry), Cîteaux. Commentarii cistercienses, t. 69, 2018, p. 247-262. 52 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 98, éd. cit., p. 225 et 227. 53 C’est aussi un thème organiquement lié au précédent. Voir Yves-Anselme Baudelet, L’expérience spirituelle selon Guillaume de Saint-Thierry, Paris, Cerf : 1985, p. 40 : « Cette unité d’“esprit” (unitas spiritus) de l’homme avec Dieu est le degré de ressemblance le plus élevé auquel peut tendre ici-bas l’image de Dieu en nous » (pour les effets de cette unitas spiritus, voir ibid. p. 139-141).
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de sa théologie54. Ce thème est également présent chez Bernard, avec toutefois des nuances importantes par rapport à son ami. Nous l’aborderons avec l’exposé de Guillaume, chez qui il surgit à propos de l’articulation entre le sens mystique (ou « mystérique ») et le sens moral du Cantique : Le Christ-Époux offrit à l’Église son épouse comme un baiser du ciel lorsque, Verbe fait chair, il l’approcha de si près qu’il se fit son conjoint, conjoint si intime qu’il ne fit plus qu’un avec elle, Dieu devenu homme, homme devenu Dieu. C’est ce baiser-là qu’il offre à l’âme fidèle, son épouse, et lui imprime, lorsqu’au souvenir des bienfaits accordés à tous, il dépose en elle une joie personnelle et exclusive et l’inonde de la grâce de son amour. Il tire à lui son esprit, lui infuse le sien, pour ne plus faire de l’un et de l’autre qu’un seul esprit55. Peu à peu, le parcours décrit par Guillaume conduit l’âme jusqu’aux sommets de l’union à Dieu. Cette élévation est d’abord rapportée à la réalisation, en l’homme, de la ressemblance, selon la perspective déjà évoquée : « Modelé ainsi à la ressemblance du Modeleur, l’homme en vient à s’attacher à Dieu, c’est-à-dire qu’il en vient, beau dans la Beauté, bon dans la Bonté, à faire avec Dieu un seul esprit […] ; il est alors, en Dieu, par grâce, ce que Dieu est par nature56. » Puis l’image du petit lit fleuri, où se consomme l’union des amants dans le Cantique57, inspire l’un des plus beaux passages du traité de Guillaume – le sommet qu’il décrit est sans doute aussi celui de sa théologie mystique : Il est le théâtre de cette conjonction merveilleuse, de cette mutuelle fruition de suavité, de joie incompréhensible, inimaginable pour ceux-là mêmes en qui elle s’accomplit, entre Dieu et l’homme en marche vers Dieu, entre l’esprit créé tendu vers l’Incréé et l’Incréé lui-même. On les nomme Époux et Épouse, et la langue humaine, entre temps, cherche des mots pour exprimer tant bien que mal la douceur et la suavité de cette union, qui n’est autre que l’Unité du Père et du Fils, que leur baiser, leur étreinte, leur bonté et tout ce qui, dans cette infiniment simple Unité, leur est commun à tous deux. Tout cela c’est l’Esprit Saint, Dieu, Charité, à la fois Donateur et don. C’est là, dans ce lit, que s’échange en son intimité cet embrassement, ce baiser par lesquels l’Épouse commence à connaître comme elle-même est connue. Et comme les amants, dans leurs baisers, par un suave et mutuel échange, transfusent l’une dans l’autre leurs âmes, ainsi l’esprit créé tout entier s’épanche dans l’Esprit qui le crée pour cette effusion même ; en lui l’Esprit créateur s’infuse en la mesure qu’il veut, et l’homme devient avec Dieu un seul esprit58.
54 Voir Unity of Spirit. Studies on William of Saint-Thierry in Honor of E. Rozanne Elder, éd. F. Tyler Sergent, Aage Rydstrøm-Poulsen et Marsha L. Dutton, Collegeville (MN) : Cistercian Publications, Liturgical Press, 2015 (Cistercian Studies Series 268). 55 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 30, éd. cit., p. 113 et 115. 56 Ibid., § 94, p. 217 et 219. 57 Ct 1, 14 : « Lectulus noster floridus ». 58 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 95, éd. cit., p. 221 et 223.
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Ainsi, par l’Esprit Saint, se réalise entre l’homme et Dieu la même union qu’entre le Père et le Fils, une union totale, à la fois intime et dynamique, qu’exprime l’image du baiser. Bernard ne s’est pas aventuré aussi loin que Guillaume. Revenons sur les neuf premiers sermons de son recueil, qui commentent ce seul premier verset du Cantique : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. » Bernard distingue plusieurs sortes de baisers : baiser des pieds, des mains, de la bouche, mais il distingue aussi entre le « baiser de la bouche » et le « baiser du baiser ». Le baiser de la bouche, c’est celui-là seul qu’échangent le Père et le Fils59, tandis que l’âme-épouse ne peut prétendre qu’au baiser du baiser. L’union entre le Père et le Fils, la plus haute et la plus parfaite qui soit, est évoquée dans les termes de l’union nuptiale : C’est un baiser ineffable et dont aucune créature n’a fait l’expérience, qu’évoquait celui qui dit : « Nul ne connaît le Fils sinon le Père, et nul ne connaît le Père sinon le Fils ou celui à qui le Fils aura voulu le révéler » (Mt 11, 27). […] Or, cette réciprocité à la fois de connaissance et d’amour entre celui qui engendre et celui qui est engendré, qu’est-ce sinon le baiser le plus doux, mais aussi le plus secret60 ? À cet éternel embrassement [complexui] d’une incomparable béatitude, nulle créature ne saurait assister, comme on l’a déjà dit. Un seul est témoin de cette connaissance [agnitionis] et de cet amour [dilectionis] réciproques et y participe : l’Esprit du Père et du Fils61. Or l’Esprit Saint n’est pas seulement le témoin du baiser, il est ce baiser lui-même : Si l’on a raison d’admettre que le Père donne le baiser et que le Fils le reçoit, il ne sera pas faux de penser que ce baiser même est l’Esprit Saint, celui qui est la paix inaltérable du Père et du Fils, leur lien solide, leur amour indivis, leur indissoluble unité62. Baiser en tant qu’il est échange et union d’amour entre le Père et le Fils, l’Esprit est « baiser du baiser » en tant qu’il introduit l’âme à une certaine connaissance de cette communion : Il suffit donc à l’Épouse d’être baisée d’un baiser de l’Époux, même si ce n’est pas directement de sa bouche. Car à ses yeux, ce n’est pas une chose négligeable ou
59 Une seule fois, dans le sermon 2, Bernard donne une autre interprétation, qui s’inscrit également dans la tradition patristique : le baiser de la bouche, c’est celui que reçoit l’assumptus homo, que le Verbe donne à la chair qu’il assume : « Écoutez-moi bien. Si la bouche qui donne le baiser, c’est le Verbe qui a pris notre chair ; si la bouche qui le reçoit, c’est cette chair prise par le Verbe ; le baiser provenant tant de celui qui le donne que de celui qui le reçoit, c’est la personne même formée par l’union du Verbe et de la chair, le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus homme et Christ. […] Heureux baiser, et admirable de merveilleuse complaisance, où ce n’est pas une bouche qui se pose sur une autre bouche, mais Dieu qui s’unit à l’homme » (serm. 2, 3, éd. cit., t. 2, p. 85). 60 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 8, 1, éd. cit., t. 1, p. 175 et 177. 61 Ibid., § 6, p. 187. 62 Ibid., § 2, p. 177 et 179.
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médiocre que d’être baisée du baiser : il ne s’agit de rien moins que de recevoir l’infusion de l’Esprit Saint63. Elle demande donc avec hardiesse qu’on lui donne le baiser, c’est-à-dire cet Esprit, par lequel le Fils et le Père lui seront également révélés64. Quand l’épouse demande le baiser, elle demande à recevoir la grâce de cette connaissance trinitaire, dans la mesure où une créature mortelle peut en être capable. […] Or cette révélation qui s’accomplit par l’Esprit Saint, non seulement fait briller la lumière de la connaissance, mais allume aussi le feu de l’amour65. C’est en prenant l’exemple de l’apôtre Paul, pourtant élevé jusqu’au troisième ciel66, que Bernard souligne la distance qui existe entre les deux baisers : « Car pour le Christ le baiser est plénitude ; pour Paul il est participation. Ainsi, tandis que le premier se glorifie du baiser de la bouche, l’autre ne peut se glorifier que d’avoir reçu le baiser du baiser67. » Mais sans doute peut-on déceler une évolution dans la pensée de Bernard, dans l’espace des quelques dix-huit années au long desquelles les sermons sur le Cantique ont été composés. Les plus tardifs témoignent en effet d’une sorte de tension interne : d’un côté, Bernard s’attache encore à marquer la distance, la différence entre l’union des personnes de la Trinité et l’union de l’homme à Dieu ; d’un autre côté, il insiste sur la réalité et la portée de cette seconde union. Le discours se tient donc sur une ligne de crête, comme on peut le voir dans le sermon 71. Bernard tient à distinguer nettement l’union entre le Père et le Fils, désignée comme identité de substance ou comme « fusion des essences », de l’union entre l’âme et Dieu, définie par « l’accord des volontés »68. Mais dans le même temps, l’union créée par cette conjonction des volontés est présentée comme une grande chose : On ne peut certes pas dire que [l’homme et Dieu] sont un seul être, car ils n’ont pas la même substance ou nature. Mais on dit, en toute certitude et vérité, qu’ils
Ibid., § 2, p. 177. Ibid., § 3, p. 179. Ibid., § 5, p. 181. Voir 2 Co 12, 3. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 8, 8, éd. cit., t. 1, p. 191. Comme c’est pour Bernard le Fils qui donne l’Esprit – même si celui-ci procède du Père et du Fils –, la perspective reste christocentrique. 68 Id., Sermons sur le Cantique, serm. 71, 6-8 (passim), éd. cit., t. 5, p. 89-95 (passim) : « Non pas qu’on puisse dire alors qu’elle est un avec Dieu comme le Père et le Fils sont un, même si “celui qui s’attache à Dieu est avec lui un seul esprit” (1 Co 6, 17). […] Car ils ne sont pas l’un en l’autre de la même manière, et leur unité n’est pas la même. Le Père et le Fils sont l’un en l’autre d’une manière non seulement ineffable, mais incompréhensible. […] Certes, par la charité, l’homme est en Dieu et Dieu est en l’homme, selon cette parole de Jean (1 Jn 4, 16) : “Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui”. Il s’agit là d’une certaine conformité de sentiments [consensio] qui fait qu’ils sont deux en un seul esprit, ou mieux qu’ils sont un seul esprit. Vois-tu la différence ? Ce n’est certes pas la même chose d’avoir la même substance et d’avoir les mêmes sentiments. […] Or cette unité ne résulte pas tant de la fusion [cohaerentia] des essences que de l’accord [conniventia] des volontés. » 63 64 65 66 67
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sont un seul esprit s’ils s’attachent l’un à l’autre par le ciment de l’amour [glutino amoris]69. Image un peu surprenante, mais parlante, que celle de l’amour comme colle ou ciment. Un peu plus loin, Bernard poursuit : Lorsque l’homme et Dieu sont attachés l’un à l’autre [inhaerent sibi] en tout – ils sont attachés en tout quand ils sont incorporés profondément l’un à l’autre par un intime amour mutuel [intima mutuaque dilectione inviscerati alterutrum sibi] – Dieu est en l’homme et l’homme en Dieu, je n’hésite pas à le dire70. Plusieurs des textes qui ont été cités à propos de la ressemblance et de l’unité d’esprit conjoignant l’âme à son Époux divin auront peut-être déjà produit une impression assez vive pour convaincre que nous avons bien affaire, chez Bernard et Guillaume, à une véritable mystique. Dans les remarques qui vont suivre, nous essaierons néanmoins d’aller au-delà de cette première impression pour voir par quels traits spécifiques les propos de Bernard et Guillaume se rattachent effectivement à ce qu’il a été convenu d’appeler, bien plus tard, « la mystique ».
Une « mystique » nuptiale ? Notons d’abord que si le motif du mariage spirituel n’a guère d’antécédents dans la tradition théologique latine, il rejoint cependant, tel qu’il a été déployé par les Cisterciens, l’un des traits majeurs de la mystique occidentale – pour autant que l’on voudra bien faire remonter celle-ci à saint Augustin. Dans l’œuvre d’Augustin en effet convergent deux éléments que nous avons abondamment croisés : le désir de Dieu et la vision-connaissance, le désir de Dieu étant souvent identifié au désir de voir Dieu71. Or, même si ce trait est plus marqué chez Guillaume, il est également structurant chez Bernard et les amène l’un et l’autre à situer le plein accomplissement des noces entre l’âme et Dieu après la mort, l’homme ne pouvant ici-bas contempler Dieu face à face et se rassasier de cette vision. On connaît bien la formule d’Augustin placée au début des Confessions : « Tu nous as faits pour toi et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi72. » Chez Augustin, l’homme est un être de désir et son désir naît d’un manque radical, ontologique. Pour Bernard et Guillaume aussi, le désir est le ressort essentiel de
69 Ibid., § 8, p. 95. 70 Ibid., § 10, p. 99. L’image de l’incorporation peut renvoyer ici à l’eucharistie, dont il est question dans le même sermon. Voir à ce propos Stefan Constantinescu, « L’arrière-fond eucharistique de la mystique nuptiale de saint Bernard de Clairvaux », dans Collectanea Cisterciensia, t. 79, 2017, p. 387-403. 71 Voir Carmen Angela Cvetković, Seeking the Face of God. The Reception of Augustine in the Mystical Thought of Bernard of Clairvaux and William of St Thierry, Turnhout : Brepols, 2012. 72 Augustin d’Hippone, Confessions, éd. Luc Verheijen, Turnhout : Brepols, 1981 (CCSL 27), Liber primus, I. 1, p. 1 : « Fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te. »
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l’itinéraire spirituel73 ; un désir dont la dimension d’épreuve est maintes fois soulignée – comme il l’est dans le Cantique par la bouche de la Bien-Aimée : « Soutenez-moi car je suis malade d’amour74. » Mais la référence au Cantique des Cantiques et la valorisation des puissances affectives de l’âme donnent une coloration particulière à la quête de Dieu par l’âme. L’alternance, dans le Cantique, des moments de présence et d’absence, des visites et des disparitions du Bien-Aimé, inscrit le manque dans le temps intermédiaire entre deux rencontres : le manque est d’autant plus aigu qu’il fait suite à la possession, au moins partielle, mais il est plein aussi de l’attente des retrouvailles. Écoutons d’abord Guillaume : L’Époux sortit et s’en alla. Et maintenant, blessée d’amour et brûlante du désir de l’absent, pénétrée de la douceur d’un renouveau sacré, renouvelée par la délicieuse saveur, et tout soudain, mise de côté, abandonnée à elle-même, dégoûtée des celliers vides et déserts […], l’Épouse s’élance sur la trace odorante de l’Époux qui fuit75. Puis Bernard : Lorsqu’elle perçoit la grâce, elle reconnaît la présence du Verbe. Quand elle ne la perçoit pas, elle se plaint de son absence, et réclame à nouveau sa présence […]. Pourquoi ne la chercherait-elle pas ? Car, depuis qu’un si doux Époux lui a été retiré, elle ne veut plus, je ne dis pas désirer, mais même envisager quoi que ce soit d’autre. […] Le désir n’est-il pas un cri76 ? Ailleurs, Bernard s’est référé à cette alternance, à ces expériences successives de consolation et de désolation en termes de vicissitudes77. Guillaume, quant à lui, n’a pas hésité à parler de « désir crucifiant78 ». La vie spirituelle, pour eux, est donc caractérisée par cette alternance de moments de joie intense et de temps de désolation, de langueur. Mais si l’on cherche à identifier
73 Voir Jacques Blanpain, « Langage mystique, expression du désir, dans les Sermons des cantiques de Bernard de Clairvaux », dans Collectanea Ordinis Cisterciensis Reformatorum, t. 36, 1974, p. 45-68 et Lode Van Hecke, Le désir dans l’expérience religieuse…, op. cit. (supra note 33). 74 Ct 2, 5 (Vg) : « Fulcite me floribus stipate me malis quia amore langueo » et Ct 5, 8 (Vg) : « Adjuro vos filiae Hierusalem si inveneritis dilectum meum ut nuntietis ei quia amore langueo. » 75 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 29, éd. cit., p. 111. 76 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 74, 3, éd. cit., t. 5, p. 161. 77 Par exemple dans le serm. 32, 2, éd. cit., t. 2, p. 451-453 : « Si l’un de nous est tellement homme de désir qu’il souhaite mourir et être avec le Christ ; si son désir est intense, sa soif ardente, sa pensée assidue ; cet homme, certes, ne recevra pas le Verbe, au temps de sa visite, autrement que sous la forme de l’Époux. […] Mais il ne lui sera accordé qu’en partie, et cela pour un temps, et un temps très court. Dès que le Verbe […] s’est rendu présent, déjà il échappe à la prise de l’âme qui croit le tenir. Puis, revenant sur ses pas, il accourt vers l’homme qui pleure et le poursuit. Il se laisse saisir, mais nullement retenir : aussitôt il s’envole encore […]. Si sa visite nous réjouit, son va-et-vient nous chagrine. La bien-aimée doit supporter ces vicissitudes jusqu’à l’heure où, déposant pour toujours le fardeau pesant du corps, elle aussi s’envolera, emportée sur les ailes de ses désirs. » Voir aussi Jean Mouroux, « Les critères de l’expérience spirituelle », dans Saint Bernard théologien, op. cit. (supra note 3), p. 253-267 (p. 261-262 pour « Les vicissitudes »). 78 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 76, éd. cit., p. 188 : « Memoriam jam implebat, et plenissime possidebat crucians voluntas vel desiderium, hoc est vehemens voluntas. »
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au fil des pages de l’Exposé ou des Sermons des « expériences mystiques », ou « états mystiques », ce sont plutôt les moments de joie extrême qui retiennent l’attention. Bernard en a parlé de façon tantôt générale, tantôt personnelle. L’on peut citer ainsi, pour le second cas, le sermon 23 : Mais il est un lieu où Dieu se montre vraiment apaisé et apaisant : non pas le lieu du juge, ni du maître, mais de l’Époux. Pour moi du moins – car pour les autres je n’en sais rien – c’est là sa chambre, si parfois il m’est arrivé d’y être introduit. Mais, hélas ! rare est l’heure et peu on y demeure [rara hora et parva mora] ! […] Alors j’ai senti tout d’un coup naître en moi une telle confiance et éclater une telle joie qu’elles surpassaient certainement la crainte éprouvée « dans le lieu de l’épouvante » […]. Il m’a semblé que j’étais du nombre de ces bienheureux. Oh ! si ce sentiment avait pu durer ! Encore et toujours visite-moi Seigneur […]79. Le même écho d’une expérience personnelle se fait entendre chez Guillaume : Sous l’action de l’Esprit-Saint, l’esprit de l’homme et le sens illuminé de l’amour y atteignent parfois [au « petit lit fleuri »] d’une prise confuse, d’un vol fugace [passim, raptim, aliquando]. En eux alors, fond de douceur et ravit l’âme aimante un je ne sais quoi d’aimé plutôt que pensé, de savouré plus que connu80. Dans ce passage, l’expérience mystique est traduite en termes de ravissement (raptus). Ailleurs Guillaume parle d’extase, ou encore du débordement de l’esprit, l’excessus mentis81 – à ce moment, la voix du Bien-Aimé révèle les « mystères et sacrements » que l’obscurité enveloppait. Mais ce type d’expérience est en même temps caractérisé par une suspension de l’activité de la raison ou son dépassement : Lorsque l’Épouse perd le sens [cum mente excedit], c’est pour Dieu : suivant l’Agneau partout où il va, elle se laisse posséder tout entière en la volonté d’aimer ; mais quand elle retrouve sa raison, elle est rendue à elle-même : elle doit se recueillir toute dans l’intelligence [in intellectu] et nourrir du fruit de la science spirituelle son âme vacante [mentem pascere feriatam]82. Bernard connaît et décrit des états similaires, incluant aussi une suspension de l’activité perceptive des sens (« perte des sens » cette fois) : L’âme est parfois ravie hors de soi et se détache même [exceditur et seceditur etiam] des sens corporels si bien qu’elle ne se perçoit plus elle-même tandis qu’elle perçoit le Verbe. Cela se produit lorsque l’âme, attirée par l’ineffable douceur du Verbe,
79 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 23, 15, éd. cit., t. 2, p. 231 et 233. 80 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 99, éd. cit., p. 227. 81 Il mêle parfois les deux, ibid., § 140, p. 296 : « Deinde in excessu suo seu extasi, in somno quietis, audiens Sponsa vocem adjurantis ; hoc est sentiens gratiam inspirantis, et virtutem videns operantis […]. Haec inquit adjuratio, haec inspiratio, haec gratia, vox dilecti mei est, qui sic diligens, plurimum diligendus est. Haec, ait, pax haec suavitas, hic somnus quietis, a Domino est ; vox Domini est […] ; mihi vero dilectae suae in extasi mentis, revelantis condensa mysteriorum et sacramentorum suorum. » 82 Ibid., § 46, p. 135.
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se dérobe pour ainsi dire à elle-même, ou plutôt est ravie [rapitur] et s’échappe d’elle-même pour jouir du Verbe. […] Mais quand cela, et pour combien de temps ? Doux échange, mais bref instant et expérience rare83 ! Un autre aspect de l’expérience mystique réside en la relation particulière qu’elle entretient avec le langage et la parole, une relation qui ne se réduit pas à l’usage du vocabulaire de l’extase et du ravissement. C’est d’abord une relation paradoxale, puisqu’il s’agit de parler pour dire l’indicible, par une sorte de nécessité que Bernard rapporte notamment à l’attente de ses frères : « Reviens ! », dit l’Épouse. […] Quant à moi – je me souviens de ma promesse –, il me revient d’appliquer ce passage au Verbe et à l’âme. […] Oui, vous m’obligez de prendre un chemin de grandeurs et de merveilles qui me dépassent. Hélas ! Comme je crains d’entendre aussitôt ces paroles : « Que viens-tu publier mes délices, qu’as-tu mon mystère [sacramentum] à la bouche ? » Écoutez-moi pourtant, moi, homme qui tremble de parler et qui ne peut pas se taire84. Guillaume insiste pour sa part sur le caractère ineffable de l’expérience, et la difficulté de la traduire en mots : « Point de nom pour cette joie-là, qu’“apparence-de-joie”, ou “plus-que-joie”85 », dit-il. Dans un autre passage, il évoque une substitution de la voix à la parole : « La voix de mon Bien-Aimé ! » [Ct 2, 8]. Brève parole, mais opulente grâce ! En cet état d’âme [statu mentis], bien sûr, les mots ne font rien à l’affaire. La vertu de l’intelligence spirituelle et la tendre piété des sentiments les réduisent à un mot, à un verbe unique : le Verbe qui est auprès de Dieu, le Dieu-Verbe qui s’accomplit en l’Épouse […]. « Voix », cependant, convient mieux que « verbe », car on ne distingue pas de syllabes, la langue ne la formule point : elle naît d’un pur élan affectueux dans l’intelligence illuminée, pendant l’inaction et le sommeil de toute faculté perceptive du corps et de la raison86. Les mots et les métaphores du Cantique peuvent être une manière de traduire l’intraduisible87 ; cela n’est cependant pas toujours suffisant et parfois seul l’oxymore permet d’en rendre compte. Guillaume affirme ainsi que Dieu se fait pour l’âme qui l’aime ardemment « chaleur brûlante à la fois et source de fraîcheur, splendeur du jour en son midi et refuge plein d’ombre »88 ; il parle encore d’une « suave douleur », d’un amour « pour qui souffrir est joie immense, pour qui pleurer est consolation souveraine89 ». 83 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 85, 13, éd. cit., t. 5, p. 397 et 399. 84 Id., Sermons sur le Cantique, serm. 74, 1, éd. cit., t. 5, p. 157-159. 85 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 86, éd. cit., p. 204-205 (« Non habet nomen illa laetitia nisi “sicut laetitia” vel “plusquam laetitia” »). 86 Ibid., § 141, p. 297-299. 87 Voir Anne-Marie Pelletier, « Saint Bernard lecteur du Cantique des cantiques : un moine au “jardin des métaphores” », art. cit. (supra note 20). 88 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique, § 55, éd. cit., p. 151. 89 Ibid., § 33, p. 116 et 118.
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Conclusion Le motif des noces spirituelles, que les Cisterciens ont contribué à diffuser dès le xiie siècle par leurs commentaires du Cantique des Cantiques, a rencontré par la suite un large succès chez les auteurs et dans les courants que l’on qualifie aujourd’hui comme « mystiques ». Mais dans ces développements ultérieurs, certaines réserves ou précautions des Pères cisterciens ont parfois été oubliées. À plusieurs reprises, l’abbé de Clairvaux avait insisté sur le caractère spirituel de la lecture du Cantique qu’il proposait : Mais prends garde, toi ! Ne va pas croire que dans cette union du Verbe et de l’âme je songe à quelque chose qui appartienne au corps ou à l’imagination. Nous parlons de ce que l’Apôtre dit : « Celui qui s’attache à Dieu est avec lui un seul esprit » (1 Co 6, 17). Le ravissement en Dieu d’une intelligence purifiée [excessus purae mentis in Deum], ou la bienveillante descente de Dieu dans une âme, nous les exprimons comme nous pouvons, avec nos mots à nous, « expliquant aux spirituels ce qui est spirituel » (1 Co 2, 13). Que cette rencontre [coniunctio] s’accomplisse donc en esprit, parce que « Dieu est esprit » ( Jn 4, 24). Il s’éprend de la beauté de cette âme qu’il a vu « marcher sous l’impulsion de l’esprit » (Ga 5, 16) et « qui ne se soucie point de la chair et de ses désirs » (Rm 13, 14)90. Afin d’éviter toute équivoque, le partenaire de l’âme que Bernard mettait en avant, c’était le Verbe et non le Christ en son humanité : Si donc tu vois une âme, quittant tout, s’attacher au Verbe par tous ses désirs, vivre pour le Verbe, se conduire selon le Verbe, concevoir du Verbe un fruit qu’elle enfante au Verbe, une âme qui puisse dire : “Pour moi, vivre c’est le Christ et mourir m’est un gain” (Ph 1, 21), tiens-la pour épouse et pour mariée au Verbe91. Le P. Congar a attiré l’attention sur cette précaution terminologique de Bernard qui fait désigner le Christ, Verbe incarné, comme l’époux de l’Église, et le Verbe, le Christ-Esprit, glorieux, comme l’époux de l’âme92. Pourtant une telle distinction s’est bien vite effacée dans certains écrits « mystiques », tel le corpus des visions d’Hadewijch d’Anvers au xiiie siècle. 90 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 31, 6, éd. cit., t. 2, p. 437-439. Voir aussi Id., serm. 33, 2, éd. cit., t. 3, p. 37 : « Remarque d’abord avec quelle finesse elle distingue l’amour spirituel de la passion charnelle. Voulant désigner son bien-aimé […], elle ne dit pas simplement : “Toi que j’aime”, mais “Ô toi, le bien-aimé de mon âme”, signifiant ainsi la dilection spirituelle » ; serm. 61, 2, éd. cit., t. 4, p. 245 : « Ne restons pas à l’extérieur, pour ne pas paraître, ce qu’à Dieu ne plaise, nous intéresser aux charmes de honteuses amours. Prêtez une oreille pudique à ces propos d’amour que je commente. Lorsque vous pensez aux deux amants, il faut que vous vous représentiez, non pas un homme et une femme, mais le Verbe et l’âme. » 91 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, serm. 85, 12, éd. cit., t. 5, p. 397. 92 Voir Yves Congar, « L’ecclésiologie de saint Bernard », dans Saint Bernard théologien…, op. cit., p. 149. Raffaele Fassetta a également insisté sur cette distinction, voir « Le mariage spirituel dans les sermons de saint Bernard sur le Cantique… », art. cit., p. 255, et Id., « La mystique christocentrique et nuptiale de saint Bernard… », art. cit., p. 147.
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Guillaume et Bernard se montraient aussi prudents quant au type d’union ou de conjonction – ils ne parlaient pas encore d’« union mystique » – qu’ils évoquaient. On a vu comment Bernard relevait la différence entre « le baiser de la bouche » et « le baiser du baiser », c’est-à-dire entre l’union sans équivalent entre le Père et le Fils et la relation médiatisée par l’Esprit entre l’âme et Dieu. Même si Guillaume allait plus loin que Bernard à propos de l’unitas spiritus, il maintenait lui aussi une distinction en précisant que l’homme devient par grâce ce que Dieu est par nature. Chez l’un et l’autre, les épousailles de l’âme et de Dieu sont envisagées sans annihilation de la créature, sans confusion entre la créature et le Créateur ; il n’est pas question de « défection ontologique de l’âme » ni, pour Bernard en tout cas, d’une « doctrine de l’union essentielle de l’âme à Dieu dans la contemplation » – ce que Gerson reprocha plus tard à Ruysbroeck, dans sa censure du livre III des Noces spirituelles93. Le modèle matrimonial de leur époque pouvait aider au maintien d’une certaine distance dans l’emploi même du motif du mariage spirituel : la réciprocité des sentiments, dans le meilleur des cas, ne gommait pas la supériorité de l’homme sur la femme, le premier étant généralement plus âgé et promu comme l’éducateur et le « gouverneur » de la seconde. Mais dans la ligne de certains passages où Bernard mettait en avant une forme d’égalité instaurée par la réciprocité de l’amour et le don total que l’épouse, si limitée fût-elle, pouvait faire d’elle-même, d’autres ont pu minorer cette différenciation. Enfin, si mystique nuptiale il y a bien chez Bernard et Guillaume, resterait à savoir, en écho au débat qui a agité certains milieux au tournant des xixe et xxe siècles94, quelle en est la portée. S’agit-il d’une mystique au sens d’une voie spirituelle réservée à des âmes d’élite, que Dieu gratifierait de dons et d’expériences exceptionnels ? La question est complexe. D’un côté, Bernard et Guillaume développent un discours qui n’est pas censé convenir aux débutants mais aux âmes déjà avancées dans la vie spirituelle, susceptibles d’être identifiées à la figure de l’Épouse du Cantique, et leur discours assimile très largement la vie chrétienne au propositum vitae monastique, sous sa forme peut-être la plus élitiste. Mais d’un autre côté, le mariage spirituel recherché se confond pour eux avec l’accomplissement d’une vocation qui est celle de tout croyant, de toute créature humaine même pourrait-on dire, dans la mesure où cette perspective est fondée sur une anthropologie : la conception de l’homme créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », qui ne peut trouver son identité et son bonheur qu’en Lui. Ainsi, la distinction la plus fondamentale d’une telle mystique ne serait pas entre diverses catégories de croyants mais plutôt entre l’homme viator et celui qui est arrivé in patria.
93 Voir Marc Vial, Jean Gerson théoricien de la théologie mystique, Paris : Vrin, 2006, p. 45. 94 Voir Bernard Minvielle, Qui est mystique ? Un demi-siècle de débats, 1890-1940, Paris : CLD Éditions, 2017.
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Les noces d’exégèse et de contemplation La spiritualité d’Hugues et de Richard de Saint-Victor
Au début du xviie siècle, dans un ouvrage classique intitulé le De contemplatione divina, le carme déchaux Thomas de Jésus (1564-1627) présentait ainsi la doctrine de l’école carmélitaine en matière de contemplation : En outre méditation et contemplation diffèrent car la première cherche non sans peine la vérité, la contemplation pénètre et déguste la vérité une fois celle-ci trouvée. […] La méditation se rend habituellement jusqu’aux portes de la vérité, quand la contemplation entre à l’intérieur. La contemplation considérée absolument est appelée simple regard de l’âme1. Bien que les termes de ces définitions soient empruntés à la tradition médiévale, notamment victorine, la perspective en est bien différente. Selon une conception héritée de Jean de la Croix, méditation et contemplation sont hiérarchisées et même opposées, dans la mesure où l’incapacité à méditer devient pour l’âme un signe assuré d’entrée dans la vie contemplative2. Sur ce modèle, plusieurs auteurs de l’époque moderne posent la méditation comme une entrave aux plus hauts états de la vie intérieure et caractérisent la mystique d’état particulier faisant l’objet d’un enseignement propre et, à leur suite, les historiens de la spiritualité font généralement correspondre la naissance de la mystique à la modernité3.
1 Thomas de Jésus, De contemplatione divina, Anvers : Plantin, 1620, l. I, cap. I, p. 5 : « Differunt praeterea meditatio et contemplatio, quia illa quaerit non sine labore veritatem, contemplatio inventam penetrat ac degustat. […] Meditatio ad veritatis ianuas devenire solet, contemplatio vero ad interiora ingreditur. Contemplatio deinde absolute considerata dicitur simplex animi intuitus. » 2 Sur cette question, voir Sabrina Stroppa, « L’ars meditandi nel seicento mistico », dans Rivista di storia et letteratura religiosa, t. 41/3, 2005, p. 515-536. 3 Sur cette question historiographique étroitement liée à l’œuvre de Michel de Certeau, voir l’introduction de Dominique Poirel et le texte de Marc Vial, p. 135-146, dans le présent volume ; voir aussi, pour un essai de lecture continuée entre Moyen Âge et époque moderne, le numéro spécial Sermo mysticus, Mystique et langage entre Moyen Âge et époque moderne de la Revue de l’histoire des religions, t. 230, 2013, dir. Cédric Giraud et François Trémolières ; on se reportera également avec fruit aux travaux suscités par l’équipe travaillant sur la mystique médiévale et moderne autour de Marie-Christine Gomez-Géraud, Véronique Ferrer et Jean-René Valette. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 57-69 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123007
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La question qui se pose dès lors à l’historien médiéviste est de déterminer si les auteurs du Moyen Âge ont connu la mystique comme substantif et s’ils ont vécu sous ce régime de la séparation dans lequel l’âme, conduite par grâce surnaturelle à un état passif, y jouit de certaines faveurs extraordinaires. Il est logique à cet égard de se tourner vers les auteurs victorins puisque leurs écrits attestent tant l’emploi du terme « mysticus » qu’une doctrine complète de la vie intérieure et que, de surcroît, le plus fameux d’entre eux, Hugues de Saint-Victor, a commenté le pseudo-Denys l’Aréopagite souvent tenu pour l’auteur « mystique » par excellence. Cependant, l’enseignement que peuvent nous fournir les auteurs victorins sur l’utilisation du mot mystique et sur l’existence d’une discipline séparée se heurte, dans son interprétation, à d’indéniables obstacles historiographiques. En effet, les commentateurs des xixe et xxe siècles sont souvent demeurés prisonniers de problématiques anachroniques à propos du supposé « mysticisme médiéval » qu’ils défendirent ou attaquèrent en fonction de cadres de pensée formés à l’occasion de la crise moderne de la mystique, notamment lors de la querelle quiétiste4. Il n’est que d’évoquer la question de l’amour censément « physique » ou « extatique » ou encore le débat sur le caractère soit intellectuel soit affectif de la spiritualité victorine pour comprendre à quel point ces débats sont piégés par l’imprécision conceptuelle et la polémique5. Laissant de côté ces disputes en partie périmées, de crainte de raviver quelque odium mysticum, je me propose plus simplement de revenir à la lettre des œuvres victorines, en m’attachant aux deux auteurs qui ont fondé cette école, Hugues et Richard. M’appuyant sur une approche lexicographique, je souhaite déterminer ce que les deux victorins entendent sous le mot de « mysticus », pour ensuite étudier la manière dont ils délimitent et comprennent ce que nous appelons la mystique6.
4 Ainsi afin d’exalter le « mysticisme » des auteurs victorins, l’abbé Hugonin, dans sa préface à l’édition des œuvres d’Hugues de Saint-Victor, définit son objet d’étude par rapport à des débats de l’époque moderne, soit qu’il vise le quiétisme (« Aussi, le grand travail du faux mystique, c’est détruire son activité personnelle en diminuant peu à peu et en anéantissant, s’il est possible, tout acte de ses facultés : c’est de la contemplation dans le repos », éd. PL 175, col. LXXI) ou encore, de manière polémique, le protestantisme (« Tel fut en effet le mysticisme dont les auteurs de la Réforme renouvelèrent les principes en niant la liberté de l’homme et son activité intellectuelle », éd. PL 175, col. LXXII). Concernant les effets du quiétisme sur l’évolution de la spiritualité moderne, voir François Trémolières, « Haine de la méditation ? Notes sur les enjeux d’une querelle théologique », dans Rivista di storia et letteratura religiosa, t. 41/3, 2005, p. 537-553, et l’introduction de D. Poirel dans le présent volume. 5 Voir par exemple chez le jésuite Pierre Rousselot (Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen Âge, Münster : Aschendorff, 1908 ; reprod. Paris : Vrin, 1981) l’opposition entre une conception « physique » de l’amour, où l’amour de Dieu serait le prolongement de l’amour de soi et dont Hugues serait le tenant, et une conception « extatique » opposant les deux formes d’amour et que défendrait Richard : le schématisme de cette thèse a été justement souligné par D. Poirel dans L’œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. 1, Turnhout : Brepols, 1997, p. 218-223. 6 Il ne s’agit donc pas de redonner ici une présentation détaillée de la spiritualité victorine que l’on peut trouver par ailleurs dans les articles de synthèse de Jean Châtillon recueillis par Patrice Sicard, Le mouvement canonial au Moyen Âge. Réforme de l’Église, spiritualité et culture, Turnhout : Brepols, 1992, « Les traits essentiels de l’idéal des premiers chanoines réguliers et leur signification dans l’Église d’aujourd’hui », p. 47-72, « La spiritualité de l’ordre canonial (viiie-xiiie siècle) », p. 131-149, « La
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« Mysticus » et ses dérivés chez Hugues et Richard de SaintVictor Cherchant à déterminer des constantes et non à saisir les particularités, j’ai privilégié les œuvres dans lesquelles la concentration du terme « mysticus » et ses dérivés permettait d’en mieux repérer la signification7. Pour Hugues, le relevé est particulièrement fructueux dans trois œuvres qui portent sur l’herméneutique des textes inspirés, soit la Bible et le corpus aréopagitique. Dans le De Scripturis et scriptoribus sacris, texte à la fois court et dense qui fixe les règles d’interprétation de l’Écriture sainte, l’adjectif apparaît pour qualifier la compréhension (intelligentia) du texte biblique. Il est significativement associé à la littera pour dénoncer les docteurs en allégorie qui ignorent le sens littéral pour mieux enseigner le sens figuré et, dans ce contexte, l’intelligence mystique correspond au dévoilement d’un sens caché8. On retrouve donc ici la signification herméneutique du terme, rappelée en introduction par Dominique Poirel : le sens de certaines réalités bibliques est mystique, car il dérive d’un « saut herméneutique » qui révèle un sens figuré9. Comme on le sait, Hugues insiste sur l’importance du fondement littéral, la compréhension littérale du signifiant étant indispensable au dévoilement du signifié spirituel. Ut pictura exegesis donc, et Hugues de représenter l’Esprit saint en peintre qui utilise la représentation littérale comme support d’une leçon cachée, mystique10. Cependant, en refusant l’arbitraire du signe et partant tout accommodement forcé entre deux réalités librement rapprochées, Hugues condamne l’allégorisme intégral : pour le victorin, tout est grâce sans doute dans l’histoire humaine, mais tout n’est pas mystique du point de
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spiritualité canoniale », p. 151-162 ; sur Hugues, voir la contribution récente de Patrice Sicard, « Mystical Experience According to Hugh of Saint Victor: Principles, Foundations, and Types », dans A Companion to the Abbey of Saint Victor in Paris, Leiden : Brill, 2017, p. 469-515 (je remercie vivement l’auteur de m’avoir donné accès à son texte dans sa version française), et, plus largement, les contributions du même réunies dans Théologies victorines : études d'histoire doctrinale médiévale et contemporaine, Paris : Collège des Bernardins, 2008. Non sans avoir consulté les autres passages pour vérifier qu’un emploi isolé ne recelait pas un sens particulier. Hugues de Saint-Victor, De Scripturis et scriptoribus sacris, V, éd. PL 175, col. 13AB : « Cum igitur mystica intelligentia non nisi ex iis quae primo loco littera proponit colligatur, miror qua fronte quidam allegoriarum se doctores iactitant, qui ipsam adhuc primam litterae significationem ignorant. Nos, inquiunt, Scripturam legimus, sed non legimus litteram. Non curamus de littera ; sed allegoriam docemus. Quomodo ergo Scripturam legitis, et litteram non legitis ? Si enim littera tollitur, Scriptura quid est ? » J’emprunte l’expression à Gilbert Dahan dont les travaux (notamment l’importante introduction placée en tête du recueil Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève : Droz, 2009, p. 7-53, en part. p. 10-19 sur la pluralité des sens) ont bien montré qu’une des caractéristiques les plus nettes de l’exégèse médiévale consiste dans le passage de l’interprétation littérale au sens spirituel. Hugues de Saint-Victor, De Scripturis et scriptoribus sacris, V, éd. PL 175, col. 14C : « Neque contemnendam putet harum rerum notitiam, quas nobis sacra Scriptura per primam litterae significationem proponit, quia ipsae sunt quas Spiritus sanctus carnalibus sensibus, et nonnisi per visibilia invisibilia capere valentibus, quasi quaedam simulacra mysticorum intellectuum depinxit, et per similitudines propositas, eorum quae spiritualiter intelligenda sunt, claram demonstrationem figuravit. »
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vue exégétique. Autrement dit, l’acte de foi qui confère à une réalité sa dimension sacramentelle trouve sa justification dans la nature du réel, non dans une décision de l’herméneute. Selon Hugues, les lieux, les temps, les circonstances, les personnes, jusqu’aux nombres contenus dans la Bible sont mystiques, à condition cependant qu’une qualité particulière les rende aptes à signifier un mystère antérieur au regard qui cherche à le dévoiler11. Dans la préface à l’Expositio in Ecclesiasten, commentaire inachevé sans doute en raison de la mort de son auteur, on retrouve le thème de l’intelligence mystique et de la discrétion qu’elle requiert : l’opiniâtreté apportée à nier le sens spirituel là où il se trouve est pour Hugues aussi coupable que la superstition consistant à l’imposer là où il ne saurait exister. En ce sens, la multiplication, assez inhabituelle chez Hugues, des expressions comme « mysticis allegoriarum sensibus », « mystica incerta », « mystice dicta » vaut caveat pour les docteurs en allégorie prompts à tout lire « mystiquement », c’est-à-dire en y cherchant un mystère : le livre de l’Ecclésiaste est à lire ad litteram et ne relève que secondairement de la lecture allégorique, à laquelle le commentateur victorin ne recourt d’ailleurs qu’à titre accidentel. Notons que l’expression « mystice dicta » lue dans son contexte empêche d’équivaloir tout à fait ce qui est « mystique » à ce qui est « spirituel », puisque « mystique » désigne ici l’état de qui est encore voilé, mystérieux, et « spirituel » une manière de l’interpréter12. Comme le dit Hugues à un autre endroit de l’œuvre, le voilement, soit l’état « mystique », est nécessaire pour protéger une réalité des yeux des fous, et c’est l’interprétation spirituelle qui est alors prudemment requise pour en révéler la signification13. Enfin, le commentaire d’Hugues sur la Hiérarchie céleste du pseudo-Denys l’Aréopagite concentre un nombre inhabituel d’occurrences avec quelque 46
11 Voir ce qu’en dit Hugues de Saint-Victor, De Scripturis et scriptoribus sacris, XIV-XVI, éd. PL 175, col. 20D-24A. 12 Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten, éd. PL 175, col. 114C-115B : « Omnis Scriptura secundum propriam interpretationem exposita, et clarius elucescit, et ad intelligendam se faciliorem legentibus pandit accessum. Multi virtutem Scripturarum non intelligentes, expositionibus peregrinis decorem ac pulchritudinem earum obnubilant ; et cum occulta reserare debuerint, etiam manifesta obscurant. Mihi vero simili culpae subiacere videntur, vel qui in sacra Scriptura mysticam intelligentiam et allegoriarum profunditatem, vel inquirendam pertinaciter negant, ubi est ; vel apponendam superstitiose contendunt, ubi non est. Quapropter in hoc opere non multum ego laborandum existimo tropologiis, sive mysticis allegoriarum sensibus per totam duntaxat narrationis eius seriem perquirendis : praecipue cum ipse auctor hic non tam motibus instruendis, vel mysteriis enarrandis intendat, quam in cor humanum ad rerum mundanarum contemptum manifesta rationum veritate atque exhortatione evidenti commoveat. Neque hoc tamen nego multa huic narrationi mystica incerta, quae propriam explanationem requirant, praecipue in consequentibus, sicut semper in procursu narrationis secundum contemplationis incrementum magis ac magis spiritualia attingit, et a visibilibus sustollitur. Sed aliud est, quo tota scribentis intentio totaque narrationis series ducitur attendere ; atque aliud quaedam ex accidenti mystice dicta, et spiritualiter intelligenda non negligenter praetereunda putare. » 13 Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten, éd. PL 175, col. 191C : « Nam, si caput sapientis recte spiritualiter intelligitur, necesse est ut terram quoque et fines eius propter oculos stultorum mystice et non corporaliter interpretemur. »
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apparitions du terme, soit plus de la moitié du nombre total chez le victorin14. Le texte de la Hiérarchie céleste qu’utilisait Hugues, c’est-à-dire la traduction de Jean Scot, explique ce résultat : le pseudo-Denys, tel que Hugues pouvait le lire dans la traduction qu’il utilisait, emploie tout au long de son œuvre huit fois « mysticus » ou ses dérivés pour qualifier notamment l’Écriture, les traditions, les théologiens, les formations, les purifications et les contemplations15. En commentant certains de ces passages, Hugues propose des équivalents qui nous renseignent sur ce que le maître victorin entendait par « mystique » : la tradition mystique est l’Écriture sainte ; les théologiens mystiques sont ceux qui racontent des secrets ; dans un passage un peu contourné dans la version érigénienne (« misticum excelsissimae divinarum illuminationum scientiae »), « le mystère de la science très élevée des illuminations divines » est glosé par Hugues comme la science très élevée, qui est dite également mystique ou bien occulte ou encore profonde16. De manière logique dans ce contexte néoplatonicien, la signification mystérique l’emporte donc et, d’après ce modèle, Hugues reprend des formules identiques ou bien forge ses propres expressions : sont également mystiques, c’est-à-dire mystérieuses et nécessitant une interprétation, les descriptions contenues dans l’Écriture ou encore la signification des symboles17. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que c’est la fréquentation prolongée par Hugues du pseudo-Denys qui confère à l’adjectif « mysticus » suffisamment de poids pour en faire un substantif : c’est le cas dans le prologue au premier livre du De sacramentis, dans lequel Hugues, suivi par Richard dans son Liber exceptionum, définit l’allégorie comme la signification qui se rapporte aux « mystères accomplis » (ad facta mystica), tandis que la tropologie concerne ceux à accomplir (ad facienda mystica)18. 14 Sur la place de ce commentaire dans l’œuvre d’Hugues et la volonté de ce dernier de commenter l’ensemble du corpus dionysien, voir Dominique Poirel, Des symboles et des anges. Hugues de Saint-Victor et le réveil dionysien du xiie siècle, Turnhout : Brepols, 2013, notamment p. 215-239. 15 Le texte utilisé par Hugues de Saint-Victor est édité en tête de son commentaire, voir Super Ierarchiam Dionisii, éd. Dominique Poirel, Turnhout : Brepols, 2015 (CCCM 178), p. 361-396. Sur le sens dionysien du mot « mysticus », voir également l’introduction de D. Poirel dans le présent volume. 16 Voir respectivement Hugues de Saint-Victor, Super Ierarchiam Dionisii, III-ii, éd. D. Poirel, p. 465, l. 513-515 (pour commenter le lemme dionysien « manifestativorum eloquiorum misticae traditiones » : « itaque etiam divinae naturae maiestatem ipsa sacra Eloquia aliquando per similes, aliquando per dissimiles formationes representant » ; p. 487, l. 1153-1154 (« “mistici theologi”, id est theologi qui mistica et secreta narrant ») ; ibid., IX-xiii, p. 674, l. 383-385 (« Traditionem divinae sapientiae et misticum excelsissimae divinarum illuminationum scientiae, id est misticam vel occultam sive profundam excelsissimam scientiam quam ex divinis illuminationibus percipit »). 17 Voir ainsi Hugues de Saint-Victor, Super Ierarchiam Dionisii, II-i, éd. D. Poirel, p. 430, l. 493-496 : « “Sacra velamina” in quibus “nobis radius divinus lucet” sunt misticae in sacro Eloquio descriptiones, quae visibiles adducunt formas et similitudines in invisibilium declarationem » ; ibid., VII-vii*, p. 581, l. 389-393 : « Sensibilia simbola materialia sunt signa, sive in creaturis, sive in Scripturis, sive in sacramentis divinis, ad demonstrationem invisibilium proposita ; quorum misticam significationem, et invisibilem veritatem summi illi angelici spiritus per divinam illuminationem contemplando agnoscunt ». 18 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, Prol., 6, éd. PL 176, col. 185CD : « Ex quo constat quod omnes artes naturales divinae scientiae famulantur, et inferior sapientia recte ordinata ad superiorem conducit. Sub eo igitur sensu qui est in significatione vocum ad res, continetur historia, cui famulantur tres scientiae sicut dictum est, id est grammatica, dialectica, rhetorica. Sub eo autem sensu qui est in significatione rerum ad facta mystica, continetur allegoria. Et sub eo sensu qui est in significatione rerum ad facienda
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Chez Richard de Saint-Victor, le terme connaît une fréquence comparable, puisqu’on en trouve quelque 104 occurrences, dont 66 sont concentrées dans deux ouvrages explicitement consacrés à l’examen de la vie intérieure, le Benjamin major et le De eruditione hominis interioris. L’usage du terme apparaît nettement dans la dépendance d’Hugues : ainsi lorsque Richard s’interroge, en ouverture du Benjamin minor, sur les murs de la Jérusalem céleste, il récuse le sens littéral pour recourir à l’intelligence spirituelle, seule capable de rechercher « ce qui se trouve caché19 ». Comme chez Hugues, certaines réalités bibliques sont mystiques car aptes à révéler un mystère qui s’origine dans leur matérialité tout en la transcendant. Il est ainsi frappant que le traité sur la contemplation de Richard, le Benjamin major, porte parfois le titre De arca mystica en référence aux premiers mots du texte, car l’arche d’alliance désigne la grâce contemplative dès lors qu’elle est correctement interprétée20. Dans ce même texte, Richard met en parallèle, en une formule sans doute empruntée à Hugues, le sens historique et l’« intelligence mystique », elle-même divisée en tropologie, allégorie et anagogie21. L’opération mystique dévoile donc le sens du mystère, et le mot possède une signification à la fois active et passive que Richard condense ailleurs en une formule remarquable : « Si mystice dicta mystica interpretatione discutiantur », que l’on pourrait traduire par « si les paroles voilées sont examinées par une interprétation mystica, continetur tropologia, et his duobus famulantur arithmetica, musica, geometria, astronomia et physica. Super haec ante omnia divinum illud est ad quod ducit divina Scriptura sive in allegoria, sive in tropologia, quorum alterum (quod in allegoria est) rectam fidem, alterum (quod in tropologia est) informat bonam operationem, in quibus constat cognitio veritatis et amor virtutis, et haec est vera reparatio hominis » ; voir aussi Richard de Saint-Victor, Liber exceptionum, éd. Jean Châtillon, Paris : Vrin, 1958, cap. 3, De triplici modo tractandi, p. 115, l. 10-12 : « Sicut igitur in eo sensu qui est inter voces et res, necessaria est cognitio vocum, sic in eo sensu qui inter res et facta vel facienda mystica versatur, necessaria est cognitio rerum » et cap. 4, Quod scriptura mundana subserviat divine, p. 116, l. 5-7 : « et sub eo sensu qui inter res et facta mistica versatur, continetur allegoria, et sub illo qui est inter res et facienda mistica, continetur tropologia ». 19 Richard de Saint-Victor, De duodecim patriarchis (Beniamin minor), 18, éd. Jean Châtillon et Monique Duchet-Suchaux, Richard de Saint-Victor. Les douze patriarches ou le Benjamin mineur, Paris : Cerf, 1997 (SC 419), p. 138, l. 32-37 = PL 196, col. 13A : « Sed cum terram lacte et melle manantem, coelestis Ierusalem muros ex lapidibus pretiosis, portas ex margaritis, plateas ex auro legerit, quis sani sensus homo haec iuxta litteram accipere velit ? Unde statim ad spiritualem intelligentiam recurrit, et quid ibi misticum contineatur exquirit. » 20 Richard de Saint-Victor, De contemplatione (Beniamin maior), I, 1, éd. Jean Grosfillier, Turnhout : Brepols, 2013 (Sous la Règle de saint Augustin, 13), p. 84, l. 3-13 = PL 196, col. 63BC : « Misticam illam Moisi arcam libet, si liceat, ex inspirationis illius munere qui habet clavem scientiae, lucubratiuncule nostre expositione, vel ad aliquid reserare, et si quid adhuc in hoc arcanorum divinorum secretario scientiarumque reconditorio repositum latet, quod a nostra exiguitate ad aliquorum utilitatem erui possit, non nos pigebit in publicum exponere, et in commune proponere. Multa quidem de hac materia utiliter iam dicta sunt, restant adhuc multa quae de eadem adhuc utiliter dici possunt. Quid iuxta allegoricum sensum haec arca mystice designet vel quomodo Christum significet, a doctoribus iam ante nos dictum, et a perspicacioribus pertractatum. » 21 Richard de Saint-Victor, Nonnullae allegoriae tabernaculi foederis, éd. PL 196, col. 199C-200A : « In Scriptura sacra primum locum tenet historia. Mystica vero intelligentia pro certo est tripertita. Tropologica tenet locum unum, allegorica medium, anagogica summum. Cur summum non teneat quae de summis et coelestibus actitat ? Allegoria maxime circa fidei nostrae sacramenta versatur, et qualia creduntur magis quam intelliguntur. Tropologia de his agit quae quisque facile capit et unde et in imo resedit. »
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les dévoilant22 ». Ce sens actif de l’intelligence mystique est également largement mis en œuvre dans le De eruditione hominis interioris, interprétation tropologique du songe de Nabuchodonosor : citée six fois par Richard, l’herméneutique mystique consiste à sonder et à expliquer les profondeurs scripturaires23. Pour conclure cette série de remarques, si Hugues et Richard connaissent donc bien « mysticus » et ses dérivés, c’est avant tout comme un adjectif employé en un double sens, dionysien et exégétique : « mysticus » sert à qualifier un mystère et à définir l’opération herméneutique le dévoilant.
La notion de mystique chez Hugues et Richard de SaintVictor S’il est de mauvaise méthode de présupposer une définition toute faite de la mystique pour la retrouver ensuite dans les textes que nous examinons, il apparaît tout de même nécessaire de choisir un point de départ. Notre prérequis, inévitablement critiquable, revient à considérer la vie mystique comme le couronnement d’un parcours spirituel, c’est-à-dire le terme d’un processus. Cette hypothèse peut revendiquer pour elle la compréhension que propose la tradition chrétienne, depuis les origines et saint Paul, de la spiritualité comme une progression. Or, et cela est aussi bien connu, les auteurs victorins perçoivent toute réalité comme une structure hiérarchisée, et leurs analyses de la vie intérieure vérifient particulièrement cette affirmation24. Par conséquent, afin de rendre compte de ce qu’ils perçoivent sous le nom contemporain de mystique, nous prenons pour point de départ ce qui est leur point d’arrivée lorsqu’ils décrivent la structure de l’expérience intérieure. Pour cela, il faut considérer les passages dans lesquels sont distinguées les différentes activités propres à l’âme rationnelle. Le premier constat qui doit nous arrêter est que l’esprit humain se caractérise par sa capacité visionnaire. Impliquée également dans la doctrine des sens spirituels, même si elle y demeure inférieure au toucher qui, lui, conjoint l’âme à Dieu, la vue définit l’activité de l’âme de manière générique et particulière. En d’autres termes, si l’on suit la noétique hugonienne, l’âme rationnelle est contemplative à la fois par nature – Hugues parle ainsi de speculationes spirituales ou encore de visiones pour la caractériser – et par destination. En effet, dans 22 Richard de Saint-Victor, De sacrificio David prophetae et quid distet inter ipsum et sacrificium Abrahae patriarchae, éd. PL 196, col. 1037AB : « Si mystice dicta mystica interpretatione discutiantur, puto palam fieri ratum inveniri quod dicitur : Scimus de bove quia iugum portare potest, lac autem dare non potest. » 23 Richard de Saint-Victor, De eruditione hominis interioris, éd. PL 196, col. 1260A : « Sed quia Daniel mysticam iam visionem agnoverat quam adhuc regia sollicitudo quaerebat, cupit sibi quis fortassis apertius ostendi quomodo una, eademque res ab eodem animo possit iuxta aliquid sciri, et iuxta aliquid nesciri. Sed aliud est mysteriorum profunda per solam intelligentiam capere, aliud est autem quoties volueris facile explicare, et explanare posse. Vide quam rari sunt qui mystica Scripturarum sine aliena opera et expositione penetrare valeant, multo tamen pauciores qui earum explanationem verbo, vel scripto ad aliorum notitiam propalare queant. Perpendis ergo, ut arbitror, quia aliud est munus mysticae intelligentiae, atque aliud est munus mysticae doctrinae. » 24 Sur la notion de hiérarchie chez Hugues, voir notamment D. Poirel, Des symboles et des anges, p. 228-238.
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trois œuvres qui abordent la question de l’intériorité (le De archa Noe, le Libellus de formatione arche et l’In Ecclesiasten), Hugues de Saint-Victor propose des séries ascendantes qui s’organisent autour du triptyque lectio/meditatio/contemplatio et qui, en dépit de variations de détail pour décrire les opérations inférieures, font toutes culminer l’exercice spirituel dans la contemplation25. L’apparition plus de 500 fois chez Hugues du terme contemplatio et ses dérivés marque d’ailleurs l’importance de la notion, et, à suivre les statistiques, les ouvrages hugoniens sur la contemplation sont respectivement le commentaire sur Denys (188 occurrences, un chiffre en partie induit par la présence de « contemplatio » [20 fois] dans la traduction érigénienne), le commentaire sur l’Ecclésiaste (118 occurrences) et le De arca Noe (40)26. Et de fait, si la triade de la progression spirituelle (lectio/meditatio/contemplatio) n’apparaît pas dans le commentaire sur Denys sous la forme des exercices cités par ailleurs, elle y est représentée par une autre tripartition mettant en parallèle l’œil de la chair, l’œil de la raison et l’œil de la contemplation27. Pour le victorin, « la contemplation est un regard libre et aiguisé de l’âme qui est partout répandu pour examiner les choses28 ». Définir ainsi la contemplation, c’est demeurer dans la tradition grecque de la theoria, dès lors que la contemplation de l’intelligible n’est pas rapportée de prime abord à une révélation29. C’est pourquoi, au sein même de cette vision, Hugues propose dans son commentaire sur l’Ecclésiaste une nouvelle distinction entre la contemplation des commençants, qui s’attache aux créatures, et celle des parfaits, qui porte sur le créateur30. Le victorin opère
25 Patrice Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, Turnhout : Brepols, 1991, p. 199-230, et Id., Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le Libellus de formatione arche de Hugues de Saint-Victor, Turnhout : Brepols, 1993, chapitre III : « Exercices spirituels : lectio, meditatio, contemplatio », p. 193-253. 26 Voir, dans le même sens, Patrice Sicard (« Mystical Experience According to Hugh of Saint Victor: Principles, Foundations, and Types », cité n. 6) où est relevée l’importance du terme de contemplatio et des notions de presentia et d’experientia. Chez Hugues, le terme de presentia est attesté par une centaine d’occurrences et désigne à la fois la présence du Christ dans le sacrement de l’autel, l’ensemble des choses présentes ou la présence de Dieu dans l’esprit humain (sur la saisie expérimentale de Dieu, voir De arca, livre 1, cap. II et IV). Chez Richard où l’on trouve quelque 80 occurrences, le sens expérimental et mystique se retrouve principalement dans le commentaire sur le Cantique des Cantiques. Présent une centaine de fois chez Hugues et quelque 270 fois chez Richard, experientia et ses dérivés possèdent un champ sémantique très large qui couvre toutes les formes de connaissance directe, depuis l’experientia carnis jusqu’à l’expérience spirituelle de Dieu. 27 Hugues de Saint-Victor, Super Ierarchiam Dionisii, III-ii, éd. D. Poirel, p. 472-473, l. 721-727 : « Oculus carnis, oculus rationis, oculus contemplationis. Oculus carnis apertus est, oculus rationis lippus, oculus contemplationis clausus et cecus. Oculo carnis videtur mundus et ea quae sunt in mundo, oculo rationis animus et ea quae sunt in animo, oculo contemplationis Deus et ea quae sunt in Deo. Oculo carnis videt homo quae sunt extra se, oculo rationis quae sunt in se, oculo contemplationis quae sunt supra se. » 28 Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten, éd. PL 175, col. 117A : « Contemplatio est perspicax et liber animi contuitus in res perspiciendas usquequaque diffusus. » 29 Sur la tradition de la contemplation dans le monde païen et chez Augustin, voir en dernier lieu John Peter Kenney, Contemplation and Classical Christianity. A Study in Augustine, Oxford : Oxford University Press, 2013. 30 Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten, éd. PL 175, col. 117B : « Contemplationis autem duo sunt genera : unum quod et prius est, et incipientium in creaturarum consideratione ; alterum quod posterius, et perfectorum est in contemplatione Creatoris. In Proverbiis Salomon quasi meditando incessit. In
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ainsi tacitement un déplacement subtil, car la triade initiale cogitatio/meditatio/ contemplatio qui rangeait sous l’appellation de contemplatio toute forme de vision générale cède la place à la série meditatio/speculatio/contemplatio où contemplatio désigne l’état des parfaits, tel que le décrit Salomon dans le Cantique des Cantiques31. Dans l’allégorie de la bûche enflammée qu’Hugues utilise alors pour décrire cette tripartition, l’état final, contemplatif, est défini par le champ lexical de l’assimilation et d’autres expressions proches32. Pour le victorin, la contemplation opère donc une transformation surnaturelle de l’intériorité à laquelle une citation paulienne confère une note eschatologique marquée : alors, le cœur ayant été tout entier changé dans le feu de l’amour, Dieu est vraiment senti comme étant tout en tous (cf. I Cor. 15, 28), lorsqu’il est perçu d’un amour tellement intérieur de sorte que rien ne reste au cœur en lui-même que Dieu33. Peut-être inspiré par la mention que fait le pseudo-Denys de l’œil spirituel, Hugues décrit de même dans son commentaire sur la Hiérarchie céleste l’état de ceux qui ouvrent l’œil de la contemplation : Ceux qui possèdent en eux l’esprit de Dieu et qui possèdent Dieu, ceux-là voient Dieu, car ils possèdent l’œil éclairé grâce auquel il est possible de voir Dieu et ils ressentent, non dans un autre ou selon autre chose qui n’est pas lui-même, mais lui-même et en ce qu’il est lui-même, car il est présent. Cependant, cela ne peut être dit, car cela est ineffable, cela est impensable, et cela est ressenti et n’est pas exprimé34. Dans le contexte apophatique du texte pseudo-dionysien, la contemplation est posée comme un état paradoxal, puisque les champs sémantiques de l’illumination, de la présence et de la sensation coexistent avec ceux de l’ineffabilité et de l’inconnaissance. Chez Richard de Saint-Victor, la vie intérieure relève également de la contemplation comme terme générique et sommet du parcours. Le terme et ses dérivés y apparaissent, en effet, plus de 800 fois, dont la moitié se lit dans l’ouvrage que Richard a consacré
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Ecclesiaste ad primum gradum contemplationis ascendit. In Canticis canticorum ad supremum se transtulit. » Ibid. Ibid., col. 117C-118B ; sur tout ce passage, voir Clément Sclafert, « L’allégorie de la bûche enflammée dans Hugues de Saint-Victor et dans saint Jean de la Croix », dans Revue d’ascétique et de mystique, t. 33, 1957, p. 241-263 et 361-386. Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten, éd. PL 175, col. 118B : « Tunc corde toto in ignem amoris converso, vere Deus omnia in omnibus esse sentitur, cum tam intima dilectione suscipitur, ut praeter illum etiam de semetipso cordi nihil relinquatur. » Hugues de Saint-Victor, Super Ierarchiam Dionisii, III-ii, éd. D. Poirel, p. 473, l. 730-735 : « Qui autem spiritum Dei in se habent et Deum habent, hii Deum vident, quia oculum illuminatum habent quo Deus videri potest, et sentiunt, non in alio vel secundum aliud quod ipse non est, sed ipsum et in ipso quod est, quod presens est. Nec tamen id dici potest, quia ineffabile est, quia incogitabile est, et sentitur, et non exprimitur. »
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explicitement à cette question, le De gratia contemplationis dit aussi Benjamin major, où sont définis les six genres de la contemplation. Il n’est donc pas étonnant que Bonaventure et Dante aient pu faire, chacun à leur manière, de Richard le docteur de la contemplation et que la notion ait suscité les analyses de plusieurs historiens de la spiritualité35. Richard hérite d’Hugues une acception large de la contemplation, proche de celle de l’antique theoria : La contemplation, où que la porte en un vol libre son élan, est soutenue par une étonnante agilité. La pensée rampe, la méditation marche et court souvent. La contemplation vole au-dessus de toutes choses et, lorsqu’elle le veut, se pose sur les sommets36. Autant que par le champ lexical de la vue auquel l’étymologie conviait tout naturellement, la notion est explicitée par la métaphore du vol. Revendiquée par Richard en raison de son origine biblique (Deut. 31, Ps. 54 et Is. 60), l’image du vol appartient non seulement en propre à la définition de la contemplation, mais elle permet même, selon Richard, d’en circonscrire l’une des qualités37. En effet, avec la dilatation et l’aliénation, l’élévation fait varier la contemplation. C’est elle qui porte la contemplation au-delà des possibilités humaines comme le dit Richard : L’âme contemplative monte au-delà des bornes de son activité, lorsque la bienveillance divine par la manifestation de ses secrets et comme l’ouverture ou le déploiement de ses ailes la soulève jusqu’au faîte de la connaissance suréminente où elle ne pourrait jamais aller par aucune activité propre38. Cette vision, qui est donc une ascension, implique également un dépassement comme le signale la préposition supra, ce qui correspond proprement à la troisième qualité de la contemplation, l’aliénation ou changement d’état, « de sorte que l’esprit ne se perçoit plus du tout lui-même, mais, élevé au-dessus de lui-même, passe en un autre état39 ». Or, c’est ce même lexique du dépassement qu’utilise Richard pour définir les deux derniers genres de la contemplation : le cinquième genre va ainsi
35 Voir notamment Marc-Aeilko Aris, Contemplatio : philosophische Studien zum Traktat Benjamin Maior des Richard von St. Victor mit einer verbesserten Edition des Textes, Frankfurt am Main : J. Knecht, 1996 ; et Dale Coulter, Per visibilia ad invisibilia. Theological Method in Richard of St. Victor (d. 1173), Turnhout : Brepols, 2006. 36 Richard de Saint-Victor, Beniamin maior, I, 3, éd. J. Grosfillier, p. 92, l. 16-19 = PL 196, col. 66D : « Contemplatio libero volatu, quocunque eam fert inpetus, mira agilitate circumfertur. Cogitatio serpit, meditatio incedit, et ut multum currit. Contemplatio autem omnia circumvolat et cum voluerit se in summis librat. » 37 Ibid. 38 Ibid. V, 4, éd. J. Grosfillier, p. 518, l. 31-35 = col. 173BC : « Supra industrie itaque sue metas contemplativa anima ascendit, quando divina dignatio arcanorum suorum manifestatione et quasi alarum suarum expansione vel sublevatione in illud supereminentis scientiae fastigium eam attollit, quo nulla unquam sua industria ire possit. » 39 Ibid., V, 5, éd. J. Grosfillier, p. 520, l. 4-8 = col. 174A : « Nam modo pre magnitudine devotionis, modo pre magnitudine admirationis, modo vero pre magnitudine exultationis fit ut semetipsam mens omnino non capiat, et supra semetipsam elevata in abalienationem transeat. »
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au-delà de la raison sans aller contre elle, tandis que le sixième et dernier genre se porte au-delà de la raison et paraît même aller contre elle : En cette vision suprême, la plus digne de toutes les contemplations, l’esprit alors exulte et se réjouit véritablement quand, grâce au rayon de la lumière divine, il connaît et considère ce contre quoi se récrie toute la raison humaine40. Comme chez Hugues, le couronnement de la vie spirituelle s’accompagne ici du lexique de la « joie » et de la « jouissance », et cette observation devrait suffire à empêcher d’opposer, chez les deux auteurs victorins, vision et amour, intelligence et affectivité. Et de fait, pour Richard, le couronnement contemplatif est également vie dans la charité, et c’est donc dans l’œuvre qu’il a consacrée à la charité que l’on trouve parmi les descriptions les plus précises des états spirituels propres aux parfaits. À l’instar du Benjamin major dans lequel il différencie six genres de la contemplation à partir de l’exégèse de l’arche d’alliance, Richard semble nous faciliter la tâche, car loin de nous donner un traité De caritate qui nous laisserait la peine d’y chercher ce qui relève spécifiquement des états mystiques, le victorin interprète le lemme vulnerata caritate ego sum (Cant. 2, 5 ; 5, 8), en distinguant ce qu’il appelle Les quatre degrés de la violente charité selon une progression qui montre l’absorption du sujet aimant par l’amour, car l’amour blesse, lie, fait languir et fait défaillir41. L’amour qui blesse ne relève pas à proprement parler de ce que nous nommons mystique, car il s’agit d’une force encore inchoative qui touche la puissance affective sans lui donner de voir Dieu. L’âme, à ce degré, se trouve dans un état actif de demande auquel met fin le deuxième degré. En effet, l’amour qui lie fait mériter à l’âme la grâce de la contemplation. L’état mystique est alors signifié par le style, notamment la multiplication des tournures passives : ce n’est plus l’âme qui voit, mais Dieu qui se donne à contempler42. Plus net encore, le troisième degré de l’amour qui fait languir introduit l’âme à un état nouveau qui correspond explicitement à un état mystique : pour le décrire, Richard recourt au vocabulaire, déjà signalé dans le Benjamin major, de l’aliénation et de l’extase, de la transformation et du passage43. La description de cet état emprunte à la tradition patristique l’image du fer plongé dans le feu et transformé par lui. Cette transformation de l’âme entraîne une forme de passivité que le champ lexical de la liquéfaction est chargé d’exprimer44. L’âme, dès lors qu’elle est liquéfiée, connaît 40 Ibid., I, 6, éd. J. Grosfillier, p. 108, l. 92-95 = col. 72B : « In hac utique suprema omniumque dignissima contemplationum specula tunc animus veraciter exultat atque tripudiat, quando illa ex divini luminis irradiatione cognoscit atque considerat quibus omnis humana ratio reclamat. » 41 Sur le contenu de l’œuvre, voir l’analyse doctrinale placée en tête de l’édition du texte : Richard de Saint-Victor, Les quatre degrés de la violente charité, éd. Gervais Dumeige, Paris : Vrin, 1955, p. 109-115. 42 Sur le style de Richard, voir ibid., p. 116-123. 43 Richard de Saint-Victor, Les quatre degrés de la violente charité, éd. G. Dumeige, p. 167, l. 11-15 : « In hoc statu dum mens a seipsa alienatur, dum in illud divini arcani secretarium rapitur, dum ab illo divini amoris incendio undique circumdatur, intime penetratur, usquequaque inflammatur, seipsam penitus exuit, divinum quemdam affectum induit et inspecte pulchritudini configurata tota in aliam gloriam transit. » 44 Voir Patrice Sicard, « De la liquéfaction à la défaillance : pour un vocabulaire mystique au xiie siècle », dans Revue de l’histoire des religions, t. 230, 2013, p. 447-483.
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une certaine résurrection intérieure qui caractérise cet état mystique : immortelle et impassible, elle devient une nouvelle créature au-delà de l’humain. En examinant la manière dont les deux auteurs victorins ici retenus décrivent les plus hauts états contemplatifs, l’on est immanquablement frappé par la précision, la cohérence et la richesse de leur vocabulaire et partant de leur enseignement : ce que nous appelons mystique correspond pour eux à l’état final de dépossession par lequel le sujet, au terme d’un parcours contemplatif soigneusement défini, perd le contrôle de lui-même au profit de Dieu. Ce processus de sortie de soi est rendu sensible par des images ancrées dans la tradition biblique et patristique : ainsi l’illumination intérieure est-elle manifestée par Hugues en recourant à l’image du feu, comme l’ascension spirituelle l’est chez Richard par la métaphore du vol, et, pour les deux maîtres, l’assimilation de l’âme à Dieu est décrite en termes de liquéfaction. ⁂ Compte tenu des analyses précédentes, il faut mettre au crédit des auteurs victorins la description d’états mystiques et leur présentation ordonnée, mais peut-on affirmer pour autant qu’ils ont élaboré une mystique ? Pour apporter des éléments de réponse en guise de conclusion, sans doute convient-il de s’interroger sur la nature des œuvres mêmes dans lesquelles nous avons trouvé les attestations de « mysticus » et ses dérivés aussi bien que les descriptions de la vie mystique. Or il appert que ce sont significativement les mêmes textes. En effet, l’enseignement spirituel d’Hugues et de Richard ne prend pas la forme d’un traité spécifique comme ce sera le cas dans les écoles postérieures, notamment à l’époque moderne, mais il est toujours suscité par leur activité de commentateur sacré, qu’il s’agisse du dessin de l’arche, du tabernacle de Moïse, du texte de l’Ecclésiaste, du Cantique des cantiques ou de celui du pseudo-Denys. Il en découle que, d’après Hugues et Richard, l’activité contemplative des parfaits consiste à faire vivre en eux les réalités spirituelles dont traite l’Écriture. Une telle notation, ajoutée au caractère partiellement topique des images employées par les deux maîtres victorins, paraîtrait peut-être de nature à justifier le jugement sévère jadis porté par dom Déchanet dans l’article « Contemplation » du classique Dictionnaire de spiritualité : La doctrine spirituelle des maîtres de Saint-Victor (Hugues, Richard, Achard, etc.) présente peut-être, en un sens, moins d’intérêt que celle des enfants de Cîteaux ou de Chartreuse. Cela tient à plusieurs causes. Liée à celle de saint Augustin et du pseudo-Aréopagite, elle est moins originale. Imprégnée de platonisme, elle apparaît moins « chrétienne », moins soucieuse de relever la part et le rôle du Christ dans l’itinéraire de l’âme à Dieu. Enfin et surtout, elle n’a pas au même degré valeur de témoignage vécu45.
45 Jean-Marie Déchanet, « La contemplation au xiie siècle », dans Dictionnaire de spiritualité, t. II-2, Paris : Beauchesne, 1953, col. 1948-1966, à la col. 1961.
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Traditionnelle, platonicienne et par-dessus-tout impersonnelle, telle serait la spiritualité victorine. Pour parvenir à cette conclusion, dom Déchanet a dû travailler comme j’ai procédé dans le présent cadre et commenter la spiritualité des victorins en s’attachant prioritairement à ses derniers degrés. Si le didactisme des auteurs victorins favorise cette approche tant leur goût de la division peut mener à séparer ce qu’ils mettent seulement en parallèle, il convient de rappeler fermement que cette lecture à rebours, par le haut, est une facilité qui doit être amendée par une saisie d’ensemble de leur dessein. Par conséquent, dom Déchanet s’est involontairement montré « docteur en allégorie », au sens où Hugues dénonçait de tels sauts interprétatifs, puisque le savant bénédictin est passé directement à l’intelligence spirituelle, en s’attachant en somme au sens mystique des textes qu’il commentait, sans en considérer le fondement littéral et partant, sans en saisir l’élévation et le parti architectural. Or, chez Hugues comme chez Richard, les états mystiques que j’ai rappelés n’ont de sens que replacés dans une pédagogie complète de la vie intérieure. Notons ainsi la manière dont Richard récapitule les degrés de la charité : « Au premier degré, comme il a été dit, l’esprit revient à lui-même ; au second, il monte jusqu’à Dieu ; au troisième, il passe en Dieu ; au quatrième, il descend sous lui-même46 », où chaque degré ne succède pas au précédent mais est comme impliqué en lui, comme l’esprit l’est dans la lettre biblique. Pour le dire autrement, Hugues et Richard pensent en utilisant des gradations articulées à des réalités bibliques (les trois exercices spirituels de l’arche, les six genres de la contemplation du tabernacle, les quatre degrés de la charité du Cantique, etc.) afin de rendre manifeste la cohérence de leur projet de restauration intérieure. En refusant, sauf en de très rares exceptions, de témoigner de leur expérience personnelle, les maîtres victorins attestent la continuité qu’ils perçoivent entre lectio divina et intériorité. Si Hugues et Richard de Saint-Victor n’ont pas enseigné sous la forme de confidences autobiographiques, s’ils apparaissent de ce fait peut-être moins personnels et donc moins originaux que certains de leurs contemporains et de leurs successeurs, c’est que leurs descriptions des états mystiques s’insèrent dans un plus vaste plan, en un sens plus ambitieux qu’une « histoire de mon âme ». C’est pourquoi, la spiritualité victorine n’existe et ne devait pas exister à l’état de mystique séparée et ne saurait venir en renfort, qu’au prix d’un lourd contresens, d’une autonomisation de la mystique. En fait, c’est plutôt l’exégèse des victorins qui est mystique au double sens, médiéval et moderne du terme, non seulement parce qu’elle recourt au « saut herméneutique » pour interpréter le texte sacré, mais aussi parce qu’elle permet de réaliser, au sens le plus fort, le mystère dont elle traite.
46 Richard de Saint-Victor, Les quatre degrés de la violente charité, éd. G. Dumeige, p. 176, l. 10-12 : « In primo itaque gradu, ut dictum est, animus redit ad seipsum, in secundo ascendit ad Deum, in tertio transit in Deum, in quarto descendit sub semetipsum », selon un mouvement de balancier subtil, car juste après, comme pour corriger l’effet de continuité, Richard d’ajouter (l. 12-13) : « In primo et secundo elevatur, in tertio et quarto transfiguratur », distinguant ainsi deux états parmi les quatre degrés : l’élévation des deux premiers degrés dans lequel le sujet aimant joue encore un rôle, par distinction avec la transfiguration passive des deux degrés ultimes.
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Élisabeth de Schönau et Hildegarde de Bingen, un tandem paradoxal
André Vauchez a suffisamment démontré que le xiie siècle avait constitué un tournant décisif dans l’histoire du prophétisme, avec une importance croissante désormais accordée à la vision, notamment au féminin, pour nous fournir un solide point de départ1. On se penchera donc ici sur ce nouveau genre de prophétisme visionnaire, en étudiant les vies parallèles de la moniale Élisabeth de Schönau (1129-1164), et celui de sa contemporaine et voisine Hildegarde de Bingen (1098-1179). Rien d’arbitraire dans notre choix de les rapprocher : elles furent liées à titre personnel, et dès le xiie siècle, chroniqueurs, annalistes et autres témoins les évoquaient de manière conjointe. Toutes deux furent des visionnaires, et encouragées à l’écriture par une figure masculine qui nous est connue. Elles souffrirent de maladies, plus ou moins liées à la résistance qu’elles offraient à l’injonction divine. Toutes deux cloitrées, elles pensèrent en allemand, et ont laissé des écrits en latin. Enfin, si ces deux femmes bénéficièrent de visions qu’elles couchèrent ensuite par écrit, seule Élisabeth connut l’extase : si celle-ci se décrit souvent comme collapsa in extasim, Hildegarde serait au contraire, selon Peter Dinzelbacher, la « seule visionnaire non extatique du Moyen Âge2 », au point que l’on hésite parfois à l’appeler mystique plutôt que prophétesse. C’est ce que l’on examinera ici en plusieurs temps : après avoir rappelé quelles furent leurs œuvres respectives et les modalités de leur composition, on se penchera sur les expériences physiques ou intellectuelles qu’elles partagèrent, avant de se demander si le relatif parallélisme de leurs existences se perpétua post mortem, notamment en matière de fortune éditoriale de leurs écrits.
1 Parmi les très nombreux travaux d’André Vauchez, on se reportera à son Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris : Albin Michel, 1999. 2 Peter Dinzelbacher, « Europäische Frauenmystik des Mittelalters. Ein Überblick », dans Frauenmystik im Mittelalter, éd. Id. et Dieter R. Bauer, Stuttgart : Schwabenverlag, 1985, p. 11-23, p. 17. Ce qui n’empêche pas Hildegarde d’avoir trouvé une place dans l’ouvrage de Jean-Noël Vuarnet sur les femmes extatiques, mais en un chapitre liminaire où elle est judicieusement qualifiée de « solitaire de l’Apocalypse » (voir Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Paris : Arthaud, 1981, p. 33-39).
Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 71-89 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123008
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Deux femmes, deux œuvres L’aînée, Hildegarde, est si célèbre qu’on ne la présente plus. Rappelons toutefois qu’au terme d’une longue existence, et après avoir fondé deux monastères, la bénédictine rhénane laissa une œuvre multiforme, composée dans la seconde moitié de sa vie, et que c’est là une première différence de taille avec d’autres femmes mystiques : habitée de visions depuis l’enfance, Hildegarde ne se mit à les coucher par écrit qu’à 40 ans passés, nullement dans l’urgence d’une crise mystique, contrairement par exemple à Élisabeth. Elle laissa ainsi, outre un triptyque visionnaire (Scivias, Liber vite meritorum et Liber divinorum operum), rendu célèbre par les enluminures de certains manuscrits, une œuvre poétique et musicale, deux Vies de saints, deux traités de médecine, une langue inconnue, des textes exégétiques, et surtout une ample correspondance avec les grands et les moins grands de ce monde. Elle était liée à Élisabeth de Schönau, et nous conservons un échange de lettres entre ces femmes, sur lequel on reviendra. Moins connue aujourd’hui, en tout cas en France, Élisabeth était de son vivant aussi célèbre et peut-être plus populaire que Hildegarde, par qui elle fut pourtant profondément influencée3. Mais, contrairement aux visions de Hildegarde, qui se présentent comme « des traités de théologie visionnaire », celles d’Élisabeth sont ancrées dans le déroulement de sa vie quotidienne et donc plus soucieuses des « données spatio-temporelles de la rencontre avec le surnaturel » et des temporalités des messages visionnaires4. Rappelons rapidement quelle fut son existence. Le monastère de Schönau abritait un monastère d’hommes et un autre de femmes, et Élisabeth, qui s’y trouvait depuis 1141, fut nommée en 1157 magistra de la communauté de femmes, sous l’autorité de l’abbé. Elle jouissait de visions depuis 1152, puis, sous l’influence de son frère Eckbert († 1184), moine du couvent des hommes depuis 1155 après avoir été chanoine de Bonn5, les visions d’Élisabeth se muèrent, dans sa correspondance, en autant de réponses aux interrogations du temps. Elle mourut jeune, épuisée par les châtiments corporels qu’elle s’infligeait, ses maladies à répétition et ses nombreuses extases, mais l’œuvre qu’elle laissa n’est pas pour autant négligeable : le Liber visionum, composé de trois livres rédigés par Eckbert, renferme les visions advenues entre 1152 et 1156 et fournit aussi une biographie d’Élisabeth, un « journal » spirituel à la narrativité complexe, puisque le principal narrateur du récit en est aussi le destinataire, et que
3 Voir très récemment Uta Kleine, « Ce sont les mots que profère une parole nouvelle : Élisabeth de Schönau et le renouveau de la prophétie au xiie siècle », dans Hagiographie et prophétie (vie-xiiie siècles), études réunies par Patrick Henriet, Klaus Herbers et Hans-Christian Lehner, Florence : SISMEL, 2017, p. 145-192 (Micrologus Library, 80). 4 Jean-Claude Schmitt, « Hildegarde de Bingen ou le refus du rêve », dans Id., Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2002, p. 323-344 (reprise de « Hildegard von Bingen oder die Zurückweisung des Traums », dans Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld. Internationaler wissenschaftlicher Kongress zum 900jährigen Jubiläum, 13.-19. September 1998, Bingen am Rhein, éd. Alfred Haverkamp, Mainz : Philip von Zabern, 2000, p. 351-373, ici p. 332. 5 Pour une rapide présentation de ce personnage voir notamment Kurt Köster, « Ekbert von Schönau », dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. VerfasserLexikon, Berlin – New York, Walter de Gruyter & C°, 14 vol., t. 11, 2004, col. 399.
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le récit qu’Élisabeth est censée adresser à son propre frère est lui-même le fruit de toute une série d’interventions, d’entremises, de circonstances6. C’est avant tout le récit d’une expérience personnelle, et la description des circonstances concrètes dans lesquelles Élisabeth est entrée en contact avec le divin lors de chaque vision y est très détaillée, même quand le commentaire allégorique joue un rôle important. Le Liber viarum Dei, recueilli par Eckbert après son entrée à Schönau, contient pour sa part des exhortations et des prônes destinés aux clercs comme aux laïcs7 ; mais c’est surtout par ses Revelationes de sacro exercitu virginum coloniensium, sorte de « version fantasmagorique » de l’histoire de sainte Ursule et de ses compagnes, qu’Élisabeth exerça le plus d’influence8. Elle donna aussi, par un cycle de six visions De resurrectione beate Marie matris Christi, une contribution importante à la mariologie de l’époque, à propos notamment de l’assomption corporelle de la Vierge. On connaît, enfin, 23 lettres d’elle, dont deux à Hildegarde9. Le rôle des collaborateurs
Élisabeth était ignorante, n’ayant appris des hommes que l’art de psalmodier d’après l’auteur de sa Vita qui la présente, selon un autre lieu commun des vies de mystiques, comme interno spiritus sancti magisterio edocta, « instruite par l’enseignement intérieur de l’Esprit saint » ; quant au prologue du Liber visionum, il ne la caractérise comme inerudita et latine locutionis nullam vel minimam habens periciam que pour mieux souligner le miracle que constitue le caractère parfois bilingue de ses visions : L’action divine était facile à constater en elle ; souvent ou pour mieux dire ordinairement, les dimanches et les jours de fête, aux heures où les offices augmentent la dévotion des fidèles, elle avait des extases ; puis, quand elle avait un peu repris ses esprits, elle prononçait en latin des paroles le plus souvent tirées de la Sainte Écriture, paroles qu’on ne lui avait pas apprises et qu’elle ne pouvait tirer d’ellemême ; car elle était à peine instruite et avait à peine une légère teinture du latin. Souvent donc elle répétait à haute voix, sans les avoir préparés à l’avance, des passages de nos saints livres qui se rapportaient aux visions qu’elle avait eues10. Ekbert précise, dans sa préface, que l’ange de Dieu s’adressait parfois aussi à sa sœur en allemand, sa langue maternelle. Qu’Élisabeth fût bilingue est évident, et lors d’une vision où lui apparaît un de ses oncles, par exemple, qu’elle interroge sur les
6 Édition du texte : Liber visionum tres, dans Friedrich Wilhelm Emil Roth, Die Visionen und Briefe der heiligen Elisabeth von Schönau und die Schriften der Aebte Ekbert und Emecho von Schönau, Brünn : Verl. der Studien aus dem Benedictiner- und Cistercienserorden, 1884, p. 1-87 ; traduction française : Élisabeth de Schönau, Visions, traduit du latin par Jean-Pierre Troadec, Paris : Cerf, 2009 (Sagesses chrétiennes). 7 Liber viarum Dei, dans Roth, Die Visionen und Briefe der heiligen Elisabeth von Schönau, op. cit., p. 88-122. 8 Texte latin ibidem, p. 123-138. 9 Epistole, dans Roth, Die Visionen und Briefe der heiligen Elisabeth von Schönau, op. cit., p. 139-153. 10 Révélations choisies de sainte Élisabeth de Schönau (1129-1165), traduites pour la première fois en français par le traducteur des œuvres de Catherine Emmerich, Tournai : H. Casterman, 1864, p. 1.
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supplices endurés par les âmes, l’oncle lui explique à moitié en allemand et à moitié en latin comment faire pour les soulager. Mais pour Eckbert, l’extase et le soudain don de la langue latine de sa sœur sont d’incontestables signes du miracle. Or, dans tout le livre de ces Visions, on trouve des références à des lectures d’Élisabeth, manifestement en latin. Eckbert poursuit donc un but apologétique et ce qu’il dit du langage de sa sœur n’est pas autre chose qu’une captatio benevolentiae, afin que l’on lise ces textes comme d’origine divine. On sait en outre qu’Élisabeth tenait un libellus, dans lequel elle notait les « conversations » qu’elle avait avec les saints du jour ; elle les envoyait à Eckbert tant qu’il était à Bonn, et il les mettait en forme. Certes, leur collaboration s’était intensifiée et avait pris une forme différente, depuis qu’il était entré à Schönau ; mais le témoignage d’Élisabeth sur son petit livre caché sous son lit, dont l’existence n’était connue que de sa supérieure, n’en montre pas moins qu’elle savait écrire seule, ce qui est corroboré par un passage où elle demande aux sœurs de lui apporter des tablettes pour consigner par écrit les mots qu’elle a reçus. Dans la plupart des cas, ces questions lui sont proposées par Eckbert ou un autre moine de Schönau. Il s’agit donc de prophéties sur commande qui prennent un caractère plus discursif que visionnaire, ce que Jean-Noël Vuarnet avait qualifié en son temps de « ruses de l’extase » chez Élisabeth11. Uwe Brunn parle pour sa part d’une instrumentalisation des visions de la moniale par son frère, dont les concepts théologiques imprègnent l’œuvre d’Élisabeth12, et assurément les écrits de cette dernière sont le fruit d’une collaboration complexe : comme l’a récemment souligné Ann Clark13, Eckbert fut bien plus qu’un secrétaire, et autre chose qu’un confident ou un co-initié, un symmista, à l’image du moine Volmar qui assista Hildegarde dans son œuvre jusqu’à sa mort en 117314. Eckbert fit office de directeur spirituel d’Élisabeth, s’occupa activement de la diffusion de son message en le couchant par écrit, et de toute évidence l’orienta, en donnant notamment aux visions de sa sœur un caractère érudit et logique. Quant à Hildegarde, quand elle finit par s’ouvrir au moine Volmar des visions qu’elle reçoit, il lui conseilla de les noter secrètement afin de pouvoir vérifier leur authenticité, si l’on en croit ce passage autobiographique de la Vita de la sainte : Ista cuidam monacho magistro meo intimavi, qui bone conversationis et diligentis intentionis ac veluti peregrinus a siscitationibus morum multorum hominum erat, unde et eadem miracula libenter audiebat. Qui admirans michi iniunxit, ut ea absconse scriberem, donec videret, que et unde essent15. 11 Vuarnet, Extases féminines, op. cit., p. 40. 12 Voir Uwe Brunn, Des contestataires aux cathares, discours de réforme et propagande antihérétique dans les pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Turnhout : Brepols, 2006, p. 230 et 263. 13 Voir Anne L. Clark, Elisabeth of Schönau: A Twelfth-Century Visionary, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1992. 14 Sur ce terme d’emploi rare à l’époque, on me permettra de renvoyer à Laurence Moulinier-Brogi, « Jalons pour une histoire du terme symmista », dans La rigueur et la passion. Mélanges en l’honneur de Pascale Bourgain, éd. Cédric Giraud et Dominique Poirel, Turnhout : Brepols, 2016, p. 299-311 (Instrumenta patristica et mediaevalia, 71). 15 Vita sancte Hildegardis, II, 1, éd. Monica Klaes, Turnhout : Brepols, 1993 (CCCM 126).
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Or si Hildegarde put soumettre ses notes à Volmar, c’est bien qu’elle était capable de produire seule une transcription de ses visions… Ces deux femmes sont donc venues à l’écriture sous l’égide d’une figure masculine, et l’on connaît par ailleurs de nombreux « tandems » spirituels dans le domaine de la mystique (Dorothée de Montau et Jean de Marienwerder, Brigitte de Suède et Peter Olafsson, etc.)16. Mais ces partenariats si importants (ce sont les hommes qui ont assuré ou suscité la circulation des livres) ne sont pas pour autant identiques. Une impossible autorité féminine ?
La vision devient alors le medium le plus courant de la prophétie. La majorité des prophètes étaient donc des visionnaires, mais les visionnaires n’étaient pas tous considérés comme des prophètes : au préalable, la vision était une forme de contact fort personnelle et intime entre l’âme humaine et la divinité. Pour gagner une qualité prophétique, la vision avait besoin d’être validée et rendue publique, et nos deux femmes eurent de ce point de vue des fortunes divergentes. Des réactions hostiles sont attestées dans le cas d’Élisabeth, avérées ou supposées, et elle apparaît comme timorée, indécise, manquant absolument de confiance en elle. « Je sais certes que ceux qui s’opposent à la grâce de Dieu en moi saisiront là une occasion de me fustiger de leurs langues », dit-elle notamment dans le prologue de ses révélations sur les Onze mille vierges. Celui du Liber visionum rend le même son de cloche, tout en donnant un aperçu de l’écriture sous la contrainte qui fut son lot : D’ordinaire elle répondait à peine aux questions qu’on lui faisait parce qu’elle était timorée et humble d’esprit ; mais les liens du sang et surtout un ordre exprès de l’abbé l’obligèrent à céder et à s’ouvrir devant son frère. Et le premier chapitre du livre, dans lequel Élisabeth s’exprime à la première personne, confirme l’extrême tension vécue par la moniale entre révélation et réticence : Vous me priez, mon cher frère, et c’est là le but de votre visite, de vous raconter les grandes miséricordes dont le Seigneur a daigné user envers moi dans l’excès de son amour. Assurément je me sens disposée à correspondre à un désir que vous inspire votre attachement pour moi, d’autant plus que j’appelais depuis longtemps l’occasion de m’entretenir avec vous des merveilles que Dieu a opérées en moi et de savoir ce que vous en pensiez ; mais modérez votre impatience, et tenez compte des angoisses qui déchirent mon cœur plus cruellement que je ne saurais le dire. Si les choses dont j’ai à vous parler viennent à être connues, comme elles l’ont été déjà en partie contre ma volonté et par l’imprudence de quelques frères, que pensera-t-on de moi ? […] D’autres se diront à eux-mêmes : 16 Voir à ce sujet Ariane Westphälinger, Der Mann hinter der Heiligen : die Beichtväter der Elisabeth von Schönau, der Elisabeth von Thüringen und der Dorothea von Montau, Krems : Medium Aevum Quotidianum, 2007.
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« Si elle était vraiment la servante du Seigneur, elle se tairait au lieu de laisser ainsi glorifier son nom sur la terre », parce qu’ils ignorent les voix intérieures, qui me font une loi de parler. D’autres encore, dans tout ce qu’ils entendront dire de moi, ne verront que les rêves d’une imagination de femme et me croiront trompée par les illusions du démon. C’est ainsi, mon très cher frère, que je vais être exposée à tous les jugements, à toutes les censures17. Ou encore, comme elle l’écrit aussi à Hildegarde, elle craint de passer pour une auctrix novitatum18 – expression fort intéressante, qui s’oppose avant tout aux auctores, éminemment masculins. Hildegarde en revanche semble avoir été la première visionnaire à faire autorité de son vivant même, depuis le concile de Trèves de 1148 au cours duquel Eugène III l’aurait encouragée à continuer d’écrire, comme le suggère la démarche d’un Jean de Salisbury, demandant dès 1166 à Gérard Pucelle de lui envoyer les visions de la prophétesse « que le seigneur pape Eugène aimait d’une charité très spéciale » : Si non aliud occurrit quod nostratibus desit, saltem visiones et oracula beatae illius et celeberrimae Hildegardis apud uos sunt ; quae michi ex eo commendata est et uenerabilis, quod eam dominus Eugenius speciali caritatis affectu familiarius amplectabatur19. Élisabeth pour sa part aurait reçu l’injonction de ne pas écrire avant d’avoir vu Hildegarde, qui apparaît aussi comme le modèle pour le titre même d’une de ses œuvres. Le titre de Scivias, « Sache les voies », (une œuvre écrite entre 1141 et 1151) était en effet si étroitement lié à Hildegarde qu’Élisabeth et Eckbert ne se cachèrent pas de l’avoir imité, citant Hildegarde en exemple dès le prologue de ce Liber viarum Dei, où l’ange du Seigneur s’adresse à Élisabeth en ces termes en lui montrant un tas de livres : « Vois-tu ces livres ? Ils doivent tous être composés avant le jour du jugement dernier ». Avant d’ajouter, en brandissant l’un d’entre eux : « Voici le Livre des voies de Dieu, qui sera révélé à travers toi quand tu auras vu et entendu sœur Hildegarde20. » Ces paroles consacrant Hildegarde de son vivant comme une autorité ne pouvaient manquer de frapper les esprits et eurent un écho durable ; le cistercien Aubri de Trois-Fontaines relate ainsi dans sa Chronique rédigée entre 1227 et 1241 qu’en 1155 Élisabeth de Schönau commença d’écrire le Livre des voies de Dieu juste après avoir vu Hildegarde, donc obéi à l’injonction divine : « À peine étais-je revenue de chez elle que je m’exécutai », lui fait-il dire21.
17 Révélations choisies de sainte Élisabeth de Schönau (1129-1165), op. cit., p. 2-5. 18 Voir Ep. 45, dans Sanctae Hildegardis abbatissae opera omnia, éd. PL 197, col. 215. 19 Voir The Letters of John of Salisbury, éd. and tr. William J. Millor et Harold E. Butler, rev. by Christopher N. L. Brooke, 2 vol., Oxford : Clarendon Press, 1979-1986, vol. 2, lettre 185, p. 224. 20 « Vides libros istos ? Omnes adhuc ante diem judicii dictandi sunt. […] Hic est liber viarum Dei qui per te revelandus est quando visitaveris sororem Hildegardis et audieris eam » (Liber trium virorum et trium spiritualium virginum, Paris : Jean de Brie – Henri Estienne, 1513, p. 130). 21 Chronica Albrici monachi trium fontium a monacho novi monasterii Hoiensis interpolata, éd. Paul Scheffer-Boichorst, MGH, Scriptores, XXIII, éd. Georg Heinrich Pertz, Hannover, 1874, p. 843.
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Causes communes et expériences partagées Lutter contre le catharisme
Les débuts du supposé catharisme en Germanie préoccupèrent également les deux femmes et leur entourage. Eckbert, de son côté, avait été le premier à nommer cette hérésie, mais son Liber contra hereses katarorum, composé vers 1155-1160, n’a pas encore été transmis à l’archevêque de Cologne22. Sa sœur lui servira de relais ou de caisse de résonance, et dès 1156-1157, les cathares font l’objet d’une mention dans le Liber viarum Dei de la visionnaire, qui devait faire durablement sienne la préoccupation antihérétique de son frère, comme le montre une de ses lettres à Hildegarde, largement axée sur le catharisme. Cette lettre prend de fait sa place dans une « période chaude » du problème dans la région, selon le mot d’Uwe Brunn23, entre 1163 et 1165 : Hildegarde, qui avait prêché à Cologne contre les hérétiques en 1160-1161, mit par écrit l’année suivante le texte de son prêche puis, en 1163, année où le bûcher fut allumé à Cologne, confirma par une vision célèbre reçue en juillet que la persécution des hérétiques avait été voulue par Dieu. Certes, la vision délivrée par Hildegarde restait très générale et ne nommait pas l’hérésie qu’Eckbert venait de décrire dans son ouvrage ; il n’empêche que l’engagement de Hildegarde dans la lutte contre les hérétiques est une convergence de plus des deux visionnaires, certes avec des nuances importantes : Hildegarde s’engage sponte sua, saisissant là une occasion de plus de fustiger les mœurs du clergé, alors qu’Élisabeth, dans ses Visions, délivre un peu sur commande des précisions sur les hérétiques en relation avec l’œuvre d’Eckbert. Célébrer les Onze mille vierges
Un deuxième terrain de rencontre entre ces deux femmes dans l’actualité de la Germanie des années 1150 est lié à la redécouverte supposée des restes de sainte Ursule et de son armée virginale. L’histoire est bien connue et nous ne la reprendrons pas, nous contentant de rappeler qu’Élisabeth fut appelée à l’aide pour identifier l’identité des ossements trouvés près de l’église des 11000 vierges à Cologne lors de la construction d’une nouvelle enceinte de la ville (les travaux avaient en effet touché un ancien cimetière romain24). Parmi ces reliques présumées qui étaient en partie accompagnées de plaquettes en plomb (tituli) indiquant le nom du défunt, se trouvaient des noms masculins ainsi que des ossements d’enfants. Comment l’expliquer ? L’abbé Gerlach de Deutz, chargé d’organiser la collection, l’identification
22 Voir ses Sermones contra catharos, éd. PL 195, col. 11-98. 23 Brunn, Des contestataires aux cathares, op. cit., p. 271. 24 Sur ce sujet, on me permettra de renvoyer à Laurence Moulinier, « Élisabeth, Ursule et les Onze mille vierges : un cas d’invention de reliques à Cologne au xiie siècle », dans Médiévales, t. 22-23, printemps 1992, p. 173-186.
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et la distribution des reliques, s’adressa à Élisabeth25. À l’aide de ses visions, cette dernière réussit à identifier les personnages en question26 (parmi eux un pape nommé Cyriacus, un évêque Marculus, un certain Aetherius dont elle fit le fiancé d’Ursule) et à leur fournir une histoire en conformité avec la légende27. Ces récits furent bientôt ajoutés à la légende déjà existante et firent désormais partie intégrante de la légende ursuline, telle qu’elle est entre autres transmise par la Légende dorée. Avec 70 manuscrits conservés, les Revelationes témoignent de la réputation toujours croissante d’Élisabeth, apparemment considérée comme une autorité en matière de prophétie rétrospective. Hildegarde pour sa part n’a pas délivré à proprement parler de « vision » sur les Onze mille vierges ; mais on notera que ce thème si présent dans son œuvre lyrique – treize de ses compositions leur sont consacrées28 – dénote bien une communauté de préoccupations avec Élisabeth et ses cercles, de même que les deux femmes furent concernées par la question cathare dans leur région, malgré la diversité de formes d’expression qu’elles empruntèrent à ce sujet.
25 Les lettres d’Élisabeth à Gerlach figuraient à l’origine comme un appendice à ses Revelationes, avant de devenir les chapitres 5, 6 et 11 du recueil de ses lettres ; voir Die Visionen der heiligen Elisabeth…, op. cit., p. 141-142. Elles ont été traduites en anglais par Ann L. Clark, The Complete Works of Elisabeth of Schönau, New York : Paulist Press, 2000. 26 Un exemple des réponses « à la demande » d’Élisabeth : « Le jour suivant, alors qu’on célébrait les solennités de la messe en son honneur, j’entrai en extase ; une vierge m’apparut, qui se tenait dans la clarté céleste, merveilleusement couronnée, et glorieusement ornée de la palme de la victoire. Lui adressant la parole, je lui demandai alors si son nom véritable était bien celui qu’on nous avait indiqué, et je lui demandai également le nom du martyr dont le corps anonyme avait été apporté avec le sien. Et elle me répondit, en disant : “Mon nom est bien celui qu’on vous a dit. Il a failli être écrit différemment suite à une erreur mais j’en ai détourné celui qui écrivait. Celui qui est venu avec moi est le martyr Cesarius, et quand nous avons pénétré ces lieux, la paix y est entrée avec nous” » (notre traduction d’après l’édition de Roth, Die Visionen und Briefe der heiligen Elisabeth von Schönau, op. cit., p. 123-124.) 27 Voir le prologue du Liber revelationum Elisabeth de sacro exercitu virginum Coloniensium : « À vous, qui portez les pieux sentiments vers la sainteté, moi Élisabeth, servante des servantes du Seigneur qui sont rassemblées à Schönau, je fais connaître ce qui m’a été révélé par la grâce de Dieu au sujet de l’armée virginale de sainte Ursule, reine de Bretagne, qui souffrit autrefois le martyre au nom du Christ, aux environs de Cologne. Certains hommes estimables ne me permettent pas, en effet, de garder le silence à ce sujet, et c’est par leurs sollicitations répétées que j’ai été poussée à cette recherche, à laquelle je répugnais. Je sais certes que ceux qui s’opposent à la grâce de Dieu en moi saisiront là une occasion de me fustiger de leurs langues, mais je le supporterai volontairement, car j’espère recevoir quelque récompense si l’honneur de tant de martyrs sort grandi des révélations que le Seigneur daigne faire à leur sujet à travers moi au prix de mes peines » (notre traduction d’après l’édition de Roth, Die Visionen und Briefe der heiligen Elisabeth von Schönau, op. cit., p. 123-124). 28 Éditions récentes de la Symphonia de Hildegarde : Walter Berschin et Heinrich Schipperges, Hildegard von Bingen. Symphonia: Gedichte und Gesänge, Gerlingen : Lambert Schneider, 1995 ; Hildegardis Bingensis opera minora, éd. Peter Dronke, Christopher P. Evans, Hugh Feiss, Beverly Mayne Kienzle, Caroline A. Muessig, Barbara Newman, Turnhout : Brepols, 2007, p. 373-477. Traduction française : Hildegarde de Bingen, Louanges, Poésies complètes traduites du latin et présentées par Laurence Moulinier-Brogi, 2e édition revue, Paris : La Différence, 2014 (Orphée, 57). Sur un des chants consacrés aux Onze mille vierges, voir notamment Walter Berschin, « Eine Offizien-Dichtung in der “Symphonia” Hildegards von Bingen: Ursula und die Elftausend Jungfrauen (carm. 44) », dans Hildegard of Bingen. The Context of her Thought and Art, éd. Charles Burnett et Peter Dronke, London : The Warburg Institute, 1998, p. 157-162 (Warburg Institute Colloquia, 4).
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Vivre entre vision et maladie
Outre des points d’intérêt communs dans l’actualité de leur temps, Hildegarde et Élisabeth partagèrent des expériences plus intimes, comme celle de la maladie, liée dans les deux cas au don de vision. Une lettre de Jacques de Vitry à Foulques de Toulouse, qui tient lieu de prologue à la Vie de Marie d’Oignies qu’il composa en 1216, passe en revue divers types de saintes femmes qu’il a pu observer et fait le lien entre inspiration au féminin et maladie sans cause : Tu en as vu d’autres qui semblaient se dissoudre sous l’effet de l’amour si singulier et prodigieux qu’elles vouaient à Dieu. Elles se languissaient de désir, incapables de quitter leur lit pendant de longues années – excepté de rares fois. Cette faiblesse n’avait pas d’autre cause que Celui pour lequel leurs âmes fondaient de désir, et en se reposant suavement avec le Seigneur, elles connaissaient un réconfort spirituel d’autant plus grand que leur corps était affaibli29. Qu’en est-il chez nos deux héroïnes ? Élisabeth, par exemple, toujours écartelée entre la peur du monde et de ses railleries et la peur de Dieu et de ses châtiments, non seulement endure de la part de l’ange des violences physiques quand elle tarde à parler, mais aussi craint que « ses maladies ne soient un scandale aux yeux des hommes et qu’ils ne pensent que c’est pour avoir gravement péché qu’elle est la proie de tels tourments30 ». Il a été souligné à quel point l’expérience visionnaire d’Élisabeth est liée à son état physique, et celui-ci, à son état de femme. Chez elle, vision et souffrance sont indissociables. Malgré la différence de leurs expériences, Élisabeth souffrait de problèmes particuliers que Hildegarde semblait plus apte que personne à comprendre, et leur correspondance offre le cas rare d’une visionnaire s’adressant à une autre visionnaire. Dans la première de ses lettres, écrite entre 1152 et 1156, Élisabeth se plaint d’être moquée non seulement par le peuple mais aussi par les hommes d’Église, et déplore d’être diffamée : certains font circuler sous son nom des prophéties sur le Jugement dernier, et elle attend de Hildegarde à la fois une consolation, un jugement et le rétablissement de la vérité la concernant – son Liber viarum Dei dit d’ailleurs explicitement que ses visites à Hildegarde la réconfortent et suscitent ses visions31. Élisabeth évoque des lettres menaçantes à son sujet envoyées de Cologne, et bien qu’ayant apparemment déjà reçu des mots de réconfort de Hildegarde (« tu t’es souciée de mes tourments avec une affectueuse compassion », lui écrit-elle), elle cherche surtout à l’assurer de son innocence : des écrits mis sous son nom circulent, et on la diffame en disant qu’elle a prophétisé au sujet du Jugement dernier32.
29 Jacques de Vitry, Vie de Marie d’Oignies, traduit et présenté par Jean Miniac, Arles : Actes Sud, 1997, p. 26-27. 30 Vita sanctae Elisabeth in qua continentur Visiones eius, dans Beati Aelredi Abbatis Rievallensis Opera Omnia, éd. PL 195, col. 119-208, 182C : « ne forte scandalizentur homines in infirmitatibus meis ». 31 Voir Liber viarum Dei, 6, éd. F. W. E. Roth. 32 Texte de la lettre dans Sanctae Hildegardis abbatissae opera omnia, éd. PL 197, Ep. 45, col. 213 : « Audio et quosdam, litteras de suo spiritu scriptas sub nomine meo circumferre : de die judicii me prophetasse diffamaverunt. »
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Les réactions somatiques intenses qu’elle décrit – anxiétés, douleurs, tremblements et affectations du cœur – mais aussi d’autres comme des transes, des paralysies, des lévitations ou le don des larmes (donum lacrymarum33) – sont au xiie siècle un phénomène fréquent chez les femmes religieuses. Elles sont souvent liées à des pratiques ascétiques extrêmes comme le jeûne ou la flagellation, contre lesquelles d’ailleurs Hildegarde la met en garde dans une de ses lettres. Élisabeth raconte ainsi qu’à la suite d’un malaise grave une vision l’enjoignit à des efforts de pénitence et à des châtiments corporels (ad quandam carnis afflictionem34) renforcés. Mais cette allusion aux pratiques de pénitence reste une exception, et dans le Liber Visionum, les souffrances d’Élisabeth apparaissent comme un martyre : pour décrire ses états pénibles, Élisabeth choisit souvent des expressions comme in agone passionis mee, diu in agone laboravi, agonizare. Quand elle subit un état de souffrance particulièrement grave, les apôtres Pierre et Paul lui apparaissent, portant des rameaux de palmier en signe de leur martyre et lui demandent : « Que préférez-vous : être ainsi tourmentée et jouir de notre vision ou échapper aux misères et ne point nous voir ? » Évidemment, Élisabeth répond en faveur de la souffrance et de l’endurance… En soulignant la faiblesse physique et intellectuelle de la visionnaire, Élisabeth et Eckbert suivent une stratégie de légitimation qui consiste à minimiser ses capacités intellectuelles pour en faire un medium d’autant plus fidèle de la voix et de la volonté de Dieu. Cette stratégie est observable également chez Hildegarde de Bingen, mais en partie seulement. Hildegarde en revanche, valétudinaire comme elle, ignore toute forme d’extase : même si elle a eu des pertes de conscience momentanées ou accès à une conscience supérieure, son œuvre est structurée de manière rationnelle, didactique : la part réelle du phénomène d’illumination semble très faible par rapport à sa mise en ordre. Toutes ses visions ou presque sont introduites par l’expression in vera visione vidi, dont l’usage est si systématique qu’elle s’est vidée de toute référence à une expérience véritable. Comme l’écrit Monique Goullet, l’œuvre de Hildegarde est en effet profondément méditée, et la partie didactique y est plus longue en général que les récits de visions proprement dites. Certes, la voix céleste traite la voyante de « cendre de cendre et pourriture de pourriture » mais il n’y a là rien d’affectif et Hildegarde n’intériorise pas l’abjection35. De fait, on chercherait en vain chez elle effusion, épanchement, ou intériorité ; en cela, son expérience est aux antipodes de son contemporain et correspondant occasionnel Bernard de Clairvaux, pour qui le divin est d’abord sensible au cœur, et elle est somme toute assez étrangère au mysticisme féminin tel qu’il s’exprimera après elle, chez les béguines notamment. Contrairement à Élisabeth, Hildegarde refuse la notion d’extase ou de rêve comme moyen d’accès au savoir divin. Elle insiste sur le fait qu’elle reçoit ses visions dans 33 Voir à ce sujet Piroska Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument en quête d’institution (ve-xiiie siècle), Paris : Albin Michel, 2000. 34 Cf. Liber visionum, I, LXXVII, 37, éd. F. W. E. Roth. 35 Voir à ce sujet Monique Goullet, « In vera visione vidi, in vero lumine audivi : écriture et illumination chez Hildegarde de Bingen », dans Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, t. 26/1, 1999, p. 77-102, en part. p. 94.
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un état de lucidité absolue, état durant lequel elle garde même la capacité de voir avec ses yeux extérieurs alors qu’elle aperçoit les visions divines « dans son âme », comme le redit inlassablement la lettre qu’elle écrit à plus de 75 ans à son dernier secrétaire, le moine Guibert de Gembloux, après la mort du fidèle Volmar en 1173 : Ce que je perçois et apprends dans ces visions reste longtemps dans ma mémoire, de telle sorte qu’en voyant et entendant cette lumière, je peux me souvenir sans cesser de voir, d’entendre et de savoir. Mais ce que je n’aperçois pas, je ne le connais pas ; car je n’ai pas vraiment reçu d’enseignement. On m’a simplement appris à lire les lettres […]. Dans cette lumière, je vois parfois une autre lumière qui m’est décrite comme la « lumière vivante ». Je suis incapable de dire quand et comment je la vois. Mais tant que je la vois, toute tristesse et toute peur me sont enlevées. Je me sens alors comme une simple jeune fille et non comme la vieille femme que je suis36. Ce sont bien des visions, mais vécues avec un esprit en éveil, et le medium du contact immédiat avec Dieu est une lumière infuse par Dieu, une lumière qu’elle appelle lux vivens, lux caritatis, ou umbra viventis lucis. Il y a donc une nette différence à garder à l’esprit, entre le déni catégorique de la perte de conscience chez Hildegarde, et l’état extatique affiché, sinon revendiqué, au moins par son frère, pour Élisabeth. Cette dernière décrit ses extases comme des états de tranquillité, voire de torpeur où son esprit se détourne du corps pour s’élever vers des régions célestes : veni in mentis excessu, et visum est mihi, quasi abstraheretur spiritus meus a corpore, ac sublevaretur in altum. […] vidi autem in excessu meo celos apertos […]37, ou encore subito aperti sunt oculi cordis mei sine carnis vexatione38. Ses visions sont présentées comme des phénomènes purement spirituels pendant lesquelles les fonctions de ses sens corporels sont éteintes, et les expressions les plus fréquentes pour introduire les récits de ses expériences visionnaires sont veniens in mentis excessum, in excessu mei, in extasim vidi visionem, ou bien fui/vidi in spiritu, translata sum in spiritu, aperuit dominus oculos meos et vidi in spiritu. Elle distingue entre les oculi exteriores ou oculi carnis et les oculi cordis ou oculi mentis, en soulignant à plusieurs reprises qu’elle fut incapable de voir avec les yeux extérieurs ce qu’elle avait vu auparavant avec les yeux du cœur – ce qui contraste fortement avec ce que le biographe de Hildegarde dit de l’expérience de cette dernière, en soulignant que son sens reste le même entre la vision et sa restitution, et que son esprit est circonspect et clair39. On peut hésiter, on l’a dit d’entrée de jeu, entre mystique et prophétesse pour qualifier Hildegarde ; quoi qu’il en soit, c’est de l’extase, du ravissement, de la perte 36 Traduction française (un peu modifiée) : Georgette Épiney-Burgard, Émilie Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, Turnhout : Brepols, 1988, p. 48-49. 37 Vita sanctae Elisabeth in qua continentur visiones ejus, op. cit., col. 146. 38 Ibidem, col. 165. 39 Vita sancte Hildegardis, II, 1, éd. M. Klaes, op. cit. : « Magnum est etiam illud et admiratione dignum, quod ea, quae in spiritu audivit vel vidit, eodem sensu et eisdem verbis, circumspecta et pura mente, manu propria scripsit, et ore edidit, uno solo fideli viro symmista contenta, qui ad evidentiam grammaticae
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de contrôle qu’elle se défend, pas de l’expérience du mystère comme le montre un des passages autobiographiques de sa Vita : Subsequenti demum tempore mysticam et mirificam visionem vidi, ita quod omnia viscera mea concussa sunt et sensualitas corporis mei extincta est, quoniam scientia mea in alium modum conversa est, quasi me nescirem. Et de Dei inspiratione in scientiam anime mee quasi gutte suavis pluvie spargebantur, quia et Spiritus Sanctus sanctum Johannem evangelistam imbuit, cum de pectore Iesu profundissimam revelationem suxit, ubi sensus ipsius sancta divinitate ita tactus est, quod absconsa mysteria et opera aperuit, « In principio erat Verbum », etc.40 Une expression très semblable figure dans la longue lettre à un prieur où Hildegarde, vers 1169, décrit sa propre expérience (« Ego autem paupercula forma, ab infantia mea debilis et infirma, in mystica et vera visione ad hanc scripturam coacta sum, eamque in gravi egritudine in lecto iacens, Deo iubente et adiuvante, conscripsi41 »), et c’est à peu près la même formule que celle dont elle use à propos d’Ézéchiel dans le Scivias, avec « ut in mystica uisione sua Ezekiel dicit42 », ou « sicut etiam idem Ezekiel in spiritu meo regi tyri sub mystica significatione dicit43 ». Ces mentions d’Ézéchiel, qui fournit par ailleurs nombre de modèles ou phrases pour décrire la vocation prophétique d’Élisabeth, sont un autre point commun aux écrits de nos deux visionnaires : lorsque l’ange s’adresse à cette dernière pour l’inciter à annoncer la parole de Dieu, il emploie l’expression fili hominis44, qui se trouve fréquemment dans le livre d’Ézéchiel dès que Dieu l’invite à prophétiser au peuple d’Israël, et en recourant à ce syntagme à propos de la mission d’Élisabeth, son biographe suggère que cette dernière a ou pourrait avoir l’autorité d’un prophète masculin.
Des vies parallèles ? Les témoignages contemporains
Scrupules et réticences sont des éléments topiques qui font partie de l’habitus des visionnaires. Mais à l’évidence, Élisabeth, tout comme Hildegarde, n’agit pas en marge de la société. Leurs révélations ne touchent pas seulement les matières théologiques,
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artis, quam ipsa nesciebat, casus, tempora et genera quidem disponere, sed ad sensum vel intellectum eorum nihil omnino addere praesumebat vel demere. » Sur symmista, rare au xiie siècle mais connu tant des proches de Hildegarde que de ceux d’Élisabeth, voir supra n. 14. Vita sancte Hildegardis, éd. M. Klaes, op. cit., II, 16, p. 43. Ep. LXXXIVr, dans Hildegardis Bingensis Epistolarium, Pars I (I-XC), éd. Lieven Van Acker, Turnhout : Brepols, 1991, p. 201. Hildegardis Scivias, II, 4, éd. Aldegundis Führkötter, Angela Carlevaris, Turnhout : Brepols, 1978, 2 vol. (CCCM, 43 et 43 A), p. 170. Scivias, III, 1, ibidem, p. 344. Vita sanctae Elisabeth in qua continentur visiones ejus, op. cit., col. 157 : « Et tu fili hominis dices ad eos, qui habitant in terra : Audite populi ! Deus deorum locutus est. »
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mais répondent à une grande variété de demandes qui leur sont soumises par une population désireuse de leurs conseils. Toutes deux sont donc des personnages publics, considérés par leurs contemporains comme des femmes que Dieu « remplit par l’esprit de prophétie et auxquelles il révéla par l’évangile tous genres de visions qui sont mises par écrit », comme l’écrit l’auteur des Annales de Pöhlder. Ce type de visions fait preuve d’un nouveau côté, plus pragmatique, de la prophétie : pour en revenir à Élisabeth, elle est consultée comme un oracle, un fait dont témoignent ses lettres ainsi que les très célèbres révélations ursulines dont il sera question plus loin. Il faut en effet remarquer que les deux femmes furent citées conjointement par certains témoins : dès le xiie siècle, l’annaliste de Pöhlder consigne, à l’année 1158 : His etiam diebus in sexu fragili signa potentie sue Deus ostendit, in duabus ancillis suis, Hildegarde videlicet in monte Roperti iuxta Pinguiam et Elisabeth in Schonaugia, quas spiritu prophetie replevit, et multa eis genera visionum que scripte habentur per evangelium revelavit45 ; En 1165 ou 1166, Jean de Salisbury associe les deux femmes dans une lettre à Gérard Pucelle : Et ne aliquid subtraham, asserunt nescio quas prophetissas Teutonicas uaticinatas esse, unde furor Teutonicorum potest amplius inflammari, et unde scismatici animantur46 ; et au siècle suivant la Sächsische Weltchronik cite Hildegarde et Élisabeth comme deux « Güden vrowen », deux femmes pieuses, et s’étend quelque peu sur « Elsebe » en évoquant ses œuvres : Ire ward gescheneget van den ellef duseznt mageden, des solen to rechte unde ulitelike truwen alle lovege lude. […] Van den boken ward ere en geantwardet, dat hetto latine « Libellus viarum Dei », dat quit to Dude ‘dat bok der godden wege’, dat is nutte allen lovigen luden ; it solde van ere uppenbaret werden47. Et puisque notre quête est de chercher à savoir ce que les médiévaux ont reconnu comme mystique, on peut évoquer ici l’emploi différencié que fait, au xive siècle, un Heinrich de Nördlingen de Hildegarde et Mechthilde de Magdebourg : la première est à lire pour ses prophéties, la seconde pour sa mystique… Heinrich recommande ainsi Hildegarde à sa fille spirituelle Margaretha Ebener : Ma chère mère Margrete, je vous prie de nous donner votre sûr conseil, tel que vous le recevez de Dieu par votre fidèle prière, surtout en ce qui concerne la peur des malheurs, et en particulier de ceux des amis de notre Seigneur qui arriveront, selon une prophétie spirituelle, dans trois ans, et selon une autre, dans dix ans, et
45 Annales Palidenses auctore Theoderico monacho (ad 1158), éd. Georg Heinrich Pertz, MGH SS 16, Hannover : Hahn, 1869, p. 4-98, p. 90. 46 The Letters of John of Salisbury, op. cit., vol. 2, The Later Letters, 1163-1180, lettre 152, p. 54. 47 MGH, Scriptores qui vernaculari lingua usi sunt, t. II, Hannover : Hahn, 1877, p. 222.
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qui seront difficiles, comme je vous l’ai écrit aussi au sujet des fameuses prophéties de sainte Hildegarde, etc.48 Mais c’est surtout Mechthilde de Magdebourg qu’il donne pour modèle à sa chère pupille, recommandant le livre de la béguine en ces termes : Je vous envoie un livre qui a pour titre Das liecht der gothait. C’est la vivante lumière de l’ardent amour du Christ qui m’y pousse, car c’est pour moi le plus beau texte en allemand et le fruit de l’amour le plus profondément émouvant que j’aie jamais lu en langue allemande49. Heinrich cite de fait abondamment La lumière ruisselante de la Déité dans ce qu’il envoie à Margaretha, par exemple dans les lettres XLVI50 et XLVIII51, et les recommandations dont il entoure la lecture de l’ouvrage méritent également d’être mentionnées : « Lisez-le avec désir et avec un cœur profondément absorbé52… ». Une vie textuelle commune ?
Dans les manuscrits, Hildegarde et Élisabeth sont finalement peu associées, mais le cas se rencontre, comme dans le manuscrit de Dendermonde, Sint Pietersen-Paulusabdij, no 9 – copié du vivant de Hildegarde –, qui contient le Liber vite meritorum, la Symphonia armonie celestium revelationum de Hildegarde, un exorcisme qu’elle aurait réalisé, et le Liber viarum Dei d’Élisabeth53. Mais tout se passe comme si, après la mort de la grande visionnaire, le lien entre les deux femmes se dénouait dans les codices, et c’est plus souvent avec Mechthilde de Magdebourg, par exemple, que voisinera Élisabeth, comme dans le ms. Luzern, Zentral- und Hochschulbibliothek, N° 175, qui contient le Liber viarum Dei et le traité de Mechthilde, dans une retraduction du latin en alémanique dont c’est l’unique témoin. Toutefois, c’est ensemble que Hildegarde et Élisabeth firent leur entrée dans le monde de la presse, avec Jacques Lefèvre d’Étaples qui, à la suite d’une visite au Rupertsberg en 1509, donna en 1513 à Paris l’édition princeps du Scivias dans un recueil 48 Heinrich von Nördlingen e Margaretha Ebner, Le lettere (1332-1350), éd. Lucia Corsini, premessa di Donatella Bremer Buono, Pisa : Edizioni ETS, 2001 (Medioevo tedesco, Studi e Testi, volume nono), Lettre LIII, p. 272-273. Hildegarde n’a en réalité jamais émis une telle prophétie. Voir notamment Michael Embach, Die Schriften Hildegards von Bingen. Studien zur Überlieferung und Rezeption im Mittelalter und in der Frühen Neuzeit, Berlin : Akademie Verlag, 2003, p. 424. Sur le tandem formé par Heinrich et Margaretha, voir Laurence Moulinier-Brogi, « Quête de Dieu et recherche de modèles. Naissance d’une tradition féminine dans la mystique allemande (xiie-xive s.) », dans Écritures, no 1, décembre 2005, Les femmes et l’Écriture. L’amour profane et l’amour sacré, p. 15-55. 49 Heinrich von Nördlingen e Margaretha Ebner, Le lettere, op. cit., Lettre XLIII, p. 230-231. 50 Ibidem, p. 242-243. 51 Ibid., p. 250-253. 52 Ibid., Lettre XLIII (en annexe). 53 Sur ce codex et notamment le singulier exorcisme qu’il transmet, voir U. Brunn, Des contestataires aux cathares, op. cit., p. 480 sq. Le texte de l’exorcisme a été édité par nos soins : « Unterhaltungen mit dem Teufel : Eine französische Hildegard-Vita des 15. Jahrhunderts und ihre Quellen », dans Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld…, op. cit., p. 519-560.
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qui réunissait les écrits de six auteurs spirituels, trois hommes et trois femmes, dont Élisabeth et son Livre des voies de Dieu : Liber trium virorum et trium spiritualium virginum. Hermae liber unus. Uguetini liber unus. F. Roberti libri duo. Hildegardis Scivias libri tres. Elizabeth[ae] virginis libri sex. Mechtildis virginis libri quinque…, Paris, Henri Étienne, 151354. Cette édition princeps du Scivias constitue une branche tout à fait à part dans l’histoire de la transmission des œuvres de Hildegarde ; elle doit sans doute être reliée à un revival du culte de la sainte autour du Rupertsberg entre fin du xve et début du xvie siècle, et à un désir des nonnes de relancer sa canonisation, mais il est remarquable que les deux co-initiées soient publiées ensemble. Elles se côtoient toujours dans la réédition de l’ouvrage donnée par A. Boetzer à Cologne en 1628, sous le titre de Revelationes ss. virginum Hildegardis et Elizabethae Schoenaugiensis ordinis s. Benedicti… una cum variis Elogiis ipsius Ecclesiae et Doctorum virorum. Où est mise cette fois en avant la notion de révélations, si prégnante dans la tradition manuscrite55, et où les deux femmes sont associées dans une même sainteté virginale… En 1524, Jakob Köbel avait pour sa part édité à Oppenheim, bien avant l’original latin qui ne fut publié qu’en 1602 à Mayence, une traduction allemande de la Vie de saint Rupert écrite par Hildegarde, sous le long titre de Die Legend des heyligen hertzogen sant Ruprechts / bey Byngen uff sant Ruprechtsberg leyplich rastende / Die Legend von der seligen / jungfrawen sant Hildegard der Christlichen Sibilla / und offenbarerin der heymlichen wunderwerck gotes/ die Aptißin uff sant Ruprechts bergk gewessen ist. Apparemment Hildegarde en est la seule vedette ; mais en réalité, Élisabeth est là en filigrane, avec la légende des Onze mille vierges attribuée à tort à Hildegarde. Cette dernière est clairement ancrée chez les prophétesses, avec le terme d’Offenbarungen, « Révélations », et le qualificatif de Sybille christique qui lui est accolé. Le lien entre les deux femmes est en tout cas perçu comme si fort que l’édition d’Oppenheim prête à Hildegarde les révélations sur les Onze mille vierges… Mais jusque-là, finalement, aucune des deux n’est qualifiée de « mystique » : spirituelles, certes, saintes, la plupart du temps, et visionnaires, aussi. C’est avec l’essor au xixe siècle à la fois d’une histoire de la mystique et d’une histoire nationale de la mystique, qu’elles vont revêtir cette caractéristique… et le plus piquant est que Hildegarde n’entre dans la Geschichte der deutschen Mystik que pour en être pratiquement sinon chassée, du moins dépouillée d’importance. Wilhelm Preger émit en effet en 1874 une hypothèse radicale : pour lui, l’ensemble des écrits circulant sous le nom de Hildegarde, à l’exception d’un passage dans une lettre à Bernard de Clairvaux, étaient à rejeter comme inauthentiques, et à mettre au compte du seul Theodoricus, biographe de la sainte56 : à le lire, les œuvres complètes 54 Il s’agit de Mechthilde de Hackeborn, morte v. 1299 au couvent de Helfta. 55 Dans le ms. Paris, Bibl. nat. de France, lat. 17647 par exemple, on lit « Liber viarum Dei, sive revelationes facte Elizabeth » ; quant au Scivias, il est ainsi présenté dans le ms. Oxford, Merton College, 160 (fin xiie-début xiiie s.) : « Scivias sive visiones ac revelationes ». 56 Cf. Wilhelm Preger, Geschichte der deutschen Mystik nach den Quellen untersucht und nachgestellt, Leipzig : Dörffling – Franke, 1874, 3 vol., Bd. I, p. 13-27.
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de la sainte se limitaient donc à un fragment de lettre. Sa démonstration était étayée, mais elle n’en fut pas moins battue en brèche en 1879 par Johann Philip Schmelzeis, prêtre d’Eibingen, qui publia, pour le sept-centième anniversaire de la mort de sa sainte patronne, un ouvrage sur sa vie et son action57 qui donna une impulsion décisive aux recherches sur l’œuvre de Hildegarde58. Le statut d’auteur lui fut pourtant refusé globalement une dernière fois en 1926 par Otto Karrer qui rejoignit l’extrémisme de Preger en contestant non seulement la féminité de l’auteur des œuvres publiées sous le nom de Hildegarde, mais aussi son unicité ; d’après lui, Hildegarde n’aurait fait que recueillir les fruits de l’activité de « nègres » avant la lettre, à savoir ses amis qui auraient écrit pour elle et sous son nom59. Ce qui revenait à imaginer une vaste supercherie, assez peu plausible, et en 1930, le beau livre de Hans Liebeschütz vint mettre un terme à cette tentative de démolition de l’auteur par Otto Karrer60. Des fortunes éditoriales divergentes
Les œuvres d’Élisabeth et Hildegarde continuèrent de vivre des situations similaires, avec notamment la perte de leur identité dans la transmission de leurs œuvres : Élisabeth fut souvent prise pour Élisabeth de Hongrie, et le Liber divinorum operum de Hildegarde conservé à Lucques fut attribué à Mechtilde, Gertrude de Helfta, ou à sainte Élisabeth de Portugal. En revanche, la nature de leur œuvre, Revelationes, ne se dissoud pas, même quand le nom de leur auteur s’égare, comme le montre le cas du Liber vite meritorum : si l’on se penche par exemple sur le « catalogue » de la bibliothèque de l’abbaye Saint Euchaire-Saint Matthias de Trèves au xive siècle, on y trouve rangés dans les Ascetica, entre « Gerardus Remensis » et « Guillelmus Antissiodorensis », les titres suivants : « Hildegardis : de operatione Dei – liber Scivias » – puis, plus loin et sans nom d’auteur : « liber vite meritorum per simplicem hominem comparatus annuente luce revelationum »61 . La paternité de cette dernière œuvre s’est perdue en chemin, pas sa qualité d’écrit visionnaire. Mais de grandes différences ressortent : la circulation est à la fois plus limitée, sur le plan linguistique, et plus large pour Hildegarde grâce au montage de ses prophéties
57 Das Leben und Wirken der heiligen Hildegard von Bingen, Freiburg im Breisgau : Herder, 1879. 58 Pour nous en tenir aux progrès accomplis dans le domaine de l’édition des œuvres de Hildegarde après 1879, rappelons que F. W. E. Roth publia ses chants et sa Langue inconnue en 1880 (Geschichtsquellen aus Nassau, Band I, Die Geschichtsquellen des Niederrheingaus) et qu’en 1882 le cardinal Pitra fournit, avec le tome VIII de ses Analecta sacra, un complément de taille aux prétendues Opera omnia sanctae Hildegardis abbatissae éditées dans la Patrologie latine en 1855. 59 Otto Karrer, Die große Glut, Textgeschichte der Mystik im Mittelalter, München : Ars sacra J. Müller, 1926, p. 163 (cité par Joseph Bernhart, « Hildegard von Bingen », dans Archiv für Kulturgeschichte, no 20, 1. Heft, Leipzig – Berlin, 1930, p. 249-260, p. 251). 60 Hans Liebeschütz, Das allegorische Weltbild der heiligen Hildegard von Bingen, Leipzig – Berlin : Teubner, 1930. 61 Josef Montebaur, Studien zur Geschichte der Bibliothek der Abtei St. Eucharius-Matthias zu Trier, Freiburg im Breisgau : Herder, 1931 (Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und für Kirchengeschichte, 26, Supplementheft), p. 18.
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réalisé par le cistercien Gebeno d’Eberbach vers 1220 et baptisé Pentachronon ou Speculum futurorum temporum62, et la diffusion d’une pseudo-Hildegarde utilisée dans différents contextes. En outre, pour en revenir à la fortune éditoriale de Hildegarde sans plus s’y arrêter, il faut souligner que si l’on excepte le Scivias, la publication de ses œuvres authentiques fut précédée par celles de remaniements et extraits de ses prophéties ou de versions allemandes de révélations pseudépigraphes : en 1518 était paru à Munich (mais sans mention de lieu ni de date) les Namhaffter offenbarungen zwo. Aine sagt der Allt Joachim. Die Annder die heylig fraw Hildegardis…, qui furent suivies, vers 1520, par des Widerlegungen der falschen beschuldigung und lesterwort etlicher Münich, so sie zu Cöllen widder denn Edlen unnd wolgeborn H. Wilhelm Grauen zu Eysenburg… Item ein Prophecey S. Hildegardis von dem Bettelorden. Dès 1527, le prédicateur protestant Andreas Osiander publia des Weissagungen über die Papisten mises sous le nom de la nonne, et en 1529, Jérôme Gebwiler fit paraître à Hagenau, sous le titre de De praesenti clericorum tribulatione, des révélations attribuées à Hildegarde qu’il avait trouvées « dans un très vieux manuscrit63 ». Il ne me semble pas en revanche, mais je peux me tromper, qu’il y ait une pseudo-Élisabeth, dont les Revelationes voyagèrent beaucoup plus loin, au Nord comme au Sud, et furent traduites à la fois plus tôt et en des langues auxquelles celles de Hildegarde n’accédèrent pas. Relevons entre autres que c’est Élisabeth et non Hildegarde que Charles V demanda à Jacques Beauchant de traduire, alors que Hildegarde était parfaitement connue et utilisée dans le Paris de la seconde moitié du xive siècle, notamment par Henri de Langenstein64, ou encore Pierre d’Ailly qui, dans sa trilogie sur la concorde entre astronomie, prophétisme et exégèse scripturaire, se référait à la visionnaire65. Suite de leurs aventures éditoriales : L’idée de publier les œuvres complètes de Hildegarde germa au milieu du xixe siècle dans l’esprit de l’abbé Migne qui, comme on le sait, fut à la tête, avec ses Patrologies, d’une vaste entreprise éditoriale visant à donner au public, parfois à n’importe quel prix, une bibliothèque universelle des auteurs chrétiens66. L’abbesse de Bingen se vit
62 Voir La obra de Gebenon de Éberbach, éd. José Carlos Santos Paz, Florence : SISMEL, 2004. 63 Voir à ce sujet notamment Sylvain Gouguenheim, La sibylle du Rhin, Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris : Publications de la Sorbonne, 1996 ; et Michael Embach, « Beobachtungen zur Überlieferungsgeschichte Hildegards von Bingen im späten Mittelalter und in der frühen Neuzeit. Mit einem Blick auf die Editio princeps des Scivias », dans Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst, Hildegard von Bingen (1098-1179), dir. Rainer Berndt, Berlin : Akademie Verlag, 2001, p. 401-459, p. 453-454. 64 Voir par exemple Gustav Sommerfeldt, « Die Prophetien der hl. Hildegard von Bingen in einem Schreiben des Magisters Heinrich von Langenstein (1383) », dans Historisches Jahrbuch, t. 30, 1909, p. 43-61. 65 Voir De concordia astronomice veritatis, chap. 59, cité par Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie-xve s.), Paris : Publications de la Sorbonne, 2006, p. 320. 66 Voir à ce sujet Howard R. Bloch, Le plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l’abbé Migne, Paris : Seuil, 1998.
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consacrer un volume entier, le tome 197. Sa contemporaine et amie, logée à l’étroit dans le volume 195 consacré à Aelred de Rievaulx, n’eut pas cette chance, alors que c’est avec elle que Hildegarde avait fait son entrée dans le monde de l’imprimé, non seulement en France avec l’édition de Lefèvre d’Étaples, mais aussi en Italie. De fait, c’est en compagnie d’Élisabeth que Hildegarde put toucher un public italophone à l’ère de l’imprimé, ce qu’elle n’avait pu atteindre dans le monde du livre manuscrit, contrairement à sa protégée67 : une traduction italienne très probablement fondée sur l’édition de Lefèvre d’Étaples vit en effet le jour en 1586 à Venise68 et, toujours dans la même ville, c’est avec le Liber specialias gratie de Mechthild de Hackeborn traduit lui aussi en italien que les Visions d’Élisabeth firent l’objet d’une publication en 1589 chez Gioliti puis en 1606 chez un autre imprimeur, Niccolò Masserini69. De nos jours, toutefois, on assiste à une nouvelle inversion de tendance : la publication des œuvres complètes de Hildegarde (à part ses traités de médecine problématiques) a été récemment achevée par Brepols avec deux volumes d’Opera minora70, tandis qu’Élisabeth attend toujours son prince charmant depuis les éditions données par F. W. E. Roth à la fin du xixe siècle. De ce rapide parcours, il ressort que Hildegarde et Élisabeth sont des figures à la fois exceptionnelles et en conformité avec leur temps. À partir du xiie siècle, le moyen préféré du prophétisme féminin est en effet la vision, un genre non docte, mais parfaitement compatible avec les théories néoplatoniciennes sur les modalités de la perception visuelle. Nos deux visionnaires ont en commun un vécu, des préoccupations, des ressources humaines et culturelles, bref des milieux. Les chroniqueurs les
67 Le ms. Milan, Biblioteca Ambrosiana, Q 10 Sup renferme, aux fols 122r-127v, La grande rivelazione e le molte consolazioni e divoti ammaestramenti quali ricevè madonna s. Elisabetta dalla gloriosa vergine Maria. 68 Sous le titre de Visioni di S. Ildegarde vergine, libri III tradotti dal latino nell’italiano dal R. D. Antonio Ballardini, dans Libro delle visioni di s. Elisabetta, in Venetia, appresso i Gioliti, 1589. 69 Libro della spirituale grazia delle Rivelazioni e visioni della B. Metilde Vergine, divise in cinque libri, nei quali si contengono mirabili secreti della dolce pietà di Dio ecc. raccolto dal Santis. Gio. Lanspergio e novamente tradotto dal Latino in lingua italiana dal R. D. Antonio Ballardini. Aggiuntovi in fine il terzo libro delle maravigliose Visioni della B. Elisabetta Vergine, monaca nel monastero di Scanaugia nella diocesi Trevirense, tradotto dal latino per il medesimo. In Venezia, appresso i Gioliti, 1589, di nuovo in Venezia, appresso Niccolò Masserini, 1606. Une version en dialecte ombrien du Liber de Mechthild a été récemment reconnue par deux chercheurs italiens : voir Patrizia Bertini Magarini, Ugo Vignuzzi, « Matilde a Helfta, Melchiade in Umbria (e oltre). Un’antico volgarizzamento umbro del Liber specialis gratie », dans Dire l’ineffabile. Caterina da Siena e il linguaggio della mistica, Atti del convegno Siena, 13-14 novembre 2003, éd. Pietro Trifone, Lino Leonardi, Florence : SISMEL, 2006, p. 291-230, et Eidem, « Un ignoto volgarizzamento umbro del Liber specialis gratie di Matilde di Hackeborn (sec. XV) », dans Filosofia in volgare nel medioevo, éd. Nadia Bray, Loris Sturlese, Louvain-la-Neuve : FIDEM, 2003, p. 419-432. Pour plus d’informations sur les volgarizzamenti d’écrits mystiques et leur circulation, on nous permettra de renvoyer à Laurence Moulinier-Brogi, « Mystique sans frontières : un aperçu sur la circulation des textes hagiographiques et prophétiques au féminin en Europe », dans Hagiographie et prophétie (vie-xiiie siècles), op. cit., p. 193-214. 70 Voir Hildegardis Bingensis. Opera minora I, op. cit., et Hildegardis Bingensis. Opera minora, t. II, éd. Christopher P. Evans, Jeroen Deploige, Sarah Moens, Michael Embach et Kurt Gärtner, Turnhout : Brepols, 2016.
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associèrent très tôt, on prête à chacune d’elles un livre de prières, un Gebetbuch71, et la comparaison entre leurs postérités respectives ne manque donc pas d’étonner : alors qu’Élisabeth fut très diffusée, très tôt traduite aussi dans des langues vernaculaires, l’allemand bien sûr72 mais aussi le franco-provençal73, l’italien, l’anglais ou encore le suédois74, les visions de Hildegarde connurent un sort bien différent. Le nombre des manuscrits subsistants de ses grands livres visionnaires est en effet très réduit : on recense onze manuscrits complets du Scivias, cinq du Liber vite meritorum et quatre du Livre des œuvres divines75, ce qui est bien peu au regard des 150 témoins du Liber visionum d’Élisabeth, dont 34 datent du seul xiie siècle ! Au vrai, c’est sous deux formes que les prophéties de Hildegarde ont traversé les siècles : les excerpta qu’on en tira, en latin puis beaucoup en allemand, et la compilation réalisée par le cistercien Gebeno d’Eberbach en 122076. La procédure d’extraits à laquelle s’était livré ce dernier permit à des causes très différentes de se réclamer des prophéties de la nonne dès le début du xiiie siècle, très marqué par les prophéties de Joachim de Fiore, auxquelles celles de Hildegarde offraient un contrepoint. Ainsi, alors que, dans sa fameuse Lettre au clergé de Cologne, Hildegarde s’en prenait aux Cathares, le clergé de Cologne voyait désormais dans les frères mineurs le danger hérétique annoncé par l’abbesse… On connaît au moins deux témoins d’une Prophetia Hildegardis de novis fratribus77, et au xviiie siècle, Hildegarde fournit encore la matière de satires contre les Jésuites78 ! Les visions d’Élisabeth, incontestablement mystique et visionnaire, n’avaient clairement pas le même souffle prophétique capable de traverser les siècles et les crises religieuses. 71 Voir Hildegard-Gebetbuch: Faksimile Ausgabe des Codex Latinus Monacensis 935 der Bayerischen Staatsbibliothek, éd. Hermann Haucke, Karin Schneider, Gerhard Achten et Elisabeth Klemm, Wiesbaden : Ludwig Reichert, 1987 ; et Das Gebetbuch der heiligen Elisabeth von Schönau, nach der Originalhandschrift des XII. Jahrhunderts, éd. Friedrich Wilhelm Emil Roth, Augsbourg : Verlag des Literarischen Instituts von Dr Max Huttler, 1886, rééd. Hansebooks, 2017. 72 Sur les traductions allemandes des Revelationes de sacro exercitu virginum Coloniensum, voir Kurt Köster, « Elisabeth von Schönau », dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. VerfasserLexikon, op. cit., t. 2, 1980, col. 488-494, et surtout Id., « Elisabeth von Schönau : Werk und Wirkung im Spiegel der mittelalterlichen handschriftlichen Überlieferung », dans Archiv für Mittelrheinische Kirchengeschichte, t. 3, 1951, p. 243-315. 73 Voir à ce sujet Stefania Maffei Boillat, « Révélations d’Élisabeth de Schönau en francoprovençal », dans Romania, t. 128/3-4, 2010 (2011), p. 353-393. 74 Voir Kurt Köster, « Elisabeth von Schönau », dans Neue Deutsche Biographie, Berlin : Duncker – Humblot, t. 4, 1959, p. 452 ; et Margot Schmidt, « Elisabeth de Schönau », dans Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, dir. André Vauchez, Paris : Cerf, 1997, 2 vol., p. 521. 75 Peter Dronke, « Problemata Hildegardiana », dans Mittellateinisches Jahrbuch, t. 16, 1981, p. 97-131, en part. p. 99. 76 Pour plus de détails sur la tradition manuscrite de l’œuvre de Hildegarde, on se reportera à Michael Embach et Martina Wallner, Conspectus der Handschriften Hildegards von Bingen, Münster : Aschendorff Verlag, 2013. 77 Les mss Cambridge, University Library, Dd. xi.78, fol. 51-57, et Dublin, Trinity College Library, 517, fol. 140v-141r. Sur les prophetiae ayant circulé sous le nom de Hildegarde, on consultera le recensement de Michael Embach et Martina Wallner, Conspectus, op. cit., et sur la « récupération » de Hildegarde dans différents contextes, on verra à nouveau S. Gouguenheim, La sibylle du Rhin, op. cit. 78 Une « Prophétie de sainte Hildegarde » imprimée à Poitiers en juillet 1762 est conservée aux Archives Départementales de la Vienne sous la cote J 1031.
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L’ âge des universités
Declan lawell
The Medieval Assimilation of Dionysian Mystical Theology
Jean-Luc Marion, in his interpretations of the Pseudo-Dionysius, has drawn attention to what he calls the « third way ». The third way is beyond the first way, the via positiva (affirmative metaphysics, onto-theology, if you like) and beyond the second way, the via negativa (the negation of the positive way). The third way is the via mystica (mystica theologia) and is the concern of this article. What exactly is the third way ? What does it mean to go beyond both the positive and the negative ? According to Marion : The third way does not hide an affirmation beneath a negation, because it means to overcome their duel, just as it means to overcome that between the two truth values wherein metaphysics plays itself out1. How is this duel between the positive and negative overcome ? It is ultimately through an erotic reduction or the way of love wherein the Other, in this case God, is related to as a saturated phenomenon that cannot be comprehended in affirmative metaphysics nor adequately denied in negative theology. Seul l’amour, « qui supporte tout » (I Corinthiens 13, 7), peut supporter du regard l’excès de l’Amour. À la mesure de notre amour, notre regard pourra s’ouvrir, ne serait-ce qu’en clignant, à la évidence de l’Amour2. In this article, I intend to examine the medieval Latin assimilation of Dionysius’ mystical theology principally in the writings of Iohannes Sarracenus ( John Sarrazen), Robert Grosseteste, and Thomas Gallus. How did these medieval writers interpret Dionysius’ third way ? Have they any echoes of what Marion is saying ?
1 Jean-Luc Marion, « In the Name : How to Avoid Speaking of “Negative Theology” », p. 26, in God, the Gift and Postmodernism, ed. John D. Caputo and Michael J. Scanlon, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1999 (= « Au nom : Comment ne pas parler de “théologie négative” », dans Langage apophatique, t. 55/3, octobre 1999, p. 339-363.) 2 Jean-Luc Marion, « L’évidence et l’éblouissement », p. 86 in Prolégomènes à la charité, Paris : Éditions de la Différence, 1986. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 93-105 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123009
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d ec l a n l awe l l
Dionysius the Pseudo-Areopagite Pseudo-Dionysius the Areopagite was a Christian Neoplatonist who claimed to be Dionysius, the first convert of St Paul at Athens, but was more likely a late fifth or early sixth-century Christian follower of Proclus. His theology follows the familiar pattern of the Neoplatonic exit of all creation from God and the return of all creatures back to God. He propounds a hierarchical vision of the universe where multiplicity emerges from the simplicity of the One God through the hierarchy of the nine orders of angels and down into the ecclesiastical hierarchy. In the Mystical Theology, Dionysius outlines his third way – for example, God is good (positive way), but God is also not good when compared to our human notions of goodness (the negative way), which therefore means God is super-good or hyper-good (the third way of super-eminence). But is this third way actually saying anything new ? Is it not really just another way of making a metaphysical and positive statement ? How is it so different and how does the human mind gain access to such knowledge ?
Eriugena The first medieval Latin reception of Dionysius began with John Scottus Eriugena (c. 815 – c. 877). Eriugena writes in his Expositions on the Celestial Hierarchy, chapter 2 : But purging the soul that faces upwards […] He says that theology in its providence did this, purging the soul that faces upwards, that is the higher part of the rational soul, which is called soul or intellect, purging it of any infection from false images3. Right at the beginning of this reception can be seen clearly the intellectual mysticism of Eriugena. For the Irish scholar, the highest part of the human mind is the soul which he describes as equivalent to intellect. For Eriugena, the upward journey towards knowing God is a process of cleansing the intellect from the contagion of phantasms and images drawn by the intellect from the sensible material world.
Iohannes Sarracenus It is the second medieval Latin reception of Dionysius in the twelfth and thirteenth centuries that I wish to focus on. Passing over William of Lucca (d. 1178) who wrote a Commentary on the Divine Names of Dionysius4, the first major figure I wish to focus
3 Iohannes Scotus Eriugena, Expositiones in Ierarchiam Coelestem, ed. Jeanne Barbet, Turnhout : Brepols, 1975 (CCCM 31), p. 37-38 : « Purgans vero versus animam sursum […]. Hoc fecit, inquit, provida theologia, purgans sursum versus animam, hoc est superiorem partem anime rationalis, que pars animus seu intellectus a sapientibus nominatur, ab omni falsorum phantasmatum contagione mundans. » 4 Guillelmus Luccensis, Comentum in tertiam ierarchiam Dionysii que est De divinis nominibus, ed. Ferruccio Gastaldelli, Firenze : Olschki, 1983 (Corpus philosophorum medii aevi, Testi e studi 3).
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on is a friend of John of Salisbury, namely Iohannes Sarracenus (whose name has been variously translated into vernacular languages e.g. John Sarrazen) who completed his Commentary on the Celestial Hierarchy in 1140, and thereafter in 1167 completed a translation of the entire Dionysian corpus which eventually came to supersede the version of Eriugena. Sarracenus’ Commentary on the Celestial Hierarchy has not yet received a critical edition, but I have been able to access it in MS Lat 18061 of the Bibliothèque nationale, Paris. What then is the mystical for Sarracenus ? In his Commentary on the Celestial Hierarchy, he writes : We are led back therefore through sensible realities to intelligible realities, that is, through those things which perceive to those which understand […] and [we are led] from symbols, that is, from mystical representations, towards the simple heights of celestial realities. The highest reality of each substance is that part of it which is most pure and from which the substance is carefully suspended, for example the summit of the soul is its most pure mind5. It can be noted that Sarracenus depicts the mystical as a symbolic representation which leads the mind towards the simplicity of the celestial realities. Iohannes gives the example of how from the four woods of Sechim in the Old Testament one recognises the four cardinal virtues. A little later, Sarracenus writes that « it is absurd to assert such things of the divine and godlike essences without a mystical understanding6. » Thus, to imagine the angels as animal-shaped, etc. is to be so focussed on the literal meaning that one misses the mystical reference or meaning. Also of note is how he follows the strongly intellectual interpretations of Eriugena – the highest part of the soul is the intellectual mind. The goal of the upward mystical journey for Sarracenus is to enjoy companionship with God – societas. For example, he writes of the angels that they are « delightfully brought to rapture in that pure and most subtle brightness and the invisible and form-giving beauty of eternal, true, and invisible companionship7 » with God. In addition, at the very end of his commentary, he writes that his commentary was published so that by imitating the love and virtues of the angels, « we [readers/ humans] may deserve to reach under the leadership of Christ the sharing of their [the angels’] happiness8. »
5 Iohannes Sarracenus, Commentary on the Celestial Hierarchy (Comm. CH), Paris, Bibl. nat. de France, lat. 18061, fol. 30v : « Reducimur ergo per sensibilia in intelligibilia, id est per ea que sentiunt in ea que intelligunt […] et ex simbolis, id est ex misticis figurationibus, et in simplas celestium summitates. Summitas uniuscuiusque substantie est illud eius quod purissimum est et ex quo ipsa attente suspenditur, ut puta anime summitas est eius mens purissima. » 6 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 33v : « […] absurdum ut sine mistico intellectu talia de divinis et deiformibus essentiis realiter asserat. » 7 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 43v : « delectabiliter rapiuntur ad illam puram et subtilissimam claritatem et invisibilem et formificam pulcritudinem eterne vere et invisibilis societatis. » 8 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 163v : « ad consortium felicitatis ipsorum pertingere Christo duce mereamur. »
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Although Sarracenus is happy to enrich his description of this upward ascent with mystical and affective language, the journey remains thoroughly intellectual for him. For example, he talks of how the angels « experience rapture towards Him [God] with the complete and total marrow of their desires9. » For humans, such rising is necessarily accompanied by falling back again (whereas the angels enjoy an unbroken delight in God’s presence) : And when he tastes the sweetness internally, he boils in love, he strives to go beyond his very self, but broken by the darkness of his own weakness he slips back again10. Despite this affective element, the journey remains intellectual : Each person is purged from error and sin, is illuminated by divine knowledge, and again by the same knowledge is perfected when he understands it more fully11. This is an important quotation which shows that for Sarracenus the way of perfection (beyond purgation and beyond illumination), the third way, is an intellectual way – it entails understanding, and differs from illumination in the sense that it is fuller knowledge. Another example of this intellectual emphasis which is enriched with affective desire is seen when Sarracenus is interpreting the hierarchies of the mind. He speaks of three modes of vision : firstly, there are interior eyes which have been purged of all unclean vision ; secondly, eyes so that one can see in a spiritual way ; thirdly, the vision of God (visio Dei). He concludes categorically : « And this is perfect virtue : reason reaching its own goal12. » Further evidence is seen when he writes : « For the eye of a healthy mind belongs to purgation, the sight of intelligence or reason to illumination, and vision to perfection13. » Sarracenus later admits that he struggles with interpreting perfection and ends by leaving others to interpret the meaning of this enigmatic chapter of Dionysius. Yet it must be noted that his best effort at interpretation is a thoroughly intellectual one – perfection is intellectual vision for the mind, even though he is content to imbue his thought with the language of love, rapture, desire, and absorption into the divinity : For however much our mind experiences rapture towards the height, it [the mind] is nevertheless transcended by his [God’s] immensity […] the mind is absorbed by his greatness14.
9 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 44r : « in illum totis omnibusque desideriorum medullis rapiuntur. » 10 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 61v : « cumque interne dulcedinem gustat, amore estuat, ire super semet ipsam nititur, sed ad infirmitatis sue tenebras fracta relabitur. » 11 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 51r : « Purgatur enim quis ab errore et peccato, illuminatur divina scientia, atque eadem rursus scientia perficitur dum eam plenius cognoscit. » 12 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 115v : « Et hec est perfecta virtus : racio veniens ad finem suum. » 13 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 116r : « Nam sane mentis oculus purgationi congruit, et intelligentie vel rationis aspectus illuminationi, atque visio perfectioni. » 14 Iohannes Sarracenus, Comm. CH, lat. 18061, fol. 130v : « Nam quantumvis in altum mens nostra rapiatur, eius tamen magnitudinis immensitate transcenditur […] eius magnitudine absorbetur. »
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Robert Grosseteste Robert Grosseteste (c. 1175-1179 October 1253) was the Bishop of Lincoln in England. Scientist, philosopher, cosmologist, theologian, linguist – Grosseteste was a polymath who was probably the first Chancellor of the University of Oxford. Late in his life, he decided to learn Greek – and with such knowledge, he was able to bring a unique vision to commentating on the Greek Dionysius, bearing in mind that most of the other commentators were not skilled in Greek. For Grosseteste, mystical theology is defined as follows at the start of chapter 1 of his Commentary on the Mystical Theology : Mystical theology is the most secret talking with God, no longer through the mirror and through the images of creatures, but the kind where the mind transcends all creatures and itself, and relaxes (otiatur) from the acts of all the powers (omnium virium) that are able to grasp anything created15. Mystical therefore denotes that domain of theology which is beyond the mirror, i.e. which does not deal with a knowledge of God which is reflected in creation, like seeing God’s face in the mirror of the world. It does not deal with the images of creatures which can be grasped by the virtutes or powers of the human mind. Grosseteste is always keen to insist that virtus is not ἀρετή (aretē) or moral virtue, but is δύναμις (dynamis) or a power of the mind. In mystical theology, all human powers are abandoned or are not occupied – there is an excess or transcendence of the mind. Accordingly, Grosseteste defines mystical theology as beyond any human power. He stresses that this therefore results in intellectual darkness or ignorance : For this (that is, to see it [the divine nature] through invisibility and unknowing) not seeing and not knowing the divine nature […] is truly to see and to know : for it is not seen in any truer or more limpid way than when its invisibility and unknowability is seen16. Paradoxically, perfect knowledge of God at the end of the mystical ascent is non-knowledge. The third way results in knowledge – but it is the knowledge that one does not know and when God’s unknowability is seen (cum videtur eius incognoscibilitas). Grosseteste emphasises this lack of knowledge repeatedly. Nor is there any other human power that could substitute for the power of knowledge (e.g. the power to love or feel). The excessus mentis is « above every creature and above every act of a power that apprehends » (super omnem creaturam et super omnem actum virtutis apprehensive17). McEvoy translates this as a « knowing power », but I have 15 Robertus Grosseteste, Commentary on De mystica theologia (Comm. MT), ch. 1, in James McEvoy, Mystical Theology : The Glosses by Thomas Gallus and the Commentary of Robert Grosseteste on ‘De Mystica Theologia’, Leuven : Peeters, 2003 (Dallas Medieval Texts and Translations, 3), p. 65. McEvoy’s book provides a re-print of Ulderico Gamba, Il commento di Roberto Grossatesta al ‘De Mystica Theologia’ del pseudo-Dionigi l’Areopagita, Milano : Vita e Pensiero, 1942. 16 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 2 (McEvoy, p. 89). 17 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1 (McEvoy, p. 66).
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expanded the translation to cover any power that grasps or apprehends, because the point for Grosseteste is that there is no power whatsoever (no vis, no virtus) which can grasp or apprehend the divine – either in knowledge or in love. Certainly, this results in intellectual ignorance, and furthermore, in the awareness and recognition that the soul does not know. As Grosseteste notes in his concluding paragraph of the whole commentary, when the mind has transcended and negated everything of the divinity, and when it has « rested from the comprehension of all » (quieverit a comprehensione omnium18), it « unknowingly knows » (incognite cognoscit) that God is above everything and that « no power can reach it and into it » (quod nulla vis ad ipsam et in ipsam potest19). Grosseteste could not be clearer – no power at all can reach into God. While this can be seen as a direct rejection of Gallus’ view that love can reach where intellect remains in ignorance, this does not prevent Grosseteste from learning something from Gallus’ writings20. For when Grosseteste talks about the upward rise to intellectual knowing as unknowing, he suffuses his language with the vocabulary of desire, yearning, and striving towards God, in much the same way as Sarracenus. In chapter 2 of his Commentary on Mystical Theology, he writes that this upward journey takes place « through the strong desire and superfervent love of Him alone » (per ipsius solius forte desiderium et amorem superfervidum21). In the same paragraph, he talks about the need for a « strong straining and effort » (forti conatu et labore). There is therefore a mutual envelopment or circulation of love and knowledge22. This is further seen when Grosseteste’s usual distinction of aspectus and affectus is called to mind – yes, the mind can see God in aspectus or vision, but it also can feel and strive towards God via the affectus or experience or feeling. Again, in chapter 1 he writes of the need, beyond knowledge, for an « estuans desiderium solius Dei23 » (« a boiling desire for God alone » – my translation). This does not mean that love or desire reveals anything unknown to intellect – it is rather that in the vacuum of intellectual knowledge and the cessation of all human powers, the soul must wait in loving expectation for the divine to speak to it and reveal itself, because no human power is capable of rising to meet God.
18 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 5 (McEvoy, p. 119). 19 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 5 (McEvoy, p. 119-120). 20 Both Gallus and Grosseteste had several friends in the Franciscan order – Grosseteste lectured the Franciscans in Oxford, while Gallus taught them in their studium in Vercelli when it was moved from Padua. 21 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1 (McEvoy, p. 70-71). 22 See Robertus Grosseteste, Commentary on the Celestial Hierarchy, in Declan Lawell (ed.), Versio Caelestis Hierarchiae Pseudo-Dionysii Areopagitae cum scholiis ex Graeco sumptis necnon commentariis notulisque eiusdem Lincolniensis, Turnhout : Brepols, 2015 (CCCM 268), p. 96 (l. 94-97) : « Therefore, the celestial spirits naturally from their free will are striving towards conformity in the imitation of God, and from that striving (conatu) they see (aspicientes) and from that sight (aspectu) they are striving again, and there is no end to this circulation (circulacionis). » 23 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1, ed. McEvoy, p. 84.
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Grosseteste, Critic of Thomas Gallus It is hard not to consider that Grosseteste is critical of Gallus here, even if we can see an affective flavour or colouring to Grosseteste’s (and indeed Sarracenus’) mystical theology. Evidence that Gallus was on Grosseteste’s mind can be found in one interesting passage where Grosseteste criticises people who like to show off their learning by means of long lists of scriptural quotes. Grosseteste writes at the end of chapter 1 that those scholars who wish to explain how God is described by various forms and figures (e.g. drunkenness, illness, sleeping) can do so, scholars who dare to say nothing about the Scripture except with the very words of Scripture, and who wish to appear to have the whole of Scripture ready in their memory ; concerning such there is the probable view to the effect that, being uncertain and poor regarding the senses of Scripture, they want to boast of the riches of their wisdom by means of their fluency in literal quotation24. Seeing that Gallus’ commentaries are completely full of such extended lists of scriptural quotations, it obvious to see who Grosseteste is criticising so caustically in this passage.
Mystical Vocabulary – Some Distinctions (a) Grosseteste makes a clear distinction between « mystery » and « mystical ». He begins by observing that, although mystical strictly refers to the most secret dialogue with God beyond all human powers, in a « general and less literal way, however, “mystical” is used for everything more spiritual that is signified by the less spiritual, or by a reality that is not spiritual25. » Grosseteste does not give any examples here, but he could be referring to something like bread and wine which is a « mystical » representation of the Body and Blood of Christ. But when something spiritual or more obscure is made known or better explained by something more familiar to us humans, then that thing, according to Grosseteste, is being used in a mystical way. Even, for example, the use of the image of a worm in scripture to designate the wretched state of Christ during his suffering is a mystical use of the word worm. However, Grosseteste makes the point that this is really an abuse of the word mystical which should only be used of the most secret conversation with God in the darkness and mist of unknowing. He therefore makes a distinction between mystery and mystical. Things more known to us like the bread and wine should more properly be called mysteries and not mystical : For the word mystery is derived from misticum and tHrω, which means servo, « I keep ». However, many quite wrongly use the term « mysteries » for those realities which are called « mystic »26. 24 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 3, ed. McEvoy, p. 97. 25 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1, ed. McEvoy, p. 67. 26 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1, ed. McEvoy, p. 66.
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Bread is a mystery which thus « keeps » or preserves within itself the reference to Christ’s Body – it is thus always in reference or relationship to another more hidden reality. But the mystical is that which is beyond all knowledge and all reference, and designates only the silent unknowing where the soul desires to talk to God in intellectual darkness. (b) Where does the word mystical itself come from ? Grosseteste explains : But the word « mystical » is taken from Greek miω, a Greek verb which means « I learn hidden things » and « I teach hidden things » or secrets, and « I hide » and « I press together » and « I close27 ». (c) Finally, Grosseteste distinguished the mystical from the other methods of reading the scripture. When writing of Moses’ ascent to the mountain to receive the Law, he notes that many people « have the understanding of Scripture that is historical and allegorical and moral, but the interior man, seeking to see God without veil and truly28 », rises above these readings to see God in a truly transcendent and mystical way that is beyond history, allegory, images, and ethical instruction, and sees God beyond all intellectual comprehension.
Thomas Gallus Thomas Gallus was a Victorine writer who died in 1246. Among other writings, he composed a paraphrase or summary of all the Dionysian writings called the Extractio which eventually became a part of the Corpus Dionysiacum circulating in the University of Paris ; a set of Glosses on the Angelic Hierarchy ; and a final commentary on all the Dionysian books called the Explanatio. Recalling Eriugena’s earlier statement that the highest part of the soul is the intellect, we can note a quotation from Gallus’ Glosses on the Angelic Hierarchy, glossing the same lemma from Dionysius in chapter 2, referring to how the wisdom of holy theologians lifts up the soul to truly understand God : This part of the soul, etc., that is, that part of it which is able to apprehend realities above, namely synderesis29. Immediately, the reader notices the revolution in Dionysian interpretation – the highest part of the soul is not the rational intellect as Eriugena maintained, but rather synderesis, which is the part of the soul for Gallus which in love and affect extends
27 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1, ed. McEvoy, p. 64. 28 Robertus Grosseteste, Comm. MT, ch. 1, ed. McEvoy, p. 83. 29 Thomas Gallus, Glose super Angelica ierarchia, ch. 2, in Declan Lawell (ed.) : Thomas Gallus, Glose super angelica ierarchia. Accedunt indices ad Thomae Galli Opera, Turnhout : Brepols, 2011 (CCCCM 223A), p. 19, l. 321-323 : « Hoc anime, etc., id est illam cuius ens est supernarum rerum apprehensiva, scilicet sinderesim. »
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towards the divine with effort and loving desire. Intellectual Dionysian mysticism now becomes affective Dionysian mysticism. The Glosses on the Angelic Hierarchy were written in 1224. About 20 years later, Gallus wrote his most mature commentary on all the works of Dionysius, namely the Explanatio. How does he define mystical theology in this work ? He begins the commentary by outlining his familiar teaching that there are two ways to arrive at a knowledge of God. The first is intellectual and « enigmatic » (that is, based on the mirror of creation). To this first intellectual mode belong all the works of philosophers (he names Aristotle) and the liberal doctrines of pagan philosophers as well as catholic teachers and the fathers of the church. To this way belong also all the works of Dionysius (except Mystical Theology) which Gallus explicitly lists. Gallus however then clearly states that there is a second way – and it is dealt with in the book called Mystical Theology. His explanation is worth quoting in full : In this book, however, [Dionysius] has handed down another and incomparably more profound way of knowing God, namely the superintellectual and supersubstantial way which the gentile philosophers did not apprehend because they neither looked for, nor thought that there exists, nor grasped, the power in the soul according to which it [mystical theology] is based. For they thought that the greatest cognitive power is the intellect, when there is another which no less exceeds intellect than intellect exceeds reason, or reason the imagination, namely the principal affection (principalis affectio), and that is the spark of synderesis (scintilla synderesis) which alone can be united to the divine spirit, as I touched upon in my exposition of that vision in Isaiah 6a : I saw the Lord, etc.30 This is a remarkable passage for its concise explanation of Gallus’ views. Gallus is explicit – there is a power in the soul (a vis anime) which is superintellectual or above the intellect. Yes, the intellect can gain access to God – Gallus is not an anti-intellectualist. Rather, he is a trans-intellectualist who believes that the power of love or affect can gain access to God in a way that intellect cannot. At the highest reach of the rise of the soul, the peak, apex, or summit of the affection can alone be united to God. Given, for example, Grosseteste’s insistence that it is the intellective power that is perfected in mystical theology, a view common to all the commentators that have been examined so far, it is easy to see Gallus’ revolution in Dionysian interpretation. Wisdom, the Christian wisdom for Gallus that is taught in Mystical Theology, is obtained « by a great surge of love (estu dilectionis) towards God and a powerful extension of the mind towards the spectacles of wisdom31. » In other passages, Gallus will employ all the richness of his mystical vocabulary to outline how the soul enjoys ecstasy and is absorbed into the divine spirit. Much of this vocabulary has already been seen in Sarracenus and Grosseteste. Yet this is the key point – nowhere do we find Sarracenus and Grosseteste giving priority to the affect over the intellect. This is
30 Thomas Gallus, Explanatio super Mystica theologia, ch. 1, in Declan Lawell (ed.) : Thomas Gallus, Explanatio in libros Dionysii, Turnhout : Brepols, 2011 (CCCM 223), p. 4, l. 35-44. 31 Thomas Gallus, Explanatio super Mystica theologia, ch. 1 (Lawell, p. 6, l. 70-71).
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the radical divergence of Gallus from the tradition of Dionysian interpretation that he inherited and that surrounded him. A brief comparison with Aquinas is instructive here. Chapter four of the Dionysian treatise, Divine Names, contains a discussion of love and the ecstasy that is associated with it. For Aquinas, the level of the supersubstantial (i.e. beyond the bodily and the rational) was not accessed through an affective faculty of the soul, as Gallus clearly taught, but rather was through a « sending of faith » (immissio fidei). In the following text, Dionysius has been explaining that the perception of sensible and material realities becomes superfluous once the soul turns to intelligible realities. In a similar way, the intellectual powers in turn become superfluous once the soul experiences union with God (the third way). In what does this union consist ? Aquinas explains : The intellectual powers of our natural reason are also superfluous when our soul, conformed to God, sends itself into the divine realities, not through the sending of our corporeal eyes, but by the sending of faith, that is, by the fact that the divine light, unknown and inaccessible, communicates and unites itself to us32. In other words, the leap from what intelligence can comprehend towards the divine and ineffable godhead (the third way of perfection) is made by the act of faith. Only God can communicate something of his own nature : the mind cannot rise fully to God, but must accept a revelation from God which comes from God’s own initiative. In a certain sense, the data of faith are « anti-intellectual », or « trans-intellectual », since they cannot be discovered by the discursive operations of reason operating unaided by the faith. Learning about the doctrine of the Trinity is not a conquest of reason but a gift of faith. However, the doctrine of the Trinity can still be contemplated by the intelligence, even if it is an intelligence transformed and elevated by a superior source of knowledge, that is, God, not the phantasms and images of created being. Gallus also has a non-rational explanation of the means whereby the soul rises from intelligible realities to their superintelligible source. Here is his gloss from the Explanatio of the same text from Divine Names 4 : When the deiform soul, etc., that is, conformed to God […] sends itself (see above 2q) not with the sendings of the eyes of reason and intelligence : Mystical Theology 1a : « not having the eyes of the mind, etc. » ; Eccli. 43c : he blinds the eyes, etc.; Cant. 4d : Turn away your eyes, etc. For it is necessary to suspend and put to death, so to speak, the exercise of those eyes every time the contemplative mind sends itself towards the more-than-intelligible ideas and, driving the flock of simple and pure desires into the midst of the desert (Ex. 3a), it enters the middle of the cloud (Ex. 24g). This occurs in the Seraphim of the mind, which
32 Thomas Aquinas, In librum beati Dionysii De divinis nominibus expositio, ed. Ceslas Pera, Romae – Taurini : Marietti, 1950, ch. 4, lectio 9 : « […] intellectuales virtutes nostrae naturalis rationis etiam superfluunt quando anima nostra Deo conformata immittit se rebus divinis, non immissione oculorum corporalium, sed immissione fidei, scilicet per hoc quod divinum lumen ignotum et inaccessibile, seipsum nobis unit et communicat. » All translations are my own ; italics in Aquinas’ text indicate the words of Dionysius’ text being commented upon.
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I carefully dealt with in the Canticle commentaries33. Hence, a mental word is not able to express those more-than-intelligible experiences either in writing or in speech, nor even speak them [conceptually] within itself, just as the taste of honey or the scent of aromas cannot be perceived through sight or hearing, nor does anyone know of them unless he receives them (Apoc. 2c)34. Gallus asserts in this passage that the deified soul does not plunge itself into God with the « eyes » of either reason or intelligence (rationis et intelligentie). If reason is taken to represent the discursive faculty of the mind (ratio) which arrives at truth by analysis, inference, and reflective thought, then Gallus is clearly in agreement with Aquinas that reason cannot arrive at this divine knowledge35. On the other hand, Gallus goes further in saying that not even the intelligence can arrive at this higher knowledge. Taking this intelligence to represent the contemplative faculty of the mind (intellectus) which meditates without investigation, Aquinas would beg to differ. For Aquinas, it is the intellect or intelligence which contemplates revealed truths which, even if they are not demonstrated and arrived at via reason, nevertheless are accessible to the intellect. Gallus, however, states that the exercise of both « eyes », the rational and the intellectual, must be suspended and abridged. The mind rather enters the midst of the « cloud of unknowing », and this occurs in the « Seraphim » of the mind : the faculty of love which tastes in a unique way, one that is irreducible to rational or intelligible formulation. Just as the taste of honey and the scent of aromas can only be tasted and smelt (« to see the taste of honey » would be an absurd statement), so too the « superintellectual experiences » (experientias) can only be apprehended by the very tip or apex of the soul’s affections. These experiences are not capable of receiving even internal conceptualisation (nec intra se loqui) nor any written or oral expression (scripto uel uerbo).
33 For a brief study of Gallus’ writings on the Canticle, see Jeanne Barbet, « L’expérience de l’épouse dans les commentaires de Thomas Gallus sur le Cantique des cantiques († 1246) », p. 207-213 in Pierre Miquel, Le vocabulaire latin de l’expérience spirituelle dans la tradition monastique et canoniale de 1050 à 1250, Paris : Beauchesne, 1989 (Théologie Historique 79). 34 Thomas Gallus, Explanatio in librum De divinis nominibus, ch. 4, p. 233-234, l. 1333-1346 : « Qvando anima deiformis, etc., id est Deo conformis […] immittit se (supra 2q) non immissionibvs ocvlorvm, rationis et intelligentie : MT 1a : non habentes oculos mentis, etc. ; Eccli. 43c : obcecat oculos, etc. ; Cant. 6d : Auerte oculos, etc. Necesse est enim istorum oculorum exercitia suspendere et quasi mortificare quotiens mens contemplatiua immittit se in superintellectuales theorias et, minans gregem simplicium et mundorum desideriorum ad interiora deserti (Ex. 3a), ingreditur medium nebule (Ex. 24g), quod fit in Seraphim mentis, de quo diligenter tractauimus super Cantica. Vnde experientias illas superintellectuales non ualet uerbum mentis scripto uel uerbo exprimere nec intra se loqui, sicut mellis sapor uel aromatum odor uisu uel auditu discerni non potest nec aliquis eas nouit nisi qui accipit (Apoc. 2c). » 35 Cf. Thomas Aquinas, Expositio, ch. 1, lectio 1 : « Dicit autem : rationalis et intellectualis, quia eorum quae naturaliter cognoscimus, quaedam per se a nobis conspiciuntur absque aliqua investigatione et eorum proprie est intellectus ; quaedam vero cognoscuntur per inquisitionem et horum est ratio. » (« He says however : rational and intellectual, because some of those things which we naturally know are seen without any investigation : the intellect properly applies to these. But some things are known through inquiry : and to these reason applies. »)
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Finally, I wish to touch very briefly upon Albert the Great36. It has been noted how Thomas Gallus, in his psychological angelisation of the soul, linked the Seraphim of the mind with the act of love. It is very revealing to examine what Albert has to say about the Seraphim in his Commentary on the Divine Names : Fifthly, it must be said that the rising up to the Seraphim, while in the state of this life, is in accordance with the knowledge which precedes love and also according to the consequent delight, and not according to love on its own37. Reference to the power of a higher nature again features in the solutio of the question here under consideration. Albert explains that ecstasy occurs when the soul is elevated to that which is impossible for the soul to attain to via its own power (secundum propriam virtutem). Rather, ecstasy can only happen « through the power of some higher light » (virtute alicuius superioris luminis). One such superior light for Albert is the light of revelation, an intellectual light accessible through faith. But what is not a superior light is the soul’s operations of love. Love is a power proper to the human soul, and granted that ecstasy happens only under the action of a higher power, it follows that there cannot be an ecstasy according to (the natural human power of) love. Albert concludes by repeating that there can be an excessus « according to knowledge » (e.g. the data of scriptural revelation) and also « according to the delight which is consequent to knowledge like an effect » (secundum delectationem, quae consequitur ipsam sicut effectus), but not « according to love itself » (non secundum amorem ipsum). There is no ecstasy in love in itself, but only through knowledge and thereafter through the pleasure that accompanies such knowledge. For Albert, union (the third way) is always per adhaesionem intellectus38. It is my belief that Albert is directly targeting Gallus or at least the type of views associated with Gallus in this chapter of his commentary.
Conclusion What we see in the medieval period is a remarkable consistency of interpreting Dionysius’ mystical theology in an intellectual framework : for Eriugena, union is 36 For a fuller study of the relationship between the views of Gallus, Aquinas, and Albert, see Declan Lawell, « Ecstasy and the Intellectual Dionysianism of Thomas Aquinas and Albert the Great », in Thomas Aquinas : Teacher and Scholar, ed. James McEvoy, Michael Dunne et Julia Hynes, Dublin : Four Courts Press, 2012. 37 Albertus Magnus, Super Dionysium De divinibus nominibus, IV.128 (p. 220/221), in Opera omnia, vol. 7/1, ed. Paul Simon, Münster : Aschendorff, 1972 : « Ad quintum dicendum, quod elevatio ad seraphim in statu viae est secundum cognitionem praecedentem amorem et secundum delectationem consequentem, et non secundum amorem ipsum » (my italics). The same phrase delectatio consequens (« consequent delight ») was used by Aquinas (Summa Theologiae, IIa IIae, q. 175, a. 4, corpus). 38 Albertus Magnus, Super Dionysii Mysticam theologiam, ch. 1 (p. 462) in Opera omnia, vol. 37/2, ed. Paul Simon, Münster : Aschendorff, 1978 : « through the adhesion [or clinging] of intellect ». See also Bernhard Blankenhorn, The Mystery of Union with God : Dionysian Mysticism in Albert the Great and Thomas Aquinas, Washington, DC : The Catholic University of America Press, 2015.
the m e d i e val as s i m i l at i o n o f d i o n ysi an myst i cal t heo lo gy
purging the soul of material phantasms ; for Sarracenus and Grosseteste, although they talk about the absorption of the soul into God in love, union remains either a more perfect type of knowledge in Sarrazen, or the recognition that one does not know in Grosseteste, who urges the contemplative to wait for God to reveal Himself. The exception to this seems to be the theology of Thomas Gallus whose affective mystical theology seems to break the uniformity of interpretations by asserting that union is through love which gives a more privileged access to God than intellectual knowledge. In my view, writers like Albert and Grosseteste were aware of this affective interpretation and were insistent on denying and refuting it. What began in Gallus and influenced Bonaventure gave an intellectual formulation of the affective theology seen in the nascent Franciscan order, leading on perhaps to the devotio moderna, perhaps also to Eckhart, and in various anti-intellectual movements such as the so-called Heresy of the Free Spirit. What is interesting too is that the views of Thomas Gallus, perhaps first worked out in the Abbey of St Victor in Paris, have now found a new voice in Paris in the writings of Marion – for both, the mystical theology of Dionysius is a way of going beyond intellect in the ecstasy of love, or in the erotic reduction.
Summary table Author Eriugena Sarracenus Grosseteste Gallus Aquinas Albert Marion
Description of mystical theology / the third way purgans intellectum scientia : cognoscit plenius incognite cognoscit principalis affectio / unitio immissio fidei per adhaesionem intellectus – non secundum amorem ipsum the erotic reduction : seul l’amour
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Le fait mystique chez deux scolastiques (Bonaventure et Thomas d’Aquin)
Comment la mystique, au sens moderne du terme, celui de l’expérience de Dieu et, éventuellement, des phénomènes extraordinaires jalonnant la vie spirituelle de certaines personnes, pourrait-elle avoir une place dans la scolastique au xiiie siècle ? Cette question ne trouve pas seulement son origine dans l’habitude prise par les modernes de considérer comme deux entités irréductibles et distinctes la théologie et la mystique1. Elle se pose de manière spontanée lorsque l’on examine les conditions concrètes (méthodes utilisées, textes fondamentaux choisis, parcours et examens permettant de devenir maître en théologie) dans lesquelles la « théologie », comme science nouvelle, est apparue. La prise de parole personnelle et intime restreinte, la transformation de la doctrine sacrée en science appelée théologie, ne constituent pas, a priori, des conditions propices à l’émergence de récits d’expériences de ce genre, ni même de discours sur ce sujet. Il est pourtant question de mystique chez les auteurs scolastiques ; encore faut-il bien préciser ce que ce terme signifie pour eux et comment ils envisagent les phénomènes que nous qualifions de la sorte. Or un double constat s’impose ici. D’abord, le sens ancien du mot mysticus prévaut chez nos auteurs ; il y reçoit en effet une triple acception qui ne recoupe pas le vaste domaine d’expériences que nous désignons par ce terme : la signification exégétique en est prédominante (le sens « mystique » constitue un sens caché des Écritures, par distinction avec le sens « littéral ») ; mais elle s’accompagne d’une signification ecclésiologique qui se répand depuis le xiie siècle lorsqu’il est question du « corpus mysticum » qu’est l’Église. Le troisième champ d’application du terme semble pour ainsi dire bibliographique : la seule mystica que connaissent Bonaventure et Thomas d’Aquin désigne le livre du pseudo-Denys l’Aréopagite, La théologie mystique. À l’inverse, lorsqu’ils parlent en troisième personne de phénomènes, d’événements ou de « vécus » que nous qualifierions volontiers de « mystique » (extase, contemplation, vision, ravissement…), les scolastiques n’emploient justement pas le mot « mystique », mais plutôt des expressions qui s’y opposent, telles revelatio, visio, et dont saint Augustin a proposé une cartographie dans le livre XII de La Genèse
1 Voir Michel de Certeau, « Mystique au xviie siècle. Le problème du langage mystique », dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au père Henri de Lubac, Paris : Aubier, 1964, t. II, p. 291. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 107-128 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123010
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au sens littéral. Elles présupposent certes l’occultation préalable de ce qui a été vu ou révélé, mais mettent l’accent sur ce qui est désormais ouvert au regard et à la parole, en un mot, sur ce qui est devenu accessible à l’expérience. Ce qui était caché ou occulte n’est alors pas envisagé comme tel, mais précisément en tant qu’il est dévoilé et connu, même si la communication peut en être problématique. Dans ce cadre, le fossé entre les scolastiques et nous quant à la manière de définir le fait « mystique » paraît large et profond. Cela signifie-t-il pour autant que la scolastique n’ait rien à voir, par nature, avec la mystique, et que le passage du sens ancien de mysticus à la moderne « mystique » se soit fait tout à fait en marge de l’Université et de la théologie comme science ? Ce changement de signification, qui ressemble à un contresens, ne vient-il pas justement d’une reconfiguration épistémique de la théologie elle-même ? À ce problème de champ disciplinaire s’ajoute un second problème, du même ordre : si la théologie mystique dionysienne est muette, le théologien est toutefois amené à parler de phénomènes spirituels peu ordinaires, occultes, si l’on veut, mais bien documentés par la Bible et par l’histoire de l’Église. Faut-il oui ou non les mettre en lien avec la théologie mystique de Denys – ce que n’a pas hésité à faire Bonaventure, et ce que n’a pas fait explicitement Thomas d’Aquin ? Et si oui, faire l’expérience de Dieu devient-il alors la finalité la plus profonde de la théologie scolastique ?
Ce qui est mysticus Il s’agit d’abord de comprendre ce que signifie le mot mysticus dans les œuvres de nos deux auteurs. Commençons notre parcours avec Thomas d’Aquin. L’Index thomisticus donne 157 occurrences des mots mystica, mysticus et mysticum dans le corpus thomasien, avec une forte prédominance de la signification exégétique du terme. La Somme de théologie en offre un bon exemple, bien que les occurrences les plus nombreuses se trouvent dans les commentaires scripturaires et dans la Catena aurea : Mais dans les histoires de l’Ancien Testament, outre le sens mystique ou figuratif, il y a aussi le sens littéral. Par conséquent, les préceptes cérémoniaux avaient non seulement des causes figuratives, mais aussi des causes littérales2. Dans cet extrait, le terme « mystique » est le strict équivalent de la figure, dont la signification doit être décryptée. Comme figure du Nouveau Testament, l’Ancien Testament est donc tout entier « mystique », même si Thomas demande qu’on n’oublie pas pour autant son sens littéral et la consistance propre de ce qui y est rapporté3.
2 Summa theologiae, Ia IIae, q. 102, a. 2, sed contra : « Sed in historiis veteris testamenti, praeter intellectum mysticum seu figuralem, est etiam intellectus litteralis. Ergo etiam praecepta caeremonialia, praeter causas figurales, habebant causas litterales. » (Léonine VII, p. 229). 3 C’est pourquoi dans son Commentaire du quatrième chapitre de l’Épître aux Galates, Lectio 7, Thomas commence par exposer le « fait », avant de commenter l’exposition du « mystère » par saint Paul : « Supra Apostolus probavit dignitatem gratiae per consuetudinem humanam ; hic autem probat eam auctoritate Scripturae. Et primo proponit factum ; secundo exponit mysterium, ibi quae sunt per allegoriam dicta, etc. ; tertio concludit propositum, ibi itaque, fratres mei, non sumus, etc. » (Vivès 21, p. 229).
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Toutefois, cette équivalence entre la figure et le sens « mystique » ne dévoile qu’un premier aspect de ce dernier. Dans le commentaire de l’Épître aux Galates, Thomas d’Aquin en expose deux autres : Et c’est pourquoi sont inclus dans le sens littéral le parabolique ou le métaphorique. Mais le sens mystique ou spirituel est divisé en trois. En effet, premièrement, comme le dit l’Apôtre, la loi ancienne est la figure de la loi nouvelle : c’est le sens allégorique. En second lieu, selon Denys dans le livre de la Hiérarchie céleste, la Loi nouvelle est la figure de la gloire à venir. Quand donc ce qui appartient à la Loi nouvelle et à Jésus-Christ signifie ce qui est dans la patrie céleste, c’est le sens anagogique. De plus, dans la Loi nouvelle, ce que nous remarquons dans le chef est le modèle de ce que nous devons faire nous-même […] c’est le sens moral4. Dans sa signification exégétique, le mot mysticus possède donc une double acception, celle, générique, du sens « mystique » ou spirituel par rapport au sens littéral (il comprend alors l’allégorique, l’anagogique et le sens moral), et celle, plus spécifique, du sens « figuratif », qui est également appelé « sens allégorique ». Mysticus peut également revêtir un sens ecclésiologique et se trouve associé au corpus. Le « corpus mysticum » est alors distingué du « verum corpus domini », comme sont distincts un corps concret et personnel et un corps dont la réalité est de nature spirituelle et collective. Il en va ainsi dans cet extrait du Commentaire des Sentences : […] dans le corps mystique, on dit qu’il n’y a ni homme ni femme, non parce qu’il n’y aurait plus de différence des sexes, mais parce que l’un et l’autre sexe se rapportent indifféremment au corps mystique lui-même : car le corps mystique n’est pas une seule personne, comme l’est le Christ lui-même5. Toutefois, ce n’est pas tant le caractère collectif de ce corps qui lui vaut le qualificatif de mystique, que celui de son lien avec le « mystère » de l’Église. Le corps personnel du Christ peut aussi, à l’occasion, être envisagé de manière mystique, dans le contexte eucharistique : D’une autre manière, on peut dire que le pain est le corps même du Christ, qui est le pain mystique descendu du ciel. C’est pourquoi Ambroise, lorsqu’il dit
4 Commentaire de l’Épître aux Galates, IV, lectio 7 : « Et ideo sub sensu litterali includitur parabolicus seu metaphoricus. Mysticus autem sensus, seu spiritualis, dividitur in tres. Primo namque, sicut dicit Apostolus, lex vetus est figura novae legis ; et ideo, secundum quod ea quae sunt veteris legis significant ea quae sunt novae, est sensus allegoricus. Item secundum Dionysium in libro De caelesti hierarchia, nova lex est figura futurae gloriae ; et ideo, secundum quod ea quae sunt in nova lege et in Christo significant ea quae sunt in patria, est sensus anagogicus. Item, in nova lege, ea quae in capite sunt gesta sunt exempla eorum quae nos facere debemus : quia quaecumque scripta sunt, ad nostram doctrinam scripta sunt, Rom. XV, 4 ; et ideo, secundum quod ea quae in nova lege facta sunt in Christo, et in his quae Christum significant, sunt signa eorum quae nos facere debemus, est sensus moralis. » (Vivès 21, p. 231). 5 Super Sent. III, d. 12, q. 3, a. 1, qc1 ad 1 : « […] in corpore mystico dicitur non esse masculus aut femina, non quia non sit differentia sexuum, sed quia indifferenter se habet uterque sexus ad ipsum corpus mysticum : quia corpus mysticum non est une persona, sicut est ipse Christus. » (Parme 7, I, p. 133).
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que « ce pain ne passe pas dans le corps » entend pain en ce deuxième sens, puisque le corps du Christ n’est pas changé en corps de l’homme, mais il refait son esprit6. Mysticus a ici le sens de « spirituel » (le spirituel faisant partie des choses cachées, qui ne tombent pas sous le sens) : si le pain quotidien du boulanger « passe » dans notre corps au point de lui être assimilé, le « pain mystique » qu’est le corps eucharistique ne vient pas tant refaire nos forces corporelles que notre esprit. Cependant, il est clair que c’est par dérivation de l’unique mystère du Christ que le corps mystique comme le pain mystique sont qualifiés de cette manière. Cette structure de dérivation qui relie les mystères du Christ à celui de l’Église apparaît bien dans le texte suivant, extrait du Commentaire des Sentences : Et parce que la grâce sacramentelle descend dans le corps mystique à partir de la tête, toute opération sacramentelle dans le corps mystique, par laquelle la grâce est donnée, dépend de l’opération sacramentelle au sujet du vrai corps du Seigneur7. La grâce sacramentelle – le sacrement étant la version latine du mysterion – provient de la « tête » qu’est le Christ, avec son vrai corps et se répand dans le corps mystique de l’Église en diverses « opérations sacramentelles » qui se rapportent toutes à l’eucharistie. Les index bonaventuriens ne comportant pas d’entrée pour les composés de mysticus, il est difficile d’avoir une vue synoptique de ses usages8. Mais il semble que Bonaventure utilise également le mot mysticus dans ces deux sens exégétiques et ecclésiologiques. La quatorzième conférence de l’Hexaëmeron est à cet égard particulièrement riche, puisque le Docteur séraphique, en partant du sens exégétique9
6 Summa theologica, IIIa q. 77 a. 6 ad 1 : « Alio modo, potest dici panis ipsum corpus Christi, quod est panis mysticus de caelo descendens. Ambrosius ergo, cum dicit quod iste panis non transit in corpus, accipit panem secundo modo : quia scilicet corpus Christi non convertitur in corpus hominis, sed reficit mentem eius. » (Léonine IX, p. 202). 7 Super Sent. IV, d. 7, q. 3, a. 1, qc 3 co : « Et quia gratia sacramentalis descendit in corpus mysticum a capite, ideo omnis operatio in corpus mysticum sacramentalis, per quam gratia datur, dependet ab operatione sacramentali super corpus Domini verum. » (Parme 7, II, p. 577). 8 Marianne Schlosser souligne la rareté du mot « mystique » (et l’étonnement qui en résulte pour nous modernes) dans le vocabulaire bonaventurien. Voir Saint Bonaventure, la joie d’approcher Dieu, trad. Jacqueline Gréal, Paris : Cerf – Éditions franciscaines, 2006, p. 209. 9 Dans le Prologue du Breviloquium, où Bonaventure expose sa méthode exégétique, on trouve bien sûr la distinction entre le sens littéral et le sens mystique ou spirituel : § 6, n. 2 : « Attendat autem expositor, quod non ubique requierenda est allegoria, nec omnia mystice exponenda. » Bonaventure demande à l’apprenti exégète de ne pas mépriser le sens littéral : « Unde, sicut qui dedignatur prima addiscere elementa, ex quibus dictio integratur, nunquam potest noscere nec dictionum significatum nec rectam legem constructionum ; sic qui litteram sacrae Scripturae spernit ad spirituales eius intelligentias nunquam assurget. » Sur ce point, voir également Hexaëmeron XIX, 7-8, ainsi que le commentaire d’Henri de Lubac dans Exégèse médiévale, II, 2, p. 270-271. Ici comme chez Thomas, mysticus et spiritualis sont synonymes : « Habet postremo ipsa Scriptura profunditatem, quae consistit
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du mysterium, montre comment les douze mystères contenus dans les Écritures se rapportent à l’unique mystère du Christ, Arbre de vie : Note donc qu’il y avait quatre rangées de pierres dans l’ornement du Grand Prêtre, comme il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Sur la robe talaire était le monde entier et les noms glorieux des pères étaient gravés sur quatre rangées de pierres » [Sg 18, 24], et qu’en eux est le quadruple ordre des mystères, ordre par lequel se développent les Écritures. Dans le premier ordre ou le premier temps, il y a trois mystères, c’est-à-dire la création des choses, le jugement des scélérats, la vocation des patriarches. La création des choses correspond à la puissance du Père, l’expiation des scélérats à la sagesse du Fils par laquelle il juge, et la vocation des Patriarches à la bonté de l’Esprit saint. Pareillement sous la Loi il y a trois mystères […] Pareillement, le temps de la prophétie, qui commence avec Samuel, comprend trois mystères […] Dans le quatrième temps, il y a trois mystères […] Toute l’Écriture est dans ces douze mystères. […] Tels sont les douze arbres qui croissent dans le paradis. En chacun d’eux se trouvent les douze lumières des intelligences des Écritures, que sont l’allégorie, l’anagogie et la tropologie10. Après cet exposé où le mystère revêt son sens exégétique, Bonaventure explique ce qui est révélé par ces douze mystères des Écritures : De ces douze arbres, je veux édifier et ériger un tabernacle dans le cœur. Au paradis, il y eut l’arbre de vie et l’arbre de la science du bien et du mal, et de la même façon, dans tous les mystères de l’Écriture, sont exposés le Christ avec son corps et l’Antichrist ou le diable avec son corps. C’est de cette manière qu’Augustin rédigea son livre La cité de Dieu, où il commence par Caïn et Abel11. Le mot mysticus n’apparaît pas, mais il s’agit bien ici de relier les mystères de l’Écriture à l’unique mystère du Christ, qui en est le centre, et à son corps mystique qui est l’Église. C’est pourquoi dans la suite du texte, Bonaventure reprend chaque
in multiplicitate mysticarum intelligentiarum. Nam praeter litteralem sensum habet in diversis locis exponi tripliciter, scilicet allegorice, moraliter et anagogice. » (Breviloquium, Prol., § 4, n. 1, éd. Quaracchi V, p. 205). 10 Hexaëmeron XIV, 12-16, trad. Marc Ozilou, Les six jours de la création, Paris : Desclée/Cerf, p. 326-328. Éd. Quaracchi V, p. 395-396 : « Secundum hoc ergo nota quod in ornatu summi Pontificis quatuor erant ordines lapidum. In Sapientia : In veste poderis totus erat orbis terrarum, et parentum magnalia in quatuor ordinibus lapidum erant sculpta. Et in illis sunt quadriformes ordines mysteriorum ; quo ordine plantatae sunt Scripturae. Et in primo ordine seu tempore tria sunt mysteria, scilicet conditionis rerum, purgationis scelerum, vocationis Patrum. Conditio rerum respondet potentiae Patris ; purgatio scelerum, sapientiae Filii, qua iudicat ; vocatio Patrum, bonitati Spiritus sancti. Similiter, sub Lege tria sunt mysteria. […] Tempus prophetiae a Samuele incepit, quod habet similiter tria mysteria […] In quarto tempore sunt tria mysteria. […] In his duodecim mysteriis est tota Scriptura. […] Haec sunt duodecim ligna pullulantia in paradiso. In quolibet istorum sunt duodecim lumina intelligentiarum Scripturarum, scilicet allegoria, anagogia et tropologia. » 11 Ibid., § 17 (trad. française p. 328) (éd. Quaracchi V, p. 396) : « De his duodecim lignis volo aedificare et erigere tabernaculum in corde. In paradiso fuit lignum vitae, et fuit lignum scientiae boni et mali, et sic in omnibus Scripturae mysteriis explicatur Christus cum corpore suo, et antichristus et diabolus cum corpore suo. Et hoc modo Augustinus fecit librum de Civitate Dei, ubi incipit a Cain et Abel. »
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mystère l’un après l’autre pour en dévoiler la signification christologique, et conclut cette quatorzième conférence en disant : Tels sont donc les mystères qui concernent l’arbre de vie, c’est-à-dire les mystères de l’Écriture qui commence à l’éternité et se termine à l’éternité. C’est pourquoi il est écrit : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, et à la fin : J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle. Ce sont les quarante-huit cadres de la tente – vingt sur un côté, vingt sur l’autre et huit au fond – dans laquelle est placée l’arche, c’est-à-dire le Christ qui contient en soi « tous les trésors de la sagesse et de la science » [Col. 2, 3], vers qui regardent les Chérubins. Ces mystères sont les douze arbres qui entourent l’arbre de vie12. Le « mystique » renvoie donc de manière prioritaire au mystère du Christ annoncé et révélé par les Écritures. Il reste le cas de la Theologia mystica de Denys l’Aréopagite, qui fournit le troisième type d’occurrence du « mystique » chez nos deux auteurs. Les huit occurrences du mot « mysticus » et de ses composés dans l’Itinerarium mentis in Deum relèvent toutes de cette signification dionysienne, qu’il s’agisse directement du titre de l’ouvrage (« Ainsi, lorsque Denys, dans le livre de la Théologie mystique, veut nous instruire en vue des extases de l’esprit, il place en premier la prière. » Itin. I, 1), de citations de Denys13 ou de la discipline elle-même : [Le Christ] a enseigné la science de la vérité selon la triple modalité de la théologie, à savoir symbolique, propre et mystique afin que par la théologie symbolique nous utilisions avec justesse les réalités sensibles, par la théologie proprement
12 Ibid., § 30 (trad. française p. 335) (éd. Quaracchi V, p. 398) : « Haec sunt ergo mysteria circa lignum vitae, scilicet Scripturae, quae incipit ab aeternitate et terminata est ad aeternitatem. Unde : In principio creavit Deus caelum et terram ; et in fine : Vidi caelum novum et terram novam. Hae sunt quadraginta octo tabulae tabernaculi : viginti in uno latere, et viginti in alio, in posteriori octo ; in quo ponitur arca, scilicet Christus, continens in se omnes thesauros sapientiae et scientiae, in quem Cherubim respiciunt. Et haec sunt duodecim ligna circa lignum vitae. » 13 C’est le cas de la fin de l’ouvrage (Itinerarium, VII, 5, éd. Quaracchi V, p. 313) : « il faut dire, comme Denys s’adressant au Dieu Trinité : “Trinité suressentielle et supra-divine, guide suréminent des chrétiens vers la sagesse divine [theosophiae], conduis-nous à la cime plus qu’inconnue, supralumineuse et toute sublime des paroles mystiques [i. e. les Écritures] ; conduis-nous là où les mystères nouveaux, absolus et inaltérables de la science de Dieu [theologiae] se cachent dans des ténèbres resplendissantes au sein du silence où se révèlent ses secrets, car cette obscurité très profonde est la plus éclatante des évidences, la plus fulgurante des splendeurs. C’est elle qui illumine toute chose, qui remplit à pleins bords, de ses clartés invisibles et de ses biens supérieurs, les intellects qui ont renoncé à la vue sensible.” Voilà pour Dieu. Et à l’ami auquel il écrit, disons avec lui : “Pour toi, mon ami, après t’être affermi dans la voie de la contemplation mystique, laisse de côté tes sens et les opérations intellectuelles, les réalités sensibles et les réalités invisibles, ce qui n’est pas et ce qui est. Et dans ta nescience, reviens autant que possible à l’unité de Celui qui est au-dessus de toute essence et de toute science. Et vraiment, par une extase de l’esprit incommensurable et absolument pure, hors de toi-même et de toutes choses, tu monteras jusqu’au rayon suressentiel des ténèbres divines, délaissant tout et libéré de tout.” »
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dite nous utilisions avec justesse les réalités intelligibles, par la théologie mystique nous soyons ravis jusqu’aux extases qui dépassent notre esprit14. Bonaventure évoque ici les trois théologies dionysiennes : la « symbolique », la théologie des noms divins et la théologie mystique, dont l’extase et le dépassement de l’esprit, dépouillé de toute image, constituent le trait caractéristique. Il nous faudra néanmoins revenir sur deux occurrences particulières (« c’est là une chose mystique et très secrète », « cette sagesse mystique »), où le sens du mot mysticus relève cette fois d’une interprétation particulière du pseudo-Denys15, puisque le mystique est identifié au transfert en Dieu de « tout le sommet de notre affect », ce qui nous rapproche du sens actuel du mot « mystique » et indique un infléchissement de la tradition dionysienne dans une direction affective et expérientielle16. Chez Thomas également, il n’est pas rare que le terme « mystica » soit employé dans le contexte d’une allusion à l’œuvre éponyme de Denys17. Il en va ainsi dans le Commentaire des Sentences lors de l’examen de la correspondance éventuelle entre les béatitudes et les dons de l’Esprit saint : Mais dans l’état du cheminement, nous voyons les réalités spirituelles, et surtout Dieu, en connaissant ce qu’il n’est pas plutôt qu’en saisissant ce qu’il est ; aussi, pour ce qui est de l’état du cheminement, indique-t-on la pureté du cœur non seulement par rapport aux séductions des passions (le don d’intelligence ne réalise pas cette pureté, mais elle est présupposée par une vie active parfaite, mais aussi par rapport aux erreurs, phantasmes et aux formes spirituelles, tout ce dont
14 Itinerarium mentis in Deum, I, 7 (trad. française d’André Ménard, avec commentaires de Laure Solignac, parue en 2019 chez Vrin sous le titre Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu dans la collection « Translatio ») : « scientiam veritatis edocuit secundum triplicem modum theologiae, scilicet symbolicae, propriae et mysticae, ut per symbolicam recte utamur sensibilibus, per propriam recte utamur intelligibilibus, per mysticam rapiamur ad supermentales excessus. » (éd. Quaracchi V, p. 298). 15 Itinerarium, VII, 4 : « Mais dans ce passage, si on l’accomplit parfaitement, il importe de quitter toutes les opérations intellectuelles, de faire passer et de transformer en Dieu tout le sommet de notre affect. C’est là une chose mystique et très secrète, connue de celui-là seul qui la reçoit (Ap 2, 17), reçue de celui-là seul qui la désire, désirée par celui-là seul qu’embrase jusqu’à la moelle le feu de l’Esprit saint, feu que le Christ a envoyé sur la terre (cf. Lc 12, 49). Voilà pourquoi l’Apôtre dit que cette sagesse mystique a été révélée par l’Esprit saint (cf. 1 Co 2, 10). » (éd. Quaracchi V, p. 312). 16 Sur ce point, voir Mystical Theology: The Glosses by Thomas Gallus and the Commentary of Robert Grosseteste on De Mystica Theologia, éd. James McEvoy, Paris – Leuven – Dudley : Peeters, 2003, p. 9 : « A broad distinction can be drawn between two interpretations of the Pseudo-Dionysius which were to be found in the later Middle Ages. The first of these is speculative in character and goes back to Albertus Magnus. The second, sometimes referred as “affective Dionysianism”, first attained its systematic formulation in the writings of Thomas Gallus. » Voir surtout dans le présent volume la contribution de Declan Lawell, p. 93-105, en particulier sur la réception de Denys par Thomas Gallus. 17 Voir par exemple De veritate, q. 2, a. 1, ad 9 : « quidquid intellectus noster de Deo concipit, est deficiens a repraesentatione eius ; et ideo quid est ipsius Dei semper nobis occultum remanet ; et haec est summa cognitio quam de ipso in statu viae habere possumus, ut cognoscamus Deum esse supra omne id quod cogitamus de eo ; ut patet per Dionysium in I cap. de mystica theologia. » (Léonine XXII, p. 42).
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Denys, dans le livre sur la théologie mystique, enseigne à se séparer à ceux qui tendent à la contemplation divine18. D’une manière toute dionysienne, Thomas insiste sur le caractère défectif de la contemplation des réalités spirituelles dans le status viae : la pureté du cœur requise pour cette contemplation n’implique pas seulement la maîtrise des passions, mais aussi la purification à l’égard des « erreurs », des « phantasmes » et des « formes spirituelles ». Contrairement à ce que l’on peut constater chez Bonaventure, il ne semble pas que Thomas se soit écarté de cette interprétation défective de la théologie mystique dionysienne, mais certains indices manifestent qu’il n’était pas hostile à une interprétation affective de Denys19. Les significations exégétiques et christologiques sont donc encore dominantes chez nos deux auteurs, et leurs mentions de la Theologia mystica de Denys manifestent leur parfaite connaissance de la doctrine dionysienne : la théologie mystique porte sur Dieu en tant qu’il est caché à notre sensibilité et à notre intelligence. Seule l’association sporadique du mystique à l’expérience et à l’affect, chez Bonaventure, semble indiquer – sous le couvert d’un contexte dionysien – l’émergence d’une signification nouvelle du mot.
Ce qui relève de « la mystique » Inversons maintenant notre perspective. Si mysticus ne veut pas dire « mystique », comment Thomas d’Aquin et Bonaventure se sont-ils exprimés au sujet de ce que nous désignons aujourd’hui par ce dernier terme ? Et dans quel contexte ? Selon notre propre configuration épistémique, ce genre de phénomènes ne peut pas faire l’objet d’un savoir théologique. D’après Michel de Certeau, la « mystique » substantivée ne pouvait être constituée comme telle que par séparation avec la théologie20. Mais de quelle théologie
18 Super III Sent., d. 34, q. 1, a. 4, resp. : « Sed in statu viae spiritualia, et praecipue Deum, magis videmus cognoscendo quid non est, quam apprehendo quid est ; et ideo quantum ad statum viae ponitur cordis munditia non solum a passionum illecebris (quam munditiam donum intellectus non facit, sed praesupponitur per vitam activam perfectam), sed etiam ad erroribus, et phantasmatibus, et spiritualibus formis, a quibus omnibus docet abscedere Dionysius in lib. de mystica theologia, tendentes in divinam contemplationem. » (Parme 7 I, p. 385). 19 Sur la théologie spirituelle de Thomas, voir Jean-Pierre Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Paris : Cerf, 32017, en particulier l’introduction, « Théologie et spiritualité », p. 40 : « si Thomas n’a pas écrit lui-même cette spiritualité que nous souhaitons, c’est qu’en vérité sa Somme de théologie peut en tenir lieu. Comme l’avait dit jadis magnifiquement Gilson, “la Somme de théologie, avec sa limpidité abstraite et sa transparence impersonnelle, c’est, cristallisée sous nos yeux, la vie intérieure même de saint Thomas d’Aquin.” [Le Thomisme, p. 457 dans la 6e éd., 1986]. Cette assertion étonnera peut-être et nous allons nous employer à la justifier, car elle n’est guère douteuse : la doctrine spirituelle de Thomas est une dimension implicite nécessaire de sa théologie. » Voir surtout la bibliographie très complète proposée à la fin de l’ouvrage, p. 489-532. 20 Michel de Certeau, La fable mystique. xvie-xviie siècle, Paris : Gallimard, 1982, t. I, p. 147-155, en part. p. 148 : « Placée transitoirement sous ce signe unitaire, elle [la théologie] révélera peu à peu l’hétérogénéité qu’elle cache à mesure que se spécialisera le nom qui cadrait son espace, et que chacun des trois
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s’agit-il ? Il n’est pas évident que le fait mystique soit par nature étranger à la sacra doctrina, en tout cas telle que la comprenaient le Docteur séraphique et le Docteur angélique. Le traité de la prophétie et du raptus dans la Summa theologiae
Le fait que la théologie se soit constituée comme science au xiiie siècle est-il allé de pair avec l’éviction des phénomènes extraordinaires, supra-rationnels, hors des travaux universitaires ? L’exposition ordonnée et dialectique du mystère du Christ dans les commentaires des Sentences et la distinction croissante entre commentaire exégétique et exposé théologique n’étaient-elles pas de nature à bannir tout récit relatant une expérience du divin ou tout discours à ce sujet ? En fait, l’ampleur de la matière à traiter dans les commentaires des Sentences et dans les sommes fournissait de multiples occasions de parler des visions, des extases, ou de tout mode de connaissance de Dieu sortant de l’ordinaire. Il en va ainsi dans la Somme de théologie, où Thomas d’Aquin a consacré plusieurs questions à la prophétie (q. 171-174), au raptus (q. 175), aux charismes (q. 176-179) et à la vie contemplative (q. 180)21. Il ne sera ici question que de la prophétie et du ravissement, du fait de leur proximité immédiate avec le champ de la mystique. Au commencement de la question 171, après l’étude des vertus et des vices « qui appartiennent à la condition et à l’état de tout homme, il reste à voir ce qui concerne spécialement certaines catégories de personnes ». La distinction ici n’est pas entre « ce qui appartient à la condition humaine », et ce qui n’en relèverait pas, mais entre « l’état de tout homme » et « ce qui concerne certaines catégories de personnes ». Les charismes ou phénomènes particuliers comme la prophétie qui seront examinés ici ne sont donc pas considérés par Thomas comme étrangers à la condition humaine, mais simplement comme des dons plus rares. Parmi eux, il y a les « dons gratuits » qui relèvent de la connaissance, plutôt que du discours et de l’action : telle est la prophétie. Thomas précise bien que la prophétie ne consiste pas seulement en la connaissance des événements futurs, mais dans celle des « réalités divines », « tant [les] vérités qui sont proposées à la croyance de tous et qui sont du domaine de la foi qu’aux plus hauts mystères qui sont l’apanage des plus parfaits et se rapportant à la sagesse ». Dans la réponse de l’article 1, Thomas propose une définition de la prophétie : La prophétie est premièrement et principalement un acte de connaissance ; les Prophètes connaissent, en effet, les réalités qui échappent à la connaissance sciences, cessant d’avoir le statut d’une variante par rapport à un même habitus théologique, acquerra son autonomie en passant d’une position adjective à une position substantive. » Pour une lecture critique de l’interprétation certaldienne de la théologie et de son « continuisme », voir Simon Icard, « L’union mystique à l’époque moderne : une question théologique ? », à paraître dans Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité, sous la direction de Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, « Mystica », t. II, chez Honoré Champion. Ce n’est pas que la mystique se soit émancipée d’une théologie qui la retenait dans ses filets : c’est bien plutôt à la faveur de l’une des multiples métamorphoses de la théologie que la mystique a été reléguée aux marges de cette discipline. 21 Voir également les questions 12 et 13 De veritate, qui portent respectivement sur la prophétie et sur le raptus.
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ordinaire des hommes. Aussi peut-on dire que le nom de prophète est composé de deux mots grecs : pro qui veut dire loin, et phanos qui signifie apparition ; les prophètes voient apparaître ce qui est éloigné22. Une citation d’Isidore permet de compléter la définition par une caractérisation qui nous est assez familière ; les prophètes sont des voyants : « Ils voyaient ce qui échappe aux autres et percevaient ce qui était enveloppé de mystère23 ». Le passage au passé pourrait laisser penser que Thomas considère la prophétie comme un don révolu ; en réalité, cela signifie seulement, comme le montre la suite24, que la référence pour comprendre le phénomène de la prophétie réside bien sûr dans les prophètes de l’Ancien Testament ; Thomas ne restreint en aucun cas l’existence de la prophétie aux temps passés. Un élément, en revanche, doit attirer l’attention : le prophète étant un « voyant », à qui apparaissent les choses cachées, il n’est justement pas un « mystique ». Son rapport au mystère est celui du dévoilement ; le prophète est celui pour qui l’obscurité laisse place à la lumière. C’est pourquoi, à l’opposé des faux prophètes, « qui sont fous et en délire » (solutio 3), les prophètes ressemblent plutôt à des sages. D’après la solutio 4, la prophétie requiert deux éléments ; le premier d’entre eux est « une surélévation de la capacité intellectuelle » par l’Esprit saint : Ainsi donc, la prophétie exige d’une part une inspiration, c’est-à-dire une surélévation de l’Esprit […] D’autre part, elle requiert une révélation, c’est-à-dire une perception des réalités divines ; par-là s’achève la prophétie, puisque la révélation fait tomber le voile d’obscurité et d’ignorance qui cachait les mystères, suivant le mot de Job : Dieu révèle les choses cachées du fond des ténèbres25. Le prophète, puisqu’il voit, est à l’opposé du mystique dionysien, qui ne voit rien et qui est plongé dans les ténèbres. En outre, le prophète, loin d’être dépossédé de son intelligence devenue inefficace, se voit pourvu d’une « capacité intellectuelle » « surélevée » par l’Esprit saint : « puisque la prophétie consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il faudra qu’elle bénéficie d’une lumière
22 Summa theologiae, IIa IIae q. 171, a. 1, resp. (Léonine X, p. 366) : « Prophetia primo et principaliter consistit in cognitione : quia videlicet cognoscunt quaedam quae sunt procul remota ab hominum cognitione. Unde possunt dici prophetae a phanos, quod est apparitio : quia scilicet eis aliqua quae sunt procul, apparent. » 23 Ibid. : « Et propter hoc, ut Isidorus dicit in libro Etymol. [VII, 8], in veteri Testamento appellabantur Videntes : quia videbant ea quae ceteri non videbant, et prospiciebant quae in mysterio abscondite errant. Unde et gentilitas eos appellabat vates, a vi mentis. » 24 Summa theologiae, IIa IIae, q. 174, a. 6, solutio 3 (Léonine X, p. 400) : Thomas admet l’existence de prophètes pour tous les temps, y compris après le Christ, « non pour développer une nouvelle doctrine de la foi, mais pour diriger l’activité humaine (sed ad humanorum actuum directionem) ». 25 Summa theologiae, IIa IIae, q. 171, a. 1, solutio 4 (Léonine X, p. 366) : « Sic igitur ad prophetiam requiritur inspiratio quantum ad mentis elevationem, secundum illud Iob XXXII, Inspiratio Omnipotentis dat intelligentiam : revelatio autem, quantum ad ipsam perceptionem divinorum, in quo perficitur prophetia ; per ipsam removetur obscuritatis et ignorantiae velamen, secundum illud Iob XII : Qui revelat profunda de tenebris. »
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qui dépasse la lumière naturelle26 ». Même si cette lumière est « passagère » (alors qu’elle est un habitus chez les bienheureux), le prophète est plongé dans une lumière plus grande où il voit27, tandis que le mystique dionysien ne saurait rien voir ni rien connaître une fois dépassées les opérations de l’imagination et de l’intelligence. Le don de prophétie relève donc de l’intelligence et non de la volonté : « La prophétie n’a pas directement comme but d’unir à Dieu la volonté du prophète, ce qui est la fin de la charité28 ». Le prophète pourrait-il pour autant recevoir les mêmes visions si sa volonté (et ses actes) n’était pas tournée vers Dieu ? « La malice morale peut être un obstacle à la prophétie. La prophétie exige en effet une très grande élévation de l’esprit, pour contempler les réalités supérieures29. » C’est pourquoi la solutio 2 nuance quelque peu la position intellectualiste adoptée par Thomas d’Aquin au moyen d’une citation de Grégoire le Grand : « En aimant les secrets célestes qui nous sont révélés, nous connaissons déjà ces secrets aimés ; car l’amour lui-même est une connaissance30 ». Si l’Esprit saint surélève l’intelligence pour quelques instants, c’est donc bien l’amour qui a orienté l’intelligence dans la bonne direction et l’a préparée à voir et à connaître. Encore la vision excède-t-elle souvent la compréhension : « L’esprit du prophète est mû par l’Esprit saint comme un instrument déficient par rapport à l’agent principal […] Le prophète ne comprend pas toujours ce qu’il voit, dit ou fait ». Le voyant est un témoin31 plutôt qu’un savant. Il voit certes en toute clarté, mais ce qu’il voit le dépasse et l’excède. C’est en ce sens seulement que le prophète peut être rapproché du mystique dionysien : aucun des deux ne domine son objet, chacun s’en trouve dépassé. Mais ne faut-il pas distingué différents types de prophètes ? Dans la question 174, article 3, Thomas d’Aquin distingue trois genres de prophétie. Le premier genre comprend deux degrés qui n’apportent aucune vérité surnaturelle ; dans le second, par exemple, une lumière intérieure fait connaître quelque chose qui ne dépasse pas les limites de la connaissance naturelle. Il s’agit alors d’une sorte d’intuition, d’un raccourci vers une connaissance que l’on aurait pu acquérir autrement. Ce premier genre de prophétie ne relève donc pas de la prophétie à proprement parlé. Le deuxième genre correspond à la prophétie proprement dite, puisqu’il comporte la connaissance d’une vérité surnaturelle au moyen d’une vision
26 Summa theologiae, IIa IIae, q. 171, a. 2, resp. (Léonine X, p. 367) : « Cum ergo prophetia pertineat ad cognitionem quae supra naturalem rationem existit, ut dictum est, consequens est quod ad prophetiam requiratur quoddam lumen intelligibile excedens lumen naturalis rationis. » 27 Toutefois, le prophète ne voit pas l’essence divine. Voir q. 173, a. 1, resp. (Léonine X, p. 385) : « Dicendum est quod visio prophetica non est visio ipsius divinae essentiae : nec in ipsa divina essentia vident ea quae vident, sed in quibusdam similitudinibus secundum illustrationem divini luminis. » 28 Summa theologiae, IIa IIae, q. 172, a. 4, resp. (Léonine X, p. 381) : « Non autem ordinatur directe ad hoc quod affectus ipsius prophetae coniungatur Deo, ad quod ordinatur caritas. » 29 Ibid. : « […] impeditur aliquis a prophetia per morum malitiam. Nam ad prophetiam requiritur maxima mentis elevatio ad spiritualium ad contemplationem. » 30 Ibid. (Léonine X, p. 382) : « Ad secundum dicendum quod Gregorius [Homil. In Evang. XXVII], exponens illud, dicit : Dum audita superna caelestia amamus, amata iam novimus, quia amor ipse notitia est. Omnia ergo eis nota fecerat : quia a terrenis desideriis immutati, amoris summi facibus ardebant. » 31 Sur le témoin, voir Jean-Luc Marion, Le visible et le révélé, Paris : Cerf, 2005, p. 180-181.
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imaginative. La prophétie sera plus ou moins digne de considération selon la vision reçue : mieux vaut la vision reçue lorsqu’on veille que lorsqu’on dort (le songe) ; et le contenu de la vision est lui-même très variable : symboles, paroles entendues, vision de l’être qui parle. Dans ce dernier cas, on peut voir un être humain, mais aussi un ange, et même « entrevoir la forme de Dieu », ce qui nous emmène assez loin de la theologia mystica du pseudo-Denys… Pour finir, il existe un genre de prophétie qui dépasse la prophétie au sens propre et qui n’a pas de nom adéquat : la « révélation d’une vérité intelligible et surnaturelle sans vision imaginative ». Aucune image n’est reçue, mais le fait qu’il s’agisse de la révélation d’une vérité intelligible nous éloigne à nouveau de la doctrine dionysienne. La prophétie offre donc un large éventail d’expériences possibles, mais relève décidément de la vision, de la révélation et de la connaissance. Il n’y a donc aucune raison de la considérer comme un fait mystique au sens dionysien du terme. Qu’en est-il en revanche du raptus ? Dans sa réflexion sur la prophétie, Thomas d’Aquin décrit cette dernière comme une « surélévation » de la capacité intellectuelle, mais n’indique pas que l’âme sorte de sa condition. Or le premier mot qui vient à l’esprit de Thomas pour parler du « ravissement » est celui de violence : « Le ravissement implique une certaine violence32 ». L’âme humaine peut être ravie de deux manières « vers ce qui est en-dehors de sa nature », à savoir lorsqu’elle est entraînée à subir des peines, ou bien « quant au mode connaturel à l’homme », qui est de comprendre la vérité par les réalités sensibles : « C’est ainsi que lorsque l’âme est abstraite des réalités sensibles, elle est dite ravie, même si elle est élevée à des réalités auxquelles elle est naturellement ordonnée ; mais il faut que ce soit en-dehors de sa propre intention : c’est ainsi que, le sommeil étant naturel, on ne peut pas l’appeler un ravissement33. » La différence avec la prophétie est très nette : dans le raptus, l’âme se trouve arrachée à sa condition naturelle34 ; ce n’est ni une simple distraction, ni un égarement. Aucune vision imaginative (requise pour la prophétie au sens propre) ne vient suppléer la nécessité naturelle qui est la sienne d’un support sensible lui permettant de « voir ». Peut-on alors la rapprocher du troisième genre de prophétie, dont Thomas dit qu’il dépasse la prophétie proprement dite et se caractérise par la révélation « d’une vérité intelligible et surnaturelle sans vision imaginative » ? Le Docteur angélique n’en dit mot, mais cela semble légitime. Cette « abstraction » de l’âme hors de sa condition habituelle de connaissance peut avoir trois causes différentes35 : premièrement, une « cause corporelle » (c’est le cas des « aliénés ») ; deuxièmement, la « puissance des démons » (c’est le cas des possédés) ; troisièmement, la « puissance divine ».
32 Summa theologiae, IIa IIae, q. 175, a. 1, resp. (Léonine X, p. 402) : « Raptus violentiam quandam importat. » 33 Ibid. : « Et ideo, quando abstrahitur a sensibilium apprehensione, dicitur rapi, etiam si elevetur ad ea ad quae naturaliter ordinatur, dum tamen hoc non fiat ex propria intentione ; sicut accidit in somno, qui est secundum naturam, unde non potest proprie raptus dici. » 34 La solutio 1 revient sur ce point : « il n’est pas naturel à l’homme d’être élevé aux réalités divines avec abstraction des sens » (Léonine X, p. 403) : « sed iste modus quod aliquis elevetur ad divina cum abstractione a sensibus, non est hominis naturalis ». 35 Summa theologiae, IIa IIae, q. 175, a. 1, resp. (Léonine X, p. 402).
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Ce troisième type d’abstraction correspond au « véritable ravissement » : « être élevé par l’Esprit divin vers les réalités surnaturelles avec abstraction des sens36 ». Cet état non naturel n’est pas pour autant contre-nature : dans la deuxième solutio, Thomas d’Aquin précise bien que l’élévation par Dieu dans le ravissement « n’est pas contraire à la nature (cela appartient à la condition et à la dignité de l’homme), mais c’est seulement au-dessus de la nature (parce que le bien divin dépasse infiniment nos facultés)37 ». La nature de l’homme est orientée vers ce qui la dépasse ; il n’y a pas de rupture, dans la pensée thomasienne, entre le naturel et le surnaturel. Une nature telle que la nature humaine est précisément faite pour ce qui la dépasse. À ce titre, même si l’évaluation de l’authenticité d’un raptus se présente comme une opération délicate (le ravi ne serait-il pas tout simplement fou ? ou possédé ?), cette expérience extraordinaire a sa place dans la cartographie des dons et des charismes ; elle est liée à la vie « spirituelle » au sens strict du terme : la vie dans l’Esprit saint, qui distribue dons et charismes. Il reste une question à résoudre : puisque le prophète est un voyant, on comprend que la prophétie relève plutôt de la connaissance intellectuelle. Mais qu’en est-il du ravi ? Le ravissement relève-t-il plus de l’affectivité que de la connaissance ? Thomas distingue ici deux points de vue. Si l’on considère le ravissement par rapport à son objet (Dieu), ce phénomène ne peut concerner que la puissance intellective : Ainsi, à proprement parler, le ravissement ne peut pas concerner la puissance appétitive, mais seulement la puissance cognitive. On vient de voir en effet que le ravissement se fait en dehors de l’inclination naturelle de celui qui est ravi. Or le mouvement de la puissance appétitive est une inclination vers le bien désirable. Par suite, à proprement parler, l’homme qui désire un bien n’est pas ravi, mais se meut lui-même38. Si le ravissement a lieu malgré soi, doit-on en déduire qu’il ne peut avoir le désir pour cause ? Si l’on considère le ravissement par rapport à sa cause, ce n’est plus la puissance cognitive qui occupe le premier plan, mais bien la puissance appétitive : Sous cet aspect, le ravissement peut avoir sa cause dans la puissance appétitive. En effet, si le désir s’attache fortement à quelque chose, il peut arriver que, par la violence de cet amour, l’homme devienne étranger à tout le reste. Le ravissement produit aussi un effet dans l’appétit. On se délecte dans l’objet du ravissement. Voilà pourquoi l’Apôtre dit [2 Co 12, 2-4] qu’il a été ravi, non seulement au « troisième 36 Ibid. : « aliquis spiritu divino elevatur ad aliqua supernaturalia, cum abstractione a sensibus ». Thomas illustre cela avec Ez 8, 3 : « secundum illud Ezech. VIII : Spiritus elevavit me inter terram et caelum, et adduxit me in Ierusalem, in visionibus Dei ». 37 Summa theologiae, IIa IIae, q. 175, a. 1, solutio 2 (Léonine X, p. 403) : « Unde quod sic elevetur mens a Deo per raptum, non est contra naturam, sed supra facultatem naturae. » 38 Summa theologiae, IIa IIae, q. 175, a. 2, resp. (Léonine X, p. 403) : « Et sic, proprie loquendo, raptus non potest pertinere ad vim appetitivam, sed solum ad cognoscitivam. Dictum est enim quod raptus est praeter propriam inclinationem eius quod rapitur. Ipse autem motus appetitivae virtutis est quaedam inclinatio in bonum appetibile. Unde, proprie loquendo, ex hoc quod homo appetit aliquid, non rapitur, sed per se movetur. »
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ciel », qui appartient à la contemplation intellectuelle, mais au « paradis », qui relève de l’affectivité. La position de Thomas est nuancée et délicatement articulée : le ravissement demeure un acte de connaissance ; à travers cette expérience d’arrachement à la condition humaine ordinaire de connaissance par les images, c’est bien une connaissance qui est donnée à la puissance cognitive. Toutefois, l’affectivité est présente en amont et en aval de cette vision sans image : en amont, parce que le raptus peut être provoqué, non seulement par la puissance divine, mais aussi par la « force » du désir et par « la violence de l’amour » ; l’aliénation qui en résulte correspond bien à une sortie de soi en direction de l’être aimé39. En aval, également, puisque la connaissance produit « un effet dans l’appétit » : la délectation. D’où la conclusion de Thomas, qui introduit la série des articles sur le ravissement de saint Paul : il ne s’agit pas seulement ici de contemplation intellectuelle (le troisième ciel), mais aussi d’une expérience affective (le paradis)40. Le vocabulaire utilisé par Thomas reste très sobre, il ne cite pas le Cantique des Cantiques41. Mais un fil rouge semble relier le troisième genre de prophétie (révélation d’une vérité intelligible et surnaturelle sans vision imaginative), le ravissement (dans lequel l’âme est abstraite malgré elle des réalités sensibles vers les réalités surnaturelles) et une expérience amoureuse de Dieu (force du désir, violence de l’amour, affectivité comme cause et effet). Où sommes-nous par rapport à la theologia mystica de Denys ? En marge ou au cœur ? Au-delà ou en-deçà ? Une chose est sûre : Thomas estime qu’il est de son devoir de théologien de décrire et d’analyser ces phénomènes dont l’ancrage est biblique – et que nous qualifierions volontiers de mystiques – d’autant plus que ces phénomènes ne sont pas contre-nature, ni irrationnels mais « au-dessus de la nature », et que la vie humaine est orientée vers ce contact avec ce qui la dépasse, au bénéfice de l’intelligence et de l’appétit. La rencontre de la théologie thomasienne avec la considération de phénomènes spirituels peu ordinaires trouve peut-être sa plus belle illustration dans la vie même de Thomas d’Aquin, puisque les sources nous apprennent que Thomas lui-même a vécu ce ravissement dans les derniers mois de sa vie : « Le maître est fréquemment perdu en esprit quand il s’absorbe dans sa contemplation. Mais jamais comme
39 La seule différence entre l’extase et le ravissement, précise Thomas dans la solutio 1 du même article, est précisément la « violence » avec laquelle s’accomplit cette « sortie de soi ». 40 Les spécialistes contemporains de Thomas d’Aquin n’hésitent pas à mettre en avant le caractère expérientiel de la théologie de Thomas. Voir par exemple, outre l’ouvrage déjà cité de Jean-Pierre Torrell (p. 121-131, sur la connaissance expérimentale de Dieu), Fr. Robert Augé, Connaître Dieu par expérience, Paris – Perpignan : Artège – Lethielleux, 2016. C’est là le dénouement d’un débat long et passionné entre le P. Réginald Garrigou-Lagrange et le P. Ambroise Gardeil, auteurs respectifs du Traité de théologie ascétique et mystique (1938) et de La Structure de l’âme et l’expérience mystique (1927). Sur l’histoire de ce débat, voir Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, Paris : Cerf, 2014 (Bibliothèque thomiste 63). 41 Ce qui ne signifie pas que Thomas n’ait pas été un lecteur du Cantique. Voir Serge-Thomas Bonino, Saint Thomas d’Aquin, lecteur du Cantique des cantiques, Paris : Cerf, 2019, avec la liste des citations du Cantique dans le corpus thomasien, p. 145-263.
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aujourd’hui je ne l’ai vu si longtemps hors de ses sens [a sensibus alienatum]42 ». Raynald écrivant à Theodora, la sœur de Thomas d’Aquin, n’indique pas la cause de cette « aliénation » : il se contente de décrire ce qu’il voit. Le récit de « l’expérience mystique » de Thomas illustre une véritable unité du théologique scolastique et du vécu spirituel qui est encore possible en 1274. Le théologien, comme tout homme, est « naturellement » ordonné vers ce qui le dépasse. Que sa vie s’achève dans cet état-limite n’a rien d’étonnant. Mais simultanément, ce récit illustre l’impossibilité pour le théologien d’assimiler totalement de telles révélations : après cette expérience, Thomas n’a-t-il pas cessé d’écrire ? Bonaventure et la connaissance expérientielle de Dieu
Le Docteur séraphique aborde lui aussi la question des dons et des charismes dans le cadre de ses exercices universitaires. Il articule également les dimensions cognitives et affectives de certaines expériences de « contemplation ». Ainsi « l’homme contemplatif43 » souvent évoqué dans les Collationes in Hexaëmeron (celui que nous qualifierions de « mystique »), est indissociablement quelqu’un qui connaît et qui aime44. Or la connaissance amoureuse, loin de constituer un secteur marginal de la sacra doctrina, en constitue l’identité la plus profonde. Dès le prologue du Commentaire des Sentences, en effet, Bonaventure définit la theologia45 en reliant cette science nouvelle
42 Guillaume de Tocco, Ystoria sancti Thome de Aquino, éd. Claire Le Brun-Gouanvic, Diss. dactyl., Université de Montréal, 1987, chap. 47, p. 347 : « Frequenter Magister in spiritu rapitur, cum aliqua contemplatur, sed nunquam tanto tempore sicut nunc vidi ipsum sic a sensibus alienatum. » Pour la traduction française, voir L’Histoire de saint Thomas d’Aquin de Guillaume de Tocco, éd. Claire Le Brun-Gouanvic, traduction du dernier état du texte (1323), Paris : Cerf, 2005, chap. 47, p. 103. Sur les derniers mois de Thomas d’Aquin, voir Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris – Fribourg : Cerf – Éditions universitaires de Fribourg, 2002 (2e éd.), p. 420-432. 43 Pour une définition de la contemplation par Bonaventure, voir II Sent., d. 9, Praenotata de nominibus et divisionibus angelorum (éd. Quaracchi II, p. 240) : « […] Quia enim suprema hierarchia secundum utrumque modum accipiendi attenditur in scientia et statu contemplationis, quae consistit in conversione ad Deum ; ideo cum ad conversionem necessario requiratur triplex actus et triplex donum, scilicet tentionis, cognitionis et dilectionis, ideo triplex ordo sibi ponitur. » La contemplation complète n’est donc réalisée qu’au troisième degré, celui de la dilection, qui correspond aux Séraphins… et à François d’Assise (voir Hexaëmeron XXII, 21-22, éd. Quaracchi V, p. 440-441). Pour une première approche (et une bibliographie abondante), voir Jacques Guy Bougerol, art. « Contemplatio », dans Id., Lexique saint Bonaventure, Paris : Éditions franciscaines, 1969, p. 40-41 ainsi que Maurizio Malaguti, art. « contemplatio », dans Dizionario bonaventuriano. Filosofia – teologia – spiritualità, dir. Ernesto Caroli, Padova : Edizioni Messagero di S. Antonio, 2008, p. 264-271. 44 Sur ce point, voir l’ouvrage de Marianne Schlosser, Cognitio et amor : zum kognitiven und voluntativen Grund der Gotteserfahrung nach Bonaventura, Paderborn : Schöningh, 1990 ; du même auteur, l’article « Affectus » dans le Dizionario bonaventuriano, op. cit., p. 150-156, ainsi que Massimo Tedoldi, « L’intellectus si consegna all’affectus. La ricerca di Dio nell’itinerarium mentis in Deum », dans Deus summe cognoscibilis. The current relevance of Saint Bonaventure, dir. Amaury Begasse de Dhaem et alii, Leuven – Paris – Bristol : Peeters, 2018, p. 93-109. 45 Commentaire des Sentences, I, Prologue, q. 3, resp. (éd. Quaracchi I, p. 13), trad. par André Ménard ofmcap., dans Études franciscaines, Nouvelle série, t. 2/2, 2009, p. 297 : « Pour comprendre ce qui a été dit, il faut noter que notre intellect est perfectible par la science. Il est donné en effet de considérer celui-ci sous un
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au seul habitus qui puisse parfaire à la fois l’intellect, l’affectivité et l’activité, à savoir celui de la sagesse46 : « cet habitus est dit sagesse, qui dit en même temps connaissance et affection. » Or la sagesse, en embrassant le « pur spéculatif » et le « pur pratique », oriente la puissance cognitive, même en son plus haut degré de contemplation, vers la finalité principale de la théologie : « afin que nous devenions bons (ut boni fiamus) ». La contemplation intellectuelle elle-même est décrite en des termes affectifs qui laissent penser que la distinction souvent soulignée par les commentateurs entre contemplatio intellectualis et contemplatio sapientialis n’est pas aussi ferme qu’on pourrait le penser : l’une mène insensiblement à l’autre47, l’une n’est que le commencement de l’autre. L’examen du don de sagesse dans le troisième livre du Commentaire des Sentences reprend cette réflexion et débouche sur la description d’une « connaissance expérientielle » (cognitio experimentalis) qui correspond à la fois au plus haut degré de connaissance de Dieu et au plus haut degré d’amour de Dieu. Le Docteur séraphique demande si l’acte du don de sagesse doit être appréhendé plutôt comme connaissance du vrai (cognitionem veri) que comme amour du bien (affectionem boni). Dans sa réponse, Bonaventure distingue quatre significations du mot « sagesse » ; en un premier sens, « la sagesse désigne la connaissance générale des choses48 ». En un deuxième sens, la sagesse désigne « non pas n’importe quelle connaissance, mais la connaissance sublime, c’est-à-dire la connaissance des choses éternelles ». En un troisième sens, qui est déjà le sens propre, la sagesse n’est plus seulement spéculative : « elle désigne la connaissance de Dieu selon la piété ». Enfin, en un quatrième sens : La sagesse s’entend en son sens le plus propre, et elle désigne ainsi la connaissance expérientielle de Dieu ; et de cette manière, elle est l’un des sept dons de l’Esprit
triple aspect : en lui-même, ou bien selon qu’il est étendu jusqu’à l’affect, ou bien selon qu’il est étendu jusqu’à l’œuvre. Selon ce triple statut il possède un triple habitus directif. En effet, si nous considérons l’intellect en soi, il est ainsi proprement spéculatif et perfectionné par un habitus qui est une grâce de contemplation qui est dite science spéculative. Mais si nous le considérons pour autant qu’il est destiné à être étendu jusqu’à l’œuvre, alors il est ainsi perfectionné par un habitus qui est pour que nous devenions bons ; et celui-ci est la science pratique ou morale. Si au contraire il est considéré de façon intermédiaire, selon qu’il est destiné à être étendu jusqu’à l’affection, il est ainsi perfectionné par un habitus intermédiaire entre le pur spéculatif et le pur pratique et qui embrasse l’un et l’autre. Et cet habitus est dit sagesse, qui dit en même temps connaissance et affection. […] D’où vient que ce livre est grâce de contemplation et pour que nous devenions bons, principalement toutefois pour que nous devenions bons. » 46 Sur la sagesse, voir André Ménard, « L’Esprit de Sagesse », dans Études franciscaines, t. 22/62, 1972, p. 11-127. 47 Voir par exemple Breviloquium, V, 6, 5 et V, 6, 7 (éd. Quaracchi V, p. 259) : « Intellectus disponit ad cordis munditiam ; nam speculatio veritatis mundat cor nostrum ab omnibus phantasiis. Sapientia disponit ad pacem ; nam sapientia iungit nos summo vero et bono, in quo est finis et tranquillitas totius nostri rationalis appetitus. […] Quae quidem contemplatio in Prophetis fuit per revelationem quantum ad triplicem visionem, scilicet corporalem, imaginativam et intellectualem ; in aliis vero iustis reperitur per speculationem, quae incipit a sensu et pervenit ad imaginationem et de imaginatione ad rationem, de ratione ad intellectum, de intellectu ad intelligentiam ; de intelligentia vero ad sapientiam sive notitiam excessivam ; quae hic in via incipit, sed consummatur in gloria sempiterna. » 48 On reconnaît là la définition cicéronienne de la philosophie (De officiis, II, 2) reprise par Bernard de Clairvaux dans le De consideratione I, 8 (justement pour définir la considération) et par Hugues de Saint-Victor dans le Didascalicon, I, 4.
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saint, dont l’acte consiste à goûter la divine suavité. Et puisque pour le goût intérieur dans lequel réside la délectation est nécessairement requis l’acte de l’affection en vue de l’union et l’acte de la connaissance pour l’appréhension, selon ce mot du Philosophe qui dit que « la délectation est la conjonction de choses qui conviennent avec le sens » [De anima II, 3], l’acte du don de sagesse est pour partie cognitif et pour partie affectif. De ce fait, il trouve son commencement dans la connaissance et sa consommation dans l’affection, puisque le goût lui-même, c’est-à-dire l’acte de savourer, est la connaissance expérientielle du bon et du doux49. Bonaventure ne cessera de le répéter ensuite : le bon théologien n’est pas seulement un homme de doctrine, mais de piété50. Tout son effort doit donc tendre à « goûter » Dieu et à en « faire l’expérience51 ». Or le modèle d’une telle connaissance n’est autre que le Christ lui-même – c’est dire si elle n’est pas marginale mais centrale. En étudiant les différentes modalités de la science du Christ, dans les Questions disputées du même nom, Bonaventure décrit un mode de connaissance selon lequel celui qui connaît est dépassé par ce qu’il connaît. Il s’agit donc d’une connaissance qui n’est pas compréhensive – le Christ ne comprend pas, en son âme d’homme, tout ce que connaît la Sagesse incréée –, mais « extatique52 ». Elle n’est pas réservée au bienheureux : « Ce mode de connaissance extatique vaut aussi bien pour l’état pérégrin que pour celui de la patrie. Mais pour l’homme pérégrin, il n’est que partiel, 49 III Sent., d. 35, q. 1, resp. (éd. Quaracchi III, p. 774) : « Quarto modo dicitur sapientia magis proprie, et sic nominat cognitionem Dei experimentalem ; et hoc modo est unum de septem donis Spiritus sancti, cuius actus consistit in degustando divinam suavitatem. Et quoniam ad gustum interiorem, in quo est delectatio, necessario requiritur actus affectionis ad coniungendum et actus cognitionis ad apprehendendum, secundum illud Philosophi, qui dicit, quod delectatio est coniunctio convenientis cum convenienti cum sensu eiusdem, hinc est quod actus doni sapientiae partim est cognitivus, et partim est affectivus, ita quod in cognitione inchoatur et in affectione consummatur, secundum quod ipse gustus vel saporatio est experimentalis boni et dulcis cognitio. » Les éditeurs de Quaracchi renvoient ici à trois textes : De Trinitate XV, 7, 12, De spiritu et anima 11 et Éthique à Nicomaque X, 7, mais le lien avec le premier et le troisième ne s’impose guère. Seul le De spiritu et anima évoque l’association de la sagesse et le goût du bien. Il fallait être poète pour songer au fait que la sagesse n’est pas seulement ce qui est goûté mais également ce qui goûte. Voir Paul Claudel, « La Sagesse dégustatrice », dans Le poëte et la Bible, éd. Michel Malicet, Dominique Millet-Gérard et Xavier Tillette, Paris : Gallimard, 1998, t. I, p. 1297-1298 : « Et nous-mêmes, avant de figurer à la table céleste, non pas seulement en qualité de convives, qui niera que notre substance ait besoin d’une longue et adroite préparation ? » 50 Itinerarium, Prol. 4 (éd. Quaracchi V, p. 296) : « C’est donc au gémissement de la prière par le Christ crucifié, grâce au sang duquel nous sommes purifiés des souillures des vices, que j’invite tout d’abord le lecteur, de peur qu’il ne croie que lui suffisent la lecture sans l’onction, la spéculation sans la dévotion, l’investigation sans l’admiration, l’examen attentif sans l’exultation, l’industrie sans la piété, la science sans la charité, l’intelligence sans l’humilité, l’étude sans la grâce divine, le miroir sans la sagesse divinement inspirée. C’est donc à ceux qui sont prévenus par la grâce divine, aux humbles et aux pieux, aux contrits et aux dévots, à ceux qui ont reçu l’onction de l’huile de la joie (Ps 44, 8) et aux amoureux de la divine sagesse, enflammés de son désir, qui veulent s’adonner à magnifier, à admirer et même à goûter Dieu, que je propose les spéculations qui suivent. » 51 Itinerarium, VII, 6 (éd. Quaracchi V, p. 313) : « vere percipit ». 52 Quaestiones disputatae de scientia Christi, q. VII, resp. (éd. Quaracchi V, p. 39-40) : « Excessivum autem modum cognoscendi dico, non quo cognoscens excedat cognitum, sed quo cognoscens fertur in obiectum excedens excessivo quodam modo, erigendo se supra ipsum. »
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tandis que dans la patrie, il s’exerce en perfection tant chez le Christ que chez les autres élus53. » L’extase constitue donc le sommet de l’exercice théologique54. C’est bien la raison pour laquelle le Docteur séraphique, après avoir longuement exposé les différents aspects du savoir du Christ, conclut ses questions disputées par un épilogue où il demande que lui « soit accordée l’expérience de ce dont nous avons parlé55 ». On ne peut qu’être frappé par l’omniprésence de la notion d’expérience dans le vocabulaire de Bonaventure. Si « mysticus » et ses composés sont rigoureusement absents des deux dictionnaires bonaventuriens à notre disposition et des index de l’édition Quaracchi, le lexique de l’expérience de Dieu y est très riche : admiratio, affectio, amor, amplexus, attingere, beatitudo, contemplatio, delectatio, descensus, desiderium, dilectio, excessivus, excessus, experientia, extasis, fructus, frui, raptus, revelatio, sapientia, sapor, sensus spirituales, sentire (de Deo), sursumactio, suspensio, unctio, unio. L’étude de l’expérience de Dieu, que Bonaventure a commencée pendant ses années à l’Université, et poursuivie durant le temps de son ministère au service de l’Ordre, puis au service du pape Grégoire X, prend une forme descriptive en troisième personne (ou en deuxième personne, lorsqu’il s’agit d’exhortations), mais conduit perpétuellement à la même conclusion : il faut désirer faire l’expérience personnelle, en première personne, de l’union à Dieu, qui est le but de la vie humaine. L’autre élément remarquable du traitement bonaventurien des « faits mystiques » est la fidélité avec laquelle le Frère mineur invoque l’autorité de Denys dès qu’il est question de l’union à Dieu dans l’extase56. Alors que Thomas insiste sur le dépouillement de la theologia mystica dionysienne57, nous l’avons vu, Bonaventure semble nous entretenir d’un espace qui est certes hors de la portée des images et des concepts, mais qui n’en est pas moins un lieu d’expériences, puisqu’il est question de voir, d’entendre, de sentir, de goûter et d’embrasser l’Époux58. On reconnaît là la tradition « affective » qui interprète Denys en un sens nuptial. Bonaventure
53 Ibid. : « Hic autem modum cognoscendi per excessum est in via et in patria ; sed in via ex parte, in patria vero est perfecte in Christo et in aliis comprehensoribus ». 54 Le Breviloquium définit la théologie comme sapor : I, 1, 3 (V, 210) : « Ipsa etiam sola est sapientia perfecta […] in hac cognitione est sapor perfectus, vita et salus animarum ; et ideo ad eam addiscendam inflammari debet desiderium omnium christianorum ». 55 Quaestiones disputatae de scientia Christi, VII, épilogue (éd. Quaracchi V, p. 43) : « ut experiri donet quod loquimur ». 56 Voir entre autres III Sent., d. 24, dubium 4 (éd. Quaracchi III, p. 531), et d. 35, q. 3, resp. (éd. Quaracchi III, p. 778) ; De scientia Christi, q. VII et épilogue ; Itinerarium, VII. 57 Voir ce qui précède ainsi que le prologue de son commentaire des Noms divins : « Non solum enim Deus non est lapis aut sol, qualia sensu apprehenditur, sed nec est talis vita aut essentia, qualis ab intellectu nostro concipi potest ; et sic hoc ipsum quod Deus est, cum excedat omne illud quod a nobis apprehenditur, nobis remanet ignotum. De huiusmodi autem remotionibus, quibus Deus remanet nobis ignotus et occultus, fecit alium librum, quem intitulavit De mystica, id est occulta, theologia. » (Vivès 29, p. 374). Un peu plus loin, au livre II, Thomas rappelle la signification du mot « mystique » pour Denys : « il explique la raison pour laquelle dans les choses divines certaines sont mystiques et dépassent notre intellect ». 58 Sur les sens spirituels, voir Breviloquium et Itinerarium, IV, ainsi que Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, t. II, Styles I, Paris : Aubier, 1968, p. 288-293 ; et Massimo Tedoldi, La dottrina dei cinque sensi spirituali in san Bonaventura, Roma : Pontificium Athenaeum Antonianum, 1999.
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y appartient sans aucune équivoque, et sans aucun anti-intellectualisme. La zone « mystique » occupe l’étage le plus élevé de l’édifice de la sapientia christiana ; la theologia mystica telle qu’il la comprend fait de plein droit partie du projet théologique et en constitue le sommet. Il s’agit certainement d’une déformation de la doctrine dionysienne59, mais il s’agit également de compenser une perte que Bonaventure commençait à ressentir vivement à la fin de sa vie : la transformation de la théologie en science plutôt qu’en sagesse lui semblait une déformation bien plus grave de la sacra doctrina. Les Collationes in Hexaëmeron en portent le témoignage éloquent et peuvent, à bien des égards, être lues comme une tentative pour restaurer l’unité et l’orientation des différentes « illuminationes » de l’Église, trouvant leur point culminant dans la contemplation sapientielle de François d’Assise, et pour défendre avec ardeur le sens mystique des Écritures, en un temps où le désintérêt à son égard commence à s’installer60. En ce sens, l’importance évidente de l’expérience personnelle aux yeux de Bonaventure apparaît moins comme l’une des multiples causes qui ont contribué à l’autonomisation de la « mystique » des modernes que comme une tentative d’empêcher la theologia de sortir du giron d’une lecture mystique des Écritures et de sa mission fondamentale : faire connaître Dieu pour l’aimer et aimer son prochain (ut boni fiamus). Mais plus profondément encore, il importe à Bonaventure d’attribuer la première place à la théologie mystique telle qu’il la comprend à la suite de Thomas Gallus, comme expérience de Dieu dans la puissance affective, afin que ce soit Dieu lui-même qui parachève l’édifice théologique. En effet, la caractéristique principale de la theologia mystica est d’être donnée par Dieu, puisqu’aucun effort intellectuel ni sensible ne peut de soi donner la connaissance des « choses cachées ». La deuxième conférence sur l’Hexaëmeron est très instructive à ce propos. Bonaventure y distingue quatre aspects de la sagesse, « uniforme dans les règles des lois divines, multiforme dans les mystères des divines Écritures, omniforme dans les vestiges des œuvres divines, sans forme dans les ravissements des extases divines61 ». Mais de toutes ces « faces », la quatrième « est la plus difficile », non seulement parce qu’elle est sans forme, mais aussi parce « qu’elle semble détruire les précédentes », « mais il n’en est rien ». Cette précision est importante : elle montre que Bonaventure ne
59 Ysabel de Andia a bien montré que l’expression « pâtir les choses divines », dans Les noms divins II, 9, renvoie moins à une expérience de Dieu au moyen de telle ou telle capacité ou faculté de l’âme (l’affectus ou la voluntas, par exemple) qu’à la pure passivité de celui qui entre dans la nuée divine. Sur ce point, voir Ysabel de Andia, « Pâtir les choses divines », dans son recueil d’articles Denys l’Aréopagite. Tradition et métamorphoses, Paris : Vrin, 2006, p. 17-35. 60 Bonaventure percevait cette désaffection dès l’époque du Breviloquium, dans les années 1250, puisqu’il a écrit cet ouvrage justement pour manifester le lien indissoluble entre Écritures et théologie – alors que beaucoup trouvaient les Écritures trop désordonnées et donc inutilisables scientifiquement. Voir Breviloquium, Prologue § 6, n. 5 : « novi theologi frequenter ipsam Scripturam sacram exhorrent tanquam incertam et inordinatam et tanquam quandam silvam opacam » (éd. Quaracchi V, p. 208). Sur ce point, voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale, t. II, 2, Paris : Aubier, 1961, p. 265-266. 61 Hexaëmeron, II, 8 (trad. française p. 130) (éd. Quaracchi V, p. 337) : « Apparet autem uniformis in regulis divinarum legum, multiformis in mysteriis divinarum Scripturarum, omniformis in vestigiis divinorum operum, nulliformis in suspendiis divinorum excessuum. »
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conçoit pas la « sagesse sans forme » (celle que nous qualifierions de mystique) comme une sagesse qui peut se passer des trois autres. D’où vient cette sagesse ? Bonaventure cite saint Paul : « Nous parlons d’une sagesse cachée dans le mystère, que ni l’œil n’a vue, ni l’oreille entendue, qui n’est pas montée au cœur de l’homme, mais que Dieu nous a révélée par son Esprit » (1 Co 2, 6-10). Or c’est cette sagesse que Paul « enseigna à Denys ». Elle « n’est pas au pouvoir de l’homme, à moins que Dieu ne la lui révèle62 ». Et Bonaventure d’insister : « Il n’est pas en notre pouvoir d’avoir ce feu, mais si Dieu l’envoie d’en-haut, il convient au prêtre de l’entretenir et de l’alimenter du bois de la prière [Lv 6, 12]63 ». Aux citations de Denys se mêlent alors celles du Cantique des Cantiques : la sagesse sans forme se révèle à la « puissance affective64 ». L’acte théologique ultime devra donc être cet arrachement à soi-même et cette union à l’Époux65 que François d’Assise a vécus et dont il est le modèle, aux yeux de Bonaventure66. Mais l’on sent bien ici toutes les résistances qui pouvaient surgir face à une telle conception de la théologie : est-il bien raisonnable de faire de l’amoureux troubadour67 le modèle ultime du théologien ? Ce à quoi le Docteur séraphique oppose une grave et célèbre mise
62 Hexaëmeron, II, 30 (trad. française p. 141) (éd. Quaracchi V, p. 341) : « non est cuiuslibet, nisi cui Deus revelat ». 63 Hexaëmeron, II, 32 (trad. française p. 144) (éd. Quaracchi V, p. 342) : « Hunc ignem non est in potestate nostra habere ; sed si Deus dat desuper, sacerdotis est nutrire et ligna subiicere per orationem. » 64 Hexaëmeron, II, 32 (trad. française p. 143-144) : « Quand l’esprit s’efforce de voir cette sagesse par les yeux intellectuels, alors le Christ s’éloigne, parce que l’intellect n’entre pas ici, mais la puissance affective. C’est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques [4, 9] : Tu as blessé mon cœur, ma sœur, mon épouse ; tu as blessé mon cœur, avec un seule de tes yeux, parce que la puissance affective pénètre jusqu’à la profondeur du Christ, et avec un seul des cheveux de ton cou, parce que le cheveu signifie l’élévation des considérations spirituelles. » 65 Hexaëmeron, II, 33 (trad. française p. 144-145) : « Par cet amour unitif, l’homme est arraché à lui-même et uni à l’Époux, il se perd en Dieu » (Version Delorme p. 32). 66 Voir Hexaëmeron, XXII, 21-22 (éd. Quaracchi V, p. 440-441) : « Huic respondent Cherubim. Hi sunt Praedicatores et Minores. Alii principaliter intendunt speculationi, a quo etiam nomen acceperunt, et postea unctioni. – Alii principaliter unctioni et posterea speculationi. Et utinam iste amor vel unctio non recedat a Cherubim. […] Tertius ordo est vacantium Deo secundum modum sursumactivum, scilicet ecstaticum seu excessivum. […] ». 67 Voir Gilbert Keith Chesterton, Saint François d’Assise, traduit de l’anglais par Isabelle Rivière (1925), Cadillac : Éditions Saint-Remi, 2015, p. 11-13 : « Il fut, jusqu’aux dernières angoisses de l’ascétisme, un troubadour. Il fut un amoureux. Il fut un amoureux de Dieu. […] Racontez l’histoire comme celle d’un troubadour, et de toutes les folies qu’il fait pour sa dame, et toute l’incompréhension moderne disparaît. Dans ce roman-là, nulle contradiction entre le poète qui cueille des fleurs au soleil, et qui s’impose une veille glaciale dans la neige, qui célèbre toute beauté terrestre et charnelle, puis refuse de manger. » Bien plus tard, c’est le poète Paul Claudel qui reprendra le flambeau du sens mystique des Écritures et qui se verra parfois reprocher par son ami Charles Journet le caractère incertain de ses méditations. Sur la correspondance et les relations entre le poète et le théologien, voir Paul Claudel et Charles Journet, Entre poésie et théologie. Textes et correspondance, éd. Michel Cagin, Genève : Ad Solem, 2006, en part. le chapitre III, « L’exégèse des poètes » (p. 71-78), et la troisième partie « Vérité de Claudel » (p. 129-134). On ne peut certes pas identifier la relation entre la mystique et la scolastique à la relation entre la poésie et la théologie, mais certains points d’achoppement sont similaires, notamment le statut du sens mystique en exégèse et le « statut scientifique » de la théologie.
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en cause de la théologie de son temps : « nous avons le Christ en nous et nous ne voulons pas écouter sa sagesse68 ». ⁂ Au terme de cette réflexion, deux questions peuvent venir à l’esprit : Bonaventure fut-il l’un des fossoyeurs du sens originel de mysticus et l’artisan d’un déséquilibre (en faveur de la puissance affective) qui conduisit à rendre irrécupérable pour la théologie scolastique les faits que nous qualifions aujourd’hui de mystiques et que nous opposons volontiers à la theologia, comme l’irrationnel au rationnel ? Thomas d’Aquin fut-il, au contraire, le gardien fidèle de la theologia mystica dionysienne et le promoteur d’un équilibre théologique parfait ? Dans tous les cas, il apparaît clairement que l’élément mystique n’était pas par nature étranger à la sacra doctrina ni même à la théologie en son commencement : les Écritures elles-mêmes relataient justement bon nombre d’expériences que nous qualifierions volontiers de « mystiques », de Moïse parlant à Dieu comme un ami à un ami, à Paul ravi au troisième ciel. Il revenait donc au théologien, au minimum, de les étudier avec la plus grande attention. En outre, la manière dont Bonaventure, pour sa part, décrit les phénomènes que nous appelons « mystiques » montre bien sa préoccupation de leur conserver une dimension véritablement théologique en tant qu’affective. La connaissance expérientielle de Dieu est bien une connaissance – si paradoxale soit-elle – et même le sommet de toute connaissance théologique. Thomas d’Aquin lui-même n’hésite pas à mettre en évidence la fonction de l’affectus dans le raptus, voire à interpréter lui aussi le « pâtir les choses divines » comme une expérience69. À partir de ces deux constats, on peut formuler l’hypothèse suivante : « la mystique » est le lointain rejeton d’une crise de la sapientia christiana, pressentie par Bonaventure. La recherche de « scientificité », la perte d’intérêt pour le sens spirituel de l’Écriture chez les jeunes théologiens ou le simple fait de différer le moment où il faut opérer « le saut » de l’exégèse spirituelle70, la difficulté à intégrer une expérience
68 Hexaëmeron, II, 7 (trad. française p. 130) (éd. Quaracchi V, p. 337) : « et nos habemus Christum intra nos, et nolumus audire sapientiam eius ». 69 Par exemple dans ce passage de la Somme de théologie (IIa IIae, q. 97, a. 2, ad 2 ; Léonine X, p. 338) où Thomas identifie spontanément la « connaissance affective ou expérientielle » de la bonté divine avec l’expérience dionysienne de Hiérothée : « […] duplex est cognitio divinae bonitatis vel voluntatis. Una quidem speculativa. Et quantum ad hanc, non licet dubitare nec probare utrum Dei voluntas sit bona, vel utrum Deus sit suavis. Alia autem est cognitio divinae bonitatis seu voluntatis affectiva seu experimentalis, dum quis experitur in seipso gustum divinae dulcedinis et complacentiam divinae voluntatis : sicut de Hierotheo dicit Dionysius, II Cap. De Div. Nom., quod didicit divina ex compassione ipsa. Et hoc monemur ut probemus Dei voluntatem et gustemus eius suavitatem. » Je dois cette précieuse référence à Marc Vial. 70 « Saut herméneutique » qu’étudie Gilbert Dahan, dans L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, xiie-xive siècle, Paris : Cerf, 1999, en particulier au chapitre VIII. En ce qui concerne Thomas d’Aquin, Gilbert Dahan, à l’appui de la question 6 de son septième Quodlibet, constate : « On a l’impression que saint Thomas essaie de placer le plus loin possible le moment de ce “saut”, de ce passage à l’exégèse spirituelle, qui est, bien sûr, encore plus importante pour lui que l’exégèse littérale » (p. 241).
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personnelle (et presque inexprimable) dans des énoncés scientifiques, et bien d’autres éléments encore ont fini par avoir raison de l’unité de la sacra doctrina et de l’édifice de la sagesse chrétienne que Thomas et Bonaventure avaient construits – chacun à sa manière. Aussi, à la fin du xiiie siècle, le détachement de l’élément mystique est en marche, non pas tant du fait de l’érotisation de la mystique (même si cet élément infléchit évidemment la notion en un sens déjà moderne), que de son caractère de plus en plus inassimilable pour une théologie qui ne se nourrit plus tant du sens mystique des Écritures et de son mystère central, le Christ, que de sa propre cohérence et de sa scientificité. Dans une telle perspective, l’expérience que le croyant peut faire de Dieu est aussi encombrante qu’inutilisable ; sa marginalisation moderne semble inexorable. Certains ont cependant su, dans les siècles suivants, porter le souci d’une théologie non seulement comme science, mais comme sagesse culminant dans l’expérience de l’amour divin. Ainsi en va-t-il certainement du chancelier Gerson, ou de François de Sales, qui ouvrait son Traité de l’amour de Dieu en rendant hommage à quelques « scolastiques » : « C’est la vérité que plusieurs écrivains ont admirablement traité ce sujet [l’amour de Dieu], surtout ces anciens pères, qui, servant très amoureusement Dieu, parlaient aussi divinement de son amour. Oh ! Qu’il fait bon ouïr parler des choses du ciel saint Paul, qui les avait apprises au ciel même ! et qu’il fait bon voir ces âmes nourries dans le sein de la dilection écrire de sa sainte suavité ! Pour cela même, entre les scolastiques, ceux qui en ont le mieux et le plus discouru ont pareillement excellé en piété. Saint Thomas en a fait un traité digne de saint Thomas ; saint Bonaventure et le bienheureux Denys le Chartreux en ont fait plusieurs excellents sous divers titres71. »
71 François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, préface, dans Saint François de Sales, Œuvres, Paris : Gallimard, 1969 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 336. Juste après cet extrait, l’évêque de Genève évoque d’ailleurs Jean Gerson, « homme […] extrêmement docte, judicieux et dévot ».
Élisabeth boncour
Y a-t-il une mystique eckhartienne ?
À l’égard de l’œuvre de Maître Eckhart, deux questions se posent : la première est de savoir si l’on peut dire qu’il est un mystique. En cas de réponse affirmative, la deuxième est d’en déterminer sa nature. La première question est déjà elle-même lourde et chargée des interprétations des spécialistes qui, tantôt n’hésitent pas à employer le terme de « mystique » à propos d’Eckhart sans que le terme soit rigoureusement déterminé, tantôt refusent catégoriquement de tirer Eckhart du côté de la mystique en le classant parmi les philosophes et les théologiens1. Eckhart n’affirme-t-il pas lui-même qu’il entend « expliquer par les raisons naturelles des philosophes les affirmations de la sainte foi chrétienne et de l’Écriture dans les deux Testaments2. » ? Or, un philosophe peut être « mystique » sans recourir à une révélation, comme en témoigne la tradition néoplatonicienne. D’autre part, si on accepte de faire du maître un mystique, il convient d’en préciser sa spécificité. Nous sommes en droit de parler d’une « mystique eckhartienne » après avoir précisé qu’elle n’est pas une « mystique nuptiale » mais : – Une « mystique de l’Être » qui, à la suite de Denys, privilégie la voie apophatique pour découvrir un Dieu innommable, au-delà de l’être. L’unition au divin relève, dans une telle optique, d’un abandon de tout étant créé. – Une « mystique intellective » : le lieu de l’union de l’âme à Dieu est l’intellect, préalablement vide et libre de toutes formes. Par là, la mystique d’Eckhart ne donne lieu à aucune forme de description phénoménale de l’expérience de l’union à Dieu et refuse le langage affectif de l’âme amante de Dieu. Néanmoins, l’amour, dans sa dimension surnaturelle, est indispensable au retour de l’âme à Dieu et à son unition avec Lui. Si éros doit ultimement se taire, c’est pour laisser agapè œuvrer. Tout d’abord, l’opération propre de l’intellect étant chez Eckhart une activité de mise à l’écart de toute représentation, il y a présent, dans la recherche intellective elle-même, un désir d’absolu et d’abandon à Dieu. Deuxièmement, si le faîte de la
1 Les représentants de cette optique rationnalisante appartiennent à l’école de Bochum. Voir en particulier, Kurt Flasch, Maître Eckhart. Philosophe du christianisme, Paris :Vrin, 2011. 2 Maître Eckhart, Commentaire de Jean, Prologue, § 2, LW III, p. 4 ; (OLME 6), p. 27-28. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 129-134 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123011
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mystique eckhartienne est la naissance du Verbe en l’âme, on doit noter qu’un tel engendrement ne se donne pas sans la présence réelle de l’Esprit-Saint par lequel l’âme est transformée par l’amour. Enfin, si Eckhart ne donne aucune description de ce que serait l’expérience mystique, c’est précisément en raison de cette transformation même qui rend l’âme aussi indicible que Dieu lui-même.
Le rôle conducteur de l’amour Dans de nombreux textes, Eckhart, reprenant la tradition dominicaine, affirme la supériorité de l’intellect sur la volonté dans la voie d’accès à Dieu. Tel est le cas du célèbre sermon allemand 9, écho de la controverse entre franciscains et dominicains : alors que l’amour saisit Dieu dans son « parvis », l’intellect le saisit dans son « temple », là où Il réside Lui-même en Lui-même. Parce que l’homme a une « goutte », une « étincelle », une « brindille » de cet intellect, l’intellect est le lieu de sa béatitude. Cependant, d’autres passages complexifient cette première position en faisant intervenir un troisième terme qui fait vaciller le clivage volonté/intellect et densifie la pensée d’Eckhart. Le sermon allemand 7, en prenant appui sur l’Épître de Jean, rend visible un travail de dépassement des solutions envisagées, puis rejetées, tout en assignant à chaque activité de l’âme son rôle propre. Qu’est-ce qui, en dernière instance, unit l’âme à Dieu ? – L’amour (minne) ne peut être le lieu de l’union à Dieu, le saisissant sous le voile de ses attributs d’amour et de bonté. Si Dieu n’était pas bon, alors l’âme ne pourrait l’envisager d’aucune manière. De plus, son rôle propre est d’opérer et d’œuvrer, non de recevoir et de se faire le réceptacle de Dieu. L’amour ne peut donc, parce qu’il œuvre, laisser l’âme telle qu’elle puisse pâtir la divinité. – L’intellect (vernünfticheit), en étant l’instrument du détachement de toutes les représentations et en dépouillant Dieu de ses attributs permet à l’âme de faire ce que le maître appelle sa « percée » (durchbruch), à savoir : prendre Dieu en sa déité essentielle, dans son être pur et dissemblable à toute forme créée. Le rôle de l’intellect est de rejeter, de séparer l’être de Dieu de tout ce qui prend la forme du créé. Nombre de sermons d’Eckhart s’arrêtent à ce point : le Dieu innommable dionysien, saisi par voie négative, semble être le dernier stade possible de la recherche de l’Absolu. Or, il apparaît ici comme le liminaire, l’orée dernière d’un troisième et dernier terme : l’épanchement gratuit de Dieu qui aime et pardonne, sa miséricorde (barmherzicheit). Dieu opère et se donne alors que se tait toute tentative humaine. La miséricorde ne relève que de l’initiative de Dieu : « Au-dessus de la connaissance, au-dessus de l’amour, je dis moi qu’il y a la miséricorde (barmherzicheit). Dieu opère la miséricorde dans le plus haut et le plus pur qu’il puisse opérer3. » La miséricorde,
3 Sermon allemand 7, DW I, p. 123, trad. fr. Alain de Libera, Paris : GF-Flammarion, 1995, p. 267.
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fruit de la grâce, est, dernier mot du sermon, la dernière des choses que l’on peut dire au sujet de l’union. Un autre aspect de cet amour divin apparaît aussi dans l’œuvre d’Eckhart, signant la dépendance étroite du secours divin et de l’effort humain d’élévation. Il enseigne qu’en définitive, toute l’activité de l’âme tendue vers Dieu relève du don premier de l’amour. Dans le sermon allemand 82, le même terme, minne, est employé. Mais s’il désignait auparavant une faculté créée, il renvoie maintenant à un don divin et est l’autre nom de la grâce : « Dieu vient en l’âme avec son amour (minne), afin que cet amour élève l’âme pour qu’elle puisse agir au-dessus d’elle-même4. » Le rôle de l’amour est d’élever, d’attirer l’âme au-dessus d’elle-même : il reconduit l’âme en Dieu. L’adage aristotélicien selon lequel le semblable ne peut se répandre que dans du semblable et habituellement rapporté à l’activité de l’intellect vidé du créé, se dit ici de la dynamique de l’amour qui n’a de cesse de brûler l’âme, de parfaire sa ressemblance avec Dieu. Cet état de ressemblance n’est pas donné une fois pour toutes mais est sans cesse recommencé sans quoi l’on ne comprend pas ici ce que signifie la « croissance de l’âme » : « Plus l’amour est grand dans l’âme, plus est fort le souffle du Saint-Esprit, et plus le feu est parfait, non pas soudainement, mais peu à peu, en raison de la croissance de l’âme, car si l’homme se consumait d’un seul coup, ce ne serait pas bien5. » Il s’ensuit une dialectique entre l’instrument et son œuvre, dite dans les termes théologiques de l’Esprit-Saint conducteur et de son don surnaturel, sa présence réelle comme Amour de charité dans l’âme du fidèle. Si bien que c’est par le Saint Esprit que l’âme est rendue semblable à Dieu, non d’un coup mais progressivement, et par son fruit qu’elle est au-dessus d’elle-même, au-dessus de son être créé. Il y a un cercle vertueux de l’amour qui ne peut élever l’âme s’il ne trouve pas déjà en elle son fruit propre. Plus l’âme aime, plus elle reçoit l’Esprit à qui elle doit son ascension. Tout le rôle de l’âme est de savoir recevoir en vue de sa croissance infinie. C’est aussi l’amour surnaturel de grâce qui rend l’âme semblable et une en Dieu. La ressemblance en effet dit encore la dualité de l’image et du modèle et doit être dépassée dans l’unité.
Présence de l’Amour, Esprit-Saint de charité en l’âme Cependant, l’âme ne se satisfait pas de l’œuvre de la grâce – car celle-ci est une créature – avant de parvenir là où Dieu agit selon sa propre nature, où le maitre d’œuvre agit selon la noblesse de l’instrument, c’est-à-dire dans sa propre nature, où l’œuvre est aussi noble que le maître d’œuvre, et celui qui se répand et ce en quoi il s’est répandu sont tout un6.
4 Sermon allemand 82, DW III, p. 427, trad. fr. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris : Seuil, vol. 3, 1979, p. 146. 5 Ibid., p. 429/148. 6 Ibid.
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L’amour relève en premier lieu d’un don de grâce, grâce sanctifiante donnée gratuitement comme medium afin de surélever l’âme. Néanmoins, cette grâce créée est donné à titre opératoire et transitif et est vouée, comme toute créature, à disparaître et s’effacer lorsque « Dieu agit selon sa propre nature ». Dieu agit selon sa propre nature lorsque, précisément, toutes choses étant rendues égales, il n’est besoin d’aucune médiation. Cette égalisation est d’une portée ontologique majeure. En effet, si toute médiation relative au créé s’évanouit, ne reste alors qu’une seule réalité incréée, relevant de l’ordre divin. L’âme qui se sera laissée consumée et élevée par l’amour divin devient divine en retour selon trois temps distingués avec le pseudo Denys : Dieu se répand en l’âme passive par grâce. Cet amour surnaturel est une donation d’être surnaturel par lequel les choses inférieures participent des choses supérieures jusqu’à s’unir en Dieu et à agir comme Dieu agit : divinement. Plus précisément encore, l’âme n’est plus un lieu pour Dieu, mais le lieu propre de Dieu ; elle n’est plus son effet propre, mais œuvre de concert avec lui : « Ainsi l’âme est unie et enclose en Dieu, alors la grâce lui échappe, en sorte que désormais elle n’agit plus avec la grâce, mais divinement en Dieu7. » L’âme est « ravie » ; elle se « perd elle-même ». Elle s’« imagine qu’elle est Dieu ». Il y a bel et bien des connotations mystiques dans le vocabulaire choisi aussi bien que dans le contenu auquel il renvoie, celui de l’expérience de Dieu dans l’amour. Dieu, en se donnant Lui-même totalement, reçoit en retour un amour infini. La fin du texte associe ainsi l’idée d’un Dieu, Néant suressentiel, Être au-delà de l’être, à celui d’un amour au-dessus de tout amour créé et fini. Puisque Dieu est au-delà de l’être, mode sans mode, l’amour qu’on doit lui porter est, comme le souligne Bernard de Clairvaux, sans mode (ane wise). La mystique de l’être se mue en une mystique de l’amour, loin de toute affectivité puisque suressentiel et surnaturel. C’est la raison pour laquelle la « naissance du Verbe en l’âme », ou envoi du Fils dans l’âme, ne peut être dissociée de la mission de l’Esprit. L’engendrement du Fils est, dans le même moment, présence de l’amour puisque le Père engendre son Fils en vertu de l’amour de circumincession qui les unit. Le Père n’envoie pas le Fils sans l’Esprit. Devenir par grâce le Fils, le même Fils, c’est aussitôt devenir Amour, le même Amour : « Car où le Fils se manifeste dans l’âme, l’amour de l’Esprit saint se manifeste aussi. C’est pourquoi je dis : la nature du Père est d’engendrer le Fils et la nature du Fils est que je naisse en lui et selon lui : la nature de l’Esprit saint est que je sois consumé en lui, totalement fondu en lui, et que je devienne totalement amour8. » Dieu est l’Être innommable, totalement convertible en Amour. Il se donne à l’âme par amour pour elle et l’âme en retour fait en lui sa « percée », devient ce qu’Il est, le même que lui, par grâce. Il n’est donc pas étonnant que l’union, expérimentée dès ici-bas, soit elle-même indicible. Si certains spécialistes ont tant de réticences à faire d’Eckhart un « mystique », n’est-ce pas en raison de cela ?
7 Ibid., p. 430/147. 8 Sermon allemand 39, DW II, p. 264, trad. fr. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris : Seuil, vol. 2, 1978, p. 59.
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Indicibilité de Dieu, indicibilité de l’âme Eckhart ne choisit pas de ne pas exprimer l’expérience de l’union à Dieu. S’il ne dit rien d’elle, c’est parce qu’il se heurte à une impossibilité de fait. Il serait soit faux, inconséquent et suspect, soit contradictoire avec la nature indicible de l’union mystique que d’en exprimer l’expérience. Puisque l’âme devient Dieu par grâce, elle devient aussi indicible que celui auquel elle est unie. La grâce fait découvrir le « fond de l’âme » comme secret : la nature du secret est de demeurer tu et caché. On ne saurait en parler sans le trahir et le déformer. Le sermon allemand 7 parle précisément d’un « on ne sait quoi de tout à fait secret et caché, qui est bien plus haut que là où se diffusent les puissances que sont l’intellect et la volonté9 ». Le fond de l’âme (identifié à l’abditum mentis augustinien) où Dieu exprime sa Parole est indéterminé, secret, caché. Nul ne peut dire davantage sur elle. La « première diffusion », l’expression in divinis du Verbe par le Père, dans la vie bouillonnante de la Déité précédant toute production ad extra, est inexprimable. C’est ici-même que les raisons des créatures sont proférées. De même, si l’on peut décrire les opérations respectives de l’intellect et de la volonté en leur qualité de puissances créées de l’âme, il est impossible d’en dire quoi que ce soit lorsqu’elles sont resituées dans cette même diffusion, leur foyer, leur origine incréée. L’union à Dieu est un retour de l’âme dans le mystère de la vie trinitaire, lorsque Dieu, proférant son Verbe, prononce en même temps les raisons idéelles de toutes les créatures. La grâce d’union est, pour le maître, l’expérience de la similitude avec Dieu, donnée surnaturellement et qui affranchit l’âme de la « région de dissemblance ». Le langage d’Eckhart est de l’ordre de l’approche et de la périphérie. Il s’arrête au seuil de l’expérience. « Savoir ce qu’est l’âme est du ressort d’un art surnaturel (übernatiurlich). […] Ce que l’âme est dans son fond, personne ne le sait. Ce que l’on peut en savoir doit être surnaturel et l’effet de la grâce (gnâde) ; c’est là que Dieu opère l’œuvre de miséricorde10. » Dieu ne se donne pas à l’âme seulement en tant qu’Intellect. Ce Dieu-ci, impersonnel, serait le Dieu des philosophes mais non celui de la révélation. Il permet son reditus parce qu’Il est aussi Amour, sans quoi la pensée eckhartienne serait une gnose. Ne pas déclarer Eckhart comme un représentant de la mystique est d’une visée salubre lorsque l’on sait à quel point ce qualificatif est nébuleux. Mais si l’on appelle « mystique » l’effort consistant à donner à voir une dimension surnaturelle, anthropologiquement fondée, dont l’homme ne peut rendre compte à moins de s’en remettre à la surnaturalité d’un don divin, alors, il faut convenir qu’Eckhart est, en ce sens seul, un « mystique ». L’indicibilité anthropologique renvoie à l’indicibilité divine et à la destination qui nous est assignée. Fond divin et fond de l’âme forment un « unique un » substantiel, sans que la dimension créée de l’homme soit pour autant abolie.
9 Sermon allemand 7, DW I, p. 123, trad. fr. Alain de Libera, op. cit., p. 268. 10 Ibid., p. 124/268.
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Eckhart n’est pas un mystique au sens où son œuvre est un refus déclaré de la confusion entre le psychologique et le spirituel. L’émoi humain n’est qu’humain et ne saurait être élevé à la dignité de la divinité. On ne saurait aborder Dieu selon des aspirations toutes humaines. Néanmoins si l’on entend par « mystique » la reconnaissance d’une finitude créée, jointe à un désir de l’Absolu, alors, rien n’interdit de parler de « mystique eckhartienne ». Il faut bien s’entendre sur cette appellation : elle ne prend en aucun cas appui sur une affectivité que la divinité viendrait combler en la consolant, mais sur le don supplétif de l’amour surnaturel, donné à l’essence de l’âme, sans lequel l’effort humain est infructueux. La mystique eckhartienne ne relève pas de l’affectivité et trouve son point le plus élevé dans le silence. Ce silence en est son signe. À vouloir à tout prix sauver Eckhart du mysticisme en mettant l’accent sur le rôle de l’intellect, on tend à oublier que c’est l’amour, sous sa forme surnaturelle, qui permet la reconduction de l’âme en son principe. De plus, cette expérience de Dieu est l’expérience de l’amour divin que le maître appelle par sa Personne même, l’Esprit-Saint ou la miséricorde.
Marc vial
Jean Gerson et la théologie mystique
L’argumentaire du présent colloque culmine dans une question : « peut-on dire que la notion moderne de mystique a son origine dans les temps médiévaux ? » Le tout est bien entendu de s’accorder sur ce qu’il convient d’entendre par « notion moderne de mystique ». Dans la mesure où Dominique Poirel a procédé à d’importantes remarques à ce sujet1, on se bornera ici à quelques points, tirés d’études de Michel de Certeau2. À en croire l’historien jésuite, il semble bien que plusieurs traits communs aux différents corpus par lui étudiés, et aussi hétérogène que puisse être l’ensemble qu’ils forment, caractérisent la compréhension moderne de la mystique. On en relèvera trois. 1. Le premier trait commun tient à la valeur du terme lui-même, et plus précisément à sa substantivation : cependant que le mot « mystique » n’avait d’autre valeur au Moyen Âge que celle d’un adjectif (théologie mystique, sens mystique de l’Écriture, corps mystique), voire d’une épithète (Dieu mystique, au sens de Dieu caché), il prend rang à l’âge moderne au nombre des substantifs3. On parle depuis le xviie siècle, et c’est là une nouveauté, des mystiques et de la mystique. Quelles sont les réalités que balise désormais le terme « mystique » ? On en vient au deuxième trait commun : 2. la liaison, qui paraît désormais aller de soi, entre la notion de mystique et celle d’expérience. La mystique est le lieu d’une expérience de Dieu, et le mystique celui qui en est au bénéfice. L’expérience mystique est considérée comme se phénoménalisant, c’est-à-dire comme donnant lieu à des phénomènes psychiques, voire psychosomatiques. D’un mot, la mystique est ici caractérisée comme un ensemble de « faits de conscience4 » : un état extraordinaire de la conscience ou,
1 Voir la contribution, dans ce volume, de Dominique Poirel, « Le mot mysticus et ses emplois au Moyen Âge ». 2 Pour une approche de la vision certalienne de la mystique, voir François Trémolières, « Approches de l’indicible dans le courant mystique français (Bremond et Certeau lecteurs des mystiques) », dans xviie siècle, t. 207, 2000, p. 273-298 (en part. p. 287-298). 3 Voir Michel de Certeau, « “Mystique” au xviie siècle », dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, t. II : Du Moyen Âge au siècle des Lumières, Paris : Aubier, 1964, p. 267-291. 4 Voir Michel de Certeau, « Mystique », dans Id., Le lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, éd. Luce Giard, Paris : Gallimard – Seuil, 2005, p. 327-328 : « Nécessairement dissociée des institutions globales, qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de l’Absolu – Dieu Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 135-146 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123012
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du moins, une conscience extraordinaire de Dieu. 3. Le troisième trait commun tient au fait que le terme « mystique » renvoie non seulement aux expériences dont il a été question, mais également aux discours qui portent sur ces expériences. Il n’est pas rare, à en croire Michel de Certeau, d’appeler « mystiques » ceux qui tiennent ces discours et de tenir que ces discours relèvent de la « science mystique », de la « théologie mystique », voire de la « mystique » tout court5. À propos de ces discours, deux choses au moins semblent pouvoir être dites. En premier lieu, ils consistent en un modus loquendi particulier, au sein duquel les oxymores entre autres abondent, puisqu’ils visent à rendre compte d’une expérience sortant à ce point de l’ordinaire, que seul un langage défiant les règles communes est susceptible de correspondre un tant soit peu à cela même dont il s’efforce de parler. Le second élément digne d’être remarqué au sujet de ce discours relatif à l’expérience mystique a trait à son site, qui n’est précisément autre que l’expérience elle-même. D’un mot : c’est l’expérience qui autorise le discours portant sur elle, soit que celui qui discourt sur l’expérience se fonde sur la sienne propre, soit qu’il appuie son discours sur l’expérience d’autrui, quitte, bien entendu, à l’exprimer à travers des catégories héritées, théologiques notamment6. Apparemment, il n’y a rien là que de très banal, tant les quelques remarques qui viennent d’être faites à propos de la chose mystique semblent aller de soi. Le fait est que tel n’est précisément pas le cas, dans l’exacte mesure où la figure moderne de la mystique n’épuise pas à elle seule le champ de ce qui, en d’autres temps (antérieurs ou ultérieurs), s’avance comme mystique. En tout état de cause, il s’en faut de beaucoup que l’auteur dont nous allons traiter ici, Jean Gerson, se soit mû à l’intérieur du dispositif qui vient d’être esquissé à gros traits. C’est là ce que nous verrons en mettant en regard certains passages de son œuvre, dont on a la faiblesse de croire qu’ils sont représentatifs d’icelle, avec les remarques schématiques qui viennent d’être faites.
universel – trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des faits de conscience. La perception de l’in-fini a pour signe et pour ponctuation l’éprouvé. » 5 Voir Michel de Certeau, « “Mystique” », p. 279-280 : « Trait frappant, dans la mesure où, comme mot, la “mystique” s’isole de “théologie”, elle tend à se définir comme un type de littérature. Nicolas de Jésus le disait : chaque science, et surtout la mystique, possède ses “phrases” et son vocabulaire propre. À l’indépendance est liée une conscience plus aiguë d’un langage original. Le mot qui se rapportait à une expérience désigne progressivement une langue. […] D’une façon générale, d’ailleurs, on les appelle “spirituels”, “contemplatifs” ou “illuminés” en tant qu’ils ont l’expérience, et “mystiques” en tant qu’ils en parlent ; on dira “contemplation” ou “spiritualité” dans le premier cas, et “mystique” ou encore “théologie mystique” dans le second. […] Est “mystique”, appartient aux “mystiques” un “modus loquendi” particulier, un “style”, un “langage”. » 6 Voir François Trémolières, « Approches de l’indicible », p. 289 : « s’agissant de la mystique française du xviie siècle, il n’est pas contestable que la catégorie d’expérience est autre chose qu’une simple importation (autre chose que le postulat d’une historiographie douteuse). On a vu en effet qu’elle est ce qui autorise le discours mystique, de la même façon que l’exercice de la raison autorise la théologie spéculative, et que les Écritures autorisent la “positive” : au point que Surin, justement, nomme la mystique “science expérimentale”. »
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L’usage du terme « mystique » par Gerson Pour voir dans quels termes Gerson aborde la question de la connaissance mystique de Dieu, il faut commencer par étudier l’usage qu’il fait du terme « mystique » lui-même. La première remarque qu’il convient de faire à ce sujet se laisse formuler simplement. Lorsque Gerson use du terme « mystique », il en use surtout comme d’un adjectif, lequel vise, dans la plupart des cas, à qualifier une théologie. Le terme peut certes fonctionner comme une épithète, mais il ne saurait en aucun cas être pris comme un substantif. Le seul « mystique » dont Gerson reconnaisse l’existence est Dieu lui-même. Le terme « mystique » doit alors être entendu au sens étymologique, c’est-à-dire en tant qu’il dérive du verbe μύω (« être fermé » et, par extension, « être caché »). Dieu est le mystique par excellence, dans la mesure où il est éminemment caché, ainsi qu’en témoigne Ésaïe : Vere tu es Deus absconditus (Es 45, 15 ; Vg)7. Dans le dispositif qui porte la pensée gersonienne, le caractère caché de Dieu n’est pas opposé à son être-révélé (contrairement, par exemple, au modèle que met en place Martin Luther dans son Traité du serf arbitre). Autrement dit, loin de correspondre à une dimension de la divinité à laquelle l’être humain ne saurait en aucun cas avoir accès, l’« abscondité », si l’on nous passe ce terme peu élégant, appelle un mode particulier sur lequel l’être humain est invité à se rapporter à Dieu. Lors donc que Gerson traite du caractère mystique de Dieu, ce n’est pas pour faire valoir que Dieu, en tant qu’il est mystique, est inconnaissable, mais au contraire pour indiquer qu’il n’est connu comme tel qu’à la condition que la connaissance qui porte sur lui respecte son caractère caché. D’un mot : la seule connaissance qui convienne à Dieu en tant qu’il est mystique est la connaissance mystique elle-même. Sous ce rapport, la doctrine de Gerson est parfaitement consonante avec celle qui, selon lui, fournit le fin mot de la connaissance mystique de Dieu : celle du pseudo-Denys en qui le chancelier voit, conformément au témoignage du livre des Actes des Apôtres (Ac 17, 34), le premier philosophe de l’Aréopage converti à la doctrine de l’Apôtre des Gentils – et pas n’importe laquelle : celle qui traite de l’extase de Paul mentionnée dans la seconde Épître aux Corinthiens (2 Co 12, 1-4). Gerson emboîte à ce point le pas à l’auteur du corpus aréopagitique, qu’il va jusqu’à lui emprunter le nom de cette connaissance de Dieu en tant qu’il est mystique : la théologie mystique. D’où une deuxième remarque. Il faut bien voir que, aux yeux de Gerson, le terme « théologie » est en un sens impropre lorsqu’il est accolé à « mystique ». Le syntagme « théologie mystique » est certes consacré par l’usage. Il n’en demeure pas moins que le vocable « théologie » est problématique et que, à tout prendre, Gerson lui préférerait le mot « théosophie ». Il s’en explique dans l’un des textes qu’il consacre à la connaissance mystique de Dieu : La Gloire au Père avec le Fils et le Saint-Esprit selon le mystère est proprement appelée « théosophie ». Or c’est par « saveur de Dieu » qu’on rend « théoso
7 Voir Jean Gerson, De mystica theologia tractatus speculativus, I, 1, trad. Marc Vial dans Id., Sur la théologie mystique, Paris : Vrin, 2008, p. 53. Voir aussi Collectorium, 7, dans Id., Œuvres complètes, éd. Palémon Glorieux, Paris : Desclée, 1971, vol. 8, p. 310. Les Œuvres complètes seront dorénavant notées OC et suivies du numéro de la page.
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phie », plus que par « logos », c’est-à-dire « discours » (sermo) – d’où le fait d’appeler « théologie » un discours sur Dieu. C’est là ce qu’a vu celui qui a dit que la sagesse (sapientia) était, conformément à son nom, comme une science savoureuse (sapida scientia)8. Il n’est certes pas faux de parler de « théologie » à propos de la connaissance mystique de Dieu. Le tout est de ne pas perdre de vue le fait que cette connaissance spécifique se distingue de la connaissance usuelle en ceci qu’elle ne se termine pas dans un logos. Connaître Dieu sur un mode mystique, c’est-à-dire sur le mode qui correspond au Dieu même qu’il est, ne se réduit pas à la formation de jugements portant sur son être, son agir ou sa volonté. Ce dernier type de connaissance convient à la théologie au sens propre du terme, que Gerson peut précisément appeler, à la suite de Bonaventure, la « théologie propre », c’est-à-dire une série d’énoncés agençant de manière rigoureuse un ensemble de concepts abstraits. Le fait est que la théologie mystique ne s’épuise pas dans la connaissance par voie de jugement. Ce n’est pas que Gerson déprécie le moins du monde la connaissance conceptuelle de Dieu. À aucun moment il ne fait valoir qu’elle n’est pas légitime en son ordre. Tout juste affirme-t-il que la connaissance mystique constitue « une manière de trouver Dieu plus parfaite que les autres9 » et, pour être plus précis encore, « la plus haulte sapience que nous puissions avoir sa jus10 ». D’un mot : la théologie mystique est la forme accomplie de la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu en cette vie, dans la mesure où, de tous les modes de connaissance qui peuvent être les nôtres, elle correspond à celui qui convient le mieux au mystère même que Dieu est. Le mystère ne peut certes être circonscrit, ni même dit. Reste qu’il peut être appréhendé et que la théologie mystique n’est rien d’autre que le mode de connaissance en quoi cette appréhension consiste. Une troisième et dernière remarque relative au syntagme « théologie mystique » découle tout naturellement de ce qu’on vient de faire valoir. Puisque la théologie mystique ne se termine pas dans un logos, elle ne consiste pas en un discours. Par conséquent, lorsque Gerson use du syntagme « théologie mystique », il n’a pas en vue un discours théologique qui porterait sur quelque chose comme la mystique, mais cela même sur quoi le discours qu’il élabore porte. Par là, on ne veut certes pas dire que le discours de Gerson n’est pas théologique : il l’est au contraire de bout en bout. Ce que l’on veut dire, c’est que l’expression « théologie mystique » ne désigne pas un pan spécifique du discours théologique (celui qui prendrait pour objet le domaine mystique), mais la connaissance même de Dieu dont il s’agit, dans un second temps et pour ceux qui le peuvent, de rendre compte théologiquement. C’est la raison pour laquelle on peut se demander si le titre qu’André Combes a donné à ses deux volumes consacrés à la doctrine gersonienne en la matière, La théologie mystique de Gerson11, est parfaitement adapté au sujet – de
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Jean Gerson, Anagogicum de verbo et hymno gloriae, I, 5. A ; OC 8, 541. Jean Gerson, De mystica theologia, I, 1, trad. cit., p. 51. Jean Gerson, La montaigne de contemplation, 4 ; OC 7, 18. Voir André Combes, La théologie mystique de Gerson. Profil de son évolution, 2 vol., Roma – Paris – Tournai : Libraria editrix Pontificiae universitatis Lateranensis – Desclée, 1963-1964.
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même qu’on peut s’interroger sur la légitimité de l’intitulé de l’ouvrage qu’Étienne Gilson a consacré à Bernard de Clairvaux : La théologie mystique de saint Bernard12. Il se peut que cette question soit autre chose que l’expression de la cuistrerie, en tant qu’elle est sous-tendue par une autre, dont la lecture des deux ouvrages mentionnés suffit à établir le sérieux : est-ce que les deux auteurs éminents qui viennent d’être nommés n’appliquent pas à la réalité médiévale un certain nombre de catégories et de distinctions mises en place ultérieurement – et l’on pense principalement à la distinction, influente entre toutes, de l’ascétique et de la mystique ? Quoi qu’il en soit, une chose apparaît certaine : on ne saurait dire que, dans l’esprit de Gerson, l’expression « théologie mystique » recoupe celle de théologie de la mystique. Tel est peut-être le cas dans bien des œuvres modernes. Mais tel n’est pas le cas au Moyen Âge, en tout cas pour l’auteur médiéval que fut Gerson. Il ne s’agit pas de contester la légitimité de l’usage de concepts forgés par l’historiographie ultérieure pour rendre compte de la situation médiévale. Tout juste s’agit-il de prendre garde qu’un concept historiographique tel que « théologie mystique » ne parasite pas la réalité que ce même syntagme désigne au Moyen Âge et qui apparaît différente de celle que l’on a communément présente à l’esprit. C’est que, chez Gerson à tout le moins, la théologie mystique n’est pas un discours sur l’expérience, mais cette expérience elle-même. C’est là ce qu’il faut examiner maintenant.
La théologie mystique comme expérience et le discours gersonien à son propos Les commentateurs récents de Gerson emboîtent dans leur grande majorité le pas à André Combes, lequel avait fait valoir que le contenu de la doctrine élaborée par le chancelier à propos de la théologie mystique avait connu une évolution, le théologien révoquant, dans les dernières années de sa vie, certaines des thèses qu’il avait soutenues au début de sa carrière13. Il en est une, en tout cas, dont Gerson n’est jamais revenu : celle consistant à assimiler la théologie mystique à une expérience de Dieu. Il écrit ainsi, à l’orée de son Traité spéculatif de théologie mystique : Les docteurs s’accordent en effet à dire que la connaissance mystique procède par négation, comme par exemple : Dieu n’est pas lion, bœuf, pierre, etc. Qui cependant irait jusqu’à dire que la théologie mystique s’en tient à la négation seule, sans qu’il n’y ait, de manière positive, aucune connaissance ou expérience de Dieu ? Et cela assurément : puisque l’âme est constituée de telle manière qu’elle ne peut pas ne pas opérer ni pâtir, il est nécessaire qu’elle expérimente quelque chose. […] Les
12 Voir Étienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris : Vrin, 2006. 13 Voir Valerio Lazzeri, Teologia mistica e teologia scolastica. L’esperienza spirituale come problema teologico in Giovanni Gerson, Milano : Glossa, 1994 ; Jeffrey Fisher, « Gerson’s Mystical Theology : a New Profile of its Evolution », dans A Companion to Jean Gerson, éd. Brian Patrick McGuire, Leiden – Boston : Brill, 2006, p. 205-248 ; Marc Vial, Jean Gerson théoricien de la théologie mystique, Paris : Vrin, 2006.
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saints ont donné des noms variés à ces connaissances expérientielles (cognitiones experimentales) et intimes de Dieu, dans la mesure où, eu égard aux différents aspects d’une même chose, les noms sont innombrables. Ils les ont appelées : contemplation, extase, rapt, liquéfaction, transformation, union, exultation14. Le caractère expérientiel de la théologie mystique est également affirmé dans l’un des traités composant le Collectorium super Magnificat dont la composition date, à ce qu’il semble, des dernières années de la vie du chancelier : Reste cette définition purifiée, polie ou épurée de la théologie mystique : c’est une perception expérientielle de Dieu. On pose « perception » plutôt que « connaissance », parce que c’est un terme général qui s’applique à toute puissance de l’âme […]15. Il s’en faut certes de beaucoup que Gerson assigne un contenu identique à l’expérience mystique, selon qu’il l’aborde dans ses premiers travaux relatifs à la théologie mystique ou qu’il l’approche dans ses derniers traités. Dans le Traité spéculatif de théologie mystique, il identifie la théologie mystique à une connaissance affective de Dieu rendue possible par l’actualisation d’une puissance spécialisée dans la théologie mystique, à laquelle, suite à d’autres auteurs, qu’ils s’efforcent ou non de rendre compte des écrits dionysiens, il donne le nom de « syndérèse ». La conception que Gerson se fait des expériences comme le rapt et l’extase s’en ressent. Tenant que « rapt » est un concept générique cependant que celui d’« extase » est spécifique, il fait valoir que le premier désigne le passage à l’acte d’une puissance qui est tel que les opérations des puissances inférieures n’entravent plus en rien les siennes propres, tandis qu’il voit dans l’extase le passage à l’acte de la puissance supérieure de l’âme dont l’opération est libre par rapport à tout obstacle que pourrait représenter l’acte des puissances inférieures, sensitive et rationnelle16. Ne s’arrêtant pas là, Gerson poursuit en faisant fond sur une distinction mise en place dans un passage antérieur du traité, qui assigne à la puissance supérieure une double dimension : intellective et affective. D’où l’introduction de deux types d’extase : une extase intellective et une extase affective. Le fait est que les deux dimensions de l’opération de la plus haute puissance de l’âme sont hiérarchisées, Gerson distinguant une extase consistant en un « rapt dans l’esprit » (raptus in spiritu) et une extase consistant en un « rapt au-delà de l’esprit » (raptus supra spiritum). Dans la mesure où mens est ici identifié à intelligentia et dans la mesure où la théologie mystique consiste, selon Denys, en une unio supra mentem, l’extase mystique n’est rien d’autre que l’amour même de Dieu17. L’assimilation de la théologie mystique à cette unio supra mentem est bien entendu une constante dans l’œuvre de Gerson, puisqu’elle figure chez Denys luimême. Le chancelier n’a par ailleurs jamais abandonné la thèse selon laquelle cette union constitue une expérience. Reste que la notion d’expérience se voit assigner 14 15 16 17
Jean Gerson, De mystica theologia, II, 2, trad. cit., p. 53-55. Trad. mod. Jean Gerson, Collectorium super Magnificat, 7 ; OC 8, 308. Voir Jean Gerson, De mystica theologia, VIII, 36, trad. cit., p. 181-183. Voir Jean Gerson, De mystica theologia, VIII, 36, trad. cit., p. 183-185.
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un contenu nouveau dans les derniers écrits de notre auteur, cette nouveauté étant essentiellement à mettre sur le compte d’une reconfiguration tardive du concept de mens. Tandis qu’il a longtemps revêtu le même contenu que la notion d’intelligentia, il reçoit dans les dernières élaborations doctrinales du chancelier un contenu différent, désignant désormais l’âme comme telle ou, pour être plus précis, l’âme en tant qu’elle opère conformément à son essence créée : capax Dei, la mens est l’âme en tant qu’elle est particeps Dei. On le voit : les notions dorénavant utilisées sont celles tirées de la théologie de l’esprit consignée dans le De Trinitate de saint Augustin. En d’autres termes, la modification du traitement de l’expérience mystique par Gerson est redevable d’une modification plus originaire : celle de sa « psychologie » (au sens de théorie de l’âme). L’expérience mystique n’est plus pensée comme l’actualisation d’une faculté particulière, mais comme l’opération de l’esprit tout entier, laquelle est indistinctement mémoire, intelligence et amour de Dieu, actes rendus possibles par l’infusion de la grâce sanctifiante se ramifiant dans le don des vertus théologales. L’originalité de Gerson réside non dans le fait de voir dans la grâce sanctifiante la condition de possibilité de l’opération « authentique » de la mens – Bonaventure avait déjà soutenu une telle thèse –, mais dans l’identification de cette opération avec la théologie mystique18. Cette identification permet au chancelier de faire valoir qu’elle constitue bel et bien une expérience de Dieu, en ceci que les opérations de l’esprit portent sur Dieu lui-même – immédiatement. Cette expérience est cependant mystique, en ceci que, même si Dieu s’objecte immédiatement à l’esprit humain, il ne s’objecte jamais que sur un mode ténébreux, transcendant infiniment la raison sous laquelle l’esprit l’appréhende, tant sur le mode cognitif que sur le mode affectif19. L’expérience mystique est bien l’expérience d’une saisie, mais tout se passe comme si la saisie en question était moins celle de Dieu par l’esprit que celle de l’esprit par Dieu. Pour peu que je comprenne bien Gerson, lequel avoue lui-même n’être pas capable de rendre compte précisément de la perception de Dieu en quoi la théologie mystique consiste et qui se contente de parler de l’expérience mystique comme d’une défection, tant de la connaissance que de l’amour, je proposerais volontiers, et à titre provisoire, la formule suivante : c’est bien Dieu qui se donne à connaître, mais il est au-delà de ce qui est effectivement connu de lui ; c’est bien Dieu qui se donne à aimer, mais il est au-delà de ce sous la raison de quoi il est effectivement aimé. On dira peut-être que, sous le rapport de l’expérience, rien ne distingue véritablement la conception gersonienne de la théologie mystique de certaines approches modernes de la mystique. En particulier, nombreux parmi ceux que l’on appelle « mystiques » ont affirmé que Dieu se retire dans l’acte même par lequel il se donne – pour citer une fois encore Michel de Certeau : « “C’était là”, peut dire le mystique, car il garde gravées en sa mémoire les moindres circonstances de cet instant. […] Mais il ajoute : “Ce n’était pas cela”, car il s’agit pour lui d’autre chose
18 Voir Marc Vial, « L’usage de la notion augustinienne de mens dans les textes gersoniens relatifs à la théologie mystique », dans Les réceptions des Pères de l’Église au Moyen Âge. Le devenir de la tradition ecclésiale, éd. Rainer Berndt, Michel Fédou, Münster i. W. : Aschendorff, 2013, p. 837-850. 19 Voir Jean Gerson, Collectorium, 7 ; OC 8, 310-311.
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que d’un site, d’une impression ou d’une connaissance20. » Il n’en demeure pas moins qu’un trait essentiel distingue Gerson des écrivains mystiques ultérieurs : la manière même dont il traite de l’expérience. Car si l’expérience mystique constitue l’objet du discours, elle ne le détermine cependant pas. Il faut étayer cette dernière affirmation. On le fera en envisageant successivement la raison sous laquelle le discours gersonien appréhende son objet, le fondement de ce discours, son auteur et, pour finir, sa forme. Les développements auxquels on a procédé à propos de l’extase amoureuse et de l’expérience ténébreuse l’ont déjà laissé entendre : quel que soit le contenu qu’il ait assigné à l’expérience mystique, Gerson s’est toujours interrogé sur les conditions de son advenue. Telle est l’angle sous lequel l’objet « expérience mystique » est abordé. On peut certes affirmer que Gerson aborde la théologie mystique sous l’angle de la psychologie, mais à condition d’entendre par là qu’il approche la théologie mystique à partir d’une théorie de l’âme, et non pas à partir d’états psychiques dont d’aucuns auraient fait état. En d’autres termes, Gerson a d’autant moins en vue ce que l’on appelle le « phénomène mystique » qu’il n’aborde pas son objet à partir d’une quelconque phénoménalisation de l’expérience mystique. D’une certaine manière, donc, le discours de Gerson ne porte pas sur le phénomène mystique, et quand bien même on concéderait qu’il n’est d’expérience mystique qui ne se phénoménalise (concesso non dato), il faudrait immédiatement ajouter que ce n’est précisément pas à partir de cette phénoménalisation que le chancelier aborde son objet. Son objet est certes l’expérience, mais le propos du discours est d’exhiber les conditions a priori de son advenue : le passage à l’acte d’une puissance particulière de l’âme dans le cadre du modèle mis en place au temps du Traité spéculatif de théologie mystique, l’infusion de la grâce sanctifiante dans le cadre de la théorie esquissée dans le Collectorium super Magnificat. Venons-en à la question du fondement du discours. Pour tout dire d’un mot, il convient, à ce qu’il semble, de qualifier le discours gersonien d’autoritaire, et ce en deux sens. Le discours gersonien est tout d’abord autoritaire, en ceci qu’il se déploie à partir d’auctoritates, c’est-à-dire d’énoncés faisant foi dans un champ particulier du savoir. L’expérience a beau être l’objet du discours, elle n’en constitue pas le site, puisque, loin de s’autoriser d’elle, le discours se fonde sur des énoncés. On dira peut-être qu’aucun discours portant sur l’expérience mystique ne se réduit à la description d’une « expérience brute21 », tout auteur d’un tel discours interprétant son expérience – ou celle d’un tiers – à partir de catégories héritées, théologiques notamment, si bien que tout texte sur cette expérience mystique présuppose toujours d’autres textes. Il n’en demeure pas moins que Gerson ne fait fond ni sur sa propre expérience – il va jusqu’à dire qu’il est étranger à ce dont il parle – ni sur aucune narration d’expérience faite par un tiers, n’hésitant pas à douter de l’authenticité de certaines des expériences relatées – ainsi, à propos des révélations de Brigitte de
20 Michel de Certeau, « “Mystique” », p. 331. 21 Voir Étienne Gilson, La théologie mystique, p. 27 : « nulle théologie ne naît de rien ou ne se réduit à la transposition conceptuelle d’une expérience brute ».
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Suède22. Ce qui fonde le discours gersonien sur l’expérience, ce sont principalement des théories de cette expérience, au premier rang desquelles il range, bien entendu, celle esquissée dans la Théologie mystique de Denys. C’est que, aux yeux de Gerson, on ne parle d’expérience mystique qu’en ayant en vue ce dont parle Denys, et le discours portant sur cette expérience ne vise jamais qu’à rendre raison de la lettre dionysienne. Le discours gersonien sur l’expérience mystique peut être dit autoritaire en un second sens encore, au sens, notamment, où seuls quelques-uns ont autorité pour en parler. Or, et la chose ne manque pas de frapper si l’on pense aux multiples relations d’expériences dues aux mystiques modernes, il ne suffit pas d’être au bénéfice d’une expérience mystique pour en parler droitement, dans l’exacte mesure où le discours authentique sur la théologie mystique suppose les compétences nécessaires à l’élucidation de la lettre dionysienne. D’une certaine manière, Gerson dénie le droit au « mystique » de parler de cela même dont il fait l’expérience, pour peu qu’il soit dépourvu des compétences spéculatives lui permettant de rendre raison des principaux dicta dionysiens relatifs à la théologie mystique. C’est ainsi que, sans remettre en question la dévotion de Ruysbroeck, Gerson n’en critique pas moins, non seulement son discours, mais plus fondamentalement encore la prétention même qui était la sienne de pouvoir en élaborer un : l’auteur du De ornatu est sans doute un dévot, ce n’est pas un docteur23. En retour, c’est précisément ce dernier, en tant qu’il dispose des compétences en question, qui se voit érigé par le chancelier en producteur exclusif d’un discours authentique sur la théologie mystique. L’affirmation de Gerson selon laquelle il n’est lui-même pas au bénéfice de l’expérience mystique, loin de relever d’une banale figure de rhétorique de l’humilité, peut par conséquent être prise à la lettre : « Il se présentera peut-être quelqu’un pour dire : “comment peux-tu traiter de la doctrine relative à la sagesse mystique, toi qui n’as pas eu part à cette expérience ?” Je réponds : “J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé” (Ps 115, 1 [Vg] ; Ps 116, 10)24 ». Cette déclaration tardive s’accorde en effet avec la thèse que Gerson soutient dans son Traité spéculatif de théologie mystique : « Pourquoi nierait-on dans notre cas qu’une personne peu ou aucunement pieuse puisse étudier les écrits des autres hommes pieux, les confronter, tirer des conclusions en passant de l’un à l’autre, les réfuter ou les étayer ? Une école de théologie en fait l’expérience quotidienne avec les articles de foi, dont il n’y a aucune expérience25. » La chose est peut-être étrangère à notre moderne manière de concevoir le locuteur mystique, mais on ne voit pas au nom de quoi un auteur médiéval n’aurait pas droit à sa différence. D’où la dernière remarque, relative à la forme du discours gersonien sur la théologie mystique. Les expériences spirituelles, on le sait, ont été de grandes pourvoyeuses de textes, et l’on peut parfois se demander si l’expérience spirituelle ne se prolonge pas en expérience littéraire, comme si le fait de rendre compte de l’expérience spirituelle
22 Voir Wendy Love Anderson, « Gerson’s Stance on Women », dans A Companion to Jean Gerson, éd. Bernard P. McGuire, p. 293-315. 23 Voir à ce propos Marc Vial, Jean Gerson, p. 43-46. 24 Jean Gerson, Collectorium, 7 ; OC 8, 307. 25 Jean Gerson, De mystica theologia, II, 7, trad. cit., p. 65.
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participait de cette expérience elle-même. En tout état de cause, il existe quelque chose comme une « littérature mystique », au sens, notamment, où l’expérience a conduit ceux qui tâchaient de la relater à user de locutions étranges, défiant la logique commune et débouchant sur ce que Michel de Certeau appelait un modus loquendi spécifique. Rien de tout cela chez Gerson, dont l’entreprise, précisément parce qu’elle est de nature théorique, vise à rendre compte de la théologie mystique à l’aide de catégories communes – entendons par là : scolastiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de prêter attention au titre d’un opuscule par lui consacré à cette entreprise de théorisation : De elucidatione scolastica mysticae theologiae26. Tel est le projet qui a guidé toute son œuvre en la matière et il est déjà énoncé dans le prologue de son Traité spéculatif de théologie mystique : il ne s’agit pour lui de rien d’autre que d’« amener à la compréhension commune ce qu’a transmis le divin Denys à propos de la théologie mystique27 ». L’objet est bien l’expérience mystique, mais le traitement auquel Gerson le soumet est spéculatif de bout en bout. Cette remarque explique à elle seule plusieurs de celles que nous avons été conduit à faire à propos du discours gersonien : c’est parce qu’il est de nature spéculative que le discours déployé par Gerson sur l’expérience mystique l’appréhende sous le rapport des conditions psychologiques a priori de sa survenue et que le discours authentique sur la théologie mystique est du ressort exclusif du docteur scolastique, lui seul étant habilité à diriger ses recherches sur le corpus dionysien pour en livrer la droite intelligence. De ce point de vue, l’approche gersonienne de la théologie mystique présente de nettes différences par rapport à l’approche moderne de la mystique.
Ouverture Faut-il pour autant postuler une solution de continuité absolue entre le dispositif dans lequel se coule la pensée de Gerson et celui qui régit l’approche moderne de la mystique ? La réponse est clairement négative. De fait, il est au moins un élément de la pensée gersonienne qui connaîtra une fortune importante dans la modernité, à savoir l’identification de la théologie mystique à une expérience. Car Gerson a beau ne pas aborder l’expérience mystique à partir de sa phénoménalisation, il a beau refuser, pour cette raison précise, de fonder le discours portant sur la théologie mystique sur une expérience particulière, il n’en érige pas moins l’expérience en une différence spécifiant la théologie mystique comme telle. Or cette identification est, nous l’avons vu, l’une des pièces maîtresses de l’approche moderne de la mystique. On dira peut-être que la notion d’expérience est incluse dans le concept de théologie mystique. Après tout, le pseudo-Denys ne parle-t-il pas de la connaissance de Dieu en termes de παθεῖν τὰ θεῖα28 ? Le tout est cependant de voir en quoi ce 26 Voir Jean Gerson, De elucidatione scolastica mysticae theologiae, dans Ioannis Carlerii de Gerson de mystica theologia, éd. André Combes, Lugano : Thesaurus Mundi, 1958, p. 221-234. 27 Jean Gerson, De mystica theologia, prol., trad. cit., p. 41. 28 Ps.-Denys, De divinis nominibus, II, 9 (648A-B), trad. dans Id., Les noms divins (Chapitres I-IV), éd. Beate Regina Suchla, trad. Ysabel de Andia, Paris : Cerf, 2016, p. 397 : « De ces choses nous avons suffisamment parlé ailleurs et notre illustre maître [= Hiérothée] les a célébrées dans ses Éléments Théologiques d’une
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pathein consiste au juste. À en croire les conclusions d’une étude qu’Ysabel de Andia a consacrée à ce thème particulier, il semblerait que le motif du « pâtir » renvoie davantage à la passivité de celui qui est au bénéfice de la connaissance mystique de Dieu qu’à une expérience comprise comme le résultat d’opérations spécifiques de l’âme. La compréhension de ce pathein en termes d’expérience mettant en jeu une activité particulière de l’âme semble, par suite, davantage être le fait des commentateurs médiévaux de Denys que de Denys lui-même29. Qui plus est, lors même que certains auteurs du Moyen Âge mettent en évidence le caractère expérientiel de la connaissance de Dieu et invoquent pour ce faire l’autorité de Denys, ils n’ont pas nécessairement en vue la théologie mystique comme telle. C’est ainsi que Thomas d’Aquin peut faire fond sur le passage des Noms divins dans lequel le pseudo-Aréopagite crédite son maître Hiérothée d’avoir été au bénéfice d’une connaissance expérientielle, et pas uniquement spéculative, de la volonté divine, sans faire à aucun moment de cette expérience l’apanage de la connaissance mystique de Dieu30. Par ailleurs, il se trouve des commentateurs dionysiens dont le propos est au contraire de traiter de la théologie mystique en elle-même et pour elle-même, et même de mettre en évidence son irréductibilité à tout autre mode de connaissance de Dieu, qui n’accordent à la réalité de l’expérience qu’une attention des moins soutenues. Tel est le cas de Hugues de Balma, qui a pourtant joué un rôle important pour la constitution de la théorie gersonienne31. Le fait est que les occurrences du terme « expérience » et des vocables apparentés sont en fort petit nombre dans le Viae Sion lugent. Le fait est surtout que la notion d’expérience n’apparaît guère, sous la plume du chartreux, comme un élément constitutif de la théologie mystique32. Il a donc été possible, au
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façon tout à fait prodigieuse, soit que ce personnage les ait reçues des saints théologiens, soit qu’il les ait considérées au terme de ses investigations savantes des Oracles, après y avoir consacré beaucoup de temps et d’exercice, soit qu’il ait été initié par une inspiration plus divine, non seulement connaissant mais pâtissant les choses divines (ἔκ τινος ἐμυήθη θειοτέρας ἐπιπνοίας, οὐ μόνον μαθὼν, ἀλλὰ καὶ παθὼν τὰ θεῖα), et, par suite de cette “sympathie”, si l’on peut ainsi parler, envers elles, ayant été rendu parfait par une mystérieuse union de foi en ces choses qu’on ne peut enseigner. » On relèvera avec intérêt que le motif du pathein n’est plus rendu par la notion d’expérience, ce qui était encore le cas dans la traduction de M. de Gandillac ; voir Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. Maurice de Gandillac, Paris : Aubier, 1943, p. 86 : « soit qu’il y ait été initié par une inspiration plus divine, n’ayant pas de Dieu seulement une science théorique mais une expérience vécue ». Voir Ysabel de Andia, « Pâtir les choses divines » (1992), repris dans Ead., Denys l’Aréopagite. Tradition et métamorphoses, Paris : Vrin, 2006, p. 17-35. Thomas d’Aquin, Somme théologique II-II, q. 97, a. 2, ad 2 ; trad. Aimon-Marie Roguet, Paris : Cerf, 1985, p. 613b (trad. mod.) : « Il y a deux manières de connaître la volonté de Dieu ou sa bonté. L’une est spéculative. De ce point de vue, il n’est pas permis de mettre en doute ni à l’épreuve la bonté de la volonté de Dieu ou le fait que “le Seigneur est doux”. Autre est la connaissance affective ou expérientielle de la bonté ou de la volonté divine (cognitio divinae bonitatis seu voluntatis affectiva seu experimentalis) : on expérimente en soi-même (experitur in seipso) le goût de la douceur de Dieu et la complaisance de sa volonté. C’est ainsi que, selon Denys, “Hiérothée apprit les mystères divins pour les avoir éprouvés (ex compassione ad ipsa)”. » Voir Marc Vial, « Le Viae Sion lugent de Hugues de Balma et l’évolution de la compréhension gersonienne de la théologie mystique », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, t. 89, 2009, p. 347-365. Voir Hugues de Balma, Viae Sion lugent, VU 24, trad. dans Id., Théologie mystique, éd. Francis Ruello, Jeanne Barbet, Paris : Cerf, 1996, vol. II, p. 45 : « Dans la mesure en effet où l’esprit expérimente cette vraie délectation de façon sensible (sensibiliter experitur), dans la même mesure il rejette plus énergiquement
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Moyen Âge, de théoriser l’expérience de Dieu sans théoriser la théologie mystique et, à l’inverse, d’élaborer une théorie de la théologie mystique qui se passe presque entièrement de la notion d’expérience. Or, tout en ayant successivement assigné des contenus différents à la notion d’expérience, l’entreprise théorique de Gerson se caractérise par une volonté constante : celle consistant à ériger l’expérience en différence spécifique de la théologie mystique. Faire valoir ce point ne revient pas certes à faire de la pensée du chancelier l’origine de la mise en place du paradigme expérientiel, si important dans l’approche moderne de la mystique. L’assimilation de la théologie mystique à une expérience est le fait de modèles mis en place antérieurement, comme en témoigne notamment l’œuvre de Thomas Gallus, le maître de Hugues de Balma qui, contrairement à son disciple, n’hésite pas à identifier la théologie mystique à une experientia divinorum33. Toutefois, compte tenu de l’autorité dont Gerson a joui pendant longtemps en matière de (théologie) mystique, compte tenu en particulier de la réception de la thèse, qu’il n’a cessé de soutenir, de l’identification de la théologie mystique à une expérience34, on peut à tout le moins risquer l’hypothèse selon laquelle la pensée du chancelier, qui radicalise le caractère expérientiel de la théologie mystique, participe d’un mouvement plus large qui, se déployant au Moyen Âge, a contribué à donner à la mystique la figure qu’elle a revêtue à l’âge moderne.
la délectation charnelle et, trouvant dans le lit de l’amour celui qui est la vraie joie, il s’exprime ainsi : “Il m’est bon d’adhérer à Dieu.” » Voir aussi ibid., VU 40, p. 67 : « par elle [= la sagesse unitive], l’esprit fait présentement l’expérience de la gloire (cum ipsa mens experimenta gloriae obtineat in praesenti) ». 33 Thomas Gallus, Extractio in divinis nominibus (Dionysiaca, vol. I, p. 679), cit. dans Ysabel de Andia, « Pâtir les choses divines », p. 32 : « Sed et Hierotheus in theologicis obscuris commentis de eis supernaturaliter tractavit ; quae ipse didicit sive per aliorum doctrinam sive per studium scripturarum sive per divinam inspirationem et divinorum experientiam, ad indocibilem et mysticam ipsorum unitionem et fidem . » 34 La réception de la thèse gersonienne du caractère foncièrement expérientiel de la théologie mystique s’est parfois accompagnée d’une mécompréhension de la position du chancelier. On pense ici à Jean-Pierre Camus qui, faisant allusion dans sa propre Théologie mystique (1640) à un extrait du De mystica theologia tractatus speculativus (I, 7) de Gerson, dans lequel le chancelier distingue ceux qui expérimentent Dieu mais ne sont pas habilités à rendre compte, spéculativement parlant, de la théologie mystique et ceux qui, à défaut d’expérience, disposent des compétences nécessaires et suffisantes à l’élaboration d’un discours portant sur la théologie mystique, identifie ces derniers à des « Racionaux », qui « en disent plus qu’ils n’en savent », et les premiers aux « Expérimentés », « qui en savent beaucoup plus qu’ils n’en disent, et en disent beaucoup moins qu’ils n’en savent, confessant que leurs paroles sont trop courtes pour atteindre à la hauteur des grands choses qui sont communiquées en cet heureux état de Souffrance des impressions divines. » ( Jean-Pierre Camus, La théologie mystique 1640, Grenoble : J. Millon, 2003, I, 24, p. 61.) Les lignes qui précèdent ont montré, on l’espère, que telle n’était pas la position réelle de Gerson.
Au-delà de l’École
Jean-René valette
Existe-t-il une mystique courtoise ? Mots, textes et concepts
Courtois est un adjectif susceptible de s’appliquer à un art de vivre à la cour (un idéal social que l’on appelle la courtoisie), à un art d’aimer (l’amour dit courtois, selon l’expression forgée par Gaston Paris en 18831), à un art d’écrire enfin, fondé sur un acrolecte, à savoir « une forme langagière classée socialement en haut de l’échelle des valeurs culturelles2 ». En marge de ces trois emplois bien établis, l’adjectif est aussi associé au substantif mystique, notamment depuis les travaux de Barbara Newman, qui emploie l’expression de mystique courtoise à propos des femmes « semi-religieuses » du xiiie siècle, les béguines en particulier, ces femmes « troubadours de Dieu3 » dont la fin’amor est le modèle et dont la langue est tour à tour le flamand, l’allemand ou le français4. Au seuil du Miroir des âmes simples, Marguerite Porete n’invite-t-elle pas à « entend[re] par humilité ung petit exemple de l’amour du monde », en d’autres termes une petite fable courtoise, et à « l’entend[re] aussi pareillement de la divine amour5 » ? On observera cependant que la référence à la mystique se rencontre aussi chez les spécialistes du xiie siècle littéraire à propos des œuvres composées par les
1 Gaston Paris, « Études sur les romans de la Table Ronde – Lancelot du Lac – II. Le Conte de la charrette », dans Romania, t. 12, 1883, p. 459-534. 2 Michel Banniard, « La langue des esclaves peut-elle parler de Dieu ? La langue occitane à la conquête de son acrolecte religieux », dans La parole sacrée. Forme, fonction, sens (xie-xve siècle), Toulouse : Privat, 2013 (Cahiers de Fanjeaux, 47), p. 210-211, n. 7. Comme le précise le linguiste, « loin de n’être que le produit d’une concession condescendante faite par un dominant », l’émergence de la littérature romane résulte d’« un mouvement dynamique, lié aux mutations sociales, qui ont ouvert la voie à la conquête d’un acrolecte littéraire, absolument égal à l’acrolecte latin, lui hérité de l’Empire romain et finalement monopolisé par l’Église et ses litterati » (Ibid., p. 197). Sur les dynamiques d’ascension des « langues courtoises » (occitan, français d’oïl, arabe, néo-persan du xe siècle, moyen haut-allemand, etc.), voir aussi Benoît Grévin, Le Parchemin des cieux, Paris : Seuil, 2012. 3 Femmes troubadours de Dieu [anthologie], éd. Geneviève Épiney-Burgard et Émilie Zum Brunn, Turnhout : Brepols, 1988. 4 Barbara Newmann, « La mystique courtoise : Thirteenth-Century Beguines and the Art of Love », dans Ead., Virile Woman to Woman Christ. Studies in Medieval Religion and Literature, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1995, p. 137-167. 5 Le Mirouer des simples âmes / Margaretae Porete Speculum simplicium animarum, éd. Romana Guarnieri et Paul Verdeyen, Turnhout : Brepols, 1986. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 149-169 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123013
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troubadours et les trouvères. Ce sont ces textes proprement courtois mais cousus de fil théologique qui retiendront ici mon attention. Dans un ouvrage consacré à Bernard de Clairvaux, Étienne Gilson relève ainsi la présence d’une « vague mystique, dont la force est perceptible dès les environs de 1125 et qui va déferler sur le xiie siècle6 ». Son avènement, ajoute-t-il, est « un problème aussi pressant que celui de la naissance de la littérature en langue vulgaire ou de l’art ogival7 ». Après avoir observé que « l’éclosion de la poésie courtoise et du roman courtois, toute cette littérature amoureuse en langue française, est précédée ou accompagnée d’une abondante spéculation théologique sur l’amour », il note : « La littérature mystique du xiie siècle complète harmonieusement sa littérature profane et la couronne, et elle va bientôt la reformer à son image8 », à sa semblance, diraient les textes romans. Dans les lignes qui suivent, je me propose d’explorer la notion de mystique médiévale à la lumière de la littérature courtoise ou, plus exactement, à la lumière de deux « mystiques » apparues aux xiie-xiiie siècle : une mystique de l’amour profane, d’un côté, dans les textes lyriques et narratifs d’oc et d’oïl ordonnés à la figure « divinisée » de la Dame ; une mystique de l’amour divin, de l’autre, avec le thème du Graal. En se fondant sur le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes (c. 1180), sur la Queste del Saint Graal (c. 1225-1230) et, enfin, sur le cycle du Lancelot en prose auquel appartient la Queste et dont l’architecture repose sur un « double esprit » (terrien et celestiel), la présente étude s’attachera aux relations que les mots, ceux qui appartiennent à la « langue du chevalier9 », entretiennent avec le concept de mystique, anachronique à cette époque10.
Chrétien de Troyes, Lancelot ou Le Chevalier de la charrette Comme l’écrit Michel de Certeau, « depuis le xiiie siècle (l’Amour courtois, etc.), une lente démythification religieuse semble s’accompagner d’une progressive mythification amoureuse. L’unique change de scène. Ce n’est plus Dieu, mais l’autre et, dans une littérature masculine, la femme11 ». Grâce à la mise en œuvre d’« un
6 Étienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris : Vrin, 1931, p. 24. Sur la naissance du discours mystique au xiie siècle, voir André Vauchez, « Aux origines de la mystique occidentale », dans Histoire du christianisme des origines à nos jours, dir. Jean-Marie Mayeur et al., T. 5, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), sous la responsabilité d’André Vauchez, Paris : Desclée, 1993, p. 441-442 ; Michel Lauwers, « Mystique », dans Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, dir. André Vauchez, Cambridge – Paris – Rome : James Clarke & Co – Cerf – Città Nuova, 1997. 7 Étienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, op. cit., p. 24. 8 Ibid., p. 14. 9 « Si l’on cherche la véritable langue du chevalier, ce n’est pas le latin des moines qui la fait retentir, mais la langue vernaculaire exprimée dans la littérature écrite pour distraire le public chevaleresque. » (Pierre Toubert et al., « Conclusion », dans Chevalerie et christianisme aux xiie et xiiie siècles, dir. Martin Aurell et Catalina Girbea, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 316-317). 10 Dans le présent volume, voir l’article de Dominique Poirel, « Le mot mysticus et ses emplois au Moyen Âge ». 11 Michel de Certeau, La fable mystique, I (xvie-xviie siècle), Paris : Gallimard, 1987 (1re éd. en 1982), p. 13.
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système métaphorique décalé de l’amour sacré vers l’amour profane12 », la littérature courtoise, celle qui naît au sud de la Loire à la fin du xie siècle, s’organise autour de la fin’amor. Des troubadours vers les trouvères, de la langue d’oc vers la langue d’oïl, de la lyrique vers le roman, la transition est assurée par le Chevalier de la charrette, que Chrétien de Troyes dédie à la fille d’Aliénor d’Aquitaine, Marie de Champagne. « Nul doute qu’à ce moment, la femme n’ait pris la place de Dieu », note Henri Rey-Flaud13. « Dans l’univers autonome et intérieur de la fin’amor se multiplient les calques de religion », observe de son côté Jean Frappier, lesquels donnent forme à « une religion de l’amour avec des adorations, des extases, des scrupules, des repentirs, des examens de conscience, une ascèse, des joies, des tourments14 ». Parmi ces « calques de religion », les « extases amoureuses » occupent une place particulière en ce qu’elles permettent de déployer l’itinéraire romanesque sur un double plan, extérieur et intérieur : foris, selon la quête qui mène Lancelot et Gauvain jusqu’aux passages périlleux donnant accès à l’Autre Monde breton, mais aussi intus, d’après un récit peignant le fin’amant en Chevalier Pensif15. L’épisode durant lequel Lancelot aperçoit le cortège de la reine et de son ravisseur constitue l’une des premières étapes de ce parcours. Venu s’installer à la fenêtre du château où a eu lieu l’épreuve de la lance enflammée, « li chevaliers pansis16 », c’est-à-dire perdu dans ses pensées, coupé de la réalité17, tourne ses yeux vers les prés. Il s’agit d’abord d’un regard « pur », sans objet. Habilement Chrétien va faire surgir l’objet du regard dans un autre champ de vision, celui que partagent Gauvain et une demoiselle, accoudés de leur côté à la fenêtre voisine : le narrateur ne se borne pas à détailler les éléments qui composent le cortège ni à indiquer leurs positions respectives (une civière contenant un chevalier, trois demoiselles en larmes, une troupe à la tête de laquelle se trouve un grand chevalier et, à la gauche de celui-ci, une belle dame) ; il l’étire sur un plan horizontal (d’abord la biere, puis la rote, etc.), ne revenant à Lancelot qu’après avoir suggéré que le regard de ses compagnons reste prisonnier des apparences (un chevalier, une belle dame…). Dans le cadre de ce dispositif 12 Francis Dubost, « Lancelot et Tristan ou la transcendance décalée », dans Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles, dir. Marie-Étiennette Bély et Jean-René Valette, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1999, p. 29. Voir aussi Roger Dragonetti, La technique poétique des trouvères, Genève : Slatkine Reprints, 1979 (1re éd. en 1960), en part. p. 113-121. 13 Henri Rey-Flaud, La névrose courtoise, Paris : Navarin Éditeur, 1983, p. 15. 14 Jean Frappier, « Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, t. 6, 1963, p. 265. 15 Sur cette figure topique qui court de Chrétien de Troyes au Quichotte, voir Charles Méla, La reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal (de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot), Paris : Seuil, 1984, p. 31. 16 Chrétien de Troyes, Le chevalier de la charrette, éd. Mario Roques, Paris : Champion, 1958, v. 541. Telle est notre édition de référence, désormais Ch. ch. par abréviation. 17 Sur le sens du mot en ancien français, voir les travaux mentionnés par Michel Stanesco, « “Entre sommeillant et esveillé” : un jeu d’errance du chevalier médiéval », dans Le Moyen Âge, t. 39, 1984, p. 401-432. Comme le signale Alfons Hilka à partir de son édition du Perceval (Percevalroman-Li contes de Graal, Halle : M. Niemeyer, 1932), ce verbe est souvent la marque de la perte des sens et d’un état de rêve éveillé. Voir aussi le Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes [DÉCT], http://www.atilf.fr/ dect, LFA/Université d’Ottawa, ATILF/CNRS – Université de Lorraine.
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binoculaire, c’est au chevalier de la charrette qu’il appartient d’identifier Guenièvre : « conut que c’estoit la reïne » (v. 561). Mais ce regard ne peut se déprendre de ce qu’il contemple (« de l’esgarder onques ne fine, / molt antentis, et molt li plot, / au plus longuemant que il pot », v. 562 sq.) au point que dès que la reine sort du champ visuel fixé par le cadre de la fenêtre le héros manque de se jeter dans le vide. Gauvain le retient à grand peine et tente de le ramener à la raison en le suppliant de chasser de son esprit une telle desverie, c’est-à-dire une folie18. Un deuxième épisode « extatique » survient peu après la séparation de Lancelot et de Gauvain : A tant s’en va chascuns par lui ; et cil de la charrete panse con cil qui force ne deffanse n’a vers Amors qui le justise ; et ses pensers est de tel guise que lui meïsmes en oblie, ne set s’il est, ou s’il n’est mie, ne ne li manbre de son non, ne set s’il est armez ou non, ne set ou va, ne set don vient ; de rien nule ne li sovient fors d’une seule, et por celi a mis les autres en obli ; a cele seule panse tant qu’il n’ot, ne voit, ne rien n’antant. (Ch. ch, v. 710-724) Le lexème penser joue ici un rôle structurant. Si au vers 711, le verbe est employé intransitivement, il trouve son objet à la fin de l’expérience « extatique », au plus profond de l’intime, une fois que le sujet a pour ainsi dire érigé un mur entre lui et le monde19 : il s’agit de la femme aimée, pour laquelle (« por celi »), il « a mis les autres en obli » : « a cele seule panse tant / qu’il n’ot, ne voit ne rien n’antant » (v. 723-724). Entre ces deux occurrences, l’infinitif substantivé « ses pensers » (v. 714) constitue le ressort d’un mouvement visant à l’oubli de soi et du monde. Comme le suggère la rime des vers 721-722 (celi / obli), cet oubli du soi au monde (voir la série anaphorique en ne : « ne set… ou s’il est mie ; ne… ne… ; ne set ou non… ; ne set… ne set… ») 18 Sur les liens étroits qu’entretiennent les verbes rêver et desver, voir Jakob Jud, « Rêver et desver », dans Romania, t. 62, 1936, p. 145-157. 19 Sur cette image, employée à propos du silence, voir Patrick Henriet, « Murus silentii. La construction de l’intériorité par le silence, de Grégoire le Grand à Pierre Damien ». Comme le note l’auteur, « Toujours situé au cœur d’une dialectique extériorité/intériorité, […] le silence de l’ancienne tradition monastique latine relève tout à la fois de la norme disciplinaire, de la construction intérieure et, pour certains, du ravissement mystique » (Le discours mystique, entre Moyen Âge et première modernité, t. 1, La question du langage, dir. Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, Paris : Honoré Champion, 2019, p. 226).
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permet d’assurer la contemplation en soi de la dame aimée. Et sans doute cet épisode mérite-t-il, parmi d’autres20, d’être rattaché à cet « art complet de l’intériorité » dont Cédric Giraud voit l’émergence au xiie siècle et qu’il présente comme « une manière de reconnaître la présence d’une transcendance dans l’intimité humaine21 » ? Après Jean Frappier, pour qui Chrétien « a modelé les extases de l’amant sur celles des mystiques abîmés dans la contemplation22 », Alexandre Micha considère que « l’expérience de Lancelot est celle du mystique dont tout l’être se résorbe en Dieu et n’existe que par lui23 ». De manière plus précise, Herman Braet a étudié cet épisode à la lumière des nombreux commentaires que le Moyen Âge a consacrés au verset du Cantique des cantiques : « Je dors mais mon cœur veille » (Ct 5, 2)24. Ainsi Grégoire le Grand insiste-t-il sur la nécessité de fermer l’esprit à tout ce qui vient de l’extérieur : « Dum exteriores sensus hujus vitae sollicitudinibus sopio, vacante mente vivacius interna cognosco. Foris dormio, sed intus cor vigilat, quia dum exteriora quasi non sentio, interiora solerter apprehendo. » (Moralia in Job, XXIII, 20). Le sommeil n’est pas seulement la métaphore de l’oubli de soi et du monde. Il est en même temps l’image de la contemplation amoureuse, ce que le souligne Bède : « Nec mirandum quod somno comparetur amor, quia visibilium appetitu sensum avertit, atque ad invisibilia appetenda convertit » (In Cantica Cant. Allegoria Expositio, III, 3). Il semble donc qu’il y ait « deux temps, du moins deux aspects » comme l’écrit Robert Javelet à propos de l’alienatio vel mentis excessus tel que le conçoit Richard de Saint-Victor : « L’excessus comporte une phase négative d’anéantissement au monde, surtout au moi-dans-le-monde […] La phase positive est contemplative, tendue vers l’unité. Elle est l’excessus proprement dit et la contemplation doit y être considérée au sens strict25. » On comprend dès lors le sens qu’il faut accorder au motif du sommeil dans le texte de Chrétien de Troyes. Tout à « son penser », Lancelot ne gouverne plus son cheval, qui se dirige vers un gué défendu par un chevalier en armes. Sourd aux avertissements que lui sont adressés, il laisse sa monture s’approcher de la rivière, jusqu’au moment où son adversaire le renverse. Le héros semble alors sortir d’un songe : « Quant cil sant l’eve, si tressaut ; / toz estormiz en estant saut, / ausi come cil qui s’esvoille, / s’ot, et si voit, et se mervoille / qui puet estre qui l’a feru » (Ch. ch., v. 767 sq.). La plupart des analystes ont mis en évidence le comique de cette scène, comme si « Don
20 Voir ci-dessous. 21 Cédric Giraud, « Introduction », dans Écrits spirituels du Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2019 (Bibliothèque de la Pléiade), p. ix. 22 Jean Frappier, Chrétien de Troyes. L’homme et l’œuvre, Paris : Hatier, 1957, p. 141. 23 Alexandre Micha, « Temps et conscience chez Chrétien de Troyes » [1973], De la chanson de geste au roman, Genève : Droz, 1976, p. 119. 24 Herman Braet, « Lancelot et Guilhem de Peiteus », dans Revue des Langues romanes, t. 83, 1979, p. 65-71. Les citations qui suivent sont tirées de cet article (p. 66-67). 25 Robert Javelet, « Extase ; Extase au xiie siècle », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Doctrine et histoire, fondé par Marcel Viller, Ferdinand Cavalera, Joseph de Guibert et André Rayez, continué par André Derville, Paul Lamarche et Aimé Solignac, Paris : Beauchesne, 1932-1995, 16 tomes, t. 4, col. 2017.
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Quichotte per[çait] déjà sous Lancelot26 ». « À moins que le discours romanesque en son entier ne soit fondé justement sur cet “écart ironique” », note à juste titre Michel Stanesco, il semblerait pourtant que « ce mode de lecture soit plutôt le fruit de notre modernité qu’un résultat motivé par le texte même27 ». Le même motif du sommeil, celui que Guillaume de Saint-Thierry nomme somnus contemplationis28, se rencontre aussi dans l’extase de Perceval sur la neige. Une oie sauvage, blessée par un faucon, s’abat au sol. Le chevalier accourt mais l’oiseau a pu reprendre son vol, et il ne reste plus que l’empreinte laissée par son corps. Le héros la voit, puis il la regarde : « Si s’apoia desor sa lance / por esgarder cele semblance29 ». Les gouttes de sang sur la neige évoquent à ses yeux le visage de l’aimée : « An l’esgarder que il feisoit / li ert avis, tant li pleisoit, / qu’il veïst la color novele / de la face s’amie bele. » (v. 4185 sq.) De part et d’autre de la séquence, on relèvera la disposition en chiasme des verbes (vit / esgarder / esgarder / veïst), qui accompagne la conversion du regard, de l’extérieur vers l’intérieur, de la semblance charnelle (la neige et le sang) à la semblance spirituelle (le visage de l’aimée). Comme dans l’extase dont bénéficie le chevalier de la charrette, pour qu’advienne « la color novele30 / de la face s’amie bele », il a fallu que le héros « panse », et qu’il « panse tant que il s’oblie » (v. 4180) selon la formule, topique à partir de Chrétien de Troyes, sur laquelle repose l’alienatio mentis31. Et comme dans l’extase du gué, la référence au sommeil figure à la fin du passage : « Percevax sor les gotes muse / tote la matinee et use / tant que hors des tantes issirent / escuier qui muser le virent / et cuiderent qu’il somellast » (v. 4187 sq.). Les chevaliers d’Arthur, Sagremor, Keu et Gauvain, devront unir leurs efforts pour tirer le héros de sa dorveille, non sans dommage ni difficulté (ne convient-il pas de laisser dormir l’épouse du Cantique32), et le conduire auprès du roi Arthur. Si Chrétien de Troyes met à profit les modalités de l’extase chrétienne33, il s’en écarte cependant par le sort qu’il réserve à l’amant pensif. En vertu de la « stricte réglementation
26 Jean Frappier, Chrétien de Troyes, op. cit., p. 138. 27 Michel Stanesco, « “Entre sommeillant et esveillé” : un jeu d’errance du chevalier médiéval », art. cit., p. 405. 28 Voir Pierre Adnès, « Sommeil spirituel », dans Dictionnaire de spiritualité…, op. cit., t. 14, col. 1043. 29 Chrétien de Troyes, Le conte du Graal (Perceval), éd. Félix Lecoy, Paris : Honoré Champion, 1975, v. 4177 sq., désormais CG par abréviation. 30 Sur le sens à donner en l’occurrence à l’adjectif novele, voir Michel Zink : « Le nouveau, c’est l’expérience que la conscience a d’elle-même dans l’instant. » (« Le nouveau au Moyen Âge », dans La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Actes de la journée d’étude (Zurich, 24 janv. 2002), dir. Luciano Rossi et al., Alessandria : Edizioni dell’Orso, 2005, p. 17). 31 Margaret Pelan étudie la genèse de ce tour (« Old French s’oublier : its meaning in epic and courtly literature », dans Romanistisches Jahrbuch, t. 10, 1959, p. 59-77). C’est à partir de Cligès et dans le sillage des romans d’antiquité (Thèbes et Eneas) que s’oublier et penser, « its companion-verb », sont utilisés « in the new association of ideas », dans le sens spécifique « think of one’s beloved » (p. 69). Je remercie Marie-Pascale Halary de m’avoir signalé cet article. 32 « Je vous en conjure, filles de Jérusalem […], n’éveillez pas, ne réveillez pas ma bien-aimée, avant qu’elle ne le veuille » (Ct. 2, 7). 33 Dans le prolongement du Lancelot en vers, celui de Chrétien, voir aussi, dans le Lancelot en prose, les deux extases de la Douloureuse Garde : Lancelot pénètre dans le château « mais il est tant esbahis de la roine qu’il s’en oublie tous, ne a riens n’entent ne a riens n’entent fors a li veoir : si est montés en
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des sphères d’activité au sein de la société chrétienne » et des « fermes discriminations » introduites par l’âge grégorien34, le grand laïc ne saurait s’absenter du monde. Sans doute est-il permis au chevalier de se désolidariser de son cheval mais, comme le montre l’épisode du gué, la dissociation des parts spirituelle et charnelle du « composé » chevaleresque doit rester temporaire, le temps nécessaire à la spiritualisation de l’édifice charnel auquel le discours clérical assimile les laïcs. Et comment mieux y parvenir qu’en recourant à l’extase, qui est la forme la plus élevée de l’expérience religieuse ? Au terme de la quête, l’équilibre semble atteint à la faveur de la nuit d’amour, hautement sensuelle et hautement spirituelle. À l’invitation de la reine, Lancelot arrache les barreaux défendant l’accès d’une fenêtre et se tient en adoration devant le lit où l’attend Guenièvre. Il s’incline devant elle, « car an nul cors saint ne croit tant » (v. 4653). La joie de l’amour fin lui est accordée lors d’une seule nuit, en un récit où l’évocation de cette merveille unique35 repose sur un « brouillage des codes religieux et érotique […] savamment concerté, comme s’il importait de dire à la fois, dans l’union voluptueuse des corps amoureux, l’éminente valeur du plaisir physique et la dimension d’absolu qui seule permet d’atteindre à la “joie” d’amour36 ». Si le poète Blondel de Nesle peut écrire qu’« À la joie appartient d’amer mout finement37 ! », c’est que la joie marque le moment privilégié où la fin’amor, « laïque, subversive, difficile à tenir », s’accomplit en tant que « fornication spirituelle38 ». En cette nuit obscure, au point culminant de la mystique courtoise conçue par Chrétien de Troyes, le Chevalier de la charrette offre ainsi un modèle de chair spiritualisée, en une scène qui n’a sans doute rien de blasphématoire, si l’on songe au « jeu de renvois en miroir qui caractérise le rapport entre thématique ecclésiastique et thématique courtoise à partir du xiie siècle39 ».
haut desus la porte et de la l’esgarde. » (Lancelot en prose, éd. Alexandre Micha [désormais LP, par abréviation], t. 8, XXVIIIa, 8, Genève : Droz, 1982). Plus loin dans le récit, le héros « vient a la porte, si apele le portier et il vient la porte ovrir. Et li chevaliers ne fait s’esgarder non la roine tout a cheval si com ele vient contremont la roche, si pense tant a li que tout s’en oublie. Li portiers le semont d’entrer ens et li chevaliers regarde tous jors ariere, tant que li portiers reclot la porte, et ele jete un grant bret. » (ibid., XXIXa, 18). Sur ces deux épisodes, voir Christine Ferlampin-Acher, « La Douloureuse Garde du Lancelot en prose : les clefs du désenchantement », dans Les clefs des textes médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, dir. Fabienne Pomel, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 157-173. L’extase de Lancelot au gué de la reine mérite également d’être mentionnée (Lancelot du Lac, t. 1, éd. Elspeth Kenedy, trad. François Mosés, Paris : Le livre de Poche, 1991, p. 492-500). 34 Dominique Iogna-Prat, « Ordre(s) », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Paris : Fayard, 1999, p. 852 et 851. Voir aussi, dans le même dictionnaire, Jean-Claude Schmitt, « Clercs et laïcs », p. 214-229. 35 « Tant li est ses jeus dolz et buens, / et del beisier, et del santir, / que il lor avint sanz mantir / une joie et une mervoille/ tel c’onques ancor sa paroille / ne fu oïe ne seüe. » (Ch. ch., v. 4674 sq.). 36 Emmanuèle Baumgartner, Romans de la Table Ronde de Chrétien de Troyes, Paris : Gallimard, 2003, p. 147. 37 Blondel de Nesle, « Ma joie me semont », dans Die Lieder des Blondel de Nesle, éd. Leo Wiese, Dresden : Gesellschaft für romanische Literatur, 1904, 18. 38 Pierre Toubert et al., « Conclusion », dans Chevalerie et christianisme…, art. cit., p. 317. 39 Voir Anita Guerreau-Jalabert, « Traitement narratif et signification sociale dans le Lancelot de Chrétien de Troyes », dans Amour et chevalerie dans les romans de Chrétien de Troyes, dir. Danielle Quéruel, Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 1995 (Annales littéraires de l’Université de Besançon), p. 252, n. 12.
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Comme le rappelle Hugues de Saint-Victor, l’amour est joie mais il est aussi désir : « il est désir en l’appétit, joie en la fruition ; désir, il court ; joie, il se repose ; il court à ceci et il se repose en ceci40 ». Et si la mystique se définit à partir de Jean Gerson comme « cognitio Dei experimentalis », si une telle expérience a été vécue bien avant lui notamment dans les monastères, sous le nom de contemplation, il convient d’en élargir la notion à la course du désir, en d’autres termes, selon Peter Dinzelbacher, à l’« attitude spirituelle générale susceptible de conduire à cette expérience » : Nous pouvons donc décrire la démarche mystique de façon complète et même détaillée comme l’élan de l’homme vers un contact immédiat avec Dieu, par une expérience personnelle, déjà dans cette vie, ainsi que ses sentiments et ses réflexions dans ce cheminement et, finalement, l’aboutissement de cet élan41. Tel est bien le dynamisme sur lequel repose le Chevalier de la charrette42, fondé sur une quête au cours de laquelle les extases préfigurent l’union désirée. Telle est bien aussi, au cours de l’article qu’il consacre à ce roman, la manière dont Gaston Paris présente l’amour courtois, en le distinguant soigneusement d’autres représentations de l’amour : Dans aucun ouvrage, autant qu’il me semble, cet amour courtois n’apparaît avant le Chevalier de la charrette. L’amour de Tristran et d’Iseut est autre chose : c’est une passion simple, ardente, naturelle, qui ne connaît pas les subtilités et les raffinements de celui de Lancelot et de Guenièvre. Dans les poèmes de Benoit de Sainte-More, nous trouvons la galanterie, mais non cet amour exalté et presque mystique, sans cesser pourtant d’être sensuel43.
La Queste del Saint Graal Moins d’un demi-siècle après le Chevalier de la charrette, la Queste del Saint Graal offre un autre récit de quête, dont l’objet n’est plus la Dame aimée mais le Graal, apparu un jour de Pentecôte à la cour du roi Arthur. Au moment où s’ouvre le roman, Lancelot a perdu son titre de meilleur chevalier du monde. C’est à Galaad, son fils, qu’il revient alors d’aimanter le désir héroïque, au nom d’une chevalerie celestiele et
40 Hugues de Saint-Victor, De substantia dilectionis, IV, 1, dans Six opuscules spirituels, éd. et trad. Roger Baron, Paris : Cerf, 1969 (SC 155). [desiderium in appetendo, et in perfruendo gaudium ; per desiderium currens, et requiescens per gaudium ; currens ad illud, et requiescens in illo]. 41 Peter Dinzelbacher, Préface, Dictionnaire de la mystique, dir. Id, Turnhout : Brepols, 1993 [éd. allemande, 1989], p. vii-viii. 42 Selon Jean Orcibal, l’amour courtois constitue un jalon important dans l’histoire de la mystique. S’étonnant de « la date tardive à laquelle commence dans la littérature occidentale le développement graduel que vient couronner le génie du docteur carme », il note : « Il faut aussi attendre le Moyen Âge courtois pour voir élaborer la théorie de l’Amour pur qui répond pourtant à ce qu’a de fondamental l’élan extatique » (Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands, Paris : Desclée de Brouwer, 1966, p. 7). 43 Gaston Paris, « Études sur les romans de la Table Ronde – Lancelot du Lac – Le Conte de la charrette », art. cit., p. 519.
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non plus terriene. Appelant à « muer l’estre de chascun44 », la Queste propose aux héros arthuriens un itinéraire de conversion : il ne s’agit plus « d’ome tuer ne de chevaliers ocirre ». Les aventures consistent désormais en « des choses esperituex, qui sont graindres et mielz vaillant assez45 ». S’écartant de la lignée « aristocratique » fondée par le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, la Quête du Saint-Graal se rattache à une tradition dite « ecclésiastique », inaugurée par Robert de Boron et son Roman de l’Estoire dou Graal. En faisant entrer le Graal dans l’histoire, en le liant à la Passion et au personnage de Joseph d’Arimathie – présenté comme un miles à qui le Christ confie la garde d’un vessel contenant son propre sang –, Robert de Boron ouvre la voie aux « romans du Graal mystique », selon l’expression de Jean Frappier46. Il s’agit de ce que les auteurs du xiiie siècle nomment, pour leur part, les Hauts livres du Graal47, lesquels se distinguent par deux traits : 1. L’invention d’une forme-prose, « prose dont la lente syntaxe est d’une clarté si frémissante de non-savoir qu’on se croirait sur ces chemins de forêt où le lieu d’arrivée est peut-être à deux pas, peut-être très loin encore. Prose qui à la fois promet et diffère, et qui en cela apaise, comme si souvent la musique. Prose qui est donc la seule voie de l’approche48. » 2. La constitution de cycles romanesques gouvernés par un « double esprit », selon l’expression de Ferdinand Lot49. À l’un de ces cycles appartient la Queste del Saint Graal, œuvre que Jean-Charles Payen assimile à « une illumination, une flambée de grâce et d’aventure mystique », avant de préciser : « le Lancelot en prose est à sa manière un pèlerinage de vie humaine où le Lancelot est le temps du péché, la Queste celui de la rencontre avec Dieu, la Mort le Roi Artu le temps de la rechute et de l’épreuve50. » Un troisième trait doit être dégagé. Si Chrétien de Troyes avait clairement affirmé la prééminence de l’institution chevaleresque dans le Conte du Graal (elle est le plus
44 La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris : Honoré Champion, 1923, p. 163, l. 22. Telle est notre édition de référence, désormais QSG, par abréviation. 45 Ibid., p. 161, l. 3 sq. Comme le souligne Marie-Pascale Halary, la Queste del Saint Graal marque « la conversion herméneutique du roman arthurien » : « l’aventure, désormais, est intérieure et le parcours d’amour du héros mène au divin et à l’extase mystique. Placé sous le signe de l’amour spirituel, le roman chevaleresque devient, même pour des héros chevaliers et un public laïque, un roman de l’amour de Dieu. » (Marie-Pascale Halary, « “Ge sui noire, mais ge sui bele” : en français dans le texte », dans Le Cantique des cantiques dans les lettres françaises, convegno internazionale di studi (Gargnano-Palazzo Feltrinelli, 24-27 giugno 2015), a cura di Monica Barsi e Alessandra Preda, Milano : Edizioni universitarie di lettere economia diritto, 2016, p. 88). 46 Jean Frappier, « Le cortège du Graal », dans Lumière du Graal, dir. René Nelli, Paris : Les cahiers du Sud, 1951, p. 206. 47 Jean-René Valette, « Les Hauts Livres du Graal », dans Mise(s) en œuvre(s) des Écritures, colloque international de Paris (5-6 décembre 2016), dir. Olivier-Thomas Vénard, Christiane Veyrard-Cosme et Vincent Zarini, à paraître. 48 Yves Bonnefoy, « L’attrait des romans bretons », dans La trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, dir. Michèle Gally, Paris : PUF, 2000, p. 17. Sur l’invention de la forme-prose au tournant du xiiie siècle, voir notamment Bernard Cerquiglini, La parole médiévale, Paris : Minuit, 1981. 49 Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris : Honoré Champion, 1918. 50 Jean-Charles Payen, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230), Genève : Droz, 1967, p. 446.
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haut ordre que Dieu ait fait), avec les romans de Robert de Boron « un mouvement inverse est amorcé, qui va triompher dans la Queste del Saint Graal, où le clerc impose son discours51 ». L’auteur anonyme y place les péripéties chevaleresques sous la tutelle d’un métadiscours qui en livre les clés : au cours de longs entretiens, moines, ermites et saints hommes expliquent aux héros arthuriens les senefiances des aventures et des merveilles auxquelles ils ont été confrontés52. Il peut aussi arriver que les détenteurs du sens interviennent directement, comme au début du roman où un « preudom vielz, vestuz de robe religion » prend la parole : Ceste Queste n’est mie queste de terriennes choses, ainz doit estre li encerchemenz des grans secrez et des privetez Nostre Seignor et des grans repostailles que li Hauz Mestres mostrera apertement au boneuré chevalier qu’il a esleu a son serjant entre les autres chevaliers terriens, a qui il mostrera les granz merveilles dou Saint Graal, et fera veoir ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien deviser. (QSG, p. 19, l. 19 sq.) Que le mot de queste soit repris par celui d’encerchement, qui appartient à la langue du clerc53, témoigne d’une telle inflexion. Si quête il y a, elle ne saurait concerner en l’occurrence les « terriennes choses » mais les grans secrez, les privetez et les grans repostailles. Marquant une « nette spiritualisation de la chevalerie », la quête du Graal lance les héros arthuriens sur « la voie de l’apprentissage des secrets de Dieu, ce qui fait des chevaliers des équivalents des clercs », comme le précise Joseph Morsel, en vertu d’une stratégie commune aux récits marqués par l’ethos aristocratique (chansons de geste, romans), lesquels « marginalisent, voire éliminent complètement le clergé de l’ordre social au seul profit des chevaliers54 ». Gouvernée par une théologie de la grâce dont Étienne Gilson a montré les liens qu’elle entretient avec la pensée cistercienne55, la quête du Saint-Graal se développe ainsi sur un double versant, ascétique (la quête proprement dite) et mystique (le dévoilement assuré par les voies distinctes de la senefiance et de la demostrance). Si « les aventures qui ore avienent », ce que la Queste nomme aussi « li signe dou
51 Michel Stanesco, « Parole autoritaire et “accord des semblances” dans la Queste del Saint Graal » [1998], Id., D’armes et d’amours. Études de littérature arthurienne, Orléans : Paradigme, 2002, p. 260. 52 Tzvetan Todorov, « La quête du récit : le Graal », dans Poétique de la prose, Paris : Seuil, 1971, p. 129-150. 53 Le terme encerchement (« recherche, investigation ») est utilisé ainsi, dans le Lancelot en prose, par les clercs chargés d’élucider la signification des songes d’Arthur (éd. cit., t. 8, XLIXa, 33). Parmi les exemples présentés par le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Frédéric Godefroy, figurent la traduction de la Lettre aux frères du Mont-Dieu, longtemps attribuée à Bernard de Clairvaux (« L’ancerchemant de veriteit »), une référence à Brunet Latin (« Philosophie est verais encerchemenz des choses naturels et des divines et des humaines ») et au Code de Justinien. 54 Joseph Morsel, L’aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident, Paris : Armand Colin, 2004, p. 162-163. 55 Étienne Gilson, « La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal », dans Romania, t. 51, 1925, p. 84-85. Plus récemment, voir Fanni Bogdanov, « An interpretation of the meaning and purpose of the vulgate Queste del Saint Graal in the light of the mystical theology of Saint Bernard », dans The Changing Face of Arthurian Romance. Essays on Arthurian prose romances in memory of Cedric E. Pickford, dir. Alison Adams et al., Woodbrige-Wolfeboro : The Boydell Press, 1986, p. 23-46.
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Graal », constituent « les senefiances et des demostrances dou Saint Graal56 », les semblances mènent tantôt aux senefiances, c’est-à-dire à la révélation d’un sens, tantôt aux demostrances, soit à la manifestation d’une présence, à une veraie semblance57. Il a y là un « métalangage » qui, selon Daniel Poirion, « révèle une pleine conscience de l’art allégorique58 ». À la perception d’une empreinte cléricale, il conviendrait enfin de rattacher la citation biblique qui clôt l’intervention de notre prodome. Dans la périphrase « ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien deviser », le lecteur reconnaît une double référence paulinienne59. Car si la Queste est « littéralement tissée d’indications théologiques60 », elle se nourrit aussi largement des textes scripturaires61. Comme le montre Albert Pauphilet, la composition du roman repose sur une ordonnance classique : le Départ, les Aventures, les Récompenses. À considérer le Départ, on mesure mieux ce qui sépare le Chevalier de la charrette de la Queste del Saint Graal : au défi lancé par Méléagant, bientôt suivi du rapt de Guenièvre, se substitue ce que Guillaume de Saint-Thierry nomme une provocation d’amour (irritamen amoris) destinée à enflammer le désir mystique62. Telle est le sens qu’il faut accorder à la première apparition du Graal, qui survient à la cour d’Arthur le jour de la Pentecôte, en un récit emprunté aux Actes des apôtres : Et quant il [li chevalier] se furent tuit asis par laienz et il se furent tuit acoisiez, lors oïrent il venir un escroiz de tonoire si grant et si merveilleus qu’il lor fu avis que li palés deust fondre. Et maintenant entra laienz uns rais de soleil qui fist le palés plus clers a set doubles qu’il n’estoit devant. Si furent tantost par laienz tot ausi come s’il fussent enluminé de la grace dou Saint Esperit, et comencierent a resgarder li un les autres ; car il ne savoient dont ce lor pooit estre venu. (QSG, p. 15, l. 7 sq.) En vertu du « double jeu que mènent les textes du Graal qui démarquent l’Écriture tout en s’en démarquant sans cesse, qui s’écrivent à côté et jamais en surimpression
56 QSG, p. 160, l. 33 sq. 57 Voir Jean-René Valette, La pensée du Graal, Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècle), Paris : Honoré Champion, 1998, en partic. le chap. 5. 58 Daniel Poirion, « Semblance du Graal dans la Queste del Saint Graal » [1982], dans Id., Écriture poétique et composition romanesque, Orléans : Paradigme, 1994, p. 206. 59 1 Cor 2, 9 et 2 Cor 12, 4. La première référence paulinienne s’inspire d’Is 64, 3. 60 Étienne Gilson, « La mystique de la grâce… », art. cit. p. 68, n. 1. Ce qui fait écrire à l’auteur qu’« il ne faudrait expliquer la Queste qu’après avoir assimilé le De gratia et libero arbitrio de saint Bernard, son commentaire sur le Cantique des Cantiques et son De diligendo Deo ». 61 Voir les relevés proposés par Yves Le Hir, « L’élément biblique dans la Queste du Graal », dans Lumière du Graal, op. cit., p. 101-109, et Pauline Matarasso, The redemption of chivalry. A study of the Queste del Saint Graal, Genève : Droz, 1979, p. 245-255. 62 « À qui se trouve être l’objet de l’élection et de la dilection divines, se montre en effet, de temps à autre, quelque reflet du visage de Dieu, à la façon d’une lumière enclose dans les mains, qui tour à tour paraît et se cache au gré du porteur. Cet aperçu fugitif, donné à l’âme comme dans un éclair, l’enflamme alors du désir de posséder en sa plénitude la lumière d’éternité et l’héritage de la parfaite vision de Dieu. » (Guillaume de Saint‑Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu (Lettre d’or), éd. Jean Déchanet, Paris : Cerf, 1975 (SC 223), § 268).
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du texte sacré63 », l’écriture de la scène repose sur la technique du contrepoint. Si le début de l’épisode démarque fidèlement le texte des Actes des apôtres (II, 1-4), la suite s’en démarque, en s’écrivant à côté. Tandis que les apôtres « commencèrent à parler en d’autres langues », les chevaliers arthuriens sont réduits au silence, comme s’il s’agissait de mieux les préparer à l’apparition du Graal : « Et quant il orent grant piece demoré en tel maniere que nus d’aux n’avoit pooir de parler, ainz s’entreresgardoient autresi come bestes mues, lors entra laienz li Sainz Graal covers d’un blanc samit. » (ibid., l. 17 sq.). Et quand ils recouvrent l’usage de la parole, c’est pour se réjouir que Dieu les ait « repeuz de la grace dou Saint Vessel » et pour décider de partir en quête d’un Graal qu’ils « nel porent veoir apertement, ançois lor en fu coverte la vraie semblance » (ibid., p. 16, l. 16 sq.). D’où le vœu de Gauvain : « le matin sanz plus atendre enterrai en la Queste […] ; ne ne revendrai a cort por chose qui aviegne devant que je l’aie veu plus apertement qu’il ne m’a ci esté demostrez s’il puet estre en nule maniere que je lou puisse veoir ne doie ». Meneuse d’absolu, la scansion des adverses covertement et apertement orientera une quête tout entière ordonnée au désir de voir64. À l’entrée en scène du Graal est associée celle de Galaad, conçue sur le modèle de la venue du Christ parmi les Apôtres ( Jn 20, 19) : « L’Écriture lui dictait ce rapprochement, puisque le Christ vient parmi les apôtres, dans l’Évangile, pour leur insuffler le Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit descend sur eux, dans les Actes, pour accomplir la promesse de Jean annonçant le baptême de l’Esprit par le Christ65 ». Un peu plus loin dans le récit, la tante de Perceval, une sainte recluse, se fondera sur ce rapprochement pour présenter l’avènement de Galaad : « Car tot ausi com Nostre Sires vint en semblance de feu, ausi vint li Chevaliers en armes vermeilles, qui sont de color a feu semblables » (p. 78, l. 21 sq.). Comparé au Christ « de semblance ne mie de hautece » (p. 38, l. 21), Galaad évoque, selon les mots de Myrrha Lot-Borodine, « le Christ de la Grâce, le Christ pneumatophore, […] flamme vivante qui est le Saint-Esprit d’après toute la théologie augustinienne66 ». On ne s’étonnera pas que cette quête du Graal soit donc aussi une quête de Galaad. Perdre la trace du Bon Chevalier revient à renoncer à toute joie. Bien qu’il soit le premier à avoir lancé la quête, Gauvain ne pourra jamais le rejoindre, il ne reverra pas non plus le Saint-Graal : « Or sui je li plus maleureus chevaliers dou monde, qui vois suivant ce chevalier de si pres et si nel puis atteindre ! », soupire-t-il (p. 51, 28-29). Le désir d’entrer dans la compagnie de Galaad, médiateur de désir et de joie, est si pressant que Perceval enfourche imprudemment une monture diabolique car « s’il pert ainsi le Chevalier qui s’en vet, il n’avra ja mes de joie », souligne le récit (p. 89, l. 10 sq.). À l’image de l’Épouse du Cantique, que suivent les jeunes filles à la recherche de l’Époux, Galaad 63 Emmanuèle Baumgartner, « L’écriture romanesque et son modèle scripturaire : écriture et réécriture du Graal » [1985], De l’Histoire de Troie au Livre du Graal. Le temps, le récit (xiie-xiiie siècles), Orléans : Paradigme, 1994, p. 88. 64 Jean-René Valette, « La Queste del Saint Graal ou le désir de voir », dans Littérales, t. 40, 2007, p. 191-216. 65 Étienne Gilson, « La mystique de la grâce… », art. cit., p. 72. 66 Myrrha Lot-Borodine, De l’amour profane à l’amour sacré. Études de psychologie sentimentale au Moyen Âge, Paris : Nizet, 1961, p. 176.
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entraîne à sa suite les chevaliers arthuriens : comme l’écrit Paul Bretel, « leur aventure apparaît bien comme la transposition, sous forme romanesque, de l’aventure spirituelle de l’Épouse mystique67 ». Considérant à la suite de Myrrha Lot-Borodine et de Pauline Matarasso68 que la pensée Guillaume de Saint-Thierry a exercé, peut-être plus encore que celle de saint Bernard, une influence sur la Queste del Saint Graal, le même Paul Bretel propose de lire ce roman non seulement à partir de son Exposé sur le Cantique des cantiques mais à la lumière de la Lettre aux frères du Mont-Dieu. Fondée sur la division tripartite d’Origène, l’anthropologie religieuse de Guillaume pourrait ainsi rendre compte de la manière dont se distribuent les personnages de la fiction, des réprouvés (Gauvain et les autres chevaliers terriens) aux élus (Bohort, Perceval et Galaad), Lancelot incarnant le pécheur repentant. Loin de figer les personnages dans un état, la distinction que propose Guillaume entre les commençants, les progressants et les parfaits permettrait d’expliquer leur évolution, de l’état animal (vita animalis) à l’état rationnel (vita rationalis) – moment de gnose où l’esprit acquiert l’intelligence des vérités révélées grâce aux senefiances et aux demostrances – et enfin à l’état spirituel (vita spiritualis). C’est à cet état spirituel que se rattacherait la dernière partie de la Queste, réservée aux Récompenses selon le schéma d’Albert Pauphilet. Parmi celles-ci, se détache une série formée par trois sommeils mystiques. Le premier épisode intervient alors que Lancelot a pris place dans une nef, après son long séjour au bord de l’Eau Marcoise, au moment où un sentiment de plénitude l’envahit au point qu’il « voi[t] orendroit [s]on cuer en si grant joie et en si grant soatume qu[‘il] ne sai[t] s’[il est] en terre ou en paradis terrestre » (p. 247, l. 9 sq.) : « Lors s’acoste au bort de la nef et s’endort en cele grant joie. » La précision qui suit n’est pas anodine dans un roman où il s’agit de « muer l’estre de chascun », selon une formule déjà citée, c’est-à-dire de spiritualiser la chevalerie : « Toute la nuit dormi Lancelot si aeise qu’il ne li fu pas avis qu’il fust tiex com il souloit, mes changiez. » (p. 247, l. 13-14) Le second épisode concerne également Lancelot. Pour avoir enfreint l’interdiction de s’avancer dans la pièce où est célébrée la liturgie du Saint Graal, le héros tombe dans une catalepsie qui dure vingt-quatre jours, ce qu’il rapporte lui-même aux vingt-quatre années pendant lesquels il a aimé la reine. Ce sommeil est rempli de visions si délicieuses69 qu’il n’en sort qu’à regret : « Tant estoie ge ore plus aeise que je ne seré hui mes. Ha, biax peres Jhesucriz, qui porroit estre tan preudons que il veist apertement les granz merveilles de vos secrez ? » (p. 257, l. 32-33). Dans son De gradibus humilitatis et superbiae, Bernard de Clairvaux décrit la situation qui est alors celle de l’âme : « Là, pour peu de temps – environ une demi-heure70 –, le silence s’étant fait dans le ciel,
67 Paul Bretel, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Âge (1150-1250), Paris : Honoré Champion, 1995, p. 621. 68 Myrrha Lot-Borodine, « Les grands secrets du Saint-Graal dans la Queste du pseudo-Map », dans Lumière du Graal, op. cit., p. 151-174. 69 « Je ai, fet il, veu si granz merveilles et si granz beneurtez que ma langue nel vos porroit mie descovrir, ne mes cuers meismes nel porroit mie penser, com grant chose ce est. Car ce n’a mie esté chose terriane, mes esperitel. » (QSG, p. 258, l. 6 sq.). 70 Il s’agit d’une allusion à l’Apocalypse : « Factum est silentium coelo quasi media hora » (Ap 8, 1).
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elle repose avec suavité dans les embrassements désirés ; elle dort, mais son cœur veille et, pendant ce temps, elle scrute les arcanes de la vérité, dont bientôt, lorsqu’elle sera revenue à elle-même, elle se nourrira, en les rappelant à sa mémoire. Là elle voit des choses invisibles, entend des choses ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme d’exprimer, qui dépassent toute la science que la nuit communique à la nuit71 ». L’état de Lancelot, comparé à celui d’une motte de terre (p. 256, l. 20), n’est « ni ce repos paisible du corps qui pour un temps assoupit agréablement les sens corporels ni ce repos terrible qui enlève totalement la vie72 », ce que souligne la réaction de son entourage73. Il s’agit du sommeil de l’épouse, de « cette sorte de sommeil vivifiant et vigilant [qui] illumine le sens intérieur et, chassant la mort, donne la vie éternelle74 ». Galaad en fera l’expérience à son tour, sur la nef qui le conduit à Sarras, et le lit de Salomon sur lequel il prend place n’est pas sans évoquer le cubiculum du Cantique des Cantiques, le lieu où se consomme l’union de l’âme avec le Verbe. Cependant, à la différence de Lancelot dont le raptus de vingt-quatre jours n’est suivi d’aucune autre extase75, le chevalier élu cherche à prolonger cet état, priant Dieu de mourir » en voiant les merveilles del Saint Graal » (p. 274, l. 25-26), ce qui lui sera accordé au terme de sa quête. À l’invitation de l’officiant qui célèbre la dernière liturgie du Graal, le héros porte ses yeux à l’intérieur du Saint-Vessel avant de s’écrier : Ore voi ge tot apertement ce que langue ne porroit descrire ne cuer penser. Ici voi ge l’a començaille des granz hardemenz et l’achoison des proesces ; ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles ! (QSG, p. 278, l. 5. sq.) Ni l’hébraïsme de haute solennité qui clôt ces expressions remarquables, ni la double référence à l’ineffable et à l’impensable qui les ouvrent, ne soulèvent de difficulté. Le segment central en revanche – « l’a commençaille des granz hardemenz et l’achoison des proeces » – a retenu l’attention. Les critiques se sont parfois étonnés de la présence, en pareil contexte extatique, de mots empruntés au vocabulaire chevaleresque76, comme s’il s’agissait pour eux, à nouveau, au même titre que dans l’épisode de la nuit d’amour du Chevalier de la charrette, de souligner la présence d’un brouillage des codes religieux et courtois. Au fond, en leur « étrangeté » et selon leur caractère « contourné et ambigu », les textes littéraires témoigneraient ici encore « du débat entre l’Église et l’aristocratie laïque et de la revendication d’une définition spirituelle de ce qui constitue le chevalier77 ». Dès 1954, Jean Frappier notait que « dans les romans du 71 Bernard de Clairvaux, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, VII, 21, trad. Marie-Madeleine Davy, Œuvres, Paris : Aubier – Montaigne, 1944, t. 1. 72 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, texte latin des S. Bernardi opera, éd. Jean Leclercq et al., trad. Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta, t. 4, Paris : Cerf, 2003, sermon, 52, 3. 73 « Et il le resgardent au pox et as veines et dient que merveilles est de cel chevalier qui est toz vis, et si ne puet parler a aux » (QSG, p. 256, l. 26 sq.). 74 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, op. cit., sermon, 52, 3. 75 Jean-René Valette, « Triplex est somnus : sommeil et itinéraire spirituel dans la Queste del Saint Graal », dans Perspectives médiévales, t. 32, 2008 : Sommeil, songes et insomnies, dir. Christine Ferlampin‑Acher et al., p. 293-310. 76 Voir notamment Emmanuèle Baumgartner, L’arbre et le pain, Paris : SEDES, 1981, p. 154. 77 Pierre Toubert et al., « Conclusion », art. cit., p. 316-317.
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Graal, même dans ceux qu’anime le plus l’élan mystique, ceux-là surtout peut-être, la religion n’a guère cessé d’être exaltée en fonction de la classe des chevaliers, et dans l’intention précise d’exalter cette classe elle-même ». Cette « revendication mystique d’une classe », précise-t-il, procède sans doute d’un « immense rêve », fondé sur « le désir à demi conscient qu’avait la chevalerie de préserver son essence sur un plan sublime et purement spirituel ». Et comme invitant le lecteur à mettre en relation les deux grands thèmes sur lesquels repose la littérature courtoise, il ajoute : « cette transcendance de la chevalerie […] était en somme un sentiment de luxe parallèle à celui de l’amour courtois dans le domaine profane78 ». Telle est l’hypothèse que permet peut-être d’étayer le Lancelot en prose en confrontant ces deux thèmes.
Le cycle du Lancelot en prose Avant le Lancelot en prose (c. 1220-1230), qui procède pour ainsi dire à la fois du Conte du Graal de Chrétien de Troyes et de son Chevalier de la charrette (selon la périphrase qui désigne l’amant de la reine), rares sont les œuvres qui relient la fin’amor et le Graal. Deux textes méritent à cet égard de retenir l’attention. Voici d’abord les vers par lesquels s’ouvre le poème dans lequel le troubadour Rigaut de Barbézieux (c. 1140-1163) se compare au héros du Conte du Graal : Atressi con Persavaus el temps que vivia, que s’esbait d’esgardar tant qu’anc non saup demandar de que servia La lansa ni’ l grazaus, et eu sui atretaus, Miels-de-dompna, quan vei vostre cors gen, qu’eissamen m’oblit quan vos remir e’us cug preiar, e non fatz, mais consir79. Soutenue par une solide charpente rhétorique (« Atressi con »/« et eu sui atretaus »), la comparaison repose sur le motif de la parole empêchée80 : de même que Perceval
78 Jean Frappier, Romania, t. 75, 1954, respectivement, p. 89, 126, et 93 et 114. 79 Rigaut de Berbeizilh, « Atressi con Persavaus… », dans Liriche, III, éd. Alberto Varvaro, Bari : Adriatica Editrice, 1960 (c’est moi qui souligne). « De même que Perceval, du temps où il vivait, fut si troublé par sa contemplation que jamais il ne sut demander à quoi servaient la lance et le graal, de même en est-il de moi, Mieux-que-Dame, quand je vois votre gracieuse personne : je perds le sens quand je vous contemple, et songe à vous prier d’amour ; mais je ne le fais point, car je rêve. » (Trad. Pierre Bec, Anthologie des troubadours, Paris : UGE, 10/18, 1979, p. 116). Le cas de Rigaut de Barbézieux n’est pas isolé. Le poète Guittone d’Arezzo se compare lui aussi au héros de Chrétien de Troyes : il est si amoureux qu’en présence de sa dame il ne peut que se taire, comme Perceval en présence du Graal. 80 Danièle James-Raoul, La parole empêchée dans la littérature arthurienne, Paris : Honoré Champion, 1997.
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n’a pas été en mesure de poser les questions qui auraient assuré la guérison du RoiPêcheur (« demandar »), de même l’amant-poète n’a pu formuler sa requête d’amour (« preiar »). Sur cette défaillance de la parole repose ici l’alienatio mentis, étroitement liée à la contemplation : Perceval « s’esbait d’esgardar81 », commente Rigaut, tandis que le troubadour déclare pour son propre compte : « m’oblit quan vos remir ». Car si Chrétien de Troyes n’emploie ni esbahir ni oblier, marqueurs d’extase amoureuse82, il accompagne la mention des merveilles de la lance et du graal d’une double référence à la parole empêchée : (« Li vaslez vit cele mervoille / […] si s’est de demander tenuz » (CG, v. 3190-3192) ; « Et li vaslez les vit passer / et n’osa mie demander », v. 3231-3232) – ce dont se souvient ici le troubadour attaché à rapprocher les deux « extases ». Dans le Conte du Graal lui-même, Chrétien de Troyes s’emploie aussi à tisser de tels liens. De l’épisode des gouttes de sang sur la neige analysé plus haut, Jean Frappier disait qu’il est « le plus poétique après la scène du cortège du Graal83 ». Et de fait, les phénomènes de condensation et de déplacement propres à l’écriture poétique ne manquent pas. Un réseau imaginaire souterrain semble relier les deux séquences, fondé sur un identique contraste chromatique (le blanc et le vermeil) et sur la présence de deux lances jumelles : la « blanche lance » du cortège, dont la pointe laisse perler une goutte de sang, et celle sur laquelle Perceval prend appui pour esgarder la semblance laissée par l’oie blessée. Le même octosyllabe (« Le vermeil sor lo blanc assis ») fait aussi le lien entre le portrait de Blanchefleur (v. 1822) et l’extase sur la neige (v. 4201). Entre ces deux épisodes amoureux, prend place la scène au cours de laquelle Perceval, le Roi-Pêcheur et « tuit cil de leanz » découvrent « la lance blanche et le fer blanc » (v. 3184 sq.) avant de suivre des yeux le trajet de la « gote vermoille » le long de la hampe, « del fer de la lance an somet / et jusqu’à la main an vaslet ». C’est par la mervoille, mot que Chrétien fait rimer avec vermoille, que les deux semblances sont mises en relation : merveille de la lance qui saigne, merveille des gouttes de sang sur la neige évoquant irrésistiblement celle dont Dieu a fait une « passemervoille » (v. 1825). Une telle écriture ne saurait étonner de la part de celui que Jean-Marie Fritz présente comme un « romancier-poète », avant de préciser que « cette rencontre, unique au Moyen Âge, entre roman et poésie, se joue également autour du merveilleux. Celui-ci constitue à la fois l’essence du romanesque arthurien (les merveilles de Brocéliande) et l’instant privilégié où le romancier devient poète84 », l’instant privilégié, pourrait-on ajouter, où il ouvre la voie à la perspective mystique.
81 L’expression figure aussi dans la première extase de la Douloureuse Garde (voir supra, n. 31). Voir aussi le poème de Thibaut de Champagne dans lequel l’amant-poète se compare à une licorne : « Aussi conme unicorne sui / Qui s’esbahist en regardant /Quant la pucele va mirant. / Tant est liée de son ennui, / Pasmee chiet en son giron ; / Lors l’ocit on en traïson. / Et moi ont mort d’autel senblant / Amors et ma dame, por voir : /Mon cuer ont, n’en puis ravoir. » (Les Chansons de Thibaud de Champagne, éd. Axel Wallensköld, Paris : Honoré Champion, 1925, v. 1 sq.). 82 Voir Margaret Pelan, « Old French s’oublier : its meaning in epic and courtly literature », art. cit. 83 Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, op. cit., p. 130. 84 Jean-Marie Fritz, « Introduction. Chrétien de Troyes, le romancier-poète », dans Chrétien de Troyes. Romans, Paris : Le Livre de Poche, 1994 (La Pochothèque), p. 30.
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Moins poétiques que dialectiques, les grands cycles en prose représentent, selon Erich Köhler, « dans l’histoire du style et du point de vue de la conscience, le niveau le plus élevé auquel soit parvenu l’effort de totalisation de l’“état” féodal. Issus des mêmes mouvements historiques, mais réfléchis autrement – sur le plan littéraire –, ils constituent le pendant courtois et chevaleresque des grandes sommes de la scolastique85 ». Grâce au « double esprit » sur lequel repose son architecture, le cycle du Lancelot en prose, en particulier, véritable « somme de l’amour sacré et de l’amour profane86 », soutient aisément la comparaison avec les grandes productions culturelles du xiiie siècle, sommes de théologie ou cathédrales87. Et si l’un des plus célèbres dialogues du Lancelot propre88 peut apparaître « comme un belvédère d’où l’on voit s’organiser les perspectives du cycle tout entier89 », c’est parce qu’il défend « la grandeur de l’amour en face de la mystique religieuse » : aux remords exprimés par la reine, le héros éponyme répond que, sans l’amour qu’elle lui a inspiré, il ne serait jamais devenu le meilleur chevalier du monde. Partant, il n’aurait pu prétendre à la plus haute des aventures, celle du Graal, celle-là même dont l’adultère défend l’accès. « Ce sont bien deux mystiques qui s’affrontent », note Alexandre Micha, qui montre par ailleurs à quel point l’amour courtois, « traversé de jalousies, de douleurs, de frénésies, de dérèglement mental », est susceptible de présenter l’apparence d’une « fausse mystique90 ». Plus radicalement, c’est aussi ce que montre la Queste du Saint Graal, fondée sur une « réaction dévote91 ». Plaçant l’amour courtois face à l’amour spirituel, elle se livre à une véritable déconstruction du discours amoureux92. On songe ici à la saisissante formule d’Albert Pauphilet au sujet du neveu d’Arthur : dans la Queste, « Gauvain, c’est la chevalerie courtoise jugée selon l’esprit cistercien93 ». Mais comment comprendre ce face-à-face ? Selon Richard de Saint-Victor dans son Traité de la violente charité, l’âme peut être blessée aussi bien par l’amour d’une créature que par l’amour divin, et Richard n’hésite pas à s’inspirer d’Ovide pour décrire les symptômes de cette affection commune. Le victorin « met une phénoménologie de l’amour spirituel en parallèle avec une autre,
85 Erich Köhler, L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, Préface de Jacques Le Goff, Paris : Gallimard, 1974, p. 292-293. 86 Myrrha Lot-Borodine, De l’amour profane…, op. cit., p. 69. 87 Voir aussi Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’abbé Suger de Saint-Denis, trad. et postface de Pierre Bourdieu, Paris : Minuit, 1970. 88 LP, t. 5, LXXXV, 3. 89 Alexandre Micha, « L’esprit du Lancelot‑Graal » [1961], dans Id., De la chanson de geste au roman, Genève : Droz, 1976, p. 255. 90 Alexandre Micha, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève : Droz, 1987, p. 189. 91 Jean-Charles Payen, « La pensée d’Abélard et les textes romans du xiie siècle », dans Pierre Abélard et Pierre le Vénérable. Les courants philosophiques, littéraires et artistiques en Occident au milieu du xiie siècle, dir. Jean Châtillon, Jean Jolivet et René Louis, Paris : C.N.R.S., 1975, p. 520. 92 Johanna Gorecka-Kalita, « “Purifier la mémoire”. La déconstruction du discours amoureux dans la Queste del Saint Graal », dans L’Unique change de scène. Écritures spirituelles et discours amoureux (xiie-xviie siècle), dir. Véronique Ferrer, Barbara Marczuk et Jean-René Valette, Paris : Classiques Garnier, 2016, p. 123-136. 93 Albert Pauphilet, « Introduction », dans La Queste del Saint Graal, éd. cit., p. XI.
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de l’amour, ne disons pas courtois, mais humain et, qui plus est, pécheur. […] La description de l’amour “charnel” vaut pour l’amour spirituel94 ». Ainsi que le souligne Robert Javelet, « la différence gît dans l’orientation. L’axiologie est fondée sur le sens de l’amour, selon qu’il tend vers Dieu ou vers la créature, la femme en particulier, qui revêt ainsi une valeur négative et devient anti-Dieu95 ». Telle est la construction dialectique qui sous-tend les scènes du Graal. Inlassablement réécrites à partir de l’épisode du cortège inventé par Chrétien de Troyes, ces séquences remarquables, détachée de la monodie narrative et placées dans le champ d’un regard, constituent autant de seuils textuels, fortement théâtralisés96. Au cœur du cycle, trois d’entre elles forment système : « regard[a]nt le côté courtois et le côté mystique du Lancelot en prose », elles constituent « les pierres angulaires du grandiose édifice97 ». À chaque fois la même scène se reproduit : une colombe pénètre dans la grande salle du château de Corbenic, un encensoir d’or en son bec ; elle entre dans un lieu d’où ressort une belle demoiselle portant le Saint-Graal. Seule change la réaction des héros, Gauvain, Lancelot ou Bohort, ce qui permet de dresser, au cœur du roman, une échelle spirituelle. Dans la première scène, la belle porteuse du Graal retient l’attention du plus courtois des chevaliers. Bien qu’elle tienne le Graal au-dessus de sa tête et qu’elle s’incline devant le Saint-Vessel, Gauvain n’a d’yeux que pour elle : « si se merveille plus assés de sa bialté que del vaissel » (LP, LXVI, 13). Juge d’un regard, la merveille s’offre comme le point privilégié où s’inscrit la beauté, entre visible et invisible, humain et divin, charnel et spirituel. Attiré par la demoiselle tout en s’interrogeant de manière oiseuse sur la matérialité du Graal, Gauvain se trouve disqualifié d’emblée. Le Graal reste opaque à l’insipiens, à l’homme charnel ou extérieur, au lecteur incompétent : « Or, de même qu’un illettré, s’il voyait un livre ouvert n’y regarderait que les enluminures sans en comprendre les lettres, ainsi l’homme charnel et insensé qui ne perçoit pas les choses de Dieu, n’aperçoit dans les créatures que leur beauté extérieure, sans en pénétrer le principe intime98 ». À l’opposé du neveu d’Arthur dont le regard est aimanté par l’éphémère beauté de la créature, Bohort, le troisième hôte du roi Pellès, ne prête aucune attention à la porteuse du Graal : touché par la grâce, il reçoit le don des larmes et reconnaît « li Sainz Graal dont il avoit mainte foiz oï parler » (LXXXI, 12). Quant à Lancelot, il reste dans l’entre-deux dont il est coutumier. Sensible à la beauté du Graal, il se conforme à l’attitude dévote de ses compagnons : « si li est avis, et bien le croit, que ce soit sainte chose et dingne » (LXXVIII, 51). Répondant au roi
94 Robert Javelet, « L’amour spirituel face à l’amour courtois », dans Entretiens sur la Renaissance du 12e siècle, dir. Maurice de Gandillac et Édouard Jeauneau, Paris – La Haye : Mouton, 1968, p. 330. 95 Ibid. 96 Sur les « scènes du Graal », voir Jean-René Valette, La pensée du Graal, op. cit., chap. 8. 97 Jean Frappier, « Le cycle de la Vulgate (Lancelot en prose et Lancelot-Graal) », dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, éd. Hans-Robert Jauss und Erich Köhler, vol. 4/1, Heidelberg : Winter, 1978, p. 550. 98 Hugues de Saint-Victor, De tribus diebus, IV, cit. et trad. Edgar de Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Paris : Albin Michel, 1998 (1re éd. en 1946), vol. 1, p. 579.
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Pellès qui lui demande « qu’il li samble del riche vessel que la damoisele aporta », il néglige la syntaxe qui subordonne la demoiselle au Graal, pour n’évoquer que la beauté des femmes – et rester fidèle à l’unique aimée : « Il me samble, fet il, que de damoisele ne vi ge onques si bele ; de dame ne di je mie » (LXXVIII, 52). Si la grâce ne lui fait pas défaut en l’occurrence, c’est parce que l’auteur du Lancelot n’a garde d’oublier que la fin’amor constitue, à côté du Graal, l’autre grand principe de spiritualisation auquel fait appel la littérature courtoise. D’où le système ternaire sur lequel reposent les scènes du Lancelot en prose. Entre le chevalier charnel et le chevalier spirituel, il y a place pour le chevalier de la fin’amor. Lancelot et Bohort incarnent, en effet, « deux mystiques dont les sources cachées restent proches99 », ce qui ne saurait étonner le lecteur s’il se souvient que « la fin’amor est construite comme un décalque de la caritas augustinienne100 ». Si « la noblesse même de l’amour des troubadours témoigne de ses affinités spirituelles101 », elle explique aussi que Dante, selon un projet différent de celui que développe le Lancelot en prose102, prenne délibérément appui sur la mystique de l’amour courtois. C’est ce que montre en particulier Andrea Pulega dans un livre visant à confronter l’amour courtois aux modèles théologiques103. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la Francesca de Dante. Selon Andrea Pulega, la participation sentimentale du poète au drame des pécheurs ne peut se comprendre que rapportée à la civilisation courtoise. Voici la manière dont, en quelques simples lignes, Michel Stanesco rend compte de sa thèse : « Francesca n’est pas une anti-Béatrice : il y a dans cette héroïne à la fois quelque chose de divin et quelque chose d’irréalisé, parce qu’elle manque de mesure courtoise. En revanche, Béatrice conduit à l’amor purus, qui est le véritable aboutissement de la fin’amor : elle fournit 99 Myrrha Lot‑Borodine, « Le double esprit et l’unité du Lancelot en prose », dans Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris : Honoré Champion, 1954 (1re éd. en 1918), p. 444. En demandant que soit prise en considération « toute la perspective Lancelot‑Queste‑Mort Artu », Alexandre Micha écrit de son côté : « Dans l’absolu, l’auteur place au sommet la chevalerie célestielle inspirée par un ascétisme mystique, au‑dessus de la terrienne dont le fondement était la mystique courtoise » (« L’esprit du Lancelot-Graal », art. cit., p. 260). 100 Anita Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caro dans la littérature courtoise », dans L’Unique change de scène…, op. cit., p. 54. 101 Robert Javelet, « L’amour spirituel face à l’amour courtois », art. cit., p. 331. 102 Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, la mise en œuvre du « double esprit » permet au cycle du Lancelot de rejouer, pour le seul usage de la chevalerie, la tension entre le charnel et le spirituel, le terrien et le celestiel. Le Lancelot en prose n’invente pas ce binôme, il le décalque, ajoutant, pour ainsi dire, un étage à la construction produite par les clercs. Prenant appui sur la distinction ecclésiastique entre la militia saecularis (= les chevaliers) et la militia spiritualis (= les moines), le discours courtois distingue à son tour, au sein même de la chevalerie, une « militia saecularis » (= la chevalerie teriene) et une « militia spiritualis » (= la chevalerie célestiele). Se superposant à la distinction ecclésiastique, le couple chevalerie terriene/célestiele vise à la supplanter en assumant, à lui seul, les pôles du charnel et du spirituel. Par là se réalise la « substitution » qu’évoque Joseph Morsel « être chevalier à la place du clerc » (L’Aristocratie médiévale, op. cit., p. 162). Voir Éléonore Andrieu et Jean-René Valette, « Du personnage de Guillaume d’Orange au chevalier celestiel : itinéraires de conversion et communautés textuelles (xiie-xiiie siècles) », dans La conversion. Textes et réalités, dir. Didier Boisson et Élisabeth Pinto-Mathieu, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 29-63. 103 Andrea Pulega, Amore cortese e modeli theologici. Guglielmo IX, Chrétien de Troyes, Dante, Milano : Jaca Book, 1995.
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au poète la médiation vers le divin, à travers la grâce qui a manqué à Francesca. On trouve ainsi chez Dante la conception achevée de l’amour courtois, fruit d’une vraie plenitudo temporis de la civilisation chevaleresque et courtoise, arrivée au niveau de sa plus haute idéalisation104 ». ⁂ Au terme de cette enquête, à la question Existe-t-il une mystique courtoise ?, il est possible de répondre par l’affirmative, à condition de ménager deux précautions, la première relevant de l’histoire et la seconde de l’historiographie. Comme le suggère Michel de Certeau, mystique devrait plus souvent s’écrire au pluriel : « il est possible de parler de “la” mystique, pourvu que soit entendu par là un objet historiquement circonscrit, une “formation historique”105 ». À partir du Chevalier de la charrette et de la Queste del Saint Graal, j’ai tenté de dégager deux « historicités mystiques » : au xiie siècle la fin’amor et, dans le premier quart du siècle suivant, le Saint-Graal106, le cycle du Lancelot en prose les éclairant mutuellement. D’autres « mystiques courtoises » mériteraient d’être étudiées, à commencer par celles qui voient le jour au début du xiie siècle en langue d’oc autour du joi troubadouresque ou celle que construit allégoriquement le Roman de la Rose dans le premier quart du xiiie siècle107, sans compter, bien sûr, celles qui empruntent à la langue et à la littérature courtoises pour forger un langage mystique authentiquement tourné vers Dieu (Hadewijch d’Anvers, Mechthilde de Magdebourg, Margerite Porete). Est-il gênant de confondre sous la même expression une mystique courtoise de la Dame et du Graal et une mystique courtoise de Dieu108 ? Pas nécessairement. Cette ambivalence souligne le caractère spéculaire du rapport qui a présidé à la formation de ces deux discours mystiques. Une seconde précaution inviterait à distinguer les mots et les concepts. Même si le substantif mystique n’est pas ou peu employé au Moyen Âge dans le sens que 104 Michel Stanesco, compte rendu de l’ouvrage d’Andrea Pulega, Amore cortese…, op. cit., Romania, t. 118, 2000, p. 249-252. 105 Michel de Certeau, « Mystique », dans Encyclopaedia Universalis, t. 11, Paris : Encyclopaedia universalis France, 1971 (1re éd.), p. 521-526 (2e éd. en 1985, t. 12, p. 873-878…, 7e éd. en 2005, t. 12, p. 1031-1036). 106 Cette expression permet de mieux distinguer les Hauts Livres du Graal et la tradition qui remonte au Perceval de Chrétien de Troyes. 107 Voir notamment Jean Batany, « Miniature, allégorie, idéologie : “Oiseuse” et la mystique monacale récupérée par la “classe de loisir” », dans Études sur le Roman de la Rose, dir. Jean Dufournet, Paris : Champion, 1984, p. 7-36. Voir aussi Marie-Pascale Halary, « Le miroir de Guillaume de Lorris à l’école de la charité », dans Les écoles de pensée du xiie siècle et la littérature romane (oc et oïl), dir. Valérie Fasseur et Jean-René Valette, Turnhout : Brepols, 2016, p. 279-299. 108 Pour les distinguer, il suffirait de réserver au phénomène proprement courtois le terme de mysticisme, qui désigne une mystique pour ainsi dire « oblique » en ce qu’elle n’est pas fléchée vers Dieu. Dès 1926, par exemple, Edmond Faral évoquait le « mysticisme courtois » de Guillaume de Lorris (« Le Roman de la Rose et la pensée française au xiiie siècle », dans Revue des deux mondes, t. 9/35, 1926, p. 437). Voir Jean-René Valette, « La notion de mystique dans la Queste del Saint Graal », dans Fleur de clergie. Mélanges en l’honneur de Jean-Yves Tilliette, éd. Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens et Jean-Claude Mühlethaler, Genève : Droz, 2019, p. 755-778.
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nous lui donnons depuis les xvie et xviie siècles, je plaiderais volontiers en faveur d’un usage commode et intuitif du terme109 . Pourquoi, en effet, ne pas dégager une théologie de l’expérience mystique, à condition bien sûr de pas la confondre avec la théologie mystique, expression dont la tradition remonte au pseudo-Denys l’Aréopagite110 ? Pourquoi ne pas parler de mystique au moment où celle-ci n’a pas encore trouvé son nom ? Il en irait ainsi de la mystique comme de l’amour courtois, selon l’expression que Gaston Paris forgea en 1883 dans la Romania à propos du Chevalier de la charrette. Si le Moyen Âge connaît amour fine, bonne ou veraie, il n’enregistre que deux attestations de cortez’amors en langue d’oc (chez Peire d’Alvernhe et dans Flamenca) et, semble-t-il, une seule dans Sone de Nansay, roman arthurien en vers du xiiie siècle. Et pourtant, note Georges Duby, « Gaston Paris fut fort bien inspiré » car « la cour fut effectivement le lieu où le jeu de fine amour prit forme111 ». Il en irait aussi de la mystique comme de la littérature, terme dont Michel Zink estime qu’il est, pour la période médiévale, « ambigu, à la fois inadéquat et irremplaçable112 », allant même jusqu’à se demander : « La littérature française du Moyen Âge existe-t-elle113 ? ».
109 Voir notamment André Vauchez, La spiritualité du Moyen Âge occidental (viiie-xiie siècles), Paris : PUF, 1975, en part, p. 159-164, « Aux origines de la mystique occidentale ». 110 Dans ce volume, voir l’article de Marc Vial, « Jean Gerson et la théologie mystique », p. 135-146. Voir aussi Alain de Libera, qui rappelle que « le Moyen Âge ne connaît pas d’autre theologie mystica que celle de Denys, où seul Dieu est, au sens propre du terme, “mystique”, c’est-à-dire caché », ce qui le mène à soutenir que « la notion de “mystique médiévale” entendue comme désignant un ensemble de comportement singuliers ou un type particuliers d’individus doit être considérée comme non descriptive : c’est une catégorie de l’historiographie, non de l’Histoire », Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991 (Points-Essais), p. 302. 111 Georges Duby, « Le modèle courtois », dans Histoire des femmes en Occident, dir. Georges Duby et Michèle Perrot, t. 2, Le Moyen Âge, dir. Christiane Klapisch-Zuber, Paris : Plon, 1991, p. 266. 112 Michel Zink, « Littérature(s) », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, op. cit., p. 610. 113 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris : Paris, PUF [1992], 2014, p. ix.
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Un Huron chez les mystiques
Qu’il y ait eu, dans l’historiographie récente, un emploi excessif et imprécis du terme « mystique » appliqué au Moyen Âge, source de multiples malentendus, c’est un constat sur lequel je rejoins volontiers les concepteurs de ce volume1. Mais, simple historien, je n’ai pas la compétence qui me permettrait d’explorer les sources médiévales pour en analyser les contenus théologiques. Ma contribution sera donc plus un témoignage qu’une étude ; ou comment, m’intéressant aux saintes femmes d’Italie centrale aux xiiie et xive siècles dans les années 1980, je me suis trouvé confronté à un débat historiographique et idéologique dont je ne mesurais pas les enjeux. Au fond, il s’agira du récit de voyage d’un ingénu. D’où son titre : « Un Huron chez les mystiques ». Lorsque, vers le milieu des années 1980, je me suis tourné vers l’Italie médiévale et ses saintes femmes, je disposais, en matière de « mystique », d’un outillage élémentaire. La thèse magistrale d’André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge avait été publiée en 19812. La deuxième partie du Livre II, « La sainteté officielle : formes et critères de la perfection chrétienne d’après les procès de canonisation », se termine sur le chapitre III, le plus nettement chronologique : « L’évolution des critères de la sainteté de la fin du xiie au début du xve siècle3 ». Il s’articule en trois temps : « Ascétisme, pauvreté et zèle pastoral : le modèle évangélique » (fin xiie-fin xiiie siècle)4 », « Crise de l’évangélisme et valorisation de la culture (vers 1300-vers 1370)5 » et enfin « L’invasion mystique (vers 1370-vers 1430)6 ».
1 Dominique Poirel, « Le mot mysticus et ses emplois au Moyen Âge », ci-dessus p. 11-31, en part. p. 12-13 : « Non seulement le mot médiéval de “mystique” n’a pas du tout le même sens que ce que nous voulons dire quand nous l’employons, mais j’ai de sérieux doutes sur l’existence même, durant tout le Moyen Âge, d’une réalité homogène et circonscrite correspondant à notre façon de comprendre ce mot. En d’autres termes, il me semble que la catégorie de “mystique” n’est pas seulement molle et imprécise, mais encore anachronique, inadéquate et trompeuse. » 2 André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome : École française de Rome, 1981, rééd. 1988. 3 Ibid., p. 449-478. 4 Ibid., p. 450-455. 5 Ibid., p. 455-472. 6 Ibid., p. 472-478. Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021 (STMH), p. 171-184 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123014
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André Vauchez ne définit pas le terme « mystique » et se contente de constater le déferlement d’« une vague de mysticisme visionnaire et prophétique […] sur la chrétienté7 ». Il y voit une réaction contre le modèle studieux promu par la papauté, réaction qui est en fait – explique-t-il – le retour d’une tendance hostile aux études présente à l’origine de l’Ordre franciscain. Il en perçoit une première réapparition au tournant des xiiie et xive siècles chez Marguerite de Cortone, Angèle de Foligno et Claire de Montefalco, dont il cite cette apostrophe à son jeune frère : « Je ne voudrais pas que tu te préoccupes toujours de cette science et de cet orgueil de l’Écriture. Et je te dis pour ma part que tu aurais plus grande consolation si tu étais frère laïc et cuisinier avec un bon esprit et une ferveur de dévotion que si tu étais un plus grand parmi de quelconques lecteurs8. » Donc un courant déjà ancien, qui connaît une résurgence au temps de la papauté d’Avignon et du Grand Schisme. Elle s’accompagne d’un retour à des valeurs ascétiques, à la pauvreté, mais dans un mouvement d’intériorisation de la via crucis. Un témoin au procès de canonisation de Catherine de Sienne définit sa sainteté comme « parfaite affection de Dieu procédant d’une claire vision9 ». Les exemples cités par André Vauchez sont presque exclusivement féminins. Il insiste sur l’élitisme paradoxal de cette tendance, qui se situe sur les lignes de crête de la dévotion et s’adresse « exclusivement aux chefs10 », avec cette conclusion : « Le discours mystique, volant au secours des hiérarchies en péril, reçut d’elles en retour une légitimité et une considération qui lui avaient été longtemps refusées11. » L’étude de Rudolph Bell, Holy Anorexia, venait d’être publiée en 198512. S’interrogeant sur ce que pouvait bien avoir en commun le mannequin Twiggy et Claire d’Assise, l’historien américain combine les approches modernes – physiologiques et psychologiques – de l’anorexie nerveuse comme une des manifestations de l’hystérie avec celles de la Gender History, alors en pleine floraison aux États-Unis. Son étude porte sur un échantillon de deux cent soixante et une saintes italiennes de 1200 au xxe siècle. Mais ce livre – et d’autres de même inspiration qui se multiplièrent par la suite – n’est pas d’un grand secours pour notre sujet, car le déterminisme du Gender a tendance à ne pas prendre au sérieux les paroles de ces femmes, puisque l’historien connaît mieux qu’elles les vraies raisons de leur propre comportement. Et plus l’historien démiurge se propose de démonter les rouages du pouvoir patriarcal qui les modèle, plus elles n’en apparaissent que comme son éternel produit. Les femmes, au fond, sont plus fermement reléguées du côté du corps par de telles approches que par les plus obtus des pasteurs médiévaux.
7 Ibid., p. 472. 8 Ibid., p. 473, note 76. Ici comme dans l’ensemble de cette contribution, je suis responsable des traductions françaises. 9 Ibid., p. 476, note 86. 10 Ibid., p. 477. 11 Ibid., p. 478. 12 Rudolph M. Bell, Holy Anorexia, Chicago – London : The University of Chicago Press, 1985 ; trad. Caroline Ragon-Ganovelli, L’anorexie sainte. Jeûne et mysticisme du Moyen Âge à nos jours, Paris : PUF, 1994.
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L’ouvrage de Michel de Certeau, La fable mystique (xvie-xviie siècle), était sorti depuis 198213. De ce livre fulgurant, je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais j’ai au moins retenu que le passage de l’adjectif « mystique » au substantif ne s’opère qu’à la période moderne et que cette quête de l’indicible n’a pourtant d’autre lieu que la trace scripturaire de sa consignation. Quand je me tournai vers l’historiographie récente italienne, je commençai par lire les volumes d’actes de trois colloques publiés en 1980, 1983 et 1984, qui m’apparurent former un rassurant triptyque : Movimento religioso femminile e francescanesimo nel secolo xiii ; Temi e problemi nella mistica femminile trecentesca ; Il movimento religioso femminile in Umbria nei secoli xiii-xiv. Trois fois le terme femminile, deux fois le syntagme movimento religioso, francescanesimo d’un côté, Umbria de l’autre, l’arc chronologique commun des xiiie-xive siècles : tout allait dans ce sens. Bien plus, l’intrigue – comme dans La comédie humaine – jouait du retour des personnages : Raoul Manselli était présent dans les trois rencontres, Roberto Rusconi, André Vauchez, Chiara Frugoni, Enrico Menestò chacun dans deux d’entre elles. Enfin deux de ces volumes d’actes, bien que publiés à trois ans de distance, procédaient de colloques qui s’étaient tenus l’un à Assise du 11 au 13 octobre 1979, l’autre à Todi du 14 au 17 octobre de la même année. Le triptyque prenait des allures de voyage organisé. Je compris bien plus tard que c’était le piège dans lequel il ne fallait pas tomber. Les actes du colloque d’Assise, Movimento religioso femminile e francescanesimo nel secolo xiii14, comprennent des communications, entre autres, de dom Jean Leclercq, Giovanni Gonnet, Roberto Rusconi ou André Vauchez. Toutes ces contributions ont en commun une approche de type institutionnel et social, que résume bien une citation du Père Congar livrée par Giovanni Gonnet : « Tant d’hommes et de femmes qui appartiennent au vulgus, souvent à la classe de tisserands, qui sont des illitterati et des idiotae, se mettent à théologiser, réclament de lire eux-mêmes les Écritures, dissertent avec les prélats qui les interrogent, veulent prêcher15. » La mystique n’apparaît que dans la communication d’André Vauchez « L’idéal de sainteté dans le mouvement féminin franciscain aux xiiie et xive siècles16 ». Parmi les saintes femmes de la mouvance franciscaine, André Vauchez distingue deux courants : une spiritualité évangélique, paupériste, charitable, bientôt supplantée par une tendance « mystique », encouragée par les clercs pour favoriser le renoncement à l’évangélisme social. Voici un petit florilège qui donne une idée des
13 Michel de Certeau, La fable mystique (xvie-xviie siècle), Paris : Gallimard, 1982. 14 Movimento religioso femminile e francescanesimo nel secolo xiii. Atti del VII Convegno internazionale, Assisi, 11-13 ottobre 1979, Assisi : Società internazionale di studi francescani, 1980. 15 Giovanni Gonnet, « La donna presso i movimenti pauperistico-evangelici », ibid., p. 101-129, en part. p. 128, citant Yves Marie-Joseph Congar, « Les laïcs et l’ecclésiologie des ordines chez les théologiens des xie et xiie siècles », dans I Laici nella Societas christiana dei secoli xi e xii. Atti della terza settimana internazionale di studio, Mendola, 21-27 agosto 1965, Milano : Vita e pensiero, 1968, p. 83-117, en part. p. 115-116. 16 André Vauchez, « L’idéal de sainteté dans le mouvement féminin franciscain aux xiiie et xive siècles », dans Movimento religioso femminile…, p. 315-337.
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analyses de l’auteur : « Au niveau de la piété et de la dévotion, l’expérience spirituelle de Ste Claire peut paraître relativement banale. Comme chez la plupart des saintes femmes de son temps, la méditation de la Passion du Christ et de ses souffrances ainsi que la contemplation de son humanité y tiennent une place centrale. C’est en se remémorant les mystères douloureux, en particulier celui de la Croix, qu’elle s’efforçait d’accéder à Dieu. Il ne semble pas cependant qu’elle ait eu des “états mystiques” au sens précis du terme, bien que dans certaines dépositions au procès de canonisation soient décrits des phénomènes qui s’apparentent au rapt ou à l’extase. Ste Claire se distingue plutôt par un ascétisme extrême et par la rigueur des pénitences qu’elle s’est infligées17. » « Mais très rapidement et sous l’influence, semble-t-il, des Frères Mineurs eux-mêmes, l’accent s’est déplacé de l’exaltation de la pauvreté vers celle de l’ascèse et surtout des effusions mystiques, qui deviennent, à partir des dernières décennies du xiiie siècle, un des principaux critères d’appréciation de la sainteté18. » « Persuadés de la supériorité de la contemplation sur l’action, les religieux qui dirigeaient ces femmes les ont encouragés à explorer une voie qui allait devenir la voie royale de la sainteté féminine à la fin du Moyen Âge : la recherche de l’union mystique19. » Le corps « constituait aussi pour la femme illettrée et dépourvue de pouvoir un instrument de communication privilégié. Dissout, élevé de terre, ravi, liquéfie, irradiant, le corps de la sainte est à lui seul un langage que chacun décrypte selon ses capacités20. » Enfin cette belle conclusion : « À la sainte muette du xiiie siècle, qui se contente de méditer en silence les mystères douloureux, succédera après 1350 la vague des visionnaires et prophétesses dont les propos inspirés transmettent aux clercs étonnés un écho amplifié de leur propre message21. » Dans la table ronde finale, André Vauchez se demande si ce sont les Frères mineurs qui ont orienté les femmes vers la mystique ou si elles se sont d’elles-mêmes engagées dans cette direction. Il penche en faveur de tendances mystiques spontanées ; mais les frères ont agi comme un jardinier qui taille un arbre. Coupant la branche caritative, ils ont « surtout laissé croître ces aspirations mystiques en négligeant les autres22 ». André Vauchez hésite moins que les autres participants à entrer dans le vif des contenus spirituels, mais cette dernière image montre qu’il le fait de manière organique, sur le mode implicite de la sublimation. Si l’on cherche les sources d’inspiration de la rencontre, ce n’est certes pas du côté de la Gender History qu’il faut se diriger. Cette approche est totalement absente du volume. On pourrait évoquer la figure du chanoine Étienne Delaruelle, proche de Raoul Manselli et d’André Vauchez, qui fit émerger l’idée de « piété populaire23 ». Mais, en amont, l’inspiration de Movimento religioso femminile vient du volume
17 Ibid., p. 325. 18 Ibid., p. 329. 19 Ibid., p. 336. 20 Ibid., p. 337. 21 Ibid., p. 337. 22 « Tavola rotonda », dans Movimento religioso femminile…, p. 339-357, en part. p. 352. 23 Étienne Delaruelle, La piété populaire au Moyen Âge, Torino : Bottega d’Erasmo, 1975, préface de Raoul Manselli, André Vauchez et Philippe Wolff.
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d’Herbert Grundmann, paru en 1935 dans sa rédaction allemande, Religiöse Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen über die geschichtlichen Zusammenhänge zwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religiösen Frauenbewegung im 12. und 13. Jahrhundert und über die geschichtlichen Grundlagen der deutschen Mystik, et traduit en 1974 en italien, avec une introduction de Raoul Manselli, sous le titre Movimenti religiosi nel Medioevo. Ricerche sui nessi storici tra l’eresia, gli ordini mendicanti e il movimento religioso femminile nel xii e xiii secolo e sulle origini storiche della mistica tedesca24. Il n’est pas évident de résumer ce maître-ouvrage en quelques lignes. Comme l’explique bien Raoul Manselli dans son introduction à l’édition italienne25, Herbert Grundmann s’inscrit en faux contre le déterminisme social marxiste. Il plaide pour une autonomie du religieux sans lien mécanique avec le social. Il croit en la liberté de l’individu au sein des courants de l’histoire et veut reconduire son lecteur au moment où les choix de chacun sont encore à faire. Herbert Grundmann lui-même postule qu’il faut considérer non pas chaque expérience religieuse en elle-même, mais le flot des mouvements religieux dans leur ensemble, soit qu’ils débouchent sur un ordre religieux, soit qu’ils basculent dans l’hérésie. Il constate l’existence d’un mouvement religieux féminin au xiiie siècle, mal compris à l’époque, qui ne rentre pas dans un ordre religieux précis, mais s’est lié à des ordres mendiants qui, au fond, ne voulaient pas de lui, preuve que le mouvement religieux féminin ne procède pas des mendiants. C’est le même phénomène, dit-il, qui fait naître la mystique allemande au début du xive siècle. Chapitre par chapitre, dans un plan globalement chronologique qui l’entraîne de la Réforme grégorienne au xive siècle, Herbert Grundmann réfute le lien entre un mouvement religieux donné et une classe sociale précise. Dans le chapitre sur « Les débuts du mouvement religieux féminin26 », il explique que ce courant a en commun avec tous les mouvements religieux de l’époque de vouloir vivre chrétiennement, selon l’Évangile, et qu’il a été déclenché par les contradictions internes entre le mode de vie des clercs et les enseignements de l’Évangile. C’est là, de manière générale, le primus movens de son histoire : la puissance intrinsèque de l’Évangile et l’inadéquation à son message de l’institution qui prétend le prêcher. Puis il traite des Béguines27, de l’hérésie du Libre Esprit28 et de « L’origine de la littérature religieuse en vulgaire29 », qu’il appelle aussi « la mystique allemande ». Ce qui frappe, c’est qu’il emploie le substantif « mystique » sans jamais le définir et traite rarement des
24 Herbert Grundmann, Religiöse Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen über die geschichtlichen Zusammenhänge zwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religiösen Frauenbewegung im 12. und 13. Jahrhundert und über die geschichtlichen Grundlagen der deutschen Mystik, Berlin : Matthiesen Verlag, 1935 ; trad. Maria Ausserhofer et Lea Nicolet Santini, Movimenti religiosi nel Medioevo. Ricerche sui nessi storici tra l’eresia, gli Ordini mendicanti e il movimento religioso femminile nel xii e xiii secolo e sulle origini storiche della mistica tedesca, Bologna : il Mulino, 1974. 25 Raoul Manselli, « Introduzione all’edizione italiana », ibid., p. XI-XX. 26 Grundmann, Movimenti religiosi nel Medioevo…, p. 147-170. 27 Ibid., p. 273-302. 28 Ibid., p. 303-372. 29 Ibid., p. 373-403.
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contenus doctrinaux pour eux-mêmes. Il fixe ainsi la limite à laquelle va se tenir une grande partie des historiens qui se sont tournés après lui vers l’histoire religieuse30. Le volume des actes du colloque de Todi ouvert le 14 octobre 1979, qui suivit immédiatement celui d’Assise, clos la veille, porte le titre Temi e problemi nella mistica femminile trecentesca et, à le lire, on se dit en effet que les problemi n’ont pas manqué31. Sur les quatorze communications prononcées, les éditeurs n’ont reçu le texte que de huit d’entre elles, dont cinq portent sur l’Italie – ce qui fait de ce volume le plus maigre de la collection des actes de Todi (deux cent quarante-huit pages). Dans sa communication « Frati mendicanti e pinzochere in Toscana : dalla marginalità sociale a modello di santità », Anna Benvenuti Papi prévient immédiatement qu’elle ne s’intéressera pas tant à la fleur que constitue la mystique qu’au sol où elle s’enracine, tout le terreau hagiographique féminin travaillé par les ordres mendiants aux xiiie-xive siècles32. Et elle s’y tient, dans une approche sociale et institutionnelle, qui est aussi celle de Raoul Manselli dans « L’inquisizione e la mistica femminile » : l’inquisition, affirme-t-il, a tendance à décréter hérétique ce qu’elle ne comprend pas33. La communication de Chiara Frugoni, « Le mistiche, le visioni e l’iconografia : rapporti e influssi » est passionnante : elle y considère les images mentales comme le reflet d’images réellement vues, un effet de miroir qui, explique-t-elle, est particulièrement déterminant dans ce qu’elle appelle l’« exégèse affective » de femmes par ailleurs peu instruites34. La communication d’André Vauchez sur « Sainte Brigitte de Suède et sainte Catherine de Sienne : la mystique et l’Église aux derniers siècles du Moyen Âge » prolonge et nuance celle d’Assise35. Je n’en cite qu’un passage, particulièrement éclairant : « Ainsi de l’expérience vécue par Ste Brigitte et Ste Catherine dans l’Église de leur temps se dégage une double leçon : leur mystique se présente comme le refuge
30 Dans son introduction de 1974 à la version italienne de l’ouvrage, Raoul Manselli, qui avait connu Herbert Grundmann avant sa mort en 1970, se réjouissait que ce livre, paru en Allemagne quand le nazisme y avait triomphé (1935), ne porte pas la moindre trace de cette idéologie (ce qui est indéniable et – j’ajoute – pas même la moindre trace de nationalisme allemand, alors que le dernier chapitre s’y prêtait particulièrement) ; Manselli, « Introduzione… », p. XIX. Robert Lerner, disciple d’Herbert Grundmann, se félicitait de la même absence en 1995, en introduction à la traduction anglaise du volume. Mais la note 10 de Robert Lerner contient un Nota bene atterré, faisant état de ce qu’il avait appris après la rédaction de son introduction, à savoir l’existence de conférences de 1940, 1941 et 1944, retirées de la bibliographie officielle d’Herbert Grundmann, qui sont de ferventes célébrations de la politique du régime ; Robert Lerner, « Introduction to the Translation », dans Herbert Grundmann, Religious Movements in the Middle Ages, trad. Steven Rowan, Notre Dame : University of Notre Dame Press, 1995, p. IX-XXV et 247-253, en part. p. 248, note 10. 31 Temi e problemi nella mistica femminile trecentesca, 14-17 ottobre 1979, Todi : Presso l’Accademia Tudertina, 1983. 32 Anna Benvenuti Papi, « Frati mendicanti e pinzochere in Toscana : dalla marginalità sociale a modello di santità », ibid., p. 107-135. 33 Raoul Manselli, « L’inquisizione e la mistica femminile », dans Temi e problemi…, p. 207-226. 34 Chiara Frugoni, « Le mistiche, le visioni e l’iconografia : rapporti e influssi », dans Temi e problemi…, p. 137-179, en part. p. 150. 35 André Vauchez, « Sainte Brigitte de Suède et sainte Catherine de Sienne : la mystique et l’Église aux derniers siècles du Moyen Âge », dans Temi e problemi…, p. 227-248.
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d’un évangélisme qui ne trouve pas sa place au sein des structures ecclésiales et d’un réformisme qui cherche à devenir opérant en investissant les sommets de la hiérarchie. En ce sens, elle était pleinement rassurante pour l’institution qu’elle confortait en ces temps d’épreuves et de crise. […] Mais d’autres aspects de leur action [celle de Brigitte et Catherine] devait soulever davantage de difficultés : en assumant de leur propre autorité une fonction prophétique et en se présentant comme les organes dont Dieu se servait pour faire connaître sa volonté au peuple chrétien, Brigitte et Catherine posaient le problème de l’accès des femmes au ministère de la parole […] ainsi que celui […] de l’authenticité des révélations privées et de la foi qu’il convenait de leur accorder36. » Notre auteur conclut sur l’idée que la mystique visionnaire et prophétique n’a pas trouvé sa place dans l’Église à la fin du Moyen Âge, parce qu’elle émanait de femmes illettrées et était suspecte à double titre. Elle la trouve enfin, dit-il, avec Thérèse d’Avila ou Jeanne de Chantal, mais dénuée de prophétisme. La communication d’Enrico Menestò, « La mistica di Margherita di Cortona », est la seule qui s’attaque frontalement et – j’ajoute – courageusement au sujet du colloque37. Il est en effet le seul auteur à proposer une définition de la mystique qui – on s’en rend compte à le lire – ne va pas de soi : « Le terme mystique n’est certes pas univoque. […] Par ce terme, j’entends avant tout l’expérience de Dieu et, plus précisément, du Dieu des chrétiens. […] Cette expérience de Dieu, pour être comprise, doit donc être saisie non seulement dans sa dimension génériquement spirituelle, mais aussi dans une réalisation spécifique et historique en une personne donnée et en un temps donné. Toutefois, si l’expérience mystique semble être par certains aspects une expérience comme toutes les autres, […] par d’autres côtés, elle semble être irréductible à une interprétation idéologique, du moins d’ordinaire et du moins sur un point, qui est directement lié à la foi chrétienne, à la révélation, au mystère de l’incarnation et à sa structure38. » Enrico Menestò commence cependant par livrer une lecture freudienne de l’expérience de Marguerite de Cortone. Elle a été interdite du triple amour pour un homme, père, mari et fils, puisque, dit-il « pour Freud, c’est bien connu, le choix mystique est l’expression du débouché sublimé des énergies sexuelles39 ». Notre auteur exprime le dilemme entre dimension freudienne, historique ou théologique de la mystique, mais opte pour cette dernière en s’appuyant sur une citation de Claudio Leonardi : « Or la foi, sa présence et sa conscience sont une dimension certainement historique, mais tout aussi certainement divine : elles constituent une réalité et deux natures, un fait théandrique. La compréhension la plus approprié d’un fait théandrique ne peut s’opérer uniquement à l’intérieur de l’historiographie, mais, pour son noyau caractéristique, elle doit se développer à l’intérieur de la théologie40. » En conclusion, Enrico Menestò se justifie d’avoir tenté 36 Ibid., p. 240-241. 37 Enrico Menestò, « La mistica di Margherita di Cortona », dans Temi e problemi…, p. 181-206. 38 Ibid., p. 185-186. 39 Ibid., p. 190. 40 Ibid., p. 194, citant Claudio Leonardi, « Pienezza ecclesiale e santità nella Vita Gregorii di Giovanni Diacono », dans Renovatio, t. 12, 1977, p. 51-66, en part. p. 52.
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plusieurs clés de lecture : « En réalité, l’application de différentes interprétations sert à comprendre les diverses expériences dans leur totalité ; à travers plusieurs clés de lecture, on pourra mieux dévoiler ces catégories universelles qui ont opéré chez les hommes et, dans notre cas, chez les hommes mystiques. Car l’homme n’agit que par des universaux dont les structures sont précisément repérables dans la culture, la théologie, la littérature, la poésie. Ces universaux sont justement l’élément unificateur des diverses interprétations41. » En fait, le continuum n’était qu’apparent entre le colloque d’Assise et celui de Todi : le colloque de Todi marque la rupture du consensus grundmannien qui présidait à celui d’Assise. Dans le colloque de Città di Castello, Il movimento religioso femminile in Umbria nei secoli xiii-xiv, qui se tint trois ans plus tard, les 27-29 octobre 1982, on a le sentiment que les deux partis campent fermement sur leurs positions42. D’un côté la majorité des communications (celles de Roberto Rusconi, Edith Pásztor, Robert Brentano, Mario Sensi, Giovanna Casagrande, Peter Höhler, Anna Benvenuti Papi, Chiara Frugoni, Raoul Manselli) se cantonne soit à l’érudition locale, soit à une histoire institutionnelle et sociale avec un très faible usage du terme « mystique » et dans une perspective qui reste essentiellement grundmanienne43 ; ainsi dans ces passages d’Edith Pásztor : « Le monde féminin, encore souvent exclu de la culture écrite, se trouve nourri et réconforté par une série de révélations divines qui lui permettent de saisir et de comprendre – peut-être mieux que les hommes, leur contemporains, en possession d’une vaste culture théologique – les grandes vérités de la doctrine chrétienne44. » « Il me semble que l’intensification de ces contacts mystiques avec Dieu peut être un autre signe expressif du manque d’un rapport plus étroit avec la hiérarchie officielle, dont le monde féminin ressent la nécessité, non seulement pour la piété personnelle de ces femmes, mais aussi parce qu’elles se trouvent seules face à des expériences et des événements plus grands qu’elles45. » De l’autre côté, la brève communication de Claudio Leonardi, « Santità femminile, santità ecclesiastica », reconnaît l’apport de l’histoire et de l’anthropologie pour l’étude de la sainteté, mais déplore que ces disciplines n’affrontent pas la sainteté en soi46. Il revient, de nouveau, à Enrico Menestò de développer la pensée de son mentor dans sa
41 Menestò, « La mistica… », p. 206. 42 Il Movimento religioso femminile in Umbria nei secoli xiii-xiv. Atti del convegno internazionale di studio nell’ambito delle celebrazioni per l’VIII centenario della nascita di S. Francesco d’Assisi, Città di Castello, 27-28-29 ottobre 1982, éd. Roberto Rusconi, Firenze : la Nuova Italia editrice, 1984. 43 L’acception du terme chez nos auteurs correspond globalement à la définition évolutive de Dominique Poirel : « ce qui était central devient périphérique, voire extravagant ; ce qui était ecclésial devient individuel, voire hétérodoxe ; ce qui était sacramentel devient subjectif, voire psychologisant ; ce qui était herméneutique et théologal, en tous cas rationnel, devient affectif, effusif, pour ne pas dire hystérique et anti-intellectualiste » ; Poirel, « Le mot mysticus… », p. 21-22. 44 Edith Pásztor, « I papi del Duecento e Trecento di fronte alla vita religiosa femminile », ibid., p. 29-65, en part. p. 62. 45 Ibid., p. 64. 46 Claudio Leonardi, « Santità femminile, santità ecclesiastica », dans Il movimento religioso femminile…, p. 19-26.
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communication sur « La Legenda di Margherita da Città di Castello47 ». Il distingue deux types d’études traditionnelles dans l’hagiographie, les études dévotionnelles et les études érudites comme celles des Bollandistes. Dans le premier cas, l’hagiographie est niée comme source historique ; dans le second, elle est source historique, mais perd sa dimension hagiographique. Dans les nouvelles approches structuralistes, histoire des mentalités, psychologiques, anthropologiques, l’hagiographie est trop souvent considérée comme un instrument de propagande aux mains des pouvoirs. Reste un domaine inexploré, que Claudio Leonardi – cité à nouveau par Enrico Menestò – appelle « la spécificité » du texte hagiographique : c’est qu’il parle de sainteté. Point de vue que notre auteur applique à sa source, pour conclure : « Au-delà des signes littéraires et sociaux, des techniques topiques et des messages culturels, la Légende de Marguerite transmet donc un modèle de sainteté dans lequel perdure et se vivifie l’héritage de la mystique et de la spiritualité franciscaines48. » Claudio Leonardi (1926-2010) a laissé une œuvre immense. Sa bibliographie, parue en 2011 dans le volume d’hommage L’esperienza intellettuale di Claudio Leonardi, s’étend sur une centaine de pages et compte plus d’un millier de titres49. Nombre d’entre eux, à partir des années 1980, comportent le terme mistica et un de ses grands succès éditoriaux fut le volume Scrittrici mistiche italiane, édité en 1988 en compagnie de Giovanni Pozzi50. Dans un article de 1990 au ton peu académique, « La santità delle donne nella storia del cristianesimo », Claudio Leonardi se confie : « Je ne suis pas un théologien de profession. Professionnellement, je m’occupe d’histoire de la littérature latine médiévale et j’ai un intérêt particulier pour l’histoire de la spiritualité, de la mystique, surtout de l’hagiographie : thèmes qui toutefois touchent, inévitablement, aussi à la théologie. Telle est donc l’histoire qui m’intéresse et la tâche qui m’est attribuée me semble de ce genre : l’histoire de l’homme qui parle à Dieu et de Dieu qui parle à l’homme, de leur rencontre, voire du dialogue femmeDieu51. » Dans un texte de 1995, « Margherita Porete martire della mistica », il se fait plus explicite : « Au fond, que veut dire mystique [mistica] ? Je me rappelle qu’il y a une cinquantaine d’années, sortit un petit livre […] d’Anselm Stolz, un bénédictin allemand qui enseignait à Rome, dont le titre était Teologia della mistica52. La thèse était qu’une théologie de la mystique était possible, car la mystique pouvait 47 Enrico Menestò, « La Legenda di Margherita da Città di Castello », dans Il movimento religioso femminile…, p. 217-237. 48 Ibid., p. 237. 49 Enrico Menestò, « Bibliografia di Claudio Leonardi », dans Agostino Paravicini Bagliani, Enrico Menestò et Francesco Santi, L’esperienza intellettuale di Claudio Leonardi, con la bibliografia completa degli scritti e una sua nota autobiografica, Firenze : SISMEL, 2011, p. 51-152. 50 Scrittrici mistiche italiane, éd. Claudio Leonardi et Giovanni Pozzi, Genova : Marietti, 1988. 51 Claudio Leonardi, « La santità delle donne nella storia del cristianesimo », dans Donne : genio e missione, Milano : Vita e pensiero, 1990, p. 43-58 ; rééd. dans Id., Agiografie medievali, éd. Antonella Degli Innocenti et Francesco Santi, Firenze : SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2011, p. 477-492, en part. p. 477. 52 Anselm Stolz, Theologie der Mystik, Regensburg : Pustet, 1936 ; trad. D. Martino Matronola, Teologia della mistica, Brescia : Morcelliana, 1940 ; trad. Théologie de la mystique, Chevotogne, Éditions des Bénédictins d’Amay, 2e éd. 1947.
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et devait être considérée non pas comme une expérience extraordinaire en soi et dans ses éventuelles manifestations – comme la théologie le pensait alors –, mais comme un fait normal de la vie chrétienne, une expérience commune, propre au chrétien, puisqu’elle est l’expérience de Dieu vivant dans l’âme de l’homme. N’est-ce pas là, observait Stolz, ce qui caractérise le chrétien ? La définition d’Irénée, reprise par Augustin, de ce qui constitue le projet du salut – c’est-à-dire que Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu53 –, comment peut-elle se réaliser, que veut-elle dire ? Cette transformation de Dieu dans l’homme et de l’homme en Dieu, qui, bien sûr, n’est pas uniquement psychologique, n’est-ce pas l’unique itinéraire possible pour un chrétien ? Si l’on est chrétien, on est donc mystique, car la cohabitation de l’âme avec Dieu – qui constitue la mystique – est en soi le but de tout chrétien54. » Une idée dont on retrouve le vibrant écho – aux accents prophétiques, voire eschatologiques – dans l’introduction au volume Scrittrici mistiche italiane : « Si la mystique est pour tous, il n’est pas éloigné le temps où tous seront prophètes, comme il est prédit par Joël (II, 28) et confirmé par Pierre (Actes, II, 17) : “Vos fils et vos filles prophétiseront ; vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards auront des songes.” Tel est en effet le signe de la présence de Dieu dans l’histoire et de l’histoire en Dieu55. » Claudio Leonardi avait lui-même vécu une intense « expérience mystique » aux côtés de son ami Gianni Baget Bozzo, dont il avait consigné les propos dès 1966 dans Homo Dei. Resoconto di un’esperienza mistica, témoignage sous forme de dialogue entre le maître et son disciple qui ne fut publié qu’en 200156. Les deux hommes s’étaient connus en 1950 à Rome, où ils avaient partagé un appartement et s’étaient liés d’une profonde amitié. À l’enterrement de Gianni Baget Bozzo le 11 mai 2009, Claudio Leonardi fit cet émouvant éloge : « Il était pour moi et moi pour lui comme l’autre partie de nous-mêmes, l’ami à qui l’on pouvait parler comme à un alter ego, dans une transparence totale. Reste qu’il a toujours été pour moi un guide spirituel et intellectuel. C’est de lui que j’ai appris, avant de l’apprendre de la lecture des Pères grecs, le terme “divinisation” et ce qu’il signifie, comme c’est de lui que j’ai appris la phrase d’Irénée de Lyon : “Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu.” Telle était la foi du chrétien qui, au travers de l’espérance et de la charité, le rendait christique, autre Christ, par la force de l’Esprit saint. Ainsi la mystique, l’expérience de Dieu, la divinisation de l’homme précisément, devenait toujours plus notre désir57. » Gianni Baget Bozzo (1925-2009), né et mort un an avant Claudio Leonardi, est un homme inclassable, originaire de Ligurie, né d’une fille mère, orphelin à cinq
53 Une des citations préférées de Claudio Leonardi ; nous verrons bientôt comment il l’a découverte. 54 Claudio Leonardi, « Margherita Porete martire della mistica », dans Testimonianze. Quaderni mensili, t. XXXVIII, 10, 1995, p. 81-84 ; rééd. dans Id., Agiografie medievali, p. 621-624, en part. p. 622-623. 55 Id., « La santità delle donne », dans Scrittrici mistiche italiane, p. 43-57, en part. p. 57. 56 Gianni Baget Bozzo et Claudio Leonardi, Homo Dei. Resoconto di un’esperienza mistica, Firenze : SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2001. Le dialogue entre les deux hommes commença en latin à Ostie, après l’annonce des décisions conciliaires, dans une voiture où ils étaient bloqués par la pluie. Le texte latin (brèves questions de Claudio Leonardi et longues réponses de Gianni Baget Bozzo) fut ensuite traduit en italien. 57 https://www.giannibagetbozzo.it/unamicizia-lunga-60-anni-inviato-a-ragionpolitica-2009/.
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ans, émule depuis le lycée du futur archevêque de Gênes, Giuseppe Siri58. D’abord lié à la Démocratie chrétienne, proche de Giuseppe Dossetti, il s’en éloigne dans les années 1960 à cause de l’accord centre-gauche avec le Partito Socialista Italiano, dans lequel il voit un cheval de Troie du Partito Comunista Italiano. Il renonce à la politique pour un temps, est ordonné prêtre en 196759, à quarante-deux ans, et devient directeur de la revue catholique classée conservatrice Renovatio. Dans les années 1970, par anticommunisme, il se rapproche du PSI et de Bettino Craxi, dont il dit : « La politique de Craxi a pour elle le présent, elle a pour elle le futur, elle a pour elle l’éternité. » Député du PSI au Parlement européen de 1984 à 1994, il est suspens a divinis par le cardinal Siri pour s’être présenté aux élections sans son autorisation. Craxi ayant été rattrapé par l’opération Mani pulite, Gianni Baget Bozzo se range sous la bannière de Silvio Berlusconi et participe en 1994 à la fondation de Forza Italia, selon lui « née grâce à l’Esprit saint ». Il reste fidèle au Cavaliere jusqu’à sa mort en 2009. La biographie que lui a dédiée Andrea Camaiora porte le sous-titre éloquent : Vita, morte e profezie di un uomo-contro60. Il est impossible de comprendre un tel parcours pour qui n’est pas Italien – et encore ! Anticommuniste, nostalgique de l’Église préconciliaire, mais défendant les couples homosexuels et l’euthanasie, l’homme fut régulièrement en rébellion contre l’institution ecclésiale et à peu près contre tout. C’est aussi sur cet arrière-fond qu’il faut comprendre sa quête mystique de divinisation pour tous qui, d’une certaine manière, délégitime le magistère et l’institution. Pour ce qui nous concerne, je retiens simplement que Gianni Baget Bozzo a représenté une irruption insolite dans la vie intellectuelle de Claudio Leonardi, par ailleurs figure incontournable de l’université italienne et promoteur inégalé du latin médiéval. Ce court-circuit culturel a eu des conséquences en chaîne. L’omniprésence de la « mystique » dans les trente dernières années de publications de Claudio Leonardi a suscité le rejet d’une partie des historiens qui y voyaient un recours incantatoire, souvent proche de l’imprécation, et estimaient que l’usage permanent du terme le vidait de tout contenu opératoire. Quand, dans le volume des sources relatives à Claire d’Assise publié en 2013, Alfonso Marini écrit « On hésite donc à définir Claire comme mystique et à placer toute son existence religieuse sous ce signe61 », quand
58 https://it.wikipedia.org/wiki/Gianni_Baget_Bozzo. 59 Il était donc encore séminariste quand il dicta Homo Dei à Claudio Leonardi en 1966. Il serait intéressant de mettre en relation concors discors le contenu d’Homo Dei avec l’enseignement de la théologie reçu par Gianni Baget Bozzo à même époque. 60 Andrea Camaiora, Don Gianni Baget Bozzo. Vita, morte e profezie di un uomo-contro, Venezia : Marsilio, 2009. L’auteur était proche de Gianni Baget Bozzo. Le livre est préfacé par Stefania Craxi, fille de Bettino Craxi et secrétaire d’État dans un des gouvernements Berlusconi. 61 Alfonso Marini, « Introduction », dans Claire d’Assise. Écrits, Vies, documents, dir. Jacques Dalarun et Armelle Le Huërou, Paris : Éditions franciscaines – Cerf, 2013, p. 63-112, en part. p. 110 ; assertion qui plongea les Clarisses françaises dans la consternation. Le terme « mystique » – on en a ici un exemple frappant – est plus que jamais ambivalent. Pour les uns, il reste connoté par les approches de l’hystérie à la fin du xixe siècle et il faut donc laver un personnage comme Claire d’Assise de ce soupçon pour affirmer sa dignité intellectuelle. Pour les autres, il désigne la voie théologique des humbles, une connaissance née de l’expérience bien plus pertinente qu’une connaissance théorique.
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Massimo Vedova, d’emblée, refuse d’employer le terme de « mystique » à propos d’Angèle de Foligno62, je crois encore percevoir une trace de la réaction en chaîne contre l’emploi léonardien. On ne saurait faire à Claudio Leonardi le grief d’avoir féminisé la « mystique » par principe, puisque « la divinisation de l’homme » est pour lui offerte à tout chrétien. Dans la pratique toutefois, les cas qu’il étudie sous ce vocable – à commencer par les figures de l’anthologie Scrittrici mistiche italiane – sont majoritairement féminins. Très au-delà de l’œuvre de Claudio Leonardi et de l’Italie, l’assimilation entre femmes et mystique a été un phénomène massif dans l’historiographie à compter des années 1970. Une telle « gendérisation » – aux hommes la théologie, aux femmes la mystique – ne peut que contribuer, pour ces dernières, à la relégation de leur vie spirituelle et intellectuelle dans une sous-catégorie63. En ce sens, l’historiographie récente s’est faite l’écho complaisant du discours dominant des clercs médiévaux64. Pourtant, dans le passage qui suit, extrait de la Vie de la bienheureuse Claire de Rimini65, la pénitente se place sur le terrain de la « divine théologie » (alors même que le terme « mystique », dans quelque acception que ce soit, est absent de sa légende italienne) : « En ces jours, des hommes très lettrés et ayant autorité tant dans les mystères sacrés66 que dans les lettres divines et d’autres hommes très vertueux meilleurs que les autres, ayant entendu sa renommée et la voyant visitée par tout le peuple et autres étrangers, vinrent à elle et chacun lui soumit une question sur les écrits des saints et la divine théologie. Alors le Seigneur l’inspira et, avec l’aide du Saint Esprit, elle résolut si bien et si clairement lesdites questions qu’elle leur donna merveilleusement satisfaction. Et la quittant, tous affirmaient vraiment : “L’Esprit saint est en elle, il parle par elle et la dirige67.” » Il me semble que, dans ces dernières années, la teneur théologique des écrits ou des dits de femmes paresseusement classées dans la catégorie « mystiques » a enfin été pleinement prise en compte. On pourrait suivre cette réhabilitation dans le cas d’Angèle de Foligno, avec des études éclairant les conditions d’énonciation et de
62 Massimo Vedova, Esperienza e dottrina. Il Memoriale di Angela da Foligno, Roma : Istituto storico dei Cappuccini, 2009. 63 Au sens où Dominique Poirel affirme : « La mystique est le grenier de la religion » ; Poirel, « Le mot mysticus… », p. 30. 64 Voir Alain de Libera, « Angèle de Foligno et la mystique féminine. Éléments pour une typologie », dans Angèle de Foligno. Le dossier, éd. Giulia Barone et Jacques Dalarun, Roma : École française de Rome, 1999, p. 345-371. 65 Comme je l’ai montré par ailleurs, le frère mineur anonyme qui se fait hagiographe de Claire de Rimini n’est pas le parfait représentant du discours dominant des clercs médiévaux. Plus encore que le frater scriptor consignant les propos d’Angèle de Foligno, il a été « retourné » au gré d’une sorte de contre-syndrome de Stockholm : le gardien épouse le point de vue de la femme dont il devrait endiguer les ardeurs ; Jacques Dalarun, Claire de Rimini. Entre sainteté et hérésie, Paris : Éditions Payot – Rivages, 1999. 66 Je crois qu’il faut comprendre l’expression au « sens patristique » mis en évidence par Poirel, « Le mot mysticus… », p. 16-20. 67 La Vita della beata Chiara da Rimino, éd. Jacques Dalarun, dans Id., « Lapsus linguae ». La légende de Claire de Rimini, Spoleto : Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1994, p. 19-54, en part. p. 47. La pénitente romagnole rejoue évidemment la scène de Jésus parmi les docteurs.
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consignation du Liber68, d’autres analysant la subtile alchimie des affects d’Angèle69, d’autres encore rendant justice aux contenus doctrinaux de son expérience et de son enseignement70. ⁂ Que conclure de ce parcours historiographique primesautier ? On ne peut que s’incliner devant l’évidence lexicographique et historiographique : le terme « mystique » n’est pas attesté au Moyen Âge au sens qu’il prend à la période moderne ; les historiens en ont usé ces dernières décennies de manière à la fois excessive et imprécise. Faut-il pour autant proscrire l’acception moderne des études sur le Moyen Âge ? Une telle recommandation peut paraître d’une extrême intransigeance. Après tout, les historiens passent leur temps à appliquer aux réalités passées des termes et des concepts anachroniques. Il est pratique de parler de la « densité démographique » dans la Rome impériale : certes, ses habitants n’employaient pas le syntagme, mais ils vivaient réellement entassés les uns sur les autres. Au moins – objectera-t-on – n’usaient-il pas de l’expression dans un autre sens. Le problème de l’emploi du substantif « mystique » pour parler du Moyen Âge n’est pas qu’il soit inconnu à cette époque, mais que le terme y soit connu comme adjectif avec des sens résolument différents. Imaginons qu’on qualifie la position philosophique de Guillaume d’Ockham sur les universaux de « réaliste » : le cheval dont il parle n’est pas une idée, mais un cheval « réel », au sens où nous entendons aujourd’hui la réalité. Ce serait évidemment un contre-emploi par rapport à l’opposition médiévale entre réalisme et nominalisme, source potentielle de tous les malentendus. En matière de vie intellectuelle, mieux vaut ne pas édicter : ni prescription, ni proscription. Soit ces édits ne sont pas entendus – et c’est peine perdue –, soit ils le sont – et c’est pire. Mais il faut appeler à la clarification, au débat, au dialogue. Pour en revenir au fil directeur de mon témoignage, la position de Claudio Leonardi a été
68 Dominique Poirel, « Le Liber d’Angèle de Foligno : enquête sur un exemplar disparu », dans Revue d’histoire des textes, t. 32, 2002, p. 225-263 ; Id., « Les trois chronologies du Liber Angelae », dans Il Liber di Angela da Foligno e la mistica dei secoli xiii-xiv in rapporto alle nuove culture. Atti del XLV Convegno storico internazionale, Todi, 12-15 ottobre 2008, Spoleto : Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 2009, p. 227-255 ; Id., « The Death of Angela of Foligno and the Genesis of the Liber Angelae », dans Textual Cultures of Medieval Italy. Essays from the 41st Conference on Editorial Problems, éd. William Robins, Toronto : University of Toronto Press, 2011, p. 265-294. 69 Damien Boquet, « Incorporation mystique et subjectivité féminine d’après le Livre d’Angèle de Foligno († 1309) », dans Clio. Femmes, genre, histoire, t. 26, 2007, p. 189-208 ; Id., « Christus dilexit verecundiam. La honte admirable d’Angèle de Foligno et la cause des franciscains spirituels », dans Rives nord-méditerranéennes, t. 31, 2008, p. 73-88 ; Id. et Piroska Nagy, « L’efficacité religieuse de l’affectivité dans le Liber (passus priores) d’Angèle de Foligno », dans Il Liber di Angela da Foligno. Temi spirituali e mistici, éd. Domenico Alfonsi et Massimo Vedova, Spolète, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, p. 171-201 ; Damien Boquet, « L’impossible anonymat du Liber Lelle (Assisi, Biblioteca comunale, ms. 342). Réflexions sur la “question angélienne” », dans L’anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, éd. Sébastien Douchet et Valérie Audet, Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2016, p. 119-128. 70 Par exemple Vedova, Esperienza e dottrina….
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embrassée ou rejetée, mais – à ma connaissance – jamais discutée sur le fond et je regrette profondément de ne pas avoir tenté ce dialogue. Enfin, si le substantif et la catégorie « mystique » apparaissent à la période moderne, ce n’est pas par un brusque tour de passe-passe : l’histoire explicite a eu sa protohistoire implicite71. Il est légitime de faire l’archéologie de ce type d’expériences quand elles étaient encore en quête de leur nom. Le terme de « capitalisme » apparaît au xviiie siècle et se répand au xixe siècle dans son acception actuelle, mais ce constat lexical ne décourage pas les historiens d’en rechercher les prémisses aux Temps modernes, voire à la période médiévale. Il me semble qu’il y a consensus pour situer l’apparition d’une mystique qui ne dit pas encore son nom vers la fin du xiiie siècle et je la crois en lien essentiel, dialectique avec la scholastique, comme on le voit dans l’épisode de la Vie de la bienheureuse Claire de Rimini. André Vauchez l’expliquait comme une réaction contre la valorisation des études, ce qui me semble opposer les deux phénomènes sans rendre compte du lien intime qui les unit. On peut aussi y voir une sorte de parthénogénèse dans ce qui avait été, jusque-là, vécu et pensé de manière consubstantielle, la rationalisation scholastique reléguant un pan de la théologie dans l’irrationnel72, comme l’a récemment illustré Francesco Santi, disciple de Claudio Leonardi, dans le volume La Mistica73. Mais je crois surtout que l’outillage scholastique (usage des nombres, des distinctions, des divisions, de la disputatio), fragmentairement capté par ceux que la culture médiévale classait du côté des illitterati, a donné une formidable impulsion à l’art de discourir de l’indicible.
71 Elle est, pour l’essentiel, à rechercher du côté de l’« érotisation de la mystique » décrite par Dominique Poirel ; Poirel, « Le mot mysticus… », p. 23-24. 72 Point de vue exprimé par Dominique Poirel sous la rubrique « Spécialisation des savoirs » ; ibid., p. 22-23. 73 La letteratura francescana, V, La Mistica. Angela da Foligno e Raimondo Lullo, éd. Francesco Santi, Milano : Fondazione Lorenzo Valla-Mondadori, 2016.
Olivier b ouln o is
Conclusions Continuités, glissements, ruptures
Le titre de notre colloque est une question : existe-t-il une mystique médiévale ? C’est d’abord une question sur l’existence. Or il y a deux façons d’aborder la question de l’existence : soit l’enquête part d’une connaissance de l’essence, et elle se demande s’il existe quelque chose qui correspond à cette définition, soit elle part d’une existence, d’un certain nombre de faits, et elle se demande d’abord si ces faits sont homogènes, puis comment rassembler ces faits dans une définition, ou comment définir l’essence de ce qu’on a découvert. Dans notre colloque, nous avons croisé les deux approches : 1. Quand le mot « mystique » est-il employé, par qui et dans quel sens ? 2. Réciproquement, comment les pratiques que l’on range aujourd’hui sous la catégorie de « mystique » (visions, révélations, extases), sont-elles nommées et comprises par leurs acteurs ? Les mots et les choses ont-ils changé de sens entre la fin de l’Antiquité et le début de l’époque moderne ? – Selon la première approche, l’exposé de D. Poirel abordait la question d’une essence de la mystique en la dépassant : il procédait à une enquête de lexicologie historique, pour examiner l’évolution d’un mot dans les langues grecque, latine puis française, en amont de tout phénomène historique existant. D’autres orateurs partaient au contraire des phénomènes historiques, des expériences d’hommes et de femmes, de spirituels, de prophètes et de visionnaires, et se demandaient s’ils permettent d’induire l’existence d’une mystique. Notre colloque était ensuite une question adressée au Moyen Âge. Le Moyen Âge est une notion à la fois commode et difficile à définir, précisément comprise comme une période intermédiaire, ce qui rend a priori ardue toute valorisation de celui-ci. En tout cas, il importe de se demander s’il existe une ou plusieurs mystiques médiévales, et quels rapports elles entretiennent avec les limites de la période, comme avec ses rythmes internes. Or précisément, nous avons rencontré des documents incroyablement hétérogènes : la Théologie mystique de Denys et toutes les formes de sa réception ; des commentaires de l’Écriture au sens « mystique » (mais ici, mystique veut dire allégorique, indiquant les relations entre le Christ et l’Eglise) ; des commentaires pris au sens moral (correspondances entre la vie du Christ et l’homme intérieur) ; des récits de visions, de prophéties et d’extases ; des exposés articulés sur l’itinéraire de l’âme jusqu’à Dieu ; des traités sur la prière, la méditation, la contemplation ; des traités théologiques sur l’amour de Dieu. Mais au nom de quoi pourrions-nous rassembler tous ces éléments dans un même ensemble ? En utilisant Existe-t-il une mystique au Moyen Âge ? Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’Études Médiévales et tenu à l’Institut Catholique de Paris les 30 novembre et 1er décembre 2017, réunis par Dominique Poirel, Turnhout, 2021, p. 185-192 © FHG DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.123015
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l’expression fourre-tout de « mystique médiévale », l’historien ne cède-t-il pas à la facilité, en projetant une catégorie moderne (elle-même caractérisée par son vague et son obscurité) sur plusieurs réalités distinctes ? C’est l’ensemble de ces questions que toutes les communications, chacune à sa manière, essayaient de traiter. Il reste à voir comment elles s’articulent entre elles. Je dégagerai pour cela trois questions. 1. Qu’est-ce que la mystique ? 2. Que nous apprennent les phénomènes médiévaux sur la mystique ? 3. Quelles sont les limites et les articulations internes de la mystique et des mystiques au Moyen Âge ?
Définir la mystique Qu’est-ce qui est mystique (adjectif) ? Qu’est-ce que la mystique (substantif féminin) ? Qu’est-ce qui nous permet de reconnaître un mystique (substantif masculin) ? Ces questions ont fait couler énormément d’encre, précisément parce qu’elles sont mal posées. Elles résultent en réalité d’une projection des interprètes modernes, qui agglutinent autour d’un événement, d’un texte, d’une pratique, toute une synthèse, si bien que tous croient parler de la même chose alors que chacun vise des événements différents. Les historiens ont tendance à identifier la mystique à une série d’expériences, extatiques ou affectives. L’une des difficultés que nous ne pouvions manquer d’aborder, était l’interprétation moderne de la mystique, considérée comme déviante par rapport à l’orthodoxie, notamment depuis la querelle du « pur amour ». Selon Michel de Certeau, à l’époque moderne, la mystique renvoie à des fabulations subjectives dépourvues de vérité, à une libération de la parole déliée de toute référence1. Mais (en admettant que cette analyse soit exacte), c’est là tendre un piège herméneutique au médiéviste, qui serait tenté simplement d’en inverser la valeur, et de célébrer la sauvage liberté des mystiques, leur expérience vitale de la dissidence, à l’écart des dogmes et des orthodoxies. Déjà pris dans ce mouvement d’interprétation, Heidegger, dès son cours de 1918-1919 intitulé « Les fondements philosophiques de la mystique médiévale », écrivait que, pour comprendre le phénomène mystique, il fallait le « comprendre à partir de l’aspect authentique de la conscience (en le séparant nettement des “explications” scolastico-aristotéliciennes et platoniciennes, qui sont en partie des méprises) »2. – Et si le phénomène de la mystique était inséparable de son interprétation ? Voire inséparable de son interprétation néoplatonicienne,
1 Dans La fable mystique, Paris : Gallimard, 1982, Michel de Certeau souligne que la mystique n’est ni une doctrine, ni un mouvement religieux, mais qu’elle constitue une pratique à part, qui articule des faits singuliers (les expériences “extraordinaires”), des catégories sociales (“les mystiques”), et une science particulière (élaborée par ces mystiques, ou portant sur leurs expériences). » On ne peut séparer cette interprétation de sa lecture de Mai 68 : « c’est la parole prisonnière qui a été libérée », dans Michel de Certeau, La prise de parole, et autres écrits politiques, éd. Luce Giard, Paris : Seuil, 1994, p. 41). 2 Martin Heidegger, Phänomenologie des religiösen Lebens 3. Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik, Gesamtausgabe, t. 60, Frankfurt : Klostermann, 1995, p. 306, trad. fr. Jean Greisch, Phénoménologie de la vie religieuse, Paris : Cerf, 2102, p. 349.
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c’est-à-dire de Denys, et inséparable de son interprétation doctrinale, c’est-à-dire de la théologie ? C’est à partir de ce renversement du stéréotype qu’il faut entendre la communication de D. Poirel, « Le mot mysticus et ses emplois au moyen âge ». L’exposé était hypercritique, déflationniste et dégrisant, et en cela, méthodologiquement tout à fait salutaire. D. Poirel nous a rappelé que mystique est d’abord un adjectif, dont il a retracé l’histoire : – mysticus apparaît sous la république romaine, et se rapporte aux mystères, c’està-dire aux rites d’initiation païenne ; – il est repris et transformé chez les Pères de l’Église, et se rapporte alors au mystère du salut, accompli dans le Christ et actualisé dans les sacrements ; – surtout, il fait une entrée massive avec la traduction de Denys l’Aréopagite : mystique renvoie alors au mystère d’un Dieu transcendant, au-delà de toute affirmation et de toute négation. Comme D. Poirel l’a parfaitement montré, l’adjectif « mystique » renvoie à la fois (avec plus ou moins d’insistance sur un des sens) aux sacrements de l’Église, au sens allégorique de l’Écriture, et à l’impossibilité de nommer Dieu. Dans la période médiévale, ce concept a subi d’importantes corrosions : – le passage de la culture monastique à la culture scolastique défait la cohésion du savoir et dissocie l’exégèse de la théologie ; – la théologie et la pratique mystique se teintent d’affectivité, elles ont été érotisées, sous l’influence des cisterciens (comme l’a montré Marielle Lamy), mais aussi sous celle des Victorins (avec Thomas Gallus, selon Declan Lawell). J’ajouterais que la relative perte du sens allégorique dans l’exégèse, permet un certain relâchement du lien entre la mystique et l’Écriture, et que le succès de la théologie comme science risque de résorber la transcendance ineffable de Dieu. D’autre part, D. Poirel explique le passage au sens moderne de la mystique par deux autres phénomènes : Luther rejette le sens allégorique de l’Écriture, qui est de loin le sens le plus fondamental et le plus répandu du mot mystique ; la crise quiétiste fait apparaître le substantif masculin : « le mystique » est celui qui enseigne quelque chose sur la vie dévote – le terme surgit en quelque sorte par soustraction de la théologie. La conséquence était alors de détacher l’expérience de l’Écriture, mais aussi de la théologie dogmatique. La conclusion de D. Poirel était sévère, une sorte de rasoir d’Ockham méthodologique : il ne faut pas multiplier les réalités sans nécessité ; le mot « mystique » répond peut-être à un besoin, mais il est surtout un miroir des malaises de notre civilisation. L’évolution du terme l’a rendu équivoque et trompeur : par inflexions successives, il a fini par signifier à peu près le contraire de ce qu’il signifiait pendant le premier millénaire chrétien. Je serais personnellement moins radical, en m’appuyant sur une remarque de J. Dalarun : nous sommes des anthropologues de notre propre histoire, et il nous est souvent nécessaire d’employer un mot qui n’était pas celui de la tribu. Mais il faut veiller à ne pas unir dans notre concept ce qui appartenait dans l’histoire à des champs différents, et à ne pas verser dans les réalités du passé nos représentations du présent ; celles-ci sont, pour paraphraser Hegel, trop connues,
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c’est-à-dire impensées. La notion de mystique est non seulement anachronique, ce qui peut se justifier méthodologiquement, mais aussi vague, ce qui la rend scientifiquement dangereuse, et souvent impropre, ce qui devrait en limiter l’usage à un domaine rigoureusement délimité. Il faut souligner ici que « la mystique » est en fait l’élision d’un substantif : la mystique, c’est « la théologie mystique » (comme « la dogmatique » est la théologie dogmatique). Il en découle que la mystique ne peut pas être pensée indépendamment de son rapport à un discours particulier, celui de la théologie : elle s’articule à la théologie spéculative et à la théologie symbolique. Mais comment ? Il importe de rappeler ce que Denys transmet à l’Occident : l’articulation des discours chez Proclus. C’est chez Proclus que l’on trouve la distinction entre quatre modes d’expression chez Platon, qui donneront lieu à quatre théologies : 1. Le mode inspiré (entheastikôs) ; 2. Le mode dialectique (dialektikôs) ; 3. Le mode imagé (apo tôn eikonôn) ; 4. Le mode symbolique (symbolikôs). L’allégorie est donc partie intégrante de la méthode théologique. Ces quatre manières de remonter vers les dieux et de les découvrir dans les causes primordiales de l’univers fonderont, par l’intermédiaire de Denys, quatre sortes de théologie, en commençant par la plus haute : 1. La théologie mystique ; 2. La théologie tout court (appelée parfois théologie spéculative) ; 3. La théologie des images et des noms divins ; 4. La théologie symbolique3. La théologie tout court est la compréhension discursive, dialectique du divin, tandis que la théologie mystique est celle qui produit l’union à Dieu. Telle est donc la (théologie) mystique : il existe une science de Dieu qui divinise, et la divinisation est une union à Dieu par-delà toute connaissance. – En ce sens, la mystique est l’incandescence de l’existence humaine. Elle est l’incandescence de l’éthique et de la pratique chrétienne, dans la mesure où elle s’efforce d’incarner l’Écriture dans la vie du croyant. Cette enquête sur l’essence nous permet de mieux répondre aux questions sur l’existence. Qui a illustré la mystique ? Qui en a changé le sens ? Qui l’a réduite ou rejetée ? Comme l’a dit Cédric Giraud, il n’est pas de bonne méthode de partir d’une définition toute faite : il vaut mieux partir de chaque auteur pour voir en quel sens il prend le terme mysticus.
Les formes du discours mystique Partons d’abord des discours. Nous pourrons ainsi distinguer diverses voies mystiques. D’abord la voie la plus fidèle à Denys. Declan Lawell a montré comment la théologie mystique s’est constituée à partir d’une réception et d’une intégration de Denys dans
3 Cf. Jean Pépin, « Les modes de l’enseignement théologique dans la Théologie Platonicienne », dans Proclus et la théologie platonicienne, éd. Alain-Philippe Segonds et Carlos Steel, Leuven et Paris : Leuven University Press – Les Belles Lettres, 2000, p. 1-14 ; Stephen Gersh, « Proclus’ Theological Methods. The programme of Theol. Plat. I 4 », ibid., p. 15-27.
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la théologie aux xiie et xiiie siècles. Il nous a montré comment la voie de perfection constitue le sommet de la théologie mystique, qui se situe au-delà des voies purgatives et illuminatives, de telle façon que l’ordre humain imite les hiérarchies célestes. Il nous a montré comment, fidèles à Denys, la plupart des commentateurs (Scot Érigène, Jean Sarrazin, Robert Grosseteste, Albert le Grand et Thomas d’Aquin), placent le sommet de la contemplation dans l’intellect et la pensée. Seul Thomas Gallus fait exception, en proposant une interprétation affective de Denys, où l’amour surpasse l’intellect. Dès lors, avec Thomas Gallus, à même les commentaires de Denys, l’interprétation de la théologie mystique changeait de sens : l’union à Dieu cessait d’être atteinte par l’intellect pour devenir l’acte d’une autre faculté, l’amour. Thomas Gallus écrit, contre les interprètes plus anciens : « Ils pensaient que la plus grande puissance cognitive est l’intellect, alors qu’il y en a une autre qui n’excède pas moins l’intellect que l’intellect n’excède la raison, ou la raison l’imagination, à savoir la principalis affectio, l’affection du Principe, et c’est l’étincelle de la syndérèse (scintilla synderesis), qui peut seule être unie à l’esprit divin »4. En cela, Thomas Gallus effectue une mutation affective de la mystique (et d’abord de l’union à Dieu) qui se poursuivra chez Bonaventure et Gerson. Marielle Lamy s’est concentrée sur la spiritualité nuptiale des cisterciens. Chez Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, celle-ci s’enracine avant tout dans l’exégèse allégorique du Cantique des Cantiques. Pour eux, le sens spirituel de « l’épouse » du Cantique n’est plus l’Église, mais l’âme. Le Cantique, compris comme un épithalame, devient le discours de l’âme, l’épouse à la recherche de Dieu son bien-aimé. L’union à Dieu chez S. Bernard est pensée comme le moment où Dieu « réforme » l’âme et la « rend conforme à lui-même »5 – en allemand, Eckhart parlera d’Einbildung et d’Überbildung. Cette doctrine de l’union devient une spiritualité nuptiale, c’est-à-dire une pensée de l’union à Dieu par et dans l’amour. S’agit-il d’une mystique ? M. Lamy a commenté les passages où il est question d’extase (excessus mentis), d’avoir le « mystère à la bouche » (ce qui renvoie à la racine même du mot « mystique ») ; Guillaume de Saint-Thierry parle d’une voix et non d’un verbe articulé ; il s’agit enfin d’un « mysticum contractum », un pacte mystique. Or la traduction de dom Deschanet, « commerce mystique », au moment même où est proclamée l’ineffabilité de Dieu et même de cette union, porte à croire que le mot « mystique » signifierait l’union amoureuse avec Dieu. Mais chez Guillaume, le terme « mysticus » appartient encore à l’herméneutique, il se réfère au sens allégorique des Ecritures, en tant qu’elles renvoient à l’union du Christ et de l’Église ; dès lors, le « pacte » opéré par le mariage entre l’époux et l’épouse signifie allégoriquement l’union entre le Christ et l’Église. Plutôt qu’une mystique affective ou nuptiale, Guillaume de Saint-Thierry nous présente une lecture allégorique de l’Ecriture, c’est-à-dire son actualisation dans la vie du croyant.
4 Thomas Gallus, Explanatio super Mystica theologia, 1, éd. Declan Lawell : Thomas Gallus, Explanatio in libros Dionysii, Turnhout : Brepols, 2011 (CCCM 223), p. 4. 5 Bernard de Clairvaux, Sermon 83, 2, Bernardi opera, éd. Jean Leclercq, Charles H. Talbot et Henri Marie Rochais, t. 2, Roma : Editiones Cistercienses, 1958, p. 299 ; trad. fr. Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta, Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. V, Paris : Cerf, 2007 (SC 511), p. 345.
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Cédric Giraud s’interroge sur la spiritualité contemplative des Victorins. À partir des œuvres d’Hugues et Richard de Saint-Victor, il montre que mysticus renvoie d’abord au sens caché, figuré de l’Écriture. Il est toujours suscité par des textes bibliques ou ceux de Denys. La lectio divina est intériorisée dans la méditation et conduit à la contemplation. Chez Richard, mysticus qualifie un mystère et définit l’opération de le dévoiler. Puis, dans son Commentaire de la Hiérarchie céleste, Hugues montre que ce que Denys appelle « le mystère de la science très élevée des illuminations divines » (l’intelligence de Dieu), constitue la « science mystique ». Enfin, chez Richard, le Benjamin minor et les Degrés de la violente charité décrivent différentes étapes de la dépossession, de la sortie de soi. On le voit, la pensée de Denys est intégrée dans un projet plus vaste, celui de reconduire l’homme vers Dieu à partir de sa connaissance de l’Écriture. Jean-René Valette s’interroge sur une autre forme de discours, celui de l’amour courtois. Depuis les travaux de Denys de Rougemont et depuis le livre de Gilson sur la Théologie mystique de saint Bernard, la corrélation entre surgissement de l’amour courtois et naissance de la mystique nuptiale a été maintes fois évoquée, sans que l’on soit arrivé jusqu’ici à en préciser la nature (les analyses vont de l’équivalence à l’opposition). À partir d’analyses lexicales précises, J.-R. Valette propose de renverser complètement le problème, en y voyant deux formes de discours mystique : puisque la Dame est divinisée, il y a bien, dans les textes courtois, une mystique de l’amour profane, et elle se superpose à la mystique de l’amour de Dieu, dans le cycle du Graal.
Pratiques et mystique Mais l’historien doit aussi partir des pratiques et se demander quel est leur sens. Laurence Moulinier-Brogi nous a présenté le double cas d’Élisabeth de Schönau et Hildegarde de Bingen. Hildegarde, en occident, fut la première à être bénéficiaire de visions en état d’éveil, ce qui rompt avec l’épistémè ancienne, selon laquelle nous ne pouvons accéder à la vision de Dieu qu’en songe. L. Moulinier-Brogi montre qu’Élisabeth de Schönau offre des ressemblances frappantes avec Hildegarde, mais que ses visions furent pour elle extatiques, ce qui n’était pas le cas d’Hilegarde. Néanmoins l’auteur de la Vita Sanctae Hildegardis la décrit comme « Symmista » (co-initiée), il parle de sa « mystica et mirifica visio » (II, 16), ce qui consonne avec la pensée d’Hildegarde, qui se présente en quelque sorte comme un nouvel Ézéchiel ; or celui-ci parle dans une « vision mystique » : « in mystica visione sua Ezekiel dicit » (Scivias II, 4). Il y a en réalité une sorte de coïncidence entre le phénomène de la vision et le mot de mystique, mais chez Hildegarde, « mystique » renvoie clairement au sens allégorique de l’Écriture, le terme ne semble pas qualifier une expérience extatique de Dieu. Jacques Dalarun, qui a beaucoup étudié la spiritualité féminine en Italie, s’interroge sur la manière de nommer ce phénomène. Il nous plonge dans le débat historiographique italien des années 1980. Le même phénomène peut être qualifié dans une perspective sociologique, éventuellement marxiste, de « mouvement religieux », dans la mesure
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où on met en exergue son caractère non institutionnel ; on peut aussi y voir une sublimation de la sexualité, un effet de l’hystérie ; on peut encore en parler comme d’une « expérience de Dieu », voire comme d’un « fait théandrique », à la suite de Gianni Baget-Bozzo et de Claudio Leonardi. Mais l’exemple de Claire de Rimini prouve que ces femmes qualifiées par les historiens de « mystiques » étaient plutôt reconnues comme investies d’une autorité reconnue par l’Eglise pour délivrer un enseignement sur Dieu (des théologiennes non universitaires, donc). – J. Dalarun conclut que le terme de « mystique », si galvaudé soit-il, peut être utilisé pour faire l’archéologie de ce type de discours, à condition de l’employer avec précaution. Nous pouvons alors examiner comment les contemporains nomment et comprennent eux-mêmes les pratiques religieuses correspondantes. Ils y étaient invités par la condamnation de Marguerite Porete en 1310, et par la condamnation de certains bégards et béguines au Concile de Vienne (1310). Il est d’autant plus nécessaire de situer correctement la pensée de Maître Eckhart, avec É. Boncour. Celui-ci, en tant que pasteur et prédicateur (Lesemeister), est à la fois imprégné des pratiques des béguines et des moniales, et en tant que docteur et théologien, il est un des grands penseurs de la théologie mystique. On peut donc lire le cheminement vers l’union comme un détachement (aphairesis) et une négation. Mais cette voie est une progression rigoureuse qui n’a rien d’affectif. C’est le moment où les plus hautes facultés de l’âme (intellect et volonté) se renversent en passivité, en réception de la miséricorde dont Dieu est la seule origine, ce qui s’accompagne de la naissance du Verbe dans l’âme, et de la présence de la charité incréée, c’est-à-dire de l’Esprit saint. S’agit-il d’une mystique ? Précisément, Eckhart n’a jamais revendiqué pour lui-même d’expérience mystique. Il a même explicitement souligné que dans la véritable union à Dieu, nous sommes au-delà de l’intellect, donc au-delà de toute expérience possible. Comme le disait Denys, l’union à Dieu est un pati divina – un « subir Dieu ». Par conséquent, nous arrivons à cette tautologie bien oubliée : le plus grand mystique médiéval n’est pas un mystique au sens moderne, mais un penseur de l’union à Dieu c’est-à-dire qu’il pratique la théologie mystique au sens de Denys. Un autre penseur a réfléchi sur les pratiques, et a tenté de les encadrer, il s’agit de Jean Gerson. Précisément, à la suite de Bonaventure et d’Hugues de Balma, Gerson voit (peut-être pour la première fois dans l’histoire) la connaissance mystique de Dieu comme une série d’expériences affectives et extatiques. Comme l’a montré Marc Vial dans sa communication, il dénie à tous ceux qui ne sont pas théologiens, et particulièrement aux femmes, le droit de tirer de cette expérience un discours qui aurait quelque autorité. La mystique doit rester théologique et spéculative. Mais de ce fait, les pratiques religieuses sont refoulées hors du champ de la raison, du côté d’une expérience subjective, dont le sens et la valeur sont douteuses. Au moment même où Gerson répète la dimension discursive et théologique de la mystique, il relègue les pratiques du côté de ce que deviendra la mystique au sens moderne. Ma conclusion sera donc mesurée. Malgré des utilisations équivoques et impropres du concept, il existe une mystique médiévale, si on prend ce terme au sens dionysien et rigoureux de théologie mystique (n’élidons pas le substantif), c’est-à-dire de science
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théologique de l’union à Dieu par l’intellect. Mais il en existe une autre, plus vaste et plus souple, qui désigne à partir de Thomas Gallus l’union à Dieu par l’affect. Enfin la mystique en vient à être reléguée hors de l’orthodoxie théologique avec Jean Gerson, chez qui elle esquisse déjà son visage moderne d’expérience sauvage et immaîtrisable. Ainsi, au Moyen Âge, le terme de mystique est équivoque. De Denys à Gerson, en passant par les Victorins, trois inflexions majeures ont radicalement transformé sa nature et son sens. De l’union à Dieu au-delà de l’intellect, nous passons à la mystique affective, et nous en venons finalement à une expérience détachée du discours censé la penser. Nous arrivons à la scission entre théologie et fable mystique.
Index codicum
Cambridge, University Library, Dd. xi.78 89 n. 77. Dendermonde, Sint Pieters-en-Paulusabdij, no 9 84. Dublin, Trinity College Library, 517 89 n. 77. Luzern, Zentral- und Hochschulbibliothek, N 175 84. Milano, Biblioteca Ambrosiana, Q 10 Sup 88 n. 67. Oxford, Merton College, 160 85 n. 55. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 17647 85 n. 55. –––––, lat. 18061 95 et n. 5-8, 96 n. 9-14.
Index nominum et operum
Une même série alphabétique réunit 1) les noms de personnages anciens (morts avant 1500), qui sont classés au prénom, ex. Pierre Abélard ; 2) les noms de personnages modernes (morts après 1500), classés à leur nom, rehaussé alors par des petites capitales, exceptés quelques religieux, ex. Jean de la Croix (saint) ; et 3) les titres d’ouvrages anonymes, écrits en italiques. On a mentionné la qualité de sainte ou saint lorsqu’elle est assez consacrée par l’usage pour aider à identifier le personnage. Abélard, voir Pierre Abélard Accius (ou Attius, Lucius) 15. Achard de Saint-Victor 68. Achten (Gerhard) 89 n. 71. Adnès (Pierre) 35 n. 1, 154 n. 28. Aelred de Rievaulx 42 n. 33, 88. Aerden (Guerric) 47 n. 51. Aetherius, fiancé légendaire de sainte Ursule 78. Alain de Lille 36. Albert le Grand 25 n. 56, 104-105, 113 n. 16, 189. Alfonsi (Domenico) 183 n. 69. Aliénor d’Aquitaine 151. Álvarez (Balthasar) 25 n. 56. Ambroise de Milan 17 n. 28, 25 n. 56, 38 n. 15, 109. Ambrosiaster 15 n. 20. Ancelet-Hustache ( Jeanne) 131 n. 4, 132 n. 8. Anderson (Wendy Love) 143 n. 22. Andia (Ysabel de) 20 n. 38, 125 n. 59, 144 n. 28, 145, 146 n. 33. Andrade (Thomas de), voir Thomas de Jésus Andrieu (Éléonore) 167 n. 102. Angèle de Foligno (sainte) 25 n. 56, 172, 182, 183. Angotti (Claire) 24 n. 51. Annales de Pöhlder 83.
Anselme de Cantorbéry 25 n. 56, 44 n. 41. Aris (Marc-Aeilko) 66 n. 35. Armogathe ( Jean-Robert) 25 n. 52. Arnobe l’Ancien 15 n. 20. Arouet ( Jean-Marie), voir Voltaire Aubri de Trois-Fontaines 76. Audet (Valérie) 183 n. 69. Augé (Robert) 120 n. 40. Augustin d’Hippone 16 n. 25, 17 n. 27, 25 n. 56, 28 n. 66, 51, 68, 107, 111, 122 n. 49, 141, 180. Aurell (Martin) 150 n. 9. Ausserhofer (Maria) 175 n. 24. Avila (Thérèse d’), voir Thérèse d’Avila ou de Jésus (sainte) Baehrens (Wilhelm Adolph) 17 n. 28, 18 n. 33. Baget Bozzo (Gianni) 8, 180-181, 191. Ballardini (R. D. Antonio) 88 n. 68-69. Balthasar (Hans Urs von) 124 n. 58. Balzac (Honoré de) 29. Banniard (Michel) 149 n. 2. Barbet ( Jeanne) 23 n. 46-47, 94 n. 3, 103 n. 33, 145 n. 32. Baron (Roger) 156 n. 40. Barone (Giulia) 182 n. 64. Barsi (Monica) 157 n. 45.
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Baschet ( Jérôme) 40 n. 23. Basile le Grand 25 n. 56. Batany ( Jean) 168 n. 107. Baudelaire (Charles) 29 n. 71. Baudelet (Yves-Anselme) 47 n. 53. Bauer (Dieter R.) 71 n. 2. Baumgartner (Emmanuèle) 155 n. 36, 160 n. 63, 162 n. 76. Baumgartner (Frank) 27 n. 61. Beauchant ( Jacques) 87. Bec (Pierre) 163 n. 79. Bède le Vénérable 25 n. 56, 153. Begasse de Dhaem (Amaury) 121 n. 44. Bell (Rudolph M.) 172. Bellarmin (Robert), voir Robert Bellarmin (saint) Belloy (Camille de) 120 n. 40. Bély (Marie-Étiennette) 151 n. 12. Benvenuti Papi (Anna) 176, 178. Bernard de Clairvaux 7, 20 n. 37, 25, 35-56, 80, 85, 122 n. 48, 132, 139, 150, 158 n. 53 et 55, 159 n. 60, 161, 163 n. 72, 189. Berlusconi (Silvio) 181. Berndt (Rainer) 87 n. 63, 141 n. 18. Bernhart ( Joseph) 86 n. 59. Berschin (Walter) 78 n. 28. Bertini Magarini (Patrizia) 88 n. 69. Bérulle (Pierre, cardinal de) 25 n. 56. Beyer de Rike (Benoît) 6 n. 2. Blankenhorn (Bernhard) 104 n. 38. Blanpain ( Jacques) 52 n. 73. Blatt (Franz) 13 n. 10. Bloch (Howard R.) 87 n. 66. Blondel de Nesle 155. Blosius (François-Louis, ou de Blois) 25 n. 56. Boetzer (A.) 85. Bogdanov (Fanni) 158 n. 55. Böhme ( Jakob) 29. Boisson (Didier) 167 n. 102. Bona (le cardinal Giovanni) 25 n. 56. Bonaventure 6 n. 3, 8, 18 n. 30, 22 n. 43, 25 n. 56, 66, 105, 107-128, 138, 141, 189, 191.
Boncour (Élisabeth) 8, 22 n. 43, 129-134, 191. Bonino (Serge-Thomas) 120 n. 141. Bonnefoy (Yves) 157 n. 48. Boquet (Damien) 42 n. 33, 183 n. 69. Bossuet ( Jacques-Bénigne) 25-27. Boudet ( Jean-Patrice) 87 n. 65. Boudreault (Marcel) 41 n. 26. Bougerol ( Jacques Guy) 121 n. 43. Boulnois (Olivier) 8, 185-192. Bourdieu (Pierre) 165 n. 87. Boureau (Alain) 24 n. 51. Bourgeois (Daniel) 16 n. 25. Bouvier de La Motte ( JeanneMarie), voir Guyon (Mme) Braet (Herman) 153. Brague (Remi) 44 n. 41. Bray (Nadia) 88 n. 69. Bremer Buono (Donatella) 84 n. 48. Bremmer ( Jan) 14 n. 12. Brentano (Robert) 178. Bretel (Paul) 161. Brigitte de Suède (sainte) 75, 142-143, 176-177. Brooke (Christopher n. L.) 76 n. 19. Bruley (Yves) 11 n. 4. Brundage ( James A.) 42 n. 30. Bruneau (Marie-Florine) 9 n. 6. Brunetto Latini 158 n. 53. Brunn (Uwe) 74, 77 n. 23, 84 n. 53. Burkert (Walter) 14 n. 12. Burnett (Charles) 78 n. 28. Butler (Harold E.) 76 n. 19. Büttgen (Philippe) 26 n. 59-60. Buttimer (Charles H.) 12 n. 7-8. Buytaert (Eligius M.) 15 n. 20. Bynum (Caroline Walker) 40 n. 23. Cabassut (André) 36 n. 8. Cagin (Michel) 126 n. 67. Calvin ( Jean) 26-27. Camaiora (Andrea) 181. Camus ( Jean-Pierre) 146 n. 32. Çankara (ou Shankara, Adi) 6 n. 2. Carlevaris (Angela) 82 n. 42.
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Caroli (Ernesto) 121 n. 43. Casagrande (Giovanna) 178. Cassien, voir Jean Cassien Catherine de Gênes (sainte) 25 n. 56. Catherine de Sienne (sainte) 172, 176-177. Cerguiglini (Bernard) 157 n. 48. Certeau (Michel de) 22, 57 n. 3, 107 n. 1, 114, 135-136, 141, 142 n. 20, 144, 150, 168, 173, 186. Cevins (Marie-Madeleine de) 24 n. 51. Chantal (sainte Jeanne de) 25 n. 56, 177. Chantraine (Pierre) 14 n. 11. Charles V, roi de France 87. Châtillon ( Jean) 58 n. 6, 62 n. 18 et 19, 165 n. 91. Chavasse (Antoine) 18 n. 31. Chenu (Marie Dominique) 40 n. 23. Chesterton (Gilbert Keith) 129 n. 67. Chrétien de Troyes 8, 41 n. 27, 150-157, 159, 162-164, 166, 168. Chromace d’Aquilée 18 n. 33. Civoré (Antoine) 24 n. 50. Claire d’Assise (sainte) 172, 174, 181. Claire de Montefalco 172. Claire de Rimini 182, 184, 191. Clark (Anne L.) 74, 78 n. 25. Claudel (Paul) 123 n. 49, 126 n. 67. Clément d’Alexandrie 6 n. 3, 25. Collet (Olivier) 168 n. 108. Combes (André) 138-139, 144 n. 26. Congar (Yves Marie-Joseph) 36 n. 3, 55, 173 n. 15. Constantin 16. Constantinescu (Stefan) 51 n. 70. Coq à l’Asne ou discours mystique sur les affaires de ce temps 28. Corsini (Lucia) 84 n. 48. Cottier ( Jean-François) 42 n. 32. Coulter (Dale) 66 n. 35. Craxi (Bettino) 181. Craxi (Stefania) 181 n. 60. Crouzel (Henri) 40 n. 22.
Cvetković (Carmen Angela) 47 n. 51, 51 n. 71. Cyriaque, pape ? identifié par Élisabeth de Schönau 78. Cyrille de Jérusalem 16 n. 23. D’Avray (David) 42 n. 30. Dahan (Gilbert) 26 n. 60, 39 n. 17, 59 n. 9, 127 n. 70. Dalarun ( Jacques) 8, 31 n. 77, 171-184, 181 n. 61, 182 n. 64-65 et 67, 190-191. Daniélou ( Jean) 16 n. 24, 17 n. 29, 36 n. 3. Dante Alighieri 29, 66, 167-168. David (Adophe) 29 n. 71. Davy (Marie-Madeleine) 162 n. 71. De Bruyne (Edgar) 167 n. 98. Dechanet ( Jean-Marie) 37 n. 12, 68-69. Degli Innocenti (Antonella) 179 n. 51. Delaruelle (Étienne) 174. Delfgaauw (Pacificus) 42 n. 33. Delmas (Sophie) 24 n. 51. Delorme (Ferdinand) 18 n. 30. Denys l’Aréopagite (pseudo-) 6-8, 12, 20-21, 23-26, 60-61, 64-65, 68-69, 107109, 112-114, 118, 124, 125 n. 59, 137, 140, 143-145, 169, 185, 187-191. Denys le Chartreux 25 n. 56, 128. Deploige ( Jeroen) 88 n. 69. Deroy ( Jean Prosper Theodorus) 41 n. 26. Dierkens (Alain) 6 n. 2. Dinzelbacher (Peter) 71, 156. Dorothée de Montau 75. Dossetti (Giuseppe) 181. Douchet (Sébastien) 183 n. 69. Dragonetti (Roger) 151 n. 12. Dronke (Peter) 78 n. 28, 89 n. 75. Dubost (Francis) 151 n. 12. Duby (Georges) 169. Duchet-Suchaux (Monique) 62 n. 19.
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Dumeige (Gervais) 67 n. 41-43, 69 n. 46. Dumontier (Maurice) 37 n. 12. Durbec (Laurent) 29 n. 71. Dutton (Marsha L.) 48 n. 54. Ebner (Margaretha) 83. Eckbert de Schönau 72-74, 76-77, 80. Eckhart (Maître) 8, 22 n. 43, 129-134, 189, 191. Edwige d’Anvers, voir Hadewijch d’Anvers Élisabeth de Hongrie 86. Élisabeth de Portugal 86. Élisabeth de Schönau 7-8, 20 n. 37, 71-89, 190. Élisabeth de Schönau (pseudo-) 87. Embach (Michael) 87 n. 63, 88 n. 70, 89 n. 77. Épiney-Burgard (Georgette) 81 n. 36. Erdan (Alexandre André Jacob, dit Alexandre) 29. Eugène III, pape 76. Evans (Christopher P.) 78 n. 28, 88 n. 70. Explication mystique des aigles sacrees de la royale auguste et victorieuse maison de Lorraine 28. Ézéchiel 82. Faral (Edmond) 168 n. 108. Fassetta (Raffaele) 36, 37 n. 11, 41, 43 n. 35, 55 n. 92, 162 n. 72, 189 n. 5. Fasseur (Valérie) 168 n. 107. Fédou (Michel) 141 n. 18. Feiss (Hugh) 78 n. 28. Feller (Otto) 17 n. 28. Fénelon 6 n. 3, 25-26. Ferlampin-Acher (Christine) 155 n. 33, 162 n. 75. Ferrer (Véronique) 9 n. 7, 57 n. 3, 165 n. 92. Fisher ( Jeffrey) 139 n. 13. Flamenca 169. Flasch (Kurt) 129 n. 2.
Florus de Lyon 18 n. 31. Foehr-Janssens (Yasmina) 168 n. 108. Foster (Theodore B.) 16 n. 25. Foulques de Toulouse 79. François d’Assise (saint) 125-126. Frappier ( Jean) 151, 153, 154 n. 26, 157, 162-164, 166 n. 97. Frauenknecht (Erwin) 18 n. 31. Freud (Sigmund) 177. Fritz ( Jean-Marie) 164. Frugoni (Chiara) 173, 176, 178. Führkötter (Aldegundis) 82 n. 42. Fulton (Rachel) 42 n. 32. Gamba (Ulderico) 97 n. 15. Gandillac (Maurice Patronnier de) 41 n. 26, 145 n. 28. Ganne (Louis) 29 n. 71. Gardeil (P. Ambroise) 120 n. 40. Garel (Hélye) 28 n. 68. Garrigou-Lagrange (Réginald) 120 n. 40. Gärtner (Kurt) 88 n. 70. Gastaldelli (Ferruccio) 94 n. 4. Gaudemet ( Jean) 42 n. 30. Gebeno d’Eberbach 87, 89. Gebwiler ( Jérôme) 87. Geoffroy d’Auxerre 36. Gérard de Reims 86. Gérard Pucelle 76, 83. Gerlach de Deutz 77, 78 n. 25. Gersh (Stephen) 188 n. 3. Gertrude de Helfta 86. Ghellinck ( Joseph de) 16 n. 25. Giard (Luce) 135 n. 4, 186 n. 1. Gilbert de Hoyland 36. Gilson (Étienne) 35, 41 n. 26, 114 n. 19, 139, 142 n. 21, 150, 158, 159 n. 60, 160 n. 65, 190. Gioliti de’ Ferrari (Gabriele) 88. Giraud (Cédric) 7, 20 n. 37, 37 n. 10, 57-69, 74 n. 14, 153, 188, 190. Girbea (Catalina) 150 n. 9. Glorieux (Palémon) 137 n. 7.
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Godefroy (Frédéric) 158 n. 53. Görres ( Joseoph von) 29 n. 72. Gomez-Géraud (Marie-Christine) 9 n. 7, 39 n. 20, 57 n. 3, 115 n. 20, 152 n. 19. Gonnet (Giovanni) 173. Gorecka-Kalita ( Johanna) 165 n. 92. Gouguenheim (Sylvain) 87 n. 63, 89 n. 77. Goulet (Richard) 26 n. 60. Goullet (Monique) 80. Gourevitch (Aron J.) 40 n. 23. Gréal ( Jacqueline) 110 n. 8. Grégoire de Naziance 25 n. 56. Grégoire de Nysse 25 n. 56, 35. Grégoire le Grand, pape 117, 152 n. 19, 153. Greisch ( Jean) 186 n. 2. Grévin (Benoît) 149 n. 2. Grondeux (Anne) 11 n. 4. Grondeux ( Jérôme) 11 n. 4. Grosfillier ( Jean) 62 n. 20, 66 n. 36-39, 67 n. 40. Grundmann (Herbert) 175, 176 n. 30. Guarnieri (Romana) 149 n. 5. Guéranger (Dom Prosper) 9 n. 5. Guerreau-Jalabert (Anita) 155 n. 39, 167 n. 100. Guibert de Gembloux 81. Guigues du Pont 23-24 n. 47. Guigues II le Chartreux 23-24 n. 47. Guillaume d’Auxerre 86. Guillaume d’Ockham 183. Guillaume de Lorris 168 n. 107-108. Guillaume de Lucques 94. Guillaume d’Ockham 187. Guillaume de Saint-Thierry 7, 20 n. 37, 36-56, 154, 159, 161, 189. Guillaume de Tocco 121 n. 42. Guittone d’Arezzo 163 n. 79. Guyon ( Jeanne-Marie Bouvier de La Motte, Mme) 6 n. 3, 25, 29. Hadewijch d’Anvers 55, 168. Halary (Marie-Pascale) 157 n. 45, 168 n. 107.
Harmonie mystique ou Accord des philosophes chymiques 28. Harphius, voir Henri de Herp Haucke (Hermann) 89 n. 71. Hauréau (Barthélemy) 11-13, 22, 29-30. Haverkamp (Alfred) 72 n. 4. Hedwige d’Anvers, voir Hadewijch d’Anvers Hegel (Georg Wilhelm Friedrich) 187. Heidegger (Martin) 186. Hénin de Cuvillers (ÉtienneFélix) 29 n. 71. Henri de Herp 25 n. 56. Henri de Langenstein 87. Henri de Nördlingen 83-84. Henri Suso 25 n. 56. Henriet (Patrick) 72 n. 3, 152 n. 19. Herbers (Klaus) 72 n. 3. Hildegarde de Bingen 7-8, 20 n. 37, 71-89, 190. Hildegarde de Bingen (pseudo-) 87. Hilka (Alfons) 151 n. 17. Höhler (Peter) 178. Hugonin (Flavien) 58 n. 4. Hugues de Balma 23, 145-146, 191. Hugues de Saint-Victor 7, 11-13, 19 n. 36, 20 n. 37, 22-23, 25 n. 56, 29-30, 5769, 122 n. 48, 156, 166 n. 98, 190. Icard (Simon) 115 n. 20. Ildefonse de Tolède 18 n. 31. Imitation de Jésus-Christ 25 n. 56. Iogna-Prat (Dominique) 155 n. 34. Irénée de Lyon 180. Isaïe 137. Isidore de Séville 116. Jacques de Vitry 79. James-Raoul (Danièle) 163 n. 80. Javelet (Robert) 41 n. 26, 44 n. 41, 153, 166, 167 n. 101. Jean d’Avila (saint) 25 n. 56. Jean Cassien 25.
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Jean Chrysostome 25 n. 56. Jean Climaque 25 n. 56. Jean de la Croix (saint) 23, 25, 57. Jean (l’Évangéliste 29. Jean de Ford 36. Jean Gerson 8, 24, 56, 128, 135-144, 146, 156, 189, 191, 192. Jean de Marienwerder 75. Jean de Ruysbroeck 56, 143. Jean de Salisbury 76, 83. Jean Sarrazin, traducteur 8, 93-99, 101, 105, 189. Jean Scot (l’Érigène) 19 n. 34, 94-95, 100, 104-105, 189. Jeauneau (Édouard) 19 n. 34, 41 n. 26. Jérôme de Stridon 25 n. 56, 28 n. 66. Joachim de Flore 89. Jolivet ( Jean) 165 n. 91. Jossée ( Jean-Baptiste) 29 n. 71. Journet (Charles) 126 n. 67. Jud ( Jakob) 152 n. 18. Justinien, empereur 158 n. 53. Kaufholz (Éliane) 165 n. 85. Karrer (Otto) 86. Kenedy (Elspeth) 155 n. 33. Kenney ( John Peter) 64 n. 29. Ketelbey (Albert) 29 n. 71. Kienzle (Beverly Mayne) 78 n. 28. Klaes (Monica) 74 n. 15, 81 n. 39, 82 n. 40. Kleine (Uta) 72 n. 3. Klemm (Elisabeth) 89 n. 71. Köbel ( Jakob) 85. Köhler (Erich) 165. Köster (Kurt) 72 n. 5, 89 n. 72 et 74. Labbé (Yves) 16 n. 24. Lachat (François) 25 n. 54, 26 n. 57, 27 n. 65. Lagneau (David) 28 n. 69. Lamy (Marielle) 7, 20 n. 37, 35-56, 187, 189. Lancelot en prose 8, 150, 154 n. 33, 155 n. 33, 157, 163-168.
Laurent (frère) 25 n. 56. Lauwers (Michel) 150 n. 6. Lawell (Declan) 8, 23 n. 46, 93-105, 98 n. 22, 100 n. 29, 101 n. 30-31, 104 n. 36, 113 n. 16, 187-189. Lazzeri (Valerio) 139 n. 13. Le Borne (Fernand) 29 n. 71. Le Brun-Gouanvic (Claire) 121 n. 42. Le Goff ( Jacques) 155 n. 34. Le Hir (Yves) 159 n. 61. Le Huërou (Armelle) 181 n. 61. Leclercq ( Jean) 36, 37 n. 11 et 13, 41 n. 26, 173, 189 n. 5. Lecoy de la Marche (Félix) 154 n. 29. Lefèvre d’Étaples ( Jacques) 84, 88. Lehner (Hans-Christian) 72 n. 3. Lemarié ( Joseph) 18 n. 33. Léon le Grand, pape 18 n. 31. Léon-Dufour (Xavier) 16 n. 22. Leonardi (Claudio) 8, 177-184, 191. Leonardi (Lino) 88 n. 69. Lerner (Robert) 176 n. 30. Lettre mystique touchant la conspiration dernière 28 n. 67. Libera (Alain de) 130 n. 3, 133 n. 9, 182 n. 64. Liebeschütz (Hans) 86. Loi (Vincenzo) 16 n. 25. Lopez (Grégoire) 25 n. 56. Lot (Ferdinand) 157, 167 n. 99. Lot-Borodine (Myrrha) 160-161, 165 n. 86, 167 n. 99. Louis (René) 165 n. 91. Lubac (Henri de) 19 n. 35, 22, 25, 27 n. 61, 39 n. 18, 107 n. 1, 110, 125 n. 60, 135 n. 3. Luther (Martin) 26, 137, 187. Macrobe 15 n. 20. Maffei Boillat (Stefania) 89 n. 73. Magnard (Pierre) 44 n. 41. Malaguti (Maurizio) 121 n. 43. Malevez (Léopold) 44 n. 41.
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Malicet (Michel) 123 n. 49. Mandouze (André) 17 n. 27. Manselli (Raoul) 173-174-176, 178. Marchesi (Concetto) 15 n. 20. Marconis ( Jacques-Étienne) 29 n. 71. Marculus, évêque 78. Marczuk (Barbara) 165 n. 92. Marguerite de Città di Castello 179. Marguerite de Cortone 172, 177. Marguerite Porete 149, 168, 179, 191. Marie de Blois, comtesse de Champagne 151. Marini (Alfonso) 181. Marion ( Jean-Luc) 8, 93, 105, 117 n. 31. Martial (Marcus Valerius Martialis) 15. Masserini (Niccolò) 88. Matarasso (Pauline) 159 n. 61, 161. Mathilde, voir Mechthilde Mathon (Gérard) 42 n. 30. Matronola (D. Martino) 179 n. 52. Matter (Ann E.) 36, 37 n. 14. Maxime le Confesseur 25 n. 56. Mayeur ( Jean-Marie) 150 n. 6. McEvoy ( James) 113 n. 16. McGinn (Bernard) 5 n. 1, 6 n. 3. McGuire (Brian Patrick) 139 n. 13, 143 n. 22. McNamer (Sarah) 42 n. 32. Mechthilde de Hackeborn 85 n. 54, 88. Mechthilde de Magdebourg 83-84, 168. Mela (Charles) 151 n. 15. Melanchthon (Philippe) 26. Ménard (André) 113 n. 14, 121 n. 45, 122 n. 46. Ménard ( Jacques-Étienne) 16 n. 24. Menestò (Enrico) 173, 177, 178 n. 41, 179. Messa (Pietro) 31 n. 76. Micha (Alexandre) 153, 155 n. 33, 165, 167 n. 99.
Michaelides (Dimitri) 17 n. 26. Migne ( Jacques-Paul) 29, 87. Millet (Olivier) 26 n. 58. Millet-Gérard (Dominique) 123 n. 49. Millor (William J.) 76 n. 19. Miniac ( Jean) 79 n. 29. Minvielle (Bernard) 7 n. 4, 56 n. 94. Moens (Sarah) 88 n. 70. Möhren (Frankwalt) 41 n. 26. Mohrmann (Christine) 16, 17 n. 26. Montau (Dorothée de) 75. Montebaur ( Josef) 86. Morard (Martin) 19 n. 35. Morsel ( Joseph) 158, 167 n. 102. Mort du Roi Arthur 157. Moses (François) 155 n. 33. Moulin-De Stefani (Isabelle) 30 n. 74. Moulinier-Brogi (Laurence) 7-8, 20 n. 37, 71-89, 74 n. 14, 77 n. 24, 78 n. 28, 84 n. 48, 88 n. 69, 190. Mouroux ( Jean) 52 n. 77. Muessig (Caroline Anne) 78 n. 28. Mühlethaler ( Jean-Claude) 168 n. 108. Nagy (Piroska) 80 n. 33, 183 n. 69. Nef (Frédéric) 9 n. 7. Nelli (René) 157 n. 46. Nerval (Gérard de) 29 n. 71. Newman (Barbara) 78 n. 28, 149. Nicolas de Jésus 136 n. 5. Nicolet Santini (Lea) 175 n. 24. Noailles (Louis Antoine de) 26. Olafsson (Peter) 75. Olphe-Galliard (Michel) 36 n. 8. Onze mille vierges 75, 77-78. Orcibal ( Jean) 156 n. 42. Origène (d’Alexandrie) 17 n. 28, 18 n. 33, 28 n. 66, 35, 40. Osiander (Andreas) 87. Ovide (Publius Ovidius Naso) 15. Ozilou (Marc) 111 n. 10.
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Panofsky (Erwin) 165 n. 76. Paravicini Bagliani (Agostino) 179 n. 49. Paris (Gaston) 149, 156, 169. Pásztor (Edith) 178. Paul de Tarse (saint) 16, 50, 63, 108 n. 3, 119-120, 126-127, 137. Paulin de Nole (saint) 17 n. 28. Pauphilet (Albert) 157 n. 44, 159, 161, 165. Payen ( Jean-Charles) 157, 165. Peire d’Alvernhe 169. Pelan (Margaret) 154 n. 31, 164 n. 82. Pelletier (Anne-Marie) 39 n. 20, 40 n. 22, 54 n. 87. Pépin ( Jean) 188 n. 3. Pera (Ceslas) 102 n. 32. Perrot ( Jean) 17 n. 27. Pertz (Georg Heinrich) 76 n. 21, 83 n. 45. Peter Olafsson, secrétaire de Brigitte de Suède 75. Piazzoni (Ambrogio) 19-20 n. 36. Piédagnel (Auguste) 16 n. 23. Pierre et Paul, apôtres 80. Pierre Abélard 15 n. 20, 38. Pierre d’Ailly 87. Pierre d’Auvergne, voir Peire d’Alvernhe Pierre Damien 152 n. 19. Pierre de Celle 18 n. 32. Pinto-Mathieu (Élisabeth) 167 n. 102. Pitra ( Jean-Baptiste) 86 n. 58. Platon 188. Platoniciens 28 n. 66. Plotin 6 n. 2. Poirel (Dominique) 5-9, 11-31, 21 n. 41, 23 n. 45, 30 n. 74, 40 n. 21, 57 n. 3, 58 n. 4-5, 59, 61 n. 14-17, 63 n. 24, 64 n. 27, 65 n. 34, 74 n. 14, 135, 150 n. 10, 171 n. 1, 178 n. 43, 182 n. 63 et 66, 183 n. 68, 184 n. 71-72, 185, 187. Poirion (Daniel) 159. Pomel (Fabienne) 155 n. 33. Pozzi (Giovanni) 179.
Pranger (Burcht) 41 n. 26. Preda (Alessandra) 157 n. 45. Preger (Wilhelm) 85 n. 56. Proclus (Proclos, le Diadoque) 188. Prophetia Hildegardis de novis fratribus 89. Pulega (Andrea) 167. Quéruel (Danielle) 155 n. 39. Queste del Saint Graal 8, 150, 156-163, 165, 168. Quinto (Riccardo) 24 n. 51. Raban Maur 15 n. 20. Ragon-Ganovelli (Caroline) 172 n. 12. Rauwel (Alain) 11 n. 4. Raynald (ou Reginald) de Piperno 121. Rey-Flaud (Henri) 151. Richard de Saint-Victor 7, 20 n. 37, 25 n. 56, 57-69, 153, 165, 190. Riché (Pierre) 22 n. 44. Rigaut de Barbézieux 163. Rigaut de Berbeizilh, voir Rigaut de Barbézieux Rivière (Isabelle) 126 n. 67. Robert Bellarmin (saint) 25 n. 56. Robert de Boron 157-158. Robert Grosseteste 8, 93-105, 113 n. 16, 189. Rochais (Henri Marie) 37 n. 11, 189 n. 5. Rodriguez (Alphonse) 25 n. 56. Roguet (Aimon-Marie) 145 n. 30. Roques (Mario) 151 n. 16. Roques (René) 23 n. 45. Rorem (Paul) 20 n. 38. Rossi (Luciano) 154 n. 30. Roth (Friedrich Wilhelm Emil) 73 n. 6-9, 78 n. 26-27, 79 n. 31, 86 n. 58, 88, 89 n. 71. Rougemont (Denis de) 190. Rousselot (Pierre) 58 n. 5. Rowan (Steven) 176 n. 30. Rué (le frère et citoyen Fs) 29 n. 71.
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Ruello (Francis) 23 n. 47, 145 n. 32. Rufin d’Aquilée 17 n. 28. Ruh (Kurt) 5 n. 1, 6 n. 3. Rupert de Deutz 18 n. 33. Rusconi (Roberto) 173, 178. Ruysbroeck, voir Jean de Ruysbrock Rydstrøm-Poulsen (Aage) 48 n. 54. Ryelandt ( Joseph) 29 n. 71. Sächsische Weltchronik 83. Saint-Jean (Frère Léon de) 24 n. 49. Saint-Martin (Louis-Claude de) 29. Sainte-foi (Charles) 29 n. 72. Sainte-Mitouche (compositeur) 29 n. 71. Sainte-More (Benoît de) 156. Sales (saint François de) 25 n. 56, 128. Salignac de La Mothe-Fénelon (François de), voir Fénelon Salomon, roi d’Israël 38. Santi (Francesco) 179 n. 49 et 51, 184. Santos Paz ( José Carlos) 87 n. 62. Scheffer-Boichorst (Paul) 76 n. 21. Schenkl (Karl) 17 n. 28. Schillebeeckx (Edward) 17 n. 27. Schipperges (Heinrich) 78 n. 28. Schlosser (Marianne) 110 n. 8, 121 n. 44. Schmelzeis ( Johann Philip) 86. Schmidt (Margot) 89 n. 74. Schmitt ( Jean-Claude) 40 n. 23, 72 n. 4, 155 n. 34. Schneider (Karin) 89 n. 71. Sclafert (Clément) 65 n. 32. Segonds (Alain-Philippe) 188 n. 3. Sensi (Mario) 178. Sergent (F. Tyler) 48 n. 54. Sicard (Patrice) 58 n. 6, 64 n. 26, 67 n. 44. Siger de Brabant 29. Simon (Paul) 104 n. 37-38. Simon (Richard) 27. Siri (Giuseppe, archevêque de Gênes) 181.
Solignac (Laure) 8, 22 n. 43, 107-128, 113 n. 14. Sommerfeldt (Gustav) 87 n. 64. Sone de Nansey 169. Sonnet ( Jean-Pierre) 39 n. 20. Stace (Publius Papinius Statius) 15. Standaert (Maur) 44 n. 41. Stanesco (Michel) 151 n. 17, 154, 158 n. 51, 167, 168 n. 104. Steel (Carlos) 188 n. 3. Stolz (Anselm) 179-180. Stroppa (Sabrina) 57 n. 2. Sturlese (Loris) 88 n. 69. Suchla (Beate Regina) 144 n. 28. Surin ( Jean-Joseph) 25 n. 56. Swedenborg (Emanuel) 29. Talbot (Charles H.) 37 n. 11, 189 n. 5. Tedoldi (Massimo) 121 n. 44, 124 n. 58. Tertullien (Quintus Septimus Florens Tertullianus) 17, 25 n. 56. Theodora, sœur de Thomas d’Aquin 121. Théodore de Mopsueste 39 n. 20 Théodoret 25 n. 56. Theodoricus ou Thierry d’Echternach 85. Théologiens de l’École 25 n. 56. Théophylacte 25 n. 56. Thibaut de Champagne 164 n. 81. Thomas d’Aquin 8, 16 n. 25, 18 n. 33, 19 n. 35, 22 n. 43, 25 n. 56, 102-105, 145, 189. Thérèse d’Avila ou de Jésus (sainte) 25 n. 56, 35, 177. Thomas Gallus 8, 23, 93-105, 113 n. 16, 125, 146, 187, 189, 192. Thomas de Jésus 57. Thomas de Perseigne 36. Tibulle (Albius Tibullus) 15. Tillette (Xavier) 123 n. 49. Todorov (Tzvetan) 158 n. 52. Torrell ( Jean-Pierre) 114 n. 19, 120 n. 40, 121 n. 42.
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Toubert (Pierre) 150 n. 9, 155 n. 38, 162 n. 77. Trémolières (François) 57 n. 3, 58 n. 4, 135 n. 2, 136 n. 4. Trifone (Pietro) 88 n. 69. Troadec ( Jean-Pierre) 73 n. 6. Trottmann (Christian) 23-24 n. 47. Turcan (Robert) 14 n. 12. Twiggy (mannequin) 172. Ullmann (Walter) 40 n. 23. Urfels (Florent) 6 n. 3. Ursule (sainte) 77-78. Valette ( Jean-René) 8, 9 n. 7, 30 n. 75, 39 n. 20, 41 n. 26, 57 n. 3, 115 n. 20, 149-169, 151 n. 1, 152 n. 19, 157 n. 47, 159 n. 57, 160 n. 64, 162 n. 75, 165 n. 92, 167 n. 102, 168 n. 108, 190. Van Acker (Lieven) 82 n. 41. Van der Have (Yvon) 17 n. 27. Van Hecke (Lode) 42 n. 33, 52 n. 73. Van’t Spijker (Ineke) 40 n. 23. Varron (Marcus Terentius Varro) 15. Varvaro (Alberto) 163 n. 79. Vauchez (André) 5 n. 1, 71, 89 n. 74, 150 n. 6, 171-174, 176, 184. Vedova (Massimo) 182, 183 n. 69-70. Vénard (Olivier-Thomas) 157 n. 47. Verdeyen (Paul) 37 n. 11, 38 n. 15. Verger ( Jacques) 22 n. 44.
Verheijen (Luc) 51 n. 72, 162 n. 72, 189 n. 5. Veyrard-Cosme (Christiane) 157 n. 47. Vial (Marc) 8, 24 n. 48, 56 n. 93, 57 n. 3, 127 n. 69, 135-146, 137 n. 7, 139 n. 13, 141 n. 18, 143 n. 23, 145 n. 31, 191. Vignuzzi (Ugo) 88 n. 69. Virgile (Publius Vergilius Maro) 15. Vogels (Heinrich Joseph) 15 n. 20. Volmar, moine 74, 81. Voltaire ( Jean-Marie Arouet, dit) 27. Vuarnet ( Jean-Noël) 71, 74. Wallensköld (Axel) 164 n. 81. Wallner (Martina) 89 n. 77. Westphälinger (Ariane) 75 n. 16. Wiese (Leo) 155 n. 36. Wilmart (André) 42 n. 32. Wolff (Philippe) 174 n. 23. Yarza Urquiola (Valeriano) 18 n. 31. Yepes Álvarez ( Juan de), voir Jean de la Croix (saint) Zarini (Vincent) 157 n. 47. Zechiel-Eckes (Klaus) 18 n. 31. Zink (Michel) 154 n. 30, 169. Zum Brunn (Émilie) 81 n. 36.
Table des matières
Introduction Dominique Poirel
5
« Mystique » : histoire d’un mot, histoire d’un malentendu Dominique Poirel
11
Le xiie siècle La spiritualité nuptiale des Cisterciens Marielle Lamy
35
Les noces d’exégèse et de contemplation La spiritualité d’Hugues et de Richard de Saint-Victor Cédric Giraud
57
Élisabeth de Schönau et Hildegarde de Bingen, un tandem paradoxal Laurence Moulinier-Brogi
71
L’ âge des universités The Medieval Assimilation of Dionysian Mystical Theology Declan Lawell
93
Le fait mystique chez deux scolastiques (Bonaventure et Thomas d’Aquin) 107 Laure Solignac Y a-t-il une mystique eckhartienne ? Élisabeth Boncour
129
Jean Gerson et la théologie mystique Marc Vial
135
206
ta bl e d e s m at i è r e s
Au-delà de l’École Existe-t-il une mystique courtoise ? Mots, textes et concepts Jean-René Valette
149
Un Huron chez les mystiques Jacques Dalarun
171
Conclusions Continuités, glissements, ruptures Olivier Boulnois
185
Index codicum
193
Index nominum et operum
195