ECRITURES DE LA MISSION EN EXTREME-ORIENT LE CHOC (LE) 9782503526508, 2503526500

Cette anthologie regroupe un corpus de lettres de missionnaires écrites lors de leur arrivée en terre de mission. Quatre

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French Pages 464 [480]

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ECRITURES DE LA MISSION EN EXTREME-ORIENT LE CHOC (LE)
 9782503526508, 2503526500

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Les écritures de la mission en extrême-orient

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Les écritures de la mission en Extrême-Orient Le choc de l’arrivée, xviiie-xxe siècles : de l’attente à l’arrivée Chine – Asie du Sud-Est – Japon

Anthologie de textes missionnaires publiée sous la direction de

Catherine Marin

F 2007

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© 2007

FHG– Turnhout (Belgium)

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2007/0095/139 ISBN 978-2-503-52650-8

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ANTHOLOGIE D’ ÉCRITURES MISSIONNAIRES EN EXTRÊME-ORIENT : DE L’ATTENTE À LA RÉALITÉ C at her i ne M a r i n

Les Églises d’Asie se sont fondées par étape successive, les premières ébauchant simplement quelques fondations chrétiennes rapidement couvertes du voile de l’Histoire. Il en est ainsi des nestoriens venus par la Route de la Soie sous la dynastie des Tang (618-907). L’installation de ces chrétiens originaires de Perse a été facilitée par un gouvernement politique chinois désireux alors de s’ouvrir au monde extérieur pour s’enrichir, étendre son influence au-dehors mais aussi recevoir les nouveautés et connaissances apportées par ces marchands venus d’Occident. Ainsi se forment dans cette partie de l’Asie des communautés nestoriennes assez importantes comme en témoigne une stèle érigée en 781 à Chang’an. Mais en 845, une volonté de repli politique conduit au rejet des religions étrangères afin de s’approprier leurs richesses : 265 000 moines et nonnes bouddhistes et 3000 moines nestoriens sont expulsés de l’Empire. Au xiiie siècle, l’existence de nestoriens est encore attestée par des franciscains envoyés en ambassades auprès du grand Mongol à Pékin. La dynastie mongole (1270-1368) étendait alors son pouvoir de la Chine aux confins de l’Europe. La plus réussie des ambassades est celle de Jean de Montecorvino en 1289. Il reçoit de l’empereur   Le patriarche Nestorius de Constantinople avait élaboré au ve siècle une théologie de la séparation des natures humaine et divine dans la personne du Christ, condamnée au concile d’Éphèse en 431.   Cette stèle fut découverte en 1625 sous la dynastie des Ming.   É. Ducornet, L’Église et la Chine, Paris, Cerf, 2003. 

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l’autorisation de prêcher et de fonder une communauté chrétienne importante, si bien que le pape Clément V lui envoie des renforts franciscains dotés des pouvoirs épiscopaux qui sacrent Montecorvino archevêque de Pékin. Mais le renversement de la dynastie mongole et la montée sur le trône impérial de la dynastie des Ming (1368-1650) marque l’arrêt de cette expansion du christianisme dans cet empire qui connaît à nouveau une phase de repli. Il faut attendre le xvie siècle pour voir apparaître de nouvelles communautés chrétiennes en Asie fondées par des missionnaires portugais dans le cadre du Padroado. Le plus célèbre est FrançoisXavier, jésuite originaire de Navarre, qui ouvre la voie du Japon en 1549, un des points de départ involontaires de l’expansion du christianisme en Extrême-Orient. En effet, durant un siècle la religion chrétienne se répand dans un Empire en pleine désorganisation politique et décadence religieuse. Les premiers missionnaires jésuites, dans une sorte de symbiose culturelle, y apportent à la fois une nouveauté spirituelle et les connaissances scientifiques de l’Occident. Les lieux de mission se multiplient dans tout l’Extrême-Orient à la suite de la cession de Macao par les Chinois aux Portugais en 1552, ville érigée en évêché en 1576. Le port à proximité de Canton, devient l’étape incontournable des missionnaires en partance vers le Japon jusqu’à sa fermeture, la Chine ou l’Asie du Sud Est. Les jésuites ne sont plus seuls à exercer cet apostolat. Des dominicains, des franciscains, des Augustins les ont rejoints, dépendant soit du padroado portugais, soit du patronato espagnol. Le rétablissement de l’autorité de l’empereur du Japon au début du xviie siècle brise cette christianisation, en fermant progressive le pays à tout marchand ou missionnaire européen. Fuyant une répression sanglante, les chrétiens japonais se réfugient dans les ports de Chine et d’Asie du Sud-Est rejoints alors par les missionnaires européens qui poursuivent ainsi leur apostolat sur ces côtes d’Asie. À partir de 1658 débarquent dans ces régions des missionnaires ne dépendant que de l’autorité de Rome qui cherche à reprendre en main les missions, désirant les démarquer de toute tutelle politique : les Missions Étrangères de Paris sont fondées, recevant la charge des

  Voir contribution de Roland Jacques.







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vicariats apostoliques du Tonkin, de la Cochinchine et de la Chine, puis un peu plus tard du Siam. Les xviie et xviiie siècle sont un temps d’enracinement du christianisme dans cette partie du monde, comme le montre la correspondance abondante des missionnaires pourtant peu nombreux durant cette époque. Correspondance à double lecture car deux aspects de l’activité missionnaire s’y dégagent. On y discerne tout d’abord ce qui est dû à l’initiative du missionnaire c’est à dire tout ce qui est organisé, planifié par lui en fonction du milieu dans lequel il vit, le pays, la population, les coutumes ... et le deuxième intérêt souvent négligé par les historiens, est toute l’action qui répond à la demande même des chrétiens, et dans ce cas, ces derniers mènent l’initiative. Ce sont des demandes dans l’urgence, souvent exigeantes, parfois imposées, apparaissant au fil des lettres. Ces interventions de chrétiens sont la manifestation de leur existence, d’une force de vie de la communauté chrétienne et d’une fidélité à cette appartenance à leur Église qui a déjà son organisation et ses règles de vie. « Ce ne sont pas des figurants » comme le précise Jean Charbonnier dans son livre sur « l’Histoire des chrétiens de Chine ». Cette communauté a son identité propre que tout missionnaire doit rapidement connaître, son mode d’existence autour de son clergé autochtone et son système de défense face aux autorités politiques et même parfois face aux missionnaires européens. Ces communautés de chrétiens réussissent à se maintenir contre vents et marées jusqu’au xixe siècle, en dépit des soubresauts causés par les querelles religieuses venues d’Occident, par les persécutions parfois violentes, par la suppression des jésuites de 1773 et la rupture de communication durant toute la période révolutionnaire. Même au Japon, sans aucun lien avec l’Occident subsiste une communauté de chrétiens qui révèleront leur existence au xixe siècle à l’arrivée des premiers missionnaires européens. Sous la Restauration, le grand élan missionnaire suscité à la fois par le pape Grégoire XVI et le soutien inconditionnel des laïcs chrétiens d’Europe, favorise la reconstitution des anciennes terres de mission et l’extension géographique de nouvelles zones d’évangélisation, encourageant la multiplication des activités missionnaires   J. Charbonnier, Histoire des chrétiens de Chine, Paris, Desclée, 1992.





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dont beaucoup sont confiées à des congrégations de femmes, écoles de filles, hôpitaux, orphelinats. C’est le temps aussi du développement des missions protestantes qui apportent dans ces terres d’Asie une concurrence spirituelle qui devient souvent une source de stimulation et d’énergie pour les différentes Églises. Ce renouveau missionnaire néanmoins se développe dans un contexte politique international bouleversé par la poussée coloniale pressant la plupart des pays d’Asie à s’ouvrir aux nations occidentales de gré ou de force. Le dynamisme des Églises d’Asie fortifiées par l’augmentation constante du nombre de prêtres locaux (de 600 prêtres locaux en 1900, le nombre atteint plus de 3800 en 1940), incite les autorités romaines à transférer les grandes fonctions ecclésiastiques aux autochtones au début du xxe siècle. On assiste à l’autonomie progressive de chaque Église bien avant la décolonisation de certaines régions d’Extrême-Orient. Ainsi, en 1926 les premiers évêques chinois sont consacrés, en 1927 le premier évêque japonais et en 1933 le premier évêque vietnamien. Cependant l’accession à l’indépendance des pays d’Asie est un temps de nouvelles souffrances pour les Églises : elle amène au pouvoir des régimes communistes qui rejettent le christianisme et persécutent les chrétiens trop marqués selon eux par la culture occidentale. Le nombre des martyrs est important, chrétiens et missionnaires sont condamnés pour leur fidélité à leur foi. Pour retracer l’histoire de ces Églises d’Asie, la correspondance des missionnaires reste la source incontournable et inépuisable de toute recherche. Les dépôts d’archives des ordres religieux, en dépit des aléas, des événements, guerres, tremblements de terre, naufrages ... restent soigneusement conservés aujourd’hui par le très grand nombre d’instituts missionnaires, masculins et féminins, que ce soient les archives des Missions Étrangères de Paris, celles des lazaristes ou des jésuites, sans oublier les très riches archives des missions protestantes. Sources bien souvent inexplorées ou négligées. Or, comme le rappelait Chantal Paisant, les missionnaires sont des « envoyés » qui portent témoignage en tant qu’intermédiaire d’une vie en mission « situation médiane du missionnaire, à la fois relié à distance à sa communauté d’origine et aux autorités ecclésiales qui lui ont donné obédience, et engagé au quotidien dans l’action évangélisatrice en



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direction des populations d’accueil ». De nombreux centres de recherches universitaires tentent ces dernières années d’explorer cette mémoire endormie dans une perspective historique et comparatiste. Cette tâche est portée en particulier par le GRIEM (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur les Écritures Missionnaires) fondé en 2001 qui cherche à promouvoir l’édition critique de textes et documents missionnaires inédits. Ainsi cet ouvrage s’est proposé de retenir un temps particulier dans la vie du missionnaire : celui du premier contact avec la terre de mission sur le continent asiatique, temps de l’entrée dans un monde jusqu’alors perçu de façon imaginaire ou mystique et qui devient brutalement monde réel. Mais cette réalité n’est qu’une première approche qu’on pourrait qualifier de vision « par la porte de service » une sorte d’entrée dans l’antichambre d’un monde qui devient le nouveau lieu de vie du missionnaire. Quatre moments précis de l’histoire missionnaire sont évoqués : l’arrivée de jeunes missionnaires français de la Société des Missions Étrangères de Paris en Asie au xviiie siècle qui reçoivent la charge de communautés chrétiennes déjà bien structurées, le retour des jésuites en Chine à partir de 1841 dans un contexte politique international troublé, les premières tentatives de missionnaires français des Missions Étrangères de pénétrer au Japon par l’île d’Okinawa et enfin l’entrée de missionnaires de la Congrégation des Oblats de Marie au Laos au xxe siècle dans un contexte politique en pleine révolution. La première correspondance, composée de 12 lettres de jeunes missionnaires formés au Séminaire des Missions Étrangères de Paris saisit les sentiments de ces jeunes Français qui choisissent de quitter à jamais leur famille pour se donner au service de la mission durant la deuxième moitié du xviiie siècle. Don qui se concrétise par ce grand voyage initiatique à travers les deux océans Atlantique et Indien et qui s’achève dans une plongée très brutale dans un monde inconnu et hostile dont ils ne connaissent ni la langue, ni vraiment les coutumes. Très peu de présence européenne en Extrême-Orient  Ch. Paisant, La mission en textes et en images, Paris, Karthala, 2004.   J. Pirotte, Les conditions matérielles de la mission – Contraintes, dépassements et imaginaires – xviie-xxe siècles, Paris, Khartala, 2005.  



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en cette période autre que celles des marchands qui fréquentent le port de Macao et Canton. Seuls les missionnaires, à partir de Macao, réussissent à pénétrer à l’intérieur de ces pays interdits à tout étranger, Tonkin, Cochinchine, Chine. Un seul royaume accueille les missionnaires catholiques, le Siam, mais en leur interdisant tout prosélytisme. C’est le début pour chacun d’entre eux de cet abandon total de leur vie au service de Dieu et au service de ces communautés chrétiennes qui les attendent avec tant d’impatience et d’exigences. La deuxième contribution nous présente la correspondance des jésuites de retour en Chine à partir de 1841, après un demi-siècle d’absence. On se souvient qu’après la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773, la mission française de Pékin avait été transférée aux lazaristes en 1785, les « ci-devant ex-jésuites » continuant leur activité missionnaire et scientifique en Chine jusqu’à leur mort, le dernier, le père Poirot s’éteignant en 1813. Selon le père Dehergne, historien de la Compagnie, 470 jésuites (toutes nationalités confondues) avaient travaillé dans l’Empire chinois entre 1552 et 1800. Ces quatorze premières lettres d’un corpus de 655 appelé Lettres de la Nouvelle Mission de Chine retracent le voyage vers l’Asie de ces trois jésuites, les pères Gotteland, Brueyre, Estève. Elles se présentent plutôt comme des rapports sur la situation de la mission en Chine, laissant une place réduite aux sentiments personnels. Le but principal est de transmettre le plus d’informations possibles aux autorités de la Compagnie et à l’ensemble des communautés jésuites, sans oublier celui de susciter de nouvelles vocations pour assurer la continuité du travail apostolique en cours. Ces voyages sont entrepris dans un contexte politique nouveau, marqué par une tension croissante entre la Chine et les pays européens, cherchant à s’implanter plus puissamment sur les côtes chinoises. On notera aussi l’importance donnée à la fondation d’œuvres apostoliques nouvelles, écoles, séminaires, ce développement étant le signe d’une volonté des missionnaires d’offrir et de consolider les cadres des communautés chrétiennes dont ils ont la charge, en privilégiant l’instruction et les soins donnés aux malades.

   J. Dehergne s.j., Répertoire des Jésuites en Chine de 1552 à 1800, Paris, Letouzey et Ané, 1973.

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La troisième partie de l’ouvrage relate la triste expérience de Théodore Forcade (1816-1884) qui débarque en 1844 sur l’île d’Okinawa appartenant à ce qu’on appelait les îles Ryûkyû qui semblaient pour les missionnaires un excellent point d’attente pour pénétrer au Japon. Cet archipel constituait un petit royaume tributaire de la Chine depuis 1372 mais qui, en réalité, vivait sous la dépendance culturelle et commerciale de son voisin japonais qui considérait ces îles comme un « domaine féodal extérieur ». À peine débarqué, ce missionnaire fut rigoureusement surveillé par les autorités qui s’appliquèrent à lui enlever toute possibilité de communiquer avec les habitants. Ces lettres présentent le double intérêt de montrer le désir profond de Rome et certaines sociétés missionnaires de retourner au Japon resté fermé à l’Occident depuis le xviie siècle et d’autre part, elles trahissent la profonde méconnaissance de la situation politique de ces îles et de celle du Japon. La correspondance de BernardThadée Petitjean relate sa rencontre exceptionnelle avec des descendants d’anciens chrétiens japonais en l’église de Nagazaki en 1765. Temps fort de ce début de reprise de vie chrétienne au Japon qui soulève, comme le témoigne les lettres de Petitjean de grandes espérances vite brisées par la persécution. La quatrième contribution est consacrée à la présence des Oblats de Marie au Laos depuis 1935. Cette Congrégation missionnaire est arrivée dans ce pays à la demande des Missions Étrangères de Paris désireuses de recevoir une aide pour répondre aux besoins de la mission. Les lettres choisies sont rédigées par de jeunes missionnaires, les pères Vincent l’Hénoret, Jean Wauthier, Louis Leroy destinés à évangéliser les ethnies montagnardes du Laos à partir des années 1950. Le contexte politique est nouveau, c’est un pays théoriquement unifié et indépendant mais travaillé par des mouvements idéologiques qui dégénèrent en guérilla violentes. Les trois missionnaires décident de rester au milieu des communautés chrétiennes en dépit du grand danger qui les entourent. Ils seront assassinés tous les trois.

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SOMMAIRE Passer sur l’autre rive : de l’Occident à l’Extrême-Orient (Catherine Marin)

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Un retour désiré depuis si longtemps : les jésuites en Chine (1841-1843) (Bernadette Truchet)

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Les Missions Étrangères de Paris et la résurgence de la question chrétienne dans le Japon du xixe siècle (Patrick Beillevaire)

207

Laos : le choc des indépendances (Roland Jacques)

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S U R A B AYA

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BANDJARMASIN

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SUMBAWA

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SULAWESI (Celebes)

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CERAM

HALMAHERA

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D J A K A R TA

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KUOMING

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L’Extrême-Orient aujourd’hui K A L I M A N TA N

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La Chine et ses provinces

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Missionnaire en Chine – Gravure du xviiie siècle (Archives des Missions Étrangères de Paris)

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Missionnaire dans la cale d’un bateau, en partance pour le pays de mission – Gravure du xixe siècle (Archives des Missions Étrangères de Paris)

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Vue Générale de la Baie de Tourane, principal port commercial de Cochinchine – Gravure du xixe siècle (Archives des Missions Étrangères de Paris)

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Demeure d’un mandarin au bord du fleuve – Gravure du xixe siècle (Archives des Missions Étrangères de Paris)

Dessin réalisé par le Maître de Chinois du Séminaire en mai 1843. Annexe de la Lettre du 22 mai 1843. (Archives jésuites de Vanves)

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Croquis de la « cadia » dessiné par le P. Gotteland pendant la traversée. Inséré dans la Lettre du 6 mai au 16 juin 1841. (Archives jésuites de Vanves)

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Carte du Kiang-nan dressée par les Pères, datée de 1876. Annexe du dernier volume des Lettres de la Nouvelles mission de Chine. (Archives jésuites de Vanves)

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Théodore-Augustin Forcade, 1816-1885, premier missionnaire du Japon au xixe siècle, archevêque d’Aix-en-Provence

Amiral Jean-Baptiste Cécille, 1787-1873, commandant de la station de la mer de Chine de 1843 à 1847 (M. Boulanger, L’Amiral Jean-Baptiste Cécille, Luneray, 1995)

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Le monastère ou « bonzerie » d'Ameku, qui abrita Forcade durant son séjour à Okinawa (Dumont d'Urville, Voyage pittoresque autour du ­monde, Paris, 1834-1835)

Bateau du royaume des Ryûkyû portant le tribut en Chine (idem)

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Mgr. Bernard Petitjean, 1829-1884 (AMEP)

Mgr. Joseph Laucaigne, 18381885, adjoint de Petitjean à Nagasaki (AMEP)

Eglise de Ôura à Nagasaki, ou Tenshudô, construite sur les plans de Louis Furet, inaugurée le 19 février 1865 et dédiée au Vingt-six martyrs de 1597 (AMEP)

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La colline de Ôura, avec la concession européenne au premier plan et l’église des Vingt-six martyrs au fond. (cf. lettre de Petitjean à Albrand du 11 juin 1865 ; source : AMEP)

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Vue de la baie de Nagasaki montrant en A la colline Nishizaka où furent crucifiés vingt-six mission­ naires et convertis en février 1597 sur ordre de Toyotomi Hideyoshi, en B un monastère sur l’emplace­ ment duquel s’élevaient autrefois une église et l’hospice Saint-Lazare, en C le lieu d’exécution des criminels et de nombreux chrétiens, dont le père Spinola, en D le pic de Konpira, en E l’îlot de Dejima où était établi le comptoir des Hollandais (réf. idem)

Louis Leroy, o.m.i., à la Mission de Xieng Khouang, prêt à repartir vers les villages de la montagne (1959).

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Jean Wauthier, o.m.i., parmi les Kmhmu’ à Ban Nam Lieng (1960).

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Vincent L’Hénoret, o.m.i., devant son église de Ban Ban au Laos, proche de la frontière vietnamienne (1958).

Vincent L’Hénoret, o.m.i., missionnaire au Laos (1960).

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Fête des baptêmes à Ban Nam Lieng près de Xieng Khouang au Laos (1960). Assis, de g. à dr. : Mgr Étienne Loosdregt, o.m.i., vicaire apostolique de Vientiane ; Michel Coquelet, o.m.i. ; Louis Leroy, o.m.i. ; Jean Wauthier, o.m.i. Les trois derniers sont présumés martyrs.

Les missionnaires de Xieng Khouang, Laos, en mai 1960.

De g. à dr. : Joseph Võ Quang Linh, o.m.i. ; Maxime Lesage, laïc ; Louis Leroy, o.m.i. ; Michel Coquelet, o.m.i. ; Vincent L’Hénoret, o.m.i. ; Jean Wauthier, o.m.i. ; Mgr Étienne Loosdregt, o.m.i. ; Henri Rouzière, o.m.i. ; Paul Doussoux, m.e.p. ; Henri Delcros, o.m.i. ; Jean-Baptiste Khamphane, prêtre laotien ; Alexis Guéméné, o.m.i. Les Pères Leroy, Coquelet et L’Hénoret sont morts pour la foi en avril-mai 1961, le P. Wauthier en décembre 1967. Le Frère Guéméné a été tué accidentellement en juin 1961.

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PASSER SUR L’AUTRE RIVE : DE L’OCCIDENT À L’EXTRÊME-ORIENT C at her i ne M a r i n

La décision de s’embarquer pour l’Asie et le voyage en lui-même représentent pour un jeune postulant à la mission au xviiie, un temps de métamorphose personnelle. Cette mise en condition difficile est indispensable pour entrer dans ce monde nouveau et porter l’Évangile dans l’une de ces Églises d’Asie qui rapidement incorpore la vie de ce missionnaire dans sa propre histoire. Porteur d’une vision mystique de la mission au départ, où se mêlent imaginaire et dévotion, le jeune missionnaire expérimente rapidement la dure réalité de ce choix de vie lors de son grand et long voyage océanique qui le conduit de Lorient à Macao, et plus rudement sur ce chemin à parcourir entre Macao et la terre de mission qui lui est assignée, plongée brutale dans un monde inconnu où commence son aventure missionnaire. Tirées des Archives des Missions Étrangères de Paris, ces douze lettres présentées ont été écrites durant le xviiie par des missionnaires qui ont exercé leur apostolat en Cochinchine, en Chine, plus précisément au Sichuan et au Siam. Ces premières lettres, rédigées dès l’arrivée en Asie, expriment avec plus ou moins de force la transformation psychologique endurée par ces jeunes ecclésiastiques. Les premières lettres écrites par François Pottier (1726-1792) et Pigneaux de Béhaine (1741-1799) relatent les conditions dans lesquelles le choix de partir a été décidé. Ce genre de témoignage est rare. Tout jeune postulant doit s’armer de beaucoup de force d’âme et de courage pour assumer la séparation définitive avec les êtres chers qui ont entouré sa jeune vie. Séparation qui laisse une famille dans le doute ou l’incompréhension face à cette volonté de partir évangéliser les pays lointains. Les nombreuses querelles religieuses qui éclatent durant ce siècle contribuent à entretenir cette réserve. Le jeune François Pottier qui quitte la France en 1753, en est conscient : « Je me dispose à soutenir le choc qui sera d’autant plus violent pour moi, qu’il me viendra de la part de mes parents, de mes bienfaiteurs et de mes

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amis, qui par bienveillance voudront me détourner peut-être par des reproches les plus sensibles, d’une résolution qu’ils traiteront de folie et d’excès de dévotion ... » À cette tristesse face à l’incompréhension, se mêlent l’inquiétude et parfois une certaine culpabilité de quitter des êtres chers qu’on ne pourra secourir du fait de l’éloignement. Il faut se rappeler qu’une bonne formation dans un séminaire au xviiie siècle pouvait faire espérer à la famille d’un écclésiastique quelque octroi de bénéfices susceptibles d’assurer une vie décente à certains membres de la famille indigents, ou de prendre en charge les parents devenus âgés. Pour éviter ces moments douloureux, certains s’embarquent sans avertir leurs proches, attendant d’annoncer leur décision une fois arrivés en Chine, tel le jeune Pigneaux de Béhaine qui choisit ce ton désinvolte pour annoncer à ses parents son arrivée à Macao : « M’avez vous pardonné le petit tour que je vous ai joué en vous quittant sans vous en demander la permission? » Une fois embarqué sur un bateau de la Compagnie des Indes commence le grand voyage sur les océans qui constitue une période de rupture avec l’Europe mais aussi avec le passé. Au xviiie, cette expédition maritime dure en moyenne de six à huit mois dans les temps favorables, bon vent, bateau sans avaries, sans épidémie et par temps de paix. Mais cette situation idéale est rare, les relations de voyage font plus état de tempêtes, d’épidémies de scorbut, d’avaries dramatiques sans oublier les guerres sur mer. Certains missionnaires mettront quatre ans entre Lorient et Macao, comme ce Guillaume Piguel (1722-1771) qui au large de la Bretagne en 1746, fut fait prisonnier par les Anglais après la prise du navire de la Compagnie française. Après de nombreuses péripéties, il atteint Macao en 1750. Les lettres d’Olivier Lebon (1710-1780), originaire de Saint Malo, nous décrivent l’une de ces traversées fort périlleuse en pleine guerre de Succession d’Autriche. Il embarque en 1745 sur un des navires de l’escadre rejoignant Mahé de la Bourdonnais à l’île de France pour aller prêter main forte à Dupleix, gouverneur de Pondichéry menacé par les Anglais. Pour Olivier Lebon le voyage va durer un an et demi après de longues escales à Rio de Janeiro pour cause d’épidémie de scorbut, à l’île de France, Pondichéry avant de rejoindre avec beaucoup de difficultés la capitale du Siam, Ayuthia.

  AMEP, Lettre de François Pottier à M. Delacourt, curé de Saint-Ours, 29 juin 1753, vol. 508.   AMEP, Lettre de Pigneaux de Béhaine à sa famille, recueil n° 3, f° 6r.   C. Marin, Du Saint-Esprit aux Missions Étrangères de Paris, Monseigneur Guillaume Piguel (1722-1771) vicaire apostolique de Cochinchine, Revue Mémoire Spiritaine, n° 11, p. 12-29.

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En plus de ces difficultés liées aux événements politiques et avaries diverses, le missionnaire découvre à bord du navire un premier monde qui lui est inconnu, celui des hommes de la mer pour lesquels il possède des idées assez arrêtées et éprouve une certaine commisération : c’est un monde rude, éloigné des choses religieuses mais pas de la crainte de Dieu. À travers ces lettres de voyage, transparaissent les conditions de vie très difficiles de l’équipage, en particulier pour les mousses, le sentiment de précarité et surtout cette présence constante de la mort par suite d’accidents ou d’épidémies ou de combats navals. Les conseils des arrivants ne manquent pas à l’adresse des prochains partants, conseils sur les relations à entretenir avec le capitaine, les officiers ou l’équipage, conseils sur le mode de vie, les règles de vie à suivre ... Cette longue navigation devient alors un temps de méditation, de réflexion sur le sens de la mission, du premier engagement spirituel de ces hommes de Dieu au service de ces êtres humains confrontés à leur fin prochaine ... Certains, en temps d’épidémies s’engagent totalement dans le soin des malades en dépit de la puanteur insupportable dans les cales des matelots. D’autres débutent une catéchèse pour les mousses. À cela s’ajoute la prise de conscience de l’immensité de ce monde et des distances pour gagner la mission. Cet éloignement progressif de la terre natale resserre le lien affectif et spirituel avec ces parents et amis restées en Europe tout en favorisant une sorte de libération de ces prêtres tournant définitivement le dos au Vieux Monde. La lettre du 16 septembre 1738 de Pierre-Antoine Lacerre (1711 – v. 1767) rapporte ainsi auprès des directeurs du Séminaire de Paris, ses nombreuses observations relevées durant ce voyage, et dresse de multiples recommandations et conseils à suivre à l’intention des futurs missionnaires voyageurs. Mais l’arrivée dans le port de Pondichéry ou de Macao, lieux de transit pour les missionnaires, ne constitue pas la fin de l’aventure. Dans bon nombre de cas, le plus dur reste à vivre. Une fois la terre de mission assignée, le missionnaire, avec l’aide des procureurs de la ville, choisit pour gagner le lieu de mission le mode de transport commun et le moins onéreux pour la remontée des fleuves ou la navigation le long des côtes d’Asie. Cette embarcation locale habituelle n’en est pas moins rustique et pour le jeune Européen, l’aventure commence réellement. Le ton des lettres change alors, le soulagement d’avoir atteint l’Asie et le port de Pondichéry ou Macao se transforme en angoisse. Le missionnaire se retrouve seul désormais, séparé de toute présence européenne, et dépendant uniquement du catéchiste de sa communauté de chrétiens venu le chercher ou du capitaine de navire complaisant qui se révèle très souvent plus filou que généreux. Le jeune ecclésiastique ressent alors une immense solitude et comprend qu’il doit s’abandonner et livrer sa vie entièrement à la Providence, à Dieu.

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Il n’est plus maître de rien, ne connaissant que modérément les usages, et la langue locale. C’est une plongée dans un monde inconnu et différent avec d’autres modes de vie, d’autres modes de pensée, un monde qui a vécu sans lui et peut continuer de vivre sans lui. Le sentiment d’être un exilé se retrouve fréquemment en ce début de mission, un exilé qui apprend à souffrir physiquement du fait du climat et de la nourriture, et qui craint de mourir avant d’avoir réellement commencé à travailler à la « vigne du Seigneur ». Ces états d’âme compréhensibles se retouvent dans ce « Journal anonyme de 1731 » qui semble avoir été écrit par Pierre Dupuy Du Fayet (1706-1733) relatant un voyage difficile entre Canton et la Cochinchine. Les écrits de Guillaume Piguel lors de son voyage de Macao au Cambodge et de François Pottier s’introduisant dans la province du Sichuan trahissent un désarroi mêlé de doute – quant à Nicolas Levavasseur (1741-1777) dans son expédition vers les peuples montagnards du Cambodge, il exprime surtout sa solitude devant la tache à accomplir. Ces lettres de voyage à l’intérieur de l’Asie sont riches de détails sur ces relations fluviales et maritimes particulières entre ces ports d’Extrême Orient au xviiie, sorte de cabotage le plus souvent aux mains de Chinois ou de Portugais. On y rencontre un monde de marchands, de fonctionnaires, mandarins plus ou moin scrupuleux qui regardent avec curiosité parfois méfiance cet étranger sans défense qui voyage au milieu d’eux. C’est un temps de premiers contacts avec les croyances religieuses locales qui, bien souvent, sont considérées soit avec moquerie, soit avec horreur par le missionnaire. Il faut attendre une présence plus établie dans le pays pour voir apparaître des opinions plus nuancées et tolérantes. Ainsi, ce passage sur l’autre rive, transforme déjà profondément le mental du missionnaire européen, qui subit avant même d’avoir commencé son travail apostolique une sorte de mue, de retournement de soi qui loin d’anéantir sa vocation, comme les lettres le démontrent, n’en est que plus conforté dans sa volonté de travailler à la consolidation et à l’expansion des communautés chrétiennes qu’il découvre avec émotion à son arrivée et pour lesquelles, il l’a compris vraiment au terme de son voyage, il a été appelé dans ces différentes régions de l’Asie.

1 – Quitter son pays François Pottier est né à la Chapelle Saint Hippolyte, village situé à trois lieues de Loches, le 9 mars 1726. Orphelin très jeune, il est élevé par son oncle et sa tante, M. et Mme Maupou. Après avoir suivi ses études dans le collège de cette ville, il gagne Paris pour entreprendre des études

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de théologie au Séminaire du Saint Esprit fondé par Poullart des Places en 1703. Après cinq années d’études, il décide de partir en mission en Asie, gagné par l’enthousiasme d’un missionnaire de retour de ces pays lointains. Il est rare de trouver dans la correspondance des missionnaires, ces premiers témoignages d’engagement à vouer sa vie « au salut des âmes ». Les premières lettres de François Pottier, écrites au Séminaire des Missions Étrangères de Paris, nous rapportent à la fois, les raisons de son choix de vie et sa détermination à ne pas revenir sur sa décision, détermination d’autant plus douloureuse qu’elle suscite une réaction hostile de la part de ses proches. L’annonce de sa décision est envoyée en premier lieu au curé de la paroisse de sa jeunesse espérant trouver chez cet ecclésiastique l’aide nécessaire pour « disposer et préparer mes parents à recevoir le coup que je vais bientôt leur porter malgré moi. »

[1] Lettre de François Pottier à M. Delacour , Paris, Séminaire des Missions Étrangères de Paris 29 juin 1753 (AMEP vol. 508, f° 38) Monsieur, J’attendais depuis quelque temps cette occasion pour vous présenter mes respects, quoique je ne l’ai pas encore fait immédiatement, j’espère néanmoins que vous voudrez bien recevoir cette faible preuve de gratitude, pour toutes les bontés que vous avez eues pour moi. Vous serez peut-être étonné de ne pas me voir à Loches avec M. Le Comte, je suis même certain que tout le monde le sera avec vous, d’autant plus que mes parents m’attendent vers ce temps-ci. Mais vous serez sans doute encore plus surpris si je vous dis que l’on ne me verra point du tout à Loches, permettez-moi s’il vous plaît de m’expliquer plus long. Il y a cinq ans que je suis sorti de cette ville et depuis ce temps je n’ai jamais brûlé du désir d’y retourner. Comme l’homme n’est point sans quelque inclination qui le porte plutôt à une chose qu’à toute autre, j’en ai une depuis longtemps de cette nature, qui m’éloigne de ma patrie ; mais s’étant trouvée combattue par la difficulté  M. Delacour était curé de la paroisse de Saint Ours, principale paroisse de Loches où vivaient les parents de François Pottier, qui avait connu le jeune homme bien avant son départ pour Paris. 

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d’abandonner mes chers parents, auprès desquels le motif d’une reconnaissance presqu’infinie que je leur ai m’attire, j’ai pris le parti de me tirer de cet embarras, en me consultant à des personnes capables de me conduire dans cette affaire, afin de savoir si ce motif était suffisant pour me rendre auprès d’eux. On a commencé par me demander s’ils étaient dans la nécessité, s’ils pouvaient vivre honnêtement sans moi, sur la réponse que j’ai donnée on m’a décidé sans difficulté que je pouvais me séparer d’eux de corps, que la reconnaissance m’obligeait seulement à ne m’en point séparer d’esprit, de prier toujours le Seigneur pour eux et à ne jamais manquer à les lui présenter, quelque part que ce soit, dans les sacrifices que je lui offrirai, dès que je serai revêtu du sacré sacerdoce. Voilà ce à quoi on m’a dit que j’étais obligé sous peine d’être un monstre d’ingratitude, mais que cette obligation pouvait être remplie partout où il plairait à la providence de me conduire. Je me suis aussi consulté sur ce qui regarde mes sœurs. On n’a pas manqué à m’interroger sur leur état et leur condition, si elles pouvaient y vivre honnêtement sans moi, sur l’exposition que j’en ai fait, on a décidé que puisqu’elles étaient établies et mariées honnêtement, selon leur état, je ne pouvais en conscience leur faire changer de condition et les élever à une plus haute fortune si j’avais les revenus d’une cure ou d’autre bénéfice, puisque ne le pouvant faire qu’avec ces sortes de revenus, puisque je n’en avais pas d’autres, ce serait faire tort aux pauvres dont je serai le pasteur et auxquels appartient le superflu de ces revenus. Sur ces deux décisions, je me suis déterminé à suivre mon ancienne inclination mais toujours sur les conseils de mon directeur aussi éclairé qu’expérimenté dans la conduite des âmes. L’état que j’ai donc embrassé est celui de missionnaire des Missions Étrangères. Ce parti vous étonnera, mais enfin c’est celui auquel je crois que Dieu m’appelle. J’y pense depuis longtemps et je ne me suis déterminé qu’après une longue et mûre délibération, qu’après bien des conseils et le consentement de mon directeur, par qui je me suis

 Il s’agit de M. Bouïc (1684-1763), supérieur du Séminaire du Saint Esprit entre 1713 et 1763.    François Pottier avoue dans une lettre du 31 août 1753 n’avoir annoncé son entrée aux directeurs des Missions Étrangères que huit jours avant sa venue, au mois de juin 1753. 



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laissé conduire en aveugle dans cette affaire, qui était trop délicate pour me diriger moi-même. On m’a dit que c’était la volonté de Dieu et sur cette signification je me suis entièrement déterminé, mais ce n’est pas sans peine, car je vous avouerai, Monsieur, que la nature a combattu et combat encore vivement, quitter mes chers parents, à qui je suis redevable, voilà ce qui me révolte et je ne pourrai résister à ce mouvement, si je n’étais rassuré que Dieu veut que j’aille ailleurs que dans ma patrie travailler pour sa gloire. Les personnes du monde vont sans doute à la première nouvelle me jeter la pierre et quoique mes parents aient beaucoup de religion, il pourra cependant bien faire que les premiers mouvements qu’excite indubitablement en eux cette nouvelle, les feront mettre de la partie ; en effet, le coup est rude, avoir tout fait pour une personne à qui on ne devait rien et s’en voir abandonné, c’est une épreuve que les sentiments seuls de la religion peuvent rendre soutenable. Ainsi donc je m’attends et je me dispose à soutenir le choc qui sera d’autant plus violent pour moi, qu’il me viendra de la part de mes parents, de mes bienfaiteurs et de mes amis, qui par bienveillance voudront me détourner peut-être par des reproches les plus sensibles, d’une résolution qu’ils traiteront sans doute de folie et d’excès de dévotion, parce qu’ils ne connaîtront pas qu’elle n’a pour fondement que la volonté du Seigneur. Comme dans ce rude combat j’aurai besoin de quelqu’un qui eût la charité de prendre ma défense, j’ai crû ne pouvoir mieux m’adresser qu’à vous, Monsieur, qui m’honorant depuis longtemps de votre bienveillance et qui sachant discerner quand Dieu parle véritablement, voudrez bien comme je l’espère prendre ma cause en main. Elle est d’autant plus légitime qu’elle a Dieu pour caution, c’est ce dont j’ai pour preuve la longue persévérance de mon inclination avec les conseils de plusieurs personnes et enfin la voix de celui que Dieu m’a donné pour me conduire dans la voie du salut. Ainsi la grâce que je souhaiterais obtenir de vous, serait de disposer et de préparer mes parents à recevoir le coup que je vais bientôt leur porter malgré moi, en tâchant de leur insinuer la résignation entière à tout ce qui plaît à Dieu de nous envoyer, par ce moyen peut-être qu’ils ne s’alarmeraient pas tant en apprenant la nouvelle, à laquelle ils ne s’attendent certainement pas, quoique je leur ai déjà parlé dans mes lettres d’une manière qui aurait, à ce que je crois, dû leur donner quelque soupçon. 24

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Serais-je assez heureux pour obtenir de vous cette nouvelle faveur? Je suis dans une obligation stricte de prier Dieu pour mes chers parents, mais en vérité je ne m’y sentirais pas moins obligé de le faire pour vous, comme je puis vous l’assurer l’avoir fait jusqu’à présent. C’est dans la grâce que je vous supplie instamment de m’accorder avec l’honneur d’être avec un très profond respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Paris ce 29 juin 1753 signé : Pottier, diacre. La violence de la réaction de la famille Maupeou à l’annonce de son départ pour l’Asie, dépasse tout ce que pouvait craindre le jeune François. Dénoncé comme « monstre d’ingratitude », d’infâme, il est menacé d’anathème, d’abandon. Le jeune postulant n’en garde pas moins toute sa détermination à convaincre ses parents du bien fondé de son engagement, n’hésitant pas à intégrer sa famille par ce sacrifice à l’établissement de la gloire de Dieu parmi les hommes.

[2] Lettre de François Pottier à ses oncle et tante, M. et Mme Maupou, Paris, le 15 juillet 1753 (AMEP vol. 508, f° 40) Mes chers et très chers parents ; J’ai reçu dimanche dernier à quatre heures du soir votre lettre par M. Chrétien lui-même. Elle m’a mis les larmes aux yeux et percé le cœur de douleur, elle m’a causé bien du trouble et de l’agitation et j’en ressens encore toute la vivacité ; elle a quelque chose de si frappant et de si effrayant que je n’ai pu m’empêcher de frémir dans tous mes membres. Très chers parents, je me jette à vos genoux. Daignez encore jeter un coup d’œil sur moi tout indigne que je vous paraisse. Arrêtez pour un moment ces malédictions dont vous me chargez et ayez égard à mes soupirs et aux sanglots qui m’accablent. Moi, vous  M. et Mme Maupou, oncle et tante de François Pottier s’étaient chargés de l’éducation de l’enfant à la mort de ses parents. M. Maupou était procureur devant le Bailliage et Siège royal en la ville de Loches. 



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causer tant d’affliction tant de chagrin, vous rendre un pareil retour par une conduite de jeune homme sans réflexion, et sans sujet quoi de plus criant? Hélas, si cela était, oui je me condamne moi-même à l’enfer et à tous ses supplices. Si véritablement je mérite ces noms infâme et abominable, d’ingrat, de monstre d’ingratitude, que vos souhaits passagers s’accomplissent sur moi c’est à dire ou que la foudre m’écrase ou que la mort m’engloutisse dans ses abimes. Mais hélas que ne puis-je vous ouvrir ce cœur selon vous si noir et si dépravé, vous le reconnaîtriez à la vérité pour un monstre d’iniquité et tout couvert de péchés, mais aussi vous le verriez tout pénétré tout confus des bienfaits presqu’infinis que vous avez eus pour moi. Votre lettre telle qu’elle est m’a convaincu que quelqu’idées que j’aie eues jusqu’à présent de vos bontés pour moi, je n’ai pas encore sû les porter jusqu’à leur juste valeur. Je n’ai pu me refuser aux marques sensibles d’une bienveillance plus vive que jamais, que vous m’y donner quoique dans des termes et des expressions bien différentes, cette preuve de bienveillance avec l’idée que je me forme de l’état affligeant où vous êtes me cause une telle révolution que je ne crois pas en revenir si tôt. Que je lise et relise votre lettre, j’y vois une attention toute paternelle à prendre les moyens les plus efficaces pour me détourner d’un état que vous croyez devoir causer mon malheur, semblable à ce tendre père de l’Enfant prodigue vous déplorez mon sort, vous venez au devant de moi pour voir si je reviendrai de ce malheureux aveuglement où vous me croyez plongé. Hélas, cette vérité augmente ma douleur à l’instant que je l’expose, les expressions me manquent et ma bouche ne peut plus être l’interprète de mon cœur. Vous me chargez d’imprécations et de malédictions, hélas j’en suis peut-être plus digne que vous ne croyez encore à cause de mes péchés ; mais que ce soit d’ingratitude qui me les fasse mériter Dieu le sait et connaît mieux que personne mes dispositions. Il me semble vous entendre dire que maintenant que je n’ai plus besoin de vous, je vous abandonne et je vous laisse aux soins de la providence, sans m’embarrasser ce que vous deviendrez, je suis encore persuadé que tout le monde vous applaudit à ce discours, à voir et à ne considérer uniquement que ma conduite extérieure, ce raisonnement est naturel et se présente aussitôt à l’esprit, mais à réfléchir d’un sens froid et sans aucun mouvement ce procédé peut-il être possible même dans une personne la plus abominable, en vérité 26

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un homme de ce caractère est comme vous le dites tout à fait indigne de vivre et de fouler avec ses pieds la terre qui le porte. Je sais mes chers parents et vous le savez aussi que je suis imparfait quelques soins et quelques peines que vous vous soyez donnés pour me perfectionner, mais votre cœur avouera-t-il avec votre bouche que je suis tel semblable à ce monstre d’humanité que je viens de dépeindre ; non, parce que vous connaissez assez quelles sont mes inclinaisons, quel est mon caractère, mon humeur. Vous censurez ma conduite et vous prétendez qu’elle n’est point conforme à la volonté de Dieu par ce qu’elle n’a, dites-vous, pour fondement que le mensonge et la fourberie. Hélas, une petite exposition du parti et de l’État que je voudrais embrasser suffirait ce que je crois pour vous faire voir que si cette conduite n’est pas à couvert de tout défaut, elle n’a pas au moins la malice pour cause. Quand j’ai exposé l’état où vous étiez je n’ai jamais prétendu dire que vous étiez opulents ni bien riches, j’aurais eu tort. J’ai exposé la chose simplement comme elle est, et n’y ai rien ajouté de faux, la maladie de ma tante, les peines que vous vous donnez pour vivre n’ont pas été cachés, je n’ai pas laissé ignorer le peu de fonds que vous avez et même le peu d’ouvrages qui vous occupe ces temps-ci. Cependant avec cette fidèle exposition, on a jugé non pas mon confesseur, non pas quelqu’autres personnes du commun, mais les personnes qui passent pour les plus expérimentées dans la morale, et que l’on consulte ordinairement dans Paris préférablement à d’autres, je l’ai fait même à l’insu de mon confesseur, sans dire d’où j’étais ce que j’étais enfin sans être nullement connu de ces mêmes personnes qui n’ont eu certainement aucun intérêt à me conseiller de la sorte, j’ai si peu usé de fourberie que sur l’exposition que j’ai faite on m’a encore demandé votre âge, votre profession, l’état présent où vous êtes, sur la crainte que j’ai témoignée d’une infirmité future pour vous et quelques autres accidents, voici la réponse que l’on m’a donnée ; quoi ! croyez-vous que Dieu d’une sagesse et d’une providence infinie voulut abandonner et laisser sans aucun secours des personnes qui se sont saignées pour sa gloire ; elles participeront à la conversion des âmes, elles leur ouvriront immédiatement le ciel, elles leur fermeront l’enfer et Dieu les abandonnerait? Ceux qui craignent Dieu dit l’Écriture ne manquent de rien ; il fait pleuvoir sur les bons et sur les mauvais ; Dieu donne la nourriture aux oiseaux du ciel dit

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Jésus Christ il fait croître les lys ; et Dieu abandonnerait ses serviteurs, ou serait donc sa providence et sa sagesse? Ah, mes chers parents, pourrais-je avoir le bonheur de vous le persuader, si Dieu m’avait appelé à posséder quelque cure ou quelque bénéfice dans mon diocèse ou enfin dans ma patrie, oui oui, mon cœur aurait été à vous comme il vous est actuellement, vous êtes mon père et ma mère et en cette qualité vous auriez usé de votre autorité et de vos droits. Mais Dieu en dispose autrement c’est lui qui fait la destinée des hommes et non pas les hommes eux-mêmes ; persuadés cependant que je suis à votre égard dans une illusion grossière, que par mon faible génie, mon peu d’intelligence et peut-être par mon indifférence et mon ingratitude, je me suis laissé gagner et attirer à ma perte, en conséquence vous me menacez de m’abandonner pour jamais de ne me pardonner jamais, vous me chargez d’imprécations et de malédictions ; si je croyais que ces sentiments dussent persévérer, je ne vivrais pas longtemps et le chagrin me donnerait bientôt le coup de la mort, mais je connais le caractère dont Dieu vous a donné, vous ne le changerez pas, la religion dont les maximes sont notre seul guide vous fera imiter l’exemple de David à l’égard de Saül, du père de l’Enfant prodigue à l’égard de son fils dénaturé. Je tue, dites-vous par un seul coup et votre corps et votre âme ; votre corps par le chagrin et la peine que je l’accable, votre âme par la résolution ferme et constante que je lui fait prendre de ne me jamais pardonner en prenant de mon côté un parti qui peut procurer et la gloire de Dieu et le salut de bien des âmes ; à l’instant que je vous écris, je suis persuadé que la réflexion a bien tempéré ces mouvements vifs de la nature qui toujours veut réclamer ses droits ; permettez-moi de vous faire une proposition censée et digne de votre religion ; si dans le moment Dieu vous présentait quelques âmes dont le salut ne dépendît que de vous, de quelque sacrifice qu’il vous faudrait faire, ah dès l’instant vous feriez volontiers le sacrifice de vos biens, de votre santé et de votre vie même s’il était nécessaire pour rendre à ces âmes si chères à Dieu un service si important, le sacrifice que vous feriez leur procurerait et à vous un bonheur éternel. Voilà mes chers parents le même cas qui se présente. Dieu exige aujourd’hui de vous un sacrifice qui seul peut vous mériter la rémission de tous vos péchés et le salut éternel ; Dieu exige ce sacrifice pour procurer le salut des âmes dont il n’est pas connu, sa volonté est 28

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que j’aille les trouver pour le faire connaître, aimer et servir, il me destine pour cet effet les grâces qu’il ne m’accorderait certainement pas si je prenais un autre état que celui auquel il m’appelle. Si le sacrifice, mes chers parents, vous est rude et violent, je puis vous avouer, qu’il me coûte infiniment car quelque mauvais que je vous paraisse, il me reste toujours quelques sentiments d’humanité qui m’entraînent tout entier vers vous ; quoi livrer pour ainsi dire à la mort ceux qui m’ont donné la vie est une démarche qui fendrait le cœur à l’homme le plus dénaturé, et si la consolation que me donne l’espérance de vous parler toujours dans mon cœur où vous êtes et où vous serez toujours ne me soutenait je serais déjà la proie des vers et bientôt réduit en poussière, ainsi quelques distant que je sois de vous, vous serez toujours dans mon cœur parce que vos bontés et vos bienfaits vous y ont fait un asile éternel, plût à Dieu que les mouvements de la nature vous permissent de connaître toute la sincérité de ces sentiments, ils sont cependant tels, c’est ce dont vous suplie d’être persuadé celui qui est toujours avec tout le respect et toute la reconnaissance possible, mes très chers parents, votre très humble et très obéissant serviteur Pottier.

Le départ de François Pottier pour l’Asie étant enfin accepté par ses parents, le jeune séminariste reçoit l’autorisation par l’archevêque de Tours d’être ordonné prêtre dans la cathédrale de cette ville, le 22 septembre 1753. Il séjourne quelques jours à Loches pour faire ses adieux à sa famille et ses amis. Mais la séparation est trop douloureuse, le jeune homme préfère abréger son séjour comme il l’écrit dans sa dernière lettre de France à son frère.

[3] Lettre de François Pottier à son frère René, Paris, 19 octobre 1753 (AMEP vol. 508, f° 48) Il est vrai que je suis sorti de Loches sans rien dire à personne et plutôt que vous en pensiez et moi aussi, vous avez tous ressenti une amertume et une douleur sensible de mon départ secret, j’en suis persuadé. L’amitié, la sincérité, avec laquelle vous m’avez tous traités

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ne me permettant pas d’en douter un moment. Que serait-il donc arrivé si j’eusse été chez chacun de vous pour vous dire les derniers adieux? Vos cœurs si tendres à mon égard ne se seraient-ils pas fendus de douleur? Et moi de mon côté aurais-je pu y tenir? Il a donc été plus prudent de laisser couler les larmes dans l’absence de l’objet que nous perdions chacun de notre côté ; vous en avez versées pour moi à qui vous ne devez rien combien n’en ai-je pas dû verser en quittant ma famille à qui je dois tout. Ma Tante, ma chère Tante que je puis par bien des titres appeler plutôt ma tendre mère a gémi et gémit encore de me voir éloigné d’elle quoique dans le fond je ne sois qu’un étranger à son égard et moi donc que ne dois-je pas faire de me voir séparé d’elle, d’elle dis-je à qui je suis si redevable, elle qui m’a pour ainsi dire donné la vie et peut-être le ciel. Hélas, que le Dieu tout puissant m’écrase de ses foudres si jamais je suis assez infortuné pour oublier ma chère Tante, mon cher Oncle et enfin ma chère famille. Toujours serais-je au bout du monde, je serai au milieu de vous, toujours quelque distant que je sois de vous je vous aurai présent et jamais je n’offrirai le Saint Sacrifice à Dieu que je ne me souvienne de vous, voilà mon cher frère, les sentiments où je suis à l’égard de vous, et ils seront toujours les mêmes. Si la gloire de Dieu, le désir de faire mon salut et de le procurer aux autres, ont eu assez de force pour m’arracher de vos bras, la reconnaissance et l’amour en auront aussi assez pour vous graver de plus en plus dans mon esprit, voilà mes dispositions pour vous mon cher frère Adieu, je t’écrirai dans quelque temps. Je suis avec l’affection la plus sincère ton très humble serviteur et frère Pottier. Pierre, Joseph Georges Pigneaux est né à Origny en Thiérache le ­  novembre 1741. Il est l’aîné d’une famille de dix-neuf enfants. Son père, 2 marchand-tanneur l’envoie à Laon recevoir une première formation au collège oratorien de cette ville avant de rejoindre à Paris le Séminaire des Trente-Trois fondé en 1633 pour recevoir des écoliers aux revenus modestes se destinant à l’état ecclésiastique. Désirant partir en mission, il séjourne contre l’avis de son père au Séminaire des Missions Étrangères de Paris ; Il y est ordonné prêtre avant de s’embarquer le 9 septembre 1765 sur un navire qui se rend en Inde, sans avertir ses parents. Avant de partir, il confie au Séminaire une lettre annonçant sa décision « J’ai fait en sorte que

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ma lettre ne vous sera remise que dans deux ou trois mois après mon départ. »  Lors d’une escale à Cadix, il avoue dans un autre message qu’il avait tout à craindre de leur opposition, ce qui explique qu’il ait tenu secrète cette décision. Son seul souci est d’aller évangéliser les pays lointains : « Je vous connais assez de piété pour croire que vous ne ferez qu’applaudir à une entreprise aussi grande et que vous me passerez volontiers ce manque de soumission qui n’a pour but que la gloire de Dieu et le salut des âmes  ». Il arrive le 21 juin 1766 à Pondichéry, puis s’embarque sur un navire pour Macao qu’il rejoint en septembre 1766. Quelques mois plus tard, il envoie cette lettre à sa famille, donnant plus de précisions sur ses motivations à rejoindre l’Asie. On notera le ton léger et un peu provocateur du jeune homme, sachant que plus rien ne pouvait être intenté pour l’empêcher de poursuivre ses projets missionnaires10. Néanmoins, il reste attentif dans sa missive à présenter son voyage et la mission où il est envoyé sous un aspect favorable, éludant les dangers nombreux qui persistaient en Cochinchine et dans les pays voisins. Tout comme François Pottier, il associe sa famille dans le sacrifice de sa vie fait aux missions et invite ses proches à participer spirituellement à son travail apostolique en se consacrant à la Vierge Marie pour recevoir sa protection.

[4] Lettre de Pierre Pigneaux de Béhaine à ses parents, Macao, le 9 décembre 1766 (AMEP recueil n° 3, f° 6r) Loué et adoré soit à jamais le Saint Sacrement, J.M.J.

 AMEP, Recueil lettre, n°, f° 3.   Lettre de Pigneaux de Béhaine à ses parents, 27 décembre 1765, de Cadix, in « Documents sur Mgr Pigneaux de Béhaine », Revue Indochinoise, 16è année, n° 1, 1913. 10   Pigneaux commence sa vie missionnaire comme professeur puis supérieur du Collège Général. En 1771, il est nommé vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge, évêque d’Adran. Durant la guerre civile, il tente de convaincre la France en 1787 d’intervenir en faveur du prétendant au trône de ce royaume, Nguyen Anh. En vain. Il meurt en 1799, après maintenu et développé le christianisme dans ce pays.  

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Mon cher Père et ma chère Mère, M’avez vous pardonné le petit tour que je vous ai joué en vous quittant sans vous en demander la permission? Je n’en doute presque point, j’ai une grande confiance que les sentiments de religion que vous mêmes m’avez souvent inspirés auront étouffé ceux de la nature. Le Bon Dieu souffre tant de chose de nous continuellement, il faut bien aussi souffrir un peu pour lui. Quand lui-même nous en fournit les occasions, nous ne devons pas les rejeter, mais adorer avec une résignation entière sa sainte volonté. Je suppose donc que nous avons la paix ensemble, que vous m’aimez aussi tendrement que vous avez fait et que vous même vous avez plus de satisfaction (au moins en Dieu) de me voir dans ces pays éloignés travailler au salut des âmes, que dans tout autre endroit. Si vous connaissiez la misère extrême de ces pays-ci, combien d’hommes vivent dans l’aveuglement faute de missionnaires peut-être désireriez-vous que tous mes autres frères fussent appelés à une si sainte œuvre. Et en effet, ne pouvant vousmême leur donner du secours, en permettant que ceux qui vous appartiennent, suivent la voie de la Providence, vous aurez part à toutes les bonnes œuvres qu’ils font. Je viens de faire un fort long voyage, et grâce à Dieu, je me trouve actuellement dans une parfaite santé : J’ai bien souvent pensé et prié pour vous pendant ce temps, et soyez assurés que je ne célèbre jamais le Saint Sacrifice de la Messe que je n’y fasse une spéciale mention de vous. Nous avons été très favorisés dans notre voyage, puisque toujours nous avons eu beau temps. La première île infidèle que nous avons vue se nomme Madagascar, elle est presqu’aussi grande que le tiers de la France, il n’y a cependant qu’un seul prêtre. Nous avons relâché à Anjouan qui est habité par des Arabes mahométans et des noirs qui sont leurs esclaves, nous y sommes restés environ 15 jours. Nous partîmes ensuite, toujours avec assez de beau temps et nous arrivâmes à Pondichéry où nous avons un procureur. Le 21 juin nous étions dans l’espérance de passer de là dans la mission de Siam11, mais le procureur nous apprit  En 1765, les Birmans ont envahi la province de Mergui où travaillaient deux missionnaires français qui sont arrêtés et réduits en esclavage. Puis, les troupes birmanes se sont dirigées vers le royaume du Siam. L’incapacité du roi à organiser la défense du royaume et la division des Siamois expliquent en grande partie la prise de la capitale Ayuthia et la destruction du Collège Général et de la communauté chrétienne en avril 11

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qu’actuellement le royaume était en guerre, que les missionnaires avaient été dispersés, et qu’il fallait aller ailleurs. En conséquence nous profitâmes des vaisseaux qui allaient de Madras en Chine, nous arrivâmes à Malacca où Saint François-Xavier avait converti beaucoup de monde autrefois. J’y restai plus longtemps que les autres parce que j’espérais toujours pouvoir me rendre au Cambodge par la commodité d’une somme chinoise, mais voyant que cela ne finissait point pour ne pas m’exposer à rester un an à Malacca, je m’embarquai sur un vaisseau portugais et j’arrivais le 21 ou 22 septembre. Je dois partir vers la fin du mois pour me rendre en Cochinchine où je suis envoyé pour travailler. Je suis actuellement occupé à apprendre la langue du pays. Nous sommes ici cinq missionnaires français dont l’un est procureur12. Deux vont en Chine, un autre au Tonquin, et moi en Cochinchine. La persécution a cessé l’année dernière dans la mission13 où je vais, on peut actuellement prêcher la religion sans beaucoup de danger. Il y a déjà un nombre considérable de chrétiens, mais de bons chrétiens, et qui feront au jugement dernier la confusion de ceux qui sont nés dans les pays catholiques. Ces pauvres gens exposent leurs biens et leur vie pour les intérêts de Jésus Christ, continuellement ils souffrent pour la gloire de la religion, et dans nos pays nous mêmes les premiers nous ne sommes occupés que de cette misérable vie, sans penser jamais à notre salut. Si vous étiez témoins de ce qui se passe ici, avec quelle joie les chrétiens reçoivent les prêtres, avec quelle joie ils approchent des sacrements quand ils le peuvent, je suis persuadé que cela vous ferait grande impression. À la vérité ils sont quelquefois 10, 20 ans sans aller à confesse, mais parce qu’ils n’ont pas de prêtres. Quand ils savent qu’il y en a un dans les environs, ils s’empressent de l’envoyer chercher, mais souvent le pauvre missionnaire ne pouvant seul suffire à tout, est obligé de refuser, un des nôtres s’est trouvé dans cette fâcheuse circonstance, il n’y a pas longtemps [...] Détachons1767. Mgr Brigot, vicaire apostolique du Siam, et des centaines de chrétiens furent fait prisonniers et emmenés à Rangoon après un long voyage à pied de 7 mois. 12  Il s’agit de Pierre Romain, procureur de Macao, Jean-François Gleyo et Claude Falconet partis au Sichuan, Antoine Thiebault au Tonkin. 13   La situation politique en Cochinchine n’est pas meilleure. À la mort du Chua Vo-Vuong en 1765, une crise de succession éclate, accompagnée d’une grave crise économique qui déstabilise le pays.

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nous des choses de la terre, voilà déjà assez de temps que nous nous en occupons, prenons au moins quelque temps avant la mort pour nous y disposer, nous ne saurions y penser trop souvent. Le salut des gens du monde est bien exposé quand ils attendent jusqu’à la fin pour y penser. Assurez le vôtre et croyez un fils qui parle à cœur ouvert, parce qu’il se croit extrêmement intéressé à tout ce qui vous regarde. On a beau dire qu’on a pas grand chose à se reprocher, c’est souvent qu’on ne se connaît pas assez. Je suis prêtre, et de plus missionnaire, par conséquent doublement obligé de travailler au salut des âmes. Par qui dois-je commencer? Si ce n’est par les nôtres ... Profitez-donc de ce que je vous dis, soyez assurés que je ne passe pas les bornes du respect en agissant ainsi. Que de consolations pour vous, pour moi, de vous voir un jour dans le ciel, que de bénédiction ne vous donnerai-je pas pendant l’éternité de m’avoir donné le jour, et par là le moyen de connaître Dieu et de l’aimer. Souvenez-vous que nous touchons à notre fin, et que notre dernière heure est la plus importante de notre vie, parce que de là dépend l’éternité. Éternité! mort! Jugement! Je n’en dis pas davantage, j’espère que le Bon Dieu aura pitié de nous tous, qu’il nous pardonne nos péchés qui sont en si grand nombre, demandons-lui de tout notre cœur, et surtout jetons nous entre les bras de la Très Sainte Vierge notre bonne mère, déclarez-la, la reine et la maîtresse de toute notre famille, et sous sa protection et ayez une ferme confiance que tous mes frères et sœurs réussiront au moins pour le Ciel. Acte de consécration à la Sainte Vierge « pour moi, ma bonne mère, vous savez qu’il y a lontemps que je me suis consacré à votre service, je le renouvelle encore à ce moment, et je m’offre avec toute ma famille pour ne dépendre que de vous jusqu’à la fin de notre vie. Nous vous consacrons tout ce que nous avons, notre bien, notre vie même, et nous espérons que vous voudrez bien nous recevoir, tout pécheur que nous sommes, et nous accorder votre protection pendant notre vie et à l’heure de notre mort. » Vous voyez que je ne finis pas de vous parler sur cette matière, c’est que j’y suis intéressé, parce que si pour la gloire de Dieu et le salut des âmes je me suis privé pendant cette vie au plaisir de vous voir, je veux au moins l’avoir pendant l’éternité [...]. J’embrasse de plus toute notre chère famille, M. Lefevre et son épouse, mes sœurs Joseph, Cécile, Pétronille, Thérèse et tous les autres, que le Bon Dieu répande sur eux toutes ses Saintes Bénédictions [...] Je ne vous dis 34

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rien pour ma sœur la religieuse, parce que je compte lui écrire une petite lettre pour la consoler. Je m’occupe avec une satisafaction singulière de la joie que vous auriez si vous voyiez tous mes frères et sœurs servir Dieu tout de bon et comme ils doivent, alors je crois que vous pourriez attendre la mort en paix et avec une grande confiance. Cela dépend en partie de vous, priez souvent pour nous et pour vous, approchez des sacrements le plus souvent que vous pourrez et faites-les en approcher. Dans toutes les occasions faites leur sentir le bonheur d’être à Dieu, la joie d’une famille qui est toute à Lui. Répétez-leur les avis que vous m’avez donnés et que je conserve bien gravés dans mon cœur, détachez-les des biens de cette malheureuse vallée de larmes, et semblables à Sainte Monique qui pleurait jour et nuit pour la conversion de son fils, demandez à Dieu qu’il n’y ait aucun de nous qui ait le malheur d’être séparé de lui. Il y en a déjà deux dans le ciel, tâchons de les suivre. Je ne finirais pas encore si j’avais plus de temps à moi. Je suis si occupé, que ce que je viens même de vous écrire, j’ai été obligé de le faire avec précipitation. Il ne me reste qu’à me recommander à vos prières et à vous prier de m’accorder votre bénédiction. Je suis avec une tendresse respectueuse, Mon cher Père et ma chère Mère, Votre cher fils Pigneaux Mon adresse est à Mme Kouellan au Port-Louis pour faire parvenir à « M. Pigneaux missionnaire de Cochinchine en Cochinchine par Macao ».

2 – La grande traversée des océans Pierre-Antoine Lacere est né vers 1711 dans le diocèse de Toulouse. Il quitte la France en octobre 1737 et débute ses activités missionnaires à Karikal en 1739. Puis, il est envoyé à Siam où il s’occupe du Collège Général avant de prendre les fonctions de procureur à Macao en 1752. Il fait partie de ces rares missionnaires qui quittent l’Asie et reviennent en France en 1757, où il devient chanoine et vicaire général dans le diocèse de Lyon. Cette lettre s’attache à apporter conseils et mises en garde aux prochains partants pour assurer la bonne tenue et les bonnes relations des missionnaires avec les officiers et l’équipage.

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[5] Lettre de Monsieur Lacere à un directeur des Missions Étrangères de Paris, Pondichéry, le 16 septembre 1738 (AMEP vol. 137, p. 339-357) Monsieur, [...] Dans le vaisseau le premier soin des missionnaires est de s’y faire aimer, car tout dépend du commencement, ils doivent faire honnêteté à tout le monde, mais ne se livrer qu’à ceux qu’ils connaîtront bien, et surtout ne jamais entrer ni pour ni contre dans les partis différents qui viendront à s’élever. Au commencement de notre voyage j’avais profité de l’honnêteté que m’avait faite un officier de me céder sa chambre pour y être plus tranquille quand je voudrais lire pendant la journée, j’y allai quelquefois mais dès que je m’apercevais qu’il venait m’entretenir des mécontentements qu’il avait du capitaine, je n’allai plus chez lui, mais j’allai ou dans la chambre du conseil ou dans la galerie, c’est là ordinairement où nous étudions et disions nos offices, cela faisait plaisir au capitaine, et il nous avait fait le bonheur, l’honnêteté de nous laisser cette liberté. M. Lefebvre pour être plus tranquille restait quelquefois à la Ste Barbe lorsque les fenêtres en étaient ouvertes ce qui n’arrive pas toujours, mais je crois que l’air enfermé et chaud peut nuire considérablement. L’aumônier faisait le catéchisme aux mousses, deux fois la semaine, M. Le Bras en rassemblait tous les jours vers le soir, il les faisait lire et leur apprenait leur religion, quand les matelots n’étaient pas occupés, nous allions quelquefois trouver après souper ceux qui étaient sur le tillac de devant, et ils étaient les premiers à donner occasion de leur dire quelque chose d’instructif mais comme en forme de conversation ; j’ai su que nos messieurs qui étaient passés avant nous, avaient eu cette pratique, je la crois une des plus utiles qu’on puisse recommander, mais il faut prendre garde de ne pas parler au-dessus de la portée de ces pauvres gens qui sont de véritables ignorants, j’ai quelquefois dans ces occasions, fait approcher quelque enfant que j’interrogeais en présence des matelots à qui ensuite j’expliquais les réponses, si pendant ces sortes d’instructions il survient quelque chose à faire il ne faut retenir personne mais se retirer. Lorsqu’on demandait quelqu’un de nous pour confesser nous allions dans le beau temps sur la dunette après souper, et pendant le mauvais temps, ou dans la journée, nous allions dans la chambre de 36

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l’écrivain ou du canonnier qui se faisaient un plaisir de nous la céder. Nous n’avions d’autre endroit pour dire la messe et qui nous servit d’autel que la table où nous mangions et qui était placée dans la grande chambre, on y mettait une pierre d’autel, des nappes et lorsqu’il faisait un peu de roulis nous nous servions mutuellement et à M. l’aumônier pour tenir le calice, il n’est grâce à Dieu arrivé aucun accident si le temps était trop mauvais il n’y avait pas de messe, même le dimanche ou fête ; au commencement nous disions, M. Lefebvre et moi, la messe tous les jours lorsque le temps le permettait, ou que je n’étais pas incommodé. M. L’aumônier se contentait de la dire le dimanche, les officiers qui ne sont pas d’ordinaire, gens à deux messes, ne furent pas longtemps à se plaindre de ce que nous la disions tous les jours, un principalement s’en plaignit ouvertement et nous le témoigna, cependant nous suivions notre train, je crois que nous aurions mieux fait de la dire seulement à l’alternative, je le dis à M. Lefebvre mais il ne fut pas de cet avis, nous continuâmes à la dire ce ne fut pas longtemps, parce que le capitaine prévenu par un officier, nous fit témoigner qu’il aurait plaisir qu’il n’y en eut qu’une par jour – excepté le dimanche qu’il pourrait y en avoir trois et c’est la règle que nous suivîmes dès le commencement de janvier. Encore pour le dimanche fallait-il prendre bien des précautions pour ne pas incommoder un officier qui avait sa chambre dans la grande chambre. Il est arrivé quelquefois que des officiers pour éviter le grand chaud qu’il faisait dans leur chambre portaient leur matelas sur la table où l’on disait la messe, M. Lefebvre avertit l’aumônier de faire empêcher cela mais celui-ci ne voulut rien dire. Voilà ce me semble ce que vous pouviez désirer savoir sur la conduite qu’on peut tenir dans le vaisseau, je ne dis rien de l’union que les missionnaires doivent avoir ensemble pendant la traversée, vous en savez assez la nécessité, grâce à Dieu nous ne nous en sommes pas éloignés, on ne nous a reproché que de prendre d’abord le parti l’un des deux autres, lorsqu’il arrivait que quelqu’un nous dise quelque chose qui méritait d’être relevé. Les matelots ne sont jamais contents du traitement du capitaine, les regalât-il tous les jours ; ils ont continuellement les yeux sur l’aumônier pour critiquer sa conduite, il est du devoir et de la prudence de justifier l’un et d’excuser l’autre, car il arrive souvent que 37

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les matelots s’en plaignent entre eux même devant les missionnaires. Dès que nous fûmes arrivés à Cadix, nous allâmes aux Capucins demander s’il n’y aurait pas de religieux français, nous y en trouvâmes un du Béarn ; nous lui découvrîmes que notre dessein était de nous loger dans quelque maison religieuse pendant que le vaisseau serait en rade, il nous dissuada de ce dessein, et nous dit que quelque communauté que nous pussions choisir nous serions toujours très mal et qu’il nous serait impossible de rien manger tant c’était mal apprêté et malproprement, il ajouta que quoiqu’il fut venu en Espagne dès l’âge de douze ans il trouvait toujours de la répugnance à manger des mets espagnols. Il y a à Cadix un Français nommé M. de Cazauban, il est du côté de Bayonne et fait les affaires de la compagnie, il convient de l’aller voir, il nous pria d’aller tout autant de fois que nous voudrions manger sa soupe, nous n’y allâmes pas, je crois que nous fîmes faute de cela. À la veille de quitter Cadix, nous fîmes connaissance avec ­l’aumônier de M. l’évêque, il sait un peu le français, il nous invita à dîner, il nous offrit de l’argent pour l’honoraire des messes dont nous voudrions se charger, nous n’en reçûmes pas, il nous fit en un mot toute sorte d’honnêteté, c’est un jeune homme, d’esprit, de zèle, il faisait actuellement bâtir un hôpital pour les femmes, et n’avait pour cela d’autres fonds que ceux de la providence, peut-être ce Monsieur pourrait-il trouver quelque maison plus convenable qu’une auberge pour y loger ceux de nos messieurs qui dans la suite iraient à Cadix, vous pourriez leur recommander de l’aller voir, il se nomme Alexandre Pavia. Nous allions dire la messe à Cadix dans la paroisse du Rosaire, nous y étions proprement, ce qui est rare en Espagne, nous avions fait connaissance avec un diacre de cette église, nommé Jérôme Salvadores. Il nous fit connaître un Français nommé André Vial qui nous rendit plusieurs services. Nous nous attendions à acheter à Cadix de la cire d’Espagne, nous nous en serions munis en France si nous eussions su que dans l’Espagne elle est de contrebande [...] Je m’étais laissé dire en France que les ecclésiastiques d’Espagne allaient toujours en habit court, ceux que j’ai vu à Cadix, à l’exception de trois ou quatre qui étaient des aumôniers de vaisseau, étaient de 38

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la dernière régularité, ayant une soutane qu’ils ne relevaient point, un long manteau dans lequel ils s’enveloppaient comme s’il eut fait grand froid, ils avaient les cheveux gras, à la sulpicienne, un long chapeau à la janséniste et les cheveux courts patentibus auribus, si les ecclésiastiques des autres villes d’Espagne sont aussi réguliers que ceux de Cadix, on a bien du tort en France de porter l’exemple des Espagnols pour se soustraire à l’obéissance due aux canons. Quelque grand qu’ait été le chaud que nous avons eu à souffrir, et quelque général qu’ait été l’exemple de ceux qui se mettaient à leur aise dans le vaisseau, nous n’avons jamais quitté notre soutane que pour nous coucher. Madame Surville nous avait munis de quelques petits bonnets légers, mais nous ne nous en sommes pas servis dans la journée nous portions toujours nos chapeaux. Je ne puis vous rien dire de la relâche de St Iago ni de celle du cap de Bonne Espérance parce que nous n’y avons pas été. Nous commençâmes au cap de laisser croître notre barbe, M. le Bras avait commencé un bon mois et demi plus tôt, mais au cap de Bonne Espérance c’est assez. Au passage de la ligne nous ne fûmes pas exempts de la cérémonie comme ils l’appellent, du baptême ; quelques jours avant ce passage on voyait venir tous les jours vers le capitaine des matelots avec des habits de courrier qui se disaient envoyés du Bonhomme la Ligne, disant qu’il nous attendait avec empressement, le jour du passage. D’abord après dîner nous montâmes sur le tillac où nous vîmes que tous les matelots qui n’avaient pas encore passé la ligne étaient attachés à une longue corde, nous et tous les officiers et passagers qui étions nouveaux à cette cérémonie nous rangeâmes auprès d’une autre longue corde, mais avec cette différence que ces officiers et passagers étaient attachés comme les matelots et que nous n’avions qu’un fil lâche à notre bras seulement par forme ; tout ainsi disposé le pavillon étant mis, plusieurs anciens matelots descendirent de la hune dans l’équipage le plus risible et étaient suivis d’un plus vénérable que les autres qui représentait le Bonhomme la Ligne, on fit ainsi tout le tour du vaisseau. Ensuite commença la cérémonie principale, un officier vient prendre M. Lefebvre par la main, et l’ayant conduit dans le lieu désigné, on le fit asseoir sur un morceau de bois placé sur le bord d’une grande barrique qu’on avait coupée et accommodée de telle façon 39

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qu’en retirant ce morceau de bois la personne qui était assise tombait dans cette barrique remplie d’eau. On lui demanda son nom et un des matelots ayant feuilleté dans un vieux cahier comme pour faire semblant d’y chercher le nom, dit que le nom n’y était pas, M. Lefebvre donne une demi-piastre dans un bassin ensuite de quoi on lui fit mettre le doigt dans un gobelet plein d’eau, la cérémonie fut la même pour M. le Bras et pour moi et nous en fûmes quitte pour une demipiastre chacun, Paulo en était exempt, quoique les autres passagers ou officiers se « redimassent » (sic) comme nous avec de l’argent, ils n’en étaient pas quitte à si bon marché, on leur jettait un gobelet d’eau sur le corps et on leur noircissait tout le visage, ceux qui ne donnaient rien étaient jetés dans la barrique ; dès que la cérémonie fut faite pour nous, nous nous retirâmes, pour moi j’allai dans la chambre d’un officier car la Sainte Barbe était fermée, cette précaution n’était pas mauvaise parce qu’il arrive ordinairement que les officiers se mouillent entre eux, et viennent ensuite jeter de tout côté de l’eau à ceux qui sont ici. Je ne m’attache pas à vous faire une relation suivie de notre voyage, je me borne aux articles dont la connaissance pourra vous servir de quelque chose, lorsque vous donnerez des avis aux missionnaires qui partiront. À Anjouan, nous fîmes blanchir notre linge, il y avait des matelots destinés à cela. Le capitaine les employa pendant deux jours à blanchir son linge, l’aumônier, l’écrivain et les officiers s’en servirent ensuite, ils blanchirent le notre après cela, il n’est pas nécessaire de donner pour cela de l’argent à ces matelots, nous portâmes seulement une bouteille d’eau de vie que nous donnâmes, nous ne bougeâmes pas de l’endroit où on blanchissait, nous prenions même part au travail c’est nous qui blanchîmes tout le menu linge, et qui avions soin d’étendre au soleil et de plier tout. À propos du linge il est bon de remarquer qu’il ne faut pas en laisser çà et là dans la Sainte Barbe, ni autres hardes ou livres, il faut tant qu’on le peut mettre tout sous la clef, il est même bien rare avec tout ce soin qu’on ne soit volé de quelques chose. Pour cela je crois qu’il serait bon d’accoutumer de bonne heure les missionnaires à être rangés dans leur chambre, sans cela il y a grand danger que lorsqu’ils sont en mission, obligés de courir d’un côté et d’autre, ils ne perdent peu à peu ce qu’ils auront. 40

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Le même jour que nous étions partis de France sur le vaisseau le Saint Géran, il était parti aussi un autre vaisseau nommé le Comte de Toulouse, celui-ci arriva à Pondichéry trente cinq jours avant le notre, nous n’avions pas eu la précaution d’écrire à M. de Lolière14 pour l’avertir, parce que nous croyions arriver en même temps que l’autre qui avait ordre de ne pas nous quitter. M. de Lolière s’informa auprès du capitaine de ce premier vaisseau s’il devait venir des missionnaires, mais il n’en savait rien, un autre officier lui dit qu’il y en avait dans le St Géran mais il ne sût lui dire s’ils étaient de notre maison ou d’ailleurs ; voilà pourquoi on ne devrait pas manquer d’écrire à M. de Lolière pour l’avertir, les missionnaires devraient même lorsqu’ils partent avec le premier vaisseau laisser une lettre qu’on envoyât par le second, parce qu’il arrive souvent que le vaisseau parti le premier arrive après les autres [...] [...] Avouez que voilà bien du fatras pour ne dire grand chose, quand il ne s’y trouverait que deux lignes d’utiles à l’œuvre des missions, je me sentirai heureux d’avoir été si long, j’ajouterai tout simplement et sincèrement qu’il n’est personne au monde en qui j’ai plus de confiance, de respect et de tendresse, j’ai l’honneur d’être votre humble et très obéissant serviteur, signé Lacere, prêtre missionnaire et apostolique de Siam Olivier Lebon est né le 17 mars 1710 à Saint Malo. Après avoir reçu une formation en théologie dans un séminaire dont il ne précise pas le nom, il exerce pendant dix ans la fonction de professeur de théologie dans deux bons collèges de Paris, Le Plessis et Beauvais15. C’est un homme passionné de sciences et de géographie. Sa correspondance nous livre peu d’informations sur les raisons de ce départ en mission, si ce n’est qu’il aime les voyages et que le simple rôle d’enseignant en France ne le satisfait pas entièrement. Dans une lettre, il   Jean de Lolière-Puycontat, originaire de Dordogne, fut d’abord missionnaire à Siam avant d’en devenir en 1738 évêque de Juliopolis, vicaire apostolique de Siam. Il meurt à Ayuthia en 1755. 15  Deux collèges célèbres parmi les neuf en exercice que comptait la capitale et qui assuraient l’enseignement depuis le début du cursus des humanités jusqu’à la philosophie inclusivement. Le collège Dormans-Beauvais en particulier a reçu des professeurs réputés comme François-Xavier, le compagnon d’Ignace de Loyola, et des élèves illustres comme le jeune Boileau, les frères Perrault. 14

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écrit que partir en mission est le moyen idéal d’être promu évêque16 ... Parle-t-il pour lui? On ne le sait pas, mais cette remarque est révélatrice d’une envie de sortir de la structure rigide du clergé français de cette époque. Tardivement, à 34 ans, il entre au Séminaire des Missions Étrangères de Paris qui, appréciant son expérience professionnelle, le destine au Collège général de Siam, séminaire recevant de jeunes asiatiques pour les préparer à la prêtrise. Olivier Lebon entreprend son voyage vers l’Asie en pleine Guerre de Succession d’Autriche qui se déroule autant sur terre que sur mer. Il embarque sur un des vaisseaux de l’escadre17 qui rejoint Mahé de La Bourdonnais18 gouverneur de l’île de France, pour aller combattre les Anglais en Inde. Témoignant d’excellentes connaissances en matière de navigation, le missionnaire nous narre avec force détails ce voyage difficile. Il se montre partie prenante dans les combats contre les Anglais ... avec peut-être une pointe de regret de ne pas y participer ... Entre Lorient et l’île de France, le vaisseau est obligé de mouiller le long des côtes du Brésil pour donner du repos à un équipage touché par le scorbut. Occasion pour Olivier Lebon de s’y montrer très efficace dans l’organisation de ce camp de fortune pour trouver eau et nourriture, et faire état des relations difficiles entre la France et le Portugal. Cette colonie de Rio de Janeiro garde en mémoire l’attaque-surprise et la prise de la ville en 1711 par le corsaire Dugay-Trouin. Après de nombreuses péripéties, le bateau atteint l’île de France le 30 janvier 1746.

[6] Relation de voyage d’Olivier-Simon Lebon aux directeurs du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, de l’Isle de France, le 20 mars 1746 (AMEP vol. 137, p. 672-677)

 AMEP vol. 884, lettre d’Olivier Lebon, 9 mai 1747, p. 529.  Cinq navires composaient cette escadre : l’Achille, le Duc d’Orléans, le Saint Louis, le Phenix et le Lys, sous le commandement de M. Pennelon. 18   Bertrand-François Mahé de la Bourdonnais (1699-1753) originaire de Saint Malo, commence sa carrière d’officier de marine au sein de la Compagnie des Indes. Alliant vaillance sur les mers et qualité d’administrateur, il est nommé gouverneur général des îles de France et de Bourbon et aménage surtout l’escale de Port-Louis, refuge salutaire pour les navires sur la route des Indes. Admis dans la marine royale comme capitaine de frégate en 1740, il reçoit la mission en 1745 d’aller secourir Dupleix aux Indes. 16 17

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Messieurs, Je souhaite de tout mon cœur et je prie le Seigneur que ma lettre vous trouve en bonne santé, et que la grâce d’une véritable vocation affermisse de plus en plus ceux de nos jeunes confrères qui sont encore parmi vous et qui se disposent à se consacrer à l’œuvre des Missions. Malgré le temps qu’il y a que nous sommes partis, comme notre navigation a été des plus lente, nous ne nous trouvons presqu’encore qu’à moitié chemin : ainsi nous n’avons pas encore touché le fardeau du bout du doigt ; et cependant nous ne pouvons trop le dire pour la gloire de Dieu et par reconnaissance, que de douceurs et de consolations intérieures nous avons déjà éprouvées contre le désagrément et les dangers de la longue et périlleuse traversée que nous venons de faire, je parle au pluriel ; car je sais et je le vois sans envie que mon cher confrère M. Dubois19 n’est pas le moins bien protégé de ces sortes de faveurs. Nous avons joui aussi jusqu’à présent d’une assez bonne santé, malgré la maladie qui s’était mise dans le vaisseau avant notre relâche à l’île Grande, et qui nous avait obligés de jeter à la mer près de 40 hommes de notre équipage morts de scorbut. Vous savez qu’étant d’abord partis de Port-Louis le 18 mai, nous fûmes obligés d’y revenir au commencement de juin, comme je l’écrivis alors à M. le Supérieur. Nous partîmes pour la 2ème fois le 14 juin ; et tout le reste du mois nous n’eûmes encore guère beau temps. Nous ne faisions que dévier nos routes, et nous courions tantôt une bordée, et tantôt l’autre avec le désagrément de nous voir ainsi retenus dans les parages dangereux. Aussi était-il dit que ce n’étoit pas assez pour nous d’avoir tant de mers à traverser pour nous rendre dans l’Inde, et que nous n’arriverions qu’à travers le feu et les boulets de l’ennemi. Dès le 28 juin, un vaisseau seul voulut venir sur nous. Quand il se fut un peu rapproché, nous virâmes nous-mêmes sur lui ; ce qui lui fit prendre le parti de fuir à toutes voiles : nous commencions à le gagner, et dans deux ou trois heures de temps nous l’aurions atteint. Mais notre commandant suivant les ordres précis qu’il avait d’éviter tout combat autant que faire se pourrait, donne le signal de nous remettre en   Pierre Germain Dubois est né vers 1715 à Poitiers. Missionnaire dans la région de Tenassérim, il rejoint le Collège Général du Siam dont il devient le supérieur. Il meurt le 10 février 1756 à Ayuthia. 19

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route ; ce qu’il fallut faire au grand dépit de nos marins tant officiers que matelots, qui regardaient déjà ce vaisseau comme une proie assurée, et qui eût peu coûté. À les voir on les eut pris pour des gens qui venaient d’être vaincus, parce qu’on ne leur avait pas permis de vaincre. Trois jours après, nous trouvant dans un calme tout plat, et notre vaisseau n’ayant presqu’aucun mouvement, nous apercevons à 3 ou 4 lieues de nous trois vaisseaux de moyenne grandeur, qui nous observèrent, nous suivirent et nous tinrent en haleine deux jours et deux nuits. Enfin le 2ème juillet, il en fallut venir au feu à cinq heures et demi du matin. L’ennemi se trouvant bien près de nous, nous nous mîmes en ligne de combat l’un derrière l’autre pour l’attendre. Nous étions au centre, le Duc d’Orléans et le St Louis devant nous, et nous avions en queue le Phenix et le Lys qui essuyèrent tous deux les premières bordées des trois Anglais. Il nous passa quelques boulets audessus de la tête, sans rien offenser ; nous fîmes feu à outrance, et il n’y avait guère qu’une heure et demie que le combat était commencé, lorsque nos trois corsaires jugèrent à propos de s’enfuir : nous courons dessus, et nous en tenions bientôt un et le Phenix un autre, lorsque le commandant mit encore le signal pour cesser de poursuivre et se remettre en route. Ce qui causa encore bien du murmure dans notre bord et sans doute aussi à bord des autres vaisseaux car on était presque sûr de pouvoir prendre les deux qui marchaient le moins. Nous apprîmes dans le cours de la journée que le plus grand dommage que nous avions reçu de ce combat dans nos cinq vaisseaux, c’est qu’à bord du Phénix il y eut un bras d’emporté à un homme qui en mourut quelques jours après, que ce même vaisseau eut ses haubans assez maltraités, et que le Lys avait eu son grand hunier percé de plusieurs boulets. Huit à neuf jours après vers la hauteur des Canaries, nous fûmes encore sur le point de nous battre contre deux vaisseaux qui s’approchèrent bien près de nous avec pavillon français que nous mîmes aussi de notre côté, et qui après nous avoir observés de près pendant deux ou trois heures prirent le parti de faire leur route, et de nous laisser faire la notre. Voilà tout ce que nous avons rencontré de vaisseaux jusqu’ici. Cela ne laissait pas de faire faire de sérieuses réflexions à plusieurs gens de notre équipage, qui venaient nous exposer l’état de leur 44

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conscience, et nous donnaient lieu d’exercer notre ministère à leur égard. Mais quand nous fûmes une fois vers la fin du mois d’août, notre vaisseau n’était plus pour ainsi dire qu’un grand hôpital, et un hôpital bien triste et bien dépourvu de tous les secours nécessaires aux malades, auxquels nous ne pouvions même donner de l’eau que par mesure. Le scorbut se mit parmi nos soldats et nos matelots ; et sur un équipage de près de 500 hommes, la plupart ne pouvaient plus sortir de leurs hamacs ou de leurs quadres, où ils demeuraient dans la pourriture et mangés par les poux : ceux qui traînaient encore jusque sur le gaillard faisaient pitié rien qu’à les voir, tant ils étaient défaits et languissants. Tous les jours pendant un mois nous en jetions au moins un à la mer, et quelquefois deux ou trois. Enfin, si alors ou quelqu’ennemi nous eût attaqués, ou quelque coup de vent nous eût surpris, nous étions à plaindre faute d’avoir assez de monde sur pied pour la manœuvre. Voilà la misère où s’est trouvé alors notre vaisseau. Mais je ne saurais me taire : c’est le bel endroit de M. Dubois. C’est ici que de trois prêtres que nous étions dans le vaisseau, le plus jeune s’est montré le plus rempli de courage, de zèle et de charité. L’obscurité, la puanteur et l’infection de l’entre-pont où les malades presqu’entassés les uns sur les autres ne laissaient pas moyen d’enlever leurs propres ordures, ne l’empêchaient pas d’aller souvent passer plusieurs heures avec eux le soir et le matin. J’admirais sa constance et n’avais la force de la suivre que de loin pour seconder l’aumônier qui ne manquait pas non plus à son devoir, mais qui se trouvait surchargé. Ce que je vous mets ici par écrit, c’est le langage uniforme que tout le monde tenait alors sur le compte de M. Dubois, tant l’État Major que tout l’équipage. Les heures qui lui restaient dans la journée, il les donnait à quelques enfants qui se trouvaient dans le vaisseau, auxquels il apprenait à lire, à prier, à connaître et à aimer Dieu, tandis que je m’amusais en profane à repasser avec un de nos officiers les éléments de mathématique, non sans craindre d’être traité en profane comme le fut St Jérôme, pour être trop cicéronien. Enfin, le 16 septembre, nous aperçûmes la côte du Brésil ; le lendemain nous doublâmes Riogenere qui est la capitale, et nous allâmes toujours en côtoyant chercher l’île Grande à douze ou quinze lieues de Riogenere, et nous mouillâmes tous cinq dans une anse de cette île distante de quatre ou cinq lieues de la pleine-terre. 45

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Nous mîmes aussitôt nos malades à terre ; chaque vaisseau y dressa son hôpital sous des tentes. Et pour procurer à tout le monde les rafraîchissements nécessaires, on envoya nos chaloupes chercher des bœufs dans les endroits les plus voisins où il était possible d’en trouver. Il fallut pour cela aller jusqu’à Santa Cruz, pays appartenant aux jésuites, qui n’ont dans cette maison que trois d’entre eux avec quatorze ou quinze cents esclaves noirs, et de vastes campagnes remplies de chevaux, de bœufs et d’autres animaux sans nombre. Nous leur avons payé dix piastres chaque bœuf. Nous ne pensions qu’à rétablir nos malades et à profiter nousmêmes de repos de notre relâche, lorsqu’un capitaine de troupes vient de la part du Gouverneur de Riogenere nous déclarer que l’intention du Roi du Portugal était de ne plus laisser séjourner aucun vaisseau étranger dans les rades de l’Ile Grande et qu’ainsi au bout de trois jours nous eussions à partir : qu’au reste il ne tiendrait qu’à nous de nous rendre dans le port de Riogenere, et qu’on nous y recevrait volontiers. Surpris de cette nouvelle, on mena à terre le capitaine portugais, et on le conduisit dans les hôpitaux que nous avions dressés, afin que par la quantité et l’état pitoyable de nos malades, il vît de ses propres yeux combien nous étions peu en état de changer de lieux ; et notre commandant le chargea d’une lettre pour M. Le Gouverneur. Huit jours après, nouvel avis de sa part portant que le terme qu’il nous avait donné étant expiré, il n’était plus permis à personne de nous vendre aucun vivre, et que si nous en voulions avoir, il fallait nous rendre à Riogenere. On prit le parti de r’écrire encore et de faire de nouvelles protestations : en attendant nous vécûmes des provisions déjà faites. Ce fut à peu près dans ce temps là que la flotte qui va tous les ans de Portugal au Brésil, étant sur le point de partir de Riogenere, on nous dit que c’était une occasion de donner de nos nouvelles en Europe. J’écrivis à la hâte à M. L’abbé de Combes20 un petit mot sans cachet ; cela nous avait été recommandé. Je souhaite qu’il l’ait reçu dans son temps par Mrs de la Compagnie au mois de janvier ou février 1746.

 Un des directeurs du Séminaire des Missions Étrangères de Paris.

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Enfin, le 4 octobre, un officier portugais accompagné d’un greffier et d’un huissier vint trouver M. Pennelon notre commandant, et le sommer juridiquement de la part du gouverneur de Riogenere de sortir de l’île Grande, et de nous rendre, si nous voulions, à Riogenere. Nos capitaines assemblés lui donnèrent acte de sa sommation, comme il le demanda, et en même temps protestèrent contre et déclarèrent que n’étant ni forbans ni aventuriers, mais munis de commissions en forme de la part du Roi de France leur Maître, ils n’étaient venus et ne restaient à l’île Grande, non pour commercer, ni pour aucun mauvais dessein, mais seulement par nécessité de rétablir près de 400 malades de nos équipages, et de faire du bois et de l’eau pour achever notre traversée. Malgré tout cela il fut défendu aux habitants de nous donner des vivres ; et cinq ou six jours après seulement en conséquence d’une grande lettre de notre commandant, on nous permit encore pour trois jours de traiter des provisions de bouche. En un mot nous fûmes si mal reçus de ces Mrs Portugais, ils avaient tant de défiance de nous voir cinq vaisseaux sur leur côte et cela leur faisait si grand mal au cœur, qu’ils envoyèrent de Riogenere des détachements de troupes à Villa-Grande tout vis à vis de l’île Grande, et qu’ils firent même passer quelques soldats dans l’île pour nous observer et tout le temps que nous sommes restés là, il a fallu batailler pour avoir des vivres même en payant, et les enlever pour mieux dire à la pointe de l’épée. C’est que notre arrivée avait réellement répandu l’alarme dans Riogenere. Nous avons reçu à notre bord avant de partir, quelques matelots français, qui se trouvaient alors dans cette ville, ayant fait naufrage sur la côte. Ils nous ont rapporté que les riches habitants de cette ville commençaient déjà à cacher leur or et ce qu’ils avaient de plus précieux. On se souvient encore dans ce pays de l’attaque imprévue de M. Dugué21 et du ravage qu’il fit sous Louis XIV. Après avoir ainsi arraché notre vie pendant six semaines, et avoir rétabli nos malades, nous mîmes à la voile les premiers jours de novembre ; et allant toujours lentement comme il se peut faire autrement en escadre, au bout de trois mois nous sommes enfin arrivés ici  Olivier Lebon fait allusion à l’exploit de Dugay-Trouin qui, en 1711, attaque avec une petite escadre la colonie portugaise de Rio de Janeiro pour y venger l’assassinat du colonel Duclerc. 21

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heureusement le 30 janvier 1746. Mais que de fâcheuses nouvelles nous y attendaient ! que de morts dans cette colonie depuis deux ans! Tel qui était venu de France pour trouver ici son protecteur, a beau le chercher, le demander ; on ne lui montre que le tombeau qui renferme les cendres. Une jeune demoiselle qui était dans le Phenix et qui venait rejoindre son père et sa mère, se voit privée tout à la fois de l’un et de l’autre. Mademoiselle Vincent de Saint Malo que nous avions dans notre bord, avait fait le voyage pour épouser un officier de troupes – qui la connaissait depuis longtemps et qui l’avait demandée avec instance. Mais cet officier n’est plus ; et la pauvre demoiselle se trouve veuve avant que d’avoir été mariée. Enfin, la disette était dans l’île : plus de vin et presque point de pain ; et les maîtres se trouvaient réduits en tout ou en partie à la nourriture de leurs noirs. C’est une suite de la perte du Saint Géran, qui fit naufrage en arrivant ici il y a près de deux ans, et qui était chargé de provisions pour la colonie. Ajoutez à cela la perte de trois vaisseaux de la Compagnie revenant de Chine et pris par les Anglais dans l’Inde même, comme on le savait depuis quelque temps dans l’île. Nouvelle qui me fut d’autant plus sensible que Madame de Surville22 ayant son dernier fils sur un de ces vaisseaux, c’était un surcroît d’affliction pour cette vertueuse dame, éprouvée déjà par tant d’autres endroits. Nous ne tardâmes point M. Dubois et moi à descendre à terre. Il y a dans cette île trois paroisses desservies par les prêtres de la Congrégation de la Mission. Celle du port où nous sommes s’appelle la paroisse Saint Louis. Nous avons demeuré tout le temps de notre relâche ici. Nous y avons trouvé une hospitalité convenable, tranquille et gracieuse. C’est la coutume d’en agir ainsi avec les missionnaires passagers, et surtout avec ceux de notre maison, à cause des droits communs d’hospitalité que nous avons les uns et les autres au Port-Louis chez Madame Surville, où il se trouve souvent en même temps des sujets de l’une et l’autre.

22   Habitant Port Louis près de Lorient, Madame de Surville recevait avec beaucoup d’attention les jeunes missionnaires arrivant de Paris. Elle leur préparait en général leur trousseau pour le voyage. Son fils Jean-François fut fait prisonnier dans l’océan Indien par les Anglais en février 1745. Libéré l’année suivante, embarqué sur la Bagatelle, pris à nouveau, fut libéré à la paix de 1848. (Etienne Taillemite, Dictionnaire des marins français, Taillandier, 2002).

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Les deux mois que nous sommes ici ont été employés à armer, à remettre en état outre nos cinq vaisseaux, quatre ou cinq autres qui étaient ici dans le port, afin d’aller tous ensemble à la poursuite des Anglais dans l’Inde. C’est M. de la Bourdonnais de Saint Malo, gouverneur de cette île-ci et de Bourbon, qui est à la tête de cette entreprise. Il montera l’Achille, où au lieu de 500 hommes, nous en aurons 750. Ce sera avec ces forces et en cette bonne compagnie qu’on nous remettra, Dieu aidant, d’ici à Pondichéry. Et au lieu que jusqu’à notre arrivée ici, nous faisions tout pour éviter les Anglais, nous allons tout faire pour les rencontrer. Plaise à Dieu que cette entreprise réussisse, et rétablisse la sûreté de nos vaisseaux et la liberté du commerce dans l’Inde. Nous comptons en passant nous arrêter quelques jours à Bourbon et delà nous pousserons jusqu’à Madagascar pour y faire provision de bœufs. Pour revenir à ce qui nous regarde particulièrement, il ne sera pas hors de propos, je crois pour votre propre consolation et pour l’émulation de ceux qui entreprennent le voyage, de vous marquer combien nous avons trouvé partout une estime générale pour les missionnaires de notre maison, fondée sur la vertu et le mérite de ceux qui ont passé jusqu’ici, si forte que nous pourrions dire que nous n’avons plus qu’à courir à l’odeur de leurs parfums (page déchirée). Point de missionnaires, dit-on plus réglés, plus désintéressés, ni mieux remplis de leur esprit. On ajoutait que les jésuites étaient également irréprochables sur les mœurs ; mais que le négoce faisait une tâche à leur tableau, et que nous étions encore purs de ce côté-là. Puissions-nous l’être à jamais? Je vous avoue que j’ai eu là-dessus quelqu’embarras au sujet de quelques aumôniers qui dans les relâches pouvaient s’adresser à moi. Il y en a quelques-uns séculiers, la plupart sont religieux. Ils font tous le négoce, la pacotille et le commerce comme l’officier, parce qu’ils se trouvent, comme on dit les reins plus forts. Ils conviennent assez que c’est la principale fin qu’ils se proposent en s’embarquant. Pour moi, je ne saurais accorder cela avec le véritable esprit ecclésiastique, ni avec les canons des conciles. Croyezvous, Messieurs, qu’il faille penser autrement? J’attends là-dessus un petit éclaircissement de votre part. Nous vous souhaitons à tous une bonne santé, et vous recommandons à vos saintes prières. Ici, M. Dubois ne vous écrit pas, ce 49

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n’est pas faute que je ne le presse de le faire, c’est un grand solitaire, qui n’aime guère moins le silence de la plume que celui de la langue. Je lui ai pourtant promis que je n’écrivais que pour moi, afin de l’obliger à parler lui-même. De Pondichéry, si Dieu permet que nous y arrivions en état, je compte bien vous écrire par notre propre vaisseau. Il y a lieu de croire ce que nous avons envoyé à Macao par le Philibert est sauvé et y a été rendu en sûreté. On commence bien ici à craindre pour ces vaisseaux : mais s’ils sont pris, ils ne l’auront été qu’en revenant. Ce que nous emportons pour Pondichéry va encore courir quelque risque avec nous. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, Messieurs, votre dévoué, signé Le Bon prêtre missionnaire apostolique. Au moment de quitter l’île de France, une violente tempête endommage une partie de l’escadre de La Bourdonnais. Deux mois sont nécessaires pour réparer les navires retardant la poursuite du voyage vers Pondichéry. Enfin le 30 mai, l’escadre composée de neuf navires appareille. Mais à l’approche du comptoir français, un violent combat oppose les Français à six navires anglais. Assistant impuissant à cette rude bataille sur mer, Olivier Lebon tente de porter secours aux nombreux blessés qui le rejoignent dans l’entrepont. Enfin Olivier Lebon et son compagnon Dubois sont débarqués à Pondichéry, où ils sont accueillis par le procureur des Missions Étrangères, M. Mathon23. Ils y retrouvent aussi Pierre Poivre24 qui vient de quitter la Cochinchine, après une expérience missionnaire peu convaincante pour lui comme pour ses supérieurs ...

23   Louis Mathon, originaire du Forez fut envoyé en 1743 comme procureur à Pondichéry où il vécut jusqu’à sa mort en 1778. 24   Pierre Poivre, originaire de Lyon, choisit à 27 ans de consacrer sa vie aux œuvres missionnaires. Les Missions Étrangères l’envoient après sa formation en Cochinchine. Montrant peu de zèle dans l’activité missionnaire, « il passait son temps à peindre et à courir et même quelquefois à chasser » (AMEP, vol 800, p. 733) écrit son évêque. Mgr Lefebvre le renvoie en France pour inconduite. De retour à Paris, il se fait engagé par la Compagnie des Indes pour conduire une expédition commerciale en Cochinchine en 1750 qui est un échec. Le manque de respect de Pierre Poivre envers les autorités provoque la colère du souverain de ce royaume qui expulse tous les missionnaires en août 1750.

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[7] Lettre d’Olivier Lebon aux directeurs du Séminaire, Pondichéry, 15 aout 1746 (AMEP vol. 137, p. 672-687) Messieurs, J’ai eu l’honneur de vous écrire de l’île de France et assez long au mois de mars dernier. Vous avez sans doute reçu cette lettre, où vous la recevrez en même temps que celle-ci quoiqu’il en soit, voici la suite de cette première lettre et de notre voyage. Le 20 mars veille de notre départ, Monsieur le gouverneur et nouveau commandant de notre escadre me proposa de nous changer de navire M. Dubois et moi, à cause de la grande quantité de monde qu’il y avait dans l’Achille, où ils se trouvaient même 55 à table. Cela ne souffrit point de difficulté, et nous embarquâmes le lendemain à bord du vaisseau le Duc d’Orléans où il y avait moins de monde. Vous verrez par la suite quel bonheur çà a été pour nous qu’il fût venu à l’esprit à M. de la Bourdonnais de nous changer de navire. Nous nous arrêtâmes en passant deux ou trois jours à Bourbon où j’ai trouvé dans le commandant de cette île un de mes anciens amis et compagnons d’étude avec qui j’ai fait ma philosophie au Plessis. C’est M. Ballade conseiller de la Cour des Aides au Parlement de Paris. Cette rencontre nous a fait plaisir à tous les deux. Le 30 mars nous partîmes de Bourbon au nombre de sept vaisseaux : l’Achille, le Neptune de France, le Saint Louis, le Duc d’Orléans, le Lys, le Neptune de l’Inde et la Marie Joseph, pour aller à Malgash rejoindre le Phoenix, le Bourbon, l’Insulaire, la Renommée et la Parfaite qui avaient pris les devants. Au bout de cinq jours nous arrivons où la Parfaite était mouillée ; l’Achille, le Lys et le Saint Louis mouillent au même endroit mais ni nous ni les autres ne pûmes attraper le mouillage, le vent nous refusant. Bien nous en prit : voilà tout à coup un vent furieux qui s’élève. Nous gagnons au large sur le champ et éloignons la terre le plus qu’il est possible, tandis que les vaisseaux mouillés se trouvent en danger de se briser, et sont obligés de couper leurs câbles et d’abandonner les ancres. Le gros temps dura trois ou quatre jours pendant lesquels la mer était bien mauvaise et nous fatiguait furieusement. L’eau embarqua par-dessus bord : deux de nos matelots se trouvent emportés par un même coup de lame, un des deux se sauva heureusement et regagna notre bord ; mais nous eûmes la douleur de voir l’autre se débattre en vain bien 51

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longtemps sur les flots sans pouvoir le secourir. Notre misaine fut déchirée par la violence du vent et nous recommencions la plupart à être malades tout de nouveau du mal de mer. Enfin le jour de Pâques ennuyés d’être ainsi ballottés par le mauvais temps et par les vagues, nous nous déterminons à aller nous mettre à l’abri dans une baie que nous savions n’être pas loin de nous, c’est la baie d’Antongille25 sur la côte de l’île de Saint Laurent ou de Madagascar au fond de laquelle est une petite île appelée l’île Marotte et où les vaisseaux sont à l’abri et en sûreté. En passant nous apercevons à l’entrée de cette baie, pour premier effet de la tempête, un de nos vaisseaux échoué sur la côte ; c’était le Neptune de l’Inde qui faisant eau de toutes parts s’était échoué là pour sauver son monde et ce qu’il pouvait de ses effets. Nous n’étions guère tranquilles sur le compte de nos autres vaisseaux. Aussi vîmes-nous bien autre chose le lendemain, en arrivant dans le fond de la baie ; grand Dieu, quel spectacle ! l’Achille lui-même démâté de tous mâts et le Lys à côté de lui dans le même état. L’Achille surtout s’était vu sur le point de périr et de couler bas. Jugez si M. Dubois et moi, nous nous félicitâmes alors de ne nous y être pas trouvés. Les autres vaisseaux se rendirent au même endroit les uns après les autres, et le 20 avril nous nous y trouvâmes tous réunis. Les navires dégréés travaillèrent vivement à se remettre en état : et au bout de cinquante jours nous partîmes de ce mauvais pays, où il ne fît que pleuvoir à gros grains tout le temps que nous y fûmes. Nous sortîmes donc de la Baie le 30 mai au nombre de dix voiles dont le Lys mal rajusté et la Marie Joseph petit vaisseau marchand de l’Inde, ne doivent pas être comptés pour vaisseaux armés, ou en état de se battre. La Parfaite s’en retourna aux îles. Après un mois et quelques jours de traversée, le 6 juillet n’étant qu’environ à 50 lieues de Pondichéry, nous voyons dès le matin six vaisseaux anglais au vent à nous et faisant voile sur nous. Nous avançons aussi vers eux. Mais au lieu d’arriver tout d’un coup sur nous, ils ne font pour ainsi dire que nous entretenir et il était déjà quatre heures et demie du soir, lorsqu’on s’est trouvé à portée de se battre. Le feu a été vif et violent pendant deux heures et demie jusqu’à la 25  Cette baie se situe sur la côte nord-est de l’île de Madagascar. Elle était connue au xviie et xviiie siècle pour être un repaire de flibustiers et de trafiquants d’esclaves.

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nuit. Mais notre plus grand mal nous est venu de nous-mêmes : c’est que pendant le combat, le feu a pris aux poudres sur trois de nos vaisseaux, l’Achille, le Saint Louis et celui où nous étions. Heureusement aucun des trois n’a sauté en l’air, parce que c’était dans le haut : mais cela nous a mis bien du monde hors de combat. Plusieurs en sont morts et quantité en ont été bien malades. Au premier feu qui commença le combat, nous nous rangeâmes à notre poste, c’est-à-dire M. Dubois et moi à l’endroit où l’on met les malades et nous y fûmes bientôt suivis par une trop nombreuse compagnie. L’un venait soutenant d’une main sa mâchoire abattue par un gros éclis de bois, un autre nous montrait la place du bras qui venait de lui être emporté ; d’autres traînant après une cuisse, qui ne tenait plus à leur corps que par quelques filets de chair, se traînaient aussi eux-mêmes à trois pattes, car la quatrième ne pouvait plus leur rendre service. Enfin il en vînt tout d’un coup une quantité de brûlés par cet accident du feu qui prît aux poudres. C’était ceux qui faisaient le plus de bruit, ils jetaient des cris affreux, les uns tout le visage grillé, d’autres les pieds et les mains et quelques-uns le corps tout entier. Mais un spectacle qui me surprit étrangement, ce fût de voir notre pauvre capitaine que nous avions laissé bien malade dans son lit, se présenter à nous en chemise, appuyé sur son maître d’hôtel et prêt à tomber de défaillance. Est-ce que vous êtes blessé Monsieur, lui criai-je, dès que je le vis? Non, répondit-il, mais je me sauve du feu qui vient de prendre là-haut et de la fumée qui m’étouffait dans ma chambre. Ajoutez à cela que comme on n’avait point préparé de place dans la cale, comme on fait ordinairement, l’endroit où nous étions dans l’entrepont ne nous mettait point en sûreté. Nous y étions exposés aux boulets de l’ennemi et il en vînt même quelques-uns assez près. Aussi, je m’étais recommandé à Dieu et préparé à tout événement. Cependant les chirurgiens travaillaient à panser les blessés et nous tâchions de les consoler, de leur faire élever leur cœur à Dieu pour lui offrir nos souffrances, les rendre méritoires devant lui et en tirer avantage pour l’expiation de leurs fautes. Sur la fin de ce rude combat, un de nos vaisseaux nommé l’Insulaire fût démâté de son grand mât de hune et nous fît signal qu’il coulait bas. On lui envoya quelques chaloupes et du monde ; il découvrit les voies d’eau et les referma. La nuit ayant enfin fait cesser le feu, nous joignîmes plusieurs de nos vaisseaux pour nous parler. On s’encouragea de nouveau pour le 53

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lendemain. Mais l’ennemi n’en voulut pas et nous avons ainsi appris depuis qu’il avait été plus endommagé que nous. Il ne fît que nous entretenir de loin toute la journée, de sorte qu’à la nuit nous prîmes le parti de faire route pour Pondichéry, où nous sommes enfin arrivés le 9 juillet. Nos vaisseaux ont mis à terre cinq ou six cents hommes tant blessés, brûlés et estropiés que malades de langueur et du scorbut. On a aussi remis à terre l’argent dont on était chargé, on s’est regréé au plus vite, et ils sont repartis le 4 de ce mois avec du monde tout frais qu’on a pris ici, pour rechercher les Anglais et faire les entreprises qu’on jugera à propos. Pour nous, nous sommes restés à terre avec M. Mathon que nous avons trouvé heureusement en bonne santé, et notre missionnaire M. Poivre qui a eu le malheur pour la première fois sans doute qu’il prenait les armes depuis son changement d’état de se voir désarmé de son fusil et de son bras droit tout à la fois par un boulet de canon, dans le vaisseau sur lequel il repassait pour s’en retourner en France et qui a été pris par les Anglais. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, Messieurs, Votre humble et très obéissant serviteur Le Bon, prêtre missionnaire apostolique. Je vous prie de bien vouloir m’envoyer par la première occasion le traité de la Sphère, celui de gnomonique et les éléments de mathématiques de la dernière édition, le tout par M. Ricard, professeur de philosophie au collège de Beauvais. Vous me ferez bien plaisir de me les envoyer. Cela pourra me servir dans quelques moments et peutêtre à quelqu’autre : nous sommes sur le point de partir d’ici pour nous rendre à Saint Thomé et nous embarquer sur un vaisseau maure qui doit nous rendre à Mergui26 . Resté à Pondichéry avec M. Dubois, Olivier Lebon se préoccupe de trouver une embarcation pour Mergui. La lutte intense qui se déroule au même moment entre Français et Anglais autour de Madras n’incite pas les armateurs à envoyer leurs navires dans les mers d’Asie. Les bateaux risquent 26  Depuis le xviie siècle, le Siam s’était emparé de territoires à l’ouest du pays : les provinces de Tavoy et de Tenasserim, ce qui donnait une ouverture sur le golfe du Bengale avec le port de Mergui. Robert Costet, Siam – Laos – Histoire de la mission, Églises d’Asie 2002.

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d’être confisqués ou détruits. Deux possibilités s’offrent cependant à nos deux missionnaires, deux bateaux maures, qui naturellement font monter les prix et exigent des autorisations en règle pour embarquer les Français.

[8] Lettre d’Olivier Lebon aux directeurs du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, à Siam, janvier 1747 (AMEP vol. 884, p. 461) Messieurs, Pour continuer la suite de ma dernière lettre écrite de Pondichéry, l’escadre qui nous avait amenés, en repartit le 4 août 1746 pour aller chercher l’escadre anglaise, qu’ils rencontrèrent bien, mais sans pouvoir la joindre, parce qu’elle battait toujours en retraite devant eux. Ennuyés de poursuivre plusieurs jours de suite ces ennemis fugitifs et notre chef d’escadre M. de la Bourdonnais se trouvant considérablement malade, on prît le parti de revenir à Pondichéry célébrer la Saint Louis, nous n’y étions déjà plus M. Dubois et moi. Nous en étions partis le 17 dans une petite barque qui nous remit à Saint Thomé le 20 du même mois où nous logeâmes chez un religieux dominicain portugais, qui ne savait ni français ni latin, et qui ne parlait que le portugais que nous n’entendions point. Ce n’était pas là pour nous un bon moyen de l’apprendre. Nous avions amené avec nous de Pondichéry un Malabar chrétien, qui sachant bien le portugais et écorchant un peu le français nous servait d’interprète. Nous fîmes là un séjour de trente jours que nous pouvons dire avoir été pour nous ce que nous avons éprouvé de plus ennuyeux, de plus fatigant, de plus rude et de plus rebutant dans tout notre voyage, par les chicanes et les vétilleries que les Maures nous suscitaient de jour en jour pour ne nous point donner le passage que nous demandions. Point d’autres Français que nous dans l’endroit, personne de connaissance ni de confiance avec qui nous pûssions faire société : nos amis et véritables amis les révérends pères capucins de Madras étaient presqu’à deux lieues de nous, et dans la conjoncture de la guerre où l’on se trouvait, il en vînt seulement quelques-uns nous rendre visite une ou deux fois comme à la dérobée : de notre côté Madras nous était interdit, le gouverneur anglais s’en était expliqué et dès notre départ de Pondichéry nous avions renoncé à la curiosité de voir cette 55

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ville ennemie. Les capucins et nous, nous n’osions encore quelquefois nous écrire un petit mot qu’avec beaucoup de réserve. Ainsi dans un pays dont nous n’entendions point le langage, abandonnés à nousmêmes avec le secours de nos seuls domestiques, ou même de quelque inconnu qui nous servait quelquefois d’interprète, il nous fallait traiter avec les Maures, qui trouvaient toujours quelque nouvelle difficulté à nous objecter. Ils avaient en rade devant Saint Thomé deux vaisseaux le Muramandel et le coadabux qu’on préparait pour envoyer à Mergui ; Monsieur le gouverneur de Pondichéry avait accordé un premier passeport pour le mettre à l’abri de toute recherche de la part des Français et nous avait de plus donné une lettre de recommandation pour l’armateur nommé Aza-Mathacan, à laquelle ce Maure ne fit pas l’honneur qu’il devait. Il nous promit qu’il nous recevrait bien dans son vaisseau, mais à condition que nous aurions un passeport du gouverneur de Madras, parce qu’il appréhendait qu’à notre occasion, les Anglais ne fissent quelque entreprise contre son vaisseau, s’il venait à en être rencontré. C’était nous rejeter bien loin : quel moyen d’espérer même ce passeport dans les circonstances présentes. Le père Séverin de Madras pensait même qu’il était tout à fait inutile d’en hasarder la demande. Il en dit pourtant quelque chose à M. Le Gouverneur. Mais dans ce temps-là même l’escadre française de 8 vaisseaux commandée par M. de la Porte Barré parut un matin le 29 août à la vue de San Thomé et se rendit dans la rade de Madras, où il n’y avait qu’un gros vaisseau anglais d’Europe, et un petit hollandais qui se mit au large. Le vaisseau anglais essuya la bordée de quatre ou cinq de nos vaisseaux, il tira aussi un peu, il était soutenu par le canon du fort qui tirait sur les Français et les Français tirèrent aussi sur le fort. Cela ne dura guère qu’une heure, après quoi les vaisseaux se mirent à louvoyer et restèrent au large deux jours de temps, le troisième jour on ne les vit plus. Ce n’était qu’une feinte pour tâcher d’attirer l’escadre ennemie, car M. de la Bourdonnais qui était resté malade à Pondichéry ne voulut pas qu’on fît alors le siège de Madras. Pendant ces trois jours-là, on ne cessa de vider Madras et d’en faire sortir quantité d’effets, on en apportait partout à Saint Thomé. Pour ce qui est de nous, l’alarme répandue dans Madras nous ôtant plus que jamais toute espérance d’obtenir le passeport que le 56

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Maure continuait d’exiger, nous nous trouvions en grand risque de nous en retourner à Pondichéry et nous tâchions seulement de faire au moins partir les effets que nous avions apportés avec nous, sur quoi nous trouvions encore bien des difficultés. Nous fîmes pourtant quelque tentative pour obtenir notre passage sur l’autre vaisseau, dont le pilote anglais catholique nous faisait entendre qu’on pouvait nous recevoir. Mais nous ne réussîmes pas mieux de ce côté-là : le capitaine nous amusa quelque temps, et nous fît dire ensuite qu’ayant été adressés à Aza-Mathacan, c’était à lui à nous passer. Le 9 septembre, il vînt cependant ce passeport que nous n’osions espérer. Le père Séverin l’ayant obtenu avec peine nous l’apporta lui-même. C’était une permission de nous recevoir dans le vaisseau, signée du gouverneur. J’y remarquai qu’elle était datée du 28 août veille de l’apparition de notre escadre devant Madras, ce qui avait sans doute donné lieu de la laisser dormir jusqu’alors. Quoiqu’il en soit, nous crûmes victoire gagnée, et nous allâmes ensemble trouver Aza-Mathacan mais quelle fût notre surprise, lorsque ce Maure nous dit que ce passeport n’était pas bon, parce qu’il n’y avait point de cachet, et qu’il en fallait un cachet. Nous ne doutâmes plus alors de la mauvaise volonté de cet armateur ; et nous nous en retournâmes pleins d’indignation. Le père Séverin de retour à Madras avec le passeport proposa d’y faire mettre le cachet : mais il ne fût point écouté, on répondit que ce n’était pas la coutume pour ces sortes de permissions particulières. Le même père, dont nous ne saurions trop reconnaître les peines qu’il se donnait pour nous, eut encore recours à une autre ressource, qui ne réussit pas mieux. Il fît en sorte qu’un Maure de Madras vînt à San Thomé parler aux armateurs pour les engager l’un ou l’autre à nous recevoir. Ce Maure vint tout de suite nous dire qu’ils le lui avaient promis : mais le lendemain ils n’en tinrent aucun compte, quand nous allâmes voir ce qui en était, et tout cela ne servit à rien. Il fallait quelque chose de plus puissant. Le 14 septembre, nos huit vaisseaux français vînrent mouiller de nouveau devant Madras et aux environs. M. de la Bourdonnais étant pour lors à la tête de son escadre. Quelques jours auparavant sans se battre, mais en mettant seulement pavillon anglais, ils avaient pris un vaisseau et un brigantin anglais revenant de Bancoul, dont la prise était estimée 100 000 roupies (la roupie est à peu près 40 sols de 57

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notre monnaie). On avait appris de plus que l’Insulaire qu’on avait envoyé à Bengale y avait fait aussi une prise qu’on faisait monter à 400 000 roupies : c’était un vaisseau qui venait du Pégou27 d’où il apportait des diamants et des pierres précieuses. Le lendemain, on fut surpris de voir des troupes françaises à terre le long de la mer qui passèrent devant St Thomé et s’avancèrent tout de suite vers Madras pour l’assiéger : on les estima au nombre de 2000 hommes. Ce jour-là même l’armateur nous fit dire que si nous voulions avoir un billet de M. de la Bourdonnais, il nous donnerait volontiers passage. Là-dessus je me rendis au nouveau camp où je savais que M. de la Bourdonnais était déjà descendu ; je lui exposai les difficultés qu’on nous faisait pour notre passage à Mergui, et que depuis son arrivée cependant un des armateurs ne nous demandait qu’un mot d’écrit de sa part. Sa réponse fut que j’eusse à faire avertir les deux capitaines qu’il les priait de venir lui parler : qu’en attendant il allait par provision donner ordre de les empêcher de partir sans nous avoir pris. De retour à St Thomé ayant fait savoir cette nouvelle aux capitaines maures, j’allai voir le lendemain un des armateurs, c’était celui du Coadabux, qui avait été le matin pour parler à M. de la Bourdonnais sans avoir pu trouver un moment libre pour en avoir audience. Nous entrâmes en marché pour notre passage, et il n’eut pas honte de me demander 50 pagodes (la pagode revient à 8 tt de notre monnaie) tandis qu’Aza-Mathacan nous avait dit dès le commencement qu’on prenait trois pagodes des petites gens et que les personnes qu’ils appellent de grande gente en donnaient six. Je me transportai encore au camp ce jour-là et M. de la Bourdonnais n’ayant pas le loisir de m’entendre, je laissai entre les mains de son secrétaire une espèce de petit placet que j’avais préparé pour le prier de me signer un mot d’écrit pour nous faire recevoir dans un de ces vaisseaux maures. Le lendemain 17 septembre, les deux armateurs ayant enfin parlé à M. de la Bourdonnais de retour à St Thomé parurent alors s’empresser à qui nous aurait. Nous nous déterminâmes pour le Muramandel, qu’on nous avait d’abord indiqué le premier et dont   Pégou situé à l’ouest du Siam.

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l’armateur nous fit dire de nous embarquer le plus tôt que nous pourrions, et que son vaisseau partirait dès que nous serions prêts. Nous lui envoyâmes dès le soir nos douze pagodes pour notre passage, et le lendemain matin au point du jour nous fîmes porter tous nos effets sur le bord de la mer pour les embarquer. Mais nous n’étions pas encore au bout des difficultés, et il était dit que nous en aurions jusqu’au dernier quart d’heure avant notre embarquement. Dans le moment même que nous allions nous embarquer, on vint y mettre opposition de la part du Gemidar ou gouverneur de St Thomé. J’allai sur le champ pour en savoir la raison et on me fit dire qu’en vertu d’un accord passé entre les nababs et les gouverneurs de Pondichéry, on ne laissait partir dans les vaisseaux maures aucun Français sans une permission de leur gouverneur. J’eus beau représenter que nous avions cette permission bien amplement puisque nous avions apporté à l’armateur une lettre même de M. Dupleix et qu’en dernier lieu on avait menacé les vaisseaux de ne les pas laisser partir sans nous, on me répondit qu’il fallait un mot d’écrit pour le Gemidar même et que puisque nous n’en avions point apporté de M. Dupleix, il en fallait avoir un de notre chef d’escadre. J’appréhendais à la fin de devenir importun à M. de la Bourdonnais et de le rebuter. J’envoyai cependant tout aussitôt un exprès au camp avec une lettre ; et M. Dubois et moi allâmes au quartier des tentes sur le bord de la mer à mi-chemin de St Thomé au camp, dans le dessein d’obtenir s’il était possible des chelingues de Pondichéry, ce sont les bateaux du pays, qui étaient venus avec les vaisseaux, et qui auraient pu nous embarquer sans la permission du Gemidar. Mais c’était dans une autre vue que la providence nous avait conduits là ; Monsieur de la Bourdonnais y arriva heureusement dans le même temps, et nous expédia tout de suite la permission dont nous avions besoin. Nous vîmes de là une partie de Madras embrasée par les bombes qu’on y avait jetées. Il y avait trois jours qu’on bombardait cette place de la terre seulement, les vaisseaux ne faisant encore aucun mouvement. La permission que nous apportions était en français, on parut d’abord en faire peu de cas, et ce ne fut pas sans peine qu’après que nous l’eûmes fait traduire en malabare, on leva enfin l’opposition. Nous nous embarquâmes donc le 18 septembre sur les deux heures de l’après-midi, on mit à la voile la nuit suivante, et le lendemain 59

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matin, ne voyant plus la terre, nous entendîmes encore le bruit sourd des bombes françaises dans Madras. Sur les vaisseaux maures c’est l’usage que chacun porte ses vivres et sa nourriture et se nourrisse soi-même de ce qu’il a. Mais comme on nous avait toujours tenus en suspens et dans l’incertitude jusqu’au dernier quart d’heure et que depuis le siège de Madras il n’y avait plus moyen de rien trouver en fait de provisions de bouche, il fallut nous contenter de celles dont nous étions déjà munis, de riz, d’oignons, de beurre fondu que l’on appelle manteg, et de quelques poissons partie sec tamarinés, que nous durèrent par économie jusqu’à dix ou douze jours avant notre arrivée au port de Mergui. Alors nous nous trouvâmes réduits à notre riz et à nos oignons : mais la providence nous procurait de temps en temps quelques poissons frais, que l’on prenait le long du bord, et dont on nous faisait présent. En traitant de notre embarquement, nous avions demandé une chambre, on nous l’avait promise et nous nous embarquâmes dans cette espérance. Mais quand nous la demandâmes à bord, nous vîmes bien qu’il faudrait nous en passer : on nous indiqua pour coucher un endroit sous la dunette et le lendemain matin on y suspendît nos quadres l’un à côté de l’autre parmi dix ou douze autres où couchaient les Maures de l’état-major. Voilà apparemment ce qu’ils appellent avoir une chambre ; en quoi nous fûmes bien trompés. Nos quadres ainsi suspendus fûrent pour nous durant cette traversée de 38 jours comme une cage où il fallut nous tenir enfermés presque continuellement jour et nuit, le soleil et la pluie ne nous permettant guère d’en sortir même pour réciter notre office. Cette situation plus ordinaire aux Indiens mais bien gênante pour les Européens et sans doute la maigre nourriture à laquelle nous étions réduits, nous affaiblirent de telle sorte qu’à peine pouvions-nous ensuite nous tenir debout, ne trouvant plus aucune fermeté dans nos jambes. Nous éprouvâmes d’ailleurs dans cette traversée du beau et du mauvais temps. Le 5 octobre, nous eûmes connaissance des îles Andaman dont les habitants sont encore sauvages jusqu’au point, dit-on, de manger les hommes qui descendent sur les côtes. Mais la nuit du onze ou douze nous essuyâmes un ouragan qui déconcerta notre pilote et tous nos Maures, qui se mirent à prier à leur façon et à invoquer Mahomet, ce qui augmenta encore notre alarme. Ils firent alors ce qu’ils ont coutume de faire en pareils cas, ils abandonnèrent 60

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à tout hasard au gré du vent sous la misaine et la civadière. Comme on n’était pas loin de terre, et que le vent nous y portait violemment, nous appréhendions dans l’obscurité qui régnait, d’entendre le navire se briser sur quelque roche. Le vent nous portant au nord, nous nous trouvâmes au bout de deux jours à la côte du Pégou. Nous dirigeâmes alors notre route au sud le long de la côte pour regagner Mergui et nous ne perdîmes plus la terre de vue. Au reste embarqués que nous étions par autorité, nous pouvions appréhender peut-être de mauvaises manières de la part des Maures à notre égard : mais loin de cela, nous n’éprouvâmes et particulièrement de la part du capitaine que politesse et honnêteté, et ce qui nous surprit c’est qu’il paraissait avoir quelque confiance dans nos prières, nous invitant lui-même à demander à Dieu une heureuse traversée pour nous tous. Mais ce que nous eûmes principalement à souffrir sur ce vaisseau rempli de Mahométans et de Gentils, ce fût je ne sais combien de prétendus sacrifices et de superstitions idolâtres de leur part, dont nous étions obligés d’être témoins. L’horreur qu’en avait M. Dubois lui en faisait détourner sa vue ; pour moi soit par curiosité soit pour en concevoir un plus souverain mépris, j’en observais avec compassion pour ces gens-là toute la folle et ridicule cérémonie. À la vue de pareilles profanations, on éprouve comme un redoublement de zèle pour la gloire de Dieu, et on n’en est que plus animé à lui rendre intérieurement de plus fréquentes et de plus ferventes adorations. Enfin, le 25 octobre, nous arrivâmes à Mergui. Le lendemain nous descendîmes dans un ballon28 que nous avait envoyé M. Brigot29, notre cher confrère provicaire apostolique de la mission que nous avons là. Nous nous félicitions M. Dubois et moi de nous voir enfin au bout de nos courses de mer qui duraient depuis dix huit mois. Mais dans ce moment-là même à l’entrée de la rivière, notre ballon conduit par un mauvais pilote vînt toucher sur un banc de sable au milieu du   Petite embarcation   Pierre Brigot, né à Sully le 1er septembre 1713, est envoyé comme missionnaire au Siam en 1741. Il travaille à Mergui jusqu’en 1757. Il devient vicaire apostolique du Siam en 1757 et est témoin à Ayuthia de la première invasion des Birmans en 1758. Lors de la seconde invasion en 1767, il est fait prisonnier et conduit à Rangoon. Après son retour en France, Pie VI le choisit pour reprendre la mission Malabare après la suppression de la Compagnie en 1773. Il meurt à Pondichéry en 1791. 28 29

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canal, et dans le même temps il s’éleva un grain, qui nous inondait de pluie, et qui augmentant beaucoup la force du vent nous faisait appréhender de voir chavirer ou s’ouvrir sous nous cette frêle embarcation, qui faisait déjà quantité d’eau. Heureusement la marée montait, et au bout d’une demi-heure de crainte et d’alarme, nous nous trouvâmes à flot et arrivâmes à terre. Nous avions essuyé des orages, des coups de vent, des ouragans et des tourmentes en pleine mer, mais il faut l’avouer nous n’avions point encore eu une crainte égale à celle dont nous fûmes saisis dans cette occasion, où nous courûmes risque de faire naufrage, et de périr au port. Mais la providence nous tînt quitte pour la peur. Nous voyant donc dans le district de notre mission, notre premier soin fût de donner avis de notre arrivée à notre prélat et vicaire apostolique Mgr de Lollière évêque de Juliopolis résidant à Siam, dont nous nous trouvions encore éloignés de trente journées environ. En attendant sa réponse et ses ordres, nous profitâmes si bien des bons soins et gracieux traitements de notre cher confrère de Mergui, que nous sentions de jour en jour nos forces revenir, et que nous ne tardâmes pas à nous trouver en état de faire le voyage de Siam. Mais nous avons eu du temps de reste pour nous y préparer, la réponse n’étant venue que de ces jours-ci. Nous comptons partir demain et nous rendre enfin à notre destination au bout de deux ans qu’il y a que nous avons pris congé de vous. Nous vous prions, Messieurs, de demander à Dieu que nous ayons le bonheur d’y travailler selon son bon plaisir pour sa gloire et pour notre sanctification. J’ai l’honneur de vous souhaiter une bonne santé, et d’être avec un profond respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur Le Bon, prêtre missionnaire apostolique. 3 – Vers la terre de mission Ce premier manuscrit écrit d’un jet et sans beaucoup de ratures, relate le voyage mouvementé d’un missionnaire français entre Canton et la Cochinchine. Sans doute s’agit-il d’un journal qui n’a pas été envoyé en France par son auteur, mais s’est trouvé rapatrié aux Archives de Paris sans qu’on sache de quelle manière. Sur la période considérée, un seul nom de missionnaire est susceptible de correspondre à cette date de rédaction. Il

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s’agit de Pierre Dupuy Du Fayet, parti de France en décembre 1729. Il entreprend son voyage de Canton à la Cochinchine en 1730, traversée de « deux mois errant au gré des vents par quatre fois à un péril évident de faire naufrage ...30 » Selon le jeune missionnaire, l’incapacité du capitaine à gouverner son navire est la raison principale des dangers encourus par le vaisseau. Un Chinois Jehan qui semble être l’accompagnateur attitré de la Procure de Macao pour tout voyage vers les missions, aide Du Fayet à supporter les dangers du voyage. La mission de Cochinchine qu’il découvre à son arrivée le laisse désolé : le vicaire apostolique est alors un barnabite italien de la Propagande, Mgr de Nabucce, qui, en dépit de son accueil bienveillant, cherche à éliminer progressivement les quelques Français de Cochinchine. Le triste état de la mission par suite des divisions entre missionnaires achève de lui faire regretter Canton. Devant le refus de l’évêque de l’ordonner prêtre, il rejoint en 1731 le Siam pour recevoir le sacrement de l’ordre ; puis revient en Cochinchine pour poursuivre son travail de missionnaire. Il meurt en 1733.

[9] Journal particulier anonyme vers 1731 : voyage de Canton à la Cochinchine (AMEP vol. 137, p. 215-241) Messieurs, Vous me demandez dans les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de vous instruire de tout ce qui a pu m’arriver depuis que j’ai quitté Canton, je suis très sensible à l’honneur que vous me faites faire de prendre tant de part à ce qui me regarde et pour correspondre ou plutôt pour ne pas me rendre indigne de telle faveur que je n’ambitionne qu’ardemment, je prendrai la liberté de vous faire le triste récit de mes tristes aventures ; et malgré la répugnance que je sens à renouveler un souvenir qui me cause tant de peine encore actuellement, je vous ferai part fidèlement de tout, vous suppliant honnêtement de m’obtenir de la divine providence la grâce de soutenir en esprit de pénitence et de patience, les autres traversées qui pourraient devoir m’arriver. 30  AMEP, lettre de Monsieur Dupuy Du Fayet aux directeurs du Séminaire, 6 juillet 1730, p. 801.

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Vous saurez donc que par un effet de mon orgueil, de mon ambition, je crus devoir venir en Cochinchine pour, disais-je être plus en état de travailler. Quand je fus donc sur le point de m’embarquer commencèrent dès lors, les contradictions que j’ai toujours éprouvées depuis. Pour le premier coup d’essai, j’errais deux jours sur la rivière, les domestiques n’osant approcher du vaisseau31, ce ne fut qu’après des délais sans fin qu’ils se hasardèrent. Quand nous fûmes au vaisseau toutes ces difficultés qu’ils s’étaient forgés s’évanouissent et j’y fus reçu. Dans la vérité il fallut donner deux bouteilles d’eau de vie à l’homme du Hopou32 et la volaille que je gardais pour mon dîner et même quelque argent ; quand je fus comme dit fort bien M. Guignes33 dans cette prison flottante, tous les Chinois vinrent me regarder et m’examiner avec la dernière incivilité et me firent des gestes affreux et des démonstrations capables de m’alarmer ; il m’a fallu donc m’armer de patience, j’attendais qu’on me conduise dans le trou qu’on m’avait destiné ; Jehan était occupé ailleurs, ainsi je restais exposé à leurs railleries tant qu’ils voulurent. Jehan ayant tout fini avec le capitaine me vint conduire dans ce qu’on m’avait dit à Canton être une chambre, ce n’était rien de moins mais plutôt une niche élevée sur le vaisseau entre le grand mât et le doublage, je me souviens en avoir vu de semblables à Canton, boutiques où couchent les cochons, on n’y peut être que couché encore pas tout du long, la porte sert de fenêtre ; la construction est de paillasson de bambou où j’y glisse la tête la première ainsi que dans un trou, ajoutez à cela la situation entre le doublage me fit craindre plus d’une fois que quand la mer serait forte le doublage, la niche et le missionnaire n’allassent tous à vau l’eau selon que dit le proverbe, j’appelle doublage du vaisseau non pas ce que nous appellons doublage dans nos vaisseaux mais de grandes planches que les Chinois mettent de la poupe à la proue des deux côtés du vaisseau pour rompre l’effort des lames contre le vaisseau et comme cela ne tient presqu’à des filets de bambous et non

  Vaisseau chinois qui devait le conduire en Cochinchine.   Le hopou est un receveur, sorte de fermier général, propriétaire d’un office, représentant du Trésor impérial auquel il adresse les sommes collectées. 33  M. Guignes (1704-?) était le procureur des Missions Étrangères en poste à Canton. La procure de Canton est déplacée à Macao en 1732 pour des raisons de sécurité. 31 32

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à des crampons de fer, il se peut bien sans miracles qu’une lame forte m’emporte. Vous pouvez voir cela aux vaisseaux de Canton. Quand je fus dans ce lieu, je me livrai aux plus tristes réflexions et me préparai à tout endurer me résignant à la volonté de Dieu soit pour la vie soit pour la mort qui ne me semblait pas trop éloignée. Jehan tâchait de me consoler en m’accommodant à manger le mieux qu’il pût, mais je ne m’en mettais guère en peine l’inquiétude ou plutôt l’envie de me voir en route m’occupait bien davantage. Quand les Chinois virent que je savais un peu parler, ils changèrent de manière, un bonze même de ce pays me vint visiter et comme je l’entendais et qu’il disait m’entendre nous fîmes amitié et avec un autre bon homme marchand [...] grand penseur, il aimait à parler de religion. Cela fut suffisant pour nous lier ensemble les signes firent d’abord plus que les paroles mais par la suite nous nous entendîmes facilement. Cependant on mit à la voile, il n’y a aucune science à cela quand le vent est arrivé, ils hissent leurs voiles et laissent aller leur vaisseau. De Chun To à Macao, ils touchèrent plus d’une fois mais comme c’était du sable, ils s’en mirent peu en peine avec leurs bambous, ils détournèrent le vaisseau et reprirent leur route à l’ordinaire. Quand nous fûmes proches de Macao, le Hopou s’en alla et nous fîmes route en rentrant dans le bras de mer de Macao où je vis encore la fameuse île de Sinsen34 (Sancian) où notre vaisseau français resta si longtemps, enfin du jeudi au dimanche nous arrivâmes devant Macao, jugez de la diligence faisant toujours le sud et ce qui m’inquiétait fort croyant qu’ils ne sussent pas le chemin ; et en effet je ne me trompais pas tout à fait pendant ces quatre jours, ils firent des sacrifices tant qu’ils voulurent, chaque montagne avait le sien en bâtons et en brûlant du papier avec de profondes inclinations ; pour moi qui avait peur que toutes leurs diableries ne nous portent malheur, je renouvelais mes prières pour apaiser autant que je pouvais la colère de Dieu et obtenir un bon temps mais j’étais dans l’empire du démon, j’éprouvai bien fort moi-même combien il est puissant et ne cessa tant que j’y fus de me troubler l’esprit avec une force que je n’avais pas encore éprouvée, il semblait que les prières fussent devenues inutiles ; enfin, je m’assurai de me mettre d’une manière plus particulière sous la protection   Île où est mort François-Xavier en 1552.

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de la Saint Vierge en lui vouant deux messes et sous celle de Saint François Xavier en lui vouant une neuvaine. J’avais véritablement bien besoin de ces secours, ce fut alors que j’éprouvais la différence qu’il y a d’être privé des sacrements de la Saint Messe combien on perd de grâces et de secours, il fallut cependant s’y résoudre car la porte pour retourner était fermée, j’enviais bien fort votre bonheur. Quand nous eûmes perdu de vue Macao nous entrâmes dans cet archipel qui est marqué dans les cartes, on gouvernait sur les îles à mesure qu’elles se découvraient, le vent était assez bon je croyais qu’ils mouilleraient la nuit mais ils voulurent aller, le vent se renforça la mer devint grosse, les ténèbres épaisses et pour dire la vérité la confusion grande, ce fut pour la première fois que j’entrevis les portes de la mort et que je songeai à me préparer ; les cris effroyables de ces matelots étaient pour moi autant de coups de dard ; les lames qui venaient se briser sur ce doublage dont je vous ai parlé et qui faisaient trembler toute la niche où j’étais, m’annoncèrent un péril certain, je passai donc le reste de la nuit dans les sentiments que la vue de pareille circonstance peut inspirer jusqu’à ce qu’accablé de sommeil je m’endormis un peu avant le jour oubliant l’état où je me trouvais. Avec le jour l’espérance vint et la crainte s’évanouit, je conçus que le péril n’avait pas été si grand mais que deux ou trois matelots dans un son de voix effroyable avaient dominé sur les autres et avaient été les auteurs de l’épouvante, je ne sus pas lequel fut plus épouvanté, tous les marchands me vinrent annoncer qu’ils avaient cru mourir et me demander si je ne l’avais pas cru aussi et nous fîmes une commune union de nos craintes, ce qui servit à nous consoler. Les jours suivants si nous ne craignions plus la mer, nous appréhendions les voleurs qu’on dit être dans cet archipel d’îles ; toute notre défense consistait en des perches de bambou dont quelques-unes étaient ferrées. Cependant nous n’avancions point, l’eau et les vivres commencèrent à manquer mauvais présage pour moi qui avait un peu d’eau de vie et du pain, je me consolais. Enfin nous arrivâmes à Liou Tcheou, qui est une assez grande île à un jour de chemin de Hainan. C’était le jeudi c’est à dire huit jours depuis mon embarquement. La première chose que firent les pieux Chinois, ce fut d’aller visiter Poussah (Bouddha), on prit de l’eau, ceux qui voulurent achetèrent des vivres, Jehan m’acheta des poules et des œufs [...] 66

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Cependant nous avions avec deux ou trois personnes des conférences sur la religion ce qui était le seul plaisir que je pusse avoir car l’envie d’être bientôt rendu me tourmentait furieusement. Il est vrai que l’état où je me trouvais sans vivres, sans habit à changer sans lieux commodes semblait me servir de prétexte, de plus je ne pouvais rien faire. Il est vrai que j’avais quelques livres, aussi en profitais-je, j’appris le traité de la pénitence, de la morale de Potier [...], j’étais toujours dans ma niche il est vrai que le froid m’y contraignait. Nous restâmes deux jours à Liou Tcheou à perdre le temps et le bon vent mais les Chinois ne sont jamais pressés, enfin on mit à la voile pour aller à Hainan qui semblait fuir devant nous, nous eûmes à éprouver une rude tempête. La mer grosse me faisait toujours appréhender pour le doublage, je ne pouvais me rassurer nous perdîmes même notre gouvernail ; il est vrai qu’ils en avaient un autre mais comme ils sont gens qui tirent bien des conséquences, ils songèrent qu’après celui là ils n’en avaient plus aussi étaient-ils dans une grande consternation et moi aussi. C’est que je voyais que tenant le vent trop près, sans nécessité, ils s’exposaient à en perdre bien l’autre parce qu’il est impossible qu’il puisse résister longtemps étant aussi faible qu’il est : ce sont de simples planches mal unies comme vous pouvez voir, aussi travaillèrent-ils à en faire un autre mais ils n’avaient ni clou ni bois suffisamment, enfin malgré les contrariétés du temps nous arrivâmes en un jour à Hainan ou plutôt Ha Keou qui est le port mais comme il faisait nuit, je ne puis vous en parler ; nous mouillâmes assez près d’un gros vaisseau chinois qui faute de vent était à l’ancre ne pouvant aller à Canton, il venait de Siam, c’était celui sur lequel Jehan il y a quelque temps avait mené des écoliers avec Li Tchang. Nos voisinages lui firent peur, il nous obligea à aller mouiller plus loin nous prenant pour des voleurs, il faillit nous en coûter cher car les matelots n’ayant pas pris garde que c’était la haute marée quand ils mouillèrent, ils se trouvèrent avoir mouillé sur des pierres ; quand la marée fut basse pas un de l’équipage ne s’en aperçut malgré le bruit du vaisseau qui était encore un peu à flot frôlant sur ces roches ; ils étaient tous endormis, je m’éveillais au bruit. Dans l’épouvante que j’en conçus, je songeai sérieusement à la mort, je voulus appeler mais ils ne m’écoutèrent pas ou ils ne voulurent pas ; un homme aussi qui s’était réveillé [...] fut voir si le vaisseau faisait eau et n’en ayant point trouvé fut se recoucher d’une grande tranquillité ; 67

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ce fut donc pour la seconde fois que je vis la mort présente quoiqu’à dire la vérité elle le fut toujours car le peu de soin qu’ils ont, fait bien voir que c’est une providence comme ils ne périssent pas aussi souvent qu’ils semblent ; là-dessus chacun à son feu s’accommode à manger à sa fantaisie, ils laissent éteindre leurs pipes sur le tillac comme on ferait à terre, ils ne font ni quart ni veille, enfin ils ne songent qu’à boire et manger et à assouvir leurs passions dont ils se font gloire. Le lendemain, on partit de grand matin nous fûmes cinq jours à côtoyer cette île de Hainan qui me paraît un bien charmant séjour mais comme nous fûmes si longtemps, le chagrin m’empêcha d’en considérer la particularité tellement je sais que nos Chinois eurent grand soin de côtoyer la terre et d’allonger de beaucoup leur route, nous croyions être au bout lorsque notre grand mât se cassa ainsi il fallut relâcher pour l’accommoder. Le travail eût pu être fait en une ou deux heures mais ils y mirent deux jours, ainsi la longueur du temps, le manque d’eau, de vent commença à nous décourager, il était trop clair que ce n’était que par manque de volonté, je m’en plaignais assez haut mais on alla toujours le train ordinaire, c’est à dire « man man »35, nous fûmes encore deux jours à côtoyer l’île, on prit de l’eau à l’extrémité et le vent de nord étant venu à souhait, on mit en route pour la Cochinchine ; le samedi, vingt deux janvier, de nuit, déjà nous étions en pleine mer très avancés et il semblait que à la pointe du jour nous devions arriver lorsque les Chinois rebroussèrent chemin sous prétexte que le vent était trop fort et la mer trop grosse, que le vaisseau ne pourrait résister enfin qu’ils ne voyaient point clair, mais à peine furent-ils en route pour retourner que le jour parut, la mer s’adoucit et un petit vent nord-est nous aurait fait arriver sûrement mais ils ne voulurent point en profiter, ils allèrent mouiller devant Nguy Tcheou et depuis ce jour le vent de nord n’a plus soufflé dans cette plage comme vous le verrez. Quant à la pointe du jour j’appris ce qu’ils avaient fait, je leur demandai s’ils voulaient retourner à Canton et ne me possédant plus de tristesse, je m’enfermai dans ma niche pour m’abandonner à tout le trouble de mon esprit, je ne pus contenir mes larmes [...]. J’eus cependant recours à mes protecteurs ordinaires la Sainte Vierge et Saint François Xavier après quoi je me sentis un peu soulagé, je ne   « doucement, doucement ».

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priai peut-être jamais Dieu de meilleur cœur mais j’étais dans l’empire du démon. Huit jours se passèrent dans ces tristes réflexions sans pouvoir avoir la moindre haleine de vent favorable, toutes les fois qu’on voulait mettre à la voile le vent refusait, ainsi tout le monde sentit le tort qu’on avait eu de manquer l’occasion ; ils prévoyaient bien que la mousson allait commencer et qu’ainsi il n’y aurait guère de vent de nord ; de plus le riz finissait, l’eau le bois, l’argent, voilà les terribles extrémités où on se trouvait. Pour moi aussi j’étais très embarrassé le pain était aussi fini, je n’avais plus rien à manger. D’ailleurs le capitaine croyant que tout Européen devait avoir beaucoup d’argent m’en fit demander d’une manière à ne vouloir pas être refusé, ainsi je me vis réduit à d’étranges extrémités, je lui fis réponse que si j’avais de l’argent il y aurait déjà lontemps que j’aurais quitté son vaisseau voyant les mauvaises manières qu’il avait pour moi et qu’ainsi il n’aurait que faire de courir sur moi ; je craignais qu’après une telle réponse il n’en vint aux dernières extrémités aussi pris-je mes précautions et me tins-je sur mes gardes, je fis acheter à manger et le fit faire par Jehan, je me mis au riz que je mangeai avec un peu de pain d’abord mais ensuite tout seul. Le capitaine m’avait refusé de me faire tirer du biscuit et du vin, mais par la suite Jehan trouva le moyen de le tirer sans lui [...] Depuis que j’étais parti de Canton je n’avais point changé de linge et même j’avais couché toujours habillé mais comme je m’aperçus du tort que j’en recevais, je me trouvai fort embarrassé, j’avais peine à faire laver mon linge par Jehan craignant de le mortifier ; il fallut donc le laver moi-même dans l’eau de mer ; je passais par dessus le respect humain pour ma santé et je vous assure que ce fut une des plus grandes mortifications que de n’avoir rien à changer ; Jehan cependant voulut absolument aller laver mon linge à l’eau douce, je le laissai faire j’étais comme les gentils hommes de la Beauce une chemise à la lessive et l’autre au dos pendant un si longtemps. Vous devez juger combien j’eus de mauvais quart d’heures à passer, je voyais les fêtes et dimanches s’écouler sans pouvoir les sanctifier, je voyais le capitaine qui me menaçait sans espérance de pouvoir échapper ; de plus la mauvaise volonté des Chinois qui, à la vérité, mettaient à la voile mais qui étaient un peu long, la crainte de perdre terre les prenait et ils revenaient ; j’avais beau leur dire que tant qu’ils 69

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resteront là ils n’auront pas d’autre vent, qu’en haute mer il y en aurait de bon, ce que je leur fait remarquer par le cours des nuées qui étaient toujours poussées du vent du nord, qu’enfin pour aller au sud ouest ils pouvaient très bien partir, ils ne voulurent point me croire et même ils laissèrent passer quelques jours de vent du nord, ce qui me convainquit de leurs mauvaises intentions. Le commencement de l’année était proche et ils raisonnaient ainsi : si nous arrivons en ce temps, il faudra faire double présents ainsi il vaut mieux rester. Ainsi firent-ils ; ils vendirent quelques marchandises aux insulaires pour du riz ou du poisson ; l’eau ne manquait plus, ainsi ils attendaient je ne sais quoi. Pour moi je ne savais plus que devenir je n’osais aller à terre de peur que le capitaine me joua quelques tours, j’avais proposé à Jehan d’acheter une barque pour m’en retourner à Canton mais il était chinois c’est à dire peureux, il me dit qu’il y avait des voleurs et ainsi je retournai dans ma première inquiétude ; il est vrai que j’avais des entretiens assez amusants avec quelques marchands, les choses ridicules qu’ils me disaient de leurs religions, la fierté avec laquelle ils me le disaient me donnaient souvent de quoi rire aussi sans cela je serais mort ; j’avais retiré de ma caisse du biscuit du fond de cale, ainsi je dissipais mon chagrin. Nous étions si accoutumés à relâcher que quand on mettait à la voile tout le monde se moquait du capitaine qui fort dévotement consultait tous les jours Poussah et le diable sur le temps et leur prodiguait des offrandes autant lui que les autres marchands mais comme je me moquais d’eux assez ouvertement, ils voulurent me chercher querelle et me proposèrent d’aller visiter Poussah, je pris la chose en riant et leur dit que s’ils voulaient adorer Dieu, je leur promettais du bon vent que d’ailleurs le peu de respect avec lequel je les voyais avoir pour leurs idoles m’en donnait peu d’idée, ils n’insistèrent plus et continuèrent leur diablerie chaque jour nouveau sacrifice, ils en firent un solennel en quittant l’île de Haïnan à la grande mer, disaient-ils, ils voulaient me prier au festin mais Jehan les en empêcha non pour le festin mais dans l’espérance que je donnerais quelqu’argent. La nouvelle année, ils se visitèrent en cérémonie. Pour éviter les visites, je fermai ma porte. Il m’en coûta un peu d’eau de vie et quelques galettes ; enfin vînt le carême sans espérance d’avancer ou de reculer ils mirent pourtant encore à la voile, mais ils firent la même 70

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manœuvre et revinrent. Mais en revenant sans beaucoup de précaution, ils touchèrent sur une roche, ce fut alors vraiment que l’épouvante fut grande et avec bien de la raison. Chacun se regardait sans rien dire lorsque le vaisseau toucha encore à deux reprises, ce fut comme deux coups de poignard qui frappèrent le cœur de tout le monde. Sortant de leur premier étonnement, chacun prit une perche de bambou à la main et se mit à crier miséricorde avec une confusion sans pareil, moi qui croyais qu’ils voulaient détourner le vaisseau parce qu’il y avait peu d’eau je les laissais faire, mais ma surprise fut grande quand je sus qu’ils voulaient seulement battre l’eau pour détourner disent-ils le couey (sic) ou le diable qui voulait faire périr le vaisseau. Ce fut alors que ne me possédant plus, je me jette sur la compagnie leur criant de toutes mes forces que s’ils ne mettaient à la mer le sampan36, ils étaient perdus, j’eus beau crier ils faisaient trop de bruit ; je fus donc trouver le pilote et lui dis avec insistance la même chose et au capitaine mais ils n’étaient plus les maîtres du vaisseau, chacun songeant non à se sauver mais à chasser le couey ou le diable en battant l’eau [...] Vous pouvez juger de l’état ou je me trouvai, la mort pour la troisième fois me parut certaine ; l’expérience de me sauver ne me parut pas à négliger, ainsi je trouvai qu’au milieu des périls qui sont accompagnés de confusion, la mort n’est pas si terrible et que l’amour de la vie est ingénieuse à fournir les moyens de se sauver ; déjà j’avais préparé des planches, déjà j’étais prêt à hasarder tout lorsqu’ils me dirent qu’il n’y avait plus rien à craindre mais je ne me fiais guère à eux aussi passais-je une mauvaise nuit. C’était le soir que cela arriva. Je croyais qu’après cela ils seraient plus précautionnés, mais ce fut toujours la même chose seulement quand le vaisseau fut à l’ancre ils firent des flambeaux de bambou et furent visiter le vaisseau battant le flot et criant effroyablement pour épouvanter le couey ou le diable si il y était encore et avant le coucher comme si de rien n’était, il y en eut quelques uns plus prudents qui veillèrent pour voir si le vaisseau ne faisait pas eau.

36  Nom utilisé par l’auteur pour désigner une sorte de chaloupe utilisée en cas de naufrage.



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Je vous laisse à faire vos réflexions sur tous ces faits, mais tels que vous puissiez faire, jamais elles n’approcheront de la véracité de tout cela – sans secours, sans assurance au milieu de la nation la plus superstitieuse de l’univers, sans sacrements, prêt à aller rendre compte à Dieu d’une vie, voilà toutes les réflexions qui m’agitaient pour lors. Le lendemain fut employé à se féliciter mutuellement sur le bonheur d’être échappé ; plusieurs me remercièrent d’avoir fait mettre le sampan en mer jugeant que c’était le meilleur parti car si le vaisseau s’était ouvert du moins aurait-on pu s’y sauver, on n’était qu’à un jet de pierre de terre ; chacun racontait les mouvements de son cœur qui se rapportaient tous à la crainte de mourir dès lors on perdit courage et espérance de pouvoir aller en Cochinchine. Il y avait déjà trois semaines qu’on attendait des vents dont on ne profitait point quand ils venaient. Le Hô pou même de l’île voyant les gens aller à terre vendre leurs marchandises vint visiter le vaisseau ; il trouva que la commission était pour Hainan et non pour la Cochinchine, mais on l’apaisa par des présents. Il voulut me voir mais j’étais à reposer, il ne voulut point qu’on m’éveillât et voulut boire du vin d’Europe. Je sollicitais tous les jours Jehan pour nous en retourner. Un bonze devait venir avec nous, il avait beaucoup d’effets pour le Roy d’ici, il avait peur qu’ils ne fussent gâtés, on n’osait plus se fier au vaisseau quoiqu’il ne fit point eau ; le capitaine voulut aussi s’en aller mais il voulut attendre la seconde lune, nous fûmes obligés de nous repaître des idées du retour sans en pouvoir venir à l’exécution. Je vous assure que le séjour dans le vaisseau me fut une bonne école pour la langue et les mœurs chinoises ; je parlais très aisément et ils m’entendaient de même, ce qui ne permit pas peu à me consoler, car je vous avouerai que je me laissais aller quelquefois à une si grande tristesse que je pleurais comme une madeleine, la privation des sacrements me venait avec raison continuellement à l’esprit, le manque de nourriture, de commodité pour tout dire l’état de mort où j’étais continuellement causaient ces tristes angoisses mais je n’étais pas au bout. Nous restâmes encore quinze jours environ dans le même état levant l’ancre et la jettant un moment après ; déjà quatre personnes du vaisseau étaient résolues d’aller louer un vaisseau à Haï Keou pour 72

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aller en Cochinchine et ils n’attendent que les jours qu’ils disent être malheureux pour y aller, lorsque le samedi au soir de la troisième semaine de carême, se lève un petit vent de nord, chacun pour lors opina pour partir, le capitaine le premier ; il y en eut cependant qui s’y opposèrent ; enfin, on partit, le vent mollit, ils tinrent bon et ne revinrent point et à la fin se déterminèrent à se servir du vent d’Est, ce que je leur prêchais depuis un mois. La route de la nuit fut bonne et le lendemain dimanche nous avions perdu la terre de vue quoique très hérissée de hautes montagnes ; le vent varia beaucoup, le calme même prit mais heureusement il n’y avait plus moyen de reculer ; le soir, il fraîchit et au vent du sud-est ils tinrent fort bien la route, mais comme le vent était un peu prêt on n’avançait pas tant qu’on semblait le devoir. Ce qui fut la cause d’une grande consternation. Voyant qu’ils ne découvraient pas la terre aussi vite qu’ils l’avaient espéré, ils s’abandonnèrent au découragement et le vent ayant fraîchi ils se crurent perdus ; personne ne voulut manger, le capitaine les appela et les avertit du danger. Ils défirent leur (illisible) en signe de grande tristesse et passèrent ainsi une journée en désespérés ; je tâchai de les consoler leur montrant que le vaisseau ayant été au plus près n’avait pu avancer que puisqu’il avait résisté aux rochers, ils ne devaient pas appréhender et enfin que je savais positivement que nous arriverions heureusement et, en effet, il semblait que j’eus eu une révélation, j’étais très tranquille, gai, buvant, mangeant comme à mon ordinaire malgré la fureur du vent et des flots. Le lendemain mardi, on découvrit terre, on vit ces gens passer d’une extrémité à l’autre et s’abandonner à la joie la plus indiscrète oubliant que c’est ordinairement dans le port que les naufrages sont plus ordinaires [...] car n’ayant pas pu arriver avant la nuit ils voulurent continuer leur route à la faveur des éclairs et sans doute qu’ils l’auraient fait si par une espèce de miracle, le vent n’avait cessé, nous empêchant d’aller à notre perte, je leur avais conseillé de croiser mais ils ne voulurent rien faire. Je puis vous assurer que cette nuit fut une des plus rudes de la traversée et sans la prudence du capitaine peut-être tout le monde aurait péri ; le vaisseau avait fait mille seaux d’eau ; le capitaine n’en déclara que deux cent, ce qui empêcha le désespoir où chacun se serait abandonné s’il avait su la vérité ; je vous assure qu’il n’y a qu’un

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miracle qui ait pu empêcher le vaisseau de s’ouvrir car à la violence des flots tout autre aurait péri, cette mer est très mauvaise pleine de rochers, elle est toujours agitée même en calme. Enfin le mercredi après avoir fait tout son possible pour pouvoir aller à Dikiam, on fut obligé d’aller mouiller au port de la cour qu’ils nomment Sun Kon37 et ainsi j’arrivai en Cochinchine malgré toutes les contradictions possibles, après avoir été deux mois et plus dans le vaisseau prêt à périr quatre fois et à chaque moment exposé à quelque danger le tout sans mérite de ma part, ne cessant de murmurer ou m’étant peut-être témérairement exposé à un danger pour une chose que Dieu ne demandait point de moi mais seulement par amour propre ou d’autre vue aussi mauvaise, car les contradictions que j’ai éprouvées par la suite semblent en être la preuve. Sitôt donc que nous fûmes à la vue de la terre une grande quantité de bateaux vinrent à nous ; rien de plus surprenant pour moi que de voir ces figures de désespoir, je crois ne pouvoir mieux les nommer, des visages maigres, olivâtres, des yeux enfoncés, des nez à la chinoise, de grands cheveux gras, nus ou à demi nus même ceux qu’ils appelaient mandarins. Voilà les premiers objets qui frappèrent mes yeux, ils s’emparèrent du vaisseau et emmenèrent le capitaine au roi ; nous entrâmes heureusement dans la rivière de Sun hoa38 qui est le port de la cour ; nous y trouvâmes un vaisseau de Haïnan qui était arrivé la veille ; il nous salua à coup de « hô », on lui rendit le salut et ainsi en peu de temps la joie fut grande dans le vaisseau. Pour moi j’étais fort inquiet, comment descendre. Mon Chinois voulait toujours différer, enfin je fus informé par les Chinois qui allèrent à terre s’il n’y avait point d’église en ce lieu ; ils me rapportèrent que non qu’ils croyaient plus haut où demeurait le roi, il fallut donc prendre patience jusqu’à ce que le capitaine soit revenu. Le lendemain jeudi avant le jour vint le second mandarin pour faire remonter le vaisseau dans la rivière ; il avait un très joli bateau, c’était d’un seul arbre taillé proprement et au milieu une petite maison avec des fenêtres. De tout côté, huit hommes qui ramaient devant et derrière ; les Chinois m’appelèrent pour voir. Le mandarin me  Sans doute le port de Faïfo où arrivaient tous les navires en provenance de Canton et Macao. 38  Rivière Sông Huong qui mène à la cour. 37

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reconnut bientôt pour Européen et me fit appeler, je fus donc le visiter. Il me reçut fort bien, Jehan me servait d’interprète, il me fit plusieurs questions surtout si j’étais marié, qu’il y avait ici de belles femmes. Jehan répondit que j’étais religieux que je venais visiter Mr Paul de Sennemand39 que je savais un peu de médecine. Il me demanda des remèdes que je lui promis. Il me dit qu’il connaissait M. Paul. Il me demanda s’il n’y avait point de vaisseau anglais cette année ou de Macao. Je lui dis que pour des vaisseaux anglais, je croyais qu’ils ne reviendraient plus, qu’il y avait un père jésuite qui devait venir apporter des présents au roi. Il me demanda où il les avait achetés, qui lui avait donné l’argent et autre chose. Comme c’était un fort bon homme, je restai longtemps avec lui. À vous dire le vrai, il n’avait pas grand air, nos paysans ont quelque chose de plus délicat, de plus fin que les grands seigneurs d’ici mais ce qui m’a plu le plus ce fut la simplicité des premiers temps qui apparaît en ces gens-ci sans faste, nu-pieds à demi nus. Cependant le vaisseau remorqué par trente ou quarante bateaux avançait ; à la tête était le bateau des gens de ce mandarin [...]. Cette rivière n’est pas si agréable que celle de Canton loin s’en faut. La pauvreté paraît partout, des cases de paille de bambou, la tuile en petite quantité. Il n’y a point de bateaux qui vont et viennent comme à Canton, de sorte que je dis qu’il y a autant de différence de ceci à Canton comme de Canton à notre France. Je croyais que ce grand mandarin me mènerait chez M. Paul mais étant arrivé au lieu où le bateau devait mouiller, Jehan voulut aller dîner et ainsi nous retournâmes au vaisseau après avoir salué le mandarin. L’embarras était toujours le même savoir comment descendre. Le bonze qui était dans le bord était descendu avec le capitaine et étant revenu à bord, je lui demandai ce que le Roi avait dit. Il me dit que je pouvais descendre sans rien craindre et m’offrit son bateau, mais comme il fut fort occupé par ses marchandises, je ne pus profiter de sa bonne faveur. Les mandarins l’emmenèrent ainsi je m’en remis à la providence bien affligé cependant ne sachant comment sauver mon argent et retirer mes affaires. Dieu eut pitié de moi. Un   Paul de Sennemand, né en 1660 dans le diocèse de Limoges, a résidé à partir de 1696 à Faïfo en Cochinchine. Malheureusement, il est mort le 25 janvier 1730 peu de temps avant l’arrivée de Du Fayet. 39



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père jésuite ayant su donc qu’il y avait un vaisseau arrivé, fort inquiet pour ses propres affaires (car les jésuites veulent l’expulser), vint le vendredi au vaisseau et comme il s’informait s’il n’y avait rien pour lui, les gardes du vaisseau lui dirent qu’il y avait un Européen ; il les pria de me faire venir et m’étant venus réveiller ne purent me dire ce qu’il me voulait qu’en recours aux interprètes. Je fus donc sur l’avant du vaisseau, voir qui me voulait parler et comme son vaisseau était fort éloigné, je crus qu’ils se moquaient de moi cependant au hasard, je demandai en portugais qu’est-ce qu’on me voulait. Le père m’entendant me demanda qui j’étais, si je ne savais point de nouvelles, comme nous parlions de trop loin et qu’il n’entendait point, il se détermina à aller demander la permission au mandarin de me faire venir. En passant je lui demandai des nouvelles de M. Sennemand dont il m’annonça la mort, ce qui me causa bien de la douleur, ne sachant plus à qui m’adresser. Enfin le mandarin m’envoya chercher et après plusieurs questions, le père voyant que j’étais au fait de ses affaires, il voulut s’informer plus à fond et demanda pour cela au mandarin la permission de m’emmener ; ce qui lui fut accordé ; je fus m’habiller, je pris sur moi tout ce que je voulus et descendis sans qu’on me dise rien pour abréger, il me fit beaucoup d’interrogations sur le père Britto, enfin il m’emmena à la maison de M. Rasini40. Quand j’y fus, il fallut écouter toutes les histoires de la mission et pour vous dire tout, il n’y avait pas encore une heure que j’étais arrivé que j’aurais voulu être à Canton41. Cependant, il donna avis de mon arrivée à M. l’évêque42 ; par hasard M. de Langellerie43 se trouva chez lui et en moins d’une heure ou deux M. l’évêque et M. de Langellerie se trouvèrent à la maison. M. l’évêque me fit les offres les plus obligeantes, je lui avais rendu la lettre du père Miralta44. Il me donna ses écoliers pour aller retirer mes affaires du vaisseau. Le 40  Salvator Rasini était un prêtre italien de la Congrégation des Barnabites, proche du vicaire apostolique Mgr Alexandre de Alexandris, évêque de Nabuce. 41   La mission de Cochinchine subissait une forte tension entre les ordres religieux présents. 42  Mgr de Nabuce, barnabite italien, missionnaire de la Propagande, arrivé en Cochinchine en1723, nommé évêque en 1728. 43  Nicolas de Langellerie, originaire de la Flèche, entre en Cochinchine en 1728 et meurt en 1732, pau après l’arrivée de Du Fayet. 44   Procureur des jésuites à Macao.

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père jésuite avait donné le mot au mandarin, aussi tout fut examiné très légèrement. Je fis aussi présent à ce mandarin d’une bouteille d’eau de thériaque, d’une autre d’eau de carmes, d’une pierre eptique, des fèves de Saint Ignace, et il parut bien content. Jehan me fut d’un grand secours ainsi que les écoliers, car il faut vous dire qu’ici quand on veut avoir des effets il faut qu’ils soient examinés par les mandarins et ce qu’ils trouvent à leur goût, ils le prennent sous prétexte que c’est pour le roi. Ainsi si vous venez ici, il faut ne point retirer d’abord ses effets mais quand l’examen est fait, car ordinairement on n’examine que la moitié du vaisseau et je ne savais pas cela, les soldats sont là présents et les mandarins inférieurs et tout est au pillage, j’en fus quitte pour quelques centaines de fèves de Saint Ignace. Cependant quoique bien chez M. Rasini, je songeais à me rendre dans la maison de M. Paul quoique mort pour être neutre45, je passai deux jours chez M. l’évêque où je reçus les visites des pères jésuites et le troisième je me retirai chez M. de Sennemand avec ses domestiques qui y étaient encore. Ce fut alors que tous les chrétiens comme en procession vinrent me saluer me faire des présents et me féliciter sur mon arrivée. Le nombre est très grand, la plupart sont groupés par confrèries. Ils ne sont pas aussi bons et simples qu’ils le paraissent, ils sont tous pauvres, les riches quoique baptisés en grand nombre n’observent pas la religion. La fainéantise où ils vivent les entretient dans un grand désordre, contents d’une grande quantité de prières, ils ne craignent point de se déchirer les uns les autres, de mépriser les pères dont ils ne prennent pas le parti car ici il y a deux sortes de chrétientés, chrétiens des jésuites, chrétiens des Français. Ils n’ont aucune soumission du moins ceux des Français, je le dis par expérience pour M. l’évêque, il y en a qui ont l’audace de me dire qu’il n’était pas évêque que M. Rasini avait forgé les bulles. Ils me font des libelles diffamatoires contre lui et les jésuites, enfin ils n’ont d’autres entretiens, d’autres pensées, d’autres affaires que celles des pères ; continuellement ils en parlent, il est vrai qu’ils ont une grande liberté. Le roi est très favorable à la religion mais il est à craindre que ces discordes et tapages ne troublent la paix présente, c’est la même chose dans les provinces.  Souligné dans le texte

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La religion semble bien établie, le nombre de chrétiens est très grand, les missionnaires ont toute liberté, le roi dans les jugements particuliers juge toujours en faveur des chrétiens, enfin sans ces troubles domestiques et même publics, on pourrait espérer que dans peu le Royaume serait chrétien ; ils croient tous à l’immortalité de l’âme, un paradis et un enfer. Ils ne sont pas si superstitieux que les Chinois loin s’en faut aussi n’ont-ils pas leur esprit. Il est vrai que les vices et la chair sont ici comme permis. Le sexe est dans une dissolution inconcevable sans pudeur, elles sont les premières à solliciter au mal, elles vont la plupart à demi nues, laissent leurs enfants nus ; Les hommes ne sont pas plus retenus. Il est vrai que j’ai ouï dire que les péchés contre nature sont très rares mais je puis vous assurer qu’un Européen ici est bien exposé et il faut avouer que Dieu leur fait bien des grâces car étant toujours dans le feu on ne dit point qu’il y en ait qui se laisse brûler. Quant à la qualité du pays, il y a un peu de froid mais des chaleurs excessives. Il est vrai que les nuits sont fraîches, qu’on peut dormir. Du reste c’est un pays de sables et de montagnes. Il y a assez de quoi vivre s’ils voulaient, ils ont des bœufs, des vaches, des buffles, des chèvres, des cabris mais ils n’en mangent point, du cochon, des poules seulement point de légumes, assez de poisson, point de fruits. Ce qui rend la vie des missionnaires très dure. L’eau y est très mauvaise, le vin est comme notre eau de vie. Ils ont cette coutume qu’il faut tout manger en un jour, on ne peut rien garder pour le lendemain et ils donnent abondamment aux pères qu’ils aiment. Pour leurs mœurs ils sont presque sauvages sans politesse quoique les chrétiens respectent assez les pères, ils sont menteurs, de mauvaise foi, fourbes, vindicatifs, se plaisant dans la discorde, l’iniquité, il se trouve toujours des défenseurs. Ils sont assez adroits dans leurs travaux. Ils sont généralement tous pauvres, se nourrissent très mal s’habillent cependant assez bien. Quand il faut paraître, le noir est leur couleur favorite, le rouge pour les femmes, leurs habits sont à peu près comme les Chinois ils ont une espèce de robe de bonze, ils ont leurs cheveux longs et mêmes très longs, les femmes surtout. Ils sont noirs. Ils portent un chapeau ridicule, c’est une espèce de panier qui sert de parasol étant fort large. Ils couchent sur le plancher, sans couverture, ni rien, seulement des nattes. Leurs maisons sont de bambou enduit de boue, couvertes de paille. Ce sont les étables de nos fermiers de 78

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France, les maisons de mandarins sont les granges. Elles sont fort basses soutenues de colonnes d’assez beau bois, ils n’ont point d’autres meubles que des grands coffres. Ils s’assoient et mangent sur des tables rondes très petites mais assez propres. La seule magnificence est dans les bateaux de mandarins. Ils sont très propres, bien vernissés de noir et de rouge avec des dorures. La maison qui est dessus est très commode, voilà tout ce que j’ai trouvé de plus beau. Car pour la maison du roi, je ne peux rien dire n’y étant pas entré seulement ce que j’en ai vu parait assez propre. Ce sont deux rangs de galeries des deux côtés de la porte sous lesquels sont une grande quantité de canons. Cela a assez bon air pour le roi, je ne l’ai pas vu, ils ont encore d’assez belles galères. Mais il faut que vous soyez avertis que ce qu’on appelle la cour ici n’est pas un lieu ramassé comme Canton ou les autres villes, ce sont des cases depuis l’embouchure du fleuve jusqu’à deux, trois jours de chemin des deux côtés de sorte que quand on dit que les pères sont à la cour, c’est vrai et ce n’est pas vrai, par exemple, moi je demeure le plus proche du palais du roi et cependant je suis dans un village différent de celui où demeure M. de Langellerie assez éloigné. Le royaume est très petit ; on m’a assuré qu’il n’avait qu’un jour de chemin de large, en long il va jusqu’au Cambodge. Il y a beaucoup de mines d’or, des éléphants, j’en ai vu ici pour la première fois, des perroquets, des pies et des corbeaux surtout. Voilà les principales choses que j’ai remarquées depuis que je suis ici ; pour la langue quoique je commence à parler assez bien, je vous assure qu’elle est plus difficile que la chinoise, la prononciation de la grande quantité d’accents la rend très difficile. La vie y est très dure, nu-pieds, aller par la chaleur, mal nourris, coucher sur la dure comme eux, se lever avant le jour aller continuellement aux malades qui sont en grand nombre, voilà pour les autres, pour moi aller à la messe très loin avant le jour cela me tue bien des contradictions, bien des chagrins, voilà les fruits qu’on reçoit de la peine ... (le journal s’interrompt ainsi, sans signature) Guillaume Piguel est né en 1722 à la Mézières près de Rennes. Son voyage commence en avril 1747, et après de nombreuses péripéties, il ne rejoint Macao qu’en août 1750. À son arrivée, il apprend que la mission de Cochinchine pour laquelle il était destiné est fermée aux missionnaires,



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à la suite de l’échec de l’expédition commerciale de Pierre Poivre en 1750. Le vicaire apostolique de Cochinchine, Mgr Lefebvre décide alors d’envoyer deux missionnaires au Cambodge pour tenter de rétablir les liens avec les chrétiens de Cochinchine qui subissaient une dure persécution. Un bon nombre se réfugiait dans le delta du Mékong croyant y trouver la sécurité. Guillaume Piguel et Bertrand d’Azéma (vers 1709-1759) débarquent d’abord à Cancao46 avant de rejoindre Thonol, l’un des deux villages chrétiens habités par des descendants de Portugais, à quelques lieues de la capitale Oudong. Les deux hommes entrent dans un royaume en guerre entre Cambodgiens et Cochinchinois, guerre déclenchée par une querelle de succession sur le trône khmer, l’une des parties appelant la Cochinchine, tandis que l’autre va demander l’aide des Siamois. Imbroglio politique qui devient surtout une occasion de pillage et de massacre de la part des Cochinchinois et des Siamois. La population se réfugie dans les bois surmontant tant bien que mal, la faim et la maladie. Le projet initial des deux missionnaires, tel qu’il est exprimé dans ce texte, est d’installer la mission catholique dans le delta du Mékong, pour rétablir des relations avec les chrétiens de Cochinchine par le sud du pays et fonder des communautés chrétiennes au Cambodge. Ils sont rejoints seulement en 1757 par Mgr Lefebvre. Guillaume Piguel lui succède à sa mort en 1760 et devient évêque de Canathe, portant le titre de vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge, source de conflit avec l’évêque de Malacca qui revendique, comme la lettre l’indique, la juridiction sur le Cambodge au nom du Padroado.

[10] Lettre de Guillaume Piguel à Mgr Lefebvre, évêque de Noëlene, vicaire apostolique de Cochinchine, Cancao, 8 avril 1751 (AMEP vol. 743, p. 712) Monseigneur, Je ne laisserai passer aucune occasion sans donner à sa grandeur de mes nouvelles et lui faire part de celles de sa mission dont je pourrai avoir connaissance, ainsi qu’elle me l’a recommandé avant mon

 Cancao en chinois ou Ha tien en vietnamien ou Péam en khmer, était une enclave cochinchinoise depuis le xviie siècle, avec un gouverneur chinois vassal du souverain de Cochinchine. 46

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départ de Macao. Il s’en présente une aujourd’hui, ce sont les Siamois qui étaient venus au secours du roi du Cambodge contre les Cochinchinois, qui s’en retournent dans leur pays, ne trouvant plus de quoi vivre dans celui-ci et non parce que la guerre est finie, car elle est plus allumée que jamais : guerre au dedans tous les jours, il parait de nouveaux princes qui veulent monter sur le trône, ils sont actuellement au nombre de quatre, l’ancien roi est mort l’an dernier vers la fin du mois d’août un peu après avoir déclaré la guerre aux Cochinchinois à cause des invasions qu’ils faisaient de ses terres et des exactions et tyrannies qu’ils exerçaient sur ses sujets. Il laissa en mourant l’administration du royaume entre les mains d’un prince qui a gouverné jusqu’à présent, prince assez doux et estimant les chrétiens, je crois qu’il serait plus tranquille sur son trône s’il avait plus de fermeté. Il s’est élevé contre lui plusieurs princes qui veulent le détrôner ; entre autres il en parut hier un qui veut s’emparer du royaume, c’est un chef de voleurs. On dit que le prince régnant voyant tous les troubles veut se retirer et laisser les autres se disputer le trône. Guerre au dehors contre les Cochinchinois qui ne sont pas loin de Cancao où est la cour et où nous sommes avec les chrétiens. Les Cambodgiens ont déjà pris leur parti qui est de fuir dans les bois si les Cochinchinois viennent jusqu’ici. Il s’est donné plusieurs batailles contre les Cambodgiens et les Cochinchinois tantôt ceux-ci ont été victorieux tantôt ceux-là, on a exercé de grande cruauté de part et d’autre, les Cambodgiens ont massacré tous les Cochinchinois qu’ils ont pu attraper dans ce pays entre autres trois mandarins, plusieurs chrétiens ont été enveloppés dans ce meurtre ; chrétiens et gentils de cette terre disent que c’est Dieu (les gentils disent le ciel) qui châtie le roi de Cochinchine d’avoir chassé de son royaume les pères européens sans raison ; les Cochinchinois disent la même chose. Cette raison surnaturelle encourage les Cambodgiens à combattre. Un mandarin qui est celui qui fait tout dans ce royaume dit à M. D’Azéma lorsqu’il fut le voir que s’il voulait il ferait peindre un Cochinchinois et un père européen qui mettrait le pied sur la gorge d’un Cochinchinois. M. d’Azéma lui dit de n’en rien faire. Toutes ces révolutions sont cause que nous ne pouvons avoir de communication avec les Cochinchinois. Nous faisons notre possible pour apprendre les nouvelles de Cochinchine par les prisonniers qu’on prend, qu’on 81

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envoie à Siam ; dans les commencements on ne faisait point de prisonnier, mais on tuait tous ceux qu’on pouvait attraper, à présent on les envoie en qualité d’esclaves au roi de Siam pour le récompenser du secours qu’il a donné au Roi de Cambodge. Nous ne savons ce que nous deviendrons, peut-être serons-nous obligés de fuir avec les autres. Si nous sommes réduits à cette extrémité, nous tâcherons d’aller à Chantaboun ou à Siam. Nous avons trouvé le père Simplicien47 toujours bien infirme et cassé de vieillesse, il a les jambes grosses presque comme je suis par le corps, ce n’est pas peu dire. Le père Augustin48 a été très malade, il a été aux portes de la mort mais il en est revenu, il se porte assez bien. Il fait ses fonctions comme il l’entend, il nous a priés de l’aller l’aider pour les fêtes de Pâques, nous n’avons pas jugé à propos vu que lui et la plupart de ses chrétiens sont toujours attachés à l’évêque de Malac. Ces chrétiens quoiqu’ainsi attachés à leur Malac voudraient bien avoir un autre père que le père Augustin, mais qui leur ôtera celui-ci et leur en donnera un autre? Ils disent que l’évêque de Malac n’a qu’à leur écrire qu’ils ne dépendent point de lui, ils se soumettront au vicaire apostolique49 mais qu’ils ont une lettre du prédécesseur de celui-ci qui leur marque qu’ils sont ses sujets. Je crois bien que celui qui gouverne actuellement n’est pas d’un autre sentiment que son prédécesseur. Puisqu’il a dit publiquement à Macao au couvent de St Francisque que les Vicaires Apostoliques de Cochinchine dépendaient de lui et qu’il était dans son dessein de leur envoyer les pouvoirs supposés qu’ils puissent rentrer dans ce royaume [...] Si M. d’Azéma voulait rester au Cambodge et que l’entrée en Cochinchine devint possible devrais-je y aller? M. d’Azéma parait avoir envie de demeurer ici, il apprend la langue du Cambodge, pour moi il me faut apprendre la portugaise auparavant. Jusqu’ici je n’ai pas encore eu le temps de faire grand chose, nous sommes arrivés à la demeure du père Simplicien le samedi au soir qui précède le

  Franciscain espagnol venant de Manille  Autre franciscain espagnol 49  On retrouve ici toute l’imprécision juridique de l’existence des communautés chrétiennes du Cambodge. Pour certains, cette terre est dans la juridiction de l’évêque de Malacca, pour d’autres, dépend de Macao, tandisque le vicaire apostolique de Cochin­ chine reçoit de Rome l’autorité sur le Cambodge. 47 48

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dimanche de la Passion, notre traversée a été de trois semaines 15 jours en mer et huit dans la rivière. Pendant que nous étions en mer, nous avons toujours eu un vent favorable, dans la rivière nous avons eu du calme, nous avons eu assez d’agrément avec nos Chinois. En arrivant, ils nous ont joué un petit tour de leur métier : ils ont dit au mandarin que nous avions plusieurs fusils, plusieurs grandes glaces, beaucoup de piastres en un mot que nous étions très riches. Le capitaine de la somme a voulu trouver un moyen de faire un présent à ce mandarin qui ne lui coutât rien et pour cet effet il a dit que nous lui avions donné nos deux fusils pour payer notre passage et que lui, il en faisait un présent à ce mandarin parce qu’il savait qu’il le désirait fort. Heureusement pour nous, nous avons trouvé des chrétiens auprès de ce mandarin qui nous ont expliqué ce que le capitaine avait dit et par le moyen desquels nous avons expliqué la chose. Nous avons été obligés de faire présent de ces fusils mais en notre nom, dont le mandarin a été fort content mais irrité contre le capitaine chinois. Pour faire voir que nous n’avions point de miroir comme on l’avait inventé et que nous n’étions point si riches qu’on le disait, il a fallu ouvrir et faire visiter nos coffres dans lesquels on n’a rien trouvé de ce qu’ils cherchaient ; après cette visite la mandarin nous a permis de nous en aller chez le père Simplicien dont nous étions éloignés d’environ 6 lieues, il a accordé aux chrétiens qui étaient à son service de venir avec nous et d’y demeurer pour y faire célébrer les fêtes de Pâques. Nous avons mis nos effets dans les bateaux de ces chrétiens et nous avons laissé la somme chinoise qui n’est pas encore venue jusqu’à Cancao et qui n’y viendra peut-être pas. Les chrétiens d’ici sont comme ceux de Macao c’est à dire tout pour l’extérieur. Quoique sa grandeur n’ait pas choisi pour son provicaire le père François50, il veut s’en attribuer les droits, il veut tout faire à sa tête il a déjà cherché une querelle à M. d’Azéma, il lui a dit qu’il avait autant de pouvoir que lui et cela à propos de rien. M. d’Azéma ne lui a rien répondu parce que la chose n’en valait pas la peine, c’est parce que M. d’Azéma lui a dit qu’il était loquace, qu’en fait d’indulgence il pouvait en accorder aux chrétiens autant que lui. Le père François le nie à cause des privilèges accordés à leur ordre. Supposé qu’il en ait, il peut en accor  François Hermosa, franciscain à Cancao.

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der aux chrétiens, ils en ont bien besoin s’il pouvait aussi leur accorder dispense de science cela serait bon. Si je reste ici je ferai mon possible pour les instruire. Nous avons appris par un Chinois que la barque d’Emmanuel Mattew51 étant sortie de Cochinchine et faisant beaucoup d’eau a été obligée de retourner sur ses pas mais que les Cochinchinois n’ont pas voulu lui permettre de rentrer dans le port et qu’il est demeuré dehors pour être radoubé et qu’elle n’a pu repartir parce qu’il était trop tard. Je voudrais bien en dire davantage ou moins à sa grandeur c’est à dire retrancher ou ajouter mais les Siamois me pressent. C’est pourquoi je finis en l’assurant que je suis avec un profond respect, Monseigneur, je salue bien mes confrères, je leur écrirai par une autre occasion À Cancao ce 8 avril 1741 Votre humble et très obéissant serviteur G Piguel prêtre missionnaire. Nous retrouvons François Pottier à Macao en 1756. Après un voyage d’une année, il réside quinze mois dans cette ville pour y apprendre la langue. Le 23 janvier 1756, il entreprend ce long périple qui doit le conduire au Sichuan, accompagné de deux catéchistes venus de cette région le chercher, Pierre Sun et Jacques. Cette lettre écrite à son arrivée dans la région de Chengdu, exprime avec une grande sincérité et lucidité ses différentes émotions éprouvées durant ce voyage. C’est une entreprise très délicate de pénétrer en Chine, car les étrangers y sont interdits, et les Chinois qui les aident à entrer dans le pays sont passibles d’emprisonnement, voire de condamnation à mort. Bien souvent reconnu durant ce voyage, aubergistes ou voyageurs chinois se dispensent cependant de le dénoncer. Le jeune missionnaire, même s’il sombre parfois dans un profond découragement, n’en continue pas moins de décrire cette Chine profonde, avec cette rencontre si rafraîchissante d’un jésuite chinois qui l’accueille et avec lequel il s’entretient en français.

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chine.

  Prêtre cochinchinois qui continue d’exercer son apostolat caché en Cochin­

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François Pottier s’installe par la suite dans cette région de Chine, réorganisant les communautés chrétiennes dispersées. Il y reste dix ans seul Européen, aidé de plusieurs prêtres chinois. En 1767, il est nommé vicaire apostolique du Sichuan, évêque d’Agathopolis. Il meurt le 28 septembre 1792.

[11] Lettre de François Pottier à M. Lacere, procureur de Macao, le 20 octobre 1756 (AMEP vol. 436, p. 641-654) Du 20 octobre1756 Monsieur, Sans doute que le désir ardent que vous avez que le Saint nom de Dieu soit connu, principalement dans le Sichuan, portion confiée à vos soins52, vous fait attendre de mes nouvelles avec bien de l’empressement, afin de savoir si le Seigneur m’y a conduit et m’y conserve pour travailler à la vigne que je puis dire être encore en friche. Vous apprendrez donc aujourd’hui que vos désirs et les miens sont accomplis ; il ne nous reste plus à l’un et à l’autre qu’à remplir la fin à laquelle nous sommes destinés. Je suis arrivé au Sichuan la veille de la Résurrection de Notre Seigneur après trois mois quatre jours de route. Nous partîmes donc de Macao, comme vous le savez le 23 janvier de cette année en plein midi dans un petit bateau qui me reçut derrière la montagne appelée La peigna. Nous passâmes le lendemain la ville de Hiang chan presque à la même heure que nous nous étions embarqués la veille à Macao. Nous ne trouvâmes aucun obstacle et personne ne nous dit rien. Nous arrivâmes le soir au bateau d’André (chrétien chinois de la province de Canton) dans lequel nous entrâmes en silence, parce qu’il y avait fort près une galère chinoise à qui la nuit nous déroba. Le lendemain au matin nous ne la vîmes plus. Après deux jours de marche, nous rencontrâmes à Szé long le bateau de Canton dans lequel Pierre Sun nous attendait. 52  M. Lacere vient d’être nommé vicaire apostolique du Sichuan, mais après quelque temps d’hésitation, il refuse cette fonction.

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Au bout de 8 jours, arriva la veille de la nouvelle année chinoise. Ce fut le même jour que j’ai connu mieux que jamais combien les gens du bateau étaient superstitieux. Le fils aîné vers le soir après avoir cessé de marcher vint précisément dans l’endroit que j’habitais à trois différentes fois pour coller des papiers diaboliques. Depuis que j’étais dans ce bateau, je passais pour malade et pour avoir une difficulté de parler. Lorsque les gens du bateau venaient dans notre appartement, il fallait dormir afin qu’on n’aperçut pas ma physionomie européenne. Le lendemain au matin le père de famille vint avec tous ses enfants qui apportèrent tous les instruments de musique, après avoir bien illuminé le diable qui avait son appartement dans le notre. On apporta des mets qu’on plaça sur un petit autel et ensuite on fit grand bruit avec les instruments. La musique finie, le père prononça un discours adressé à l’idole qu’il remercia des prétendus bienfaits qu’il pensait en avoir reçus dans la précédente année, et auquel il se dévoua, lui et toute la famille pour l’année présente. On venait régulièrement soir et matin pour rendre le culte à cette idole. Après le premier jour, nous marchâmes sans interruption et nous arrivâmes à Chao cheou. Le fils d’André qui était actuellement maître de la douane de cette ville, vint aussitôt à mon bateau. Je feignais de dormir pour n’être pas reconnu par les gens du bateau qui étaient dans notre chambre. Après qu’ils se fussent retirés, André vint à moi pour me saluer, je me levai et lui rendis son salut d’une manière fort gauche ... il y avait derrière nous une petite fenêtre que les gentils du bateau entrouvraient pour voir quelle figure je faisais : et m’apercevant fort emprunté dans les cérémonies de la politesse chinoise, ils souriaient et connurent alors parfaitement que j’étais étranger. André avant de se retirer m’invita d’aller dans sa maison ; mais qu’y faire? Je n’avais pas ce qu’il faut pour dire la messe et je ne savais point parler. Je le remerciais et restais dans mon bateau. Le lendemain à midi, André vint à notre bateau, dont la visite fut bientôt faite. Ensuite, nous levâmes l’ancre et nous arrivâmes à Lo tchang hien le 10 du même mois. Nous y changeâmes de bateau au soir et en silence. La route de Lo tchang jusqu’à Ni tchang hien est difficile. Dans le nouveau bateau, Jacques me fit passer pour sourd et le maître du bateau ne soupçonna rien que lorsque j’entrai dans l’auberge de Ni 86

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tchang hien où nous arrivâmes le 15. L’aubergiste me connut d’abord comme Européen et ne fit autre chose que de dire à Jacques de me faire monter dans une petite chambre où je restai jusqu’à notre départ. Le lendemain, nous partîmes de là sur des chaises à porteurs. Dès en sortant, il s’éleva un grand vent de nord qui amena la pluie pendant les deux jours que nous mîmes à nous rendre à Tching tcheou, où nous descendîmes le 17. Pour me mettre à couvert de la pluie pendant le voyage, Jacques m’avait mis sur la tête une petite capuche qui me cachait tout le visage ; par ce moyen personne ne pouvait m’envisager que difficilement. Dans le chemin, nous rencontrâmes un mandarin (ou officier chinois) pour lequel il fallut mettre pied à terre. Le second jour de marche, nous fûmes joints par un marchand de la province de Jiangxi avec qui Jacques avait fait connaissance à Ni tchang. Nous demeurâmes ensemble à Tching Tcheou et nous l’eûmes pour compagnon de voyage jusqu’à Chachi, quoique dans différents bateaux. Il savait qui j’étais, mais il ne nous a causé aucune peine. Le maître de l’auberge de Tchin Tcheou me connut aussi dès en entrant. Les porteurs de nos effets n’ayant pu marcher aussi vite que les porteurs de chaises et la pluie et la neige ayant rendu ensuite les chemins impraticables, nous fûmes obligés de les attendre dans cette auberge pendant 15 jours moins six heures. Là je vous avoue que pendant tout ce temps l’esprit et la chair combattirent souvent. J’étais réduit dans une petite chambre, ne pouvant sortir que le soir et le grand matin. Cette auberge était remplie de marchands tous idolâtres. Ordinairement j’étais seul dans mon réduit ne pouvant ni lire ni écrire que très difficilement. Je ne pouvais me promener, ni même souvent me lever de dessus mon banc sans être aperçu des gentils, ainsi il fallait toujours être assis ou couché. J’avais seulement la liberté de méditer depuis le matin jusqu’au soir. Il faisait froid. D’ailleurs les mortifications presque continuelles que me donnait Jacques d’un autre côté par la manière peu chrétienne dont il se comportait, me rendait le séjour encore plus ennuyeux. Le dimanche gras, la veille de notre départ de ce lieu, on me servit à souper des herbes avec de la viande, ces herbes me causèrent une indigestion qui me donna un mal de tête et une petite fièvre que je portai le lundi au soir dans le bateau et que je conservai jusqu’au lendemain. Le lundi gras, je ne mangeai rien du tout, ne le pouvant. Le mardi, je mangeai un peu de soupe et de viande gros comme le 87

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pouce. C’est ainsi que j’ai passé cette année mon carnaval. Si tous les chrétiens le passaient ainsi, il n’y aurait pas tant de scandales, et Dieu serait bien moins outragé. Nous partîmes donc de Tchin Tcheou le mardi gras, 2 de mars, nous marchâmes jour et nuit et en cinq jours nous arrivâmes à Hiang tan. Depuis Macao jusqu’au départ de Tchin Tcheou, j’avais été rempli de joie de me rendre à ma destination formant chaque jour des projets sur ma conduite et celle des chrétiens, et n’étant occupé que de la manière de faire dignement mission. Mais ensuite, soit que la petite incommodité que j’avais eue pendant deux jours eût remué ma bile, soit plus vraisemblablement la tentation du démon, je me trouvai saisi d’un dégoût et d’un ennui qui m’agita jusqu’au point de regretter le séjour de Macao et qui me faisait presque repentir d’avoir pris le parti des missions. Ce qui me troubla le plus, fut l’idée qui me survint que j’avais laissé des parents pauvres et indigents que j’aurais pu secourir si j’eusse resté dans ma patrie et la crainte d’en être puni après ma mort. Quoique je me représentasse que je m’étais consulté à Paris sur cet article, et que je devais être tranquille, cependant j’étais toujours hors de moi-même. Le temps me paraissait long et je me disais : que ferais-je dans la mission? Je serai seul et n’aurai personne pour m’entretenir. Néanmoins parmi toutes ces angoisses, je sentais dans mon cœur un espèce d’adoucissement et de joie de me voir dans le chemin des apôtres et d’être chargé de l’honorable commission d’aller planter comme eux l’étendard de Jésus Christ sur les forts de l’enfer. Ce qui me soulageait le plus étaient les épitres53 de saint Paul que je lisais lorsque je tombais dans cette espèce de frénésie et les épîtres faisaient le sujet de mes méditations. Je n’ai guéri de cette dangereuse crise qu’aux approches de Cha Chi. Depuis ce temps, je n’en ai plus été attaqué et je suis revenu à mon premier état. Cependant le démon pouvant revenir à la charge et me troubler tout de nouveau vous me feriez plaisir de me donner par écrit un renfort qui me fortifiât contre cette idée si elle revient, d’avoir laissé des parents pauvres. Ils le sont à la vérité et en grand nombre, mais ce sont des parents éloignés tantes, oncles, cousins etc qui ne me sont attachés que parce qu’ils sont mes parents, car ils ne  Épître de Saint Paul aux Corinthiens, 9, 16-23.

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m’ont jamais rendu aucun service. Ceux à qui je suis redevable de tout, après Dieu, peuvent vivre aisément sans mon secours. C’est ainsi que j’ai exposé le cas à Paris et sur lequel tous m’ont dit, excepté un seul, que je pouvais sans scrupule suivre mon inclination pour les missions. Dites-moi, je vous prie là-dessus tout ce que vous pouvez me dire. Ce qui contribuait beaucoup à m’entretenir dans ces sortes de suggestions était le mauvais temps qui nous obligeait presque de jour en jour de séjourner. Tantôt c’était la pluie qui nous empêchait d’avancer, tantôt c’était le vent contraire. Si nous marchions un jour, il fallait en attendre deux. Arrivés à Hinag tan le 7 mars, nous y changeâmes de bateau et nous en partîmes le 9 et après avoir perdu 5 à 6 jours en différents endroits à attendre le beau temps, nous arrivâmes à Cha Chy le 22. Je recommandai à Jacques de voir si le père Forgeau54 y était, et si je pourrais descendre à terre pour le saluer. Il revint avec un catéchiste nommé Joseph, qui était envoyé pour me chercher, non par le père Forgeau mais par le père Xavier Nan, prêtre chinois jésuite que vous avez vu à Macao. Je descendis donc à terre à la brune, et me rendis à la résidence de ce missionnaire. Il ne savait si j’étais chinois, portugais ou français me croyant cependant plus portugais, il me parla d’abord cette langue et moi je lui répondis en latin. Voyant que je n’étais point portugais, il me parla aussi en latin et ensuite faisant attention de plus en plus à mon accent, il soupçonna que je pouvais être français. Après que je l’en eus assuré, nous nous embrassâmes alors à la française et nous ne parlâmes depuis que cette langue qui lui est presque naturelle. Ce fut amitié sur amitié quand je sus à mon tour qui il était. Ce bon père a agi à mon égard pendant les trois jours que j’ai demeuré chez lui avec toute l’amitié, l’attention et la charité chrétienne. Je trouvais même qu’il allait quelquefois un peu trop loin ; entre missionnaires on peut agir plus simplement ; mais sur ses plaintes que je lui faisais, il me disait qu’il ne pouvait m’exprimer combien il était satisfait de voir un missionnaire. Je pouvais bien assurément lui en dire autant. Le lendemain 23, après avoir approché du sacrement de pénitence, je célébrai la sainte messe. Le 24 en me lavant la bouche j’avalai de l’eau, ce qui m’empêcha d’offrir le saint Sacrifice. Le 25, jour de l’Annonciation, je me dédommageai et le   Jésuite français en mission dans cette contrée.

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soir du même jour, je me séparai de mon cher hôte pour me rendre au bateau. Le père Xavier m’accompagna de loin au bateau où il fit porter à mon insu de petites douceurs pour les collations dont il me faisait présent. Je ne sais point sur quel pied est sa mission, je sais seulement que lui et ses chrétiens m’ont édifié. Entre tous ces chrétiens qui vinrent me saluer, je vis un nommé Benoît qui a souffert pour la foi. En arrivant au bateau, j’y trouvai six passagers qui montaient à Tchong kin fou. Ils nous gênèrent assez pendant le chemin, quoiqu’ils fussent bien plus gênés que nous. Je passais pour sourd dans le bateau et personne ne me disait mot. Cependant on m’examinait depuis les pieds jusqu’à la tête sans jamais être connu pour étranger ; au moins n’en a-t-il jamais été question. Nous arrivâmes le 29 à Tchang fou où nous séjournâmes quatre jours. Ce fut là où les gens d’un grand bateau voisin du nôtre nous enlevèrent pendant la nuit une grande quantité de poisson salé avec des habits et soixante piastres en argent. Ce qui vous donnera occasion de dire avec le saint homme Job : Dominus dédit, dominus abstulit ... fit nomen domini benedictum. Ce qui doit vous consoler, c’est que nous ne sommes pas pour cela réduit sur un fumier, couverts d’ulcères comme le saint Patriarche55. Peut-être que ce sacrifice que nous sommes obligés de faire à Dieu nous procurera d’un autre côté de quoi fournir abondamment aux besoins de notre mission ... pour moi je vous avoue que j’ai été presque insensible à cette perte. Enfin, nous partîmes de cet endroit le second d’avril au soir et le 7 nous entrâmes vers le midi dans les terres du Sichuan. À ce moment, j’ai senti la joie renaître dans mon cœur et je priai le Seigneur de répandre ses lumières sur cette terre couverte de ténèbres. Le 9 vers les 6 ou 7 heures du matin, jour de la fête des sept douleurs de la Sainte Vierge, nous arrivâmes à Kouei fou, ville renommée par la prise de M. Lefevre56 (qui fut reconnu pour Européen et renvoyé à Macao). Aussitôt que nous eûmes jeté l’ancre, Jacques me fit sortir du bateau avec Pierre Sun, et nous fûmes nous promener sur les bords de la rivière. À peine eûmes nous mis le pied à terre, que les   Le livre de Job est une de ses grandes références dans sa correspondance.  Urbain Lefevre (1725-1792), missionnaire au Sichuan, fut arrêté en 1754 et renvoyé à Macao. Il regagne la France en 1763. En 1792, il est chapelain des Hospitalières de la Miséricorde et est massacré le 2 septembre 1792 dans le couvent des Carmes. 55 56

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soldats arrivèrent au bateau pour le visiter. Cette visite fut fort heureuse ; ensuite moi et mon compagnon nous revinsmes à la barque. Vers midi, Jacques me conduisit chez le barbier pour me raser ; là je fus un peu observé des païens, parce que je me comportai en homme neuf et emprunté. Chez les barbiers chinois, il y a deux bancs, l’un sur lequel il y a de l’eau pour laver la tête, et sur celui-ci il faut s’y placer comme sur un cheval, et je m’y plaçais comme sur une chaise. Après que le barbier vous a lavé la tête, il faut aller sur un second banc pour être rasé ; sur ce second banc, il faut s’y asseoir comme sur une chaise, je m’y plaçais comme sur un cheval. Cela fit rire un peu les spectateurs, et s’il y eut des soldats, j’aurais peut-être été examiné de plus près. Nous partîmes le même jour de Kouei fou et nous passâmes 5 à 6 villes où il n’y a pas un seul chrétien, excepté Van hien, où il y a la famille Ouang, d’environ 20 personnes chrétiennes. Pendant le voyage, j’avais observé que nos six passagers étaient de fort braves gens ; deux ou trois surtout me revenaient beaucoup tant par leur modestie que par leur douceur. J’avais regret à ne pouvoir leur parler sur l’article de la religion. J’en témoignais plusieurs fois ma peine à Pierre Sun et lui disais si j’avais été chinois, je les aurais déjà mis sur ce chapitre, pour lui faire entendre que je désirais qu’il leur parlât. Le 17, veille de la résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ, nous arrivâmes vers les 4 heures du soir à Tchang cheou hien. Jacques m’avait dit que peut-être M. André Ly57 y serait. Aussitôt que nous fûmes arrêtés, il descendit et fut chez les chrétiens pour s’en informer ; il apprit que notre missionnaire y était en effet, non pas précisément dans la ville, mais à une petite lieue dans un petit endroit appelé San tung. Jacques au lieu de revenir au bateau, fut trouver sur le champ M. André et m’envoya deux chrétiens qui me conduisirent dans la maison du catéchiste de Tchang cheou hien, qui était absent. Je couchai dans cette maison et Pierre Sun resta dans le bateau pour garder nos effets. En mon absence, il parla de religion avec nos passagers. Deux d’entre eux qui étaient frères, lui dirent que leur grand  André Ly (1692-1775) est un prêtre chinois qui a été un des grands bâtisseurs de l’Église catholique du Sichuan. Maîtrisant le latin, il a traduit de nombreux ouvrages en chinois. 57

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père était mort chrétien, qu’ils avaient lu autrefois les livres de la religion chrétienne, mais que leur père idolâtre les avait empêchés de l’embrasser, et d’en lire d’avantage les livres ; que maintenant n’étant plus sous la domination de leur père, lorsqu’ils seraient arrivés à Tchong kin, ils examineraient de plus près cette religion et y penseraient sérieusement. Depuis ce temps-là je ne sais ce qu’ils sont devenus. Dieu les bénisse et les éclaire. Le soir même que j’arrivai dans la maison du catéchiste de Tchang cheou hien, M. André qui, au rapport de Jacques fut fort surpris de mon arrivée, me renvoya celui-ci avec un écolier nommé Pierre Pe pour me féliciter. Pierre Pe après le discours prononcé s’en retourna et revint le lendemain matin jour de Pâques avec les ornements de M. André, ce qui me procura le bonheur et la consolation d’immoler et de manger la victime pascale. M. André avait eu assez de peine à être reçu des chrétiens de cet endroit, il n’y avait pas un an qu’il y était arrivé une petite persécution qui les avait intimidés au point qu’ils n’osaient recevoir chez eux un missionnaire, quoique chinois. Enfin, ils y avaient consenti mais quand ils apprirent l’arrivée d’un Européen, ils tremblèrent, croyant que le mandarin allait me saisir et tomber sur eux. Cependant M. André leur dit que j’étais arrivé, et qu’il n’y avait plus de remède, qu’il fallait prendre les mesures nécessaires pour me mettre en sûreté. Simon Kiao, chrétien qui demeure à Tchang cheou, était dans ce temps-là à San Tung avec M. André tremblant comme les autres. Il eût part aux délibérations. Sa maison quoique étroite est fort propre pour loger un missionnaire. M. André lui proposa et même lui ordonna de me recevoir chez lui, parce que la maison du catéchiste où j’étais ne convient nullement. Ce bon chrétien obéit et vint en effet le jour de Pâques me chercher où j’étais pour me conduire dans sa maison où je célébrai la sainte Messe. Il y eut une quinzaine de chrétiens présents au sacrifice. Ne pouvant encore leur parler, ce que je ne souffrais qu’avec peine, j’ai dis à Pierre Pe de leur parler un peu sur la fête, il le fit. Ce jour-là même et le suivant Simon Kiao, quoique appauvri par une incendie qui l’année précédente avait consumé la maison qu’il a fallu rebâtir, me traita en prince, selon les Chinois, ce qui me fit de la peine ; je lui témoignai et lui dis que je n’avais pas d’autre désir que d’être nourri comme lui et sa famille et que je n’aimais pas qu’il fit de dépense extraordinaire pour moi. 92

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Le lendemain matin vers les neuf heures, arrivèrent de San Tung, Pierre Sun, qui la veille avait été voir M. André, avec deux autres écoliers. Depuis mon arrivée jusqu’au soir de la fête de Pâques, M. André avait été en délibération avec les chrétiens de San Tung touchant ma personne. Il leur dit qu’il ne convenait pas de me laisser seul à Tchang cheou, surtout ne sachant pas parler. Enfin, ces chrétiens de San Tung consentirent à me recevoir chez eux. Pour cette raison, ce missionnaire députa Pierre Pe et un autre écolier nommé Jean Baptiste pour venir me chercher. Il fallut donc plier bagage mais Simon Kiao, notre hôte ne voulut pas nous laisser partir sans nous donner à dîner. Après ce repas, nous nous mîmes en route et après avoir traversé presque tout Tchang cheou, nous arrivâmes à San Tung. Là je trouvai M. André qui averti que j’approchais, fit ranger les chrétiens dans une ligne, et lui l’aspersoir à la main me présenta de l’eau bénite. Je fis ensuite ma prière après laquelle je saluai ce missionnaire et je fus salué des chrétiens. Je trouvai à San Tung deux catéchistes d’une autre chrétienté appelée Tao pa, qui y étaient venus, je ne sais pour quelle affaire ; M. André ayant été chez eux avait remarqué qu’ils pourraient loger un missionnaire ; dès qu’ils me virent, ils dirent qu’ils pourraient en effet me donner une résidence. Le lendemain, lorsqu’ils furent sur le point de partir, ils dirent à M. André qu’ils m’emmèneraient ; mais c’était trop tôt : au moins fallait-il me donner le temps de respirer. Il leur répondit qu’il écrivait à leur frère Lucius de venir me chercher dans 3 semaines ou un mois. Je restai donc à San Tung jusqu’au lendemain de la quasimodo. Ce jour-là les chrétiens de Tchang cheou, qui n’avaient pas encore fait leurs Pâques, et qui étant venu prier M. André d’aller chez eux, m’avaient aussi invité, vinrent nous chercher. Ces chrétiens de Tchang teou, aussi bien que ceux de San Tung qui tremblaient pour recevoir M. André et à plus forte raison moi Européen, furent dans la suite aussi hardis qu’ils avaient été timides. On ne prenait plus d’autres mesures que celles qu’exigeait la prudence. Tous me disaient po ye, ne craignez rien, marchez hardiment. Ensuite, on me faisait passer à travers les gentils, entrer dans des boutiques où il y en avait d’autres. En allant de San Tung à Tchang cheou, j’étais accompagné d’un chrétien seulement et je précédais M. André qui n’avait pas une escorte plus formidable. Les écoliers faisaient la troisième. Il n’aurait 93

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pas été prudent que nous eussions marché tous ensemble. Notre domicile fut encore chez Simon Kiao où nous restâmes trois semaines, jusqu’à ce que les chrétiens eurent fait leurs Pâques. Il n’y en a eu que deux qui n’ont pas voulu s’approcher des sacrements. Étant à Tchang cheou, M. André écrivit aux chrétiens de Ko lan kiao, village distant de 5 à 6 lieues, et les exhorta à remplir leur devoir de chrétiens. Autrefois, cette chrétienté était assez considérable, mais n’ayant pas vu de missionnaires depuis 18 ans, ils se sont refroidis et plusieurs ont apostasié. Cependant, il y en a encore quelques-uns qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal et ceux-ci jusqu’aujourd’hui se sont régulièrement assemblés les dimanches. En conséquence de la lettre de M. André, le catéchiste de Ko lan Kiao arriva à Tchang cheou pour le venir chercher. J’aurai bien voulu y aller afin de voir ces chrétiens. Le catéchiste y consentait, mais plusieurs considérations m’engagèrent à renoncer à ce voyage, je priai M. André de saluer ces chrétiens pour moi, et le catéchiste dit que l’année suivante il viendrait me chercher. Lucius de Jao Pa à qui M. André avait écrit de venir me chercher était arrivé depuis deux jours. M. André et moi nous nous saluâmes à la chinoise et après avoir reçu les adieux des chrétiens, nous nous séparâmes et nous partîmes chacun pour notre destination. En deux jours, nous fûmes rendus par bateau à Tchong kin fou, qui est véritablement une grande ville, mais elle est moindre que Tchin Tou. Je logeai chez le catéchiste, j’y trouvai nos ornements et du vin pour la messe que Jacques y avait portés. Je restai quatre jours à Tchong kin avec Petrus Pe et Lucius, à cause du mauvais temps ; comme il nous fallait un homme pour porter nos effets jusqu’à Tao Pa, le catéchiste chez qui nous logions en appella un. J’appris que cet homme qu’on avait appelé instruit depuis plusieurs années par un catéchiste qui est mort, avait témoigné le désir d’embrasser cette religion : mais qu’après la mort du catéchiste, ne s’étant trouvé personne qui continuât l’œuvre, il était resté dans l’indifférence, ou plutôt dans l’oubli. J’appelai cet homme dans ma chambre avec le catéchiste, je lui parlai comme je pus et le catéchiste qui m’entendait un peu, lui interprétait clairement ce que je lui disais. Cet homme resta comme extasié et dit qu’il n’avait jamais entendu de pareilles choses ; il promit qu’il se ferait chrétien. Sur sa déclaration, je recommandai au catéchiste de l’instruire à son retour de Tao Pa. J’ai appris depuis qu’il s’est acquitté 94

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de son devoir, et que cet homme conserve toujours un vrai désir de se faire chrétien. M. André m’avait dit que le catéchiste de Tchon kin avait bien négligé ci-devant l’instruction même de sa propre famille, mais que depuis peu il avait promis de revenir sincèrement et d’instruire toute la maison. Étant donc arrivé chez le catéchiste, mon premier soin fut d’examiner s’il tenait promesse, et je vis avec une véritable consolation que lui et les gens savaient leur catéchisme. Je les exhortai à remplir les uns et les autres leurs obligations. Je leur représentai que les pères et mères païens enseignaient avec grand soin à leurs enfants la manière de servir leurs idoles et que les enfants de leur côté ne manquaient pas de rendre chaque jour leurs prétendus devoirs à ces fausses divinités ; qu’il était honteux pour des chrétiens de ne pas faire la même chose pour le vrai Dieu qui les a créés, qui les conserve chaque jour et qui sera leur juge après la mort. Je marchai donc avec Lucius vers Tao Pa. Je vous avoue que ce chemin de Tchong Kin à Tao Pa est vraiment apostolique. Ce ne sont que des montagnes qu’il faut monter et des vallées qu’il faut descendre. On ne trouve dans le chemin pour toute nourriture que du riz et du teou fou (ou pâte de fèves) délayé dans de l’eau claire. Ce n’est pas que cela me fit de la peine : au contraire, la vie pauvre de Notre Seigneur et des apôtres est un bel exemple pour nous, mais j’aurais seulement voulu trouver au moins des œufs ou des légumes pour Lucius qui fatiguait pour moi. Le premier jour de marche voulant faire le brave, je marchai la moitié du jour assez vite, je voulais faire comme dans la route d’Orléans qui diffère beaucoup de celle de Tao Pa. Mais le soir je fus saisi d’une douleur dans la jambe gauche qui me mit presque hors d’état de marcher ; le lendemain je ne marchai qu’avec assez de peine, enfin avec le secours du bon Dieu nous arrivâmes vers le soir à Tao Pa et les 15 jours suivants, je me suis sentis incommodé de ma colonne gauche. J’avais un nerf assez offensé. Je conseille à chaque missionnaire qui ne se sentira les forces nécessaires pour faire un pareil chemin de se faire porter sur une chaise ordinaire telle qu’on en trouve à Tchong Kin. S’il avait fallu encore marcher un 3è jour je n’aurais pu y tenir. Si les missionnaires se sentent assez de forces pour marcher à pied, cela sera beaucoup mieux, parce qu’on est bien moins observé des gentils, mais il faut marcher lentement et ne se point 95

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forcer, choisir un temps sec. Pendant les deux jours que je marchai le soleil était ardent me brûla la peau du col et la main droite. Je n’en suis pas fâché. J’ai maintenant le col, le visage et la main droite comme les Chinois. Les chrétiens rient quand je leur montre une main chinoise et une main d’Europe. Me voilà donc arrivé à Tao Pa. Ce lieu est situé entre deux chaînes de montagnes assez fertiles en riz et coupé par une petite rivière. À Tao Pa, il n’y a ni soldat ni mandarin. Autrefois cette chrétienté était composée de près de 300 chrétiens. Depuis près de 30 ans qu’elle a commencé à s’établir, elle n’a à proprement parler subi aucune persécution. Cependant il y a 7 ou 8 ans que le mandarin de Tchong Kin étant averti qu’il y avait ici des gens de la secte de Pelen Kiao, qui est une secte de rebelles, envoya deux soldats pour examiner. Ces rebelles pour se disculper dirent qu’ils n’étaient pas de la secte de Pelen Kiao, mais qu’ils étaient de la religion du dieu du Ciel. Ce mensonge fit croire au mandarin que les chrétiens étaient donc aussi des rebelles, et il envoya des soldats pour se saisir et des sectateurs et des chrétiens, on se saisit effectivement des rebelles, mais 10 à 20 maisons de chrétiens ayant su que des soldats voulaient aussi les prendre, apostasièrent et placèrent l’idole dans leur maison. Et comme depuis ce temps-là jusqu’à ce jour, il n’y a eu aucun prêtre ni catéchiste qui les ait exhortés à revenir, aucun ne pense à se relever de sa chute exceptées 2 ou 3 maisons qui font espérer. Outre les apostats, il y a encore d’autres chrétiens qui sont dans un tel assoupissement que rien ne les peut toucher. À la vérité, ils n’adorent pas l’idole mais aussi ils ne pensent pas à servir Dieu. Il ne reste de chrétiens que la famille Lieou chez qui je suis : elle est composée de 9 à 10 ménages et d’assez bons chrétiens, au nombre d’une centaine. Cette famille se délivra de la persécution en donnant aux soldats 3 ou 4 taëls et des deux soldats persécuteurs qui reçurent cette somme, l’un s’est pendu 9 à 10 mois après et l’autre est mort en crachant le sang. À présent tous les gentils des environs savent que ces chrétiens ont un Sien Seng, c’est à dire un maître parmi eux mais, outre qu’ils ne s’en embarrassent pas, ils n’oseraient parler, parce qu’ils craignent cette famille qui a beaucoup d’autorité. Ce domicile est fort commode à portée de beaucoup de chrétientés, deux journées de Tchong Kin, à 4 de Tching Song Ping. Lucius a consacré son fils à la mission. Je l’enseigne maintenant, il a une physionomie assez revenante, il est vif et nul 96

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lement stupide, outre cela il a encore son innocence baptismale, il faut tâcher de le plier pendant qu’il est jeune, il sait déjà presque former les syllabes. Le Téou fou (qui est une pâte molle faite avec des fèves) est notre nourriture favorite. Le dimanche, le mardi et le jeudi, à dîner seulement nous mangeons de la viande : à tous les autres repas ce sont ou des herbes ou du Téou Fou. M. André doit examiner si un missionnaire pourrait résider dans la chrétienté de Tchoang mong Tse. Il y a environ 500 chrétiens, il n’y a de païens qu’au bas de la montagne, encore sont-ils éloignés : ces chrétiens y peuvent chanter leurs prières sans être entendus d’aucun gentil ; aussi le font-ils. Si Monseigneur arrive cette année, nous ferons en sorte d’y fixer la résidence. J’ai prié M. André d’examiner partout où il passerait, où l’on pourrait placer des missionnaires et de me donner le nom des endroits et celui des personnes qu’il trouverait capables, par leur vertu et leur zèle d’être constitués catéchistes. Car je vois que tous les catéchistes d’aujourd’hui se sont relâchés faute d’être animés et encouragés. Si donc je puis une fois savoir la langue, mon dessein serait d’écrire au moins deux fois l’année des lettres d’exhortation à ces catéchistes. Mon dessein serait aussi de donner chaque année à chacun de ces catéchistes un certain nombre de catéchismes pour distribuer aux personnes de leur district qu’ils sauraient en avoir besoin. Ce catéchisme s’imprime dans notre maison, ainsi cela ne coûterait pas beaucoup. M. André a fait cet ouvrage fort utile pour les chrétiens. Il contient la doctrine sur la confession, la communion, la messe, le décalogue et des commandements de l’Église. Il s’en sert partout où il va, pour les instructions et les chrétiens aiment beaucoup ce livre. Mgr l’évêque d’Ecrinée l’a lu et approuvé. Il serait d’une grande utilité pour les catéchistes mais il en faudrait avoir un certain nombre d’exemplaires. Un mandarin de Tchin tou en a un volume que la persécution lui a procuré. M. André m’a dit qu’après avoir lu le livre, il publiait la beauté de la religion chrétienne. Il en est de même du préfet qui avec ses soldats descendit dans la maison de la mission. Il en prit un exemplaire qu’il lut dans la suite et il avoua à notre missionnaire dans la prison qu’il se repentait d’avoir fait de la peine à des gens qui suivaient une religion si belle ... J’ai encore une autre idée qu’a approuvée M. André. L’empereur et les mandarins ne persécutent uniquement la religion chrétienne, 97

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que parce qu’ils croient aussi bien que beaucoup de gentils, qu’elle porte les esprits à la révolte. Pour apporter du remède à ce mal, je crois qu’il serait très utile d’apposer au commencement de tous les livres chinois, soit du catéchisme ou des autres, quelques pages qui contiendraient une petite exhortation aux chrétiens d’honorer l’empereur et ses mandarins, de leur obéir dans les choses civiles, de payer fidèlement le tribut, de combattre généreusement pour le bien de l’État, de prier pour la conservation du prince et de ses officiers, de regarder le prince et les mandarins comme des gens que Dieu a constitués pour les gouverner, de fuir attentivement les rebelles. 2) de recueillir les textes de l’écriture Sainte qui regardent ce sujet et d’en faire de petites sentences que les chrétiens attacheraient dans leurs maisons, au lieu de ces papiers écrits que les infidèles attachent chez eux, qui ne contiennent souvent que des choses superstitieuses. Cela posé, si dans les persécutions, les livres des chrétiens tombaient entre les mains des mandarins, comme il arrive que trop souvent, ils pourraient voir aisément que la religion chrétienne n’est rien moins que ce qu’ils en pensent. Je crois que cela ne pourrait avoir que de bons effets. M. André a encore un autre livre qui entre autres choses utiles et curieuses, contient la réfutation de l’idolâtrie. Il est propre pour disposer les gentils à entendre parler de la religion chrétienne. Le jour de la Pentecôte, Lucius, chez lequel je demeure maintenant s’en étant allé après la messe revint le soir tout effrayé. Il y a dit-il, maintenant un homme obsédé du démon. C’est le fils d’un chrétien et d’une chrétienne, tous les deux morts dans le service du vrai Dieu, il voit son père et sa mère revenir et qui veulent l’emmener avec eux. Il voit un troisième qui veut le terrasser. Il donne des coups de poing dans le mur, il se saisit d’un banc qu’il lève et qu’il jette. Ce jeune homme, ajoutat-il, est maintenant dans la maison du premier catéchiste, son oncle qui est tout hors de lui-même. J’interrogeais Lucius comment se comportait habituellement cet infirme. Il me dit qu’il avait reçu le baptême dès l’enfance mais que depuis ce temps-là il avait toujours vécu en païen, excepté qu’il n’adorait pas l’idole ; qu’il n’avait jamais eu aucune instruction et qu’il ne s’était jamais embarrassé de religion quoiqu’il demeurât avec des chrétiens, et qu’il eût 17 à 18 ans. Lucius désirait que je fisse l’exorcisme, mais je lui dis qu’il ne fallait pas tant se presser et qu’il fallait examiner. Pour le présent, je l’exhortai d’aller trouver le jeune homme, de lui faire faire le signe de croix, de l’asperger d’eau 98

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bénite, de le faire mettre à genoux devant un crucifix et de lui faire dire, en le disant avec lui, pater ave credo, de le faire prier devant la Saint Vierge et de le recommander à son ange gardien et à son patron. Il partit aussitôt et fit faire ce que je lui recommandai. Les prières finies, le jeune homme se trouva guéri et parfaitement rétabli. Il dit que maintenant il voulait absolument observer la religion, appprendre les prières et le catéchisme, et dès le lendemain il vint pour la première fois de sa vie entendre la messe. Étant à Tchang tcheou, j’écrivis par Pierre Sun à M. Luc prêtre chinois, après avoir achevé la course apostolique, de me donner la consolation de le voir, mais que cela ne pouvait se faire qu’en venant lui même me trouver à Tao Pa. En conséquence, le 12 août il est arrivé ici. Il m’a dit qu’avant de repartir de Tchin tou il avait administré l’extrême onction et les autres sacrements à la mère de Pierre Sun et à Pierre Sun lui même ; que la mère était morte et que le fils dans la maladie s’était consacré au service de la mission et avait renoncé au mariage qui lui avait été proposé. Son ancien maître, M. Luc dit qu’il peut être instruit et apprendre quelque chose qu’il est doux et docile et porté à la piété, il sait presque lire. M. Luc m’a encore dit qu’il y a un autre chrétien qui, depuis 10 ans, a le désir de se consacrer à la mission. il se nomme Tching Titus. Il jeûne tous les vendredis. Il châtie son corps, soit par la chaine, soit par la discipline. Dans cet exercice des vertus, il a converti sa mère et ses frères. Il s’est prosterné devant son père pour le fléchir et n’a jamais pu le convertir. Il a converti un magicien ou devin ; il a parlé de religion à plusieurs gentils de son village et dit qu’il espère la conversion, sinon de tous au moins d’une partie. C’est lui qui a ouvert cette nouvelle chrétienté. Dans le temps de la persécution, il y eut un mauvais catéchiste qui voulut persuader dans son absence à son frère d’afficher un écrit ambigu, pour se mettre à couvert de la persécution, mais ce frère répondit qu’il était chrétien, et qu’il préfèrerait de souffrir pour la religion plutôt que de commettre ce péché. Nous sommes dans la dernière disette de prêtres, il y a des chrétientés qui n’ont pas vu de missionnaires depuis 20 ans, et desquelles aucun missionnaire ne peut encore approcher qu’après quelques années, y en ayant un grand nombre dans le même cas. Le 15 de ce mois d’octobre, le second catéchiste de Tao Pao et les autres personnes de sa maison m’envoyèrent chercher avec tout mon 99

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bagage. En arrivant chez eux, on me fit entrer dans deux nouvelles chambres construites ou racommodées pour moi et dans chacune deux bois de lits neufs, de sorte que le charpentier a travaillé pour cet effet 8 à 10 jours. Le même jour la femme du 3è frère (de la susdite famille), après avoir depuis longtemps exhorté son père à se faire chrétien, l’amena enfin à M. André pour l’instruire. Il est octogénaire, simple et docile. M. André lui fit pour la première cérémonie adorer Dieu en présence de tous les chrétiens qui prièrent Dieu pour lui. M. André qui est sur le point de se séparer de moi, va monter à Tchonkin fou pour voir s’il pourra exécuter le dessein de louer une partie de la maison du catéchiste pour les missionnaires ou leurs gens qui vont et viennent, pour y faire descendre les nouveaux missionnaires. Plût à Dieu que vous voulussiez vous déterminer à venir éprouver par vous-même l’avantage de ce projet quand il sera exécuté! À la vérité la province du Sichuan n’étant composée que de montagnes, il faut avoir des forces pour la parcourir plus que je n’en ai moi-même ; mais on a la commodité de pouvoir se servir de chevaux dont les Chinois usent beaucoup dans les quartiers. D’ailleurs si Dieu est l’auteur de votre nomination, il ne peut vous refuser les secours nécessaires pour remplir l’office auquel il vous appelle. Si donc la faiblesse est la seule raison qui vous fait refuser le choix de cette province, et de ces chrétiens qui depuis si longtemps sont sans pasteur, il me parait que Dieu vous appelant ici, la seule confiance en lui doit être votre unique ressource, et le seul moyen qui puisse vous faire surmonter les obstacles que le démon peut être opposé à votre entrée dans cette province. En vous parlant ainsi, mon cher Supérieur, ce n’est pas que je prétende vous donner des avis puisque c’est à moi à en recevoir de vous : mais c’est purement le désir que j’aurais de vous voir ici et de pouvoir apprendre de vous la manière de me conduire et de conduire les chrétiens au soin desquels vous m’avez envoyé. Vous me connaissez pour être faible en tout, et je me connais moi même assez pour tel pour m’apercevoir que tant qu’il n’y aura pas ici un chef qui dirige nos actions, nous serons, et surtout moi exposés à faire chaque jour de fausses démarches. Je ne vois qu’avec douleur et une véritable amertume de cœur, que si absolument vous renoncez au régime de ce troupeau dispersé, nous ne pourrons avoir de guide que dans plusieurs années, en attendant quelles fautes ne ferai-je? 100

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J’ose donc vous prier aujourd’hui de ne pas augmenter le chagrin que nous avons de nous voir abandonnés à nous-mêmes et de ne pouvoir recourir à personne dans des cas qui auraient besoin et des lumières et de la prudence que je n’ai certainement pas. Encore si M. Raymond pouvait être assez fort pour vous supléer, supposé votre refus : ce serait assurément une consolation pour nous ; mais outre qu’il est continuellement infirme, et encore assurément bien plus faible que vous, vous l’avez destiné à relever la mission délaissée de Canton. Posez donc tous ces obstacles à votre refus, je ne vois pour vous d’autre parti à prendre que celui de répondre aux désirs des chrétiens, et à ceux de leurs missionnaires, et surtout de celui qui a l’honneur d’être avec un très profond respect Monsieur, votre très humble et dévoué serviteur, François Pottier M. Nicolas-Jacques Gervais Levavasseur est né le 19 juin 1741 dans l’Orne. Parti pour les missions en octobre 1765, il arrive à Thonol au Cambodge en 1768. Il y retrouve Mgr Piguel, vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge qui a réussi à renouer des liens avec les chrétiens de Cochinchine. Quelques missionnaires se sont introduits secrètement dans le pays. L’évêque confie au jeune Levavasseur le soin « d’ouvrir la mission du Cambodge ». Ce dernier part s’installer dans le nord du pays. Son journal rédigé d’avril 1768 à 1772, relate son activité missionnaire débordante parmi des populations peu réceptives à la religion chrétienne. Cette lettre du 12 juillet 1769 présente son installation dans un village du nord du Cambodge qui n’avait jamais reçu d’étranger européen.

[12] Lettre de Levavasseur au Séminaire des Missions Étrangères de Paris, du 12 juillet 1769 (AMEP vol. 745, p. 14-20) J.M.J. Mes vénérables et chers confrères, Depuis longtemps je désirais avoir l’honneur de vous écrire ; mais la longueur du voyage jointe à plusieurs maladies dont Dieu m’a visité 101

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dans sa miséricorde m’a fait attendre des conjonctures plus favorables que je trouve aujourd’hui, et dont je profite avec un sensible plaisir pour m’entretenir avec vous et vous faire part de ce qui m’est arrivé depuis la lettre que j’eus l’honneur de vous adresser avant le départ de France. Le 26 janvier 1766, je partis du Port Louis avec deux de mes confrères à bord d’un vaisseau qui faisait voile pour Pondichéry en Inde. D’abord, nous relâchâmes à Cadix en Espagne, d’où disant le dernier adieu à l’Europe, nous découvrîmes en peu de jours les Canaries, îles d’Afrique ; puis, continuant notre route nous traversâmes la zone torride depuis un tropique jusqu’à l’autre, entrâmes dans la zone tempérée méridionale, doublâmes le Cap de Bonne Espérance à la vue de ses montagnes, montâmes le Canal du Mozambique, à la tête duquel nous trouvâmes Anjouan, une des îles Comores où nous fîmes eau ; de là, cinglant vers la côte Malabare, nous la découvrîmes depuis Cochin jusqu’au Cap Comorin ; enfin, après avoir fait le tour de l’île de Ceylan nous apparûmes à la hauteur de la côte de Coromandel, et mouillâmes en rade de Pondichéry le 3 septembre, sept mois huit jours depuis notre départ. Jusqu’alors nous pensions aller à Siam, mais le siège de Ayuthia par les Birmans changeant notre destination, nous fit attendre 9 mois entiers un vaisseau qui nous porta à Macao en Chine le 8 juin 1767. Nous étant remis en mer, nous prîmes la route de Malaque, où nous abordâmes ; ensuite, après avoir longé les îles Sancian, nous arrivâmes à Macao sans cependant pouvoir y descendre, notre capitaine qui craignait une tempête ayant voulu se rendre à Canton, lieu où il était envoyé par la Compagnie des Indes. Alors, il nous fallut prendre un habit laïque, le gouverneur chinois ne souffrant aucun missionnaire ; et il était difficile de faire une route de 30 lieues dans cet empire pour retourner à Macao : cependant nous la fîmes heureusement, toutefois après avoir manqué d’être pris par un soldat chinois qui ne voyant que livres s’écria : ce ne sont pas là des marchands mais des pères de Pékin! Macao était le lieu où il devait être décidé de la mission respective d’un chacun, et la Cochinchine avec le Cambodge me tombèrent en partage. J’eus comme à Pondichéry le temps de me tourner ; car ce ne fut qu’au bout de 8 mois qu’il se présenta une somme chinoise envoyée à Bassac au Cambodge qui me prit à son bord jusqu’à Bassac, 102

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d’où je me rendis à Prambeichom, village habité par les descendants de Portugais dont ils retiennent et la religion, et la langue et où Mgr Piguel, évêque de Canathe et vicaire apostolique des deux royaumes, Cochinchine et Cambodge, fait maintenant sa résidence à cause de la faiblesse de sa santé et plus encore de la persécution qui a empêché les Européens de pouvoir pénétrer jusqu’aux provinces supérieures où sont nos chrétiens. Depuis longtemps, Mgr de Canathe désirait faire commencer la mission du Cambodge et sa Grandeur disait qu’elle rougissait de voir ce royaume encore en friche, mais ne venant aucun missionnaire depuis bien des années et la Cochinchine n’ayant pas à beaucoup près le nombre nécessaire, il n’était pas possible de faire autrement. Or, à mon arrivée, la porte de la Cochinchine se trouvant fermée, il fallait ou me laisser oisif, ou me charger de cette œuvre importante ; le parti ne fût pas bien difficile à prendre, si c’eût été un autre sujet ; mais moi, tout jeune en âge et en science et en vertu commencer une mission! Cependant il n’y avait point à choisir et peut-être s’écoulerat-il des années avant qu’il vienne d’autres missionnaires ; ainsi vaille que vaille, je reçus l’ordre de m’appliquer à l’étude de la langue et des caractères cambodgiens pour traduire nos prières et notre catéchisme en cette langue, puis annoncer le Royaume de Dieu. C’est pourquoi après avoir demeuré quelque temps avec notre respectable prélat, je partis pour la province la plus boréale du royaume, en apparence pour y administrer quatre familles d’anciens portugais que j’ai trouvés demi païens ; mais dans le désir d’y établir une résidence où je pusse me former à la langue du pays, et d’où je pusse commencer à prêcher le Saint Évangile. Or, je ne fus pas plutôt arrivé en ce lieu de ma mission que divers bruits coururent contre moi. Les uns disaient : jamais il n’est venu de prêtre européen demeurer avec nous ; que vient faire celui-ci? Il sera cause que le Diable nous fera souffrir une disette si grande que nous serons obligés de lécher la cuillère. D’autres publiaient que j’étais un chef de voleurs venu pour surprendre les hommes, les tuer et en tirer le fiel et le sang. Enfin, un religieux à la mode du pays assura, comme article de foi, que j’étais de la race des géants, et que devenu vrai géant en trois ou quatre ans je mangerai tous les Cambodgiens sans en épargner un seul : de là alarmes sur alarmes et presque tous, hommes et femmes, grands et petits fuyaient devant moi. Les chrétiens chez qui je demeurais, 103

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épouvantés de cela, prirent le parti d’aller se plaindre au gouverneur de la province, dont ils reçurent une réponse qui ferma la bouche à tous mes ennemis et changea leur crainte presque en une autre plus sérieuse. En effet, ce mandarin disant qu’il connaissait les prêtres européens pour être très droits et qu’il était charmé qu’un vienne s’établir dans son gouvernement, ajouta que si on lui amenait quelques-uns de ceux qui avaient parlé ainsi, il les mettrait à mort. Ainsi, le tout puissant fit échouer les desseins du malin esprit, et qui plus est, s’est servi de ses propres armes et de ses propres ministres contre lui-même. Voici comment : Les Cambodgiens, suivant leur religion, adorent non seulement le soleil et la lune, mais encore la terre : delà quelqu’un veut acheter un champ, il n’en peut venir à bout. Je voulus voir si je serais plus heureux, or tous me répondirent qu’ils pouvaient bien échanger un champ pour un autre champ ou pour un buffle et autres choses semblables ; mais vendre Madame la sacrée terre, ce n’est pas possible, c’est un péché. Je me trouvais ainsi bien embarrassé, ne trouvant où bâtir une église avec une dédicace. Sur ces entrefaits, le prétendu religieux qui me disait géant, me tira de l’embarras, car vint voir le chrétien chez qui je demeurais : là me rencontrant avec lui, je l’écoutai longtemps proférer ses oracles ; entre autres, il annonça la fin du monde en trois ou quatre mois, ajoutant qu’un Dieu était descendu du Ciel sous la figure d’une grosse couleuvre. Il n’eût pas plutôt fini de débiter sa marchandise, que les Cambodgiens présents, épouvantés, demandèrent mon avis. Il n’était difficile ni à donner, ni à comprendre, n’ayant affaire qu’à un insensé qui ne sachant où donner de la tête se rangea de mon avis, comme si je n’eusse pas soutenu la contradiction de ce qu’il venait de dire. Ensuite, surpris de ce que par la miséricorde de Dieu je sais un peu lire leurs livres qui ne sont difficiles que pour eux, et nullement pour un Européen qui sait un tant soit peu étudier, il déclara publiquement que j’avais une mémoire de pra en (ange qu’ils disent créateur de la terre) et que je venais de sa part ; puis songeant un peu à sa réputation, nous sommes frères, ajouta-t-il, nés d’un même père, d’une même mère. Je ne fis que rire de toutes ces bêtises absurdes et extravagantes ; mais pour lui, conservant son air sérieux, me dit qu’il me ferait avoir un champ pour demeurer, et il me tint parole, se servant à mon insu de ses fourberies ordinaires. En effet, étant allé trouver un Cambodgien qui n’osait 104

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me vendre son champ, il lui dit d’un ton menaçant : ‘malheureux qu’allez-vous faire? Ne savez-vous pas qu’il deviendra géant? Si vous ne tâchez aujourd’hui de gagner son amitié, s’en est fait de vous. Il vous mangera avec toute votre famille sans quartier.’ Il n’en fallut pas davantage pour déterminer mon homme, et avant que je susse ce qui s’était passé, il vint avec ses parents me faire présent de son champ, n’attendant que ce que je voudrai bien lui donner, affaire qui fut bientôt terminée au contentement des deux parties. Voilà, mes chers confrères, de quelle manière les propres oracles du démon m’ont procuré un emplacement et fourni contre lui un lieu où depuis j’ai bâti une église et adoré le Saint Étendard de la Croix. Maintenant, grâce à Dieu, je puis exercer le saint ministère en cambodgien. Nos prières de notre catéchisme, quant aux principaux points et articles sont traduits en cette langue : il ne me reste plus qu’à me mettre entièrement au fait de leur religion par la lecture de leurs livres et des conversations avec leurs talapoins, afin de savoir où m’en tenir dans les diverses disputes que j’aurai à soutenir. Dans les divers entretiens que j’ai avec ceux qui demeurent aux environs, je découvre une grande simplicité ; mais malheureusement la corruption générale de leurs mœurs n’annonce que trop l’ange de ténèbres qu’ils adorent. En sorte que si Dieu me fait la grâce de pouvoir en faire des hommes, j’aurai grande espérance d’en faire des chrétiens. Pouvez-vous, mes chers confrères, n’être pas attendris du sort de ces pauvres aveugles, qui toutefois sont vos frères rachetés comme vous au prix du sang de Jésus-Christ, éloignés de ces infortunés, vous n’entendez peut-être pas leurs cris. Pour moi, qui demeure au milieu d’eux, je les entends et je me trouve incapable de pouvoir leur prêter une main secourable ; et quand bien même j’aurais les qualités d’un vrai missionnaire, je suis seul et par conséquent hors d’état de subvenir à un royaume aussi vaste que la France, dont je suis chargé. Fasse le Ciel que les millions d’âmes que j’ai vues et vois tous les jours tomber dans les enfers servent à me donner une crainte salutaire, capable d’empêcher la mienne de tomber dans le même malheur. Peut-être auriez-vous désiré, mes chers confrères, que je vous eusse parlé d’une manière détaillée des différents lieux par où j’ai passé ; mais que puis-je vous dire de consolant sur des lieux où votre Dieu est ignoré et le démon adoré. À Anjouan, les enfants de l’infâme Mahomet sont sur le trône, à Pondichéry, si les Français y ont des 105

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églises, les Mahométans y ont aussi leur Mosquée et les idolâtres leurs pagodes ; à Malaque, les Chinois suivent Confucius, les Malais Mahomet, les Hollandais Calvin, il n’y a que la religion catholique dont l’église est reléguée hors de la ville et ressemble plus à une halle qu’au temple du vrai Dieu ; enfin, à Canton, la persécution est ouverte, et Macao elle-même, quoique gouvernée par un Portugais, souffre beaucoup d’insultes de la part des Chinois qui poursuivent et recherchent les chrétiens jusque dans son enceinte. Quant aux missions dont notre corps est chargé, je n’ai pas de meilleures nouvelles à vous donner. En Chine, nous sommes veillés de si près, que notre cher confrère M. Viard58 , envoyé au Sichuan à cinq cent lieues dans les terres, a été forcé de rebrousser chemin par deux fois en sortant de Macao, et pourquoi? En apparence parce que les hommes lui manquaient ; mais en effet, comme on l’a su depuis, parce que la sainte adorable providence n’a pas voulu permettre qu’il tombât entre les mains des soldats chinois que les mandarins avertis par de malheureux chrétiens, avaient aposté sur son passage. À Siam tout est bouleversé, les Birmans ont enlevé les pasteurs des chrétiens et dispersé le reste ; et M. Corre59 qui s’était réfugié au Cambodge avec un grand nombre de chrétiens est retourné en sa mission pour tâcher d’y rétablir les affaires, n’a point encore donné de ses nouvelles. En Cochinchine, la persécution nous a encore donné cette année des martyrs. Il n’y a donc que le Tonquin qui, quoique persécuté, retrace cependant les beaux jours de l’Église. Adieu, mes chers confrères, n’oubliez pas, je vous en conjure, devant le bon Dieu ma pauvre mission digne de toutes vos larmes, par sa doctrine et ses mœurs, et qui ne trouvant pas en moi ce qui est nécessaire pour leur faire ouvrir les yeux au flambeau de la foi, dont une étincelle commence à luire devant eux, vous demandent par ma bouche un libérateur. N’oubliez pas non plus dans vos prières leur pauvre missionnaire qui sorti de la Sainte maison où vous avez

58   François Viard est arrivé en 1768 à Macao ; destiné à la mission du Sichuan, il ne peut y entrer à cause des persécutions. Il rejoint le Tonkin occidental. où il meurt en décembre 1770. 59   Jacques Corre, originaire de Saint Pol de Léon, arrive au Siam en 1762. Chargé de la direction du Collège général, il subit les conséquences des invasions birmanes, mais, en dépit des dangers, poursuit sa mission au Siam où il meurt en 1773.

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le bonheur de demeurer, réclame un droit que nous nous devons par là même d’une manière plus spéciale. J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime et tout l’attachement possible en union de vos prières, mes chers confrères, Votre très humble et très obéissant serviteur Levavasseur, prêtre missionnaire.

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      UN RETOUR DÉSIRÉ DEPUIS SI LONGTEMPS : LES JÉSUITES EN CHINE (1841-1843) Ber n adet te Truc h e t

Les conditions du départ Lors du départ des Jésuites nous sommes dans le contexte général du réveil de l’activité missionnaire quelque peu mise à mal par la tourmente révolutionnaire qui a affecté non seulement la France mais l’ensemble de l’Europe. Plus ou moins malmenée déjà par l’esprit des Lumières et ensuite par les forces révolutionnaires en particulier par l’interdiction, plus ou moins complète suivant la législation, les lieux et les circonstances, des Congrégations religieuses, sans compter les éléments factuels : la guerre étendue quasiment à l’ensemble de l’Europe, les difficultés de navigation coupant une partie des ponts entre l’Europe et les pays de Mission pendant plusieurs décennies elle était en quelque sorte en veilleuse. Mais parallèlement, le Romantisme, le retour au Catholicisme d’une partie de la population, en particulier de certaines élites, tout un ensemble popularisé par Le génie du Christianisme de Chateaubriand, ont contribué à développer à nouveau ce goût de la Mission. La Propaganda Fide supprimée en 1798, reconstituée à la fin de l’Empire commence son travail d’extension au détriment des patronats portugais et espagnol en particulier grâce à un actif Préfet : le Cardinal Cappellari nommé en 1826 qui devenu pape sous le nom de Grégoire xvi quelques années plus tard en 1831 sera surnommé « le pape des Missions. » L’Oeuvre de la Propagation de la Foi créée à Lyon en 1822, rassemblant les dons de nombreux pays dans le mon-

  Première édition 1802. Très rapidement nombreuses rééditions et traductions.   Pour le contexte de ce réveil, que nous ne faisons qu’esquisser cf. J. C. Baumont « La renaissance de l’idée de mission en France au début du xixe siècle » in Les réveils missionnaires en France du Moyen Âge à nos jours. Beauchesne, Paris, 1984, p. 201-222.  

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de entier et les redistribuant à tous les territoires de mission, prolongée par la publication des Annales de la Propagation de la Foi, très vite traduites en de nombreuses langues ne contribue pas peu à populariser cette idée de Mission dans tous les milieux y compris et peut-être surtout dans les milieux les plus modestes. À côté des grandes Congrégations qui « repartent » après une éclipse plus ou moins longue (les Lazaristes, les Missions Étrangères de Paris …) un certain nombre de Congrégations sont fondées dans ce but spécifique : aller au-delà des mers porter l’Évangile. Congrégations masculines, mais aussi féminines comme les Sœurs de Saint Joseph de Cluny et les Religieuses du Sacré-Cœur qui bien qu’enseignantes sont parties très tôt aux États-Unis. C’est donc dans ce contexte favorable à un renouveau missionnaire antérieur, la chronologie le prouve, à la grande vague de colonisation du xixe, que se situe la Compagnie de Jésus. La situation des Jésuites, dont l’expérience en matière de Missions n’était pas à prouver, même si elle avait été contestée, est assez particulière dans la mesure où supprimés en 1773 par Clément XIV, elle fut rétablie officiellement en 1814 par Pie VII. Dans l’intervalle la Compagnie s’est maintenue tant bien que mal en Russie grâce la protection du tzar, permettant à un certain nombre de jeunes gens étrangers d’y faire leur noviciat et donc, certes modestement, dans une certaine mesure de la perpétuer. Pendant cette période il fut même tenté de revenir en Chine mais cela se solda par un échec. Cependant à leur restauration le souci premier ne fut pas les Missions étrangères mais assez naturellement l’affermissement de cette Nouvelle Compagnie. Ainsi le montre le P. Roothaan – s’il n’en est pas le premier préposé, il en est souvent considéré comme le refondateur, compte tenu de sa personnalité, de la longueur de son généralat (1829-1853), et de l’élan donné – dans sa première Lettre circulaire Sur l’amour de la Société et de l’Institut , sorte sinon de programme du moins de directives générales qu’il veut impulser. Mais cette circulaire comporte aussi des mises en garde dont une qui nous intéresse. Elle vise le souhait, semble-t-il partagé par de nom  Les États-Unis sont considérés comme territoire de mission à l’époque.  En particulier à travers la célèbre question des « rites chinois ». À côté du classique R. Etiemble, Les Jésuites en Chine (1552-1773), Paris, Julliard, 1966, pour une mise au point sur cette question cf. E. Ducornet, L’Église et la Chine : histoire et défis, Paris, Cerf, 2003. Pour une brève histoire des Missions jésuites cf. P. Lécrivain, Les missions jésuites pour une plus grande gloire de Dieu, Paris, Gallimard, 2005.    Pour les missions sous le généralat du P. Roothaan cf. J. A. Otto, Gründung der neuen Jesuitenmission durch General P. J. Ph. Roothaan, Fribourg, Herder, 1939.   Dans Lettres choisies des Généraux aux Pères et Frères de la Compagnie de Jésus, Traduction française, Imprimerie catholique, Lyon, 1878, t. 2, p. 90-105.  

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breux jésuites, d’un développement très rapide de la Compagnie, souhait qu’il n’hésite pas à qualifier de funeste erreur . Certes jamais n’est prononcée le terme de Mission, et il pense d’abord à une extension européenne de la Compagnie ; mais quand il met en garde contre le fait que trop superficiellement la Compagnie se répande sur toute la surface du globe, on ne peut guère douter que le territoire des Missions n’y soit englobé, sans jeu de mots. Mais le P. Roothaan ne peut rester longtemps indifférent à ce désir des siens, aux demandes qu’il reçoit des différents pays d’envoyer des missionnaires et surtout aux requêtes de Grégoire XVI qui, nous l’avons dit sur le trône de Saint Pierre n’oublie pas le Préfet de la Propagande qu’il a été et dont par ailleurs il partage de nombreux points de vue. Aussi relance-t-il l’idéal missionnaire en 1833 par une Lettre adressée à l’ensemble de la Compagnie, De missionum exterarum desiderio (Sur le désir des Missions étrangères ). À la fois invitation pressante pour susciter des « vocations missionnaires » mais aussi critères de discernement, dans la plus pure tradition ignatienne, pour vérifier le véritable désir de l’impétrant. Cette Lettre marque le départ du renouveau missionnaire de la Compagnie. Or dans cette circulaire la Chine est nommément citée parmi les pays dont les Chrétiens ont demandé le retour des Jésuites. De fait ils ont écrit plusieurs fois, dont une avec la recommandation d’un membre de la famille impériale, entre 1832 et 1839, au Pape, au P. Roothaan et même à la Reine du Portugal pour réclamer leur venue. Mais la réalisation en incombe à la stratégie globale de l’Église en général et de la Compagnie de Jésus en particulier. S’ils repartent au moment de la guerre de l’Opium10, pour la mission du Kiang-Nan11 (diocèse de Nankin) où les attend l’administrateur apos  Ibid. p. 56 ainsi que la citation suivante   Lettres choisies, p. 54-75.    Pour une étude de cette Lettre cf. B. Truchet, « Renouveau de la spiritualité missionnaire jésuite : Lettre du Père Roothaan, Préposé Général, 3 décembre 1833 », in M. Spindler et A. Lenoble-Bart (dir.), Spiritualités missionnaires contemporaines, Paris, Karthala, 2007, p. 141-151. 10   C’est à partir de cette guerre entre l’Angleterre et la Chine que commence l’ouverture forcée de cette dernière à l’Europe. Pour la situation générale cf. le classique L. Wei Tsing Sin, La politique missionnaire de la France en Chine : 1842-1856, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1960 et J. Weber (dir.), La France en Chine (1843-1943), Nantes, Ouest Éditions, 1997. 11   Nous avons conservé cette orthographe de l’époque, actuellement Jiang nan. Pour une étude d’ensemble, toujours utile bien que la problématique en soit vieillie cf. J. de La Servière, Histoire de la Mission du Kiang-Nan, (1844-1899), Zi Ka Wei, Imprimerie de l’orphelinat, 1914 ; 2 volumes seulement parus. Nous lui sommes redevable d’un certain nombre de renseignements. Plus anthropologique un mémoire de maîtrise non publié :  



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tolique Mgr de Besi avec grande impatience, la demande comme nous l’avons vu est antérieure de quelques années et un tel projet se prépare de longue date. La guerre est plus un obstacle qu’un avantage comme en témoigne la correspondance du P. Roothaan qui écrit le 28 février 1840 à l’œuvre de la Propagation de la Foi : « si le différend survenu entre cet empire et l’Angleterre ne s’oppose pas au départ des missionnaires j’en enverrai quatre dans le courant de la même année12. » Et quelques mois plus tard : « La Sacrée Propagande me presse beaucoup de hâter le départ des missionnaires ­désignés pour la Chine13 ». Ce sera chose faite courant avril 1841.

La Correspondance Jusqu’à une date relativement récente, la correspondance représentait le moyen unique de communication existant, seul trait d’union entre ceux qui « restent » et ceux qui « partent ». Trait d’union d’ordre affectif, dans le domaine familial et du cercle des intimes, mais aussi de l’ordre de la chronique à une époque où les moyens d’information sont peu répandus, la correspondance peut-être aussi bien hiérarchique et institutionnalisée comme les dépêches des intendants aux Rois de France à laquelle va succéder celle des préfets. Elle est également institutionnalisée dans le monde religieux dès le Moyen Âge par la circulation des obituaires d’un monastère à l’autre de manière à pouvoir prier pour les défunts. Naturellement tous les missionnaires ont correspondu avec leurs supérieurs pour les tenir au courant de leurs activités et en recevoir des directives. Et œuvrant dans des contrées ignorées, les nouvelles qu’ils donnent de manière plus ou moins délibérées concernent forcément le pays et les peuples avec lesquels ils sont en contact et qui à l’origine sont parfaitement inconnus, ou du moins très peu connus de leurs lecteurs. Ce dernier pluriel montre qu’à la différence de notre époque au-delà du destinataire initial (religieux ou non), en raison justement des informations d’ordre général données, la lettre, du moins certains extraits variables suivant les différents destinataires, circule dans des cercles plus ou moins éloignés. G. Flauraud Organisation et stratégie missionnaire dans la mission des Jésuites de la Province de France au Jiangnan entre 1842 et 1921. Sous la direction de C. Cornet, Université Lyon 2, septembre 2004. 12  Archives de la Propagation de la Foi (Lyon) (A.P.F.) I 1632. Lettre du P. Roothaan au Conseil Central, 28 février 1840. 13  A.P.F. I 1633 Lettre du P. Roothaan à Monsieur de Verna, président du Conseil Central, 11 juillet 1840

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Mais au delà de ces généralités communes à tous il y des spécificités propres à la Compagnie de Jésus. En effet du fait de sa finalité « aller partout où le vicaire du Christ nous enverrait : cette promesse étant notre principe et notre fondement14. » En raison de ce genre de vie qui les mettait à disposition du Pape pour aller « dans la vigne du Seigneur » la correspondance est donc un point important pour la cohésion du groupe de façon à compenser en quelque sorte leur dispersion. Ces particularités expliquent que les règles épistolaires soient partie intégrante des Constitutions de la Compagnie15. Très symptomatiquement elles sont incluses dans le chapitre intitulé « Ce qui peut aider à l’union des cœurs ». La correspondance n’est donc pas uniquement une nécessité pratique mais un objet privilégié d’unité, et une manière de « faire corps pour la Mission» et d’ailleurs placée dans le registre de l’obéissance. Si déjà les Constitutions explicitent son but : … la correspondance entre inférieurs et supérieurs apportera aussi une aide toute spéciale avec les échanges fréquents de renseignements, la connaissance des nouvelles et des informations venues de partout. Ce rôle reviendra aux supérieurs … qui prendront des dispositions permettant de savoir en chaque endroit ce qui existe ailleurs pour la consolation et l’édification mutuelles en notre Seigneur16. La Lettre : À toute la Compagnie de Jésus – instruction normative rédigée par le secrétaire d’Ignace de Loyola : Polanco17 – détaille fort longuement la manière de correspondre. L’analyse de ces documents indique que les échanges doivent porter sur les questions internes à la Compagnie et qu’a priori il n’est nullement question de faire de l’exotisme ni même de l’ethnographie, les Lettres sont d’abord édifiantes mais par la force des cho Ignace de Loyola Constituciones circa missionum 1545, document qui est la base de la partie 7 des Constitutions consacrée entièrement aux Missions, Traduction française dans Christus, 1963, p. 537 et suivantes. 15   Constitutions de la Compagnie de Jésus, 8ème partie, ch. i, n° 673-676, Desclée de Brouwer, Paris, 1967. Pour un commentaire des Constitutions cf. André de Jaer, Faire corps pour la mission, Bruxelles Lessius, 1998, p. 157-170, 16   Constitutions, n° 673. 17  Rome 27 juillet 1547 traduite in Ignace de Loyola Écrits, Desclée de Brouwer et Bellarmin, 1991, p. 709-716. Sur la correspondance même de St Ignace, cf. D. Bertrand, La politique de Saint Ignace de Loyola, Paris, Le Cerf, 1985. Pour une étude d’un cas pratique de correspondance en mission nous renvoyons à l’ouvrage de Charlotte. de CastelnauL’Estoile, Les ouvriers d’une vigne stérile, la conversion des Jésuites du Brésil 1580-1620, Lisbonne, Centre culturel Calouste Gulbenkian, 2000, plus particulièrement p. 60-68. 14

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ses elles deviendront aussi curieuses18, sous un double mouvement. Il était difficile d’évacuer la description et la compréhension de la culture propre d’un peuple, même en ne voulant rendre compte que des activités missionnaires stricto sensu, et d’ailleurs les Jésuites ont très vite compris que ces dernières étaient dépendantes des premières. Ainsi il est rappelé au P. Nobrega en 1553 qui avait tendance à l’oublier de parler « de la région, du climat … des mœurs des habitants … tout cela moins pour satisfaire une curiosité, du reste légitime, qu’afin que le P. Général puisse le cas échéant prendre ses décisions en parfaite connaissance de cause19. » Finale particulièrement intéressante dans la mesure où le lien entre mission et culture est déjà établi, et où l’on discerne une gratuité de la connaissance, qui est une amorce de l’ouverture aux autres cultures. Et François Xavier écrira : « comment pourrais-je en conscience remplir cette mission si je ne connaissais pas moi-même l’état des choses dans ce pays20. » En outre pour faire connaître leur territoire de Missions et intéresser un futur lectorat, l’aspect curieux était indispensable, car très vite des extraits des lettres vont circuler dans l’entourage proche des jésuites, leurs familiers et protecteurs, et même connaître vu leur succès un début de publication sous forme de petit volume21 en attendant la première édition des Lettres édifiantes et curieuses de 1702. Très vite cela a impliqué trois types de lettres, de niveau différent, comme l’explique le P. Rétif : … lettres destinées aux Supérieurs … les plus réalistes, les écrits destinés aux membres de la Compagnie de Jésus en général plus libres et plus abandonnés que ceux de la troisième catégorie, adressés au grand public de facture plus soignée et de contenu plus élevé et plus contrôlé22. C’est dans cette dernière catégorie appelée souvent relations qu’ont été puisés les recueils des Lettres édifiantes et curieuses. Ces notions concernent l’Ancienne Compagnie, même si les principes de base sont restés évidemment les mêmes, dans la Nouvelle Compagnie il y a eu évolution et un certain mélange des genres.

 Allusion aux recueils des Lettres curieuses et édifiantes. Cf. infra.   Lettre citée par F. de Dainville, La géographie des Humanistes, Paris, Beauchesne, 1940, p. 113. 20  Ibid. p. 118. 21  Ibid. p. 122 et suivantes. 22  A. Rétif s.j., « Brève histoire des Lettres édifiantes et curieuses », Nouvelle Revue de Science missionnaire, 1951, p. 37-43. Elles sont encore éditées de nos jours, citons celles de Chine (éd. I. et J. L. Vissière), Paris, Desjonquères, 2002. 18 19

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Parmi l’ensemble des lettres que les Jésuites expédièrent de Chine, entre 1841 et 1868, furent collationnées 656 d’entre elles, lettres recopiées à la main, et ensuite autographiées mais non imprimées, formant un corpus appelé Lettres de la Nouvelle Mission de Chine (L.N.M.C.23) divisé en plusieurs volumes. Dans leur essentiel les lettres recueillies, appartiendraient par leur destinataire à la première catégorie et pour le genre relèveraient des deux dernières, si nous suivons le P. Rétif. Ce dernier fut distribué aux établissements de la Compagnie et sans doute au-delà à quelques amis et bienfaiteurs, de toute manière en un nombre restreint d’exemplaires24. Ce qui explique qu’à la différence des L.E.C. elles soient de nos jours inconnues en dehors des spécialistes25. Des extraits de chacune de ces Lettres ont pu circuler ici ou là au gré des circonstances et des intérêts jusqu’y compris dans les plus hautes sphères. Quelques lettres, le plus souvent de simples extraits, parfois avec quelques modifications26 seront publiées dans des Revues missionnaires, plus particulièrement dans Les Annales de la Propagation de la Foi et dans celles de La Sainte Enfance27. Mais là se pose une question : pourquoi n’y a-t-il pas eu une édition imprimée, à l’instar des précédentes, alors qu’à peine clos le recueil des L.N.M.C. celui des Lettres provenant du Maduré en Inde a été pu-

23  Un exemplaire se trouve aux Archives Jésuites de France à Vanves. Nous remercions vivement le P. Bonfils s.j. archiviste de nous avoir autorisé à les éditer ainsi que les trois planches hors-texte. 24  Sans doute au fur et à mesure de la formation de chacun des volumes, mais il est difficile de préciser les dates. Pour le dernier sûrement après 1876 car en annexe nous trouvons une carte datée précisément de 1876. 25  Un élément nous semble bien indiquer la faible diffusion de cette correspondance, bien qu’il n’ait pas l’ambition d’une preuve absolue. Dans un ouvrage relativement récent : N. Boothroyd et M. Détrie (dir.), Le voyage en Chine, anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen-Âge à la chute de l’Empire Chinois, Robert Laffont, Paris, 1992, autant sont citées Les Lettres édifiantes et curieuses pour les xvii et xviiième siècles, et de nombreux autres ouvrages jésuites, autant pour le xixème siècle aucune référence à notre corpus, ce n’est pas un hasard. Une première étude, sur l’ensemble du corpus a été établie par Jean Paul. Wiest « Les Jésuites français et l’image de la Chine au xixème » in La Chine entre l’amour et la haine, M. Cartier (Dir.) Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 285-308. Cf. également B. Truchet, « Les Jésuites en Chine (1841-1844). Regards d’ethnographes ? », in Anthropologie et missiologie xixe-xxe siècles, O. Servais et G. Van ’t Spijker (Dir.), Paris, Karthala, 2004, p. 282-301. 26   Pour une étude comparative cf. B. Truchet, « Une correspondance contrôlée : les jésuites de Chine et les Annales de la Propagation de la Foi. (1842-1862) », à paraître in Transversalités, 2007. 27  Éventuellement dans quelques autres revues religieuses, comme l’Ami de la religion. Extraits parfois repris des Annales de la Propagation de la Foi.

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blié28 ? Plusieurs hypothèses peuvent être faites : une de bon sens, grâce justement aux Jésuites de l’Ancienne Compagnie les connaissances étaient déjà nombreuses, en outre pour la situation contemporaine du fait de l’ouverture forcée de la Chine les informations arrivaient par des canaux différents : diplomates, commerçants, explorateurs et même presse etc. Et enfin sur un plan plus scientifique, une chaire de sinologie avait été créée en 1814 occupée par Abel Rémusat. Les Jésuites perdaient ainsi au fil du temps le monopole de l’information et de la compréhension de la culture chinoise et c’est sans doute ce qui explique qu’à partir des années 1865 même pour une diffusion limitée il n’était plus utile de les collationner et encore moins de les imprimer. Nous avons donc choisi de publier in extenso les quatorze premières lettres de ce corpus, rappelons-le composé par la Compagnie elle-même29. Elles furent rédigées par le premier groupe formé de trois religieux parti en avril 1841 à bord d’un navire de la Royale : l’Érigone. Elles représentent un laps de temps de deux ans environ voyage compris. Certes la coupure dans un corpus continu est toujours quelque peu arbitraire. Mais nous avons considéré avec toutes les limites que cela comporte qu’une année et même un peu plus, hors voyage était une période suffisante qui permettait d’absorber le premier choc culturel même si le P. Brueyre conclut (L. 1130) : « on nous dit d’ailleurs qu’il faut avoir passé deux ou trois ans en Chine pour pouvoir en juger. » En outre, argument déterminant, à partir de la quinzième Lettre, qui est à nouveau une lettre de voyage, entrent en scène de nouveaux protagonistes : le deuxième groupe de partants en 1843. Ainsi ces quatorze premières Lettres présentent une véritable unité à l’intérieur du corpus global.

Le choc culturel La Compagnie de Jésus pouvait donc se targuer d’une longue tradition dans le Céleste Empire. Tradition qui n’était pas passée inaperçue dans les deux domaines de ce que l’on n’appelait pas encore la missiologie et les sciences humaines, du fait de la « Querelle des Rites » et de l’initiation à la sinologie apportée par les Lettres édifiantes et curieuses comme nous venons de le rappeler. Et si la Chine n’est pas terra incognita pour le corps de la

  Lettres édifiantes et curieuses de la nouvelle mission du Maduré (éd. J. Bertrand) Paris, J. B. Pélagaud, 1865. 29  Malgré nos recherches aux Archives de Vanves nous n’avons pu retrouver les Lettres originales qui semblent bien ne pas avoir été conservées. 30   La numérotation adoptée est naturellement celle-là même du corpus. 28

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Société de Jésus, comme mémoire à la fois glorieuse et douloureuse, il n’en n’est évidemment pas de même à titre individuel pour les trois premiers jésuites31 embarquant en 1841. S’ils ont une certaine idée de la Chine, celle-ci ne peut-être que théorique et il y a forcément rupture avec tout un passé et découverte d’un inconnu et d’un avenir plus ou moins incertain. Les missionnaires partent pour toujours, sans espoir de retour, du moins théoriquement32, ne l’oublions pas ce ne sont pas des voyageurs comme les autres, officiers, diplomates, explorateurs ou commerçants qui retournent au bout d’un certain temps, si cela amène le P. Estève à écrire « ma nouvelle patrie » cela signifie plus une volonté qu’une facilité immédiate. « Je ne dirai point l’éternel adieu à la chère France » c’est par cette phrase que commence cette correspondance. Derrière la retenue du propos, il serait difficile de croire qu’il n’ y aucune émotion sous-jacente. Car la rupture commence avec le voyage lui-même, voire dès sa préparation. Grâce à la première missive nous voyons les préparatifs et difficultés du départ dont la moindre n’est pas de trouver un passage sur un navire à une époque où il n’ y a pas de lignes commerciales directes avec l’ExtrêmeOrient. Soit les voyageurs prennent successivement plusieurs navires marchands, soit ils embarquent sur un navire de la Royale, solution plus confortable mais ce n’est pas si simple. Les jésuites savent faire jouer leurs relations, avec discrétion cependant en raison de leur situation à peine tolérée dans la société. (On voit certaines traces de l’anticléricalisme ambiant dans l’habillement L. 1). Mais les Jésuites arrivent à frapper aux plus hautes portes, rien moins que celles de la Reine des Français. Une fois embarqués le compagnonnage avec les marins de la Royale n’est pas de tout repos. S’ajoute la longueur du trajet, partis le 28 avril 1841 ils n’accostent, après deux escales très brèves à Rio de Janeiro et à Singapour, à Macao que le 6 novembre, premier contact avec la Chine et l’arrivée proprement dite dans leur terre de mission pour les deux premiers d’entre eux date seulement du 22 juillet 1842 ! De fait ils abandonnent à Manille, le navire de la Royale qui les rattachait encore à la France pour se débrouiller par eux-mêmes et rejoindre leur poste par Macao, enclave portugaise, escale importante où siège la Procure de la Propagande. Nous pouvons dire que le choc proprement culturel commence à partir de ce moment là même s’il a déjà été préparé. Ces trois nouveaux pionniers ont sûrement lu les Lettres de leurs prédécesseurs et c’est non sans un certain plaisir qu’ils évoqueront à plusieurs   Pour une brève biographie de chacun cf. infra.  De fait certains retournent en Europe pour santé défaillante, difficulté d’adaptation … mais cela reste rare. 31 32

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reprises le souvenir qu’ils ont laissé. Même s’ils sont initiés à un certain nombre d’éléments de la vie chinoise ce que l’on appelait les mœurs à l’époque, il n’en reste pas moins qu’il est différent de connaître une chose de manière livresque et de s’y confronter dans la réalité ! Il faut voir avec quelle ironie pittoresque le P. Bruyère raconte comment il quitte ses habits traditionnels de prêtre occidental (L. 8). Mais ne nous y trompons pas ; et ce à double titre, se faire passer pour Chinois est encore indispensable pour pénétrer à l’intérieur du continent, il ne s’agit pas de faire de l’ « inculturation33» avant la lettre mais c’est une mesure de précaution. Et le pittoresque peut cacher un dépouillement, car derrière ce qui peut apparaître un déguisement en fait tout un abandon de manière de faire se profile. Dans une autre lettre lorsque le Père Gotteland (L. 14) décrit les fameuses baguettes qui servent de couverts la manière de dire que lorsque il prend ses repas à l’européenne elles lui manquent, montrent un pas de plus dans l’intégration. Mais cette distanciation prise ne doit pas masquer une réalité, peut-être moins pittoresque, qui est de l’ordre du non-dit. La retenue est une tonalité générale de cette correspondance : les sentiments personnels sont peu exprimés, même quand la vie est en jeu. Il n’y a qu’à remarquer le détachement, au moins apparent avec lequel le P. Gotteland raconte son opération qui a failli lui coûter la vie (L. 1.) ; même s’il la raconte avec beaucoup de détails, il prend un certain recul avec les événements. Les conditions de traversée rudes même à bord de la Royale : les risques de naufrage et les conditions sanitaires (longuement est exposée la mort d’un marin) entre autres, sans compter une difficile intimité pour leur petite communauté. La déception certaine de n’avoir pu aller se recueillir auprès du mausolée de François Xavier, figure emblématique de la Compagnie décédé à la porte de la Chine (L. 5). Tout ceci est à peine évoqué comme des incidents sans importance. Dans ces Lettres en dehors des lettres de voyage proprement dites c’est le quotidien que nous allons trouver ; un quotidien centré sur leur apostolat beaucoup plus que sur la recherche de l’ « exotisme » Comment expliquer ce déplacement par rapport aux Lettres édifiantes et curieuses 34? Les

33  Ce terme courant dans la théologie missionnaire après Vatican ii et d’ailleurs propagé par les Jésuites signifie une volonté non plus seulement d’adaptation du message chrétien à la culture à laquelle il est proposé mais une véritable « incarnation » du message chrétien dans la culture de réception. Sur un plan anthropologique on parlera plutôt d’acculturation. 34  Encore plus flagrant si nous avions publié l’ensemble du corpus.

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Missionnaires sont d’abord partis pour aider les « chrétientés35 » fondées par leurs prédécesseurs et souvent laissées à elle-même du fait de la suppression de la Compagnie de Jésus et de la Révolution, difficilement secourues par des prêtres chinois. Et dès leur arrivée ils sont pris par des tâches immédiates de pastorale ; une pastorale qui s’apparente à celle des missions intérieures en France à la même époque, du coup le souci ethnographique n’est pas premier. Les éléments descriptifs ne viennent qu’en complément obligé, la finale de la L. 5 est éclairante à ce sujet : L’heure n’est pas encore venue, mon Révérend Père, où nos lettres puissent offrir cet intérêt qu’on attend d’une lettre de Missionnaire et de Missionnaire Chinois. Puisse du moins Votre Révérence, puissent aussi tous nos amis et bienfaiteurs de France à qui ces détails seront communiqués, voir dans leur étendue, sinon dans leur qualité, un gage assuré de notre empressement à satisfaire leurs justes désirs. Le but du « curieux » est donc de contenter les amis et bienfaiteurs friands sans doute plus de pittoresque que du détail des tâches pastorales. Certes nous rencontrerons donc des descriptions tout à fait dans la lignée des Lettres curieuses et édifiantes. La Lettre la plus significative à cet égard est la L. 12 du P. Estève. Dans l’ensemble nous remarquons un regard critique, au sens exact du terme. Un désir de vouloir exprimer et ce qui est négatif et ce qui est positif aux yeux du missionnaire, qui crée une certaine distance avec l’objet et permet d’éviter souvent des jugements moraux36 et de relativiser les us et coutumes. Cependant nous sommes loin de l’enthousiasme des siècles précédents, mais ce sentiment n’est pas propre aux Jésuites37. Ce sont les préoccupations sinon « édifiantes » du moins religieuses qui l’emportent : l’objet de la correspondance n’est-il pas d’abord de témoigner de leurs activités auprès de leurs supérieurs ? Le lecteur ressent l’urgence de la Mission. Une urgence de la Mission pour sauver les âmes, nullement caractéristique des Jésuites d’ailleurs, mais dans la dépendance de la théologie du Salut propre au xixe38. Et d’ailleurs ils sont en « mission »

 Ce terme souvent employé représente une communauté chrétienne, le plus souvent en milieu rural où le catholicisme s’est maintenu depuis sa fondation sous l’Ancienne Compagnie, malgré toutes les difficultés rencontrées. 36   À une exception près dont nous reparlerons. 37  Cf. La Chine entre amour et haine (éd., M. Cartier), Paris, Desclée de Brouwer, Institut Ricci, 1998. 38   Pour cette question nous renvoyons à B. Sesbouë, « Hors de l’Église pas de Salut » : histoire d’une formule et problème d’interprétation, Paris, Desclee de Brouwer, 2004. 35

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dès leur embarquement. À bord de l’Érigone, ils font, dans la mesure des moyens qui leur sont laissés, de l’apostolat auprès des matelots tout en se préparant par l’étude au contact avec la Chine. À l’escale de Macao, ils s’occupent des séminaristes. Dans leur description des pays qu’ils accostent leur souci est toujours de donner la situation du Catholicisme et de voir les perspectives d’Évangélisation. Ainsi les éléments « curieux » sont souvent tissés au milieu des éléments « édifiants ». Il ne s’agit donc ni d’une étude ethnographique ni d’un simple compterendu d’activités ni même d’une œuvre littéraire au sens propre, même si le style en est souvent agréable et parfois recherché. Mais avant tout d’une expérience de vie, d’hommes partis sans espoir de retour, au nom de leurs convictions pour apporter à d’ « autres » un salut jugé indispensable. Une aventure dont ils ignorent où elle peut les mener, mais dont déjà ils pressentent qu’elle représente pour eux une déculturation forcée et une acculturation raisonnée. Salut qui ne peut venir à leurs yeux que d’un Christianisme dont, à la différence de leurs « grands anciens » ils semblent avoir oublié que sa forme occidentale n’est pas forcément recevable dans la culture du pays d’accueil, Mais au-delà de ces limites affleure sous une certaine sécheresse l’émotion de la rencontre de l’Autre39.

Lettres de la nouvelle mission de Chine Dans la transcription nous avons légèrement modifié la ponctuation pour éviter des phrases trop longues ; nous avons modernisé l’orthographe et l’avons corrigée quand il s’agissait d’une faute d’inattention. Nous indiquons entre crochets [ ] les autres menues corrections. Nous avons respecté les majuscules. Pour les noms chinois nous avons laissé l’orthographe d’origine. De brefs extraits de deux Lettres ont été publiés dans les Annales de la Propagation de la Foi nous les indiquons entre crochets { }. Les passages en italique du corps des lettres sont d’origine.

Remarquons que le missionnaire de terrain est plus rigide sur l’interprétation que ne le sont les positions officielles et théologiques étudiées par l’A. 39   Pour la compréhension de l’Autre en Chine par les Jésuites, citons deux ouvrages à perspective différente, mais forts éclairants l’un et l’autre (malheureusement ils ne concernent que l’Ancienne Compagnie) N. Standaert, L’ « autre » dans la mission. Leçons à partir de la Chine, Bruxelles, Lessius 2003 ; et le classique J. Gernet, Chine et Christianisme, action et réaction, Paris, Gallimard, 1982.

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[1] Première lettre Cette première missive longue, nous montre les préparatifs et difficultés du départ, le jeu des relations au plus haut niveau joint à la nécessaire discrétion, la relative précipitation mais aussi la préparation scientifique, au moins du futur supérieur qui s’il en était besoin témoigne du désir de retrouver un prestige intellectuel auprès des lettrés chinois sinon de la cour impériale. Remarquons que toute cette préparation ne devait pas être inconnue du Provincial à qui est destinée la Lettre, mais que leur narration racontée par le missionnaire lui-même ne pouvait qu’impressionner favorablement les autres lecteurs. Et elle montrait au futur missionnaire que la mission ne s’improvise pas. On notera que la fameuse expression « vous êtes les pionniers de la civilisation » répétée à l’envi, il est vrai surtout plus tardivement dans le siècle, et dans la bouche des pouvoirs publics se situe dans le cadre d’une conversation privée et toute de courtoisie. Le R.P. Gotteland40 , Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Supérieur de la Province41. Brest, 23 Avril 1841, Mon Révérend Père, P.C.42. Je ne dirai point l’éternel adieu à la chère France, sans avoir satisfait à vos justes désirs et vous avoir retracé les principales faveurs de la Providence à notre égard, depuis notre destination jusqu’au moment présent. Elles sont de plus d’un genre et semblent le gage assuré de bien d’autres pour l’avenir. La première me regarde personnellement. J’arrivai à Paris au commencement de Septembre 1840. Votre Révérence sait que mon éducation scientifique a été autrefois tronquée des deux tiers. Obligé donc de faire en sept mois ce que d’autres font en sept ans avec tou Claude Gotteland (1803-1856). Entre en 1822 dans la Compagnie de Jésus. Désireux de partir en mission au … Groenland, il fut le premier supérieur de la Mission de Chine ! Ce sont ses aptitudes scientifiques qui ont influencé le choix de ses supérieurs. 41   La Province de France, dont dépend la Mission de Chine. De 1836 à 1842 le Provincial en est Achille Guidée (1792-1866). 42   Pax Christi : paix du Christ. Salutation souvent employée par les religieux dans leur correspondance à l’époque. 40

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tes les sollicitudes qu’entraînent les préparatifs d’un long voyage. Engagé de plus dans une foule de relations que la bienséance me défendait de rompre, et qui me prenait un temps infini en lettres ou en visites ; sans habitude pour un genre de travail au-dessus de ma portée, et luttant des semaines et des mois contre tout l’ennui qu’il peut causer ; j’avais continuellement en perspective la possibilité d’un départ soudain qui m’aurait forcé à tout laisser incomplet et cette vue était peu propre à diminuer mes difficultés. Malgré tant d’obstacles j’ai à peu près terminé tout ce que j’avais en vue en venant à Paris, grâce à la bonté divine d’abord puis à l’obligeance sans bornes de Mr. L43 …Cet excellent maître a été pour moi un homme providentiel dans toute la force du terme. Mieux au fait de ce que je devais apprendre que tous les savants de Paris ; clair dans ses explications comme en trouve peu ; désireux de me mettre à la hauteur de ma position autant que mes Supérieurs eux-mêmes, il m’a montré constamment et avec une délicatesse achevée le plus entier dévouement. Il m’a prodigué jusqu’au dernier jour les soins les plus paternels, et au moment du départ il m’a embrassé comme son enfant. Aussi parmi les bonnes nouvelles que votre Révérence daignera quelquefois nous envoyer d’Europe, l’une des plus agréables pour moi sera toujours l’annonce de ce qu’on aura fait pour témoigner de la reconnaissance à un ami si dévoué. Ces travaux de cabinet ne m’empêchaient point d’être continuellement aux aguets pour trouver un vaisseau qui nous portât directement en Chine, et Dieu sait que de courses et de visites j’ai faites à ce sujet. Mais (Providence admirable du Seigneur !) avant de toucher au terme de ce que j’avais entrepris impossible de rien découvrir en ce genre. Je ne parle pas des bâtiments qui vont à Pondichéry44. Une traversée coupée en trois ou en quatre me paraît peu économique et sujet à bien des inconvénients45. À peine aperçois-je de loin le terme  Charles-Louis Largeteau.(1791-1857) Polytechnicien, Membre de l’Institut. Connu par ses travaux astronomiques sur le calcul des longitudes. Il a formé le P. Gotteland à l’astronomie. Cette simple initiale (ou trois étoiles) pour certains noms propres est une forme de discrétion pour ne pas compromettre les personnes. À l’époque il n’était sans doute pas trop difficile aux initiés de deviner ! 44  Un des 5 comptoirs indiens qui rstaient à la France après le Traité de Paris de 1763. 45   L’A. reviendra sur ce fait à propos des Pères des Missions Étrangères. Cf. Infra. 43

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désiré que le naufrage de la frégate La Magicienne, décide le gouvernement à en expédier une autre vers les côtes du céleste empire. Je le sais assez à temps pour mettre en jeu tout ce que je crois susceptible de quelque mouvement. Repoussé au ministère de la marine où l’on trouve ma demande en dehors du département du Ministre, je vais aux affaires étrangères. Là, grâce à l’influence de Mr D46 … qui veut lui-même être mon introducteur, non seulement on accueille ma requête mais on y prend grand intérêt ; on m’offre de se charger par le consulat de Manille de notre correspondance Gallo-Chinoise47 ; et on me promet que dans le plus court délai, ma demande ‘en forme’ signée du Ministre sera adressée au Ministère de la marine pour obtenir notre passage. Il tâche d’accélérer l’expédition de cette demande par toutes les voies possibles ; visites, lettres, protections, tout est mis en œuvre et pour cause : on m’avait dit à la marine qu’il n’ y avait pas un moment à perdre. La supplique désirée est enfin expédiée. Toutefois je ne reçois rien d’officiel, et je n’étais pas sans inquiétudes. Un ami directement en relation avec le Capitaine me lisait tantôt une note officielle qui indiquait le 15 avril comme terme fixé aux préparatifs d’embarquement, tantôt une lettre du Capitaine qui se désolait de ne savoir où loger tout le monde qu’on lui envoyait, et il n’était pas encore question de nous. Cependant un membre élevé du Clergé48 voulait bien s’employer en notre faveur auprès de la Reine. Déjà il lui avait remis deux lettres de notre part, l’une officielle portant l’indication de nos noms, prénoms, lieux d’origine, destination comme simples missionnaires, avec l’objet de notre démarche auprès du gouvernement ; l’autre confidentielle où je lui disais à lui tout ce qui concerne notre position comme Jésuites rentrant en Chine, sur la demande des Chinois49. Le 10 avril, flottant encore entre la crainte et l’espérance, nous embal Nous n’avons pu trouver son nom.  Avantage important à une époque où n’existaient pas encore des liaisons postales régulières. 48   L’Abbé Dupanloup (1801-1878) futur évêque d’Orléans, à la proue du libéralisme catholique. Très en cour il intercéda auprès de la Reine Marie-Amélie en faveur des trois missionnaires. Ces précautions s’expliquent par un antjésuitisme virulent. Cf. R. Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1999. 49  Comme nous l’avons expliqué le retour des Jésuites ne répond pas uniquement à la simple demande de la communauté chrétienne chinoise. Cf. Introduction. 46 47

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lions à tout événement, lorsque arrive à ma chambre le P…50 tenant en main un papier plié et nous crie : bonne nouvelle. Il venait nous remettre une pièce adressée à M r. ***51 Secrétaire des commandements de la Reine, et signée du Ministre Secrétaire d’ État de la Marine et des Colonies, l’Amiral Duperré52, le Ministre priait Mr. *** d’informer S.M. la Reine que, pour accomplir ses intentions, les trois missionnaires pour lesquels elle avait demandé le passage, seraient embarqués sur la frégate l’Érigone en partance pour la Chine, et qu’ils devaient être rendus à Brest du 15 au 20. Cette voie, tout autrement prompte que la diplomatique, est aussi d’une bien autre portée. C’est à Brest surtout que j’ai eu lieu de m’en apercevoir, comme je le dirai bientôt à votre Révérence. La pieuse princesse s’est plutôt montrée notre mère que notre souveraine. Non seulement elle a demandé et obtenu notre passage complet, pour nourriture et tout ; mais elle a poussé l’attention jusqu’à nous offrir des fonds et les frais de notre voyage de Paris à Brest. Nous lui avons adressé par le canal du même ecclésiastique une lettre commune de remerciements. C’est tout ce que la prudence nous permettait. Une fois en possession de la lettre de l’Amiral Ministre, un de nos premiers soins fut d’aviser au transport de nos effets et à la retenue de nos places, pour ne pas tomber sur les bras du Capitaine tout juste au moment de l’embarquement. Je lui annonçai même d’avance notre arrivée prochaine et la grande satisfaction de voyager sous ses ordres. C’est celui-là même qui a tant fait, il y a quelques années, pour soutenir Monsieur Pompallier53 dans la Nouvelle Zélande. On ne m’avait dit beaucoup de bien de lui, et on ne m’avait rien dit de trop. Je quittai Paris le mardi 13 et arrivai à Brest le jeudi 15 vers 4h1/2. du soir. Ma première visite fut pour M r. le Curé, à qui j’allai demander la permission de dire la Messe le lendemain dans son Église. Il

 Un père jésuite, vraisemblablement le P. Guidée.  Nous n’avons pu retrouver son nom. 52   Baron Victor-Guy Duperré (1775-1846). Il fut trois fois ministre de la Marine sous la Monarchie de Juillet. 53   Jean-Baptiste Pompallier (1801-1871). Vicaire apostolique pour l’Océanie Occidentale Missionnaire en 1835, il fut le premier évêque du diocèse d’Auckland érigé en 1848. 50 51

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venait de recevoir une lettre de Quimper, par laquelle Monseigneur54 nous donnait tous les pouvoirs vis-à-vis de l’équipage pendant la traversée. Il me la remit et m’offrit un logement à la cure. Je refusai comme attendant deux compagnons. Il devait le lendemain me présenter à notre Commandant (c’est le titre qu’on donne aux Capitaines de vaisseaux) mais n’ayant pu malgré ses recherches, découvrir sa demeure, il me conduisit à la Préfecture maritime. J’avais plus de raison encore de voir M r le Préfet que M r. le Commandant. Comme il est le premier dignitaire de la marine à Brest, c’est à lui qu’avaient été directement adresser les ordres du ministère concernant notre passage ; et il m’importait souverainement d’en connaître les dispositions, n’ayant d’officiel que la lettre adressée au palais. Au moment de quitter Paris, notre insigne ami m’avait expressément recommandé de m’informer exactement de la teneur des ordres relatifs à notre embarquement, et de lui écrire de suite, si j’éprouvais la moindre difficulté. Mais la protection de la pieuse reine m’avait précédé à Brest. L’Amiral G55 …Préfet maritime me reçut avec une bienveillance sans égale. Mr. l’abbé, me dit-il, vous m’êtes spécialement recommandé par la Reine, et en vous favorisant de tout mon pouvoir, je suivrai autant mes propres inclinations que les intentions de Sa Majesté. Mais nous autres anciens (il peut avoir 60 ans) nous savons ce que valent les missionnaires : nous avons lu les lettres édifiantes. Vous êtes, Messieurs les pionniers de la civilisation. Puis s’adressant à M r le Curé : Comme je tiens à épargner à ces Messieurs toute espèce d’embarras, je vous ferai remettre 50 écus, et vous aurez l’obligeance de leur procurer trois lits. On n’accorde pas d’ordinaire cette faveur à ceux mêmes qui obtiennent passage. Aussi son Secrétaire lui fait observer que les ordres de Paris n’indiquent pas cette dépense. Le Ministre leur accorde le passage, reprend l’Amiral, il faut bien qu’il les loge. Au reste pour obvier tout inconvénient, je leur ferai donner des lits en nature. Je ne savais par quels remerciements répondre à tant d’obligeance. Mr l’Abbé, venez déjeuner demain avec moi à 9h ½. Et je vous mettrai en relation avec votre 54   Joseph-Marie Graveran (1793-1855) évêque de Quimper depuis 1840. Il donne aux missionnaires embarqués les pouvoirs juridictionnels d’accomplir les différents actes cultuels à bord de l’Érigone. Il favorisa la traduction des Annales de la Propagation de la Foi en Breton. 55   Jean-Baptiste Grivel (1778-1869). En fait il n’était que vice-amiral. Il fonda l’École des mousses.

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Commandant. Je remerciai de nouveau l’Amiral de l’honneur qu’il voulait bien me faire et il ne fut plus question de chercher le Capitaine ce jour-là. J’oubliais de vous dire, mon Révérend Père, que pour me conformer aux recommandations de notre ami, je demandai catégoriquement à M r l’Amiral, qui fournirait à nos frais de nourriture. Messieurs j’ai ordre de vous mettre à la table de l’État-Major, et c’est Mr. Guizot56 ou Mr. Duperré qui payeront. J’ai eu l’occasion de demander plus tard à notre Capitaine sur qui pèseraient nos frais de pharmacie, en cas de maladie. Messieurs vous n’avez rien à payer, m’a-t-il répondu. Le Samedi17 je me rendis donc à l’hôtel de l’Amiral-Préfet un peu avant l’heure indiquée. Je vis bientôt arriver le Préfet lui-même sortant de son bureau et deux commandants de navires : Voilà votre Commandant, me dit l’Amiral, en m’indiquant l’un des deux. Aussitôt je l’aborde et connaissance fut bientôt faite. Je trouvai un homme très ouvert, d’une grande bonté et respectant beaucoup la soutane57. Si nos préparatifs étaient à refaire, nos robes seraient moins courtes. Les idées ont bien changé depuis une dizaine d’années. Je voulais faire ma première visite à bord en redingote : les gens au fait m’ont conseillé d’aller en rabat et en soutane, conseil que j’ai suivi58. On se met à table après un tour de jardin, et on me donne la place d’honneur, la droite de l’Amiral. Le déjeuner fut servi en maigre59. Le repas fini, on retourne au jardin, où j’ai le loisir de causer à l’aise avec notre premier Commandant. Le second que j’ai déjà abordé plusieurs fois, m’a aussi paru un excellent homme. L’honneur dont je viens de parler n’est pas le seul que nous ait rendu M r. le Préfet. Dès l’arrivée de mes compagnons, je les lui ai présentés et il est venu lui-même nous rendre la visite en grande   François Guizot (1787-1874), Ministre des Affaires Étrangères en 1840, il est un véritable chef de gouvernement sans le titre. 57   Le Commandant Cecille : très favorable aux Jésuites. Pour une biographie : cf. M. Boulanger, Amiral Jean-Baptiste Cecille, figure illustre de Rouen (1787-1873), Luneray, Éd. Bertout, 1995. 58  Tous ces détails vestimentaires montrent tout simplement la prudence de nos missionnaires craignant d’être victimes de l’anticléricalisme, en général et de l’antijésuitisme en particulier. En outre la bourgeoisie de Brest était nettement anticléricale. 59  Sans viande, car il s’agissait peut-être d’un jour de prescription pour l’Église catholique. Si cette décision a été prise expressément cela montre la délicatesse de l’Amiral vis-à-vis de ses hôtes. 56

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tenue, accompagné de ses deux aides de camp. Il nous a invités à un dîner de cérémonie, où nous nous sommes vus au milieu des épaulettes et des galons d’or à une table toute militaire, à l’exception de Mr. le Curé et de vos trois pauvres serviteurs. Voilà comme on nous traite à Brest, mon R.P., heureusement il faudra en rabattre un peu en Chine, sans quoi nous serions de tristes missionnaires, et nos travaux seraient comme stigmatisés dès le principe. Ce n’est pas ainsi que les Apôtres ont converti les peuples. Mais attendons un peu, et laissons faire la Providence. Elle se montre en tout point par rapport à nous. Le spirituel et l’évangélique auront leur tour. Vous parler des bontés de Mr. le Curé et de ses Vicaires, ce ne serait rien de vous apprendre de nouveau. Ils nous montrent une grande cordialité. Mr. le Curé nous charge des prônes de son immense paroisse, et les Vicaires nous font présider à leurs pieuses congrégations60. Nous avons reçu avant hier les deux Lazaristes61 qui ont obtenu passage avec nous. Ils sont fort jeunes et paraissent excellents. Nous partons tous grandement contents, et nous disons en toute confiance : heureux ceux que la Providence appellera à nous suivre ! Je suis avec un profond respect etc … [2] 2ème lettre La route suivie n’est peut-être pas la plus directe : les intérêts de la Royale priment sur ceux des passagers et la première escale est Rio de Janeiro ! Six semaines de traversée nous permettent de suivre la vie quotidienne à bord tant du côté équipage que du côté passagers, l’éventail est large du régime pour lutter contre le mal de mer jusqu’aux activités apostoliques et la description descend dans de nombreux détails techniques. Nous rencontrons aussi les drames : décès d’un matelot, opération de la dernière chance pour le P. Gotteland. La lettre peut être apparentée à celle d’un journal, puisqu’elle s’interrompt durant le temps 60

laïcs.

 Il ne s’agit pas là de Congrégations religieuses, mais d’associations pieuses de

  Lazaristes ou prêtres de la Congrégation de la Mission (C.M.), fondée par Vincent de Paul au xviie responsables de Missions en Asie où ils avaient pu remplacer les Jésuites au moment de leur suppression. 61

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de la maladie du P. Gotteland et peut-être à d’autres moments. En outre y est intégrée des extraits d’une autre lettre adressée par le P. Brueyre aux scolastiques de Vals. C’est une véritable relation de voyage. Le R.P. Gotteland Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Supérieur de la Province en France. De l’Océan Atlantique vis-à-vis le Portugal du 6 mai au 16 juin 1841, Mon Révérend Père, P.C. Votre Révérence, dans la dernière lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’adresser à Brest, me recommande de lui donner force détails. Pour me conformer à ses intentions je commence au milieu de l’océan un récit que je ne finirai probablement pas avant six semaines. Je le remettrai à quelque navire faisant voile vers l’Europe, lors de notre mouillage à Rio-Janeiro. J’avais cru d’abord que nous toucherions à Bourbon et à Pondichéry62 ; mais nous ne verrons ni l’une ni l’autre de ces stations. Notre première relâche se fera au Brésil, et de Rio nous devons aller d’un trait à Singapour. Tel est au moins le projet de notre Commandant conformément aux instructions du Ministre. Embarqués le 27 avril vers 1h après-midi, nous avons étrenné nos lits suspendus dans la rade de Brest. Le lendemain matin on a appareillé dès 7h, et sous l’aile des vents nous avons pris notre route pour le céleste Empire. Nous n’avons pu dire la Messe ce jour-là, et plût au Ciel qu’il eût été le seul marqué par cette privation ! Bientôt le mal de mer s’est fait sentir. Mes deux compagnons et moi en furent quittes au 2ème jour. Des deux jeunes lazaristes embarqués avec nous, l’un, Mr Carayon63, a échappé jusqu’à présent, l’autre Mr Combelles64 en eût pour 6 à 7 jours. Sans insister sur un point si rebattu j’ajouterai seulement, que si j’avais à me remettre en mer, je me pourvoirais de quelques fruits secs (raisins, pruneaux), et surtout fruits acides (pommes, citrons). C’est ce que l’on mange avec le moins de dégoût, 62   Bourbon : l’Île de la Réunion. Pondichéry : un des cinq comptoirs de l’Inde qui reste à la France, après le traité de Paris en 1763. 63   Joseph Carayon CM (1814-1847). Il partait pour la Mongolie. 64   Jean-Antoine Combelles CM (1815-1853). Idem.

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et manger est le souverain remède contre le mal de mer. Nous avons bien trouvé des provisions de ce genre à bord de la frégate, et on nous a bien des fois répété de demander tout ce dont nous aurions besoin. Mais toujours recourir à d’autres pour de l’extraordinaire en fait d’aliments, est chose pénible, surtout pour un prêtre. Le mauvais temps ne nous a pas manqué pendant nos huit premiers jours. Dans la nuit du 29 au 30 avril, il y eut ce que les marins appellent une saute de vent. C’est un passage subit du vent de l’arrière du vaisseau à l’avant. Comme les mâts sont moins bien étagés dans la direction de ce dernier vent, qu’ils ont cependant à porter tout son effort, ils courent risque de se casser ; et le péril est doublé par la position des voiles étendues qui se collent alors contre eux, sans qu’il soit aisé de les dépendre. Aussi dans la nuit mentionnée tout l’équipage est monté à la manœuvre et le Commandant lui-même s’est levé. Le 3 mai un vent violent a forcé de serrer toutes les voiles et de démonter le haut des mâts. Il faisait dans les cordages un bruit effrayant. Au milieu de ce vacarme on ne riait pas moins comme à l’ordinaire. Loin des côtes et des écueils on craint peu aujourd’hui sur les vaisseaux. À ces petits incidents près notre trajet a été jusqu’ici assez monotone. Peut-être sera-t-il plus intéressant sur le papier que sur la frégate. Voici d’abord quel est notre logement. Il n’a certes rien de bien commode pour des hommes d’étude. Mais toute la bonne volonté de notre excellent Commandant pouvait-elle enfler les flans de la frégate ? On nous a donc improvisé une espèce de tente en toile dans la batterie65, et nous travaillons tous les cinq à une même table qui n’est pas très grande. De plus nos toiles restent levées presque toute la journée, et nous n’avons que nos malles et nos sacs de nuit pour loger nos livres et notre petit mobilier que le roulis renverse et emporte si nous les déposons sans précaution sur une chaise ou sur la table. Les matelots nous environnent de toutes parts. Souvent ils viennent s’asseoir jusque sur nos malles. Ce sont pour la plupart de bons Bretons qui nous entendent assez volontiers parler de Dieu et des vérités éternelles. Un mot au Commandant suffirait pour les tenir à une distance respectueuse ; mais leur confiance en souffrirait et jusqu’ici nous avons mieux aimé ne pas le dire. Notre chambre a   Lieu où est entreposée l’artillerie.

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5mètres de long, sur 2m.75 de large. Mais outre ses 5 habitants, elle loge deux gros canons qui en occupent un bon tiers. Le soir on suspend à d’énormes crocs fixés aux poutres du plancher cinq lits formés chacun par un cadre en bois garni de toiles et de cordes, et environnés en entier d’une seconde toile de couleur qui forme un vrai berceau. Sur le cadre qui a 1m.82 de long et 0m.57 de large on pose un matelas et un oreiller, que l’on garnit de draps et de couvertures comme à l’ordinaire. Ce genre de couchettes est ce qu’il y a de plus commode à bord. On y ressent assez peu les mouvements du vaisseau. En voici le croquis vu de biais …66. Les 7 cordes fixées à chaque extrémité se réunissent à un anneau que l’on passe dans le crochet. Suspendus en quinconce dans notre carré, nos 5 lits en remplissent toute la capacité, bien qu’ils se touchent. Comme ils y restent de 6h. du soir à 4 h. du matin, et qu’on ne peut pas passer dessous sans se baisser beaucoup, notre chambre est presque inabordable pendant tout ce temps, pour quiconque à toute autre envie que de dormir. Heureusement nous pouvons nous réfugier alors dans le carré proprement dit, ou salle à manger et sur le pont. Le plus fâcheux de notre habitation est bien la difficulté d’y célébrer décemment les augustes mystères. Point d’autre chapelle que notre tente. Il faut donc dépendre les Cadia (c’est le nom propre de nos lits), les entasser les uns sur les autres, et la table où nous travaillons se transforme en autel, ou plutôt en double autel : car nous y célébrons deux messes à la fois au moyen d’un rideau qui sépare les deux prêtres67. L’extrême humidité qui y règne habituellement dans notre gîte, quand le temps est mauvais, vient encore grossir légèrement la modique part que le divin maître veut bien nous donner à sa croix. Malgré tous ces inconvénients, il paraît cependant, mon R.P. que nous sommes encore tout autrement à l’aise que nous ne l’eussions été sur un vaisseau marchand. Outre que l’humidité y est bien plus grande, on n’ y trouve pas comme sur la frégate, un vaste espace abrité pour se promener, lorsqu’il pleut sur le pont. On a aussi beaucoup plus de peine à se tenir debout, les appartements étant moins élevés. Notre logement est encore, surtout en cas de maladie, bien   Voir planche hors-texte.  Ce n’est que depuis le Concile Vatican II que la concélébration (plusieurs prêtres, sous la présidence de l’un d’entre eux officient ensemble) a été autorisée. 66 67

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préférable aux chambres des officiers. Si nous avons peu d’espace, l’air au moins ne nous manque pas habituellement. Logés à un étage inférieur au nôtre ces Messieurs ont pour toute fenêtre un trou d’un demi-pied de diamètre, baigné à chaque instant par les vagues puisqu’il est à peu près à fleur d’eau. On ne peut donc l’ouvrir que dans les grands calmes, et avec péril de voir d’un instant à l’autre la petite cellule inondée. Nous n’avons pu dresser notre autel qu’à dater du 3[ ?]68 mais depuis, ce bonheur a été à peu près journalier. Tout se passe à huis clos, avant le lever de l’équipage. Le dimanche il n’y a aucune différence. Peu de matelots assistent au St Sacrifice : ce qui se comprend aisément vu l’heure où il se célèbre et la fatigue de ces pauvres gens. D’ailleurs une partie est déjà en train de laver le pont. À 6h. sa trompette sonne le branle-bas ou lever du reste de l’équipage. De 7 à 9 vient le lavage du faux-pont et des batteries. Tous les exercices spirituels du matin sont alors achevés, et nous pouvons étudier quelque peu jusqu’au déjeuner. Je dis quelque peu, car ce lavage se fait à grandes eaux et les chambres sont inondées. Après le déjeuner nous travaillons encore de notre mieux jusqu’au dîner que l’on sonne à 4 h. Il dure une heure environ. Vint l’office pour le lendemain ; puis on cause tantôt avec les officiers, tantôt avec les matelots, et vers 6h. nos fenêtres se ferment, si tant est que la mer ait permis de les ouvrir pendant le jour. La lumière ne se prodigue pas sur les vaisseaux, moins par économie toutefois que par prudence ; et nous tenons à respecter la consigne, le plus possible. Nous nous couchons vers 9h. Comme toutes nos journées sont jetées au même moule, en décrire une, mon R.P., c’est vous les faire connaître toutes. Nous nous occupons surtout de chinois. Je dis nous quoique je continue à y donner moins de temps que les autres. Je regarde comme un devoir de convenance de prévenir les officiers, lorsque je les vois seuls attendant quelqu’un pour s’entretenir. Ils ont eux-mêmes tant de prévenances pour nous ! La conversation roule d’ordinaire sur des renseignements que je leur demande, ou des réflexions sérieuses que je tâche d’amener. Je me laisse aussi employer tant qu’on veut pour des calculs astronomiques et météorologiques69.  Mois illisible, sans doute mai.  Ces données recueillies par l’Érigone seront d’ailleurs publiées. L’attitude du Père Gotteland est une manière de remerciement envers la Royale et il s’est spécialisé 68

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Une longue et grave maladie est venue, mon R.P., interrompre cette lettre à peine commencée. Quoique notablement mieux, je garde et garderai peut-être encore longtemps le lit. Aussi n’est-ce plus moi qui vous trace ces lignes : une main étrangère70 écrit sous ma dictée. Je disais dans une de mes précédentes lettres, en parlant des faveurs sans nombre que la Providence nous prodiguait, que je trouvais le beau côté de la médaille brillant à m’effrayer71. Mes craintes (humanum dico)72 eussent été bien plus vives, si j’eusse prévu tout ce que j’ai eu à souffrir depuis près d’un mois. Cependant ici encore la providence paternelle du Seigneur s’est manifestée d’une manière plus admirable. La cause de cette maladie datant de loin je pouvais en être atteint à Paris, à Brest comme en mer et dès lors c’en était fait de notre départ. Déjà même à Paris, j’en avais eu une atteinte, sans me douter de ce que pouvait être. Je la pris pour une indigestion. Quelques soins du bon F…73 avaient suffi pour me remettre sur pied je ne comprends pas comment. Le Samedi 8 mai, je me portais si bien que je donnai un démenti à ceux qui me disaient qu’on n’est jamais aussi vigoureux sur mer que sur terre, et le vendredi 14, on m’administrait l’Extrême-Onction74 … Le lundi 10 mai, une plaisanterie dite à table me fit beaucoup rire. Les efforts que je fis pour me retenir amenèrent une toux violente qui fut de courte durée, mais que suivirent des coliques du genre de celles que j’avais eues à Paris. Je patientai jusqu’au lendemain et passai une nuit bien pénible. Dans les mouvements que je me donnai je m’aperçus que j’avais au bas ventre une tumeur assez grosse et fort dure qui datait de loin et que la réserve par rapport à moi-même m’avait empêché jusque là de découvrir. Le lendemain, fête de St François de Hiéronymo75, loin de pouvoir dire la messe, je n’eus pas dans ces domaines car la Compagnie pense à rétablir un Observatoire qui avait fort contribué à l’estime dont jouissaient les Jésuites à la cour du temps de l’Ancienne Compagnie. 70  Sans doute l’un des deux autres jésuites. 71  Allusions aux marques de respect et de considération qui leur ont été témoignées tant avant leur départ que sur la frégate même. Cf. Lettre 1. 72   À vue humaine. 73   Vraisemblablement le frère infirmier. 74  Un des sept sacrements, conféré pour accompagner le mourant dans son agonie ; appelé actuellement Sacrement des malades. 75  Saint jésuite italien (1642-1716) dont la fête est le 11 mai.

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même la consolation de communier. Le docteur informé de mon état, me fit des reproches de ne pas lui avoir parlé la veille, voulut visiter la tumeur et la faire visiter par un autre chirurgien. Mes coliques étaient accompagnées de vomissements et de hoquet, symptômes ordinaires des hernies étranglées. La mienne fut bientôt constatée. On ne peut la réduire, et le médecin déclara au P. Brueyre76 que la mort était certaine si on différait l’opération, ajoutant (ce qui ne me fut dit qu’après) que sur quatre opérations de ce genre, trois manquaient assez ordinairement. Le jeudi il m’en fit lui-même l’annonce pour le lendemain : je lui demandai si je ne ferais pas bien de recevoir auparavant l’Extrême-onction. Il me répondit que l’opération était des plus graves et que dans mes croyances religieuses, je pouvais agir en conséquence. Le lendemain donc vers 11h ½ le P. Brueyre m’administra, moins sans doute à raison de l’opération que du mal qui lui-même était très dangereux, et à 1h le Docteur accompagné de ses deux aides me dit que le moment était arrivé. J’entendis cette déclaration, et me mis sur la table fatale, dans notre logement même avec un sang froid dont j’étais plus étonné que personne. Jamais je n’ai vu la mort avec moins de frayeur. Je passai ¾ d’heures sous les instruments tranchants de tout genre, après quoi on pensa ma plaie, et au bout d’une grande heure, grâce au Seigneur, tout était passé sans accident, et beaucoup mieux que ne l’attendaient les médecins. Pendant toute l’opération, nos deux Pères et un des deux Lazaristes (l’autre s’était retiré dans la crainte de se trouver mal) souffraient peut être autant que moi par l’état où ils me voyaient et les gémissements que je poussais. Deux d’entre eux me tenaient la tête et mon crucifix devant les yeux, qu’ils approchaient de mes lèvres dans les moments où je souffrais le plus ; et le P. Brueyre se tenait prêt à me donner l’absolution et l’indulgence in articulo mortis77. Mais le bon Dieu se contenta de notre soumission à son adorable volonté. Mes chers compagnons n’avoient pas manqué d’invoquer de toute leur ferveur le S.C.78., la Ste Vierge, St Joseph, St Ignace, St Vincent

76   Benjamin Brueyre (1810-1880). Un des trois partants qui semble-t-il n’avait pas manifesté le désir d’aller en Mission. Il traduisit en chinois le Pensez y bien. Cf. infra 77   À l’article de la mort. 78  Sacré-cœur.

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de Paul et St Hiéronymo79 dans l’octave duquel nous nous trouvions ; et l’opération terminée ils récitèrent à genoux le Te Deum80. La cause du mal une fois levée, les coliques et les vomissements ne tardèrent pas à disparaître. La douleur plus sourde que vive leur a succédé ; et voilà trois semaines que je l’éprouve nuit et jour avec une insomnie presque complète. Les nuits me semblent des mois et les jours des semaines. Je n’en ai pas moins mille raisons de remercier cordialement le Seigneur. D’abord l’épreuve elle-même, si j’ai vraiment l’esprit de l’Évangile, ensuite les soins tendres et multipliés qui m’ont été prodigués sans réserve. Il m’a mis entre les mains d’un docteur d’une délicatesse rare, d’une habilité peu commune, d’un sang froid précieux, d’une constance à toute épreuve. Il paraissait attaché à ma personne d’une manière spéciale ; et bien qu’il soit chirurgien en chef, avec des subalternes et des officiers à ses ordres, aucun autre que lui ne m’a pansé jusqu’à présent, et il le fait deux fois par jour. Que ne dois-je pas à nos deux Pères et à ces deux Messieurs de St Lazare qui vivent avec nous dans toute l’intimité possible81 ? Outre les secours de leurs prières et de leurs neuvaines, ils n’ont cessé de me garder nuit et jour et se relèvent tous les quatre à tour de rôle dans ce pénible ministère. Notre Commandant qui, sur le pont, nous aborde souvent au milieu des matelots, et cause très familièrement, est venu fréquemment me visiter depuis ma maladie. Il m’a même offert une de ses chambres comme plus commode ; mais le docteur et moi avons cru devoir la refuser pour la raison que j’ai dite ailleurs. Un genre de consolation qui l’emporte sur tous les autres, et que bien des malades m’envieraient, c’est que notre chambre étant aussi notre temple, je puis presque tous les jours adorer sur son autel le divin médecin des corps et des âmes ; entendre la sainte messe sans quitter mon grabat, et communier même souvent. Enfin, mon R.P., pour terminer ces trop longs détails, notre excellent docteur espère que mon hernie n’aura pas de suites : il m’annonce cependant un bandage à porter par précaution.

 St Jérôme.  Chant solennel d’action de grâces. 81  Cette bonne entente entre personnes sur la frégate ne doit pas faire oublier les heurts sur le terrain entre les deux Congrégations. 79 80

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Je n’ai presque rien dit encore de nos pauvres matelots, ni de ce que nous avons essayé pour leurs âmes. En voyant ce que les hommes exigent de ceux qui les servent, on comprend bien mieux le jugum meum suave, et onus meum leve82. Tout l’équipage est divisé en deux sections ou bordées qui se relèvent sans cesse sur le pont pour la manœuvre, y passant en général chacune 4 heures de suite. Comme la marche régulière du bâtiment exige des modifications continuelles dans la position des voiles, en raison de l’inconstance des vents, elle demande la même attention la nuit que le jour. Aussi ces pauvres gens ont-ils à grimper sur les mâts, à courir sur les vergues, à exécuter un travail pénible au bout d’une longue poutre à 75 pieds et plus audessus de la mer, au milieu des ténèbres de la nuit comme sous les ardeurs brûlantes du soleil. Qu’il pleuve, grêle, neige ou gèle etc, point de trêve pour eux. Quelques heures après s’être agités en tous sens autour des voiles, vous les rencontrez transformés en soldats, faisant l’exercice du fusil et du canon. Si vous montez sur le pont pendant la nuit, vous les trouverez occupés à blanchir leur linge. À des jours désignés ils seront tailleurs, boulangers, forgerons, charpentiers, médecins, infirmiers etc. Ajoutez la privation d’eau douce dans les fortes chaleurs, ajoutez cette prison continuelle à laquelle il n’est pas possible de se soustraire, et qui affecte quelques fois si dangereusement quelques uns d’entre eux. C’est dans la crainte de cette impression morale que le Commandant redoute tant de multiplier les privations à bord, en retranchant quelque fête ou réjouissance d’usage. La plus célèbre, mais non pas la plus édifiante de ces fêtes, le passage de la ligne, tomba par une triste coïncidence, le Saint jour de la Pentecôte, et renouvela à bord de notre frégate toutes les anciennes folies d’usage en pareille circonstance, mascarade, baptême, parodies de cérémonies religieuses etc. Notre excellent Capitaine poussa à notre égard dans cette occasion la délicatesse aux dernières limites. Après avoir d’abord défendu tout ce qui pouvait

  Mon joug est aisé et mon fardeau léger. Mt 11,30. Traduction de la Bible de Jérusalem, comme pour toutes les autres citations bibliques. La citation latine, abrégée, comme toutes les autres citées plus bas, est tirée de la Vulgate, traduction latine de la Bible par St Jérôme. Quelque peu révisée au cours des siècles par les Papes Sixte Quint et Clément viii elle resta la version officielle jusqu’ aux réformes liturgiques de Vatican ii. 82

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choquer les passagers, et avoir déclaré qu’on ne pouvait les soumettre au baptême sans leur consentement exprès, ainsi que le porte une circulaire du Ministre de la marine qui date de l’année passée, il vint la veille nous avertir de ce qui se passerait le lendemain, et nous demander si nous assisterions à cette cérémonie. Pour éviter un certain air de sauvagerie qui ne nous va pas, j’inclinais pour y paraître, quitte à recevoir comme les autres quelques seaux d’eau sur les épaules. Et Monsieur le Commandant parut entrer dans mes idées, mais le soir s’apercevant que l’équipage concevait une certaine tristesse des restrictions qu’il avait faites, et croyant en conséquence lui devoir donner plus de latitude, il fit appeler deux d’entre nous, et leur témoigna qu’il valait mieux rester chez nous au moment de la fête : ce que nous avons fait. Vous me demanderez sans doute s’il ne nous est pas possible de remplir sur le vaisseau le devoir de missionnaire et de faire quelque bien à ceux qui nous entourent. Malgré la bonne volonté de notre Commandant et le crédit que nous donnent ses attentions pour nous, nous sommes bien restreints dans les démarches et avances que notre zèle voudrait faire. Cependant nous faisons quelque bien. Tous les jours du mois de MARIE83 le P. Estève84 réunissait le soir les mousses qui se trouvaient libres pour leur raconter des histoires, et leur dire quelques mots d’édification. Le 2 mai, patronage de St Joseph85, il y eut distribution des livres pendant des deux heures, et le soir les matelots se pressaient pour recevoir des médailles. Dès le 5 on commença à entendre des confessions. Les petits livres que nous avions pris de la bibliothèque de Lille86, pour la plupart ont produit d’heureux effets. Avis donc et bien important pour nos successeurs87. Il conviendrait que tout ce que l’on apporte à bord fût relié, parce que

  Le mois de mai est plus particulièrement consacré à la Vierge.  Eugène-Marie-François Estève (1807-1848). Déjà prêtre au moment de son entrée au noviciat. Il avait demandé à être missionnaire en Chine. 85   Fête célébrée à l’époque le troisième dimanche après Pâques. Elle fut supprimée par Pie XII qui la remplaça par celle de St Joseph artisan, célébrée le 1er mai. 86  Nous n’avons pu trouver à quelle bibliothèque il est fait allusion. Les Jésuites ne se réinstallent à Lille qu’en 1843. Peut-être s’agit-il d’une allusion à une maison d’édition religieuse établie en cette ville. 87   Phrase un peu elliptique mais qui signifie que les partants suivants devront tenir compte de leurs remarques. 83

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la position des matelots fait qu’ils les gâtent étrangement. Nous avons beaucoup regretté de n’avoir pas pris une quinzaine de petits catéchismes, une dizaine de Pensez y bien88 et autant de sujets de méditation du P. [de] Galiffet89. Notre provision de chapelets n’a pas été non plus suffisante pour répondre aux demandes des matelots. Je vais maintenant laisser parler le P. Brueyre lui-même et extraire d’une lettre qu’il adresse à ses amis de Vals90 d’intéressants détails sur cette matière. Nous avons à bord un Espagnol, un Polonais, deux Provençaux, des Corses, des Gascons, des Normands, mais le plus grand nombre est Breton. Ce sont donc pour la plupart des gens plein de foi, et ne pensez pas que nos petits mousses soient sans intelligence. Plusieurs paraissent en avoir beaucoup, ainsi que d’autres qualités plus précieuses encore. Il est douloureux que la nécessité, la pauvreté des parents, ou d’autres raisons moins légitimes, et qui supposent des antécédents peu louables dans ceux qui les envoient, jettent ces pauvres enfants dans une école, pour le plus grand nombre, de démoralisation bien funeste. Ceux que nous avons ici sont bons à en juger par l’extérieur. Plus d’un pour ne pas perdre son chapelet se l’est mis au cou : plus d’un conservant les saintes habitudes de famille ne se met au lit qu’après avoir récité en breton le chapelet tout entier. D’ailleurs il fait bon faire avec le soldat et le matelot à cause de leur franchise. Aussi, à moins de circonstances particulières, quand je les aborde, je leur demande sans beaucoup de préambules : Depuis quand n’avezvous pas fait vos Pâques ? – Depuis 5, 10, 15 ans et plus, Mr le Curé – Eh bien ! mon cher, vous allez choisir votre jour ; et puis, parole de soldat vous viendrez. Il est rare que j’échoue. Il faut bien cependant, malgré leur bonne volonté, leur rappeler quelquefois leur promesse.   Le titre initial complet est : Pensey y bien ou moyen court facile et asuré pour se sauver. C’est l’ouvrage le plus connu de Paul de Barry s.j. (1585-1661) première édition en 1645. Une seconde édition posthume en 1737, sous le titre légèrement modifié, et le glissement sémantique est intéressant : Pensez y bien, réflexions sur les fins dernières a été réimprimé soixante dix huit fois de 1812 à 1864. 89   Joseph de Gallifet s.j. (1663-1749) Il avait rédigé des petits ouvrages de vulgarisation, en particulier un petit Psautier de la Sainte Vierge d’après Saint Bonaventure, qui ont connu de nombreuses rééditions et toujours en usage au xixe siècle. 90   Vals, près du Puy (Haute-Loire) est un scolasticat c’est-à-dire une résidence où les jeunes jésuites non encore prêtres, appelés scolastiques font leurs études à la sortie du noviciat. 88

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Nous avons distribué bien des médailles de l’Immaculée Conception91, et on nous les demande avec empressement. Avez-vous été sage depuis que je vous ai vu ? demandais-je à un de mes bretons – Ah ! mon Père, j’ai baisé matin et soir la médaille de la bonne Vierge – Êtes-vous exact à réciter votre dizaine de chapelet pour le rosaire vivant92 ?, demandais-je à un autre – Oui, Monsieur, reprit-il avec assurance. Chez moi quand je ne faisais pas ma prière, ma mère ne me donnait pas à manger. Heureuse espèce d’inquisition qui a de si doux fruits ! Un jour que j’étais entouré de matelots, deux, dont l’un basque, âgé de plus de 30 ans, arrivèrent en me disant devant tous les autres. N’y aurait-il pas moyen de faire sa première communion ? – Sans doute, si vous le voulez – Nous ne demandons pas mieux. Et maintenant on leur fait le catéchisme. Une autre fois je demandais à une troupe de mousses réunis autour de moi, si tous avoient fait leur première communion ? – Non, Monsieur. – Quels sont donc parmi vous ceux qui n’ont pas eu ce bonheur ? Et aussitôt de se nommer. Ils me parlèrent d’un mousse absent. Je le fis venir. Eh ! bien Petit (c’est son nom de famille) vous n’avez pas fait votre première communion ? – Non, Monsieur – Désirez-vous la faire ? – Oui, Monsieur, oui certainement répond le jeune Bordelais. Mais je vous dirai que j’adore un Être Suprême et que du reste je suis protestant – Et si vous voulez faire votre communion comme Catholique, il faut le devenir – Je le veux bien – Dès lors la chose est décidée. Je vous prie de remarquer en passant que Dieu fit bien voir en cette occasion qu’il n’a pas besoin d’instrument pour opérer ses merveilles. En le faisant appeler j’ignorais absolument que ce jeune homme de 18 ans fût Calviniste : autrement j’eusse été plus doucement. Puis quand il parut je ne lui suggérai nullement de se faire catholique. Mais il y avait longtemps que le maître intérieur lui parlait. Quand les autres se furent retirés je le pris 91  Il s’agit très vraisemblablement de la médaille appelée « La médaille miraculeuse ». Cf. infra. Le dogme de l’Immaculée Conception sera proclamé en 1854. 92   Le Rosaire comprend la récitation ou méditation de 3 chapelets. Dévotion introduite par les Dominicains au Moyen-âge, elle a été remise à l’honneur par Pauline Jaricot (1799-1862), une des instigatrices de l’Oeuvre de la Propagation de la Foi qui en 1826 institua le « rosaire vivant » c’est-à-dire la constitution de groupes de 15 personnes s’engageant chacune à réciter une dizaine de chapelet chaque jour. Chaque dizaine correspond à un mystère (5 joyeux, 5 douloureux, 5 glorieux) c’est-à-dire à un épisode de la vie de Jésus et Marie.

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à part. Dites-moi donc, mon ami, quel motif vous fait désirer de rentrer dans le sein de l’Église Catholique ? – Monsieur, cette annéeci me trouvant malade à l’hospice de Brest, une Sœur me prêta un petit livre qui exposait les folies, les contradictions de Luther et de Calvin, et les réfutait l’un par l’autre. Cette lecture me fit réfléchir sur la fausseté de ma religion et désirer de devenir catholique. – Mais n’avez-vous pas quelque pratique régulière de religion ? N’étiez-vous pas dans l’usage de réciter quelque prière en l’honneur de la Sainte Vierge ? – Dès ma plus tendre enfance, reprit-il, on me mit entre les mains un petit livre sur la médaille miraculeuse93. Je le lus ; je m’affectionnai à la petite prière : O MARIE conçue sans péché etc. Or la Sainte Vierge a fait tant de choses pour ceux qui l’ont invoquée par cette prière, me dis-je à moi-même : ne fera-t-elle rien pour moi ? Depuis ce temps-là je la récite matin et soir ; et je ne crois pas y avoir manqué une seule fois avant de me mettre au lit. Et puis, un jour qu’un de vous (un Lazariste) distribuait des médailles, je m’avançai avec les autres. Je n’osais en demander. Mais il eut la bonté de me l’offrir lui-même. Cela me fit grand plaisir. En entendant ce trait de miséricorde de la Mère de Dieu, on comprend la portée de ces mots du V. Berckmans94 : faites peu si vous voulez pour MARIE ; mais faites-le avec persévérance. Dès lors j’instruisis ce bon jeune homme, et le 29 mai, Samedi, veille de la Pentecôte, il fut baptisé sous condition et fit son abjuration. Un de ces jours il fera la première communion avec une dizaine d’autres. Il est chef d’un rosaire vivant établi par les mousses qui sont au nombre de quinze. Plus de 40 matelots se sont déjà confessés ou ne tarderont pas à le faire. Un d’eux s’en est allé dans l’éternité par suite de douleurs arthritiques. Il n’y eut pour lui que bien peu d’instants du tribunal de la miséricorde à celui de la stricte justice. Je passais par hasard sur les 8h du soir près de l’Infirmerie. Le P. Estève qui en sortait, me dit qu’il était bien malade, et que le pouls baissait sensiblement. J’entre 93  Il s’agit de la médaille qui a été frappée à la suite de l’apparition de la Vierge à la novice Catherine Labouré, (1806-1876) dans la Chapelle des Filles de la Charité rue du Bac à Paris (1830), en l’honneur de l’Immaculée Conception. Cette dévotion a eu rapidement un très grand succès. 94   Vénérable Jean Berckmans s.j. (1599-1621). Il sera canonisé seulement en 1888. Il fut très vite proposé comme modèle à la jeunesse, en particulier dans les Collèges de la Compagnie.

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il avait perdu la parole, et presque l’ouïe. Cependant je parvins à lui faire comprendre que j’allais l’absoudre, et à en obtenir une réponse satisfaisante. Je lui donnai donc l’absolution, d’après la seule confession qui lui fût alors possible. C’était sans doute la récompense de l’empressement avec lequel il avait quelques jours auparavant reçu de mes mains la médaille miraculeuse. L’heure ne permettait pas de lui donner le St Viatique95. Je fis bien des démarches pour lui administrer au moins le Sacrement des mourants. Mais comme il fallut s’adresser pour cela au Commandant, le pauvre homme mourut avant toute décision. Le lendemain sans nulle cérémonie religieuse, le cadavre fut jeté à la mer, enveloppé d’un drap et un boulet aux pieds pour qu’il allât plus aisément au fond. On choisit pour cela l’instant de la soirée où tous les matelots étaient occupés ailleurs, toujours dans la crainte des impressions morales que peuvent faire sur l’équipage ces sortes de spectacles. Peut-être eussions-nous même pu l’absoudre, si nous n’avions demandé trop scrupuleusement toutes les autorisations. On nous donne bien une certaine liberté de voir les malades ; mais on y met des restrictions, lorsque la maladie devient plus grave à moins que le malade lui-même ne nous demande. On craint tant que la présence du prêtre n’effraie celui qui souffre ! 16 Juin. Nous voici enfin, mon Révérend Père, dans la rade de Rio Janeiro, où nous n’avons pu pénétrer qu’après quatre jours de lutte contre les vents. Quel admirable pays, autant du moins que j’en ai pu juger de mon pauvre grabat où je suis toujours étendu, et par ce que j’ai vu à travers les sabords qui m’éclairent, et par ce que j’ai goûté des fruits qu’on m’a apportés, et par ce que j’ai entendu dire à ceux qui l’ont visité. Le Clergé de Rio Janeiro, sans être des plus édifiants, est toutefois resté uni au Pape. Le Gouvernement Brésilien ayant proposé d’imiter le Portugal dans son schisme96, les chambres et la population lui ont résisté avec tant de force et de constance, qu’il a dû rester catholique. En dernière analyse, ce pauvre pays aurait bon besoin de Missionnaires et de missions. De Rio Janeiro nous nous dirigeons sur Singapour. C’est une traversée de 2 ou 3 mois. Si nous  C’est à dire la Communion.  Terme peut-être un peu excessif. Mais bien que depuis son indépendance (1822) le catholicisme restât religion de l’Empire brésilien, un fort anticléricalisme s’exerçait en particulier au détriment des congrégations religieuses. 95 96

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trouvons là quelque navire faisant voile pour la France, nous écrirons encore. En attendant veuillez agréer, Mon Révérend Père, l’expression des sentiments respectueux. [3] 3ème lettre Enfin les deux premières brèves escales : Rio de Janeiro et surtout Singapour, premier contact avec le monde asiatique qui reste … très livresque mais avec toujours le souci missionnaire qui prime. Un petit regret, vite réprimé de n’avoir pu faire un peu de tourisme. Une fois de plus remarquons que ce ne sont pas les Missionnaires qui lient mission et civilisation. Le R.P. Gotteland Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Supérieur de la Province de France. De la mer des Indes, du 16 août au 4 septembre 1841, Mon Révérend Père, P. C. Je profite des premiers moments que je puis m’asseoir un peu à l’aise, pour donner à V. R.97 un nouveau signe de respect. Ma guérison qui avait d’abord surpris par sa promptitude, a ensuite surpris par sa lenteur. On m’avait cru hors d’affaire à Rio-Janeiro. Mais par suite (dit-on) du peu de mouvement que j’ai fait, ma plaie s’est rouverte et m’a retenu encore au lit plus de deux mois. Je suis même actuellement si peu solide, que je n’ai pas la permission de dire la Ste messe, et hier, fête de l’Assomption, il a fallu me contenter de la simple communion comme aux jours ordinaires. C’est assurément plus et infiniment plus que je ne mérite : mais offrir soi-même le St Sacrifice ! … Depuis un mois je puis dormir la nuit et lire le jour. Si le plus puissant comme le meilleur des maîtres m’éprouve d’une part de l’autre il soutient grandement ma faiblesse. Il me semble que je passerais aisément deux ans en mer, sans beaucoup de peine, moi qui avait tant en horreur et la mer et les vaisseaux. Mes compagnons me paraissent être dans les mêmes dispositions. Oh ! que c’est agir sage-

  Votre Révérence.

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ment même pour la vie présente, de ne chercher qu’ à plaire à Dieu ! Nous n’avons passé à Rio-Janeiro que 48 heures. Entré dans la rade le 14 juin, nous l’avons quittée le 17 au matin. Il a fallu me contenter de voir la terre de loin. Mes compagnons ont été admirablement accueillis par un Missionnaire français l’abbé Guillaume qu’une maladie a retenu là, comme il se rendait à l’Ile de France98. Pleinement rétabli, il ne reste à Rio-Janeiro qu’à la sollicitation de l’ Évêque, pour administrer les Sacrements à 5 ou 6000 français qui habitent cette Ville. Ma grande privation a été de ne pouvoir visiter, non la capitale de l’Empire Brésilien, mais ses campagnes. J’espère m’en dédommager à Singapour ou Singapore. Là aussi dit-on, les oranges et les bananes viennent en rase campagne, et l’emportent même sur celles de Rio, pour la qualité. Voilà aujourd’hui 60 jours que nous avons quitté le Brésil, et nous n’espérons guère arriver à Singapour avant une quinzaine. C’est une des plus grandes traversées que l’on fasse en mer sans s’arrêter. Aussi sommes-nous rationnés pour l’eau, bien qu’elle ne soit pas près de manquer. On aime à avoir de la marge dans ce qui reste de provisions. La nuit dernière nous avons passé la ligne pour la deuxième fois. Nous n’avons cependant que 28 à 29 degrés de chaleur. L’hiver que nous avons retrouvé au cap de Bonne-Espérance a été aussi très bénin. Le thermomètre est constamment resté au moins à 8° centig[rade] au-dessus de zéro. En général notre navigation depuis le départ du Brésil a été fort heureuse. Pendant les 31 jours du mois de juillet, nous avons fait l’un dans l’autre plus de 61 lieues marines au lieu de 73 lieues communes par jour. Seulement pendant deux ou trois jours, nous avons eu un roulis à tout briser à bord. C’est alors que la mer devient vraiment pénible. Malgré leur pied marin, les matelots étaient jetés de côté et d’autre sur le pont : et quelques uns se sont légèrement blessés en tombant ou heurtant contre ce qu’ils rencontraient. Pour nous qui n’avions pas de manœuvres à faire, nous nous cramponnions des pieds et des mains le mieux possible. Plus d’une fois j’ai craint d’être lancé hors de mon lit, qu’on avait fixé au flanc du vaisseau, pour qu’il ne fût pas renversé lui-même. Je n’ai cependant pas évité tous les inconvénients. Un jour qu’après m’être levé un instant, je m’apprêtais  Ile Maurice.

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à me recoucher, une vague donna contre ma croisée avec tant de violence, qu’elle en brisa tous les carreaux, inondant la couche sans trop respecter le malade. 4 Septembre. Nous voici depuis avant hier soir dans l’immense rade de Singapour, que nous quittons après demain. Nous avons trouvé dans cette Ville, Monseigneur Courvery de Narbonne, Évêque de Bidopolia99, Vicaire Apostolique de [sic] Siam. Il y fait sa résidence ordinaire avec deux prêtres des Missions étrangères, Mr Beurel100 (de St Brieuc) et Mr Ehiow, Chinois. Il nous a reçus comme ses enfants, et nous n’avons pu nous défendre d’accepter tous cinq un logement dans sa maison, qui est pourtant bien petite. L’Île de Singapour renferme environ 35 à 36000 habitants, dont les deux tiers sont Chinois. On y compte à peu près 600 chrétiens, parmi lesquels se distinguent 150 Chinois. Les Chinois sont en général ceux qui offrent le plus d’espoir aux Missionnaires. Ce sont eux principalement qui exercent les arts et métiers, cultivent la terre, travaillent. Les Malais, naturels du pays, ne font à peu près que dormir, boire et manger. Les arbres se chargent de leur fournir presque toute leur nourriture : un peu de riz leur suffit d’ailleurs pour plusieurs jours. Ils n’ont pas d’autres ustensiles de cuisine que leurs 10 doigts, pas d’autres plats ou assiettes qu’une grande feuille d’arbre, pas d’autres meubles que la terre. Leur maison consiste dans quelques pieux fichés en terre, et recouverts d’une natte de bambous. Quand on a rien à manger chez soi, on entre chez le premier venu qu’on voit mangeant : On s’assoit à côté de lui, non à table, mais à terre : on prend avec la main sa part de riz, quelquefois sans dire mot soit en arrivant soit en partant. Voilà pour les repas. Les frais d’habits sont tout aussi faciles. Un méchant morceau d’étoffe forme tout le vêtement et comme on ne fait rien qui puisse l’user, il dure plusieurs années. Les Malais ont tout ce qu’ils désirent et rien à perdre. Le grand malheur est qu’ils ne portent pas leurs vues au delà du présent,

99   Jean-Paul Courvery (1792-1857). Il s’agit d’un évêché dit titulaire ou in partibus correspondant à un diocèse disparu mais dont on a gardé le titre pour le donner à un évêque qui administre un territoire, généralement de mission, non encore érigé canoniquement en diocèse et qui porte le nom de vicariat apostolique. Le Siam est la Thaïlande actuelle. 100   Jean-Marie Beurel MEP (1813-1872).

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et vivent moins en hommes qu’en bêtes101. Les Missionnaires ont une peine incroyable à en faire des chrétiens. Il y a à Singapour toute espèce de langues et de religions. Plaise à DIEU que la religion catholique y domine bientôt, ou plutôt y règne seule ! La Malaisie, comme vous savez, comprend, outre les trois grandes îles de Sumatra, Java et Bornéo, une foule d’autres îles moins considérables. M r de Jancigny102 envoyé extraordinaire du gouvernement français vers différents points de la Chine et de l’Océanie, me témoignait il y a quelques temps le désir de voir une nouvelle mission catholique s’établir dans la Malaisie ; il se propose, dans cette expédition, de prendre des mesures pour ouvrir une porte aux Missionnaires en quelque point de cet immense pays : mais il lui paraît que les arts utiles offrent le moyen de succès le plus assuré dans cette partie de l’Asie. La langue facile à apprendre, et la plus harmonieuse de tout l’orient (dit-on) est parlée dans une immense étendue de terre (du 90e au 131e degré de longitude orientale, entre le 6e de latit[tude] Sept[entrionale]. et le 10e de latit[ude]. Austr[ale]). La petite Ile de Pulo-nyas sur le côté occidental de Sumatra, lui semblerait le poste le plus favorable pour former un établissement en faveur de la Malaisie, et il a le dessein de la visiter en passant lors de son retour. Les habitants en sont beaucoup moins intraitables que les autres Malais. La presque totalité de ces peuples est mahométane et un grand nombre d’entre eux sont d’une férocité épouvantable. M r le Colonel désire l’établissement en question, parce qu’il reconnaît dans la seule religion catholique le grand pouvoir civilisateur et que les Malais une fois civilisés entretiendraient avec la France des relations commerciales beaucoup plus faciles et plus sûres. Il se propose de prendre de nouvelles informations à ce sujet auprès du Consul de Manille. Votre Révérence trouvera des détails intéressants sur la Malaisie dans les Annales maritimes 101  Ce type de jugement est rarissime et ne correspond pas à l’ensemble de la correspondance. Notons que l’A. n’a guère pu en 48 h. se faire une idée par lui-même et qu’il est dépendant, comme il semble bien l’écrire à la fin de sa lettre, de récits de voyageurs précédents. En France même on rencontre ce type de jugement de la part des classes dirigeantes vis-à-vis des classes populaires. Notons que si l’A. les qualifie ainsi c’est uniquement parce qu’ils ne se préoccupent du « salut de leur âme » suivant la terminologie de l’époque. C’est plus un jugement d’ordre théologique que proprement moral. 102  Adolphe-Philibert Dubois de Jancigny (1795-1859). Colonel en mission économique et politique au nom de la France.

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séances et arts t. 2 pag. 430 et sur Pulo-Nyas en particulier, ibid. pag. 442. Agréez etc. [4] 4èmelettre Le but est presque atteint avec l’arrivée à Macao et dans ce bref billet on sent comme un soulagement d’avoir atteint la Chine, sinon encore le territoire de Mission proprement dit. Le R.P. Gotteland Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Supérieur de la Province en France Macao, 6 novembre 1841, Mon Révérend Père, P.C. Je ne veux pas laisser à d’autres le soin de vous apprendre notre heureuse arrivée à Macao ; le souvenir de vos bontés et les sentiments de mon cœur m’en font un devoir. Nous voici à la lettre redevenus enfants pour l’amour de N.S., apprenant à manger, à parler et à nous habiller. Après avoir fait notre retraite103 nous nous livrons à l’étude du Chinois, en attendant les ordres de Monseigneur de Besi104, que j’ai de suite informé de notre arrivée. Nous sommes logés chez M r Joset, Procureur de la Propagande105, qui nous a reçus avec grande cordialité, et nous prodigue tous ses soins. Il y a dans la maison neuf jeunes Chinois qui étudient pour l’étude de l’état ecclésiastique ; ils parlent latin et nous seront d’un grand secours. M.M. de St Lazare en ont 17 qu’ils forment pareillement pour les missions, et qui sont tous, m’a-t-on dit, novices de leur Congrégation. Parmi eux se trouve un Lama Tartare

 Retraite spirituelle de huit jours que doivent faire chaque année les religieux (jésuites ou non). 104   Louis, Comte de Besi (1805-1871), évêque titulaire de Canope en 1839, prélat italien au service de la Congrégation de la Propagande, administrateur apostolique de Nankin, et vicaire apostolique de Shan dong sous la juridiction duquel nos trois missionnaires vont se trouver. Cf. introduction. 105  Théodore Joset (1804-1842) Suisse, il est chargé par la Congrégation romaine de la Propagation de la Foi de veiller sur les intérêts des Missions et des missionnaires. 103

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converti par un Lazariste. M.M. des Missions Étrangères106 envoient leurs jeunes gens à Pulo-Pinang, près de Malacca. Macao est une assez jolie ville, vue du port ou d’une hauteur voisine : les rues quand on les parcourt, ne répondent pas à cette perspective. On y compte environ 25000 habitants dont 7000 Européens à peu près ; et parmi 5000 sont Portugais, nés en Europe ou à Macao même. Les Chinois forment donc la grande partie de la population ; peu d’entre eux sont chrétiens sur 17 à 18000. Macao est gouverné au spirituel par un Vicaire Capitulaire107, excellent homme de mœurs très simples. Le gouvernement portugais est vraiment quelque chose ici à en juger par l’appareil extérieur des forts, des troupes et des exercices militaires ; mais tout au fond, il paraît que tout se borne à peu près là. Il est devenu beaucoup moins tracassier pour les missionnaires depuis la guerre des Anglais108. Les mandarins eux-mêmes, parfois insupportables, ne se montrent plus guère à Macao depuis que les troupes de la Grande-Bretagne les occupent dans l’intérieur de l’Empire. J’espère vous donner d’autres détails par la suite. Je suis avec un profond respect. [5] 5èmelettre La marche vers la Chine se poursuit. Ils sont rejoints à Macao par les rapports tendus entre et la Papauté et le Portugal : conséquence des conflits de juridiction dus au patronage et qui ne sera pas sans conséquence sur leur avenir au moins immédiat109. La déception certaine de n’avoir pu aller se recueillir auprès du mausolée de François Xavier, est à peine évoquée, comme un incident sans importance. Mais nous avons ici sinon le premier acte missionnaire du moins pastoral.

106  Missions étrangères de Paris (MEP). Elles ont été créées à Paris au xviie pour les Missions d’Asie, plus ou moins à l’instigation du Père Alexandre de Rhodes s.j. (15911660). 107  Nicolas Rodriguez Pereira de Borja CM portugais (1777-1845). 108   Le Portugal est anticlérical. Voir Lettre suivante. 109  Cf. Introduction et infra.

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R.P. Gotteland Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Supérieur de la Province en France. Macao 9 mars 1842, Mon Révérend Père, P.C. De bien tristes événements se sont passés depuis ma dernière lettre qui nous annonçait notre arrivée à Macao. Nous ne sommes plus chez Mr Joset, qui lui – même n’est plus ici. C’est M r Libois110, procureur des Missions étrangères, qui a maintenant la charité de nous loger jusqu’à notre prochain départ. La Propagande n’a plus de procure à Macao. En quatre jours la maison a été évacuée et vendue ; l’espace donné par le gouvernement portugais n’était même que de 24 heures111. Le Préfet apostolique112 va maintenant chercher un asile à Hong Kong, dans une île où on ne trouve pas d’appartements à louer, où par conséquent jusqu’à ce qu’on lui ai bâti une maison, il logera dans des cases à bambous, les jeunes élèves chinois qu’il emmène avec lui. Nous ne pouvions le suivre sans lui donner un surcroît d’embarras, et nous avons accepté avec action de grâces le logement que M r Libois a eu l’obligeance de nous offrir. Loin de se laisser abattre par la persécution, M r Joset a formé le projet de former à Hong Kong un hospice, en faveur des enfants exposés que l’on rencontre si souvent en Chine, où l’on expose surtout les filles, et où il est si difficile d’instruire les femmes. Quand je verrai dans le Céleste Empire les Sœurs de la Charité113, les FF. des écoles chrétiennes et les Dames du Sacré Cœur solidement établis, je dirai de grand cœur mon Nunc dimittis114. 110  Napoléon-François Libois MEP (1805-1872) Procureur cette fois des Missions Étrangères de Paris. 111   Le Portugal est très sourcilleux de ses droits sur les Missions : « Le patronage » issu du traité de Tordesillas (1494) et que la Papauté veut supprimer. C’est dans ce but que le Pape a érigé l’îlot de Hong-Kong en Préfecture apostolique, le détachant du diocèse de Macao sans l’avis du Portugal, d’où les mesures de rétorsion envers le Procureur de la Propagande. 112   L’Abbé Joset qui a été nommé à ce poste. Il mourra quelques mois après son arrivée. 113   Plus connues sous le nom de Filles ou Sœurs de St Vincent de Paul. 114  Début latin du cantique de Siméon, Lc 2,29. Il est chanté par le vieillard Siméon au moment de la Présentation de Jésus au Temple et il symbolise la remise de soi-même à Dieu à la fin de la journée (dans l’Office il est chanté à Vêpres) mais aussi d’une mission, et de sa vie.

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Quant à nous, si nous n’avons pas partagé le sort de M r Joset, nous en sommes redevables à la protection de M r le Colonel de Jancigny resté à Macao pour les intérêts politiques et commerciaux de la France. C’est lui qui a intercédé auprès du Gouverneur pour nous obtenir un délai dont le terme sera bientôt expiré. À l’instant nous sommes en marché pour nos places sur un vaisseau qui va à Chusan. Cette île finira par être le pied à terre de la plupart des missions, par la commodité que présente sa position115. Je vais maintenant, mon Révérend père, ramasser tout ce qui antérieurement ou postérieurement à l’expulsion de M r Joset, me paraîtra digne de votre pieuse curiosité. Le 24 novembre nous avons prêté devant le grand Vicaire116, le serment exigé par la Bulle Ex quo Singulari de Benoît xiv117, relative aux cérémonies chinoises. Nous aurions attendu pour faire ce serment notre arrivée auprès de Monseigneur de Besi. Mais on ne peut exercer en Chine aucune fonction du St ministère avant de l’avoir prêté, et M r Joset voulait que nous donnassions les exercices118 à 9 jeunes Chinois qu’il élevait dans la maison. Cette retraite commencée le 30 novembre, a fini le jour de l’Immaculée Conception119. Tout s’est fait en latin. Des jeunes gens qui n’étudient cette langue que depuis 3 ans, la parlent assez couramment, grâce à l’usage journalier qui leur en est prescrit, pour entretenir aisément conversation avec les missionnaires nouvellement arrivés ; et le latin n’a avec le Chinois rien de commun : Voix, modes, temps, personnes, cas etc, ce sont autant de nouveautés inconnues aux habitants du Céleste Empire. Quant à leur propre langue, si on veut se borner à la parler, elle n’est pas à beaucoup près aussi difficile qu’on se l’imagine d’ordinaire. Trois mois d’un travail assidu joint à un peu d’exercice, suffiraient, je crois, pour s’exprimer passablement. Le difficile, c’est la lecture et 115  Actuellement Zhouzhan. Petit archipel qui ferme la baie de Hangzhou au sud-est. C’est effectivement une position stratégique. 116  Mgr Rodriguez Pereira de Borja représentant l’évêque. 117  Cette bulle de 1744 destinée à clôturer la Querelle des Rites demandait aux missionnaires de prêter le serment de refuser tout accommodement avec eux. Cf. Introduction et infra. 118  Il s’agit des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. Retraite d’environ une semaine, mais qui peut aussi durer un mois. 119   Le 8 décembre.

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l’écriture. Des années et des années ne sont pas trop pour qui veut y devenir habile. La raison de cette différence me paraît être dans l’énorme disproportion du nombre de sons articulés au nombre de caractères. Les Chinois ont, dit-on, plus de 80000 caractères et ils ne connaissent que 3 à 4000 caractères tout au plus. Un très grand nombre de caractères de signification absolument différente se prononcent de la même manière. De là, l’usage et la nécessité de joindre presque constamment deux synonymes dans la conversation pour exprimer une seule et même chose. Une autre raison qui rend la langue parlée plus facile que la langue écrite, c’est que beaucoup de caractères employés dans les livres ne sont pas d’usage dans le discours familier. Jusqu’ici nous avons donné à cette langue tout le loisir que nous ont laissé de circonstances aussi pénibles que celles où nous nous sommes trouvés. Le 7 décembre sur le soir est arrivée en rade la frégate française que nous avions laissée à Manille. Le 9 nous sommes allés à bord accompagnés de Mr Joset et de Mr Guillet120 et de ses deux confrères embarqués avec nous à Brest. Après avoir offert nos hommages à ceux qui avaient eu tant de bonté pour nous, nous avons retiré les quatre caisses qui restaient à bord, entre autres celle de nos fonds qui s’est trouvée intacte. Le 23 arrivent enfin, après 7 mois de navigation environ, trois des six missionnaires que les Missions étrangères devaient nous donner pour compagnons de voyage, si le gouvernement ne nous avait accordé une place sur l’Érigone. Leur traversée a été assez heureuse sauf le double désagrément de changer quatre fois de vaisseau, et par suite de faire de grandes dépenses121. L’un des six destiné à la Cochinchine, est resté à Pinang pour apprendre la langue : les deux autres sont pour Siam et se sont arrêtés à Singapour. Le 15 février, la frégate l’Érigone part pour Manille, où elle va faire des vivres pour se diriger ensuite vers le Nord. Elle emporte deux missionnaires Lazaristes, MM. Privas et Daguin122 et un 3ème des Missions Étrangères, M. Maistre123 avec un jeune Coréen et le  Claude Guillet CM (1811-1859), procureur des Lazaristes à Macao.  Cf. supra. Les Jésuites sont vraiment très satisfaits d’avoir eu la possibilité de naviguer sur un navire de la Royale. 122   Vincent Privas CM (1814-1847) ; Florent Daguin CM (1815-1859) lequel fut vicaire apostolique en Mongolie. 123  Ambroise Maistre MEP (1821-1848). 120 121

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Cochinchinois qui conduisant M. Taillandier124, fut pris avec lui. Il a passé près de deux ans dans les prisons de Canton, et selon toutes les apparences, a dû sa délivrance à la frégate française. Les autorités de Canton ont choyé Mr Cécille, ce digne homme, qu’il faut avoir connu pour savoir l’apprécier. Le 27 janvier nous avions été tous trois à la frégate pour lui faire nos adieux, et nous l’avons vu partir pour Canton ou plutôt pour Wampu, d’où elle reviendra peut-être encore visiter Macao. Nous n’avons pu aller à Sancian125, et nous ne pouvons plus y songer. Voici ce que j’ai pu recueillir de plus récent sur cette île qui nous est si chère. En 1813, Dom fr. Francis de Nostra Segnora da Luz Easchim, dernier Évêque de Macao, y fit un pèlerinage. Ce fut avec grande peine qu’il releva le monument érigé en l’honneur de St François Xavier. Cependant aidé des habitants d’un village voisin, il en vint à bout, et assigna une récompense annuelle au Chinois qui en prendrait soin. Ce monument est une grande pierre, portant d’un côté le chiffre de la Compagnie, et au dessous l’inscription portugaise : Aqui foi sepultado S. Francisco Xavier da Companhia de Jesus apostolo do Oriente. Este Padrâo se levantou no anno 1679126. De l’autre côté on lit la même inscription en Chinois avec nouvelle traduction portugaise au dessous. Une preuve que ce Saint est encore, au moins extérieurement, honoré par les Portugais, c’est que le 3 décembre, après une neuvaine solennelle, il y eut à Macao une procession à laquelle assistait le Sénat. Le grand Vicaire nous a donné une particule considérable d’un os de l’avant-bras du même Saint, conservé ici autrefois dans l’Église de St Paul. Cette Église, la plus belle de Macao, était celle de nos Pères. Elle a été brûlée il y a quelques années et une partie de la précieuse relique s’en est allée en morceaux. La partie 124

niers.

  Louis-Alphonse Taillandier MEP (1815-1856) Il a été deux fois faits prison-

125  C’est sur cette île située au sud-est de Macao que mourut François Xavier (15061552) le 3 décembre en face de la Chine qu’il voulait évangéliser. Deux ans plus tard son corps est transporté en grande pompe à Goa. Un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, il est considéré par la Compagnie de Jésus comme le missionnaire modèle. Cf. Saint François-Xavier, Correspondance 1535-1552 Lettres et documents, H. Didier (Ed), Paris, Desclée de Brouwer, Bellarmin, 1987. Il fut proclamé patron des missions universelles par Pie XI en 1927. 126   Ici fut enterré St François Xavier de la Compagnie de Jésus, apôtre de l’Orient. Ce monument commémoratif a été dressé en 1679.

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entière peut avoir encore 4 pouces de long. Nous avons eu le bonheur de la vénérer et d’y poser nos lèvres. Les Jésuites ont partout, mon Révérend Père, la réputation d’être riches127. Vers 1839, on a fait à Macao, par ordre du gouvernement, des fouilles dans l’ancienne maison de nos Pères, pour trouver les sommes qu’on disait avoir été cachées par eux dans certain fossé dont on indique à peu près la position. On mit des gardes au lieu mentionné, et les fouilles durèrent plusieurs jours. Le résultat fut qu’on trouva terrain neuf, c’est à dire, la terre qui n’avait jamais été remuée. On en rit beaucoup dans le public. On éprouve en Chine comme en Europe, que la meilleure voie pour les inférieurs est de se laisser conduire ut baculua in manu tenentia128. Un missionnaire établi dernièrement dans un lieu où l’on voulait bâtir une chapelle, avait reçu 200 piastres (1100f ) environ pour commencer l’ouvrage, avec recommandation expresse de ne pas les garder dans sa malle, mais de les déposer chez un ami qu’on lui désignait, ou s’il ne le pouvait au moins sous son chevet. Le missionnaire n’ayant pas trouvé cet ami chez lui, attendit 2, 3, 4, 5 jours avant de reporter l’argent, et le mit en attendant dans sa malle. Une belle nuit les voleurs qui abondent maintenant en Chine, en raison de la grande misère occasionnée par les inondations, viennent rendre visite à sa petite loge et enlèvent la malle avec tout ce qu’elle renferme, ne lui laissant que la clef. Puisque j’en suis aux anecdotes, en voici une bien digne d’entrer dans les annales de la Propagation de la foi129. M r Joset me racontait qu’ayant un jour à dîner le médecin de la maison chaud partisan de la prétendue réforme130, une discussion s’éleva sur la religion. Le médecin défendit fortement le protestantisme. Il avoua cependant que depuis le séjour des Anglais à Macao, c’est à dire, depuis plus d’un siècle, ils n’avaient jamais converti qu’un homme et une femme : que l’homme baptisé par un Anabaptiste dans  Un lieu commun de l’antijésuitisme que l’on retrouve en mission.   Tenu comme un bâton dans la main. Image traditionnellement employée pour signifier l’obéissance religieuse depuis St Basile. Bien plus nuancée nous trouvons cette image dans les Constitutions jésuites, 6ème partie, 1er chapitre (sur l’obéissance) n° 547. 129   L’A. fait allusion à la revue des Annales de la Propagation de la Foi. Et l’on devine un souci là aussi d’édifier le lecteur. 130   Le protestantisme. On l’a pendant longtemps appelée sous ce sigle RPR : religion prétendue réformée. 127 128

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la mer et par immersion, avait disparu 5 jours après, en volant 500 piastres à son ministre. La femme disparut de même peu après131. Bien des fois, depuis notre séjour à Macao, nous avons passé la fameuse barrière autrefois imperméable aux Européens. Les Anglais en ont brûlé la porte et la franchissent tous les jours. Elle est tout à fait hors de la Ville et même bien au-delà. Ce magnifique jardin Anglais, qui renferme la grotte de Comôes132 (sic), est dans la ville même et en forme une des plus belles positions. Nous avons appris dernièrement que le drapeau tricolore flotte maintenant à Canton, ainsi que le drapeau Américain. C’est un jeune M r Challais qui y est consul français. L’heure n’est pas encore venue, mon Révérend Père, où nos lettres puissent offrir cet intérêt qu’on attend d’une lettre de Missionnaire et de Missionnaire Chinois133. Puisse du moins Votre Révérence, puissent aussi tous nos amis et bienfaiteurs de France134 à qui ces détails seront communiqués, voir dans leur étendue, sinon dans leur qualité, un gage assuré de notre empressement à satisfaire leurs justes désirs ! Mille grâces, mon Révérend Père, pour toutes vos bontés à notre égard. Je suis avec le plus profond respect etc. [6] 6ème lettre Le voyage continue non sans difficulté pour Zhoushan135 à l’entrée de la baie de Hangzhou, en face de Shanghai. C’est à la fois la première installation et le premier contact direct avec les Chinois : le mythe du « bon sauvage »n’est pas loin, mais il semble plus une référence littéraire que correspondre à la réalité décrite un peu plus loin. Nous pouvons sentir un certain désenchantement, certes très discret, devant les 131   Le ministre est le nom donné au pasteur. Cette anecdote n’est pas sans une pointe polémique. 132  Sans doute faut-il lire Camôes (Luis de 1524 ?-1580) Une grotte lui est dédiée dans ce jardin en l’honneur du séjour qu’y aurait fait le poète portugais en 1557. 133   Le souci apostolique de cette correspondance est manifeste. Il ne s’agit pas uniquement de distraire. 134   Preuve que la Lettre, ou du moins certains extraits, peut être communiquée à d’autres que le destinataire. Cf. Introduction 135  Appelée Chusan à l’époque

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premières difficultés en particulier matérielles d’où l’appel à faire venir de simples frères chargés des questions matérielles. Ils se sentent les pionniers. C’est sans doute là le premier choc culturel. Le R.P. Gotteland au Supérieur de la Province en France. Hing-Kai, du 26 mai au 28 juin 1842, Mon Révérend Père, P.C. Voici encore de nouveaux détails sur notre situation : tant que nous ne serons pas assis dans le poste pour lequel nous sommes désignés, notre vie ne peut manquer d’offrir des variétés. Après l’expulsion de M r Joset de Macao, notre séjour dans cette ville ne pouvait être de longue durée. Le 12 mars, nous nous sommes embarqués à bord du Masde, petit trois-mats, Anglais, frété pour Chusan. Ce petit bâtiment n’avait de place que pour deux passagers, et nous étions sept, savoir deux Lazaristes, deux Franciscains136 et vos trois enfants. Vous pouvez juger par cette disposition de la commodité de notre logement : toutefois grâce aux attentions maternelles de la Providence, nous avons été les mieux partagés quoique arrivés les derniers, et nous avons pu dire la Ste Messe aussi souvent que l’état de la mer nous l’a permis. Nous avons mis près de deux mois pour un voyage qui se fait parfois en 4 ou 5 jours ; et durant cette traversée nous avons souvent eu occasion de reconnaître par nous mêmes ce que l’on dit des mauvaises mers de Chine. C’est en entrant au port que nous avons couru le plus grand danger. Chusan est un Archipel composés d’îles très rapprochées entre lesquelles l’eau est si profonde qu’il n’ y a que deux ou trois places connues, où l’on puisse jeter l’encre [sic]. Si donc le vent vient à manquer, tandis qu’on entre, le navire devient le jouet des courants, qui à chaque instant peuvent le jeter à la côte, le gouvernail ne pouvant rien, lorsque le vaisseau ne marche qu’avec la masse d’eau qui le porte. C’est le cas où nous nous sommes trouvés assez longtemps mais l’aimable Providence nous a préservés de ces écueils.

136   Les Franciscains espagnols et portugais jouaient un rôle important en Mission du fait du patronage.

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Nous avons trouvé Hong Kong tout Anglais ; Chusan au contraire nous a paru tout Chinois. À chaque pas vous rencontrez des hommes peu familiarisés avec la vue des Européens, et qui semblent vous dire par leur regard : Si j’avais la force nécessaire tu ne serais pas longtemps en vie. Jusqu’à présent on est obligé de marcher en nombre ou le pistolet à la ceinture pour imposer. Si l’on s’aventure un peu trop, on est exposé à être enlevé et massacré ou transporté à Hang-Tchou fou : il n’est presque pas de navire qui n’ait perdu quelque matelot. Les Anglais n’occupent encore que Ting-Hai, capitale de l’île ; ils avaient même formé le projet de l’abandonner pour se retirer dans un petit bourg sur le bord de la mer, dont Ting-Hai est éloigné d’un petit quart d’heure. Mais depuis notre arrivée les affaires paraissent avoir bien changé de face, des renforts considérables leur sont arrivés, et ils ont pris Voo-sung, Chang-hai137, et d’autres ports importants de la Chine. Aussi il n’est plus question d’abandonner la capitale du Chusan ; et déjà on n’entend plus parler d’attaques nocturnes ni d’hommes enlevés ; l’Empereur138 au contraire vient d’en renvoyer 16 qui avaient été transportés à Hang-Tchou fou : ce sont, je crois, les premiers prisonniers rendus aux Anglais par les Chinois depuis que la guerre139 a recommencé. La sécurité va toujours croissant ; mais elle n’est pas encore entière, et il serait imprudent d’aller voir hors de la Ville ce que font les habitants de l’île. Si Chusan reste au pouvoir de l’Angleterre, cette île deviendra l’asile général des Procureurs de missions ; elle est trop bien placée et le pays trop beau pour qu’on ne la préfère pas à Hong Kong et à Macao. On se croit presque en Europe, à raison de tout ce qui se présente à la vue : les noix et les châtaignes y abondent, on y voit des cerises, des prunes, des abricots et des pêches ; je n’ y ai pas encore vu de raisin ; mais je ne puis guère douter que la vigne n’y prospérât. Un grand nombre d’oiseaux sont aussi les mêmes que ceux qu’on rencontre en France : les moineaux peuplent les toits et les cours, la pie et l’hirondelle y jouent aussi leur rôle ; le corbeau et la buse y paraissent avec toutes les habitudes que nous leur connaissons. Le

 Shanghai.  Dao Guang, empereur de Chine de 1821 jusqu’à son décès en 1850. 139   La guerre de l’Opium. 137 138

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merle y fait également entendre son ramage ; mais jusqu’à présent le rossignol, la fauvette et le chardonneret ne s’y sont pas encore présentés à moi ; leur mélodie est remplacée par le coassement des grenouilles qui abondent ici plus qu’en aucun autre pays du monde : les rivières, multipliées dans ces parages sont de vrais nids à grenouilles. Chusan toutefois est un pays de montagnes, et il n’y a peut-être dans toute l’île que l’emplacement de Ting-hai qui soit marécageux. La classe inférieure parait avoir des habitudes très simples : la presque totalité s’habille en toile de coton bleue ou blanche : leur vêtement consiste en un pantalon très large et très court. Ils mettent pardessus une chemise de même étoffe qu’ils quittent souvent pendant le travail. Ajoutez à cela des souliers de paille, et pour les temps de pluie seulement, un chapeau également en paille ou en roseau : voilà tout le costume de la classe ouvrière. Pour sa nourriture, du riz un peu d’herbes ou quelques poissons lui suffisent. Elle ne sait pas ce que sait que de coucher dans des draps ; et pour le repos de la nuit elle se contente du moindre gîte, pourvu qu’elle puisse y loger son corps. Son habitation est assez en harmonie avec tout le reste : un mur d’un côté et une cloison de l’autre ; la terre pour parquet et le toit pour plafond : voilà ce que sont la plupart des maisons que nous voyons ici. Il m’a paru que le peuple de Chusan avait conservé beaucoup de cette antique ingénuité qu’une trop grande civilisation fait disparaître, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la religion. D’un autre côté vous rencontrez des hommes qui savent très bien faire leurs affaires. Combien de fois le P. Brueyre qui nous sert d’Économe, s’est-il félicité d’avoir trouvé tel marchand de meilleure composition que les autres et il ne s’était pas aperçu que le compère s’était abondamment compensé sur le poids de l’argent. Tous les jours cependant il faut traiter avec ces marchands si avancés dans l’art de tromper ; nous devons nous-mêmes faire notre petit ménage dans une petite habitation que nous avons louée au pied de la forteresse anglaise. Jusqu’ici les auberges sont choses inconnues : il n’ y aurait pas de sûreté pour des Européens ; et je ne sais même pas s’il en existe une seule à Chusan. La difficulté de nous faire entendre nous a mis souvent dans un grand embarras : il en est de la Chine comme des autres pays : chaque province a son idiome plus ou moins différent du Chinois proprement dit : celui de Chusan l’est au point que le Lazariste Chinois qui nous accompagnait ne l’entend pas. Il faut donc 155

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parler par signes, même aux domestiques et aux ouvriers : de là résultent des dépenses bien plus grandes et l’obligation d’être toujours là, quand vous leur faites faire quelque travail ; vu surtout que l’ouvrier chinois, quoique intelligent, est si distrait ou si indifférent, qu’il vous coupera une poutre pour vous dire après qu’elle est trop courte. Oh ! que nous avons senti souvent le besoin de quelque f. Coadjuteur entendu et diligent140! Une pensée me console beaucoup au milieu de nos embarras ; c’est que nous brisons la glace devant ceux qui nous suivront. Les autorités anglaises avec lesquelles nous avons eu à traiter se sont montrées très affables et très bien disposées. Les travaux de nos anciens Pères nous recommandent encore aujourd’hui à Chusan auprès de ces Messieurs. Le Colonel Commandant de la place nous dit dès la première visite que les Anglais n’ont encore aujourd’hui d’autres cartes pour se diriger dans l’intérieur de la Chine, que celle des anciens Jésuites. Mais nous n’avons trouvé aucun chef de vaisseau qui osât prendre sur lui la responsabilité de déposer à terre, dans un pays ennemi tel que la Chine, des Européens appartenant à une nation alliée et amie. Le peu d’anglais que j’avais appris m’a suffi pour traiter par moi-même la plupart des affaires qui demandaient l’intervention des autorités anglaises. La Providence nous avait ménagé à Macao l’occasion de faire connaissance avec un ancien élève de Stonyhurst141, excellent catholique et ami dévoué des Missionnaires. Prévoyant un peu ce qui arrive maintenant, je décidai le P. Estève à m’accompagner deux fois par semaine dans une petite promenade. Nous faisions la conversation en anglais par forme d’exercice, et l’admirable Mr Board142 qui était toujours de la partie, nous corrigeait avec une simplicité de religieux. Après cet exercice qui a duré plus de six semaines, le P. Estève143 s’est trouvé assez avancé pour confesser et même pour prêcher en Anglais ; et aujourd’hui, en attendant   Les Frères coadjuteurs, jésuites non prêtres sont chargés des travaux d’intendance. On voit à cette réflexion que les problèmes matériels n’avaient pas été assez réfléchis. Mais les tâtonnements inévitables des débuts serviront à leurs successeurs. 141  Collège jésuite installé en 1794 dans le Lancashire (Angleterre) mais héritier du Collège français de Saint-Omer (Pas de Calais) fondé en 1592. 142  Sans nul doute l’ancien élève de Stonyhurst. 143  Il n’est pas sûr que fils d’un compagnon de Napoléon, comte d’Empire, le P. Estève ait apprécié cet exercice ! 140

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l’occasion de passer dans l’intérieur de la Chine, il est chargé des catholiques Irlandais qui peuplent l’hôpital de Ting-hai, ou forment une partie de la garnison. Au moment de fermer cette lettre, voici que nous arrivent trois courriers envoyés par Monseigneur de Besi, lequel nous attend à Chang-hai, à deux journées d’ici. Espérons que bientôt une lettre datée du Kiang-nan, vous apprendra notre heureuse arrivée en Chine. Je me recommande bien à vos prières etc. [7] 7ème lettre C’est enfin l’arrivée en Chine proprement dite non sans quelques dernières péripéties … et le premier acte véritablement missionnaire. Nous noterons la prégnance des grands ancêtres par le fait qu’ils reprennent les noms chinois de leurs devanciers même si c’est Mgr de Besi qui le leur donne. Cette première Lettre, si nous nous en tenons à leur arrivée dans leur champ de mission stricto sensu, a un paragraphe un peu plus lyrique sur le travail missionnaire, avec un emploi du mot martyre, mais c’est la seule occurrence dans le corpus que nous publions et reconnaissons qu’il n’y a là aucune exaltation. Le R.P. Gotteland au Supérieur de la Province en France. Kin-Kin-Kiang 22 juillet 1842, Mon Révérend Père, P.C. {144 Bénie soit à jamais la bonté divine qui nous a protégé d’une manière si visible, qu’on est ici dans l’admiration ! Nous sommes enfin arrivés en Chine145, mon Révérend Père, et entrés comme de mémoire d’homme on n’a pu y pénétrer, c’est à dire avec tous nos effets et sans le moindre danger.} Monseigneur de Besi ardemment désireux de nous voir enfin arriver, nous avait envoyé son domestique et nous avait écrit de nous 144   { } Paru dans les Annales de la Propagation de la Foi, 15 (1843) p. 250-252 ainsi que les autres { } de cette même lettre. 145  En Chine, ils y sont déjà mais il veut dire par là : la Chine de leur territoire de Mission. Cf. Carte du Kiang nan, planche hors texte.

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rendre promptement à Chang-hai, ville du Kiang-nan, où il nous attendait, ajoutant que nous pouvions entrer avec tout notre bagage, parce que les Anglais avaient mis en fuite toutes les troupes et les mandarins qui s’y trouvaient. Après avoir été refusés à bord d’un vaisseau de guerre anglais sur lequel on nous avait d’abord promis le passage pour deux, nous nous mîmes en frais pour trouver une jonque chinoise. À force de recherches, nous en découvrîmes une qui devait nous coûter cent et tant de piastres, pour le voyage seulement, sans compter la nourriture que les Chinois ne donnent pas. Mais le jour où nous devions partir, elle fût enlevée par les Anglais pour je ne sais quel motif146. En même temps entra au port un petit vaisseau marchand de la Grande Bretagne et nous obtînmes qu’on nous reçut à son bord avec toutes nos caisses. Nous étions quatre missionnaires, deux PP. Franciscains, le P. Estève et moi. Nous avions aussi avec nous, outre le domestique de Monseigneur de Besi, deux autres chrétiens chinois dont l’un était de Chang-hai même. Nous fûmes tous fort bien traités, payant bien moins cher, et n’ayant rien à craindre des pirates qui ne sont pas rares dans ces parages. Cependant comme la croix est l’unique voie pour aller au ciel, le Seigneur a voulu nous soumettre à une nouvelle épreuve avant notre départ. Sans parler du défaut de vent qui nous retint assez longtemps dans le port, on147 est venu dire à notre Capitaine, que nous étions des espions français, qu’il se gardât bien de nous faire aborder en Chine. Heureusement M r Dowre (c’est le nom du Capitaine), homme de tête, quoiqu’il n’ait encore que 21 à 22 ans, a su apprécier, et il ne m’en a guère parlé que pour me témoigner son indignation contre celui qui en était l’auteur. {Monseigneur de Besi nous a reçus avec une effusion du cœur que j’aurais peine à vous peindre.} Il a pour la Compagnie un tendre attachement et désire ardemment lui voir jeter de profondes racines dans le Céleste Empire. À en juger par tout ce que j’entends et par les lettres que je reçois, les chrétiens du Kiang-nan sont au comble de leurs vœux. Ils ont fait des prières extraordinaires pour nous pen  Peut-être que l’A. ne veut pas s’étendre sur le sujet par précaution.  Ce « on » est bien vague. Sans doute l’A. sait-il qui se cache derrière, mais il ne souhaite vraisemblablement pas envenimer les choses, et une lettre court toujours le risque d’être interceptée. 146 147

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dant notre long voyage, et ils viennent à chaque instant importuner Monseigneur pour nous avoir chez eux. Sa Grandeur pour ne pas faire de jaloux et de nous donner le temps d’apprendre la langue, a sagement refusé à tous. L’excellent Prélat a voulu que nous prissions les noms chinois de nos anciens Pères. Nan est celui qu’on m’a donné ; il a nommé le P. Estève Ngaï, et le P. Brueyre Hi, nom du P. Ricci. Le champ que nous aurons ici à cultiver est immense : le seul diocèse de Nankin renferme de 60 000 à 70 000 chrétiens, la plupart grandement désireux d’avoir des missionnaires de la Compagnie ; et en vérité ils ont besoin d’un extrême besoin de secours. {La grande pénurie de prêtres fait que les missionnaires ne peuvent aller administrer les malades à domicile, dans la crainte d’en laisser mourir plusieurs sans sacrement pendant l’absence qu’entraînerait la visite d’un seul. On les leur apporte donc à leur résidence et cela de 8 à 10 lieues148. Plusieurs, comme il est facile de le concevoir, ne s’en retournent pas, mais passent de la chapelle au tombeau.} Combien la vue de ce qui se passe dans ces pays lointains fait-elle regretter qu’une multitude de prêtres soient occupés en Europe à prodiguer les moyens de salut à des chrétiens qui n’en font plus de cas, à raison même de la facilité qu’ils ont de les trouver ; tandis qu’ici des peuplades entières soupirent des années après un missionnaire sans pouvoir l’obtenir ! Que je comprends bien qu’aujourd’hui le désir qu’avait S. François Xavier de parcourir les Universités de l’Europe et de prêcher les missions lointaines aux prêtres qui ont quelque zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ! Ces missions sont une œuvre bien digne du zèle de la Compagnie ; j’ose donc espérer, mon Révérend Père, que notre nombre en Chine sera incessamment triplé, quadruplé. Pour l’amour de Notre Seigneur, si le R.P. Général vous demande de nouveaux ouvriers pour le Kiang-nan, ne les lui refusez pas. J’adresse la même prière aux Supérieurs de la Compagnie en Italie, en Allemagne et en Espagne. {Mgr de Besi me parle d’une quarantaine de missionnaires pour le seul diocèse de Nankin ; res-

148  Ancienne mesure française encore en usage au xixe. Une lieue représente 4 kilomètres.

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tera encore le Chang-Tong149 pour les plus impatients de s’en aller au ciel par le martyre150. Au moment où nous entrions en Chine, Sa Grandeur recevait les plus tristes nouvelles de cette Province. Un Mandarin s’est saisi de tous les ornements et de toutes les lettres de Mgr, a fait arrêter 22 hommes et 4 femmes, parmi lesquels 8 ont apostasié, et a laissé des gardes à la seule petite chapelle qu’on eût pu élever dans cette mission. Le Missionnaire, italien de nation, qui s’y trouvait, averti deux jours d’avance par un païen, a pu s’échapper. Dans tout ce que je viens de dire pour vous montrer la nécessité où nous sommes d’avoir de nouveaux ouvriers, je n’ai considéré que les besoins des chrétiens actuellement existants. Mais si nous sommes de zélés et fervents missionnaires, le Seigneur nous réserve un autre genre de consolation bien grande et bien précieuse pour un cœur qui aime Notre Seigneur, je veux dire le bonheur d’en augmenter le nombre. Je ne suis que d’hier en quelque sorte, et Mgr m’a déjà confié l’honorable commission de baptiser à la fois 4 adultes. Qu’il est doux, mon Révérend père, de verser l’eau régénératrice sur des têtes blanchies par les années et profondément inclinées par la componction et l’amour ! On m’annonce le même bonheur pour deux autres adultes.} En arrivant à Woo-Sung, près de Chang-hai, nous avons retrouvé notre excellent Commandant Cécille. Aussitôt il nous a invités à dîner, et offert des lits pour la nuit. Il a fait aussi porter à terre nos courriers qui ne trouvaient pas de barque. Bref, il s’est montré le même jusqu’à la fin. Monseigneur lui a adressé, comme gage de reconnaissance, quelques petits présents qui lui ont fait grand plaisir. Une belle croix en ébène, garnie en ivoire, faite en Chine, et un beau bonnet tel qu’on le porte ici en disant la messe, même à la consécration, sont destinés à la Reine des Français151. Nous avons laissé la langue mandarine pour nous mettre au jargon de Nankin, qui est bien différent et plus difficile encore. Agréez etc.  Shan dong.   La seule mention comme nous le disions en introduction. Mais en tout cas c’est un appel direct sinon au martyre du moins à la Mission. 151   La Reine Marie-Amélie auquel les Jésuites restent reconnaissants. 149 150

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P.S. {(Chan-pon-chao, le 24 juillet) À raison de la grande facilité de notre entrée et de l’absence de Mgr de Bési au moment de notre arrivée à sa Résidence, on a négligé comme il arrive assez aisément quelques mesures de prudence. On nous a conduits à terre de jour et sous les yeux d’un grand nombre de païens : on a aussi débarqué nos effets en plein jour. De là le bruit s’est répandu parmi les payens que quatre malfaiteurs (c’est le titre dont on décore les Européens) étaient venus à Kin-Kia-Hang, avec des sommes immenses. En conséquence projet formé, dit-on de piller et même de brûler le village. On se laisse d’autant plus intimider ici par ces sortes de bruits, que l’absence des troupes et des mandarins donnent plus beau jeu aux voleurs. Bien que Monseigneur ne craigne pas beaucoup, il a cru de la prudence de faire porter ailleurs une partie de nos effets et de m’envoyer moimême à Cham-pon-chao, autre Résidence de Sa Grandeur à dix lieues de Kin-Kia-Kang. J’ai retrouvé là le P. Estève qui y avait été envoyé 8 jours plus tôt. Mgr. viendra lui-même nous y rejoindre Samedi pour célébrer avec nous la fête de notre glorieux patron152.} [8] 8ème lettre Le P. Brueyre qui avait été séparé de ses compagnons, entre à son tour en Chine continentale, ce qui nous vaut une description pittoresque et des impressions à chaud sur les premiers contacts sans compter quelques problèmes d’adaptation. Du P. Brueyre à un Père de la même Compagnie en France. Cham-pu-Kiao, le 20 novembre 1842, Mon Révérend Père, P.C. Après un séjour de six mois à Chusan sous la protection du gouvernement Anglais153, et une séparation de près de quatre mois de nos deux Pères qui m’avaient précédé dans la Province de Nankin, les ordres m’arrivèrent de me rendre à mon tour à notre chère mis St Ignace de Loyola dont la fête se célèbre le 31 juillet.  Ce sont des faits de ce genre qui ont souvent conduit à penser à une collusion systématique entre missionnaires et puissances étrangères alors que la réalité est beaucoup plus complexe. 152 153

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sion, et je me suis mis aussitôt en devoir d’obéir. On eut bientôt trouvé une barque. Le départ fut fixé au 16 octobre. Peu d’heures avant l’embarquement, il fallut dire adieu au costume européen et se prêter à la nouvelle toilette. Si le détail peut vous intéresser, le voici dans toute son intégrité. On commença par la tête. La main d’un de nos bons chrétiens y promena en tout sens le rasoir chinois. La barbe reçut les modifications nécessaires. La chevelure, à l’inverse de Chartreux154 fut réduite sur le milieu à une grosse touffe à laquelle s’adapte avec art une queue postiche. Cette queue tressée proprement, est la partie principale de la toilette. La chaussure rappelle assez celle qui faisait mode en France il y a près d’un siècle parmi les dames d’un certain rang. Le dessus est en étoffe, et le dessous en cuir ou en coton couvert d’une espèce de ciment. Les bas, ordinairement en toile de coton, recouvrent aux genoux une sorte de caleçon de même étoffe, à peu près comme on le voit encore dans certaines campagnes de la France. Ce caleçon sans boutons n’est maintenu que par un lien qui se met et s’ôte à volonté. La chemise n’est qu’une espèce de grand gilet que l’on croise. Le tout se recouvre d’une grande robe peu différente d’une blouse, mais plus longue : on la boutonne sur la poitrine en la croisant comme le gilet. La couleur varie selon le goût et la condition de chacun. Les nôtres sont blanchâtres, hiver comme été. Mettre ensuite sur cette robe un petit col, tel à peu près qu’on en porte dans quelques diocèses de France pour tenir le rabat, mais renversé sur l’habit. Ajouter à tout cela le petit manteau d’hiver des ecclésiastiques du Puy et vous aurez tout l’équipement d’un missionnaire chinois. Plusieurs s’arment en outre d’une très longue pipe : jusqu’à présent nous avons pu nous en dispenser. Ainsi transformé, je me rendis à la barque qui devait me conduire directement dans le Kiangnan [sic]. Tout l’équipage se composait de 6 rameurs, autrement dit courriers, dont 4 païens et 2 chrétiens envoyés par Mgr de Besi. Un bon vent nous eût transportés à 3 lieues de Chang-hai en 48 heures. Par une raison contraire, nous n’y arrivâmes que le 22. Je fus beaucoup mieux dans cette barque que ne  Allusion à la tonsure ecclésiastique qui consiste à couper ou raser les cheveux au sommet du crâne en forme de couronne. Elle concerne autant le clergé séculier que régulier et pas uniquement les Chartreux. 154

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l’avaient été avant moi les missionnaires qui avaient voyagé de la même manière. Ma plus grande privation fut de n’oser me servir de livres européens dans la crainte d’être reconnu. – Ce n’est qu’au bout de trois jours que je trouvai moyen de ma cacher assez pour lire à la dérobée quelques versets de l’Évangile et de l’Imitation155. Malgré mes précautions je n’en fus pas moins reconnu pour un Européen, à ce que m’ont assuré les ouvriers, mais sans aucune suite fâcheuse : je fus constamment traité sur le pied d’un vrai Chinois156 . Le débarquement fut encore plus heureux que la traversée. Le jour même de notre arrivée dans la baie de Kang-hai157, un de nos ouvriers se rendit à terre pour nous amener une barque qui pût m’introduire plus aisément avec mon terrible bagage. Une première arriva en effet le lendemain matin pour nous reconnaître, et repartit aussitôt : enfin vers les 4 heures du soir deux autres plus petites vinrent nous prendre avec tous nos effets. Le reflux nous laissa bientôt à sec. Après avoir attendu quelques temps, la nuit déjà avancée, tout à coup je vois plus de 20 hommes se grouper autour de moi avec des regards avides. J’eus d’abord quelque peur : mais on m’eût bientôt rassuré. C’était une famille de bons chrétiens envoyés d’un village voisin pour porter mes caisses. Comme il n’y avait point de mandarin dans cet endroit tout se fît le plus heureusement possible à la faveur des ténèbres. L’aîné de l’escorte me conduisit dans une maison chrétienne où je devais attendre de nouveaux ordres de Monseigneur qui se trouvait alors dans le voisinage. Cette maison avait un petit oratoire destiné à réunir les fidèles. On ne manqua pas de s’y réunir dès mon arrivée. On commença par des prières d’action de grâces. Puis il fallut bénir. Ce fut, je vous l’avoue, un bien doux moment pour mon cœur. J’arrivais sans encombre, bien que chargé d’objets de contrebande158 ;

155   L’Imitation de Jésus-Christ un des ouvrages les plus typiques de la « devotio moderna » rédigé probablement à la fin du xive ou au début du xve, souvent attribué à Thomas a Kempis. L’ouvrage de piété sans doute le plus répandu de la littérature catholique. L’Abbé Félicité de Lamennais en a fait une nouvelle traduction au début du xixe. Peutêtre est-ce celle-ci que lit l’A. 156  Cet incident semble bien indiquer que bon gré mal gré les Chinois sont amenés à s’ouvrir aux étrangers. 157  Shanghai. L’orthographe est vraiment très fantaisiste ! 158   Bien entendu le Père veut parler des objets de culte et autres ainsi que divers ouvrages apportés de France. Il y a une pointe d’ironie.

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j’étais le troisième par qui la Compie rentrait dans une mission si enviée par tant d’autres de mes frères ; c’était le jour du patronage de la Ste Vierge159 ; nous avions quitté Brest presque à la veille du mois de mai ; enfin je voyais pour la première fois l’empressement de ces bons chrétiens, se prosterner devant un ministre de J.C. : dites si tout cela réuni n’était pas fait pour impressionner. À cette petite cérémonie succéda le souper. Tous me suivirent, non pour y prendre part, mais pour me faire honneur. J’étais seul assis ; le maître de la maison toujours debout me présentait lui-même chacun des mets. Mes hôtes avaient voulu me fêter. Mais vous pensez bien que, sans compter l’embarras de la nouveauté, j’avais encore l’estomac trop européen pour bien des plats chinois160, et les doigts trop peu au fait de la nouvelle vaisselle et des nouveaux ustensiles. Heureusement je m’étais déjà servi des petits bâtons, jamais cependant devant tant de spectateurs, ni dans une circonstance si solennelle. Au bout de deux jours arrivèrent les ordres de Monseigneur. Il m’appelait auprès de lui. J’eus bientôt le bonheur de lui présenter mes respects et d’éprouver les effusions de sa cordialité. Il n’est point de Recteur ni de Ministre161 dans nos maisons qui ne prenne plus de soin de leurs subordonnés que Sa Grandeur ne le fait de nous. Notre arrivée, nous a-t-il dit plus d’une fois, est la première consolation qu’il ait reçue depuis qu’il est dans les missions. Il aime sincèrement la Compagnie. À Rome il se confessait au P. Colman visitait souvent le T.R.P. Général162 : il fit les exercices sous le P. Barelle163. Il voudrait avoir une trentaine au moins de nos Pères, et certainement ce ne serait pas trop. Il ne désire rien tant que de nous voir former un noviciat dans cette mission. Déjà il s’occupe d’une maison pour un Séminaire, qu’il veut nous confier. À part les vœux164 il est autant   Le 22 octobre 1842, jour d’arrivée, est un samedi, jour de la semaine dédié à la Vierge. 160  Manière élégante et discrète de montrer les difficultés d’adaptation dans la vie quotidienne, nourriture comprise 161  Dans un établissement jésuite, le Recteur est le directeur, fonction distincte de celle de Supérieur, et le Ministre en est l’économe. 162   Le Préposé général des jésuites, le P. Roothaan. Cf. Introduction. 163  Il s’agit de deux pères jésuites. Les Exercices sont les Exercices spirituels de St Ignace. Cf. supra. Il s’agit du livret de ces mêmes exercices quelques lignes plus bas. 164   Les trois vœux canoniques : pauvreté, obéissance et chasteté qui distinguent les religieux des séculiers. 159

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Jésuite de cœur que qui ce soit d’entre nous. Je me suis toujours cru indigne d’entrer dans votre Ordre, m’a-t-il répété plusieurs fois avec une humilité qui me confondait. C’est un ami véritable, mais éclairé et prudent. Il se sert pour dire la messe de la soutane du dernier évêque de Nankin165, mort en 1787, Jésuite avant la suppression, et conserve d’autres objets qui avaient été à son usage166 . Du reste il y a tout lieu d’espérer qu’avec la grâce de Dieu, la Compagnie pourra faire le bien dans cette Province. Les anciens Jésuites y ont laissé d’heureux souvenirs. On nous y aima beaucoup : ce n’est pas peu pour un commencement de mission. À notre arrivée, les Prêtres du pays dirent à Sa Grandeur qu’ils voulaient se charger de notre entretien. À Chang-hai se voient encore des tombeaux de nos anciens Père qu’a visités le Commandant de la frégate qui nous a portés jusqu’à Manille. Les ecclésiastiques du pays qui possèdent presque tous le livre des exercices traduit autrefois en Chinois par le P. Prosper Intorcetta Sicilien, maître des novices dans le Ke-Kian et venu en Chine en 1659. Ce même Père a traduit aussi nos règles167. On m’a promis un exemplaire du premier ouvrage. Puissé-je en recevoir un assez grand nombre pour l’envoyer à Vals ! C’est là que j’aime à adresser mes lettres, et à réveiller le plus possible le souvenir de notre chère et nécessiteuse mission, parce que c’est là qu’est la principale pépinière des missionnaires168.

165   Godefroi-Xavier de Laimbeckhoven (1707-1787) jésuite autrichien, évêque de Nankin en 1755. En fait s’il est bien le dernier évêque jésuite de Nankin, il eût comme successeur Gaétan Pires Pereira CM (1763 ?-1838). Le dernier jésuite chinois Jean Yao meurt en 1796. 166  Certes il ne s’agit pas de suspecter l’enthousiasme du P. Brueyre mais de fait les rapports se dégraderont vite entre les Jésuites et l’évêque. Ces difficultés de mésentente ajoutées à d’autres conduiront au retour de Mgr de Besi à Rome en 1847. 167   Prosper Intorcetta (1625-1696). Parti très jeune en Chine, il fit un aller retour mouvementé en Europe (1669-1674) pour aller présenter à Rome auprès de la Propaganda Fide les problèmes posés par l’évangélisation et déjà la question des « rites chinois ». Il a traduit les Exercices spirituels, les règles c’est-à-dire les Constitutions. Les jésuites n’avancent pas en pays complètement inconnu, car un travail important de traduction avait été fait par les Pères de l’Ancienne Compagnie en dehors-même des ouvrages précités. 168  Effectivement un scolasticat peut être une pépinière de missionnaires dans la mesure où l’avenir des jeunes jésuites n’est pas encore fixé et d’ailleurs le P. Brueyre ne cache pas ses intentions.

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[9] 9ème lettre Quelques détails supplémentaires sur l’organisation de la mission et plus particulièrement sur le petit séminaire. Mais peu d’exotisme. Déjà la perspective s’élargit : il faudra aller au Japon. Du P. Bruyère, à un Père de la même Compagnie en France. Cham-pu-Kiao dans le Kiang-nam 29 mars 1843, Mon Révérend et bien cher Père, P.C. Je vous avais écrit de Chusan, qu’on pensait y établir le Séminaire169 de la Province de Nankin et de Xanton170 . La certitude que les Anglais abandonneraient cette île fit ajourner ce projet. Enfin après bien des obstacles, le Séminaire est ouvert : le 10 février 1843 a inauguré nos classes : c’est le P. Bruyère qui en est chargé, cumulant toutes les fonctions, professeur, surveillant, procureur, ministre, Supérieur même, si vous voulez ; et c’est de là même qu’il vous écrit en ce moment. Plus tard, s’il plait à Dieu, Chang-hai, autrefois résidence de la Compagnie, ou peut-être Chusan, nous offrira-t-il une maison plus vaste. En attendant nous sommes à Cham-pu-kiao dans le Kiang-nan, et notre Collège comme vous le dit assez le simple cumul des fonctions n’est ni un Fribourg ni un Chambéry171. Pour le matériel, à coup sur, il n’y a point de parallèle possible. Notre local ne nous permet pas 30 élèves et quoique depuis l’ouverture des classes le nombre s’en soit accru journellement, il n’est encore actuellement que de 15, tous de la Province de Nankin ; le plus âgé a 19 ans et le plus jeune 13. De jour en jour nous en attendons 7 à 8 de Xanton. Pour le spirituel, je puis vous assurer que, grâces au Seigneur, tout va bien. Les enfants sont simples, obéissants, marchant presque seuls, gais, s’amusant bien et se tenant bien dans une chapelle. Le cours d’études n’est pas jusqu’ici fort étendu : j’apprends tout simplement à étudier et à chanter. Mon mode d’enseignement n’aurait pas droit à un brevet, c’est celui dont on se sert en France pour  Il s’agit d’un Séminaire pour former le clergé séculier chinois.   L’A. veut parler sans aucun doute de Shan dong, dont Mgr de Besi est aussi le vicaire apostolique. 171  Allusion ironique à des Collèges illustres de la Compagnie à cette époque. 169 170

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apprendre à lire aux enfants ; je tâche seulement de le rendre le plus simple possible. Nos concerts religieux ne valent certainement pas ceux d’Europe, à en juger surtout par la voix rauque qui entonne, qui dirige, et qui a exercé les exécutants. Cependant si vous entendiez un Samedi à 4 h1/2 nos litanies de la Ste Vierge, peut-être trouveriezvous que ces Chinois à petites queues172 ne s’en tirent pas si mal. Ajoutez que la lecture du latin est pour les Chinois une difficulté particulière. Pour la diminuer, je dicte les paroles latines à un des meilleurs élèves qui les écrit en Chinois, et puis les enfants en lisant reproduisent passablement nos sons latins. Notre maison est sous le vocable du Sacré-Cœur173. Les autres fêtes principales, outre les grandes solennités de l’Église, sont la Conception, la fête de S. Jean Népomucène174, patron du Diocèse, et les différentes fêtes de S. Joseph qui, dans les Eucologes et les Calendriers de nos chrétiens Chinois porte le titre de grand protecteur de la Chine175. Sa fête du mois de mars a été célébrée dans notre Collège avec beaucoup de pompe. Une neuvaine avait précédé, un autel avait été dressé comme pour le mois de mai ; une petite boîte recevait les bonnes œuvres que les enfants offraient au Saint patron. Enfin, le jour venu, ses litanies chantées, messe avec encensement, bénédiction, rien ne manqua, si ce n’est le panégyrique. J’avais bien désiré commencer mes prédications en Nankinois par l’éloge d’un Saint à qui je dois tant : j’avais même commencé à écrire, mais des occupations imprévues m’ont forcé d’y renoncer. Je tâcherai de me  Allusion à la coiffure des Chinois qui intriguait beaucoup les Européens et était pour eux un véritable signe distinctif. 173  Saint Claude La Colombière s.j. (1641-1682) a été à l’origine de la diffusion du culte du Sacré-Cœur. Il fut canonisé seulement en 1992. La Conception : raccourci pour l’Immaculée Conception. 174   Jean Népomucène (?-1393). Sa fête fut supprimée par la Congrégation des Rites en 1961. En effet considéré comme martyr du secret de la confession il fut en fait victime avec deux compagnons de la colère irraisonnée du roi Venceslas IV de Bohème. À ne pas confondre avec son homonyme Jean-Népomucène Neuman, Rédemptoriste décédé en 1860. Premier évêque des États-Unis canonisé en 1977 175  En effet St Joseph a été choisi comme patron de la Chine dès 1668 par l’ensemble des missionnaires. Le P. Intorcetta (cf. supra) fut chargé d’aller demander au Pape Clément X de le confirmer. En outre c’est une dévotion chère à la Compagnie et beaucoup de Collèges sont sous son vocable. Sa fête principale est le 19 mars. Un eucologe est un livre contenant les prières propres aux dimanches et jours de fêtes. L’A. a écrit Un mois de St Joseph, grand patron de la Chine, Tchely Sud Est, 1862. Réédité en 1865. 172

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venger le jour de son Patronage176. Mes prémices en ce genre ont été pour l’Annonciation de la Ste Vierge. Vous vous étonnez sans doute, mon Révérend Père, de mes progrès ou de mon audace. Il avait d’abord été décidé que je ne m’appliquerais qu’au Mandarin qui est la véritable langue de la Chine. Mais les circonstances et la disette d’ouvriers me forcèrent de me jeter dans le Nankinois, presque le seul entendu du plus grand nombre de nos chrétiens. Au fait, je n’en sais pas bien long : les occupations extérieures m’ont laissé jusque ici bien peu d’espace pour l’étude. Quoiqu’il en soit les élèves se font peu à peu à mon jargon et m’entendent suffisamment. J’en suis déjà à ma seconde instruction et à mon catéchisme. Voici comme je m’y prends. Quand je prépare mes Avents ou mes Carêmes177, j’appelle dans ma chambre mon catéchiste qui me comprend mieux que les autres. Je lui dis en écrivant ce que je compte expliquer aux enfants. M’échappe-t-il un mot qui ne serait pas compris ? Il change, et j’écris sous sa dictée. Avec cela, vous jugez des sensations vives et prolongées178 qui doivent suivre mes prédications. Puissent-elles au moins déposer dans le cœur de ces jeunes plantes quelques germes qui produisent des fruits en son temps. Puissentelles leur faire apprécier une religion que beaucoup de Chinois professent sans presque la connaître179 ! On sait bien généralement la lettre du catéchisme : elle est même ordinairement exigée par les catéchistes avant d’être admis au Saint Tribunal180. Mais vous savez bien, et l’on peut bien dire ici avec l’Apôtre, quoique dans un sens un peu différent littera occidit181. Ceux que le bon Dieu enverra à notre aide sauront par leur expérience combien il est avantageux d’apporter ici ses sermons, ses instructions, catéchismes etc. On n’a presque plus alors qu’à traduire182.

176  Sans doute le 7 mai suivant, troisième dimanche après Pâques. Cf. supra. L’Annonciation se fête le 25 mars. 177   Les prédications pour les dimanches d’Avent et de Carême. 178  Une citation, peut-être détournée de son sens initial, dont nous n’avons pu retrouver l’origine. 179  Il veut évidemment parles des Chinois déjà chrétiens mais qui pendant des décennies n’ont pas eu ou peu de contacts avec des prêtres. 180  Manière courante à l’époque de parler du sacrement de Pénitence. 181   La lettre tue. 2 Co. 3,6. 182  Comme on peut en juger, il peut y avoir des risques d’incompréhension !

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Au reste, voilà dorénavant tout mon ministère concentré dans l’enceinte de mon petit collège. Un prêtre chinois est chargé d’administrer les Sacrements à l’extérieur183. Le P. Gotteland qui n’habite pas ici habituellement, viendra tous les mois entendre les confessions des élèves. Monseigneur viendra de temps à autre passer quelques instants dans la maison. Pour moi, j’y suis toujours, et en l’absence de Sa Grandeur, j’ai toute la maison sur les épaules184. Maintenant un mot du Japon. Tout ce que je vais vous en dire, je le copie sur les pièces originales que Monseigneur m’a communiquées. Une lettre de la Sacrée Congrégation de la Propagande en date du 30 juin 1840, s’exprime ainsi en Italien185 : La Sacrée Congrégation se propose de se servir de ces trois Religieux (Jésuites) et des autres (Jésuites) qu’on pourra envoyer dans la suite pour rouvrir la mission du Japon, lorsqu’il plaira à la divine Providence de faire briller de nouveau la lumière de l’Évangile dans ces régions désolées, et d’enlever les obstacles qui s’opposent à l’entrée des ministres sacrés. Et dans une lettre du 12 avril 1842, elle dit au même Monseigneur de Besi. Quant à la mission du Japon, on déjà recommandé à V.G. d’en procurer l’ouverture, s’il y a dans le diocèse de Nankin un lieu propice. Cette même lettre portait encore. Le Vicaire Apostolique de Corée à qui on a confié pour le moment la juridiction sur le Japon, cherche aussi les moyens de rouvrir cette mission, et nous a informés qu’il avait tenté d’ y faire entrer deux Catéchistes186 . Mais une lettre de Pékin reçue vers la fin d’Avril 1843 apprenait à Mgr, que le Vicaire Apostolique de Corée avec deux autres missionnaires Européens ont subi glorieusement le martyre le 20 septembre 1840 : 200 chrétiens ont eu le même bonheur187. Enfin dans une lettre de Macao, 17 décembre 1842, Monsieur Libois, procureur 183   Pour des raisons de sécurité. Quelques rares prêtres chinois peuvent seconder les Pères. 184  Et avec élégance il nous est exposé que c’est une lourde tâche. 185   L’A. a donc traduit lui-même 186   La chronologie est intéressante car elle montre que la Mission ou du moins son souhait est antérieur à l’ouverture. Rappelons que le premier traité qui commande une petite ouverture aux étrangers date de 1854 et l’Ere Meiji ne commence qu’en 18671868. 187   Laurent-Joseph-Marius Imbert, MEP, évêque de Capsa (1796-1839). Il y a une erreur, il s’agit de 1839 et non 1840. Nous voyons la lenteur des communications à l’intérieur de l’Asie. Certes il est fait une seconde fois allusion au martyre mais il s’agit simplement de rapporter un fait avec d’ailleurs un détachement certain.

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des Missions Étrangères dit : Le Conseil Espagnol nous offrit six Japonais naufragés, qui lui avait adressé le Gouverneur des Iles Philippines pour leur trouver une place. J’en ai envoyé deux à Mr Joset : il m’en restait quatre, dont un avait une plaie invétérée de 10 ans qui n’a pas tardé à le conduire au tombeau. Les trois qui me restent commencent à dire quelques mots : mais ce n’est pas encore suffisant ni pour les instruire ni pour avoir des renseignements bien certains sur leur pays. D’après ce qu’on a pu tirer d’eux, il paraîtrait qu’il y a encore des chrétiens, et que l’un d’eux en connaît même plusieurs : toutefois notre sainte religion y est toujours proscrite. Le R.P. Joset en avait pris deux, le Capitaine [celui] qui est le plus instruit de tous et le plus robuste188 : mais le départ du R.P. Brueyre de Chusan n’a pas permis qu’on les envoyât aux RR. PP. Jésuites. À toutes ces lettres j’ajouterai qu’un Missionnaire français et deux élèves Coréens que j’ai connus à Macao se trouvent dans le Leotam d’où ils espèrent pénétrer dans la Corée : jusqu’ici point d’espoir. Un des élèves s’est déguisé en mendiant pour passer plus aisément. Voilà, mon excellent Père, tout ce que nous savons sur ce pays qui intéresse tant d’âmes généreuses. Si j’apprends quelque autre chose dans la suite, je ne manquerais pas de vous le faire connaître. Je suis etc. [10] 10 ème lettre Les problèmes linguistiques pèsent lourdement et les premières impressions sur le système politique et administratif chinois ne sont guère favorables. Nous voyons qu’ils sont déjà plongés dans le quotidien de la mission. Du R.P. Gotteland, à un Père de la même Compagnie. Kiang-nan, le 18 mai 1843, Mon Révérend Père, P.C. Un petit séminaire d’une vingtaine d’élèves et une retraite pastorale d’une huitaine des prêtres seraient deux œuvres inaperçues en France : en Chine ce sont deux merveilles aussi surprenantes l’une que l’autre ; et ces deux merveilles notre digne Évêque a été assez 188  Ce dernier membre de phrase n’étant pas très clair, nous avons rajouté [celui] qui lui donne un sens cohérent. Quant au Capitaine nous n’en savons pas plus.

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habile, assez heureux pour en gratifier tout récemment son diocèse. Je laisse au P. Brueyre chargé du Séminaire, le soin d’en faire la description189. La seconde œuvre m’ayant été dévolue, il est de mon devoir d’en dire au moins quelques mots. Cette retraite n’était que pour les prêtres indigènes qui travaillent dans ce vaste diocèse. Le difficile était moins de les réunir que de rassurer sur cette réunion les frayeurs non seulement des fidèles, mais des retraitants eux-mêmes. Enfin à force des soins et des précautions les craintes se sont calmées190, et sept de ces prêtres ont pu suivre pendant huit jours les exercices. La maladie avait empêché le huitième de s’y rendre. Monseigneur présidait, donnant à tous l’exemple de l’assiduité et du recueillement ; et grande a été sa consolation, à la vue des fruits opérés dans l’âme de chacun des retraitants. On peut bien dire que c’est ici la grâce de la Compagnie191. Car j’étais complètement neuf dans ce genre [de] ministère. Ajoutez que les prêtres chinois, ayant peine, faute d’exercice, à lire le latin couramment, il me fallait outre la fatigue ordinaire des exercices, remplir encore, matin et soir l’office de lecteur pendant tout le temps des repas : ce que j’ai trouvé plus fatigant que tout le reste. Monseigneur termina la retraite par la bénédiction solennelle du St Sacrement. Là encore la même voix qui venait de faire pendant huit jours tous les frais de lecture et de prédication, dut se charger presque à elle seule de tous les frais de chant. Certes cette voix est loin d’être merveilleuse : et celui qui la manie, plus loin encore d’être un Orphée. Eh bien il pourrait dire, sans grand sujet de gloire, qu’en comparaison du clergé chinois, il chante divinement. Depuis mon arrivée en Chine, mon Révérend Père, j’ai déjà bien couru, et je cours. La chrétienté d’où je vous écris en ce moment, si petite, si pauvre qu ’elle soit aux yeux de la chair, est aux yeux de la foi bien grande et bien digne d’intérêt. Elle se compose de cette

 Ce qui a été fait dans la lettre précédente comme on l’aura remarqué.   La crainte d’avoir des difficultés avec les autorités politiques. 191  Effectivement une des spécialités de la Compagnie est de donner les Exercices Spirituels. Cf. supra. En 1929 Pie XI par l’Encyclique Mens nostra prône les Exercices de St Ignace comme étant la meilleure forme de retraite. L’année précédente la Constitution apostolique Summorum pontificum proclame St Ignace, patron de toutes les retraites spirituelles. 189 190

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illustre famille qui reçut à Chang-Haï le P. Matthieu Ricci192 et qui figurait parmi les plus nobles du pays. Sa pauvreté présente, ouvrage des persécutions, atteste en même temps son héroïque constance dans la foi de ces pieux ancêtres. Cette longue continuité des persécutions et de vexations de tout genre qui compte déjà environ deux siècles et demi, en faisant éclater le courage des familles qui ont persévéré, est aussi la cause de l’excessive timidité de nos chrétiens actuels. Leurs frayeurs ont beau avoir leur justification dans le passé, elles n’en ont pas moins leurs inconvénients de plus d’un genre. Quelque liberté que nous laissent présentement les mandarins193, on ne peut guère en jouir, et le missionnaire est condamné à une demi-captivité. Les voyages deviennent par là assez pénibles. Il faut presque toujours voyager en litière ou en barque fermée : ce qui prive le pauvre voyageur d’air, de jour et surtout de mouvement. Aussi je me félicite quand sur la tombée de la nuit, ou dans les lieux moins exposés, les chrétiens me disent : Père, vous pouvez marcher. Rendu au terme de ma course, le cercle habituel de mes fonctions est de dire la messe, de prêcher, d’administrer les malades, de baptiser les enfants et entendre des confessions de nécessité194. Je dis de nécessite, car il m’est bien plus facile de me faire entendre que d’entendre. Je prêche presque d’abondance, et n’entends presque rien à ce que les chrétiens se disent entre eux ou me disent à l’oreille. Cette différence s’explique facilement. Pour prêcher il me suffit de savoir assez de Nankinois pour faire comprendre d’une manière quelconque mes idées à mon catéchiste. Il me sert aussitôt de grammaire et de dictionnaire vivant. Je traduis à tête reposée : je tâche de bien représenter les sons nankinois par nos lettres européennes : j’ap-

192   Plus connu sous son prénom italien. Matteo Ricci (1552-1610) figure la plus emblématique et la plus connue de l’Ancienne Compagnie en Chine. Son ouverture à la culture chinoise peut en faire un précurseur de l’inculturation. Bibliographie immense. Signalons J. Besineau Matteo Ricci : serviteur du maître du ciel Paris, Desclee de Brouwer, 2003. 193  Conséquence peut-être du Traité de Nankin (1842) qui mit fin à la guerre de l’Opium, bien qu’il ignore complètement les questions religieuses. Il obligeait la Chine à ouvrir cinq ports, dont Shanghai, au commerce étranger. Le degré de tranquillité des missionnaires dépend en partie du bon vouloir des mandarins locaux. 194  En cas de grave danger.

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prends par cœur et à loisir : enfin je débite comprenant bien ce que je dis et l’on m’entend. C’est tout autre chose pour les conversations et les confessions. Souvent l’oreille ne saisit que la moitié des mots d’un lieu à un autre les termes sont tout différents, et quand les mots sont les mêmes, c’est la prononciation qui varie. Si donc il y a trois manières d’exprimer une même chose, il suffit pour me faire entendre, que j’en possède bien une : pour entendre à mon tour, il faut que je les sache toutes ; sinon il y trois à parier contre une que je ne comprendrais pas. Les anciens missionnaires étaient bien plus avantagés que nous du côté de la langue : ils pouvaient se borner à ne savoir que le mandarin beaucoup plus facile de toutes manières. Grâce à leur nombre qui leur permettait d’être plus assidus dans le même endroit, ils avaient comme forcé les fidèles à se familiariser avec cette langue par la continuité de la prédication, par le contact habituel, enfin par les livres de religion qui, ainsi que les prières journalières, étaient et sont encore en mandarin. De ces différents moyens il ne reste plus aujourd’hui que le dernier trop insuffisant par lui-même. L’extrême pénurie d’ouvriers évangéliques pendant nombre d’années, a fait oublier la langue dont ils se servaient et la génération naissante ne l’a point apprise ; de sorte que maintenant les chrétiens récitent des prières et apprennent par chœur un catéchisme qu’ils n’entendent plus. Nous sommes trop peu maintenant pour oser ce qu’ont osé nos Pères ; et force nous est de dévorer toutes les difficultés d’un patois, qui déjà si bizarre en lui-même, n’offre encore à celui qui en aborde l’étude, aucune des ressources ordinaires, de grammaire, de dictionnaire ou de livre quelconque. Pour suppléer à ces ressources, voici de mon côté comment je m’y suis pris. À table, en récréation, partout le calepin à la main, je glanais des mots et des phrases, que j’écrivais en caractères européens et m’efforçais de graver dans ma mémoire. J’ai ramassé de cette sorte le plus grand nombre de phrases familières, sans m’occuper le moins du monde des caractères chinois. Bientôt j’ai pu dire quelque chose et me faire entendre ut cumque195 de mon catéchiste. Au bout de 5 mois je suis parvenu à prêcher en Nankinois, et l’on me comprend, dit-on, passablement. Enfin, à l’aide de mon

  Vaille que vaille. Expression latine mais non biblique.

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catéchiste, j’ai tant écrit d’instructions, qu’à présent, comme je le disais, je prêche presque d’abondance. Vous voyez par ces détails, mon Révérend Père, quelle ressource est pour un le missionnaire nouveau-venu le catéchiste196 qui le suit partout. Ce fidèle compagnon est encore bien plus nécessaire sous d’autres rapports. Le missionnaire qui ferait un pas sans lui courrait le danger de ne trouver personne pour lui servir la messe, l’assister ou lui répondre dans l’administration des Sacrements. Celui que je me suis attaché est un jeune homme de 24 ans tailleur de profession, mais plein de moyens, possédant bien son catéchisme et pas mal l’histoire sainte. Il ne me quitte pas, travaillant de son état pour notre compte, lorsque je ne lui donne pas d’autre occupation. Outre la nourriture, ses gages sont de 14 à 18 piastres, par an, suivant que je suis plus ou moins content de ses services. Quelques mots maintenant sur le moral du pays. Ce que vous allez en voir n’est pas pris du plus beau côté : une autrefois je tâcherai d’y mettre le contrepoids. Vous savez peut-être que les Chinois massacrent horriblement les piastres Espagnoles qui ont cours dans les provinces maritimes. Là n’est point leur tort ; car Mgr. nous a fait faire à nous-mêmes des coins pour les massacrer aussi de notre côté. En voici la raison : la Chine est inondée de piastres fausses, si bien frappées qu’il faut être vraiment expert pour les distinguer ; et les Chinois sont si adroits pour vous les glisser dans la main, que toute votre attention sera inutile contre l’astuce si vous n’avez un signe pour reconnaître celles qui sortent de votre bourse. Mgr. remit un jour deux piastres à un chrétien pour faire quelques emplettes. Il ne se méfiait nullement de ce chrétien qui l’avait plusieurs fois accompagné dans ses courses. À l’instant même où ce chrétien recevait les deux piastres, il les rend à Sa Grandeur lui disant qu’elles sont fausses. Mgr. les considère, et lui dit : Mais ce ne sont pas celles que je vous ai remises. Voyons un peu dans votre manche. Il ouvre les manches de l’individu et y trouve ses deux piastres.

196   Le catéchiste, issu de la population locale, est dans toutes les missions un acteur important d’évangélisation.

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Violer une sépulture en ouvrant seulement un cercueil est ici un crime digne de mort. Dans la province de Canton197, de mauvais drôles voulant faire passer à la douane une grande quantité d’opium, imaginent d’en remplir plusieurs bières, moins la première où ils renferment un cadavre. Pour compléter la fourberie, un d’entre eux se fait traître, prend l’avance, et va dénoncer ses complices comme devant faire entrer force opium, enfermé dans des cercueils se gardant bien de dire ce qu’il y a dans le premier. Les mandarins guettent nos drôles, les arrêtent au passage, et comme de raison, tombent sur la première bière. Comme de raison aussi, grand tapage de la part des contrebandiers qui invoquent les lois de l’Empire, crient à l’outrage envers les morts, etc. On se rit de leurs cris et la bière s’ouvre. Jugez de l’effroi des pauvres mandarins à la vue du cadavre ; jugez du triomphe des drôles. Non seulement tout l’opium passa, ce n’était plus là la question. Il s’agissait maintenant d’acheter le silence de la bande qui se montrait fort disposée à user de ses droits auprès des mandarins supérieurs. Ce silence, on peut le croire, coûta cher. Si on ne veut pas que les Chinois aient toutes les vertus, au moins qu’on ne les accuse pas de manquer tous d’esprit. Au reste, ces pauvres douaniers tout innocents qu’ils fussent dans leur âme et conscience, savaient trop bien que devant la justice, ils n’ y avaient pour eux que chance de pire. L’argent sert à tout dans ce pays, et c’est pourquoi tout leur esprit se tourne de ce côté. Êtes-vous riche ? Gardez-vous de vous d’aller vous impliquer dans quelque affaire que ce soit. Innocent ou non, on sait qu’il y a du sang chez vous, on vous en tirera. Mais aussi êtes-vous coupable, il y a de la ressource : donnez force piastres, et vous voilà blanc comme neige. Les impôts déterminés par les lois sont assez modiques ; mais les mandarins les ont à peu près quadruplés. Et quel remède possible ? Les premiers complices sont à la cour. Voulez-vous un échantillon de leur police ou de leur administration ? Qu’une bande des brigands vienne à jeter la consternation dans le pays, et à donner de l’inquiétude à l’autorité : l’autorité cherchera à communiquer avec le chef, et comme base de capitulation, on lui propose de changer son infâme métier pour un mandarinat militaire. S’il accepte, la paix est faite, et le voilà de chef de bandits transformé en défenseur de la patrie. La Chine a de  Actuellement Guangzhou.

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fort belles lois, mais un peu trop renfermées dans les livres. Après tout, n’est-ce pas comme l’Évangile pour un grand nombre de Chrétiens ? Et si quelque chose doit étonner de la part de pauvres païens, est-ce la contradiction pratique avec ce qu’ils ont conservé des premiers éléments de la loi naturelle198, ou la conservation même de ces premiers éléments au milieu de cette longue nuit d’idolâtrie qui n’a pas encore fini pour le gros de la nation. Combien d’autres peuples, même des plus privilégiés du côté de la civilisation, trouveraient encore dans celui-ci sur certains points capitaux de quoi envier et de quoi imiter ! [11] 11ème lettre Jours et heures du petit séminaire à un rythme semblable à quelque chose près à ce qu’il pourrait être en Europe. Le quotidien l’emporte. Du P. Brueyre, missionnaire de la Compagnie de Jésus en Chine à un Père de la même Compagnie en France. Province de Nankin 22 mai 1843, Mon Révérend et bien cher Père, P.C. C’est au fort d’un grand congé, au milieu des ébats de mes 21 petits séminaristes que je vous écris cette fois. Quoi ! un grand congé en Chine! Oui, mon excellent Père : et voici comment se font les nôtres au Kiang-nan. On vous aura déjà écrit qu’on peut sillonner parcourir en barque presque toute la Province. C’est là ce qui nous procure l’avantage de nous éloigner de temps en temps de notre habitation ordinaire. Vers les 4 h et demie du matin tout le Collège part divisé en deux bandes. Deux barques où l’on trouve tables, croisées etc, ont été disposées d’avance pour les recevoir. Au besoin on peut y préparer à manger. Toujours au moins a-t-on soin de les pouvoir de thé prêt à boire. Grands ou petits, les Chinois ne peuvent pas plus se passer de thé que les élèves européens d’eau froide dans le temps des chaleurs. On se munit aussi de jeux pour la traversée. Le 198   Pour l’Église c’est la loi qui est inscrite dans la conscience de chaque homme, même non chrétien.

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but de la promenade est toujours une chrétienté. Ces chrétientés ont toutes une maison destinée à recevoir les missionnaires avec une chapelle masquée à l’extérieur ; et dans chacune de ces maisons il y a toujours des chrétiens pour en prendre soin. Arrivés au terme de la navigation on se rend directement de la barque à cette maison : j’y célèbre ordinairement la messe. On réchauffe les provisions apportées du Collège, et la journée se passe soit dans l’intérieur de la maison, soit dans le jardin quand il s’en trouve de convenable : mais de courir dans la campagne, pas possible jusqu’à présent, ni de longtemps peut-être. Plus d’un Français s’accommoderait peu de ce genre de promenades, je le sais, mais nos petits chinois en aimeraient autant d’une autre sorte. Mais nous sommes au milieu des païens : une imprudence peut se payer fort cher. Par le même motif quand la barque traverse une ville ou un village, on ferme portes et croisées et l’on parle le plus bas possible. Rentrons enfin dans notre Collège. On y rivalise actuellement avec nos plus fervents pensionnats de France à célébrer le mois de Marie. Dès le premier jour s’éleva un autel tout à fait passable. Deux jolis transparents avec devises et inscriptions en faisaient le fond. Chaque jour, comme à la neuvaine199 de Saint Joseph, chant des litanies en latin, billets offerts à la bonne Mère dans le but surtout d’extirper le défaut dominant. Le 7, fête du patronage du glorieux époux, il y eut de surcroît de faveur et de joie pour le Collège du Sacré Cœur. Mgr. se trouvait au milieu de nous. Il avait choisi ce jour pour établir dans son Séminaire l’Archiconfrérie du Très Saint et Immaculé Cœur de Marie et il m’en nommait le Directeur, même pour tout le diocèse de Nankin200. Dans les lettres qui me sont adressées d’Europe, on me titre aussi quelques fois de missionnaire de Canton. Hélas nous sommes si loin de suffire aux plus pressants besoins des Nankinois ! L’autre mission qui ne parait pas s’élever au delà de 4000 Chrétiens, n’a pour les soigner qu’un Père Franciscain prêté par l’ Évêque de Xamsi et un prêtre indigène. Il est à croire cependant que cette portion du champ 199  Neuf jours consécutifs d’exercices religieux spécifiques en vue d’obtenir une grâce particulière. Dévotion très répandue à l’époque 200  Ce trait est très significatif d’une manière de faire de l’époque : décalquer à tout prix en territoire de Mission, les pratiques de l’Europe.

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du père de famille fournirait une abondante récolte. D’abord le (sic) Canton est aussi pauvre que Nankin est riche ; bonne moisson déjà pour un enfant de la Compagnie. Mais de plus, et sans doute par suite de cette pauvreté même, le caractère des habitants se distingue par une énergie qu’on ne trouve peut-être dans aucune autre province de la Chine. J’ai lu dans une lettre de Mr Bertrand autrefois mon condisciple au Séminaire du Puy, que dans ce moment les conversions des païens ne peuvent se faire que par de simples chrétiens. Ce qu’il écrivait dans les Annales201 il y a un an, est encore vrai aujourd’hui, et le sera probablement jusqu’à ce que la religion soit libre en Chine202. Le lundi de Pâques de cette année, Mgr en a baptisé 24, convertis, je crois, de cette manière203. Le travail des missionnaires consiste à administrer les malades qui les appellent ou viennent les trouver, et à visiter les différentes parties de leur district pour y faire mission, c’est à dire pour y entendre les confessions et y faire quelques instructions. C’est le seul temps ou les chrétiens approchent des Sacrements. La province de Nankin compte environ 80 chapelles avec autant de maisons pour loger le missionnaire ambulant. Le village où je suis maintenant possède une de ces chapelles, où est mort un de nos anciens Pères, dont plusieurs personnes m’ont parlé. Nous avons aussi retrouvé des livres portant les noms de nos missionnaires français. En général, ici comme partout, ces chers devanciers ont laissé un héritage de souvenirs bien utiles à leurs successeurs Je vous envoie quatre petits bons hommes qui vous donnent une idée assez exacte de notre costume et de l’habileté des peintres Chinois204. C’est l’ouvrage de notre maître de Chinois dans le Séminaire : il est aussi peintre, et jouit même de quelque réputation

201   Julien-Pierre Bertrand, MEP (1803-1865). La Lettre est parue dans Annales de la Propagation de la Foi, 14 (1842) p. 73-80. 202   Grâce à la mission diplomatique française de Théodose de Lagrené (1800-1862), chargée d’obtenir en premier lieu les mêmes avantages économiques que l’Angleterre et les États-Unis, ce sera obtenu, au moins partiellement par le Traité de Huangpu (Whampoa) en octobre1844 ou plus exactement par l’édit impérial qui suivra de quelques mois. 203  Ce sont des éléments qui peuvent amener à modifier les méthodes missionnaires. 204   Voir planche hors-texte.

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parmi nos chrétiens. Si jamais vous pouviez nous envoyer des images, envoyez-les coloriées : fussent-elles moins belles que les gravures, elles tripleraient de valeur aux yeux de nos Chinois qui ne jugent guère que d’après le brillant du coloris. Inutile donc de mettre du prix à de belles gravures. Les images de Notre Seigneur, de la Sainte Vierge, de St Joseph, de Ste Anne, de St Jean Népomucène, sont les plus recherchées parmi eux. Je regrette bien de n’avoir point apporté une boîte de couleurs : elle nous eût été bien des fois utile dans notre Séminaire. Les Chinois n’ont rien de bon pour peindre sur le papier : leurs couleurs pour la soie sont très peu solides. Jusqu’ici je ne suis pas émerveillé de leur industrie, non plus que de leur police. Mais à une autre fois pour les détails. On nous dit d’ailleurs qu’il faut avoir passé deux ou trois ans en Chine pour pouvoir en juger. Je le crois sans peine. [12] 12ème lettre Très longue missive qui présente pour la première fois une vue d’ensemble sur la Chine et le travail des missionnaires. C’est un véritable rapport de mission où l’on perçoit quelques difficultés. Du P. Estève, missionnaire de la Compagnie de Jésus en Chine, au R.P. Provincial de Paris Ko Kiao le 26 mai 1843, Mon Révérend Père, P.C. Si jusqu’à présent je me suis abstenu de vous écrire, ne l’imputez pas, je vous en conjure, à négligence et bien moins à oubli. Dieu sait quelle place Votre Révérence et toute la Compagnie de Jésus occupent dans mon cœur. Aux missions plus encore que partout ailleurs, on garde précieusement le souvenir de ce que l’on a plus de cher au monde : et comment oublier jamais ceux avec qui on ne fait qu’un dans le Seigneur ? Mais pour écrire d’une extrémité du monde à l’autre, on voudrait avoir du piquant à raconter ; et quand on a rien de ce genre, on aime mieux se taire. Je vous écris cependant, mon Révérend Père, pour satisfaire à un de mes premiers devoirs205. Je 205  Rappel de l’importance de la correspondance dans la Compagnie. Cf. Intro­ duction.

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ramasserai tout ce qui me semblera capable de vous intéresser par quelque côté que ce soit, sur ma nouvelle patrie d’abord, puis sur l’état de notre mission, et enfin sur les prémices de mon propre ministère. Sans prétendre faire un traité en règle, permettez-moi de suivre cet ordre pour plus de clarté. 1° Détails sur la Chine206 . {207 Dire que la Chine fait tout à rebours de l’Europe, serait outrer les choses. Le vrai est qu’en fait d’usages et d’idées, il règne entre ces deux filles ou petites filles de Noé208 un système d’opposition qui va assez loin. Vous en jugerez par cet échantillon. Si l’Europe écrit de gauche à droite c’est assez pour que la Chine écrive de droite à gauche. Si l’une donne la place d’honneur à la droite, l’autre la donnera à la gauche. Si le respect chez l’une fait ôter le chapeau, chez l’autre il le fera garder. Si l’une aime les habits étroits, raison pour l’autre de les aimer très-amples. Si l’une multiplie les poches et les goussets à la fantaisie de chacun ; l’autre ne permettra qu’une bourse unique, qui attachée à la ceinture suffira à contenir et l’argent et même tout le bagage. Si le deuil d’Europe est en noir, concluez qu’en Chine il sera en blanc. Si l’Européenne en fête choisit le blanc, la Chinoise, au moins dans les campagnes, ne manquera pas de choisir le noir. Si l’Européen tire vanité d’une chevelure frisée, touffue, c’est que pour le Chinois se rase la tête par devant, par derrière sur les 206  On ne peut s’empêcher de penser que le procédé littéraire d’opposition entre la Chine et l’Europe employé par l’A. est inspiré de l’ouvrage de 1585 d’un de ses Compagnons, au Japon, encore publié de nos jours : Europe et Japon ; Traité sur les contradictions et différences de mœurs écrit par le R.P. Frois au Japon, l’an 1585. Préface de Cl. Lévi-Strauss, Paris, Chandeigne, 1998. Comme nous l’avons déjà signalé il y a un souci de prendre du recul par rapport à la réalité chinoise. 207   { } Ainsi que les suivants de la même Lettre, sont parus dans Annales de la Propagation de la Foi, 16 (1844), p. 320-322. De fait ces passages ont été entièrement réécrits de manière beaucoup plus plate leur enlevant une bonne partie de leur saveur. En outre ils ont été « montés » dans un ordre différent. 208   Patriarche biblique, d’après la Bible seul rescapé avec sa famille du Déluge et par conséquent Père de toute l’humanité. D’un point de vue théologique, il y a une unité du genre humain dont tous les missionnaires sont convaincus : les hommes sont frères et donc destinés à être sauvés quelque soit le jugement négatif porté sur eux. Cf. supra. À cet égard particulièrement significatif est le sermon prononcé à Lyon le 3 décembre 1823 qui marque en quelque sorte l’officialisation de la toute jeune Œuvre de la Propagation de la Foi, dans Annales de la Propagation de la Foi, 1 (1837), p. 21 et suivantes

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côtés, et ne dérobe au rasoir que l’endroit juste où la tête du Chartreux et de bien d’autres s’y soumet 209. Enfin plus l’idée de mobilité entrera dans l’Europe appelle mode, plus l’immobilité caractérisera-t-elle ce que la Chine appelle usage. Passons à l’hygiène. Le médecin d’Europe met son malade à la diète : concluez que celui de Chine lui prescrit de manger. Au fort de l’été on aime en Europe les boissons froides et même [à] la glace : concluez qu’en Chine plus il fait chaud, plus on veut le thé chaud : quand il brûle la langue et le gosier, c’est délicieux.} Une mère européenne interdit sévèrement à ses enfants les fruits verts : autres délices du Céleste Empire. Autant l’Européen aime les légumes bien cuits autant le Chinois les aime-t-il demi-crus ; et de même que le riz lui sert de pain, et le thé de boisson ordinaire, ainsi le porc tientil lieu de presque toute autre viande. Parlerai-je de la manière d’apprêter, de présenter et de prendre les mets ? La batterie de cuisine, si variée en Europe, se réduit ici à une espèce de chaudière, où presque tout cuit pêle-mêle. Tout ce qui couvre la table semblerait venir de cages d’oiseaux. Les mets sont tous servis dans un plat commun, mais coupés par morceaux, comme pour des oiseaux. Les deux bâtonnets qui remplacent cuiller, fourchette et couteau, se prendraient, à la beauté près, pour des échelons d’oiseaux captifs : les verres par leur forme, leur matière et leur grandeur, rappellent également ceux où boivent les oiseaux. Les maisons ne pouvaient manquer d’entrer dans la conspiration universelle contre les usages européens. Aussi d’abord n’ont-elles qu’un seul étage ; puis au lieu de vitres, ce sont des écailles de poissons dont l ’épaisseur ou l’opacité ne donnent qu’un demi-jour ; enfin c’est chose inouïe qu’une cheminée ailleurs qu’à la cuisine210 ; et le manque de bois fait que le principal combustible est la paille avec un peu de charbon de pierre. {Entrons dans les écoles. La méthode européenne est d’expliquer ce qui doit être appris : donc la méthode chinoise sera d’apprendre d’abord par cœur ce que le maître expliquera ensuite. Si l’écolier d’Europe ne se tait pas toujours en temps d’étude, du moins il le doit ; et s’il y manque, il le fait le plus bas possible. Sans vouloir prononcer  Allusion à la tonsure alors obligatoire pour tout clerc.   L’A semble ignorer que c’est le cas dans certaines régions de France, et dans beaucoup de maisons modestes. 209

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sur le mérite des deux règlements, toujours est-il que l’écolier Chinois a ordre d’apprendre ses leçons tout haut : jugez au moins du vacarme, lorsque dans une nombreuse école, on crie à tue tête chacun de son côté. C’est surtout dans le langage que l’esprit d’opposition est remarquable. Rien de plus facile à un Européen, particulièrement à un Français, que de connaître la construction des phrases chinoises : il n’a qu’à prendre le contre-pied du génie de sa propre langue. Nous disons deux ou trois les Chinois diront trois ou deux. Courte ou longue, la phrase commencera par où nous la finirions, et finira par où nous la commencerions, à quelques mots et avec des exceptions qui confirment la règle. Voyons pour les idées. La profession des armes si honorable ailleurs ne jouit ici d’aucune considération. La danse dont l’Europe fait le plaisir du prince, comme du valet, du bourgeois et du paysan, n’est permise ici qu’à l’histrion.} Que les femmes sortent de leurs maisons à peu près comme les hommes, c’est tout simple en Europe : ici on en serait fort étonné. Dans les mariages européens la femme apporte la dot : ici la famille du mari paie à l’autre famille une somme d’argent plus ou moins considérable en gages des conventions faites. {Mais rien ne tranche avec nos goûts et nos manières comme ce qui concerne la pensée de la mort. À quel Européen viendrait-il jamais à l’esprit de témoigner son affection, sa reconnaissance ou son respect pour le cadeau d’une bière à l’usage futur de celui qui la recevrait ? Eh ! bien, au Céleste Empire un tel présent est du meilleur ton. On est tout aussi flatté de le recevoir que fier de l’offrir. Bien plus, une bière, sa propre bière future, est un objet de luxe dont on fait montre jusqu’au moment d’y entrer pour n’en plus sortir. N’allez pas croire qu’alors enfin la bière va déloger avec le contenu. Les imaginations chinoise ne s’effraient pas plus de la présence d’un cadavre que de la vue d’une bière ; et ce qu’on a hâte d’enlever ici on le conserve précieusement le plus longtemps possible. L’Empereur a beau le défendre. Il ne manque pas de Chinois qui s’exposent à une punition sévère pour garder des morts chez eux des années entières,} les Chrétiens, afin de pouvoir tous les jours jeter de l’eau bénite sur la dépouille mortelle de leur parents ; les paysans pour satisfaire leurs superstitions. {Il est même des localités où le précieux dépôt occupe l’endroit de la maison le plus exposé aux regards des allants et venants. Entrant un jour dans une maison, la première chose que j’aperçus se 182

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furent deux bières, l’une à droite, l’autre à gauche de la porte d’entrée. Je dis à un enfant de 14 ans : Mon petit ami, sans doute, il n’ y a rien là dedans ? – Ici il y a papa, et là il y a maman, me répondit-il en riant. J’ai vu aussi les champs hérissés de petits monticules qui recouvraient des tombeaux et ressemblaient à des cimetières. Les défunts de la famille doivent rester ou dans la maison ou tout auprès. Du reste l’Empereur ne redoute pas plus que ses sujets la pensée de la mort. Il n’est pas plutôt monté sur le trône qu’il doit faire travailler à son tombeau, au-dessous de son palais ; et quelque part qu’il aille, un tombeau le précède.}Oh ! L’excellente recette pour bien vivre et bien mourir ! Que de chrétiens devraient profiter d’un tel exemple, et marcher toujours accompagnés sinon d’une bière, au moins des saintes et sérieuses pensées qu’elle fait naître211. Sous un autre point de vue, ces usages confirment ce qu’on sait assez en Europe de la piété filiale et de l’autorité paternelle, comme traits caractéristiques de la nation chinoise. L’une et l’autre ont certainement leurs excès ; la première puisqu’elle va jusqu’au culte religieux ; la seconde, puisqu’elle [est] sans limites et s’étend jusqu’au droit de vie et de mort. Mais ces excès mêmes prouvent au moins la chose ; qui à son tour, en donnant la raison la plus plausible de cette durée incomparable entre tous les Empires mentionnés par l’histoire, fournit en même temps la plus illustre garantie des promesses renfermées dans le quatrième précepte212. Quoiqu’il en soit, pour ne parler cette fois que des excès, si les parents ont sur la vie de leurs enfants un si terrible droit, à plus forte raison peuvent-ils les vendre comme bon leur semble. Parmi les païens le cas n’est pas rare ; c’est même l’ordinaire des fumeurs d’opium. Quand il ne leur reste plus rien, ils finissent par vendre femme et enfants. Un enfant de 8 à 9 ans se vend 15 à 20fr. Une fois vendu, le voilà esclave à tout jamais lui et toute sa postérité jusqu’à ce qu’il plaise au maître d’accorder l’affranchissement. Pour tirer un bien de cet usage maudit, les missionnaires recommandent aux chrétiens d’acheter des enfants, afin

 Topos banal de la piété de l’époque que reprend l’A. dans la lignée du Pensez y

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bien. que.

  4ème commandement : Tes Père et Mère honoreras suivant la formulation de l’épo-

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de les instruire et de les baptiser213. Un certain nombre de ces infortunés entre ainsi dans le sein de l’Église, qui, comme une bonne mère leur donne tout à la fois la vraie vie, la vraie liberté et le vrai bonheur. La loi n’autorise pas moins les pères à marier leurs enfants sans le moindre égard à leur volonté. L’enfant encore à naître peut-être fiancé sous condition. Les fiançailles sont uniquement l’affaire des parents. Leur consentement est, à bien dire, le seul requis devant la loi. Qu’il y ait sympathie ou non entre les futurs ; peu importe, il faut obéir. L’Eglise a besoin de toute son autorité pour faire entendre raison sur ce dernier point aux parents chrétiens214. Aussi dans ce diocèse est-ce un cas réservé215 de fiancer un enfant avant l’âge de raison, ou, s’il y est parvenu, sans le consulter. Quant à la présence du pasteur pour la célébration du mariage, comme le Concile de Trente n’a pas été promulgué en Chine, elle n’est pas nécessaire pour la validité du Sacrement : toutefois Mgr l’exige toutes les fois qu’elle est moralement possible216. Ne me demandez pas, mon Révérend Père, quel est le caractère dominant chinois. Je ne le connais pas encore assez pour vous répondre pertinemment. Je crois aussi que l’on pourrait donner à cette question des réponses contradictoires sans blesser la vérité. Qu’y at-il de plus contradictoire que la gravité et la légèreté, la mélancolie et l’extrême gaîté, la ruse et la franchise, la bravoure et la timidité, une humeur quelque peu farouche et toute la douceur de la plus exquise politesse, le luxe et la simplicité des premiers âges ? Eh ! bien tout cela peut s’affirmer des Chinois. C’est qu’il y a Chinois du Nord et Chinois du Midi, Chinois de l’Orient et Chinois de l’Occident. Ajoutez Chinois de l’intérieur et des frontières, des montagnes et des 213  C’est dans ce but qu’a été créée l’œuvre de la Sainte Enfance en 1843 par Mgr Charles de Forbin-Janson (1785-1844) évêque de Nancy. 214   Là aussi l’A. semble oublier qu’en France à l’époque il y avait beaucoup de mariage « arrangés ». 215  Expression canonique qui indique que l’exemption relève de la seule autorité de l’évêque. 216  En effet ce sont les époux qui se donnent le sacrement de mariage et non le prêtre qui est seulement le garant de sa validité et de sa licéité au nom de l’Église. Ceci explique que ce soit seulement au Concile de Trente que la présence du prêtre soit devenue obligatoire. Or dans le régime de non séparation de l’Église et de l’État de l’Ancien Régime, les décrets du Concile devaient d’abord être acceptés par le pouvoir politique, pour pouvoir être appliqués.

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plaines ; enfin Chinois que le commerce met en perpétuel contact avec les Européens, et Chinois qui connaît à peine les étrangers de nom. Si l’Europe, dans des limites assez restreintes d’une seule de ses nations nous offre les nuances si tranchées du Breton et du Gascon, de l’Auvergnat et du Normand, du Parisien et du Picard, qu’est-ce sur une surface comme celle de la Chine ? Après tout, je ne puis parler que de ce que j’ai vu ou entendu, et jusqu’à présent j’ai fort peu vu, et encore moins entendu. Les Nankinois paraissent d’une humeur douce et joviale. J’avais laissé dire que le front des Chinois ne se déridait jamais. Ici, j’ai plutôt vu le contraire. Hommes, femmes, enfants, c’est ordinairement à qui rira et parlera davantage. Les enfants ont bien, à leur première rencontre, un petit air timide : mais on ne tarde pas à les reconnaître tout aussi espiègles, tout aussi avisés, qu’en tout autre pays du monde, sans en excepter le midi de la France. À juger des Chinois en général par ceux de cette province, ce serait une étrange erreur que de leur supposer une faible dose d’esprit ou de cœur : ils en une fort bonne et de l’un et de l’autre. Ont-ils eux jusqu’à présent ce qu’on appelle de grands génies ? C’est possible, mais douteux. L’Europe en a eu sans doute. Mais à part ces héros de la science, pour ne parler que de la masse, peut-être en somme trouverait-on ici autant d’esprit que partout ailleurs. Ce qui manque aux Chinois ce sont des maîtres et surtout des Apôtres. Si toute la nation devenait Chrétienne, elle n’aurait rien à envier à aucune autre. Car après tout, pour les nations comme pour les individus, unum est necessarium217, même pour ce qui est du bien temporel. L’Esprit Saint nous dit bien que la science enfle, mais bien loin d’ajouter qu’elle rende plus heureux, il affirme au contraire que science et peine croissent simultanément : qui addit scientiam addit et laborem218. La Province de Nankin se donne 60 000 000 d’habitants. C’est bien possible. Car, à peu près aussi grande que la France et la plus grande de toutes les provinces de la Chine, elle est si peuplée dans un tiers de son étendue, qu’on rencontre des habitants presque partout. Je ne dirai rien cependant, mon Révérend Père, de ses villes. J’en ai bien traversé quelques unes : mais la crainte d’être vu m’a   Une seule chose est nécessaire. Lc 10,42.   Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin. Qo. 1,18.

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empêché de presque rien voir. Je n’ai vu que les campagnes qui sont très bien cultivées. Grâce à d’innombrables canaux, l’eau y circule partout. Veut-on inonder un champ pour y semer du riz ? On y fait monter l’eau à volonté au moyen d’une machine à engrenage qu’un bœuf met en marche en tournant. On récolte deux fois l’an. Le paysan est très laborieux dans les temps de culture et de récolte. N’y a-t-il plus rien à faire aux champs ? Le pauvre se livre à quelques ouvrages des mains ; le riche se repose. Mais dans son repos même, le Chinois fait toujours quelque chose. Il prend force thé et fume. Ses délices sont d’aspirer à longs traits la fumée et de la renvoyer non seulement par la bouche, mais encore par les narines : les plus habiles la renvoient même par les oreilles. 2° État de la religion Un étranger, qui, transporté tout-à-coup dans la province de Nankin en visiterait les différentes chrétientés, croirait tout le pays catholique. Les chapelles y abondent et désemplissent à peine les dimanches et fêtes. Qu’il s’en faut cependant que cette immense province ne compte que des Chrétiens ! Ils ne sont guère plus d’un sur mille payens, puisque sur les 60 000 000 d’habitants il n’y a plus maintenant que 60 à 70 000 chrétiens. Depuis quelques années le nombre augmente : mais qu’il est loin encore de ce qu’il fut jadis ! Les persécutions et surtout la disette d’ouvriers évangéliques ont fait tant d’apostats219 ! Mgr a baptisé cette année 40 païens au moins : il dispose actuellement au même bonheur une centaine environ de catéchumènes. {Une chose bien remarquable et qui parait certaine, c’est que dans un grand nombre de familles qui ont apostasié, on conserve soigneusement depuis longues années des crucifix, des chapelets, des médailles, des images, des livres de religion. En échange de ces objets précieux, les chrétiens ont beau faire des offres, quelquefois considérables d’argent. Les possesseurs ne veulent point s’en dessaisir : Nos ancêtres, disent-ils, attachaient le plus grand prix à ces objets ; peut-être un jour les descendants s’estimeront-ils heureux de les trouver dans la famille.} Mgr pense que s’il y avait seulement 30 à 40 missionnaires dans cette province (pour 60 millions d’âmes ce n’est pas trop), le nombre de chrétiens doublerait rapidement. Je me repré Cf. introduction pour la situation religieuse.

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sente ces pauvres idolâtres, tout idolâtres qu’ils sont, levant du sein de leurs ténèbres, des mains suppliantes vers tous les religieux et novices de la Compagnie de Jésus, et particulièrement vers les Supérieurs qui peuvent leur envoyer du secours. Il me semble entendre tous ces infortunés nous crier à tous, du bord de l’enfer où ils tombent chaque jour par milliers : miseremini, miseremini mei, saltem vos, amici mei : Prenez pitié, prenez pitié de nous, au moins vous autres, amis de J.C. et des âmes qu’il a tant aimées ! Vous dont les Pères ont sauvé nos ancêtres, nous laisseriez-vous périr éternellement 220 ? {Ce qui n’est point une supposition, mon Révérend Père, et ne peut manquer de vous causer de la joie, c’est que le souvenir de nos anciens Pères est encore tout vivant dans le cœur des Chinois.} Quoique les Chinois d’aujourd’hui ne les connaissent que d’après les récits de leurs aïeux, ils en parlent comme s’ils eussent toujours vécu avec eux, et en des termes qui expriment la plus profonde vénération, unie à la plus vive reconnaissance. Pourquoi taire ce qui est bien plus propre à couvrir de confusion qu’à inspirer de l’orgueil ? Par exemple, que le seul nom de missionnaire de la Compagnie de Jésus réveille partout ici un sentiment tout particulier de respect, et faire naître aussi partout les plus grandes espérances. Oui, mon Révérend père, si vous veniez ici, vous verriez que les Chinois, je parle des Chinois de la province de Nankin, appellent de tous leurs vœux les enfants de St Ignace221. Au reste rien n’égale leur respect pour leurs missionnaires, quels qu’ils soient. En Europe on croit faire beaucoup d’honneurs au prêtre en se découvrant devant lui. Ici on commence par se mettre à genoux ; ensuite on touche, ou plutôt on frappe la terre du front. Il en est qui pour témoigner plus de respect, frappent ainsi jusqu’à trois

220   Pitié, pitié pour moi, ô vous mes amis ! car c’est la main de Dieu qui m’a frappé. Jb 19, 21. Comme on le voit la traduction de l’A. est « arrangée » pour aller dans le sens de sa démonstration. La théologie veut sauver les âmes en fonction de la conception du Baptême ex opere operato (ayant valeur du fait même) en vigueur à l’époque : quelqu’un de baptisé est quelqu’un de sauvé. 221  Ce rappel est aussi une manière de se placer dans une filiation, la Nouvelle Compagnie héritière de l’Ancienne. Il montre aussi dans l’imaginaire collectif jésuite l’importance de ces religieux, en dehors même du P. Matteo Ricci, qui restent des modèles, au moins en théorie car la réalité est bien différente.

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fois. Au confessionnal où la foi fait envisager d’une manière plus particulière J.C. dans son ministère, on salue de toute sa force. Plus d’une fois j’ai été tenté de dire à de bons chrétiens ou bonnes chrétiennes dont j’entendais résonner la tête sur le bois ou sur la pierre. « Ah ! de grâce, brisez vos cœurs, mais ne brisez pas vos têtes. » En Europe les personnages hauts placés croient honorer un prêtre en l’invitant à leur table. Ici c’est la maître de la maison, si riche, si noble qu’il soit, qui tient à l’honneur d’avoir un prêtre chez lui et de le servir à table, non pas assis à ses côtés et mangeant avec lui, mais debout comme un serviteur. Il ne prend son repas qu’ensuite. Jamais chrétien n’oserait s’asseoir en présence d’un prêtre. Ce respect et la manière de l’exprimer tiennent évidemment des mœurs nationales. La piété s’en ressent également. C’est un peu comme en Italie ; elle est expansive. À confesse, au chemin de la croix, si on ne pleure pas, on tâche au moins de pleurer, parfois même ont fait semblant. Est-ce hypocrisie ? Non certes : c’est preuve du bon désir qu’on a d’être contrit. Quand on prie, c’est à haute voix, avec une espèce de chant ou de psalmodie et avec l’accent qu’expriment les paroles. Chez quelques uns la piété n’est peut-être qu’extérieure, ce qui est toujours quelque chose : chez un grand nombre elle est aussi intérieure. Beaucoup de cœurs ont même de cette foi vive et simple qui obtient tout. Je ne vous citerai qu’un petit exemple. Une brave femme, que j’ai vue et communiée plusieurs fois, avait perdu son chapelet : un gros rat le lui avait enlevé pendant la nuit. (Les rats ici prennent tout ce qu’ils peuvent. Un jour ma chandelle, une chandelle presque toute entière avait disparu. À force de chercher, je la trouvai le lendemain à demi-rongée, sous mon lit, tout au fond, cachée derrière un des pieds du lit. Voyez la malice des rats chinois !) Or donc, la brave femme dont je parle, désolée de se voir sans chapelet, se met à invoquer la sainte Vierge de tout son cœur et lui expose son malheur avec force larmes et force soupirs : Bonne Vierge, lui dit-elle en pleurant amèrement, maintenant que je n’ai plus de chapelet, comment ferai-je pour aller au ciel ? Ah ! venez donc à mon secours ! faites donc rendre mon chapelet au démon qui me l’a emporté. Mon chapelet ! je veux mon chapelet ! Elle commence une neuvaine, jeûne tous les jours : les prières et les larmes n’avoient presque point d’interruption. Le dernier jour de la neuvaine (la bonne chrétienne n’a pu dire à quelle heure, par la raison qu’en Chine, bien moins encore 188

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qu’en Europe, la maison des pauvres ne connaît ni montre ni horloge) le dernier jour de la neuvaine, la nuit déjà close, le rat voleur, poussé par une main invisible, revient avec le chapelet tant pleuré, tant redemandé ; et sous les yeux de l’heureuse chrétienne, le remet à l’endroit juste où il l’avait dérobé. Par ce petit trait, vous pouvez déjà présumer, mon Révérend père, qu’un Missionnaire ne saurait avoir ici une trop grande provision de chapelets, médailles, images, petits-Christ, etc. Les fidèles d’Europe, au moins un certain nombre, font peu de cas de ces objets de piété. En Chine, on brûle d’en avoir. On les regarde comme de préservatifs de tous les dangers. Nombre de faits en attestant une protection toute spéciale de Dieu et de la Très Sainte Vierge, augmentent et justifient de jour en jour la dévotion à cet égard. Qu’une tempête surprenne en mer une misérable barque : si on a une médaille à suspendre au mat, on reste aussi tranquille qu’en plein port. On a tant vu de ces barques ainsi protégées échapper au péril le plus imminent et tant d’autres dépourvues de ce gage de salut, périr tristement ! Les dimanches et les fêtes, nous voyons de bonnes âmes passer une grande partie de la journée passer à réciter le chapelet. Mais là ne se borne pas la piété chinoise. Plusieurs missionnaires se trouventils réunis en un même lieu ? On veut entendre toutes les messes, depuis la première jusqu’à la dernière. Y en eût-il sept ou huit dans la même matinée, on ne bouge pas de l’Église qu’on ne les aie toutes entendues. Mgr m’a raconté qu’il y a deux ans, à la fête de Noël, presque tous les fidèles d’une localité étaient restés dans l’Église depuis 10 à 11 heures du soir jusque vers midi du lendemain. Cette année à pareil jour je me trouvais avec un prêtre indigène. Mon compagnon ayant dit ses trois messes à minuit 222, j’avertis les assistants que je dirais les trois miennes le lendemain au lever du soleil, pensant que c’était assez clairement leur signifier d’aller prendre un peu de repos chez eux. Le lendemain en entrant dans la chapelle, je fus tout étonné de la trouver aussi pleine que la nuit : on ne voulait pas se retirer qu’on n’eût entendu mes trois messes. Une autre occasion où éclate[nt] la foi et la ferveur de ces bons chrétiens, c’est celle de la maladie. C’est surtout alors qu’ils souffrent de la disette de prêtres, et que leur sort est vraiment à plaindre. S’il  Il était de tradition de célébrer trois messes à la suite la nuit de Noël.

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n’y en a point sur les lieux, il faut qu’ils en aillent chercher où ils peuvent, au risque d’expirer avant d’en avoir trouvé. La résidence ordinaire du missionnaire est au centre d’une quinzaine de villes, bourgs ou villages habités en partie par des Chrétiens, et en beaucoup plus grande partie par des païens. Le rayon de chaque cercle est d’environ une douzaine de lieues. Or dix lieues en Chine équivalent pour le temps du voyage à 30 lieues d’Europe, vu qu’on ne voyage qu’en barque, et que les barques chinoises ne vont guères que le jour, et toujours très lentement. Pour en revenir à nos malades, quelque soit leur maladie, eussent-ils une fièvre brûlante, fussent-ils à l’extrémité, au fort de l’été ou de l’hiver, et quelque temps qu’ils fasse, pluie, vent, neige, s’ils veulent recevoir les derniers sacrements, il faut d’abord qu’ils se fassent transporter de chez eux à la barque puis s’embarquer pour une distance de 3, 6, 10 et 12 lieues. Encore faut-il voir comment sont vêtus la plupart de ces pauvres malades, et dans quelle barque ils vous arrivent. C’est presque un miracle qu’ils ne meurent pas en route. N’allez pas croire que ce soit là des obstacles pour nos braves Nankinois. À peine malade, les voilà à la recherche du missionnaire, avant même de songer au médecin, si tant est qu’il y ait médecin ou médecine pour eux. Je ne sache pas qu’il en soit mort en allant chercher les secours de la religion : mais il n’est pas rare qu’ils expirent presque aussitôt après les avoir reçus. J’en ai vu pour ma part mourir, six de la sorte, victimes bien probablement de leur ferveur. C’est déchirant. Mais que voulez-vous ? Pour un que le missionnaire ira visiter, combien d’autres viendront en son absence, et mourront avant son retour ? Quand le malade n’est pas trop éloigné à la bonne heure. Mais si la distance est trop grande, le bien général doit l’emporter. Mgr le veut ainsi223. Je ne prétends pas donner tous nos chrétiens pour des héros de la primitive Église. Ce qu’on peut dire, c’est que la masse est bonne, qu’ils observent généralement les commandements de Dieu et de l’Église, qu’il en est de vraiment pieux, et qu’un très grand nombre s’approcheraient souvent des sacrements, s’ils en avaient la facilité. Mais le petit nombre de missionnaires ne permet à la plupart de se 223  Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas là une critique voilée des manières de faire de Mgr de Besi et du coup le début du conflit qui les opposera.

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confesser et communier tout au plus qu’une fois l’an. Beaucoup ne le peuvent même pas. Par suite de la même disette, l’instruction manque. Les catéchismes et autres livres de religion, les prières mêmes habituelles, qui devraient suppléer en partie à la prédication parce que tout cela est écrit en mandarin, langue que les fidèles entendaient autrefois, mais n’entend plus aujourd’hui. Ce n’est pas tout. Dites à ces bonnes gens qu’il devrait y avoir parmi eux des Saints, tels qu’en ont produits les autres pays. Ils vous répondront qu’il n’est pas encore venu chez eux de Saints reconnus tels par l’Église224. Ils veulent comme de raison qu’on leur donne l’exemple. Je vous avoue, mon Révérend Père, que cette réponse m’a fait une profonde impression. Depuis qu’elle a frappé mes oreilles, je ne suis plus tenté de demander à de pauvres chrétiens dont un grand nombre ne voient pas un prêtre dans une année, pourquoi n’êtes-vous pas des Saints ? mais je veux me demander sans cesse à moi-même : Pourquoi donc toi, qui a entre les mains tous les moyens possibles de sanctification, réponds-tu si mal à la sainteté de ta vocation ? Oh ! plaise à Dieu d’envoyer ici beaucoup de Saints missionnaires! Il n’ y aurait plus bientôt en Chine que de fervents chrétiens. 3° Détails sur mon propre ministère Ces détails ne seront pas bien longs, mon Révérend Père, ni mes chiffres bien ronflants. J’ai entendu jusqu’à présent 557 confessions, administré 70 malades, baptisé 7 enfants, confirmé23 fois225 et béni 3 ou 4 mariages. Ne pouvant être partout où naissent les enfants, on nous les apporte souvent tous baptisés pour leur suppléer les cérémonies. J’entends les confessions quand elles sont faciles. J’étais cet hiver dans une chrétienté peu nombreuse : elle ne compte que 4 000 chrétiens, en bonne partie pêcheurs de profession. La Chine et bien d’autres pays n’ont peut-être pas de meilleurs chrétiens que ces bons pêcheurs : mais je ne crois pas non plus qu’il y ait plus pauvres qu’eux au monde. Pas d’autre habitation qu’une misérable barque qui se transforme par forme d’héritage de père en fils, et qui ordinairement serait beaucoup mieux à sa place dans le feu que  C’est-à-dire canonisés.  Normalement le pouvoir de confirmer revient à l’évêque, mais il a la possibilité en certaines circonstances de déléguer. 224 225

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dans l’eau. Lorsque je quittai cette chrétienté, bon nombre voulurent se confesser, ne sachant pas quand reviendrait pour eux l’occasion. Je suis maintenant dans une autre de 10 à 12 000 fidèles, un peu plus rapprochés les uns des autres : j’y remplace par intérim un missionnaire malade qui a besoin de repos. Depuis quatre à cinq mois je prêche et catéchise, mais tout au plus suis-je à moitié compris. La grande difficulté du Nankinois est dans la prononciation qui est presque insaisissable, et qui l’est bien certainement pour moi jusqu’à présent. On dit que c’est une particularité de cette langue. On dit aussi que jamais missionnaire n’est parvenu à la bien parler. Il n’en est pas de même de la Mandarine qu’un très grand nombre d’Européens peuvent, au bout de quelques temps, prononcer à peu près comme les nationaux. Ajoutez que le jargon nankinois, comme la plupart des jargons varie suivant les localités. Un naturel s’en apercevra peu, ou se tirera toujours d’affaire. Mais c’est bien assez pour dérouter un pauvre Européen. Mgr ayant été obligé de m’envoyer dans différentes parties du diocèse, maintenant tous les dialectes se confondent dans ma tête. Partout où j’arrive la première fois, la réponse ordinaire à mes questions, c’est qu’on ne me comprend pas. Au bout de quelques jours, on commence à me deviner. Je vais ailleurs, on ne m’entend plus. Que de phrases n’ai-je pas redites peut-être mille fois. J’aborde bien préparé un Chinois à qui je n’ai jamais parlé. Après avoir bien tendu l’oreille, il me demandera ce que je veux dire. J’avoue que je ne m’étais point imaginé une telle difficulté. Puisque c’est la sainte volonté du bon Dieu, pourquoi m’en affecterais-je ? Pourquoi même ne me réjouirais-je pas d’avoir presque à chaque mot que j’articule, occasion de m’humilier profondément en me voyant réduit à la condition des bêtes qui émettent des sons inintelligibles aux hommes ! J’ai composé avec le secours d’un diacre226 chinois qui sait le latin, un certain nombre d’instructions sur les sujets les plus pratiques. Ce mois-ci, mois de Marie en Chine comme en France, je répète dans tous les endroits où je vais, une instruction sur le Très-Saint et Immaculé Cœur de Marie. Bien qu’on n’en saisisse guère que la moitié tout au plus, je les débite avec autant d’aplomb et de joie, que si on n’en perdait pas une syllabe et  Dernier degré avant le sacerdoce. Il n’ y a pas de diacre permanent à l’époque.

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je prie intérieurement le bon Dieu de parler pour moi à l’oreille des cœurs. Il n’ y a de véritablement malheureux au monde que celui qui n’entend pas le langage de Dieu, ou qui, s’il le prie, ne le fait pas de manière à être entendu de lui. Mais que les hommes ignorent ce qu’un autre homme veut leur dire, il est bien aisé de s’en consoler, quand c’est Dieu qui le permet. Dussé-je rester toute ma vie au point où j’en suis, je n’en serai certainement ni moins content, ni moins heureux. Je n’en consacrerai pas moins cependant tout ce que j’aurai de forces et de loisir à l’étude sérieuse que réclame mon ministère. O mon Révérend Père, c’est dans les missions qu’il faut venir pour sentir un peu son néant, et toucher son incapacité, son entière et absolue nullité, relativement au salut des âmes. Quand on ne peut plus dire de suite deux mots intelligibles, qu’il faut recommencer à bégayer comme à l’âge de deux ou trois ans qu’on s’égosille pour n’être compris de personne : oh ! c’ est alors qu’on dit au bon Dieu, non du bout des lèvres, mais sincèrement et du fond du cœur : a.a.a, Domine Deus, ecce nescio loqui, quia puer ego sum227. La connaissance de la langue, telle que l’exige l’exercice du saint ministère, demande beaucoup de temps et d’application. Or dans les missions le temps manque souvent, et sous ce rapport il y a lieu à sacrifice ; le Seigneur en soit béni ! On sent un vif, quelquefois trop vif désir d’apprendre : ce désir devient même comme une petite passion que semble justifier l’extrême besoin des âmes. Alors le bon Dieu, qui ne veut pas d’autre passion que celle de son saint amour, sait par mille circonstances imprévues enlever coup sur coup à l’imparfait missionnaire ce qu’il appelait à tort son temps, puisque le moment présent, comme l’éternité toute entière, n’appartiennent qu’à Dieu seul. Après des semaines, des mois d’étude opiniâtre une interruption quelconque vient donc détacher un peu le cœur. Mais bientôt l’attache recommence de plus belle, et il faut encore que le bon Dieu aide à rompre ce qui lui déplait comme signe de trop peu d’abandon en sa toute-puissance et en sa toute-bonté. C’est sans doute pour cette raison qu’il m’a envoyé dernièrement une petite maladie de trois semaines. J’ai été quelques jours en danger : me voilà tout à-fait rétabli. Je ne vous en parlerais même pas, mon Révérend Père, si la reconnaissance ne m’en faisait un devoir.   Ah ! Seigneur Yahvé, vraiment, je ne sais pas parler, car je suis un enfant ! Jr. 1,16.

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Mais il m’est impossible de passer sous silence les preuves de bonté paternelle et maternelle que m’a prodiguées au moins pendant une semaine Mgr de Besi. Malade lui-même, il poussait l’humilité et la charité jusqu’à dire qu’il voulait être mon serviteur, et il allait luimême à ma place administrer les malades. Quand je le conjurais avec les sentiments de la plus profonde confusion de se ménager, il disait, et il le prouvait bien ; que la santé de ses prêtres lui était plus chère que la sienne ; qu’il importait peu qu’il fut lui-même malade, pourvu que je me portasse bien. Et en effet il compromettait sa propre vie pour soigner le dernier des misérables. J’avoue que j’eusse bien voulu être alors son Supérieur. Il m’enchaînait par l’obéissance. Il y a un reproche à faire à cet excellent Évêque, à ce vrai père des missionnaires, c’est de pousser trop loin la charité. Si je voulais parler de son zèle, de sa piété, particulièrement de sa dévotion à la Très-Sainte Vierge, quand aurai-je fini ? Qu’il me suffise de dire que, malgré ses occupations multipliées au-delà de ce qu’on peut imaginer, puis qu’il a sur les bras, à lui seul, l’administration de deux Diocèses228, dont l’un aussi étendu que la France, il récite tous les jours le petit office de la Ste Vierge, disant qu’il faut bien payer tous les jours un petit tribut d’amour et de reconnaissance à cette bonne mère. Je crois m’être aussi aperçu qu’il récite chaque jour le Rosaire tout entier. En ce moment il s’occupe avec tout le zèle de son âme à établir partout dans ces deux diocèses la Confrérie du Très-Saint et Immaculé Cœur de Marie. Il en a déjà dressé les statuts, et m’a chargé d’en tirer des copies pour les envoyer à tous ses prêtres. Comment une si bonne mère pourrait-elle être avare de bénédictions sur le troupeau d’un tel Pasteur ? Ce cher troupeau lui-même témoigne le plus grand empressement à s’enrôler dans cette incomparable Confrérie ; et il y a lieu d’espérer qu’avant peu, tous en seront, sans en excepter un seul. Il ne se passe guère de mois, mon Révérend Père, où le R.P. Gotteland, le P. Brueyre et moi nous nous voyions au moins une fois. C’est une grande consolation dont nous remercions bien le bon Dieu. Le R.P. Gotteland a donné la retraite aux prêtres et il la donne maintenant aux catéchistes. Je voudrais bien parler chinois comme 228  Nankin et Shan dong. Ce dernier n’est qu’un vicariat apostolique comme nous l’avons déjà dit.

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lui : mais c’est trop d’ambition de désirer parler comme son Supérieur. Le P. Brueyre est chargé du petit Séminaire où il y a 21 élèves qui tous donnent beaucoup de satisfaction à Monseigneur. Je termine, mon Révérend Père, en me recommandant moi et tous les Chinois à vos prières et Saints Sacrifices, ainsi qu’à ceux de tous les RR.PP. et aux chapelets de tous les Frères Coadjuteurs. Il y en a que je ne reverrai que dans le ciel229 ; mais il en est que j’espère revoir ici. C’est un bien grand bonheur de venir dans les missions. Je pense que c’est le plus grand qui puisse arriver en ce monde. Le bon Dieu me l’a accordé, afin qu’il n’y eût absolument personne qui ne pût y prétendre. Veuillez recevoir etc. [13] 13ème lettre

Véritable petit traité sur les moyens de parvenir à la Foi, où se retrouvent les débats théologiques de l’époque : fidéisme et rationalisme avec des positions qui se retrouveront dans les définitions du Concile Vatican I. Mais si l’heure n’est pas encore au dialogue interreligieux – la vérité tout entière ne peut être détenue que par la seule Église catholique – notons le désir de ne donner que des informations véridiques. Le R.P. Gotteland, Supérieur de la Mission de la Compagnie de Jésus en Chine à Messieurs les membres du Conseil Central de Lyon pour l’œuvre de la Propagation de la Foi230. Kiang-nan, 2 juin 1843, Messieurs, J’ai reçu au Kiang-nan, le 4 février 1843, les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser de Lyon, en date du 24 mai 1842. Je profite de la première occasion favorable pour y répondre. En fait

 De fait le P. Estève mourra en 1848, sans être retourné en France.  Cf. Introduction. Bien entendu cette Lettre n’était absolument pas destinée à être publiée dans les Annales. 229

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de communications il y a plus loin peut-être de Chang-hai à Macao, que de Macao à Alexandrie231. D’abord, Messieurs, je vous exprimerai de nouveau notre juste reconnaissance ce, non seulement pour les secours particuliers dont nous avons été l’objet à notre départ de l’Europe ; mais encore pour le zèle avec lequel vous présidez à une œuvre toute de salut, et pour ceux qui y travaillent et pour les pauvres peuples en faveur desquels elle a été instituée. Daigne le Seigneur qui l’a inspirée, embraser de son amour et les associés et les missionnaires, et faire comprendre à tous combien est méritoire devant lui le zèle à procurer sa gloire en sauveur des âmes. Je sens comme vous, Messieurs, quels heureux effets peuvent produire sur les nombreux lecteurs des Annales les lettres des missionnaires, dictées par cet esprit sanctificateur, qui seul peut les soutenir dans leurs laborieux ministères et pleines des faits touchants qui se répètent souvent sur une terre nouvellement éclairée des lumières de la foi. Mais je ne puis qu’applaudir à la réserve que vous mettez à publier certains parallèles entre les fausses doctrines de quelques sectes célèbres232 et les saintes croyances professées dans l’Église de Dieu. Ces sortes de comparaison de quelque manière qu’on les présente ne sont propres qu’à fatiguer les cœurs vraiment catholiques. Un fils bien né n’a pas le cœur plus tendre qu’un catholique fervent, et il n’a pas sur celle qui lui a donné le jour la certitude absolue que possède le catholique éclairé sur l’Église de Dieu : l’enfant peut, après tout, être trompé, et le catholique ne le peut pas. Je sais, Messieurs, que la religion peut tirer avantage de ces sortes de comparaisons et y puiser une nouvelle preuve en faveur des dogmes qu’elle a proposé à notre croyance ; mais je crois volontiers qu’on attache à ces sortes d’arguments beaucoup trop d’importance. Il y a eu de la foi et de la foi bien établie avant qu’on ne sût ce que c’est que Bouddha et le Bouddhisme. Et maintenant encore, si nous voulons rendre un Chinois catholique, nous ne lui parlerons ne de ses King, ni de Foe, ni de Confucius233 ; mais bien de J.C., de ses  Alexandrie en Égypte. Propos éminemment ironique !   L’A. désigne ainsi les religions de Chine. 233  Confucius (v. 555 - v. 479), Bouddha (v. 536 - v. 480) est communément appelé Foe par les missionnaires. Le nom de King est plus discutable car il peut faire référence 231 232

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miracles, de ses apôtres prêchant une doctrine incompréhensible, une morale en opposition avec tous les penchants du cœur humain, et forçant par l’empire des miracles les esprits les plus obstinés à se rendre et les cœurs les plus pervers à se soumettre. Nous lui parlerons du don des miracles toujours subsistant dans l’Église, et, en lui tenant ce langage, nous sentirons au dedans de nous que, si nous étions des hommes à miracles, notre prédication serait tout autrement efficace. Le miracle, le miracle, voilà l’argument du Seigneur : Si vous ne voulez pas croire à mes paroles, croyez à mes œuvres (S. Jean, Chap. X. v. 35)234 Si je n’avais pas fait au milieu d’eux des œuvres qu’aucun autre n’a faites, ils ne seraient pas coupables (S. Jean, Chap. XV. v. 23235). Tels étaient les arguments du Sauveur, et tels sont ceux de son église. Si elle allègue aujourd’hui ceux des temps passés, c’est qu’étant moins nécessaires, les prodiges sont devenus plus rares. Des nations entières, des nations sans nombre, converties à la foi catholique, forment un témoignage plus que suffisant en faveur des faits miraculeux sur lesquels cette divine foi repose. La croix, autrefois objet d’horreur, autrefois instrument infâme d’un supplice ignominieux, la croix placée aujourd’hui sur tous les autels et ornant le front du monarque comme le plus précieux joyaux de la souveraineté, est elle même un miracle des plus éclatants, et qui ne passera qu’avec le monde. L’idolâtrie, qui n’en a pas été témoin, l’entend raconter par son missionnaire, et la vie de celui-ci lui parait si étonnante, qu’il se dit : ce n’est pas ainsi qu’on trompe, et il se rend. La pureté de la morale évangélique, les vertus sublimes et surtout la tendre charité qu’ elle inspire, la conformité des dogmes avec la plus saine raison, sont un autre genre de preuves qui ne fait pas moins d’impression que le premier. Pardonnez, Messieurs, si je m’étends sur ce point ; il m’a paru de quelque importance et j’ai voulu vous montrer que j’abonde dans votre sens. Il reste encore en France et ailleurs beaucoup trop d’esprit soit aux livre classiques antérieurs à Confucius, appelés Jing, ou à Lao-Tseu (v. 570 v. 490). Le contexte nous pousse à choisir cette dernière hypothèse car il serait fait alors référence aux « fondateurs » des trois principales traditions religieuses et philosophiques de la Chine (confucéenne, bouddhiste et taoïste) ce qui parait logique. Nous sommes assez loin de l’ouverture des « anciens pères » et du Traité de l’amitié de Ricci ! 234  En fait il s’agit du verset 38. 235  Ibid. verset 24.

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philosophique à la manière du 18è siècle ; et plusieurs bons catholiques, trompés par l’apparence du bien ou séduit par l’espoir d’opérer des conversions, s’attachent trop peut-être à ce qu’ils disent en harmonie avec leur siècle. La religion catholique, pour forcer l’homme à s’incliner devant elle, ne le prend pas par un cheveu, elle le saisit tout entier pour ainsi dire, et le contraint de tomber à genoux et d’abaisser son front jusqu’à terre. Elle lui propose des preuves si convaincantes et si claires, que le plus obstiné incrédule ne peut refuser de s’y rendre, s’il veut être de bonne foi et les peser avec quelque attention. La religion catholique, vous le savez comme moi, Messieurs, n’est ni une théorie, ni un système ; c’est de l’histoire et de l’histoire la plus authentique et la plus positive qu’il [ne] fut jamais. Les critiques les plus difficiles peuvent soumettre à toute la sévérité de leur examen les faits qu’elle propose ; elle leur déclare les temps, les lieux, les personnes, les témoins, les circonstances et les suites. Les mystères du paganisme étaient et sont encore des œuvres de ténèbres où la pudeur n’ose jamais paraître, ou bien quelques croyances moins absurdes qu’on réservait à un petit nombre d’adeptes. Il n’en est pas ainsi des mystères du christianisme. Ce sont à la vérité des dogmes sublimes ; mais que l’on prêche sur les toits, que l’enfant de 5 ans doit savoir avant tout le reste, que le berger et le laboureur n’ignorent pas plus que le plus profond docteur. Ils ne sont pas mystères parce que on cherche à les tenir secrets ; mais parce que la raison ne peut les comprendre. Dire que Dieu ordonne à l’homme de croire sur son témoignage divin, des vérités qu’il ne comprend pas ; parce que Dieu, en exigeant de lui l’hommage qu’il lui a donné, du corps qu’il lui a formé, veut aussi l’hommage de l’intelligence dont il l’a doué. Dire que l’homme ne peut autrement sacrifier à Dieu son esprit, cette faculté sublime, qu’en croyant ce qu’il ne comprend pas, mais que Dieu lui-même a révélé. Dire qu’un mystère n’est qu’une vérité qu’un esprit comprend et qu’un autre ne comprend pas ; que là où il y a beaucoup d’esprit ou d’intelligence il y a peu de mystères, et que le nombre de mystères augmente à mesure que les limites de l’intelligence se rétrécissent. Dire que Dieu est le seul pour lequel il n’y a point de mystères, et que pour l’homme, le plus éclairé même, il doit y en avoir à l’infini. Ce serait répéter ce que tout le monde sait, mais ce à quoi tout le monde ne fait pas réflexion. 198

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Plût au ciel que ces idées, ainsi que celles que j’ai exposées plus haut sur la manière dont l’Église prouve sa foi, fussent plus familières à un bon nombre d’esprits supérieurs en fait de sciences humaines, mais très-peu en fait de ce qui concerne la religion. On vous demanderait du Bouddhisme, Messieurs, non pour croire et pratiquer selon l’évangile, mais comme simple objet de curiosité et d’histoire ; non pour établir sa croyance et régler sa vie, mais pour se récréer et se distraire. Dans la vue de vous fournir de quoi les satisfaire, sous ce rapport, je ferai tout ce qui dépendra de moi, pour répondre aux questions que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. Seulement vous serez obligés d’avoir un peu de patience. À peine entrés dans un pays fumant encore du feu des persécutions236 luttant de toutes nos forces contre une langue difficile et pour laquelle nous n’avons aucun secours ; devant, pour ménager les craintes des chrétiens, éviter avec soin toute relation avec les païens, et à plus forte raison avec les Bonzes ; les documents que nous pourrions vous fournir seraient inexacts ou tout au moins suspects sous plus d’un rapport. Les chrétiens évitant en général toute relation religieuse avec les païens, peuvent difficilement nous servir d’intermédiaires. Quand nous serons un peu plus au fait des mœurs du pays, et surtout de la langue, nous trouverons plus aisément le moyen de nous procurer par nous-mêmes des renseignements purs. Veuillez nous continuer237 en attendant la faveur de votre bienveillance et agréer l’hommage du profond respect avec lequel je suis Messieurs votre très humble et très obéissant serviteur. [14] 14ème lettre Une dernière lettre qui montre déjà un enracinement par la description de la vie ordinaire du missionnaire : avec ses courses épuisantes dans le pays et l’adaptation aux coutumes locales même s’il y a encore des étonnements.

 Et de la guerre.  Il manque quelques mots sinon la phrase n’a guère de sens. Sans doute pour demander que les subsides continuent comme semble le confirmer la suite de la Lettre. 236

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Le R.P. Gotteland, Supérieur de la mission de la Compagnie de Jésus en Chine au Procureur de cette mission à Paris. Kiang-nan, le 15 oct. 1843, Mon Révérend et bien cher Père, P.C. Pour vous donner une idée de la vie des missionnaires au Kiangnan, je vais vous raconter simplement ce qui vient de m’arriver. Il y a quelques jours, je me trouvai au Séminaire avec le P. Brueyre ; nous avions soupé et nous nous retirions dans nos chambres pour nos petits exercices du soir, lorsque voici venir d’une part, des chrétiens qui appellent pour des malades à deux grandes lieues de là ; et de l’autre, une barque où se trouve aussi un infirme qui demande l’extrême onction. Il n’ y avait pas de temps à perdre ; je laisse au P. Brueyre le pauvre moribond qu’on nous amenait de quatre lieues, et je pars pour aller assister ceux qu’on n’avait pu transporter. À peine en barque, voiture ordinaire ou plutôt ordinaire du pays, mon mal me prend238, et je me trouve presque aussi malade que ceux que je vais visiter. Après une heure de souffrances, je me sentis soulagé et je pus continuer ma route, marcher même assez longtemps sans grande difficulté. J’arrivai vers 11 heures à la chrétienté où étaient les deux malades pour lesquels on m’avait appelé ; j’en confesse un, et me remets en route aussitôt après pour me rendre à la maison du second, qui était encore assez éloigné. Le jour venu, je confesse ce second malade, puis un troisième moins gravement attaqué. Après la messe, je prêche et administre l’extrême onction. Au moment de partir arrivent d’autres chrétiens d’une chapelle plus éloignée qui me prient d’aller jusqu’à eux, toujours pour quelque malade. Je m’y rends. Le malade administré, je voulais revenir : une troisième députation se trouvait là, et il me fallut encore faire une étape. Ce quatrième malade secouru, je revins vers midi à la chrétienté qui m’avait appelé la première. Là m’attendait un chrétien d’un lieu bien plus éloigné ; c’était encore pour un malade à secourir. Pour cette fois, il ne fallait plus songer à revenir au gîte de la journée. Je n’arrivai que sur le soir au lieu où était le malade ; j’y passai la nuit et ne répartis que le lendemain après avoir dit la messe et fait une instruction.

  Vraisemblablement le même que celui qui a nécessité l’opération. Cf. Lettre 1.

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Voici un autre petit échantillon de la vie que nous menons ici : Depuis plusieurs mois je fais mission, et je tâche de résider le plus habituellement possible dans le lieu qui a été déterminé pour les exercices239. L’autre jour, j’allai dire la messe dans une autre chrétienté, où il me restait quelques confessions à entendre ; après y avoir confessé toute la journée je me promettais de revenir bien vite le lendemain au lieu de ma mission. Mais voici que dès le matin avant la messe, il me faut faire un baptême d’adultes ; après la messe ; c’est un malade à administrer et à confirmer, puis un enfant à baptiser. Enfin je pars : sur la route se trouvait une ancienne chapelle que je dus visiter ; parce qu’elle est dans mon district et qu’il s’agit de réparer : vous comprenez que j’arrivai à ma mission à une toute autre heure que celle que j’avais déterminée. Quelques jours après j’ai fait une autre absence pour aller confesser les enfants du séminaire et pour visiter deux chapelles, où je devais expliquer un mandement de Monseigneur que j’ai depuis longtemps et que je n’ai pu encore publier ; mais je n’avais pas fini les confessions au Séminaire240, qu’on est venu me chercher pour un malade ; après celui là en est venu un autre ; et mes deux chrétientés sont encore à attendre ce que Monseigneur veut leur dire. La disette de prêtres nous rend témoins parfois de scènes bien frappantes. Il n’ y a pas longtemps, j’avais dans l’église en même temps et presque sur la même ligne, cinq mariages à bénir et un malade à administrer : avec un auditoire ainsi composé, l’exorde est tout fait, et il est facile à un missionnaire de prêcher. Je vous ai dit que je faisais mission : faire mission en Chine, au Kiang-nan du moins, n’est autre chose qu’aller résider dans une chrétienté pour instruire et catéchiser les fidèles, entrer leurs confessions, bénir les mariages et baptiser les enfants, ou, tout moins, suppléer les cérémonies de ces deux derniers sacrements241. La majeure partie de votre temps est consacrée à entendre les confessions, ministère 239   Les exercices religieux du ministère ordinaire et non les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. 240   Le petit séminaire dont il a déjà été question Lettre 11. 241   Les enfants ont pu être ondoyés par un laïc (cas prévu par le droit canon en cas de nécessité), c’est à dire que ce dernier a accompli le rite essentiel du Baptême et les rites secondaires sont reportés au moment où passe un prêtre. Pour le mariage, il s’agit de ratifier un fait accompli.



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bien laborieux pour les nouveaux missionnaires, mais aussi bien nécessaire pour les chrétiens. Je voudrais pour l’édification de certains incrédules qui appellent la confession une invention des prêtres, je voudrais, dis-je, les gratifier de quelques unes de mes journées, elles vaudraient une démonstration complète. J’ai commencé cette lettre le 15 octobre 1843, et me voilà à la continuer le 2 janvier 1844. Je dois avant tout vous souhaiter la bonne année. Oh ! comme je le fais d’un grand cœur et pour vous et pour tous nos R.R. Pères et pour tous nos chers frères, et pour tous les amis et bienfaiteurs que nous avons laissés à Paris et ailleurs : puissions nous toujours vivre des jours pleins devant le Seigneur ! Mais revenons à la Chine. On est étonné en Europe de voir la Chine si arriérée après tant de milliers d’années d’existence ; on l’est peut être encore plus sur les lieux, lorsqu’on aperçoit que plusieurs choses que on avait crues tout d’abord communes, ne se trouvent qu’à Canton, ou ne se fabriquent que dans cette ville, devenue à moitié européenne. Les Chinois se montrent peu amateurs de nouveautés, ils les rejettent même par principe ; il n’est donc pas surprenant qu’ils inventent si peu. D’ailleurs en fait de sciences, ils sont presque à zéro242. Voici ce que j’ai pu recueillir sur la méthode d’enseignement parmi la classe moyenne de la société : Le maître prend le livre et prononce tour à tour devant chacun des élèves le son de quelques lettres : l’élève les répète en considérant le caractère ; le maître reprend la même chose, et l’élève de même deux ou trois fois, jusqu’à qu’il parvienne à répéter aisément. On passe aux caractères suivants qu’on prononce et répète pareillement à plusieurs reprises. Quand il y a assez pour la leçon ; l’élève va répéter tout seul et toujours à haute voix. Bientôt tous sont à crier, et c’est un vrai charivari dont l’oreille des pauvres voisins n’est pas toujours flattée. Ordinairement le maître n’explique pas le sens des mots ; d’où il arrive qu’au bout de 7 à 8 ans passés à l’école, les enfants savent lire quelques livres sans comprendre le sens des mots. C’est ce que le P. Brueyre a remarqué, à son grand étonnement dans les élèves du séminaire. Ces pauvres enfants 242   L’Europe est entrée dans la Révolution industrielle ce qui lui confère une avance technologique sur les autres continents ce que l’A. ne semble pas avoir réalisé, d’où son étonnement devant le « retard » de la Chine. Mais la suite du texte montre un jugement plus nuancé sur la technologie chinoise.

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dont il écorche la langue, ainsi que moi comme il peut, ne sont entre ses mains que depuis quelques mois, et ils savent déjà presque plus de latin que de mandarin. Ce bon Père a su se faire aimer et craindre de ces jeunes chinois, et Monseigneur paraît extrêmement content de ces heureux commencements. Dans le nouveau local qu’on a été obligés d’aller occuper par suite des craintes conçues par les chrétiens du pays243 on a pu s’étendre un peu plus, et recevoir un plus grand nombre d’élèves. Il y en a maintenant 26, divisés en deux classes. Le P. Brueyre est seul pour tout, et en outre il a toutes les semaines bien des malades à administrer ; jugez avec quelle impatience il attend du renfort. Cependant j’ai osé lui dire, et il est convenu qu’il est incomparablement moins chargé que le P. Estève et moi : du moins il peut étudier et mener une vie un peu réglée ; mais nous nous sommes toujours en course244. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que le P. Estève est grandement aimé des chrétiens et qu’il fait beaucoup de bien parmi eux ; vous connaissez son zèle et la douceur de son caractère. Après vous avoir dit du mal de la Chine ; je dois aussi vous en dire du bien. D’abord il est à observer qu’il règne ici parmi les chrétiens un fond de simplicité et de foi, qui réjouit souvent l’âme des missionnaires, et que l’Europe aujourd’hui présente trop rarement. Souvent on est embarrassé pour trouver matière à absolution, même en scrutant dans leur vie passée. Voilà pour l’âme ; voici pour le corps. Les médecins chinois l’emportent autant sur les docteurs européens pour l’empirisme ou l’expérience, qu’ils le leur cèdent pour les connaissances théoriques : Un Sié-sam (c’est le nom qu’on donne ici aux médecins) un Sié-sam vous tâte le pouls un bon quart d’heure, une demi-heure après quoi, sans vous demander autre chose, il vous raconte en détail les circonstances et accidents de votre maladie, prescrit des remèdes et annonce leurs effets mieux que ne ferait un docteur européen. Quant à la chirurgie, elle est absolument nulle ici ; les Chinois ont même en horreur les dissections anatomiques. 243  N’oublions pas que les Missionnaires n’ont pas officiellement le droit d’aller à l’intérieur des terres à cette date. 244  Une manière discrète d’évoquer des tensions qui ont dû sans doute affecter la petite communauté sur la répartition des charges de travail. Cf. supra.



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Ils travaillent fort imparfaitement le feu ; vous pouvez de suite vous figurer l’immense déficit que cela doit produire parmi les artisans, en fait d’outils et d’instruments ; cependant les ouvriers chinois font de très beaux ouvrages. Leurs lits, par exemple sont fort élégants et fort solides ; ils se montent et se démontent à volonté et en un instant ; il n’y a cependant ni clous, ni vis, ni chevilles. Je n’ai rien vu de semblable en Europe. Les charnières manquent ici presque absolument, et dans les cas ordinaires, les menuisiers y suppléent fort bien par une simple pièce de bois. Que vous dire de leurs petites barques, qui sont de vraies maisons flottantes ? Vous y trouvez tout, jusqu’à la cuisine ; vous y êtes à l’abri du vent et de la pluie ; vous pouvez y dormir, manger, travailler à votre aise. Ces barques, quant à la partie supérieure, se démontent et se remontent à volonté, et elles n’ont comme les lits, ni chevilles, ni vis. Leurs machines à arroser les champs sont admirables de simplicité et d’effet ; on les prendrait pour des jeux d’enfants, et elles produisent des ruisseaux. Si je trouve quelques jours une occasion favorable, j’en adresserai un modèle à mon incomparable maître, M r Largeteau, et je crois qu’à l’académie des sciences la section de mécanique le verra avec plaisir. Les maisons chinoises ne sont pas hautes, il est vrai, mais elles se bâtissent avec une rapidité incroyable et sont d’une légèreté non pareille : quelques poutres verticales liées par une charpente aussi simple que solide, supportent tout. Entre elles on fait une simple cloison de briques, et voilà ce qui résiste aux plus forts typhons. En général, tout le système économique du Chinois, y compris les vêtements, porte une empreinte de simplicité remarquable. Quand on entre dans son manoir, rempli de toutes les idées européennes, et surtout fait à des usages tout contraires aux siens, on est fort tenté de rire de celui qui se croit appartenir au premier peuple du monde. Mais lorsque pour le gagner à J.C. on a cherché à l’imiter, et qu’on a pris pour quelques temps ses usages ; on se trouve presque métamorphosé sans le savoir, et on regarde comme simple et naturel ce qui d’abord avait paru absurde et insensé. Prenons pour exemple la chose la plus commune, et aussi la plus étrange pour un Européen, les bâtonnets pour manger. J’aurais volontiers haussé les épaules en les voyant pour la première fois, et relégué parmi les habitants des forêts ceux qui en font usage : or, comme je l’ai déjà écrit, quoique je ne sois 204

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en Chine que d’hier, je suis tellement fait aux deux baguettes pour manger, qu’à table je laisse volontiers cuiller, couteau et fourchette pour m’en servir ; et il me manque quelque chose, lorsque je ne les ai pas. D’un autre côté, si je remarque sans peine que les Chinois manquent d’une foule d’objets jugés très confortables en Europe, je suis encore à m’apercevoir qu’ils aient un degré de bonheur de moins que les Européens. En vous terminant je vous dirai que le consul anglais est enfin à Chang-hai, il se montre très bien disposé en faveur des missionnaires. Je bénirai la providence si parmi les Pères que l’on nous envoie, il y a un Irlandais ou même un Anglais, quoique les Chinois n’aiment guère ce nom245. Je suis mon R.Père, avec affection, respect et reconnaissance, etc.

245   Par cette remarque, force est de constater encore que les missionnaires ne peuvent faire abstraction de la situation internationale.



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LeS MISSIONS ÉTRANGÈRES DE PARIS et la résurgence de la question chrétienne dans le Japon du xixe siècle Pat r ic k Be i l l e va i r e

Sans doute est-il difficile d’imaginer, en cet âge de communion médiatique planétaire qui est le nôtre, l’impression extraordinaire que produisit sur les Européens la découverte du Japon et de sa civilisation. L’existence de ce pays reste entourée de mystère lorsque, en 1543, deux ou trois Portugais, embarqués sur un navire chinois, y abordent sur une île périphérique. À peine six ans plus tard, le jésuite François Xavier débarque à son tour au sud du Japon, à Kagoshima, accompagné de deux confrères, Cosme de Torres et Juan Fernandez, et d’un exilé japonais, Anjirô, rencontré à Malacca et baptisé par lui. Les missionnaires sont prompts à s’enthousiasmer au spectacle d’une société non moins policée que la leur et manifestant, au premier abord, une si bienveillante curiosité : « Les gens avec lesquels nous avons conversé jusqu’à présent sont les meilleurs de ceux qu’on ait jusqu’à présent découverts. Il me semble que, parmi les gens infidèles, on n’en trouvera point qui aient l’avantage sur les Japonais. » Les débuts de la mission confirment cette excellente impression. Dès 1570, un daimyô, ou chef d’un domaine féodal, se convertit au christianisme. D’autres suivent, et avec eux les gens de leur entourage et beaucoup de paysans de leurs domaines. L’activité missionnaire est surtout florissante dans l’île de Kyûshû, la plus méridionale des quatre grandes îles japonaises, et en particulier dans sa partie ouest, où accostent les navires portugais et

 O. G. Lidin, Tanegashima. The arrival of Europe in Japan, Copenhague, 2002.   F. Xavier, Correspondance 1535-1552, Paris, 1987, p. 329.    Parmi les nombreux travaux occidentaux et japonais sur les activités missionnaires dans le Japon du xvie et xviie siècle, on peut se reporter à cet ouvrage qui fait référence : C. R. Boxer, The Christian Century in Japan, 1549-1650, Berkeley et Londres, 1951 (réimpressions 1967, 1993).  

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espagnols. La même année 1570, les jésuites sont autorisés à créer et à administrer eux-mêmes un port dans la baie de Nagasaki, qui devient à la fois le quartier général de leur ordre et un prospère comptoir commercial. Ceux-ci bénéficient aussi de la sympathie du grand chef de guerre Oda Nobunaga, lequel poursuit avec fougue l’unification politique du pays. Les noms, parmi d’autres, d’Alessandro Valignano, de Luis Frois ou de João Rodriguez, hommes de talents, à l’esprit agile et ouvert, marquent durablement cette fascinante période où Japon et Occident entreprennent mutuellement de se déchiffrer, une démarche qui semble aujourd’hui encore devoir être sans fin. Peu après la mort de Toyotomi Hideyoshi, survenue en 1582, la situation va toutefois commencer à se détériorer. L’homme fort qui succède bientôt à Oda Nobunaga et reprend son combat, Toyotomi Hideyoshi, apparaît d’emblée plus suspicieux à l’égard du christianisme, et bientôt ouvertement hostile. La peur que les Européens n’encouragent les dissidences et le souci d’avoir le contrôle sur les échanges commerciaux avec l’Europe motivent sans doute son attitude. Dès 1587, il promulgue un ordre d’expulsion des jésuites, resté sans effet ; l’année suivante, il prend possession de Nagasaki qui restera dès lors administré par le pouvoir central. L’arrivée des franciscains en 1593, venus de Manille qui est sous domination espagnole, provoque des tensions au sein des milieux chrétiens qui ne font qu’aggraver la situation. En 1597 a lieu à Nagasaki, sur ordre de Toyotomi Hideyoshi, l’exécution de vingt-six chrétiens, dix-sept convertis et neuf missionnaires. La mort, l’année suivante, de Toyotomi Hideyoshi amène un répit pour les missionnaires et les chrétiens japonais. Son successeur, Tokugawa Ieyasu, nommé shôgun en 1603, et dont les descendants conserveront le pouvoir jusqu’en 1867, se montre d’abord plutôt conciliant en raison, pour une large part, de l’importance qu’il accorde au commerce avec les pays européens. Les premières années de son règne apparaissent même comme une nouvelle période d’expansion et de prospérité pour la chrétienté japonaise. Mais la question de la sécurité du pays ne tarde pas à resurgir. La crainte qu’une intervention de forces militaires espagnoles ou portugaises ne vienne remettre en cause leur hégémonie conduit Tokugawa Ieyasu, et surtout ses successeurs Hidetaka et Iemitsu, à prendre des mesures de plus en plus radicales contre, à la fois, les ressortissants de ces deux pays et la diffusion du christianisme. Les marchands hollandais et britanniques, présents à partir de 1600, contribuent eux aussi, par leurs critiques, à saper l’autorité des missionnaires, déjà fragilisée par des querelles et rivalités entre leurs ordres. En 1612, le christianisme est interdit sur l’ensemble du

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domaine shôgunal ; deux ans plus tard, cette interdiction est étendue à tout le pays. Bien que certains daimyô tardent à appliquer cet ordre, la répression anti-chrétienne, avec son cortège d’exécutions en masse, ne cesse de s’étendre. En quelques années, la surveillance des relations avec l’extérieur va se faire de plus en plus tatillonne, jusqu’à ce que le Japon se ferme presque entièrement au monde extérieur. En 1633, les navires japonais, sauf ceux dûment autorisés, ont interdiction de quitter le pays, et les Japonais ayant séjourné plus de cinq ans à l’étranger n’ont plus le droit de revenir vivre dans leur pays. En 1635, plus aucun voyage à l’étranger n’est autorisé et tout Japonais quittant le pays se voit condamné à un exil définitif. Quatre ans plus tard, alors que les relations avec l’Espagne ont officiellement cessé dès 1624, il est interdit aux navires portugais d’accoster au Japon. Finalement, les seuls étrangers encore admis à commercer au Japon sont les Hollandais. Encore sont-ils contraints, en 1641, de venir résider sous bonne garde sur le petit îlot artificiel de Dejima, construit cinq ans plus tôt dans le port de Nagasaki pour les Portugais. À partir de 1640, pour prévenir une résurgence du christianisme, le gouvernement shôgunal rend obligatoire l’affiliation de toute la population à un monastère bouddhique. L’épreuve du foulement d’images pieuses ( fumi-e ou e-fumi), portraits du Christ ou de la Vierge tracés sur un support de bois ou de cuivre, instaurée à Nagasaki en 1629 à l’intention des visiteurs étrangers, et qui allait tant révulser les missionnaires, est introduite dans toutes les communautés villageoises où elle est ensuite rituellement répétée à l’occasion de certaines fêtes. Il y aurait eu, estime-t-on, au moins trois cent mille convertis parmi les Japonais, sur une population globale d’environ vingt millions d’habitants. À l’issue des campagnes de répression de la première moitié du xviie siècle, qui se prolongent encore quelque temps, le plus grand nombre aura apostasié. Plusieurs dizaines de milliers de chrétiens réussirent cependant, au prix de dissimulations et de ruses, à perpétuer leur culte dans certaines communautés villageoises de l’ouest de Kyûshû, près de Nagasaki, et surtout dans les archipels de Gotô et d’Amakusa.

 Cette pratique, maintenue en vigueur surtout à Kyûshû, cessa en 1858 à la demande des Hollandais.    Pour approfondir le sujet des kakure kirishitan, ou « chrétiens cachés », on pourra notamment consulter : S. Turnbull, The Kakure Kirishitan of Japan. A study of their development, beliefs and rituals to the present day, Richmond, 1998 ; S. Morishita, La Transmission de la tradition catholique chez les crypto-chrétiens japonais, Strasbourg, mémoire de maîtrise de l’Université Marc Bloch, 2002 ; S. Murai, Kirishitan kinsei to minshû no shûkyô (Prohibition du christianisme et religion populaire), Tokyo, 2002. 



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Pendant près de deux siècles, Hollandais exceptés, les Occidentaux, marchands ou missionnaires, se tiendront à l’écart du Japon. Leur intérêt pour ce pays est de nouveau perceptible au début du xixe siècle. Il faut cependant attendre la fin de la période napoléonienne, et surtout les années 1840, pour que les puissances occidentales, Grande-Bretagne, États-Unis, Russie et France, commencent à manifester ostensiblement leur volonté de voir ce pays s’ouvrir à leurs navires et à leur commerce. Entre temps, la Chine, vaincue dans la Guerre de l’opium, aura été forcée d’aliéner sa souveraineté, une expérience dont le voisin japonais ne manqua pas de tirer toutes les leçons. Profitant de ce mouvement d’expansion de l’Occident, et bien que le texte des traités consentis par Beijing ne l’y autorise pas, l’Église catholique va reprendre activement un travail missionnaire en Chine, désormais dans un climat de rivalité avec les missions protestantes britanniques et américaines. Dans les premiers temps de la Monarchie de juillet, la France est avant tout mobilisée par la colonisation de l’Algérie. L’Extrême-Orient, où la marine et la diplomatie britanniques sont déjà à l’oeuvre, n’est toutefois pas absente des préoccupations de ses milieux dirigeants. Dès 1835, l’ouverture d’un consulat à Manille manifeste la volonté de Paris de n’être plus longtemps absent de cette partie du monde. Mais c’est surtout sous l’impulsion de François Guizot, ministre des Affaires étrangères puis chef de facto du gouvernement de Louis-Philippe, que la France va se donner les moyens d’une politique active en mer de Chine.

1 – Forcade et la mission des îles Ryûkyû C’est en 1844, au cours des préparatifs en vue de la signature d’un traité avec la Chine, que la Société des Missions étrangères de Paris a l’occasion de concrétiser son projet d’envoyer un missionnaire aux îles Ryûkyû. Lorsque, en 1831, le Saint-Siège a érigé la Corée en vicariat apostolique, le confiant à cette société, il y a adjoint les îles Ryûkyû dans l’espoir qu’elles puissent être une voie d’accès vers le Japon, pays toujours inaccessible, mais dont l’ouverture paraissait déjà inéluctable à court terme. Ces îles formaient le territoire d’un royaume officiellement tributaire de la   L’étude la plus exhaustive de cette période des relations franco-chinoises est celle de L. Wei Tsing-sing, La Politique missionnaire de la France en Chine, 1842-1856, Paris, 1960.   Sur le retour des missionnaires au Japon, le travail historiographique de Francisque Marnas, La « Religion de Jésus » (Iaso Ja-Kyô) ressuscitée au Japon dans la seconde moitié du xixe siècle, Paris, 1931, 2 volumes (1re éd. 1896), demeure d’une grande fiabilité. 

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Chine, le royaume des Ryûkyû, qui entretenait également des relations, de nature apparemment commerciales, avec le Japon. On ignorait encore son complet assujettissement à ce dernier par l’intermédiaire du domaine de Satsuma. La Société des Missions étrangères, qui avait auparavant essayé en vain d’accéder au royaume des Ryûkyû par le biais du comptoir que celui-ci possédait à Fuzhou, bénéficia de l’appui du capitaine de vaisseau, bientôt contre-amiral, Jean-Baptiste Cécille, commandant de la station de la mer de Chine. Présent dans la région depuis la fin de l’année 1841, celui-ci suivait de près les opérations menées par les Britanniques. Il réussit notamment à être présent en personne à Nankin, le 29 août 1842, pour la signature du traité entre la Grande-Bretagne et la Chine. Avec ce traité, qui mettait fin à la première guerre de l’opium, les Britanniques étaient autorisés à s’établir dans les ports de Canton, Amoy, Shanghai, Ningbo, Fuzhou, et ils prenaient officiellement possession de l’îlot de Hong-kong. Ce succès décida Guizot à envoyer une ambassade en Chine pour obtenir de semblables avantages. Au-delà de sa mission en Chine, Cécille formait aussi le projet de prendre contact avec les autorités japonaises, et il souhaitait pour cela pouvoir disposer d’un interprète. À cette fin, il s’adresse au procureur des Missions étrangères à Macao, Napoléon Libois, pour lui proposer de déposer un missionnaire aux îles Ryûkyû, où celui-ci pourrait apprendre le japonais, langue qu’aucun Occidental ne maîtrisait encore. Libois, bien sûr, ne laisse pas passer l’occasion. Son choix se porte sur Augustin Forcade qui l’assiste à la procure depuis un an. Né en 1816 dans la paroisse Notre-Dame à Versailles, ce dernier a été ordonné prêtre en 1839. D’abord vicaire administrateur de la paroisse de Sucy, il devient un an plus tard professeur de philosophie au grand séminaire de Versailles. En octobre 1842, il entre au séminaire de la Société des Missions étrangères et embarque pour la Chine en décembre de la même année. L’idée de pouvoir se rendre au Japon compta certainement parmi les motivations de son engagement missionnaire, car, alors qu’il était encore en France, il avait de lui-même fait une démarche auprès du Saint-Siège, à l’insu de ses supérieurs, pour être affecté dans ce pays. Au printemps de 1844, avant même l’arrivée de l’ambassade française en Chine, Cécille donne ordre au capitaine Fornier-Duplan, aux commandes de la corvette L’Alcmène, de transporter aux îles Ryûkyû le jeune Forcade  M. Boulanger, L’Amiral Jean-Baptiste Cécille, Luneray, 1995.  E. Marbot, Vie de Monseigneur Forcade archevêque d’Aix, Arles et Embrun, Aix et Paris, 1886.  

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accompagné d’un chrétien chinois, Augustin Kô, qui lui servira d’assistant. Ce dernier, condamné à la prison en raison de sa conversion au catholicisme, en était sorti grâce à l’intervention du capitaine Cécille. Forcade et Kô débarquent à Okinawa au début du mois de mai 1844. La mission de leur accompagnateur, le capitaine Fornier-Duplan, est double : d’une part, veiller au bon accueil des deux hommes par les autorités locales, d’autre part, annoncer à celles-ci la venue prochaine de Cécille pour conclure un traité entre leur royaume et la France. Forcade et Kô sont présentés comme des interprètes officiels du gouvernement français venus apprendre le japonais en vue des négociations que Cécille souhaitent avoir à Okinawa, puis au Japon. Malgré leurs protestations, les autorités du royaume, qui ne sont pas dupes, se refusent à employer la force pour expulser les deux hommes. Ceux-ci sont hébergés dans un petit monastère bouddhique, le Seigenji, situé à Ameku, un quartier du village de Tomari, à la périphérie nord de Naha, le principal port d’Okinawa, un lieu qui avait déjà servi à l’accueil d’Occidentaux de passage. Si des étrangers, a fortiori des missionnaires, étaient ainsi venus en quelque endroit du Japon pour s’y installer, nul doute qu’ils en eussent été aussitôt rejetés manu militari. Mais, Okinawa était loin des côtes du Japon, et les Japonais, conscients d’y être en position de faiblesse, cherchaient avant tout à ne pas donner prétexte à une intervention armée des Français ou des Britanniques. D’où l’attitude finalement accommodante des autorités ryûkyû qui veilleront ensuite à ne pas susciter de griefs sérieux de la part de ces encombrants pensionnaires. Une exception, cependant : le domaine religieux, où elles resteront absolument inflexibles et préviendront toute velléité de prosélytisme par une constante surveillance. Dans sa lettre, Forcade nous raconte de quelle manière il parvient quand même, durant une promenade, à échapper à ses chaperons un court moment. Comme le missionnaire le devine, le Japon avait sur ce petit royaume une emprise totale, et rien de ce qui s’y décidait en matière de relations avec l’étranger, y compris avec la Chine, ne se faisait sans l’aval des seigneurs de Satsuma, la province la plus méridionale du Japon, qui en avaient reçu la tutelle du gouvernement shôgunal au début du xviie siècle. « À Lu-chu, rien n’est chinois, tout est japonais », écrit-il, affirmation fort exagérée, toutefois, car elle méconnaît l’influence dominante de la Chine dans l’idéologie et les institutions politiques du royaume, et plus généralement dans la culture des élites, influence que la domination de Satsuma ne remit pas en question. Forcé de renoncer à tout apostolat, Forcade va se consacrer à l’étude de la langue locale, qu’il croit être le japonais, avec l’aide, accordée de plus ou moins bon gré, des fonctionnaires chargés de veiller sur lui et, plus occasionnellement, de lettrés. À cette fin, lui-même confectionne une sorte de



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dictionnaire de « plus de six mille mots », dont on peut imaginer l’intérêt qu’il aurait aujourd’hui pour les linguistes s’il n’avait, hélas, disparu. Mais, bien que proches, la langue ryûkyû et le japonais ne permettent pas à leurs locuteurs de se comprendre. Cela, le missionnaire l’ignorait. Aussi, quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il apprit, quatre ans plus tard, de la bouche d’un naufragé japonais rencontré sur la côte chinoise, que la langue d’Okinawa n’était d’aucune utilité au Japon même. Malgré ses efforts, sa connaissance de la langue locale restait cependant assez limitée, et c’est Augustin Kô, par le recours au chinois écrit, qui servit généralement d’intermédiaire avec les autorités, notamment lors des négociations que FornierDuplan et Cécille eurent avec des représentants du gouvernement des Ryûkyû, puis, pour le second, avec les autorités de Nagasaki à la fin du mois de juillet 1846. Plus encore que ce patient apprentissage de la langue de ses hôtes, l’attente de la venue de Cécille et d’une escadre française aide le missionnaire à supporter l’isolement moral auquel il est condamné. Il n’hésite d’ailleurs pas à prévenir ses hôtes que la marine française ne manquerait pas d’intervenir si ses conditions de vie empiraient. De même agite-il la menace d’une occupation britannique, laquelle n’a alors plus aucun fondement, pour inciter à l’avance le gouvernement des Ryûkyû à accepter l’offre de traité, synonyme de protection, que Cécille viendra bientôt lui faire. Mais Forcade va devoir s’armer de patience. Comme on l’apprend dans cette lettre, c’est un navire d’exploration scientifique de la marine britannique, la Samarang, qui vient le premier rompre son isolement, après plus d’un an passé sur l’île. Il lui faudra attendre encore neuf mois pour voir enfin arriver, au début du mois de mai 1846, la première unité de l’escadre de Cécille. Ce dernier est d’abord retenu en Chine par la mission diplomatique française qui débarque à Macao le 15 août 1844. Grâce à son travail préparatoire sur le terrain, mais aussi aux précédents que constituaient les traités conclus par les Britanniques et les Américains (en juillet 1844), le représentant de la France, Théodose de Lagrené, parvient lui aussi, sans trop de difficultés, à signer un « traité d’amitié, de commerce et de navigation » avec le gouvernement impérial le 24 octobre 1844, à Huangpu (Whampoa). Ce document autorise les Français à s’établir et à commercer dans les cinq ports précédemment ouverts aux Britanniques et aux Américains, sans leur conférer le droit de pénétrer à l’intérieur du pays. Mais, une autre raison oblige Cécille à différer plus longuement sa visite à Okinawa. Guizot a en effet donné mission de trouver en Extrême-Orient un « point d’appui » qui puisse devenir pour la France, à l’instar de Hong-kong pour les Britanniques, une base navale et un comptoir commercial. L’île de Basilan, dans l’archipel philippin des Sulu, figure en tête de la liste des lieux dont

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Guizot recommande l’exploration. La campagne pour s’en emparer, qui dure près d’un an, aboutira à un échec en raison, à la fois, des résistances locales et des protestations de l’Espagne. Le Tonkin étant encore trop hostile pour y prendre pied, les îles Ryûkyû viennent ensuite sur cette liste. L’échec de Basilan, s’il retarde de beaucoup sa venue à Okinawa, va aussi avoir pour effet de renforcer la détermination de Cécille à signer un traité avec le royaume des Ryûkyû. Toutefois, la dimension militaire a alors disparu de ses objectifs. La raison de ce changement est qu’il ne veut en aucun cas mettre en danger le traité que la France vient de conclure avec la Chine, même si, pour sa part, il considère que la souveraineté chinoise ne s’étend pas aux îles Ryûkyû. Le représentant de Beijing, Qiyin, a en effet déjà eu l’occasion de protester auprès de Lagrené contre la présence d’un missionnaire aux îles Ryûkyû, et il ne manque pas de renouveler cette protestation lors de l’échange des ratifications du traité franco-chinois, le 10 août 1845. L’ambassadeur Lagrené s’était d’abord montré tout à fait favorable à un projet d’occupation des îles Ryûkyû qui étaient, selon lui, « tributaires en droit » de la Chine, « mais indépendantes en fait ». Elles relevaient aussi « nominalement » du Japon, ajoutait-il, ce qui pouvait « donner prise sur ce dernier empire et en déterminer un jour l’ouverture au profit du commerce étranger. » Mais, après le succès de sa mission diplomatique, et devant les protestations chinoises, son seul souci, alors que son séjour en Chine se prolonge, est de ne pas compromettre les bonnes relations franco-chinoises par ce qui était devenu, selon ses termes, « l’incident de Lieou-K’ieou (Ryûkyû) ». En conséquence, il fait savoir à Guizot qu’il se désolidarise de l’envoi d’un missionnaire dans ces îles sur un navire de guerre français et assure Qiying, en septembre 1845, que Forcade et Kô vont être ramenés à Macao dès que possible. En janvier 1846, Guizot lui-même demande au ministre de la Marine d’éviter « toute manifestation de nature à inquiéter les Chinois, ainsi que toute opération contraire aux lois de l’empire. » La Marine conservait cependant ses propres objectifs, et la recommandation de Guizot n’empêcha pas Cécille de mettre à exécution son projet de visiter le royaume des Ryûkyû et d’y conclure un traité10. Lorsqu’il arrive enfin à Okinawa, en juin 1846, le projet de création d’une base navale paraît oublié. Sa seule idée, mise à part l’amélioration de la situation des missionnaires, est d’obtenir un traité qui permette au commerce français d’accéder au marché japonais. Il imagine ainsi que des navires marchands français puissent jeter l’ancre à Naha et que des commerçants du royaume des Ryûkyû soient ensuite chargés d’écouler leurs car  L. Wei, La Politique missionnaire, p. 372-378.

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gaisons de produits de luxe sur les places commerciales japonaises et d’y acheter en retour des articles qui seraient vendus en Europe. Les négociations que Cécille aura avec un représentant du gouvernement des Ryûkyû vont durer un mois et demi. Le style adopté par l’officier français au cours de celles-ci devra beaucoup aux conseils de Forcade, lequel, fort des épreuves qu’il a traversées, préconise une fermeté de ton, et même la menace d’un recours à la force. Pourtant, Cécille n’obtiendra rien, sinon la promesse verbale que les missionnaires qui vont prendre la relève de Forcade seront libres de leurs mouvements et bénéficieront d’une assistance plus soutenue pour l’étude du japonais. Son projet commercial était de toute façon irréaliste, le royaume des Ryûkyû ne pratiquant avec le Japon qu’un commerce strictement réglementé et ses fonctionnaires n’ayant aucune latitude pour intervenir eux-mêmes sur les marchés japonais. La présence prolongée d’une escadre française à Okinawa et l’insistance de l’amiral Cécille à obtenir un accord officiel avec le gouvernement des Ryûkyû, ce à quoi s’ajouta l’installation, en mai, d’un remuant missionnaire et médecin protestant de nationalité britannique, Bernard Jean Bettelheim, débarqué avec sa famille, ne furent cependant pas sans conséquence au Japon même. La démarche diplomatico-navale des Français amena en effet le gouvernement d’Edo à infléchir sa politique d’isolement en autorisant secrètement le domaine de Satsuma à commercer avec eux s’ils maintenaient leur pression11. Tel ne fut pas le cas, et ce n’est pas avant novembre 1855 que la marine française, en la personne de l’amiral Guérin, conclura effectivement un traité avec le royaume des Ryûkyû, un an après le commodore Perry pour le compte des États-Unis. Forcade et Kô quittent Okinawa le 17 juillet 1846 sur le navire de l’amiral Cécille. La courte escale qu’ils font à Nagasaki, où ils ne peuvent même pas mettre pied à terre, leur fait comprendre que l’espoir d’un début d’ouverture du Japon est encore prématuré. De retour en Chine, Forcade apprend que le Japon a été érigé en vicariat apostolique par le pape Grégoire XVI le 27 mars 1846, et que la responsabilité lui en est confiée. C’est à Hong-kong, en octobre de l’année suivante, qu’il est sacré évêque, succédant, en quelque sorte, dans cette dignité au jésuite Luis Cerqueira, évêque du Japon au début du xviie siècle. Après un bref retour en Europe et une visite à Rome, Forcade regagne Hong-kong, dont il est également le pro-préfet apostolique et où se trouve désormais installée la procure de la Société des Missions étrangères. Il y fonde l’orphelinat de la Sainte  P. Beillevaire, « Wavering Attention. French Governmental Policy Towards the Ryûkyû Kingdom », dans Ryûkyû in World History, éd. J. Kreiner, Bonn, 2001, p. 181260. 11

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Enfance et continue d’y œuvrer jusqu’en janvier 1852. Pour des raisons de santé, il annonce alors qu’il quitte à la fois la Société des Missions étrangères et l’Extrême-Orient. Évêque de la Guadeloupe, puis de Nevers, il sera finalement élevé à la dignité d’archevêque d’Aix-en-Provence en 1873. Il meurt dans cette ville du choléra le 12 septembre 1885. Ses armes de vicaire apostolique du Japon étaient accompagnées d’un texte tiré du prophète Isaïe : Ad insulas longe ! « Aux îles lointaines ! »12. Augustin Kô, ordonné prêtre en 1852, travailla ensuite dans les provinces du Tibet et du Sichuan, où il s’éteignit en 1889. De son côté, l’amiral Cécille fut élu député de la Seine-Inférieure en 1849, puis nommé ambassadeur à Londres. Rallié à Napoléon III, il devint membre du conseil de l’amirauté en novembre 1852, puis sénateur en décembre de la même année. En 1859, pour le remercier de l’aide qu’il avait apportée aux missions catholiques, le pape Pie IX lui conféra le titre de comte13. À Okinawa, Pierre Leturdu et Mathieu Adnet remplacèrent Forcade et Kô. Le second y mourut de « phtisie » le 1er juillet 1848. Avec le départ de Leturdu, fin août 1848, la mission catholique d’Okinawa sera interrompue jusqu’en janvier 1855. Cinq autres missionnaires, tous également de la Société des Missions étrangères, viendront alors y séjourner, jusqu’en octobre 1862. Ils seront les pionniers du renouveau missionnaire au Japon. La lettre de Forcade reproduite ici, commencée le mardi 12 août 1845 et achevée neuf jours plus tard, est la seule que le missionnaire a pu envoyer à la Société des Missions étrangères durant son séjour de deux ans à Okinawa, après le départ du capitaine Fornier-Duplan. Une version passablement écourtée et récrite, où manque notamment le long post-scriptum consacré à des questions jugées sans doute trop terre à terre, en a paru une première fois en 1846, dans le tome XVIII des Annales de la propagation de la foi (p. 363-383). On la trouve republiée dans l’ouvrage et la série d’articles parus en 1885, l’année de la mort du missionnaire, sous le titre : Le Premier Missionnaire catholique du Japon au xixe siècle (Lyon, aux bureaux des Missions catholiques). Cet ouvrage n’est pas le journal tenu par Forcade durant son séjour aux îles Ryûkyû, mais seulement un extrait qu’il adressa durant son séjour à Manille, en octobre 1846, au séminaire des Missions étrangères

 E. Marbot, Vie de Monseigneur Forcade, p. 153.   L. Wei, La Politique missionnaire, p. 163, 172-173 ; T.-A. Forcade, Le Premier Missionnaire catholique du Japon au xixe siècle, Lyon, 1885, p. 137. 12

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de Paris, et que l’on a complété avec sa lettre de 1846. L’original du journal fut perdu en 1847, au cours de la traversée du désert d’Arabie14. Dans cette lettre, Forcade décrit les conditions de vie qui sont les siennes, et en particulier l’incessant espionnage auquel il est soumis par des autorités locales tenues d’appliquer strictement, au besoin, en dernière extrémité, par la contrainte physique, les édits anti-chrétiens promulgués par le gouvernement japonais. Le missionnaire place tous ses espoirs dans l’amiral Cécille qui a les moyens, lui semble-t-il, d’exiger qu’on lui accorde une complète liberté de mouvement. On voit aussi combien l’impossibilité même de tout apostolat aiguise, au-delà du raisonnable, la sensibilité du missionnaire à tout signe attestant d’une ancienne présence du christianisme sur l’île d’Okinawa. Cette lettre permet également de se faire une idée des connaissances historiques et géographiques dont il dispose et de ses lectures. Le long post-scriptum est d’un intérêt tout particulier, car il nous renseigne avec précision, et sans ambages, sur les problèmes pratiques qui étaient ceux d’un missionnaire vivant isolé sur cette petite île perdue aux confins du contient asiatique.

2 – Bernard Petitjean et l’apparition des « chrétiens cachés » C’est finalement en mars 1854, et sous la menace des canons, que le gouvernement shôgunal consentit à conclure un traité d’amitié avec les Etats-Unis représentés par le commodore Perry. Il permettait aux navires de ce pays de faire escale dans plusieurs ports pour y être réparés ou ravitaillés, et, surtout, il autorisait l’installation d’un consul sur la côte japonaise. Dès son arrivée, celui-ci s’employa à négocier un nouveau traité instaurant cette fois des relations commerciales. Ce « traité d’amitié et de commerce » fut signé au début de 1858. Dans la foulée, quatre autres puissances occidentales obtinrent la même année de semblables traités, dont la France au mois d’octobre. Comme ceux conclus avec la Chine, ces traités prévoyaient l’ouverture progressive de concessions dans cinq ports, parmi lesquels Yokohama qui allait devenir la principale colonie étrangère, et aussi dans les villes d’Edo et d’Ôsaka. Les étrangers pouvaient s’établir et commercer librement dans ces zones spéciales, mais ils devaient disposer d’un permis délivré par les autorités japonaises pour pénétrer plus avant dans le pays. Ils étaient libres d’y pratiquer leurs religions, mais aucun

 E. Marbot, Vie de Monseigneur Forcade, p. 148-149, 163.

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apostolat n’était autorisé auprès de la population japonaise, pour laquelle les édits anti-chrétiens restaient en vigueur. Les pionniers du renouveau catholique dans ce Japon qui n’est encore qu’entrouvert sont tous des prêtres des Missions étrangères de Paris passés par les Ryûkyû. À la suite du traité signé par la France avec ce royaume, en 1855, la situation des missionnaires s’y était sensiblement améliorée, bien que tout apostolat leur restât interdit. Ils purent notamment s’initier sérieusement au japonais grâce aux clercs mis à leur disposition. Certains poursuivront aussi leur formation à Hong-kong avec l’aide de réfugiés japonais. Dès 1859, Barthélemy Girard, nommé supérieur de la mission du Japon, va s’établir à Yokohama où, assisté de Pierre Mounicou, il fonde la paroisse catholique et fait édifier une église. Il y assume également les fonctions d’aumônier et d’interprète auprès de la légation française. Eugène Mermet de Cachon ira en poste à Hakodate, dans la grande île septentrionale d’Hokkaidô. Louis Furet, après plus de six ans passés à Okinawa, et Bernard Petitjean, qui l’y a rejoint en octobre 1860, sont les derniers à quitter la mission d’Okinawa, en octobre 1862. Ils sont alors conduits à Yokohama, puis envoyés tous deux en poste à Nagasaki, Furet dès janvier 1863 et Petitjean en août. Parce qu’il a quitté la Société des Mission étrangères en 1869 pour redevenir prêtre diocésain en France, Furet est aujourd’hui souvent oublié dans le récit de la création de la paroisse de Nagasaki. C’est lui, pourtant, qui dressa les plans, dès les premiers mois de 1863, d’une église pour cette paroisse dont il avait la responsabilité. Pour sa façade, il s’inspira de l’église Saint-Laurent de Paris, dont le vice-consul de France à Nagasaki, Léon Dury, chez qui il logeait, possédait une vue stéréoscopique. Les plans en étaient achevés lorsque Petitjean arriva à son tour à Nagasaki, en août 1863. Prévue pour un terrain aux dimensions modestes, l’église parût toutefois trop petite à Girard venu rendre visite à ses confrères en janvier 1864. Finalement, un terrain plus grand fut trouvé sur la colline de Ôura, dans le voisinage de la colonie étrangère, par l’entremise du célèbre homme d’affaires écossais, résident de Nagasaki, Thomas Glover. L’inauguration de l’église eut lieu le 19 février 1865. Furet n’y assistait pas. Il avait quitté le Japon trois mois plus tôt pour regagner la France où son séjour, pour des raisons familiales, allait durer plus d’un an. Cependant, il mit celui-ci à profit pour équiper l’église de Nagasaki et, grâce à la générosité de quelques familles aristocratiques de la Mayenne et de la Sarthe, régions d’où le missionnaire était originaire, elle se trouva bientôt pourvue d’une cloche, fondue par Bolée du Mans, de vitraux et d’un orgue. Pendant l’absence de Furet, c’est à son compagnon, Petitjean, qu’échut naturellement la responsabilité de la paroisse. Né dans la Saône-et-Loire



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en 1829, ce dernier avait été ordonné prêtre en 1853, puis avait enseigné au petit séminaire d’Autun avant de travailler dans le même département comme prêtre diocésain et aumônier d’un établissement religieux à Chauffailles15. Entré au séminaire des Missions étrangères en juin 1859, il quitta Paris pour Hong-kong en mars de l’année suivante et fut envoyé presque aussitôt aux îles Ryûkyû. Un jeune missionnaire de vingt-cinq ans, Joseph Laucaigne, arrivé au Japon un an plus tôt, vint seconder Petitjean en novembre 1864. En lisant Forcade, on comprend combien l’espoir de retrouver des chrétiens au Japon restait vivace dans l’Église du xixe siècle et que la plupart des missionnaires du Japon continuaient volontiers de faire leur deux siècles plus tard : les Japonais ne manqueraient pas de se convertir en masse dès lors qu’ils ne seraient plus sous la coupe de dirigeants égoïstes et enclins au despotisme le plus brutal, à l’image du chef de guerre Toyotomi Hideyoshi, rendu fameux dans les écrits jésuites sous son titre « Taikô-sama ». Témoigne de cet état d’esprit la canonisation, dès la Pentecôte de 1862, des vingt-six martyrs crucifiés à Nagasaki en février 1597 et béatifiés par le pape Urbain VIII en 1627. L’événement eut un grand retentissement dans l’Église16. Disons tout de suite, pour ne pas y revenir, que la liberté religieuse dont purent bientôt jouir les Japonais n’entraîna pas, contrairement aux attentes, leur conversion massive. L’ensemble des chrétiens japonais ne dépasse pas, aujourd’hui, un pour cent de la population du pays, et moins de la moitié est catholique. Le constat de cette résistance culturelle à la conversion allait provoquer un sensible changement d’état d’esprit parmi les missionnaires, sinon une crise chez certains, au début du xxe siècle. C’est le 17 mars 1865 que la survivance de chrétiens au Japon est enfin attestée, lorsque quelques-uns d’entre eux, venus du village d’Urakami, tout proche, se présentent sur le parvis de l’église et demandent au père Petitjean d’y pénétrer. Ils lui confient alors que leur « cœur » ne diffère pas du sien. L’espoir, patiemment entretenu par les missionnaires, était comblé. En mai 1864, alors qu’ils se promenaient précisément du côté d’Urakami, Furet et Petitjean avaient bien pressenti que certains habitants des environs conservaient des notions du catholicisme prêché à leurs an-

15   J.-B. Chaillet, Mgr. Petitjean, 1829-1884, et la résurrection catholique du Japon au siècle, Montceau-les-Mines, 1919. 16  Il fit l’objet de nombreuses publications dont les livres de D. Bouix, Histoire des vingt-six martyrs du Japon crucifiés à Nangasaqui, le 5 février 1597, Paris, 1862, et de L. Pagès, Histoire des vingt-six martyrs japonais dont la canonisation doit avoir lieu à Rome, le jour de la Pentecôte 1862, Paris, 1862.

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cêtres, et que seule la crainte des autorités les contraignaient au silence17. Toutefois, ils ne pouvaient certainement pas imaginer l’ampleur de cette survivance, dont la construction de l’église aura provoqué la révélation. Ces continuateurs de la chrétienté japonaise des xvie et xviie siècles seront plus tard désignés par l’expression « chrétiens cachés », kakure kirishitan ou senpuku kirishitan. Nous reproduisons ici dans leur intégralité les lettres autographes que Petitjean envoie au supérieur du séminaire de la Société des Missions étrangères de Paris, François Albrand, du 22 mars 1865, cinq jours seulement après la rencontre avec les chrétiens d’Urakami, au 8 octobre suivant. Petitjean ne met que très peu d’autres confrères dans la confidence. Parmi ceux-ci, Girard, le supérieur de la mission du Japon, Jean Rousseille, précédemment affecté à la procure de Hong-kong et maintenant lui aussi en poste à Paris, et Pierre-Marie Osouf qui travaille à la procure de Hongkong. Le contenu des lettres que leur adresse Petitjean répète, pour l’essentiel, ce qu’il écrit à Albrand, même si on y trouve aussi d’intéressantes informations complémentaires. Jour après jour, venant de villages de plus en plus éloignés, certains d’aussi loin que les îles Gotô, ces chrétiens japonais visiteront l’église en nombre toujours plus grand, sollicitant, presque sans retenue, les deux missionnaires. Les lettres de Petitjean nous font percevoir, très concrètement, l’agitation qui s’est soudainement emparée de sa paroisse, jusque-là des plus paisibles. Rédigées à la hâte, car ses nouveaux paroissiens ne lui laissent guère de répit, leur contenu est néanmoins précis et riche de détails, leur auteur empruntant au journal personnel, hélas disparu, qu’il s’efforce de tenir régulièrement. C’est une sorte de feuilleton où apparaissent, d’un jour à l’autre, de nouveaux personnages, propulsés hors de leur sphère de vie habituelle par un singulier attachement à une religion étrangère dont ils sont les légataires, à travers deux siècles et demi d’une histoire silencieuse. Certains de ces visiteurs sont réservés, mais beaucoup s’imposent aux missionnaires par des demandes fébriles d’objets de dévotion ou d’une réassurance quant à l’efficace de leurs pratiques rituelles. Leur fidélité à la religion de leurs ancêtres peut fasciner. Elle les a conduits à braver les lois shôgunales, au risque de leur vie, pour conserver gestes et formules sacramentelles, prières et observances diverses, pénitentielles notamment, statues et images pieuses. Ainsi que l’explique Petitjean à Albrand, ces éléments de la religion catholique ont été transmis de génération en généra AMEP 569, lettre de Furet à Osouf du 21 mai 1864, extrait reproduit in P. Beillevaire, Un missionnaire aux îles Ryûkyû et au Japon à la veille de la Restauration de Meiji : Louis Furet, 1816-1900, Paris, AMEP, Études et documents 7, 1999, p. 158-159. 17

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tion dans des communautés villageoises sans prêtres par l’institutionnalisation des fonctions de « baptiseur », la plus importante, et de « chef de la prière » (lettre du 18 juillet)18. Face à eux, dans la crainte d’une répression qui peut se déclencher à tout moment (pas plus tard qu’en 1857, certains chrétiens d’Urakami avaient durement souffert), on sent combien les missionnaires ont du mal à maîtriser un engouement qu’eux-mêmes, en représentants de Rome, partagent bien évidemment. Sécurité à part, leur souci premier est de s’assurer de la validité du sacrement du baptême, le seul que pouvaient administrer des laïcs. Bien qu’ignorant le latin, leurs interlocuteurs sont, comme eux, enclins à s’interroger sur la validité des formules sacramentelles dont ils ont hérité, une attitude qui tient sans doute au respect d’un enseignement, en l’occurrence chrétien, reçu des ancêtres, mais aussi, plus globalement, à l’importance du rite dans les cultes japonais, que ceux-ci puisent aux croyances indigènes ou au bouddhisme venu du continent19. À cet égard, on relèvera aussi le différend qui surgit entre, d’un côté, Mounicou et Girard, et de l’autre, Petitjean et Laucaigne, au sujet du vocabulaire dont les chrétiens japonais doivent se servir dans leurs prières et pour le catéchisme : soit le vocabulaire tiré du latin et du portugais dont ces fidèles usent à présent en ne le comprenant, au mieux, qu’imparfaitement, et qui, de plus, selon Girard et Mounicou, serait « fautif », mais auquel, comme l’écrit Petitjean, « ils tiennent comme à tout ce qui vient de leurs ancêtres, au-delà de ce que l’on peut dire », soit le vocabulaire familier aux chrétiens de Chine, donc écrit avec des caractères chinois, comme le préconise Mounicou qui a une bonne connaissance de cette langue, ce qui aurait l’avantage de donner un sens immédiat aux concepts chrétiens, mais les priverait aussi de ce que leur exotisme recèle d’attraction et de mystère (seconde lettre en date du 18 juillet)20.

18  En réalité, dans les communautés chrétiennes avec lesquelles les missionnaires étaient alors en contact, à côté de la charge de « baptiseur », ou mizukata, celle de chôkata, ou « responsable du calendrier », revêtait non moins d’importance. Ce dernier avait pour tâche principale la transposition des dates des fêtes chrétiennes du calendrier grégorien dans le calendrier luni-solaire japonais (S. Turnbull, The Kakure Kirishitan, p. 5657). 19  S. Turnbull, The Kakure Kirishitan, p. 224. 20  Mounicou prépara un catéchisme japonais, inspiré d’un catéchisme chinois, dont Girard envoya trente exemplaires à Petitjean au début de 1866. Reprochant à son auteur, comme à Girard qui lui est associé, d’avoir « rêvé la conversion en masse des païens » sans tenir compte des réalités du terrain, ce dernier se résolut à ne pas distribuer l’ouvrage et à le mettre sous clef (F. Marnas, La « Religion de Jésus », vol. 1, p. 598).



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En février 1866, le jour anniversaire du martyre des vingt-six chrétiens exécutés en 1597, auxquels l’église de Ôura allait désormais être dédiée, trois jeunes paroissiens japonais étaient admis à communier pour la première fois. La veille, ils avaient été rebaptisés pour qu’il ne subsistât aucun doute quant à la validité de leur appartenance à l’Église. Ils seront plus tard ordonnés prêtres. Malgré tous les efforts déployés par les missionnaires pour faciliter la réinsertion des chrétiens japonais dans l’Église, on estime qu’en 1892 environ la moitié d’entre eux avaient choisi de s’en tenir éloignés, préférant ainsi conserver leur identité de kakure kirishitan21. La correspondance de Petitjean avec Albrand se poursuivra jusqu’à la mort de ce dernier, en 1867. Aux treize premières lettres envoyées par Petitjean, nous avons souhaité adjoindre la lettre du 29 janvier 1866 qui retient l’attention pour deux raisons. D’une part, Petitjean y regrette que, malgré les précautions prises, la presse française ait fini par divulguer la présence des chrétiens japonais. Il s’en plaint, car, les édits anti-chrétiens restant en vigueur, il redoute que les autorités japonaises, sans doute déjà informées de ce qui se passait à Nagasaki, ne puissent plus maintenant s’abstenir de réagir. Et c’est effectivement ce qui va bientôt se produire. Dans l’immédiat, Petitjean doit redoubler de précautions. D’autre part, cette lettre fait état de divisions au sein de la chrétienté japonaise entre des groupes qui renvoient, de quelque manière, à l’existence des différents ordres missionnaires, parfois concurrents – jésuites, franciscains, dominicains – qui participèrent à l’évangélisation du Japon deux siècles et demi plus tôt. La rivalité entre sociétés missionnaires, ou, si l’on préfère, une inclination à s’approprier paroisses et paroissiens, n’a du reste pas disparu, comme le laisse voir la lettre du 18 juillet, dans laquelle l’auteur fait allusion aux jésuites qui ont fini par avoir « quelques notions du mouvement » qui se fait à Nagasaki et qui aimeraient certainement n’en être pas tenus à l’écart. Le drame, que l’on voit poindre, éclata un peu plus tard avec la déportation de plusieurs dizaines de milliers de chrétiens dans d’autres provinces où ils seront contraints d’apostasier. Beaucoup connurent l’emprisonnement et certains, même, la torture. La répression, qui s’amorce dès 1867, est renforcée par deux édits publiés en avril et juin 1868 qui réitèrent l’interdiction faite aux Japonais de se convertir au christianisme. La répression gagne en intensité à partir de 1870 et frappe surtout les chrétiens de la région d’Urakami (plus de trente mille furent déportés). Petitjean, et avec lui non seulement les responsables de l’Église mais toutes les légations des puissances occidentales, protestèrent avec la plus grande fermeté auprès du gouvernement impérial, issu de la Restauration de Meiji, proclamé en jan S. Turnbull, The Kakure Kirishitan, p. 50.

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vier 1868. Finalement, les édits anti-chrétiens furent définitivement rapportés en mars 1873. Après son retour à Nagasaki en juin 1866, Furet suggéra que Petitjean aille secrètement s’établir à demeure dans les îles Gotô. Ce dernier était prêt à accepter ce départ par esprit de soumission, mais le projet fut finalement rejeté, car il aurait notamment impliqué la venue de Mounicou à Nagasaki et l’adoption de son manuel de catéchisme22. Presque aussitôt, en août, Petitjean apprit qu’il venait d’être nommé vicaire apostolique du Japon par Pie IX. La consécration épiscopale, qu’il reçut à Hong-kong le 21 octobre, fit de lui le nouveau chef de l’Église du Japon, mais il n’en continua pas moins à administrer lui-même la paroisse de Nagasaki. En février 1874, son assistant Joseph Laucaigne est à son tour sacré évêque par lui. L’année suivante, au cours d’une visite à Rome, Petitjean obtint du SaintSiège la division du Japon en deux diocèses : un diocèse méridional, dont il eut la charge, et un diocèse septentrional qui fut confié à son confrère Osouf. Il mourut dans sa chère paroisse de Nagasaki le 7 octobre 1884.

Remarques sur l’édition des textes Les lettres sont ici reproduites dans leur intégralité, avec leur syntaxe originelle ; seules quelques très rares fautes d’accord ont été corrigées. Pour en faciliter la lecture, la ponctuation, généralement déficiente dans les documents épistolaires de ce type, a été systématiquement revue ; nous avons également introduit des alinéas lorsque cela nous a paru nécessaire, les auteurs, par souci d’économie et dans la hâte d’une rédaction souvent tardive, ayant tendance à ne pas segmenter leur texte. Le soulignement, qui marque, dans l’original, une insistance sur un mot ou une idée, est remplacé par l’italique. De manière générale, nous avons mis ces textes en conformité avec les règles typographiques aujourd’hui observées, notamment en ce qui concerne les majuscules et les traits d’union. Nous avons également supprimé certaines abréviations. Des majuscules ont toutefois été conservées lorsqu’elles témoignent de la déférence particulière des auteurs ou copistes à l’égard des correspondants ou de références chrétiennes essentielles. La transcription des patronymes et des toponymes n’a été ni modernisée, ni unifiée. Il en va de même pour les mots ou les phrases en japonais. À l’époque où écrit Petitjean, la connaissance de cette langue par les Occidentaux est encore balbutiante et sa transcription dans l’alphabet latin laissée à la liberté des auteurs. Nous avons d’autant moins cherché à rectifier cette transcription qu’elle n’entraîne aucun problème de com  F. Marnas, La « Religion de Jésus », vol. 1, p. 614.

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préhension. Des précisions sont toutefois données en note, lorsqu’elles nous ont paru utiles. Au mot « baptizeur », orthographe à laquelle Petitjean reste fidèle dans toute sa correspondance, nous avons substitué « baptiseur », comme nous y invite la forme verbale du sémantème.

Lettre d’Augustin Forcade à Napoléon Libois, procureur de la Société des Missions étrangères de Paris à Macao23. Grande Luchu, Tumaï, bonzerie d’Amiku, lettre commencée le mardi 12 août 184524. Monsieur et cher confrère, J’ai tenté de vous écrire l’an dernier par le navire du pays que le gouvernement envoie annuellement en Chine25, à la grande lune, mais je n’ai pu réussir dans ce dessein, et je n’avais guère lieu d’espérer pour cette présente année un meilleur succès, lorsque, enfin, pour la première fois depuis plus de quatorze mois, dans la matinée du lundi 9 juin, je découvris tout à coup, du lieu que j’habite, un beau navire européen cinglant vent arrière, toutes voiles déployées, vers

23  Source : Archives des Missions étrangères de Paris, AMEP 568, p. 29-40 et AMEP 184, pièce 14, pour le post-scriptum. Ces deux documents complémentaires sont des copies, certifiées conformes, faites peu après la réception de la lettre. L’original a disparu. Le billet final du 22 août est conservé dans AMEP 569, p. 5. Napoléon Libois (1805-1872) débuta à la procure de Macao en 1842. En 1847, il organisa son transfert à Hong-kong, la tutelle britannique paraissant de beaucoup préférable à celle du Portugal. En 1866, il fut nommé directeur au séminaire des Missions étrangères de Paris, puis, quelques mois plus tard, procureur de la société à Rome. 24   « Grande Luchu », du chinois Da-Liuqiu, nom donné par les Occidentaux à l’île d’Okinawa jusqu’à la fin des années 1850. Le qualificatif « grand », da, témoigne du statut d’État tributaire accordé par le pouvoir impérial chinois au royaume des Ryûkyû depuis la fin du xive siècle. On trouve le nom Liuqiu orthographié Lieou-Kieou, LiouKiou, Lieou-Tcheou, Lu-tchu, Loo-choo, entre autres variantes. Tumaï et Amiku, toponymes désignant respectivement un village et un quartier, sont les prononciations dialectales de Tomari et Ameku. La lettre fut reçue à Macao le 19 septembre 1845. 25  Un des bateaux qui transportaient le tribut et l’ambassade ryûkyû sur la côte chinoise, à Fuzhou, ou qui allaient rechercher cette dernière l’année suivante, à son retour de Beijing.

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le port de Nafa (vrai nom de Napa-Kiang26). Ne pouvant distinguer le pavillon, j’aimais me persuader par toutes sortes de bonnes raisons que ce ne pouvait être qu’un bâtiment français. Mais, malheureusement, ma philosophie se trouva en défaut, et j’appris le soir, de la manière la plus positive, que c’était bel et bien une frégate anglaise. Grand fut alors mon embarras : communiquer avec ce navire pouvait avoir des inconvénients, ne point communiquer avec lui, et par conséquent ne pas vous écrire, en avait certainement bien aussi. Toutes réflexions faites, je me suis déterminé pour la communication. Et, après en avoir obtenu la permission de qui de droit, suivi de gré ou de force, pour mon plus grand honneur, d’une fort belle escorte, je me rendis en rade, le 21 juin. Le capitaine venait justement de quitter son bord lorsque j’y arrivai27 ; mais le chirurgien-major28 , qui sait le français, me reçut avec beaucoup de bonté et, faisant armer un canot, il voulut me conduire lui-même vers celui que je cherchais. Le capitaine anglais s’attendait à ma visite ; il avait appris, dans une entrevue qu’il avait eue la veille avec le gouverneur de Nafa, mon séjour dans le pays. Il savait que j’y avais été amené par un bâtiment de guerre, comment et à quel titre j’y avais été déposé29. Il ne parut point fâché de me voir, et comme il parle passablement bien français, me tirant immédiatement à l’écart, il se mit en tête à tête à converser avec moi. Après m’avoir donné des nouvelles de France, de M. Cécille devenu enfin, à ce qu’il paraît, contre-amiral, de l’ambassade qu’il dit avoir cette année rencontrée à Soulou30 , etc., il me dit que, parti depuis environ deux mois de Hong-kong, il venait de visiter toutes les îles du Sud dépendantes de Lu-tchu ; qu’il s’en allait de ce pas au Japon, et de là en Corée, et qu’enfin il reviendrait vers le 15 août à Lu-tchu où il ferait un assez long séjour, désirant visiter l’île tout à loisir, qu’en revenant ici il y 26   Lecture chinoise de Naha-kô, « port de Naha », la capitale de l’actuel département d’Okinawa, Nafa dans le parler local. 27  Il s’agit du capitaine Edward Belcher, aux commandes de la Samarang. 28   John Corbett. 29   Prétendument à titre d’interprète. 30   Belcher a rencontré l’amiral Cécille le 9 février 1845 au cours de la campagne que ce dernier menait pour prendre possession de l’île de Basilan, dans l’archipel des Sulu, au sud des Philippines (E. Belcher, Narrative of the Voyage of H. M. S. Samarang, during the years 1843-46, Londres, 1848, vol. 1, p. 254-256).



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trouverait un bâtiment de charge venu pour le ravitailler, et que je pourrais profiter pour écrire à Macao du retour de l’un ou de l’autre des deux bâtiments. Aujourd’hui, 12 août, mon dit capitaine n’a pas encore reparu ; mais l’autre navire, le Royalist, capitaine M. Ogle31, annoncé, ayant dès hier jeté l’ancre ici, je crois qu’il est bon de me mettre à l’œuvre pour ma correspondance. Après vous avoir donc donné, Monsieur et cher confrère, quelques petits détails qui pourront peut-être bien avoir leur utilité, je passe à l’important du chapitre. Au moment de notre débarquement définitif dans cette île, le 6 mai 1844, on nous conduisit tout droit à cette même bonzerie de Tumaï (vrai nom de Po-tsum32) où déjà nous avions été reçus précédemment. C’était là la demeure, ou plutôt l’honorable prison, qu’on nous destinait : nous n’avons pu y échapper, et nous y sommes encore aujourd’hui. Nous trouvâmes là, outre une nombreuse garde postée dans tous les alentours, un fort joli cercle de petits mandarins établis dans la maison même, dans le but aimable de charmer nos loisirs, plus je ne sais combien de domestiques affectés à notre service. Les honneurs ne nous manquèrent pas dans ces premiers temps. La nuit ou le jour nous ne pouvions nous moucher, cracher ou tousser sans nous voir tomber sur le dos une douzaine d’individus qui, l’air effaré, venaient nous demander si nous nous pâmions. La table répondait en apparence à ce grand train de maison ; le pays était censé épuiser ses produits pour me sustenter : dans le fond, nous l’avons reconnu depuis, tout ce qu’on nous présentait alors avec tant d’étalage n’était que fort peu de chose eu égard aux ressources indigènes. La pauvreté n’est pas si grande ici qu’on voudrait le faire croire. J’ai dit nous jusqu’ici, car alors, bien que M. Duplan33 ait toujours présenté Augustin comme d’un rang bien inférieur au mien, bien qu’Augustin lui-même ait toujours observé à mon égard la distance convenable, on affectait, je ne sais pourquoi, de nous traiter absolument sur un pied égal. Les choses ont changé depuis à cet égard, et il y a longtemps que mon

  Lieutenant Graham Ogle.  Nom formé sur la lecture chinoise de Tomari-son, ou « village de Tomari (Tumaï) ». 33  Capitaine Bénigne Eugène Fornier-Duplan, commandant de l’Alcmène, qui fut chargé de déposer Forcade et Augustin Kô à Okinawa en avril 1844. 31

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catéchiste et moi nous avons pris aux yeux de tous la place respective qui nous appartient. Quoi qu’il en soit, c’était l’espérance des maîtres de céans que, ébahi de tant d’éclat, nageant dans une telle abondance, il ne me resterait rien à désirer dans le monde, et qu’ainsi, riant, mangeant, et surtout dormant bien, j’attendrais là patiemment celui qui devait venir et qui doit venir encore34. Grande fut donc leur stupeur quand, paraissant plus qu’indifférent à tout ce carillon, je demandai au bout de quelques jours une audience, non pas du roi, il est vrai (je ne l’aurais jamais obtenue), mais, à tout le moins, du gouverneur ­général de la province. On mit tout en œuvre pour esquiver le coup ; mais je tins ferme, et l’on finit par en passer par là. Ce fut à Tumaï, dans une maison que je crois être un collège, qu’eut lieu l’entrevue. J’aurais mieux aimé que ce fut à la capitale, dans la maison même du gouverneur ; mais il n’y eut pas moyen de faire passer cet article. Le personnage qu’on me donna pour l’Excellence en question était un grand bel homme d’une quarantaine d’années35. Assez richement vêtu, il traînait après lui une nombreuse suite. Il avait de la dignité et une gravité incroyable dans tout son extérieur. Du reste, pendant les deux ou trois heures que dura la conférence, raide comme un fotoque dans sa pagode36, s’il desserra les lèvres et bougea les dents ce ne fut que pour absorber les morceaux de l’indispensable dîner diplomatique. Cette importante partie de son service, il la remplissait admirablement. Le petit fameux interprète, courrier de la cour, parlant, répondant, décidant et tranchant comme bon lui semblait, fit à lui seul, selon sa coutume, tous les autres frais de la cérémonie37. 34   L’allusion est bien sûr double : d’une part, au Christ sauveur de l’humanité, d’autre part, au contre-amiral Cécille, « l’ami et le bienfaiteur des missionnaires, le libérateur des chrétiens de la Chine » (T.-A. Forcade, Le Premier Missionnaire, p. 75), dont la venue est attendue avec impatience par le missionnaire et évoquée par lui comme une menace à l’adresse des autorités ryûkyû. 35  Il est vrai, quoique la chose soit toujours restée ignorée des Occidentaux, que les autorités des Ryûkyû avaient mis sur pied un système d’accueil des étrangers reposant sur l’utilisation de titres et de patronymes fictifs. 36  Du japonais hotoke, futuki dans le dialecte local, « bouddha », et, par extension, aux yeux de Forcade, tout personnage statufié du panthéon bouddhique. 37  Interprète officiel de la cour, qui pouvait converser en chinois avec Forcade par le truchement d’Augustin Kô.



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Mon but, en demandant cette audience, n’avait été que d’entrer en matière et de me mettre en rapport avec les autorités. C’était un résultat peu difficile à obtenir, et j’y parvins alors. À dater de cette entrevue, qui fut suivie d’une seconde un mois après environ, plusieurs lettres furent écrites de part et d’autre ; bien des communications qui n’ont point été écrites furent échangées de vive voix. Une des premières choses que je poursuivis avec ardeur, ce fut ma liberté ; car sans la liberté qu’y a-t-il à faire ? Et, au commencement surtout, je ne jouissais pas même d’une ombre de liberté. Je n’étais point libre au-dedans de ma maison, puisque j’y avais nuit et jour sur le dos cette foule importune de mandarins et de soi-disant domestiques dont je vous ai déjà parlé ; puisque je ne pouvais faire un pas qui ne fût suivi, un mouvement qui ne fût observé. Je n’étais point libre au-dehors, car alors c’était à peine si l’on me permettait de faire quelques pas au milieu du sable et de la boue, sur le bord de la mer. Et ces quelques pas encore, je ne pouvais les faire seul, mais suivi des inévitables mandarins, mais précédé de satellites armés de bambous pour frapper le pauvre peuple et éloigner les passants (ce qui devait me rendre, naturellement, passablement odieux). Après bien des difficultés et un long temps écoulé, tout ce que je pus obtenir d’amélioration pour l’intérieur fut qu’on m’abandonnerait, au moins pour y être seul à loisir, et la chambre où je couche et un petit jardin qui y est attenant. Pour ce qui est du dehors, voici par quels procédés, peut-être un peu violents, j’ai fini par obtenir aussi de l’amélioration. Voyant que je ne gagnais et ne gagnerais jamais rien par les voies de la douceur, tout d’un coup, sans faire la moindre attention aux clameurs de ma suite, je me mis à circuler à mon aise partout où bon me semblait, sans m’écarter jamais pourtant des voies publiques, des chemins ouverts à tous sans distinction. D’abord, on se contenta de conjurer, de crier, de mettre en jeu toute sorte de jolis petits moyens usités dans le pays en pareille circonstance. Mais, quand bientôt on vit clairement que l’on perdait absolument son temps, on résolut d’user de violence. Et un beau jour, tandis qu’à un quart de lieue environ de ma bonzerie je m’avançais paisiblement sur la grand-route de Nafa, un mandarin me saisissant des deux mains m’empêcha de passer outre : je demandai à cet homme s’il agissait au nom de l’autorité publique. Sur sa réponse affirmative, je rétrogradai et rentrai chez moi ; mais écrivant dès le lendemain au gouverneur 230

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général, je le priai de me faire savoir pour quel délit ou pour quel crime j’avais été arrêté comme un malfaiteur. Son Excellence répondit que je n’étais coupable d’aucun délit ni d’aucun crime, mais qu’une loi de l’État défendait aux étrangers de se promener ailleurs que sur le rivage de la mer, et il me rappelait que le commandant du navire qui m’avait amené avait promis que je me soumettrais aux lois du royaume. Je répliquai, entre autres choses : 1° que je ne pouvais ni ne pourrais jamais reconnaître une telle loi, parce que je la croyais contraire au droit naturel, et je lui fis une thèse à ma manière pour développer et soutenir mon assertion ; 2° que le commandant, en disant que je me soumettrais aux lois du royaume, avait voulu dire que, devenu semblable aux particuliers du royaume, j’obéirais à toutes les lois justes qui les obligent, ce que je désirais de tout mon cœur ; tandis que les autorités du pays, au contraire, ne le voulaient point, mais me plaçaient persévéramment en dehors de toutes les lois ; que le commandant n’avait certainement pas voulu parler de cette loi qui n’oblige actuellement dans le pays aucun autre que moi, et que lui-même, par ses paroles et par ses actes (il a été à Nafa, etc.), a prouvé ne pas reconnaître ; 3° que si l’on n’était pas convaincu par ces raisons, que si l’on me croyait infidèle à la parole donnée, et par conséquent coupable, on aurait la ressource de me traduire par devant le premier commandant de mon pays qui paraîtrait ici. J’ajoutais, en finissant : « Jusqu’à ce que la faute ne soit prouvée, Son Excellence ne s’étonnera point si, m’appuyant sur ma conscience, je ne déroge en aucune manière à ma conduite passée. » À cette réplique, on ne répliqua jamais rien et, depuis lors, je pus circuler à loisir sans avoir à craindre la moindre violence. Restait à me débarrasser des mandarins et des satellites. Pour y parvenir, plus ils me suivaient nombreux, plus ils faisaient tapage et frappaient le pauvre peuple, plus je marchais vite, plus j’allais loin. Quand on a vu cela, on a peu à peu dégrossi l’escorte, et, aujourd’hui, je ne suis plus accompagné dans mes sorties et promenades ordinaires que d’un ou de deux mandarins suivis d’un seul domestique. On me laisse converser, chemin faisant, avec les passants que, loin de chasser comme auparavant, on rappelle même quand ils se sauvent d’euxmêmes. On m’invite même parfois à entrer soit dans les bonzeries, soit dans les maisons particulières pour m’y reposer et y prendre le thé. Et, bien que je sois loin d’être libre, puisque jamais on ne me

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laisse aller seul, mon esclavage est-il devenu, du moins, soit pour moi, soit pour le public, un peu plus tolérable. Au risque d’encourir votre juste indignation de très digne procureur, je vous confesserai de plus, Monsieur et cher confrère, qu’en même temps que je me remuais de toute force pour ma liberté, je ne m’agitais pas moins pour obtenir l’avantage très important à mes yeux de dépenser de mon mieux notre bel argent ici en vivant comme un propriétaire à vos frais et dépens. Et l’article, qui pis est, si je ne pus jamais le faire concéder de bonne grâce, j’ai pu depuis longtemps du moins l’emporter d’assaut. Après plusieurs demandes inutiles, auxquelles on ne jugeait plus même à propos de me répondre, un beau matin, le 25 juin de l’an dernier, je refusai net tout ce qu’on me présenta, protestant que je ne mangerais rien que je ne l’eusse payé, bien persuadé que la crainte de celui qui doit venir empêcherait les braves gens de tenir bon à tel point que je mourusse de faim ; j’en fus quitte, en effet, pour vingt-quatre heures de jeûne, et, depuis lors, je paie mes déjeuners. Veuillez cependant vous calmer, ce ne sont plus des dépenses de prince, vous pourrez vous en convaincre en lisant, vérifiant et contrôlant mes comptes. Vous m’aviez recommandé, Monsieur et cher confrère, de prendre, aussitôt que je le pourrais, l’habit du pays. Fidèle observateur de vos instructions, je n’ai point tardé beaucoup à demander le costume. Vous croyez peut-être que mes pauvres gens, flattés de l’ouverture, se sont empressés d’y répondre. Eh bien, pas du tout ; quelques instances que nous ayons faites, ils n’ont jamais voulu permettre ni à Augustin ni à moi d’acheter ou de faire faire une de leurs nobles robes : tout ce que j’ai pu adopter de leur équipement a été la chaussure, parce qu’il m’a suffi pour cela d’ôter dans la maison mes souliers et mes bas et de mettre mes pieds dehors dans une espèce de cagerons qui dans ce pays-ci ont le nom de souliers. Notre grande affaire à obtenir ici, Monsieur et cher confrère, c’est pour moi la liberté de prêcher notre sainte religion ; c’est, pour les gens du pays, la liberté de l’embrasser. Sans cette permission authentiquement donnée, habiterions-nous libres dans le royaume, vu l’état d’oppression dans lequel je crois le peuple, vu le nombre incroyable des dénonciateurs, etc., il nous serait bien difficile, ce me semble, d’avoir quelque succès : la chose concédée, j’ai lieu d’espérer, qu’avec la grâce de Dieu, il y aurait bientôt des conversions et qu’el 232

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les seraient même très nombreuses. Aussi, si conformément à vos sages instructions, je n’ai point débuté par cette question avec le mandarin, j’y suis venu cependant à la longue, et, après l’avoir une fois entamée, c’est celle que j’ai poursuivie avec le plus d’instances. La première demande a été suivie d’un refus ; mais d’un refus si faiblement motivé qu’il ne m’a pas été difficile de revenir à la charge. Un second refus a suivi le premier, et celui-ci, mieux fondé en raison, m’a plus embarrassé. On s’appuyait principalement sur ce motif que, si la chose m’était accordée, d’une part la Chine, dont on est tributaire, refuserait le tribut et romprait ses rapports avec le royaume ; d’autre part, le Japon, qui seul fait le commerce ici, retirerait ses navires, double malheur d’où résulterait infailliblement la ruine du pays. Je répondis que ces appréhensions ne me semblaient pas, à moi, aussi fondées qu’on le disait, que : 1° je savais des royaumes tributaires de la Chine, par exemple le royaume annamite et celui de Siam, qui avaient accordé la liberté de la religion chrétienne à des époques où elle était proscrite en Chine, sans que cependant cet empire ait pour cela rejeté le tribut ou même fait entendre des plaintes ; 2° que s’il s’agissait d’ouvrir le port de Nafa au commerce européen, le Japon, qui en pourrait souffrir, aurait sans doute quelque droit à faire ses réclamations ; mais que, comme il s’agissait ici d’une affaire qui concerne l’administration intérieure du royaume, je ne voyais pas en quoi cela regardait cet empire, de qui, répète-t-on tous les jours, on ne dépend ici en aucune manière38. Voulant bien admettre toutefois,

38   Le statut d’État tributaire de l’empire chinois obligeait à envoyer périodiquement – pour les Ryûkyû, tributaire exemplaire, ce fut généralement tous les deux ans – des présents à la cour impériale en reconnaissance de sa supériorité civilisationnelle et de sa centralité cosmique, plus que par allégeance proprement politique. En retour, l’État tributaire recevait lui aussi des présents, mais surtout, et cela était hautement prisé par les élites ryûkyû, il était autorisé à commercer en Chine à l’occasion des visites de ses missions diplomatiques et pouvait aussi librement acquérir les arts et les techniques du grand voisin. Lorsque le roi des Ryûkyû mourait, la cour impériale dépêchait une ambassade, à laquelle se mêlaient de très nombreux commerçants, pour introniser son successeur. Des échanges commerciaux avaient alors lieu à Okinawa durant le séjour de l’ambassade chinoise. D’autre part, le royaume des Ryûkyû était également autorisé à envoyer quelques jeunes gens, véritables boursiers d’État, poursuivre leurs études à l’académie impériale, et, privilège rare, il disposait d’un comptoir permanent sur le territoire chinois, à Fuzhou, port d’entrée obligé de ses navires. Un nombre plus important de jeunes gens de la classe dominante allaient se former en Chine à titre privé.



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sur parole, la réalité du danger tel qu’on me le présentait, je me bornais à demander en conclusion, non pas une permission à donner actuellement, mais une simple promesse de permission dans le cas où l’empereur de la Chine ne s’y opposerait point, protestant, de plus, que, cette permission donnée et les choses même commencées, je me retirerais sans mot dire si le Japon menaçait en conséquence de quelque malheur. Il serait trop long de vous développer ici, Monsieur et cher confrère, toutes les raisons qui m’ont engagé à me restreindre ainsi. Peut-être ne m’approuvez-vous pas en ceci. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, les choses bien pesées devant Dieu, je n’ai pas cru pouvoir agir autrement. Quoi qu’il en soit, cette simple demande même, comme je l’avais pensé, a fort embarrassé et embarrasse fort encore aujourd’hui les grands de Xuï (la capitale)39. Ils savent les succès des Anglais et les concessions qui leur ont été faites. Ils n’ignorent pas que les Européens se remuent actuellement beaucoup en Chine ; ils ont entendu parler par moi, et probablement par d’autres, de l’ambassade de France, de l’ambassade des États-Unis, etc. Ils ne peuvent prévoir quel sera le dénouement de toutes ces choses, de là pour eux la difficulté de me répondre, et d’y répondre surtout par écrit, comme je les en prie absolument. Que si, d’un côté, ils promettent la permission dans l’hypothèse supposée, ils craignent de se trouver par la suite dans la nécessité de l’accorder, ce que, au fond de leur cœur, ils ne veulent certainement point. Que si, d’un autre côté, ils me répondent : « Quand bien même l’empereur de la Chine ne s’y opposerait pas, nous ne pourrions vous permettre », ils craignent que plus tard, armé de cette lettre, je ne leur suscite de grandes difficultés. Dans cet embarras qui, je le comprends, peut être grand pour eux, ils ont cru d’abord pouvoir se tirer d’affaire en ne soufflant mot, et ma lettre est restée longtemps sans réponse. Cependant, m’étant plaint hautement de ce silence obstiné, le 16 mai dernier une lettre m’a été envoyée enfin, à titre de réponse. Mais ce n’en était pas une. Ce n’était qu’une plate répétition de ce qu’on m’avait auparavant écrit : on ne faisait que me redire des dangers que j’avais déclaré

 Shuri, Shui dans la prononciation locale, le siège du pouvoir royal.

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comprendre, ou que, du moins, j’avais bien voulu, sur parole, admettre véritables ; puis venait en conséquence un troisième refus pur et simple avec promesse, en termes polis, de m’en accorder autant pour toute nouvelle instance. Sur ce, j’ai fait redire simplement au gouverneur général qui avait fait la lettre que j’étais toujours attendant la réponse, vu que sa lettre n’est pas une réponse. Il n’a pas nié le fait, et il ne pouvait pas le nier ; il s’est contenté de me faire dire : « Après y avoir mûrement réfléchi, je verrai ce que j’aurai à faire. » Aujourd’hui, 14 août, il paraît que Son Excellence n’est pas encore au bout de ses sérieuses réflexions, et qu’elle ne voit pas encore clairement ce qu’elle aura à faire, car les choses sont encore dans le même statu quo, et, selon toute apparence, elles y demeureront longtemps encore. Ayons patience, patience, bien de la patience, car il en faut beaucoup ici. Enfin, Monsieur et cher confrère, un point très important sur lequel, pour des raisons que je crois bonnes, je n’ai fait aucune demande formelle aux autorités, mais qui a été dès les premiers jours l’objet de toute mon application : c’est l’étude de la langue du pays, ou, si vous l’aimez mieux, de la langue japonaise ; car je ne crois pas me tromper en vous certifiant de nouveau que c’est quid unum et idem 40. Cette langue est la seule qu’on parle ici : le chinois n’est entendu que de quelques interprètes descendus des anciens émigrés du Fokien, et encore ne s’en servent-ils jamais dans le commerce ordinaire de la vie41. Je ne saurais vous redire, Monsieur et cher confrère, toutes les difficultés qu’il m’a fallu subir à cet égard. Non seulement on n’a jamais voulu me donner des leçons en règle, ni me procurer aucun livre ; mais pendant un long temps on ne voulait même pas me donner les mots les plus simples quand je les demandais ; mais on se plaisait à me tromper sur le sens des mots que j’avais attrapés au hasard, ou bien on m’enseignait malicieusement des mots de la langue écrite qui ne sont jamais usités dans le langage ordi-

40   Forcade exprima également au capitaine Belcher sa conviction que la langue parlée à Okinawa était « strictement le japonais » (E. Belcher, Narrative of the Voyage, vol. 2, p. 443). 41   Cf. infra, note sur la colonie chinoise de Kuninda.



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naire42. Cependant, par une miséricorde toute spéciale de Dieu, et dont je lui rends de bien vives actions de grâces, depuis sept à huit mois environ, nos petits mandarins de la bonzerie, sans que j’ai pu clairement m’expliquer le comment ni le pourquoi, ont subitement changé de dispositions à cet égard : l’un d’eux, surtout, qui semble m’avoir pris en amitié, m’a rendu et me rend encore de très grands services. Après m’avoir appris je ne sais combien de mots, il va aujourd’hui jusqu’à me dicter de petits dialogues qui me sont bien utiles, et qui ne le seront pas moins, je l’espère, aux confrères à venir. Bref, après Dieu, grâce en bonne partie à ce digne mandarin, j’ai actuellement un petit dictionnaire de plus de six mille mots43. Je puis à peu près tout entendre et soutenir une conversation quelconque sans trop de difficulté. Ce matin même, on m’a prié, à plusieurs reprises, de servir d’interprète auprès du capitaine anglais qui est venu à terre, et je me suis tiré d’affaire sans aucun embarras. Il s’en faut cependant beaucoup encore que je sache la langue ; j’entends et je parle par routine ; mais il y a bien des règles de grammaire dont je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais comment enseigner à d’autres ; mais je ne connais pas les caractères, et vous comprenez à combien de titres il m’est nécessaire de les connaître : mais, de plus et surtout, les termes me manquent absolument si je veux parler religion. Ce n’est pas une petite affaire, je vous l’assure, que d’approprier à cette matière des mots d’une langue païenne avant qu’on ne connaisse parfaitement cette langue. Les idées n’étant point dans les hommes, les mots, par une conséquence nécessaire, n’existent point dans la langue. C’est tout un langage à créer, et l’on ne peut point ici, comme on peut le faire sans grand inconvénient en beaucoup d’autres matières, commencer d’abord en tâtonnant, puis se corriger

42   Forcade ignorait que la langue parlée autour de lui, un des dialectes de la langue ryûkyû, ne s’écrivait pas. Tous les textes, imprimés ou non, en circulation aux Ryûkyû étaient rédigés soit en chinois, soit en japonais, dans des styles propres à la langue écrite. 43  Ce dictionnaire a malheureusement disparu, soit qu’il ait été détruit par Forcade lui-même lorsqu’il apprit que la langue d’Okinawa n’était pas comprise au Japon, soit qu’il ait été perdu en juin 1847, au cours de la traversée du désert entre la mer Rouge et la Méditerranée, en même temps que le journal du missionnaire et d’autres objets précieux (AMEP 568, lettre du 18 septembre 1849 ; E. Marbot, Vie de Monseigneur Forcade, p. 163).

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peu à peu, au fur et à mesure que l’on découvre ses bévues ; car alors, on se mettrait dans un danger évident de donner des idées fausses sur les vérités les plus simples ; car on pourrait rendre ridicules, absurdes, obscènes même les choses les plus saintes. Vous penserez peut-être, Monsieur et cher confrère, que les petits mandarins interprètes qui ne nous quittent pas, connaissant les caractères chinois, j’ai la ressource de leur demander tout simplement la traduction des termes usités en Chine. Mais non, je n’ai point cette ressource car, premièrement, ils ne veulent maintenant, pour rien au monde, ni ouvrir nos livres de religion, ni entendre parler de religion, et je crois en effet qu’une telle lecture et une telle conversation leur sont absolument défendues sous des peines très sévères ; que si, deuxièmement, faisant copier par Augustin les termes reçus j’essaie de leur montrer en dehors des livres et isolément, ils ne les comprendront point, ou, s’ils les comprennent, ils affecteront de ne pas les comprendre. Que feront-ils alors ? Soit sottise, soit malice, ils vous donneront un mot quelconque qui ne revient pas le moins du monde à la chose ; ou plutôt encore, vous prononçant lettre à lettre, selon la prononciation adoptée chez eux, ils vous forgeront un mot qui ne sera compris de personne, pas même des fabricants inventeurs. Ce ne sont pas de simples hypothèses, ni des jugements téméraires, je parle après expérience faite, il n’y a pas le moins du monde à compter là-dessus. Que faire, donc, dans cette grave difficulté ? Je ne vois de ressource qu’en vous, Monsieur et cher confrère : tâchez, je vous en conjure, de me trouver et de m’envoyer des livres ; que si vous ne trouvez pas de bons livres, de ces livres que nécessairement les jésuites ont dû faire quand ils étaient au Japon, et qui doivent être encore quelque part, soit à Macao, chez les pères lazaristes portugais, héritiers des jésuites, soit à Paris, soit à Rome, soit je ne sais où ; si vous ne me découvrez pas au moins une bonne grammaire et un bon dictionnaire, longtemps, bien longtemps encore je demeurerai muet sur le chapitre sur lequel j’ai le plus à parler ; de longtemps je ne serai pas même en état de traduire convenablement un Pater et un Ave Maria. Mon bon père Libois, ayez pitié de moi ! Voilà, Monsieur et cher confrère, quelles ont été mes tentatives sur les points les plus importants : je vous en ai fait connaître les résultats aussi simplement et véritablement que je l’ai pu. Que dire maintenant ? Nos affaires, certes, ne sont pas positivement brillan

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tes. En trois mots : 1° je me trouve au jour présent prisonnier de fait, soit dans ma bonzerie, où personne ne peut m’aborder qu’il n’y soit autorisé et surveillé par les mandarins ; soit au-dehors de ma bonzerie, dont je ne puis m’écarter d’un pas sans être suivi ; 2° Je suis en butte à l’opposition la plus formelle et la plus forte de la part de l’autorité qui, si elle ne me persécute pas ouvertement parce qu’elle ne l’ose point, ne néglige aucun moyen de me susciter en dessous toutes les petites persécutions qu’elle peut imaginer ; 3° Enfin, prédicateur né de l’Évangile, n’étant ici que pour prêcher l’Évangile, je ne trouve point de mots si je veux prêcher l’Évangile. Cet état de choses est aujourd’hui, il sera demain, et, humainement parlant (quant au 1° et au 2° du moins), je n’y vois point de terme. Faut-il pourtant nous décourager ? Oh ! non. Dieu nous fasse la grâce de ne jamais perdre courage. C’est lui qui m’a envoyé ici, qui m’y a conservé jusqu’à ce jour, et qui paraît vouloir m’y garder encore : je mets en lui ma confiance, il ne m’abandonnera point. Il peut avec des pierres susciter des enfants à Abraham. Il pourra bien, quand il le voudra, faire de bons chrétiens de mes pauvres insulaires. Peut-être faudrat-il pêcher une bien longue nuit sans rien prendre ; mais quand viendra l’heure du Seigneur, la pêche miraculeuse nous dédommagera bien. Ne nous décourageons donc point. Après tout, quand pendant toute leur vie deux ou trois missionnaires ne feraient autre chose ici que d’ouvrir la mission, serait-ce là une vie perdue, une vie mal employée. Espérons contre l’espérance même, et, sauf meilleur avis, tant qu’on ne se décidera point à user de violence pour me mettre dehors (et il me semble très probable qu’on ne s’y décidera pas de si tôt), demeurons ferme, et quand même … au poste que la divine Providence a daigné nous confier. Qui peut, du reste, lire dans l’avenir ? Qui peut savoir et dire tout ce qui se prépare ? Qui peut répondre que dans un an, six mois, deux mois peut-être, ce pays ne sera pas ouvert d’une manière quelconque aux Européens ? Et alors … alors! … Quoique je ne sois ni prophète, ni fils de prophète, ce n’est pourtant pas tout à fait sans rime ni raison que j’ajoute ceci. Le pauvre peuple est excellent ici ; il n’a ni peur ni horreur de moi ; il ne demande pas mieux que de me voir, de me parler et de m’entendre. En voici deux preuves choisies entre beaucoup d’autres. L’an dernier, 1er octobre, j’étais parti avec Augustin pour faire une promenade ; les petits mandarins qui, dans les commencements sur 238

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tout, ne m’auraient pas laissé faire quatre pas au-dehors si je les avais écoutés, trouvaient que nous allions bien loin. Les remontrances ordinaires n’ayant point été reçues, ils avaient recours à un autre procédé usité souvent dans leur politique : ils faisaient les fatigués, les harassés, ils ne pouvaient plus lever le pied, ils s’en allaient piano, piano, se tenant à distance honnête et s’asseyant à toutes les pierres, persuadés que, selon ma coutume, je les attendrais, j’aurais pitié d’eux et rebrousserais chemin. Mais, pas du tout, ce jour-là, fatigué à l’excès de leurs grimaces, et certain d’ailleurs que je n’avais rien à craindre, tout à coup je double le pas avec mon catéchiste, une montagne nous dérobe bientôt aux yeux de nos poursuiveurs. On ne sait pas où nous sommes ; pour la première fois nous nous trouvons seuls. Profitant de l’occasion, traversant les villages, et suivant toute espèce de routes, nous poussons jusqu’à quatre grandes lieues de notre bonzerie : nous allons jusqu’aux ruines d’une ville qui n’est plus aujourd’hui qu’une bourgade, et qui a dû être autrefois la capitale du royaume du Sud44. Partout sur les chemins, dans les hameaux, les pauvres paysans nous saluèrent et nous firent politesse. Arrivé au terme de ma course, tandis qu’Augustin s’avançait un peu plus loin à la découverte, j’étais assis seul sur le haut d’une montagne. Les paysans ne m’ont pas plus tôt aperçu qu’ils quittent leurs champs et s’empressent autour de moi. Ils m’offrent leurs pipes, leur tabac, courent chercher du feu dans une maison isolée qui était près de là, ils me parlent, ils m’interrogent, et, bien qu’alors j’eusse beaucoup de peine à les comprendre et à leur répondre, ils entament de gré ou de force la conversation ; et c’était la première fois qu’ils me voyaient ; et ils ne pouvaient me connaître que par les calomnies semées sans doute partout contre moi, et jamais, selon toute apparence, aucun   Jusqu’à son unification politique, en 1429, l’île d’Okinawa était divisée en trois petits royaumes, reconnus chacun comme État tributaire par la Chine des Ming. C’est le royaume de la « Montagne centrale », Chûzan, qui fut l’artisan de cette unification et qui constitua le noyau du royaume des Ryûkyû. Si l’on tient pour exacte la supposition de Forcade, la bourgade qu’il aurait atteinte serait Ôzato, près d’Itoman, où s’élèvent les ruines d’un château qui servait de résidence aux chefs du royaume du sud, Nanzan. À vol d’oiseau, celui-ci est situé à une dizaine de kilomètres de la bonzerie d’Ameku, ce qui correspondrait approximativement aux quatre lieues, ou seize kilomètres, que Forcade estime avoir parcourues. Mais, les ruines en question pourraient aussi être celles de Tomigusuku, une forteresse plus impressionnante, située également au sud de Naha, à une distance moitié moindre. 44



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Européen n’avait paru chez eux45. Nous étions là depuis quelque temps, et les choses s’en allaient au mieux quand, tout à coup, apparaît mon éternelle escorte. Au premier aspect, nos pauvres gens de céder le terrain et de s’esquiver, effrayés, chacun de leur côté. Une autre fois, je rencontrai dans une de mes promenades un pauvre homme à qui j’adressai quelques mots et qui m’amusait beaucoup par ses réponses, car c’était la simplicité même. Je dis à un petit mandarin qui m’accompagnait : « En vérité, voilà un brave homme, bien franc et bien simple ; il n’a point de retour et l’on peut le croire sur parole. » Mon petit mandarin, croyant l’occasion belle : « N’est-il pas vrai, lui dit-il, que quand le maître s’en va partout dans vos villages, vous autres paysans vous avez grand peur ? » Le ton sur lequel avaient été dits ces mots ne laissait point à délibérer sur la réponse, le bonhomme n’hésita point non plus : « Oui, maître, nous avons grand peur ; mais je vais vous dire, ce n’est point du maître européen que nous avons peur, car nous savons bien qu’il ne nous fera pas de mal, mais c’est des mandarins et des satellites que nous avons une rude peur. » Bien que ce ne fût pas précisément la réponse demandée et attendue, celle-ci était si vraie, faite de si bonne foi et si naïve dans ses termes, que mon malencontreux mandarin lui-même ne put retenir son éclat de rire. Les mandarins eux-mêmes, quoique, ici comme partout, en somme ils ne valent rien, les mandarins ne sont pas tous mauvais. Il y en a plusieurs sans doute qui entendraient facilement raison si l’on pouvait leur faire entendre seulement quelquefois le langage de la raison. Dès les premiers temps, un de ceux qui étaient auprès de nous, un homme qui, du reste, nous a toujours paru droit, capable et fort instruit pour son pays, un homme qui nous témoignait en toute circonstance beaucoup de bon vouloir, ayant provoqué Augustin par ses questions, eut avec lui une petite conférence sur l’existence d’un Dieu créateur, sur le culte que nous devons lui rendre, etc. Touché alors sans doute de la grâce, cet homme se trouva comme subitement frappé de la vérité et de la sublimité d’une telle doctrine qu’il entendait pour la première fois, et ne put contenir son admiration. Ce ne  Contrairement à ce que pense Forcade, les autorités n’avaient aucunement à cœur d’informer la population de la présence d’un Européen à Okinawa, a fortiori d’un prêtre. 45

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lui fut point assez de l’exprimer par ses paroles, elle alla jusqu’à lui faire improviser une jolie petite pièce de vers chinois où il vantait la science de mon catéchiste et manifestait le désir de l’entendre tous les jours de sa vie. Ce début me donnait les plus belles espérances ; malheureusement, notre pauvre futur néophyte nous fut immédiatement enlevé. Il a disparu depuis cette époque, sans que nous ayons jamais pu savoir ce qu’il était devenu. Autant que je puis en augurer d’après un mot que j’ai dernièrement entendu, je crains qu’il n’ait payé bien cher, humainement parlant, cette expression peut-être trop franche de ses sentiments. S’il n’est point mort*, daigne la miséricorde de Dieu lui en tenir compte en lui découvrant bientôt le divin flambeau de la foi dont la première lueur a fait sur son âme une si vive impression. Depuis cette triste affaire, il n’y a plus eu moyen pour Augustin, dans ses rapports avec les mandarins, de parler de religion. Toutes les fois que, d’une manière ou de l’autre, il a voulu amener la conversation sur ce chapitre, il a vu toutes les oreilles se fermer et tous les auditeurs sous un prétexte quelconque se sauver et disparaître chacun de leur côté. On ne dispute point, on ne conteste point, on ne veut rien entendre. Ne croyez pas, du reste, que ce soit par indifférence ou par apathie qu’on agit de la sorte : si cela était, ce serait bien triste, mais cela n’est pas ; cette conduite est certainement dictée par des ordres qui partent de Xuï. Quoi qu’il en soit, maintenant même encore, j’espère bien avoir parmi mes mandarins au moins un demi-prosélyte ; mais je crains fort qu’il ne soit déjà suspect, et, par politique, nous sommes obligés de nous montrer assez froids envers lui. Misère ! misère ! oh ! si nous étions libres ! Espérons en Dieu, et cela viendra sans doute. Cette lettre est déjà bien longue, Monsieur et cher confrère, et cependant je ne vous ai point tout dit. Je devrais peut-être vous donner quelques détails sur les mœurs de ce peuple, vous décrire cette belle contrée, vous parler de la douceur et de la salubrité de son climat, etc. Je vois encore bien des choses aussi intéressantes qu’utiles à écrire, et je sens très bien que tout ce que j’ai déjà essayé de traiter, je ne l’ai traité que bien incomplètement. Il faut pourtant se borner et se renfermer, pour cette première fois, dans le cercle des choses *  Non, il n’est point mort, par un très grand hasard je l’ai rencontré hier, 20 août, depuis que ceci est écrit.



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qu’il est strictement nécessaire de vous faire connaître. Qu’il me suffise donc maintenant de jeter quelque jour sur deux questions importantes qui ont été jusqu’ici et qui sont encore à présent difficiles à résoudre. Première question : le royaume de Lu-chu dépend-il du Japon ? Que si vous posez cette question à nos mandarins, ils paraîtront d’abord ne pas même vous entendre. Que si vous revenez plusieurs fois à la charge, ils ne savent pas ce que c’est que le Nippum (nom japonais et luchou du Japon) dont vous leur parlez. Enfin, que si vous pressez et pressez encore, on finira par vous avouer qu’on a bien entendu parler de ce pays-là, mais on vous assurera qu’on n’en est aucunement tributaire. Ici, de toute antiquité, on ne relève que de la Chine, qui a civilisé le pays (c’est aussi faux que le reste). Ici, on ne se conduit que par la volonté du Fils du Ciel, on lui paie tribut de deux ans en deux ans ; le roi reçoit de lui sa couronne, ne détermine rien que selon son bon plaisir ; et les lois, les mœurs du royaume ne diffèrent absolument en rien des lois et des mœurs du Céleste Empire. En conversation, si vous êtes étranger, on vous parle tous les jours avec emphase de la Chine, on vous la vante, on vous l’exalte, on vous raconte son histoire, on vous décrit ses provinces et ses villes ; jamais un mot du Japon ! Voilà les paroles, les faits sont bien différents. Il est vrai que Luchu, non point depuis toute antiquité, mais depuis l’an 1372 de l’ère chrétienne, c’est-à-dire depuis quatre cent soixante treize ans tout simplement, paie tribut à la Chine46. Il est vrai encore qu’à l’abdication ou à la mort du roi, un mandarin chinois vient ici introniser son successeur. Mais on ne paraît pas tenir par d’autres liens au Céleste Empire, tandis qu’on semble lié et uni de toutes parts à ce Japon qu’on ne connaît même point. À Lu-chu, rien n’est chinois, tout est japonais : les nobles, les villes et les bourgs ont bien tous leurs beaux noms chinois ; mais ces noms n’ont cours que vis-à-vis la Chine et les Européens. Les noms japonais des hommes et des lieux sont les seuls qui aient cours et qui soient entendus dans le pays. Le culte, la langue, les habitations, les meubles, les mœurs, les coutumes, même chez les habitants de la ville de Kuninda, qui descendent tous des 46   Forcade tire cette date, qui est exacte, du mémoire du jésuite Gaubil reproduit partiellement dans l’ouvrage de Dumont d’Urville, cf. infra.

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Chinois envoyés ici sous la dynastie précédente, ne diffèrent en rien (du moins je le pense) du culte, de la langue, des habitations, des mœurs et des coutumes du Japon47. En tout cela, il n’y a rien de chinois ; les vêtements seuls sont un peu différents des vêtements japonais ; mais encore s’en rapprochent-ils beaucoup plus que des vêtements chinois. J’ai ici entre les mains les lettres de saint François Xavier, l’histoire du père Charlevoix, des extraits de Malte-Brun et de Balbi (article Japon), et chaque fois que je lis ces ouvrages, je suis tenté de croire qu’il s’agit de Lu-chu et non pas du Japon, tant je vois toutes choses parfaitement semblables48. Je ne sais combien de mots japonais, cités avec explication par ces différents auteurs, se retrouvent tous, à l’exception peut-être d’un très petit nombre, sans aucune différence de sens et de son dans la langue de Lu-chu. Tandis que je n’ai jamais vu paraître une seule jonque chinoise dans le port de Nafa, j’y vois constamment au mouillage de dix à quinze jonques japonaises. Quand un étranger demande d’où viennent ces jonques, les mandarins lui disent qu’elles sont du royaume de Tu Kia La, nom chinois qu’ils ont été pêché je ne sais où, mais qui n’est pas le moins du monde

  Kuninda, ou Kumemura (village de Kume) en japonais standard, est un quartier, aujourd’hui au cœur de Naha, longtemps habité par les descendants des immigrants chinois venus à Okinawa à partir de la fin du xive siècle, peu après l’établissement de relations officielles avec la cour des Ming. Ces familles de marins, d’artisans et même de lettrés, pour la plupart originaires de la province du Fujian (Fukien), jouèrent un rôle essentiel dans le développement culturel et commercial du royaume des Ryûkyû. En dépit d’une acculturation progressive, les membres de cette communauté s’efforçaient de maintenir vivantes les traditions intellectuelles et religieuses de leur pays d’origine. Les fonctionnaires qui en étaient issus se consacraient notamment aux relations avec la Chine, et ses lettrés à l’enseignement de la langue et des classiques chinois. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, l’école confucianiste de Kuninda eut le monopole de la formation des étudiants parmi lesquels étaient sélectionnés ceux qui allaient poursuivre leurs études en Chine aux frais du gouvernement royal. 48   Le jésuite Charlevoix est l’auteur, d’une part, d’une Histoire de l’établissement, des progrès et de la décadence du christianisme dans l’empire du Japon (Rouen, 1715), d’autre part, d’une Histoire et description générale du Japon (Paris, 1736) qui doit beaucoup à l’Histoire naturelle, civile et ecclésiastique de l’Empire du Japon du médecin allemand Engelbert Kaempfer (publiée en français en 1729) ; Malte-Brun et Balbi ont tous deux publié des ouvrages de géographie qui connurent une grande diffusion (K. Malte-Brun, Précis de la géographie universelle, Paris, 1810-1819, 8 vol. ; A. Balbi, Abrégé de géographie, Paris, 1833). 47



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un nom japonais, et qui ne se trouve, je crois, sur aucune carte49. On m’avoue cependant aujourd’hui que Tu Kia La dépend du Japon ; et il est bon de noter ici que par un édit émané du Sio-gun (empereur du Japon50) en 1637, édit dont l’existence n’est pas douteuse, il est défendu aux Japonais de voyager dans un pays étranger ; ils ne peuvent faire que le cabotage ou aller dans les îles dépendantes de l’empire. Je sais aussi, à n’en pouvoir douter que les jonques de Lu-chu font le commerce du Japon, et il est écrit partout qu’il n’y a que trois pays étrangers qui puissent aujourd’hui commercer au Japon : la Hollande, la Chine et la Corée. Un de nos petits mandarins a avoué une fois à Augustin que le gouvernement du pays était en fréquente correspondance avec le Japon, et trois belles jonques, dont deux portaient les insignes du mandarinat, que j’ai vues dernièrement partir d’ici pour le Nord, m’avaient bien l’air d’y aller porter un tribut. Enfin, il est malheureusement très certain, je l’ai vu et revu de mes yeux, qu’une croix est gravée sur la pierre pour être foulée sous les pieds, à l’extrémité de la digue de Tumaï, là précisément où jusqu’ici l’on a toujours fait débarquer les Européens qui sont venus à Lu-chu, et tout le monde sait que ce n’est pas de la Chine mais du Japon qu’à pu venir cette infernale idée. C’est donc, quoi qu’on nous en dise et qu’on en puisse dire ici, c’est une chose pour moi du moins bien certaine et bien claire qu’on n’est ici chinois que de bouche et que, de fait, on est japonais. D’où vient cette contradiction ? Voici une explication que je vous hasarde sans vous la garantir. Si vous ouvrez le Voyage autour du monde, publié sous la direction de Dumont d’Urville, vous y lirez (article Lu-

49  Ce minuscule archipel de Tokara, ou Tukara, est situé à mi distance entre Okinawa et Kyûshû. Un an plus tard, Forcade aura l’occasion de le découvrir sur la Cléopâtre, avec l’amiral Cécille. Son nom servait effectivement de couverture pour le Japon, ou plus précisément pour Satsuma, dont les relations avec Okinawa devaient rester absolument cachées aux Chinois et aux Occidentaux. 50   Jusqu’à la signature des premiers traités avec les Occidentaux, dans les années 1850, beaucoup, comme Forcade, confondront empereur et shôgun, ou « généralissime ». Ce dernier, par son hégémonie sur la classe des guerriers, détenait le pouvoir réel, bien qu’il restât redevable à l’empereur, dont l’autorité symbolique n’était pas remise en cause, de son titre. Certains Occidentaux, à la suite de Kaempfer, crurent pouvoir distinguer ces deux personnages en voyant, dans le premier, un « empereur religieux » et, dans le second, un « empereur civil ».

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chu)51 : « Quand le fameux Tay Ko Sama52, empereur du Japon (grand persécuteur du christianisme), voulut surprendre et conquérir la Chine, l’un de ses moyens préliminaires fut d’envoyer un agent auprès de Chang-ning53, alors roi de Lieou-Tcheou, pour l’engager à rompre son ban vis-à-vis de l’Empire céleste et à échanger le patronage chinois contre le patronage japonais. Chang-ning, non seulement résista à ces insinuations, mais, fidèle à la foi jurée, il fit prévenir secrètement la cour de Pékin de l’attaque qui se méditait. Cette noble conduite attira sur Lieou-Tcheou le plus terrible orage. Tay Ko Sama résolut de soumettre ces îles et, la mort étant venue le surprendre au milieu de ses projets, il en légua la réalisation à son

51   J. S. C. Dumont d’Urville, Voyage pittoresque autour du monde, Paris, 2 vol., 18341835. Grand succès de librairie, rédigé en fait par Louis Reybaud, ce récit de voyage fictif s’appuie étroitement, pour ce qui concerne Okinawa, sur les témoignages de Basil Hall (Account of a Voyage of Discovery to the West Coast of Corea and the Great Loo-Choo Island, Londres, 1818), John M’Leod (Narrative of a Voyage in His Majesty’s Late Ship Alceste to the Yellow Sea, Londres, 1817) et Frederic W. Beechey (Narrative of a Voyage to the Pacific and Beering’s Strait, Londres 1831). Il décrit sous les traits les plus idylliques une société ryûkyû, vestige d’un âge d’or de l’humanité. Forcade avait avec lui cet ouvrage lorsqu’il débarqua à Okinawa en avril 1844, et il rapporte l’étonnement de ses interlocuteurs lorsqu’il leur en montra les illustrations, empruntées aux publications britanniques, représentant des scènes et des lieux qui leur étaient familiers. L’extrait cité ensuite est luimême tiré, avec des remaniements, de l’étude publiée en 1758 par Antoine Gaubil, un jésuite de la mission de Beijing, dans le tome XXVIII des Lettres édifiantes et curieuses, sous le titre « Mémoire sur les îles que les Chinois appellent îles de Lieou-kieou » (p. 335436). Ce travail savant est la première source d’informations précises sur l’histoire, la géographie et la culture de ces îles dont ont disposé les Occidentaux, et il fut cité dans la plupart des récits de voyage aux Ryûkyû jusqu’au milieu du xixe siècle, cf. P. Beillevaire, « Au seuil du Japon : le mémoire du P. Gaubil sur les Ryûkyû et ses lecteurs. » L’Ethnographie, 108 (1990), p. 15-53. 52   Taikô-sama, littéralement la « grande porte latérale », titre originellement attribué au représentant suprême de l’empereur à l’époque de l’État antique. Il désigne ici Toyotomi Hideyoshi (1536-1598), habile stratège et principal artisan de l’unification politique du Japon à la suite d’Oda Nobunaga. Son œuvre sera achevée par son successeur, Tokugawa Ieyasu, le fondateur de la dynastie shôgunale qui régna jusqu’en 1867. Le titre de taikô est celui qu’il conserva après avoir transmis, en 1592, à son fils adoptif, Hidetsugu, sa charge de kanpaku, ou « régent ». Ses origines trop modestes ne lui permirent pas de porter le titre de shôgun. Il fut également l’initiateur de la lutte anti-chrétienne en ordonnant l’exécution de vingt-six convertis et missionnaires à Nagasaki, en février 1597. La littérature chrétienne l’a stigmatisé en faisant de lui l’incarnation même de la tyrannie et de la cruauté. 53  Shang Ning en chinois, Shô Nei en japonais (1564-1620, intronisé en 1589).



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successeur. En effet, quelque temps après, une flotte équipée à Saxuma opéra une descente sur Lieou-Tcheou. Les insulaires eurent beau résister, ils furent anéantis ou vaincus. Le père du roi fut tué, et Chang-ning, emmené prisonnier et détenu pendant deux ans, ne désarma ses geôliers que par son inébranlable constance et sa magnanime fidélité à tenir ses premiers serments. On l’élargit, on le renvoya dans ses États, et son premier acte d’autorité, quand il eut remis le pied sur son territoire, fut d’envoyer une ambassade à l’empereur de la Chine. » Ce narré n’est, je pense, qu’une traduction de la relation de Su Pao Kuam54, ambassadeur de Kam-hi55 à Lu-chu. C’est bien ainsi, en effet, qu’ici on aura dû exposer les choses au diplomate chinois. Voilà qui est très touchant et très poétique. Mais ce n’est pas ainsi que s’arrangent les affaires de ce monde, surtout vis-à-vis d’un gouvernement comme celui du Japon. Si le roi de Lu-chu eût tenu en effet la noble conduite qu’on lui prête, le Japon, au lieu de continuer pacifiquement, ou peut-être même de commencer alors avec lui les relations commerciales qui persévèrent encore aujourd’hui, le Japon, dis-je, serait revenu dans ses États les armes à la main, aurait tout mis de nouveau à feu et à sang, et, dans les vingt-quatre heures, vous aurait exterminé le pauvre sire sans force et sans défense après les désastres précédents. Ne semblerait-il donc pas beaucoup plus probable que le roi Chang-ning aurait désarmé ses geôliers et obtenu sa liberté, non point par son admirable constance et sa magnanime fidélité, mais par de belles et bonnes promesses, par de solides concessions56 ? Il aura représenté à l’empereur du Japon que rompre son ban vis-à-vis de la Chine, c’était évidemment s’attirer une guerre qu’il ne pourrait soutenir, que mieux vaudrait donc, en continuant

54  Xu Baoguang, nom du vice-ambassadeur qui visita Okinawa en 1719 pour l’investiture du roi Shô Kei. Il est l’auteur du rapport auquel a puisé Antoine Gaubil pour rédiger son étude sur les îles Ryûkyû. 55   Kangxi (1654-1722), empereur de la dynastie des Qing, arrivé au pouvoir en 1662. Ce souverain lettré et curieux des savoirs occidentaux accueillit les jésuites à sa cour et patronna leurs travaux. 56  Il est exact que le roi Shô Nei et ses suivants ne purent regagner Okinawa, après plus de deux ans de captivité, qu’en ayant fait solennellement allégeance aux seigneurs de Satsuma et en se reconnaissant, à travers eux, tributaires du gouvernement shôgunal. Ils acceptèrent aussi toutes les contraintes administratives résultant de cette sujétion.

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les choses en apparence sur le pied précédent, et en laissant à l’Empire céleste tous les honneurs du patronage, donner au roi du Japon le solide et tous les avantages réels. Il aura promis en conséquence un tribut qu’on paierait secrètement, le monopole du commerce, la soumission, l’obéissance, l’éloignement des étrangers et de leurs doctrines, etc. Et les Japonais, que je crois généralement, comme les gens de ce pays, beaucoup plus positifs que vains, auront accepté cet arrangement. Cette hypothèse admise, tout s’explique. Dans le cas contraire, je vois ici, du moins jusqu’à présent, bien des faits inexplicables. Vous en penserez ce que vous voudrez, Monsieur et cher confrère ; maintenant, il en est temps, [passons] à la seconde question. Cette question la voici : « La foi a-t-elle déjà été prêchée à Luchu ? » Nos mandarins répondent que non ; mais, comme ils mentent du matin au soir, on n’est pas obligé de les croire sur parole. Ce qui est très certain, c’est qu’ils connaissent fort bien, au moins de nom, notre sainte religion : j’ai même remarqué que deux d’entre eux, dans une conversation, l’avaient nommée non point la religion du Maître du Ciel, comme on la nomme en Chine, mais la religion de Jésus, comme on la nommait au Japon57. Le gouverneur général m’ayant un jour écrit que le peuple de ce pays n’avait aucun goût pour la religion chrétienne, je lui répondis, quoiqu’en termes plus polis : « Qu’en savez-vous, maintenant, puisque cette religion n’a pas encore été prêchée dans le royaume ? On n’a ni aversion ni goût pour ce qu’on ne connaît point. » À ceci il ne me répliqua rien, il est vrai, parce qu’il pouvait bien avoir ses raisons pour cela. Mais comme cet homme n’est pas un sot, il me sembla qu’il ne m’aurait pas écrit ainsi si jamais, auparavant, il n’eût été question dans le pays de la religion chrétienne. La facile réponse que je lui ai faite lui eut sauté aux yeux. Que si maintenant nous consultons le père Charlevoix, cet auteur ne dit pas, il est vrai, un seul mot de Lu-chu dans son histoire, mais, s’il m’en souvient bien, il avoue lui-même quelque part qu’il a omis

  L’expression « Maître du Ciel », tianzhu (jap. tenshu), avait été imposée pour traduire « Dieu » en chinois par le pape Clément IX au début du xviiie siècle. Elle paraissait préférable à « Ciel » ou à « Souverain du Ciel », termes empruntés aux Classiques chinois et en usage parmi les jésuites, qui semblaient trop prêter à confusion (J. Gernet, Chine et christianisme, Paris, 1982, p. 39-40, 48). 57



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beaucoup de choses dignes d’intérêt « parce que, dit-il, un grand nombre de lettres et de pièces importantes perdues dans des naufrages ne sont jamais parvenues en Europe ». Mais il parle de l’établissement de la foi dans plusieurs îles au sud du Ximo (appelé aussi et généralement aujourd’hui Kiu-Siu58) ; et presque toutes les îles situées au sud du Ximo sont dépendantes de Lu-chu. Mais, enfin, il est bon de noter que ni le père Charlevoix, ni par conséquent les missionnaires du Japon d’après lesquels il écrivait, ne distinguaient Lu-chu du Japon, puisqu’on lit au commencement de l’histoire les données géographiques suivantes : « Au septentrion des Philippines et de l’île Formose se trouve un nombre presque infini d’îles de toutes grandeurs, et c’est ce grand archipel qui forme l’empire du Japon. » Aussi, j’oserai ajouter encore le témoignage de Beniowski, bien que sa réputation de grand menteur soit aussi généralement que solidement établie59. Comme je l’ai écrit dans mon journal de l’an dernier, ce navigateur dit avoir débarqué dans une île de l’archipel Lu-chu qu’il appelle Usmay-Ligon, dont les naturels, convertis par un missionnaire, professaient presque tous le christianisme. Qu’il y ait de l’exagération dans le nombre des chrétiens, je le veux bien, j’en suis convaincu ; mais l’île existe, c’est, je le regarde du moins comme moralement certain, c’est l’île U-Sima (grande île)60, la plus grande des îles du royaume entre l’île Lu-chu, proprement dite, et le Japon. Or, que Beniowski, tout exagérateur qu’il soit, ait écrit que tous les habitants de cette île, où il a séjourné quelque temps, étaient chrétiens quand il n’y en avait pas un seul, c’est ce que j’aurais beaucoup de peine à croire. Et du tout j’ose conclure qu’il est du moins très

58   Kyûshû, la plus méridionales des quatre grandes îles composant le Japon, d’où, probablement, l’appellation Ximo, du japonais shimo « en bas (de la carte) », qui lui était couramment donnée par les Européens aux xvie et xviie siècles. 59  Moricz Agost Beniowski, Voyages et mémoires de Maurice-Auguste, comte de Benyowsky, magnat des royaumes d’Hongrie et de Pologne, etc., Paris, 1791. Aucune observation n’a jamais corroboré le récit très extraordinaire de cet aventurier d’origine polonaise, et l’on doit même sérieusement douter qu’il ait jamais visité l’île d’Ôshima. Son passage sur les côtes japonaises, alors qu’il fuyait le Kamchatka où il avait été exilé, est néanmoins attesté, en particulier par le fait qu’il jeta le trouble parmi les autorités japonaises en faisant état d’une menace d’invasion russe. 60   Ôshima. Cette île était en réalité directement administrée par le domaine de Satsuma depuis sa conquête du royaume des Ryûkyû en 1609.

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probable que si le christianisme n’a point encore été prêché dans les trente-six îles61, il l’a été dans plusieurs d’entre elles, surtout dans celles du Nord qui touchent au Japon. Et comment croire, d’ailleurs, que les Japonais si remarquables par leur esprit de prosélytisme, les Japonais qui dans une guerre portèrent sous le casque la foi en Corée, n’essayèrent rien à Lu-chu où ils firent aussi la guerre à la même époque, et où leurs jonques, partant de la grande île Kiu-Siu, le foyer du christianisme, venaient perpétuellement pour faire le commerce ? Comment croire qu’un prêtre japonais étant venu à Lu-chu, comme je l’ai lu pendant mon séjour à Macao, ce prêtre non plus n’ait rien essayé ? Je terminerai cet article par l’anecdote suivante que je ne puis expliquer, il est vrai, mais qui m’a donné beaucoup à penser. Dans les commencements de notre séjour ici, Augustin avait pris l’habitude d’aller tous les soirs, la nuit tombée, réciter son chapelet sur les bords de la mer qui baigne les murs de notre jardin. Et comme il ne savait alors ni dire ni entendre quatre mots de la langue, comme d’ailleurs, grâce à la situation du lieu et aux postes établis près de nous, il ne pouvait se sauver loin sans qu’on s’en aperçût, on le laissait là habituellement seul. Un soir donc, le 2 octobre dernier, par une nuit très obscure, tandis que du reste tout était en désarroi par suite de la mort du prince royal arrivée dans la matinée, Augustin entend tout à coup comme quelqu’un qui marchait dans l’eau. C’était un homme, en effet. Il paraît devant lui, une rame à la main, et, lui parlant à demi voix, lui montrant la bonzerie, il semble lui demander quelque chose avec beaucoup d’instance. Mon catéchiste, surpris, ne sachant ce que c’est, craignant que ce ne soit un malfaiteur, fait mine de se mettre en défense. L’inconnu s’éloigne alors, court porter, je ne sais où, sa rame, qu’il pensait sans doute être un objet d’effroi, puis revenant en hâte renouvelle salutations, génuflexions et prières. Augustin ne savait que lui dire : nûga ? nûga ? (« quid ? quid ? »), et l’homme de renouveler ses instances. Ceci durait depuis quatre ou cinq minutes quand deux jeunes gens du poste, attirés probablement par la voix émue d’Augustin, accourent sur le lieu. Le solliciteur ne les a pas plus tôt aperçus qu’il se sauve à travers l’eau comme il était venu. Un

 Ce multiple de douze signifie simplement un grand nombre.

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second individu, qu’Augustin n’avait point vu, mais qui était aussi près de là, se sauve avec lui ; et, tous deux montant bientôt dans une barque, s’éloignent à force de rames. De toute la conversation, Augustin n’a pu que me rapporter deux mots : l’un, xoodi, est un terme de politesse fort usité quand on parle à un supérieur ou à un homme qu’on respecte ; c’est comme si l’on disait en français « daignez ». L’autre, kusasa, signifie « puant, qui sent mauvais ». Je me suis perdu et je me perds encore en conjectures, comme après moi, vous sans doute aussi, Monsieur et cher confrère, vous vous perdrez dans les conjectures. Quoi qu’il en soit, croyez-moi, si nous étions libres, enfin, nous découvririons peut-être bien des choses ici dont on ne se doute guère, et nos affaires, je le pense, n’iraient point trop mal. Liberté ! liberté ! Demandez bien pour nous au bon Dieu la liberté, l’heureuse et sainte liberté. La frégate anglaise nous est revenue lundi dernier, 18 août ; elle se nomme Samarang. Son capitaine, Sir Edward Belcher, homme très instruit et très capable, a trouvé ici, à son grand regret, un ordre qui le rappelle immédiatement à Hong-kong62. Ainsi, au lieu de stationner peut-être deux ou trois mois, comme il l’aurait désiré, il ne peut rester que trois jours, et il doit appareiller dans la soirée de vendredi prochain, 22 du courant. Il est néanmoins très probable qu’il reviendra bientôt, ou, s’il ne revient lui-même, je crois qu’un autre viendra à sa place. Il paraît qu’on a été reçu très poliment au Japon, mais il n’y a pas eu moyen d’aller voir la terre ; il n’a été permis de descendre que dans une fort petite île située dans le port même de Nagasaki. Les Japonais ont dit au capitaine que le royaume de Lu-chu payait tribut à l’empire, ce qui est un fameux confirmatus de mes raisonnements. Je n’ai pu rien savoir sur la Corée.

62   Belcher nous apprend que, lors de sa première visite à Naha, en juin de la même année, Forcade lui avait demandé d’adopter une attitude intimidante à l’égard des autorités ryûkyû, afin de le « venger » des mauvais traitements qu’il subissait. De leur côté, ces mêmes autorités le pressaient de repartir au plus vite en emmenant avec lui le missionnaire. En guise de compromis, le capitaine avertit ces dernières que si le missionnaire continuait à être maltraité, les Français ne manqueraient pas d’en prendre prétexte pour s’emparer de l’île, tandis que Forcade, pour sa part, pourrait envisager d’embarquer sur le navire britannique lorsque celui-ci reviendrait de son expédition vers le nord, si aucun navire français n’était arrivé d’ici là (E. Belcher, Narrative of the Voyage, vol. 1, p. 322).

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J’ai ici une carte d’Asie, faite en 1839, où les îles dites Bonin63 sont placées à environ deux cents lieues à l’est de la capitale actuelle du Japon. Le capitaine Belcher qui, je crois, y a été lui-même, m’assure que cette position est fausse. Elles sont aussi assez bien placées sur ma carte. Je n’avais pas fait attention à la courbe des degrés, et j’avais mal vu d’abord. Elles sont beaucoup plus au Sud, dans le même parallèle que la Grande Lu-chu, dont elles ne sont guère éloignées que d’au plus d’une centaine de lieues. Ces îles, belles et fertiles, sont au nombre de quatorze, dont deux assez grandes et douze petites. Les Anglais n’y ayant point trouvé d’habitants ont transporté dernièrement une soixantaine de leurs compatriotes avec des indigènes des îles Sandwich, et ils y ont formé une colonie. Ne serait-il pas bon, qu’en pensez-vous, Monsieur et cher confrère, que ces îles fussent réunies à la mission dont elles sont une dépendance naturelle, et qu’on y envoyât au moins deux confrères. Ils pourraient s’y établir et y demeurer sans aucun danger ; ils y trouveraient aimablement par les navires anglais des communications faciles avec Macao et probablement avec Lu-chu ; et ils y seraient utiles aux pauvres habitants qui ne peuvent avoir dans le moment présent que des ministres de l’erreur. Nous pourrions encore trouver là plus tard un bon point de départ pour le Japon, un refuge pour nous qui sommes ici, en cas de persécution violente, et un asile aussi sûr que commode par sa proximité pour établir un séminaire. Le temps ne me permet pas de vous développer ces considérations, mais j’espère que vous voudrez bien y réfléchir et les apprécier ; elles sont, ce me semble, dignes au moins de quelque attention. Si, comme je l’espère, vous entrez dans ces vues, veuillez en écrire, je vous prie, soit à Mgr. de Corée64, soit à nos Messieurs de Paris afin qu’on fasse auprès du Saint-Siège, etc. les démarches nécessaires. Pour moi, je me trouve actuellement dans l’impossibilité de faire d’autres lettres. Je croyais avoir beaucoup de temps devant moi, et d’abord j’y allais à la douce. Maintenant les choses ont changé, je suis pris de court. Pour comble de malheur, les Anglais qui, du reste, me font tous les honneurs et me rendent tous les bons offices qu’ils peuvent imaginer, me font perdre tout mon  Ou Ogasawara.   Jean Ferréol (1803-1853), de la Société des Missions étrangères, nommé vicaire apostolique de la Corée en 1843, en remplacement de Laurent Imbert tué en 1839. 63 64



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temps. C’est au milieu de la nuit que je vous achève cette longue lettre, faite de pièces et de morceaux. Soyez assez bon pour vous charger de mes excuses auprès de qui de droit. J’ai toujours été constamment très content d’Augustin, et, quoique sa santé ne soit pas très forte, il s’est habituellement assez bien porté. Je voudrais pouvoir vous le renvoyer, selon vos désirs, mais je ne suis pas encore en mesure de vous le rendre. C’est jusqu’ici le seul chrétien de ma mission ; vous comprenez qu’il m’est absolument nécessaire. Pour moi, Monsieur et cher confrère, quoique je sois, comme vous savez, au témoignage de notre vénérable M. Langlois65, d’une complexion très délicate, depuis mon débarquement jusqu’au présent jour, je me suis, quant au corps, porté comme un charme. Utinam ut de anima idem dicere possem ! Priez donc bien le bon Dieu pour moi, Monsieur et cher confrère, priez le pour cette pauvre mission à laquelle vous devez un intérêt tout spécial puisqu’elle est à vous avant d’être à moi. Veuillez, Monsieur et cher confrère, vous faire mon interprète auprès de Messieurs nos confrères actuellement à la procure et agréer la nouvelle assurance de la reconnaissance et du respectueux attachement de votre très humble et très obéissant serviteur et confrère. Th. Forcade (mis. ap.). P.S. Les capitaines anglais ont tant de bontés pour moi qu’il ne serait peut-être pas mauvais, si la chose pouvait se faire facilement, que vous ou M. Huot66 allassiez à Hong-kong pour les remercier. Je crois que cette démarche les flatterait beaucoup, et elle les encouragerait à nous rendre par la suite de nouveaux services. Vous pourriez peut-être aussi alors, en vous y prenant habilement, apprendre d’eux quand partira pour Lu-chu quelque nouveau navire, et vous auriez 65  Charles Langlois (1767-1851). D’abord missionnaire au Tonkin, il fut nommé directeur du séminaire des Missions étrangères de Paris en septembre 1814 et obtint le rétablissement officiel de cette institution par une ordonnance de Louis XVIII en date du 2 mai 1815. Il en fut le supérieur de 1823 à 1836, puis de 1839 jusqu’à sa mort. 66   Jacques Huot (1820-1863), compagnon de Forcade au séminaire des Missions étrangères en 1842. Envoyé en Chine, il deviendra provicaire de la province du Yunnan.

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ainsi une bonne occasion de m’écrire et de m’envoyer différentes choses dont j’ai grand besoin. À tout le moins, veuillez leur écrire un petit mot de remerciement ; ils savent tous deux le français. Mittendi et mittenda (si placet). 1° Mettez, je vous prie, tout en œuvre pour m’envoyer, et m’envoyer au plus vite, celui qui doit venir67. Veniat, veniat et curat, tempus est enim. Je pourrai lui faire connaître de vive voix bien des choses que je ne puis écrire et qu’il serait peut-être très aise de savoir. Il ne lui sera pas très difficile, s’il le veut (ce qui s’appelle vouloir), d’arranger ici plus d’une affaire ; et je crois qu’en somme il ne se repentira pas du voyage. 2° Avec lui, faites en sorte de m’envoyer au moins un confrère, mais ce qui s’appelle un brave homme de confrère, un homme surtout à qui Dieu ait donné une grande patience, car il en faut beaucoup. Il faut y aller doucement, doucement. Plus peut-être à Luchu que partout ailleurs, on y gâterait absolument tout si l’on voulait aller trop vite. Songez, mon bon père Libois, qu’il y a déjà bien longtemps que je suis seul ; faites attention que voilà dix-sept mois que je ne me suis confessé, qu’il y en aura bientôt près de dix-huit quand vous recevrez cette lettre, et que c’est pourtant chose, à ce que j’ai ouï dire, qui doit se faire à tout le moins une fois l’an. Coûte que coûte, envoyez-moi un confrère ; j’espère que Dieu aidant, il entrera et nous demeurera. Si MM. Godet et de Lacoste étaient déjà à Macao68, j’oserais vous les demander tous les deux ; que si cependant je ne pouvais en avoir qu’un seul, et s’il m’était permis de faire un choix, mon choix tomberait sur M. Delacoste, quoique bien inférieur pour les talents à M. Godet. Mais ne dites, je vous prie, ni à l’un ni à l’autre que le choix vient de moi. 3° Il me faudrait un peu d’argent. Je n’en avais bientôt plus et j’allais me trouver dans un grand embarras si l’admirable providence n’eut donné l’idée à l’un des deux capitaines anglais, le capitaine Ogle du Royalist, de m’offrir lui-même soixante piastres. Je ne lui avais cependant pas dit un mot qui pût lui faire soupçonner ma misère.   L’amiral Cécille, cf. supra.   Louis Godet (1821-1900) fut en fait envoyé, non pas à Macao, mais à Pondichéry. Curieusement, aucun Lacoste (Coste ou Delacoste) ne figure dans les répertoires de la Société des Missions étrangères ou sur la liste des aspirants. 67

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Cet excellent homme m’a prié de lui faire un billet solvable à Hongkong. Je vise sur le père Antonio69 avec qui, je le pense, vous pourrez vous arranger facilement. Je crois qu’ici on pourrait vivre à très bon marché. Mais les mandarins, par qui seuls il nous est permis d’acheter, ne nous comptent que deux milles sapèques du pays pour un taël, et je crois qu’il en vaut ici plus de trois mille. Joignez à cela que dans les circonstances présentes, il ne nous est pas facile de marchander, mais qu’il faut habituellement, sans souffler mot, donner ce qu’on nous demande. Tout ceci renchérit singulièrement les choses et augmente la dépense. En somme, tout compris, jusqu’à ce que notre position s’améliore, il nous faut environ une demi-piastre par jour. J’ai essayé de vivre à moins pendant quelque temps, mais nous n’avions vraiment pas le nécessaire, et j’ai dû renoncer promptement à ce régime qui nous aurait ruiné la santé. Veuillez donc calculer en conséquence. Vous serez aussi assez bon pour me rembourser ce que j’ai pris déjà sur l’argent des petits enfants infidèles. Il n’est pas nécessaire de m’envoyer l’argent de Cycée. Tout argent est bon ici, pourvu que ce soit de l’argent. 4° Pour le saint ministère. Des saintes huiles de l’année, du vin et des bougies pour la messe. Il y a longtemps déjà que j’ai pu faire arranger dans ma chambre un petit autel assez propre, et j’ai le bonheur d’y célébrer tous les jours. Un petit entonnoir de fer-blanc, afin de pouvoir, sans rien perdre, verser le vin dans ma burette dont le goulot est fort étroit. Deux burettes de verre, parce qu’on voit ce qu’on met dedans. Par-dessus toutes choses, de bons pouvoirs en règle, si Mgr. de Corée vous en a envoyés pour moi70. J’ai toujours bien des doutes sur l’étendue et la validité de ceux que j’ai actuellement. Je voudrais bien savoir aussi si, dans notre mission, il est permis de se servir de graisse, comme en Chine, pour préparer les aliments maigres. Je n’ose le faire, et je suis réduit à faire cuire mes aliments, les jours maigres, avec une mauvaise huile beaucoup plus chère que la graisse. Si, enfin, vous pouviez me procurer quelques 69  Antonio Feliciani (1804-1866), franciscain italien, procureur de la congrégation de la Propagande de la foi à Hong-kong de 1842 à 1855 et préfet apostolique de cette mission de 1842 à 1847 et de 1850 à 1855. 70  Autrement dit Jean Ferréol. Les îles Ryûkyû restaient alors rattachées au vicariat apostolique de la Corée, créé en 1831. Elles seront liées au Japon à partir de 1846, après son érection en vicariat apostolique.

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intentions de messe, comme ici je n’en suis pas pressé, ce ne serait pas de refus. Deux ou trois scapulaires pour remplacer les nôtres qui sont déjà vieux. Une boîte bonne, en fer-blanc, pour les pains à messe. Celle que nous avons n’est ni assez grande, ni assez bonne. 5° Pour l’étude. Je vous redemande des livres japonais, tous ceux que vous pourrez me déterrer. Le capitaine Belcher m’a prêté (que ne m’a-t-il pas donné !) : 1° An English and Japanese, and Japanese and English vocabulary, compiled from native works by W. H. Medhurst. Printed by lithography, 1830 ; 2° Translation of a comparative vocabulary of the Chinese, Corean and Japanese languages … By Philo Sinensis. Batavia, 1835. Si vous pouviez me procurer au moins ces deux ouvrages, quoiqu’au premier coup d’œil je les juge très incomplets, faute de mieux, ils me seraient cependant très utiles. Un ou deux paquets de plumes un peu molles, si faire se peut. Une honnête provision de bon papier écolier. Obligé de faire un dictionnaire, et toutes sortes d’essais et de brouillons, pour me tirer d’affaire j’use beaucoup de papier, et ici on me vend très cher un fort mauvais papier qui me fait perdre bien du temps, tant il est difficile d’écrire dessus. Quelques cahiers de bon papier à lettres. Quelques crayons qui marquent bien ; je m’en sers constamment pour noter par voies et par chemins tous les mots que j’attrape, et je n’en ai plus qu’un petit bout. Une lampe dans le genre de celles que nous avions à Macao. Le soir, les mauvaises lanternes du pays me crèvent les yeux. 6° Pour l’habillement. Quelque bonne étoffe pour me faire une soutane numéro un ; et une autre étoffe inférieure pour avoir un numéro deux. Je puis, en donnant un modèle, me faire habiller ici aussi bien qu’à Macao ; mais pas moyen de trouver d’étoffe passable, grâce à la manière de nos mandarins qui veulent toujours faire croire qu’il n’y a rien dans le pays. Si vous pouvez m’envoyer un confrère, munissez-le aussi de soutanes. Ne pouvant porter l’habit du pays, c’est à mon avis l’habit qu’il faut porter. Il est bon de noter, d’ailleurs, que tous les nobles, et même les plébéiens aisés, portent un habit très long, le bas peuple seul ayant des habits assez courts. Les redingotes européennes sont ici passablement ridicules, tandis qu’on trouve la soutane un vêtement grave et beau. Le cher confrère devra aussi se procurer une ceinture. Il n’y a que les femmes qui n’en portent pas, et l’on dit d’un homme sans ceinture que c’est une femme. J’ai été obligé, pour empêcher de rire, d’en faire faire une. Un chapeau noir

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ou de paille. Une barrette (j’ai la tête assez grosse). La rubrique voulant que l’on dise la messe chaussée, une paire de souliers ad hoc. J’aimerais mieux que ces souliers, qui ne me serviront qu’à l’autel, fussent de drap ou de soie, plutôt que de cuir. Je les nettoierais alors avec un coup de brosse et ils seraient toujours propres, tandis qu’il est bien difficile ici de bien faire cirer le cuir (longueur : vingt-sept centimètres ; largeur de la semelle dans sa plus grande largeur : huit centimètres et trois millimètres ; coup du pied : vingt-cinq centimètres). Une bonne quantité de savon pour laver le linge. Quelques chemises ou autre linge laissés par les confrères, si vous en avez de trop à la procure. Pour Augustin, un chapeau de paille, quelques pantalons, gilets, redingotes, etc. encore propres venant des confrères. Pour moi, une paire ou deux de chaussettes blanches pour la messe. Deux calottes chinoises, une pour moi, l’autre pour Augustin. Des bretelles. 7° Quelques autres objets. Un règlement général : c’est, ce me semble un meuble tout à fait nécessaire dans une mission. La lettre commune de l’an dernier et de cette année, si elle était déjà venue. Une balance bien juste et un peu plus grande que celle que nous avons pour peser l’argent (le balancier n’a que vingt-trois centimètres et sept millimètres de longueur ; le plateau n’est large que de cinq centimètres et sept millimètres), dans le cas où vous m’enverriez de l’argent de Cycée ; si vous m’envoyez des piastres, je n’en ai pas besoin. Quelques Fructus amarri de Manille. C’est pour moi un remède souverain contre le mal de dents. Augustin pense qu’Axan71 saura ce que c’est et vous en trouvera facilement à la procure espagnole. Je serais bien heureux, enfin, si vous pouviez me procurer deux fauteuils d’occasion. Ici, il n’y a point de sièges ; on se pose tout simplement par terre. Je me soumets à l’usage en compagnie, mais, dans ma chambre, cela n’est pas nécessaire. Je n’ai que deux mauvais pliants de matelots que l’Alcmène m’a donnés. Ils n’ont, bien entendu, ni bras ni dos ; quand on n’est pas bien en train, c’est quelquefois un peu fatiguant d’être toujours là-dessus ou assis par terre. De plus, quand les commandants anglais m’honorent de leur visite, c’est alors surtout que je m’aperçois du defectus de mon mobilier. Deux ou trois livres de tabac à priser. Deux ou trois livres de thé et de sucre par la même  Catholique chinois attaché à la procure des Missions étrangères.

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raison. Celui qu’on nous vend ici est très cher et ne vaut rien du tout. 8° Augustin me réclame : 1° Commentaria librorum canonicorum confucio secta, præter libros dictos Si Xu et Mum Tse quos Jam habet. Je crois, en effet, que ces livres nous seraient très utiles, et il paraît qu’on peut les acheter d’occasion, à très bon marché ; 2° Du papier chinois pour écrire ; 3° Une bouteille d’encre européenne qu’Axan lui avait donnée et qu’il a laissée à la procure ; 4° Un bâton d’encre de Chine du prix de cinquante sapèques ; 5° Une boîte qu’il a laissée à Canton chez Léam72, avec ce qu’elle contient ; 6° Deux ou trois bons pinceaux pour écrire ; 7° Des habits chinois qu’il a laissés à la procure et dont il pourrait fort bien se servir dans la maison ; inter qua femoralia expelle quæ detulerat ex Canton ; 8° Unam parvam ollam ad stillationem faciendam quam doctor Lusitanus, ut arbitratur, facile comparare posset ; 9° Unum instrumentum sinicum ad medicinas pulvarisandas, quod habet formam sentilla, ut Axan videre potest in pharmacolis sinicis ; 10° Un peu de jin seng, si les courriers de Leao-Tum73 vous en apportent ; 11° Du musc de Sut-Chuen74. Ce que vous lui avez donné n’est que de la peau et ne peut servir pour les médicaments. En appui de ces dernières demandes, je vous dirai qu’Augustin est sans contredit un des médecins les plus distingués du royaume (ce qui n’est pas très difficile), qu’il s’est déjà fait un nom par des cures heureuses, que les petits mandarins ont souvent recours à lui, et qu’il pourrait par là m’attirer bien du monde si nous devenions libres. Je vous en demande bien long, Monsieur et cher confrère ; cependant, tant de choses nous manquent que je ne sais pas encore si je vous ai demandé tout ce dont nous avons besoin. Que si, donc, il vous venait en pensée que telle ou telle chose non inscrite ici pourrait bien m’être avantageuse ou nécessaire, ne rejetez point, de grâce, cette bonne pensée, et je vous assure par avance que tout ce qu’il vous plaira de m’envoyer sera toujours reçu avec beaucoup de reconnaissance. Th. Forcade (mis. ap.). Finie le jeudi 21 août 1845.  Autre converti chinois.   Liaodong. 74  Sichuan. 72 73



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Augustin me prie de vous présenter à vous, Monsieur et cher confrère, ainsi qu’à M. Huot ses très profonds respects. Vendredi, 22 août 1845. Dernière minute. Monsieur et cher confrère, Toutes mes lettres terminées et fermées, au moment du départ, le chirurgien-major du Royalist ayant appris que son capitaine m’a prêté soixante piastres, et trouvant que ce n’est pas assez, veut absolument en ajouter quarante. Je fais donc un second billet que j’adresse, comme le premier, au Père Antonio. Ce chirurgien-major, qui est catholique et un excellent homme, veut de plus me donner du papier, des plumes et je ne sais quoi encore : il m’emmène à bord pour prendre tout cela. Je n’ai qu’une mauvaise pipe du pays à lui offrir en retour ; mais je serais bien content si vous vouliez bien au moins lui écrire en latin (il ne sait pas le français) un mot de remerciement. Il se nomme John Corbett. Votre très obéissant serviteur et confrère. Th. Forcade. Lettres de Bernard Petitjean à François Albrand, supérieur du séminaire des Missions étrangères de Paris, relatives à la découverte de chrétiens japonais 75. [1] Nagasaki, 22 mars 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, La bonne Providence vient de nous ménager, les jours derniers, une heureuse et consolante surprise. Pensant qu’elle réjouira votre cœur et celui de Messieurs nos directeurs comme elle a réjoui le 75  Source : Archives des Missions étrangères de Paris, AMEP 569. François Albrand (1804-1867), ancien supérieur du collège général de Penang, fut élu une première fois supérieur du séminaire de la Société des Missions étrangères de Paris en 1849, puis assuma à nouveau cette charge de 1856 jusqu’à sa mort.

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nôtre, je m’empresse de la porter à votre connaissance en même temps qu’à celle de M. Girard76 . Un village de la banlieue de Nagasaki compte mille trois cents personnes qui se disent chrétiennes et le sont en effet de nom, de cœur, de foi et de pratique, autant qu’ils peuvent l’être77. Ce sont des descendants des anciens chrétiens à qui les supplices ont pu enlever la vie et non la foi ; peut-être aussi y en a-t-il dont les ancêtres auraient eu la faiblesse d’apostasier de bouche et non de cœur, nous ne savons pas. Ce que nous savons, c’est que tous ceux avec qui il nous a été donné de parler semblaient animés des meilleures dispositions. Que je vous raconte comment cette révélation nous a été faite ! Je prends dans le petit journal que je me propose de tenir jour par jour sur cet important événement. Mardi 17 mars 1865. Vers la midi et demie, une troupe de visiteurs se tenait à la porte de l’église avec des allures qui dénotaient plus que de la curiosité. Pressé certainement par mon bon ange, je me rends auprès d’eux, leur ouvre l’église et les engage à en faire la visite. J’avais à peine eu le temps de réciter un Pater noster que trois femmes de cinquante à soixante ans s’agenouillent tout près du lieu où je priais et me disent, la main sur la poitrine et à voix basse, comme si elles eussent craint que les murs entendissent leurs paroles : « Notre cœur à nous tous, qui sommes ici, ne diffère point du vôtre. » Vraiment, leur dis-je, mais d’où êtes-vous donc ? « Nous sommes d’Oura-kami ; dans notre village, presque tout le monde nous ressemble. » Soyez béni, ô mon Dieu, pour tout le bonheur dont mon âme fut inondée à ces paroles ! Quelle ample compensation des cinq années de ministère stérile passées au Japon. À peine nos chers Japonais se sont-ils ouverts qu’ils se laissent aller à un abandon, une simplicité, qui contraste étrangement avec les manières hautaines et rusées d’un grand nombre de leurs frères païens. Mais ce n’est pas tout, il faut répondre à toutes leurs questions, leur parler 76   Prudence Barthélemy Girard (1821-1867), supérieur de la mission du Japon, avait précédé Petitjean à Okinawa de 1855 à 1858. Il fut le premier missionnaire catholique à s’établir à Yokohama dès 1859. 77  Il s’agit du village d’Urakami (Oura-kami sous la plume de Petitjean), bientôt absorbé par Nagasaki, où commença à être édifiée en 1895 une cathédrale qui fut longtemps la plus grande église de l’Asie orientale. C’est à la verticale de ce quartier qu’explosa la bombe atomique du 9 août 1945.



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de o Deous sama, o Jézus sama, Sancta Maria sama78 , ce sont leurs propres paroles pour exprimer Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, la Sainte Vierge. La vue de la statue de Notre Dame avec l’enfant Jésus leur rappelle la fête de Noël qu’ils ont célébrée au onzième mois, m’ont-ils dit. Ils me demandent aussi si nous ne sommes pas au dix-septième jour du temps de tristesse (carême). Saint Joseph ne leur est pas non plus inconnu : ils savent l’appeler le « père adoptif de Notre Seigneur », o Jézus sama no yofou … Au milieu des questions qui se croisaient de toutes les bouches, des bruits de pas se font entendre. Aussitôt chacun de se disperser. Mais, à peine les nouveaux venus sont-ils reconnus que tous accourent, riant de leur frayeur auprès du missionnaire. « Ce sont des gens de notre village, ils ont le même cœur que nous. » Il fallut ce jour-là nous séparer plus tôt que nous le désirions, mais des officiers, dont je redoutais la venue, nous obligèrent à nous quitter [sic]. Il fut convenu qu’on reviendrait pour apprendre les prières et la doctrine essentielle. Samedi 18 mars. Depuis les dix heures du matin jusqu’à la nuit, les troupes de visiteurs se succèdent. Les officiers japonais, intrigués par cette grande affluence, redoublent de vigilance. Il ne se passe pas un quart d’heure qu’il ne s’en présente quelques-uns. Malgré cela, nos chrétiens viennent en grand nombre. Instruits par l’exemple de Yokohama, et craignant pour nos chrétiens trouvés de la veille, ainsi que pour nos espérances d’avenir, M. Laucaigne et moi nous tenons un peu à l’écart. Vers le milieu du jour, pourtant, je ne puis céder [sic] aux instances d’un vieillard de soixante-seize ans et de deux femmes, à peu près du même âge, qui me demandent à vénérer le crucifix. Ce bon vieillard récite des prières en latin, Te sancte, etc. dont je n’ai pu saisir le son. Des officiers qui entrent nous interrompent. Dimanche 19 mars, fête de saint Joseph. Même affluence que la veille. Un certain nombre de Japonais demeurent à l’église même durant la messe. Je reconnais parmi eux de nos chrétiens. Après la messe, je puis enseigner les paroles et le signe de la croix avec quelques invocations à quatre ou cinq personnes venues pour vénérer le crucifix. Elles paraissent n’avoir jamais fait le signe de la croix comme nous le faisons. Un homme me dit dans la soirée du dimanche, pour nous 78   Le suffixe sama est un terme honorifique courant, équivalent de nos « monsieur » ou « madame ». Le préfixe o, utilisé pour les personnes ou les choses, dénote le respect.

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avertir : « Tous les habitants d’Oura-kami ne nous ressemblent point. Il y a les espions du gouvernement qui nous observent et, parmi ceux qui ont le même cœur, il y en a qui sont peu instruits. Pour le signe de la croix, nous le faisons ainsi. » Et de son pouce droit il se signe le front et la poitrine, comme nous le faisons nous-mêmes fréquemment. Trois ou quatre hommes qui désirent à toute force parler au missionnaire suivent M. Laucaigne chez lui et lui demandent son nom. « Pour nous, disent-ils, nous nous appelons Pétoro, Paolo, Iwan, Domingo, etc. ; les femmes, Maria, Clara, Anna, etc. » Lundi 20. Affluence plus grande que la veille. Le quartier est dans l’étonnement ; les officiers stationnent et font la garde aux avenues de l’église. Nos chrétiens, qui pourtant redoutent les porte-sabres à peu près comme le feu, veulent absolument parler aux missionnaires. Comme la veille, nous nous abstenons le plus possible de paraître à l’église pour sauvegarder ces chères âmes qu’une légère imprudence de notre part peut compromettre. À tous ceux à qui nous pouvons glisser un mot, nous disons : « rentrez chez vous, les officiers vous observent, revenez plus tard et moins nombreux. » Une mère de famille me fait cette recommandation : « Nous reviendrons, mon mari et mes enfants, un autre jour. En attendant, priez pour nous ; souvenez-vous, s’il vous plaît, de nos noms : mon mari s’appelle Paolo et moi Marina. » Et chacun de ceux de la compagnie de m’en dire autant. Mardi 21. Dès les dix heures du matin, la procession des visiteurs recommence. Les officiers, comme ci-devant, observent de tous les bords. Une bonzerie voisine de notre église devient comme leur corps de garde. Chrétiens, païens viennent en foule. Nous reconnaissons les premiers à la main droite qu’ils portent à la poitrine lorsque leurs yeux rencontrent les nôtres. Nous disons à plusieurs de ne pas revenir d’ici à quinze jours pour ne pas effrayer le gouvernement et ne pas s’exposer eux-mêmes. Ils comprennent qu’il y va de leur tête, au moins de leur liberté, et quand même ils nous recherchent avec avidité. Je suis obligé de renvoyer le soir, à la nuit, une famille qui m’a attendu plus de deux heures (le temps de ma leçon au collège79), parce qu’une bande de porte-sabres est en embuscade sur   Le collège d’études européennes récemment ouvert par le gouvernement d’Edo. Louis Furet avait été le premier à être sollicité par les autorités de Nagasaki pour y enseigner le français et les sciences à de jeunes samurais. 79



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un des côtés de l’église. Les dignes gens avaient résisté aux instances de M. Laucaigne qui les avait engagés à se retirer. Mais non, ils voulaient prier avec le prêtre à l’église et rendre leurs hommages à Notre Seigneur crucifié. J’eus bien de la peine à leur faire goûter le refus que j’opposais à leur désir. Pourtant, à la fin, ils comprirent que c’était pour leur plus grand bien et s’en allèrent avec résignation. Mercredi 22. Nos chrétiens se sont sans doute transmis nos recommandations, ils viennent en plus petit nombre. Les officiers ont disparu ou bien ont déposé leurs sabres. Nous pouvons causer avec quelques-uns. Nous donnons rendez-vous à trois hommes sur une montagne voisine de la ville à la campagne. Bien fin sera l’officier qui nous devinera. C’est demain qu’aura lieu ce rendez-vous. Nous espérons nous fixer sur plusieurs points : 1° Ont-ils toujours le baptême ? Sinon nous leur apprendrons la formule et les engagerons à le donner aux petits enfants en danger de mort ; 2° Nous leur rappelleront les mystères essentiels de notre sainte foi ; 3° Nous nous assurerons de leurs prières et les leur enseignerons s’ils ne les savent point. Nous ne terminerons point ce programme demain, mais, à moins qu’un coup de sabre ne nous force à céder la place, il y aura des montagnes et des bois dans le voisinage de Nagasaki pour continuer notre œuvre. Les auditeurs, maintenant, ne nous feront pas défaut. Une famille que j’ai vue ce matin à l’église, et qui habite une maison isolée loin du village de nos chrétiens, m’a engagé à aller quelquefois chez elle. J’ai reçu tous les renseignements pour n’être pas embarrassé dans la découverte de la maison. Le père et la mère avec deux petits enfants, voilà toute la famille. Combien ils seront heureux de recevoir chez eux le prêtre qu’ils n’avaient pas encore eu l’avantage de connaître, si ce n’est de nom. Jeudi 23. Il est deux heures. Nous voilà de retour du rendez-vous. Un seul de nos chrétiens s’y est trouvé, mais ses renseignements sont de la plus haute importance. Oura-kami n’a point cessé de compter des chrétiens malgré les persécutions. Le saint baptême y a toujours été administré. Paolo, le père de famille qui nous a donné avec bonheur ce consolant détail, n’a pu nous répéter les paroles du sacrement, parce qu’il n’y en a qu’un petit nombre qui soit au courant de la formule, nous a-t-il dit : « Quand un enfant vient au monde, nous appelons celui du quartier qui sait administrer. Il verse de l’eau sur la tête de l’enfant en faisant le signe de la croix, donnant le nom à l’enfant 262

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et récitant des paroles que je ne sais point. Ainsi, ma femme a reçu alors le nom de Virginia, mon fils celui de Thomas et ma fille Elizana. » Le même nous ajouta une foule de faits qui nous confirme dans la conviction qu’ils sanctifient le dimanche, nos fêtes. Ainsi, maintenant ils font le carême, invoquent fréquemment, en priant Dieu, la très Sainte Vierge, le bon ange et leurs saints patrons. Il est convenu que jeudi prochain notre digne Paolo nous mettra en rapport avec le baptiseur de son quartier dans une maison que peuvent fréquenter les Européens à volonté, maison dont le chef est chrétien lui-même. Cette maison est une petite maison de campagne assez bien entretenue où les étrangers vont admirer des fleurs et des arbres nains. Nous y étions allés l’année dernière avec M. Girard et M. Furet, mais nous étions loin de soupçonner que nous étions dans une famille chrétienne. J’en fis, il n’y a qu’un instant, la remarque à Paolo, lequel me répondit : « Nous vous avons vus souvent dans notre village et en ville, mais nous n’avons su que vous étiez nos prêtres que depuis l’érection de votre église. Et maintenant nous sommes au comble de la joie parce que nous pourrons y aller prier quelquefois et aussi y recevoir vos instructions. Ce nous était si pénible à nous de n’avoir pas d’église pour prier et être instruits. » Le maire du village et quelques petits officiers sont aussi chrétiens. Nous verrons peu à peu ces braves chefs qui pourront nous aider, nous l’espérons, dans l’administration spirituelle de cette chère paroisse que le bon Dieu vient de nous donner. Comme notre cœur surabonde de joie, cher Monsieur le Supérieur, malgré les difficultés et les dangers de la position. Mais les secours d’en haut ne nous manqueront point, nous l’espérons. À une dizaine de lieues de Nagasaki, il y a encore un village chrétien, mais bien moins nombreux que Oura-kami. Qui sait si enfin nous n’aurons pas la consolation de retrouver le même fait dans d’autres régions du Japon à mesure que nous y pénétrerons ? Notre course à la montagne pour le rendez-vous du matin nous a forcés de fermer la porte de l’église. À notre retour, il y avait foule pour entrer, chrétiens et païens mélangés. Aujourd’hui comme hier, les officiers viennent en grand nombre, mais sans sabres. Les rusés, ils voudraient nous jouer le même tour qu’à Yoko-hama. Mais ils seront habiles s’ils nous surprennent à faire des prédications publiques d’ici à quelque temps. Le gouvernement paraît heureux du cours de français que je vais

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donner chaque jour à son collège deux heures durant, et pourtant, si nous prenions de là un peu de liberté pour parler à son peuple, je crains bien qu’il ne sacrifie son cours à sa haine du christianisme. Et d’ailleurs, à quoi bon nous exposer à l’incertain quand nous avons maintenant une paroisse assez nombreuse à administrer dans l’ombre. Au moment où je viens de terminer cette ligne, une petite scène qui a failli nous être funeste s’est passée. Que je vous en entretienne avant de terminer. Une famille composée de la mère Iwane (Jeanne), du fils Domingo, des sœurs, dont je ne sais les noms, était à l’église et harcelait M. Laucaigne pour avoir des explications malgré des officiers qui entraient. Ces derniers, mécontents de voir sans doute le missionnaire auprès de cette famille japonaise, s’adressant à la vieille mère, lui disent avec humeur : « Qu’est-ce que c’est que cette statue devant laquelle vous avez l’air de prier ? » La bonne mère, Iwane, de répondre : « Hélas, messieurs, est-ce que je peux vous l’expliquer, moi, pauvre femme ! » Puis de se mettre à admirer, comme si elle eût été une paysanne, tout ce qu’elle voyait. À peine sortie de l’église, la mère, Iwane, et Domingo, son fils, s’introduisent à la maison pour parler avec nous et nous demander des crucifix. Heureusement, nous priâmes la bonne mère de ne pas demeurer, sous prétexte que les femmes ne venaient jamais dans notre maison ; mais, surtout, pour ne pas nous exposer à voir les officiers japonais cerner notre maison et arrêter ces deux personnes. Pour le fils, il n’y eut pas moyen. Il fallut lui donner un christ pour sa mère et un pour lui, et l’écouter nous dire toutes sortes de belles protestations d’amour de Dieu et de notre divin sauveur. C’était à ravir. Mais, il eut à sortir, et deux officiers gardaient le passage. Nous crûmes un instant qu’il en était fait de lui, mais Notre Seigneur, dont il venait de vénérer la sainte image, image qu’il pressait en ce moment sur son cœur, le sauva, nous l’espérons. Toujours est-il que les officiers le laissèrent passer. Le cœur m’en bat encore ! Oh, mon Dieu, daignez nous donner un peu de liberté pour nous aider à faire votre œuvre ! Au prochain courrier, de nouveaux détails. En attendant, priez beaucoup pour nous et nos chers chrétiens, cher Monsieur le Supérieur et Messieurs les directeurs. Il est peut-être prudent de tenir ces détails dans le secret. Nous n’avons pas osé en faire part à nos Européens, dans la crainte qu’ils n’arrivent par eux aux oreilles des Japonais. Pardonnez-moi, cher Monsieur le Supérieur, ce gribouillage et 264

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agréez les hommages respectueux de votre très humble et dévoué serviteur et enfant, B. T. Petitjean, m. ap. [2] Nagasaki, Mardi saint 1865 [11 avril]. Vénéré Monsieur le Supérieur, Vous nous gronderiez, je suis sûr, si nous ne profitions pas de toutes les occasions pour vous mettre au courant des consolantes découvertes que le bon Dieu nous fait faire à chaque jour. Donc, par la malle française, quelques lignes encore sur nos chers chrétiens. Depuis la fin de mars, date de nos dernières lettres, l’affluence à l’église n’a point diminué. On accourt pour la visiter de toutes les provinces de notre île de Kiou-chiou. Chrétiens et païens y arrivent ensemble, ce qui nous soulage grandement. Autrement, il y aurait à craindre que nos chrétiens ne se fassent remarquer. Je ne vous ferai point l’histoire de chacun des jours écoulés depuis la lettre de M. Laucaigne. Il me faudrait presque un volume, et puis, aussi, il y aurait beaucoup de répétitions. Cependant, je tâcherai de vous dire tout ce qu’il y aura eu d’intéressant durant cette quinzaine. M. Laucaigne vous parlait, je crois, d’un rendez-vous dans la maisonnette d’un jardinier, où nous devions nous aboucher avec un des baptiseurs. Ce dernier nous fit défaut, mais ce ne fut point sa faute. Le maître de la maison chez qui nous avions été engagés à nous rendre aura sans doute empêché la rencontre. Le souvenir de la prison où il a souffert un an durant à titre de chrétien, en 1856-1857, lui aura fait redouter de recevoir chez lui les missionnaires avec le chef des chrétiens de son village. La sainte volonté de Dieu soit faite, nous aurons d’autres lieux pour nous cacher. Le baptiseur, désolé de n’avoir pu nous voir, nous fit demander une entrevue sur une montagne. Nous fixons le 5 avril. Or, par une malheureuse coïncidence, ce jour est jour de fête, et la montagne en question couverte de gens venus des villes et campagnes voisines. Donc, encore impossibilité de nous trouver avec notre digne Domingo, c’est le nom du baptiseur. Pourtant, ce jour-là, il tint parole et, malgré la foule, il vint nous attendre au lieu fixé. Deux autres chrétiens, que nous avions trouvés au même endroit un peu avant l’arrivée de Domingo, nous ayant

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innocemment induits en erreur, nous étions rentrés à la maison après avoir donné une heure et un autre endroit pour nous retrouver le mardi de Pâques. Samedi dernier, 8 avril, désireux de s’aboucher avec les missionnaires, Domingo arrive à l’église où il trouve M. Laucaigne. Le cher confrère lui fait dire par cœur la formule du baptême et a tout lieu de croire que ce sacrement est validement administré. L’invocation des trois augustes personnes de la Sainte Trinité est très claire et dûment prononcée pendant que le signe de la croix est fait avec le pouce droit du baptiseur sur le front, la bouche et la poitrine de l’enfant, et que l’eau est versée sur la tête, la figure et le corps de l’enfant. Beaucoup de prières en japonais sont récitées avant et après la formule sacramentelle, ce qui a empêché M. Laucaigne de bien saisir le mot « ego » te baptizo ou son équivalent en japonais. Mais nous aurons notre réunion du mardi de Pâques pour nous fixer sur cette importante question. Domingo doit en ce jour nous remettre un livre recueil de prières qui a échappé aux dernières perquisitions de la police, il y a huit ans. Pourquoi le gouvernement japonais inquiéta-t-il nos chers chrétiens il y a huit ans ? Nous n’avons pas encore pu le savoir. Ce que nous savons, c’est que vingt-huit hommes furent jetés en prison. Une vingtaine fut rendue à la liberté. Deux de ces derniers étaient à l’église hier, où ils ont parlé à M. Laucaigne. Les huit autres sont morts en prison ou de mort violente, on ne sait pas au juste. Également, des statues, images, livres furent brûlés ou confisqués. Vous parlerai-je maintenant, vénéré Monsieur le Supérieur, des pieuses ruses de nos chrétiens pour venir à l’église et s’entretenir avec les missionnaires. Ils redoutent vivement les regards de la police, mais ils aiment tant à vénérer la croix de Djiézous-Kiristo sama et la statue de la bonne Sainte Marie ! Je vous citerai Lorenço, un vieillard de soixante-dix ans. Le voyez-vous qui arrive gravement sous son large parapluie en papier huilé à la tête d’une douzaine de personnes. Il fait un temps affreux ; il a plu toute la nuit et, quoiqu’il soit neuf heures du matin, c’est à peine si on a vu un Japonais dans la rue, excepté Lorenço et sa petite troupe. J’ai reconnu le digne homme. C’est la troisième fois qu’il vient rendre ses hommages à Notre Seigneur et à sa sainte mère. Il y a cinq à six jours, il s’était fait marchand de mousse et de fleurs des champs pour pouvoir pénétrer chez nous et nous causer un peu mieux à l’aise. Arrivé à la porte de l’église en même temps que lui, 266

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« Lorenço sama, lui dis-je, vous choisissez mal votre jour, quel mauvais temps vous avez eu pour venir ! » « Je l’ai fait à dessein, dit-il, pour tromper la police. Pendant que la pluie tombait et que les officiers dormaient, nous sommes venus. Tous ces gens sont de ma famille. Permettez-nous de faire nos prières au pied de la croix et de la bonne Sainte Marie et de causer un instant avec vous avant de rentrer au village. » Je ne pus m’empêcher de donner un crucifix à ce vénérable vieillard afin qu’il satisfît chez lui son amour pour Notre Seigneur sans venir trop souvent à l’église. Il ne se passe pas de jour que nous n’ayons de semblables preuves de la foi vive et de l’amour ardent de nos bons chrétiens. Que je vous cite un autre fait. Voyezvous cette mère avec un petit enfant qu’elle tient dans ses bras. Elle est chrétienne, mais son enfant ne l’est point. Elle n’a pu encore le faire baptiser parce qu’elle craignait que son mari païen ne vînt à le savoir. Comme elle me presse de donner le saint baptême à son fils, n’eût été la police dont les rondes à l’église sont de tous les instants, j’eus cédé à ses prières. Mais j’espère que le baptiseur du quartier où demeure sa mère à elle-même pourra nous remplacer et moins nous exposer. Nos deux derniers dimanches, le jour de la Passion et le dimanche des Rameaux, nous avons eu à la sainte messe plus de Japonais que d’Européens. Quoique nos Japonais ne doivent point comprendre très bien l’auguste sacrifice, ils se tiennent parfaitement, si bien qu’un Européen qui ignore (et ils ignorent tous) notre trouvaille m’en a témoigné sa surprise. Cependant, au milieu des Européens, et quand ils sont mélangés à quelques païens, ils savent ne rien laisser paraître au dehors. Dimanche dernier, ils étaient nombreux, nos chers paroissiens, qui épiaient le moment où il n’y avait plus de faux frères pour se glisser à la sacristie et nous demander en grâce de leur permettre de porter à leur front le crucifix et faire une prière à Notre Seigneur. Quelques-uns seulement sont assez adroits pour user de cette faveur. Ce qui les contrarie aussi beaucoup depuis le dimanche de la Passion, c’est de ne pouvoir contempler à l’aise la statue de Notre Dame. Il y en a qui demeure la moitié du jour à l’église ou dans le voisinage pour nous solliciter d’enlever le voile qui recouvre la statue de la Vierge. Lundi, hier matin, nous avons pu avoir une conférence d’une bonne demi-heure avec trois mères de famille qui avaient attendu,

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elles, toute la nuit dans une maison de la ville. Les dignes personnes s’étaient présentées le dimanche soir à la nuit à M. Laucaigne qui venait fermer l’église. Comme il faisait noir, le cher confrère les pria de se retirer et de revenir le lendemain ou un autre jour de meilleure heure. Elles demeurèrent bien encore une vingtaine de minutes à rôder autour de notre église et de notre habitation avant de se retirer. Nos messes n’étaient point terminées le lendemain que nos intrépides visiteuses étaient à l’église. Dès que je fus libre, Marina, la plus âgée, se hâta d’entrer à la sacristie escortée d’Iwanna, cette dernière un petit enfant sur le bras, pendant que Catharina faisait la garde au bas de l’église pour prévenir de l’arrivée des indiscrets. Nos bonnes chrétiennes me demandèrent d’abord de leur permettre de porter à leur front le crucifix puis d’enlever le voile qui cachait la bonne Sainte Marie. Je satisfis à la première demande. Pour la seconde, je leur fis comprendre qu’elles devaient patiemment attendre jusqu’au jour de Pâques. En dédommagement, il fallut leur enseigner le signe de la croix qu’elles apprirent très vite, et elles, en retour, me firent entendre la prière qu’elles récitent fréquemment chaque jour. Or, ces prières, vénéré Monsieur le Supérieur, sont le Pater, l’Ave Maria, le Credo, des oraisons jaculatoires pour chaque heure du jour. Je me hâtais de copier sous leur dictée le Pater, Ave et Credo. Ces prières sont en très bon japonais. N’étaient ces vilains officiers qui sont toujours sur nos talons, nous aurions bientôt un beau recueil. Marina et ses deux compagnes reviendront dans une quinzaine me continuer leurs prières et prier à statue découverte la Très Sainte Vierge. Pour les récompenser, je leur donnais à chacune un petit crucifix qu’elles acceptèrent avec dévotion et promirent de bien cacher aux yeux des profanes. Encore un fait avant de clore cette lettre. Il est de ce matin. Une mère de famille (dont le nom est Virginia, la compagne de Paolo, le premier chrétien avec qui nous avons pu nous aboucher dans les montagnes) était au pied de l’autel de la Sainte Vierge avec plusieurs personnes, toutes au « même cœur ». Je demandais à cette mère, que j’avais déjà vue à l’église autrefois, le nom de son petit enfant. « Il n’en a pas encore » me répondit-elle. « Mais, lui dis-je, si le bon Dieu venait à vous le prendre avant qu’il ne soit baptisé ! » « Oh ! si l’enfant vient malade avant le jour fixé pour son baptême [sic], je le porterai sans tarder au baptiseur. Certes, non, je ne voudrais pas le laisser mourir sans baptême. » Et un jeune homme qui était là de 268

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répondre : « Oh, nous savons que le baptême est la chose essentielle ; aussi ne laissons-nous jamais mourir les enfants sans baptême ! » Donc, nos chers chrétiens comprennent la nécessité du baptême. Avec cela, ils prient, ils aiment Dieu, font leur bonheur de rendre leurs adorations à Notre Seigneur ; ils ne laissent pas s’écouler un jour sans prier la Très Sainte Vierge, le bon ange et le saint patron, sont d’une réserve et modestie qui étonnent. Chers paroissiens, ils sont chrétiens autant qu’il leur est possible de l’être. Que ne nous est-il donné de pouvoir vivre avec eux, au milieu d’eux ! J’écris aujourd’hui à M. Girard pour lui demander la permission de tenter un moyen de pénétrer en secret dans un de leurs quartiers et d’y demeurer pour leur distribuer, par l’entremise de pères et mères de famille qui se dévoueraient certainement à l’œuvre de catéchistes, le pain de la parole qu’ils demandent à grands cris. Je crains que, vu notre petit nombre de missionnaires, M. Girard ne fasse difficulté à nous permettre [sic]. Pourtant, nous sommes convaincus nous deux, M. Laucaigne, que nous aurions de grandes probabilités de nous introduire incognito chez nos chrétiens et d’y demeurer. Nous aurons contre nous la vigilance de la police, mais nous pouvons la tromper à l’aide des ténèbres et du secours d’un ou deux chrétiens qui entreront dans nos plans. Si nous nous faisons découvrir, nous exposons la vie des personnes chez qui nous serons trouvés. Voilà ce que nous dit la prudence. Mais, à voir le mouvement qui s’opère parmi nos chrétiens, le désir qu’ils ont de s’instruire, le besoin qu’ils en ont, trop écouter la prudence humaine n’est-ce pas aller contre la volonté de Dieu ? Jusqu’à ce que nous ayons reçu des instructions de M. Girard, nous continuerons à agir tout doucement et dans la sphère d’étroite liberté qui nous est donnée. Nous serions bien heureux, cher Monsieur le Supérieur, que vous soyez ici pour nous dire le parti le plus sage qu’il nous faut suivre. Pour nous aider à agir sagement et pour le plus grand bien, vous nous donnerez, vénéré Monsieur le Supérieur, vous et tous ces Messieurs nos directeurs, le secours de vos prières et, je l’espère aussi, quelques lignes par le plus prochain courrier. Monsieur Laucaigne se joint à moi pour vous offrir, ainsi qu’à ces Messieurs nos directeurs, hommages respectueux et filial dévouement. B. T. Petitjean, m. ap.

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[3] Nagasaki, 21 avril 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, Je vous continue par la plus prochaine occasion le bulletin de notre position. Ma dernière lettre vous a donné nos nouvelles jusqu’au Jeudi saint. Je copie aujourd’hui à peu près textuellement mon journal de chaque jour. Dans la soirée du Jeudi saint, un de nos chrétiens dit à M. Laucaigne qu’il récite fréquemment cette prière Adorote Deum trinum, o Dious’ go san boun sama augamitate mats’rou. Vendredi saint. Affluence prodigieuse, mille à mille cinq cents personnes visitent l’église : gens de Kagochima que j’ai vus aux îles Liou-kiou80, de Miako et autres points éloignés du Japon. Notre habitation elle-même est envahie. Quelques chrétiens en profitent pour satisfaire en secret leur piété devant nos crucifix et statues de la Très Sainte Vierge. Paolo, enfant de quatorze ans, nous parle des difficultés qu’ils ont et dangers qu’ils courent pour venir : prison, mort qui les attend, dit-il, si on les découvre … Malgré cela, il ne nous quitte qu’à regret. Samedi saint. Affluence de la veille. Une grande fête japonaise qui a commencé hier et dure encore demain nous vaut ces innombrables visiteurs. Un chrétien me promet des fleurs pour entrer en communication avec nous plus facilement. Je fais le catéchisme dans ma chambre à une douzaine de païens, lesquels, en partant, me demandent la permission de revenir entendre des choses semblables à celles que je leur raconte. Saint jour de Pâques. Pluie battante. Il est à peine sept heures du matin. Déjà, Clara est avec ses voisins et voisines à la porte de l’église. Ils viennent fêter la résurrection de Notre Seigneur, féliciter la Très Sainte Vierge et admirer sa statue. Il y a dix jours que Clara attend cette heureuse matinée pour contempler la statue de la bonne Sainte Marie. Demande de porter au front l’image de Notre Seigneur crucifié. Don de croix à tout ce cher peuple. Pendant que je fais ma préparation pour célébrer la sainte messe, M. Laucaigne leur montre le catéchisme en images : à chaque gra Allusion aux fonctionnaires et aux marins ou marchands que Petitjean a pu voir durant son séjour aux îles Ryûkyû, tombées sous la domination de Kagoshima, capitale de la province de Satsuma, au début du xviie siècle. 80

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vure qui représente un des articles du symbole, eux de dire en japonais l’article du symbole. J’offre le saint sacrifice. Ces bonne âmes y assistent avec un recueillement ravissant. Comme Lorenço, Clara avait saisi le moment de la plus forte pluie pour dépister la police. D’ailleurs, on avait quitté le village avant le jour, alors que les espions dormaient encore. Il était bien neuf heures quand nous pûmes leur faire reprendre le chemin de leur montagne. La pluie qui continue la plus grande partie du jour arrête le zèle des visiteurs païens. 17 avril. Le beau temps revient et l’affluence des visiteurs également. Les païens sont si nombreux qu’il nous est impossible de parler aux chrétiens qui se font facilement reconnaître à nous. Disto (abréviation de Baptisto), vénérable vieillard de soixante-quatorze ans, profite d’une minute de non-surveillance de la part des espions pour me glisser à l’oreille son nom et me demander un souvenir dans mes prières. Je puis aussi me trouver dans un bois voisin de l’église avec deux jeunes gens et une mère de famille qui me parlent du Paradis, du Purgatoire (Paradizo, Pourgatorio) d’une manière aussi intelligente que s’ils eussent été de jeunes enfants admis à faire leur première communion. 18 avril. Dès la pointe du jour, une troupe de mères et d’enfants entrent à l’église. Un père me présente son petit garçon de quatre ans qu’il n’a pu encore faire baptiser. Il me prie de vouloir bien le baptiser à l’instant même. Je ne puis résister. Le petit homme semblait ne vouloir point devenir chrétien. Il se cachait et pleurait dans les vêtements de son père ; mais, à peine l’eau sainte eut-elle coulé sur son front et les paroles du sacrement furent-elles prononcées qu’il devint doux comme un agneau, et sa figure resplendit d’un sourire angélique. Pour faire plaisir à ce père qui voulut que je donnasse mon nom à son fils, j’appelais ce cher premier petit baptisé Jean (Djiwanno, du nom que j’ai reçu au jour de ma confirmation, nom sous lequel je suis connu de nos chrétiens). À dix heures du matin, nous sommes dans les montagnes au rendez-vous après lequel nous soupirons depuis près d’un mois. Le baptiseur, cette fois, nous attend. Il a soin de nous envoyer aux approches de la montagne, où doit se faire notre entrevue, deux bonnes vieilles mères pour nous indiquer les sentiers qui nous dérobent aux regards des indiscrets. Puis, celles-ci nous remettent aux mains de jeunes gens dont les uns font la garde et d’autres nous introduisent, après

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quelques détours dans des broussailles, au milieu d’un bouquet de jeunes sapins, un endroit fait exprès pour la circonstance présente. Domingo, tel est le nom du baptiseur, est entouré de trois ou quatre parents ou amis. Comme nous sommes heureux, tous, de nous trouver enfin réunis ! Domingo désirait vivement ce jour, nous dit-il, depuis qu’il savait que nous étions leurs prêtres. La crainte de compromettre notre sainte cause l’avait empêché de venir souvent à notre église, etc. Mais, arrivons au point important du rendez-vous : la formule du baptême. Or la voici : kono hito o Paotizo in nomne Patero, hilio, et s’ra s’piritou sancto iamoun. Le mot ego manque, mais se sousentend fréquemment en japonais. Le te est remplacé par kono hito, « cet enfant », « cet individu ». Avant et après cette formule, il y a des prières à Notre Seigneur, à saint Jean-Baptiste, que je ne cite pas aujourd’hui parce que je désire les avoir plus exactes une autre fois. Mais cette formule est-elle valide ? Que vous en semble-t-il, cher Monsieur le Supérieur ? Jusqu’à décision, nous la regarderons comme valide, au moins nous abstiendrons-nous de laisser naître le plus léger doute dans leur esprit sur cette question. Pour faire agréer la vraie formule, ego te baptizo, etc. nous avons dit à Domingo que les paroles par lui employées étaient les mêmes que les nôtres, qu’il n’y avait qu’une légère différence de prononciation, différence que la bouche japonaise avait dû peu à peu introduire, etc. Enfin nous a-t-il promis d’employer désormais la formule que nous lui avons donnée par écrit et qu’il a répétée lui-même devant nous. Domingo nous assure être le seul survivant des baptiseurs (des chrétiens nous avaient parlé de plusieurs). Son fils, grand jeune homme de trente ans au moins, lui succédera dans sa charge en cas de mort ou d’infirmités. Notre baptiseur nous a ensuite donné de précieux renseignements sur cette chère paroisse dont il se trouve comme le seul chef. Chaque jour, on fait la prière en commun dans la famille. Le père la fait à haute voix une semaine, la mère ensuite, et après les enfants à tour de rôle. Domingo nous a également donné le Salve Regina en japonais et récité d’autres prières … Quand quelqu’un tombe malade à mourir, on se groupe auprès de lui pour réciter des prières. Après sa mort, huit jours durant, on supplie saint Pierre de lui ouvrir les portes du Paradis ; et plus tard, dans les prières de chaque jour, on ne l’oublie point. Domingo nous remit aussi le livre unique qu’il possède traitant du christianisme. Ce livre a pour titre : « Du commencement du ciel 272

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et de la terre », Tendji no hadjimari no koto81. Nous le transcrivons et le traduisons, M. Laucaigne et moi, en toute hâte pour le rendre à son maître dans un mois, époque de notre prochaine réunion. Ce livre commence ainsi : « L’empereur du ciel Dious’, à qui nous devons nos adorations, est le maître du ciel et de la terre, le noble père des hommes et des dix mille êtres, etc. » Cet ouvrage a été écrit de mémoire en 1822 ou 1823 de notre ère. Nous y retrouvons les anges, la création, la chute, le Messie promis, etc. Nous y remarquons de temps à autre quelques erreurs, mais peu considérables jusqu’ici. Nous vous parlerons de ce livre plus tard. Domingo nous paraît excessivement prudent, je dirais même effrayé, du mouvement qu’il remarque parmi nos chrétiens. Par suite de ses dispositions, nous renvoyons à un mois toute tentative de rendez-vous. Pour le réconforter, je lui parle des bons termes dans lesquels nous sommes avec le gouverneur de Nagasaki, lequel fait au missionnaire professeur de français des invitations à dîner dans son palais, etc. Une fois Domingo un peu rassuré, nous nous séparons après avoir distribué des croix et médailles à ce bien-aimé coopérateur et ses compagnons. Il nous faut aussi recevoir d’eux quelques petits cadeaux. C’était le mardi de Pâques. Ils remplirent nos poches d’œufs de Pâques. Depuis ce jour, les visites se continuent à l’église et les chrétiens y viennent en si grand nombre qu’ils nous donnent de l’inquiétude. Priez pour nous, vénéré Monsieur le Supérieur, et daignez agréer les hommages respectueux et le dévouement filial de votre missionnaire, B. T. Petitjean. M. Laucaigne vous offre aussi ses respectueux hommages.

81  Cet ouvrage hétéroclite, dont la rédaction ne date sans doute que du début du xixe siècle, est composé de fragments narratifs provenant de la Bible et de sources chrétiennes les plus diverses, souvent très altérés, mais aussi de références aux martyrs du Japon comme aux traditions religieuses japonaises. Les exemplaires connus de cet ouvrage manuscrit diffèrent sensiblement entre eux. Celui reçu par Petitjean a malheureusement disparu (S. Turnbull, The Kakure Kirishitan, p. 21 ; S. Morishita, La Transmission de la tradition, p. 52). On trouve une version de ce texte transcrite, traduite et commentée par Alfred Bohner dans « Tenchi hajimari no koto. Wie Himmel und Erde entstanden », Monumenta Nipponica, 1 (1938), p. 465-514.



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[4] Nagasaki, 4 mai 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, La dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire vous a porté la formule du baptême de nos chers chrétiens et continué l’histoire du saint mouvement dont nous sommes les heureux admirateurs. Malgré la surveillance rigoureuse de la police, de nouvelles découvertes se sont ajoutées aux premières. C’est pour vous en faire part que je vous trace à la hâte ces quelques lignes par un navire de guerre anglais en partance pour Shang-haï. Au chiffre de mille trois cents chrétiens dont je vous ai parlé tout d’abord, ajoutez-en encore deux mille cinq cents autres ou à peu près. Ces derniers sont habitants de certaines îles dont par prudence je vous tais les noms, et aussi de certains villages dans les montagnes à huit ou dix lieues des premiers chrétiens connus. Nos insulaires nous ont été révélés par un jeune homme (Gaspard est son nom) venu à Nagasaki pour guérir une plaie qui le fait souffrir depuis plusieurs années. Entraîné par le concours des visiteurs à notre église, à la vue de la croix, de la statue de Notre Dame et de nos sujets religieux, Gaspard s’est trouvé en pays de connaissance. Aussi, depuis qu’il s’est abouché avec nous, il ne manque pas un soir de venir visiter l’église et les missionnaires. Comme il n’est pas d’un quartier suspect à la police, nous le laissons venir et parlons sans mystère avec lui. Il est intelligent, désire s’attacher à nous, mais auparavant veut obtenir l’assentiment de sa famille. Nous lui donnerons l’emploi extérieur de gardien de l’église. Si son père consent, c’est une affaire convenue. Il va bientôt rentrer chez son père avec les explications de notre sainte foi qu’il nous demande chaque jour. Nous lui donnerons aussi quelques croix pour sa famille. Qui sait si le bon Dieu ne veut point se servir de ce digne jeune homme pour en faire l’apôtre de ses îles ? Sa famille ainsi que le plus grand nombre dans son pays sont originaires de Nagasaki qu’ils ont quitté pour fuir la persécution, il y a deux cents et quelques années. Pendant que j’étais ce matin à prier devant l’autel de la Sainte Vierge, deux pères de famille s’approchent la main sur la poitrine et, après le salut d’usage, me disent qu’ils ont le même cœur que nous. « D’où venez-vous ? » leur dis-je. « De bien loin ; nous marchons 274

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depuis avant le jour. Nos montagnes sont bien loin d’ici, et nous avons encore agrandi la route pour tromper la police. Oh ! nous vous en prions, donnez-nous quelques croix pour nous aider à prier. Depuis longtemps, nous n’avons plus ni statues, ni images. Le gouvernement japonais a pris tout ce que nous possédions en fait d’objets religieux. » Je leur donnai des croix et médailles de Notre Dame qu’ils s’empressèrent de porter à leur front et de cacher ensuite sur leur poitrine. Ils me quittèrent en toute hâte après m’avoir dit leur nom, celui de leur village et le chiffre de quinze cents comme étant le nombre de leurs frères des montagnes. L’un a pour nom Pétoro, et l’autre Sébastiano. Ils étaient à peine sortis qu’une troupe de quinze à vingt personnes accourt s’agenouiller devant notre belle croix dorée reçue de France dernièrement et qui brille de tout son éclat sur le tabernacle de notre maître-autel. Comme Pierre et Sébastien, ces dignes visiteurs sont chrétiens et, comme eux, habitants du même village. Leur foi, leurs prières ne diffèrent point. Comme aux premiers, il fallut donner croix et médailles pour les aider à prier. Certains reçurent deux et trois fois le même objet : c’était pour le père, la mère, le mari ou la femme absents que l’on voulait encore un crucifix ou une médaille (pour peu que le mouvement continue, nos provisions de croix et médailles seront épuisées ; prière, s’il vous plaît, de nous en faire passer). Parmi ces nouveaux visiteurs se trouvait un jeune officier avec les deux sabres au côté. Comme les autres, il me pria de lui donner un crucifix parce que, comme eux, il avait le même cœur. Sa mère avait eu soin, d’ailleurs, de me le désigner comme son fils, Domingo, tout d’abord. Une bonne oreille, Catharina, que j’avais déjà vue il y a quelques jours, arrive juste à la fin de ma distribution de croix, et elle fait la païenne, la bonne vieille, parce qu’elle ne connaît point ces nouveaux frères. Ceux-ci sont également effrayés de la venue de cette prétendue indiscrète. J’eus presque de la peine à leur faire comprendre qu’ils avaient le même cœur et la même foi. Mais, après deux ou trois mots échangés entre eux, toute crainte avait disparu. Ils étaient de vraies connaissances. Cette découverte de trois mille huit cents chrétiens disséminés tout autour de Nagasaki, dans les îles et dans les montagnes, nous fait penser que le cœur du Japon recèle bien d’autres secrets. Oh ! de grâce, vénéré Monsieur le Supérieur, envoyez-nous des aides pour

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répondre aux vues de Dieu. On dirait que la moisson commence à jaunir. Des ouvriers, des ouvriers pour la recueillir ! M. Girard, de qui j’ai reçu une lettre dernièrement, nous engage à ne point tenter d’établissements secrets dans nos montagnes, mais à nous contenter de rendez-vous de jour et de nuit. Nous nous conformons à sa volonté, et déjà, lundi soir, nous avons pu recevoir et garder chez nous toute la nuit Michel, Pierre et Jean qui ne nous ont quittés qu’à quatre heures du matin. La plus grande partie de ce temps a été employée à donner des notions de notre sainte foi, à en rectifier d’autres et à recevoir des renseignements précieux. Ce soir, jeudi, encore un rendez-vous pour trois autres. Pardonnez-moi, cher Monsieur le Supérieur, si je ne vous donne pas de plus amples détails, mais le temps fait défaut. M. Laucaigne s’unit à moi pour vous offrir, ainsi qu’à Messieurs les directeurs, en union de vos prières et saints sacrifices, hommages respectueux et filial dévouement. Votre très humble et très obéissant serviteur et missionnaire, B. T. Petitjean, m. a. Si M. Furet était encore en France, prière de lui donner connaissance de toutes ces nouvelles. Elles hâteront son retour, j’en suis sûr. Le 6 mai 1865. Je n’ai pu confier au bateau anglais cette lettre, mais je vous l’envoie directement par Hong-kong. Comme toujours, nos inquiétudes égalent nos joies. Impossible d’empêcher nos chers paroissiens de venir en foule. Beaucoup de païens se mêlent à eux, il est vrai, mais nous redoutons grandement que la police de notre ombrageux empire ne frappe un jour ou l’autre un de ces coups qu’il sait donner quand bon lui semble. Police-men et bonzes, c’est tout un, se succèdent pour examiner notre église et ceux qui la visitent. Le second rendez-vous de nuit n’a pas eu lieu. Nous nous en félicitons à cause de la surveillance plus active qu’on a l’air de faire autour de nous. Pourtant, rien encore de notre part qui ait pu faire supposer aux agents de police le moindre doute fondé. Le bon Dieu a veillé et veillera sur toutes nos démarches, nous en avons la ferme confiance. 276

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De nouveau, vénéré Monsieur le Supérieur, daignez agréer les hommages respectueux et le filial dévouement de celui qui se recommande à vos saints sacrifices et se dit votre très humble serviteur et missionnaire, B. T. Petitjean [5] Nagasaki, le 17 mai 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, Le dernier bulletin de notre position vous a porté des nouvelles jusqu’au 6 mai. Depuis ce jour, des découvertes sont encore venues s’ajouter aux premières et le nombre de nos chrétiens se trouve grandement accru. Je prends en grande hâte dans mon livre de notes les faits tout bruts tels que je les y consigne. Je vous donne ceux qui pourront vous intéresser. 10 mai. Affluence de nouveaux chrétiens de huit à dix lieues à la ronde. Ils nous donnent de vives inquiétudes par leur grand nombre. Impossible de leur faire comprendre à quel danger ils s’exposent en venant ainsi. Nous sommes obligés de fermer l’église une partie de la journée pour les enlever au péril de se faire reconnaître par les satellites. Ils sont tous chrétiens dans leur village et non inquiétés par la police dont certains membres sont eux-mêmes baptisés. Aussi sont-ils surpris de nos craintes avec eux. L’église a beau être fermée, ils ne veulent point se retirer. Il est nuit qu’ils assiègent encore les avenues de notre habitation. Un groupe de quatre d’entre eux pénètre même dans ma chambre à la nuit close. Il m’a fallu les garder jusqu’à neuf heures du soir et, pour peu que je m’y sois prêté, ils seraient demeurés jusqu’au matin. Ils sont instruits comme nos catholiques de France dans nos campagnes, comprennent assez bien le mystère de la Sainte Trinité, de l’Incarnation, la Rédemption, le Ciel, le Purgatoire, l’Enfer, etc. J’ai été obligé pour les congédier de leur donner croix, médailles et même cierges bénits. Ils ont réclamé à grands cris ce dernier objet pour s’en servir près des mourants durant les prières des agonisants … Cette même nuit, un jeune homme d’un autre village arrive au départ de ceux-ci et passe la nuit à s’instruire et à nous renseigner sur leur propre croyance.

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11 mai. Même affluence que la veille. Heureusement, Domingo, le premier baptiseur avec qui nous nous sommes d’abord trouvés en relation, celui dont je vous ai envoyé la formule, arrive lui aussi à l’église. Nous l’envoyons en parlementaire aux principaux de nos trop nombreux visiteurs en les priant, dans l’intérêt du bien, de se retirer et de ne pas venir ainsi dans la suite. Ils comprennent et s’en vont, mais après nous avoir fait faire la promesse de leur donner, quand ils reviendront en plus petit nombre, croix ou médailles. 12 [mai]. Parmi les visiteurs chrétiens de ce jour, Thomèn est celui qui m’a le plus frappé. Fils d’un père païen et d’une mère chrétienne, il est lui-même père de famille. Sa femme et ses enfants sont chrétiens comme lui. Son père païen n’a jamais soupçonné sa foi non plus que celle de sa mère et de plusieurs autres de ses frères. Thomas [sic] ne sait que d’hier la bonne nouvelle, c’est-à-dire que notre église est le temple de Dieu, et sans plus tarder il est venu contempler de ses yeux ce qu’on lui en a raconté. Je le trouve abîmé dans la prière au pied de la statue de Notre Dame qu’il se plaît à nommer « la sainte mère de Jésus ». Ce n’est qu’après avoir terminé les oraisons que nous faisons connaissance et que je puis apprendre de lui les quelques particularités dont je viens de vous parler. Il demeure dans un village voisin de la ville où nous allons faire nos enterrements. Il nous a vus plusieurs fois. Il est venu déjà visiter l’église durant sa construction (car il est charpentier), mais il ne se doutait pas que ce serait un lieu de prières pour lui comme pour ses frères du Japon. Thomas reviendra nous voir. Son titre de charpentier lui donne chez nous libre accès, et puis il n’est pas du village suspect. 14 mai. Matheo, un marchand de coton d’un pays qui en français signifie le « cap noir »82, fait plus de dix lieues, soit à pied, soit en barques, pour venir visiter notre église. Il est seul et la pluie nous aide à l’introduire chez nous. Nous échangeons des questions de toutes sortes, puis je lui apprends à faire le signe de la croix. En deux minutes il le sait parfaitement et me dit : « Mais que signifient ces paroles in nomine Patris, etc. ? » Il écoute l’explication et me dit : « Mais pourquoi dites-vous Patris et filii et spiritus sancti ? Nous autres, dans mon pays, nous récitons fréquemment une prière ainsi 82   Kurosaki, du district de Sotome, sur la péninsule de Sonogi, au sud-ouest de Nagasaki.

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conçue : Wareraga Deous Sancta Krous’ no on chirouchi o motté, wareraga téki o nougachité koudasaré Deous Pater, Deous filious, Deous spiritou sancto no mi na o motté amen Djézous. La dernière partie de cette prière n’est-elle point la même que celle que vous venez de m’apprendre ? » Aux Pater, Ave, Credo, Salve Regina que nous possédions déjà en japonais, Mathieu nous a ajouté le signe de la croix avec cet exorcisme : Per signum sancta crucis libera nos Deus noster ab inimicis nostris. Mathieu nous quitte emportant des croix et médailles pour lui, sa femme Magdalena, ses enfants Pétoro, Paolo, Maria et Graça. Il doit venir le mois prochain avec plusieurs membres de sa famille. 15 mai. Une députation de « l’île aux esprits »83, une île voisine de Nagasaki, est à l’église avec le jour. Nous renvoyons tout ce cher monde après un court entretien avec lui et ne gardons pour causer plus longuement que Pétoro, le baptiseur de l’île en question et le chef de cette pieuse caravane. Le digne homme nous a donné des renseignements on ne peut plus précieux. D’abord, sa formule ne diffère point de la nôtre, écoutez : Ego te baptizo in nomine Patris et filii et spiritus sancti amen Djézous. Et il la prononce aussi distinctement que je l’ai écrite. Il me dicta ensuite les noms des îles et des villages du voisinage où se trouvent nos chrétiens. J’ai ici en portefeuille une précieuse liste de noms qui nous guideront dans notre travail de reconnaissance. Après avoir énuméré les noms de ces pays, il ajouta : « Il y a encore beaucoup de chrétiens dans tout le Japon, un peu partout. Il y a, en particulier, un pays très éloigné d’ici, du côté de Yédo, où l’on compte plus de mille familles qui vivent dans les mêmes villages84. » Pierre nous parla du chapelet qu’ils sont dans l’habitude de réciter comme nous, moins le Gloria Patri, d’un acte de contrition qu’ils disent souvent durant la vie et surtout aux approches de la mort. Il nous fit également des questions sur le grand chef du royaume de Rome dont il désira savoir le nom. Il voulait parler du Saint-Père. Lorsque nous lui dîmes que l’auguste vicaire de JésusChrist sur la terre, le vénéré Pie IX, serait bien heureux en apprenant les consolantes nouvelles que Pétoro et ses compatriotes chrétiens venaient de nous donner, il ne se possédait pas de joie.

  Kami-no-shima.  Assertion qui se révélera sans fondement.

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Avant de nous quitter, Pierre avait encore une question à nous poser. Il voulait sans doute savoir si nous sommes bien les successeurs de leurs pères dans la foi. « N’avez-vous pas d’enfants ? » me demanda-t-il d’un air timide. « Vous et tous vos frères chrétiens et païens du Japon, voilà les enfants que le bon Dieu nous a donnés. Pour d’autres enfants, nous ne pouvons pas en avoir. Le prêtre doit, comme vos premiers missionnaires, demeurer chaste toute sa vie ! » À cette réponse, le digne Pétoro de s’écrier avec son camarade, en s’inclinant l’un et l’autre le front jusqu’à terre : « Ils sont vierges, virdjén dégozarou o arigato, o arigato, o me ni ômeru », et ils ne tarissaient plus en expressions de reconnaissance pour les bienfaits que nous venions leur apporter. Pierre, quoique intelligent et instruit de sa religion, ne sait ni lire ni écrire. La plupart de nos chrétiens sont dans le même cas, ce qui nous rendra le travail de restauration beaucoup plus difficile dans un sens, mais plus facile dans un autre. Oh ! pourquoi ne sommes-nous pas en ce moment quatre ou cinq missionnaires ici ? Que de bien on pourrait faire en peu de temps. Nous avons beau faire nous deux, M. Laucaigne, nous sommes débordés. Le même jour, 15 mai, Élizabeth, une mère de famille, elle aussi de « l’île aux esprits », arriva vers le midi à la tête d’une troupe de femmes et d’enfants. Après avoir fait la visite de l’église, la vieille intrépide pénètre dans notre salle à manger où l’attirent des gravures religieuses. Elle veut à toute force que nous lui fassions cadeau d’une image de la Sainte Vierge peinte en bleu, rouge, vert … Elle la cachera le jour aux regards de tous les agents de police, et la nuit tout le monde du quartier viendra prier devant la sainte image. Il faut lui dire qu’elle nous faisait mourir de douleur si, pour condescendre à sa demande, nous l’exposions à la prison, peut-être même à la mort. Le souvenir de la médaille de Notre Dame qu’elle vient de recevoir la console. Le tableau du Purgatoire qui lui tomba sous les yeux lui fit dire ces paroles : « Oh ! voilà le Pourgatorio, c’est là que le bon Dieu me fera expier mes péchés, car, quoique je sois bien méchante, j’espère qu’il me fera miséricorde et ne me précipitera pas en Enfer. » Cette bonne vieille mère voulait absolument que nous lui fixions un jour pour qu’elle vienne avec sa famille passer la soirée chez nous ! 16 mai. Un nouveau village nous envoie une députation, baptiseur en tête. Ce dernier village est tout chrétien. Le baptême y est administré comme à « l’île aux esprits », avec la même formule ; leur 280

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foi, leurs prières ne diffèrent point non plus. Ce dernier village nous offre des chances de succès quand nous aurons du monde pour travailler. Il n’y a que des champs et des montagnes entre notre église et ces bons paroissiens. Ils voudraient que dès à présent nous nous rendions chez eux pour les visiter et les instruire. Un jeune homme du premier village découvert, fils d’un des derniers persécutés, me dit qu’ils conservent en secret et vénèrent dans sa famille une statue de Sancta Maria sama. Comme les jours précédents, le nombre des visiteurs chrétiens et païens est très considérable. Domingo, le premier baptiseur connu, revient aussi aujourd’hui avec un nouveau livre fait à Nagasaki, l’an 1603 de J.-C. Ce livre commence par ces paroles : « L’affaire importante entre les affaires importantes, c’est le salut de l’âme. » Puis vient le texte quid prodest. Il a pour titre Contriçon, le tout en japonais85. La lecture de cet ouvrage ne sera pas trop difficile, mais nous prendra encore un peu de temps. Oh ! de grâce, vénéré Monsieur le Supérieur, donnez-nous des aides, ou nous succombons sous le fardeau [sic]. J’écris tous ces détails à M. Girard en même temps qu’à vous. Si je suis désormais un peu plus rare à vous renseigner, il ne faudra en attribuer la cause qu’au grand nombre d’occupations. 17 mai. Encore une île nouvelle dont nous n’avions pas vu les habitants à notre église. Ce serait encore six cents chrétiens de plus … Ils sont près de vingt à rôder autour de l’église dont ils ne s’éloignent qu’à regret. J’ai fini. Acceptez ces détails que je vous transcris au pas de course. J’y ajouterai sans doute quelques lignes avant de vous les envoyer dès aujourd’hui pourtant. Nous vous offrons, vénéré Monsieur le Supérieur, M. Laucaigne et moi, nos hommages respectueux et notre filial dévouement. En union de vos saintes prières et sacrifices, le très humble et très obéissant serviteur, B. T. Petitjean, m. ap.

  Konchirisan no ryaku, « Abrégé (ou guide) de la contrition », ouvrage transcrit en japonais par le jésuite et évêque du Japon Luis Cerqueira en 1603, l’année de son impression, cf. S. Turnbull, The Kakure Kirishitan, p. 19, 74. 85



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J’ai reçu votre honorée et aimée lettre du 17 mars. Juste au moment où, me parlant du consolant mouvement du Koui Tcheou86 , vous disiez « votre tour arrivera-t-il bientôt ? », juste au même moment le bon Dieu nous révélait ses secrets au Japon ! Les saints anges gardiens de notre empire japonais ont dû vous porter cette bonne nouvelle pour que vous nous parliez ainsi. Merci, cher Monsieur le Supérieur, pour cette vénérée lettre dont je tiens à vous accuser réception. [6] Nagasaki, le 8 juin 1865. Cher Monsieur le Supérieur, Quelques lignes seulement par la malle française. Ma dernière lettre allait, il me semble, jusqu’au 17 mai. Depuis cette date, nous avons fait de nouvelles découvertes. Je ne vous les donne pas en détail. D’abord, le temps me fait défaut ; d’autre part, je les ai adressées très au long à M. Girard qui ne peut manquer de vous les donner. Au fond, notre position se résume ainsi : nous avons des chrétiens en plus de vingt endroits. À combien peut se monter leur nombre, je ne sais pas au juste, mais bientôt j’espère pouvoir vous dire à quelque chose près les lieux et les âmes qui sont à nous. Sept baptiseurs sont en relation avec nous. Deux d’entre eux nous donnent des inquié­ tudes sur ce qu’ils ont fait avant de nous arriver ; un, surtout, dont la formule est certainement invalide. Mais, à l’avenir, tout se fera en règle. La formule latine, que trois d’entre eux n’avaient presque pas altérée, sera employée par eux, ils nous l’ont promis. La police nous laisse un peu en paix. Nous n’avons plus, ou presque plus, de gendarmes pour nous inquiéter. Nos paroissiens des îles éloignées nous désespèrent et nous comblent de joie par leur trop grand nombre et leur abandon filial au missionnaire. Quelques-uns d’entre eux nous présentent des grains de chapelet, reliques de leurs pères, pour avoir des chapelets entiers. Il y en a qui font vingt à trente lieues en bateau et à pied pour visiter l’église, s’entretenir avec nous et nous demander croix et médailles. Nous mettons pour condition à nos dons qu’ils ne   Province chinoise du Guizhou.

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viendront que par groupe de trois ou quatre au plus, qu’ils sauront le Pater, Ave, Credo en japonais (presque tous savent ces prières) et le signe de la croix. Domingo, le baptiseur dont je vous ai envoyé autrefois la formule, fera un bon et zélé catéchiste. Il vient nous voir souvent, soit de jour, soit de nuit. Il nous a reçus mardi dernier chez lui, M. Laucaigne et moi, en plein midi, mais, pour arriver à son village, nous avons plus que doublé la route en passant à travers la montagne et les sentiers qui nous dérobaient aux regards des agents de police. Domingo nous a reçus à quelques pas de son habitation dans un grand bois de sapin où il avait réuni pour nous les présenter douze à quinze vénérables vieillards que le grand âge ou la maladie avait empêchés de venir prier à l’église. Ils étaient les principaux du quartier par leur position de fortune. Comme tout ce cher monde fut heureux de voir enfin au milieu d’eux ceux qu’ils nomment Pater Coniésoro dans le livre de la contrition dont je vous ai dit un mot dernièrement. Du jour où nous pourrons passer quelques semaines au milieu d’eux, les sacrements de pénitence et d’eucharistie seront l’objet de tous leurs désirs. Lorsque nous leur eûmes dit que nous étions les pères de leurs âmes, que nous ne ferions plus désormais qu’un seul cœur, que depuis de longues années il y avait des missionnaires au Japon attendant qu’ils se fissent connaître pour leur administrer les secours spirituels, que nous étions très heureux d’avoir enfin pu faire leur connaissance, etc., ce ne fut de toutes bouches et de tous les cœurs qu’un cri de reconnaissance. L’un d’eux me dit alors une parole qui déjà m’avait été dite dans le commencement, parole qu’il sera bon de se rappeler quand un nouveau poste se fondera : « Vous seriez resté encore dix ans ici, si vous n’aviez pas élevé une église nous ne vous aurions jamais reconnus. » Notre entretien spirituel se termina comme toujours par la distribution de croix et médailles. Il est convenu que plus tard, quand vous nous aurez envoyé du renfort, cher Monsieur le Supérieur, nous les visiterons un peu plus souvent et plus longuement. Nous continuons nos réunions de nuit, soit avec les uns, soit avec les autres, aussi souvent que nous le pouvons. Nous avons des âmes qui sont à nous jusque dans Nagasaki, ce qui nous fait espérer que bientôt nous pourrons avoir des serviteurs chrétiens ; et alors nous serions beaucoup plus libres pour les rendez-vous chez nous.

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Fête de la Très Sainte Trinité, 11 juin 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, Le bateau qui vous porte à Shang-haï cette lettre partant demain, avant de la mettre sous pli que je vous fasse part de notre réunion de nuit d’avant-hier. Deux baptiseurs que nous n’avions pas encore vus, Michel et Mathieu, nous furent amenés par un digne chrétien d’une île voisine de Nagasaki qui, lui, nous connaît depuis près d’un mois. Nos nouveaux visiteurs désiraient savoir s’ils avaient bien conservé leur formule. Ils voulaient aussi visiter l’église, parler religion avec nous et nous demander quelques objets de piété. La formule du baptême est parfaitement employée par eux, pas la moindre altération. Ils nous ont appris, les dignes gens, que tout baptiseur dans leur quartier ne pouvait donner le saint baptême plus de dix ans durant. Pendant qu’il est en charge, il doit avoir pour l’assister un ou deux élèves baptiseurs. L’un d’eux lui succède en cas de mort ou après les dix années écoulées. Mais, l’élève baptiseur ne peut baptiser luimême s’il n’a pas étudié sa formule et le rite du baptême pendant cinq ans. Ils nous ont assurés qu’il y avait de sept mille à huit mille chrétiens dans leur bourg et un bourg voisin du leur dont nous avons vu beaucoup d’habitants. Ces trois visiteurs de nuit sont très instruits. Ils nous demandent de leur expliquer le sacrement de la confession qu’ils ne comprennent point, disent-ils, quoiqu’ils aient ce mot dans leurs livres. L’un d’eux nous demande, avec un chapelet, « une verge pour se frapper quand il demande pardon à Dieu de ses péchés ». Le brave homme voulait une « discipline ». Ce dernier vient nous voir souvent. Il est père de famille, a une barque à lui qu’il mettra quand nous le voudrons à notre disposition pour visiter ses frères, soit dans son île, soit dans les îles du voisinage. Plus tard, nous pourrons probablement accepter ses offres, mais, pour le moment, il nous est de toute impossibilité de tenter de semblables courses, vu le grand nombre de ceux qui nous arrivent à l’église. On arrive maintenant de tous les côtés. Je suis tenté de croire que nous avons des baptisés dans toutes les provinces de l’empire. Par la prochaine malle française, nous vous enverrons probablement d’autres détails. Pour aujourd’hui, permettez-moi de terminer ici. 284

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Avec cette lettre, mais sous un autre pli, je vous adresse des photographies qui représentent l’une, notre église, l’autre, la vue de Nagasaki prise de la porte de l’église. Les lettres A. B. C. D., écrites à la plume sur la photographie qui représente la ville, indiquent : A. La sainte montagne ; B. Une pagode, autrefois église des chrétiens : c’est, je crois, ce que Charlevoix nomme Ermitage Saint-Lazare ; C. Nichizaka, lieu du martyr de plus de deux mille chrétiens d’Amakousa, tout à côté du Koubi-ts’ka, lieu d’exécution des criminels ; D. Konpira : c’est au sommet de cette montagne que Paolo nous parla le premier du baptême qu’ils recevaient ; c’est également sur un des côtés de cette montagne que nous avons reçu la formule que je vous ai adressée. Ces photographies sont assez mal exécutées, mais c’est le travail d’un Japonais. Si je puis avoir mieux plus tard, nous vous l’enverrons87. Agréez, vénéré Monsieur le Supérieur, les salutations respectueuses et le filial dévouement de celui qui a l’honneur d’être en union de vos saintes prières. Le dernier de vos missionnaires, B. T. J. Petitjean, m. ap. M. Laucaigne est en ce moment à l’église où il fait le baptême d’une petite fille. Ce sera une petite Maria de plus sur nos registres baptismaux. Outre les sujets de photographie annoncés : 1° un paysage dans lequel notre église se trouve encadrée ; ce paysage est double, un pour vous et un pour M. Furet ; 2° l’île Papenberg où un grand nombre de chrétiens furent mis à mort au 17e siècle. J’ai ajouté une vue de Nagasaki pour M. Rousseille88 et une aussi pour M. Furet.

87  Des épreuves de ces deux photographies ont été offertes à l’impératrice Eugénie de Montijo par le missionnaire Louis Furet, au début de l’année 1866, AMEP 569, p. 1569. 88   Jean Rousseille (1832-1900), que Petitjean tient lui aussi informé des événements de Nagasaki, était directeur au séminaire des Missions étrangères de Paris depuis 1860, après avoir passé quatre ans à la procure de Hong-kong.



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[7] Nagasaki, le 18 juillet 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, J’ai écrit à Monsieur Rousseille à la fin de juin. Ce cher confrère a dû vous mettre au courant de notre situation. Permettez-moi, aujourd’hui, de vous résumer directement moi-même nos nouvelles. Pour abréger et simplifier, je prends dans mon cahier de notes. Du 1er au 5 juillet, nous tenons l’église fermée pour dissiper les attroupements et dépister la police. 5 juil[let]. On nous présente un Ecce homo parfait d’exécution. C’est une image en fer, grande comme la main, qui vient certainement des ancêtres. Ce même jour, le baptiseur d’un village, N. K.89, le onzième connu, nous arrive, lui, pour la première fois. En dehors du mot in nomine, que j’ai cru entendre in nomidz’, sa formule serait la même que la nôtre. 6 [juillet]. Une députation d’une de nos îles, à une trentaine de lieues, nous arrive, baptiseur en tête. Nous n’avons pas d’inquiétude sur sa formule. 7 [juillet]. Un baptiseur et [un] chef de la prière d’une île voisine de celle d’hier arrivent aussi pour la première fois. Ils passent une partie de la soirée chez nous. Ils nous assurent que dans leur archipel ils sont bien cinq mille chrétiens. Là comme ailleurs, même foi, mêmes pratiques, mêmes prières. 8 [juillet]. Le chef de la prière de l’île où nous craignons que leur saint baptême ait été donné invalidement, au moins dans ces derniers temps, vient avec une escorte un peu trop considérable. Nous lui en exprimons notre étonnement. Il n’a qu’un mot à dire et aussitôt le vide se fait, chacun se retire. Ceci nous fait espérer pour l’avenir. 9 [juillet], dimanche. Visiteurs en petit nombre. Nous recommandons à nos lieutenants des différents villages d’empêcher leurs gens de venir le dimanche pour éviter les regards des quelques Européens qui fréquentent l’église. Nous sommes écoutés. 10 [juillet]. L’ex-baptiseur du village, le dixième connu, vient avec un voisin. Ils ont des questions à nous faire et des statues à nous montrer, une, entre autres, qu’ils croient être Notre Seigneur et qui   Probalement Nishi-Kashiyama, sur la péninsule de Sonogi.

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n’est qu’un chaka90. Ce digne homme nous dit la formule du baptême employée dans son île. Elle est très bonne. Sur le soir, un baptiseur et un chef de prière, Thomen et Djiwanno, que nous connaissons déjà, arrivent à la nuit. Nous passons la soirée avec eux dans notre jardin. Ils veulent des chapelets et notre visite. Il est convenu que nous irons chez eux le 13. 11 [juillet]. Domingo, le baptiseur le premier connu, arrive sur le midi avec des voisins et des objets de piété. L’un, c’est une médaille représentant la mort de Notre Seigneur sur la croix, la Sainte Vierge et saint Joseph sont aux pieds de la croix ; l’autre est un sujet en cuivre dont je vous envoie ci-joint l’empreinte sur papier. Ce sera saint Pierre ou un de ses saints successeurs. 12 juil[let]. Un baptiseur d’une nouvelle île vient s’excuser de n’être pas encore venu visiter notre église. Il prétexte la difficulté du voyage. En effet, il y a loin entre nous. Il baptise validement. 13 [juillet]. Partis de très bonne heure pour les montagnes du numéro quatre, celui de Thomen et Djiwanno. Nous sommes obligés de revenir sur nos pas, la pluie d’un bord, l’absence du guide promis de l’autre, nous empêchent de pousser de l’avant. Le guide, au lieu de se rendre au but indiqué, était venu nous prendre à la maison par un autre chemin et arriva trop tard pour nous piloter. Nous le trouvons au retour sur les escaliers de l’église qui nous attendait, malgré le mauvais temps. La course est renvoyée à plus tard. Le même jour, Lorenso, baptiseur d’une île éloignée jusqu’ici à nous inconnue, vient nous visiter avec un compagnon. Sa formule de baptême est valide. Si je l’ai bien compris, ils seraient mille familles chrétiennes dans son île. À les croire, l’infanticide serait pratiqué assez facilement par les parents païens quand la famille devient considérable ou quand le nouveau-né ne plaît pas à ses affreux parents. Même jour, visite du baptiseur en retraite d’un village que nous connaissions déjà, mais dont nous n’avions encore pu voir les baptiseurs. Bonne formule.

 Ou Shaka, prononciation japonaise de Sakya, abréviation de Sakyamuni, « le sage de la tribu des Sakya », surnom donné au bouddha historique Siddharta Gautama. Par extension, pris comme nom commun et dans un usage dépréciatif fréquent chez les missionnaires de cette époque, ce nom peut désigner toute représentation d’un bouddha, voire même d’autres personnages du panthéon bouddhique. 90



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14 [juillet]. Depuis plus de huit jours, nous avons renvoyé un de nos domestiques dont la conduite laissait à désirer. Malgré nos demandes à plusieurs de nos baptiseurs, nous n’avions pu le remplacer par un domestique chrétien. Nous étions sur le point de reprendre un païen pour le service de la maison lorsque Djiwanno, jeune homme de vingt-et-un ans, originaire du premier village connu, vint s’offrir lui-même à nous. Il servait chez les Européens en ville et avait appris par la voix publique qu’il y avait chez nous un poste vacant. Nous connaissions un peu le jeune homme pour l’avoir vu à l’église avec sa mère. Nous fûmes heureux de l’accepter, surtout quand il nous eut dit que la police n’aurait rien à lui dire puisqu’il était connu par elle comme serviteur des Européens. Kinzô est son nom de famille. À son nom chrétien, Djiwanno, nous ajouterons Bonaventura en souvenir de sa rencontre providentielle et du jour de son entrée à notre service. Ce jeune homme, quoique peu instruit, a l’air intelligent, prudent et modeste. Nous espérons que le bon Dieu a des vues sur lui. 15 [juillet]. Michel l’intrépide, la plus belle âme japonaise que j’ai encore vue, Michel, le même qui voulait recevoir de nous une discipline et qui ne craint point de mettre au service de Dieu et de ses missionnaires, lui, sa barque et ses hommes, et cela uniquement « pour faire le salut de son âme », Michel, dis-je, arrive pour organiser la première sortie de nuit. Nous fixons le lieu et l’heure du rendez-vous pour le lendemain, fête de Notre-Dame du Carmel. 16 [juillet]. Comme tous les dimanches, nos visiteurs sont en petit nombre. Un vent violent rend impossible la course projetée. Ce rendez-vous manqué, faut-il l’attribuer à un mauvais tour de notre ennemi, ou bien plutôt à une grâce du bon Dieu qui a voulu nous faire éviter quelques dangers cachés. Au moins disons-nous toujours Pater fiat voluntas tua, et au premier beau soir nous tenterons notre course. J’irai d’abord, M. Laucaigne ira ensuite. Nous fondons de grandes espérances sur ces courses. D’abord, elles nous feront un peu mieux connaître les chefs de nos îles et nous aideront à organiser entre nous des rapports plus réguliers. Elles faciliteront aussi, pour plus tard, l’entrée des missionnaires quand vous nous aurez donné des aides. Le village où nous devons nous rendre la première fois est tout chrétien. Nous en avons plusieurs qui sont dans le même cas. Ce sera par eux que nous commencerons de préférence. 288

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17 [juillet]. Un des bateliers de Michel vient l’excuser de n’avoir pu, à cause du mauvais temps, tenir parole. On ajourne à bientôt la course manquée de la veille. 18 [juillet]. Une nouvelle île nous envoie une députation, mais le vrai baptiseur manque. Nous ne pouvons nous assurer de la validité du baptême dans cette chrétienté. C’est une paroisse de cent cinquante à deux cents âmes seulement. On nous promet pour bientôt la visite des chefs baptiseurs et des livres. Simon et Lorenso passent une heure avec nous durant la nuit. Ils sont de l’île en question. Ils nous demandent, au milieu d’une foule de questions, si nous n’allons pas bientôt quitter le Japon pour rentrer au pays natal. Ils ne se possèdent pas de joie en entendant que nous pensions vivre et mourir au Japon, nous et beaucoup d’autres qui doivent venir d’Occident pour travailler au salut de leurs âmes. 19 [juillet]. Une troupe de visiteurs arrive de bon matin. Deux d’entre eux ont des manuscrits à me montrer pour s’assurer si le contenu est bien conforme à ce que nous enseignons nous-mêmes. Ils sont d’un village déjà connu, et leurs prières comme leur formule de baptême ne nous donnent pas d’inquiétude. C’est aujourd’hui, 19 juillet, que je vous termine ce billet. Mais, avant de vous le mettre sous enveloppe, il est nécessaire, je crois, que je vous fasse part d’un fait qui pourrait nous susciter plus tard des misères. Les pères jésuites ont quelques notions du mouvement qui se fait autour de nous, ce qui pourrait bien aussi les mettre, eux, en mouvement, surtout s’ils ne nous voient pas arriver des compagnons d’armes. Je vous dis cela à titre de renseignement. Que je vous dise aussi un mot de l’organisation spirituelle de nos chrétientés. Dans la plupart des villages, il y a trois principaux chefs en activité. 1° Le chef de la prière : celui-là sait lire et écrire ; c’est lui qui préside aux prières du dimanche, lui qui se rend auprès des mourants pour leur suggérer des actes de contrition et faire la recommandation de l’âme, etc. 2° Les baptiseurs : parmi ces derniers il y a le « baptiseur en retraite », c’est-à-dire celui qui a exercé ses fonctions durant dix ans, le « baptiseur en activité » et le « baptiseur élève » ; ce dernier doit être élève cinq ans durant avant de devenir baptiseur en règle. Ceci est suivi dans la plupart de nos villages. Nous avons pourtant un endroit où c’est le même qui cumule tous ces emplois.

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Cette fois, j’ai fini. Agréez, vénéré Monsieur le Supérieur, les salutations respectueuses et le filial dévouement de votre très humble, très obéissant serviteur, B. T. Petitjean, m. a. de la Société des Missions étrangères. [8] Nagasaki, le 18 juillet 1865. Cher Monsieur le Supérieur, J’ai besoin de vous faire part à vous tout seul d’une question qui vient de diviser les missionnaires du Japon, la question des termes portuguais-latins dont se servent nos chrétiens. Quand je dis « diviser », le mot est impropre. Du moment que M. Girard a tranché la question, nous lui obéirons avec la grâce de Dieu. Nous serions bien aises, M. Laucaigne et moi, de savoir pour notre gouverne personnelle ce que vous en pensez. Aussi, permettez-moi de vous faire en deux mots l’histoire de cette question. Nos nombreux chrétiens (d’après plusieurs baptiseurs et chefs de prières de différents endroits nous en aurions au moins de soixante à quatre-vingt mille) emploient dans leurs livres, prières et conversations sur les matières religieuses des mots demi-latins, demi-portuguais auxquels ils tiennent comme à tout ce qui vient de leurs ancêtres, au-delà de ce que l’on peut dire. Or, ces mots, qui rendent autant que la bouche japonaise le permet les sons et les sens des paroles liturgiques ou théologiques, paraissent à M. Girard et à M. Mounicou91 des mots à terminologie regrettable, malheureuse, et par suite doivent être remplacés par les mots chrétiens usités en Chine. J’ai écrit à ces messieurs en leur envoyant des traités et des prières que nous avons trouvés chez nos gens pour leur faire part de nos regrets sur la décision prise à cause de ses difficultés pratiques et de ses dangers. Nous leur avons dit, ce qui est vrai, que la plupart des nôtres sont illettrés, par conséquent incapables de saisir le sens des mots chinois dont la plus grande force est dans le caractère. Au 91   Pierre Mounicou (1825-1871). Après quatre ans passés à Okinawa, il s’installe à Yokohama en novembre 1860 et y dirige la construction de l’église du Sacré-Cœur. Agrégé à la paroisse de Nagasaki en 1866, il quitte celle-ci deux ans plus tard pour aller œuvrer à Hakodate, puis à Kôbe.

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contraire, les mots latins-portuguais que l’on veut éliminer sont généralement compris parce que le père et la mère les expliquent à leurs enfants. Nous leur avons exprimé également nos craintes d’éloigner ces nouveaux frères qui pourraient nous assimiler aux ministres protestants, au moins regarder notre foi comme différente de la leur … etc. Ces messieurs gardent quand même leur décision, cependant avec une petite modification : ils nous permettent, pour commencer, d’user des mots latins-portuguais jusqu’à ce que l’on ait pu faire accepter les autres. Il nous semble que ces messieurs font fausse route sans le vouloir. Ils se sont décidés, avec idées arrêtées longtemps avant que nous soupçonnions l’existence de nos chrétiens. Le désir d’être à l’unisson avec la Chine pour les termes chrétiens, le noble but de la conversion des Japonais païens, voilà ce qui aura agi sur la détermination de nos deux amis et vénérés supérieur et confrère de Yoko-hama. Pour nous, nous craignons que le bien qu’ils se flattent tirer de leur mesure ne soit en faveur d’un avenir incertain, et contraire au présent et au certain. Nous aimerions à recevoir de vous quelques lignes sur cette affaire pour nous aider à sortir de la difficulté présente. Je vous prie, vénéré Monsieur le Supérieur, de regarder cette lettre seulement comme une consultation confidentielle, car je ne me reconnais point le droit de vous renseigner officiellement sur cette matière, et je n’ai point non plus l’intention de faire une plainte contre mon supérieur. Je ne doute point que si ces messieurs, au lieu d’avoir décidé la question du fond du cabinet, se fussent trouvés mêlés à nos populations chrétiennes et eussent vu la religieuse ténacité qu’ils mettent à conserver tout ce qu’ils regardent tenir de leurs pères, ils auraient pris un autre parti. J’ai fini sur ce sujet, cher Monsieur le Supérieur. En attendant que votre chère réponse nous arrive, aidez-nous de vos saintes prières à faire toujours pour le plus grand bien et la gloire de Dieu. Agréez, vénéré Monsieur le Supérieur, les hommages respectueux et le filial dévouement de votre très humble et obéissant missionnaire, B. T. Petitjean, m. ap.



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[9] Nagasaki, le 27 juillet 1865. Cher Monsieur le Supérieur, De même que je vous ai fait part de nos joies, je dois vous communiquer par la première occasion nos afflictions. Des ordres secrets ont été donnés dans Nagasaki et le voisinage pour empêcher les gens de venir visiter notre église. Nous sommes informés de ce fait par un de nos baptiseurs qui s’est empressé de venir nous annoncer cette fâcheuse nouvelle et nous a protesté qu’il ferait ses efforts pour demeurer quand même en relation avec nous. Nous espérons par ce baptiseur continuer dans le silence notre œuvre en attendant les jours meilleurs. Ce qui nous console dans l’affliction présente, c’est que pas un seul des nôtres n’ait été inquiété. Ceci nous fait croire ou bien que le gouvernement ignore nos rapports avec les chrétiens, ses sujets, ou bien qu’il a peur de s’attirer des affaires avec la France. Nous redoublerons de prudence puisque le danger devient plus grand. Mais, malgré la peine que nous fait éprouver le coup dont nous sommes frappés, notre espérance s’accroît en proportion des difficultés. Les Européens, qui ont ignoré jusqu’ici nos découvertes, ignoreront aussi la défense qui pèse sur nous ; au moins nous garderonsnous bien de leur en parler. Aidez-nous de vos prières et de vos conseils, vénéré Monsieur le Supérieur, nous en avons grand besoin. Que notre position s’améliore ou s’aggrave, nous nous hâterons de vous en faire part. La grande affluence des visiteurs, soit chrétiens, soit païens, peut être une des raisons qui ont fait prendre au gouvernement japonais la mesure que nous déplorons. Il nous semble, pour ce qui nous regarde, n’avoir aucun reproche d’imprudence à nous faire. J’ai grande envie d’abandonner la classe de français, mais je ne le ferai pas immédiatement. Je désire attendre un peu pour agir avec plus de réflexion. Agréez, vénéré Monsieur le Supérieur, les hommages respectueux et le filial dévouement de votre très humble et très obéissant missionnaire, B. T. Petitjean, m. ap. 292

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[10] Nagasaki, le 29 juillet 1865. Cher Monsieur le Supérieur, Dans ma dernière lettre, je vous ai fait part de l’interdit lancé contre notre église par le gouvernement japonais. La position n’est pas encore aussi difficile que j’ai pu vous la présenter alors. C’est pourquoi je vous écris aujourd’hui à la hâte quelques lignes pour vous la montrer à son vrai point de vue. Je quitte à l’instant l’église et un des baptiseurs d’une de nos îles. Ce digne homme, Pétoro est son nom, est venu tout exprès nous parler de notre situation, nous donner des renseignements nouveaux et demander la solution de cas pratiques pour le baptême et le moment de la mort. Notre situation est celle-ci. Le peuple chrétien ne pourra pas venir visiter notre église. Le gouvernement japonais, alarmé de la trop grande affluence des derniers temps, a porté cette défense. C’est vrai, mais nos baptiseurs et chefs de la prière se soustrairont avec prudence à la défense et viendront nous voir de temps à autre, par exemple tous les mois, tous les deux mois une fois. Il est très certain qu’on n’a fait aucune arrestation. Sans doute le bon Dieu nous aura préservés d’un plus grand mal par notre classe de français. Nos visites de jour ou de nuit au milieu de nos chrétiens seront indéfiniment ajournées, mais, plus tard, nous nous dédommagerons. Pétoro vient de m’assurer qu’une place forte du voisinage est tout entière chrétienne, depuis le premier commandant de la place jusqu’au dernier habitant. Nous espérons être en relation avec ces nouveaux frères quand la surveillance active qui se fait en ce moment à notre sujet aura disparu. Au temps de la persécution du xviie siècle, cette place résista contre le gouvernement. Ce dernier n’insista point, convaincu que le temps et l’absence de prêtres paganiseraient cette place comme les autres lieux, et il paraîtrait que cette petite ville, une des conquêtes de saint François Xavier, se serait conservée chrétienne. Cette petite ville est le château fort d’Amakousa. Le même Pétoro nous donna le nom d’un quartier du voisinage de Yédo où nous aurions plus de mille familles chrétiennes. Plus que jamais nous espérons, nous remercions le bon Dieu des admirables dispositions que nous rencontrons dans nos chers chrétiens. Domingo, qui, depuis l’interdit, est déjà venu deux fois, lui,

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nous disait avant-hier : « Depuis la défense, nous nous réunissons, les gens prudents du village, et nous prions pour demander à Dieu la liberté de pratiquer notre foi. » Pétoro paraissait dans les mêmes sentiments. En ce moment arrive un chef de la prière, l’intrépide Michel, celui qui se dévouait à nous porter partout avec sa barque. Il vient s’excuser de n’avoir pu se trouver au rendez-vous indiqué des jours qui ont suivi le mauvais temps du dimanche de Notre-Dame du Carmel. Déjà, me dit-il, on avait répandu dans son île la défense de venir à notre église, et il n’a pas osé s’aventurer. Je l’en félicite et l’engage à venir désormais un peu plus rarement pour ne pas nous exposer les uns les autres à la haine de la police. Ainsi, Deo gratias, cher Monsieur le Supérieur, tout est encore en bonne voie. À bientôt d’autres détails, j’espère. Nous recommandons plus que jamais à vos prières et saints sacrifices notre Japon, ses chrétiens et ses missionnaires. Vos enfants respectueux et dévoués, B. T. Petitjean, m. a. [11] Nagasaki, le 2 septembre 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, Il y a un grand mois que nous n’avons pas eu le plaisir de vous écrire. Ne nous grondez pas, les occasions pour [la] Chine ne sont pas régulières, et souvent aussi le temps fait défaut. Depuis le 29 juillet, date de ma dernière lettre, notre situation n’a pas empiré. Au contraire, elle se serait plutôt améliorée. L’interdit que vous savez ne retient pas absolument nos chrétiens. Plusieurs nous arrivent malgré la défense, soit de jour, soit de nuit, les uns pour faire notre connaissance, les autres pour la continuer, tous pour s’éclairer et s’instruire. Nous sommes grandement aidés dans nos réunions de nuit par nos domestiques qui sont tous les deux chrétiens, sans que la police japonaise le soupçonne, et aussi protégés par la classe de français. Cette classe de français nous est certainement d’un grand secours. Nous l’avons compris au moment où nous avons été frappés. Comme pour atténuer le coup qu’il nous portait, le gouverneur de Nagasaki me faisait remettre en même temps une carte de visite avec sa photographie ; c’est aussi depuis cette époque qu’il a fait mettre une de 294

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ses embarcations à mon service, soit pour aller au cours, soit pour en revenir. J’ai également reçu de lui, les jours derniers, une invitation à dîner. C’était le jour d’ouverture du nouveau local destiné au collège japonico-européen. Mais, comme c’était un vendredi, je le priais de m’excuser (ce collège, où je vais faire ma classe tous les jours, est bâti dans l’enclos qui appartenait autrefois aux pères jésuites). Ces attentions plus ou moins intéressées de notre gouverneur de Nagasaki m’ont encouragé à continuer ma classe dans la conviction que nous pourrions en tirer quelque chose pour notre sainte cause. Pour vous donner une idée de nos relations avec nos chrétiens durant le mois qui vient de s’écouler, je vous fais part des notes écrites sur mon journal. 31 juillet. Le chef de la prière d’une île qui est à huit lieues de Nagasaki vient en plein midi s’informer de l’exactitude des prières renfermées dans un recueil qu’il m’a remis quelques semaines auparavant. Il me remet un autre recueil avec prière de l’examiner également. À part quelques fautes de prononciation et de copiste, ces prières sont (signe de la croix, Pater, Ave, Credo, Confiteor, acte de contrition, mystères du Rosaire, etc.) la traduction fidèle et littérale de nos propres prières. 3 août. Un groupe de cinq personnes vient à l’église. Ils sont chrétiens. Parmi eux, une mère dont l’enfant âgé d’un an n’a pas reçu le saint baptême. Dans son village, il n’y a plus de baptiseur. Je puis donner à cet enfant le divin sacrement avec le nom de Dominique. Pour m’exprimer sa reconnaissance, l’heureuse mère me fait remettre un paquet de tabac. 9 août. Arrivée du jeune homme des îles Goto, le premier de ces îles qui se soit fait connaître à nous92. Ce bon jeune homme croit avoir le consentement de son père et désire nous rester. Il est déjà installé comme garçon de chambre, mais son frère aîné vient nous le réclamer au nom du vieux père qui ne peut nous le laisser parce que dans son île on a fait courir le bruit qu’il était défendu de visiter notre église et d’entrer à notre service. Nous engageons notre jeune 92   L’archipel des Gotô, où se trouve une grande concentration de descendants des convertis des xvie et xviie siècles, est situé à environ une centaine de kilomètres à l’ouest de Nagasaki. Orienté nord-est sud-ouest, il s’étend sur près de cent cinquante kilomètres.



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homme à rentrer avec son frère aîné, à détromper son père pour ce qui regarde notre service, et à revenir plus tard avec le consentement de sa famille. 12 août. Notre intrépide Michel, l’homme à la discipline, nous amène les chefs d’un village situé à trente lieues d’ici. Comme dans le très grand nombre de nos paroisses, la formule du baptême y est parfaitement conservée. Cette entrevue a lieu le soir au commencement de la nuit, ce qui nous permet de les introduire chez nous et de passer avec eux une partie de la soirée. Comme toujours, la séparation se fit avec le don de crucifix, chapelets, médailles. 16 [août]. Pierre, le baptiseur qui nous révéla le premier la dévotion de nos chrétiens pour le chapelet, nous arrive à la nuit avec deux compagnons. Ils ont des renseignements à nous demander sur la manière d’assister les mourants et les morts, et aussi des détails à nous donner sur les nombreux chrétiens dont nous ignorons encore l’existence. Ils m’ont donné une liste de noms de pays avec estimation approximative. Nous serions riches en chrétiens d’un nombre de deux cent mille dans l’île de Kiou-chou et les petites îles environnantes. L’île Kiou-chou, c’est l’île dans laquelle se trouve Nagasaki. 18 août. Une mère vient de grand matin à l’église nous demander des prières pour son fils mort à l’âge de vingt [ans] au commencement de cette année. Elle nous dépose aussi une petite offrande en monnaies du pays. Le même jour, deux de nos chrétiens du premier village connu nous apportent un panier de poires en reconnaissance d’objets de piété reçus de nous autrefois. 23 août. Un baptiseur élève passe la nuit chez nous pour apprendre, avec la formule du baptême, la manière d’administrer ce sacrement. 29 [août]. Encore un baptiseur inconnu qui vient nous voir ; il baptise très validement. 30 août. Clara et Marina, deux mères de famille que nous avons déjà vues à l’église, m’ont donné, après avoir assisté à la messe, les détails suivants : on serait bien aise dans leur hameau de recevoir la visite des missionnaires à l’un des jours de fêtes patronales. La fête de sainte Claire, la première patronne du hameau, étant passée, on désirerait nous avoir pour le jour de sainte Thècle. Tout le monde chez eux a le même cœur. Ils possédaient dans les anciens temps une belle église dans ce village sous le vocable de sainte Claire, mais aujourd’hui il ne reste plus de ce saint lieu que quelques pierres. J’ai 296

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fait remarquer qu’il nous est difficile pour le moment de nous rendre à leur pieux désir à cause du danger auquel nous les exposerions. Elles n’ont pas paru trop craindre. Pourtant, nous nous garderons de faire les imprudents. Ce hameau se trouve juste en face de notre église, à une lieue et demie ou deux lieues. Dans la nuit du même jour, un de nos baptiseurs les plus connus vient pour une entrevue. Il a une foule de questions à faire sur le baptême à donner aux enfants nés avant terme. Il a avec lui son élève baptiseur. Ils nous demandent crucifix et chapelets, et des images de saint Michel. Un grand nombre de nos chrétiens nous ont également fait la demande d’images de saint Michel. Permettez-moi, vénéré Monsieur le Supérieur, de prier ici notre digne procureur de la mission du Japon de nous faire une expédition des dites images. Outre que saint Michel est un des patrons du Japon, sur dix chrétiens nous en avons cinq qui portent le nom de Mighérou (Michel). Plusieurs de nos chrétiens possèdent chez eux très secrètement des statues, images de Notre Seigneur, de la Très Sainte Vierge et des saints, et se passent en mourant ces objets comme de vrais trésors. Nous sommes convaincus que ces pieux objets ont puissamment contribué à conserver parmi eux cette vie de foi et cette pratique des vertus chrétiennes qui fait notre plus grande consolation. Je vous prie, vénéré Monsieur le Supérieur, de me pardonner le peu d’ordre et de netteté que je mets à vous écrire, mais je suis toujours à bout de temps. Nous nous unissons, M. Laucaigne et moi, pour vous offrir à vous, cher Monsieur le Supérieur, à Messieurs nos directeurs, à M. Furet s’il est toujours auprès de vous, nos hommages respectueux et notre entier dévouement. En union de vos saints sacrifices, le dernier de vos missionnaires, B. T. Petitjean, m. a. [12] Nagasaki, le 17 septembre 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, Il y a quinze jours que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Depuis cette époque, nous avons eu plusieurs visites de nos chrétiens, soit de jour, soit de nuit. M. Laucaigne a pu faire à l’église, le onze de ce

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mois, le baptême d’un petit garçon que lui présentait sa mère. Parmi nos visiteurs, plusieurs venaient pour la première fois et étaient éloignés de Nagasaki de trente, quarante, cinquante lieues. Mais, aujourd’hui, j’ai à vous faire part de l’excursion projetée depuis deux mois, excursion qui a réussi au-delà de nos espérances. Le treize de ce mois, au commencement de la nuit, « Michel de la discipline » était à l’heure indiquée à la maison pour me conduire, déguisé en Japonais, à la barque qui nous attendait à côté du poste des officiers chargés de faire la police du port. La nuit était si sombre que je n’ai pas eu besoin de déguisement. Je me rendis en soutane avec mon intrépide guide, et l’embarquement, la traversée, le débarquement, tout se fit sans encombre, grâce à Dieu. Nous étions partis à huit heures du soir ; à onze heures et demie nous étions rendus. Huit robustes rameurs nous avaient fait près de dix lieues dans ce laps de temps. Arrivé à la maisonnette perchée au sommet d’une montagne qui devait me servir de cachette, j’y trouvais plus de trente personnes. C’était la réunion des principaux de l’endroit qui sollicitaient depuis longtemps cette visite. Le reste de la nuit et toute la journée du quatorze, jour de l’exaltation de la sainte Croix, se passa, ainsi que nos réunions ordinaires, en conversations sur la religion. La plupart des visiteurs se renouvelait d’heure en heure. Puis, sur le soir, un peu avant l’heure projetée pour le retour, ce fut durant une heure une vraie procession de visiteurs et visiteuses de tout âge qui venaient saluer le missionnaire, dire leurs noms de baptême, et se retiraient en toute hâte pour laisser place à d’autres. Ce village compte au moins trois cents feux, et dans chaque maison il peut y avoir six ou sept personnes. Pas une âme qui ne soit baptisée ; même les officiers sont chrétiens. Cependant, aucun d’eux n’est venu dans le lieu de ma cachette. Peut-être l’ignoraient-ils ; peut-être aussi ont-ils un peu peur pour leur place à cause des dernières défenses portées contre nous. L’esprit général de cette paroisse est excellent. Il est étonnant de trouver parmi eux tant de connaissance des mystères de notre sainte foi. Ils comprennent aussi bien que beaucoup de nos catholiques de France la faute originelle, les mystères de la Sainte Trinité, [l’]Incarnation, [la] Rédemption. Ils comprennent aussi les commandements de Dieu et les mettent en pratique. La grâce du saint baptême, la prière, l’amour pour Notre Seigneur, la Sainte Vierge, les saints anges et le saint patron, la pra 298

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tique de la pénitence qui se traduit par une vie mortifiée et des rites fréquents de contrition, surtout à l’heure de la mort, voilà qui a dû opérer toutes ces merveilles. Chez eux, pas dans le village en question, pas de livres, et pourtant le plus grand nombre sait le Pater, Ave, Credo, Confiteor, Salve Regina, acte de contrition … Un grand nombre savent par cœur le traité de la contrition dont je vous ai parlé autrefois. Dans la maison où j’ai reçu l’hospitalité, on m’a montré avec un religieux empressement une sainte image qui représente les quinze mystères du Rosaire et, au bas, saint François d’Assise, saint Antoine de Padoue et un troisième saint dont je n’ai pu deviner le nom. Fréquemment, les gens du village et du voisinage viennent dans ce lieu pour y vénérer cette image qu’ils croient avec raison venir des pères de leur foi. Ce fut au pied de cette pieuse relique de nos saints devanciers que je fis aux fidèles une distribution de tout ce que j’avais apporté avec moi : images, chapelets, croix et médailles. Il fallut, pour contenter ceux à qui je ne pus rien donner, promettre de faire une autre distribution plus tard, quand nos amis de France nous auront fait de nouveaux envois. J’ai appris avec bonheur, par les chefs spirituels de cette paroisse, que le foulement de la croix ne se pratiquait plus chez eux, non plus que dans un grand nombre de localités, depuis un temps immémorial, le prince particulier dont ils dépendent ne voulant point, par suite de mécontentement avec Yédo, vexer à ce point ses populations. Ils m’ont aussi appris qu’en certains pays des officiers chrétiens avaient souvent substitué des images de Chaka aux images de Notre Seigneur ou de la Sainte Vierge pour les faire fouler aux chrétiens à l’époque où était en vigueur la diabolique cérémonie en question, car, depuis l’arrivée des Européens au Japon, par ordre de Yédo, on a aboli entièrement cette révoltante pratique. Parmi les nombreuses questions qui m’ont été faites, je dois vous signaler les suivantes : notre royaume et celui de Rome ont-ils le même cœur ? Est-ce le grand chef du royaume de Rome qui nous envoie ? Recevrez-vous bientôt des compagnons de travaux ? À nos réponses affirmatives sur tous ces points, ils ont paru très heureux. Ils m’ont demandé le nom du Saint-Père, son âge, avec un vif intérêt. Ils ont aussi exprimé le désir de nous voir demeurer plus longtemps chez eux une autre fois. Ils ont aussi demandé qui était venu à notre

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aide pour bâtir notre belle église de Nagasaki. Cette question m’a fourni l’occasion de leur parler de l’Œuvre de la Propagation de la foi. « Mais pourquoi ne voulez-vous pas recevoir de nous nos faibles offrandes puisque vous recevez bien de vos amis des autres pays ? » Par prudence nous refusons leurs dons généralement, afin de ne point donner à leur gouvernement un prétexte de sévir extérieurement contre eux et contre nous. Je leur donnai ce motif qui parut les satisfaire. J’y ajoutai que, d’ailleurs, nous n’avions pas besoin d’argent ; que si plus tard il nous en fallait pour bâtir des chapelles ou pour d’autres œuvres, nous aurions volontiers recours à leur bonne volonté, ce qui les rendit tout joyeux. Ils me firent aussi des questions sur la sainte Église. J’ai été frappé de la rectitude de leurs idées sur ce sujet ; ils comprennent la communion des saints. Il y aurait beaucoup à dire encore sur cette excursion, mais le temps me manque. Je vois fumer le vapeur qui doit vous porter cette lettre en Chine. Agréez, vénéré Monsieur le Supérieur, les hommages respectueux et le filial dévouement de vos deux missionnaires de Nagasaki, M. Laucaigne et votre serviteur, B. T. Petitjean. [13] Nagasaki, le 8 octobre 1865. Vénéré Monsieur le Supérieur, La dernière lettre que nous avons eu l’honneur de vous écrire est à la date du 20 ou 21 septembre. Permettez-nous de vous faire part de nouveau des joies que le bon Dieu nous envoie, sans doute en compensation des peines et inquiétudes endurées en ces derniers mois. Le démon a beau faire, il ne peut l’emporter, l’œuvre de Dieu reprend le dessus. Le saint mouvement qui nous a donné tant de consolations et de sollicitudes, et que les défenses du gouvernement japonais semblaient devoir anéantir, se fait de nouveau sentir. Mais, cette fois, il est calme, réglé, obéissant. Vous allez en juger vousmême en parcourant jour par jour notre journal des faits. À la nuit du 25 septembre, Dominique, l’un des baptiseurs d’Oura-kami, arrive pour passer la nuit à la maison. Il désire acquérir beaucoup de connaissances qui lui manquent sur notre sainte foi 300

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et vient rendre compte de son travail de la semaine. Il a eu deux baptêmes : Maria et Ignacio, tels sont les noms des petits enfants qu’il a baptisés. 26 septembre. Gaspard, le jeune homme qui soupire depuis le commencement après le bonheur de se donner aux missionnaires pour les servir et s’instruire, nous arrive, cette fois avec l’agrément bien régulier de son père et de sa famille. Il est le troisième chrétien employé à notre service. Outre Gaspard, qui sera notre garçon de chambre, nous avons Djiwan pour cuisinier et Pétoro qui cumule les fonctions de jardinier et gardien de l’église. Ce dernier se distingue par son adresse à discerner et introduire nos chrétiens, comme aussi par sa vigilance et sa prudence avec tous. C’est pour nous un vrai trésor. Le cher père Laucaigne se charge exclusivement de l’instruction religieuse de nos trois serviteurs. Le bon confrère espère les préparer en peu de temps à faire leur première communion. 27 septembre. Six chrétiens des îles Goto, parmi lesquels deux baptiseurs et deux chefs de la prière, sont à l’église d’assez bonne heure. Ils viennent amenés par Djiwan, chef de la prière de Ichiyama, lequel était venu faire notre connaissance au commencement de septembre et s’était engagé à nous faire entrer en relation avec les autres chefs de son voisinage. Les deux baptiseurs (l’un a nom Disto, diminutif de Bastide, il est de Otomari ; l’autre Mighérou, Michel, il est de Oura-gachira ; ces différents villages sont d’une île des Goto), les deux baptiseurs, comme la plupart de ceux que nous avons rencontrés, baptisent en règle. Quoique nous n’ayons pu les voir chez nous durant la nuit, il nous a été possible de les entretenir assez à l’église pour n’avoir pas de doute sur le baptême qu’ils administrent, non plus que sur leur foi et leurs prières. 28 septembre. Le baptiseur de Kami-no-chima, une île qui est à deux ou trois lieues de Nagasaki, vient pour passer la soirée avec quelques chrétiens de son quartier. C’est lui qui nous a révélé leur dévotion pour le chapelet ; aussi est-il insatiable : à chaque fois qu’il nous arrive, il faut lutter avec lui pour ne pas lui donner tout ce que nous possédons en fait d’objets de piété. Nous n’avons bientôt plus rien. Nous comptons que vous ne nous laisserez pas, cher Monsieur le Supérieur, dans le dénuement de ces objets qui nous ont beaucoup aidés dans nos découvertes jusqu’à ce jour, comme aussi dans l’œuvre si difficile de la prédication. 301

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29 septembre. Fête de saint Michel. Le chef de la prière de Kamino-chima, Michel de la discipline, mon guide dans l’excursion du 14 septembre, vient à la nuit avec un compagnon pour passer la soirée et nous prier de répéter le 14 octobre, mais dans un autre village qui a pour nom Kouro-saki et dont tous les habitants sont chrétiens. Ce village compte deux mille âmes environ. Nous n’osons pas promettre. 1er octobre. Le jeune Disto vient sur le soir nous apporter, de la part de son père qui est baptiseur, les noms des trois enfants récemment baptisés et celui d’un vieillard mort l’avant-veille. Il passe la nuit à la maison et assiste au catéchisme de M. Laucaigne à nos trois serviteurs. Ce jeune homme ferait un excellent élève pour Pinang s’il était possible de le faire sortir du Japon93. Il a un frère un peu plus jeune que lui. Le père nous les confierait avec bonheur, n’était la crainte des châtiments auxquels il s’exposerait s’il venait à être découvert par la police dans sa cession de ses enfants. Cependant, nous ne désespérons pas de le faire consentir. Restera pour nous la difficulté de les faire conduire en fraude à Shang-haï ou Hong-kong, mais le bon Dieu nous aidera si la chose entre dans ses divins desseins. 2 octobre. Un chrétien d’une île voisine de Nagasaki vient exprès pour apprendre à faire le signe de la croix et la prière de la confession. C’est ce digne homme qui est déjà venu un soir nous faire la même demande, se plaignant amèrement qu’au Japon les chrétiens ne savaient pas du tout ce que c’était que la confession, et qu’il désirerait bien le savoir, lui, avant de mourir. J’ai pu lui enseigner très promptement le signe de la croix, dont il possédait parfaitement les paroles, ainsi qu’un grand nombre de ses frères, mais je n’ai pas eu le temps de lui expliquer ce qui fait l’objet de ses désirs, la confession. Des visiteurs païens nous ont troublés. Je l’ai engagé à revenir un autre jour pour passer la nuit chez nous. 3 octobre. Pierre et Michel, nos deux premiers lieutenants à Kami-no-chima, viennent chacun de leur bord à la tête de chrétiens de Goto et de Chits’ passer une partie de la soirée chez nous94. 93  Depuis 1807, la Société des Missions étrangères possédait un séminaire, ou collège général, à Georgetown, sur l’île de Pinang (ou Penang), sur la côte ouest de la péninsule de Malaisie. 94  Shitsu, village du district de Sotome, sur la péninsule de Sonogi.

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Il y a parmi eux une vieille grand-mère qui a voulu, elle aussi, entendre les leçons de catéchisme que nous sommes dans l’habitude de faire à nos visiteurs de nuit. Aujourd’hui, nous grondons un peu Pierre et Michel, les deux chefs de bande, de ne s’être pas entendus et d’être venus ainsi ensemble en si grand nombre. Il est convenu qu’ils y prendront garde à l’avenir. 4 octobre. Cinq chrétiens des îles Goto (Aroukou est le nom de leur village) ayant à leur tête Paolo, le chef de la prière, arrivent à l’église vers les sept heures du matin, juste à la fin de ma messe. Les bruits de toutes sortes que l’on a fait courir dans ces derniers temps sur les dangers auxquels s’exposaient nos visiteurs les ont empêchés de venir plus tôt. Partis de chez eux la veille dans la même barque, ils sont arrivés à Nagasaki durant la nuit et ont attendu que le jour soit bien fait pour gagner le but de leur pieux pèlerinage : notre église. Ainsi que le plus grand nombre de ceux que nous connaissons, ils ont une notion assez exacte de nos principaux mystères, savent les prières ordinaires, reçoivent le saint baptême validement et ont une conduite édifiante, autant que nous pouvons en juger à leur tenue et aux réponses qu’ils font à nos questions. Leur village est tout chrétien et renferme de deux cents à trois cents âmes. Le même jour, sur les deux heures de l’après-midi, Michel, chef de la prière d’un village situé dans une des îles qui sont à l’entrée du port de Nagasaki (ce village a nom Magomé), vient avec son élève, celui qui doit lui succéder. Ils ont besoin de nous consulter sur certaines prières dont ils ne comprenaient pas le sens. Ce n’est pas étonnant. C’est l’Ave Maria, Ave Maria Stella, Salve Regina, etc. Leur bouche a fait subir avec le temps à ces prières primitivement latines un changement si considérable qu’il est impossible de les reconnaître. Comme nos gens ont ces prières en japonais, nous les avons engagés à les réciter désormais dans leur propre langue. Nos deux visiteurs nous ont ensuite demandé si nous savions ce qu’étaient devenus cinq chrétiens de leur île dont ils nous donnent les noms. Ces hommes, partis ensemble pour la pêche vers le milieu du septième mois (nous sommes aujourd’hui au milieu du huitième), n’ont pas reparu. Un gros vent qui a soufflé fort et plusieurs jours peu après leur départ aura sans doute coulé les barques ou bien les aura jetés sur des îles éloignées de la leur. Les parents et voisins ne cessent de prier pour ces frères absents, morts ou vifs. Les souvenirs des merveilles que le 303

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bon Dieu a opérées autrefois par les saints missionnaires qui les ont évangélisés les a engagés à venir nous faire la demande en question. La confiante simplicité avec laquelle ils se sont exprimés, tout en nous humiliant profondément, nous a ravis d’aise. Pour les prémunir contre la pensée de venir nous demander de temps à autre des miracles, je leur ai expliqué que le bon Dieu n’accordait pas ce don indifféremment à tous ses serviteurs, mais seulement à ses grands, très grands amis, et que, malgré notre désir et nos efforts pour le devenir, nous avions encore beaucoup à faire. Nous terminâmes ce sujet en les assurant que nous unissions nos prières aux leurs pour demander à Dieu l’heureux retour des cinq chrétiens pêcheurs, s’ils sont encore du nombre des vivants, sinon, leur prompte entrée dans le Paradis, la vraie patrie du chrétien. Avant de se retirer, ils m’ont fait une question qui dénote chez eux une grande délicatesse de conscience touchant la sainte vertu de pureté et nous fait croire que nos baptiseurs et chefs de la prière gardent la continence (quand ils sont mariés) les trois jours qui précèdent celui où ils doivent remplir un devoir religieux, en dehors des cas de nécessité. On désirerait beaucoup, dans cette paroisse de six cents à sept cents âmes, la visite du missionnaire. Pour entretenir leur désir, nous nous faisons prier. Peut-être pourrions-nous plus tard répondre à leur désir. Il n’y a pas d’officiers du gouvernement dans leur village. 6 octobre. Le baptiseur de Kagéno (ce village est voisin du précédent, mais dans une autre île) vient faire des questions sur le baptême des enfants qui meurent en naissant. Il désirerait aussi baptiser un grand jeune homme de vingt-cinq ans qu’il a adopté pour son fils, il y a quatre ou cinq ans. Ce jeune homme, né de parents païens, sait un peu nos prières. C’est le père adoptif qui les lui a enseignées, mais il n’est sans doute pas assez instruit pour recevoir le saint baptême, et comme son vrai père, qui est païen, est encore vivant, nous craignons. Il est convenu que le père adoptif, le baptiseur susdit, enseignera de son mieux le jeune homme et nous l’amènera pour que nous jugions de ses dispositions et complétions ses connaissances sur la religion. Djiwan, notre cuisinier, nous apprend la mort d’un de ses oncles qui, avant de mourir, avait exprimé un grand désir de venir à l’église pour prier et s’entretenir avec nous. Il se promettait cette visite au premier jour de mieux qu’il éprouverait, eût-il dû se faire transporter 304

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en barque jusqu’au pied de notre colline. Le pauvre homme ne ressentit pas de mieux. Il mourut, mais, avant sa mort, chargea ceux qui l’entouraient de nous dire qu’il recommandait son âme à nos prières. Cet homme est le jardinier chez qui nous espérions avoir un rendezvous à la fin de mars avec le premier baptiseur connu et qui, poussé par une crainte excessive, n’avait pas osé tolérer l’entrevue chez lui. Il est mort des suites des mauvais traitements endurés durant sa captivité, il y a sept ou huit ans. Nous espérons que les chaînes qu’il a portées, les coups de fouet qu’il a reçus, les souffrances corporelles qui ne l’ont pas quitté depuis sa sortie de prison, lui auront valu la grâce d’une sainte mort ! Les sentiments qu’il a manifestés à ses derniers moments nous donnent cette confiance. À la nuit de ce même jour, 6 octobre, de deux endroits très éloignés l’un de l’autre, des baptiseurs et chefs de la prière viennent pour s’entretenir avec nous. Nous avions déjà vu ces courageux coopérateurs, les uns souvent, les autres une seule fois. Les premiers sont du voisinage de Nagasaki, les seconds des îles Goto, Taï-no-oura est le nom de leur village. Quoiqu’ils soient venus cinq du pays à Nagasaki, trois seulement montent chez nous ; les deux autres gardent la barque. Il est près de onze heures quand nous congédions ces zélés visiteurs. 7 octobre. Nos trois chefs de Taï-no-oura viennent de nouveau pour passer la nuit. Ils n’ont pu nous exposer hier soir tous leurs doutes. Le baptiseur en retraite, surtout, désirerait savoir s’il ne s’était pas rendu coupable en administrant pendant dix ans le saint baptême avec une formule qui, renfermant des redondances ou mieux des non-sens, nous a paru devoir être remplacée par la formule latine. La formule usitée précédemment était celle-ci : Ego te baotizo mono in nomine Pater, kirichitan ni narou et hirio et spiritu sancto no amen. Cette formule, quoique fautive, nous a paru valide. Aussi n’avons-nous rien dit qui pût les faire douter du passé. M. Laucaigne leur a copié en caractères japonais notre formule latine, et ces dignes chefs, heureux de donner le baptême en employant les propres paroles de la sainte Église romaine, l’ont immédiatement apprise et s’en servent exclusivement depuis que nous les avons vus la première fois. Pour les récompenser de leurs bonnes dispositions, nous leur avons donné de grandes et belles images : un christ, une vierge-mère et une vierge immaculée. Dans le village de ces trois visiteurs et les villages voisins 305

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à une lieue à la ronde, il y a trois mille âmes environ, et toutes baptisées. Ils reviendront à Noël et nous enverront auparavant les chefs des autres quartiers qu’ils rencontreront sur leur route, chefs dont nous n’avons pas encore fait la connaissance. Ainsi donc, vénéré Monsieur le Supérieur, les défenses contre notre église, défenses portées jusque dans les plus petits îlots, n’ont eu d’autre effet que de retenir la foule, empêcher pour un temps quelques-uns de nos chefs de venir et nous faire reconnaître par tous les nôtres pour les vrais successeurs des anciens missionnaires. Pour mettre un peu d’ordre dans nos réunions de nuit, à chaque fois que nos chefs visiteurs se retirent nous convenons d’un jour pour le mois suivant, ou celui d’après s’ils sont empêchés. Malgré ces conventions, il arrive quelquefois qu’il nous en vient de différents endroits à la fois. Ceci nous contrarie à cause du nombre qui pourrait compromettre [sic], mais à cet inconvénient même il y a un avantage : ces chrétiens qui s’ignoraient entre eux font connaissance et acquièrent fréquemment les uns des autres des notions plus exactes qui confirment leur foi. Il s’établit ainsi entre eux une sainte émulation dans l’audition de la doctrine, la récitation des prières et, nous l’espérons aussi, dans l’accomplissement de leurs emplois spirituels une fois de retour au village. Ce qui nous aide grandement dans nos réunions de nuit, c’est notre service d’intérieur, la disposition de nos appartements, la position de notre enclos qui se trouve juste placé entre la ville européenne et des villages japonais. Nos trois domestiques étant chrétiens et intelligents remplissent parfaitement leur rôle d’introducteur. Dès que des visiteurs de nuit arrivent, ces derniers ont le mot d’ordre. Les domestiques ont compris ; ils les introduisent dans leur propre chambre comme des amis à eux. Puis l’un des trois vient nous prévenir, les autres vont fermer les portes de l’enclos, et alors nous sommes en paix pour la soirée avec nos visiteurs. Pour sortir, on choisit la porte la plus propice. Nos deux portes d’enclos donnent sur des chemins fréquentés par les Japonais. Les domestiques, qui accompagnent jusqu’à la porte les partants pour la leur ouvrir, choisissent le moment où personne ne passe, et ceux-ci en profitent aussitôt pour devenir sur la voie publique des promeneurs qui prennent le frais ou des gens affairés qui se rendent à leurs demeures ! Aidez-nous, vénéré Monsieur le Supérieur, à rendre de dignes actions de grâces à Dieu pour les ineffables merveilles qu’il daigne 306

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opérer ici depuis six à sept mois. Demandez, s’il vous plaît, pour nous au divin maître qu’il vous rende des ouvriers selon son cœur. Et puis, avec le secours de vos bonnes prières, oh ! de grâce, donnez-nous du renfort. Deux ou trois confrères peuvent venir ostensiblement à Nagasaki sans surprendre personne. M. Laucaigne se joint à moi pour vous offrir à vous, cher Monsieur le Supérieur, et à Messieurs nos directeurs, hommages respectueux et filial dévouement. Votre missionnaire, B. T. Petitjean, m. a. P.S. Nous avons appris, par une lettre qui nous est venue d’un confrère de Chine, qu’un élève de la Propagande arrivé dernièrement à Shang-haï a parlé de nos secrets aux R. P. lazaristes. Nous regrettons ce fait qui peut beaucoup nous nuire s’il arrive aux oreilles du gouvernement japonais ! [14] Nagasaki, le 29 janvier 1866. Vénéré Monsieur le Supérieur, Malgré nos trois mille lieues de séparation, permettez-moi de m’unir à nos chers confrères de Paris et vous présenter du fond du cœur ma petite part de souhaits en ce jour où la sainte Église nous fait célébrer la fête de votre glorieux patron. J’aimerais bien pouvoir vous offrir, en guise de fleurs, la continuation détaillée de nos nouvelles. Mais la demi-publicité donnée à nos découvertes par la presse catholique nous casse bras et jambes et nous condamne forcément au silence. Ne nous grondez point, je vous en prie, vénéré Monsieur le Supérieur, si nous gardons pour un temps dans le secret des faits qui pourraient compromettre les nôtres en cas de lettres interceptées, ce que je redoute. Jusqu’à ce que notre position soit un peu moins problématique, nous nous montrerons sobres en nouvelles, sans oublier pourtant de vous donner en général le fond de notre situation. Ainsi, pour le moment, je dois vous prévenir que, quoique la communication officielle de la sacrée congrégation de la Propagande ait dû arriver présentement par la voie des journaux aux oreilles de notre ombrageux gouvernement, il ne nous a pas encore inquiétés. En sera-t-il toujours ainsi ? Nous n’osons qu’à 307

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demi l’espérer. Pour ne point trop exciter sa colère, nous nous faisons le plus petit possible, rendons rares nos réunions de chefs et nous abstenons de tout acte qui pourrait nous trahir. Nous aurons cependant sous peu quelques premières communions. Nous vous causerons plus tard de ce fait consolant et des espérances que nous donnent nos jeunes aspirants à la divine Eucharistie. Bientôt, espérons-le, nous pourrons continuer à vous renseigner comme par le passé. En vous exprimant notre étonnement de voir nos secrets à moitié dévoilés, je suis loin d’oser me permettre la moindre observation sur la mesure de la Sacrée Congrégation. Non, je m’incline avec respect et entière soumission devant sa décision. Mais cette décision n’a-t-elle pas été forcée par la publication du petit journal Le Rosier de Marie qui, nous écrit-on des Indes, a, lui, tout le premier, trahi nos secrets ? Mais qui donc a pu conter à ce petit journal nos affaires ? On dit bien que les jésuites et pères franciscains songent déjà, à qui mieux mieux, à venir administrer cette pauvre Église que leurs anciennes querelles n’ont pas peu contribué à diviser et à ruiner. Mais, je n’ose croire qu’ils soient les auteurs de l’indiscrétion de petit journal susnommé. Quoi qu’il en soit, notre position est devenue excessivement difficile. Les combinaisons que vous aviez bien voulu nous proposer sont elles aussi actuellement impossibles. Enfin, espérons que le bon Dieu fera tourner nos difficultés et impossibilités à sa plus grande gloire et à la restauration de son œuvre. En vous disant que les anciennes querelles des familles religieuses au Japon ont divisé les chrétiens, je n’exagère rien. Après plus de deux cents ans, il nous en reste des preuves vivantes. Ainsi, tel et tel village parmi ceux qui sont à nous se regardent d’une religion différente, parce que les uns gardent l’abstinence le mercredi, vendredi et samedi, tandis que les autres n’observent que les deux derniers jours de la semaine, ou bien, parce que ceux-ci fêtent tel saint que ceux-là ne reconnaissent point dans leur calendrier. Les uns sont Kirichitanchous, les autres Pateren-chous ou bien Doghiô-chous, sans doute selon qu’ils descendent des enfants spirituels des franciscains, jésuites, dominicains, etc.95. Leur division, qui en somme n’est qu’apparente, 95   Le suffixe « chous », sans doute shû, désigne une « secte » ou école de pensée, kirishitan, du portugais cristão, les adeptes du christianisme, et bateren, du portugais padre,

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ne les empêche point de nous reconnaître pour les successeurs de leurs anciens missionnaires, grâces à Dieu, et nous croyons même qu’elle disparaîtra avec le temps entièrement, pourvu qu’il y ait unité dans la direction. Mais, n’est-elle pas un malheureux reste d’anciennes dissensions !! Je vous ai écrit la dernière fois le 6 janvier, et la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de recevoir de vous était du mois d’octobre. M. Laucaigne doit vous écrire de son bord en ce moment. Daignez nous continuer, vénéré Monsieur le Supérieur, la charité de vos prières et de votre direction, nous en avons grand besoin, et agréer l’expression d’hommages respectueux et de filial dévouement du dernier de vos enfants en Notre Seigneur. B. T. Petitjean, m. a.

les prêtres catholiques, plus spécifiquement les jésuites, et également, par extension, les convertis. Le sens de doghiô reste obscur : do pourrait être l’abréviation du nom de l’ordre et ghiô, pour kyô, l’enseignement propre à celui-ci.

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      LAOS : LE CHOC DES INDÉPENDANCES Témoignages sur la mission, du protectorat à la guerre civile : la correspondance de trois missionnaires oblats français, 1948-1967 Rola nd Jac qu e s

Les missions catholiques au Laos au xxe siècle Une longue préparation Si l’on considère l’ensemble des initiatives d’évangélisation de l’Asie orientale, le Laos peut faire figure de pays oublié. Tandis que les missions catholiques fleurirent dès le xviie siècle dans les pays limitrophes, le Laos n’eut en effet une première préfecture apostolique sur son territoire qu’en 1938, et le premier évêque missionnaire y fut établi en 1952. En consé-

  Le Saint-Siège érigea le premier évêché des temps modernes en Chine, à Macao, dès 1576 ; le Viêt-nam eut des vicaires apostoliques en 1659, la Thaïlande en 1662. Pour le Cambodge et le Myanmar l’érection des vicariats fut plus tardive : 1850 et 1866 respectivement. Ces données ainsi que celles des notes suivantes sont reprises de l’Annuario pontificio, et consultables sur le site internet www.catholic-hierarchy.org (10.8.2006).    La préfecture apostolique est au sein de l’Église catholique une Église particulière en territoire de mission, qui est encore au stade embryonnaire de son développement. À sa tête, le préfet apostolique est généralement un simple prêtre ; il représente l’autorité du pontife romain et a droit à l’appellation de « Monseigneur ». Le vicariat apostolique est érigé à un stade ultérieur de développement de cette Église particulière. Le vicaire apostolique est un évêque, qui exerce également son autorité au nom du pape. – Mgr Jean-Henri Mazoyer, o.m.i., né le 17 octobre 1882 à Langogne (Lozère), envoyé à la mission de Ceylan vers 1907 et détaché pour le Laos en 1935, fut nommé préfet apostolique de Vientiane et Louang Prabang le 17 juin 1938 et démissionna en 1952 ; en 1953 il retourna comme simple missionnaire au Sri Lanka, où il mourut le 16 septembre 1960. – Mgr Étienne Loosdregt, o.m.i., né le 2 mai 1908 à St-Pol-sur-Mer (Nord), or

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quence, l’accession du clergé local à l’épiscopat ne fut pas possible avant 1974, quand l’exclusion de tous les missionnaires étrangers était désormais imminente : il y avait alors, pour trente-cinq mille catholiques, une vingtaine de prêtres laotiens. Le retard pris par l’implantation de l’Église catholique au Laos par rapport aux pays voisins n’est pas dû seulement à la situation géographique du pays, qui est dépourvu de tout accès direct à la mer. En fait, des essais d’évangélisation avaient bien eu lieu dès le xviie siècle. Les chrétiens laotiens rappellent volontiers le séjour du Père Giovanni Maria Leria, un jésuite originaire du Piémont, missionnaire du padroado portugais au Viêtnam : il se mit en route en 1641 avec une caravane de marchands qui remontait le Mékong à partir du Cambodge. Il arriva jusqu’à Vientiane et fut reçu avec les honneurs réservés aux ambassadeurs par Sourinyavongsa, roi du Lane Xang ; ce royaume laotien – le « pays du million d’éléphants et du parasol blanc » – connaissait alors son âge d’or. donné en 1933, envoyé à la mission du Laos en 1935, fut nommé vicaire apostolique de Vientiane le 13 mars 1952 et consacré évêque le 30 juin suivant ; démissionnaire en mai 1975, il se retira en France, où il mourut le 13 novembre 1980.   Mgr Thomas Nantha, né le 3 octobre 1909 à Paksane, Laos, dans une famille d’origine vietnamienne, avait été ordonné prêtre en 1935. Il fut nommé auxiliaire du vicaire apostolique de Vientiane le 25 avril 1974 et ordonné évêque le 30 juin ; il succéda à Mgr Loosdregt le 22 mai 1975 et mourut le 7 avril 1984. Le départ massif des missionnaires étrangers s’échelonna de mai 1975 à juillet 1976. – Les premiers évêques chinois de l’époque contemporaine avaient été consacrés en 1926 ; le Viêt-nam avait eu son premier évêque autochtone, Mgr Nguyễn Bá Tòng, en 1933.    Les statistiques sont très aléatoires pour cette période.   Un système important de rapides, les chutes de Khon, empêche la continuité de la navigation fluviale sur le Mékong entre le Cambodge et le Laos.    Le terme padroado, « patronat », désigne traditionnellement le système d’encadrement juridique et financier des missions catholiques, notamment en Asie, concédé par une série de privilèges des papes aux souverains du Portugal ; le système s’est développé surtout du xve au xviie siècle. Cf. R. Jacques, De Castro Marim à Faïfo : naissance et développement du padroado portugais d’Orient des origines à 1659, Lisbonne, 1999.   Cf. le document : « Relação do que passou na missão dos Laos no anno de 1644. Quanto se pode colher do que o pe João Maria Leria escreueo ao pe Vice-Prouincial de Jappão » [Relation de ce qui s’est passé en 1644 dans la mission des Laos, extrait de ce que le Père J. M. Leria a écrit au vice-provincial du Japon], manuscrit conservé aux Archives historiques de la Compagnie de Jésus (Rome), collection Jap.-Sin., 89, fol. 36-46. La lettre citée est datée et signée : « De Vien cham Corte dos Laos 4. de setembro de 1644 […] João Maria Leria » [De Vien Chang, capitale des Laos, 4 septembre 1644, J. M. Leria].    Le royaume du Lane Xang, centré sur Vientiane et la vallée du Mékong, étendait alors son influence sur un vaste territoire couvrant approximativement le Laos actuel et

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Au bout de cinq ans de séjour, le Père Leria rentra au Tonkin ; les rapports sur son voyage ne mentionnent pas de conversions. Diverses tentatives pour donner une suite à cette aventure éphémère n’aboutirent pas. Robert Costet, dans son Histoire de l’évangélisation au Laos, dresse un sombre tableau des essais avortés de pénétration missionnaire, échelonnés jusqu’au xixe siècle, à partir du Viêt-nam ou du Siam10. Il résume ce long prélude en ces termes : Pendant trois cents ans, les missionnaires qui étaient envoyés porter l’Évangile au Laos n’ont guère fait que tourner autour des barrières naturelles qui protégeaient le secret de ce pays, sans pouvoir s’y fixer durablement. Ceux qui osaient s’aventurer dans les forêts tombaient, victimes de la malaria11. C’est sans conteste à la Société des Missions étrangères de Paris que revient le mérite d’avoir finalement établi la mission catholique au Laos. Les débuts se situent en 1878, donc avant les aventures coloniales européennes. En abordant enfin, au milieu de difficultés de toutes sortes, ce pays aux frontières encore mal définies, les Missionnaires de Paris étaient munis de leurs méthodes déjà longuement éprouvées et riches de leur excellente connaissance de l’Asie. Mais il y là un paradoxe : dans les premières décennies, l’effort mission­ naire en direction de la nation laotienne porta essentiellement sur le nordest thaïlandais et sur les hautes régions de la province de Thanh Hóa au Viêt-nam. En effet, étant donné les besoins en personnel missionnaire du Siam et du Tonkin, régions populeuses, l’espace compris entre le Mékong et les massifs montagneux du nord-est, pays presque vide et difficilement accessible, n’était guère susceptible de constituer une « région mission-

les plateaux au nord-est de la Thaïlande. À partir du xviiie siècle son territoire, amputé, sera divisé en quatre royaumes distincts. C’est le protectorat français qui rétablira (en 1899) l’unité du Laos, à l’exception des territoires au sud-ouest du Mékong devenus siamois. – N.B. : L’orthographe des noms de lieux suit ici l’usage le plus commun en français. Pour la transcription en caractères latins des toponymes et autres termes laotiens il n’existe pas de norme officielle, et les variations sont nombreuses.   Dans les sources portugaises et dans l’usage français ultérieur, « Tonkin » désigne Hanoi et le nord du Viêt-nam. 10  R. Costet, m.e.p., « Histoire de l’évangélisation au Laos », EDA, Dossiers et documents 10/99, Supplément à Églises d’Asie, 299 (1999), p. 18-19 ; texte repris en 2000 par la revue électronique SEDOS, www.sedos.org/french/costet.htm (10.8.2006). Voir aussi R. Costet, Siam – Laos : Histoire de la mission, Paris, 2003. « Siam » est le nom porté par la Thaïlande jusqu’en 1939 et de 1945 à 1949. 11  R. Costet, « Histoire de l’évangélisation au Laos », p. 18.

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naire » autonome. Ce territoire – qui sera le Protectorat du Laos, dans les frontières définies à la fin du xixe siècle quand la France commença à y exercer la souveraineté – était certes inclus en principe dans les deux districts appelés respectivement par la Société « Mission du Laos » et « Mission du Châu-Laos » ; mais il l’était en partie seulement et sans en constituer le centre d’intérêt principal12. Cette situation devait évoluer à partir de la décennie 1930, quand la Société des Missions étrangères obtint la collaboration d’un autre institut pour entreprendre l’évangélisation d’une grande moitié nord de l’État laotien. Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, une congrégation religieuse, commencèrent en 1935 à envoyer du personnel et, en 1938, le Saint-Siège leur confiait la préfecture apostolique nouvellement créée de Vientiane et Louang Prabang13. L’action de ce nouveau groupe de missionnaires se déploiera exclusivement sur le territoire du Protectorat français, autour d’un préfet apostolique en résidence à Vientiane, la capitale administrative. Ainsi, pour la première fois, quelques-unes des communautés catholiques du Laos ne dépendront plus d’un supérieur résidant à l’étranger. À l’heure de l’indépendance du pays, cette circonscription ecclésiastique deviendra le premier Vicariat apostolique du pays (1952), et aura à sa tête, à partir de cette date, un évêque. En 1975, lorsque l’État devint la République Démocratique Populaire Lao (RDPL14), il y avait désormais quatre vicariats apostoliques, pour une population catholique totale d’environ trente-cinq mille âmes.

12   La « Mission du Laos » fut centrée d’abord sur Ubon Ratchathani, Nakhon Phanom et Sakon Nakhon, et plus tard également sur Tharae, Udon Thani et Khorat. Toutes ces villes appartiennent à la Thaïlande. Sur la rive gauche du Mékong, elle inclura quelques stations entre le Champassak au sud et Vientiane ; l’établissement de Thakhek ne prendra son importance qu’à partir de 1940. Quant à la « Mission du ChâuLaos », centrée sur Hồi Xuân (province de Thanh Hóa, Viêt-nam), elle dépendit successivement de vicaires apostoliques siégeant à Hanoi, Phát Diệm et Thanh Hóa, au Viêtnam. En territoire proprement laotien elle eut quelques annexes proches de la frontière, dans la province de Houaphan et plus tard à Sam Neua même. 13   Le territoire de la Préfecture couvrait alors 120 000 km² ; la population était estimée à 500 000 personnes. Quant au nombre de catholiques, il avait été revu à la hausse : 3 000, dont près de 2 000 Vietnamiens, selon le « Rapport du R.P. Mazoyer au T.R.P. Supérieur général », paru dans Missions des Oblats de Marie Immaculée, 70 (1936), p. 436-442. 14   Le gouvernement de la RDPL a imposé dans tous les forums internationaux l’usage de l’orthographe ‘Lao’ sans le ‘s’ final. Dans le présent ouvrage l’ancienne orthographe est maintenue pour des raisons historiques.

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Des premiers pas douloureux Les débuts de l’évangélisation au Laos ont été douloureux ; ils ont coûté aux hérauts de l’Évangile de nombreuses vies humaines15. Dans son esquisse schématique d’histoire de la mission, le Père Gérard Sion, o.m.i., tente de faire le décompte de ceux qui avaient œuvré dans les débuts à partir de Thanh Hóa, Missionnaires de Paris et prêtres vietnamiens, mais il y renonce bien vite : […] Arrivée en novembre 1878 du P. Nicolas Fiot († septembre 1880) et du P. Nghi († octobre 1880) ; fondation de Na Ham. Arrivée en janvier 1881 des PP. Louis-Charles Perreaux († mars 1881), Henri Tisseau († juillet 1881), Jean-Louis Thoral († novembre 1881) et Félix Mignal (retour épuisé en France en 1883). Arrivée, en janvier 1882, du P. Victor Poligné († juillet 1882) ; en janvier 1883, des PP. Pierre-Louis Gélot et André Tamet, et, en décembre 1883, de quatre autres Pères, tous assassinés en janvier 1884, sauf le P. Pierre-Charles Pinabel qui mourra en juillet 1885. Etc. Soit trente-deux morts en vingt-cinq ans16 […] À cette liste tragique il faut ajouter les nombreux catéchistes et auxiliaires vietnamiens de la mission qui ont partagé, dans la vie et dans la mort, le sort des prêtres. Après l’établissement du protectorat français sur l’Annam (1884), puis sur le Laos (1893-1904), et leur regroupement au sein de l’Union indochinoise (1887-1898), les missionnaires furent naturellement tentés de rechercher auprès des autorités civiles et militaires françaises la protection indispensable pour leurs vies et leur œuvre. Il serait toutefois inexact et injuste de présenter l’évangélisation du Laos comme une entreprise coloniale, comme on a pu le faire pour celle d’autres régions17.

 Il ne sera question ici que des missions catholiques. L’évangélisation par les Églises évangéliques a suivi un parcours parallèle, avec des difficultés analogues : mission des Assemblées protestantes de Suisse, surtout dans le sud, à partir de 1902 ; mission presbytérienne américaine dans le nord à partir de 1926 ; persécutions japonaises, etc. Cf. R. Costet, « Histoire de l’évangélisation au Laos », p. 19. 16  D’après G. Sion, o.m.i., La mission catholique lao : Historique, Vientiane, 1969 (polycopié), p. 15. Les faits présentés ont été tirés par l’auteur de l’ouvrage de J.-B. Degeorge, m.e.p., À la conquête du Châu-Laos, 2e éd., Hong Kong, 1926. Voir aussi : E. Ricard, Le jeune martyr du Laos : Joseph-Auguste Séguret, 4e éd., Paris, 1904. 17   Voir à ce sujet, entre autres, C. Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, Paris, 1994. 15

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Dans un écrit prophétique, la lettre apostolique Maximum illud publiée en 1919, le pape Benoît XV avait déjà affirmé dans les termes les plus forts l’indépendance des missions catholiques par rapport à la politique des puissances coloniales. Il entendait libérer le catholicisme des pays de mission des contraintes des nationalismes européens, « peste affreuse », et condamnait les missionnaires qui s’en faisaient les propagateurs au détriment de leur mission. Il indiquait comme ligne à suivre une nouvelle perspective « indigène » pour l’évangélisation18. Les montagnes du Châu-Laos relevaient certes en majeure partie du Protectorat d’Annam, mais la présence française y fut au mieux épisodique, et généralement lointaine et inefficace ; elle s’appuya même sur des potentats locaux notoirement ennemis des missions et persécuteurs des chrétiens. Jean-Baptiste Degeorge, m.e.p., dénonce en 1924 cette situation, qu’il estime être une lourde faute de l’autorité française en Indochine19 ; il conclut son exposé par un souhait sans illusion, qui exprime assez bien le sentiment commun des missionnaires à cette époque : Sur la terre qu’abrite effectivement le drapeau français, la paix a succédé à l’état endémique de piraterie d’autrefois. Le principe de la liberté de conscience n’est plus contesté. Que ceux qui tiennent en mains le drapeau national sur la terre annamite et les marches frontières gardent la glorieuse tradition du Gesta Dei per Francos 20 , et non seulement l’Église aura la joie de voir s’étendre le règne de Dieu, mais la France verra son action protectrice se doubler d’une force morale insoupçonnée […]. Fasse le Ciel que ce vœu se réalise21 ! Quant à la « Mission du Laos », pourvue elle aussi en personnel par la Société des Missions étrangères, elle se situait pour l’essentiel en territoire siamois, hors de l’emprise de l’Empire français. Il fallut que le nationalisme 18   Benoît XV, Lettre apostolique Maximum illud (30 novembre 1919), alinéas 43 à 48. Texte latin dans Acta Apostolicae Sedis, 11 (1919), p. 440-455. 19   Voir J.-B. Degeorge, À la conquête du Châu-Laos, p. 155-174 et passim. 20   Dei Gesta per Francos est le titre donné par Guibert de Nogent (1053-1124), abbé de Nogent-sous-Coucy, à sa chronique de la première croisade. On peut traduire ce titre : « Les hauts faits de Dieu par la main des Francs  » ; l’auteur voit la main de Dieu agissant dans les batailles menées par l’armée des croisés. Dans le cas présent, Degeorge réinterprète « Francs » comme « Français ». L’ouvrage avait été popularisé par son inclusion dans la grande collection éditée par F. Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au xiiie siècle, 30 t., Paris, 1823-1835 ; édition fac-similé : New York, 1969. 21   J.-B. Degeorge, À la conquête du Châu-Laos, p. 220.

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thaï déclenchât une persécution en territoire siamois, en 1940, pour que plusieurs missionnaires passent le Mékong afin de se retrouver en sécurité sous le drapeau français22. Cette sécurité se révélera d’ailleurs totalement illusoire quand l’occupant japonais mettra la main sur l’Indochine en mars 1945 : les Missionnaires de Paris alors présents au Laos seront pourchassés, déportés ou massacrés.

Nouveaux ouvriers pour une mission difficile Dès le début du xxe siècle, pour les raisons évoquées ci-dessus, le travail d’évangélisation parmi les Laotiens avait acquis une solide réputation de « mission difficile ». Cette réputation ne devait jamais se démentir. Entre un climat meurtrier, l’insécurité latente à cause des bandes de pillards et de chasseurs d’esclaves, les difficultés de communication et les abus de pouvoir des notables locaux, face à l’incurie des autorités en place – civiles et militaires, autochtones et coloniales – dont ils attendaient la protection, les missionnaires durent compter le plus souvent sur les ressources de leur foi chrétienne et s’en remettre à la Providence divine. Pour faire face à une tâche ardue d’évangélisation qui dépassait ses possibilités, notamment en personnel, la Société des Missions étrangères rechercha l’aide d’un autre institut de prêtres. Parmi ceux qui furent alors sollicités, ce fut la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée qui accepta en 1933 de relever le défi23 : elle délégua pour y répondre Jean-Henri Mazoyer, o.m.i., un missionnaire français qui avait acquis vingt-cinq ans d’expérience dans la mission de Ceylan (Sri Lanka), alors florissante sous la tolérante protection britannique24.

22  En fait, les Siamois – ou Thaïlandais, selon le nom qu’ils adoptèrent alors – contraignirent au départ les Français. Selon C. Bayet, « le 28 novembre 1940, à 20 heures, Radio Bangkok publiait que les Français qui résidaient en province étaient invités à quitter le Siam dans les 48 heures » (C. Bayet, m.e.p., Une lumière s’est levée : historique de l’évangélisation au nord-est de la Thaïlande et au Laos, [Bangkok, 1985], p. 159). La persécution proprement dite, qui visait le clergé et les fidèles thaïs, débuta à Noël 1940. 23  Mgr Claudius Bayet écrit, à propos des démarches de son prédécesseur : « Mgr Gouin, conscient de sa responsabilité, se désolait de ne pouvoir assurer l’évangélisation de tout le territoire confié à sa juridiction. […] Il cherchait activement une Congrégation missionnaire qui accepterait de prendre en charge une partie de son territoire. Combien de Congrégations a-t-il contactées ? Nous n’en savons rien puisque les archives ont été détruites. » C. Bayet, Une lumière s’est levée, p. 151-152. Il y eut au moins un refus explicite. 24  Cf. « Indo-Chine. Une nouvelle mission : le Laos », dans Missions des Oblats de Marie Immaculée (Rome), 67 (1933), p. 391-407.

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Institut international, et l’un des dix plus nombreux à l’échelle de l’Église catholique parmi les instituts religieux masculins, les Oblats n’avaient alors aucune expérience d’un travail missionnaire dans les colonies françaises. Leurs implantations missionnaires traditionnelles – Ceylan, Afrique du Sud, Grand Nord canadien – étaient situées dans diverses régions de l’empire britannique. Pierre Chevroulet, o.m.i., historien des Oblats du Laos, rapporte que « le Père Mazoyer avait pleuré en découvrant les difficultés qui attendaient le missionnaire dans ce pays25 ». Mais les Oblats avaient une réputation à maintenir : Pie XI, le « Pape des Missions », ne les avait-il pas qualifiés à peine trois ans plus tôt de « spécialistes des missions les plus difficiles26 » ? Leur réponse fut d’emblée positive ; à Rome la Congrégation de Propaganda Fide mena rondement les affaires, et le premier groupe d’Oblats, après une longue remontée du Mékong, arriva à Vientiane le 14 janvier 193527. La nouvelle équipe envoyée au Laos fut, elle aussi, internationale : à côté de Jean-Henri Mazoyer, nommé supérieur, elle comptait deux tout jeunes missionnaires : le Français Étienne Loosdregt, futur évêque, et le Canadien Jean-Paul Brouillette. Quelques mois plus tard, la petite équipe put accueillir un prêtre séculier nouvellement ordonné, natif du Laos, Thomas Nantha, lui aussi futur évêque28. D’autres Oblats les rejoignirent ensuite, en majorité français mais aussi belges et canadiens ; en 1938, au moment où était érigée la nouvelle préfecture apostolique de Vientiane et Louang Prabang, ils étaient déjà quatorze, dont un Frère. 25   P. Chevroulet, o.m.i., Oblats au bord du Mékong, Rome, 1998 (collection « Héritage oblat » n° 14), p. 6. Ce texte a été repris sous le titre « Oblats témoins de la foi au Laos » dans Documentation OMI, 229 (1999), p. 2-31. 26   Pie XI, « Allocution au Chapitre général, 14 septembre 1932 », dans Missions des Oblats de Marie Immaculée, 66 (1932), p. 675. – Voici le contexte : « Nous avons vu encore une fois combien vous teniez à votre belle, glorieuse et sainte spécialité, qui est de consacrer vos forces, vos talents et vos vies aux âmes les plus abandonnées dans les missions les plus difficiles. […] Bien noble et bien belle chose, qui vous assure d’une façon unique, inégalable, la bénédiction de Dieu et toute l’abondance de l’esprit missionnaire. Vous le montrez d’ailleurs par le fait : cet esprit est l’âme de votre âme. » – Pour le titre de « Pape des Missions » voir, entre autres : M. Ledrus, Pie XI : le Pape des missions, Louvain, 1929 ; G. Goyau, Sa Sainteté Pie XI : le Pape des missions, Namur, 1939. 27  Cf. J. Mazoyer, « Premières nouvelles de nos missionnaires ; récit d’arrivée », dans Petites Annales des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée (Paris), 40 (1935), p. 126128 ; J.-P. Brouillette, « Les Oblats au Laos », dans Études oblates, 22 (1963), p. 446455. 28   Jean-Paul Brouillette, o.m.i. (1908-1989), avait été ordonné prêtre en 1933. Pour Mazoyer, Loosdregt et Nantha, voir notes 2 et 3 ci-dessus.

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Le premier soin des Oblats fut l’apprentissage des langues (lao et aussi vietnamien), afin de prendre en charge pastorale les trois petites communautés chrétiennes, fruit du travail de leurs prédécesseurs. Ces « chrétientés » comptaient au total moins de deux mille baptisés, dont de très nombreux immigrés vietnamiens. Dès que cela leur fut possible, l’un ou l’autre Oblat fut envoyé dans les montagnes dominant la vallée en direction de Xieng Khouang, pour rejoindre quelques catholiques dispersés, mais surtout pour prendre contact avec les populations de la brousse29. Ce n’est toutefois qu’à partir des années 1950, grâce à l’arrivée régulière de nouveaux missionnaires, que cet effort vers les ethnies montagnardes « minoritaires » pourra enfin s’organiser et se développer30. Louang Prabang et Xieng Khouang deviendront alors les nouveaux petits centres de l’action missionnaire. Celle-ci s’orientera notamment, mais non exclusivement, vers les villages des Hmong et des Kmhmu’ ; chacune de ces ethnies a évidemment sa propre langue, que les missionnaires auront comme première tâche de déchiffrer et d’apprendre. Cette nouvelle page d’histoire – la période durant laquelle les lettres de missionnaires présentées ici ont été rédigées – s’écrivit toutefois dans un contexte entièrement nouveau : celui d’un Laos théoriquement unifié et indépendant, mais travaillé par des mouvements idéologiques venus d’ailleurs et secoué par des conflits qui le dépassaient largement. Au-delà du déclin dramatique de l’implantation missionnaire marqué par la seconde guerre mondiale, deux points de repère permettent de préciser ce cadre : l’indépendance, acquise par étapes sous le nom de Royaume du Laos entre 1945 et 1953, la date conventionnelle étant 1949 ; et l’installation en 1975 de la République Démocratique Populaire Lao.

  Pour les détails de cette période, cf. D. Levasseur, Histoire des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, Essai de synthèse, t. 2, 1898-1985, Montréal, 1986, p. 223-226. Voir aussi J. Mazoyer, « Préfecture apostolique de Vientiane et Louang Prabang, Laos. Extrait du rapport annuel 1938-1939 », dans Missions des Oblats de Marie Immaculée, 73 (1939), p. 388-390. – L’expression « en pleine brousse », employée pour caractériser un idéal de l’action missionnaire, apparaît dans une lettre du Père Louis Morin, o.m.i., publiée dans Petites Annales, 43 (1938), p. 242-243 ; cf. ibid., 54 (1949), p. 2-4. 30  Selon la méthode de comptage, la proportion des ethnies dites minoritaires est estimée entre 40% et 60% de la population totale, 52% selon l’Encyclopædia universalis : Symposium, les chiffres du monde, Paris, 1988, p. 284. Pour une discussion récente de la délicate question politique des minorités, voir, par ex., Yves Goudineau, « Ethnicité et déterritorialisation dans la péninsule indochinoise : considérations à partir du Laos », dans Autrepart, 14 (2000), p. 17-31. 29

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1939-1947 : la mission catholique du Laos dans la tourmente Le conflit mondial de 1939-1945 toucha fortement la mission au Laos. En 1939, ce fut la mobilisation des missionnaires les plus jeunes, dont neuf Oblats sur les seize présents. En 1940 une guerre éclata entre la France et le Siam ; ce dernier était agité par une idéologie nationaliste et irrédentiste, avec l’ambition de créer une grande Thaïlande incluant le Laos. Pour la mission, cette conflagration locale eut, entre autres, deux conséquences : le départ des missionnaires vers la rive laotienne du Mékong, et le martyre à Songkhone en Thaïlande de deux religieuses laotiennes et de quatre autres personnes, dont trois fillettes de même origine, toutes fusillées parce qu’elles refusaient d’abandonner la foi chrétienne31. Comme dans l’ensemble de l’Indochine française, l’antagonisme entre le gouvernement de Vichy et la France libre eut au Laos un fort retentissement, créant parmi les Français incertitudes, dissensions et rancœurs. Avec l’occupation japonaise (1942-1945) la situation ne fit qu’empirer. Les missionnaires canadiens furent d’emblée internés à Hué au Viêt-nam, puis le coup de main japonais du 9 mars 1945 entraîna l’arrestation de tous les missionnaires français et l’assassinat de quatre d’entre eux32. L’une des victimes, le Père Jean Fraix, m.e.p., jouit jusqu’à ce jour d’une réputation de martyr parmi les catholiques du Laos33. Il reste toutefois difficile de déterminer si la haine du persécuteur était dirigée contre les religieux plutôt que contre les Français ; en outre, les circonstances de sa mort n’ont jamais été élucidées … Dans les décennies suivantes, cette ambiguïté fondamentale et cette absence des précisions factuelles nécessaires 31   Les missionnaires français furent expulsés les 28 et 29 novembre 1940. Les martyres de Songkhon, exécutées le 26 décembre 1940, ont été béatifiées le 22 octobre 1989 en même temps qu’un catéchiste. Cf. C. Bayet, Une lumière s’est levée, p. 160-164. 32  Il s’agit de quatre membres de la Société des Missions étrangères, dont deux évêques : le 21 mars 1945, sur le plateau de Nakay, ce furent Mgr Ange-Marie Gouin, Mgr Henri-Albert Thomine et le Père Jean Thibaud, massacrés avec de nombreux civils et militaires français ; en juillet, à Savannakhet, ce fut le tour du Père Jean Fraix. Cf. C. Bayet, Une lumière s’est levée, p. 169-171. 33   Jean Fraix, m.e.p., né le 1er décembre 1906 à Nabouzat (Puy-de-Dôme), envoyé au Siam en 1930 ; fondateur du petit séminaire de la mission du Laos en Thaïlande. Il s’était réfugié au Protectorat du Laos en 1940. « En résidence à Savannakhet, en était absent le 9 mars. Il visitait probablement ses annexes sur la route de Savannakhet à Dong Ha . Prévenu du coup de force japonais, il a dû se cacher dans des villages de la campagne. Il aurait, dit-on, été dénoncé et livré aux Japonais par un petit notable laotien. Conduit à Savannakhet, il y aurait été torturé et finalement tué, peut-être au mois de juillet 1945. Après les événements, la Mission fit rechercher son corps sans résultats. » C. Bayet, Une lumière s’est levée, p. 170-171.

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au travail de l’historien resteront des données constantes pour la mort d’une douzaine d’autres missionnaires, victimes à leur tour de gestes de violence ou de haine. Les auteurs des lettres présentées ici sont de ce nombre. Une fois le Japon vaincu, de nouvelles difficultés surgirent pour le Laos et pour la mission du fait de la Chine, puissance occupante ; d’ailleurs les relations avec l’Europe étaient coupées et les disponibilités financières inexistantes. Cet enchaînement d’événements entraîna l’abandon prolongé des postes de chrétienté et la désorganisation durable de toute l’action missionnaire34. Le Père Paul Cuisy, o.m.i., encore mobilisé comme aumônier militaire, esquisse en 1946 un tableau de la situation en forme d’instantané : Je suis venu à Vientiane le 29 octobre. J’y ai retrouvé tout en bien triste et piteux état : une mission sans fidèles, une maison sans meubles et un petit air de pays abandonné qui flotte à la ronde et dont il est difficile de dissiper les miasmes. Au demeurant, le pays est calme pour l’instant. On réoccupe les territoires de la rive droite, région de Paklay ; pacifiquement en principe ! Mais on est sur ses gardes. […] Et puis l’arrière-vent révolutionnaire travaille jusque là les cerveaux et les cœurs. Et puis, il y a les Annamites bannis du Laos, les Laotiens dissidents, sans doute quelques Japonais « à la traîne », quelques Siamois en chômage, voire quelques Chinois déserteurs. L’on se méfie. Que la Vierge Immaculée nous préserve de nouveaux massacres et nous aide à travailler en paix35 ! Travailler en paix, ce sera l’ambition principale et la prière constante d’une nouvelle génération de missionnaires, ardents à prendre la relève et

34   P. Chevroulet, Oblats au bord du Mékong, p. 7-8. Voir aussi M. Impagliazzo, « Protagonisti della storia : i missionari uccisi nel Laos del Novecento », L’Osservatore romano, 15 septembre 1999. Les détails sont relatés dans diverses lettres des missionnaires, publiées dans les Petites Annales : 50 (1945), p. 85-89 ; 51 (1946), p. 15, 19-22, 31, 34-35, 55-57, 68-71, 79, 91-94, 100-103, 111 … 35   P. Cuisy, o.m.i. (1912-1983), lettre adressée aux Oblats de France, citée dans « Panorama du Laos », Petites Annales, 52 (1947), p. 29. « Les territoires de la rive droite » désignent ici la province laotienne de Sayabouri (Xaignabouly), qui avait été annexée en 1941 par la Thaïlande et restituée le 15 novembre 1946. Paklay, au passage du Mékong de cette province vers Vientiane, avait une petite garnison française où l’Oblat servait comme aumônier. Quant aux « Annamites bannis », il s’agit des Vietnamiens du Laos qui avaient massivement acclamé l’indépendance du Viêt-nam proclamée par Hô Chi Minh le 2 septembre 1945 ; leur expulsion au Siam par les autorités françaises avait décimé la communauté catholique de Vientiane.

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décidés à relever la mission du Laos de ses ruines. Mais c’est à partir de 1947 seulement que les Oblats purent progressivement reprendre leur effort d’évangélisation et d’implantation de la chrétienté. Les plus anciennes parmi les lettres publiées ici se situent justement dans ce contexte. En réalité, la reprise de la mission dut attendre la réoccupation du Laos par l’armée française (1946). Dans le climat patriotique bien particulier de la Libération, cela ne posait pas de problème aux jeunes missionnaires, tous français, dont plusieurs avaient payé de leur personne en France dans la lutte contre les nazis. Ce que ces jeunes recrues ne savaient pas encore, c’est que le Laos, protectorat français au sein de l’Indochine française, avait fait son temps. Un moment, la loi dite loi Lamine Gueye (7 mai 1946) avait dessiné les contours d’une Union française où « tous les ressortissants des territoires d’outre-mer la qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole ou des départements d’outre-mer36 ». Même si elle concernait principalement l’Afrique, cette généreuse utopie, vue depuis les séminaires de métropole, était de nature à enflammer les imaginations. Contrairement à leurs anciens, qui avaient constaté en personne la complexité des questions en Indochine et les tares de l’entreprise coloniale, les jeunes missionnaires gardaient donc sans doute quelques illusions – la vision d’avenir d’un Laos pacifié, catholique, dans l’ensemble français. En réalité, plus rien ne serait comme le projet colonial et certains rêves missionnaires l’avaient prévu. Pour le pays qui accueillait ces jeunes idéalistes, une ère nouvelle s’ouvrait ; et pour eux, un parcours non balisé, fort différent de ce qu’ils souhaitaient et imaginaient. En moins de trente ans cela allait aboutir, avec l’installation durable d’un régime politique inamical, au départ de tout le personnel religieux étranger.

1945-1975 : Trente années d’une histoire mouvementée Ces trente années sont marquées par des changements majeurs dans une bonne partie de l’Asie, et notamment en Asie du Sud-Est. On peut retenir quatre lignes d’évolution, qui au cours de cette période interféreront de toutes sortes de façons, souvent même violentes. La première de ces évolutions, c’est la lame de fond des indépendances. Les deux géants démographiques de l’Asie, l’Inde et la Chine, menèrent ce combat, chacun à sa manière, contre les puissances coloniales et donc contre l’impérialisme de l’Occident ; les autres nations de la région suivi  Loi 46-940, Journal officiel du 8 mai 1946, p. 3888.

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rent : Indonésie, Malaisie, Birmanie, et surtout le Viêt-nam dont la proximité géographique et historique avec le Laos est pour ce dernier une donnée incontournable … Un second élément, intimement lié au premier mais non identique, est constitué par le mouvement communiste international et ses avatars. Ce mouvement était plus ou moins dirigé par l’URSS, sortie victorieuse de la seconde guerre mondiale, et le Kominform, un organisme pleinement européen37. Mais la victoire définitive du camp communiste en Chine continentale avec Mao Zedong, en 1949, vint bouleverser ces données. La Chine, qui prend peu à peu ses distances par rapport à l’URSS et rompra avec elle en 1956, cherchera une voie typiquement asiatique vers le socialisme et exercera sur ses voisins du sud une influence grandissante. Entre temps, le Parti communiste indochinois (P.C.I.) de Hô Chi Minh, présent timidement au Laos depuis sa fondation en 1930, était devenu à la fin des années 1940, sous le nom de Viêt-minh, un pôle fédérateur pour la résistance active et la lutte contre la colonisation française au nord du Viêt-nam. Au Laos, il avait suscité un mouvement analogue, le Pathet Lao, qui deviendra bientôt un acteur incontournable sur la scène politique38. La troisième ligne d’évolution historique est constituée par les initiatives des puissances occidentales pour orienter les indépendances de l’ancienne Indochine dans un sens qui leur soit favorable, et pour éviter le basculement du sous-continent – le Sud-est asiatique selon la terminologie nouvelle – vers le communisme39. Avec le recul, ces initiatives apparaîtront progressivement comme des maladresses historiques aux conséquences imprévues et souvent dramatiques, qui ont coûté, à travers la guerre d’Indochine, celle du Viêt-nam et les conflits annexes, des millions de vies humaines.

37   Le Kominform, « Bureau d’information des partis communistes et ouvriers », succédant à la IIIe Internationale communiste, regroupa de 1947 à 1956 autour de l’Union soviétique les partis communistes des pays de l’Europe de l’Est, de France et d’Italie. 38   Le Viêt-minh fut formé en 1941 comme front commun à partir du P.C.I. et d’éléments nationalistes. Ces derniers seront peu à peu absorbés par l’élément communiste. Le front Pathet Lao (« Patrie du Laos »), dirigé par le Prince Souphanouvong, remplaça en 1950-1951 à la fois le mouvement indépendantiste Lao Issarak et ce qui restait du P.C.I. Son but était alors de lutter aux côtés du Viêt-minh contre l’occupation française, mais évoluera pour viser l’instauration d’un régime socialiste. 39  Selon la théorie en vogue, dite « théorie des dominos », le basculement d’un pays de la région dans le communisme entraînerait celui des autres. Pour faire face à ce danger, le président américain Harry S. Truman promut la « politique de l’endiguement » (policy of containment), origine de l’engagement militaire progressif des États-Unis dans la région.

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Le dernier élément en jeu dans ces trois décennies décisives pour le Sud-est asiatique, c’est la recherche d’une voie moyenne, celle du neutralisme, c’est-à-dire le refus de s’aligner sur l’un des grands blocs politiques et idéologiques qui se partageaient le monde au lendemain de la seconde guerre mondiale. Théorisé en 1955 à la Conférence des pays non-alignés à Bandung en Indonésie, le neutralisme apparut alors pour des pays comme le Laos – enclavé entre les pôles avancés des deux blocs – comme la seule voie porteuse d’avenir ; mais il se révélera être une quête impossible. L’histoire de ces quatre mouvements entrelacés reste très largement à écrire pour ce qui concerne le Laos40. Sur place, la situation évolue d’année en année, surtout en fonction des politiques globales et régionales de l’URSS et de la Chine, de la France puis des États-Unis, et encore plus en fonction des évolutions du Viêt-nam. En outre, le Laos n’est pas un pays culturellement unifié, où l’on pourrait suivre de façon linéaire, par exemple, l’émergence et le développement d’une conscience politique nationale. Est-il même possible de parler d’unité politique, dans un contexte où les minorités ont avec la population dominante des interactions limitées, ne serait-ce que par méconnaissance de la langue nationale ? De nombreuses questions restent donc posées, auxquelles il serait prématuré de répondre. Ainsi, il n’est guère contestable que le Viêt-nam a eu, dans cette histoire, une large part ; mais peut-on, dans l’état actuel des études historiques, préciser davantage ? Les guérillas présentes au Laos sont-elles d’initiative laotienne ou vietnamienne ? Quelle influence les autorités laotiennes (gouvernements successifs, membres de la famille royale, partis et mouvements …) ont-elles réellement eue sur les événements et leurs acteurs ? Qui menait le Pathet Lao, avec quelles références idéologiques et dans quel but ? Quel a été le jeu politique de la France ? Quel fut ensuite le rôle des États-Unis, et l’ampleur du retentissement au Laos de la guerre du Viêt-nam41 ? Plutôt que d’avancer des hypothèses, on se contentera donc prudemment d’indiquer ici quelques dates majeures. 40  En français, un premier essai est constitué par divers ouvrages de Jean Deuve : Royaume du Laos 1949-1965 : histoire événementielle de l’indépendance à la guerre américaine, 2e éd., Paris / Budapest / Turin, 2003 ; La guerre secrète au Laos contre les communistes (1955-1964), Paris, 1995 … En anglais, parmi de nombreuses monographies partielles : MacAlister Brown et Joseph J. Zasloff, Apprentice Revolutionaries : The Communist Movement in Laos, 1930-1985, Stanford, CA, 1986 ; Mervyn Brown, War in Shangri-La : A Memoir of Civil War in Laos, Londres, 2001. 41  Sur cette question voir, entre autres, l’ouvrage de Roger Warner, Back fire : the CIA’s Secret War in Laos and Its Link to the War in Vietnam, New York, NY, 1995, ainsi que la bibliographie annexe ; en outre : Richard D. Burns et Milton Leitenberg, The Wars in

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L’année 1945 vit paradoxalement plusieurs déclarations d’indépendance, principalement celle du roi de Louang Prabang, Sisavang Vong, partisan du protectorat français ; et celle du mouvement Lao Issara (« Laos libre »), avec les princes royaux Souvanna Phouma, futur chef de file des neutralistes, et Souphanouvong, allié au Viêt-minh. Un front commun de lutte fut constitué par traité entre ce mouvement laotien et le Viêt-minh. L’indépendance du royaume sera ensuite reconnue par étapes par la France (1947-1949, dans le cadre de l’Union française) et par la communauté internationale (1950-1953, date du traité d’amitié avec la France), tandis que le prince Souphanouvong prenait le maquis avec ses partisans42. En mai 1954, la défaite de la France au camp retranché de Điện Biên Phủ (Viêt-nam), position militaire appuyée sur le Laos tout proche, marque le déclin irréversible de l’influence française dans la région. La même année, les accords de Genève, qui entérinent la division du Viêt-nam, permettent au Laos la création d’un premier gouvernement d’union nationale. Mais l’autorité de celui-ci sur le pays est largement abstraite, puisque le Pathet Lao obtient en même temps le contrôle effectif de plusieurs provinces. Ce sera alors une succession de gouvernements éphémères de ce type, réunissant en théorie les neutralistes (avec Souvanna Phouma), les communistes (avec Souphanouvong), et les partisans de l’autorité royale ; mais aussi une suite de divers coups de force à l’initiative d’un parti ou de l’autre. À partir de 1964, le Laos est entraîné de plus en plus, à la fois par les États-Unis et par le Viêt-nam, dans la spirale du conflit vietnamien. Cela se traduit d’une part par des bombardements massifs, et d’autre part par l’installation durable à l’Est d’un gouvernement parallèle d’obédience communiste. Celui-ci étendra peu à peu son territoire par des poches et des enclaves (c’est le Laos « peau de léopard », disait-on). Des populations de plus en plus nombreuses sont déplacées et vivent de façon précaire de l’aide américaine aux réfugiés. Au cessez-le-feu vietnamien de 1973 succède un cessez-le-feu analogue au Laos : les États-Unis se dégagent, laissant l’initiative à leurs anciens adversaires. La libération de Saigon par les troupes communistes, le 30 avril 1975, est suivie quelques jours plus tard par la suspension de la Constitution laotienne et la dissolution de l’Assemblée nationale. La République Démocratique Populaire Lao est formellement proclamée le 2 décembre. Vietnam, Cambodia, and Laos, 1945-1982 : A Bibliographic Guide, Santa Barbara, CA, 1984. 42  Cf. S. Rose (ed.), Politics in Southern Asia : Independence and Political Rivalry in Laos, 1945-1961, Londres / New York, 1963.

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Dans ce rapide tourbillon politique et militaire, que devient la mission chrétienne ? Les petites communautés catholiques autochtones, et avant tout celles des régions montagneuses dont les membres appartiennent aux minorités ethniques, ont été prises – au sens fort de ce terme – dans cette histoire qui les dépassait totalement. Il en fut de même pour les missionnaires et les quelques prêtres autochtones qu’ils avaient formés.

Axes du travail missionnaire au nord du Laos entre 1950 et 1975 Pour bien comprendre les options des acteurs de la mission, il faut tenir compte de l’encadrement idéologique que lui fournit le magistère de l’Église catholique, notamment les papes, dont les textes étaient effectivement lus et commentés. L’expulsion des missionnaires de Chine fournissait d’ailleurs l’occasion d’en méditer non seulement la théorie mais aussi les applications concrètes. En épilogue à l’Exposition missionnaire universelle organisée au Vatican en 1926, le pape Pie XI avait naguère donné un avertissement solennel aux missionnaires tentés de concevoir l’avenir comme la perpétuation du système colonial43 : Supposez qu’une guerre ou d’autres événements politiques remplacent dans un territoire de Mission un régime par un autre et que le départ des Missionnaires de telle nation soit demandé ou décrété ; supposez – ce qui arrivera certes plus difficilement – que des indigènes parvenus à un certain degré de culture et ayant atteint une certaine maturité politique veuillent, pour obtenir leur autonomie, chasser de leur territoire les fonctionnaires, les troupes et les Missionnaires de la nation qui leur commande, et ne puissent y arriver qu’au moyen de la force. Quelle ruine, Nous le demandons, ne menacerait pas l’Église en ces régions, si on n’avait entièrement pourvu aux besoins des nouveaux chrétiens en disposant comme un réseau de prêtres indigènes sur tout le territoire44 ?

  L’exposition missionnaire, voulue par Pie XI comme une pièce maîtresse de l’Année sainte 1925, réunit en vingt-quatre pavillons plus de cent mille objets, envoyés par les instituts missionnaires pour représenter l’art et la culture des peuples du monde entier (à l’exclusion de l’Europe). Le but était de documenter l’activité missionnaire de l’Église catholique et de la porter à la connaissance de tous. Le succès triomphal de l’exposition donne plus de poids encore aux avertissements du pontife. 44   Pie XI, Lettre encyclique Rerum Ecclesiae (28 février 1926), alinéa 22 ; texte latin dans Acta Apostolicae Sedis, 18 (1926), p. 65-83. 43

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En 1951, Pie XII reprit mot à mot ce texte prophétique, dont l’intention première était de promouvoir à tout prix, malgré les résistances d’instituts missionnaires, l’idée d’un clergé autochtone pleinement responsable 45. Dans un contexte nouveau, marqué par la révolution communiste de la Chine et le début de la guerre froide, Pie XII l’assortissait cette fois d’une mise en garde explicite contre le danger du communisme : « L’Église a condamné les divers systèmes du socialisme marxiste, et elle les condamne encore aujourd’hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l’abri de courants et d’influences qui mettent en péril leur salut éternel46. » Ces enseignements pontificaux marqueront profondément la mentalité et l’action de tous les missionnaires catholiques du Laos. Si la Société des Missions étrangères put renforcer son implantation grâce à des missionnaires mis à la porte de la Chine, les Missionnaires Oblats n’avaient pas cette ressource. Par contre, ils étaient favorisés dans la France d’après-guerre par des vocations nombreuses ; le Laos fut une de leurs principales destinations. À partir de 1957, des Oblats italiens viendront, nombreux également, apporter leur concours … On a donc une progression étonnante des effectifs : entre 1949 et 1971, c’est une centaine de jeunes Oblats qui reçurent leur « obédience », leur feuille de route, pour ce pays. Malgré les décès et les départs pour raisons de santé ou autres, ils étaient en 1971 quatre-vingt-dix-neuf à travailler dans le nord du Laos47. À côté de ce personnel masculin, il y avait environ cent soixante-cinq religieuses, laotiennes ou expatriées, dont cent dix au sud du Laos et cinquante cinq dans le territoire confié aux Oblats. 45   Pie XII, Lettre encyclique Evangelii præcones (2 juin 1951), alinéa 26 ; texte latin dans Acta Apostolicae Sedis, 43 (1951), p. 497-528. – La question du « clergé indigène » est ancienne. Elle figure au premier plan dans la célèbre Instruction remise en 1659 par la Congrégation de Propaganda Fide aux vicaires apostoliques en partance pour le Viêt-nam et la Chine (Instructio vicariorum apostolicorum ad regna Sinarum, Tonchini et Cocincinae proficiscentium, manuscrit aux Archives des Missions étrangères de Paris, n° 248, p. 290303 ; traduction française dans H. Chappoulie, Rome et les Missions d’Indochine au xviie siècle, t. I, Paris, 1943, p. 392-402). Le 23 novembre 1845, le pape Grégoire XVI avait fait publier par le même dicastère une nouvelle instruction, Neminem profecto, sur la formation du clergé local (texte latin dans Collectanea S. Congregationis de Propaganda Fide, t. I, Rome, 1907, p. 541-545) ; il y exigeait l’abandon de la coutume qui reléguait les prêtres locaux dans des postes subalternes supervisés par les missionnaires européens. Ces diverses instructions étaient souvent restées sans grand effet, l’idée de la supériorité européenne restant ancrée dans les mentalités. 46   Evangelii præcones, alinéa 52 ; la phrase est une citation du Radiomessage de Noël 1942 du même pontife ; texte latin dans Acta Apostolicae Sedis, 35 (1943), p. 9-24. 47  D. Levasseur, Histoire des Missionnaires Oblats, t. 2, p. 389.

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Le succès, si du moins on veut le mesurer en données chiffrées, fut au rendez-vous. Les statistiques établies par le Père Gérard Sion, o.m.i., font état en 1967, pour tout le pays, d’environ trente-deux mille catholiques et cinq mille huit cents catéchumènes. Dans le territoire confié aux Oblats – où l’on avait dénombré en 1933 un total de mille neuf cent soixante-sept catholiques, presque tous étrangers –, ils étaient devenus dix-neuf mille trois cent cinquante pour le vicariat de Vientiane, et mille cinquante pour celui de Louang Prabang. En dix ans, entre 1951 et 1962, l’accroissement numérique global avait été de quatre-vingt-douze pour cent48. Sur ces nombres, toutefois, les catholiques appartenant aux populations de langue et de culture proprement lao représentaient une infime minorité. Profondément marqués par le bouddhisme, ces milieux s’étaient montrés assez insensibles à la prédication du christianisme ; en outre, les tentatives en vue de leur conversion étaient très mal vues de la classe dirigeante. Tout naturellement, les missionnaires sont allés en majorité dans les directions où ils se sentaient attendus, voire appelés. Pour les Oblats, de fait, les destinataires de la mission furent donc essentiellement les minorités montagnardes animistes, qu’ils atteignaient en rayonnant à partir des nouveaux pivots de leur action missionnaire : notamment, mais non exclusivement, Louang Prabang pour les Hmong et Xieng Khouang pour les Kmhmu’49. Ces derniers, surnommés Kha (‘esclaves’), formaient la couche la plus basse de la population du pays. L’action des missionnaires, sur les rebords de la Plaine des Jarres, permit largement à cette ethnie populeuse d’entrer dans la voie du développement : alphabétisation et éducation scolaire, soins de santé, amélioration des techniques agricoles, hygiène et nutrition … Les lettres les plus récentes de ce recueil témoignent de cette évolution de l’action missionnaire.

  G. Sion, La mission catholique lao, p. 8 et 26. Selon un dossier établi par l’Agence Fides (Rome, Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples), le chiffre global aurait été de quarante-cinq mille catholiques pour 1973 ; cf. www.fides.org/French/1999/ f19990205.html (10.8.2006) ; la différence des chiffres est difficile à expliquer. 49   La parenté ethnolinguistique des Hmong est discutée ; les statistiques les groupent souvent avec les groupes tibéto-birmans (en tout treize pour cent de la population du Laos). Ils sont plusieurs millions en Chine ; au Laos, ils sont présents en montagne depuis le xixe siècle et ont vécu longtemps repliés sur eux-mêmes, presque en autarcie, aidés par une identité culturelle très marquée. Les Kmhmu’ sont la minorité môn­khmère (vingt-cinq pour cent de la population) la plus nombreuse du Laos ; ils sont présents surtout au nord, où leur implantation a précédé celle des Thaï. Les chiffres sont ceux de 1983, cités dans l’édition 1988 de Symposium, les chiffres du monde (Encyclopædia universalis). 48

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Aux Hmong et Kmhmu’, devenus rapidement majoritaires parmi les catholiques, s’adjoignirent quelques populations thaï cousines des Lao mais non bouddhistes, notamment les Thaï Dam et les Thaï Deng50. Ces derniers, nombreux dans la province de Houaphan (région de Sam Neua) située sur le versant oriental de la cordillère, y avaient été christianisés en grand nombre par des Missionnaires de Paris venus du Viêt-nam. Les Oblats prirent le relais à Sam Neua durant deux petites années de paix relative, de 1958 à 1960. Ils fondaient de grands espoirs sur cette nouvelle implantation, mais échappèrent de justesse au massacre lors de la reprise en main de la région par le Pathet Lao, qui établit dans ce secteur la capitale de son État alternatif. Ils durent se contenter de poursuivre ensuite leur ministère auprès des Thaï Deng réfugiés dans d’autres régions … L’augmentation massive du nombre des missionnaires européens entre 1950 et 1970 ne doit pas être interprétée comme une volonté de maintenir la communauté catholique dans la dépendance de cadres dirigeants venus de l’étranger. C’est plutôt le contraire qui est vrai : la formation d’une élite dirigeante parmi les chrétiens locaux a été une priorité et un souci constants. Le développement le plus remarquable de cette période de la mission est sans conteste celui de l’Institution de Mazenod à Paksane : fondés dès 1942, l’école secondaire et le petit séminaire prirent un nouvel essor en 1956 avec des constructions en dur, siège aujourd’hui d’un grand lycée nationalisé. L’institution formera au cours des deux décennies suivantes, outre les futurs prêtres locaux, une partie des élites de la nation. Parallèlement, à Vientiane les Sœurs de la Charité de Sainte JeanneAntide Thouret ouvraient un collège qui accueillit bientôt six cents jeunes filles. Également dans la capitale, les Oblats ouvraient un pensionnat pour accueillir les étudiants originaires de la montagne, ainsi que deux centres de formation de catéchistes pour remplacer celui qui avait fonctionné dès 1955 à Paksane. Ces centres offraient une formation complète axée tant sur le développement économique et humain que sur l’éducation de la foi. Certes, le nombre des prêtres autochtones restait en 1975 très modeste, mais cela est dû aux difficultés intrinsèques de la tâche et surtout au manque de temps, et non pas à la mauvaise volonté ou au manque d’investissement. Quant aux catéchistes, ils formeront dans la période suivante de l’histoire du Laos l’ossature de la communauté catholique.   Les ethnologues et linguistes préfèrent souvent l’orthographe ‘Tay’ à celle, plus commune, de ‘Thaï’ ; les Thaï/Tay autres que les Lao forment quatorze pour cent de la population totale du Laos. Le petit groupe des Thaï Deng (‘Thaï Rouges’) est estimé aujourd’hui à cent mille personnes au Viêt-nam et à vingt cinq mille au Laos. Les Thaï Dam (‘Thaï Noirs’) seraient respectivement sept cent mille et cinquante mille. 50

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Une question devait rester en suspens pour la mission catholique du Laos : celle d’un dialogue de longue haleine avec les bouddhistes laos, indispensable pour un réel échange entre la foi catholique et la culture nationale. Diverses initiatives virent le jour en ce sens après 1965, notamment une thèse de doctorat sur les rites et cérémonies du bouddhisme lao soutenue à Rome en 1971 par Marcello Zago, un Oblat italien missionnaire au Laos51. Une étape marquante pour l’avenir fut la visite à Rome, en 1973, d’une délégation commune comprenant plusieurs hauts dignitaires bouddhistes et un évêque ; le groupe, guidé par le Père Zago, rencontra le pape Paul VI et visita plusieurs hauts lieux de la foi catholique en Italie. La hiérarchie bouddhiste fut très sensible au geste et à la découverte d’aspects méconnus du christianisme. Certes le dialogue, interrompu pour cause de force majeure, ne pourra pas s’épanouir pleinement, et les projets établis en commun pour le développement, l’enseignement moral dans les écoles, la méditation, etc., ne verront pas le jour. Mais dans les années les plus difficiles qui suivirent le départ des missionnaires étrangers, les hauts représentants du bouddhisme s’efforceront de protéger la petite communauté catholique contre la répression et les excès de la propagande52.

Qui étaient les Missionnaires Oblats, auteurs des lettres ? La formation reçue par les Missionnaires Oblats envoyés au Laos les avait-elle préparés à la complexité de la tâche et aux épreuves spécifiques de cette mission ? En l’absence de toute étude, on ne peut guère risquer d’affirmations à ce sujet. Leurs Constitutions et Règles en vigueur jusqu’en 1966 identifiaient certes « les missions auprès des infidèles et des non-catholiques parmi les finalités de notre Congrégation » (art. 37), mais n’en parlaient qu’en termes très génériques et inadéquats53. 51  M. Zago, Rites et cérémonies en milieu bouddhiste lao, Rome, 1972. Marcello Zago, o.m.i. (1932-2001), sera de 1986 à 1998 supérieur général des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, puis, jusqu’à sa mort, archevêque secrétaire de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples. 52   Le départ des missionnaires fut provoqué en partie seulement par une mesure d’expulsion ; les autres départs répondirent à une invitation pressante transmise par le vicaire apostolique de Vientiane, les circonstances politiques et sociales ayant rendu leur présence préjudiciable à la communauté chrétienne. Cf. P. Chevroulet, Oblats au bord du Mékong, p. 39-41 ; D. Levasseur, Histoire des Missionnaires Oblats, t. 2, p. 389-390 ; et le document publié dans Information OMI (Rome) n° 117 (1976), p. 1-2. 53  Cf. les Constitutions et Règles en vigueur jusqu’en 1966, art. 37-47. Art. 39 : « Dans toutes ces missions, outre les pieux exercices prescrits par les Constitutions pour nos églises […] les missionnaires rempliront également les fonctions considérées comme appartenant au ministère paroissial […] » Art. 40 : « Ils ne refuseront même pas ­d’éduquer

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En 1951, le pape Pie XII avait voulu tracer un programme-cadre de la formation des futurs missionnaires : Il faut […] que ceux qui sont appelés à ce genre d’apostolat, alors qu’ils sont encore dans leur patrie, soient formés non seulement à toutes les vertus et à toutes les connaissances ecclésiastiques, mais il faut qu’ils apprennent encore les doctrines et acquièrent les connaissances particulières qui leur seront un jour de la plus grande utilité quand ils s’acquitteront de leur office de messagers de l’Évangile. C’est pourquoi ils doivent connaître les langues, celles surtout qui leur seront un jour nécessaires ; il faut qu’ils soient également suffisamment initiés à la médecine, à l’agriculture, à l’ethnographie, à l’histoire, à la géographie et autres sciences du même genre54. Les congrégations religieuses comme les Oblats manquaient toutefois des ressources humaines et financières qui auraient permis de mettre rapidement en œuvre ces directives. Les six années d’études suivant le noviciat étaient axées sur la philosophie scolastique, les études bibliques et le dogme. Les matières utiles à la rencontre des cultures, comme l’anthropologie, l’ethnologie, la linguistique ou l’étude des religions non chrétiennes, étaient manifestement absentes, même si l’on tentait de pallier cette absence par quelque lecture ou conférence. Comment donc ces missionnaires remarquables ont-ils été préparés réellement à leur travail ? C’est d’abord par la formation reçue dans leur famille. Beaucoup d’entre eux venaient du monde rural ; ils étaient fils de

les indigènes aux devoirs de la vie civile, dans le but de les mieux disposer à être plus réceptifs aux questions spirituelles. Mais ils veilleront à ne pas dépasser en cela la juste mesure, au risque de nuire à leur propre bien spirituel et à celui d’autrui. » Traduction libre de Constitutiones et Regulæ Congregationis Missionariorum Oblatorum […] Rome, 1928 : « In cunctibus missionibus istis, præter pias exercitationes pro ecclesiis nostris a Constitutionibus præscriptas […] adimplebunt missionarii etiam partes sacri ministerii quæ uti parœciales habentur […] Immo indigenas ad vitæ civilis officia efformare non recusabunt missionarii, eum in finem ut eos ad spiritualia facilius capienda disponant. Cavebunt tamen ne hac in re debitam mensuram excedant, cum suo aliorumque spirituali detrimento. » Par « vie civile », il faut sans doute entendre ici une vie respectueuse des rapports sociaux fondés sur les principes moraux. On pourrait traduire « vie civilisée », car le fondateur des Oblats avait écrit à propos des « pays infidèles », dans un texte remis à l’honneur en 1936 : « Ici, le milieu est habituellement fruste, incivilisé, peu ou point familier avec les premières notions de la Religion » ([E. de Mazenod], Instruction de notre Vénéré Fondateur relative aux missions étrangères, Rome, 1936, p. 6). 54   Pie XII, Lettre encyclique Evangelii præcones (2 juin 1951), alinéa 21.

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cultivateurs ou d’artisans, et c’est dans leur famille qu’ils ont appris à la fois à vivre avec les autres en rendant service, à travailler en acceptant les conditions de patience, de risque, d’indispensable technicité, et aussi à vivre de la foi … Cela est vrai aussi pour d’autres familles. La formation religieuse donnée chez les Oblats venait comme un ensemble de compléments à cette formation première. Les communautés oblates de formation (Pontmain, La BrosseMontceaux, Solignac …) n’étaient pas des communautés fermées. On y était attentif au courrier reçu des missions, qu’on connaissait aussi par les revues. Surtout, les missionnaires en congé, et aussi quelques anciens, passaient assez fréquemment pour éveiller les plus jeunes et les attirer vers les territoires de mission où on les attendait. Les contacts avec l’extérieur n’étaient pas rares, qu’il s’agisse des colonies de vacances, de la participation aux sports d’équipe (football …) avec la jeunesse du village, de l’aide apportée aux cultivateurs ; les stages de vacances étaient largement orientés dans ce sens : par petits groupes, les futurs missionnaires étaient envoyés vivre et travailler en contact étroit avec les gens dans les zones rurales défavorisées … Il y avait en outre, bien sûr, le service militaire. Le massacre de La Brosse (1944) témoigne de la participation des jeunes Oblats à la Résistance55. Plus tard, ce sera la guerre d’Algérie … Grâce notamment au travail des Frères convers, ces communautés de formation vivaient pour une bonne part en autosubsistance : jardin potager, verger, élevage, ateliers divers. La formation des futurs missionnaires leur demandait de participer à ces travaux. Ce fut encore plus vrai à Solignac, avec la construction d’une aile nouvelle du bâtiment de l’antique abbaye56. Faut-il aussi rappeler que l’un ou l’autre remplissait les fonctions d’infirmier de la communauté ? On peut certes regretter les limites de la formation théologique, ainsi que le caractère figé de la liturgie. L’Église d’avant le Concile Vatican II ne tolérait guère ce qui paraissait innovation. Il y avait des questions qu’on  Cf. le récit du colonel Rémy , « Le silence des Oblats », paru dans Historia, 160 (mars 1960), et réédité sous forme d’opuscule par l’Office des Anciens Combattants de Seine-et-Marne ; cf. aussi Cinq Oblats de La Brosse, Rome, 1998 (collection « Héritage oblat » n° 12). 56  Solignac est situé à une dizaine de kilomètres au sud de Limoges. Fondée en 631 par saint Éloi, l’abbaye avait survécu, à travers bien des vicissitudes, jusqu’à la Révolution française. De 1939 à 1945, elle accueillit l’École normale d’instituteurs d’Obernai repliée en France libre. Les Missionnaires Oblats y installèrent en 1946 leur maison d’études (grand séminaire ou scolasticat). Les étudiants participèrent massivement à la remise en état des lieux et à la construction du vaste bâtiment nécessaire pour héberger une centaine de jeunes religieux. 55

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n’avait pas le droit de poser, comme celle de l’usage du latin pour les offices … Il y avait des étroitesses qu’il n’était pas permis de souligner … Une des richesses de la formation à Solignac a été la qualité de l’enseignement de l’Écriture sainte avec, en complément libre, celui des langues bibliques, grec et hébreu. Plusieurs missionnaires se sont très fortement appuyés sur cet enseignement, tant pour la formulation de la doctrine dans d’autres cultures que pour l’apprentissage des langues locales. Comme le montrent leurs lettres, ces missionnaires arrivent au Laos avec une volonté éprouvée de servir les populations auxquelles ils sont envoyés et de leur apporter la connaissance vécue de l’Évangile. Ils ont conscience de ne pas être des spécialistes en économie rurale, en ethnologie ou en linguistique, mais ils veulent être des hommes du terrain, proches des gens et de la terre, foncièrement fidèles à leur foi telle qu’ils l’ont reçue de la tradition catholique française, et à la mission que l’Église leur confie auprès du peuple laotien. On pourrait peut-être les présenter comme des frères aînés, dont le premier souci est de vivre la solidarité quotidienne, la présence avec les gens, souvent des très pauvres, en les aidant à survivre (problèmes alimentaires, santé, formation, gestion des sols et de l’eau …). Cela, ils l’ont fait au nom de l’Évangile. Ils avaient appris que l’Évangile peut et doit être annoncé et vécu quelles que soient les situations sociales ou politiques favorables ou défavorables ; il leur a été demandé avec insistance de vivre la fidélité à ces populations, à travers les aléas d’une situation de guérilla, par des moyens sans artifice et sans violence. Eux-mêmes et leurs gens étaient d’autant plus vulnérables qu’il s’agissait de minorités, auxquelles l’administration civile n’avait jamais manifesté beaucoup d’intérêt, vivant sur des terrains facilement occupés par les guérillas, facilement exploités par tous les partis … Se faire proche de ces populations, s’en faire si nécessaire les défenseurs, c’était mettre des limites à tous ceux qui, ayant les armes, prétendaient prendre ou garder le pouvoir. En outre, les guérillas sont souvent communisantes, ou plus nettement communistes, et donc promeuvent plus ou moins nettement un athéisme militant. Les missionnaires étaient les propagandistes d’une religion dont les chefs avaient pris nettement position contre le communisme ; et ils étaient des Occidentaux, donc par définition des ennemis à éliminer … Au nom de l’Évangile de paix qu’ils proclamaient, au nom de leur amour inconditionnel pour le peuple auquel ils étaient envoyés, les missionnaires du Laos décidèrent de rester sur place au péril de leur vie. Ils ont payé de leur vie cette double fidélité. C’est ce sacrifice suprême qui donne à leurs lettres leur sceau d’authenticité.

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Vincent L’Hénoret, o.m.i. (1921-1961) Vincent L’Hénoret est né à Pont l’Abbé (Finistère) le 12 mars 192157. De famille bretonne, il est entièrement formé par l’enseignement catholique : classes primaires au Collège Saint-Gabriel de Pont l’Abbé, puis Séminaire des Missions des Oblats de Marie Immaculée à Pontmain dans la Mayenne (1933-1940). Sa formation de religieux s’est déroulée ensuite dans un contexte de guerre. Au noviciat, improvisé sur place à Pontmain, le maître des novices décrit un jeune homme doux et timide, avec des moyens intellectuels modestes, à tel point qu’il se décourage facilement ; mais aussi un homme de bon sens, dévoué et porté au surnaturel. Plus tard, quand il dirigera la petite école en paillote de Ban Ban au Laos, Vincent la baptisera, avec humour et fierté, son « université » ! Ses études de philosophie et de théologie ont pour cadre La BrosseMontceaux en Seine-et-Marne. Là, Vincent vit le drame du 24 juillet 1944 : la torture et l’exécution sommaire par les nazis de cinq membres de sa communauté58. Après une brève déportation au camp de Compiègne, il prononce ses vœux perpétuels chez les Oblats le 12 mars 1945 ; le 7 juillet 1946 il est ordonné prêtre. Pour sa première messe, il se fait photographier devant le monument aux Oblats fusillés, où est gravée dans la pierre la parole du Christ : « Nul ne peut avoir d’amour plus grand que de donner sa vie pour ses amis59. » À son supérieur général, il écrit : « Ma santé peut soutenir les plus rudes chocs, malheureusement mes moyens intellectuels ne sont pas à la même hauteur. J’ai eu beaucoup de difficultés dans mes études, aussi pour éviter l’anglais, je désire soit le Laos, soit le Tchad, ou à leur défaut la Baie d’Hudson . » Douce illusion du futur missionnaire qui ignore la complexité linguistique du Laos … Le 19 mai 1947 il reçoit sa feuille de route … pour Garoua (Cameroun), destination changée in extremis, le 10 août, pour le Laos. Son premier séjour laotien se situe dans le secteur de Paksane, au bord du Mékong, où de rares communautés catholiques existaient depuis la fin du xixe siècle. Pasteur attentif, assez sévère, il sait se faire aimer de ces chrétiens qu’on appelait « vieux », car ils en étaient déjà à la troisième gé57  Sauf indication contraire, les notes biographiques ci-dessous sur Vincent L’Hénoret, Louis Leroy et Jean Wauthier sont tirées de documents inédits conservés sous leurs noms aux Archives des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée à Rome et à Marseille. 58   Voir ci-dessus, note 55. 59   Jean 15, 13.

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nération. Au retour de son premier congé en France, en novembre 1956, il retrouve pour un an le même champ d’apostolat, puis rejoint pour de bon l’équipe missionnaire chargée d’implanter la foi chrétienne dans la province de Xieng Khouang60. Son poste sera Ban Ban (aujourd’hui Muang Kham), à l’extrémité orientale de la Plaine des Jarres sur la route du Viêt-nam. Il s’y donne passionnément à l’apostolat auprès des Thaï Deng, réfugiés de la province de Sam Neua déjà « libérée » par les troupes vietnamiennes. En 1961, la région est sous contrôle conjoint du Pathet Lao et du parti neutraliste, qui sont alliés. Pour pouvoir circuler dans le secteur dont il a la charge, Vincent L’Hénoret obtient un laissez-passer en bonne et due forme. Le mercredi 10 mai, il s’en va en bicyclette assurer le service religieux dans le village de Natum. Le jeudi 11, il fait la route en sens inverse pour célébrer la grand-messe de l’Ascension au centre de la mission. Une patrouille militaire contrôle son laissez-passer. À peine a-t-il repris la route qu’il est abattu de plusieurs coups de fusil dans le dos. Malgré les témoignages formels, la responsabilité de l’assassinat sera constamment rejetée tant par le Pathet Lao que par les neutralistes. Pourtant, selon toute apparence, c’est pour l’abattre que le poste de contrôle avait été établi sur la piste61. Une religieuse laotienne, toute jeune fille à l’époque, témoigne : Son dernier sermon, à la messe du soir à Natum, a marqué les gens : il l’a entièrement consacré à la mort. Il disait qu’il faut toujours être prêt, car le Seigneur vient comme un voleur […] Il est mort sur la route, le lendemain entre sept et huit heures du matin. Deux ou trois militaires lui ont demandé son laissez-passer. Tout était en règle. Il est remonté à bicyclette. C’est alors qu’ils ont tiré sur lui. Il est tombé en criant « Ohhh ! » Il n’était pas mort, il a épongé son sang. Alors ils sont revenus pour tirer de nouveau sur lui. Le mouchoir avec lequel il avait essuyé son propre sang est resté rouge durant trois jours : tous les gens du village ont pu voir cela. Mgr Loosdregt, son évêque, écrivait à la maman de Vincent : Chère Madame, votre fils était resté à son poste par obéissance. avait donné comme directive, l’année dernière, que les Pères ayant charge d’âmes devaient rester à leur poste ; c’est pour Cf. P. Chevroulet, Oblats au bord du Mékong, p. 30.  Cf. P. Chevroulet, Oblats au bord du Mékong, p. 31.

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quoi Vincent était demeuré à Ban Ban. Il ne pouvait plus faire grand-chose, mais c’était quand même le témoin du Christ dans les jours difficiles, et c’est en agissant comme prêtre qu’il a été assassiné. L’ennemi dira que c’était un espion, qu’il s’occupait de politique ; c’est absolument faux. C’est uniquement comme prêtre qu’il est demeuré à Ban Ban, et c’est uniquement pour le ministère de prêtre qu’il se déplaçait. Il est mort parce que prêtre, et parce que fidèle aux directives du Saint-Siège.

Louis Leroy, o.m.i. (1923-1961) Louis Leroy est né le 8 octobre 1923 à Ducey (Manche), aîné d’une famille paysanne de quatre enfants. Après le certificat d’études primaires, il travaille une dizaine d’années dans l’exploitation familiale. C’est au retour du service militaire, à l’âge de vingt-deux ans, qu’il s’oriente vers la vie missionnaire : les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée l’admettent au Séminaire des Missions de Pontmain pour deux ans et demi de rattrapage des études secondaires. Son bulletin : « Très appliqué, résultats moyens » ; dès cette époque les maux de tête l’accompagneront tout au long de ses études. En 1948-1949, il fait son noviciat à La Brosse-Montceaux. Le maître des novices esquisse son portrait moral : « Très droit, dur pour lui comme pour les autres. Intelligence assez bonne, beaucoup plus pratique que spéculative, bon sens du paysan normand que rien ne peut renverser, entêtement que compense une grande charité et une grande docilité […] » Louis fait ensuite ses études de philosophie et de théologie à l’abbaye de Solignac. Le 29 septembre 1952 il prononce ses vœux perpétuels, et le 4 juillet 1954 il est ordonné prêtre. À plusieurs de ses compagnons il a déjà confié son désir de mourir martyr. Il écrit au Supérieur général des Oblats : Avant de connaître les Oblats, les missions d’Asie m’attiraient, et pour ces missions je voulais abandonner mon métier de cultivateur […] La connaissance des missions oblates m’a alors fait désirer le Laos, et les difficultés que cette mission a rencontrées et rencontrera peut-être encore n’ont fait qu’augmenter mon désir pour ce pays […] Je recevrais avec une grande joie mon obédience pour le Laos si vous jugiez bon de m’y envoyer […] Sa feuille de route est datée du 11 juin 1955. Les six années du Père Leroy au Laos sont connues notamment à travers la correspondance suivie qu’il entretient avec les Carmélites de Limoges, publiée ci-dessous. Il y prodigue ses conseils pour la petite exploitation lai-

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tière des sœurs et leur confie ses joies, ses espoirs et ses épreuves de missionnaire. Il étudie patiemment les langues – lao, thaï dam, kmhmu’ –, handicapé par une surdité précoce. Les résultats « moyens » qu’il avoue sont compensés par son infatigable dévouement au service des malades, par son amour des plus pauvres, par sa patience envers les pécheurs : il souffre de la tiédeur et du manque de constance de certains chrétiens. Après Xieng Khouang, puis Tha Ngon près de Vientiane, Louis rejoint fin 1957 son poste définitif de Ban Pha dans les montagnes. Inlassablement, il visite les villages qui lui sont confiés, à deux, trois ou cinq heures de marche par tous les temps sur des pistes impossibles. Il écrit : Il m’est arrivé d’aller passer une nuit dans des villages païens pour essayer de leur faire connaître notre religion mais, au moins apparemment, ce que je leur ai dit ne semblait pas les intéresser beaucoup […] s’aperçoit vite que seule la grâce toute puissante de Dieu peut convertir une âme […] Du 1er juillet 1959 au 1er juillet 1960, il y a eu soixante-treize baptêmes dont trente-sept d’adultes […] Environ trois mille personnes venues demander des soins, parfois il s’agit de cas bénins, parfois de cas très graves ; et pour assurer tout cela au moins trois mille kilomètres de marche à pied sac au dos. À certains jours c’est dur, surtout quand la santé n’est pas brillante, mais je suis très heureux d’avoir à travailler dans ce secteur […] Le 18 avril 1961 le Père Leroy est en prière dans sa pauvre église. Un détachement de soldats de la guérilla vient le chercher. Selon les gens du village il sait que son départ est définitif : il demande à enfiler sa soutane, met sa croix, prend son bréviaire sous le bras et fait ses adieux. Tête et pieds nus il suit les soldats. Dans la forêt, quelques coups de feu et c’est fini … Son rêve de martyre se réalisait.

Jean Wauthier, o.m.i. (1926-1967) Né le 22 mars 1926 à Fourmies (Nord), Jean Wauthier a connu dans son adolescence les péripéties de l’exode de 1940, qui conduisit sa famille à Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne). Après deux années au Collège SaintPierre de Fourmies, c’est donc à Notre-Dame de Bon Encontre près d’Agen qu’il entre au petit séminaire 62. En 1944 il est admis au noviciat  Une biographie du Père Wauthier a été publiée sous le titre « Jean Wauthier, o.m.i., Martyr de la Mission et de la Charité, 1926-1967 », dans le bulletin ronéoté Liens : Trait d’union des anciens du Petit Séminaire de Bon-Encontre [5 rue Pasteur, 47240 Bon 62

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des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée à Pontmain dans la Mayenne. D’un physique robuste allié à un tempérament combatif, et d’une droiture morale à toute épreuve, il choisit pour son service militaire le corps des parachutistes. De retour au scolasticat de Solignac pour quatre années d’études de théologie, il est de ceux que les travaux manuels les plus pénibles ne rebutent pas, en ces années d’aménagement de la vieille abbaye de saint Éloi où se pressent une bonne centaine de jeunes Oblats. C’est là que, le 8 décembre 1949, Jean Wauthier prononce ses vœux perpétuels au sein de la Congrégation des Missionnaires Oblats. Le 17 février 1952 il est ordonné prêtre en l’église abbatiale. Deux mois plus tôt, il avait écrit au supérieur général des Oblats : J’ai toujours aspiré à la vie missionnaire dès mon enfance. C’est pour cela que je suis entré dans la Congrégation, c’est dans ce seul but que j’ai passé mes années de Scolasticat. Parmi les nombreuses missions oblates que je pouvais admirer, dès le noviciat je me suis senti saisi par le désir d’aller porter l’Évangile en pays laotien. Dès lors je n’ai plus jamais changé d’idée. Mon directeur de conscience n’a pas contrecarré ces aspirations ; il m’y a toujours encouragé en s’efforçant de les faire devenir de plus en plus spirituelles. C’est pourquoi, mon Très Révérend Père, je vous demande de m’envoyer au Laos. […] Je pense avoir les aptitudes physiques nécessaires. Supportant bien le froid, j’ai pu constater durant mon service militaire dans le Sud Marocain que la chaleur ne me causait aucun trouble. Je n’ai jamais été malade durant le Scolasticat. Enfin, les travaux manuels parfois pénibles de ces six dernières années et mon service militaire dans les parachutistes semblent montrer que je possède une bonne résistance physique. C’est donc pour sa plus grande joie que Jean reçoit dès la fin de l’année scolaire son « obédience » pour le Laos. Arrivé en 1952, il va être mis sans tarder au service de la mission chez les plus pauvres, les Kmhmu’. Il sera presque toujours avec les gens des mêmes villages, qu’il suit à travers leurs déplacements dans les années de guerre. C’est lui qui les incite à quitter Nam Mone, où ils ont été baptisés,

Encontre], n° 49 (nov. 1997). Voir aussi J. Subra, o.m.i., Mission des Oblats de Marie Immaculée chez les Kmhmu, Rome, 1995 (ouvrage dactylographié conservé aux Archives générales OMI), p. 252-255.

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pour Khang Si, un meilleur emplacement, où ils pourront bénéficier de la rizière inondée. Il y réalise un système d’adduction d’eau au moyen de bambous qui fait le bonheur des villageois. Hélas, cette installation ne durera que peu d’années : dès 1961, tout le village doit se replier à la limite de la Plaine des Jarres, à Ban Na d’abord, puis ensuite à Hin Tang. Après l’alerte de janvier 1961, Jean est retiré pour un temps de ce secteur. Il fait un stage de deux années – octobre 1961 à décembre 1963 – au petit séminaire de Paksane. On peut lui faire confiance pour le travail qui lui est demandé, que ce soit l’enseignement, le sport ou la musique. Chaque samedi, il s’évade du séminaire pour la pastorale dominicale dans les villages des alentours. Mais il reste bien clair qu’il n’aspire qu’à retrouver le plus tôt possible ses chers montagnards. En décembre 1963, il rejoint l’équipe de l’apostolat chez les Kmhmu’, nouvellement installée à Vientiane où elle travaille en premier lieu à la formation des catéchistes ; ces derniers doivent être envoyés dans les villages où le prêtre est devenu indésirable. Dans la montagne, parmi tous ces réfugiés que la guerre a chassés de chez eux, c’est la misère qui s’est installée : récoltes incertaines, attaques, mines un peu partout le long des pistes, pénurie de médicaments … Jean passe le plus clair de ses dernières années à Hin Tang et se consacre à la tâche difficile de répartir équitablement l’aide humanitaire. C’est là que se noue le drame, car même dans la pire misère il y a encore exploitants et exploités. Il défend les pauvres Kmhmu’, sans pour autant les favoriser car il sait se mettre au service de tous. Son action déplaît aux forces spéciales – d’obédience gouvernementale – qui s’arrogent le droit de se servir copieusement les premiers. Jean est désormais conscient que sa vie est menacée. La nuit du 16 au 17 décembre 1967, sous le couvert d’une attaque simulée de la guérilla, il est exécuté de deux coups de feu en pleine poitrine. Le lendemain, un des catéchistes écrit à ses parents : « Le Père Jean est mort parce qu’il nous aimait et n’a pas voulu nous abandonner. »

1 – Évangéliser l’Indochine : 1948-1949 Les sept lettres de Vincent L’Hénoret à ses confrères oblats encore aux études à l’abbaye de Solignac (Haute-Vienne) n’étaient pas destinées à la publication. En effet, le ton est plus à l’humour qu’à l’édification ; comme telles, elles sont révélatrices, à l’état brut, de l’état d’esprit qui prévalait chez les missionnaires au milieu de la guerre d’Indochine. Ce motif invitant à la discrétion fait place peu à peu à un autre : l’auteur craint que la publicité

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donnée à ses jugements sur les réalités locales puisse porter préjudice à l’action missionnaire63. Le contexte, en effet, est bien celui d’une guerre, même si Vincent L’Hénoret n’utilise le terme que pour caractériser le Viêt-nam ; le Laos était certes beaucoup moins concerné. Quoi qu’il en soit, on est bien dans cette « Indochine française » qui est en train d’échapper à la France. À son arrivée, le missionnaire n’a guère de doutes sur la légitimité de l’ordre que la France a entrepris de rétablir, ni sur la convergence de fond entre les buts militaires, politiques et religieux poursuivis. Pour les transports et les communications, notamment, la mission accepte sans complexe d’être épaulée par l’Armée française et la Poste aux armées. Le Viêt-nam lui-même est vu à travers les Occidentaux – Français et Canadiens –, même si les « prêtres annamites » sont jugés a priori sympathiques. Seul le quartier européen de Saigon présente quelque intérêt pour le visiteur. Et puis, dans un paradoxe bien français, on se scandalise d’une administration où a cours la pratique du bakchich, tout en s’estimant vertueux de tricher sur les déclarations à la douane ! Mais le choc, c’est le Laos, qui est ailleurs et autre : une « mission originale et mystérieuse ». Ce dépaysement répond bien à un certain idéalisme cultivé par les jeunes Oblats, car il y a « différentes conceptions des mots ‘belle mission’ ». Leur idéal, c’est « la brousse », « le bled64 » ; la beauté de la mission, c’est sa difficulté et non sa prospérité. Dans ce sens, Vincent L’Hénoret s’estimera comblé : « Je suis dans une mission difficile, pas encore la plus difficile, mais cela viendra. » Cette phrase peut être lue simplement comme une anticipation du jour où il sera envoyé loin des centres de chrétienté déjà organisés ; mais elle apparaît aussi comme une parole prophétique sur les évolutions à venir. La difficulté de la mission tient à plusieurs facteurs. Il y a d’abord une nature perçue comme hostile – chaleur, inondations, bestioles et animaux sauvages un peu trop proches – et une alimentation peu adaptée au palais des Européens. Il y a ensuite la présence plus ou moins cachée des « Viêt », c’est-à-dire de la guérilla soutenue et animée par le Viêt-minh, qui rend les communications aléatoires et contraint le missionnaire à accepter la protection de l’armée. Un troisième facteur perçu comme difficulté, c’est l’environnement religieux. On n’a pas de sympathie vis-à-vis du bouddhisme, dont les re63  Une lettre (n° 5 ci-dessous) a été publiée, mais ce fut apparemment sans l’accord de son auteur. 64  Ces termes sont utilisés trois fois chacun dans ces lettres. Ils sont synonymes pour désigner des contrées rurales isolées, loin de la « civilisation ».

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présentants passent leur temps à « manger aux dépens du pauvre peuple » ; et l’on n’a que mépris pour les pratiques de l’animisme traditionnel, vu comme sorcellerie et supercherie. Par contraste, le missionnaire est fier de la science médicale, même rudimentaire, qu’il apporte, et qui constitue « un moyen précieux de pénétration en masse païenne ». Une dernière difficulté, qui n’apparaît que peu à peu, c’est la « passivité » des chrétiens, dont la régularité et la ferveur laissent à désirer. L’heure n’est pas encore venue de poser des questions sur la réalité de la conversion et ses méthodes. À côté de cela demeure la conviction et l’espoir que la parole divine finira par « germer dans les âmes » ; et un amour inconditionnel pour celles-ci.

[1] Lettre de Vincent L’Hénoret aux Oblats de Solignac Saigon, 28 janvier 1948

(Archives des Missionnaires Oblats, Marseille [= AOM], 37-D)

Nous voici arrivés sur la terre d’Indo-Chine depuis samedi 24, après une excellente traversée d’un mois. Le seul inconvénient du voyage a été la longueur, mais on avait pris ce mal en patience, et quand le terme était arrivé on a débarqué, heureux comme des princes. Dans ma dernière lettre, avant Colombo65, je vous disais que je n’étais pas le journaliste du bord – aujourd’hui non plus. (Frère T.66, excusez le F.M.67, vous auriez préférez un beau timbre de Ceylan, mais je vous avoue que je n’y ai pensé qu’après coup. Maintenant je suis décidé encore de profiter des F.M., car nous devons compter nos piastres68. Il nous faut une valeur de plus de trois cent mille francs pour monter au Laos, avec nos bagages, à moins que quelques officiers bienveillants veuillent nous dépanner. Pour le moment, on ne voit pas grand chose à l’horizon, sinon un avion pour cinq Pères, puisque deux doivent se sacrifier pour accompagner les bagages.)  Capitale de Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka).   La plupart des noms de personnes sans lien avec la mission du Laos ont été remplacés par leur initiale. 67   « Franchise militaire » : vignettes de la Poste aux Armées, remplaçant les timbres-poste et permettant aux lettres de circuler en franchise entre les installations militaires françaises et la métropole. 68  Unité monétaire de l’Indochine française. 65

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Vous avez entendu parler du paradis terrestre de Ceylan ! Et bien, après avoir lu et entendu parler, la réalité dépasse encore toutes les paroles. Nous n’avons pas passé une demi-journée et déjà, nous aimions Colombo, qui est superbe, au delà de tout ce qu’on peut dire. Il faut voir de visu. Il est vrai qu’on n’a pas vu la brousse, et donc on n’a pas tout vu Ceylan, mais cette brousse n’est pas la partie la moins intéressante. On a vu une vingtaine de Pères, à la barbe fleurie, qui étaient venus nous saluer et recevoir les Pères M. et R. On en rencontra au moins une douzaine de Finistériens69, tous plus sympathiques les uns que les autres. Je vous avoue qu’en quittant Ceylan, j’étais tout chose ! On quittait le paradis terrestre et la plus belle mission des Oblats (après le Laos évidemment où l’on sème encore dans les larmes et où la moisson ne semble pas lever !). Mgr Mazoyer disait qu’avec ce que l’on a bu et mangé comme « bonnes choses » à la paroisse de la cathédrale, « on aurait eu assez d’argent pour remonter la mission du Laos et même celle du Cameroun70 ». Il y a différentes conceptions des mots « belle mission ». J’emporte un bon souvenir de Colombo et de ses heureux missionnaires, moissonneurs de la récolte semée par d’autres dans les difficultés. Colombo était l’avant-dernière escale avant Saigon. On s’arrêta quelques heures seulement à Singapour, dont la rade et le port sont très jolis avec ces nombreux îlots qui font faire beaucoup de circuits avant d’arriver au port. Notre Chantilly71 s’arrêta en rade pour gagner 69  Il s’agit de missionnaires originaires du département français du Finistère, à la pointe de la Bretagne, région de forte tradition catholique et riche en vocations missionnaires. 70   Les Oblats de France avaient fondé en 1945, dans le contexte de pénurie de l’après-guerre, une nouvelle mission dans le nord du Cameroun. Par contre, la mission oblate de Ceylan (Sri Lanka) avait été établie dès 1848 et, après les difficultés du départ, avait prospéré sous le régime britannique. 71   S.S. Chantilly, paquebot de ligne des Messageries Maritimes de France, construit pour la Compagnie des Chargeurs Réunis, lancé en 1922 sous le nom de Kerguelen, nom changé en Chantilly en 1924. Longueur : 152 m, jauge brute : 10 828 tonneaux, déplacement : 16 137 tonnes. Passagers : 117 premières, 84 secondes, 310 troisièmes, 526 rationnaires. Propulsion : deux turbines à vapeur chauffées par six chaudières au charbon, une cheminée. Puissance : 7000 CV ; vitesse : 16 nœuds. Après la seconde guerre mondiale le Chantilly assura les voyages sur l’Indochine jusqu’en 1949. Il fut mis à la ferraille en 1951.

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du temps ; nous autres Oblats, selon le désir de Monseigneur, nous sommes restés à bord, à cause du peu de temps dont on disposait et à cause de la grève – les passeurs ne promettaient pas d’assurer le retour ; aussi, pour être sûr de ne pas rester après le bateau, on ne descendit pas. En ville, il paraît que les magasins étaient bien garnis et, même avec notre pauvre franc français, on pourrait se procurer de belles choses. Sans regret, nous laissons Singapour derrière nous, et maintenant cap au nord sur Saigon. Nous arrivons au matin du 24 au Cap Saint-Jacques, i.e. à l’entrée de la rivière de Saigon, car, pour le rappeler à ceux qui l’auraient oublié, Saigon est à cinquante kilomètres en terre72. Là, le pilote et la police montent à bord – celle-ci pour vérifier les papiers –, ce qui nous permit de descendre aussitôt qu’on fut à quai. Je laisse au Père Rancœur73 le soin de décrire la traversée de la Rivière de Saigon, car d’avance les mots me manquent pour exprimer ce que j’ai vu : une plaine immense à la végétation tropicale (c’est ce mot qu’il faudrait expliquer) parcourue par une rivière, ou plus exactement par de multiples rivières, plus ou moins navigables suivant la marée, rivières qui forment des anses paisibles, où se reflète toute la flore et où doit aussi miroiter la lune ; des coins romantiques et charmants … Et c’est de pareils paysages que nous voyons depuis neuf heures jusqu’à quatorze heures, et d’où les Viêt-minh74 pouvaient nous contempler à leur aise, et même nous « canarder75 » à loisir, car il n’y avait pas une arme à bord (?) à part nos fusils de chasse dans les cales, et nous n’étions pas escortés. Avant d’arriver au port, nous eûmes une   « Cap Saint-Jacques » est le nom, d’origine portugaise, habituellement donné en français à la péninsule montagneuse de Vũng Tàu, point de repère caractéristique de la côte du Sud Viêt-nam. – Le port de Saigon est situé en fait à quarante-cinq miles nautiques de la mer, soit quatre-vingt-trois kilomètres. 73   Benjamin Rancœur, o.m.i. (1923-1998), missionnaire au Laos de 1947 à 1975. 74   Le Viêt-minh (ou Viêt Minh, Front de l’indépendance du Viêt-nam) était une formation politique issue en 1941 de la réunion du Parti communiste indochinois et d’éléments nationalistes vietnamiens. Le Viêt-minh dirigea le premier gouvernement vietnamien en 1945, et composa d’abord avec la France (1946), avant de prendre la tête de la lutte armée contre les forces françaises et leurs alliés vietnamiens (d’après le Petit Larousse illustré 1997). 75  Terme d’argot militaire : tirer au fusil sur une cible humaine, comme on fait à la chasse aux canards. 72

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vision de guerre – des navires japonais dont les mâts et les cheminées seuls dépassaient l’eau nous rappelèrent que quarante mille Japonais avaient péri dans ces lieux, où ils avaient voulu se réfugier lors de leur retraite de Singapour76. Il fallait que notre pilote ouvre l’œil, à ce moment-là, car il fallait avancer en zig zag, et l’espace libre était très restreint. Enfin, à deux heures et demie, nous étions à quai, où plusieurs Pères des Missions Étrangères77 nous attendaient. Nous attendons que le gros de la foule soit à terre pour descendre nous-mêmes. J’avais l’honneur d’ouvrir le chemin avec les valises les plus « diplomatiques », car il y avait les douaniers qui nous attendaient en bas. On rassemble tous les bagages de cabine, et pour ne donner au coolies environ trois cents francs pour descendre chaque valise, on se paya le luxe d’une bonne suée à les descendre nous-mêmes, petites et grandes. Puis, tous en bloc, Monseigneur en tête, on passa la douane ; après quelques mots d’introduction, on nous dit : « Passez ! » Monseigneur ne put s’empêcher de pousser un ouf ! Et en voilà pour une partie. Tant que j’y suis à la douane, le surlendemain lundi on revient tous encore, mais Monseigneur avait pris « sa tenue de contrebandier » : soutane blanche, croix pectorale et ceinture violette. Il leur en mit plein la vue, car dans ses fameuses malles, il y avait, des affaires à passer ! Toute la matinée, on sua à rassembler nos cinquante caisses, dispersées parmi les autres affaires, et à les charger sur le camion. Au premier camion, on demanda s’il y avait quelque chose à déclarer. On n’avait rien à déclarer évidemment, sinon des vélos. « Sont-ils visibles ? » demanda un douanier. Forcément que non ! La caisse était éventrée et le guidon et une pédale dépassaient ! « Eh bien, passez ! » Là encore un soupir de soulagement, mais tout n’était fini, il n’y avait que la moitié de passé. On se dépêcha de ramener le camion pour pouvoir repasser la douane avant midi, heure de la 76   Le 23 mars 1945, l’aviation américaine bombardait les navires japonais dans les ports de Cam Ranh et de Saigon – une quarantaine de navires japonais furent détruits, dont 11 petits bâtiments de guerre ; le 12 janvier précédent, elle avait déjà coulé à Saigon deux cargos français, le Tai-Poo-Sek et l’Albert Sarraut, et divers vaisseaux japonais (Task Force 38, opération Gratitude). 77   Les Pères de la Société des Missions étrangères de Paris étaient missionnaires au Viêt-nam depuis 1665.

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relève. En vitesse, le camion était chargé, mais toute la matinée on avait cherché deux caisses dont la mienne ! On fouilla partout, se renseigna, et on avait fini par conclure qu’elles n’étaient pas là. Le camion démarrait, lorsque un camarade, mon voisin de lit du Chantilly, courut vers nous, en criant : « Votre caisse est au départ ! » Fichtre ! Bel et bien, elle était là, mais grande ouverte ! Cadenas sauté. Un coup d’œil rapide me permit de conclure qu’il me manquait qu’une bricole ou l’autre – à mon tour de pousser le soupir de soulagement ! Et en route pour la douane. – Rien à déclarer ? – Rien. – Filez ! Monseigneur dit au chauffeur : vite, appuie sur l’accélérateur, nous avons de la chance ; rien à donner à la douane, c’est beau, rien qu’une petite caisse de bricoles pour la Compagnie des Messageries, c’est un miracle. Deo gratias et Sancto Joseph78. Conclusion de l’histoire, je reçus un avertissement du coup de bambou ! Il faut que je vous dise qu’il fait chaud ici : à seize heures il y a cinquante degrés au soleil et trente dans ma chambre. La nuit, la température ne descend pas en dessous de vingt-cinq degrés. N’oubliez pas qu’on est en janvier, que c’est la meilleure période de l’année ! J’en fus quitte pour une journée de fièvre ! Aux Missions Étrangères il n’y avait pas assez de places, aussi les Pères Loosdregt, Plante, Rancœur et moi, nous sommes chez les Rédemptoristes canadiens : communauté très sympathique avec quatre Pères annamites ; magnifique maison79 ! On y est à l’aise, bannière au vent à la mode du pays. Il faudra un croquis de mon voisin ! La ville de Saigon, en sa partie européenne, est très coquette ; on n’ y trouve que des villas ombragées donnant sur de petits jardins. Toutes les rues sont coupées à angle droit et assez larges, ce qui rappelle que c’est une ville au développement assez récent, depuis 1920. Nous n’avons pas eu le temps d’aller voir la ville chinoise, où il

78   « Rendons grâces à Dieu et à Saint Joseph » ; l’expression se veut plaisante par l’adjonction du nom de Saint Joseph, censé aider dans les cas difficiles. 79  Des missionnaires de la Congrégation du Très Saint Rédempteur (Rédemptoristes) étaient venus du Canada pour la mission au Viêt-nam à partir de 1925. – Le Père Léo Plante, o.m.i. (1909-2002), était également originaire du Canada ; il fut missionnaire au Laos de 1938 à 1976. – Pour les Français, « annamite » est alors synonyme de vietnamien.

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n’y a rien à visiter, seulement il faut la voir une fois, pour dire qu’on l’a vue80 … Et maintenant, nous attendons la fin de l’escale, est-ce demain, dans huit jours ? Je n’en sais rien. Monseigneur partira en avion et l’un ou l’autre peut-être, au début de la semaine prochaine ! Quel drôle de cinéma dans ce pays. Allez à tel bureau, versez tant et vous pouvez traverser tout le temps sans danger de recevoir un coup de feu ! Autrement, faites un kilomètre en dehors de Saigon et on risque sa peau. Tous les jours, on entend les mitrailleuses et les canons. Hier, il y a eu un bombardement non loin d’ici, car nous sommes tout à côté d’un camp d’aviation, les avions ont décollé en nombre, quelques minutes après en entendait le « tonnerre » et le retour des avions ; c’est vous dire que nous sommes en zone de guerre. De temps en temps on apprend qu’un tel a été descendu. Ici, les Pères Rédemptoristes sont sans nouvelles d’un des leurs, disparu il y a quatre semaines, et dont ils n’ont aucune trace. Les trains et les convois sont attaqués de temps à autre. Un convoi de vingt camions d’essence a été entièrement anéanti, personnel et matériel, et cela à quelques kilomètres de Saigon … Aussi le moral des Français est en baisse, ils ne voient aucune issue heureuse. Bao Dai81 n’a pour le suivre que la bourgeoisie de l’Annam, le reste de l’Indo-Chine l’ignore … Au point de vue militaire, l’ennemi se fortifie de plus en plus, et il est « indélogeable » de ses repaires, où il reçoit son ravitaillement de Saigon même … Enfin, il faut avoir confiance et vivre d’espoir. Je vous souhaite à tous beaucoup de calme et de succès devant vos examinateurs et surtout une bonne fête du 17 février. Nous serons de cœur avec vous tous, bien que notre fête commence un peu plus tôt que chez vous, puisque que nous avons sept heures d’avance sur l’heure de France. Demandez à la Bonne Mère que nous passions le 17 février à Vientiane, sains et saufs, et qu’Elle ne permette pas 80   Le centre de la ville chinoise de Chợ Lớn, en français Cholon, est à onze kilomètres de celui de Saigon. L’administration municipale des deux villes fut unifiée à partie de 1931. L’ensemble, avec les faubourgs, porte aujourd’hui le nom de Hô-Chí-MinhVille. 81   Bao Dai, en vietnamien Bảo Đại (1913-1997), empereur du Viêt-nam de 1932 à 1945. Contraint par le Viêt-minh d’abdiquer (1945), il fut de 1949 à 1955, par la faveur de la France, chef de l’État vietnamien (d’après le Petit Larousse illustré 1997).

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que les nouvelles obédiences soient données avant que les anciens ne soient arrivés à leur poste82. […] La prochaine fois, j’y joindrai quelques photos de barbus83. […] Ultra dernière : Monseigneur et Père Loosdregt partent mardi en avion. Le reste de la caravane part mardi aussi, mais en camion, il y en a pour trois ou quatre jours à avaler poussière et moustiques, sans compter les léopards et les chevreuils84. [2] Lettre de Vincent L’Hénoret à un Oblat de Solignac Kengsadok par Paksane, 18 mars 1948 (AOM, 37-D)

Ouf ! Depuis quinze jours aujourd’hui, me voici rendu à destination, après soixante-dix jours de bourlingage par monts et par vaux. On est vraiment heureux de se trouver chez soi, en famille et d’avoir atteint le pays de ses rêves ! Vraiment ce n’est pas un pays de luxe et d’aisance que j’ai trouvé ; d’abord on a vraiment voyagé en missionnaires et je ne m’en plains nullement. Je suis dans une mission difficile, pas encore la plus difficile, mais cela viendra ; les montagnes ne sont pas loin et, quand j’aurai un peu d’expérience, j’espère m’y installer, ou monter au Nord dans le vrai bled85 ; ici aussi, on a le bled dans toute sa beauté sauvage, parmi des gens très sympathiques. Je suis encore mieux tombé que

  Le 17 février est dans le calendrier oblat la fête principale de l’année, commémorant l’approbation de la Congrégation par le pape en 1826. Dans le cadre de la maison d’études des Oblats en France, c’était souvent l’occasion de faire connaître aux nouveaux prêtres leur « obédience », c’est-à-dire la décision du supérieur général de les affecter à telle ou telle mission. 83  Il s’agit des missionnaires vétérans, considérés comme des modèles par leurs jeunes confrères débarquant de France et par leurs correspondants étudiants à Solignac. Le terme est familier mais ne dénote pas un manque de respect. 84   Parmi les grands animaux typiques de la faune laotienne on mentionne éléphants, buffles (dont le gaur), cerfs, sangliers, tigres, léopards (dont le léopard nébuleux), etc. L’énumération, qui suit le verbe « avaler », se veut plaisante. 85  Terme familier emprunté à l’arabe d’Afrique du Nord, désignant les régions isolées de l’intérieur des terres. 82

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je ne l’avais espéré. « Les spécialistes des missions difficiles86 » auraient gagné leur titre au Laos, s’il ne l’avait déjà eu, mission originale et mystérieuse. J’ai reçu aujourd’hui même vos lettres du 17 février. Je remercie tous ceux qui ont eu la bonne idée de penser à moi en cette fête patronale. Ce 17 février fut pour moi une fête toute intérieure, ce n’est que par la pensée qu’on a pu se joindre aux Oblats du monde entier ; en effet, tandis que les Pères Rancœur et Bertrais87 arrivaient le 16 au soir à Vientiane, pauvres de nous, Père Chotard88 et moi, nous étions entrain de moisir sur les rives du Mékong à Thakhek, attendant une embarcation pour nos malheureux bagages. Nous avons attendu douze jours, si bien que je n’ai vu Vientiane que le 26 février, après quatre jours de chaloupe. Le 24, j’avais le bonheur de voir ma mission de Kengsadok89 sur la rive du Mékong, mais nous n’avions pas pu nous y arrêter. Je suis resté deux jours à Vientiane pour visiter la mission et la ville. Mgr Mazoyer nous a fait un accueil vraiment oblat, malgré les lourds soucis qui l’avaient empêché de dormir depuis plusieurs nuits. Je suis redescendu par le Mékong, en compagnie du cher Père Loosdregt, qui est ici aussi pour apprendre le laotien (il n’y a plus d’Annamites à Vientiane90). On s’est arrêté quatre jours à Paksane91, pour assister à la fête de la paroisse – vraiment cela vaut la peine d’être vu. Les Pères Rancœur et Bertrais étaient déjà en pleine action, apprenant  Allusion à la désignation élogieuse des Oblats par le pape Pie XI (voir introduc-

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tion).

87   Yves Bertrais, o.m.i. (1921-2007), ordonné en 1946, missionnaire au Laos jusqu’en 1975, spécialiste mondialement reconnu de la langue et de la culture des Hmong. Cf. Y.-M. Ajchenbaum, « Nécrologie : Yves Bertrais », dans Le Monde, 13 juin 2007. 88   Fernand Chotard, o.m.i. (1909-1981), ordonné en 1934, missionnaire au Laos de 1935 à 1975. 89   Kengsadok, bourgade à trente kilomètres à l’est de Paksane dans la province de Borikamsai, est un des centres les plus anciens du catholicisme au Laos. À la fin du xixe siècle, un missionnaire avait racheté un groupe d’esclaves et établi là une « chrétienté ». Les catholiques laotiens essaimèrent plus tard, notamment à Paksane. 90   Pour le service de la mission du Laos, Étienne Loosdregt avait appris d’abord le vietnamien, langue alors parlée par la grande majorité des catholiques de Vientiane. – Lorsque la légalité française fut rétablie, les Vietnamiens, qui avaient massivement pris parti pour Hô Chí Minh, devinrent indésirables et durent traverser le Mékong. 91   Gros bourg au bord du Mékong, à environ cent cinquante kilomètres à l’est de Vientiane. Un important collège et séminaire catholique y était implanté.

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le laotien et enseignant le français, sans compter le reste … Heureux, mais cependant ils sont débordés de travail, par une chaleur pire encore que celle du mois d’août dernier en France. (Ici nous avons trente-sept à trente-huit degrés à l’ombre le soir, et le matin quand on se lève on a trente-trois, trente-quatre degrés – c’est un peu fatigant, mais on s’y fait, en changeant de chemise trois fois par jour et en buvant la « bonne eau » du Mékong, qui a couleur kaki – elle aide beaucoup à la digestion … J’en étais encore à Paksane : le jour de la fête, j’ai fait connaissance avec un adjudant-chef – « un pays92 » – qui commandait le poste de Paksane. Le lendemain il vient me trouver, me disant de ne pas partir en pirogue, mais à midi il viendra me prendre avec mon compagnon et il nous conduira à destination. À midi, voilà mon Breton qui arrive avec une camionnette, six hommes, un f.m.93, trois fusils et trois mitraillettes [?]. On lui avait signalé des Viêt dans les parages et il tenait à notre sécurité ; et nous voilà donc partis sous bonne escorte – mais on ne vit rien. La route passant à quatre kilomètres d’ici, on fit le reste du trajet à pied à travers la forêt, comme des braves (à moitié rassurés), car ici c’est le pays de l’imprévu … 19 mars, minuit. Excellente impression de la mission : un millier de chrétiens bien fervents. Depuis mon arrivée, je fais du laotien avec le Père annamite, qui est curé. Au début, j’étais dérouté par les tons ; toute leur langue, comme leurs mœurs, est une musique perpétuelle ; peu à peu l’oreille s’y fait et les yeux commencent aussi à distinguer l’alphabet. Mes occupations : laotien évidemment, assurer une messe ou l’autre dans les postes. Mon premier dimanche j’ai été à douze kilomètres d’ici avec mon petit cheval de un mètre quinze, et où j’ai passé une demi-journée à essayer de baragouiner quelque chose, mais on ne se comprenait pas plus l’un que l’autre, j’étais seul et pas un seul ne parlait français. J’y ai eu la joie et la consolation de faire mon premier baptême d’enfant. De temps en temps une partie de chasse, je n’ai pas encore vu de tigre ; un buffle a été enlevé du village par un tigre, il y a un mois. J’ai tiré sur un des crocodiles qui ont leur  Terme familier, désignant une personne originaire de la même région de France, ici sans doute le Finistère. 93  Argot militaire : fusil-mitrailleur, arme automatique collective. 92

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repaire à un quart d’heure d’ici. J’ai descendu, à la plus grande liesse des Laotiens, deux éperviers qui dévoraient deux ou trois poussins par jour. Bientôt à nous les cerfs et chevreuils, au début de l’inondation … La deuxième partie de mon journal suit, et vous l’aurez bientôt je pense. Ici, on profite des gens qui vont et viennent pour faire son courrier et l’expédier – il nous parvient de même. Les lettres par avion mettent un mois à parvenir, par bateau c’est trois mois. Cette lettre commencée hier soir se termine tôt ce matin … […] Restons toujours unis dans notre commun idéal. Nos soldats laotiens sont partis la nuit dernière, à la rencontre de V.M. (Viêt-minh) qui seraient à une vingtaine de kilomètres d’ici, dans la montagne. Nous leur souhaitons bonne chance. Hier soir également nous avons été voir une soi-disant possédée du démon, qui avait fait des siennes toute la soirée. Nous étions partis avec surplis et eau bénite. Mais on avait affaire à une folle ou une hystérique plutôt … [3] Lettre de Vincent L’Hénoret aux Oblats de Solignac Kengsadok, 14 mai 1948 (AOM, 37-D)

Depuis deux mois, je suis dans un beau coin du Laos, où il fait bon faire son apprentissage missionnaire. À quelques mètres à l’ouest, le Mékong avec le fameux rapide du Keng sa dok = « rocher à la fleur étincelante », allusion à l’écume que ces rochers projettent en l’air sous les rayons du soleil ; c’est beau comme tout ! De l’autre côté, c’est la forêt et les pieds de la montagne, entrecoupés de fécondes rizières. En un mot, c’est la brousse laotienne avec tout ce qu’elle a de spécifique : habitants sympathiques avec une mentalité et des mœurs bien différents des nôtres. Malgré tout ils sont attrayants : leur gaîté, leur hospitalité sont renommées ; fauves pour tous les goûts : tigres et crocodiles ; hier nous étions allés à la pêche et un crocodile s’est amusé à passer à deux mètres de nous. D’habitude on prend son fusil même pour aller à la pêche, et, par malchance, nous n’en avions aucun hier, sinon nous faisions une fortune avec une peau de crocodile (à défaut des poissons que nous n’avions pas pris). Le 350

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gibier abonde : sangliers, cerfs et chevreuils. Mon fusil m’a valu un demi cerf déjà, ce qui change un peu le menu, car la viande ne se mange qu’aux fêtes. Maintenant que la saison des pluies va commencer, le gibier fuit les régions inondées pour s’approcher du village ; ainsi, la semaine dernière un cerf a traversé le village d’un bout à l’autre sans recevoir un coup de fusil – même le soldat F.F.I.94 qui montait la garde devant notre « forteresse » n’a pu le tirer ! Car nous avons une « forteresse » qui pourrait devenir utile un jour ; en effet, les bandes de Viêt-minh vont et viennent de l’Annam au Siam, et leurs lieux de passage sont à quelques kilomètres d’ici. Aussi on ne peut guère circuler dans la région sous peine de faire de mauvaises rencontres. Cependant, à peu près tous les dimanches, je vais assurer la messe dans un poste à deux heures de marche d’ici. J’y vais à pieds ou à cheval – mais ni l’un ni l’autre moyen ne sont pratiques en cette saison. Le cheval glisse, on marche dans des trous, et cavalier et monture roulent dans l’eau et surtout la boue. Je ne compte que deux chutes encore, il n’y a aucun déshonneur à tomber dans ces cas – bien évidemment on ne peut pas dire qu’on n’est pas tombé, on vous dirait : « Et cette boue ? » La marche à pied est pénible aussi, dans la terre grasse on glisse à chaque pas et surtout il y a les sangsues qui vous collent partout sans que vous vous en aperceviez – tous les quarts d’heure on fait une halte pour se « désangsuser ». Il y a un mois, nous avons eu la joie d’avoir avec nous Mgr Mazoyer, qui est venu donner la confirmation à cent cinquante personnes dont une quinzaine d’adultes. La veille, nous goûtions la grande consolation du missionnaire, cinq baptêmes d’adultes, dont deux vieillards qui pleuraient tant qu’ils pouvaient tant ils étaient heureux ! Depuis nous avons eu plusieurs baptêmes d’adultes en vue du mariage. Allons-nous enfin pouvoir enfin cueillir le fruit de tant de sacrifices de nos Pères depuis ces années. L’heure de Dieu va peutêtre sonner ! Vite du renfort pour la moisson ! Mgr a demandé trois Pères et trois Frères convers. Je ne fais guère autre chose que du laotien. Peu à peu, on s’y fait à cette chanson de tous les instants. Il y a quinze jours nous avons 94   L’abréviation désigne ici les Forces françaises en Indochine. Il s’agissait souvent de soldats recrutés localement et encadrés par des gradés français.

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construit une nouvelle église provisoire de vingt mètres sur sept. Tout, charpentes et colonnes est en bambou – et nous trois, Père Loosdregt et le Père indigène et moi, nous avons fait en deux jours complets, colonnes et charpentes ; le lendemain nous avons fait appel aux gens pour dresser le tout et mettre la toiture en paillote. Il n’y a pas eu un seul coup de marteau le jour du montage, et dans toute l’église il n’y a pas une pointe, ni un fil de fer – tout, chevilles et ligatures, est en bambou ! C’est un coup de maître. Après la Pentecôte, on va commencer l’abatage et le sciage du bois pour l’église définitive, mais ce sera plus long et plus difficile, surtout ce sera en pleine saison des pluies – encore qu’on ne soit pas plus mouillé sous la pluie que sous le soleil – il n’y a que la provenance de l’eau qui diffère ! mais le résultat est le même. Bonne fin d’année, et bonnes obédiences à tous les sortants, suivant leur rêve. Dans vos prières et sacrifices, tâchez d’en cueillir quelques-uns pour le pauvre Laos et ses missionnaires. De notre côté, on n’oublie pas le scolasticat. La vie est belle, belle toujours ! Vivent les missions et le Laos ! [4] Lettre de Vincent L’Hénoret aux Oblats de Solignac Kengsadok, 24 janvier 1949

(AOM, 37-D)

Je veux passer une partie des quelques heures que j’ai encore à vivre à Kengsadok pour m’entretenir avec vous. […] Excusez maintenant mon long silence, qui me console un peu du vôtre, je pense que vos lettres sont en route ! It is a long way95 ! … On y va « susu96 » au Laos, sauf pour certain qui brûle les étapes. Imaginez-vous qu’à la fin de la retraite annuelle de Vientiane (du 2 au 8 janvier) j’ai reçu une tuile de ma taille. On m’envoie tout seul dans un poste, Nong Bua pour le nommer, le second poste en impor95   Premiers mots d’une chanson irlandaise (It’s a long way to Tipperary), popularisée sur tout le front ouest lors de la première guerre mondiale. Ces mots sont ici utilisés plaisamment : « La route est bien longue … ! » 96  Il faut sans doute corriger. « Sasa » est un mot laotien qui signifie « lentement ». Dans le jargon des missionnaires, le mot a pu être influencé par la locution vietnamienne « từ từ », qui a le même sens.

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tance dans la mission. Quatre cents chrétiens en deux villages à desservir, sans compter deux fois plus de païens. Mais n’ayez crainte, je ne suis nullement curé de ville encore. C’est le bled dans toute sa splendeur, un petit désert en saison sèche, et une île en saison des pluies. C’est la chrétienté la plus fervente de la préfecture, je crois. Les gens sont très sympathiques et il y a de l’espoir du côté des païens. Du bon travail à faire, mais malheureusement ma petite machine n’est pas encore au point pour la langue. Il n’y a pas un seul citoyen qui connaisse le français dans ce secteur. Limites de mon domaine, presque du Mékong à la frontière d’Annam. Le jour où j’aurai des loisirs (ce ne sera demain) je pourrais me payer de beaux voyages dans les montagnes. Naturellement je suis ici provisoirement, mais comme tous les anciens Pères ont leur poste, y compris ceux qui viennent de France, je risque de rester provisoirement longtemps tout seul, à moins que l’un de vous ne vienne me tenir compagnie. On espère trois obédiences pour le Laos. Je pense qu’il y a des candidats. À part cela tout va bien. Je quitte Kengsadok avec une petite larme, d’abord c’est mon premier stage au Laos, et j’y ai passé de bons moments ; d’autre part, je ne regrette pas tellement la « cure » ellemême, où je suis seul avec mon « curé annamite », puisque le Père Loosdregt est parti à Xieng Khouang. Des goûts et couleurs on ne discute  ; comme je voulais voir la vie en rose, je la voyais telle, quand même, n’insistons  … Faits saillants du coin : une compagnie de chasseurs païens dans un village catholique aux mœurs un peu épurés, d’où lutte et même bagarres pour avoir les filles ! d’où aussi des tonnerres de sermons du curé … qui s’y connaît dans la manœuvre ! – Autres faits sanglants : un bel ours noir est venu se faire assassiner dans le village la veille de Noël, en plein jour, d’où viande fraîche et délicieuse pour la fête. Le surlendemain de Noël, c’était le tigre qui nous tuait un habillé de soie97, il eut la délicatesse de nous laisser la viande. Hier, revenant de dire la messe dans un poste, mon cheval a fait du ventre à terre et moi du plat ventre sur le dos … du cheval, qui avait flairé le tigre, on était en pleine forêt … 97   Vraisemblablement un porc. Voir plus loin la lettre de Vincent L’Hénoret datée du 6 juillet 1957.

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Demain fête de la commémoration de Saint Paul : demandez pour moi à ce grand Apôtre un peu de son zèle et de son ardeur pour le salut des âmes qui me sont confiées. Fraternel souvenir aux Frères convers, on en attend trois pour septembre98. Une autre fois je tâcherai d’être plus long. […] N.B. 1. Aucune de ces lignes n’est destinée à la publication99. 2. Priez pour que nous ne passions pas à la sauce chinoise roussie100. [5] Lettre de Vincent L’Hénoret aux Oblats de France Nong Bua, mai/juin 1949

publiée dans Aromi 22, 1949, p. 122101

Le temps du calme plat est passé. Depuis une dizaine de jours, une bande d’Issaras (nationalistes laotiens) circule autour de Nong Bua et Na Samo. Or donc, j’étais allé à Na Samo pour y célébrer un mariage. Je dormais tranquillement dans l’église, lorsqu’une quinzaine d’hommes, en majorité annamites, arrivent dans le village, armés de fusils et d’une mitrailleuse102. Après avoir dévalisé les notabilités et s’être emparé des armes qu’ils trouvèrent (heureusement le

98  Dans les congrégations missionnaires catholiques, les Frères convers, ou coadjuteurs, sont des membres non prêtres, qui exercent souvent des professions manuelles. Lors de l’établissement des stations missionnaires, leur présence, fortement appréciée, permet de mieux réaliser les projets de construction et de développement. 99  Cette note dénote sans doute une situation tendue appelant à la prudence. 100   Lecture incertaine. Il s’agit apparemment d’une image culinaire (cf. le plat paysan traditionnel « pommes de terre sauce roussie »), utilisée pour plaisanter sur un sujet très sérieux : que nous ne soyons pas décimés par une persécution, à la manière des massacres qui se produisent en ce moment en Chine « rouge ». 101   Aromi, acronyme d’Agence Romaine des missionnaires Oblats de Marie Immaculée, était une publication périodique de l’administration centrale des Oblats à Rome, sorte de bulletin de presse recueillant des nouvelles et des photos destinées à être reproduits dans les diverses revues missionnaires pour le grand public. 102  Dans la grande majorité des cas, les récits des missionnaires affirment que les unités de la guérilla laotienne rencontrées étaient encadrées par des militaires vietnamiens, et dans certains cas composées de soldats venus du pays voisin. Les tonalités de la langue vietnamienne sont caractéristiques et tout Laotien est capable de les distinguer instantanément.

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fusil de la Mission était bien caché ce jour-là103), ils demandèrent le Père. Personne ne savait où il était. Le chef de bande voulant intimider le chef de village entraîna celui-ci vers l’église et y promena la flamme de sa torche résineuse. Pour moi, je dormais du sommeil du juste, derrière mon confessionnal très visible de la porte104. Je crois que si Saint Joseph, patron du Sanctuaire, n’avait pas veillé sur moi cette nuit-là, j’aurais passé un bien mauvais quart d’heure. Puis, mes bons pirates s’étant emparé de tout le riz, décortiqué pour la noce du lendemain, ils regagnèrent la brousse. Depuis lors, on les signalait partout. L’armée régulière a lancé ses chasseurs laotiens à leurs trousses. Finalement, la bande a été accrochée au moment où elle s’apprêtait à venir attaquer Nong Bua. Elle laissa sur le terrain trois morts et un fusil-mitrailleur. [6] Lettre de Vincent L’Hénoret à un Oblat de Solignac Nong Bua, 2 décembre 1949

(AOM, 37-D)

Heureusement que je ne suis pas oisif ici ; j’avais quand même reçu le Cor Unum105 en fin de septembre – ‘It is long way to Laos106 !’… – , et c’est par lui que j’ai appris les obédiences, avec les enthousiasmes et les désenchantements qui les accompagnaient … Je suis revenu de la retraite annuelle la semaine dernière, et en passant à Paksane j’ai rencontré les Pères Brix et Hanique, qui venaient d’arriver quelques jours avant107. Ils remplaceront à partir de Noël le Père Rancœur, qui va à Xieng Khouang, et le Père Bertrais qui rejoint les Pères Sion et Rouzière à Louang Prabang … deux   La plupart des stations de mission possédaient un fusil de chasse, nécessaire pour mettre de la viande au menu. 104  Dans les postes secondaires de mission, la sacristie servait habituellement au missionnaire de bureau et de chambre à coucher ; on est ici dans un contexte plus pauvre encore, où l’église est le seul local habitable. 105   Cor unum (« un seul cœur ») était un petit bulletin de liaison du scolasticat de Solignac avec les scolastiques dispersés et les anciens, donnant les nouvelles du scolasticat. 106   Voir la note sur ces mots à la lettre précédente. 107   Jacques Brix, o.m.i. (1925-1982), et Jean Hanique, o.m.i. (1922-2005), ordonnés prêtres en 1949, ont été ensuite missionnaires au Laos jusqu’en 1975. 103

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morceaux de choix108. J’ai emmené le Père Brix avec moi voir un village laotien, « et quidem109 » un village catholique. Gens sympathiques, mais avec qui il ne voudrait pas partager tout de suite la table, rapport au piment et au padèk110, i.e., poisson pourri … Il ne voudrait même pas rester avec moi, rapport que je suis devenu un pur Laotien sous ce rapport. Je le suis devenu par nécessité, ne pouvant pas aller tous les jours au marché à Paksane. Je me suis déformé le goût au point de ne pouvoir goûter au beurre de Bretagne … Que dire de neuf du Laos ? Ici, je suis « curé » depuis bientôt un an. J’ai fait quatre baptêmes de païens : deux enfants de huit ans, qui morts, et un adulte « in articulo matrimonii111 ». J’ai encore deux catéchumènes. À cause de l’insécurité du secteur, je n’ai pas pu beaucoup visiter les païens. En janvier, j’espère faire une grande tournée dans les villages alentour. Beaucoup de gens me connaissent rapport à ma « réputation médicale », et ainsi je me suis acquis beaucoup de sympathie. Je ne fais pas le « doctor » pour l’art, mais c’est un moyen précieux de pénétration en masse païenne. Il faut évidemment des années de patience, avec le concours de beaucoup de sacrifices et de prières. J’ai parlé de patience, quelle dose il nous faut, même avec nos catholiques. J’ai quatre cent cinquante catholiques en deux postes. En contact continuel avec les païens, nos jeunes sont tout de suite dépravés. Aussi il faut leur éviter le plus possible ces contacts ; s’ils avaient eu un peu de volonté et un brin de conviction, ils auraient pu faire du prosélytisme, mais hélas ils n’ont rien de tout cela. Et un village catholique où le Père ne réside pas ne vaut pas cher, surtout à proximité de païens. C’est terrible, mais c’est ainsi ; quand on veut leur faire faire un travail il faut les supplier, les forcer même, mal108   Gérard Sion, o.m.i. (1912-1999), ordonné en 1935, un des pionniers de la mission oblate au Laos ; Henri Rouzière, o.m.i. (1919-1994), ordonné en 1944 ; tous deux ont travaillé à la mission du Laos jusqu’en 1975. 109   Locution latine : « et qui plus est … ». 110  Au Laos, poisson conservé dans la saumure, qui dégage une forte odeur caractéristique. 111  Sur le modèle de la locution latine « in articulo mortis » (à l’article de la mort), l’auteur forge plaisamment cette locution, qui prend le sens : « sur le point de se marier ».

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heureusement pour suivre notre religion il faudrait être avec eux jour et nuit pareillement.. Des événements sensationnels, je n’en ai pas tous les jours, mais j’en ai eu assez depuis que je suis ici, et plus d’une fois j’ai eu réellement peur. Cf. Aromi, août 1949, paraît-il112. Je n’ai pas encore reçu ce numéro, mais je suppose que ce récit est exact. Tu l’as peut-être lu déjà … Enfin le secteur est plus calme pour le moment, pourvu que ça dure. La saison des pluies ne laisse plus de trace déjà. L’herbe se dessèche, les étangs se vident ; le riz se bat, autant de jour que de nuit. La lune éclaire suffisamment et, comme le jour on a trop chaud, on travaille de nuit, ça a l’air de les enchanter, on les entend crier dans tous les azimuts113 … La saison des pluies a été plus tardive mais on n’a pas eu de grandes inondations : pour aller à Paksane, à cheval, j’avais seulement deux kilomètres à faire assis dans l’eau, je ne voyais que la tête de mon coursier hors de l’eau et de sa grande queue qui flottait … c’était agréable comme tout, surtout au moment où cavalier et monture disparaissaient dans un trou de buffle !!! « Bo pen gnang114 », tout ça se passe, comme dit la chanson, et notre bonne humeur jamais ne s’éteindra. Y a-t-il des sorciers au Laos ? Il y a au moins des charlatans ; il y a quelques jours, j’ai eu affaire à un de ces médecins laotiens qui ont plus d’un tour dans leur sac pour tromper les gens et leur extorquer de l’argent – mais ils ne sont nullement des guérisseurs. Une femme païenne avait une luxation de la hanche, depuis plus d’un mois elle souffrait beaucoup ; en désespoir de cause, elle appelle un de ces charlatans, qui lui enlève deux bestioles des côtes, sans laisser de cicatrices ni aucune trace, deux bestioles grosses comme une bille, et il promet la guérison en trois ou quatre jours … Malheureusement, depuis six jours son état n’a fait qu’empirer. Je la soigne maintenant, elle n’a d’espoir […115].

  Voir la lettre précédente.  Expression familière dérivée du vocabulaire technique militaire : « dans toutes les directions. » 114   Locution laotienne : « pas de problème ». 115  Une ligne manque apparemment au manuscrit. 112 113

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Je vous demande une prière pour elle ; si elle guérit, elle se fait chrétienne ; si elle doit mourir, j’espère quand même pouvoir la baptiser. Priez également pour un vieil apostat de près de quatre-vingts ans, qui ne semble pas décidé à revenir à la pratique chrétienne, mais qui garde la foi au fond du cœur ! … Je vous recommande également ma prochaine tournée parmi les païens, pour que je puisse semer quelques grains de la Bonne Nouvelle, qui pourront germer avec le temps. Sur ce, je vous souhaite une bonne année 1950. Que cette année soit riche en Dieu, de grâces de choix qui seront pour la plus grande gloire du Christ et de son Église. […] [7] Lettre de Vincent L’Hénoret aux Oblats de Solignac Nong Bua, 5 décembre 1949 (AOM, 37-D)

Je me suis demandé à un moment donné si les rouges ne vous avaient tous pendus aux peupliers du bord de la Briance116 … vu votre silencieux recueillement ; vos bonnes117 lettres sont venues me rassurer et m’ont prouvé que vous étiez tous sains et saufs … !! Je vous en remercie, car le courrier de Solignac est toujours le bienvenu à Nong Búa ; c’est un rayon de jeunesse et de bel humour, qui réjouit ma solitude, si on peut parler de solitude à Nong Búa, où les gens ne cessent de venir me trouver pour emporter mes vivres et apporter autre chose … Il y a bientôt deux ans que je suis au Laos, et je ne trouve rien de sensationnel à vous raconter. Je suis sans doute curé, mais je suis en contact presque quotidien avec des païens, qui viennent aux « consultations ». Hier, j’ai été soigner un vieux bonze dans sa pagode, on a discuté religion pendant plus de deux heures ; il n’a cessé de m’approuver et de demander des explications : « Car la religion du est très belle ; la vôtre aussi est belle, mais nous ne la connaissons pas, et toutes les religions sont bonnes118 ! » Je crois que   La Briance est la rivière qui passe à Solignac, dans la propriété du scolasticat.   Lecture conjecturale pour ce mot. 118   L’état du manuscrit rend la lecture difficile pour tout ce passage. 116 117

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c’est à peu près tout ce qu’on peut tirer d’un bonze ; ils ont la vie trop belle pour changer de religion : dormir et manger (et manger aux dépens du pauvre peuple) sont les deux occupations principales de ces « Jaunes119 ». Après ma visite au bonze d’hier, je vais voir une païenne malade, et je tombe en pleine séance de consultation des « esprits », i.e. de sorcellerie ou simplement de supercherie. J’ai assisté à la conclusion que voici en termes à peu près exacts : « Si la malade ne meurt pas, c’est qu’elle guérira, mais si elle meurt c’est qu’elle ne doit pas guérir. » Sur ce, je me fraye un passage parmi la nombreuse assistance, et je me trouve à côté de la sorcière, car c’était une femme. Devant elle, un grand plat avec du riz, des cigarettes, et un énorme sabre, et une multitude de bougies, grosses comme des épingles. Je pose plusieurs questions à la dite personne, qui resta muette ; à bout de nerf et de souffle, je demande aux gens si c’était une personne humaine ou une bête puisqu’elle ne parlait pas ! Éclat de rire général, j’avais la sympathie de ces personnes, à qui j’expliquai l’inanité de pareille consultation ! Je leur fis une longue théorie sur les microbes, puis une autre sur la fourberie de leur « médecin » ; et, sans hésiter, je leur fis quelques tours de prestidigitation, et eux de s’écrier : « Le Père fait aussi avec les esprits ! » – « Mais non, m’écriai-je à mon tour, vous êtes aveugles ou bien vous ne voyez pas. » Pour leur expliquer, je leur fis les mêmes tours en les décomposant, et ils restèrent bouche bée devant leur ignorance ! Entre temps ma sorcière était sortie, et je discutai près d’une heure avec l’auditoire qu’elle m’avait rassemblé. Résultat ?? Ce sont de bonnes paroles qui germeront dans ces âmes simples, à l’heure de Dieu. Hâtez cette heure de la grâce par de bonnes prières et surtout par un ardent amour de Dieu et des âmes. Je vous recommande également les prochaines tournées que je vais faire en janvier et février dans les villages païens. […] P.S. Tous droits de publication réservés120. Mon anatomie121 va bien.  Allusion à la couleur safran de la robe des moines bouddhistes.  Cette phrase, comme d’autres semblables, est ajoutée seulement pour demander la discrétion, à cause des conséquences politiques possibles. 121  Expression plaisante : « ma santé ». 119 120

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2 – Indépendance octroyée ou Indépendance à conquérir : 1952-1955 Mis à part un petit billet de Vincent L’Hénoret à sa famille, les lettres conservées pour cette période sont toutes de Jean Wauthier. À quatre années de distance, l’arrivée des deux Oblats fut bien différente. Le Père Wauthier fut l’un des deux premiers à rejoindre sa mission du Laos en avion ; le journal qu’il a laissé de ce voyage est surtout centré sur cette expérience inédite, qui excite sa curiosité. La nouveauté ne diminue pas le romantisme missionnaire : la dernière étape, vers « cette terre du Laos à laquelle je rêve » est décrite en termes poétiques, y compris le soleil « empourprant les bancs de nuages légers » … La réalité est toutefois plus prosaïque. On arrive dans un pays auquel la France se prépare à octroyer l’indépendance. Le contexte colonial s’estompe et le cercle des Français, parmi lesquels il fait bon se retrouver, se restreint peu à peu aux seuls missionnaires. Parmi eux, une camaraderie démonstrative (avec de « grandes claques sur l’épaule ») permet de surmonter le mal du pays. Toutefois – chaque lettre le rappelle – la correspondance avec la métropole passe encore exclusivement par les secteurs postaux du T.O.E., le « Théâtre des Opérations Extérieures » de la Poste française aux Armées : la Mère Patrie n’a pas disparu. La première affectation – enseignant de collège – fut pour Jean Wauthier une « petite désillusion » ; ne dut-il pas abandonner à la fois la sécurité de la capitale et ses rêves de pionniers de la « brousse » ? Mais il sera bientôt chargé d’un « secteur païen », réalisation de son rêve. Ce sera alors le choc d’une chrétienté inexistante, entièrement à bâtir : « Pas une seule conversion encore, confie-t-il ; c’est dur. » Les quelques prêtres ne peuvent être présents partout ; quant à l’unique couvent de sœurs laotiennes, il est à cinq cents kilomètres … Dans la société laotienne, si différente, le missionnaire voit d’abord des gens « qui croupissent encore dans la fange obscure du démon ». Pourtant, la comparaison n’est pas toujours à leur désavantage ; il découvre aussi la grandeur morale de « familles qui ne refusent pas encore de donner la vie ». Dans ce contexte, l’adversaire reste a priori « la robe jaune safran du bonze et aussi, trop souvent, le sorcier ». Mais les lettres délaissent rapidement ce thème pour celui de la guerre, « le gros point noir ». Jean Wauthier, l’ancien militaire, s’exclame : « Combien de vies, combien de sang, combien de haine cette guerre terrible ne coûte-telle pas ! » Le conflit, parfois lointain, parfois bien proche – il doit fuir avec ses élèves –, est toujours présent, lancinant : « On parle de cessez-le-feu, ce sera de quelque répit pour nous mais on ne s’illusionne pas. »

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Plus encore qu’une belligérance armée avec ceux qu’il appelle « les Viêts », c’est d’une confrontation idéologique qu’il s’agit. L’enjeu, ce sont le cœur et l’esprit de ceux auxquels le missionnaire est envoyé. « Nous savons bien que sur aucun point l’accord n’est possible … C’est une lutte à mort engagée entre eux et notre Seigneur … » La parole est l’unique arme dont il dispose : cette parole sera la Bonne Nouvelle du Christ mais aussi « de véritables cours anticommunistes avec exposé de la doctrine marxiste, les réponses et surtout les attitudes à avoir en face, y compris le martyre ». D’emblée, en effet, Jean Wauthier sait que sa propre vie est dans la balance ; il revient souvent là-dessus, et il se prépare sans relâche à « la mort sanglante ou lentement épuisante des camps de travail forcé. » Le mot même de « martyre » vient facilement sous sa plume : « C’est ni plus ni moins au martyre, à un martyre sombre, lent, mais d’autant plus beau que je prépare mes gens. » Un tournant décisif est franchi à la fin de 1954, après la déroute française de Điện Bien Phủ et les accord de Genève. Les Oblats présents à la retraite annuelle ont décidé de lier leur sort à celui du peuple laotien, désormais indépendant : « Forts de la force de Dieu, avons décidé unanimement à la dernière retraite de rester quoi qu’il arrive. Et ce petit mot est très lourd. Nous savons parfaitement ce qui va nous arriver : la torture et la mort, ou bien la torture physique ou morale (on ne sait pas laquelle vaut mieux), le tribunal populaire, les travaux forcés, l’expulsion, diminué, avili … » Quel que soit le jugement que l’on puisse porter a posteriori sur l’action de ces missionnaires, c’est ce choix radical qui révèle leur vraie grandeur, comme hommes et comme chrétiens. C’est là aussi la clé de lecture pour toute leur vie : « Pourquoi avoir peur ? » écrit le Père Wauthier ; « nous ne sommes rien par nous-mêmes, mais nous sommes des Christ ambulants. » C’est aussi l’explication de leur succès, jusqu’au-delà de la mort, auprès des populations les plus pauvres du Laos. En 1955, Jean Wauthier peut écrire : « À mesure qu’on pénètre leur vie, leurs préoccupations, leur langue, on se sent devenir l’un d’entre eux. »

[1] Journal de voyage de Jean Wauthier, 20-26 octobre 1952 adressé à sa famille (extrait) (Archives privées de la famille Wauthier [AFW])

Bangkok – Jeudi , 16 h. L’aérogare est splendide – une des plus belles que j’ai jamais vues ; et l’on fait un repas magnifique. Mais tout le monde a hâte de repartir. De fait, on ne traîne pas 361

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et l’avion repart pour la dernière fois. Il fait très lourd. Ici, la saison des pluies n’est pas terminée encore. Toujours le même paysage de plaine à rizières inondées. Nous voici au-dessus du Cambodge. Nous passons au sud du fameux lac Tonlé-Sap, déversoir du Mékong et réservoir de poissons. Je pense à J.D.122, dont nous avons peut-être survolé l’ancien poste de brousse, car l’avion évite toute colline pour ne pas recommencer la danse et nous amener à Saigon une cargaison de passagers pâles et blêmes de nausées. Enfin voici Saigon. Il est 17 heures, mais en France maman se met seulement à préparer le dîner123. Tout au long du voyage, j’ai vécu avec vous grâce à mes deux montres : la vieille, qui donnait l’heure de France et la neuve l’heure du pays où nous étions. On débarque. La terrasse est pleine de maris, d’amis, de copains. Tout le monde se fait de grands signes d’amitié. Nos bagages sont débarqués, les formalités rapidement terminées. Je dois laisser mon fusil à la douane. Au moment où on commence à réfléchir sur la situation, arrive un père de la procure des M.E.P. (Missions Étrangères de Paris). L’avion avait dix heures de retard et, après être venu deux fois, il n’a su notre arrivée que voici quelques minutes. Nos bagages sont rapidement mis dans la voiture, et en route pour Saigon, qui est à sept kilomètres. Accueil fort sympathique. Saigon – Jeudi à Dimanche. Il fait chaud, chaud ! J’en perds l’appétit pendant quelques jours, ce qui est un critère très sérieux de mauvais fonctionnement. Mais ça se remet peu à peu. C’est vrai que, voici à peine six jours, il faisait bon au coin du feu à Fourmies. On passe le temps à lire et à dormir. Il faut récupérer pas mal, car le voyage a été fatigant malgré tout. Nous devions partir samedi, mais le typhon est encore trop fort ; ce sera pour dimanche. Convoqués à 11 heures, nous ne partons que vers 13 heures, car l’avion venant du Viêt-nam et qui doit repartir immédiatement a eu des ennuis. Enfin, vers 14 h 30, nous nous envolons de Saigon, ou plutôt de Tan-Son-Nhut124 par une belle après-midi ensoleillée.  Il s’agit apparemment d’une personne connue de la famille Wauthier.  Dans plusieurs parlers régionaux français, ‘dîner’ désigne le repas de midi. 124   L’aéroport de Tân Sơn Nhất (orthographe moderne) est aujourd’hui englobé dans la ville. 122 123

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C’est un DC-3 qui nous emmène : dix-sept passagers, et des dizaines de kilos de fret arrimé à nos côtés125. Le paysage se déroule : rizières, collines, et bientôt montagnes du bas Laos. Nous nous posons à Paksé pour refaire les pleins : petit aérodrome perdu à mille mètres d’altitude126. Il fait nettement meilleur qu’à Saigon. Puis c’est le dernier départ. Ce soir nous serons à Vientiane. Encore un splendide coucher de soleil. Les vallées au-dessous sont noyées d’ombres, mais là-haut à trois mille mètres, on voit le soleil baisser lentement, empourprant les bancs de nuages légers qui flottent autour de nous ; puis tout est d’or l’espace de quelques minutes. C’est la nuit qui enveloppe rapidement le ciel. Mais c’est une nuit bleue où brillent quelques étoiles. Tout de suite c’est Vientiane que l’on survole. L’avion baisse, baisse. Bientôt mon pied va toucher cette terre du Laos à laquelle je rêve, et pour laquelle tant de prières sont parties depuis huit ans. L’avion s’est immobilisé. Là non plus, personne pour nous accueillir. Le camion emmène bagages et passagers isolés à Vientiane au bureau Aigle-Azur. Puis une Jeep nous emmène à la mission. On ne nous attendait pas si tôt, l’avion ayant du retard, mais pas extraordinaire – il avait rattrapé son retard. Monseigneur arrive tout de suite, et le Révérend Père Chotard, procureur du vicariat ; une petite visite à Notre Seigneur pour le remercier de cette grâce de l’arrivée en bonne santé. Et un souper fraternel nous remet et nous fait faire plus ample connaissance. Ça y est. Nous sommes arrivés. Que notre apostolat soit aussi bon que ce voyage, et vive le Laos ! Il est 20 heures, ce dimanche 26 octobre 1952.

125   L’avion Douglas DC-3 (ou Dakota) avait connu un succès extraordinaire et une diffusion planétaire au cours de la seconde guerre mondiale. Il pouvait transporter, soit des équipements militaires, soit du fret, soit des passagers (plus de trente), ou une combinaison de ces éléments. Son rayon d’action était de 1 650 km à une vitesse moyenne de 260 km/h. – Le service était assuré par la compagnie civile française Air Azur, la même qui avait amené les deux missionnaires de Paris-Le Bourget à Saigon, en trois jours, sur un Boeing 307 Stratoliner. 126   À l’aéroport de Paksé, l’altitude de la piste ne dépasse guère 100 mètres. Il s’agit sans doute ici de l’aérodrome militaire de Paksong, à une quarantaine de kilomètres à l’est de Paksé, à 1 050 mètres d’altitude.

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[2] Lettre de Jean Wauthier aux Oblats de Solignac Paksane, 17 novembre 1952 (AOM, 37-E)

Après un très beau mais trop bref voyage en avion et un long séjour de trois semaines à l’évêché, nom bien pompeux pour une bâtisse mal bâtie mais tout de même assez solide, me voici prêt à partir pour Paksane. C’est presque retourner en enfance après avoir quitté « l’Université de Solignac », mais ça fera peut-être retrouver un peu d’esprit d’enfance. Monseigneur m’envoie là pour étudier la langue évidemment, et rendre quelques services. Ensuite et rapidement je serai envoyé seconder quelque Père. Bien que tout jeune arrivé, j’ai pu, en causant avec tous, voir combien le besoin de Pères se fait cruellement sentir. Un mouvement de conversion semble se dessiner dans le nord, mais personne pour le recevoir. Nous comptons tous sur un renfort sérieux en février, au moins quatre du Nord127 avec au cœur l’esprit des pionniers, et du Midi pour venir renforcer la belle équipe Subra – Delcros à la verve intarissable, mais qui s’épuise tout de même devant les assauts répétés des provinces plus septentrionales ; le tout se passant dans la plus intime charité oblate, comportant inclusivement grandes claques sur l’épaule et bourrades bien senties. Avisss128 ! [3] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Paksane, 28 décembre 1952

(Archives du monastère des Clarisses de Fourmies[= ACF])

Peut-être pensez-vous que je vous oublie un peu. Bientôt deux mois et demi d’Indochine et pas encore une lettre adressée bien 127  Il s’agit dans ce cas de la province oblate de France-Nord, et plus loin de celle de France-Midi. – Jean Subra, o.m.i. (1923-2000), ordonné en 1948, et Henri Delcros, o.m.i. (1925-1994), ordonné en 1950, étaient tous deux du Midi de la France ; ils furent missionnaires au Laos à partir de 1949 et 1950, jusqu’en 1975. 128  Cette expression plaisante, allusion à la prononciation des crieurs publics qui sillonnaient les villages de France, est en fait un appel aux plus jeunes à venir travailler à leur tour comme missionnaires au Laos.

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à vous. […] Vous connaissez mon voyage, on ne peut plus prosaïque, pas une seule aventure. Il a fallu que je reçoive mon obédience pour Paksane, première petite désillusion, pour commencer à vraiment ressentir la blessure du départ. Ce fut assez dur. Pour la première fois depuis quatorze ans, j’ai connu le cafard, mais un cafard bien spécial, car pour rien au monde je n’aurais voulu quitter ce pays auquel le bon Dieu m’envoyait. Mystère du cœur humain en qui peuvent coexister divers sentiments opposés ! J’ai mieux compris la joie de Notre Seigneur sur la Croix. C’est en ces moments-là que l’arrière, les vieux pays chrétiens, ont un rôle à remplir. Et ce rôle vous l’avez rempli. Combien de fois n’ai-je pas pensé alors à mes parents, à ces voisins, amis, aux enfants de l’école libre, à vous, mes Sœurs, qui sans le savoir peut-être m’aidiez à spiritualiser la blessure du départ. Merci et … je compte sur vous pour l’avenir. Et me voici à Paksane, gros village bâti sur pilotis au milieu des bananiers, entouré de ses rizières quadrillées par les diguettes. Le Mékong le borde vers l’ouest, et la forêt puis les montagnes au nord et à l’est. C’est là que se tient le Petit Séminaire, une quarantaine de gamins rieurs et délurés de dix à dix-sept ans. Il y a deux Sœurs Amantes de la Croix129 pour s’occuper du linge des sept Pères et deux Frères convers et faire la cuisine. La maison est d’un grand confort pour le Laos, il ne faut pas pour cela le mettre en parallèle avec nos pays de France. Je loge sous l’église, car ici tout est bâti sur pilotis, mais sous l’église on a élevé quelques petites constructions, cloisons et plancher en dur. Il y fait relativement frais l’été et chaud l’hiver, car nous avons un hiver et pendant plusieurs jours j’ai parfaitement supporté un pull-over. Pas de fenêtres, mais des ouvertures béantes obstruées par un grillage contre une grenade éventuelle, car les Viêt-minh ne sont pas loin. Cela ne s’est encore produit qu’une fois, sans victime aucune, il y a deux ans, mais cela peut tout aussi bien se reproduire demain ou cette nuit. Ah ! cette guerre. C’est le gros point noir et pourtant ici 129   Fondées au Viêt-nam au xviie siècle, les communautés d’Amantes de la Croix ont prospéré dans ce pays et au Siam. Elles sont présentes au Laos depuis 1919 ; elles y portent aujourd’hui le nom de « Filles de Marie de la Croix ». L’institut a une caractéristique importante : il est exclusivement autochtone.

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nous sommes relativement tranquilles. Cependant on ne peut sans risque s’enfoncer à une dizaine de kilomètres d’ici. Risques bien minimes, mais une balle est vite partie. Cela ne nous empêche pas d’aller faire un peu de ministère, mais sortir pour son plaisir, pour la chasse ou une bonne promenade, serait téméraire et on ne peut risquer d’exposer sinon sa vie, du moins sa liberté pour le plaisir d’aller à la chasse. Il y a des chrétiens dans les montagnes qui n’ont pas vu de prêtres depuis cinq ans. Y aller serait immédiatement se faire faire prisonniers, pour combien de temps … Il y a des Pères prisonniers depuis 1946 ! Et nous sommes déjà si peu nombreux : vingt-quatre pour un million d’habitants dispersés dans un pays impossible, grand comme un cinquième de la France. Priez pour la Paix, mes Sœurs. Combien de vies, combien de sang, combien de haine, cette guerre terrible ne coûte-t-elle pas ! Je pensais à cela en la nuit de Noël. Toute la mission était décorée aux couleurs du Pape. La veillée fut un feu de camp animé par le Séminaire et qui rassemblait autour de la chaude lumière au moins deux fois plus de païens que de chrétiens. Quelle joie de voir Jésus, Marie, le Pape, honorés, priés dans ces pays où règne la robe jaune safran du bonze et aussi, trop souvent, le sorcier. Nous attendons des renforts assez importants de France. Il faut aller de l’avant à fond et Dieu voyant notre effort le bénira, c’est d’ailleurs pour sa plus grande gloire que nous travaillons. Un travail immense de défricheurs nous attend. Nous serons vraiment pionniers ici. Il n’y a rien, rien, aucune tradition. Laotiens, Mèos, Phou Teng, Thaï Ban130 et d’autres races moins importantes se partagent le pays, attirées d’autre part, du moins pour l’élite, par le rayonnement culturel du Siam, du Viêt-nam et surtout de la Chine, d’où obligation pour le vrai missionnaire d’apprendre au moins quelques traits de ces langues. Et cela doit se faire au milieu de chevau130   Lire « Thaï Dam » au lieu de « Thaï Ban ». Les termes alors courants « Mèo » et « Phou Teng » (orthographe variable) désignent respectivement les Hmong et les Kmhmu’ ; cf. l’introduction ci-dessus. Dans la mosaïque ethno-linguistique du Laos, « Laotien » désigne en principe la nationalité, « Lao » l’ethnie dominante qui a donné au pays son nom et ses traits culturels principaux. – Historiquement, les Missionnaires Oblats ont été amenés à travailler surtout avec les Lao, les Hmong, les Kmhmu’, les Tay Dam (ou Thaï noirs) et les Tay Deng.

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chées incessantes, avec un ravitaillement en livres, objets de culte … très précaires du fait de routes coupées, détruites, abandonnées par la révolte Viêts. Pour le moment je suis professeur de sciences, mathématiques, histoire, géographie pour la classe de cinquième, avec chant et gymnastique quotidienne pour tout le monde. Ce qui me laisse trois bonnes heures de libre pour apprendre la langue chaque jour. Je suis donc bien plus élève que professeur. L’étude porte ses fruits lentement, mais sûrement. Je commence à comprendre quelques petites phrases et à en dire quelques petites autres sans trop faire rire. La grande difficulté se trouve dans les accents bas, ritournellé, montant, descendant, pointé. Un même mot prononcé différemment change totalement de sens. Ainsi la phrase ໝາ ໃດ ້ ເຫນ ລາວ ມາ ກ ບັ ມ ້າ ຂອ ຸ ມ ນັ se prononce Ma daï hén lao ma kab ma khou man et signifie le chien l’a vu venir avec son cheval. Seule une question d’accents différencie les Ma. Mais ça viendra. Courage, confiance, entrain et prière, surtout les vôtres, y seront pour leur part. En ce moment les chrétiens chantent le salut dominical131. Seul l’épaisseur d’une planche me sépare d’eux. Ils sont là assis sur leurs talons, avec des enfants partout – c’est un des beaux spectacles d’Extrême-Orient – les familles ne refusent pas encore de donner la vie. Ils rampent, se parlent un peu, crient parfois, alors la maman soucieuse du respect dû au Saint lieu lui donne vite son sein à téter et tout rentre dans l’ordre. Quand viendra mon tour d’être le Père d’un de ces villages convertis ? Peut être jamais. Nous avons deux Pères dans les montagnes du nord qui, depuis trois ans, sèment tout qu’ils peuvent, mais rien, pas une seule conversion encore132. C’est dur. Surtout quand on est seul le dimanche pour louer son Seigneur. Je vais vous dire un au-revoir, rien qu’un au-revoir, vous recommandant mes chers parents. Ce fut très dur, et le sacrifice continue. Que le Bon Dieu prenne vos prières pour les faire retomber en grâ131   « En termes de liturgie catholique, Salut du Saint Sacrement ou simplement Salut se dit d’une cérémonie qui comporte essentiellement la bénédiction du Saint Sacrement » (Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition). La cérémonie est ici présidée par un confrère de Vincent L’Hénoret. 132  En octobre 1951 avait eu lieu le baptême massif du village kmhmu’ de Ban Nam Mone, près de Xieng Khouang. L’auteur fait allusion ici à une région plus restreinte, peut-être celle de Louang Prabang.

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ces sur leurs têtes chéries. Priez, mes Sœurs, pour que la Paix arrive bientôt dans ce pays si prometteur. Vous êtes missionnaires, et souvent plus que nous trop absorbés par les charges matérielles ou trop fatigués pour être vraiment tout à tous. Que Sainte Claire et Saint François nous aident à trouver la vraie poésie de la nature et l’éloquence irrésistible de la Pauvreté. Quand vous chantez « Il est né le Divin Enfant », pensez qu’il n’est pas encore né au Laos. [4] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Xieng Khouang, 26 juillet 1953 (ACF)

Cela fait bien longtemps que je ne vous ai pas écrit, et pourtant c’est si facile durant les premiers mois de séjour alors que, tout jeune Père, on a forcément davantage de loisirs que dans les jours qui viendront. Depuis six mois je me suis promené pas mal. D’abord ce furent les vacances prises dans un gros village chrétien à trente kilomètres au sud de Paksane133. Je me faisais plus ou moins infirmier, je parlais beaucoup plus avec les gens, et nous allions pêcher et piroguer [sic] dans les rapides du Mékong, aux rochers déchiquetés et aux fonds de quarante à cinquante mètres. Si maman m’avait vu ?! Puis ce fut l’invasion, et les jeunes Pères durent partir à deux cents kilomètres au Sud, à Thakhek chez les Missions étrangères de Paris, où nous fûmes accueillis, notre Séminaire ambulant et nous, avec la plus entière fraternité134. C’est là que deux mois après je recevais de Monseigneur ma nouvelle obédience. Et m’y voici depuis

133  Il s’agit vraisemblablement de Pakkading, au confluent de la Nam Kading avec le Mékong, à la limite du territoire confié aux Missions étrangères de Paris. 134   L’année 1953 a vu plusieurs offensives des troupes du Viêt-minh. La première, en mars, permit au Pathet Lao de s’implanter dans les provinces septentrionales de Phong Sali et Sam Neua. Le 13 avril, ce fut un assaut général (divisions 304, 312, 316 …), suivi d’un repli en mai. Le même mois, deux gouvernements opposés étaient créés, respectivement à Vientiane et Sam Neua. Cela ouvrit la voie à l’indépendance, octroyée par la France au mois d’octobre (traité d’association avec le gouvernement royal de Vientiane). Cette solution, refusée par la partie adverse, amènera le 24 décembre une nouvelle offensive du Viêt-minh, qui atteindra Thakhek sur le Mékong.

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bientôt trois semaines. Xieng Khouang, la Plaine des Jarres, qui ont fait couler bien de l’encre il y a deux mois, sont devenus mon secteur de mission135. Aucun Père n’a été tué ou fait prisonnier, tous ayant pu regagner à temps le camp retranché de la Plaine des Jarres. Notre mission a très peu souffert de l’occupation Viêts. Chose curieuse, alors que les trois ou quatre pagodes de la ville sont complètement détruites, l’église ou, mieux, la chapelle est intacte. De quelle sombre politique ce petit fait marque l’indice136 ? Car nous savons bien que sur aucun point l’accord n’est possible, entre eux et nous. C’est une lutte à mort engagée entre eux et notre Seigneur, qui se soldera peut-être – on peut très bien l’envisager – par la mort sanglante ou lentement épuisante des camps de travail forcé. Peu importe car pour moi, absolument tous mes rêves sont devenus actuellement réalité : être Oblat – Prêtre – Missionnaire au Laos – avoir un secteur païen. Notre Seigneur et Marie m’ont tout accordé, je puis bien être disposé à tout leur rendre ! Le pays est splendide. La ville est à mille deux cents mètres d’altitude. Il y fait très bon et l’hiver l’eau gèle parfois. On rencontre toutes les cultures de France et d’Indochine, depuis la pomme de terre jusqu’au café et la banane. Mais les communications sont impossibles. Le pays est un chaos du point de vue géographique. Des montagnes jetées en vrac, sans aucun ordre, si bien que les distances se comptent en heures de marche et non en kilomètres. Les pistes sont d’étroits sentiers de trente à quarante centimètres, qui courent, escaladent, serpentent et disparaissent dans les rivières. Pas de cols ni de ponts. On grimpe ainsi à mille huit cents, deux mille mètres, pour redescendre à sept cents, huit cents mètres : excellente gymnastique. C’est là que sont accrochés, sur des pentes de cinquante degrés parfois, les Mèos et Phou Teng que nous devons accrocher. Petits villages de huit à dix maisons bâties à la diable. Ils sont là pour deux, trois ans, abattent les arbres d’un pan bien exposé, y mettent 135  Xieng Khouang avait été un des objectifs principaux de l’offensive Viêt-minh d’avril 1953, et fut occupée jusqu’au 10 mai. 136   L’auteur redoute apparemment un renouveau de la politique de la « main tendue » aux chrétiens, prônée par Hô Chí Minh et le Viêt-minh jusqu’en 1949. Cette politique restait en partie actuelle au Viêt-nam, malgré les condamnations romaines de juillet 1949, à travers les encouragements prodigués au mouvement des « catholiques patriotes ».

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le feu, et là-dessus font un ray, c’est à dire qu’ils sèment le riz ou le pavot – car ils ont le monopole de la récolte de l’opium – dans la terre fertilisée par les cendres137. Ce sont en général des fétichistes encore pour une bonne part sous l’emprise de leurs sorciers. Ils sont de plus fort indépendants de caractère, ce qui va à merveille avec leur tempérament nomade. Il y a un village chrétien, trois ou quatre plus ou moins catéchumènes. Tous les autres sont païens, et jusqu’à la frontière de Chine il n’y a plus de missionnaire. C’est simple et exaltant. Je termine l’étude du laotien, qui restera bien incomplète, pour me lancer dans l’étude du Phou Teng dans deux, trois mois, car le temps presse. C’est la vraie vie missionnaire qui m’attend – très dure, j’ai pu le voir l’autre jour en faisant la piste, mais très belle aussi. Seulement, il me faut souvent penser à ceux de France, à mes parents qui ont réagi assez douloureusement à cette nouvelle obédience car le secteur est loin d’être calme, ça peut recommencer d’un moment à l’autre ; je pense à vous aussi, le grand réservoir de prières. Nous sommes parfois bien fatigués et nous ne savons plus prier ou nous sommes de mauvaise humeur, alors c’est à vous, de votre beau monastère, à faire tout le travail. Je prie Sainte Claire de vous faire monter très haut en sainteté, car plus vous gravirez la Sainte Montagne mystique plus nous la gravirons avec vous, heureux de n’avoir pas été des serviteurs trop inutiles aux desseins de Notre Seigneur. [5] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Nam Mone138 , 29 décembre 1953 (ACF)

Voici bien longtemps que je ne vous ai pas écrit et pourtant combien votre ministère auprès du Bon Dieu nous paraît indispensable, 137   Le ray est une technique de mise en culture temporaire : on défriche sommairement, on brûle les débris et on prépare grossièrement le sol ainsi libéré et enrichi ; après quelques saisons de récolte, le terrain est abandonné à la nature pour un temps de repos. Cette technique est très répandue dans les régions montagneuses d’Asie du SudEst. Elle est appelée en français culture sur brûlis ou, par analogie, essartage. 138  Dans sa lettre du 7 août 1954 aux Clarisses de Fourmies, Jean Wauthier traduira ce nom : « Village de l’eau de mûriers ».

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à nous, missionnaires, si souvent las de corps et d’esprit. C’est que le Bon Dieu m’a donné tout ce que je désirais et même au-delà. Me voici pratiquement seul dans un tout petit village chrétien accroché, comme ils en ont l’habitude, au flanc abrupt d’une montagne. Là j’apprends la langue de cette race tout en continuant à me perfectionner en laotien, car dans mon secteur j’ai à faire à trois groupes tout différents, les Thaïs noirs habitant au bord des rizières, c’est à dire au bord de l’eau, les Thaïs Haïs habitant à flanc de coteau ou de montagne, et les Mèos qui sont d’origine chinoise au moins quant à leur langue. Ces deux derniers groupes ne font pas de rizière, mais débroussaillent des pans de montagnes, y mettent le feu et sèment le riz dans les cendres. Cela dure deux, trois ans, et après la terre est épuisée, on abandonne tout et on s’en va ailleurs. Voilà mon secteur. Un amoncellement de montagnes de huit cents à mille huit cents mètres, couvertes d’une végétation de bambous, d’arbres, de lianes enchevêtrées, et dans tout cela, serpentant, escaladant, franchissant torrents et rivières, la piste large de trente à quarante centimètres qu’on ne peut pas toujours faire à cheval. En ce moment ça va fort bien mais en saison des pluies, quand le moindre torrent devient rivière, dans les sentiers glissants, ça procure du plaisir à ceux qui veulent faire du sport. Mais je suis heureux, bien heureux dans ma petite maison, au coin du feu dans les villages qu’on visite souvent. Il y fait froid maintenant et parfois, le matin, un peu de gelée blanche couvre le sol. Quand le vent se lève, il passe comme chez lui à travers les bambous du plancher, des parois, ou les herbes sèches qui forment le toit, et on n’a pas de trop d’un bon pull-over de chez nous. En ce moment je contacte onze villages où il y a catéchumènes ou sympathisants, mais c’est encore loin d’être chrétien. Il y a surtout deux villages où il y a des catéchumènes depuis plusieurs années et où les autres ne bougent pas. Cela risque de paraître chose normale aux païens et alors, pour qu’ils réfléchissent à la situation il n’y a qu’une grâce toute spéciale de Dieu qui peut en venir à bout. C’est notamment pour ces deux villages-là que je vous demande de prier. Ce sont de loin les plus gros villages de mon secteur. Si le Bon Dieu voulait leur donner la grâce de la conversion pour cette année-ci, année mariale comme l’a déclaré Notre Saint Père le Pape. Je compte beaucoup, je 371

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pourrais dire uniquement, sur les prières de ceux qui ont bien voulu accepter ma personne et mon travail en charge auprès de Dieu. Voyez comme la grâce est puissante. À peine trois ans que ce petit village où j’habite a reçu le baptême et voilà déjà une jeune fille qui veut se faire religieuse. Les événements décideront si elle pourra poursuivre ou non. C’est la même chose pour nous. Le qui-vive, l’état d’alerte est de règle. Les Viêts sont là à trois ou quatre heures de marche. On risque de les rencontrer sur la piste à tout moment. Que feraient-ils ? Dieu seul le sait, mais il importe de se tenir prêt en tout temps et en tous lieux. Comme j’ai prié l’Enfant Jésus de nous envoyer cette paix tant désirée. S’il y avait la paix et que tout marche comme maintenant, dans quelques années la région serait chrétienne. Aidez-moi par vos prières si écoutées de Dieu. Priez pour nous qui ne prions pas assez, je le sens bien, mais on est si las souvent, qu’on n’en n’a plus ni la force ni le goût. Puis ça revient. Père Wauthier, o.m.i., S.P. 76.418 T.O.E. [6] Lettre de Jean Wauthier aux Oblats de Solignac Ban Nam Mone, 6 janvier 1954 (AOM, 37-E)

Dans quelques heures je repars en piste pour pratiquement un mois, avec de brefs arrêts de un ou deux jours au village. Il s’agit de se montrer partout à la fois si possible, et de reconnaître les pistes de mon secteur et des voisins, car les Viêts attaquent à Thakhek où nous étions réfugiés l’an dernier, la lutte est chaude à Dien Bien Phu, et nous c’est pour quand ? Quoi qu’il arrive, je reste avec mes gens cette fois, pour le meilleur comme pour le pire. Chaque soir, Père Subra et moi leur parlons de la Religion, expliquant le catéchisme, et chaque fois nous situons la position communiste et essayons de la ruiner par tous les arguments possibles ; les meilleurs sont loin d’être les arguments scolastiques, mais ils servent parfois. Il y a aussi la préparation plus ou moins voilée au martyre. Ainsi, pour les Saints Innocents, après avoir raconté leur histoire, nous avons prié pour les chrétiens de Chine et du Viêt-minh139 qui étaient torturés en ce  Il s’agit ici évidemment du Viêt-nam sous le régime du Viêt-minh.

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moment, qui seraient fusillés le lendemain matin. Ça leur fait impression et à moi aussi, mais une impression favorable. Je crois qu’ils ne lâcheraient pas facilement, encore que … avec ces démons de communistes on ne sait jamais, mais Dieu est Dieu, la Vierge est maîtresse de ce monde, et Satan sera vaincu demain ou plus tard : après tout, qu’est-ce que mille ans pour Dieu ? Père Subra vient encore de déclencher un mouvement de conversion dans son secteur, où il est la plupart du temps actuellement. C’est un vrai missionnaire, lui comme les autres, et je suis à bonne école … quoique nous ne sommes pas du même avis toujours, il est du Midi et moi du Nord, il est des chars et moi je suis para140, des esprits différents mais nous sommes tous les deux Oblats jusqu’au cœur, et alors ça marche sous le regard de l’Immaculée. À la demande de mon Supérieur de District je vais lancer la Légion de Marie ici, ce ne doit pas être un essai, ça doit réussir si je suis assez marial. Aidez-moi, Marie est plus forte qu’une armée rangée en bataille, même une armée communiste. C’est d’ailleurs pour cela que je vous réponds si rapide ! Toujours l’un d’entre vous. [7] Lettre de Jean Wauthier aux Oblats de Solignac Xieng Khouang, 24 mars 1954 (AOM, 37-E)

Je suis toujours bien vivant, comme tous les pères ici, et cours plus que jamais mon secteur. Ça bouge de plus en plus et il faudrait être partout à la fois : Thaï Dam, Mèo, Thaï Haï, Phou Ou141. Des fois je n’en peux plus et il n’y a pas que mon cheval qui est fatigué ; pourtant c’est une brave bête qui revient fidèlement au village chaque soir au lieu de se fatiguer à courir les juments … pour la bonne raison, c’est qu’il n’en a plus. Il me porte vaillamment moi et mon maté-

140   Le Père Jean Subra avait fait son service militaire dans la cavalerie (chars blindés), alors que le Père Jean Wauthier avait servi dans une unité de parachutistes (familièrement « les paras »). 141  Il faut sans doute corriger « Phou Ou » en « Phou An » ou « Phou Oun ».

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riel et c’est beaucoup, car le tout pèse bien les quatre-vingt-cinq kilos. La guerre bat son plein là-haut. Ici on va on vient comme si de rien n’était. Parfois une rencontre impressionnante comme celle d’il y a quelques semaines. Seul, au détour d’une piste je tombe sur une douzaine de types armés de grenades, mitraillettes qui immédiatement me mettent en joue. Évidemment je m’arrête. Un rapide acte de contrition. Mon plus beau sourire sur les lèvres, le cœur qui bat un peu, je m’avance vers eux qui m’encerclent. Leur parle en phou teng : pas un mot. En laotien, seuls deux me répondant en demandant s’il y avait des Français, des soldats lao dans les villages : moi je n’ai rien vu, et de fait. À mon tour je leur dis que ça ne m’intéresse pas, que je visite tout le monde pour les soigner, leur dire qu’il y a le Bon Dieu, etc. Silence … Puis je leur souhaite bon voyage et sans leur demander la permission je continue ma route. Il m’a fallu un peu de volonté appliquée pour faire marcher mon cheval au pas, et ne pas me retourner. Mon oreille tendue vers ce claquement de mitraillette que je connais bien. C’est si vite fait, 142 dans un coin de forêt ou personne n’ira y voir. Mais non, rien ne se produit. Le sentier fait une courbe et c’est fini. Étaient-ce des soldats du chef de province, des partisans Mèos, des Viêts ? D’après les renseignements ultérieurs pris de tous côtés il semble bien que c’étaient des Viêts. Et vous voyez que la Sainte Vierge m’a protégé. Aussi, pourquoi avoir peur ? Nous ne sommes rien par nous-mêmes, mais nous sommes des Christ ambulants, et on le sent presque physiquement dans ce pays où tout le monde vit sous la crainte des génies et nous sommes l’amour, où tous vivent dans les seuls besoins du corps et nous sommes d’abord une âme qui doit briller, où la virginité est inconnue ou méprisée et nous vivons sans femmes. Priez, vous tous qui le pouvez si bien dans vos belles chapelles, vos chambres, l’abbatiale, pour que nous restions fidèles à cet idéal si haut qu’on en a le vertige si on en prend vraiment conscience. De mon côté je n’oublie pas ce vieux monastère auquel je dois d’être Oblat, et ne vous oublie pas vous tous qui lentement mais 142   L’expression « ça se passe » est une conjecture. L’original, en mauvais état, a ici une lacune.

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sûrement montez vers l’obédience. Profitez à plein des belles cérémonies, des chants. Je dois aux X143 ma formation musicale, qui a un grand succès ici. J’ai mis en musique fort simple le résumé du catéchisme en phou teng, en thaï dam, et après la messe du dimanche, tout le monde chante le catéchisme, pas toujours bien fort ni harmonieusement mais qu’importe ! Ça vit. Au revoir à tous. Bonne fin de Carême. Ici je fais construire deux chapelles d’ici Pâques et au poste il y aura évidemment la Vigile pascale comme à Solignac. Je passe tous mes sermons du dimanche à l’expliquer, à en dégager le sens si parlant aux yeux. Que l’eau du Baptême coule à flots bientôt dans ce pays. Priez avec nous. [8] Lettre de Jean Wauthier aux Oblats de Solignac Xieng Khouang, 3 juin 1954 (AOM, 37-E)

Vraiment c’est gentil à vous de m’avoir écrit si nombreux. Ça fait chaud au cœur, vous savez, parce que, bien sûr, on en a marre parfois. Je viens de prendre quelques jours de vacances, si on peut appeler cela ainsi. Trois de mes filles ont accepté d’aller à quatre cents kilomètres d’ici, au sud de Thakhek, pour y étudier chez l’unique couvent de sœurs laotiennes en ce pays et, qui sait, pour y devenir religieuses. Pas question de les laisser partir seules. Aussi, jugez de ma gaieté a priori et sur le champ, devant ces filles qui ne connaissent guère que Xieng Khouang et leurs montagnes. Monter dans un C-46144 qui tombe d’un trou dans l’autre en de continuelles glissades, sentir l’avion vibrer de toutes ses membrures, avoir l’estomac qui remonte à la gorge dans les trous d’air … J’étais au cinéma. Mais le plus beau fut Thakhek : deux jours d’attente. Je m’en vais assurer la messe, confessions, etc., dans une grande île de

 Ce sigle doit faire allusion à une situation locale de Solignac.  Au Laos plusieurs compagnies aériennes (dont l’américaine Civil Air Transport, future Air America, qui assurait déjà en 1954 des tâches paramilitaires) utilisaient à cette époque des avions Curtiss-Wright C-46 Commando, capables de transporter marchandises et voyageurs (jusqu’à cinquante) dans des régions montagneuses. 143 144

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la région145 et j’emmène mes filles. On monte en pirogue. Je prends la pagaie car je n’ai pas besoin de guide et en avant. Au beau milieu de trois cents mètres qui nous séparent, je m’amuse à faire osciller la pirogue, quels cris mes amis ! et au débarcadère l’une des trois s’est trouvée dans l’eau jusqu’au cou : manque d’équilibre. Et me voici rentré au grand plaisir de mes gens. Dix-sept jours pour faire huit cents kilomètres, en ne loupant aucune occasion. Dans dix jours je vais faire mes premiers grands baptêmes, une centaine, pour la Trinité dans un village perdu de mes montagnes. Monseigneur sera sans doute là et vous aussi, hein, avec tout votre cœur et votre ardeur missionnaire. Il le faut. On parle de cessez-le-feu, ce sera de quelque répit pour nous mais on ne s’illusionne pas. C’est ni plus ni moins au martyre, à un martyre sombre, lent, mais d’autant plus beau que je prépare mes gens dans des « cercles d’études », deux à trois fois par mois, interdit aux moins de seize ans. On parle d’homme à homme, ou d’homme à femme comme vous voudrez, et ça les intéresse. Frère Toussaint146, bien reçu toute documentation sur la Légion de Marie, merci. Frère B. : j’ai bâti ma nouvelle église, plus haute et spacieuse. Vous avez raison, la liturgie c’est ce qui reste, ça accroche l’instruction catéchétique. Je la fais vivre de mon tout petit mieux. Déjà il y a la « grand’messe » du dimanche, avec Kyrie, Sanctus en laotien sur air de notre composition : partie chantée par les gosses du caté147. Refrain repris en chœur par tous (au moins dix parties) c’est-à-dire deux cents personnes. Saluts, etc., toujours en laotien et même phou teng. Le strict minimum imposé par les lois liturgiques en attendant mieux, idem pour les sacrements. Le chant grégorien est facilement admis : j’ai traduit l’« In manus tuas », air du temps pascal, en lao très, très simple. Et maintenant le soir, dans la prière en famille qui se développe peu à peu (très éloignée de leur coutumes), on entend au village chanter plus ou moins juste cette vieille

  L’île de Don Dôn, où depuis le xixe siècle est installée la plus ancienne chrétienté du Laos. 146   Jean-Marie Toussaint, o.m.i., né en 1930, sera ordonné prêtre en 1955 et sera missionnaire au Laos jusqu’en 1975. 147  C’est-à-dire les enfants du catéchisme : expression familière. 145

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mélodie, qui monte au travers des feuilles du toit réjouir le Bon Dieu et Marie. Et maintenant, vive les vacances hein ! Mais n’oubliez pas que vous êtes missionnaires et que vous avez les copains aux prises parfois très sérieusement avec Satan. Alors : à la colo148, à la Bâtisse149, en famille, ou sac au dos, parlez, priez, Oblats, parlez, priez, missionnaires. Et fraternité à tous ceux, j’espère que tu en seras Ollive150, qui viendront cette année pour nous aider à arracher ce petit million d’âmes à la boue satanique, pour en faire des fils et filles de Marie. [9] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Nam Mone, 7 août 1954

(ACF)

Vous devez penser que je vous ai définitivement oubliées, depuis si longtemps qu’une lettre ne vous est pas parvenue du Laos. Mais en regardant mon calendrier je me suis aperçu que la fête de Sainte Claire approche, et de suite j’ai pensé à vous. C’est pourquoi me voici en train de vous écrire ce soir. On vient de terminer la prière à la Sainte Vierge du Samedi : chapelet, chants, l’« In manus tuas », que j’ai traduit et qui se chante maintenant le soir dans tous ces petits villages chrétiens de la montagne. Et maintenant la pluie tombe comme elle fait depuis ce matin. C’est une bénédiction du Bon Dieu car les rizières en ont bien grand besoin. La plupart des gens ne mangent plus que du maïs, plus de riz, j’en ai encore un peu. Par bonheur la table, transportée démontée à dos d’homme sur quinze kilomètres, est à l’abri, ainsi que ma natte. Partout ailleurs des gouttières font entendre ce petit bruit amical. Que voulez-vous, on ne peut demander à un toit de feuilles vieux d’un an et demi la même étanchéité qu’un bon toit d’ardoises de Fumay. Quelque part dans le village un enfant pleure. Les cochons 148  Colonie de vacances : expression familière. Les scolastiques de Solignac assuraient volontiers l’encadrement de ces activités d’enfants durant le temps des vacances. 149   La Bâtisse était une ferme, proche du bourg de Solignac, exploitée par quelques Frères oblats. Les scolastiques y allaient régulièrement prêter main forte. 150  Surnom de Jean-Marie Ollivier, o.m.i. (1926-2004), qui sera ordonné en 1953, puis missionnaire au Laos jusqu’en 1975.

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grognent sous le plancher de bambous où ils se sont mis à l’abri. Tout est tranquille. Quand on y réfléchit bien, quelle apaisante atmosphère. Comme on est loin ici de la trépidation de nos pays d’Europe ! Vie frugale, très simple, trop simple même. Vie où on ne risque guère de devenir obèse … Je viens d’activer le feu car c’est une compagnie. Si maman le voyait, ce foyer : de la terre tassée dans un carré de rondins de cinquante centimètres de côté posé sur la plancher. Et là on fait du feu. Pas de cheminée, la fumée passe par le toit, ou la porte, ou les cloisons de bambous. C’est là que je fais bouillir les seringues et le café, et que je me fais de succulentes « tartines » de riz grillé, ou des plats qui n’existent dans aucun manuel de cuisine mais qui me conviennent parfaitement. Voici un peu mon cadre de vie. Ajoutez-y une chatte, des poulets, un brave cheval et tous les gosses du village qui, vêtus d’un rayon de soleil ou de quelques gouttes de pluies, rentrent, sortent, examinent, touchent à tous les objets étranges que le Père a en sa possession. Mais je n’y suis guère longtemps, dans mon petit village : treize à quinze jours par mois. Le reste du temps je suis en pistes. Et quelles pistes par ces pluies diluviennes ! Il faut parfois marcher courbé en deux, les bras se profilant en une étrave de torpilleur pour fendre la marée d’herbes et de plantes de toutes sortes qui recouvrent tout … Depuis dix mois que je suis ici j’ai eu déjà la consolation de baptiser une centaine d’adultes et de chasser les génies – le démon –, dans quatre maisons151. Et ce plaisir encore plus subtil de voir s’affiner ces âmes, spécialement dans les causeries du soir – trois ou quatre fois par mois – avec jeunes gens et adultes : causeries interdites aux moins de seize ans, mais ceux de un à seize mois y sont tolérés pourvu qu’ils tètent ou dorment en toute tranquillité. Ce sont de véritables cours anticommunistes avec exposé de la doctrine marxiste, les réponses et surtout les attitudes à avoir en face, y compris le martyre. Et j’ai eu la consolation de les entendre dire, alors que je leur posais carrément la question « Oh ! Ils peuvent nous tuer. Qu’est-ce que ça fait. On ira au Ciel voir la Vierge Marie avec le Père. » Car ils l’aiment,   L’entrée d’une maisonnée en catéchuménat était marqué au Laos par un rituel où l’on détruisait les objets servant aux cultes animistes. « Chasser les génies » ou « chasser les esprits » désigne habituellement cette cérémonie. 151

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la Sainte Vierge : nang Maria – Mademoiselle Marie, comme ils disent. Il fut vraiment un moment où je ne donnais pas cher de ma peau. J’ai même été mis en joue une fois, par un groupe de Viêts sans doute, au détour d’une piste. Je n’en menais pas large. Actuellement l’armistice est signé. Mais je ne me fais aucune illusion. À moins d’une volonté expresse de Dieu, le délai est reculé quelque peu mais ce n’est pas encore fini pour nous. Après tout, n’est-ce pas quand Jésus est mort en Croix qu’Il a vaincu Satan ? Et nous, on n’est pas encore mort sur la Croix. Tout de même ne cessez pas de prier pour moi et pour tous ceux – prêtres et religieuses – qui se dévouent dans le monde missionnaire. On sent, même dans nos petits villages, à quelle lutte grandiose on a l’honneur de participer. Sans doute y laisseronsnous notre peau d’une manière ou d’une autre, mais ça en vaut la peine. De mon côté je ne vous oublie pas au long des pistes que parsèment les chapelets, entrecoupés parfois de paroles bien sonores quand on se retrouve par terre ou qu’une branchette vous est entrée dans l’œil. Que Sainte Claire nous protège et guide dans la voie de la pauvreté effective et affective, de la pureté de cœur, de corps et d’action, et dans l’amour de tout ce que Dieu a créé, y compris la pluie qui nous transperce et le soleil qui brûle. Tout de même, je ne suis pas d’accord pour les sangsues. Si j’avais été là au sixième jour de la Création … Sur ce je vous quitte sans vous quitter, car la prière et la messe sont le grand trait d’union journalier. Au revoir. Je vous bénis de tout mon cœur demandant à Marie et Sainte Claire de rendre effectifs ces gestes humains. Écrivez-moi en F.M. sans mettre de timbre : la lettre va aussi vite et sans dépenses. À bientôt, j’espère, de vos nouvelles. [10] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Xieng Khouang, 9 décembre 1954 (ACF)

Eh oui bien sûr ! J’ai reçu votre avant-dernière lettre début octobre, mais à ce moment-là un véritable tourbillon d’occupations s’est 379

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abattu. Il y a eu la visite de notre Père Assistant général à Rome, puis il m’a fallu passer une dizaine de jours au flanc d’une montagne à scier des planches dans un arbre. Ici on a tout ce qu’on veut mais il faut l’aller chercher. Désire-t-on une chaise, une table, voire une simple planche pour faire une étagère, on prend une hache et on va choisir un arbre, on l’abat, on le hisse sur un établi de grosses branches, on le scie, on ramène la planche sur son dos ou celui du cheval, on rescie, on rabote, et on fait sa chaise. L’avantage à cette méthode c’est que si la chaise est bancale ou trop inclinée on ne peut s’en prendre qu’à soi. Ensuite ce fut la fête du village à préparer, que je voulais solennelle et elle le fut. Feu de camp la veille au soir … le village n’a pas pris feu. Messe et baptême d’adulte et huit communions privées de gosses vraiment sérieux et graves152. Dès la Toussaint je suis parti à deux jours de marche de là visiter un gros groupe de villages. Seules, cinq maisons entrèrent en catéchuménat mais les autres suivront certainement d’ici peu. Retour et descente à Vientiane jour de la retraite annuelle. Celle-ci arrivée, j’accompagnais trois de mes filles à cinq cents kilomètres d’ici, au seul couvent de sœurs qui existe proche !!! d’ici. Déjà l’une de mes filles est postulante, baptisée depuis quatre ans. Ah, si nous avions des sœurs ! Peut-être en aurons-nous sous peu. Mais priez, mes Sœurs, surtout à cette intention. De retour ici, juste le 7 décembre au soir je recevais votre lettre, et Marie Immaculée a bien fait les choses puisque nous trouvant comme par hasard quatre pères, nous avons chanté une grand’messe de l’Immaculée. Mais la Sainte Vierge a voulu me faire passer un 8 décembre spécial, puisqu’un brutal accès de fièvre me faisait me coucher bien vite claquant des dents, à 40°5. J’ai pu ainsi essayer de dire mon chapelet toute la journée et toute la nuit en partie pour vous. Cet après-midi ça va mieux, mais je suis encore trop faible pour repartir à pied dans mon village. Ils « se languissent » de moi comme ils disent en leur langue. Et ailleurs le Père Supérieur a chassé

152  Dans le vocabulaire religieux français de l’époque on appelait la première communion des enfants « communion privée », par opposition à la « communion solennelle » organisée traditionnellement à l’adolescence. La coutume française était appliquée au Laos.

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les génies dans trente-quatre maisons, secteurs qui doivent encore me revenir, ce qui me fera seize villages. Que notre Toute Puissante Maman prenne vos mérites quotidiens et les transforme en fortifiant. Deux ans de Laos et je me sens déjà moins fort qu’avant à mener cette vie vagabonde. Jusqu’à quand cela pourra-t-il durer ? C’est que le travail ne manque pas. Les protestants sont revenus et travaillent à coup de dollars153. Les Viêtminh « catéchisent » la population à pas plus loin de deux jours de marche d’ici. L’avenir est humainement plus que sombre. De l’avis de tous, l’Indochine sera passée derrière le rideau avant deux ans au grand maximum. Et face à cette marée diaboliquement inexorable nous sommes vingt Pères qui, conscients de leur faiblesse mais forts de la force de Dieu, avons décidé unanimement à la dernière retraite de rester quoi qu’il arrive. Et ce petit mot est très lourd. Nous savons parfaitement ce qui va nous arriver : la torture et la mort, ou bien la torture physique ou morale (on ne sait pas laquelle vaut mieux), le tribunal populaire, les travaux forcés, l’expulsion, diminué, avili … Mais puisque notre Chef Jésus a triomphé de la mort en mourant sur une Croix, nous ses disciples nous ne voudrions tout de même pas avoir nos aises sur la terre. Et ces chrétiens, ceux qui ont reçu le baptême voilà quatre ans, les trois cents personnes qui vont le recevoir dans quinze jours, les quatre cents catéchumènes en cours d’instruction dans tout le secteur : quelle angoisse quand on y pense. Et pourtant la parole de Dieu ne peut être enchaînée, malheur à nous si nous n’allons pas la porter à ceux qui croupissent encore dans la fange obscure du démon. En ce temps de l’Avent redites-le de toutes vos forces, le Veni Domine et noli tardare – Rorate cœli desuper. Que Jésus et Marie nous envoient des Pères, des Sœurs, nous donnent la santé suffisante et surtout permettent qu’aucun d’entre nous ne soient jamais apostat si nous entrons dans l’Église du Silence. 153  Cette accusation est alors habituelle ; le danger dénoncé est de faire des « chrétiens du riz », attirés par le gain matériel sans véritable conversion. Les missionnaires catholiques se rendront compte peu à peu que les soins gratuits aux malades avaient souvent des effets analogues. – Une communauté protestante importante est née dans la région de Xieng Khouang à partir de 1950. À la rivalité et à la suspicion entre missionnaires succèderont, à partir de 1962, la bonne entente et une certaine collaboration.

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Et maintenant bonne fête de Noël. Je serai en union avec vous dans mon petit village. Chez vous il y aura la belle crèche artistement disposée, les chants modulés sans fausses notes, un bon dîner pour que le corps s’associe un peu à l’âme. Chez moi ce sera un peu cela. Et même, la Grand’messe finie, geste qui doit plaire au cœur de notre Père, nous baissons le rideau devant l’autel, et là, dans le même lieu où quelques heures avant la cène Eucharistique s’est célébrée, on apporte les petites tables, les petites chaises, les petits bols pleins de viandes cuites, de sang frais au piment, d’herbes aromatiques de la forêt, bouillies, les paniers circulaires pleins de riz nouveau ; et là, sous le regard du Bon Dieu nous dînons tous ensemble, tout le village, hommes, femmes, enfants et le Père au milieu d’eux. N’est-ce pas charmant ! S.P. 4079 ← Attention [11] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Xieng Khouang, 17 avril 1955

(ACF)

C’est le Mardi de Pâques, alors que sac au dos je m’apprêtais à sauter à cheval, que j’ai reçu votre lettre. Et au retour de cette tournée de quelques jours je viens répondre à votre si bonne lettre. N’ayez pas peur surtout de me demander précisions, nouvelles, tout ce qui pourrait vous intéresser. C’est une joie pour moi de vous répondre, d’écrire au Monastère, où l’on sait que de chères âmes qui se veulent petites font de grandes choses avec la grâce de Dieu. Entre âmes religieuses n’est-il pas bon de converser ensemble ? Parfois, rentrant de tournées on a participé à la pauvre nature humaine, on a soigné des malades sales, malodorants, on a mangé, couché, dormi dans les cabanes, on a eu des moments de mauvaise humeur, au contact si proche de cette humanité fruste le malin nous a tenté, et en revenant on songe au monastère où des âmes pures dans des vêtements propres chantent la Gloire de Dieu dans un beau monastère. Quelle réconfortante pensée ! Et on a plus de courage ensuite pour continuer. D’ailleurs le Bon Dieu nous envoie aussi de belles consolations. Ce furent ces huit baptêmes d’adultes en la nuit de la Vigile Pascale 382

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devant une chapelle trop petite, débordant largement sur la nuit154. Et cette belle adoration du Jeudi Saint où les gens de mon village se sont relayés toute la journée pour adorer Jésus dans le reposoir, bien modeste, où il se trouvait155. Et maintenant la vie reprend son rythme ordinaire interrompu seulement par la tournée de confirmations de Monseigneur et la préparation de Pâques. Mais le district a augmenté. Les ouvriers ne sont pas plus nombreux. À huit heures de marche de mon village vers l’est, tout un secteur commence à démarrer156. Environ quarante maisons réparties en quatre villages, et d’autres villages contactés. C’est le Père Supérieur de Xieng Khouang qui est allé chasser les génies, mais n’ayant guère le temps et ne connaissant pas la langue, c’est moi qui me charge du secteur pour le moment. D’autre part le Père du secteur voisin doit partir pour raison de santé. Sans doute un jeune Père va-t-il venir, mais tant qu’il apprendra la langue, c’est encore moi qui devrai aller voir ce lot de villages. Continuez à bien prier pour que Notre Dame m’assure une bonne santé physique et spirituelle car ce n’est pas le moment de fléchir. Mais si la vie, matériellement, est très dure, de plus en plus je l’aime, cette vie-là. À mesure qu’on pénètre leur vie, leurs préoccupations, leur langue, on se sent devenir l’un d’entre eux, et tout naturellement dans le catéchisme, les sermons, les comparaisons arrivent. Et combien, eux aussi, sont naturels. C’est une maman, un soir, qui m’apporte son bébé parce qu’il pleure. Que voulez-vous, un bébé ça pleure pour pleurer. Mais je le prends dans mes bras, le berce, l’embrasse, le signe au front. Bébé étonné ne pleure plus et la maman est contente. – C’est au cours d’un sermon sur la Trinité – sujet ardu –, je m’efforce d’expliquer le mieux possible. Tout le monde me suit plus  Depuis 1951 la liturgie catholique organise à la tombée de la nuit précédant le dimanche de Pâques, en mémoire de la Résurrection du Christ, un office solennel, la Vigile pascale, qui se prolonge en mettant à profit les symbolismes du feu et de l’eau. Les baptêmes d’adultes y trouvent une place privilégiée. 155  Dans la liturgie catholique du Jeudi saint, à l’issue de la messe l’hostie consacrée est placée sur un autel spécial abondamment décoré ; les fidèles sont invités à venir l’adorer ensemble ou à tour de rôle, en faisant mémoire de l’agonie de Jésus Christ au Jardin des Oliviers (ou Gethsémani). 156   « Démarrer » est une image fréquemment utilisée par les missionnaires pour indiquer les premières démarches de familles ou de villages qui souhaitent connaître la foi chrétienne et y adhérer. 154

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ou moins bien. Enfin un des notables du village se lève : « Père, moi je vois ce que tu veux dire, toi tu ne sais pas bien expliquer, je vais expliquer, moi » ; et se tournant vers les gens il continue son sermon à ma place. – C’est sur la piste au milieu d’un groupe de mes nouveaux baptisés, une femme : « Oh ! le Père est venu, je suis bien contente. Oui, il y a longtemps qu’on ne s’était pas confessés. Oh ! moi je n’avais pas grand chose à dire, seulement ça et ça … (elle raconte sa confession) mais c’est mieux d’avoir une âme toute belle ! » Etc. Je pourrais vous en citer ainsi bien longuement. C’est vraiment la simplicité des enfants de Dieu. Et quand je reviendrai en France je pense pouvoir vous amuser un peu avec toutes ces histoires. […] Bonne fête de Pâques. Nous sommes dans ce temps pascal. Jésus a vaincu en mourant. Il nous demandera peut-être d’en faire autant plus tard. Comme il lui plaira, n’est-ce pas. En attendant, priez vos journées en union avec tous ces missionnaires du monde païen ou déchristianisé, avec une pensée spéciale pour votre missionnaire du Laos, afin qu’il soit un instrument pas trop indigne des mains divines. De tout cœur je vous bénis pour que le Christ soit véritablement ressuscité dans le monastère. Que Notre Dame nous garde en sa pureté conquérante. S.P. 74943, T.O.E. 3 – Une paix bien provisoire : 1955-1959 Les nombreuses lettres des missionnaires du Laos datées entre mi-1955 et mi-1959 représentent quatre années de paix relative. Rendue possible par les accords de Genève et le cessez-le-feu de 1954, cette paix est fondée sur un fragile équilibre, souvent menacé, des forces politiques et militaires en présence au Laos. Cette période se termine le 28 juillet 1959, quand l’emprisonnement des chefs communistes inaugure une série de coups d’état et entraîne une offensive vigoureuse du Nord Viêt-nam au nom des alliances précédemment conclues. La collection présentée ici devrait s’ouvrir par neuf lettres envoyées par Louis Leroy à sa famille durant son voyage maritime et à son arrivée au Laos, omises faute de place. Paysan de formation et d’âme, Louis découvrait le monde et bientôt le Laos sans étonnement excessif, en observateur attentif de la nature et de la vie rurale. Ce tout premier « journal » fournit une sorte de clé de lecture pour la suite. Le confort et le luxe relatifs du

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navire contrastent avec le manque de propreté et d’hygiène des villages montagnards – d’où une répugnance à vaincre. Aux repas gastronomiques succèdera une nourriture inconnue, frugale, peu appétissante – « le pain a disparu […] j’espère me bien habituer au riz avec le temps […] » – sans compter la viande de chien et de rat – Jean Wauthier lui-même n’avoue-t-il pas en avoir « l’estomac noué » ? L’admiration de Louis pour les courses de pur-sang aperçues à Beyrouth laissera la place à une difficile familiarité avec les petits chevaux laotiens, indispensables mais capricieux. La curiosité pour des essences d’arbres et des espèces d’animaux domestiques inconnus, observées sur l’île de Ceylan, s’émousse bien vite ; restent les nuisances que sont le tigre, le sanglier, et plus proches encore, mouches, moustiques et sangsues. Pour ces deux hommes, le contact précieusement cultivé avec des communautés féminines en France, la communion à leurs petits soucis quotidiens, constitue un facteur d’équilibre indispensable. Sur place toutefois, la présence française, visible encore à Saigon, se fait plutôt lointaine, mis à part les voyages en avion militaire ; durant toute cette période en effet, la Mission, faute d’alternative, continue à avoir largement recours à l’armée pour les déplacements importants. Dans les régions reculées de ce Laos post-colonial, les conditions de vie se font précaires, et bien rude sera l’apprentissage de la vie missionnaire. Quelle est donc la routine de ces hommes en ce temps de paix ? C’est d’abord l’indispensable apprentissage de la langue, ou plutôt des langues, plus long et complexe qu’ils ne l’imaginaient. Vient ensuite le soin des malades, qui absorbe une part importante du temps et de l’énergie – une nécessité pour suppléer l’absence de médecins. Le quotidien, ce sont encore les travaux de construction de toute sorte, car la perspective est bien de s’établir – écoles, églises et chapelles, modestes habitations … Mais surtout, ce sont les pistes : « Pour voir une malade, j’ai fait dix heures de marche », écrit Louis Leroy ; pistes incroyablement difficiles, éreintantes, mais qu’il faut parcourir sans relâche à la recherche de villages « païens », de familles bien disposées, de personnes en difficulté. Jungle et montagnes, pluies et boue, rivières en crue, rien ne doit arrêter le missionnaire ni l’Évangile qu’il est venu apporter. Pourtant les déceptions ne manquent pas : parmi « tous ces pauvres païens » qui donc est disposé à se convertir ? Comment le règne du Christ progressera-t-il « en cette terre de Satan » ? Il faut un réel acte de foi pour croire que, « un jour ou l’autre, ici ou ailleurs », la semence jetée en terre lèvera. Même la ferveur des nouveaux convertis laisse souvent à désirer, il y a des apostasies … Le progrès des mœurs ne cache pas les lacunes, la résurgence de pratiques condamnables – notamment la vente des jeunes

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enfants, même par des chrétiens. D’autre part, il y a aussi les petites joies de l’homme – l’accueil souriant, la sympathie, le travail partagé … – et celles du prêtre : confessions, communions, belles processions, une église neuve qui sort de terre ; et puis des jeunes filles et jeunes gens décidés à suivre une vocation de personnes consacrées. Le Laos, c’est donc le choc d’une mission vraiment difficile, d’une vie vraiment très dure. Mais c’est aussi la joie, l’enthousiasme de la mission accomplie, dont les lettres témoignent unanimement. Louis Leroy écrit : « Je suis […] très heureux d’être arrivé dans cette région et je n’ai qu’un désir, y travailler toute ma vie, et, si le Bon Dieu le voulait, y mourir. » Jean Wauthier lui fait écho : « Si c’était à refaire nous recommencerions, avec un peu moins de sentimentale imagination peut-être, mais certainement avec un acquiescement plus plénier de toute notre âme. » La guerre, les Viêts ne sont pas tout à fait oubliés ; mais, comme l’écrit Louis Leroy, « nous ne savons rien de sûr, nous agissons comme si la paix devait durer. »

[1] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Vientiane, 25 novembre 1955 (Archives du Carmel de Limoges [= ACL])

J’attendais d’être arrivé au Laos pour vous donner de mes nouvelles, qui grâce à Dieu sont excellentes. Je n’y suis arrivé que de mercredi dernier 23 novembre. Nous avons embarqué le 24 octobre à Marseille sur le paquebot le « Laos », magnifique paquebot lancé depuis un an environ. Nous voyagions en classe touriste, tout y est très beau, presque luxueux, confortable. L’hôtel est remarquable, le personnel dans l’ensemble aussi, tous très affables. C’est la première fois de ma vie que je jouissais de tant de conforts ; ce qui fait que les trois semaines passées sur le bateau ont été trois semaines de vraies vacances, le voyage m’a enchanté au plus haut point. Nous avons fait escale à Alexandrie, Beyrouth, Port-Saïd, Djibouti, Colombo, Singapour, partout possibilité de descendre et de visiter les villes. À Beyrouth j’ai pu voir une belle course de chevaux arabes, course au galop, rapide et belle … à cette vue, l’ancien cultivateur en moi semblait se souvenir de son passé.

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Sur ce bateau, en plus des huit Oblats il y avait sept prêtres et quatre frères maristes, une trentaine de religieuses, le plus grand nombre en dehors de nous allaient en Malaisie, Philippines, Japon … Nous sommes débarqués à Saigon le lundi 14 novembre, et nous avons dû y séjourner une bonne semaine, car il n’y avait pas d’avion militaire de disponible. Mercredi dernier, j’ai pris l’avion militaire à Saigon et, trois heures et demie après, j’arrivais à Vientiane ayant « parcouru » mille kilomètres157. Vientiane est la ville où réside notre évêque, et la ville administrative du Laos. Nous allons tous demeurer ici jusqu’au 8 décembre, jour de clôture de la retraite annuelle, puis nous allons être envoyés dans différents endroits pour étudier le laotien, qui au début semble peu abordable, mais avec le temps et la grâce de Dieu tout ira bien, je l’espère. Le climat ? Sur le bateau à certains jours nous avons eu bien chaud, à Beyrouth au moins trente-cinq degrés, en moyenne sur la mer Rouge plus de trente, et pourtant c’était l’hiver, en été à Beyrouth ils ont eu jusqu’à quarante degrés. Nous avons eu le bonheur de pouvoir dire chaque jour la messe sur le bateau, mais c’est plus fatigant qu’à terre, surtout quand il y a un peu de roulis et avec la chaleur en plus, et la sueur ruisselait sur nos visages. Ici au Laos la période des pluies est terminée, le climat est excellent ; vers février la chaleur montera, puis ce sera la saison des pluies et le climat sera pénible et fatigant, nous dit-on. Ici nous avons eu une bonne nourriture, mais le pain a disparu, il faut s’habituer au riz cuit à l’eau, avec la main on se sert dans ce qui remplace le plat, on le transforme plus ou moins en boulette, et ainsi le riz tient place de pain158. À Saigon, dans les quartiers chinois vous pouvez acheter une soupe chinoise ainsi composée : du riz 157  Il s’agit ici de l’armée française. Une clause des accords de Genève (1954) prévoyait le maintien au Laos d’une Mission Militaire Française, chargée de soutenir et d’entraîner l’Armée royale laotienne. La MMF ne cessera définitivement ses activités qu’en décembre 1975, mais à partir de 1955 les États-Unis avaient pris progressivement la relève. Les missionnaires bénéficieront de l’obligeance des uns et des autres pour faciliter certains types de déplacements. 158   La description correspond au « riz gluant », ou riz glutineux, la variété préférée pour la cuisine laotienne. Ce riz est en fait cuit à la vapeur et servi dans des petits paniers tressés ; il est pétri dans la main pour saisir ou accompagner les autres aliments.

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broyé, différentes herbes du pays et chaque fois qu’ils le peuvent ils y ajoutent du chien et du rat ; j’ai dû manger une fois de cette soupe, mais je ne pense qu’il y avait du rat, en tous cas je l’ai su après, alors ça ne me gênait pas159. Comment va la ferme ? Et la Sœur Marthe ? L’an dernier à cette époque j’allais faire mes petites visites, voir si le petit veau était né, puis bon à vendre160 … Voici le petit aperçu que je voulais vous donner aujourd’hui. Laissez moi vous redire que je pense souvent au Carmel. Je demande souvent au Seigneur et à la Ste Vierge de le combler de bénédictions, lui et chacune des sœurs. Chaque matin vous avez à ma messe une pensée bien précise. Je compte sur vous pour m’aider à être un excellent missionnaire, qui puisse faire beaucoup aimer le bon dieu et la Sainte Vierge. Je n’oublierai jamais le Carmel ni les sœurs que j’y ai connues. [2] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 29 janvier 1956 (ACL)

J’aurais dû répondre plutôt, mais vous vous souvenez m’avoir entendu dire que je ne me sentais pas une vocation d’épistolier, et puis, je dispose de si peu de temps. À la fin de la retraite annuelle Monseigneur m’a donné mon obédience pour la mission de Xieng Khouang, située trois cents kilomètres environ au nord de Vientiane, où je suis arrivé par avion en

159  En Asie du Sud-Est le rat de rizière est aussi communément servi comme aliment, sous forme de viande rôtie, que le lapin sous d’autres climats ; l’avantage pour les villageois est qu’il ne coûte que la peine de l’attraper. L’animal se nourrit exclusivement de riz. 160  Durant ses années d’études à Solignac, Louis Leroy, ancien agriculteur, avait discrètement conseillé et aidé les Sœurs du Carmel de Limoges pour le transfert de leur monastère à Crochat, à 7 kilomètres de la ville. En passant de la ville à un domaine campagnard les religieuses comptaient trouver leur subsistance dans une petite exploitation de vaches laitières. Dans sa correspondance du Laos, le Père Leroy continuera à s’intéresser à l’aventure et à donner quelques conseils.

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compagnie du Père Gaillard le 13 décembre161. Là, notre principal travail (je ne dis pas l’unique) est l’étude de langue, qui n’est certainement pas très facile. C’est une langue orientale, complètement différente de la nôtre, sa grammaire est simple, mais une grosse difficulté pour un Européen, ce sont les différents accents, que l’on saisit mal, au début du moins, et qui changent pleinement le sens du même mot162. Un exemple, ce mot : ປາ sans accent désigne le poisson163 ; prononcez ce même ປ າ sur un ton légèrement plus bas, vous parlez de la montagne164, ce même ປ າ dit sur un ton élevé désigne la tante ; et cet exemple vaut pour tous ou presque tous les caractères. De plus, le texte écrit ne comporte ni virgule, ni point, ce qui ne facilite pas la lecture. Enfin avec le temps et la patience j’espère réussir à bien apprendre cette langue, chose indispensable pour bien présenter l’Évangile. En attendant, cette étude me vaut parfois quelques petits maux de tête. Monseigneur nous laissera peut-être environ un an à l’étude de la langue, je considère ce temps un minimum, mais nous sommes si peu nombreux. Vous vous demandez peut-être quelles sont mes impressions sur le Laos ? Je suis enchanté de mon obédience, très heureux d’être arrivé dans cette région et je n’ai qu’un désir : y travailler toute ma vie, et, si le Bon Dieu le voulait, y mourir. Je regretterais de changer de mission, alors que j’ai connu celle-ci, qui est une mission au sens le plus strict du mot, mission difficile, où le Père doit vivre isolé, faire des jours de marche fatigante pour visiter les gens, se contenter quand il est sur la piste d’une nourriture frugale et préparée peu proprement. Ces gens sont friands de rat, alors ils peuvent vous en offrir, cela m’arrivera certainement, je préférerais être prévenu après le repas seulement, sinon l’appétit risque, au moins la première fois, d’être diminué.  Adrien Gaillard, o.m.i., né en 1929, ordonné prêtre et parti pour le Laos en 1955 comme Louis Leroy ; il y sera missionnaire jusqu’en 1975. 162   Le terme propre est ton plutôt qu’accent. Comme les autres langues du groupe thaï le laotien est une langue à tons : le changement de tonalité (hauteur ou modulation) dans la prononciation d’une syllabe entraîne un changement de sens. 163   ປາ (pa), poisson. 164  Ce mot est généralement traduit par « forêt » ; les notions de « forêt » et de « montagne » sont sémantiquement voisines dans les langues de la région. 161

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Le climat, en ce moment, période sèche, est très supportable. Il le sera moins à la saison des pluies qui es assez pénible, il faut marcher dans la boue, et moustiques et sangsues sont très ennuyeux. Nous enregistrons ici de fortes variations de température au cours de la même journée, il a huit jours le matin le thermomètre est descendu à zéro et après dîner il marquait plus de vingt-cinq . La région où je suis est une des moins chaudes du Laos, en décembre et janvier le matin il fait froid, surtout pour nous qui sommes au fond d’une vallée. La chaleur va commencer à monter le mois prochain. Les gens, aussi bien Thaïs Haïs que Thaïs Deng que Mèos ou Laotiens, toutes races qui se trouvent dans la région, sont sympathiques. Malheureusement plusieurs, on pourrait dire la majorité, semblent peu empressés de se convertir. J’ai visité un village entièrement chrétien, converti en 1951165 ; sans faire de ces nouveaux chrétiens des saints, je peux dire qu’ils sont de bons chrétiens, fidèles à la prière, se confessant et communiant souvent, quand le Père est chez , ce qui pour certains n’arrive que quelques jours par mois. Qu’est-ce que l’avenir nous réserve ? Les Viêts attaqueront-ils un jour ? Certains prétendent que oui. Nous ne savons rien de sûr, nous agissons comme si la paix devait durer. Je remercie spécialement la Sœur Élisabeth, et la Sœur Marthe pour leur lettre. Je voudrais pouvoir leur écrire mais mon temps est mangé – en plus de la langue, nous avons une école à agrandir, ce qui exige plusieurs semaines de travail, quoique la construction soit rustique : charpente en bois et les murs en torchis ; qu’elles veuillent bien m’excuser. N’étant pas dans le ministère, je n’ai besoin de rien, si l’an prochain, l’une ou l’autre petite chose me manque je vous en parlerai. Je vois que l’acquisition de la ferme ne se fait pas vite et vous cause des ennuis. J’ai été heureux d’apprendre l’entrée d’une postulante, capable de seconder la Sœur Marthe, le rendement laitier a dû remonter, car il avait fortement baissé, me dit la Sœur Marthe. Voici les quelques nouvelles que je voulais vous donner ; elles vous prouveront que je ne vous oublie pas, loin de là ; d’une façon bien précise chaque matin, à la messe, je prie pour toute votre com Il s’agit de Ban Nam Mone ; cf. les lettres de Jean Wauthier ci-dessus.

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munauté et chacune d’entre vous, de plus, je prie la Ste Vierge de vous accorder beaucoup, beaucoup de grâces. Pour ma part, je compte sur vous, priez un peu pour moi, pour que je parvienne à une bonne connaissance de la langue ; j’en suis loin encore, et puis, quel besoin de la grâce pour se donner totalement à ces gens, vaincre la répugnance que leur manque de propreté et d’hygiène ne manquent pas de vous causer. Si nous n’avions pas la grâce, on ne tiendrait pas longtemps, mais avec le secours de Dieu, on peut tout ; et je compte fermement sur ce secours tout puissant du Seigneur. [3] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Thau Kham, 6 février 1956

(ACF)

Sans doute avez-vous passé de belles fêtes de Noël, belles cérémonies, beaux chants … cette atmosphère si prenante et si vivante dans la mémoire. Ici, c’est toujours la même chose ou plutôt la même variété. Le 13 novembre, j’avais la joie d’offrir ce gros village de trente-six maisons à Monseigneur et à notre Père Économe général pour le baptême166. Ce fut une belle cérémonie. Nous étions huit en tout, et de nombreux invités des autres villages chrétiens. Puis ce fut la retraite à Vientiane. Cette fois nous pouvons nous contempler avec fierté car, avec l’arrivée des huit nouveaux , nous formons un beau groupe , où les jeunes dominent nettement quant au nombre. Vos prières et l’offrande de vos journées monotones nous ont aidés à nous remettre en face de nos devoirs, de nos responsabilités, de notre vrai travail de missionnaires qui est avant tout porter Jésus Christ aux autres, pas seulement sur la poitrine et sur la bouche mais en nous167 ; et j’imagine que Saint Paul occupé à tisser des tentes   L’économe général, ou trésorier général, des Missionnaires Oblats réside à Rome, mais il est appelé à visiter à l’occasion les missions extérieures pour en évaluer personnellement les besoins. 167  Au Laos la retraite annuelle des missionnaires ne se bornait pas à un ressourcement spirituel personnel ; elle fournissait l’occasion de faire collectivement, autour de 166

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devait, par son rayonnement même, évangéliser tout autant que quand il parlait dans les synagogues168. Et puis, au lieu de prendre l’avion ordinaire, avec un autre Père plus âgé nous sommes revenus par la piste : quelques deux cents kilomètres de sentiers de jungle et de montagnes. Ce fut assez dur. Il nous a fallu sept jours pour arriver avec nos cinq chevaux que nous étions allés acheter à Paksane. Ils nous ont joué plus d’un mauvais tour, et tous les deux nous sommes arrivés marqués de quelques bleus par-ci par là : tout petits qu’ils sont, quand on reçoit une ruade, on la sent pour plusieurs jours. Et je reviens d’une tournée de douze jours à l’ouest de Xieng Khouang. Quel pays ! On oscille entre huit cents et deux mille deux cents mètres. On grimpe une chaîne de montagne, on redescend de l’autre côté, traverse une étroite vallée et on recommence, ainsi deux et même trois fois dans la journée. Et pourtant, là aussi il y a des gens. Pour beaucoup c’est la première fois qu’ils voyaient un Père, ou même un blanc. Quand on voit toutes ces étendues immenses et d’accès si difficile, on voudrait pouvoir se multiplier. Et pourtant, combien c’était plus angoissant encore au lendemain de la Pentecôte quand, devant les douze Apôtres, s’étendait toute la terre169. Aussi, plus que jamais, faisons confiance en la prière. Ne nous oubliez pas, chères Sœurs qui si souvent vous tenez devant JésusHostie. Nous, c’est à peine si nous pouvons dire la messe chaque jour. Et dans nos huttes chapelles nous ne pouvons pas garder le Saint Sacrement. Alors priez le Seigneur, Maître de la moisson, qu’Il envoie des ouvriers170 : qu’Il aide nos derniers arrivés à vite se débrouiller dans la, les langues du pays et nous aide, nous déjà quelque peu anciens, à faire notre travail avec un esprit toujours plus surnaturel.

l’évêque, le bilan de l’action missionnaire, de resserrer les liens entre les personnes et les stations, et de prendre des orientations pour l’année suivante. 168  Allusion aux Actes des Apôtres, 18, 1-4. 169  Allusion aux Actes des Apôtres, 1, 8. 170  Allusion à l’Évangile selon S. Matthieu 9,38, et Évangile selon S. Luc, 10,2.

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De mon côté je ne vous oublie pas, tout au long des heures de marche, parmi les champs d’opium ou au sommet des montagnes171. C’est très beau parfois et Saint François comme Sainte Claire auraient aimé ces sites sauvages, mais qui disent mieux que nos grandes cités la Gloire du Dieu Créateur. Au début de ce Carême prions les uns pour les autres afin que Satan, le Tentateur, soit cette année encore plus vaincu dans nos cœurs et dans ceux de tous ces gens qui sont encore si littéralement ses esclaves. Bon et dur Carême, mes Sœurs, et Joie Victorieuse en cette Nuit Pascale 1956. [SP. 74943] [4] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 19 février 1956 (AFL)

Voilà déjà un certain temps que je ne vous ai écrit. Je dispose de si peu de temps : étude de la langue et travaux manuels occupent complètement mes journées. La semaine dernière je suis allé chez un Père pour l’aider pour la fête religieuse de son secteur, c’était une belle fête, beaucoup de confessions et de communions pour le nombre de chrétiens, qui est encore faible. Pour aller à ce village il faut huit heures de marche, et il y a deux montées qui sont rudes et longues ; nos chevaux sans cavalier en ont assez de les grimper. Quand on arrive en haut, je vous assure qu’on n’a pas froid. Pour aller à des villages de ce genre, il n’y a que deux moyens possibles : le cheval (et il faut en faire une partie à pied), ou complètement à pied. La langue commence à rentrer un peu, mais c’est laborieux. En plus de l’étude de la langue, il y a des travaux manuels : nous agrandissons notre école. Hier, tout l’après-midi j’ai fait des mortaises, et demain il y aura beaucoup de torchis à faire, c’est du travail, un mur de vingt-quatre mètres de long172. […]   Plusieurs ethnies montagnardes, et particulièrement les Hmong, cultivent traditionnellement le pavot à opium, qui fournit une des bases de leur économie. 172   La mortaise est une technique essentielle d’assemblage des charpentes en bois. 171

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Je sais que vous avez eu de fortes gelées en France, jusqu’à dixsept degrés par endroits. Quant à moi je n’ai pas connu cela cette année ; il m’arrive d’avoir froid le matin, mais en plein jour, surtout quand le temps est orageux, le thermomètre approche de trente . Pour la première fois depuis mon arrivée au Laos, nous avons eu de la pluie dimanche dernier, c’était à mon retour du village dont je vous ai parlé ; je l’ai reçue pendant deux ou trois heures. Mais ce n’est pas encore la saison des pluies, seulement quelques averses qui vont faire du bien à la terre. […] Je suis en bonne santé, tout va très bien ; j’espère qu’il en est de même pour vous. Priez pour moi, comme je le fais pour vous. [5] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 2 mars 1956 (ACL)

Un très grand merci à la Sœur Élisabeth et à la Sœur Marthe pour leurs lettres très intéressantes. Malheureusement la Sœur Marthe m’a fait savoir la perte que vous venez de subir à la ferme. Combien j’ai été surpris d’apprendre que Négrita est morte. Quelle perte pour vous ! C’était une bonne laitière et elle était si douce. Heureusement que vous avez pensé à faire l’autopsie ; sinon on aurait pu se demander s’il n’y avait pas eu empoisonnement ? J’ai entendu parler une fois ou l’autre de bête morte par absorption de fer ou d’épingle, mais c’est rare … Si je vous écris aujourd’hui, c’est pour donner un petit conseil à la Sœur Marthe, qui me dit que Blondine saute toutes les clôtures et qu’elle fait craquer tous les portails. Dans ce cas, pour tâcher de la maîtriser, je pense qu’il faudrait lui faire ce que l’on fait quelquefois en Normandie, quand les herbages sont entourés d’une clôture défectueuse : nous « entravons » les vaches, c’est-à-dire qu’avec une corde nous fixons la tête de la vache à environ une trentaine de centimètres de la patte de devant (en ayant soin de changer de patte de temps pour éviter les plaies). Puisque vous avez un licol, vous pourriez le lui mettre, et avec une corde partant de la boucle du licol, vous faites le tour de la patte de devant, quelques centimètres au dessus du genou, de façon qu’elle ne puisse pas lever la tête à mi-hauteur. Cela 394

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la calmerait peut-être ; je dirais même, la calmerait sûrement. Il existe un autre moyen qui arrête bien les bêtes qui passent partout : à l’aide d’un paturon en cuir passé à chaque patte de devant (quelques centimètres au dessous du genou). Ces deux paturons, reliés par une très courte chaîne, font que l’animal ainsi entravé ne peut avancer qu’à petits pas et ne peut pas sauter173. Ce dernier système a l’avantage de laisser entièrement libre la tête de l’animal. Ces paturons dont je vous parle sont vendus par n’importe quel bourrelier en Normandie, mais ceux du Limousin ne savent peut-être pas ce que c’est. Si j’y avais pensé je vous aurais fait une démonstration l’an dernier. Cela me rappelle que j’ai vu chez nous des vaches que l’on ne pouvait tenir dans aucun pré et qu’on était obligé de vendre. Peut-être que ces conseils ne vous seront d’aucune utilité, en tout cas veuillez y voir le désir de quelqu’un qui voudrait pouvoir vous rendre un petit service pour votre ferme, mais qui ne le peut à cause de la distance qui nous sépare. Pour moi tout va bien. Je commence à enregistrer quelques petits progrès dans l’étude de la langue, mais il faudra encore des mois et des mois d’étude avant de pouvoir m’exprimer clairement en laotien. Quelques nouvelles religieuses concernant la province de Xieng Khouang : l’an denier quatre cents baptêmes d’adultes, cette année nous espérons huit cents ; si ce mouvement de conversion pouvait continuer et surtout s’amplifier. Parmi les chrétiens, nous en avons qui vivent profondément leur christianisme et qui seraient prêts à verser leur sang, s’il le faut, pour confesser leur foi. Un chrétien déjà avancé en âge, baptisé depuis trois ans, disait au Père : quand je suis seul sur la piste, je dis mon chapelet pour obtenir aux chrétiens la grâce de résister aux communistes s’ils viennent à envahir notre pays. À côté de ces beaux exemples, il y en a de moins beaux, la faiblesse de la nature humaine se retrouve partout, le péché originel a envahi toute l’humanité ; on s’en aperçoit rapidement quel que soit l’endroit où l’on se trouve. […] Aujourd’hui et les deux jours suivants, que de communions et de prières vont être faites pour le Saint-Père, que nos chrétiens vénèrent 173  Il s’agit plus précisément d’une entrave de paturon ; le paturon est la partie de la patte de l’animal où se place l’anneau de cette entrave.

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profondément ! Ce matin le Père Supérieur a distribué des images du Saint-Père aux filles de notre « ouvroir174 » ; il leur a demandé qui représentait cette photo, avec un remarquable enthousiasme, elles ont répondu : santo papa – cela m’a fait plaisir. [6] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 11 mars 1956 (AFL)

Un peu plus, je n’allais pas trouver le temps de vous écrire aujourd’hui, car j’ai passé un partie de la matinée à courir un de nos chevaux, qui nous a échappé. Après l’avoir longuement cherché nous l’avons trouvé à quatre kilomètres d’ici, et le pire, impossible de l’attraper. Il va falloir y retourner avec du riz, car ils ont de la place pour courir, dans ce pays ! Voyez que le missionnaire n’est pas exempt de petits soucis matériels. […] Pour moi tout va très bien. Je suis très heureux et très content d’être au Laos. La langue commence à entrer un peu, mais il faudra encore plusieurs mois avant de pouvoir parler facilement, et beaucoup de travail, travail dur et parfois un peu fatigant. [7] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Xieng Khouang, 15 mai 1956 (ACF)

Les deux grandes pages de ma fidèle Sœur correspondante me sont arrivées sous la pluie en mon petit village de Nam Mone. Il pleuvait dehors, il pleuvait bien un peu dedans aussi, mais sur la table aux caisses découpées d’étagère qui me sert de bureau, il ne pleuvait pas. C’est là que j’ai lu longuement, lentement – on a le temps au Laos – votre bonne lettre, celle aussi de Marraine relatant la première messe de l’Abbé R.D., ainsi que d’autres, une d’une de mes filles depuis quatre mois novice dans un couvent de Sœurs 174   Le terme est employé ici dans un sens dérivé : il s’agit d’un petit atelier-école, où les filles apprennent les techniques essentielles de la vie domestique.

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Amantes de la Croix à quatre cents kilomètres d’ici dans le Sud, et plusieurs de mes gamins qui étudient à Paksane à deux cents kilomètres d’ici pour devenir catéchistes175. C’était l’heure du courrier. Une heure bien fantasque d’ailleurs, car elle arrive suivant l’occasion qui se présente, fréquente ou rare. Mais cette heure est si bonne ! Elle est d’autant meilleure qu’après en avoir éprouvé le plaisir, on attend – oh ! sans la moindre impatience – l’heure qui viendra plus tard. Si vous saviez combien ce nous est réconfortant à nous ici de nous voir lus, aimés, aidés par tous ces gens de France et du monde qui s’intéressent à nous, à notre travail surtout. Et parmi eux, vous avez une place de choix, vous qui, également vouées à Dieu dans la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, pouvez partager plus intimement encore nos espoirs et nos fatigues ; car vous, dans la lutte intérieure et silencieuse au pied du tabernacle, et nous, dans la marche et l’effort trop souvent extérieur et dispersant l’âme, mais nécessaire, tous nous travaillons pour qu’Il règne dans les cœurs comme dans les institutions. Vous avez lu l’article du Père Servel ; nous n’avons pas encore reçu « Pôle et Tropiques », je ne puis vous donner mon appréciation là-dessus176. Mais il me semble qu’il a dû nous peindre de telle façon qu’on dise un peu de nous : « Oh ! les pauvres ! Quelle vie ! ». Un peu ce que dirait quelqu’un du monde qui lirait un reportage sur « la semaine au Monastère. » Vous comme moi savez que ce sentiment-là est faux. Vous, comme moi, dites de tout cœur, n’est-ce pas, « et si c’était à refaire nous recommencerions », avec un peu moins de sentimentale imagination peut-être, mais certainement avec un acquiescement plus plénier de toute notre âme. C’est dans cet esprit que je vous demande vos vivifiantes prières ; c’est le même esprit qui me fait vous présenter à Jésus par Marie et Sainte Claire quand je prie pour tous mes bienfaiteurs.

175   Parmi ces « gamins » se trouvait Luc Sy (1938-1970), natif de Ban Nam Mone, tué dans l’exercice de son ministère de catéchiste et présumé martyr. L’école de catéchistes venait d’être ouverte dans les locaux du petit séminaire et collège de Paksane. – Le couvent des Amantes de la Croix était celui de Sieng Vang, proche de Thakhek. 176  Edmond Servel o.m.i., « Sur les Pistes du Haut Laos », dans Pôle et Tropiques n° 4, avril 1956, p. 2-16. – Pôle et Tropiques était une revue missionnaire, destinée à un large public catholique, des Missionnaires Oblats.

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Ici la vie continue sous la pluie, dans la boue et les sangsues, pluies et boue vivifiantes, conditions indispensables pour notre riz quotidien que nous demandons chaque jour à Dieu. Nam Mone émigre. Fini les abattis de forêts177. Le chef de la province leur a désigné un grand espace à défricher pour faire la rizière. Ils s’en vont à cinquante kilomètres au nord-ouest, et leur missionnaire avec eux. Un dur travail les attend. Ils partent à zéro, mais dans deux ou trois ans ils auront le prix de leur effort. Quant à moi, je les ai poussés de toutes mes forces à ainsi se regrouper pour un travail plus facile, leur laissant plus de loisirs, permettant à tous les enfants d’aller à l’école. Mais ils vont perdre leur indépendance pour quelque temps, vont être bientôt entièrement entre les mains de l’administration lao, bouddhiste et passablement hostile à Jésus et à sa doctrine. Puissent-ils, eux, les vieux chrétiens du Tran-Ninh vieux de cinq ans – témoigner, enseigner178. Prions pour que l’Esprit de Pentecôte les pousse comme autrefois les Apôtres et les disciples. Quant à nos sœurs, elles œuvrent dans la maison en face. Une trentaine de filles thaïs haï, mèo, lao, thaï deng apprennent là à lire, écrire, compter, coudre, se tenir propre, mais surtout à être chrétien. Y aura-t-il des vocations là ? Pourquoi pas. À nous de les demander. Et ces Sœurs, ça fait plaisir à voir, ces voiles toujours blancs, ces fleurs épanouies tout autour de la maison, ces corporaux, amicts, nets, impeccables179. Quand on arrive, comme en cette saison, souvent mouillés, maculés de la boue des pistes, mordus par l’une ou l’autre sangsue, cette maison des Sœurs nous fait du bien rien que par sa présence. Mais elle n’est encore qu’unique. Là aussi il y aurait tant à faire. Gagner les épouses c’est gagner les maris bien souvent180.  Il s’agit de l’essartage. Quand la densité de population augmente, la forêt n’arrive plus à se régénérer – il lui faut au minimum onze ans – et laisse peu à peu la place à des terres stériles. La rizière inondée, au contraire, peut recevoir des fumures pour une exploitation continue. 178  Tran-Ninh est l’ancien nom, d’origine vietnamienne, utilisé par l’administration française pour désigner la province de Xieng Khouang. 179   Le corporal est un linge placé sur l’autel pour la messe ; l’amict est un linge servant à l’habillement du prêtre célébrant. 180   Le raisonnement est elliptique : les jeunes filles élèves de l’école des Sœurs seront ouvertes à la religion chrétienne ; lorsqu’elles se marieront, elles pourront influencer leurs maris en faveur de l’entrée en catéchuménat. 177

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Voici tout cela, de quoi raviver notre souvenir les uns pour les autres. Qu’en ce mois de Marie et de Pentecôte, Notre-Dame nous dispense l’Esprit Saint, Esprit de recueillement et de silence, Esprit d’audace, d’oubli de soi. Voudriez-vous ne plus m’écrire au S.P., mais à : Père Wauthier, Mission Catholique, Xieng Khouang, Laos181. [8] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 27 mai 1956 (AFL)

Il paraît qu’après le fort gel de cet hiver, il pleut très peu chez vous, et que si ça continue, il y aura peu de foin. Ce ne sera pour une bonne année pour la culture. Aviez-vous un peu de trèfle ? Espérezvous avoir une moyenne récolte de foin ? Si chez vous il pleut peu, ici pas une journée du mois de mai où il n’y ait eu au moins une petite averse, et certains jours ça tombait comme ça ne tombe pas en France ; c’est la saison des pluies. Avec cela une chaleur d’à peu près trente degrés, vous devinez si l’herbe et les broussailles poussent. Actuellement les animaux, ici, ont vingt fois plus à manger qu’ils n’en ont besoin. Par endroits, sur des kilomètres et des kilomètres, il y a de l’herbe et presque pas de bêtes. Si l’on semait des engrais, quels troupeaux pourraient être nourris à cette saison dans ce pays ! Mais c’est un pays presque désert182. Je travaille toujours la langue, peu à peu je fais des progrès, mais je ne suis pas encore à la veille de pouvoir m’exprimer facilement en laotien. Que ce serait facile s’il n’y avait qu’une seule langue pour tous les hommes. Dans cette région de Xieng Khouang, pour pouvoir parler à tous les habitants dans leur langue, il faudrait connaître trois langues183. Plusieurs missionnaires en parlent deux. Le temps 181  Cette note indique la distance que la mission marquera désormais, par vertu ou par nécessité, vis-à-vis de la présence militaire française. 182  En 1956, la population du Laos était estimée à 2 200 000 environ, soit un peu plus de neuf habitants au kilomètre carré ; mais la grande majorité de cette population était concentrée dans la vallée du Mékong. 183   La situation ethno-linguistique est en fait beaucoup plus complexe. Les trois langues apprises en priorité par les missionnaires étaient le lao (langue nationale, groupe

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nous manque pour pouvoir étudier autant. Surtout que ces langues ne se ressemblent pas. J’ai eu un panaris, voici quinze jours, il est à peu près guéri. J’espère que tout va bien chez vous. Je pense que vous avez des jours beaucoup plus longs que nous ici, où il fait jour à cinq heures et nuit à sept. Nous ne sommes pas à la même latitude. Priez un peu pour moi, pour que je fasse des progrès dans l’étude de la langue. Pour moi, je prie beaucoup pour vous. [9] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 17 juin 1956 (AFL)

…  me dit que vous avez enfin eu de la pluie, mais que la fenaison ne commencera pas de bonne heure à cause du mauvais temps qu’il y a eu en mai. Cela me fait penser que c’est la première fois que je ne vais pas remuer une poignée de foin, première fois aussi que je ne vais pas entendre le bruit des faucheuses, pour la raison bien simple que ces machines n’existent pas ici, et que, dans cette région, personne ne sait ce que c’est que de sécher de l’herbe, personne n’en a jamais coupé. Les animaux sont toujours dehors ; cependant en hiver quand la saison des pluies est terminée depuis longtemps et que la terre est desséchée, les animaux trouvent peu de chose à brouter dans les clairières de la forêt. Certains propriétaires d’animaux font une petite (oh ! bien petite) réserve de paille de riz, qu’ils distribuent aux plus mauvais jours à leurs bêtes. Actuellement les bêtes sont heureuses, elles ont dix fois plus à manger qu’il ne leur en faut. Et cependant, tout en étant en bel état, elles devraient être plus grosses ; on voit que c’est de l’herbe fournie par un terrain qui n’a jamais reçu aucune sorte d’engrais. Il a commencé à pleuvoir ici fin avril, depuis nous n’avons eu qu’une seule journée sans pluie, parfois ce sont de petites averses, thaï-kadaï), le kmhmu’ (groupe môn-khmer) et le hmong (groupe hmong-mien). Plusieurs ethnies utilisent des langues thaï fort différentes du lao ; le groupe tibéto-birman est également représenté. Entre les groupes mentionnés ici il n’existe aucune intercompréhension.

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mais à d’autres moments ce qu’il peut pleuvoir, avec cela une chaleur assez forte, aussi, comme dans tous les pays tropicaux, la végétation pousse extraordinairement vite. Je suis passé par une piste que je n’avais pas vue depuis un mois : les roseaux, les bambous avaient bien gagné quarante ou cinquante centimètres. Dommage que le regain ne pousse pas de cette manière chez vous. Cette humidité et cette chaleur font qu’en quelques jours seulement une épaisse couche de moisissure se forme sur les habits, sur les chaussures, un peu sur tout. Par un journal hebdomadaire qui nous arrive par avion, et quelques fois par la radio, nous sommes au courant des événements d’Algérie ; où, hélas ! ça ne va pas. Qu’est-ce que ça fera ? Toute l’Algérie n’est pas contre la France, mais il y a des meneurs soutenus par d’autres pays184. J’espère que vous allez tous bien. Espérez-vous une assez bonne récolte de foin ? Pour moi ça va bien. Il y a quinze jours j’ai fait avec les autres Pères le couvreur en tôle, des tôles venues de France ; comme nous ne sommes pas du métier c’est moins bien fait, mais on y arrive quand même. De tout cœur, je vous embrasse tous, et je vous demande de faire de temps en temps en allant à votre travail une petite prière pour moi, pour m’aider à progresser dans l’étude du laotien. Pour moi, chaque jour je prie pour vous. [10] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 15 juillet 1956 (AFL)

Je n’ai pas pu vous écrire dimanche dernier, comme j’aurais voulu le faire, parce que j’étais parti assurer la messe dans deux villages à une vingtaine de kilomètres d’ici, et j’y suis resté trois jours. Dans

 En avril le gouvernement français avait envoyé en Algérie soixante-dix mille réservistes pour renforcer l’armée chargée de « pacifier » le pays, alors que certains appelés refusaient d’y combattre. En mai commençait une grève illimitée des étudiants algériens, avec un appel à rejoindre la rébellion. Le Maroc et la Tunisie, indépendants, fournissaient à celle-ci des bases arrières. 184

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ces villages il n’existe ni poste, ni facteur, donc on ne peut écrire. […] Demain je pars aider un Père qui se trouve à huit heures d’ici. Il a besoin que je l’aide pour démolir une vieille maison, et en même temps je parlerai avec les gens, ce qui m’aide à apprendre la langue. En ce moment les pistes sont trempées et boueuses par endroits ; ce n’est pas une promenade de faire une pareille piste. Je vais à cheval, mais il faut faire environ la moitié du chemin à pied, car les montées et les descentes sont si raides que le cheval ne peut porter de cavalier ; d’autre part les bourbiers à la saison ne sont pas rares, ce qui n’est pas très agréable ; quelques fois les chevaux enfoncent jusqu’au ventre. On arrive tout boueux. La saison sèche est plus agréable que la saison des pluies. Êtes-vous avancés de faner ? Aurez-vous suffisamment de foin malgré la sécheresse ? Pour moi ça va bien. Je me plais très bien au Laos. [11] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 5 août 1956 (AFL)

Je vous écris aujourd’hui, car dimanche prochain, je serai absent, j’irai assurer la messe dans deux villages. Je pars le samedi et reviendrai pour lundi. De plus en plus, je sors, puisque je commence à parler un peu. Aussi, je vous rappelle ce que je vous ai déjà écrit : si parfois il vous arrive d’être un certain temps sans nouvelles, n’en soyez pas surpris, c’est que je me trouve dans un village, et dans ces villages il n’y a ni postes ni facteurs. D’abord on ne confie pas de lettres aux gens, car la première chose qu’ils font s’ils savent lire c’est de la lire, et de la faire lire à tous ceux qui le veulent ou le peuvent. Ils n’ont pas la même conception que nous d’une lettre. Je voyais un jour quelqu’un qui recevait une lettre de son frère qui est au petit séminaire, ceux qui étaient là ont demandé à la lire ; pour eux, c’est un signe de politesse, une façon de demander des nouvelles de celui qui écrit. Votre blé est-il mûr ? Avez-vous . Ici il pleut énormément, les rivières débordent. Il pleut pendant plusieurs heures sans 402

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arrêt et à une cadence forte. C’est autre chose que les averses de France. Une nuit de forte pluie, vendredi dernier, une rivière qui passe tout près de chez nous a monté d’environ un mètre en moins d’une heure ; elle est redescendue assez vite le soir. Il pleut beaucoup, le riz est beau, il y a espoir d’une belle récolte. Le riz est mûr au mois d’octobre, un peu plus vite, un peu plus tard selon les régions. La saison des pluies rend les pistes de la forêt presque impraticables. Il y a de nombreux bourbiers où le cheval enfonce au dessus du jarret, parfois même s’enlise. Quand on fait huit heures de marche sur une piste de ce genre, on est passablement fatigué le soir. Je vous quitte, vous souhaitant une bonne moisson, avec du beau temps pour la récolter sans trop de peine. [12] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 5 août 1956

(ACL)

Depuis un certain temps déjà, je pense vous donner de mes nouvelles mais je dispose de si peu de loisirs que je remets toujours à plus tard. Ma principale préoccupation, non pas l’unique, demeure toujours la laborieuse étude de la langue, dans laquelle peu à peu je constate que je fais quelques progrès. Avec le concours de l’un de nos instituteurs j’ai composé un petit sermon, que j’ai donné au début de juillet, et j’ai été heureux de constater que les gens avaient compris au moins une partie de ce que je voulais leur dire. Je vais en préparer un nouveau pour le 15 août. Je vais être obligé de commencer à entendre les confessions, ce qui ne m’enchante pas beaucoup car je comprends encore difficilement le parler de ces braves gens, et je m’exprime non moins difficilement, ce qui est normal, on n’apprend pas une langue, surtout une langue orientale, en quelques mois. De plus, probablement dans le courant de septembre, le Père Supérieur va me confier du ministère. Voilà deux intentions que je vous recommande, aidez-moi à progresser dans l’étude de la langue, et à débuter dans le ministère. Depuis la fin mai, il pleut très souvent. Actuellement c’est quotidiennement que nous avons de très fortes et très longues averses qui font déborder les rivières. Cette pluie transforme par endroits 403

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les pistes de la forêt en bourbiers, où le cheval enfonce presque au ventre et parfois ne sait s’arracher. Je vous assure que lorsqu’on fait sur une piste en aussi mauvais état huit heures de marche, environ quarante kilomètres, on est passablement fatigué le soir, surtout s’il a plu une partie de la journée. La vie est différente selon les pays, il y a des difficultés partout, le Laos a les siennes. En tout cas je suis très heureux de mon obédience pour ce pays et je n’ai qu’un désir, y passer toute ma vie. De notre vicariat quatre jeunes filles partent pour le Canada pour rentrer dans un institut séculier, qui va nous envoyer des sujets prochainement. Si elles peuvent « réussir », elles reviendront au pays après avoir passé trois ans environ au Canada185. Parmi ces jeunes filles, deux ont reçu le baptême en 1952. Le père de l’une d’elles, baptisé également en 1952, nous disait : je suis heureux de voir ma fille partir dans le but d’aider à enseigner la religion. Par contre, la mère de l’autre, baptisée à la même époque, était très fâchée et voulait marier sa fille, qui n’a pas cédé. Chez les païens on avait pas encore vu cela, une fille qui refuse d’accepter le mari choisi par les parents. Il n’est pas rare que les fiancés ne se soient pas parlé avant le mariage ; les parents ont tout arrangé à leur goût. On dit que certaines jeunes filles, se voyant imposer un mari qu’elles ne voulaient pas, se sont suicidées. On est loin du consentement exigé par notre religion ; c’est en plein la mentalité païenne186. Voici un autre cas de cette mentalité : un catéchumène, très peu fervent nous dit le Père qui lui faisait le catéchisme, perd sa femme. Il veut se remarier, mais n’a pas d’argent ; pour s’en procurer il a vendu son petit garçon âgé de deux ans et baptisé, à des païens. Il a reçu trois barres d’argent et maintenant il est remarié. Le Père, très ennuyé, est allé voir les païens pour reprendre ce petit baptisé, il a eu l’heureuse surprise d’apprendre que ces païens demandaient à être instruits de notre religion. Dans ce cas, ils pourraient garder l’enfant. Quant au fameux père il attendra longtemps le baptême. Il est

 Il s’agit ici de l’institut séculier des Oblates missionnaires de Marie Immaculée, fondé en 1952 à Grand-Sault (Nouveau-Brunswick) par un Oblat. 186   Les Kmhmu’ étaient la majorité des convertis. Selon les ethnologues, chez les Kmhmu’ la jeune fille garde la prérogative de refuser un mariage. Toutefois, Louis Leroy était davantage en contact avec d’autres groupes ethniques. 185

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d’autant plus coupable que dans sa race on ne vend pas les enfants. D’autres races, car il y a de nombreuses races au Laos, les vendent assez fréquemment. Vous voyez que le Laos n’est malheureusement pas à la veille de penser chrétien. [13] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 20 septembre 1956 (AFL)

Vous allez peut-être trouver mon silence long. Je ne pouvais faire autrement. Depuis un mois je me trouvais à plus de quatre-vingts kilomètres de Xieng Khouang et par le fait même de la poste, car dans les autres villages il n’y a pas de P.T.T. ni de facteurs187. Je suis demeuré quinze jours seul et le reste du mois avec le Père chargé de ce secteur188. Ce Père et plusieurs Pères du secteur ont été malades ce mois-ci. Pour moi, à part un peu de paludisme, ça va bien. On sent bien que le climat n’est pas celui de France. La nourriture non plus. À certains jours c’est peu appétissant et peu varié. La langue me fait toujours des difficultés, surtout que dans le secteur où j’étais, un fort nombre de mots sont d’origine vietnamienne et non pas laotienne. J’ai visité trois villages que je ne connaissais pas, et circulé dans un coin de forêt que je ne connaissais pas non plus. Quelle belle forêt ! Des arbres d’une trentaine de mètres de haut, droits, gros. À part un petit sentier, l’homme n’a pas encore touché cette forêt dense. Pour aller à l’un des villages, il faut cinq heures de marche, dont quatre heures en pleine forêt sans rencontrer une seule habitation. Pour aller à un autre village, il faut heures de marche et descendre douze fois dans la rivière, où l’on a de l’eau à mi-jambe, parfois jusqu’au ventre ; quand il pleut beaucoup on ne peut passer. 187   Le sigle P.T.T., pour « Postes, Télégraphe et Téléphone », était couramment utilisé en France pour désigner tout bureau de poste. 188  Il s’agit probablement du Père Joseph Boissel, o.m.i. (1909-1969). Ordonné en 1937, il avait été à partir de 1938 un des pionniers de la mission des Oblats au Laos, particulièrement dans la province de Xieng Khouang. Il sera tué dans l’exercice de son ministère le 5 juillet 1969 à Hat I-Êt près de Paksane ; il est présumé martyr.

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Certains jours nous avons eu chaud, trente-cinq degrés, aussi le soir on sent la fatigue. Les gens sont sympathiques. L’oriental est vraiment accueillant – plus gai et plus souriant que l’occidental. Leur mentalité est différente de la nôtre. Pour eux aller chez le voisin c’est encore être chez soi. Ici on ne frappe pas à la porte pour entrer chez quelqu’un ; et nous, prêtres, nous ne saluons que lorsque nous avons été salués par le maître de la maison où nous entrons. D’une façon générale ils sont peu pressés et passent de nombreuses heures à parler. Il y a des périodes où ils ont peu de travail. Ils vivent plus simplement qu’en France … mangent beaucoup de poisson ; quelquefois leurs repas se composent de riz et de pousses de bambous, par exemple. Ils aiment aller à la chasse, il y a du gibier, mais pas de fusils. Si on pouvait en faire venir de France ils seraient contents ; par le passé on le pouvait, aujourd’hui on ne peut envoyer d’argent du Laos en France, et puis il y a la douane. Voici quelques nouvelles de mon pays qui vous intéresseront un peu, j’espère. […] Priez un peu pour moi afin que je progresse dans la difficile étude de la langue. Pour moi, je prie chaque jour pour vous tous. [14] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 13 novembre 1956

(ACL)

Les occupations ne me manquent pas ; ce qui fait que je trouve difficilement le temps pour donner une réponse à des lettres qui me causent un vif plaisir. […] Quant à Sœur Marthe, qu’elle veuille bien me pardonner d’avoir été impoli au point de ne pas parler d’elle, ni de la ferme … Pourtant Sœur Marthe, croyez moi, je n’ai pas oublié la ferme du Carmel, ni ma docile élève, dont les rapides progrès me donnaient de l’espoir pour l’avenir, et d’après votre dernière lettre, je vois que mes espoirs étaient fondés ; en effet une vache qui donne vingt-quatre à vingt-six litres de lait par jour, c’est là un maximum et raisonnablement on ne peut désirer mieux. Une excellente récolte de foin me dites-vous, je m’en réjouis et je sais que c’est mieux que l’an der 406

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nier. Dommage que Perrette ait eu mal au pis. La dernière vache doit être splendide puisqu’elle n’a pas de défaut. Je voudrais la voir … Je pense que je lui découvrirais au moins un petit défaut … Maintenant que vous avez toute la ferme le travail ne doit pas vous manquer. Je souhaite qu’une ancienne fermière sente naître en elle la vocation de carmélite. Toutes les nouvelles que vous me donnez me font plaisir et je voudrais pouvoir répondre à chacune en particulier mais je ne le puis, faute de temps, excusez-moi de ne pas faire mieux. Grâce au journal la Croix du Dimanche que nous recevons par avion, et grâce aussi à la radio que nous pouvons prendre quelquefois, nous sommes au courant des tristes événements du monde. Pauvre Hongrie ! Que de souffrances et de misères ces combats vont engendrer ! Et quelle sera l’issue de ces conflits actuels189 ? Les jours derniers au Laos, on apprenait que les Viêts auraient amené des soldats dans le Nord Laos, et on s’attendait à une reprise de combats, une sorte de guérilla, telle qu’elle se passait il y a quelque quatre, cinq mois. Il y a pourtant eu un accord, un cessez-le-feu, mais les communistes ont la conscience large. Certains de nos villages chrétiens se trouvent à cinquante ou soixante kilomètres de la zone Viêt. Récemment une propagande communiste avait fait circuler le bruit qu’avant un an tous les Pères seraient rentrés en France, les chrétiens abandonnés à eux-mêmes, et alors ceux qui ont le désir de devenir catholiques ne peuvent le faire raisonnablement. Cette propagande avait réussi à troubler certains esprits, qui déclarent : dans ce cas mieux vaut attendre pour entrer dans la religion. En même temps nous avions la joie de nous voir demander dans de nombreux villages. Puisse leur demande être sincère ! Car dans ce pays on ne peut jamais chanter victoire trop vite. On est capable d’inviter un Père à aller les visiter, puis peu de temps après changer d’avis et dire : on préfère attendre.

189  En octobre 1956 une insurrection populaire avait obtenu la libéralisation du régime et la neutralité de la Hongrie entre les deux blocs de la guerre froide. En novembre les troupes soviétiques écrasèrent cette insurrection et rétablirent un gouvernement communiste.

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La saison des pluies est terminée et nous sommes bien contents car les voyages sont plus faciles et moins fatigants. En pleine saison des pluies, certaines pistes sont tellement mauvaises qu’un cheval ne peut plus y passer, il enfonce dans la boue jusqu’au ventre et risque de se blesser. Voyager dans de telles conditions est pénible. Certains villages en pleine forêt sont vraiment peu évolués. La propreté est chose à peu près inconnue. Quand je vois de quelle façon soigne une plaie, je me demande comment il n’y a pas plus de morts. Un linge très sale est posé sur la plaie. Dans un autre ordre, je voyais une fois notre cuisinière qui lavait nos bols dans la mare aux canards, une vraie mare à canards. L’homme de la montagne boit de l’eau à n’importe quel ruisseau, sans se soucier de sa pureté. Parfois nous sommes obligés de faire comme eux, mais je ne le fais jamais par plaisir. La nourriture du Laotien est très différente de la nôtre ; beaucoup moins riche. Pour nous qui n’y sommes pas habitués, c’est dur. Beaucoup de piment, à tel point qu’en mangeant la sueur vous coule sur le front, on croirait avoir du feu dans la bouche. J’ai mangé du poisson tellement salé qu’on avait l’impression de mordre dans un bloc de sel. Heureusement que nous avons des conserves, notre cuisine est un peu française, un peu laotienne. Vivre uniquement à la laotienne serait bien dur au début, presque impossible. Quant à la langue, j’ai fait des progrès, mais il me faudra encore beaucoup étudier. J’ai eu la malchance de débuter dans une région où trois langues totalement différentes sont parlées, le laotien dans plusieurs villages est peu parlé ou ignoré. Dans le secteur où je suis on ne peut enseigner sérieusement si on ne connaît que le laotien. Dommage qu’avec l’obédience, on ne reçoive pas le don des langues, que de fatigues en moins ! Ce don des langues veuillez le demander pour moi à l’Esprit Saint, j’ai tellement hâte de pouvoir m’exprimer avec aisance en deux langues. Demandez-lui aussi de faire de moi un vrai missionnaire qui le fasse beaucoup aimer dans ce Laos où il est si peu connu et aimé.

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[15] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 18 novembre 1956 (AFL)

Mardi ou mercredi, je vais partir pour Paksane, dans le sud Laos, où nous avons notre petit séminaire. Tous les Pères vont s’y trouver pour faire la retraite annuelle de huit jours. Je pense faire une partie du voyage par avion militaire, ce qui, heureusement, ne nous coûte rien et est rapide. Nous avons actuellement du beau temps. Au début de la semaine nous avons eu deux journées de pluie fine sans arrêt, avec vent froid, on se serait cru en France aux plus mauvais jours de novembre ou décembre ; avec cette différence que la terre ici colle terriblement aux pieds, on ne sait nettoyer ses chaussures avant de rentrer à la maison. Il fait jour vers six heures moins le quart le matin, et le soir vers six heures et quart la nuit tombe. Les jours derniers le Laos était en fête dans tous les chefs-lieux des provinces, la plus grande fête de l’année. Le Laotien aime beaucoup les fêtes. Tous les manèges et différentes attractions de France ne sont pas connus ici. Il n’y avait point de cirque. Il est vrai qu’ici pour voir des bêtes sauvages il suffit d’aller dans la forêt. Quelqu’un de Xieng Khouang qui est allé à pied à Paksane a rencontré trois fois les éléphants, très nombreux. Les hommes ont fait du bruit, ils sont partis. Il ne faut pas les approcher trop près. Un chien qui accompagnait ces voyageurs s’est approché, ils l’ont écrasé en une seconde. D’une façon générale, celui qui ne les attaque pas, ils ne disent rien. [16] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Khang Si, 3 février 1957 (ACF)

Il est onze heures et demie et je viens de déjeuner avec de la couenne de cochon grillée, un poisson mijoté dans son jus pimenté, une boule de riz gluant et une grande lampée d’eau pour finir, qu’on va prendre dans un long bambou de plus d’un mètre et qu’on abaisse 409

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lentement vers la bouche. J’ai soigné des malades pendant une heure – des conjonctivites, des diarrhées – j’ai fait quelques piqûres et aussi administré la confirmation à une brave vieille qui ne pourra vraisemblablement pas attendre la tournée de Monseigneur. Et me voilà, tranquille pour quelques heures. Sur la table, là, devant moi, au pied d’une minuscule statue de la Sainte Vierge, il y a votre lettre qui attend toujours en compagnie de quelques autres. Mais je vais commencer par vous. C’est que, depuis trois semaines, j’ai pu à peine dire mon bréviaire et mon chapelet. Ce n’est pas une petite affaire de déménager un village à dos d’homme et de quelques chevaux. En effet, vous le voyez par l’en-tête de ma lettre, Nam Mone (l’eau des mûriers) s’est changée en Khang Si (la belle plaine légèrement ondulée). Et s’il y a quelqu’un qui se félicite de ce changement c’est bien moi. Nam Mone ce sont des maisons tassées les unes sur les autres, accrochées à un versant de montagne, parfois aussi raide que l’escalier qui de la rue monte à votre jardin. C’est l’impossibilité de faire la moindre fête dehors et à l’aise, la moindre procession, ce sont les innombrables glissades et chutes sur les genoux ou le derrière, dans la boue de la saison des pluies, suivant que l’on monte ou descend ces pentes glissantes. Et maintenant les légères ondulations d’une assez vaste plaine nue, où le vent et la brume se donnent libre cours. À Nam Mone c’est tout juste si les chevaux y accédaient facilement. Mais Khang Si, j’y suis entré le premier au volant d’une jeep il y a quinze jours ; quant au vélo, il est roi, du moins en saison sèche. Et donc, voici trois semaines je suis parti à Nam Mone avec cinq chevaux bâtés – j’avais réquisitionné les chevaux des autres Pères – et ce fut le déménagement. En France on téléphone à une entreprise de déménagement, qui arrive au jour fixé avec un énorme camion et l’affaire est réglée. Ici il n’en est pas ainsi. C’est vrai qu’on n’a pas de ces choses encombrantes qu’on trouve en Europe : pas de lit – c’est une simple natte et une ou deux couvertures ; pas de poêle – c’est un carré de terre battue ; pas d’armoires – ce sont des cantines ou des étagères en bambou. Mais quand même, il fallait tout ficeler en colis de vingt à trente kilos ; ficeler cela – mais les lianes dans la forêt ne manquent pas. Et peu à peu tout est parti. Le dernier jour ça valait le coup d’œil, neuf chevaux lourdement bâtés, et une quinzaine de personnes, dont le Père, non moins lour 410

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dement chargées, serpentant, descendant, escaladant, traversant gués et bourbiers – peu profonds en cette saison – au gré de la piste. C’est certainement pittoresque pour un étranger qui verrait cela d’hélicoptère ou au cinéma. Mais quand on y est membre participant, c’est autre chose, et on aspire après la fin de ces trois heures de piste. Il y eut bien quelques petits incidents. Le cheval qui en a assez et qui malicieusement envoie son bât par terre avec le chargement. C’est un bât mal équilibré qui pend disgracieusement d’un côté. Mais tout est bien qui finit bien. À Xieng Khouang, le camion de la mission, un modeste deux tonnes, assurait le transport jusqu’au nouveau village. Vous auriez vu un certain dimanche ce camion ! Même les gens du pays, qui pourtant s’émeuvent difficilement de ce spectacle, n’en croyaient pas leurs yeux. Dans la cabine, outre le chauffeur nous étions trois grandes personnes et trois bébés qui se débattaient et criaient à qui mieux mieux ; mais leurs parents, à l’arrière, perchés en équilibre instable ou enfouis sous les paniers, hottes, ustensiles et cages à poules, ne demandaient pas mieux que d’avoir leurs enfants plus ou moins sains et saufs dans la cabine. Il y eut des morts … quelques malheureux poulets qui ne purent résister à la presse et qu’on s’empressa de manger en arrivant : tout est grâce, comme dit Bernanos190. Et puis on repartit à Nam Mone. Cette fois c’était plus difficile, car c’est l’église qu’il s’agissait de déménager. Et on repartit sur la piste, non plus un sac sur le dos, mais qui une planche, qui une poutre, un soliveau, une porte ou une fenêtre démontée. Là aussi, ce n’est pas rien de s’y meurtrir l’épaule. Mais on aura une belle église au village et c’est le principal. Enfin, troisième étape, la reconstruction. Elle n’est pas encore achevée, bien que provisoire. On est repartis dans la forêt pour couper colonnes et bois divers qui manquaient. On a défriché un coin de bosquet, dessouché, déraciné, aplani la terre191. Je me souviens d’un jeudi, il a plu toute la journée. La plupart des travailleurs étaient 190  Allusion aux derniers mots du célèbre roman de Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne (Paris, Plon, 1936), grand prix de l’Académie française. 191   Le dessouchage consiste à débarrasser un terrain des souches qui restent après l’abattage des arbres, en vue d’une utilisation différente.

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restés chez eux, mais quelques autres plus courageux et moi sommes restés sur le chantier. Et le soir, fatigué, mouillé, transi car la pluie est froide en cette saison, et affamé aussi – car à part le riz il n’y a pas grand chose de plus à manger en ce moment dans un village tout neuf –, assis près du feu, en me chauffant je pensais un peu mélancoliquement à la boule de riz et au piment qui allait sans doute faire mon ordinaire ; quand mon instituteur qui fait la cuisine ouvrit la marmite, une épaisse buée en sortit et je vis nager sur l’eau grasse, au milieu d’herbes choisies, quelques morceaux de cochon et du riz travaillé pour en faire un genre de vermicelle. Je sentis mon estomac se dilater de plaisir, et quel festin ce soir-là ! Quand je me couchai j’avais chaud partout dans le corps comme dans l’âme. Vous voyez combien je reste terre-à-terre. Et comme j’ai encore besoin de vos prières pour sublimer toutes ces petites misères. Construction et reconstruction, soins des malades, pistes. Voilà notre vie ici. Mais parfois le voile terne s’entrouvre. Ce fut ce jour d’Épiphanie dans un autre village, Nam Haï, qu’il s’est entrouvert et largement. Pensez donc : vingt-trois maisons entrant ensemble dans l’Église catholique. Il y avait là pour la fête deux évêques : Mgr Loosdregt, o.m.i., notre vicaire apostolique, et Mgr Clabaut, o.m.i., dont vous avez peut-être entendu parler : l’évêque du Grand Nord canadien192. Et puis sept Pères du district, sans compter un colonel français monté de Vientiane pour voir cela – excellent chrétien au demeurant – qui est reparti presque ému devant le bonheur si simple de ces nouveaux chrétiens et aussi devant « le dénuement des Pères », comme il dit ; mais n’est-ce pas là la source même de notre gaieté, vous le savez bien, vous filles de Sainte Claire et de Saint François ? Il y eût la cérémonie, la messe, la Première Communion. Puis le repas, les jarres de riz fermenté à boire, les chants. Et le lendemain tout le monde est parti de son côté. Mais vers quels nouveaux horizons l’Esprit Saint va nous pousser ? Oh ! mes Sœurs, suppliez-le

 Armand Clabaut, o.m.i. (1900-1966), ordonné prêtre en 1926 et envoyé comme missionnaire chez les Inuit de la Baie d’Hudson (Canada) ; évêque et vicaire apostolique coadjuteur de la Baie d’Hudson de 1937 à 1940. Démissionnaire, Mgr Clabaut passera le reste de sa vie à rendre divers services aux diocèses de France et aux missions des Oblats de Marie Immaculée. 192

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pour nous, pour eux, tous ces pauvres païens, encore la grande majorité de la population. Tous les villages contactés depuis six ans, et qui ont accepté, sont baptisés à l’heure actuelle. Où aller ? Oh ce n’est pas la place qui manque, mais qui est disposé à se convertir ? Y en a-t-il seulement ? C’est sur vous, mes Sœurs, que je me repose un peu au milieu de ces angoissantes questions. Que votre vie offerte au courant de chaque jour fasse de cette année une année de redémarrage, et voie le règne du Christ progresser en cette terre de Satan, grâce à vos prières et vos sacrifices surtout les plus cachés. Bonne Année 1957, mes Sœurs. À vrai dire pour nous, il n’existe qu’une Nouvelle Année, celle qui commence le premier dimanche de l’Avent, les autres ne sont qu’œuvres d’hommes et diverses suivant les pays. Sainte année pour vous et pour les autres. Que Sainte Claire et Saint François, par votre vie toute pauvre et pure, fassent progresser le monde et en premier lieu ses missionnaires dans cette voie, la seule vraiment digne de Notre Seigneur et Marie Immaculée, la seule par laquelle l’Église vaincra. [17] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Tha Ngon, 14 mars 1957 (ACL)

Quel plaisir pour moi de vous lire et surtout de lire que vous priez pour moi et ne m’oubliez pas. J’ai tant besoin du secours du Bon Dieu pour essayer de faire pénétrer l’Évangile dans la région où je me trouve ! Vous avez certainement entendu parler de la mort du Père Lafarge193. Cette mort nous a fort surpris. La veille de son accident j’avais passé la journée avec lui … Les vues de Dieu ne sont pas les nôtres. Cette mort a été pour moi cause de changement d’obédience. Je me trouve maintenant, seul, à vingt-deux kilomètres de Vientiane, 193  André Lafarge, o.m.i. (1926-1957), ordonné prêtre et envoyé en mission au Laos en 1952 ; mort accidentellement le 31 janvier 1957 entre Nong Veng et Paksane.

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en charge d’un immense secteur païen, bouddhique, qui ignore tout de notre religion et qui, apparemment, n’en veut pas. Après quinze mois de séjour dans ce pays, alors que je ne parle pas encore couramment, c’est une lourde charge qui m’est confiée. La plupart de ces villages n’ont encore jamais reçu la visite d’un prêtre. D’ici quelques mois, lorsque je parlerai plus facilement, je commencerai à visiter ces gens-là, qui probablement m’accueilleront avec peu d’enthousiasme ou même ne voudront pas m’accueillir. Comment ferai-je ? Je ne le sais pas encore. Les circonstances et surtout l’Esprit Saint me guideront. À soixante kilomètres d’ici, il y a me dit-on un village très peuplé – peut-être deux mille personnes ; si un pareil village (ici on parle rarement de ville) acceptait notre religion, il y aurait de quoi faire une belle chrétienté … En tout cas, vous voyez que j’ai un réel besoin de la grâce de Dieu ; car, je me sens bien faible pour faire face à un pareil travail, que je n’oserais commencer si je n’avais confiance en Dieu. Je suis allé dans un petit village il y a une quinzaine, accueil très froid et distant ; parler de religion ce jour là, impossible. Mon évêque me dit, il faut semer dans les larmes194 … et j’espère semer tant que je pourrai, sachant bien qu’un jour ou l’autre, ici ou ailleurs, cette semence lèvera. En tout, y compris les enfants, j’ai dix chrétiens, plus quatre catéchumènes à qui je fais le catéchisme chaque soir. Deux seulement me donnent de sérieux espoirs. L’un deux est un ivrogne qui voudrait recevoir des dons de la mission ; s’il ne change pas il ne pourra recevoir le baptême. Vous avez peut-être appris qu’un village du Père Delcros qui avait reçu le baptême l’an dernier a vu la moitié des habitants, douze maisons sur vingt-quatre, retourner au paganisme ; que c’est pénible ! Avez-vous chaud à Crochat ? Ici, oui et beaucoup. D’ici peu, le thermomètre marquera trente-huit degrés à l’ombre. On transpire énormément. Ces grosses chaleurs sont fatigantes. Ma santé est bonne. Quelques fois des petits accès de paludisme et aussi dysenterie, maladie très fréquente ici ; que de médicaments je distribue pour ce mal, qui a pour origine, en partie du moins, l’eau non potable. 194  Allusion au Psaume 126, 5 : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent en chantant. »

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J’espère que vous êtes toutes en bonne santé et jouissez du calme profond de votre belle solitude ; et j’espère que Sœur Marthe est heureuse au milieu de la grande exploitation, mais je devine que le travail ne lui manque pas. Attention à vos forces, Sœur Marthe. Avez-vous du foin suffisamment ? Voici deux ans, à cette époque nous parlions de tout cela : vaches, foin, betteraves ; aujourd’hui je n’ai plus à parler de ces choses car au Laos, s’il y a quelques petites vaches, il n’y a ni foin ni betteraves. Mais il y a autres choses, entre autres le tigre qui une fois est venu prendre un buffle à cent mètres de ma maison, en pleine nuit, poussant un rugissement qui me réveilla brusquement, vous le devinez. On sait que cet animal s’attaque rarement à l’homme, cependant on préfère le savoir au loin que dans le voisinage. Les vieux tigres, lorsqu’ils ne peuvent plus chasser, s’attaquent à l’homme. De nuit il n’est pas recommandé de voyager dans la forêt. Et maintenant, il me reste à vous dire que, si je compte beaucoup sur vos prières, vous pouvez compter sur les miennes. Je ne laisse pas passer une journée sans prier pour vous. Chaque jour, je célèbre la messe avec le corporal, le purificatoire, la pale que vous m’avez donnés lorsque je fus célébrer ma première messe chez vous195 ; de plus, j’ai toujours le beau petit « sac » confectionné par Sœur Élisabeth pour transporter mon linge d’autel. Tout cela me rappelle de bons souvenirs. [18] Lettre de Vincent L’Hénoret à sa famille [Ban Ban] 6 et 7 juillet 1957 (AFH)

Ici la vie est fort agitée depuis le mois de février. Le tigre a fait des dégâts formidables dans les troupeaux de buffles et de bœufs, et durant le mois de juin il a changé de menu. Il vient à peu près tous les jours prendre un cochon, et pas les petits. À quelque chose malheur est bon car, quand il tuait les bœufs et les buffles, on mangeait les restes, mais maintenant il emmène les cochons entiers chez lui.

  La pale est un linge carré amidonné ou doublé, qui couvre le calice à la messe.

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Pour ma part, il a pris mes deux cochons. Le premier, il l’a eu par surprise malgré l’enclos solide que j’avais fait. Une fois le premier cochon parti, j’avais posé un piège à tigre et j’avais fait la réflexion : « Tigre, je t’invite à venir prendre le deuxième. » Pendant dix jours, il n’est pas venu, mais pendant ce temps mon pauvre cochon est sorti de l’enclos et s’est pris au piège. Le lendemain, c’était mon chien. Tous les deux s’en sont tirés sans trop de mal car ce piège ne prend que les pattes, mais après ces deux incidents je me suis dit qu’il valait mieux mettre la sécurité durant le jour, et de fait ça a empêché mon cochon de s’y prendre une deuxième fois ; mais gros malheur, un soir j’ai oublié de retirer la sécurité et ce malin de tigre en a profité pour manger mon deuxième cochon. J’étais furieux, je comptais tirer quarante ou cinquante mille francs de la peau et des os (les os se vendent très cher pour faire des médicaments) pour me dédommager de mon troisième cochon, qui sert encore d’appât au tigre. J’espère ne pas oublier la sécurité cette fois-ci ! Mais ce tigre coûte cher à la société. Depuis six mois il a mangé pour plus de quatre cent mille francs, et personne n’arrive à le tuer. Les gens en ont peur, car parfois il vient rôder en plein jour autour du village et il grogne. Je l’ai entendu plusieurs fois, et ça me donne des frissons dans les dos. 7 juillet – La nuit dernière, vers quatre heures, le tigre a emporté mon nouveau cochon ! Un malheureux bout de bois a empêché le piège de serrer la patte du tigre. Il a laissé du sang et quelques poils en souvenir. Ma boutic morc’h zo ét d’an traon. N’eus kin koll tout196. [19] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Khouang Si, 22 et 27 décembre 1957 (ACF)

Votre lettre est arrivée depuis quelques jours déjà ; et j’y réponds tout de suite, car à force de remettre à plus tard je risquerais d’arriver avant la lettre. En effet, par décision romaine, nous devons rentrer en France pour suivre une nouvelle période de formation de cinq

 En breton : « Mon affaire de porcs s’est écroulée. Ce n’est que pure perte. »

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mois ; et passer évidemment quelques semaines en famille. Si vous voulez répondre à ma lettre il faudra que la réponse parte au plus tard à la mi-janvier ; car vers la mi-février je serai sans doute sur le chemin du retour. Je pourrai alors vous expliquer de vive voix, et en bien plus de détails, ce qu’est la vie missionnaire dans les montagnes du haut Laos. Pour le moment d’autres soucis accaparent l’esprit. Doux soucis que ceux qui consistent à se creuser la cervelle pour offrir à Dieu, tous ensemble – Père et paroissiens – une belle fête de Noël … 27 décembre. – Je pensais bien faire partir ma lettre voici déjà quelques jours, mais on est venu me chercher pour un malade à soigner, et qui est guéri d’ailleurs ; puis une jeune fille qui s’est à moitié sectionné un doigt de pied avec son coupe-coupe, une jeune maman qui vient d’accoucher et qui ne va pas fort, etc. ; et Noël est arrivé presque sans crier gare. Ce fut vraiment bien. Il est vrai qu’on avait préparé cela. Il y eut d’abord la veillée, qu’on a pu faire en plein air, car le bon Dieu avait exaucé notre prière lui demandant de ne pas nous envoyer trop de froid et de vent. C’était très bien. Tout le village était là, même les bébés dormant sur le dos de leurs mamans. Sketches, chants, et même une adaptation du « Médecin malgré lui », très, très adapté. J’avais composé deux chants en phou teng, dont la légende de Saint Nicolas, elle aussi très adaptée et jouée par les gamins et gamines. Il y eut des personnes malades … de rire. Il est vrai qu’il en faut peu pour dilater nos rates. Puis eut lieu la veillée de prière ; à l’aide d’images j’ai repris les grandes lignes de l’histoire du Salut. Et ainsi, tout tranquillement, nous sommes arrivés à cette heure capitale de l’histoire du monde : minuit de Noël. En union avec tous les chrétiens de par toute la terre, très intimement, nous avons tous ensemble célébré et prié la messe. C’était vraiment une atmosphère spirituelle qui régnait là. Le lendemain dix-neuf garçons et filles communiaient pour la première fois. Et ensuite nous tuâmes un bœuf, que nous avons mangé tous ensemble dehors, bien arrosé d’alcool de riz. Enfin la journée se continua par des jeux de toutes sortes : tir aux fléchettes, à l’arbalète, etc. Pas mal de païens étaient là, dont trois chefs de village. Et mes chrétiens ne se sont pas fait faute de leur expliquer notre fête, de leur faire visiter la crèche et la leur expliquer surtout. 417

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Et pour vous, mes Sœurs, comment s’est passée cette belle fête si remplie d’intimité avec Jésus et sa Mère ? Cette fois la lettre partira certainement, car nous devons nous rendre à Xieng Khouang, où réside le postier, pour la retraite mensuelle, et nous serons tous réunis pour le Premier de l’An européen. C’est plutôt rare – ça m’est arrivé une fois depuis cinq ans. Ensuite ce sera la vie ordinaire, mais avec, toujours plus précise, l’image de l’avion qui va atterrir en terre de France. Priez un peu pour que tout se passe bien et que le voyage soit sans incident. J’ai reçu également votre dernière lettre, celle m’expliquant comment une lettre peut faire douze mille kilomètres sans affranchissement. Mais le Bon Dieu a fait comprendre aux Postes que c’était une lettre des « Pauvres Dames », puisqu’elle m’est arrivée sans surtaxe197. Enfin Bon Noël puisque nous sommes dans ce Saint Temps, et Bonne Année 1958, qui me donnera la joie d’aller vous voir. Que le petit Jésus nous fasse grandir en cette Nouvelle Année, en Grâce, en Sagesse et de corps et d’âme, comme Il le faisait voici deux mille ans. Que Marie Immaculée nous aide dans notre travail, qui est de tout faire en définitive pour que son Règne arrive. [20] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Ban Pha, 14 mars 1958 (ACL)

L’an dernier, je vous avais fait connaître, un peu, le secteur bouddhiste qui m’était confié. Depuis notre retraite de novembre, Monseigneur m’a confié un autre secteur. Je suis venu remplacer un Père qui approche de la cinquantaine, et pour qui ce secteur montagneux était au dessus de ses forces198. Ce nouveau secteur se trouve dans la région de Xieng Khouang, là où j’ai commencé l’étude de la langue lors de mon arrivée de France. Le poste principal, où je réside le plus souvent, se trouve   L’Ordre des Clarisses est appelé traditionnellement « Ordre des Pauvres Dames ». 198  Il s’agit une fois de plus du Père Joseph Boissel, o.m.i., né en 1908. 197

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à une bonne journée de marche de Xieng Khouang. À ce poste principal sont rattachés six villages dispersés au milieu de la forêt et de la montagne. Certains de ces villages sont à deux heures de marche, d’autres à trois ou quatre et même cinq heures, rien que pour l’aller. Je fais toutes ces marches à pied. Bicyclette et auto sont choses totalement inconnues ici, et pour cause, il n’y a pas de routes, mais uniquement un sentier que seul un cheval de bât ou un piéton peuvent emprunter. De plus, il y a des montées et des descentes telles que celui qui n’a pas vu ne peut se faire une idée exacte. Même les gens du pays éprouvent parfois le besoin de se reposer lorsqu’ils sont arrivés au sommet d’une de ces montées, qui parfois dure une demiheure, pour ensuite descendre de nouveau et encore remonter. Lorsqu’il pleut on tombe, presque à chaque instant, dans les descentes. Depuis quinze jours, j’ai voyagé tous les jours, finalement, je commençais à sentir un peu de fatigue. Au cours de ce mois je vais parcourir près de quatre cents kilomètres pour visiter les chrétiens. Tous ces chrétiens, ont reçu le baptême depuis deux, trois ou quatre ans. Les uns sont assez fervents ; certains, c’est le petit nombre, sont édifiants. D’autres, hélas, me causent beaucoup de soucis. Dans un village, quatre jeunes gens n’ont jamais mis les pieds à l’église depuis deux ou trois ans. Je leur ai parlé, peine perdue. Ça fait mal de voir de nouveaux chrétiens si peu fervents. Voici un mois, j’ai eu la peine de voir un père de famille apostasier, sa femme et deux de ses filles, bonnes chrétiennes, ne sont point venues à la chapelle depuis , par peur de l’apostat. Le péché originel a laissé partout ses traces néfastes. Une autre difficulté, ces chrétiens appartiennent à deux races différentes ; d’où, deux langues différentes. J’ai commencé l’étude d’une deuxième langue199. Je n’ai pas une minute à moi, les soins aux malades me prennent plusieurs heures chaque semaine, et parfois m’obligent à faire de longues marches inutiles pour voir un malade qui se porte bien. Voici un aspect de mon apostolat, il y en a un autre qu’il ne faut pas oublier : espoir de réussir à former de bons chrétiens parmi les jeunes ; consolation de réussir à faire prier souvent ces chrétiens ; nombreuses communions. Quand on compare nos paroissiens aux   La deuxième langue apprise par Louis Leroy était le Thaï Dam.

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païens, il y a déjà un progrès énorme, mais il reste beaucoup à faire, chez les chrétiens et chez les païens qui m’entourent, qui viennent me demander des médicaments, mais ne savent pas encore me demander de leur donner l’Évangile. Depuis un mois le Père Coquelet 200 est venu me rejoindre. Il est sorti de Solignac l’an dernier ; nous avons sept villages en charge. Pour la nourriture c’est plutôt au-dessous de la moyenne. On ne trouve presque rien à acheter. Je tiens à vous dire un vif merci, à vous Ma Révérende Mère, à Sœur Élisabeth et à Sœur Marthe, pour les bonnes nouvelles que vous me donnez et qui me rappellent mes voyages à Crochat. Je souhaite un bon printemps et beaucoup d’herbe dans vos champs et prés, afin que Sœur Marthe ait la joie de nourrir abondamment son cheptel. Je confie à vos prières mes différentes intentions, étude et progrès dans les deux langues que j’aurais besoin de parler avec aisance, bonne formation des chrétiens (c’est dur), faire connaître l’Évangile aux païens, et, bien entendu, être un vrai missionnaire selon le cœur de Dieu. [21] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 2 août 1958 (ACL)

Par le passé, mes visites au Carmel avaient été assez nombreuses, mes lettres le sont un peu moins, il est vrai que la distance qui nous sépare est un peu plus grande et mes occupations ont varié. Chaque mois, je fais plusieurs centaines de kilomètres à pied pour visiter les chrétiens qui me sont confiés, disséminés dans six villages très éloignés les uns des autres. Ces chrétiens, pour qui nous semons tant de pas, nous donnent parfois des consolations, mais parfois aussi beaucoup de soucis et de peines. J’ai quelquefois entendu dire, alors que j’étais encore en France, que les nouveaux baptisés étaient tous rem Michel Coquelet, o.m.i. (1931-1961), ordonné en 1956 et envoyé comme missionnaire au Laos en 1957 ; tué dans l’exercice de son ministère à Sop Xieng (Xieng Khouang) le 20 mai 1961 et présumé martyr. 200

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plis de ferveur ; ce n’est pas le cas ici. Nous en avons qui sont vraiment fervents, généreux, obéissants, mais c’est comme partout, cette élite est le fait du petit nombre. Le plus grand nombre a besoin d’être rappelé à ses devoirs religieux. Il m’est arrivé de faire plusieurs heures de marche pour visiter les chrétiens, célébrer la messe dans leur village, et certains, sous le prétexte qu’il y avait beaucoup de boue, n’avaient pas le courage de faire cent mètres pour assister à la messe, occasion qui ne se présente que tous les trois semaines au plus. Au cours de ce mois, dans le même village, un jeune homme et une jeune fille ont apostasié, allant vivre en concubinage avec un païen ou une païenne, ce qui pratiquement est une apostasie. La jeune fille est d’autant plus coupable qu’elle a refusé plusieurs chrétiens. Jusqu’à ce jour elle pratiquait de façon très satisfaisante. Autre difficulté que nous rencontrons : enseigner le catéchisme aux enfants. Leur genre de travaux oblige ces gens à vivre dispersés mais, avec un peu de bonne volonté, ils pourraient facilement se grouper pour le passage du Père. Mais ils ne pensent pas que la messe ou le catéchisme soient importants au point de s’imposer un petit dérangement. Ceci est un souci pour le missionnaire, voir des enfants qui devraient avoir fait leur première communion et qui ont à peine entendu les premières leçons de catéchisme. Au cours des derniers mois j’ai eu la joie de voir trois jeunes gens revenir à la pratique religieuse, l’un d’eux après une longue maladie qui l’avait conduit aux portes du tombeau. Le mois prochain, je vais avoir deux baptêmes d’adultes. J’en prépare quelques autres. Depuis quelque temps, presque chaque semaine j’ai fait un baptême d’enfant, né de parents chrétiens. Quant aux nombreux païens qui habitent ce secteur de Ban Pha, ils savent venir demander des médicaments, mais ne demandent pas à connaître l’Évangile. J’espère que cela viendra un jour. Nous sommes actuellement en pleine saison des pluies, les chemins et les sentiers sont remplis de boue, par endroits on en a presque au genou. Les gens ont terminé ou terminent le repiquage du riz. Voici un petit aperçu du travail que je fais et de tout celui qu’il y aurait à faire. Tout ce travail que je ne puis faire, je le confie à vos prières, et aussi l’étude d’une deuxième langue qui m’est indispensable ici. De mon côté, chaque jour à la messe et plusieurs fois par jour

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je prie à vos intentions ; de plus, je fais prier les chrétiens aux intentions de ceux qui prient pour eux. J’espère qu’à la ferme, tout va selon les désirs de Sœur Marthe. [22] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 27 décembre 1958 (AFL)

Avez-vous eu une messe de minuit cette année ? Faisait-il froid ? Le village où je me trouvais a bien célébré Noël ; j’avais dit à tous qu’un chrétien devait communier pour cette fête, deux ou trois seulement ne sont pas venus. D’ailleurs ici, plusieurs communient chaque fois qu’ils assistent à la messe, selon l’enseignement du Saint-Père. Depuis huit jours, il ne fait pas très froid la nuit, en jour ça va, il fait beaucoup plus chaud qu’en France, mais la nuit, sur la montagne, il y a peu de degrés au-dessus de zéro, aussi il ne fait pas chaud dans les maisons, qui sont des maisons pour pays chauds. Je vous ai parlé d’un petit village qui s’est converti au mois de septembre. À part quelques vieux qui ne sont pas très fervents, tous mettent beaucoup de bonne volonté pour apprendre et sont heureux de n’avoir plus peur des génies. Tout au cours de ce mois, j’ai beaucoup circulé ; il y a eu des malades, des blessés. Un chrétien était parti à la chasse et a eu le malheur de tirer un homme, qui a reçu des plombs qui lui ont traversé la gorge ; on m’a appelé pour le soigner, je crois que je vais arriver à le sauver. Lorsque des cas de ce genre se présentent, on serait heureux s’il y avait un médecin dans la région, mais il n’y en a pas. [23] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Khang Si, 28 décembre 1958

(ACF)

Votre lettre m’attendait à l’arrivée à Xieng Khouang après ce long voyage. Moi qui voulais voir la mer et ne pas arriver trop vite, j’ai été servi au delà de mes désirs, et j’en suis fort content. Quarante jours de mer, six jours à Bangkok. Traverser le Siam en train, pour 422

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arriver le 23 à Xieng Khouang en avion militaire, et aussi avec une bonne crise de paludisme. Mais il faut bien accepter ce qui se présente. L’arrivée au village fut, vous le pensez bien, presque triomphale, il n’y avait que moi qui n’étais pas en forme du tout. La Grâce de Noël m’a remis sur pied, d’autant plus que mon remplaçant et un autre Père étaient là. Mais quand je me suis retrouvé seul, sans forces, dans une maison sale et pleine de poussière, ne sachant même pas où était ceci cela … Et la nourriture … J’en ai eu l’estomac noué jusqu’à aujourd’hui. Il se desserre peu à peu. Il faut le temps de l’acclimatation et j’ai été tellement gâté en France ! C’est une question de jours et je suis sûr que dans huit ou quinze jours je serai de nouveau pleinement dans mon élément. Demain nous allons nous retrouver tous pour la retraite du mois. Quelle belle chose que cette retraite ! Revoir tous les Pères. Reparler de tous les problèmes d’apostolat et autres. Mes braves gens viennent de passer deux heures à m’expliquer leurs difficultés quant aux buffles, au riz, etc. Je suivais comme je pouvais certains raisonnements assez étranges. Et vous, bien chères Sœurs ? Si vous saviez combien votre souvenir me suit, m’aide dans ces moments un peu pénibles que je viens de traverser. Combien j’ai pensé à vous en égrenant mon chapelet sur le bateau, en contemplant, des jours et des jours, la mer toujours égale à elle-même et cependant toujours changeante – image de notre vie qui, si active ou si contemplative qu’elle soit, reste toujours devant Dieu la même vie profonde d’un fils ou d’une fille. Bon Noël – à retardement – et bonne année 1959. Ce sera une année comme les autres sans doute avec ses joies, ses deuils, ses plaisirs et ses peines. Supportons-les, accueillons-les ensemble. Nous aurons ainsi tellement plus de forces. [24] Lettre de Vincent L’Hénoret à sa famille Xieng Khouang, 16 janvier 1959

(AFH)

J’ai eu un bien triste Noël. Pas une seule femme à la messe de minuit ; quelques rares à celle du jour … une vingtaine de commu 423

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nions. Réveillon, un nescafé. Repas de Noël, un morceau de cochon mort depuis quatre jours, immangeable, j’ai avalé le jus seulement pour faire passer le riz. Je n’avais pris aucune provision ! Après cela, j’ai chanté pendant quatre heures dans la montagne pour rejoindre Ban Ban, où j’ai dit ma troisième messe, le soir, pour quelques chrétiens un peu meilleurs. Enfin, c’était bien quand même. Ici, on ne sait pas trop ce qui se passe. On parle un peu de guerre. Certains villages de la frontière ont même évacué par panique. À Ban Ban on n’est qu’à une bonne journée de marche de la frontière. Mais je ne pense pas qu’il se passera quelque chose, sinon ça pourrait aller loin avec le système d’alliances. Je ne pense pas qu’on en parle en France d’ailleurs. Enfin, pour nous qui sommes sur place, c’est un peu gênant d’entendre courir tous ces bobards, où il faut essayer de deviner les bobards et la vérité. C’est pas facile201. L’hiver est assez doux et sec puisqu’il y a déjà trois mois et demi qu’on n’a pas vu une goutte d’eau tomber du ciel. Je vous quitte en vous redisant Bonne Année et Blavez Mad202. Répétez-le à toute la famille en attendant que j’aie le temps de l’écrire à chacun, j’espère que ce sera durant ce mois. [25] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Ban Pha, 14 février 1959 (ACL)

Pour le 17 février, jour qui marque l’anniversaire de l’approbation de nos constitutions, je gagnerai Xieng Khouang et y rejoindrai tous les pères qui œuvrent dans cette paroisse et à cette occasion, je vous ferai parvenir cette petite missive. Si mes souvenirs sont exacts nos dernières lettres ont dû se croiser en route. Je vous ai parlé d’un petit village qui a commencé son catéchuménat fin août. Depuis cette date, je le visite fréquemment et à part quelques anciens, tous mettent beaucoup de bonne volonté pour 201  En janvier 1959, le Viêt-minh pénétrait profondément au Sud Laos et provoquait des incidents militaires le long de la frontière, entraînant un durcissement des membres de droite du gouvernement. 202  En breton : « Bonne année. »

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apprendre soit les prières, soit le catéchisme. Je pense qu’ils pourront recevoir le baptême au début de l’an prochain ; ce qui leur fera environ dix-huit mois de catéchuménat. Au moment où ce village s’est converti, j’espérais qu’un autre village à une heure de marche de celui-là – et ils sont parents entre eux – allait lui aussi suivre le même bon exemple : j’y suis allé, je leur ai présenté les principales vérités de notre religion, mais une seule famille s’est laissée convaincre et je doute fort de sa persévérance. J’ai quand même eu la chance d’arriver juste à temps une fois dans ce village pour administrer le baptême à une adulte quelques heures avant la mort. Il s’agissait d’une mère de famille qui laisse cinq enfants, dont le dernier petit garçon de dix mois que le père fumeur d’opium a vendu à des païens pour avoir de l’argent et de l’opium ; j’ai demandé à des chrétiennes d’essayer de l’avoir, je leur donnai même un peu d’argent, mais malheureusement nous n’avons pu l’avoir, sinon il serait déjà chrétien. Au cours des mois précédents, il m’est arrivé d’aller passer une nuit dans des villages païens pour essayer de leur faire connaître notre religion, mais, au moins apparemment, ce que je leur ai dit ne semblait pas les intéresser beaucoup. C’est le devoir des missionnaires de prêcher, cependant il s’aperçoit vite que seule la grâce toute puissante de Dieu peut convertir une âme. Depuis deux mois j’ai énormément voyagé, je suis seul pour un secteur qui compte six villages, avec chacun sa chapelle où le culte est assuré ; et pour certain village, rien que pour l’aller il faut cinq heures de marche, sac au dos sur des pistes aux montées et descentes très abruptes. De plus, nous cumulons deux charges, puisque en plus de notre travail apostolique, nous devons soigner les malades, il m’arrive une fois la messe terminée d’avoir à donner des soins de tous genres pendant deux heures. Le jour où il y aura des docteurs dans la région, que nous serons heureux, mais je pense que ce jour est encore bien loin. À certains jours, on en a plus qu’on ne peut faire, mais on est toujours très heureux d’avoir à travailler pour le bon Dieu. Et au terme de ces longues marches pour nous réconforter il y a parfois bien peu à manger ; et pour boisson quelle eau ! Dernièrement, je séjournais dans un village chrétien, et au cours de la journée je me voyais à l’endroit ou tout le monde va puiser l’eau pour boire un peu. 425

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L’eau était boueuse, je ne bus pas et le soir je raconte ce fait aux gens ; eux de me répondre avec beaucoup de naturel, si elle était sale c’est que les porcs étaient allés se baigner dedans … Et le soir avec tout le monde j’ai bu de cette eau puisqu’il n’y en avait point d’autre. Les animaux de Sœur Marthe boivent peut-être plus propre à certains jours que les gens de ces villages. À ce propos, j’espère que tout va bien à la ferme, que le rendement laitier, la teneur en matière grasse et autres choses de ce genre donnent toujours satisfaction et à Sœur Marthe et à toute la communauté. Bientôt cinq ans que j’achetais la première vache du Carmel, le temps passe vite ! Je n’ai plus rien à dire, sinon que je compte beaucoup sur vos prières, pour que je sois un vrai missionnaire selon le cœur de Dieu. Aidez-moi à faire connaître le Seigneur dans cette région où il est encore peu connu et peu aimé, aidez-moi aussi à assimiler une deuxième langue qui m’est indispensable pour un ministère sérieux. [26] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Ban Pha, 28 mars 1959 (ACL)

Au début de ce mois, j’ai reçu un colis en provenance du Carmel de Limoges : chocolat, conserves en parfait état, mais la boîte de marmelade ou compote s’était ouverte et donc presque plus de compote. Pour tout cela et pour le livre de spiritualité, je viens remercier le Carmel qui, je le vois, n’a pas oublié celui qui, voilà cinq ans, essaya de vous rendre quelques petits services ; j’aurais voulu pouvoir vous en rendre beaucoup d’autres, mais je ne le pouvais pas. En tout cas, je suis heureux et n’oublie pas ces nombreux contacts que j’ai eus avec votre Carmel ; ils m’ont fait du bien et combien de grâces ce Carmel m’a obtenues, nous ne le saurons qu’au ciel. Dans ce colis, une sœur converse avait joint une lettre à laquelle je voulais donner une réponse, mais j’ai égaré cette lettre que j’ai lue avec beaucoup de plaisir. Veuillez, ma Révérende Mère, remercier pour moi cette sœur, dites-lui que toute ma confiance pour un apostolat fructueux repose uniquement en Dieu et donc que ce m’est une 426

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grande joie de voir de généreux collaborateurs s’associer à moi pour demander au Dieu si puissant et si bon que les gens de ce pays le connaissent et l’aiment de tout leur cœur. J’ai beaucoup de travail, dans mon grand secteur où je dois beaucoup marcher. Un samedi, pour voir une malade, j’ai fait dix heures de marche, le lendemain pour voir un vieillard malade quatre heures de marche, qui en valaient six tellement la piste monte et est pénible, le lundi autant ; j’étais passablement fatigué, mais on oublie très vite ces fatigues quand on a le bonheur, comme je l’ai eu cette fois, de baptiser, confirmer, administrer un vieux sorcier qui avait rejeté le culte des génies en octobre dernier. Deux jours après il partait pour le ciel. Le lendemain de sa naissance je baptisai une petite fille qui, huit jours après, partait elle aussi pour le ciel. Une chrétienne qui avait reçu le baptême voici cinq ans est morte la semaine dernière d’une façon très édifiante. Son mari et ses enfants sont heureux de l’avoir vue mourir ainsi. Le dimanche après Pâques, Monseigneur baptisera deux cents personnes. Belle journée pour les baptisés, pour nous et pour l’Église. Je suis allé passer une nuit dans un village païen pour leur parler de notre religion, mais pour réponse voici ce que j’ai obtenu de la part d’un adulte : si le père m’offre un fusil de chasse je veux bien me faire chrétien. Une réponse de ce genre nous fait comprendre une fois de plus que seule la grâce peut convertir une âme. […] Demandez au bon Dieu de me donner le don des langues ; j’en apprends une deuxième, mais ça ne va pas vite et je ne possède pas la première à fond. Continuez de me faire une large part dans vos prières, pour moi c’est ce que j’essaie de faire pour toute votre communauté chaque jour. Bonne fête de Pâques. Pour tout mon secteur, il n’y aura qu’un ou deux qui refuseront de venir à l’église pour cette grande fête. [27] Lettre de Louis Leroy à sa famille Ban Pha, 25 juin 1959 (AFL)

Je pense qu’actuellement vous devez être occupés par la fenaison. Avez-vous beaucoup de foin cette année ? Ici pas question de foin, 427

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mais actuellement de charruer la rizière203 ; ce travail devait être terminé depuis près de deux semaines, mais il ne pleuvait pas. On espère enfin que la pluie va venir, depuis deux jours, ça tombe, mais c’est insuffisant. Pour le missionnaire, cette saison des pluies est de beaucoup la plus pénible ; à certains endroits, il y a de la boue jusqu’aux genoux, il faut traverser des rivières qui n’ont pas de ponts, parfois il faut faire demi-tour, impossible de traverser, on serait emporté par le courant. Chaque année nous envoyons à notre évêque un compte rendu de notre mission. Au cours de cette année, il y a eu dans mon secteur plus de quatre mille communions ; plus de deux mille confessions. J’ai un peu moins de quatre cents chrétiens, plus soixante-dix catéchumènes dont la plupart recevront le baptême l’an prochain. Tout aux environs, beaucoup de païens qui ne veulent pas, pour le moment, renoncer à leurs faux dieux. Priez un peu pour que ces païens croient à l’Évangile. [28] Lettre de Louis Leroy à sa famille Ban Pha, 17 juillet 1959 (AFL)

Au début de la semaine prochaine, j’irai faire une journée de retraite mensuelle à Xieng Khouang où tous les pères du district se retrouvent pour ce jour là, et ce sera pour moi une occasion de vous poster une lettre. Il faut qu’au moins une fois de temps en temps je vous parle de la vie des gens avec qui je vis chaque jour. L’an dernier à cette époque, tous avaient terminé le repiquage du riz, mais cette besogne n’est pas encore achevée cette année, car il pleut trop peu ; presque tous sont en train de repiquer actuellement. Le maïs est mûr, malheureusement en plusieurs endroits il reçoit la visite de nombreux sangliers qui causent d’importants dégâts ; dans un village, on en a vu un seul groupe qui comptait plus de vingt animaux. Certains villageois possèdent des fusils ; il y a des fusils fabriqués par les gens du pays mais   « Charruer », régionalisme, veut dire labourer à la charrue.

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ce n’est pas puissant et très souvent ne tuent pas l’animal, lorsque c’est un grosse bête comme chevreuil ou sanglier. D’autres, peu nombreux, ont un fusil français ou un fusil de guerre ; avec ce dernier modèle, des chrétiens ont tué, en huit jours, deux sangliers, deux chevreuils (dont un pas gros) et deux cerfs, l’un de ces derniers pesait plus de deux cents kilos. J’étais content pour ces gens là qui mangent souvent très maigre ; habituellement ils ne rencontrent pas tant de gibier. La pluie commence à tomber et les pistes ont beaucoup de boue, par endroit jusqu’aux genoux ; pour nous c’est la période la plus difficile. La semaine dernière j’arrivais à une rivière gonflée par la pluie récente ; un pont qui ne compte plus que quelques bambous pour atteindre l’autre rive, et élevé de plusieurs mètres au-dessus de l’eau, me craquait sous les pieds, je n’étais pas très fier, je croyais que j’allais me retrouver au milieu de la rivière ; heureusement, il a pu me porter, mais on ne peut s’empêcher de penser aux ponts de France que l’on emprunte sans même les remarquer. 4 – Dans la tourmente : 1959-1961 Jean Wauthier avait écrit de 1959 : « Ce sera une année comme les autres sans doute, avec ses joies, ses deuils, ses plaisirs et ses peines. » En fait, ce fut une année terrible. Après les incidents localisés des premiers mois de 1959, la rébellion communiste appuyée par le Nord Viêt-nam prend l’offensive début juillet ; en réaction, les membres communistes sont exclus du gouvernement d’union nationale et emprisonnés. Dans les provinces reculées, la sécurité devient précaire. Mgr Étienne Loosdregt, supérieur hiérarchique des missionnaires, obtient des consignes précises du Saint Siège : « Dans l’éventualité […] d’une domination communiste, le clergé, ainsi que le personnel auxiliaire religieux (excepté naturellement les vieillards et malades) doit rester à son poste de responsabilité, à moins qu’il ne vienne à être expulsé204 […] » Si l’évêque, en privé, estime que Rome est mal informée205, chez les mission-

204   Lettre de la Congrégation pour la Propagation de la Foi à Mgr Étienne Loosdregt, 18 août 1959 (prot. 3727/59). 205   Lettre datée de Xieng-Khouang le 10 septembre 1959 : Rome, Archives générales OMI, Boîte 35 « Loosdregt », dossier Letters Drouart 1959-1960.

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naires aucune hésitation n’est perceptible. Ils embrassent unanimement l’ordre reçu, prêts à le suivre jusqu’au bout, « que ce bout soit une balle, le camp de concentration ou l’expulsion ». Sur le terrain, souvent ils ne comprennent pas grand-chose à la situation. Alertes et accalmies se succèdent, dans un climat d’insécurité généralisé. Le drame, annoncé en décembre 1959 par l’assassinat du Père René Dubroux dans le Sud du pays, se rapproche l’année suivante avec la disparition du Père Mario Borzaga et de son catéchiste hmong. L’ennemi est bien identifié : la guérilla communiste, avec laquelle aucun compromis n’est possible. En face, les missionnaires ne sont pas des héros mais, selon la consigne reçue, ils ne se retireront qu’en cas de danger immédiat. « Nous attendons calmement, sans inquiétude » écrit Louis Leroy ; « car c’est qui mène le monde pour le plus grand bien de ses élus » complète Vincent L’Hénoret. Les lettres de cette période contiennent de très belles pages exaltant la vie du missionnaire dans ce contexte de guerre. Certes, les difficultés sont toujours là et la santé en est parfois affectée. Mais la pluie et la boue sont désormais des signes de vie – une récolte abondante ; les milliers de kilomètres de marche, sac au dos, débouchent sur la joie quand on arrive sous un toit accueillant. Le rire est même au rendez-vous, dans cette vie simple, mais belle et pleine, loin des besoins artificiels. Manger du rat, dormir sur un bat-flanc, quelle importance si l’on est le premier à parler de Jésus – dans leur propre langue – à ces gens dont on partage le sort, pour le meilleur et pour le pire ? Il y a aussi la joie du prêtre désormais appelé à réécrire les vieux textes latins dans une langue qui va au cœur des auditeurs, de leur livrer prières et chants qu’ils s’approprient d’emblée. Les déceptions – notamment celles, plus graves, de Vincent L’Hénoret dont les chrétiens boudent les offices – ne peuvent troubler durablement ce bonheur. Et puis les deux voix, celle de Louis Leroy et celle de Vincent L’Hénoret, disparaissent dans la tourmente, tandis que Jean Wauthier voit la mort en face et goûte à la prison. Pourtant, écrit Jean, le Règne de Dieu avance, et c’est merveille … « Le moindre de nos efforts est quelque chose de positif, alors qu’une route, un pont, peuvent être si vite détruits. » L’Évangile est annoncé, qu’importe si la réponse se fait parfois attendre ; d’ailleurs, les demandes de baptême continuent d’affluer … Mais c’est déjà une nouvelle phase de la mission qui s’annonce. L’Église, à peine naissante, devient silencieuse : « Les chrétiens en fuite dans les forêts. Plus de prêtres ni de sacrements. La guerre et le reste … » écrit Jean Wauthier. « Verrons-nous la fin de cette guerre absurde ? »

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[1] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Khang Si, 16 août 1959 (ACF)

Il faut tout de même que je réponde à votre lettre qui date déjà de bien longs mois. N’ayez pas peur, je ne prends ni sur mon sommeil ni sur mon travail. C’est le lendemain de fête et on peut prendre un peu de distractions. Comme vous voyez, je me mets moi aussi à la page en tapant mes lettres à la machine … où va donc se nicher le progrès ! Ça fait tout drôle de se servir ainsi d’appareils modernes dans une maison de boue séchée au toit de feuilles, mais ça montre qu’on n’est pas encore devenu sauvage. Et puis il faut que je me fasse la main, car je suis encore tout novice dans l’art d’écrire ainsi. Vous me pardonnerez mes fautes de frappe et d’orthographe. Depuis huit mois la vie a repris comme par le passé, mais pas tout à fait comme avant cependant. Ça fait quand même du bien de passer quelques mois en Europe, ne serait-ce que pour s’apercevoir que l’on vit la vie la plus belle, la plus pleine, loin d’un tas de préoccupations accessoires et de besoins forgés de toutes pièces. Les premières semaines de réacclimatation passées je me suis senti encore mieux adapté qu’auparavant, adapté de l’intérieur cette fois. La grande retraite à Rome et toutes les prières de mes bienfaiteurs, du monastère de Sainte Claire, y sont pour beaucoup. Et puis le Règne de Dieu avance, peu à peu, mais c’est merveille qu’il avance malgré la puissance énorme des forces hostiles qui s’y opposent. Au nord, Monseigneur a pu baptiser trois villages au mois d’avril. Plus loin, presque aux frontières de Chine, les conversions s’annoncent aussi. Et pourtant, la situation n’est guère favorable et la guerre est de nouveau à nos portes, et même dans le pays. Il y a déjà eu plusieurs dizaines de tués de part et d’autre206. Guerre d’embuscade, 206   Le 4 août 1959 le gouvernement laotien proclamait l’état d’urgence, puis réclamait une commission d’enquête des Nations Unies sur l’invasion de plusieurs provinces par le Viêt-minh. Les provinces de Houaphan (Sam Neua) et Phong Sali resteront plus ou moins en possession du camp communiste. La province de Xieng Khouang fut âprement disputée, notamment la Plaine des Jarres en bordure de laquelle se situait le village de Khang Si.

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d’escarmouche, de partisans, qui fait que l’on n’est plus tranquille nulle part, bien que ce ne soit pas à comparer avec la guerre d’Algérie. Le Viêt-minh ne s’est pas résolu à considérer comme acquis le fait que deux provinces, qu’il avait envahies, aient réintégré la communauté lao. En faisant naître ainsi un climat d’insécurité, il empêche la réalisation de réformes pour le bien du peuple, ce qui détruit radicalement la possibilité pour lui de faire naître la révolution. Qu’en sera-t-il de l’avenir ? Dieu seul le sait, mais c’est un réconfort pour nous, missionnaires, et pour tous ceux qui nous soutiennent, de savoir que le moindre de nos efforts est quelque chose de positif, alors qu’une route, un pont, peuvent être si vite détruits. C’est ce que je me dis souvent quand il faut marcher au long des pistes pour aller voir une famille plus ou moins fervente, une journée, deux jours pour voir quatre, cinq chrétiens, et encore heureux d’en avoir. Cette année la saison des pluies est une vraie saison des pluies, car il pleut vraiment, parfois des journées entières. Les rivières grossissent, les chemins deviennent des glissades de boue, les moustiques, moucherons de toutes sortes semblent naître de la boue elle-même, et tout le monde se félicite car cette année il y aura du riz suffisamment. Force m’est bien, à moi qui arrive tout crotté, de me mettre à l’unisson de cette euphorie générale. Ça me fait rire quelquefois. Et le rire est un des meilleurs médicaments que je connaisse. L’autre jour il m’a fallu traverser une rivière treize fois, avec de l’eau souvent jusqu’au ventre. Après cela marcher dans la boue pendant deux cents, trois cents mètres, dans un sentier littéralement labouré par les buffles. J’en avais parfois jusqu’au genou. On est beau quand on sort de là. Heureusement qu’il y a toujours de l’eau à proximité pour enlever le plus gros. Tout cela c’est la belle vie missionnaire, vraiment belle, rien ne vaut d’être mouillé pour connaître la joie de mettre des vêtements secs ; et d’avoir marché sous la pluie pendant des heures et être maintenant à l’abri sous un toit qui fuit un peu mais si peu … Joies élémentaires que le confort moderne a tué radicalement, mais qui sont de vraies joies pour celui qui sait les goûter un peu comme Saint François. Pour moi aussi les fêtes de Pâques se sont bien passées, d’autant plus que j’ai eu le bonheur d’avoir un Père pour m’aider, ce qui a pu me permettre de commenter moi-même toutes les cérémonies. 432

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Et hier c’était l’Assomption. Malgré la saison peu favorable aux manifestations extérieures, on avait mis au programme une procession le matin et une autre le soir. Ça s’est très bien passé et Marie ne nous a fait cadeau que d’une toute petite averse, symbole sans doute des grâces qu’elle s’apprête à répandre sur ses enfants de Khang Si. Il y avait le groupe des garçons, des filles, des hommes et des femmes, et même une statue portée et escortée : ça avait presque grande allure. Le reposoir de la Vierge avait été dressé au pied de la grande croix qui domine l’entrée du village. Elle y est restée toute la journée. Le soir, la nuit tombée, nous avons été La rechercher. Tout le monde avait à la main quelques branchettes de pin, qui abonde dans la région. Dans le calme de la nuit, sous les lourds nuages qui passaient dans la clarté de pleine lune, accompagnés par le concert immense des crapauds-buffles, chantant eux aussi leur prière du soir, nos Ave semblaient plus recueillis. Puis on a allumé sa torche et lentement, en chantant une mélopée très simple, nous sommes revenus à l’église. Ce brillant sillage de feu qui illuminait la nuit, puisse-t-il être un signe que, l’heure venue, tous les villages des alentours verront eux aussi la lumière briller pour leurs âmes. La journée s’est achevée, comme il se doit chez les montagnards, par une grande réunion autour de la jarre. Voilà une fête dans notre petite chrétienté. C’est tout simple, malhabile, mais le cœur y est, c’est ce qui doit par-dessus tout plaire à Marie. […] Autour de moi il y a tout un aréopage de petits moutards tout nus, et de grandes personnes respectables, et chacun donne son avis sur la marche de la machine. Ils se demandent ce qu’il y a à l’intérieur pour qu’en appuyant sur ces petits boutons les barres de fer se mettent en mouvement et à cette vitesse …, etc. C’est assez cocasse à entendre, mais ça vous embrouille les idées, au point que je vais m’arrêter pour ne pas avoir l’occasion de dire des bêtises. Au revoir, mes chères Sœurs, et bon courage vous aussi pour votre travail, qui est peut-être moins spectaculaire que le mien mais qui demande aussi une grande énergie pour le faire bien selon la volonté de Dieu. Merci des ornements de valise chapelle. Chaque fois que je les revêts, je pense à vous toutes qui y avez participé, au moins de cœur. Unis dans le même travail aux modalités multiples, n’ayons qu’une seule pensée, un seul but, que le règne du Fils de la Vierge arrive. 433

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[2] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 8 octobre 1959 (ACL)

Disposant d’un peu de temps libre aujourd’hui, ce qui n’arrive pas souvent, je viens vous donner quelques nouvelles de moi et de mon secteur. Probablement, par la radio et les journaux vous avez entendu parler des événements qui se déroulent au Laos. Présentement, autant qu’on peut juger, c’est plutôt calme ; dans mon village, une fois, il est passé environ sept cents soldats Viêts ; ils ne m’ont rien dit, ni à la population207. Pour l’avenir, nous ne savons rien, aussi nous agissons comme par le passé, faisant confiance au Bon Dieu. Pour moi, le moral est excellent, je suis très heureux de ma dure mais splendide vie missionnaire. Mes vœux d’autrefois, par rapport à la vie missionnaire en brousse, sont pleinement exaucés. Au point de vue apostolat, j’ai du beau travail à accomplir. Au cours de l’année écoulée, j’ai distribué plus de quatre mille communions, entendu plus de deux mille confessions, dix-neuf baptêmes ; ce nombre sera de beaucoup supérieur l’an prochain car, actuellement, j’instruis soixante-dix catéchumènes, dont la majorité pourra être baptisée vers Pâques 1960. Est-ce à dire que tout est parfait ? – Certainement pas. Dernièrement, une chrétienne apostate a laissé mourir sans baptême son bébé de dix mois. Un chrétien apostat s’initie à l’art de la sorcellerie. Un autre, baptisé l’an dernier, n’a pratiquement jamais remis les pieds à l’église depuis qu’il est chrétien. Dans un de mes villages, où les chrétiens sont une minorité parmi les païens, les sorciers sont actifs et réussissent à troubler l’un ou l’autre chrétien, lui affirmant lorsqu’il est malade que seul le retour au culte des génies peut lui apporter la guérison. Heureusement, ces conseils perfides ne sont pas toujours écoutés. 207  Dans une lettre du 24 juin 1959, Mgr Loosdregt écrit : « […] À la Plaine des Jarres, près Xieng Khouang, prit la brousse avec armes et bagages, femmes et enfants, passèrent par chez Père Leroy qui les soigna (c’était la saison des pleines pluies, en montagne) et leur fit un cours de religion ne sachant à qui il avait à faire ; puis chez Père Gaillard qui les soigna, mais lui dut subir un cours d’endoctrinement. » Louis Leroy ne tenait sans doute pas à se vanter de l’épisode. (Rome, Archives générales OMI, Boîte 35 « Loosdregt », dossier Letters Deschâtelets 1958-1960).

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Malades et blessés accaparent beaucoup de temps et obligent à de longs et fatigants déplacements. Parmi les malades que je soigne, un chrétien s’est brûlé la figure, les mains et un genou. Je me suis déplacé pour lui trois fois, or, pour l’aller, il faut trois heures et demie de marche en montagne, et blessés ou malades de ce genre ne sont pas très rares. Les nombreux païens qui m’environnent, que je rencontre chaque jour, qui viennent se faire soigner, ne sont point décidés à devenir chrétiens. Voici un petit aperçu de mon secteur, qu’une fois de plus je recommande vivement à vos prières. Priez aussi pour moi, afin que le bon Dieu puisse accomplir par moi tout le bien qu’il désire accomplir. En terminant, ma pensée se porte vers la ferme, souhaitant à Sœur Marthe bon succès. Ici, je n’ai plus jamais occasion de m’occuper de vaches laitières, j’ai un cheval et j’avais deux porcs qui sont vendus, mais le travail de la terre et l’élevage du bétail ici ne ressemblent guère aux méthodes françaises. [3] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 18 février 1960 (AFL)

Je ne vous ai pas donné signe de vie depuis début janvier parce que je ne suis pas venu à Xieng Khouang depuis cette date. […] Vous avez eu un hiver très rigoureux. J’espère que le blé n’est pas gelé. Ici c’est l’hiver, à l’exception de quelques journées froides, l’hiver a été excessivement doux, ce qui arrange les gens, qui ont peu ou pas d’habits chauds, et des maisons dont les murs sont faits avec des bambous, ce qui n’est pas très chaud. […] Je vous ai parlé d’un petit brûlé que je soignais, il est mort après un mois de grandes souffrances ; si j’avais pu être continuellement dans son village, je pense que je l’aurais guéri, mais ces pauvres gens n’ont pas la moindre notion d’hygiène et couvrent une plaie avec des vieux chiffons, ce qui multiplie l’infection. Demain, je regagne mon village, au moins huit heures de marche, et une piste difficile par endroits.

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[4] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Khang Si, 18 mars 1960208 (ACF)

Nous venons de terminer le chemin de Croix, vendredi de la deuxième semaine de Carême. Ils ont rarement l’occasion d’en faire un. Et ils sont encore bien incapable d’en faire un tout seuls. Ils aiment ces exercices – peut-être plus que la messe – car ils parlent d’eux-mêmes. On prie, on chante dans leurs langues. Ils comprennent parfaitement ; il n’y a pas besoin d’expliquer un chemin de Croix. Et chacun est reparti dans la nuit lourde, noire, sans étoiles. C’est la période pénible de l’année. Le vent est brûlant. Le ciel de feu. La brume sèche danse devant les yeux. L’électricité remplit l’air. Des centaines d’éclairs trouent la nuit parfois, mais pas de pluie. Elle viendra peu à peu dans un mois. Alors, sous la lumière de ma petite lampe à pétrole, avant de préparer mon catéchisme pour demain, je viens un peu bavarder avec vous. Il y a si longtemps que je ne vous ai pas donné de mes nouvelles ! […] Avez-vous passé un hiver pas trop rude ? Et voici le printemps pour l’Europe et Fourmies en particulier. Ici, après la retraite annuelle de novembre, je me suis vu contre toute attente *reconfirmer dans le même poste*, avec mission d’y bâtir une église définitive, et d’aller aux païens. Je suis d’abord parti vers Sam Neua (deux cents kilomètres nord-est de Xieng Khouang), prêter main forte à un Père surchargé209. Aller et retour en avion-stop. Là-bas, le plus clair résultat de dix ans de propagande rouge c’est de faire tourner les yeux vers le catholicisme. Depuis un an et demi ils sont déjà plus de mille catéchumènes. Ici, nous n’avons pas encore eu les communistes – et on n’y tient pas – alors beaucoup d’espoir comme toujours, mais peu de résultats. Même des résultats en sens contraire. Ainsi, voici deux mois, je partais visiter deux familles catholiques à deux jours de marche dans le sud. On part de onze cents mètres, descend à six cents mètres, 208   Le texte de cette lettre est en partie effacé, et de lecture très difficile. Les mots et expressions marqués de l’astérisque sont de lecture incertaine ou de simples conjectures. 209  Il s’agit du Père Jean Subra, o.m.i.

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remonte à deux mille huit cents (sommet du Laos), redescend à mille trois cents mètres, pour voir, à la place de la Croix, l’autel des génies. Ils avaient apostasié après cinq ans de vie chrétienne. Aller si loin, si haut … et comme résultat !!! Retour au plus vite avec une journée de douze heures de marche. Ça compte. J’arrive chez moi et vois ma maison fracturée, ma cantine cassée et soixante mille francs envolés. Pour vous refaire le moral il n’y a rien de tel. Alors je vais à la chapelle, heureusement le Bon Dieu y était … et tout est rentré dans l’ordre. Alors je construis. Oh ! Ce n’est pas une cathédrale ni même une église, ni même une de ces élégantes petites chapelles dont on voit les photos par ci par là. Mais ce sera mieux que l’église actuelle qui menace de s’écrouler au premier grand souffle de vent. Le bois se pourrit. Les termites rongent. La prochaine église aura huit mètres de large, seize mètres de long, six [?] mètres de haut. Les colonnes de vingt-cinq centimètres par vingt-cinq centimètres reposeront sur des assises en briques. On a déjà scié tout le bois ; mais il faut acheter la tôle, les briques, les boulons et le reste. Une tôle c’est six cents francs ici, une brique dix-huit francs ou plutôt 0,18 . On fait tout ce qu’on peut par nous-mêmes, mais on n’est pas encore arrivé à fabriquer les tôles. Entre temps je pars en piste. Aller en piste : une semaine au village, une semaine en piste. Chez les Laos, les Mèos, les Phou Teng. Je me promène avec ma trousse de médicaments et mes images ; couchant ici sur un matelas, là sur un bat-flanc incliné, mangeant du rat ici et du chevreuil là. Bref, l’inconnu. En beaucoup de villages je suis le premier à leur parler de Jésus – le premier Européen qu’ils entendent parler leur langue. Quelle joie, même si mes auditeurs sont peu nombreux, de leur annoncer Jésus, Dieu, Son Amour. La Liberté, la vraie, qu’Il apporte … Jusqu’à maintenant aucun résultat encore. Mais qu’importe. On sème. On sème encore. Autre celui qui va semant, autre celui qui va récolter 210. Mais on aimerait de temps en temps, non pas récolter, mais voir au moins grandir. Alors je sème et vous, vous arrosez, n’est-ce pas211 ?  Citation de l’Évangile selon S. Jean 4,37.  Allusion à la Première épître de S. Paul aux Corinthiens 3,6-7.

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Noël s’est fort bien passé. On a même joué un jeu biblique de ma composition, avec *des marionnettes* tout ce qu’il y a de plus simple, mais il fallait voir comme ça les intéressait. Et maintenant on prépare Pâques dans la prière, le recueillement. J’essaie dans chaque instruction de les faire entrer dans l’esprit du Carême. Ce n’est pas facile. Mais quelques-uns comprennent, c’est déjà énorme. Allez, bonne fête de Pâques. Bonne chance à Sœur Jeanne-Marie avec Bijou. Mon cheval, lui, s’appelle Gamin*. [5] Lettre de Vincent L’Hénoret à sa famille Ban Ban, 8 avril 1960

(AFH)

Les fêtes de Pâques sont terminées. Si elles m’ont fatigué, ce n’est pas par le travail qu’elles m’ont donné, mais par les tracas qu’elles m’ont causé ; presque personne n’est venu à la fête, et de communions pascales à peine une douzaine. J’attends l’arrivée de Monseigneur aujourd’hui pour faire la visite de tous les postes. Je ne sais ce qu’il en décidera, mais il y aura des réformes sérieuses à faire chez les gens. Je pense qu’il va les mettre en demeure de choisir entre la religion et l’idolâtrie. Yvon212 est avec moi depuis dix jours, on a visité cinq [?] postes sur six, il a été déçu de la mentalité qu’il a trouvé chez ces Thaï Deng, et il n’est pas volontaire pour prendre la place, d’ailleurs personne n’en veut ! Et moi-même, si j’avais su tout ce que je sais … Yvon a maigri pas mal, mais on se porte mieux sans graisse dans ce pays-ci. Il commence à baragouiner un peu de laotien, je crois qu’il pourra parler bientôt. Il a l’air très content d’être venu au Laos. Il part cet après-midi pour Xieng Khouang, et Vientiane dans un ou deux jours – et on ne se reverra sans doute plus avant le mois de novembre à la retraite annuelle.

212   Yves L’Hénoret, o.m.i., dit Yvon, cousin de Vincent L’Hénoret ; né en 1932, ordonné prêtre en 1958, il fut ensuite missionnaire au Laos jusqu’en 1975.

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[6] Lettre de Vincent L’Hénoret à sa famille Ban Ban, 29 mai 1960 (AFH)

J’ai reçu hier votre lettre du 14, je vous remercie de tout cœur de vos nouvelles. […] doit être une occasion d’examiner notre vie pour voir si nous avons été fidèles à ces engagements, si nous remercions Dieu, sinon réengageons-nous avec ces petits sous la bannière de Jésus et Marie. Toute notre vie est un engagement perpétuel, ce n’est pas le fait d’un jour solennel, mais c’est chaque jour que nous devons accomplir ces engagements malgré les défaites passées peut-être, malgré la monotonie du travail quotidien, malgré la routine de nos occupations213. Aux dernières confirmations, j’avais la joie d’être à Notre-Dame des Carmes214, quatre ans c’est vite tourné tout de même ; je n’ose pas trop espérer que j’y serai aux prochaines. À la grâce de Dieu. […] Yvon a passé une dizaine de jours avec moi autour de Pâques, mais mon travail ne l’a guère égayé. Il va très bien ; en juillet, il va commencer à travailler parmi les gens pour se perfectionner dans la langue. Moi, j’ai passé mon plus triste Pâques cette année, à peu près personne aux offices, une dizaine de communions pascales ! … sur cinq cents chrétiens ? La saison des pluies commence, mais ce qu’il fait chaud, entre trente-cinq et quarante degrés dans ma chambre ces jours-ci. Heureusement la nuit amène un peu de fraîcheur, vingt ou vingtcinq degrés. À cette température on est bien pour un travail de bureau. S’il n’y avait pas mille moustiques et autres bestioles à vous rentrer dans les yeux, les oreilles ou la bouche et à piquer partout …

  Vincent L’Hénoret trace ce programme de vie spirituelle pour sa parenté, à l’occasion de la confirmation prévue dans sa paroisse natale ; mais il est évident qu’il le fait en relisant sa propre expérience de vie missionnaire. 214  Notre-Dame des Carmes est l’église paroissiale de Pont-L’Abbé, patrie de l’auteur ; c’était jusqu’à la Révolution française l’église du couvent des Carmes. 213

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[7] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 14 juillet et 18 août 1960 (AFL)

Un petit mot, avant de repartir pour mon poste de Ban Pha. Tandis qu’il pleut souvent en ce moment au Laos, vous devez voir les blés qui commencent à mûrir. Avez-vous fini de faner depuis longtemps ? La récolte de foin a-t-elle été assez bonne ? Ici, ce n’est pas le blé, céréale inexistante au Laos, qui commence à mûrir, mais le maïs qui sert à la nourriture des porcs et des gens qui manquent de riz. À propos de porcs, je voyais dernièrement une famille qui conduisait au marché deux porcs, vieux de quatre ans, d’une force admirable ; si leur poids, vu la taille, correspond à ceux de France, chaque animal devait peser au moins trois cents kilos. La balance pour les animaux est inconnue, on mesure le tour de poitrine du porc, ce qui donne , mais ce n’est pas très précis. Puisqu’il n’y a ni route, ni voiture, pour conduire un porc au marché, lorsqu’il est gros il n’y a qu’un moyen, le faire marcher devant soi ; on lui passe une ficelle à chaque patte de derrière et on le force à marcher. Quand c’est un porc très, très gras, il ne sait plus mettre un pas devant l’autre, si bien qu’une route que je fais en une journée, il lui faut trois ou quatre journées. Il en faut de la patience ! […] Priez pour moi afin que je fasse beaucoup aimer le Bon Dieu. Le 18 août. Le mois dernier, je vous avais expédié cette lettre. Ayant oublié de marquer le nom de la commune, elle m’est revenue. Cette fois, j’espère qu’elle arrivera, car je vais faire attention à bien indiquer l’adresse. Ça va bien pour moi. Nous sommes sans courrier à cause du coup d’état au Laos215.

215   Le 9 août 1960 eut lieu un coup de force du capitaine Kong Lè, proclamant la neutralité du Laos et réclamant le retour du prince Souvanna Phouma, à qui il remettait les pleins pouvoirs le 17 août. Désavoué par les Américains, le prince cherchera appui un peu plus tard auprès de l’Union soviétique, et même du Nord Viêt-nam.

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[8] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Khang Si, 12 août 1960216 (ACF)

Vous finissez de prendre votre repas de midi mais moi je suis en train de digérer mon souper, et comme récréation cette fois, je viens bavarder un peu avec vous. D’habitude il y a catéchisme le soir, mais de temps en temps il n’y a rien, pour laisser souffler les auditeurs bien sûr, mais aussi pour qu’ils prennent l’habitude de prier le soir en famille. C’est si beau ce chant – car dans la langue toute prière est au moins psalmodiée – qui s’élève de chaque maison, un peu en avance ici, un peu en retard là, mais comme Notre Seigneur doit les écouter ! Ce soir comme fond sonore il y a la pluie qui tombe sans heurt comme un nappe, sous les rugissements de la tempête. Tout le monde est heureux, même quand on est trempé, car c’est la richesse de la terre et le riz de l’an prochain qui arrivent ainsi du ciel … Quand on pense que le Bon Dieu accorde à la terre plus de Grâces qu’il n’y a de gouttes dans cette pluie-ci … Et les hommes restent comme ils sont. Je suis un peu las d’aller, de venir, de visiter ces villages qui ne répondent pas. L’accueil est sympathique partout mais ne va pas plus loin. Un chef de village m’a même envoyé une lettre pour me dire qu’après réunion faite ils ne désiraient pas se faire chrétiens, et donc que je ne prenne pas la fatigue de revenir. Et pourtant le Commandement du Seigneur est formel : « Allez … » Il faut dire que ce ne sont pas des parties de plaisir que ces promenades sous la pluie, les pieds le plus souvent glissant dans un sillon de boue. Au village on construit cette fameuse église, qui est loin d’être achevée. On la prépare plutôt. Car le mot « construire » est impropre. On prépare, scie, mortaise, égalise chaque pièce de charpente, d’assemblage, et le jour venu on monte le tout comme une maison préfabriquée en bois. Mais les gens ont leurs travaux, et d’autre part ils n’ont jamais fait une construction pareille. Alors on ne travaille que par petits groupes, et uniquement quand je suis là pour pouvoir 216   Les destinataires ont marqué sur la lettre : « Date poste : Xieng Khouang 26 août ; arrivé le 29 novembre. »

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expliquer exactement ce qu’il faut faire. À ce rythme ça ne va pas vite, mais on a tout son temps et je préfère aller lentement mais à coup sûr, car moi non plus je n’ai jamais monté d’édifice pareil. De toute façon je pense bien qu’on pourra dire la Messe de Minuit dans la nouvelle église, et quand elle aura été achevée je vous en enverrai une photo. La situation, malgré les élections d’avril, reste calme, quoique les escarmouches et coups de mains continuent et que des zones entières sont pratiquement sous contrôle communiste. Peut-être avez-vous su le meurtre d’un Père des Missions Étrangères que je connaissais bien, et que les communistes ont tué d’un coup de fusil de chasse en plein cœur, au Sud du Laos217. Et fin avril un de nos Pères Oblats italiens, travaillant à deux cent cinquante kilomètres à l’ouest d’ici, parti faire une longue tournée apostolique avec son catéchiste, n’est jamais revenu. Toutes les recherches ont été vaines jusque maintenant et – c’est une opinion personnelle mais des plus vraisemblables – je pense qu’il a été rencontré par un groupe de guérilla communiste et exécuté aussitôt avec son catéchiste218. Ça m’arrivera peut-être un jour … qui sait … mais je ne me laisserai pas faire si j’en ai la possibilité … Pauvre pays, pauvre monde, qui pourrait être si beau si on s’aimait … et toute la journée j’ai pensé à Sainte Claire dont c’est la fête. J’aime bien donner son nom aux petites filles à baptiser, c’est un nom facile à retenir, rien que deux syllabes : Cla-ra. Il y a deux ans aujourd’hui même j’étais à Assise, à Saint-Damien, à la Portioncule, à la Basilique219 … Quels souvenirs ! Et aujourd’hui ce fut le caté René Dubroux, m.e.p. (1914-1959), ordonné prêtre en 1939, aumônier militaire au Viêt-nam puis missionnaire au Laos à partir de 1948 ; tué dans l’exercice de son ministère par des partisans locaux à Palay (Champassak) le 19 décembre 1959, et présumé martyr. 218   L’opinion personnelle de Louis Leroy s’est avérée exacte. Mario Borzaga, o.m.i. (1932-1960), ordonné prêtre et envoyé en mission au Laos en 1957, faisait partie du premier groupe d’Oblats italiens venus y travailler ; il fut tué dans l’exercice de son ministère par des soldats du Pathet Lao, à Muang Kassi (Louang Prabang) le 1er mai 1960. Il était accompagné de Paul Thoj Xyooj, jeune catéchiste hmong (1941-1960), originaire de Kiu Kacham (Louang Prabang), qui subit le même sort. Tous deux sont présumés martyrs. 219  Il s’agit ici des hauts lieux visités par les pèlerins d’Assise : la Portioncule, première petite chapelle de Saint François enchâssée dans le basilique de Notre-Dame-des217

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chisme et le travail des bois de l’église future ; mais malgré le ciel lourd et bas et la pluie si différente, le Ciel s’ouvre. Je pensais à Claire fécondant la parole de François, et à vous toutes, ses filles, fécondant dans le silence et l’oubli du monde nos vies à nous, François du Laos et autres lieux. Claire qui précède de si peu l’Assomption de NotreDame220. On va essayer de faire quelque chose pour ce 15 août. Il y aura la procession – s’il ne pleut pas – et le soir un petit jeu scénique : la vie de la Sainte Vierge en sept tableaux, avec l’assistance qui fait le chœur. Il en faut des répétitions pour faire entrer dans la tête de ces gamins et gamines les mots à réciter par cœur. Mais je pense que c’est mieux qu’un sermon. Ça oblige à sortir de soi et à faire tout à fait « méthode active », comme on dit maintenant. Et si ça peut nous donner un peu plus d’admiration et d’amour pour elle ! Allez, bonsoir, mes chères Sœurs, car demain je me lève à cinq heures et demie ; et je ne suis pas le premier levé, les pilons à riz fonctionnent souvent dès quatre heures du matin. Retrouvons-nous dans l’Oraison ; et que le Seigneur et Sainte Claire prennent ce que nous pouvons faire de bien et le reportent – transfiguré – sur chacun d’entre nous, pour le plus grand profit de son âme et des âmes qui se rattachent à lui. Et bonne fête du 15 août. [9] Lettre de Louis Leroy aux Carmélites de Limoges Xieng Khouang, 15 septembre 1960 (ACL)

Disposant d’un peu de temps aujourd’hui, j’en profite pour vous donner des nouvelles. Le Laos a connu une vie assez mouvementée les temps derniers ; vous en savez peut-être plus que moi sur ces événements, car je ne sais pas grand chose. J’ai appris le coup d’état une dizaine de jours après l’établissement du nouveau gouvernement. Depuis, je ne sais rien, j’ai entendu dire qu’il y avait eu accord entre Anges ; la basilique Saint-François dans la ville haute, édifiée sur le tombeau du saint ; et Saint-Damien, le couvent proche de la ville où vécut et mourut Sainte Claire. 220  Dans le calendrier de la liturgie catholique, Sainte Claire était fêtée le 12 août (aujourd’hui, le 11) ; l’Assomption est fixée au 15 août.

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les différents partis. N’ayant ni T.S.F., ni journaux, dans nos villages éloignés de toute voie de communication, on ignore bien des événements, j’en apprendrai plus long lorsque j’irai à Xieng Khouang. Tout ceci ne me prive pas beaucoup. Nous sommes en pleine période des pluies, il pleut chaque jour, et de fortes averses. La marche sur les pistes remplies de boue est pénible et fatigante. Encore six semaines environ, et ce sera la saison sèche, que nous voyons revenir avec plaisir. Si les événements n’ont rien changé, je dois avec cinq ou six autres Pères faire une retraite d’un mois de la mi-octobre à la mi-novembre dans un monastère bénédictin à Hué (Viêt-nam) ; elle sera prêchée par le Révérend Père Brohan, ancien supérieur de Solignac221. Je suis content d’avoir cette occasion, pendant trente jours n’avoir à penser qu’au Bon Dieu, c’est une très bonne chose. Le petit village dont je vous ai parlé par le passé et qui a reçu le baptême en avril dernier (en tout quarante-huit personnes) marche de façon très satisfaisante222. Pas un ne regrette d’avoir rejeté le culte des génies. Dommage que d’autres villages ne veuillent pas suivre le même exemple. Le reste du secteur, dans son ensemble, va bien ; cependant, il y a toujours quelques éléments qui n’ont pas beaucoup de préoccupations pour leur vie surnaturelle. Au 1er juillet de cette année, le secteur dont je suis chargé comptait cinq cent vingt-huit chrétiens, appartenant à deux races différentes, répartis en six villages. Du 1er juillet 1959 au 1er juillet 1960, il y a eu soixante-treize baptêmes, dont trente-sept d’adultes. Dans le même laps de temps plus de cinq mille communions et environ trois mille personnes venues demander des soins, parfois il s’agit de cas bénins, parfois de cas très graves ; et pour assurer tout cela au moins trois mille kilomètres de marche à pied sac au dos. À certains jours c’est dur, surtout quand la santé n’est pas brillante, mais je suis très heureux d’avoir à travailler dans ce secteur. J’espère qu’au Carmel tout le monde va bien. J’espère aussi que Sœur Marthe continue à enregistrer des rapports laitiers et beurriers très satisfaisants.

 Raymond Brohan, o.m.i., 1904-1977.  Il s’agit du village de Nam Tieng.

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Bien des fois, je vous ai assurées que je priais fréquemment à toutes vos intentions, je n’oublie pas cette promesse. À mon tour, je vous demande de m’aider à faire un sainte retraite et à faire beaucoup aimer le Bon Dieu, là où il est encore si peu aimé et si peu connu. [10] Lettre de Louis Leroy à sa famille Xieng Khouang, 22 septembre 1960 (AFL)

Journaux et radio en France doivent beaucoup parler des événements du Laos en ce moment. Je suis venu à Xieng Khouang pour la retraite du mois, c’est là que j’ai appris quelque chose. Il semblerait que tout va s’arranger ; sans guerre, ce qui est l’essentiel. Nous attendons calmement, sans inquiétude. Le mois prochain, normalement, je devais aller avec cinq autres Pères, à Hué, Viêt-nam, faire une retraite de trente jours ; à cause des événements, je ne sais pas quand nous irons. C’est toujours la saison des pluies. […] Dernièrement, j’avais été un peu malade, ça va mieux actuellement. […] Nous ne recevons aucun courrier et ne pouvons en expédier aucun. Peut-être cette lettre pourra-t-elle vous parvenir. Note finale : Cette lettre est la dernière qui ait été conservée du Père Louis Leroy, o.m.i. Il a été tué, pour la mission à laquelle il avait consacré sa vie, à Ban Pha le 18 avril 1961. [11] Lettre de Vincent L’Hénoret à sa famille [Ban Ban], 18 décembre 1960 (AFH)

Vu la lenteur du courrier ces temps-ci, je me prends en avance pour venir vous offrir mes meilleurs vœux de nouvelle année. […] Durant les fêtes de Noël, demandons au Divin Enfant de nous donner à tous cette paix qu’il est venu apporter sur la terre, paix entre les hommes de bonne volonté, paix dans les cœurs pleinement soumis à la volonté de Dieu, soumis aux événements agréables ou non parmi 445

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lesquels Il veut que nous vivions, car c’est Lui qui mène le monde pour le plus grand bien de ses élus. Confions tous nos désirs et souhaits à l’Enfant Jésus pour qu’il les fasse se réaliser, et que nous y trouvions le vrai bonheur sinon sur la terre, du moins au ciel. Je ne sais pas ce que les journaux racontent des événements du Laos, probablement pas grand chose, car les yeux doivent être surtout tournés vers l’Algérie et les événements sanglants qui s’y sont déroulés la semaine dernière223. Ici, c’est la guerre civile, actuellement localisée à Vientiane. Aux dernières nouvelles, cette ville a été occupée. Cela nous donnera un gouvernement complètement à droite, et du coup la guérilla et les maquis vont semer l’insécurité dans le reste du pays, pire qu’avant sans doute224. On craint surtout que des pays étrangers viennent se mêler dans cette histoire, et à ce moment on ne sera pas d’en voir la fin … Dans le secteur d’ici on a eu une sérieuse alerte durant la dernière semaine de novembre225. J’avais ramassé mes affaires et tout mis dans la jeep et sa remorque, et je me tenais prêt à partir ; Dieu merci, l’ennemi a été tellement harcelé qu’il n’a pas venir jusqu’ici, ils ont passé dans un de mes villages à douze kilomètres. Actuellement le calme est revenu, j’espère que cela durera longtemps. Je ne pense pas que cette année on ira faire notre retraite à Paksane, car le pays est encore trop incertain, et ma retraite d’un mois au Viêt-nam est tombée à l’eau. Du coup, je ne pense pas rencontrer Yvon, à moins d’occasions de déplacement durant le cours de l’année. Si la circulation redevient normale, j’irai peut-être faire un tour à Vientiane avant longtemps. Notre hiver est arrivé, mais du bon temps de printemps de Bretagne avec quelques nuits à cinq ou six degrés ; il n’y a plus une goutte d’eau en vue d’ici plusieurs mois. En attendant le plaisir de vous lire, je vous quitte en vous redisant : « Blavez mad hag bénoz Doué var douarr hag ar baradoz fin ho 223   Le 9 décembre 1960, le voyage du général de Gaulle en Algérie fut marqué par des émeutes qui firent cent vingt-sept morts. 224   Les troupes du contre-gouvernement de droite, formé à Savannakhet en septembre 1960, prirent d’assaut Vientiane en novembre-décembre. Les troupes aux ordres du général Kong Lè, alliées aux communistes, se replièrent sur la Plaine des Jarres, qui sera prise le 31 décembre … 225   Le secteur de Ban Ban est proche de la frontière du Nord Viêt-nam.

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buez226. » Je vous embrasse tous bien affectueusement. Priez pour moi comme je prie pour vous. Je vous envoie cette « circulaire » en vous demandant de la faire suivre. Note finale : Cette lettre est la dernière qui ait été conservée du Père Vincent L’Hénoret, o.m.i. Il a été tué, pour la mission à laquelle il avait consacré sa vie, à Ban Ban (Muang Kham) le 11 mai 1961. [12] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Xieng Khouang, 18 mai 1961

(ACF)

Votre lettre du 8 décembre dernier vient d’arriver avec tout un paquet d’autres lettres de partout. Vous devinez quelle joie pour nous, sans rien depuis cinq mois. Mais hélas ! la joie fut vite dissipée par la nouvelle d’un de nos Pères assassiné par les communistes la veille de l’Ascension sur la route227. C’est un des rares Pères autorisé à rester sur place. Muni du laissez-passer nécessaire délivré par les autorités communistes, il était parti dire la Messe et c’est en revenant qu’il a trouvé la mort. On vient de chanter la Messe pour lui, mais je pense que, pour lui, il a déjà sa récompense : n’a-t-il pas donné sa vie pour ses brebis – des brebis bien ingrates – alors qu’il aurait pu quitter son poste plusieurs fois ? Cela fait déjà un beau palmarès depuis quinze mois. M.E.P. : un tué, deux disparus228. O.M.I. : un tué, trois disparus, un dont on est sans nouvelles, et deux réchappés miraculeusement à la mort, dont moi-même229. 226  En breton : « Bonne année et bénédictions de Dieu sur la terre, et le paradis au terme de votre vie. » 227   Le Père Vincent L’Hénoret, o.m.i. Voir lettre précédente. 228  Il s’agit respectivement du Père René Dubroux, m.e.p., mentionné ci-dessus ; du Père Noël Tenaud, m.e.p. (1904-1961), ordonné en 1931, missionnaire au Siam puis, à partir de 1940, au Laos, disparu et présumé tué à Muang Phalane (Savannakhet) le 27 avril 1961 ; et du Père Marcel Denis, m.e.p. (1919-1961), ordonné en 1945 et missionnaire au Laos à partir de 1946, disparu en avril 1961 et présumé tué à Kham Hè (Khammouane) le 31 juillet 1961. Tous trois sont présumés martyrs 229  Est compté comme tué le Père Vincent L’Hénoret, o.m.i. – Outre les Pères Mario Borzaga et Louis Leroy dont il a été question un peu plus haut, était porté disparu le Père Michel Coquelet, o.m.i., mentionné dans la lettre de Louis Leroy datée du 14 mars 1958.

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En effet je me suis trouvé mains liées derrière le dos face à un peloton d’exécution. L’officier communiste qui commandait avait armé son pistolet, commandé : en joue ! quand une jeep est arrivée avec un officier de l’armée gouvernementale, qui a parlementé, et nous avons eu la vie sauve. Seulement, après ce fut la prison. Neuf jours dans une cabane de tôles et fils de fer barbelés de cinq mètres sur quatre mètres, et si basse que je ne pouvais me mettre debout. Nous avons été jusqu’à neuf là-dedans, avec quelques planches inégales comme lit et une branche d’arbre comme oreiller. Nourris deux fois par jour, suffisamment mais exactement la même chose : riz et des bouts de viande bouillie avec quelques légumes. Nous n’avons pas été maltraités. Mais c’est un deuxième miracle que nous en sommes sortis, les officiers responsables des prisonniers, qui nous gardaient, ayant affirmé qu’ils n’avaient jamais entendu parler de nous, alors qu’ils venaient causer avec nous tous les jours. Depuis trois mois je suis à Xieng Khouang, n’ayant eu que deux fois la permission de retourner au village. Et d’ailleurs, que valent les « laissez-passer » qu’ils délivrent, puisque ça ne les empêche pas de tuer ceux qui en possèdent ? Oui, nous sommes bien de l’autre côté, et la seule chose qui compte pour nous c’est la prière des pays libres pour nous, l’Église devenue elle aussi silencieuse. Les chrétiens en fuite dans les forêts. Plus de prêtres ni de sacrements. La guerre et le reste … On n’a guère le goût de se réjouir en ces moments-ci. Et dire qu’on avait juste fini de monter la nouvelle église, une belle petite construction de seize mètres de long sur huit de large d’une seule travée, autel central, couverture en tôles … et voilà. Les deux tiers des habitants ont fui, et ceux qui restent, jusqu’à quand resteront-ils ? Voilà les nouvelles du pays, qui ne sont guère brillantes. Mais nous avons la Foi en celui qui est le Maître du monde, en Celle qui écrase la tête du Serpent. C’est précisément en ce mois de mai, son – Celui dont on était sans nouvelle était le Père Jean Subra, o.m.i. : entre janvier et mai 1961, sa tête étant mise à prix, il était caché dans la forêt et protégé par des chrétiens de la région de Sam Neua sous contrôle communiste. Le 21 mai, sur un ordre reçu par radio de son évêque, il se mit en route à pied pour Vientiane. Après avoir traversé les lignes adverses, il arriva le 19 septembre 1961, sans avoir pu communiquer depuis son départ avec aucun Européen. – Quant au compagnon de Jean Wauthier dans l’épisode dramatique rapporté ici, c’était Jean-Marie Ollivier, o.m.i.

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mois, que commencent à Genève et Évian les conférences qui se proposent de mettre fin aux conflits d’Algérie et du Laos230. Puisset-elle guider les cœurs de tous vers la paix. J’ai déjà écrit à mes parents. Je profite de ces occasions actuelles car qui sait si nous n’allons pas retomber dans l’obscurité passée. Continuez donc, mes chères Sœurs, à prier beaucoup pour nous. L’ordre de Rome est de tenir sur place jusqu’au bout, que ce bout soit une balle, le camp de concentration ou l’expulsion231. Aidez-nous à réaliser ce but, si facile à énoncer mais si difficile à réaliser de toute son âme. Et bonne fête de la Pentecôte à vous toutes. Que le Saint Esprit vous apporte en abondance ses dons et toutes ses grâces, surtout celle de « sentir avec l’Église ». Et à bientôt de vos nouvelles. Adressez vos lettres à : Mission catholique, Vientiane, Laos – qui fera parvenir quand il y aura l’une ou l’autre occasion. [13] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Nam Tha, 31 décembre 1961 (ACF)

C’est d’un autre point frontalier que je vous écris. Depuis un mois et demi me voici ici, à Nam Tha, à cinquante kilomètres de la Chine. On voit les montagnes qui bordent la frontière. Monseigneur m’a envoyé là. Ce n’est pas nécessaire de rester plusieurs à Xieng Khouang sans rien faire, alors qu’ailleurs le travail ne manque pas. Ici nous avons, à la demande des autorités, fondé une école, classes de septième et sixième. Le Père Supérieur et moi en sommes les professeurs232.

230   Le 16 mai 1961 s’ouvrait à Genève la conférence sur le Laos, présidée par la Grande-Bretagne et l’Union soviétique, avec la participation de tous les pays voisins du Laos (y compris les deux Viêt-nam), ainsi que du Canada, de l’Inde et de la Pologne (membres de l’ex Commission de contrôle), de la France et des États-Unis. – Le 20 mai s’ouvrait à Évian la conférence sur l’Algérie. 231   Voir p. 429 l’introduction à cette série de lettres. 232   Le supérieur était le Père Alessandro Staccioli, o.m.i., né en 1931, ordonné en 1956 ; il faisait partie du premier groupe d’Oblats italiens venus au Laos en 1957. En 1968 il deviendra évêque et deuxième vicaire apostolique de Louang Prabang, poste qu’il occupera jusqu’en 1975.

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Après la brousse, sa fatigue et sa liberté, après la semi-réclusion et le manque quasi total d’activités, voici le travail qui vous tient toute la journée. J’enseigne six heures par jour le français, chant, dessin, anglais et gymnastique, à quelque vingt-trois élèves, garçons et filles de sept à dix-neuf ans …!!! – il n’y a pas de limite d’âge. Mais, Deo gratias233, dans la région il y a un minimum de sécurité. Vous pensez si j’en profite ! Le samedi et le dimanche, c’est le travail missionnaire, le vrai, aller annoncer l’Évangile aux païens … et les villages ne manquent pas dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la petite ville. On sème car, de chrétiens, il n’y en a encore que très très peu – cinq cents peut-être : Vietnamiens, Mèos, Kmhmu’. Mais peut-être cela viendra. Je ne suis pas seul à semer. Il y a vous aussi … […] Que sera cette nouvelle année 1962 ? Pour nous, elle ne pourra guère être pire que 1961 et son cortège de morts et de disparus, tant Pères que Frères ou simples chrétiens. Verrons-nous la fin de cette guerre absurde ? Pourra-t-on de nouveau nourrir l’âme de nos quelque cinq mille chrétiens, sans prêtres depuis presque un an, et soigner leur corps aussi ? Je n’ose l’espérer. Les événements nous ont toujours infligé un tel démenti ! Enfin. Je vous souhaite – en retard – un bon Noël, mais vous saviez que vous étiez dans ma prière, là devant notre crèche. Et mes meilleurs vœux pour 1962 : vœux de bonne Santé, vœux de Paix surtout, cette Paix du cœur qui n’empêche pas de souffrir mais qui remet tout sous son véritable angle, celui de l’éternité. Je ne vous donne pas plus ample description de Nam Tha. Mes parents pourront le faire à l’aide de toutes mes lettres. Mais je me plais bien ici. Ça rappelle Xieng Khouang en moins haut, mais en plus de confusion de races : il y a Lautènes234, Kmhmu’, Mèos, Laos, Yao, Lu, Kui, Kako … chacun avec son parler, mais surtout, chacun avec son costume particulier, ce qui met pas mal de bizarreries sur

  Locution latine : « Dieu merci ».  Il faut sans doute lire, soit « Lao Theung », appellation générique regroupant de nombreuses ethnies du groupe môn-khmer ; soit plutôt « Lahu Deng » : l’ethnie Lahu (groupe tibéto-birman) est typique de la région de Nam Tha, les Lahu Deng (« Lahu rouges ») étant un sous-groupe. 233 234

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la place du marché. Peut-être pourrai-je un jour vous envoyer quelques photos. En attendant, bonne santé et pour le corps et pour l’âme. Donnons-nous rendez-vous auprès de la crèche le soir, pour offrir et recevoir au nom de la chrétienté. Et que Marie vous garde en son amour missionnaire. 5 – Être avec eux, jusqu’au bout : 1962-1967 Sept lettres seulement représentent les cinq longues années de la Mission catholique au Laos qui s’achèvent par la mort, à quarante et un ans, de Jean Wauthier. Le pays s’est installé dans un état de guerre, qui se traduit par la partition politique et par le déplacement des populations hors de la zone tampon. Les villages où le missionnaire avait semé la parole de Dieu, les montagnards qu’il avait servis, soignés, aimés, sont aux premières loges du conflit. Mais la circulation des étrangers parmi les réfugiés, y compris celle du personnel religieux, est strictement réglementée par les autorités civiles et militaires ; et leur présence dans les territoires sous contrôle communiste est devenue impensable. Jean Wauthier passera donc de longs mois dans ce qu’il ressent comme un exil. Il est professeur au collège-séminaire de Paksane ou rend de menus services à Vientiane ; mais il est tendu de tout son être vers ces populations qui lui ont fait confiance et qu’il ne veut à aucun prix abandonner. Pour les retrouver enfin, il n’a pas peur de s’associer occasionnellement aux militaires ou aux agences américaines d’aide aux réfugiés ; mais ce ne sera jamais les armes à la main. Sur les populations civiles déplacées, désorientées, affamées, sa fidélité inconditionnelle, son inventivité aussi, lui assurent un ascendant puissant. Le voici donc de retour en montagne, sur ces pitons où l’on peut se défendre, manquant de tout confort, mouillé et transi de froid, au régime du riz parachuté et des pousses de bambou, coupé de toute base arrière. C’est là qu’il accomplit sa vocation la plus authentique de prêtre et de missionnaire, conscient d’apporter le Christ souffrant et glorieux à ces gens qui souffrent : « À deux pas de la guerre, du communisme triomphant, la Grâce du Seigneur travaille ». Sa passion, c’est l’éducation chrétienne de ses fidèles, surtout de tous ces enfants qui n’ont jamais connu la paix ; c’est aussi une liturgie chrétienne renouvelée, imagée, qui parle au cœur de chacun dans sa propre langue ; c’est enfin la visite des villages qui pourraient s’ouvrir à l’Évangile malgré les temps troublés qu’ils traversent.

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Jean Wauthier reste pourtant bien humain – « on ne s’habitue guère à l’angoisse » écrit-il ; « mais au moins je serai avec eux ». En même temps ses lettres laissent éclater sa joie, qui ressemble fort à la « joie parfaite » des fioretti de François d’Assise235. Lorsqu’il disparaît à son tour, victime de sa passion pour la justice et la vérité, sa présence reste vivante. Il demeure sans conteste un des témoins les plus remarquables de la mission catholique – et de la mission chrétienne – dans ce Laos auquel il a donné sa vie.

[1] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies en forêt, 8 et 15 juillet 1962 (ACF)

Autant vous écrire cette après-midi puisqu’elle est toute devant moi. Merci de votre lettre reçue il y a quelques jours, merci des nouvelles données, mais plus encore merci de votre indéfectible attachement à ce pauvre Laos. Et voyez combien vos prières cachées peuvent être exaucées : il y a quelque trois semaines, en rangeant ma chambre de professeur au Petit Séminaire de Paksane, je rangeais mélancoliquement les ornements que vous m’avez si « amoureusement » fabriqués pour ma chapelle portative. Et tout à coup, le Père Supérieur entre et me demande si je serais volontaire pour aller visiter un poste militaire en toute première ligne … Bien sûr ! Un hélicoptère m’a pris, et depuis quelques jours me voici ici, au sommet d’un petit monticule, face aux communistes qui sont sur le versant d’en face, en train de vous écrire avec pour table une caisse d’obus. Mais rassurez-vous, tout va bien. C’est le calme plat pour le moment. Et j’ai eu la joie en arrivant de trouver une trentaine de chrétiens, dont la plupart originaires de mon ancien village. Quelle joie pour eux, mais la mienne était au moins aussi grande. Se revoir après tant de mois ! Certains n’avaient pu s’approcher des sacrements depuis près de deux ans … Les païens étaient presque aussi contents. L’un me disait : 235   Les fioretti ont fait l’objet de nombreuses éditions, par ex. Les Fioretti de saint François d’Assise, intr. et trad. d’A. Masseron, Paris, Éd. franciscaines, 2002. Voir le chap. viii, « Comment Saint François, cheminant avec frère Léon, lui exposa ce qu’est la joie parfaite ».

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« Voir le Père venir au milieu de nous comme cela, c’est comme si je voyais mon père et ma mère. » De leur côté, les chrétiens sont fiers de montrer aux autres que leur Père ne les abandonne pas. Et chaque matin j’ai la joie de revêtir les ornements qui sont passés par vos doigts, et la messe commence, les pieds dans la terre humide, mais Jésus descend quand même ici face aux Rouges. Sans doute on manque un peu de confort. Les pousses de bambou bouillies sont le plat de consistance qu’on mange trois fois par jour, mais le riz ne manque pas. Les mouches nous assiègent le jour et les moustiques la nuit. Et quand il pleut – et comme c’est la saison des pluies, il pleut presque chaque jour – on est mouillé, car les toits des cabanes ne sont pas couverts d’ardoises. Mais qu’importe, on a tellement conscience de leur apporter quelque chose, bien plus : Quelqu’un. Comment vous raconter l’impression que donnent ces soirées où, réunis autour d’une lampe alimentée à la graisse de buffle, on chante tous les cantiques du répertoire, alors que dans la nuit passent et repassent les sentinelles, fusil chargé … Mais bientôt il faudra repartir vers le confort et aussi vers le professorat, qui est bien la dernière tâche pour laquelle je me sens fait ; je préférerais de beaucoup continuer à manger des pousses de bambou !!! Puisse cette guerre finir vite, et puissions-nous – les soldats et moi – regagner notre village là-bas vers le nord. On a déjà fait des projets, mais les projets en ces temps-ci c’est quelque chose de bien aléatoire. Et vous, mes chères Sœurs, vous en êtes, j’espère, à goûter les joies de l’été, à regarder ma sœur abeille entrer dans les lys, à vous enfuir devant ma sœur guêpe qui voudrait vous connaître de plus près. Que Saint François et Sainte Claire vous aident à profiter des créatures. Je leur ai demandé cela et je pense qu’ils me l’accordent, et ici la nature c’est quelque chose de grandiose, mais aussi de terrible parfois. Rien de commun entre la jungle d’ici et la forêt normale. Et continuons, mes Sœurs, à nous aider mutuellement pour suivre le Seigneur. Certes nos chemins sont bien différents. Vous risquez de vous bâtir un monde céleste, et moi je risque de faire du ciel quelque chose de trop terre-à-terre. Ainsi, nous épaulant, nous deviendrons complémentaires pour la plus grande gloire de Dieu. 453

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Que la grande Sainte Claire, dont bientôt c’est la fête, nous regarde vous et moi de son sourire si fin comme, de Saint-Damien236, elle devait regarder les gens travaillant au-dessous d’elle. Au revoir, Ma mère, au revoir Mes Sœurs. Que Dieu nous donne bien vite – après tant d’années – ce que le monde ne peut donner : la Paix. Ce 15 juillet, me voici bien revenu à Paksane, à pieds, deux jours de marche. Et de nouveau, l’horizon morose des classes et des cahiers … mais c’est la Volonté de Dieu pour le moment ! [2] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Paksane, 3 janvier 1963 (ACF)

Que sera cette année ? On n’ose trop y penser. Mais nous – vous surtout – qui vivons dans un climat d’éternité, nous savons que tout compte fait 1963 apportera quelque chose à la Gloire de Dieu, et n’est-ce pas notre seul but sur la terre ? Il y a et y aura le Concile, commencé et continué237. Notre évêque nous a tenus au courant, nous envoyant de longues pages sur ce qui se disait et se faisait. Quelle grâce pour nous de vivre à l’heure du Concile, heure toute de renouveau, de retrouvailles, de volonté d’aller de l’avant avec un esprit de pauvreté et d’authenticité plus marqué. Bientôt notre évêque sera là pour nous redire mieux encore ce qui s’est passé là-bas. Peutêtre sera-ce le tournant qui va amorcer une certaine remontée vers un air plus pur et moins chargé de guerre. Peut être sera-ce l’année où, dans notre pauvre petit pays, la paix va refleurir. Quelle joie de pouvoir revoir nos chers chrétiens. Bientôt deux ans que je suis séparé d’eux ! Et pour combien de temps encore ? Car votre lettre me trouve à Paksane, encore pour combien de mois … Ce n’est pas qu’on y soit mal. La communauté est fort sympathique. Le travail est assez intéressant. Mais quand on   Le Couvent de Saint-Damien près d’Assise (Italie) est la maison-mère des Clarisses, où est morte Sainte Claire. 237   Le Concile Vatican II avait été ouvert par le pape Jean XXIII le 11 octobre 1962. Il sera interrompu par sa mort le 3 juin 1963, et repris par le pape Paul VI le 29 septembre 1963. 236

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a connu pendant des années l’atmosphère si large de la vie missionnaire en village, au milieu de païens, cette vie de professorat – si nécessaire – est bien lourde quelquefois. Encore est-on heureux de pouvoir faire quelque chose pour notre si cher pays d’adoption. Car le pays reste toujours partagé, et les accords ne peuvent rien changer à l’affaire238. Nous avons eu quand même la retraite, et j’ai eu la grande joie de voir deux Pères descendre de Xieng Khouang pour y participer. Là-bas la vie continue, atrophiée : quelques chrétiens viennent encore visiter la mission. L’école continue. Quatre Pères et quatre Sœurs maintiennent la Croix face à l’Étoile rouge. Puis ce fut Noël. À Paksane, la paroisse, les sœurs, le séminaire, tout le monde fit les choses en grand. Quant à moi, je suis parti célébrer Noël dans un petit village, tout perdu et tranquille, sans électricité ni harmonium, mais on a bien fait les choses quand même. On est plus près de l’Enfant Jésus, loin d’un certain décorum. Ça me rappelait aussi Noël à Khang Si, sa joie simple … Ce beau temps reviendra-t-il ? Et voilà que se termine le deuxième trimestre avec l’Épiphanie. Au moins le mérite d’un pensionnat, c’est que le temps y passe vite. On aura ainsi plus vite la possibilité d’accéder à des jours meilleurs. Voilà toutes les nouvelles. C’est pauvre. Ça reflète la monotonie des journées toujours plus ou moins pareilles ; mais toute vie est faite de cette même succession, et le mystère de la Vie cachée est là pour nous le faire voir. Si Dieu a voulu vivre cette monotonie Lui-même, c’est qu’elle a quelque chose de bienfaisant. Puissions-nous remplir chaque journée avec un peu plus d’amour, de simplicité. Je porte cette prière aux pieds de Notre Dame veillant sur son Petit. Qu’Elle continue à veiller sur le Corps Mystique de son Fils, et spécialement sur ceux que son Fils choisit pour en faire comme des membres privilégiés239. En ce temps d’Épiphanie, unissons nos

238   Le 23 juillet 1962 des accords avaient été signés à Genève, visant à garantir l’unité et la neutralité du pays. La clause visant la réunification de l’armée ne fut jamais appliquée, entraînant la bipartition de fait du pays. 239   « Corps mystique du Christ » est une locution théologique désignant l’Église, devenue courante sous le pontificat de Pie XII. De même, une lecture théologique particulière désigne les religieux et religieuses comme « membres privilégiés » de l’Église.

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prières pour que Sa Lumière resplendisse sur nos cœurs, et de là sur le monde. [3] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Paksane, 15 décembre 1963 (ACF)

Dans dix jours c’est Noël. […] Nous serons réunis – dites – en cette Sainte Nuit, vous dans votre belle chapelle, respirant l’odeur d’encens et de cire et surtout écoutant parler Dieu, et moi peut-être dans la joie sans bornes d’être enfin avec mes braves gens. Je vous écris de Paksane. Mais normalement je pars demain pour le Nord. Les choses ont l’air de s’arranger. J’ai tant fait prier. Des dizaines de garçons et de filles disent chaque jour une dizaine de chapelet pour que je monte là-haut 240. Ça serait, ça sera si beau. Évidemment ça sera aussi la grande pauvreté, une pauvreté que je n’ai encore jamais vécue au Laos, coupé de presque tout, ravitaillé pour le strict nécessaire, par avion. Ce ne sera pas la nourriture, la chambre, voire la sécurité de Paksane. Mais au moins je serai avec eux. Ils en ont besoin. Depuis trois ans un Père, tous les deux mois, va dire la messe, donner la communion, mais il ne connaît pas leur langue241. Une paroisse sans prêtre, même la meilleure, baisse. Depuis trois ans les enfants et les femmes n’ont eu personne qui leur parle de Dieu. Alors je compte sur vous. Si je suis presque sûr d’y aller, le problème sera d’avoir l’autorisation de rester plusieurs semaines, voire continuellement. Il y a là plus de six cents chrétiens, plus deux à trois mille païens, dont quelques-uns bien disposés peut-être, prêts à recevoir la Grâce de la Foi. Une nouvelle fois, votre aube, votre chasuble seront au milieu des montagnes, bien froides en cette saison, mais elles apporteront la chaleur de Dieu, de son Amour personnifié, Son

240  Ces garçons et filles qui prient pour le retour du missionnaire à son poste de brousse sont sans doute les élèves des écoles de la mission à Paksane. 241   Le Père Lucien Bouchard, o.m.i., né en 1929 aux États-Unis, ordonné prêtre en 1955, aumônier auprès des « conseillers militaires » américains.

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Fils. Demandez cela au Bon Dieu, pour moi, comme cadeau de Noël et comme vœu de la Nouvelle Année 1964. […] Soyons tous unis dans la prière. Et en elle servons la Paix que les Anges apportent aux hommes de Bonne Volonté. [4] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Na, 24 avril 1964 (ACF)

Si le monastère de Fourmies est fort silencieux, comme vous me l’écrivez dans votre dernière lettre du 7 décembre 1963, qu’est-ce que je dirais, moi ! Il est vrai que ces derniers mois ont été chargés. Grâce aux prières de bien des gens en général et des vôtres en particulier, j’ai enfin pu m’échapper de Paksane et de son séminaire pour aller respirer un peu. Depuis trois ans j’attendais ce moment, redoutant toutes les difficultés qui allaient se dresser, échafaudant plan sur plan. Et puis tout s’est passé comme sur des roulettes. Et par un rayonnant matin de décembre, dans un ciel tout bleu, je m’envolai pour Ban Na242. Peut-être vous raconterai-je l’accueil de mes chrétiens. C’est resté gravé dans mon cœur … et pour longtemps. Ils ont été jusqu’à m’embrasser, eux qui n’embrassent même pas leurs enfants. J’avais une autorisation pour deux semaines – de quoi passer Noël – mais mon intention était bien de faire l’impossible pour rester243. On s’est remis à prier … et j’attends toujours depuis cinq mois l’ordre de revenir. En fait, j’y suis, j’y reste. J’ai même depuis deux mois une petite maison accrochée comme les autres aux flancs raides 242   Le Père Wauthier s’était lié d’amitié avec un pilote américain, Edgar Buell dit Pop, venu au Laos en 1960 au service d’une organisation non gouvernementale, International Voluntary Services. Pop se spécialisa dans le parachutage de riz au profit des personnes déplacées, surtout hmong ; les avions étaient ceux de la compagnie Air America, façade civile de la CIA. Cette amitié rendit au missionnaire d’inappréciables services, car il n’existait aucun autre moyen d’atteindre les communautés chrétiennes isolées en montagne. Il semble que ni Jean Wauthier, tendu vers son but, ni son ami Buell, un simple paysan sans formation, ne se soient rendu compte des aspects plus compromettants d’une telle collaboration. 243   Pour des raisons évidentes, les autorisations de pénétrer dans les zones de conflit étaient accordées avec réticence par le gouvernement de Vientiane. La mission catholique ne pouvait passer outre.

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de la montagne. En effet, nous sommes établis sur un ou plutôt plusieurs pitons pour mieux nous défendre. Et les maisons – bambous pour les murs, feuilles pour le toit – s’accrochent comme elles peuvent ici ou là, sans aucun plan d’ensemble évidemment. Nous sommes à mille cinq cents mètres, et entre la plus basse et la plus haute maison du village il y a au moins deux cents mètres de dénivellation. Il y a huit cents personnes, tous chrétiens. J’ai cent quatre-vingt-dix gosses au catéchisme tous les jours. En plus de cela, les soins aux malades du village et bien souvent aux malades des villages des alentours (il y a dans le voisinage immédiat au moins deux mille réfugiés mèos, lao). Ensuite je sors presque chaque semaine – du moins quand les pistes sont à peu près sûres – pour aller parler du Seigneur ici ou là dans les villages des alentours. C’est vous dire que les jours passent vite. Il a fallu préparer Noël. Et puis pour Pâques – étant donné la Constitution pour la Liturgie, Monseigneur me donnait carte blanche244. Vous pensez si j’en ai profité, traduisant le maximum de textes en leur langue, essayant d’adapter les paroles à leurs airs. C’était loin d’être parfait, mais beaucoup mieux que de leur servir du latin. D’ailleurs, comme me disait un des anciens : avant, c’était bien, mais maintenant, on est dans la lumière (leur expression pour dire qu’on y voit clair, qu’on sait de quoi il s’agit). Actuellement, avec le nouveau coup d’état, on est un peu comme l’oiseau sur la branche245. Quelquefois on n’a guère d’appétit, on ne s’habitue guère à l’angoisse … Et pourtant, depuis trois ans … Ils ont eu plus de vingt tués par les Rouges ici ou là (je ne parle que des civils). À part cette précarité permanente et qui durera encore longtemps sans doute, la vie coule. On n’a pas faim, quoique la nourriture soit très frugale ; aussi, pour marquer le jeûne des deux jours du Carême, on ne pouvait guère que le réduire à du riz mangé sans sel avec de l’eau, car les repas ordinaires consistent la plupart du temps en riz plus quelques légumes ou feuilles de la forêt, ou viande de

  Le Concile Vatican II, dans la Constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie (4 décembre 1963), avait ouvert la porte à l’utilisation des langues vivantes dans la liturgie catholique, jusque là célébrée en latin. 245   Le 19 avril 1964, le gouvernement neutraliste du prince Souvanna Phouma avait été renversé par un coup d’État fomenté par l’armée. 244

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n’importe quoi. Ce régime joint à l’altitude et au relief des plus accidentés est excellent : ici pas d’obésité, ou de maladie de cœur, ni de cholestérol ! Puisse la vie rester ainsi pour encore quelque temps. Le temps de reprendre en mains l’éducation chrétienne de ces braves gens et surtout de tous ces gosses. Dans l’ensemble je n’ai pas à me plaindre. Une moyenne de mille cinq cents communions par mois. Catéchisme pour les adultes tous les soirs que je suis là. Ça aide beaucoup à tenir le coup. Car vous ne serez pas surprises si parfois c’est un peu dur. Seul ; il y a bien un Père U.S.A. aumônier qui vient de temps en temps – c’est énorme246. plus de ces retraites mensuelles où l’on se retrouvait … Oh, je pourrais si je le voulais descendre à Vientiane, mais le retour ici ?! Je suis ici en dépit de tous les règlements. Alors … Rester des mois, des années peut-être. Et tant mieux. Je compte toujours beaucoup sur vos prières : que nous n’ayons pas à subir d’autres exodes, que nous puissions rester encore longtemps ensemble. Voilà mes vœux. Et bien sûr, en retour, soyez assurées que chaque semaine nous prions pour tous nos bienfaiteurs du monde entier. Et vous êtes au premier rang. [5] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Ban Na, 21 janvier 1965 (ACF)

Votre lettre du 11 décembre 1964 vient de m’arriver il y a huit jours. Je veux répondre tout de suite au cas où j’aurais l’occasion de vous envoyer la lettre tout de suite, car vous pensez bien que le facteur est des plus irréguliers ici. Comme vous voyez par l’en-tête, je suis à Ban Na depuis bientôt trois mois. Cinq mois de démarches, de prières, de visites, cinq mois à me morfondre à Vientiane, mon sac prêt à partir dans les heures qui suivent. Finalement, grâce à vous – au moins en partie – j’ai pu regagner mes gens pour la Toussaint. Quelle joie ! On ne peut pas dire qu’elle ait été sans mélange, on reste des hommes. Ma maison de roseaux et de feuilles était toute   Le Père Lucien Bouchard, o.m.i., mentionné dans la lettre précédente.

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moisie après une saison des pluies. La terre du plancher craquelée, les troncs d’arbres qui la retiennent sur la pente ne jointant plus … Et puis de nouveau les avions, le canon …, la nourriture ; mais aussi la joie de reprendre sa belle vie de missionnaire. Nous avons eu une belle fête de Noël, avec jeu scénique d’une heure en leur langue avant la messe de minuit : jeux, danses, théâtre, et même bonbons pour les enfants. Depuis , c’est le train-train journalier, les catéchismes (j’ai dans les cent soixante enfants de sept à quatorze ans), les malades – et parfois ma maison devient hôpital, comme l’autre jour où pendant trois jours j’ai eu une petite fille piétinée par un buffle, et bien sûr mère, frères, sœurs étaient dans ma maison jour et nuit. Grâce à Dieu elle est sauvée et court comme les autres maintenant. Je fais aussi le professeur d’anglais – français – mathématiques à l’école de Ban Na (cinq cents élèves), pour les enfants, les maîtres et les fonctionnaires. Et de temps en temps, pour changer, je pars faire une petite tournée de quelques jours dans les environs, visiter les familles dans leurs rays (brûlis de montagne où l’on cultive le riz), ou quelque village païen, et parler avec les gens de tout et même de religion – qui sait ? Bien que le moment ne soit guère propice et les préoccupations bien ailleurs, la Grâce de Dieu entre où et quand Il veut. Merci des nouvelles du Monastère ; et bientôt je pense pouvoir vous faire une bonne visite : cette année ? l’an prochain au plus tard. Dans ma situation actuelle c’est bien difficile de fixer une date. Félicitations pour la Deux-Chevaux et bons vieux jours à Bijou247. Et surtout union de prières, spécialement avec vous, ma Mère, avec Sœur Marie Geneviève et la jeune sœur postulante, qui vous est arrivée en octobre. Combien de nous autres, jetés dans le monde, distraits par la politique, la médecine, le jardinage … nous avons besoin de vous regarder pour voir où est le vrai but de notre vie. Sans vous, je pense que des gens comme nous auraient de la difficulté à exister. En ce moment, chaque soir, nous prions en union avec tous, pour l’Unité. Puisse-t-on la rendre Une et Sans tache, Son Église, et 247   La « Deux Chevaux » est une célèbre petite voiture économique, produite par Citroën de 1948 à 1990, conçue à l’origine pour une utilisation campagnarde.

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d’abord lui rendre la Paix. Ici au Laos on n’en voit pas l’aube. Je n’ai pas osé demander cette Grâce à l’Enfant Jésus pour 1965. On est tellement déçu !!! Mais demandez-Lui avec moi seulement la Grâce de rester avec les chrétiens jusqu’à Noël prochain, quoi qu’il arrive. Merci. [6] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Hin Tang, 20 mars 1966 (ACF)

Il est neuf heures du soir ici. Nous venons d’avoir la cérémonie de la première partie des baptêmes – une douzaine d’entre les catéchumènes de la région. Maintenant que l’on peut enfin parler ces belles prières en leur langue, c’est quand même bien plus prenant. Ils étaient là avec leur parrain ou leur marraine, entourés de bon nombre de gens des villages … Ainsi, même à deux pas de la guerre, du communisme triomphant, la Grâce du Seigneur travaille. Vous y êtes bien pour quelque chose, mes Sœurs. Aussi, c’est en pensant à vous que j’ai donné à l’une des femmes le nom de Claire. Ainsi, un peu partout dans la région, quand je vais voir les gens des petits villages disséminés ici et là, on voit qu’il peut se passer de grandes choses. Mais Dieu a le temps … et moi aussi, surtout dans les circonstances actuelles. Ici la vie continue avec ses hauts et ses bas, je veux dire ses périodes de crainte, voire d’affolement, et ses périodes de calme. Il est difficile d’en être autrement, si près de la « ligne de front », pour parler un langage qui ne signifie plus grand chose dans la guerre subversive. Si ça n’empire pas, je pense quand même aller vous voir dans quelques mois. Ça fera huit ans. Tant de choses à se dire. […] Dire une date, c’est difficile. Mais on n’en est plus à quelques semaines près. Nos catéchistes – ils sont neuf – vont repartir à Vientiane pour compléter leur formation248. Deux religieuses vont venir les rempla Devant la situation de guerre et l’impossibilité pour les prêtres d’accéder aux villages, la mission avait décidé de confier le ministère aux catéchistes locaux, appelés à devenir « des diacres sans sacrement ou des prêtres sans ordination ». En avril 1963 un 248

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cer dans le centre le plus important de la région. Elles vont avoir une lourde charge, mais aussi le grand honneur de diriger la chrétienté. Elles ne font que reprendre le rôle des « Vierges chrétiennes » qui tinrent les chrétientés du Viêt-nam lors des persécutions du siècle dernier249. Prions pour elles, mes Sœurs. Qu’elles soient dignes, hardies, heureuses dans leur travail tout spécial et pourtant si ancien. Bon Carême et surtout Joyeuses Pâques. Les difficultés seront bien peu de choses dans l’Éternité. Ici on fait ce qu’on peut. Mais le mois de mars est le mois où on achève de couper les bois, où on brûle les rays, et prépare la terre pour l’ensemencement. Aussi il y a bien peu de monde au village – à part les enfants – pendant la semaine. Aussi met-on les bouchées doubles le dimanche. Et maintenant, bonsoir, mes Sœurs. À bientôt peut-être. Union dans le Christ souffrant pour ressusciter avec Lui. [7] Lettre de Jean Wauthier aux Clarisses de Fourmies Hin Tang, 16 février 1967 (ACF)

C’est huit heures du soir ici : une heure de l’après-midi à Fourmies. On vient d’aller prier ensemble, c’est-à-dire une trentaine d’enfants et une dizaine d’adultes. Puis chacun rentre chez soi, s’asseoir tout près du feu. Il ne fait pas chaud. Ce matin il faisait plus cinq degrés, ce qui est bien peu dans nos maisons ouvertes à tous les vents. Et ce soir j’ai mis un bon gros pull amené de France, une grosse veste militaire, et avec ça je puis vous écrire tout à mon aise. Eh oui ! Ça fait un mois presque que j’ai quitté Fourmies, et bientôt un mois que je suis arrivé au village – exactement le 23 janvier – par un petit avion qui m’a déposé à seulement cinq kilomètres du village. Vous devinez la joie des gens … et la mienne, après ces huit mois d’absence. Le centre de formation intensive pour les catéchistes kmhmu’ fut donc ouvert à Tha Ngon en banlieue de Vientiane, avec un système de rotation entre le centre et les villages. (D’après J. Subra, « Évangélisation des Kmhmu’ ») 249   Plutôt que de religieuses, il s’agissait des Oblates missionnaires de Marie Immaculée – un institut séculier. Ces femmes furent officiellement mandatées et envoyées par Mgr Loosdregt en mars 1965. Malgré le succès, l’expérience sera interrompue en décembre 1967 à cause de la guerre et de l’état d’épuisement physique des Oblates.

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L a o s  : l e c h o c d e s i n d é p e n d a n c e s

dimanche suivant on a fait la fête avec un cochon, de l’alcool de riz fermenté, des bonbons pour les enfants, du café – surtout bien sucré – pour les adultes. Les photos de Pierre250, la famille, et quelques autres étaient affichées, avec trois épis de blé, et tout le monde allait les regarder et commenter par groupes … Et la réacclimatation s’est ainsi faite beaucoup plus facilement que je ne l’appréhendais. Vos bonnes prières y sont certainement pour quelque chose. On se réhabitue si vite et si bien à la vie française, à la bonne cuisine, au confort d’une maison propre. Ici, avec le vent qui ne cesse pas, la fumée et la cendre du foyer voltigent à travers la maison. On ne peut rien tenir de propre. Je suis parti voir les lépreux que vous avez vus, et reparcouru les pistes, les mêmes. Le physique s’est fort bien comporté. Joie aussi de voir tous ces isolés de la « diaspora » avoir tenu sans personne, sinon la Grâce de Dieu, et c’est là le plus important. Début mars je repars pour une tournée à quelque douze jours, assez loin vers le nord, où il pourrait y avoir quelque espoir de gens intéressés par la religion. Je vous recommande cette tournée en secteur inconnu. […] Bon Carême et surtout belle fête de Pâques. Et merci de vos prières, de votre accueil, de votre sympathie si fraternelle. Sur la piste surtout, je me rappelle tel ou tel détail qu’on n’a pas le temps de goûter sur l’heure, mais qui garde tout son parfum quand on le ramène à la mémoire. Que Sœur Marie Geneviève dont je garde si bien le souvenir vous aide de là-haut, vous et moi, à lutter contre l’Ennemi en ce Carême et peut-être voir la Lumière de la Paix nous arriver. Note finale : Cette lettre est la dernière du Père Jean Wauthier, o.m.i., qui soit parvenue aux Clarisses de Fourmies. Il a été tué, pour l’amour de « ses gens » et la défense des valeurs auxquelles il croyait, à Ban Na (Xieng Khouang), le 16 décembre 1967.

  Frère de Jean Wauthier, également prêtre.

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Les auteurs Beillevaire Patrick, directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et dirige le Centre de recherches sur le Japon de l’École des hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Ses recherches portent, en particulier, sur le royaume de Ryûkyû au xixe siècle et les relations du Japon avec les puissances occidentales à la veille de la Restauration de Meiji. Marin Catherine, maître de conférence à l’Institut Catholique de Paris, doctorat (NR, Paris IV Sorbonne), spécialiste de l’histoire des Églises d’Asie au xviiie siècle. Jacques Roland, o.m.i., docteur H.D.R. en droit (Paris XI, Histoire du droit), docteur en droit canonique (Paris), D.E.A. Études sur l’ExtrêmeOrient et l’Asie-Pacifique (Langues’O). Doyen de la Faculté de droit canonique, Université Saint-Paul à Ottawa, chargé d’enseignement à l’Institut catholique de Paris. Recherches sur les cultures et les institutions chrétiennes de l’Asie du Sud-Est. Truchet Bernadette, agrégée d’histoire et doctorat d’État, spécialiste de l’Histoire des Missions en Asie au xixe siècle, en particulier les jésuites en Chine.

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