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Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens Les Pères de l’Église, lecteurs de la vie de Jésus
Cahiers de Biblia Patristica Collection fondée par Pierre Maraval, dirigée par Rémi Gounelle Comité éditorial G. Aragione – A. Bastit-Kalinowksa – F. Chapot – R. Gounelle – J. Joosten
1. Lectures anciennes de la Bible, 1987 2. Figures de l’Ancien Testament chez les Pères, 1989 3. Figures du Nouveau Testament chez les Pères, 1991 4. Le Psautier chez les Pères, 1994 5. Le livre de Job chez les Pères, 1996 6. Rois et reines de la Bible au miroir des Pères, 1999 7. La résurrection chez les Pères, 2003 8. J.-M. Prieur, La croix chez les Pères, 2006 9. Le décalogue au miroir des Pères, 2008 10. M. Cambe, Avenir solaire et angélique des justes, 2009 11. H. Agbenuti, Didyme d’Alexandrie. Sens profond des Écritures et pneumatologie, 2011 12. G. Aragione et R. Gounelle (éd.), Soyez des changeurs avisés, 2012 13. M. G. Bilby, As the bandit will I confess you, 2013 14. F. Vinel, Les visions de l’Apocalypse, 2014 15. S. M. Badilita & L. Mellerin (éd.), Le miel des Écritures, 2015 16. C. Mulard, La pensée symbolique de Romanos le Mélode, 2016 17. M. Stavrou, J. Van Rossum (éd.), Écriture et tradition chez les Pères de l’Église, 2017 18. L. Mellerin (éd.), Le livre scellé, 2017 19. R. Gounelle, J.-M. Vercruysse (éd.), La destruction de Sodome et de Gomorrhe (Gn 18-19) dans la littérature chrétienne des premiers siècles, 2018 20. G. Aragione (éd.), Femmes de savoir et savoirs des femmes. Littérature et musique religieuses entre l'Antiquité tardive et le Moyen Âge, 2019 21. R. Gounelle (éd.), La Bible dans les catéchèses des IVe-Ve siècles, 2020 22. L. Mellerin (éd.), Le puits des eaux vives, Cahiers de Biblindex III, 2021 23. G. Bady (éd.), La source sans fin, La Bible chez Jean Chrysostome, 2021
Cahiers de Biblia Patristica 24
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens Les Pères de l’Église, lecteurs de la vie de Jésus sous la direction de Régis Burnet, Régis Courtray, Jérôme Lagouanère et Maguelone Renard
F 2022
Publiés par le Centre d’Analyse et de Documentation Patristiques (rattaché à l’Equipe d’Accueil 4378 « Théologie protestante »), les Cahiers de Biblia Patristica proposent des études sur l’utilisation des textes bibliques dans la littérature chrétienne des premiers siècles. Ils accueillent des monographies ou des ensembles d’articles sur un même texte ou thème biblique. Tous les volumes de cette collection sont évalués sur la base de critères académiques par le Comité de Rédaction, qui fonde son opinion sur des rapports rédigés par des critiques spécialistes dans le domaine. Le Comité de Rédaction garantit que l’appréciation est faite d’une manière indépendante et de façon à éviter les conflits d’intérêts.
La mise en pages de cet ouvrage a été assurée par Ersie Leria (Université de Strasbourg). Couverture : Détail d’un sarcophage du iiie siècle conservé au musée Ottoman de Constantinople (S. Reinach, Répertoire de Reliefs grecs et romains, II, Paris, 1912, p. 170, 1 ; C. R. Morey, Sardis V, 1 : Roman and Christian Sculpture, Princeton, 1924, p. 42, fig. 65).
2023, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. This is an open access publication made available under a cc by-nc-nd 4.0 International License: https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, for commercial purposes, without the prior permission of the publisher, or as expressly permitted by law, by licence or under terms agreed with the appropriate reprographics rights organization.
ISBN 978-2-503-59942-7 ISSN 0982-3668 DOI: 10.1484/M.CBP-EB.5.128381 D/2023/0095/155 Printed in the E.U. on acid-free paper.
Avant-propos Ce volume de Biblia Patristica est consacré à la publication des actes des XXVIIe Rencontres de Patristique, qui se sont déroulées par visioconférence les 9 et 10 juin 2021 sur le thème : « Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens. Les Pères de l’Église, lecteurs de la vie de Jésus ». Les Rencontres de Patristique sont nées en 1987. Elles ont pour objet de réunir des spécialistes du christianisme ancien et s’adressent à un public large tout en garantissant le meilleur niveau scientifique. Les premières Rencontres, placées sous le patronage de l’Université de Toulouse le Mirail, ont été dirigées par Jean-Pierre Mazières, en collaboration avec Paul Force, de l’Université de Montpellier et André Bonnery, qui en a par la suite pris la direction en 1995. Elles sont désormais organisées tous les deux ans grâce à une collaboration entre l’Université Toulouse-Jean Jaurès, l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et l’Université catholique de Louvain. Les Rencontres de 2021 se sont intéressées à la figure du Christ dans l’enseignement des Pères de l’Église. Pour parler de la foi chrétienne, les premiers écrivains chrétiens ont souvent recouru à des exposés concrets, s’appuyant sur des personnages bibliques, qui leur offraient un lieu de réflexion sur la vie chrétienne et les mystères divins. Or, de tous ces modèles bibliques, Jésus est sans conteste le paradigme. Les Pères se sont ainsi attachés à expliquer les épisodes de sa vie pour en dégager des enseignements spirituels, moraux ou doctrinaux, soulevant de la sorte aussi bien des questions d’exégèse que de théologie. La grande question qui s’est posée dès le début à la communauté chrétienne fut de montrer que le Jésus de Nazareth de la Bible est bien le « Christ ». Cette gestation s’est déroulée de manière complexe et souvent violente au cours des premiers siècles du christianisme : face à ceux qui s’interrogeaient sur l’humanité, la divinité et la cohabitation de deux natures humaine et divine en Jésus, les auteurs chrétiens ont
R. Burnet, R. Courtray, J. Lagouanère, M. Renard
relu et analysé les textes bibliques, élaborant des réponses théologiques qui furent par la suite présentées comme des « dogmes ». Partant de la lecture que les Pères ont faite de la figure de Jésus, notamment dans les Évangiles, ce volume s’interroge sur l’élaboration, parfois polémique, des différents éléments constitutifs du personnage théologique du Christ, sans laisser de côté d’autres interprétations, hétérodoxes ou juives. Loin d’être tournées vers un lointain passé, ces réflexions conservent aujourd’hui toute leur portée, comme l’illustrent les nombreux ouvrages qui paraissent régulièrement sur Jésus : elles concernent en effet tant les historiens des religions que les théologiens, sans oublier les exégètes et tous ceux qui s’intéressent à la réception du personnage du Christ. C’est donc autour des grandes questions qui se posent sur la vie de Jésus dès l’Antiquité que nous avons réuni ici plusieurs spécialistes du christianisme ancien. Ils nous permettront de mieux saisir la manière dont la figure de Jésus, telle qu’on la trouve dans les Écritures, a été peu à peu comprise et réélaborée dans des lectures théologiques. Après une introduction permettant de problématiser le sujet à travers un parcours retraçant la compréhension de Jésus depuis deux cents ans (Régis Burnet et Geert Van Oyen), le volume s’intéresse dans une première partie à quelques épisodes de la vie de Jésus qui ont amené les écrivains chrétiens à montrer qu’il est le Christ : sa naissance virginale (Régis Courtray), la visite des mages (Marlène Kanaan), l’expulsion des vendeurs du Temple (Frédéric Chapot), la crucifixion (Bernard Pouderon et Aline Canellis), la descente aux enfers (Rémi Gounelle), la résurrection (Marie-Anne Vannier) et les apparitions du Ressuscité (Pierre Descotes et Colette Pasquet). Une seconde partie est consacrée aux constructions théologiques et polémiques sur le Christ : Steeve Bélanger, Guillaume Bady et Paul Mattei exposent quelquesunes des grandes questions théologiques qui ont pu intéresser les Pères relativement à la nature humaine et/ou divine du Christ ; Jérôme Lagouanère et Gianluca Piscini présentent enfin le regard polémique des païens sur la figure du Christ. Enfin, puisque la catéchèse des premiers siècles chrétiens était également médiatisée par des supports iconographiques1, il nous 1
On peut citer sur le sujet les deux ouvrages de Martine Dulaey : L’initiation chrétienne et la Bible (ier-vie siècles). « Des forêts de symboles », Le Livre 6
Avant-propos
a paru important de faire suivre chacune des contributions d’une représentation iconographique paléochrétienne de Jésus (fresque, mosaïque, sculpture…), afin qu’aux textes, se joigne aussi le témoignage des images qui, à leur manière, ont contribué à la réflexion sur le Christ dans le christianisme antique2. En fin de volume, un index scripturaire et un index des textes et des auteurs anciens permettent de parcourir l’ouvrage de manière analytique ; ils ont été réalisés par Maguelone Renard. Au seuil de ce livre, nous tenons à remercier les éditions Brepols et particulièrement la collection Biblia Patristica, dirigée par Rémi Gounelle, d’avoir accepté d’accueillir le présent ouvrage. Toute notre reconnaissance va également à l’équipe de recherche CRATA (Cultures, Représentations, Archéologie, Textes Antiques) du laboratoire PLH (Patrimoine, Littérature, Histoire) de l’Université Toulouse-Jean Jaurès et à l’équipe CRISES (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales) de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 qui ont largement contribué à la publication de ce recueil. Cet ouvrage est dédié à la mémoire de Pierre Maraval (1936-2021), professeur d’Histoire des religions à l’Université Paris-Sorbonne et grand spécialiste du christianisme antique. Régis Burnet, Régis Courtray, Jérôme Lagouanère et Maguelone Renard
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de Poche, Paris, 2001 ; Symboles des Évangiles (ier-vie siècles). « Le Christ médecin et thaumaturge », Le Livre de Poche, Paris, 2007. Ces notices ont été rédigées par Régis Burnet (R.B.) et Régis Courtray (R.C.). 7
Le Christ Pantocrator (R.C.)
Comment manifester la gloire et la majesté du Christ ? À partir du ve siècle, le modèle du Christ siégeant au milieu de ses apôtres a peu à peu laissé la place, sur les mosaïques des absides, à un Christ tout-puissant ; celui-ci est alors placé sur un fond d’or, debout ou assis, dans des nuées ou, plus tardivement, dans une mandorle indiquant sa divinité. Cette mosaïque de l’église San Vitale à Ravenne date des environs de 540-547. Elle représente le Christ entouré de deux anges habillés de blanc et de deux saints. Le Christ est jeune et imberbe, la tête entourée d’un nimbe crucifère ; il est vêtu d’une toge marron bordée de doré, sur laquelle on peut lire la lettre Z, initiale du mot grec zoè, « vie ». Il est assis non sur un trône, mais sur l’orbe représentant l’univers, pour signifier sa domination sur l’ensemble du monde créé. De sa main gauche, il tient le rouleau de la Parole, fermé de sept sceaux (Ap 5, 1) ; de la droite, il tend une couronne à saint Vital (SanCtuS VITALIS). 10.1484/M.CBP-EB.5.134107
Saint Vital est un martyr du ier siècle, père des saints Gervais et Protais, enterré vivant pour ne pas avoir renoncé à sa foi. Un ange, les ailes déployées, le présente au Christ. De l’autre côté, un second ange introduit un dignitaire ecclésiastique ; il s’agit de l’évêque Ecclesius (ECLESIVS EPISCOPVS) de Ravenne (521532) qui fut à l’origine de la construction de la basilique San Vitale ; il porte en main une représentation en miniature de l’église, dont il fait l’offrande au Christ. Sous le trône coulent quatre sources : ce sont les quatre fleuves du jardin d’Éden (Genèse 2, 10-14), paradis désormais accessible depuis la résurrection ; toute la partie inférieure de la scène présente de fait un jardin verdoyant et fleuri, habité notamment par un paon, symbole de renouveau et de résurrection. Les personnages sont quant à eux entourés du doré de la gloire divine et se trouvent dans un espace céleste figuré par des nuages aux teintes roses et bleues.
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Introduction
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens Retour sur une formulation problématique Régis Burnet Geert Van Oyen
Université catholique de Louvain Institut de recherches Religions Spiritualités Cultures Sociétés
« Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens : les Pères lecteurs de la vie de Jésus » : le recueil qui suit, qui reprend l’intitulé des xxviie Rencontres de Patristique organisées en 2021 à Toulouse dont il forme les actes, possède une formulation bien problématique pour un exégète. On voit bien de quoi il peut être question. De David Friedrich Strauß (traduit en français par le grand Littré) à Jean-Christian Petitfils en passant par Ernest Renan et Daniel Marguerat1, deux cents ans de « vie de Jésus » nous ont accoutumés à penser que les Évangiles, pourvu qu’on les mette en diatessaron, composaient une sorte de biographie, dans laquelle on pouvait puiser des éléments fiables pour constituer un portrait du Nazaréen. Et à cette conviction s’ajoute une formule, souvent attribuée à tort à Bultmann : au Jésus de l’histoire s’oppose le Christ de la foi. Cette fameuse dichotomie, inventée par Martin Kähler2 dans le but de réconcilier l’image de Jésus construite par les historiens avec l’Église – il l’énonça à l’origine dans un congrès de pasteurs –, se métamorphosa en slogan pour établir un fossé insurmontable entre les ingrédients solides découverts par l’histoire et 1
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D. F. Strauss, Vie de Jésus, ou Examen critique de son histoire, traduite de l’allemand sur la 3e édition par Ém. Littré, 2e éd., Paris, 1853 ; E. Renan, Vie de Jésus, 3e éd., Paris, 1863 ; J.-C. Petitfils, Jésus, Paris, 2011 ; D. Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Paris, 2019. M. Kähler, Der sogenannte historische Jesus und der geschichtliche, biblische Christus. Vortrag auf der Wupperthaler Pastoralkonferenz, Leipzig, 1892. 10.1484/M.CBP-EB.5.133879
Régis Burnet, Geert van Oyen
les échafaudages doctrinaux des théologiens. Or, pour un exégète, cet intitulé est d’abord éminemment problématique. En effet, il soulève les questions suivantes. « Jésus des Écritures » : est-il envisageable d’isoler une présentation autonome de Jésus à partir des textes ? Est-il réalisable de scinder les éléments « historiquement fiables » qui constitueraient autant de sources pour brosser le portrait de Jésus des composantes idéologiquement biaisées ? « Christ des théologiens » : est-il possible de séparer Jésus et le Christ, alors que les Évangiles nous soumettent avant tout un visage du Christ et peut-on affirmer qu’il y a bien un seul « Christ » qui émerge des textes ? N’y a-t-il pas plusieurs portraits de Jésus ? « Les Pères lecteurs de la vie de Jésus » : est-ce que les Évangiles fournissent une vie de Jésus, alors qu’ils racontent soit un soit trois ans de sa vie en la réorganisant selon un plan qui leur est propre ? Bref, tout semble militer pour que l’on abandonne cette distinction un peu trop facile. Mais, peut-on s’en passer si aisément ? Malgré ses limites, cette séparation n’est pas sans intérêt, car elle exprime une série de tensions interprétatives fort utiles. Elle permet en effet de faire le départ entre la personne engagée dans l’histoire et le personnage narratif et entre le personnage narratif et la figure de foi. Théologiquement, elle peut recouvrir le vieux distinguo entre Jésus vrai homme et le Christ vrai Dieu. Bref, cette distinction est tout à la fois indispensable et problématique.
Pourquoi nous ne pouvons penser autrement : deux cents ans de Quête du Jésus de l’histoire Plus qu’indispensable, cette distinction est inévitable pour notre conscience moderne. En effet, depuis le xviiie siècle, elle structure notre manière même de penser. Nous vivons en effet encore sous ce que François Hartog nomme un « régime d’historicité »3 hérité des Lumières qui procède d’une double rupture. La première rupture est d’abord littéraire, comme l’a montré Ivan Jablonka4. Alors qu’au xviie siècle triomphaient les « Grands genres » et que l’histoire était 3 4
F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (La Librairie du xxie siècle), Paris, 2003. I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine (Points, 533), Paris, 2017. 14
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
assumée par le discours théologique, la poésie épique, la tragédie et les « mémoires », le xviiie siècle fut le témoin de l’éclatement du système des Beaux-Arts, notamment pour faire place à un genre novateur, le roman. À son tour, l’histoire prit son autonomie comme un genre propre, qui conquit son territoire sur les autres. Alors que le discours sur Jésus était l’apanage de la théologie, il fut revendiqué aussi par ce nouveau genre historique. Peu ou prou, tous les soubresauts des xixe et xxe siècle s’expliquent par cette guerre de conquête qui s’immobilisa dans une guerre de tranchées dont nous sommes les héritiers. D’un côté du front, les adeptes du Jésus de l’histoire ; de l’autre côté ceux du Christ de la foi. La seconde rupture de la modernité réside dans la compréhension nouvelle du temps inauguré par le régime moderne d’historicité. L’Aufklärung se tient dans un nouveau type de rapport avec le passé. Elle pose de manière inédite la différence entre hier et aujourd’hui. Alors que les temps anciens voyaient la lumière surgir du passé et considéraient l’histoire comme la maîtresse de vérité pour le présent, la modernité juge qu’elle vient du présent. Par une méthode appropriée, en faisant un usage correct de la raison, il est possible d’exhumer une vérité du passé. En quelque sorte, comprendre les êtres humains du passé mieux qu’ils se comprenaient eux-mêmes. Comme le disait Pierre Gisel, « la recherche du Jésus historique développée aux xviiie et xixe siècles procède de la découverte que les deux images du Christprêché-par-l’Église et du Jésus-de-l’histoire ne coïncident pas5 ». Elle n’est pas la seule époque à s’en apercevoir ; la nouveauté est qu’elle croit que son Jésus-de-l’histoire est le seul véritable, car le seul fondé en raison. Ce primat de la raison a évidemment une conséquence directe : la mise en place d’une séparation entre ce qui est analysable par la raison, et donc ce qui relève de l’humanité, de ce qui ne l’est pas, qui ressortirait plutôt d’une sorte de sens spirituel, qui est réservé aux théologiens. Le Jésus de l’histoire est une manière de Socrate, comme le proclamait l’Émile de Rousseau : Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante 5
P. Gisel, Vérité et histoire. La théologie dans la modernité, Ernst Käsemann (Théologie historique, 41), Paris – Genève, 1977, p. 47. 15
Régis Burnet, Geert van Oyen
que tous les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper6.
Ou bien, comme l’affirme Kant, il convient de distinguer le Jésus de l’histoire, un grand législateur moral7 dont il ne faut pas faire un Dieu, car il cesserait d’être pour nous un exemple, et le Christ, archétype de l’humanité dans sa perfection morale et fin de la Création tout entière8. Toute la recherche historique dont nous sommes les héritiers s’est bâtie sur ces postulats, et il est impossible d’en faire l’économie, puisque tout ce que nous savons (ou croyons savoir) de fiable sur Jésus a été construit à travers ce prisme. Rappelons-en les grandes étapes. Habituellement on distingue quatre quêtes du Jésus historique. Cette manière de voir les choses pose de nombreux problèmes9, mais elle nous suffira pour une première approche10. La première quête, que l’on fait commencer à Hermann Samuel Reimarus (1694-1768) depuis le grand ouvrage de Schweitzer, mais qu’on pourrait faire débuter à Spinoza et Pierre Bayle. Selon Reimarus, Jésus croyait qu’il était le Messie et il a annoncé l’arrivée imminente du royaume de Dieu qui libérerait les Juifs de l’oppression romaine. Au lieu de cela, il a été crucifié par le gouverneur romain, Ponce Pilate. Comme les disciples de Jésus ne voulaient pas revenir à leur ancienne vie, ils ont probablement volé son corps dans le tombeau, inventé des histoires sur sa résurrection et forgé le message de sa mort expiatoire et de son retour futur dans la gloire. Cette première synthèse fut suivie de nombreuses autres, et l’on peut citer les noms de David Friedrich Strauss, Ernest Renan, Heinrich Holtzmann ou Adolf von Harnack. Elle repose sur l’idée que les sources les plus anciennes offriraient les données les plus fiables pour reconstruire le Jésus historique. Les travaux de Karl Lachmann (1835) et Heinrich Julius Holtzmann (1863) ont affirmé que Marc était 6 7
J.-J. Rousseau, Émile, ou de l›Éducation, vol. 3, La Haye, 1762, p. 180. I. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison (Bibliothèque des textes philosophiques), trad. J. Gibelin, Paris, 1952, p. 208-209. 8 I. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, 1965, p. 255-256. Voir O. Reboul, « Kant et la religion », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses 50 (1970), p. 137-154. 9 G. Van Oyen, « What More Should We Know about Jesus than One Hundred Years Ago ? », Louvain Studies 32 (2007), p. 7-22. 10 Résumé à partir de D. B. Gowler, What Are They Saying About the Historical Jésus ? , Mahwah (NJ), 2007, p. 1-30. 16
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
l’Évangile le plus ancien et que Matthieu et Luc utilisaient un « recueil de paroles de Jésus » (Q). L’Évangile de Marc est donc devenu plus important pour recomposer la vie, la pensée et la psychologie de Jésus. Le tournant du siècle exprima des doutes sur cette narration. Deux auteurs y contribuèrent11 : Wilhelm Wrede, d’une part, qui montra que l’Évangile de Marc n’était pas un document historique aussi fiable qu’on pouvait le croire. En effet, le « secret messianique », qui veut que Jésus garde son statut de messie secret, semble une construction théologique qui provient principalement de Marc et de l’Église primitive, de sorte que l’Évangile de Marc ne peut être utilisé pour reconstituer la conscience messianique de Jésus. Albert Schweitzer, d’autre part, qui insista sur l’importance de l’urgence eschatologique dans la prédication de Jésus. Selon Schweitzer, puisque le Royaume n’est pas venu, il a fallu réorganiser les éléments de la vie de Jésus selon un autre prisme, celui du Serviteur souffrant d’Isaïe 53. Après Schweitzer, il devenait impossible de reconstruire le Jésus historique, et théologiquement inutile de fonder sa foi sur les résultats incertains de la recherche historique. Rudolf Bultmann recourut à la distinction entre le Jésus historique du Christ de Kähler, pour montrer que la foi est indépendante de la recherche historique. Pour lui, les Évangiles étaient influencés par la prédication (le kérygme) de l’Église primitive et ne constituaient des sources fiables pour une vie de Jésus. Tout ce que nous pouvons ou devons savoir sur le Jésus historique se trouve condensé dans sa compréhension de l’existence humaine qui peut être glanée dans ses enseignements12. L’époque de Bultmann est souvent qualifiée de « période sans quête ». En réalité, il ne s’agissait que d’une éclipse partielle, surtout dans les milieux universitaires britanniques et américains, car la quête de Jésus s’est poursuivie avec la publication de nombreuses « Vies de Jésus ». Cette éclipse prit fin en 1953 sous l’impulsion d’Ernst Käsemann, qui lança la « deuxième quête ». Contrairement à Bultmann, 11 W. Wrede, Das Messiasgeheimnis in den Evangelien zugleich ein Beitrag zum Verständnis des Markusevangeliums, Göttingen, 1901 ; A. Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede, eine Geschichte der Leben-JesuForschung, Tübingen, 1906. 12 R. Bultmann, Die Geschichte der synoptischen Tradition, 2, neubearbeitete Auflage, Göttingen, 1921. 17
Régis Burnet, Geert van Oyen
Käsemann pensait qu’il était méthodologiquement envisageable de parvenir à certaines conclusions historiques sur Jésus de Nazareth et théologiquement nécessaire de le faire, parce qu’il y existe une certaine continuité entre le Jésus historique et le Christ de la foi. Les auteurs des Évangiles ont beau brosser des portraits différents, ils sont tous d’accord pour dire que l’histoire de la vie de Jésus est constitutive de la foi, car le Seigneur terrestre et le Seigneur ressuscité sont identiques13. Les traditions évangéliques, malgré leurs limites, concernent bien le Jésus d’avant la Pâque, dont il est possible et légitime de faire l’histoire. En 1985, l’exploration sur le Jésus historique est entrée dans une nouvelle phase avec la publication de Jesus and Judaism de Ed Parish Sanders, qui tentait de répondre à la question de savoir comment Jésus pouvait vivre totalement au sein du judaïsme tout en étant à l’origine d’un mouvement qui s’en est séparé14. Cette « troisième quête » a été définie de manière différente15. La meilleure description vient de Gerd Theissen et Annette Merz16, qui incluent toute la recherche actuelle sur Jésus dans cette Troisième Quête et listent les éléments qui la composent : l’« intérêt sociologique » remplace l’« intérêt théologique » ; Jésus est inséré dans le contexte large du judaïsme du second Temple ; et de nombreux spécialistes sont ouverts à l’utilisation de sources non canoniques.
Pourquoi nous devons penser autrement Or, depuis une quinzaine d’années, ces cadres qui semblent aussi assurés depuis presque deux cents ans sont en train de voler en éclat. Actuellement, certains chercheurs militent pour dire qu’on sort de cette troisième quête et proposent de s’engager dans une quatrième quête au nom d’un certain nombre d’arguments.
13 E. Käsemann, « Das problem des historischen Jesus », Exegetische Versuche und Besinnungen, 3. Aufl., vol. 1, Göttingen, 1960, p. 187-213. 14 E. P. Sanders, Jesus and Judaism, London, 1985. 15 N. T. Wright, Jesus and the Victory of God, London, 1996, p. 83-85. 16 G. Theissen et A. Merz, The Historical Jesus : A Comprehensive Guide, Minneapolis (IL), 1998, p. 10-111. 18
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
Parce que cela correspond à un présupposé dépassé sur les textes : leur capacité à dire le réel Le premier argument est littéraire. Il est temps en effet de prendre au sérieux les travaux venus des disciplines littéraires permettant de dire ce que sont les textes. En effet, cette opposition entre un « vrai » Jésus dégagé des textes et une construction théologique repose sur des présupposés complètement dépassés sur ce qu’est un texte. La première quête du Jésus historique se fonde en réalité sur la prétention du roman du xixe siècle à dire le vrai au moyen d’un récit. Énoncée depuis le xviiie siècle17, cette aspiration à emprisonner le réel dans le langage caractérise l’âge d’or du roman, de Goethe à Balzac, d’Austen à Dostoïevski. Stendhal disait lui-même dans sa célèbre lettre à Balzac du 30 octobre 1840 republiée dans la deuxième édition de la Chartreuse de Parme18 sa passion pour les « petits faits vrais » qu’il collectionnait depuis sa plus tendre enfance et dont il émaillait ses romans. La première quête du Jésus historique consiste au fond à sortir les « petits faits vrais » de la gangue du récit évangélique pour les mettre bout à bout afin de constituer une biographie de Jésus : à la confiance envers le récit à contenir le vrai répond une confiance envers l’écriture de l’histoire à produire le vrai. Peu ou prou, cette entreprise participe de la même confiance envers les réalisations humaines que les grands tableaux de Thomas Couture ou de William Holman Hunt prétendant reconstruire les fastes des Romains de la décadence ou les grands épisodes bibliques. Et réciproquement, la défiance bultmanienne face au récit biblique correspond aux interrogations nées avec le siècle dont Proust pourrait être un exemple paradigmatique et qui va s’épanouir dans les réflexions théoriques des années 1950. Dans En lisant en écrivant, Julien Gracq exprime d’une manière parfaite cette charge contre le « petit fait vrai » qui avait déjà été menée par Nathalie Sarraute dans L’Ère du Soupçon : Il ne suffit pas qu’un roman soit porté par la chaleur d’une émotion sincère ; il faut que cette émotion sache ranimer les images élues, emmagasinées et sommeillantes, toute cette iconographie intime, secrète, qui représente – elle seule et non les documents, les “petits faits vrais”, collectionnés à 17 J. Rustin, « Mensonge et vérité dans le roman français du xviiie siècle », Revue d’Histoire littéraire de la France 69 (1969), p. 13-38. 18 Stendhal, La Chartreuse de Parme, Paris, 1846, p. 522-525, ici p. 524. 19
Régis Burnet, Geert van Oyen
l’extérieur – les réelles archives dont un romancier étoffe ses livres. Le mauvais romancier – je veux dire le romancier habile et indifférent – est celui qui essaie de faire vivre, d’animer de l’extérieur, et en somme loyalement, la couleur locale qui lui paraît propre à un sujet, lequel il a jugé ingénieux ou pittoresque – le vrai est celui qui triche19.
Là encore, qu’est-ce que la période de No Quest, sinon cette conviction profonde que les Évangiles sont les ouvrages d’un de ces « vrais » écrivains dont parle Julien Gracq, c’est-à-dire des écrivains qui trichent ? Et on pourrait continuer : la relance de la quête ne correspond pas à cette remise en selle de l’intrigue intervenue après ce qu’on a qualifié de « mort du Nouveau Roman » ? On le voit, la dichotomie entre « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » ressemble à ces « buttes témoin » que l’on trouve dans un paysage. Alors que tout le reste a été nivelé par l’érosion, un fragment de roche demeure, intact, isolé par le ravinement ; alors que nous avons depuis longtemps renoncé à croire en la transparence des récits pour dire le vrai, ce relief de l’antique croyance se dresse encore fièrement dans la plaine.
Parce que cela ne correspond pas à ce que disent les sociologues du travail de la mémoire En effet, comme le montrent les toutes récentes études qui renouent avec les travaux déjà anciens du sociologue Maurice Halbwachs, les Évangiles sont le type même d’un texte cherchant à établir une mémoire collective, c’est-à-dire à assurer la cohésion d’un groupe par la remémoration d’une tradition servant de récit de fondation. Le « souvenir de Jésus » doit donc être perçu comme la mémoire collective et culturelle des premières communautés chrétiennes. La conséquence de cela est qu’il ne faut pas voir la tradition de Jésus comme la transmission de paroles ou de groupes de paroles apprises par cœur. Elle a plutôt été propagée comme une tradition vivante, appliquée à diverses situations dans le christianisme primitif et formée en genres, par exemple la chreia (anecdote) utilisée pour la mise en 19 J. Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, 1981, p. 20. Voir également N. Sarraute, L’Ère du soupçon, essais sur le roman, 3e éd., Paris, 1956, p. 60-66. 20
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
forme de scènes biographiques. Si l’on ne saurait nier qu’elle entretient une relation forte avec les événements tels qu’ils se sont déroulés, ceuxci se sont vus recomposés, réinterprétés, repris d’une manière telle que la plus grande prudence s’impose pour en reconstruire le substrat originel. Le passé, reconfiguré par le travail de commémoration et les modèles narratifs dans lesquels il s’est ancré dans la mémoire sociale, fournit à une communauté et à ses membres le cadre de l’interprétation des expériences du présent. La mémoire sociale met à disposition les ressources morales et symboliques permettant de donner un sens au présent grâce à ce que Schwartz appelle la « mise en relation » (keying) des expériences actuelles avec les images archétypales et les représentations narratives du passé mémorisé20.
Parce que cela ne correspond pas à la position que doit prendre l’exégète Nous nous engageons, nous l’avons dit, dans une quatrième quête. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que personne ne s’accorde sur cette quête. Elle est multiple et ne cherche surtout pas à se théoriser elle-même. Nous en sommes maintenant rendus à un état de « postthéorie » où la mise en théorie des singularités pour les définir doit céder la place à la mise en avant de l’identité individuelle de l’interprète, qui constitue la seule alternative possible de toute interprétation éthiquement admissible21. En effet, la postmodernité exprime les 20 B. Schwartz, « Frame Images: Towards a Semiotics of Collective Memory », Semiotica 121 (1998), p. 1-40. Voir également B. Schwartz, « Rethinking the Concept of Collective Memory », dans A. L. Tota et T. Hagen (éd.), Routledge International Handbook of Memory Studies, Oxford, 2015, p. 9-21. Voir également A. Kirk, « Memory Theory and Jesus Research », dans T. Holmén et S. E. Porter (éd.), Handbook for the Study of the Historical Jesus, vol. 1, Leiden, 2011, p. 809-842. 21 S. D. Moore et Y. Sherwood, « Biblical Studies ‘after’ Theory: Onwards Towards the Past. Part One: After ‘after Theory’, and Other Apocalyptic Conceits », Biblical Interpretation 18 (2010), p. 1-27 ; S. D. Moore et Y. Sherwood, « Biblical Studies ‘after’ Theory: Onwards Towards the Past. Part Two : The Secret Vices of the Biblical God », Biblical Interpretation 18 (2010), p. 87-113 ; S. D. Moore et Y. Sherwood, « Biblical Studies ‘after’ Theory: Onwards Towards the Past. Part Three: Theory in the First and Second Waves », Biblical Interpretation 18 (2010), p. 191-225. 21
Régis Burnet, Geert van Oyen
plus grands doutes quant à l’impartialité d’une méthode qui pourrait, par la seule force de sa méthodologie, produire la vérité sur le Jésus de l’histoire. Les opinions divergentes dans la recherche historique « objective » ne sont pas seulement dues au caractère spécifique des sources, elles sont aussi une conséquence de la position des chercheurs. Le contexte et les antécédents d’une personne ne peuvent jamais être soustraits à son identité, et cela n’est pas sans importance. Cela explique pourquoi les chercheurs ne seront jamais complètement détachés du fait d’être, par exemple, un théologien de la libération ou un archevêque ou une femme historienne universitaire ou un déconstructionniste postmoderne non croyant ou un pasteur noir en Afrique du Sud ou un lecteur juif.22 En d’autres termes, le contexte dans lequel on vit co-détermine l’approche et le résultat. Il est inévitable que Jésus soit dépeint dans la manière de pensée et les perspectives qui reflètent les valeurs et les convictions que l’historien, et sa situation sociale23. Et bien entendu la question de la foi ne peut pas ne pas se poser. Un travail sur Jésus ne saurait se borner à une simple interrogation « neutre » : que diriez-vous de la personne humaine Jésus d’un point de vue historique, anthropologique, psychologique, social, politique ? Elle ne peut aussi faire l’économie de la question : comment décririezvous l’identité religieuse de Jésus et des individus qui ont commencé à croire en lui après sa mort ? Cette dernière interrogation est ce qui justifie l’intérêt historique dans une optique théologique. Que voulait dire Jésus lorsqu’il parlait de Dieu ? Et que peut-on dire de la transition entre Jésus et son message et les premières communautés chrétiennes ? Toute recherche sur Jésus est tôt ou tard mise au défi de répondre à la question de Dieu. Mais, dans la perspective postmoderne dans laquelle nous vivons, il ne s’agit plus de retrouver le « Christ-prêchépar-l’Église » dont parlait Pierre Gisel, car tout se joue dans la relation individuelle aux textes. Chaque texte est envisagé comme une prise de parole singulière, qui peut se comparer à d’autres prises de paroles comme celles exprimées dans les Écritures d’Israël et celles du Nouveau Testament, mais qui doit être aussi évaluée dans le rapport qu’elles entretiennent avec notre contemporain et la façon dont elle retentit dans 22 G. Van Oyen, « What More… », art. cit., p. 14. 23 L. E. Keck, Who is Jesus ?: History in Perfect Sense (Studies on Personalities of the New Testament), Columbia (SC), 2000, p. 8. 22
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
la conscience particulière de celui qui les lit. Dans ce sens, on ne saurait parler « du » Jésus historique, mais « des » Jésus, qui se disent diversement dans les différents Évangiles, dans les lettres du Nouveau Testament, dans l’Apocalypse et pourquoi pas dans les textes apocryphes ; on ne saurait pas non plus traiter du « Christ de la foi », mais « des Christs » qui se révèlent dans chaque saisie individuelle et située de ces textes.
Les Pères, pour sortir de l’opposition Dans cette perspective, le regard des Pères représente un précieux témoignage. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de les annexer en affirmant qu’ils sont postmodernes avant l’heure. L’impression de proximité avec certaines des positions adoptées par les exégètes depuis quelques années s’explique simplement par le fait qu’ils ne sont pas modernes, et n’ont pas accepté ces principes de la modernité, dont l’époque contemporaine essaie de se débarrasser. Prémodernes et postmodernes se rejoignent, en quelque sorte. Il devient ainsi flagrant que la dichotomie entre Jésus et le Christ n’a pas de sens pour eux : certains l’auraient probablement prise pour une nouvelle forme de l’arianisme. Ils ne font qu’admettre la continuité entre la christologie et la jésuologie postulée par le texte lui-même : le Christ Logos de Jean 1 et d’Hébreux 1 dont la parole est recueillie dans l’Écriture elle-même, la parole de Dieu. De même, pour eux, l’idée d’assumer sa posture idéologique paraît une évidence : c’est même l’enjeu de toutes les controverses des premiers siècles, controverses extrêmement personnalisées puisque cela se joue Athanase contre Arius, Nestorius contre Cyrille, Augustin contre Fauste, etc. Et cette posture attire notre attention sur des passages des textes que la dichotomie ne permettait plus de voir. Car c’est un fait bien connu de toute théorie qu’en rendant visibles certains aspects de la réalité, elle en masque certains autres. Un exemple très caractéristique est fourni par les larmes de Jésus devant le tombeau de Lazare en Jn 1124. Que faire d’un tel détail pour le Jésus de l’histoire ? Ce détail 24 Nous empruntons ici quelques intuitions du mémoire de master de C. de Viron, La résurrection de Lazare (Jn 11). Que nous dit l’auteur sur Dieu à travers les émotions de Jésus ? Analyse narrative et histoire de la réception, Faculté de théologie, Université catholique de Louvain, 2021. 23
Régis Burnet, Geert van Oyen
échappe évidemment à l’histoire … et il induit le malaise des exégètes. Bultmann par exemple ne sait pas manifestement quoi en faire et propose une explication narrative assez peu claire : « L’affirmation selon laquelle il pleura (v. 35) – où les pleurs doivent être compris comme un signe d’agitation dans le sens du v. 33 – n’a guère d’autre but que de provoquer la réaction des Juifs et d’éclairer ainsi plus clairement le motif du manque de foi face au Révélateur25. » Haenchen, quant à lui, outrepasse nettement la feuille de route de l’historien et tranche de manière psychologique : « Jésus lui-même éclate en sanglots. Il ne s’agit ni d’exprimer sa lamentation sur l’incrédulité humaine ni de décrire des pleurs tranquilles, non pas passionnés, mais retenus par la raison. Au contraire, après l’explication donnée au v. 33, on peut maintenant dire ouvertement ce que Jésus éprouve un sentiment humain26. » Si l’on passe en revue quelques textes patristiques, on voit à quel point le sujet de ces larmes est complexe, comme l’avait bien observé Athanase d’Alexandrie dans le troisième Discours contre les Ariens, 42-49 (PG 26, 412-428), dans la deuxième lettre à Sérapion 9 (PG 26, 621624), dans le De Incarnatione et contra Arianos 7 (PG 26, 993). En effet, comment la divinité pourrait-elle pleurnicher, elle dont la nature est d’être sans changement et donc impassible ? Le commentaire de Cyrille d’Alexandrie, influencé par Athanase, est aussi d’une extrême prudence : Le Seigneur pleure, voyant l’homme fait à sa propre image se corrompre, afin de mettre fin à nos larmes. Car c’est aussi pour cette cause qu’il est mort, même afin que nous soyons délivrés de la mort. Mais s’il pleure un peu, il arrête aussitôt ses larmes ; de peur qu’il ne puisse sembler être cruel et inhumain, et en 25 R. Bultmann, Das Evangelium des Johannes (Kritisch-exegetischer Kommentar über das Neue Testament 2.21), 11e éd., Göttingen, 1986, p. 310-311 : « Die Angabe, daß er weinte (v. 35) – wobei das Weinen als Zeichen der Erregung im Sinne von v. 33 zu verstehen ist – hat schwerlich einen anderen Zweck als den, die äußerung der Juden zu provozieren, und damit jenes Motiv der Glaubenlosigkeit angesischts des Offenbarers heller zu beleuchten. » 26 E. Haenchen, Das Johannesevangelium. ein Kommentar, Tübingen, 1980, p. 412 : « Jesus bricht selbst in Tränen aus. Das soll weder seinen Jammer über den menschlichen Unglauben ausdrücken noch ein stilles, nicht leidenschaftliches, sondern von der Vernunft gezügeltes Weinen beschreiben. Vielmehr darf nach der in V. 33 gegebenen Erklärung jetzt offen gesagt werden, wie menschlich Jesus empfindet. » 24
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
même temps nous instruisant de ne pas trop céder au chagrin des morts27.
Cyrille avance à pas comptés : il affirme que le Christ garde la maîtrise du corps, ce qui l’empêche de se livrer aux émotions sans retenue (ἐκλύτως). Il reprend donc la solution classique de la « communication des idiomes »28 qui lui permet de s’opposer à la doctrine nestorienne. Mais ne serait-on pas ici à la limite du docétisme, le Christ faisant « semblant » de pleurer29 ? Le P. du Manoir en commentant ce texte a beau parler d’un « docétisme purement verbal30 », on voit la difficulté de la formulation. Ce dernier exemple illustre comment il faut appréhender l’intitulé qui était proposé aux Rencontres de Patristiques. En effet, il s’agissait d’un slogan commode, que près de deux cents ans de « vies de Jésus » nous permettent immédiatement de comprendre : interroger le rapport entre le texte et ses lectures. Mais évidemment, il ne s’agit pas de faire un contresens. Il est impératif de renoncer à l’idée d’un Jésus « historique et vrai » qui se découvrirait de manière transparente et objective dans les textes que les Pères auraient « transformé » par leur lecture (voire « déformé »). Il faut bien plutôt appréhender le mouvement qui va des Jésus des Écritures aux Christs des Pères, voire… des Christs des Écritures aux Christs des Pères. Et le cas Lazare nous convainc que plus que dans les exemples clairs de l’un à l’autre, c’est lorsque les Pères nous aident à ne pas distinguer le Christ de Jésus qu’ils nous sont les plus utiles. 27 Cyrille d’Alexandrie, In Iohannis euangelium dans P. E. Pusey, Sancti Patris Nostri Cyrilli Archiepiscopi Alexandrini in D. Johannis Evangelium, vol. 2, Oxonii [Oxford], 1872, p. 282 : Δακρύει δὲ ὁ Κύριος, πάθος, καὶ οὐ τῇ θεότητι πρέπον. Δακρύει δὲ ὁ Κύριος, ἑωρακὼς τὸν κατ’ ἰδίαν εἰκόνα γεγονότα ἄνθρωπον κατεφθαρμένον, ἵνα τὸ ἡμῶν περιστείλῃ δάκρυον. διὰ γὰρ τοῦτο καὶ ἀπέθανεν, ἵνα καὶ ἡμεῖς ἀπαλλαγῶμεν θανάτου. Δακρύει δὲ μόνον, καὶ εὐθὺς ἐπέχει τὸ δάκρυον, ἵνα μὴ δόξῃ τις ὠμὸς καὶ ἀπάνθρωπος εἶναι, καὶ ἡμᾶς ἐπὶ τοῖς αὐτοῖς παιδεύων μὴ ἐπὶ πολὺ ἐκλύεσθαι ἐπὶ τοῖς τεθνηκόσι. 28 H. Du Manoir de Juaye, Dogme et spiritualité chez saint Cyrille d’Alexandrie (Études de théologie et d’histoire de la spiritualité, 2), Paris, 1944, p. 145-146. 29 D. Dubarle, « L’ignorance du Christ chez saint Cyrille d’Alexandrie », Ephemerides Theologicæ Lovanienses 15 (1939), p. 11-35. 30 H. Du Manoir de Juaye, Dogme et spiritualité…, op.cit., p. 156. 25
Ichthus : montrer le Christ par un jeu de mots (R.B.)
Pour les contemporains habitués au déferlement des images chrétiennes, mais aussi pour un historien de l’Antiquité, qui connaît un univers peuplé de figurations, l’absence d’images des premiers siècles surprend. On l’a expliquée diversement, soit pour des raisons théologiques (ne pas représenter le Dieu invisible), soit pour des raisons polémiques (que l’on songe aux diatribes de Tertullien contre les images des païens), soit pour des raisons sociologiques (une relative discrétion s’imposait face aux menaces de persécution). L’une des premières traces de la présence chrétienne dans l’univers iconique est cette stèle du iiie siècle découverte dans la nécropole 10.1484/M.CBP-EB.5.134108
vaticane. Au premier coup d’œil, elle ne se distingue pas des autres épitaphes funéraires : une invocation aux dieux mânes (les initiales D M pour Diis Manibus peut-être relues en Deo Maximo), le nom de la défunte au datif (Liciniae Amiati, Licinia Amias), la formule de louange (benemerenti uixit, « elle vécut de manière méritoire »), qui annonce l’âge du décès, ici absente. Le Christ est bien présent, mais par un jeu de mots à plusieurs niveaux. La ligne en grec, ἰχθὺς ζώντων, « le poisson des vivants » n’a pas d’équivalent dans les inscriptions funéraires. Il faut tout d’abord reconnaître dans ἰχθύς (ichthus), le poisson, le fameux acrostiche Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱὸς Σωτήρ, « Jésus le Christ, Fils de Dieu, le Sauveur ». Quant au génitif ζώντων, il peut être une formule liturgique qui fait allusion à une déclaration de Jésus présente en Mt 22, 29 et Lc 22, 32, « Dieu n’est pas Dieu des morts, mais des vivants », ou tout simplement à l’espérance de la résurrection. Les deux mots grecs servent en quelque sorte de légende à l’image : deux poissons et une ancre. L’ancre se décode par la une autre allusion biblique, He 6, 19 : « Nous avons cette espérance comme une ancre pour l’âme. » Ces quelques traits presque enfantins pour former deux poissons résument à eux seuls toute la complexité du rapport aux images des chrétiens. Le Christ n’est pas un poisson, et l’image du poisson n’est même pas un poisson. Mais grâce au détour par le langage, puis par la référence biblique, le poisson devient davantage le Christ que n’importe quel portrait naturaliste qu’on pourrait tracer de lui. Bien plus, l’image inclut celui qui la regarde ainsi que cette Licinia Amias pour qui on la produit grâce à l’ancre qui manifeste que la formule symbolique « le poisson des vivants » est l’objet d’une foi. Finalement, c’est tout le sens de l’épitaphe qui en est changé. Alors que benemerenti est une expression convenue appuyée sur les valeurs sociales de l’Empire romain, qui évaluaient la valeur morale d’un individu à sa capacité à respecter ses engagements – mereor est avant tout un verbe de l’échange commercial –, le mot prend une valeur religieuse. Vivre de façon méritoire, c’est désormais ancrer sa vie sur le Christ.
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La vie de Jésus : exégèses patristiques
Jésus, fils unique de Marie ?
La réponse de Jérôme dans le Contre Helvidius Régis COurtray
Laboratoire PLH-CRATA Université Toulouse-Jean Jaurès
S’il est bien une question qui reste aujourd’hui encore particulièrement sensible et controversée dans le christianisme, c’est celle qui concerne les « frères de Jésus » qui apparaissent dans certaines pages des évangiles1. L’existence de frères et de sœurs du Christ vient en effet contredire l’une des croyances fondamentales du catholicisme : la virginité perpétuelle de Marie. Or, l’enjeu dépasse évidemment la seule personne de Marie, comme l’a très bien écrit John McHugh, dans un ouvrage consacré à la « mère de Jésus dans le Nouveau Testament » : Si l’on croit que Jésus a été le fils de Joseph comme de Marie, il n’y a qu’un pas à faire pour abandonner la doctrine traditionnelle selon laquelle il est le Fils coéternel et consubstantiel du Père. En conséquence, un fossé se creuse entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi2.
Si la question des frères de Jésus ne semble pas avoir suscité de remous parmi les chrétiens avant le milieu du iie siècle, elle eut une résonance toute particulière à partir de la seconde moitié du ive siècle3. À cette époque, un vif débat naquit entre les défenseurs du mariage et ceux 1 2 3
La bibliographie sur le sujet est pléthorique et des travaux sont régulièrement publiés sur cette question, avec des orientations très diverses. Voir quelques titres donnés infra en note 56. J. McHugh, La mère de Jésus dans le Nouveau Testament, trad. J. Winandy (Lectio divina 90), Paris, 1977, p. 251. Voir à ce sujet S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus : Retour sur un problème doctrinal du ive siècle », Studia Patristica, 63 (2013), p. 213. 10.1484/M.CBP-EB.5.133880
Régis Courtray
de la virginité ; Marie devint alors un objet de controverse, les uns voyant en elle le modèle de la femme mariée et de la mère, les autres la considérant comme le modèle de la virginité et de la vie ascétique. De ce débat, le Contre Helvidius de Jérôme se présente comme un exemple caractéristique4. Sans doute peu avant 383, un certain Helvidius – dont on ne sait pas grand-chose à vrai dire5 – avait rédigé à Rome un petit ouvrage qui entendait montrer, textes à l’appui, que Marie, restée vierge jusqu’à la naissance de Jésus, avait ensuite vécu comme une femme mariée et avait eu de Joseph plusieurs fils et filles ; remettant donc en cause sa virginité post partum, Helvidius entendait montrer l’égalité du mariage avec la vie ascétique et la sainteté de cet état de vie6. Choqués par ces opinions, des chrétiens avaient alors demandé à Jérôme de répondre ; après quelques hésitations, celui-ci se décida finalement, devant le scandale suscité à Rome, à réfuter les thèses d’Helvidius7 : telle est l’origine du Contre Helvidius, sur la virginité perpétuelle de la bienheureuse Marie, rédigé par Jérôme lors de son second séjour à Rome, en 383, alors qu’il se trouvait au service du pape Damase8. L’ouvrage se présente comme 4 5
6 7 8
Nous citerons le Contre Helvidius d’après le texte donné dans la Patrologie latine, tome 23 (éd. 1845), 183 A-206 B. Nous préparons actuellement une nouvelle édition pour la collection des Sources Chrétiennes. Sur Helvidius, on peut renvoyer à l’étude de G. Jouassard, « La personnalité d’Helvidius », dans Mélanges J. Saunier, Lyon, 1944, p. 139156. Voir également G. Rocca, L’Adversus Helvidium di san Girolamo nel contesto della letteratura ascetico-mariana del secolo IV (Europäische Hochschulschriften, Reihe XXIII, Theologie 646), Bern-Berlin-FranckfurtNew York-Paris-Wien, 1998, notamment p. 55-69. Nous avons montré par ailleurs que les analyses de ces travaux méritent d’être nuancées ou parfois revues ; nous n’insisterons cependant pas sur ce point ici. Voir ce qu’en dit Jérôme dans l’Aduersus Heluidium 22 : « Tu veux qu’il y ait même gloire pour la vierge et la femme mariée » (PL 23, 206 A). Sur le contexte de rédaction de l’ouvrage, voir Aduersus Heluidium 1 (183 A-185 A). Cf. Jérôme, Epistula 49, 18 (fin 393) : « Du vivant de Damase, de sainte mémoire, nous avons écrit un livre contre Helvidius sur la virginité perpétuelle de la bienheureuse Marie, où nous avons été obligé, pour célébrer le bonheur de la virginité, de dire bien des choses sur les tracas du mariage. Est-ce que cet homme éminent, savant dans les Écritures, vierge et docteur d’une Église vierge, a repris quoi que ce soit à cette discussion ? » (J. Labourt, CUF, II, p. 145 – trad. J. Labourt, révisée). 32
Jésus, fils unique de Marie ?
le premier traité latin consacré à la question de la virginité de Marie et la première apologie de Jérôme en faveur de l’ascétisme. Si le traité d’Helvidius est perdu, la réponse de Jérôme, qui suit pas à pas les arguments de son adversaire9, nous permet de restituer en grande partie les principales thèses défendues, et de suivre la contreargumentation très développée qui leur est opposée. Avant d’en arriver à la question concernant directement les frères de Jésus, Helvidius avançait deux premiers arguments scripturaires (propositiones ou quaestiunculae) qui lui permettaient de prouver que Marie, après la naissance de Jésus, avait pleinement vécu son mariage et s’était donc unie à Joseph. Une première difficulté10 portait sur Mt 1, 18-20.24-25, où il est écrit que Marie était fiancée (desponsata) à Joseph et qu’elle se trouva enceinte « avant qu’ils ne s’unissent » (priusquam conuenirent) ; Helvidius en déduisait que si Marie était fiancée, c’était nécessairement en vue de se marier un jour : la conjonction de temporalité priusquam suppose qu’à un moment donné Marie et Joseph ont dû s’unir réellement11. Un second argument12 reposait sur Mt 1, 24-25, où on lit que Joseph « ne connut pas » Marie « jusqu’au jour où elle enfanta un fils » ; Helvidius insistait sur le sens sexuel du verbe « connaître » et sur la valeur de la conjonction « jusqu’à ce que », qui suppose qu’un terme a été mis à la continence du couple13. Jérôme, dans sa réponse, revenait sur chacun de ces arguments scripturaires et démontrait 9
10 11 12 13
Aduersus Heluidium 4 : curramus per singula (185 C), « parcourons chaque point » ; 6 : ad quod nos breuiter respondemus (189 A), « ce à quoi nous répondons brièvement » ; 9 : uerum quia iam satis abundeque respondimus ad id quod proposuerat (192 A), « mais parce que nous avons déjà répondu suffisamment et abondamment à ce qu’il avait mis en avant » ; ut iuxta disputationis eius ordinem, etiam nostrae responsionis ordo procedat (189 A), « pour que l’ordre de notre réponse suive l’ordre de son argumentation » ; 17 : sed melius puto breuiter ad singula respondere (202 A), « mais je pense préférable de répondre brièvement sur chaque point ». Aduersus Heluidium 3 : prima eius propositio fuit… (185 B), « sa première proposition était… » Voir l’argument d’Helvidius et la réponse de Jérôme en Aduersus Heluidium 3-4 (185 B – 188 B). Aduersus Heluidium 5 : nunc illud est disserendum (188 B), « à présent, expliquons ce point. » Voir l’argument d’Helvidius et la réponse de Jérôme en Aduersus Heluidium 5-8 (188 B – 192 A). 33
Régis Courtray
que non seulement ils ne sauraient être retenus, mais qu’Helvidius ignorait tout de la science exégétique. C’est à la suite de l’examen de ces deux premiers passages qu’Helvidius en venait plus directement aux questions qui concernent Jésus et ses frères et qui font l’objet de ses troisième et quatrième difficultés ; son but était de montrer que non seulement Joseph et Marie avaient consommé leur mariage après la naissance de Jésus, mais que d’autres enfants étaient nés de cette union.
1. Jésus est-il fils unique ? Un premier passage scripturaire cité par Helvidius en faveur de sa thèse était Lc 2, 7 : « [Marie] enfanta son fils premier-né. » Helvidius faisait remarquer que le mot « premier-né » (primogenitus) ne peut qualifier qu’un enfant qui est suivi par d’autres frères, tandis qu’on recourt au terme « enfant unique » (unigenitus) pour désigner un enfant qui est le seul fils de ses parents14. Dans sa réponse15, Jérôme pose quant à lui la distinction suivante : Tout enfant unique est un premier-né, mais tout premier-né n’est pas un enfant unique. Le premier-né n’est pas seulement l’enfant après lequel d’autres viennent encore (post quem et alii), mais celui avant lequel il n’y en a pas (ante quem nullus).
Il apporte, sur cette définition du « premier-né », plusieurs preuves tirées de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Ainsi en est-il des prescriptions juridiques concernant l’offrande et le rachat des premiers-nés, animaux ou hommes (Nb 18, 15-17 ; Lc 2, 22-24), valables pour tous les êtres qui « ouvrent la matrice », qu’ils soient ou non suivis par d’autres. Jérôme cite notamment en exemple l’épisode de l’extermination des « premiersnés » d’Égypte (Ex 12, 29) : il est évident que les enfants uniques aussi ont été frappés de mort. Il ironise : Ou bien tu soustrairas au châtiment les enfants uniques et tu seras ridicule ou bien, si tu reconnais qu’ils ont été tués, nous établirons contre ton gré que les enfants uniques aussi sont appelés premiers-nés. 14 Aduersus Heluidium 9 (192 A-B). Tel est le troisième argument d’Helvidius : ad tertiam ueniendum est quaestionem (192 A), « il faut en venir à sa troisième question ». 15 Aduersus Heluidium 10 (192 B-193 C). 34
Jésus, fils unique de Marie ?
La réponse de Jérôme à cette troisième difficulté est assez rapide16. L’exégèse moderne a depuis confirmé le sens qu’il donne au terme grec πρωτότοκος de Lc 2, 7 correspondant à l’hébreu bekowr : le mot vise bien un « premier-né » sans considérer s’il est suivi ou non par d’autres frères17. Mais c’est surtout le quatrième argument d’Helvidius – en lien direct avec le troisième18 – qui va retenir plus longuement l’attention de Jérôme : la thèse soutenue par Helvidius est que ceux qui sont appelés « frères du Seigneur » seraient des enfants nés de Marie et de Joseph après Jésus.
2. Jésus a-t-il eu des frères ? 2. 1. La position d’Helvidius Helvidius avait en effet noté, à la suite d’autres, que le Nouveau Testament fait régulièrement mention de « frères du Seigneur ». Sans citer littéralement Helvidius, Jérôme résume sa pensée, de manière apparemment fidèle19 ; son adversaire dressait une liste de textes où apparaît l’expression « ses frères » ou « frères du Seigneur », en suivant l’ordre des livres néotestamentaires ; il signalait ainsi Mt 12, 46 ; Jn 2, 12 ; Jn 7, 3-5 ; Mc 6, 2-3 et Mt 13, 54-56, qui mentionnent les noms de ces frères, ainsi que l’existence de sœurs (« Sa mère ne s’appelle16 Dans son Commentaire sur Matthieu I, 1, 24-25 (É. Bonnard, SC 242, p. 80-83), Jérôme renverra au Contre Helvidius pour l’explication du terme « premier-né », en refusant de nouveau que Marie ait eu d’autres enfants de Joseph. 17 Joseph A. Fitzmyer, The Gospel According to Luke I-IX (Anchor Bible 39), Garden City, Doubleday, 1983 p. 407-408. Fitzmyer invoque aussi l’usage courant en grec de la koinè de πρωτότοκος à partir des papyri documentaires. 18 Jérôme le note lui-même en Aduersus Heluidium 11 : « Le dernier argument qu’il a exposé – même si c’est précisément ce qu’il a voulu montrer à propos du premier-né –, c’était qu’il est fait mention de ‘frères du Seigneur’ dans les Évangiles » (193 C). 19 Jérôme indique en effet en Aduersus Heluidium 12 : « Si nous avons repris ces passages, c’est pour éviter qu’il ne se mette à calomnier et ne proclame que nous avons supprimé ce qui joue en sa faveur et que nous avons démoli sa pensée non par les témoignages des Écritures mais par une discussion hasardeuse » (194 C-195 A). 35
Régis Courtray
t-elle pas Marie et ses frères Jacques, Joseph, Simon et Jude et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous ? ») ; Ac 1, 14 ; Ga 1, 19, qui parle de « Jacques, frère du Seigneur » ; 1 Co 9, 4-5. Helvidius semble avoir soulevé lui-même une objection possible : le nom des quatre frères de Jésus mentionnés dans les Évangiles se trouve en effet non dans la bouche des apôtres mais dans celle de Juifs20 qui sont frappés de stupeur devant l’enseignement et les miracles de Jésus, dont ils connaissent pourtant bien les proches ; il répond cependant que leur témoignage est confirmé par les évangélistes Matthieu, Marc et Luc, qui mentionnent à leur tour les noms de Jacques et Joseph, dont la mère, Marie, était présente au moment de la crucifixion (Mt 27, 55-56 : « Marie mère de Jacques et de Joseph » ; Mc 15, 40 : « Marie mère de Jacques le Mineur et de Joseph [ou Joset21] » ; Lc 24, 10 : « Marie mère de Jacques »). Helvidius reconnaissait dans ces Jacques et Joseph les mêmes frères que ceux mentionnés par les Juifs, qui étaient donc appelés ici « fils de Marie » ; Jérôme cite la conclusion de son adversaire : Voici, dit-il, Jacques et Joseph, les fils de Marie, les mêmes que ceux que les Juifs ont appelés « frères » ; voici Marie, mère de Jacques le Mineur et de Joset […], comme Marc l’indique dans un autre passage encore : « Or Marie de Magdala et Marie mère de Jacques et de Joset virent où on le plaçait et, quand le sabbat fut passé, elles achetèrent des aromates et vinrent au tombeau » (Mc 15, 47-16, 1.2b).
Or, selon Helvidius, cette « Marie » ne peut être que la mère de Jésus, qui, sinon, aurait été absente de ce moment essentiel ; d’ailleurs, l’Évangile de Jean ne précise-t-il pas que Marie se trouvait au pied de la croix de Jésus lorsque ce dernier la confie à Jean (Jn 19, 25-27) ? Helvidius en concluait que Jacques et Joseph étaient fils de Marie, la mère de Jésus, et donc frères véritables de Jésus ; à ceux-ci, il fallait encore ajouter Simon et Jude, ainsi que les sœurs mentionnées en Marc et Matthieu.
20 Helvidius note en effet que les Juifs s’étaient déjà trompés sur Joseph, en le considérant comme le véritable père du Christ ; ils auraient donc pu faire la même erreur en attribuant à Jésus de véritables frères qui n’en étaient pas vraiment. 21 Le nom Joset, que l’on trouve à plusieurs reprises dans les Évangiles, est une forme de diminutif de Joseph. 36
Jésus, fils unique de Marie ?
Dans son épilogue22, Helvidius invoquait à l’appui de sa thèse l’autorité de Tertullien et de Victorin de Poetovio23. Si le témoignage de Victorin est perdu24, il est avéré que Tertullien parle effectivement dans ses œuvres des « frères du Seigneur », dans le but de prouver la pleine humanité de Jésus contre Marcion et Apellès qui niaient sa naissance humaine dans la chair25. Helvidius pouvait donc mettre en avant une tradition qui confortait son opinion.
2. 2. La réponse de Jérôme Après avoir exposé assez objectivement les arguments d’Helvidius, Jérôme répond par une contre-argumentation assez virulente26, dont il donne plus loin la justification, écrivant qu’Helvidius avait « appliqué [sa] rage à insulter la Vierge27 » ; comparant alors ce dernier à Érostrate qui avait incendié le temple de Diane pour se rendre célèbre, Jérôme déclare : « Mais toi, c’est le temple du corps du Seigneur que tu as livré à l’incendie, toi, tu as souillé le sanctuaire de l’Esprit Saint, d’où tu veux que soit sorti un quadrige de frères et un tas de sœurs28 ». 22 Aduersus Heluidium 17 : in epilogos illius irruendum (201 A). 23 C’est Jérôme qui nous en informe en Aduersus Heluidium 17 (201 B). 24 Helvidius avait sans doute trouvé son opinion dans son Commentaire sur Matthieu, perdu, que Jérôme signale dans sa préface à son propre Commentaire sur Matthieu (É. Bonnard, SC 242, p. 68-69) ; Jérôme devait posséder cet ouvrage dans sa bibliothèque, puisqu’en 392, il promet à Paula et Eustochium, dans le prologue de sa traduction des Homélies sur Luc d’Origène, de leur en envoyer une copie (H. Crouzel, F. Fournier et P. Périchon, SC 87, p. 96-97). Le passage évoqué pourrait provenir du Commentaire sur Matthieu 12, 46 ou 13, 55-56 de Victorin : voir M. Dulaey, Victorin de Poetovio, premier exégète latin, I, Paris, 1994, p. 63-64. 25 Sur Tertullien, voir notamment Aduersus Marcionem IV, 19, 6-12 (R. Braun, SC 456, p. 242-249 – à propos de Lc 8, 19-21) et De carne Christi VII, 1-13 (J.-P. Mahé, SC 216, p. 240-247 – à propos de Mt 12, 48). Voir David G. Hunter, « Helvidius, Jovinian, and the Virginity of Mary in Late Fourth-Century Rome », Journal of Early Christian Studies, 1 (1993), p. 65-67. 26 Avant de répondre, Jérôme s’exclame ainsi, en Aduersus Heluidium 13 : « Ô folie aveugle et esprit insensé courant à sa propre perte ! » (195 B). 27 Aduersus Heluidium 16 (199 C). 28 Aduersus Heluidium 16 (200 A). 37
Régis Courtray
La réponse de Jérôme s’ouvre par l’examen du dernier argument d’Helvidius, selon lequel « le Seigneur, du haut de la croix, confiait cette femme déjà veuve à Jean, pour être sa mère29 » ; pour Jérôme, la preuve avancée n’est pas recevable : de fait, si Marie avait eu quatre autres fils et des filles, pourquoi Jésus aurait-il eu besoin de la confier à Jean ? Par ailleurs, l’Écriture ne mentionne nullement que Marie était veuve et qu’elle aurait donc eu besoin d’être prise en charge. Jérôme attire alors l’attention sur le verset de Jn 19, 25, qu’Helvidius n’avait mentionné qu’incidemment et qui indique les femmes présentes au pied de la croix : « Or, près de la croix, se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie de Cléophas, et Marie de Magdala » – un verset qui aura son importance dans le raisonnement à suivre. Partant de là, le défenseur de la virginité de Marie va se livrer à une double argumentation : une démonstration exégétique, suivie d’une démonstration philologique. Une démonstration exégétique : qui est Jacques le Mineur ? Pour ruiner l’argumentation scripturaire d’Helvidius, Jérôme va donc, dans un premier temps, mener une enquête exégétique30 autour de la figure de Jacques, « frère du Seigneur » : qu’il lui suffise de montrer que ce Jacques ne peut pas être frère utérin de Jésus, et toute l’hypothèse élaborée par Helvidius s’écroulera. Qui est donc ce Jacques en question, surnommé « le Mineur » par Marc ? Et d’abord, était-il ou non un apôtre ? Si c’était l’un des apôtres, il s’agirait soit de l’apôtre Jacques fils de Zébédée (Mc 1, 19 ; Mt 4, 21 ; 10, 3 ; Lc 3, 17), soit de l’apôtre Jacques fils d’Alphée (Mc 3, 18 ; Mt 10, 3 ; Lc 6, 15 ; Ac 1, 13). Or, il ne peut être que le fils d’Alphée, puisque Paul mentionne un apôtre Jacques, qualifié de « frère du Seigneur », dans l’Épître aux Galates (Ga 1, 18-19 ; 2, 9) et que le fils de Zébédée avait alors déjà été mis à mort par Hérode (Ac 12, 2)31. Par ailleurs, ce Jacques, en tant qu’apôtre, devait croire en Jésus et ne faisait donc pas partie de ces frères dont il est dit dans l’Évangile de Jean : « Car même ses frères ne croyaient pas alors en 29 Aduersus Heluidium 12 (195 B). 30 Aduersus Heluidium 13 (195 C-196 C). 31 Quand Paul monte à Jérusalem avec Barnabé et Tite et rencontre Jacques, « frère du Seigneur (Ga 1, 19), Jacques de Zébédée a déjà été mis à mort par Hérode Agrippa Ier en 43 ou 44, selon le témoignage de Luc. Le Jacques que Paul rencontre ne peut donc être que Jacques, fils d’Alphée, également appelé Jacques le Mineur. 38
Jésus, fils unique de Marie ?
lui » (Jn 7, 5). Si, en revanche, ce personnage n’était pas un apôtre, il s’agit alors d’un troisième Jacques ; toutefois, note Jérôme, son surnom « le Mineur » suppose l’existence d’un « Majeur », deux qualificatifs qui ne peuvent s’employer que pour un groupe de deux personnes ; d’autre part, le témoignage de Paul est clair, invalidant cette seconde hypothèse : Jacques le Mineur, « frère du Seigneur », était bien un apôtre. Jacques, « frère du Seigneur », est par ailleurs le fils d’Alphée et l’on sait, grâce à Matthieu, Marc et Luc, que sa mère se nommait Marie. Reste à identifier qui est cette Marie, mère de cet apôtre Jacques. S’appuyant alors sur Jn 19, 25, qui mentionne au pied de la croix la sœur de la mère de Jésus en l’appelant « Marie de Cléophas », Jérôme assimile la mère de Jacques à Marie surnommée « de Cléophas » – bien que Jean ne précise pas de qui cette Marie était la mère. Jérôme reconnaît ne pas savoir d’où vient cette appellation « de Cléophas » : elle pourrait être liée au nom du père de Marie32 (a patre) ou au clan de sa famille (a gentilitate familiae). Ce double nom n’est en tout cas pas surprenant pour qui connaît la Bible : il arrive bien souvent qu’un même personnage ou un même lieu reçoive plusieurs noms ; Jérôme
32 Une tradition qui, dans nos sources, ne remonte pas plus haut que le ixe siècle, a fait de Cléophas le deuxième époux d’Anne, mère de Marie, après la mort de Joachim (suivra un troisième époux après la mort de Cléophas, Salomé, de qui elle aura une fille, elle-même nommée Marie : cette dernière, ayant épousé Zébédée, sera la mère de Jacques le Majeur et de Jean). Voir Haymon d’Auxerre, Epitome historiae sacrae II, 3 (PL 118, 824 B-C) ; cf. B. de Gaiffier, « Le Trinubium Annae. Haymon d’Halberstadt ou Haymon d’Auxerre ? », Analecta Bollandiana, 90 (1972), p. 289-298 ; D. Iogna-Prat, « L’œuvre d’Haymon d’Auxerre. État de la question », dans C. Jeudy, D. Iogna-Prat et G. Lobrichon (dir.), L’école carolingienne d’Auxerre de Murethach à Rémi, 830-908 : entretiens d’Auxerre, 1989, Paris, 1991, p. 170-171. Jérôme aurait-il eu vent d’une telle explication, qui justifierait que seule cette sœur reçoive un tel qualificatif ? Ses propres doutes semblent écarter l’hypothèse. Par la suite, cette légende se retrouvera dans une révision du xie siècle de l’Évangile du Pseudo-Matthieu (famille Q), et plus tard, au xiiie siècle, Jacques de Voragine, dans sa Légende dorée, la reprendra dans la notice 129 consacrée à « la Nativité de la bienheureuse Vierge Marie » (8 septembre). Nous remercions Christelle Fairise pour les indications qu’elle nous a fournies sur cette question. 39
Régis Courtray
en donne de nombreux exemples33. La conclusion de ce parcours scripturaire s’impose : l’expression « frères du Seigneur » désigne les fils d’Alphée et de Marie de Cléophas, la tante maternelle de Jésus, « qui d’abord n’étaient pas croyants, puis ont cru34 » ; Jacques le Mineur est donc le cousin germain de Jésus ; de là encore – bien que Jérôme ne le dise pas –, Joseph (ou Joset), Simon et Jude, qui, en Marc et Matthieu, sont cités au côté de Jacques, sont donc eux aussi cousins de Jésus – il en va de même pour les sœurs mentionnées. Voici, sous forme de schéma, un résumé de la théorie proposée par Jérôme : Joseph - - - Marie
Jésus
Marie de Cléophas — Alphée
Joseph (Joset)
Jacques le Mineur (apôtre)
Simon
Jude
des sœurs
On notera qu’un peu plus loin, Jérôme fait une concession à sa démonstration, à propos de son identification – il est vrai incertaine – entre Marie mère de Jacques et Marie de Cléophas : « Admettons que Marie de Cléophas et Marie mère de Jacques et Joset aient été distinctes l’une de l’autre, pourvu qu’il soit établi que cette Marie, mère de Jacques et Joset, n’est pas la même que la mère du Seigneur35. » Nous reviendrons sur ce point plus loin ; il est clair en tout cas que ce qui importe aux yeux de Jérôme, c’est que Marie n’ait pas eu d’autres enfants après Jésus. Comme il le remarque d’ailleurs, si cette Marie avait été la mère de Jésus, l’évangéliste l’aurait dit explicitement et n’aurait pas laissé croire qu’il pouvait s’agir d’une autre femme36. 33 Ainsi, Raguel est également appelé Jéthro ; Gédéon, Jérobaal ; Ozias, Azarias ; le mont Thabor, Ibatyrium ; l’Hermon, Sanior ou Sanir ; la région céleste de Nageb, Theman et Darom ; Pierre, Simon et Céphas ; Jude le Zélote, Thaddée ; etc. 34 Selon Jn 7, 5, « même ses frères ne croyaient pas alors en [Jésus] ». En Aduersus Heluidium 14, Jérôme revient sur ce passage : « Toutefois, il a pu se faire qu’un seul ait cru immédiatement, tandis que les autres sont restés longtemps incrédules. » Jérôme apporte ici une nuance qui lui paraît nécessaire, car il est difficilement admissible que Jacques, s’il était un apôtre, n’ait pas immédiatement cru au Christ. 35 Aduersus Heluidium 14 (196 C-197 A). 36 Aduersus Heluidium 14 (196 C). 40
Jésus, fils unique de Marie ?
À cette démonstration exégétique, Jérôme joint une démonstration philologique sur le sens du mot « frère » dans l’Écriture ; il s’agit de montrer « comment il se fait qu’on appelle ‘frères du Seigneur’ les fils de la tante maternelle [de Jésus], Marie37 ». Une démonstration philologique : les sens du mot « frère » dans l’Écriture38 Selon Jérôme, le mot « frère » peut recevoir plusieurs sens dans l’Écriture : « On parle de frères de quatre manières : selon la nature (natura), la race (gens), la parenté (cognatio), l’affection (affectus). » Chacun de ces quatre sens est ensuite illustré par de nombreux exemples tirés de l’Écriture. Selon la nature, le mot « frère » désigne les enfants des mêmes parents (comme Ésaü et Jacob, les douze patriarches, André et Pierre, Jacques et Jean). Selon la race, le terme qualifie des hommes qui appartiennent à une même nation : c’est par ce terme que les Juifs s’appellent entre eux (Dt 15, 12 ; 19, 15 ; 22, 1-2) et que Paul désigne les Israélites (Rm 9, 3-4). Selon la parenté, on entend par « frères » des enfants issus d’une même famille, au sens du grec πατρία et du latin paternitas, « lorsqu’à partir d’une même souche, une grande foule de descendants se déploie » : c’est le cas pour Abraham et son neveu Lot39 ; Jérôme donne de cette troisième acception de très nombreux exemples tirés du seul livre de la Genèse (Gn 13, 8.11.27 ; 12, 4-5 ; 14, 14.16 ; 29, 11-12.15-16 ; 31, 36-37). Le mot « frère » peut être enfin employé par affection, laquelle est subdivisée en deux catégories : l’affection spirituelle (in spiritale – tous les chrétiens sont frères entre eux : Ps 132, 1 ; 21, 23 ; Jn 20, 17) et l’affection commune (in commune – « étant tous nés du même Père, nous sommes entre nous unis par une égale fraternité » : Is 66, 5 ; 1 Co 5, 11).
37 Aduersus Heluidium 14 (196 C). 38 On trouve cette seconde partie de la démonstration de Jérôme aux § 14-15 de l’Aduersus Heluidium (196 C-199 C). Sur l’utilisation de la philologie dans le Contre Helvidius, voir Vincenza Milazzo, « L’utilizzazione della Scrittura nell’‘Adversus Helvidium’ di San Girolamo : tra grammatica ed esegesi biblica », Orpheus, N.S. 15 (1994), p. 26 sq. 39 En droit romain, le terme cognatio désigne, de manière générale, la parenté par le sang (en revanche, le mot agnatio ne concerne que la parenté du côté paternel). 41
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Partant de ces quatre catégories, Jérôme se tourne, de manière rhétorique, vers son adversaire : « Je te demande à présent : de quelle manière comprends-tu l’appellation ‘frères du Seigneur’ dans l’Évangile ? » Passant en revue les différents sens qu’il vient d’énumérer, il soutient qu’il est philologiquement impossible de comprendre ici le mot « frère » autrement que selon la parenté (cognatio)40. Comme Antonio Casamassa l’a écrit, « la démonstration de Jérôme est péremptoire et n’admet aucune réplique41 ». Derniers arguments Tout à la fin de sa réponse à la dernière propositio d’Helvidius, Jérôme ajoute, s’il en était encore besoin, un dernier argument42. Il propose à Helvidius un parallèle entre l’expression « frères du Seigneur » et l’appellation « son père », qui désigne Joseph et qui est bien attestée dans les Évangiles (dans la bouche même de Marie : Lc 2, 48 ; voir encore Lc 2, 33 ; Jn 1, 45) : « On les dit ‘frères du Seigneur’ de la même manière que l’on dit de Joseph qu’il est ‘son père’. » L’argument de Jérôme se veut en fait tout rhétorique et son but est d’enfermer son adversaire dans ce qu’il nomme « une question en forme de dilemme » (cornuta interrogatio), impossible à résoudre sans que le 40 Aduersus Heluidium 15 : « Est-ce conformément à la nature ? Mais l’Écriture ne le dit pas, ne les appelant ‘fils’ ni de Marie ni de Joseph. Conformément à la race ? Mais il est absurde qu’un petit nombre seulement de Juifs soient nommés ‘frères’, alors que tous les Juifs qui se trouvaient là auraient pu, selon cette règle, être appelés ‘frères’. Conformément à l’affection des liens humains ou spirituels ? Mais s’il en est ainsi, qui, davantage que ses apôtres, furent ses frères, eux qu’il instruisait dans l’intimité et qu’il appelait ‘mères’ et ‘frères’ ? Ou bien, si tous sont ses frères parce qu’ils sont hommes, il était stupide d’annoncer comme une caractéristique qui leur était propre : ‘Voici tes frères qui te cherchent’ (Mt 12, 47 ; Mc 3, 32), puisque, de manière générale, tous les hommes, de par ce lien, sont des frères. Il te reste donc, conformément à l’explication donnée plus haut, à comprendre qu’ils sont appelés ‘frères’ selon la parenté, et non selon l’affection, un privilège de race ou la nature » (199 A-B). Jérôme invoque à l’appui de sa démonstration d’autres textes vétérotestamentaires encore (Gn 13, 8.11 ; 29, 12.15 ; Nb 27, 7 ; Gn 20, 12 ; Lv 20, 17). 41 A. Casamassa, « L’“Adversus Helvidium” di S. Girolamo », dans Scritti patristici, I, Rome, 1955, p. 82. 42 Aduersus Heluidium 16 (200 B-201 A). 42
Jésus, fils unique de Marie ?
piège se referme sur soi43. La question adressée par Jérôme à Helvidius est la suivante : « Joseph a-t-il été véritablement le père de Jésus ? » Si Helvidius répond « oui », alors il entrera en contradiction avec les Évangiles, qui affirment que Jésus avait été « procréé par l’Esprit Saint » (cf. Mt 1, 18.20 ; Lc 1, 35) ; Jérôme ironise : « Tu as beau manquer de finesse, tu n’oseras pas le dire ! » Mais si Helvidius répond « non », alors il entrera aussi en contradiction avec les Évangiles qui désignent Joseph comme tel. Le piège rhétorique se referme donc sur Helvidius, et c’est Jérôme qui propose la solution qui permet de sortir de l’aporie : « À moins qu’on ne le tenait pour [son père] ? » Sans être le géniteur de Jésus, Joseph était de fait considéré comme son père. Passant alors de Joseph aux frères de Jésus, Jérôme conclut sa démonstration : « Que l’on considère ses frères aussi de la manière dont son père a été considéré. » En d’autres termes : ils n’étaient pas ses frères véritables, mais ils étaient considérés comme tels par tout le monde44.
43 L’interrogatio cornuta est une question sophistique visant à prendre au piège son adversaire dans un dilemme impossible. L’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot définissait précisément le dilemme comme un « argument cornu » : « Ces deux parties étant disposées de façon, que si on élude l’une, on ne peut éviter l’autre » (t. IV, Paris, 1751, p. 1006). Dans la Lettre 69, 2 à Océanus (env. 400), Jérôme explique en quoi consiste un « syllogisme cornu », en racontant l’expérience qu’il en fit lui-même : « À Rome, j’ai subi, de la part d’un homme très éloquent, un syllogisme qu’on appelle cornu, si bien que, de quelque côté que je me tournais, j’étais étroitement pris. » Après avoir répondu « avec simplicité » aux questions qui lui étaient posées, Jérôme vit alors le syllogisme se refermer sur lui : « Alors que je me croyais en sûreté, d’un côté et de l’autre, les cornes se mirent à pousser vers moi, et la ligne de bataille auparavant cachée se déploya » (J. Labourt, CUF, III, p. 192, l. 24 – p. 193, l. 4 – trad. personnelle). L’image de la corne prend ici la valeur concrète de l’« aile » de l’armée, selon le sens que le mot peut avoir en latin. Dans le Commentaire sur Matthieu III, 19, 3, Jérôme emploie l’expression cornuatus syllogismus à propos du piège tendu à Jésus par les Pharisiens : « Quelle que soit sa réponse, il sera pris au piège » (É. Bonnard, SC 259, p. 64-66, l. 6-7). 44 Comme l’a noté Vincenza Milazzo, ce parallèle entre Joseph et les frères de Jésus se trouve également chez Jean Chrysostome, Homilia 5 in Matthaeum (PG 57, 58). Cf. Vincenza Milazzo, « L’utilizzazione della Scrittura nell’‘Adversus Helvidium’ di San Girolamo », p. 44, n. 77. 43
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Restent les deux témoignages qu’Helvidius avait avancés en faveur de sa thèse, et que Jérôme rejette rapidement45 : Tertullien, d’une part, en raison de sa conversion au montanisme, ne peut être considéré comme un homme d’Église46 ; quant à Victorin de Poetovio, Jérôme affirme qu’il a parlé non de « fils de Marie », mais de « frères du Seigneur » et qu’il a donné au mot « frères », comme les évangélistes, le sens de « frères selon la parenté » (propinquitas), expression qui implique un lien assez large entre personnes d’une même famille47. De toute façon, ce ne sont là, aux yeux de Jérôme, que des bagatelles (nugae) qui ne méritent pas de longue réponse. À ces témoignages apportés par Helvidius, Jérôme affirme qu’il pourrait en opposer bien d’autres : Que ne puis-je mettre en branle contre toi toute la série des auteurs anciens : Ignace, Polycarpe, Irénée, Justin martyr et beaucoup d’autres hommes apostoliques et éloquents48 qui, contre Ébion et encore Théodote le Byzantin, Valentin49 – qui 45 Aduersus Heluidium 17 (201 B-202 A). 46 Dans l’Ad Titum 1, 6-7 (G. Raspanti, CCL 77 C, p. 18, l. 340), Jérôme qualifie également le De monogamia de Tertullien de « livre hérétique ». 47 G. Jouassard a jugé les explications de Jérôme « alambiquées et peu satisfaisantes » ; il doutait notamment que Victorin ait pu entendre le mot « frères » comme Jérôme : « Jérôme est lui-même le premier , à notre connaissance, parmi les anciens, qui ait entendu ce mot comme il le fait, c’est-à-dire d’une parenté éloignée. Dans le cas où il aurait trouvé même explication chez Victorin, notre évêque n’aurait pas manqué de s’en prévaloir. Il dit seulement que l’évêque de Pettau s’exprimait comme l’Écriture. C’est donc que celui-ci le faisait de façon équivoque comme elle » (« La personnalité d’Helvidius », art. cit., p. 148). 48 Nous reviendrons sur cette liste d’auteurs anciens dans notre troisième partie. 49 Selon Jérôme, Ébion, Théodote le Byzantin et Valentin, partisans de l’adoptianisme, considéraient donc que Jésus était un pur homme. Sur Ébion, voir B. Jeanjean, Saint Jérôme et l’hérésie, Paris, 1999, p. 178179 ; Jérôme parle également de lui dans l’In Galatas I, 1 (G. Raspanti, CCL 77 A, p. 12) ; 11-12 (p. 24). Sur Théodote le Byzantin, qui n’apparaît chez Jérôme que dans le Contre Helvidius, voir B. Jeanjean, Op. cit., p. 176 ; Jérôme tire sans doute son information du témoignage d’Eusèbe de Césarée, selon lequel le pape Victor, à la fin du iie siècle, avait condamné « Théodote le corroyeur » qui avait, pour la première fois, affirmé que le Christ n’était qu’un homme (Historia ecclesiastica V, 28, 6). Sur Valentin, voir B. Jeanjean, Saint Jérôme et l’hérésie, op. cit., p. 198-199. 44
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ont les mêmes idées que toi –, ont rédigé des volumes pleins de savoir ?
L’assimilation d’Helvidius aux hérétiques Ébion, Théodote et Valentin est certes abusive, mais, comme l’a bien montré Benoît Jeanjean : Elle ressortit au procédé hérésiologique de l’amalgame, en sorte que si Ébion, Théodote le Byzantin et Valentin ont partagé l’opinion d’Helvidius, celle-ci a déjà été réfutée par Ignace, Polycarpe, Irénée et Justin qui ont écrit contre eux. Dès lors, qu’importe que Jérôme ait lu ou non les auteurs qu’il invoque, et que les hérétiques cités aient réellement partagé les positions d’Helvidius, celui-ci est irrémédiablement discrédité et placé hors de l’Église50 !
Assimilé aux hérétiques51, Helvidius l’est aussi aux Juifs : De fait, associant ta voix à celle des Juifs, tu dis : « N’est-ce pas là le fils du charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, ses frères Jacques, Joset, Simon et Judas, et toutes ses sœurs ne sont-elles pas auprès de nous ? » (Mc 6, 2-3 ; Mt 13, 54-56)52.
Autant de manières de discréditer encore Helvidius ! Telle est la longue démonstration de Jérôme pour prouver que Jésus n’a pas eu de frères biologiques et que sa mère Marie est restée vierge. Cette solution semble nouvelle au ive siècle : Jérôme est le premier à affirmer que les frères de Jésus seraient en réalité ses cousins germains. Mais il ne lui suffit pas de prouver que Marie est restée vierge ; dans le passage qui suit immédiatement sa réfutation d’Helvidius, il veut encore que toute la « sainte famille » ait été vierge, aussi bien Marie que Joseph et Jésus lui-même ; de fait, s’adressant à son adversaire, il déclare : « Toi, tu dis que Marie n’est pas demeurée vierge ; mais moi, de mon côté, je réclame davantage : Joseph lui aussi a été vierge par l’intermédiaire de Marie, pour que, d’une union virginale, naquît un 50 Benoît Jeanjean, Saint Jérôme et l’hérésie, op. cit., p. 30. 51 Dans son Commentaire sur Ézéchiel, Jérôme qualifiera véritablement Helvidius de illius temporis haereticus : cf. Jérôme, In Hiezechielem XIII, 44, 1-3 (F. Glorie, CCL 75, p. 647, l. 1216). 52 Aduersus Heluidium 16 (200 A-B). Dans son Commentaire sur Matthieu 2, 13, 55-56 (É. Bonnard, SC 242, p. 294-295), Jérôme associait de même, en se référant à son Contre Helvidius, l’« erreur des Juifs » à la « condamnation des hérétiques ». 45
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fils vierge. » Cette affirmation de Jérôme sur la virginité de Joseph restera dans la tradition catholique qui célébrera le « chaste époux » de la Vierge, bien que cette opinion ne repose sur aucun fondement scripturaire. La démonstration de Jérôme en a visiblement imposé à Helvidius qui, d’après les témoignages parvenus jusqu’à nous, n’a plus fait parler de lui par la suite53. Surtout, elle a connu, moyennant quelques ajustements, un succès immense dès l’Antiquité54, devenant l’explication officielle de l’Église catholique, comme l’atteste, par exemple, l’article 500 du Catéchisme de l’Église catholique : On objecte parfois que l’Écriture mentionne des frères et sœurs de Jésus. L’Église a toujours compris ces passages comme ne désignant pas d’autres enfants de la Vierge Marie : en effet, Jacques et Joseph, « frères de Jésus » (Mt 13, 55), sont les fils d’une Marie disciple du Christ, qui est désignée de manière significative comme « l’autre Marie » (Mt 28, 1). Il s’agit de
53 Dans son Commentaire sur Ézéchiel XIII, 44, 1-3, Jérôme parle d’Helvidius comme d’un hérétique d'un temps éloigné : illius temporis haereticus (F. Glorie, CCL 75, p. 647). 54 Il est certain, comme l’a signalé Vincenza Milazzo (« L’utilizzazione della Scrittura nell’‘Adversus Helvidium’ di San Girolamo », art. cit., p. 45) que Bède a repris directement à Jérôme ses explications : cf. In Marcum IV, 15, 40-41 (D. Hurst, CCL 120, p. 636-637) ; 1, 3, 31-32 (p. 478) ; 2, 6, 3 (p. 502) ; In Lucam 3, 8, 19 (p. 178-179) ; Homiliae I, 5 (D. Hurst, CCL 122, p. 32-36). On a également avancé qu’Ambroise, dans son De institutione uirginis 6, 43 (écrit une dizaine d’années après le Contre Helvidius), aurait pu avoir connaissance du traité de Jérôme, à défaut de l’avoir lu ; de fait, l’évêque de Milan justifie l’existence de frères de Jésus en donnant un sens élargi au terme, qui désigne « une communauté de nation, de race et aussi de peuple » (F. Gori, Biblioteca Ambrosiana, 14, 2, Milano, 1989, p. 142) : voir ainsi J.B. Lightfoot, St. Paul’s Epistle to the Galatians, op. cit., p. 279 ; V. Milazzo, « L’utilizzazione della Scrittura nell’‘Adversus Helvidium’ di San Girolamo », art. cit., p. 45. Cependant, d’une part, les deux citations mises en avant par Ambroise pour appuyer son propos (Ps 21, 23 et Rm 9, 3-4a) correspondent à deux acceptions différentes du terme « frères » chez Jérôme (gens et affectus) ; d’autre part, Ambroise continue à indiquer la possibilité que ces frères seraient des enfants issus de Joseph et non de Marie, même s’il semble préférer la première solution. Il ne nous semble donc pas assuré qu’Ambroise ait pu puiser cette idée directement chez Jérôme. 46
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proches parents de Jésus, selon une expression connue de l’Ancien Testament55.
Cette affirmation semble apporter une réponse définitive à un dossier qui, cependant, est loin d’être clos et qui continue à faire couler beaucoup d’encre, notamment chez les historiens et les exégètes. La position de Jérôme serait-elle à l’abri de toute critique ? Nous nous proposons, en dernier lieu, de voir quelques-uns des problèmes qu’elle soulève. Nous nous contenterons de signaler certaines difficultés sans entrer dans le détail des discussions techniques, pour lesquelles nous renvoyons aux travaux plus spécialisés sur le sujet56.
3. Examen de la position de Jérôme 3. 1. Une position isolée et changeante Si l’on s’intéresse d’abord au positionnement de Jérôme, on ne peut qu’être frappé par son caractère à la fois isolé et changeant au 55 Catéchisme de l’Église catholique. Édition définitive avec guide de lecture, Paris, 1998, p. 111. 56 Nous indiquons ici les quelques travaux que nous avons consultés, sans prétendre avoir fait le tour des questions soulevées (on trouvera de plus amples références bibliographiques dans les articles et ouvrages mentionnés) : P.-A. Bernheim, Jacques, frère de Jésus, Paris, 1996 ; J. Blinzler, Die Brüder und Schwestern Jesu, Stuttgart, 1967 ; R. Burnet, Les douze apôtres. Histoire de la réception des figures apostoliques dans le christianisme ancien, Turnhout, 2014, p. 601-608 ; R. Burnet, « Les quatre Jacques du Nouveau Testament », Revue des Études tardo-antiques, Supplément 6 (2018-2019), p. 91-117 ; J.B. Lightfoot, Saint Paul’s Epistle to the Galatians, Londres, 1892, p. 252-291 ; S. Lyonnet, « Témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint Jérôme sur Jacques le frère du Seigneur », Recherches de Science Religieuse, 39 (1939), p. 335-351 (en particulier p. 344-351) ; J. McHugh, La mère de Jésus dans le Nouveau Testament, trad. J. Winandy (Lectio divina 90), Paris, 1977, p. 244-298 ; J. P. Meier, Un certain Jésus. Les données de l’histoire, I : Les sources, les origines, les dates, trad. Jean-Bernard Degorce, Charles Ehlinger et Noël Lucas (Lectio divina), Paris, 2005 ; S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus : retour sur un problème doctrinal du ive siècle », Studia Patristica, 63 (2013), p. 209-219 ; S. C. Mimouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth et l’histoire de la communauté nazoréenne/ chrétienne de Jérusalem du ier au ive siècle, Paris, 2015, p. 128-163. 47
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cours de ses écrits. La thèse des cousins qu’il défend ne trouve de fait pas d’appui ancien : c’est lui-même qui l’élabore pour la première fois dans le Contre Helvidius ; il s’agit donc d’une opinion personnelle, et Jérôme le rappelle d’ailleurs dans ses œuvres postérieures57. Tel n’était pas le cas de la position d’Helvidius, qui reposait au moins sur le témoignage antérieur de Tertullien, ou celle encore d’Épiphane de Salamine qui, au ive siècle, avait quant à lui affirmé que les « frères du Seigneur » étaient les fils nés d’un premier mariage de Joseph et donc les demi-frères de Jésus ; cette opinion, qui est restée sous le nom d’Épiphane, était en fait apparue pour la première fois au milieu du iie siècle, dans le Protévangile de Jacques58 (Jérôme connaissait cette théorie mais la rejetait également59), avant d’être reprise par Origène60, Eusèbe de Césarée61, Hilaire de Poitiers62 et Épiphane63. Certes, on l’a vu, Jérôme oppose à Helvidius « Ignace, Polycarpe, Irénée, Justin martyr et beaucoup d’autres hommes apostoliques et éloquents », mais ces témoignages invoqués ne peuvent que susciter le doute. On lit certes chez Irénée et Justin l’affirmation que Joseph n’était pas le père 57 Cf. Jérôme, De uiris illustribus 2 (E. Richardson, TU 14.1a, Leipzig, 1896, p. 7) ; In Matthaeum II, 12, 49 (É. Bonnard, SC 242, p. 262-263). 58 Protévangile de Jacques 9, 2, trad. Albert Frey, dans F. Bovon et P. Geoltrain (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, I (Pléiade), Paris, 1997, p. 90. 59 Jérôme semble plutôt attribuer cette opinion – qu’il écarte – aux apocryphes : Aduersus Heluidium 19 (203 A). 60 Origène, In Matthaeum X, 17 (R. Girod, SC 162, p. 216-217). Les sources d’Origène sont un passage perdu de l’Évangile selon Pierre et le Protévangile de Jacques 9, 2. Origène croyait à la virginité post partum de Marie : dans son Commentaire sur saint Jean I, 4, 23, il affirme que Marie n’a pas eu d’autres fils que Jésus (C. Blanc, SC 120, p. 70-73) ; de même, dans ses Homélies sur Luc VII, 4, il prétend que « les fils attribués à Joseph ne sont pas nés de Marie » (H. Crouzel, F. Fournier et P. Périchon, SC 87, p. 158-159). Concernant la virginité de Marie chez Origène, voir l’introduction des Homélies sur Luc (SC 87, p. 35-44). 61 Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica II, 1, 2 (G. Bardy, SC 31, p. 49-50). 62 Hilaire de Poitiers, In Matthaeum I, 4 (J. Doignon, SC 254, p. 96-99). 63 Épiphane de Salamine, Panarion 78, 7, 5-7 (K. Holl, GCS 37, p. 457) ; voir encore chez le même Épiphane, Panarion 29, 3-4 ; 38, 8, 1 ; 66, 19, 7-8. Sur Épiphane de Salamine, voir les analyses de S. C. Mimouni, Jacques le Juste, p. 143-144. 48
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biologique de Jésus et que ce dernier est né sans union charnelle64 ; il est également question de la virginité de Marie, de manière générale, chez Ignace d’Antioche65, Irénée de Lyon66 et Justin martyr67 ; mais nous ne trouvons pas, dans les œuvres conservées de ces auteurs, d’argument en faveur de la virginité perpétuelle de Marie ou de l’affirmation que Jésus est le fils unique de Marie68. Pierre Courcelle est d’avis que Jérôme n’avait pas consulté ces auteurs de première main69 ; John Norman Davidson Kelly qualifie quant à lui cette accumulation de références d’« écran de fumée malhonnête typique du style polémique » de Jérôme70 : rien de surprenant dès lors s’il ne nous est pas possible de retrouver les opinions que Jérôme prête ici à ces auteurs anciens. Mais on a aussi fait valoir que Jérôme n’a pas toujours eu exactement la même opinion à propos de Jacques, frère de Jésus ; ses explications évoluent de fait quelque peu avec le temps71. Dans ses 64 Irénée, Aduersus haereses III, 21, 1.4-10 (A. Rousseau et L. Doutreleau, SC 211, p. 398-401 ; 408-431) ; Justin martyr, Apologia 21-23 ; 30-33 (Ch. Munier, SC 507, p. 186-195 ; 208-221). 65 Ignace d’Antioche, Epistula ad Ephesios 19, 1 ; Epistula ad Smyrnaeos 1, 1. 66 Irénée de Lyon, Aduersus haereses I, 10, 1 ; III, 19, 1-3 ; etc. ; Demonstratio apostolicae praedicationis 32 ; 36 ; 64 ; 59. 67 Justin martyr, Dialogus cum Tryphone, passim (22 ; 43 ; 48 ; 50 ; 57 ; etc.). 68 Voir à ce sujet G. Jouassard, « La personnalité d’Helvidius », art. cit., p. 151, n. 2 ; G. Rocca, L’Adversus Helvidium di san Girolamo, op. cit., p. 87-88. Sur Marie chez Ignace, Justin et Irénée, voir encore David G. Hunter, « Helvidius, Jovinian, and the Virginity of Mary in Late Fourth-Century Rome », p. 61-62 ; L. Gambero, Mary and the Fathers of the Church. The Blessed Virgin Mary in Patristic Thought, trad. Th. Buffer, San Francisco, 1999, p. 29-32 (Ignace d’Antioche) ; p. 44-48 (Justin martyr) ; p. 51-58 (Irénée de Lyon). 69 P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, 1943, p. 79-80 (sur Ignace et Polycarpe) ; p. 84-86 (sur Justin et Irénée). 70 J.N.D. Kelly, Jerome. His Life, Writings and Controversies, New York, 1975, p. 107. Plus récemment, Régis Burnet a parlé de « riposte plus théologique et politique que fidèle aux textes » (Les douze apôtres, op. cit., p. 606). 71 Divers travaux ont étudié la position de Jérôme sur Jacques, frère de Jésus. Nous renvoyons en particulier à J.B. Lightfoot, Saint Paul’s Epistle to the Galatians, op. cit., p. 258 ss. ; S. Lyonnet, « Témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint Jérôme sur Jacques le frère du Seigneur », art. cit., 49
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Hommes illustres (392)72, dans son Commentaire sur Matthieu (398)73 et dans son Commentaire sur Ézéchiel (411-414)74 pourtant, Jérôme maintient fermement son opinion selon laquelle Jacques serait le fils de Marie, la sœur de la mère du Seigneur, contre ceux qui pensent qu’il serait le fils d’un premier mariage de Joseph (théorie du Protévangile de Jacques, reprise par Épiphane) : son but est essentiellement de défendre la virginité de Marie. Mais dans son Commentaire sur l’épître aux Galates, écrit aux alentours de 38775, soit quelques années seulement après le Contre Helvidius, Jérôme écrit : Je me souviens que, durant mon séjour à Rome, j’ai fait paraître, à l’instigation de mes frères, un livre sur la virginité perpétuelle de la sainte Marie, dans lequel il m’a été nécessaire de discuter assez longuement de ceux qui sont appelés « frères
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p. 344-351 ; J. McHugh, La mère de Jésus dans le Nouveau Testament, op. cit., p. 270 sq. Cf. Jérôme, De uiris illustribus 2 : « Jacques, qui est appelé ‘frère du Seigneur’ et surnommé ‘le Juste’, fils de Joseph qui l’aurait eu d’une autre femme, comme quelques-uns le pensent, mais à ce qu’il me semble, fils de Marie, la sœur de la mère du Seigneur, que Jean mentionne dans son livre (Jn 19, 25) » (E. Richardson, TU 14.1a, Leipzig, 1896, p. 7 – trad. D. Viellard, légèrement revue [Les Pères dans la foi, 100] Paris, 2009, p. 59) Cf. Jérôme, In Matthaeum II, 12, 49 : « ‘Voici ta mère et tes frères qui se tiennent dehors et qui te cherchent.’ Certains, suivant en cela les divagations d’apocryphes, supposent que le Seigneur aurait eu des frères, fils de Joseph et d’une autre épouse, et imaginent une certaine femme nommée Escha. Mais, et cela se trouve dans notre ouvrage contre Helvidius, nous comprenons que ces frères du Seigneur étaient non pas les fils de Joseph, mais les cousins germains du Sauveur, fils de Marie, la tante maternelle du Seigneur, que l’on dit mère de Jacques le Mineur, de José et de Jude, que nous voyons appelés frères du Seigneur dans un autre passage des évangiles. Les cousins germains sont appelés frères, toute l’Écriture le démontre » (É. Bonnard, SC 242, p. 262-263). Voir encore In Matthaeum II, 13, 55-56 (p. 294-295). Cf. Jérôme, In Hiezechielem 13XIII 44, 1-3 : « … pour confondre ceux qui pensent que [Marie] a eu, après la naissance du Sauveur, des fils de Joseph, à propos de ceux qui sont appelés ‘ses frères’ dans l’Évangile : sur cette petite question, je sais que j’ai écrit à Rome, contre Helvidius, un hérétique de ce temps-là, un livre qui n’est pas bien grand dans ma jeunesse » (F. Glorie, CCL 75, p. 647). Cf. Jérôme, Ad Galatas I, 1, 19 (G. Raspanti, CCL 77A, p. 37-38). 50
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du Seigneur » ; aussi quoi que nous ayons écrit, nous devons nous contenter de ceci : …
Cette dernière expression – qui oppose « ce que nous avons écrit « à « ceci » – laisse présager une inflexion de son opinion sur Jacques ; effectivement, au lieu de comprendre l’appellation « frère du Seigneur » en raison de la parenté de Jacques avec Jésus, Jérôme préfère l’expliquer par « ses mœurs remarquables, sa foi incomparable et la sagesse qu’il n’avait pas à demi » et par le fait que « le premier, il a présidé à l’Église qui, croyant la première au Christ, avait été rassemblée parmi les Juifs76 » ; d’autre part, s’appuyant sur 1 Co 15, 5-777, Jérôme exclut désormais ce Jacques du groupe des Douze : selon lui, s’il est appelé « apôtre », « la raison en est que tous ceux qui avaient vu le Seigneur et le prêchaient par la suite avaient reçu le nom d’‘apôtres’ ». Ce même changement d’opinion semble confirmé dans la notice consacrée à Jacques dans les Hommes illustres, où celui-ci, contrairement aux autres apôtres, n’est pas qualifié d’apostolus ; il est simplement dit qu’il fut « ordonné évêque par les apôtres de Jérusalem »78. Mais c’est surtout dans la Lettre 120, 4 à Hédybia79 (datée de 407, soit plus de vingt ans après le Contre Helvidius) que l’évolution semble la plus frappante, car Jérôme y distingue très clairement « Marie de Cléophas » et « Marie mère de Jacques » : Nous lisons dans les Évangiles qu’il y a eu quatre Marie : l’une est la mère du Seigneur et Sauveur ; une autre, sa tante maternelle, qui est appelée Marie de Cléophas ; une troisième,
76 Allusion au fait que Jacques avait été à la tête de la communauté de Jérusalem entre 30 et 62. 77 1 Corinthiens 15, 5-7 (trad. Bible de Jérusalem, Paris, 2000) : « [Le Christ] est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart d’entre eux demeurent jusqu’à présent et quelques-uns se sont endormis – ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. » 78 De uiris illustribus 2 (E. Richardson, TU 14.1a, Leipzig, 1896, p. 7). Stanislas Lyonnet ajoute à ce dossier l’Aduersus Iouinianum I, 39 (PL 23, 277-278) et l’In Isaiam V, 17, 5-6 (M. Adriaen, CCL 73, p. 185), où Jacques semble bien exclu du groupe des Douze (« Témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint Jérôme sur Jacques le frère du Seigneur », art. cit., p. 349). 79 Cf. Jérôme, Epistula 120, 4 (J. Labourt, CUF, VI, p. 132 – trad. personnelle). 51
Régis Courtray
Marie mère de Jacques et Joseph ; une quatrième Marie de Magdala.
Même s’il ajoute que « d’autres prétendent que la mère de Jacques et Joseph a été la tante maternelle [du Seigneur] », Jérôme ne semble plus adhérer désormais à la solution qu’il exposait dans son Contre Helvidius ; il paraît même signaler ici discrètement son évolution sur le sujet. Si donc Jérôme continue de soutenir que les frères du Seigneur étaient les fils d’une sœur de la Vierge qui s’appelait Marie, son opinion sur l’apostolicité de Jacques et sur l’identification de Marie de Cléophas et Marie mère de Jacques semble bien avoir évolué. Sur ce dernier point, il convient toutefois de faire remarquer que, dès le Contre Helvidius, Jérôme restait prudent, comme nous l’avons déjà signalé, admettant la possibilité que Marie de Cléophas et Marie mère de Jacques et Joset aient été distinctes l’une de l’autre : l’essentiel, à vrai dire, à ses yeux, était que Marie, mère de Jacques et Joset, fût distincte de Marie, mère de Jésus80.
3. 2. Les noms « Jacques le Mineur » et « Marie de Cléophas » Un autre aspect de l’argumentation de Jérôme peut encore retenir notre attention : les explications qu’il donne sur deux noms, Jacques dit « le Mineur » et Marie « de Cléophas ». Concernant d’abord Jacques, fils de la tante maternelle de Jésus et apôtre, Jérôme explique dans le Contre Helvidius qu’il reçoit le qualificatif de « Mineur » pour le distinguer de Jacques le Majeur ; les termes minor et maior ne peuvent renvoyer qu’à un groupe de deux apôtres, comme le rappelle clairement notre auteur. On n’a pourtant pas manqué de faire remarquer que, dans le texte grec (Mc 15, 40), il n’est pas question de Iacobus Minor, mais de Ἰακώβος ὁ μικρός, « Jacques le Petit », adjectif qui, en fait, pourrait faire référence à la taille de cet homme. Quant à Jacques, fils de Zébédée, il n’est désigné comme « le Majeur » qu’au début du Moyen Âge81 et, mis 80 Aduersus Heluidium 14 (196 C – 197 A). 81 Si on laisse de côté le témoignage de Bède le Vénérable (In Marci euangelium expositio IV, 15, 40-41 – D. Hurst, CCL 120, p. 636-637) qui ne fait que reprendre la remarque de Jérôme, il semble qu’une première occurrence puisse être identifiée au ixe siècle chez Haymon d’Auxerre, Epitome historiae sacrae II, 3 : […] tertiam Mariam, de qua, desponsata Zebedaeo, nati sunt Iacobus maior, et Ioannes euangelista (PL 118, 824 C). 52
Jésus, fils unique de Marie ?
à part cette notation de Jérôme, on ne trouve nulle part avant, ni en grec ni en latin, une telle appellation le concernant. Stanislas Lyonnet en concluait : « Jérôme a pu se rendre compte assez vite de la faiblesse [de l’]argument auquel renoncent la plupart des défenseurs de Jacquesapôtre : l’expression grecque ὁ μικρός ne dit pas nécessairement une comparaison entre deux personnes. En tout cas, Jérôme n’y fera plus la moindre allusion82. » Un autre argument de Jérôme – pour lequel, on l’a dit, il n’est pas catégorique et sur lequel il changera d’avis par la suite – concerne l’identification entre « Marie mère de Jacques » et « Marie de Cléophas », dont il est question en Jn 19, 25 : « Or, près de la croix, se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie de Cléophas, et Marie de Magdala83. » Dans le Contre Helvidius, Jérôme comprend que cette Marie de Cléophas est la sœur de Marie, mère de Jésus. Or, cette affirmation pose un double problème, d’où, sans doute, la prudence de Jérôme. D’une part, faut-il considérer le groupe « Marie de Cléophas » comme une apposition à « la sœur de sa mère » ? Il pourrait en effet s’agir de deux femmes distinctes : la question n’est toujours pas tranchée et les Bibles modernes hésitent à compter ici trois ou quatre femmes84. Les choses deviennent encore moins nettes si l’on compare ce verset avec les passages correspondants dans les Évangiles synoptiques : aucun texte ne s’accorde sur le nom des femmes présentes au pied de la croix85,
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La base de recherches Library of Latin Texts (Brepolis) ne fournit quant à elle pas de texte antérieur au milieu du xiie siècle. S. Lyonnet, « Témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint Jérôme sur Jacques le frère du Seigneur », art. cit., p. 346-347. Nous traduisons le plus littéralement possible le texte latin donné par Jérôme : Stabant autem iuxta crucem Iesu mater eius et soror matris eius, Maria Cleophae et Maria Magdalene, correspondant au grec : Εἱστήκεισαν δὲ παρὰ τῷ σταυρῷ τοῦ Ἰησοῦ ἡ μήτηρ αὐτοῦ καὶ ἡ ἀδελφὴ τῆς μητρὸς αὐτοῦ, Μαρία ἡ τοῦ Κλωπᾶ καὶ Μαρία ἡ Μαγδαληνή. Voir ainsi la note de la Traduction Œcuménique de la Bible sur ce passage (11e éd., Paris – Villiers-le-Bel, 2010, p. 2345). Le P. Marie-Joseph Lagrange se décidait quant à lui, après hésitation, à compter quatre femmes (Évangile selon saint Jean, Galbalda Paris, 1925, p. 493). Mc 15, 40 cite Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le Mineur et de Joset et Salomé ; en Mt 27, 56, il est question de Marie de Magdala, de Marie mère Jacques et Joseph et de la mère des fils de Zébédée ; Lc 23, 49 mentionne simplement des femmes, sans préciser leurs noms (lors de 53
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et Jean est le seul à mentionner une Marie de Cléophas. Un autre problème au sujet de cette femme vient de la précision « de Cléophas », dans laquelle Jérôme voit une possible allusion au nom de son père ou à celui du clan de sa famille ; le P. Marie-Joseph Lagrange avait déjà signalé qu’il serait curieux d’appeler, au sein d’une même famille, deux filles « Marie »86, et il s’était interrogé sur les raisons d’« une titulature si complète pour cette femme87 ». Le génitif « de Cléophas » est d’ailleurs de sens incertain : doit-on le comprendre, comme l’a fait Jérôme, comme une référence à son père (peut-être n’aurait-elle alors pas eu le même père que Marie, mère de Jésus, parce que leur mère se serait remariée88) ? ou bien s’agit-il du nom de son époux (Cléophas serait alors assimilé à Alphée89) ? Devant ces incertitudes, on a ainsi, au cours des siècles, avancé différentes hypothèses ; on a pu encore proposer de voir en Cléophas le frère de Joseph, l’époux de Marie, faisant par suite des deux Marie des belles-sœurs90.
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l’épisode du tombeau vide en Lc 24, 10, sont nommées Marie de Magdala, Jeanne et Marie mère de Jacques). Les listes données par les évangélistes ne sont donc pas conciliables. On peut bien sûr évoquer le fait que le prénom Marie (Myriam) était très courant à l’époque de Jésus, mais la question demeure cependant. M.-J. Lagrange, Évangile selon saint Jean, op. cit., p. 493. C’est l’explication que nous avons exposée supra, note 32, apportée sans doute à une date plus tardive. Selon J.B. Lightfoot, Jean Chrysostome (Ad Galatas I, 19 – PG 61, 632) et Théodoret de Cyr (Ad Galatas I, 19 – PG 82, 468 CD) auraient été les premiers à suggérer – implicitement – une telle assimilation en appelant Jacques, frère du Seigneur, « fils de Clopas » (Saint Paul’s Epistle to the Galatians, op. cit., p. 257). Des parallèles philologiques entre les noms ᾽Αλφαῖος et Κλωπᾶς ont d’ailleurs été proposés pour transcrire le même nom Halphai, mais ceux-ci ne reposent pas sur des bases solides (cf. J. Blinzler, Die Brüder und Schwestern Jesu, op. cit., p. 120-121). Ainsi, selon Épiphane (Panarion 78, 7-8), Clopas, frère de Joseph, aurait été marié à une femme de la tribu de Juda, de laquelle il aurait eu quatre fils (Jacques, Joseph, Simon et Jude) et deux filles (Marie et Salomé) ; quant à Eusèbe de Césarée, il parle de Clopas comme « frère de Joseph » (Historia ecclesiastica III, 11) et « oncle de Jésus » (Historia ecclesiastica IV, 22). 54
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3. 3. Le mot « frère » Un dernier point mérite encore examen, à propos de la démonstration philologique de Jérôme sur le sens du mot « frère » dans la Bible : de quelle manière les exégètes et historiens contemporains ont-ils reçu son interprétation qui veut que les frères de Jésus soient ses cousins91 ? Il est d’abord assuré qu’en hébreu, tout comme en araméen, il n’existe qu’un mot unique pour désigner des liens de proche parenté : le terme ’aḥ (hébreu) ou ’aḥa (araméen) signifie le frère, le demi-frère, le neveu, le cousin, voire l’allié ; par ailleurs, dans la Septante, le mot a la plupart du temps été rendu par adelphos, équivalent du latin frater. Pour parler de cousin donc, il n’était pas possible, dans l’Ancien Testament, d’utiliser un mot spécifique. On admet par ailleurs que le milieu dans lequel Jésus a vécu parlait plutôt l’araméen que le grec et qu’on ne pouvait dès lors pas appeler un cousin autrement que « frère ». Pour autant, à l’époque du Nouveau Testament, la langue distingue très nettement les notions de « frère » (adelphos) et « cousin » (anepsios), et les spécialistes s’accordent à dire que le grec adelphos désigne bien un frère au sens précis du terme, écartant tout emploi sémitisant possible92. Selon John P. Meier : toute analogie entre la version grecque de l’Ancien Testament et les textes du Nouveau Testament concernant l’emploi de adelphos pour traduire « cousin » est contestable, car l’origine de ces deux collections d’écrits est profondément différente. Dans le cas de la version grecque de l’Ancien Testament, il s’agit de « grec résultant d’un traduction », un grec qui traduit parfois mot à mot le texte sacré, de manière mécanique et rigide. Il n’est donc pas surprenant qu’il lui arrive d’employer adelphos pour traduire ’aḥ, dans un passage où le mot hébreu ne désigne pas un ‘frère’ mais un autre lien de parenté. Dans le cas du Nouveau Testament par contre, quelles que soient les sources araméennes écrites dont ils disposaient 91 Nous appuyons notre propos sur S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus », art. cit., p. 211 ; S. C. Mimouni, Jacques le Juste, op. cit., p. 130-131 ; 161-162 ; J. P. Meier, Un certain Jésus. Les données de l’histoire, I, op. cit., p. 195-200. 92 Le mot adelphos est employé à 343 reprises dans le corpus néotestamentaire et, dans ces passages, aucun ne saurait clairement justifier un tel emploi. 55
Régis Courtray
éventuellement, les auteurs ne considéraient certainement pas ces sources comme un texte sacré immuable, à traduire mot à mot de manière rigide93.
Au terme de ses analyses, l’exégète conclut : « La solution ‘cousin’ de Jérôme […] n’a pas d’appuis philologiques suffisants dans les usages du Nouveau Testament94. » Si la question des frères de Jésus a suscité au ive siècle de telles passions à Rome, c’est qu’elle n’était pas sans lien avec le développement de la vie ascétique : il n’était alors pas possible de séparer mariologie et virginité95. Helvidius, qui prônait une égale dignité pour le mariage et la virginité96, défendait la position (qui était déjà celle de Tertullien au iie siècle) que les frères et sœurs de Jésus étaient les véritables enfants de Marie et de Joseph. Jérôme, défenseur de l’ascétisme et de la virginité, affirmait quant à lui qu’ils étaient les cousins de Jésus, proposant pour la première fois une telle solution. À ces deux théories, il faut encore ajouter, on l’a vu, celle d’Épiphane de Salamine, qui, à la suite du Protévangile de Jacques, soutenait que les frères de Jésus étaient ses demi-frères, issus d’un premier mariage de Joseph. Le débat se poursuivit à la fin du ive siècle, où la position d’Helvidius fut de nouveau soutenue par Jovinien et Bonose, lesquels furent vivement attaqués – respectivement par Jérôme et Ambroise –, avant d’être officiellement condamnés lors de synodes. À partir du ve siècle, la position d’Helvidius et de ses sectateurs (les « helvidiens »), qui semble avoir essaimé en Italie et dans les Gaules, selon le témoignage d’Arnobe le Jeune, a été considérée comme hérétique et condamnée97. La tradition (catholique) a donc donné raison à Jérôme contre 93 J. P. Meier, Un certain Jésus. Les données de l’histoire, I, op. cit., p. 197. 94 J. P. Meier, op. cit., p. 200. 95 Cf. S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus », art. cit., p. 218 ; Jacques le Juste, op. cit., p. 150 ; A. de Vogüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’antiquité, II, Première partie, Le monachisme latin de l’Itinéraire d’Égérie à l’éloge funèbre de Népotien (384-396), Paris, 1993, p. 273. 96 Cf. Aduersus Heluidium 22 (206 A) : voir supra note 6. 97 Cf. Arnobe le Jeune, Praedestinatus I, 83 (F. Gori, CCL 25 B, p. 48) ; Augustin, De haeresibus 84 (R. Vander Plaetse et C. Beukers, CCL 46, p. 338). 56
Jésus, fils unique de Marie ?
Helvidius. Cependant, exégètes et historiens se montrent des plus sévères sur l’hypothèse avancée par Jérôme ; dès la fin du xixe siècle, Joseph Barber Lightfoot écrivait : « Cette hypothèse […] présente […] un ensemble de difficultés qui l’emportent, et de beaucoup, sur les arguments qu’on peut faire valoir en sa faveur98 » ; il a depuis été rejoint par des exégètes comme Pierre-Antoine Bernheim pour qui « la théorie hiéronymienne repose sur tellement d’hypothèses improbables que ses chances d’être vraie ne sont guère supérieures à zéro99 » ; ou par des historiens comme Simon Claude Mimouni, qui affirme que « la position de Jérôme est des plus complexes pour ne pas dire des plus farfelues100… » En revanche, la position d’Helvidius semble mieux reçue aujourd’hui : selon John McHugh, elle « peut apparaître comme l’explication la plus simple et la plus naturelle de certains passages des évangiles101 » ; Paul-Hubert Poirier affirme de son côté : « Si, en bonne méthode historique, on s’en tient aux sources et à leur interprétation, on ne peut que […] considérer l’interprétation helvidienne (frères et sœurs au sens propre) comme la plus probable102 » ; Simon Claude Mimouni, de même, est d’avis que « seule la position d’Helvidius et de ses devanciers est en accord avec la documentation canonique où il n’est pas question de la virginité perpétuelle de Marie103. » Il est d’ailleurs vraisemblable qu’Helvidius, loin d’avoir été isolé à son époque, était en fait le représentant d’une position bien réelle, peutêtre même prépondérante dans la tradition de l’Église primitive104. Toutefois, il ne nous appartient pas de trancher ici en faveur de l’une ou l’autre théorie ; notre seule prétention était d’exposer et d’analyser la solution apportée par Jérôme à l’épineux problème des frères de Jésus. 98 J.B. Lightfoot, Saint Paul’s Epistle to the Galatians, op. cit., p. 264-265, cité par J. McHugh, La mère de Jésus dans le Nouveau Testament, op. cit., p. 275. 99 P.-A. Bernheim, Jacques, frère de Jésus, op. cit., p. 45-46. 100 S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus », art. cit., p. 217, repris dans Jacques le Juste, op. cit., p. 147. 101 J. Mc Hugh, La mère de Jésus, op. cit., p. 251. 102 P.-H. Poirier, « Jacques, le frère de Jésus, dans trois livres récents », Laval théologique et philosophique, 56, 3 (2000), p. 535. 103 S. C. Mimouni, « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus », art. cit., p. 217. 104 Cf. David G. Hunter, « Helvidius, Jovinian, and the Virginity of Mary in Late Fourth-Century Rome », p. 61 et 70. 57
Régis Courtray
Ce qui est certain, c’est que cette question est toujours en débat et qu’elle conduit à des clivages qui relèvent souvent « des appartenances confessionnelles105 ». La position hiéronymienne (les frères et sœurs de Jésus sont ses cousins et cousines) fut généralement acceptée dans l’Église latine, où elle devint la doctrine officielle catholique ; dans cette tradition, on identifie Jacques frère du Seigneur et Jacques fils d’Alphée, connu sous le nom de saint Jacques le Mineur et fêté le 3 mai. La position d’Épiphane (il s’agit de demi-frères et demi-sœurs de Jésus, nés d’un premier mariage de Joseph) est aujourd’hui la position dominante au sein des Églises orthodoxes, grecque et russe. Ces deux premières explications entendent sauvegarder la virginité de Marie. Les exégètes protestants quant à eux (auxquels il faut ajouter quelques catholiques) admettent généralement la théorie d’Helvidius (pour qui il s’agit de véritables frères et sœurs de Jésus, nés de l’union de Marie et Joseph) – toutefois, Luther et Calvin n’ont jamais supposé que Jésus eût de vrais frères et sœurs. Si ce sujet est toujours sous tension, c’est en réalité que, sous la question des frères et sœurs de Jésus, ce n’est pas seulement la virginité de Marie qui est en cause, mais aussi et surtout la personne de Jésus. Ce lien entre Marie et Jésus est d’ailleurs bien mis en évidence par Jérôme dès le début de son traité, où il sollicite l’aide du Seigneur Jésus « pour qu’il protège de tout soupçon d’union charnelle l’hospitalité du sein sacré, dont il fut l’habitant dix mois durant106 ».
105 L’expression est de S. C. Mimouni, Jacques le Juste, op. cit., p. 162 ; voir également sur cette question les p. 144-147 et, du même auteur : « Les traditions patristiques sur la famille de Jésus », art. cit., p. 215-217. 106 Aduersus Heluidium 2 (185 A). 58
Le Christ Agneau (R.C.)
Parmi les symboles utilisés pour représenter le Christ au début du christianisme, celui de l’agneau remporta un grand succès. Son origine vient de l’image employée par Jean Baptiste pour désigner Jésus au début de l’Évangile de Jean : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1, 29). L’Apocalypse a repris cette même image pour désigner le Christ, entouré des cent quarante-quatre mille sauvés 10.1484/M.CBP-EB.5.134109
(Ap 14 1). Mais cet agneau, c’est aussi celui de la Pâque juive, mangé en souvenir de la libération d’Égypte : le Christ est l’Agneau qui s’est immolé sur la croix pour la libération véritable des hommes. Cette mosaïque de l’église San Vitale de Ravenne, datant du milieu du vie siècle, présente, au sommet d’une voûte, le Christ-agneau nimbé dans une couronne de laurier, symbole de victoire ; il est porté, sur chacun des côtés, par quatre anges vêtus de blanc, aux ailes déployées : le chiffre quatre renvoie à l’universalité de la terre (les quatre directions), tandis que le cercle évoque le ciel. Le décor entourant les anges manifeste la beauté et la profusion de la création, qu’il s’agisse de la végétation, des fleurs, des fruits, des animaux terrestres ou des oiseaux dans toutes leurs diversités ; l’Agneau, quant à lui, est placé dans un ciel bleu parsemé d’étoiles. À Constantinople, en 692, le concile « in Trullo » (canon 82) rejettera les représentations animales du Christ, comme celle de l’agneau ; le Christ sera désormais uniquement figuré sous une apparence humaine : puisqu’il s’est manifesté tel un homme, il convient de le représenter sans user de symbole ; l’image du Christ crucifié sera préférée à celle de l’agneau, préfiguration de la Rédemption. Toutefois, en Occident, l’image si populaire de l’agneau continuera à être utilisée jusqu’au Moyen Âge et au-delà.
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Les rois mages et l’étoile de Bethléem, d’après un manuscrit arabe inédit, l’Aksimaros et sa Caverne des trésors du Pseudo-Épiphane de Salamine Marlène Kanaan
Université de Balamand- Liban
Introduction et présentation du texte Les bibliothèques monastiques de l’Orient chrétien regorgent encore de nombreuses richesses, qui sont loin d’être toutes connues. Une grande tâche d’exploration se présente à celui qui a le goût, la compétence et le dévouement. Voici l’une de ces richesses : une version arabe de l’Aksimaros (ἑξαήμερος) ou l’Hexaéméron du PseudoÉpiphane, évêque de Salamine1. Contenue dans un manuscrit arabe inédit, qui remonte au xviie siècle (Balamand 123 – olim 659) appartenant au fonds ancien de la Bibliothèque du Monastère Patriarcal Notre-Dame de Balamand2,
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Né en Palestine en 315, Épiphane appartient à la première génération qui vécut dans un empire en voie de christianisation. Formé chez des cénobites d’Égypte, il quitte l’Égypte pour fonder un monastère dans sa terre natale. Pour des raisons mal connues, il immigre à Chypre où il est élu évêque de Salamine en 365 jusqu’à sa mort en 403. Il est l’auteur du Panarion ou Boîte à remèdes, devenue œuvre de référence en matière de réfutation des erreurs hérétiques. Ancienne abbaye cistercienne située au Liban-Nord fondée en 1157. Elle devint monastère orthodoxe en 1602 dédié à la Vierge Marie et à saint Georges. Haut lieu de culture et de vie spirituelle, le monastère est depuis 1988 le siège de l’actuelle Université de Balamand. 10.1484/M.CBP-EB.5.133881
Marlène Kanaan
cette version côtoie dans ce Maǧmūʿ3 de nombreux autres textes. Elle paraphrase et élabore une exégèse du livre de la Genèse, notamment l’œuvre des six jours de la création. Une étude plus serrée de son contenu nous apprend qu’il s’agit en fait d’un texte rassemblant plusieurs œuvres, elles-mêmes composées d’écrits exégétiques, apologétiques et légendaires, dévoilant une longue histoire de composition. La date exacte de cette version arabe est difficile à établir, parce qu’on ne connaît pas le nom de son traducteur ou rédacteur. Par contre la date de composition de l’Aksimaros attribué à tort à Épiphane, évêque de Chypre, semble remonter au ve siècle, plus précisément après la mort de ce Père de l’Église survenue lors d’un naufrage en 403. Il est fort probable que cette attribution soit due au fait qu’Épiphane a signé un traité intitulé Sur les poids et mesures (Περὶ μέτρων καὶ σταθμῶν, De mensuris et ponderibus), en bonne partie perdu aujourd’hui, contenant une petite explication de l’œuvre des six jours de la création, dont la visée est de rendre compréhensibles aux lecteurs hellénophones du ive siècle les passages de la Bible contenant des mots techniques relatifs, entre autres, à des unités de mesure. Mais avec le temps, la partie du traité expliquant l’œuvre des six jours de la création a fini par être transmise séparément. D’où la confusion entre ce texte rédigé en grec et notre texte. Une autre hypothèse soutient que l’attribution de ce texte à Épiphane est probablement en rapport avec un grand nombre de 3
Le mot arabe Maǧmūʿ signifie Recueil ou Florilège. Il s’agit d’un genre de manuscrit à usage privé, regroupant un ensemble de textes relatifs à des thèmes différents, correspondant à l’intérêt de son propriétaire ou lecteur. Pour la description codicologique du manuscrit, voir M. Kanaan, « Un texte arabe inédit, l’Hexaéméron du Pseudo-Épiphane de Salamine », Parole de l’Orient 42 (2016), p. 271-285 ; « La Hiérarchie céleste selon l’Aksimaros du Pseudo-Épiphane de Salamine », dans É. Gavoille et S. Roesch (éd.), Divina Studia, Mélanges de religion et de philosophie anciennes offerts à François Guillaumont, Ausonius (Scripta Antiqua, 110), Bordeaux, 2018, p. 155-161 ; « Création et êtres angéliques d’après un manuscrit arabe inédit: l’Hexaéméron du Pseudo-Épiphane de Salamine », dans S. Kuehn, S. Leder et H.-P. Pökel (éd.) The Intermediate Worlds of Angels, Islamic Representations of Celestial Beings in Transcultural Contexts, Ergon Verlag (Beiruter Texte und Studien, 114), Würzburg, 2019, p. 219-228. 62
Les rois mages et l’étoile de Bethléem
manuscrits conservant le Kitāb al-Mağāl4 ou Le Livre des Rouleaux5, reproduisant, entre autres, la généalogie du Christ. Ces manuscrits comportent tous des notices mentionnant la conservation de cette œuvre à Chypre6, dont le primat était à l’époque Épiphane. Sans entrer dans les complexités de l’origine de l’Aksimaros et de son auteur, rappelons que cette œuvre prolonge le récit biblique et ajoute des détails qui ne sont pas sans nous rappeler des textes gnostiques et midrashiques. Elle nous transmet aussi une version de La Caverne des trésors7, relatant le sort d’Adam et Ève après leur sortie du paradis, ainsi que Le Combat d’Adam, sa Pénitence et son Testament, écrits appartenant à un cycle de légendes répandues dans les milieux juifs et exploités par les chrétiens, qui vont à la naissance de JésusChrist. Ces écrits ont connu une très large diffusion au Proche-Orient et furent traduits à diverses époques en plusieurs langues : géorgien, copte, arabe, éthiopien, grec, latin, etc., et se sont accrus de variantes qui renvoient à des sources multiples, croisant ainsi les frontières linguistiques du monde oriental. Bref, cette version arabe manuscrite de l’Aksimaros contient une chronique de l’histoire universelle, qui part d’Adam et incorpore des écrits plus anciens, dont le récit sur la 4
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Le Kitāb al-Mağāl fait partie de la littérature pseudo-clémentine ; il s’agit d’un ouvrage constitué d’un ensemble de textes assez hétérogènes qui ont été insérés dans le cadre des révélations de Jésus à Pierre au Mont des Oliviers, et que ce dernier a révélé à son disciple Clément qui, selon la tradition, aurait été évêque de Rome (92-101 ap. J.-C.). Voir G. Graf, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, vol. 1, Cité du Vatican, 1944, p. 271-272. En 1901 Margaret Dunlop Gibson a édité le manuscrit le plus ancien du Kitāb al-Mağāl, qu’elle a traduit en anglais par Book of the Rolls, traduction discutable à notre avis. Voir M. D. Gibson, Apocrypha Arabica. 1. Kitāb al-Mağāll, or the Book of the Rolls. 2. The Story of Aphikia. 3. Cyprian and Justa, in Arabic. 4. Cyprian and Justa, in Greek, C. J. Clay and Sons (Studia Sinaitica, 8), London, 1901. M. D. Gibson, Apocrypha Arabica, op. cit., p. xxii ; A. Su-Min Ri, Commentaire de la Caverne des Trésors. Étude sur l’histoire du texte et de ses sources, Peeters Publishers (CSCO, Subsidia, 103), Louvain, 2000, p. 65. Voir M. Kanaan, « Adam et Ève et la Caverne des trésors d’après un manuscrit arabe inédit datant du xviie siècle », dans F. Amsler, A. Frey, J.-D. Kaestli et A.-L. Rey (éd.), Adam et Ève et les traditions adamiques, Éditions du Zèbre (Publications de l’Institut romand des sciences bibliques 8), Lausanne, 2017, p. 357-366. 63
Marlène Kanaan
description de l’étoile qui apparut aux mages, inséré dans la partie consacrée à la Nativité du Christ. Il s’agit d’un court passage, où l’auteur évoque à sa manière cet épisode rapporté par l’Évangile de saint Matthieu8. Que nous apprend donc ce petit récit apocryphe sur cet épisode évangélique ? Comporte-t-il plus de détails que le passage succinct de Matthieu, qui est d’ailleurs le seul texte biblique qui parle des mages et de l’étoile, tout en étant fort peu explicite ? Afin de répondre à ces deux questions, notons d’abord que l’Évangile de Matthieu, qui montre une construction littéraire érudite, est adressé aux Juifs et cherche avant tout à leur prouver la nature messianique de Jésus. Il relève d’une narration théologique, plutôt que de l’historiographie. Cependant, sa brièveté concernant l’histoire de l’étoile et des mages a donné libre cours à des développements particulièrement nombreux dans les christianismes orientaux, qui ne sont pas sans nous rappeler des écrits patristiques se préoccupant de décrire l’astre et sa fonction, comme chez Ignace d’Antioche9, Basile de Césarée10 et Jean Chrysostome11 ; ou d’attribuer aux mages une région d’origine, l’Arabie comme chez Tertullien12, la Perse comme chez Clément d’Alexandrie13, la Chaldée, l’Inde ou même la Chine. Car si Matthieu évoque rapidement l’étoile et ne mentionne ni les noms des mages, ni leur nombre, ni leur statut, précisant seulement qu’ils sont venus d’Orient, de nombreuses traditions, notamment syriaque et arabe, abondent de textes qui nous renseignent sur leurs noms et leur nombre allant de trois14 à huit, jusqu’à atteindre parfois douze15. Je pense à la Révélation des Mages, texte rédigé en syriaque entre le 8 9 10 11 12 13 14 15
Mt 2, 1-12. Ignace d’Antioche, Epistula ad Ephesios XIX, 2 (P.-T. Camelot, SC 10, p. 74). Basile de Césarée, Homilia in sancti Christ generationem 6 (PG 31, col. 1469 C-D). Jean Chrysostome, Homilia VI, 2 (PG 57, col. 64). Tertullien, Aduersus Marcionem III, 13, 8 (R. Braun, SC 399, p. 128). Clément d’Alexandrie, Stromata I, 15, 71 (M. Caster, SC 30, p. 102). Déjà Origène mettait les mages en relation avec les trois personnages qui, en Genèse 26, 27-29, conférèrent avec Isaac. Comme dans la Chronique de Zuqnin ou Chronique du Pseudo-Denys de Tell-Mahré, texte syriaque qui raconte l’histoire du monde. 64
Les rois mages et l’étoile de Bethléem
iie et le ve siècle, et à un autre texte intitulé Sur les Mages venus de Perse, contenus dans un manuscrit conservé à la Bodleian Library de l’Université d’Oxford16. Je pense aussi à la Vie de Jésus en arabe et à notre texte, l’Aksimaros du Pseudo-Épiphane et sa Caverne des trésors, dans ses deux versions syriaque et arabe, qui supposent des originaux datant respectivement du ve et du viiie siècle, et qui s’étalent sur la description de l’étoile de Bethléem et font venir les mages de Perse. Se présentant donc comme un sommaire de l’histoire judéochrétienne depuis la création du monde jusqu’à la Pentecôte, l’Aksimaros et sa Caverne des trésors reposent sur une conception selon laquelle l’histoire du monde est une semaine de millénaires, et que cinq mille cinq cents ans se sont écoulés entre l’époque d’Adam et celle de Jésus-Christ. Par conséquent, l’œuvre se divise en cinq grandes parties représentant chacune un millénaire et une sixième représentant cinq cents ans, au terme de laquelle Dieu accordera à Adam sa rédemption. C’est ce dernier demi-millénaire qui nous intéresse. Il va de l’époque de Cyrus le Grand à celle de Jésus-Christ. Car dans les cinq premières parties, il est respectivement question de la description de la création du monde, de la vie d’Adam et Ève et celle de leurs descendants jusqu’à Melchisédech et de l’histoire de l’humanité à partir de la mort de Sem. L’œuvre ainsi présentée, il ne nous reste plus qu’à expliciter un autre titre contenu dans ce texte, à savoir La Caverne des trésors. Il renvoie à l’histoire d’une mystérieuse caverne située dans cette vaste terre aride à l’ouest17 du paradis où Adam et Ève auraient trouvé refuge après leur expulsion du jardin d’Éden et où auraient été entreposés divers objets précieux, dont l’or, la myrrhe et l’encens, provenant de la bordure du paradis et que les mages viendront par la suite chercher pour les offrir à l’Enfant-Jésus. Dans certaines versions, la caverne est censée accueillir aussi Le Testament d’Adam, Le livre de Seth, et même le corps d’Adam avant qu’il ne soit transporté dans l’arche de Noé au moment du déluge. 16 Voir M. Debié, « Suivre l’étoile à Oxford, inédits sur la venue des Mages », dans G. A. Kiraz (éd.), Studies in Honor of Sebastian P. Brock, Gorgias Press (Gorgias Eastern Christian, Studies 3), Piscataway, NJ, 2008, p. 111133. 17 L’étymologie arabe de l’ouest renvoie à ġarb. Elle signifie non seulement le ponant, mais aussi l’exil, l’expatriation et l’éloignement 65
Marlène Kanaan
Commençons par résumer l’essentiel du passage relatif à la Nativité dans ce texte, dont les auteurs relient donc les mages aux acteurs du Pentateuque et en font les descendants d’Adam, de Seth et de Nemrod, tout en dressant une histoire et une géographie mystiques ancrée dans les Écritures, mais agrémentées de leurs connaissances historiques et « ethnographiques ».
Le récit des mages d’après l’Aksimaros et sa Caverne des trésors La partie du récit qui nous intéresse est introduite par une liste généalogique descendant du Christ, dont le but est d’asseoir la légitimité messianique de Jésus en accord avec les prophéties, notamment celle de Michée18. Elle comporte non seulement les noms masculins de son lignage humain, mais aussi les noms féminins, notamment l’ordre de succession des 14 générations après l’exil. Selon l’auteur, les généalogies anciennes depuis Adam auraient disparu au vie siècle av. J.-C., au moment de la destruction de Jérusalem par l’armée de Nabuchodonosor et la déportation de la population à Babylone. Les Juifs auraient ensuite reconstitué faussement ces généalogies, tout en omettant de mentionner les noms des femmes que le rédacteur se presse de rétablir. Cette séquence narrative du récit nous apprend par exemple que Mattane, fils d’Éléazar, fils d’Élioud engendra des frères jumeaux, Jacob et Joachim. Jacob épousa Jadaq, fille d’Éléazar et Joachim épousa Anne, fille de Faḫīr, respectivement pères et mères de Joseph et Marie, de laquelle fut engendré Jésus. Ainsi, selon notre texte, Joseph et Marie sont cousins germains, tous deux de la lignée royale de David19. Et le récit de faire tout de suite référence à un astre particulièrement lumineux qui apparut dans le firmament du ciel à l’Est, deux ans avant la naissance de Jésus. Repéré par les mages, parce qu’il brillait intensément et éclairait de sa lumière toute la voûte céleste, il surpassait, lit-on, par son puissant éclat et son 18 Mi 5. 19 L’origine de l’ascendance davidique de Marie remonte à l’Église judéochrétienne. Les textes apocryphes comme le Protévangile de Jacques, ainsi que les Actes de Paul, affirment que Marie est de la lignée de David. 66
Les rois mages et l’étoile de Bethléem
extraordinaire apparence, tous les autres corps célestes. C’est pourquoi les mages se mirent à l’observer. Un incipit rédigé à l’encre rouge introduit ensuite une partie intitulée Description de l’astre qui apparut aux mages. Elle nous réserve une étonnante découverte, puisqu’elle nous apprend que l’astre flamboyant renvoyait en son milieu l’image d’une jeune fille vierge assise portant sur ses genoux un enfant, dont le visage plein de grâce et de beauté, inondait de sa lumière le monde supérieur et inférieur. Elle nous apprend aussi que l’enfant portait sur sa tête un diadème de gloire en forme de couronne et que l’étoile émettait comme une colonne de lumière reliant le ciel à la terre. Confrontés donc dans leur propre pays à l’apparition de ce nouvel astre, les habiles mages Chaldéens, qui avaient pourtant l’habitude d’observer les corps célestes et qui connaissaient parfaitement leur nombre, ne savaient ni identifier cette étoile à nulle autre pareille, ni interpréter sa signification. Intrigués par sa vue, ils se mirent alors à consulter leurs livres de sagesse et d’astrologie. Leur art divinatoire, voire leur curieuse prescience, les amena à y voir d’abord le signe d’une guerre que le roi des Chaldéens préparait. Ce n’est qu’ensuite, et après avoir poussé leur recherche en consultant d’autres ouvrages, qu’ils reconnurent dans ce nouveau-né apparu au milieu de l’astre une annonce de la naissance du roi des Juifs. Les Chaldéens, nous dit le texte, avaient développé un système de divination interprétant le mouvement des vents, des tempêtes, du brouillard et des ténèbres. Ils considéraient la course des étoiles et des planètes comme les indicateurs de la volonté de leurs dieux, des sortes de présages influençant le destin des rois et des peuples. Voici le passage qui explique comment les mages, en utilisant leurs livres d’astrologie, décodèrent le message de l’astre et sa première fonction prophétique : Selon la coutume que tiennent les Chaldéens, toute leur conduite doit être accordée avec la course des étoiles. Lorsqu’ils virent l’astre, ils furent troublés et agités ; frappés de stupeur et en grande crainte, ils dirent : « C’est peut-être le roi des Chaldéens, qui a décidé de préparer la guerre. » Ils se hâtèrent de lire leurs livres de sagesse et, par la vertu de leurs livres, ils s’instruisirent et s’établirent sur la force de la vérité, qu’un roi
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Marlène Kanaan
était né en Judée. Car grâce à la course des étoiles, les Chaldéens apprirent à connaître les événements avant qu’ils n’arrivent20.
Certains commentaires de Justin21 et de Jean Chrysostome22 voient dans les livres consultés par les mages, qui leur ont permis d’interpréter la signification de l’étoile, des allusions à la « Prophétie de Balaam23 », dont les variantes orientales sont la Révélation de Nemrod24 – le premier héros sur terre et le « chasseur héroïque devant le Seigneur », qui n’est pas ici le bâtisseur de la ville de Ninive aux larges places, selon le livre de la Genèse25, mais le fondateur de l’astrologie –, et le Commandement d’Adam à Seth26, contenus dans le Testament d’Adam adressé au quatrième fils de Noé. On aura noté dans ce récit que non seulement la 20 Traduction de l’auteur. 21 Justin, Dialogus cum Tryphone 106, composé probablement entre 150 et 155. Voir G. Dorival, « ‘Un astre se lèvera de Jacob.’ L’interprétation ancienne de Nombres 24, 17 », Annali di Storia dell’Esegesi 13 (1996), p. 295-352. 22 Jean Chrysostome, Homilia VI, op. cit. 23 Balaam est un personnage curieux qui apparaît dans le Livre des Nombres. Prophète et devin mésopotamien, il fut envoyé par Balac, roi de Moab, pour maudire Israël. En chemin, monté sur son ânesse, un ange, tenant une épée à la main, empêcha l’ânesse d’avancer malgré les coups donnés par son maître. Soudain l’ânesse, douée tout à coup de parole, reprocha à son maître sa dureté. Elle rebroussa chemin, et ramena Balaam devant Balac. Au grand étonnement de ce dernier, Balaam changea de camp et prononça un certain nombre d’oracles en faveur d’Israël bénissant, par trois fois, le peuple qu’il avait pour mission de maudire. Le quatrième oracle contient un verset qui intéresse notre sujet : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre » (Nb 24, 17). Cette prophétie rencontra un énorme succès et les mages venus à Bethléem furent présentés comme des disciples ou des successeurs de Balaam. Certains textes apocryphes, notamment syriaques, voient en Zoroastre, à qui on attribue une prophétie proclamant la naissance d’un sauveur dans la Vie de Jésus en arabe, un second Balaam. Voir Vie de Jésus en arabe (présentation et traduction C. Genequand), dans F. Bovon et P. Geoltrain [dir.], Écrits apocryphes chrétiens I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1997, p. 205-238. 24 Nemrod en tant que personnage biblique, mais aussi, selon La Caverne des trésors, est le fondateur de la religion du feu ; il est l’un de ceux à qui l’on attribue la prédiction de la naissance du Christ. 25 Gn 10, 8-12. 26 « Les Miracles de Jésus », texte éthiopien publié et traduit par S. Grébaut, Turnhout, 2 vol., 1916-1924 (Patrologia Orientalis 12/4, 14/5, 17/4). 68
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nature particulière de l’astre mystérieux posait problème, mais aussi le sens de la forme humaine qu’il renvoyait. Tous deux donc se prêtaient aux interprétations. Mais le texte en dit beaucoup plus. Il nous apprend en effet que les mages, après l’apparition de l’astre et après avoir su par leurs livres que le Christ allait naître dans la terre de Judée, montèrent au sommet d’une haute montagne située à l’Est, aux confins de Damas. Et c’est à partir d’elle qu’ils se mirent en route vers l’Ouest. Le nom de cette montagne est Yūda dans notre version, alors que dans les autres recensions syriaques, on parle tantôt du mont Nod, tantôt du mont Nébo qui surplombe la terre promise ; ce même mont à partir duquel le Seigneur fit voir à Moïse tout le pays de Juda sans y entrer27. Mais avant que les mages ne commencent leur long périple, ils préparèrent une offrande précise de cadeaux, à savoir de l’or, de l’encens et de la myrrhe. L’or, l’encens et la myrrhe renvoient à la royauté, au sacerdoce et à la prophétie et furent auparavant donnés par Dieu à Adam dans La Caverne des trésors, préfigurant ici la royauté, la divinité et le calvaire du Christ. Ils ne sont pas sans nous rappeler le Psaume 72 (71) de Salomon28 et la prophétie d’Ésaïe29. Le récit évoque ensuite dans un passage qui n’épuise pas la liste des surprises, l’histoire de trois monarques troublés par la révélation des mages de la signification de l’astre. Il s’agit du roi de Perse Hor, appelé Roi des rois, Shahanshah, titre par excellence des rois sassanides, de Baḍanaṭān, roi de Saba et de Fūṣūdān, roi d’Orient. Dans les différentes recensions syriaques, orientale et occidentale, les noms de ces rois sont tantôt Hormizdad, Azregad, Porzdan, tantôt Hormo, Azdayr et Pérozdad, etc.30 Ces changements de l’anthroponymie 27 Dt 34, 1-12. 28 « Les rois de Tarsis et des Îles enverront des présents ; les rois de Saba et de Séva paieront le tribut. Tous les rois se prosterneront devant lui, toutes les nations le serviront » (Ps 72 [71], 10-11). 29 « Un afflux de chameaux te couvrira, de tout jeunes chameaux de Madiân et d’Eifa ; tous les gens de Saba viendront, ils apporteront de l’or et de l’encens, et se feront les messagers des louanges du Seigneur » (Es 60, 6). 30 Pour une présentation de la version syriaque de la Caverne des trésors concernant les mages, voir J.-C. Haelewyck, « Le nombre des Rois Mages. Les hésitations de la tradition syriaque », dans J.-M. Vercruysse (dir.), Les Rois Mages, Graphé 20 (2011), p. 25-37 ; A. Su-Min Ri (éd.), La Caverne des trésors. Les deux recensions syriaques, CSCO 486/487 (Scriptorium Syriacum 207/208), Louvain, 1987 ; Voir aussi, A. Su-Min Ri, 69
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s’expliquent par des erreurs commises par les traducteurs et les scribes lors de la transmission du texte. Mais, quoi qu’il en soit de leurs noms, ces trois monarques, continue notre récit, fort inquiets de l’apparition de l’astre, montèrent sur leurs chars munis de tous leurs équipements. Préparés à un long voyage, ils se mirent donc en route, accompagnés d’une importante troupe formée de plusieurs autres rois, dont les royaumes se situaient à l’Ouest, car le trouble causé par la vue de l’astre envahit, semble-t-il, toutes les cités d’Orient, lesquelles virent en lui l’annonciateur d’un si grand événement. Le long voyage des mages dura selon notre texte dix-sept mois avant leur arrivée à Jérusalem. Lorsque le cortège, venant de plusieurs pays et cités d’Orient, présidé par les trois rois, fit son entrée dans la ville, Hérode, saisi d’un grand trouble, les invita et s’informa auprès d’eux de l’objectif de leur visite. Ayant donc appris la nouvelle, il fut envahi d’une grande frayeur. Il envoya alors les mages à Bethléem en leur demandant de se renseigner avec précision sur l’enfant ; et quand ils l’auront trouvé, de l’avertir, pour que lui aussi aille lui rendre hommage. Le narrateur n’oublie pas de commenter le discours flatteur d’Hérode, lui qui a sous sa langue de la malice et de l’iniquité. À ce niveau du récit, il est facile de constater que l’Aksimaros et sa Caverne des trésors sont fidèles au texte évangélique. Leur narration élégante se poursuit en disant que les mages arrivèrent à Bethléem, trouvèrent le Christ et lui offrirent leurs présents, mais qu’ils ne retournèrent pas auprès d’Hérode. Et l’auteur de greffer un passage sur le texte matthéen tentant d’expliquer le silence d’Hérode concernant le départ définitif des mages, sans qu’ils l’aient averti du lieu où se trouvait l’enfant. Il prétexte l’agitation causée par le recensement ordonné par Auguste qui secoua la Judée et préoccupa grandement son souverain, au point qu’il n’eut plus le temps de poursuivre l’affaire des mages. Mais la trame narrative de notre récit développe, quelques lignes plus loin, un autre épisode assez curieux, lié cette fois à l’identité et au statut des mages. Il les présente comme rois mages, combinant à la fois les deux fonctions royale et sacerdotale. Plus précisément, l’Aksimaros et sa Caverne des trésors font des mages des rois-prêtres venus de Perse, pays des ʿAjam, mot utilisé pour désigner d’abord ceux que les Arabes Commentaire de la Caverne des Trésors. Étude sur l’histoire du texte et de ses sources, op. cit. 70
Les rois mages et l’étoile de Bethléem
voyaient comme des étrangers, parce qu’ils étaient incapables de parler arabe, mais qui, avec le temps, a fini par désigner les Perses, sous l’angle ethnique presque exclusivement. Quant à leur appellation de mages qui prévaut sur celle de rois, le récit l’explique par leurs tenues vestimentaires. Il nous raconte que, selon leurs traditions et coutumes, lorsque les rois Perses, principaux intermédiaires entre les dieux et les hommes, devaient faire des offrandes ou accomplir des actes sacrificiels en l’honneur de leurs divinités, ils revêtaient d’abord leurs tenues et insignes royaux, puis remettaient par-dessus leurs tenues sacerdotales de maǧūs. Ainsi doublement vêtus, ces rois prêtres étaient toujours prêts à officier et à garder contact avec le monde divin. D’ailleurs, l’étymologie persane de leur nom « mage » renvoie aux prêtres et astrologues, notamment Zoroastriens, qui de par leurs croyances, attribuent aux étoiles une influence sur le monde terrestre, ainsi qu’un rôle dans le déchiffrement de l’avenir. Voici le passage qui essaie de répondre à l’épineuse question du statut des mages : Même s’ils sont tenus pour des mages, c’est à cause de l’habit, dont ils étaient revêtus, mais en vérité, ils étaient des rois. Mais les rois des Perses avaient l’habitude, quand ils faisaient des sacrifices et présentaient des offrandes à leurs dieux, de vêtir deux genres d’habits, un habit royal en dessous et un habit de mages par-dessus31.
Après avoir donc levé le flou auréolant l’identité des mages et leur statut, le narrateur reprend les rênes de son récit pour s’intéresser à un autre moment significatif du long voyage des rois mages, à savoir leur visite à l’Enfant-Jésus. Il nous rapporte qu’une fois sortis de Jérusalem Beyt al-Maqdis32, plus précisément du palais d’Hérode, le même astre qui leur servait de guide réapparut. Éprouvant une grande joie à la vue de l’astre guide, les visiteurs le suivaient, jusqu’à ce que sa lumière inondât l’entrée d’une grotte/caverne. Alors les rois mages y pénétrèrent et virent l’enfant enveloppé de morceaux de tissu, couché dans une mangeoire, eux qui auparavant s’attendaient à le voir entouré
31 Traduction de l’auteur. 32 Après la conquête musulmane du calife Omar en 638, Jérusalem est appelée en arabe, Beyt al-Maqdis « Maison du Sanctuaire », désignant le Temple de Jérusalem, ou le lieu du voyage et d’ascension de Mūhamad. 71
Marlène Kanaan
de tous les honneurs, cérémoniaux et ordonnances qui prévalent dans les cours royales lors de la naissance des princes. L’auteur n’hésite pas à ce niveau du récit à décrire le déploiement de faste qui accompagne les naissances royales pour lui opposer la simplicité de la naissance de Jésus. C’est ainsi qu’il nous dit que les rois mages qui venaient rendre hommage au roi des Juifs, au lieu d’entrer dans la cour d’un palais royal – où un lit d’or aux riches parures accueillait le nouveau-né emmailloté dans ses langes de pourpre ; où de grands et riches seigneurs offraient de précieux présents, pendant qu’une batterie d’esclaves et de serviteurs accourait pour assurer le service autour de grandes tables richement dressées, garnies de toutes sortes de nourritures et de fruits ; et où les coupes et les couverts en or et en argent rivalisaient de beauté – entrèrent dans la caverne et virent Joseph, l’enfant avec Marie, sa mère. Surpris de ne voir aucun signe de royauté, ils ne doutèrent pourtant pas de son identité, malgré le dépouillement et la modestie de sa naissance. Mais, tout de suite, le narrateur reprend le rythme de la péricope matthéenne pour nous dire que les mages s’approchèrent de l’Enfant, et se prosternant, lui rendirent hommage en lui offrant de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Il rapporte avec beaucoup d’originalité que Marie et Joseph étaient tristes de n’avoir rien à offrir en retour, pas même de quoi manger, et que les rois mages avaient puisé dans leurs propres provisions. D’autres récits apocryphes parlent d’un saint lange que Marie avait offert aux rois mages33 avec lequel ils se couvrirent la bouche selon l’usage des prêtres mazdéens, soucieux de ne pas polluer par leur haleine le feu sacré. Par ailleurs, pour rendre explicite ce que le texte évangélique a laissé en filigrane, l’Aksimaros et sa Caverne des trésors évoquent l’âge de l’Enfant-Jésus lors de la visite des rois mages. Selon le récit, l’enfant avait huit jours. Son auteur ajoute que c’était le jour de sa circoncision, accomplie par Joseph lui-même selon la loi. Mais en ne retranchant rien de lui. Comme l’épée passe et tranche un rayon de soleil ou de lumière, sans rien retrancher, ainsi le Christ fut circoncis, mais rien ne lui fut enlevé34. 33 Voir W. Witakowski, « The Magi in Syriac tradition », dans G. A. Kiraz (éd.), Studies in Honor of Sebastian P. Brock, op. cit., p. 820. 34 Traduction de l’auteur. 72
Les rois mages et l’étoile de Bethléem
Ce passage insiste sur l’intégrité physique de Jésus, intégrité qui lui permet d’exercer sa fonction sacerdotale, interdite à toute personne mutilée ou infirme. Jadis, le Lévitique soulignait dans le chapitre consacré aux prêtres, que nul infirme ne doit « s’approcher pour présenter les mets du Seigneur35 ». Et le narrateur de poursuivre son récit en nous disant que les rois mages, après avoir adoré l’enfant, restèrent quelques jours auprès de lui à Bethléem, jusqu’à ce qu’une armée d’anges leur apparut. C’est ainsi qu’ils sont divinement avertis de ne pas retourner vers Hérode. Ils regagnèrent alors leur pays par un autre chemin, après avoir cru en la divinité de Jésus, qui descendit du ciel et qui s’était fait homme. Le texte se poursuit avec les épisodes de la fuite en Égypte.
Conclusion Le rapide survol de ce beau texte de l’Aksimaros et de sa Caverne des trésors nous montre une nouvelle forme narrative d’un épisode important lié à la Nativité du Christ, à savoir l’étoile de Bethléem et la visite des mages. Il se propose de combler les vides laissés par l’espace scripturaire matthéen en retravaillant le canevas évangélique et en jouant, parfois avec ampleur et originalité, sur certains points du récit. Tentant de relier l’Ancien au Nouveau Testament, d’en établir une chaîne dont l’étoile et les mages sont le maillon intermédiaire, la visée de ce texte est aussi théologique, dans la mesure où il tend à guider des Maǧūs vers le Christ, préfigurant par leur adoration la foi des païens. La beauté de sa prolixité narrative n’est pas seulement synonyme de compilation légendaire, mais bien également de développements littéraires imagés véhiculant une vision du monde et une mémoire collective. C’est par ailleurs cette vision et cette mémoire fascinante que le lecteur découvre au fil de ses pages.
35 Lv 21, 18-21. 73
L’adoration des mages (R.C.)
Cette mosaïque, située sur l’arc triomphal de la basilique SainteMarie-Majeure à Rome, représente l’adoration des mages ; elle date des environs de 432-440. Trois mages sont venus apporter leurs présents à l’enfant Jésus, guidés par une étoile jusqu’à Bethléem, figurée en arrière-plan. Leur nombre, d’abord flottant, s’est fixé à trois en référence au nombre de présents apportés : l’or, l’encens, la myrrhe. Les mages ne sont pas encore des rois, tels qu’on les trouvera au Moyen Âge : en réalité savants et astrologues, ils sont vêtus à la manière orientale, portant le bonnet phrygien, une tunique nouée à la ceinture et des sortes de pantalons, dans des couleurs chatoyantes. Chacun porte dans ses bras un cadeau précieux. Le mage de gauche tend la main vers l’étoile qui les a guidés ; celle-ci est entourée de quatre anges et se trouve juste au-dessus du Christ enfant. Jésus se tient sur un trône ; bien qu’il soit censé être un nouveau-né, il est présenté seul, assis avec dignité : il apparaît tel un empereur, vêtu d’une toge, sur un siège très richement orné de pierres précieuses. La mosaïque s’inspire visiblement des décisions du concile œcuménique d’Éphèse (431), qui a proclamé la pleine divinité de Jésus et a reconnu à Marie le titre de Theotokos, « mère de Dieu ». 10.1484/M.CBP-EB.5.134110
La Vierge se trouve précisément à la droite de Jésus ; elle est très richement vêtue, à la manière d’une impératrice. Joseph, certainement, se tient à côté d’elle, derrière le mage. De l’autre côté du trône, on voit une autre femme, voilée et habillée beaucoup plus sobrement, pour laquelle les interprétations varient : s’agit-il d’Anne, mère de Marie ? d’une allégorie de la Sagesse, censée partager le trône de Dieu (Sg 9, 4) ? d’une Sibylle ayant prophétisé la venue du Christ ? ou, plus probablement, de l’image de l’Église issue du judaïsme, pendant de Marie, figure de l’Église des nations ?
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Jésus et la violence
L’expulsion des marchands du Temple dans l’exégèse patristique (Mt 21, 12-13 ; Mc 11, 15-17 ; Lc 19, 45-46 ; Jn 2, 13-17) FrédériC ChapOt
Centre d’analyse des rhétoriques religieuses de l’Antiquité (UR 3094) Université de Strasbourg
S’adressant aux baptisés, l’auteur de l’Épître aux Colossiens leur dit : « Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience1 » (Col 3, 12). Voilà les vertus de l’homme nouveau, l’amour, la douceur et la bienveillance, qui venaient se substituer à des valeurs antiques plus viriles. Un nouvel idéal de comportement était proposé, sur le modèle de l’attitude de Jésus et à partir des préceptes qu’il avait lui-même donnés, à commencer par ceux d’aimer son prochain comme soi-même (Mt 22, 39), d’aimer ses ennemis, de prier pour eux, de leur faire du bien (Mt 5, 39-47 ; Lc 6, 27-35). Dès l’Antiquité certains auteurs ont vu dans cet amour universel qui dicte une bonté générale un trait distinctif de la nouvelle religion : Notre enseignement nous enjoint en effet d’aimer aussi nos ennemis et de prier pour ceux qui nous persécutent, afin que la bonté que nous pratiquons nous soit parfaite et qu’elle nous soit propre, et distincte de l’ordinaire. Car aimer ses amis est
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Col 3, 12 (sauf mention contraire, nous utilisons la Traduction œcuménique de la Bible. Édition intégrale, 7e éd., Paris, 1997, Éditions du Cerf/Société biblique française). 10.1484/M.CBP-EB.5.133882
Frédéric Chapot
partagé par tous, mais aimer ses ennemis est réservé aux seuls chrétiens2.
La violence n’est pas absente des évangiles, mais elle est plutôt le fait des persécuteurs de Jésus, et elle se manifeste dans le drame de son arrestation, de son supplice et de sa mort sur la croix. À la fois le climat socio-politique de la Palestine au ier siècle de notre ère et la propre parole de Jésus ont provoqué une violence qui ne cessa d’entourer la mission du Christ. Comme il le dit lui-même d’après Matthieu, 11, 12 : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence (βιάζεται) ; ce sont des violents (βιασταὶ) qui l’arrachent3 ». Cette violence, à la fois politique et religieuse, est aussi une réponse à la mise en cause de la tradition que représente la prédication de Jésus. Il est d’ailleurs lui-même bien conscient de l’effet de son enseignement : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt 10, 34). La violence est donc le plus souvent la réaction que suscite sa prédication. Pourtant il arrive à Jésus d’avoir des mots durs et intransigeants, par exemple dans ses interpellations contre ses adversaires qu’il qualifie d’« engeance de vipères » (Mt 3, 7) ou de « chiens » (Mt 7, 6). Mais c’est surtout la scène de l’expulsion des marchands du Temple, à Jérusalem, avec le renversement des tables et les coups de fouet, qui témoigne d’une violence physique de la part de Jésus4. On connaît l’épisode : arrivant sur le parvis des Grecs, Jésus dénonça tous ceux qui faisaient du Temple de Dieu une caverne de bandits ou une maison de trafic, et il chassa les changeurs de monnaies et les vendeurs d’animaux. Ces deux métiers ne visaient en fait qu’à 2
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Tertullien, Ad Scapulam 1, 3 (E. Dekkers, 1954, CCL 2, p. 1127) : Ita enim disciplina iubemur diligere inimicos quoque et orare pro iis qui nos persequuntur, ut haec sit perfecta et propria bonitas nostra, non communis. Amicos enim diligere omnium est, inimicos autem solorum Christianorum. Mt 11, 12 : ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν (ici et ailleurs nous utilisons The Greek New Testament, E. Nestle, K., B. Aland et al. [éd.], Stuttgart, 1966, 200727). Dans Jésus-Christ et la révolution non violente, Genève, 1961, p. 157-161, le pacifiste A. Trocmé évoque « la tentation de la violence » de Jésus et énumère des épisodes où elle point dans ses paroles en diverses circonstances (Mt 10, 14-15 ; 11, 20-24 ; 21, 41 ; 22, 7 ; 23, 13 ; 23, 34-36 ; Lc 12, 49-53 ; 14, 26 ; 22, 36-38). 78
Jésus et la violence
permettre le bon fonctionnement des activités sacrificielles du Temple : les uns vendaient aux pèlerins, venus de loin sans amener avec eux de bêtes mais désireux de faire un sacrifice, des victimes conformes aux prescriptions de pureté, les autres permettaient de changer des monnaies grecques en monnaies judéennes pour payer la taxe sacrée5. Comme l’ont remarqué les commentateurs, les évangiles ne proposent qu’un récit rapide de l’épisode, sans mise en valeur particulière, comme si, aux yeux de leurs rédacteurs, il ne tranchait pas sur le reste des comportements de Jésus. L’exégèse contemporaine voit dans cet épisode, qualifié parfois de simple « altercation6 », parce qu’elle n’a pas provoqué l’intervention de la police du sanctuaire, une destruction symbolique du Temple. On admet aussi parfois que cet acte ne fut pas pour rien dans l’arrestation et la condamnation de Jésus : son geste subversif inquiéta les autorités du Temple mais suscita aussi l’hostilité du peuple envers lui7. Quelques historiens, plutôt isolés dans la recherche, dont les travaux ont pu jouir, à une époque, d’un certain retentissement, ont vu dans l’acte de Jésus une provocation, adressée aux chefs du peuple et aux Romains, et une émeute zélote. Jésus aurait été un révolutionnaire nationaliste membre du parti des zélotes et adepte de l’action violente8. 5 6
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Jésus devait sans doute lui-même recourir à leurs services, selon S.G.F. Brandon, Jesus and the Zealots, Manchester, 1967, p. 332. S. Cl. Minouni dans S. Cl. Mimouni et P. Maraval, Le christianisme des origines à Constantin (Nouvelle Clio), Paris, 2006, p. 117 ; cf. É. Trocmé, « L’arrière-plan du récit johannique de l’Expulsion des marchands du Temple (Jean 2, 13-22) », dans H. Cancik, H. Lichtenberger, P. Schäfer, Geschichte – Tradition – Reflexion. Festschrift für Martin Hengel zum 70. Geburtstag, Bd III, Frühes Christentum, Tübingen, 1996, p. 257-264, ici p. 262 : « un incident mineur et fugitif ». Mc 14, 58 ; 15, 29 (et parallèles), et voir É. Trocmé, « L’arrière-plan du récit johannique… », op. cit., p. 262. Voir en particulier S.G.F. Brandon, Jesus and the Zealots, op. cit., pour qui l’action violente de Jésus aurait été masquée par les évangiles, tous postérieurs à la chute du Temple de soixante-dix, mais aurait laissé quelques traces, notamment Mt 10, 34 : « N’allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (voir p. 202-203, 321-322) ; à propos de l’expulsion des marchands du Temple, p. 331-342. Cette interprétation minoritaire avait des antécédents, notamment R. Eisler, Ιησους βασιλευς ου βασιλευσας : die messianische Unabhängigkeitsbewegung vom Auftreten Johannes des Täufers bis zum 79
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Comme on le voit, la représentation qu’on se fait du programme de Jésus prédétermine en partie l’appréciation de l’événement. En outre chaque époque a une perception différente de ce qu’est la violence et cette sensibilité variable influence le jugement des événements. Dans ce domaine « la norme est variable selon les temps et les lieux. Un acte violent doit donc être considéré comme tel surtout si le regard des contemporains permettait de le qualifier ainsi9. » Précisément notre sensibilité moderne rend peut-être la brutalité de la scène qui nous intéresse plus perceptible à nos yeux. Les commentateurs chrétiens de l’Antiquité ont-ils été aussi sensibles à la violence du geste de Jésus ? Se sont-ils interrogés sur l’utilité ou le sens du recours à la brutalité ? Ont-ils perçu ici une singularité dans les actes et les paroles de Jésus ? Plus généralement, quelles interprétations ont-ils proposées de cet épisode de la vie de Jésus ? Avant de parcourir quelques textes, nous commencerons par présenter brièvement les sources évangéliques10.
Untergang Jakobs des Gerechten, nach der neuerschlossenen Eroberung von Jerusalem des Flavius Josephus und den christlichen Quellen, Heidelberg, t. I, 1929 ; t. II, 1930, pour qui Jésus était un révolutionnaire politique de caractère apocalyptique (à propos de l’expulsion des marchands du Temple, voir t. II, p. 508-515). Pour une brève historiographie de cette interprétation, voir M. Hengel, Jésus et la violence révolutionnaire, trad. de l’allemand par Ch. von Schonborn et M. Kernel, Paris, 1973, p. 13-20, et pour sa critique, p. 20-50 ; voir aussi G.R. Edwards, Jesus and the Politics of Violence, New York, 1972, p. 22-41 et p. 60-66 ; J.H. Yoder, The Politics of Jesus. Vicit Agnus Noster, Grand Rapids, 1972, p. 48-52. 9 N. Richer, « La violence dans les mondes grec et romain. Introduction », § 10, dans J.-M. Bertrand (dir.), La violence dans les mondes grec et romain (Histoire ancienne et médiévale, 80), Paris, 2005, édition numérique, 2019, p. 7-35. 10 Ce texte issu de la communication présentée lors du colloque a pu bénéficier des échanges qui l’ont suivie, et tout spécialement des observations d’Aline Canellis et de Martine Dulaey, qu’il m’est ici agréable de remercier. 80
Jésus et la violence
Les quatre récits évangéliques : leurs divergences et les explications patristiques Les textes présentent quelques divergences qui, s’agissant d’un tel événement, ne sont pas anodines11, et elles concernent d’abord la place chronologique de l’épisode dans la vie de Jésus : alors que les synoptiques le situent lors de l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, avant sa passion, Jean le place au début de sa vie publique, après les noces de Cana12. Chez Marc, le récit est enchâssé dans la narration de la malédiction du figuier, et tout le passage exprime un rejet de la Loi et des autorités qui la soutiennent, et l’évangéliste voyait dans la purification du Temple une prophétie qui en prédisait la disparition13. Quant à la violence du geste de Jésus, elle est atténuée par ce qui suit, la parabole des vignerons meurtriers mis à mort par le maître. Chez Matthieu, le récit, qui précède la narration de la malédiction du figuier et qui s’avère sensiblement plus court que celui de Marc, met l’accent sur la purification du Temple et cherche à « attirer l’attention sur la personne de Jésus14 ». La narration de Luc, qui est la plus courte de toutes, avec la disparition des changeurs, fait de l’expulsion un événement secondaire dans le cadre du processus d’installation de Jésus dans le Temple pour y enseigner. L’évangéliste est soucieux qu’on ne se représente pas Jésus comme un zélote destructeur15, un de ses buts étant, après la chute de Jérusalem, de montrer aux Palestiniens et 11 Pour un bilan de ces divergences, avec références bibliographiques, voir J. Zumstein, L’Évangile selon Jean (1-12) (Commentaire du Nouveau Testament. Deuxième série, IVa), Genève, 2014, p. 101-102 ; pour une analyse plus détaillée du contexte et des intentions de chacun des évangélistes voir É. Trocmé, « L’expulsion des marchands du Temple », New Testament Studies, 15 (1968-1969), p. 3-10. 12 Les exégètes modernes donnent principalement deux explications à cette divergence (A. J. Köstenberger, John [Backer Exegetical Commentary on the New Testament], Grand Rapids, 2004, p. 111) : soit Jean réorganise le matériel des synoptiques en abandonnant la chronologie au profit d’une présentation théologique (J. Zumstein, L’Évangile de Jean…, op. cit., p. 102), soit l’événement s’est produit deux fois au cours du ministère de Jésus. 13 Fr. Bovon, L’Évangile selon Luc, 19, 28-24, 53 (Commentaire du Nouveau Testament. Deuxième série, IIId), Genève, 2009, p. 44. 14 É. Trocmé, « L’expulsion des marchands… », op. cit., p. 5. 15 Fr. Bovon, L’Évangile de Luc…, op. cit., p. 44. 81
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à la diaspora chrétienne que la paix apportée par le Christ n’a pas gagné par les armes, mais par l’amour et le pardon16. Les deux évangélistes empruntent leur vocabulaire à Marc17. Jean, pour sa part, outre le déplacement de l’événement au début de la vie publique de Jésus, procède à l’ajout de quelques éléments et de certaines précisions : on apprend que les ventes des marchands concernent des bœufs, des brebis et des colombes ; Jésus improvise la fabrication d’un fouet fait de cordes dont il se sert pour évacuer les lieux ; ses paroles, dans lesquelles les citations d’Is 56, 7 et Jr 7, 11 ont disparu, ne s’adressent qu’aux marchands de colombes ; la « caverne de bandits » (σπήλαιον λῃστῶν) de Jr 7, 11 est devenue « une maison de trafic (οἶκον ἐμπορίου) » (Jn 2, 16). L’ensemble s’inscrit dans une atmosphère de fête, qui révèle la popularité de Jésus, lequel s’engage très vite dans une discussion avec « les Juifs (οἱ Ἰουδαῖοι) » (Jn 2, 18). Un détail du texte grec de Jean (2, 15), qui n’est pas sans incidence sur l’appréciation du degré de violence de l’acte de Jésus, concerne l’identification de ceux qui sont chassés à coups de fouet18. Dans la phrase : καὶ ποιήσας φραγέλλιον ἐκ σχοινίων πάντας ἐξέβαλεν ἐκ τοῦ 16 Voir J. Massyngbaerde Ford, My Enemy is My Guest. Jesus and Violence in Luke, New York, 1984, et pour l’épisode qui nous importe ici, p. 111112. 17 Pour nous en tenir à l’acte même d’expulsion (Mc 11, 15-17 ; Mt 21, 12-13 ; Lc 19, 45-46), sans retenir les suites du récit : l’entrée dans le Temple et l’expulsion des marchands de Mc 11,15 : Καὶ εἰσελθὼν εἰς τὸ ἱερὸν ἤρξατο ἐκβάλλειν τοὺς πωλοῦντας καὶ τοὺς ἀγοράζοντας ἐν τῷ ἱερῷ, καὶ τὰς τραπέζας τῶν κολλυβιστῶν καὶ τὰς καθέδρας τῶν πωλούντων τὰς περιστερὰς κατέστρεψεν, sont reprises, à quelques menus détails près, dans les mêmes termes par Mt 21,12, et raccourcies par Lc 19,45 Καὶ εἰσελθὼν εἰς τὸ ἱερὸν ἤρξατο ἐκβάλλειν τοὺς πωλοῦντας mais avec le même lexique ; les citations d’Is 56, 7 et Jr 7, 11 de Mc 11, 17 sont reprises par Mt 21, 13 et Lc 19, 46. 18 Le pasteur protestant Jean Lasserre, théologien de la non-violence active, a souligné le caractère décisif de ce point dans la représentation qu’on se fait de Jésus : « Un contresens tenace : Jésus et les marchands du Temple », Cahiers de la Réconciliation (octobre 1967), p. 3-21, repris dans J. Lasserre, Jésus, ce non-violent. Écrits biographiques et théologiques et souvenirs de Dietrich Bonhoeffer, Lyon, 2018, p. 121-143. L’essentiel de son argumentation a été repris par A. Alexis-Baker, « Violence, Nonviolence and the Temple Incident in John 2, 13-15 », Biblical Interpretation, 20 (2012), p. 73-96, ici p. 89-92. 82
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ἱεροῦ τά τε πρόβατα καὶ τοὺς βόας, on peut se demander si le masculin pluriel πάντας renvoie aux vendeurs et aux changeurs mentionnés dans le verset précédent (τοὺς πωλοῦντας βόας καὶ πρόβατα καὶ περιστερὰς καὶ τοὺς κερματιστὰς καθημένους), accompagnés de leurs bêtes, ou s’il est développé par l’apposition τά τε πρόβατα καὶ τοὺς βόας, Jésus ne frappant pas les vendeurs et les changeurs de son fouet, mais seulement les animaux, c’est-à-dire les brebis et les bœufs19. Pour résumer, le débat linguistique porte en fait sur les emplois de τε… καὶ et de πάντας. La corrélation τε… καὶ soude étroitement deux termes coordonnés, ce qui rend difficile une énumération à trois termes20 : πάντας… τά τε πρόβατα καὶ τοὺς βόας. Dès lors le groupe uni par τε… καὶ aurait pour épithète πάντας, ou serait apposé à lui, « tous, c’est-à-dire aussi bien les moutons que les bœufs21 ». Cette analyse se heurte toutefois à l’usage voulant que l’épithète de plusieurs noms s’accorde avec le plus rapproché (on attendrait alors πάντα, accordé à τὰ πρόβατα22), mais il 19 Parmi les traductions modernes, pour nous en tenir aux versions françaises, la Bible de Maredsous (Turnhout, 1968, p. 1400) associe clairement les hommes aux animaux (« il les chassa tous du temple ainsi que les moutons et les bœufs ») ; Nouvelle Bible Segond, Édition d’étude, Paris, 2012, p. 1395 : « il… les chassa tous hors du temple, avec les moutons et les bovins », mais généralement elles réservent ce traitement aux animaux avec parfois une certaine ambiguïté : « il les chassa tous du temple, et les brebis et les bœufs » (Traduction œcuménique de la Bible. Édition intégrale, 7e éd., Paris, 1997, Éditions du Cerf/Société biblique française, p. 2549 ; Bible de Jérusalem, Paris, 2000, p. 1821) ; « il les expulsa tous du temple, et les brebis et les bœufs » (J. Grosjean, La Bible. Nouveau Testament (La Pléiade), Paris, 1971, p. 277). Parmi les commentateurs, c’est aussi le cas, par exemple, de M.-É. Boismard et A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles en français. Tome III. L’évangile de Jean, Paris, 1977, p. 109 (pour qui ce sens serait le fruit d’un ajout de Jean II-B) ; de E. Haenchen, Johannes Evangelium. Ein Kommentar, Tübingen, 1980 p. 200 ; H. Thyen, Das Johannesevangelium (Handbuch zum Neuen Testament, 6), Tübingen, 2005, p. 164-165 (et voir sa justification p. 173) ; J. Zumstein, L’Évangile de Jean…, op. cit., p. 100 et note 39. 20 E. Schwyzer-A. Debrunner, Griechische Grammatik, II. Syntax und syntaktische Stilistik, München, 1950, p. 567 et 574. 21 Pour des exemples d’un groupe uni par τε… καὶ et apposé à un nom ou un pronom dans la Septante et le Nouveau Testament, voir Gn 2, 25 ; Ex 7, 19 ; 9, 22 ; Mt 22, 10 ; Lc 22, 66 ; Ac 19,10 ; Rm 3, 9. 22 J. Humbert, Syntaxe grecque, Paris, 1960, 3e éd., p. 79 sq., § 122. 83
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est vrai qu’en la matière, le grec est assez souple et que l’évangéliste a pu avoir surtout en tête les bovins, plus impressionnants. Si les traductions modernes adoptent plutôt la solution voulant que Jésus ait fait sortir avec son fouet tous les animaux, et seulement eux, du Temple, la tradition antique a généralement jugé que Jésus avait bel et bien frappé les marchands ou les changeurs du fouet qu’il s’était confectionné. Origène n’a aucun doute sur les coups reçus par les changeurs23, tout comme Grégoire de Nazianze : celui-ci, dans son panégyrique d’Athanase, souligne que l’évêque, à son retour d’exil, rétablit l’orthodoxie et la concorde ; par là il purifiait l’Église des imposteurs qui y trafiquaient, à l’imitation du Christ, à ceci près qu’il n’employa par le fouet mais la persuasion24. En latin cette interprétation est également la version dominante dès la Vetus Latina. Dans le texte de Jérome, et cum fecisset quasi flagellum de funiculis omnes eiecit de templo oues quoque et boues, l’emploi de quoque suppose que oues et boues s’ajoutent à omnes renvoyant aux hommes cités dans le verset précédent, « il les chassa tous du Temple, ainsi que les moutons et les bœufs25 ». Augustin, qui doit citer une vieille latine, a le même texte, à un détail près, et il confirme à plusieurs reprises cette interprétation26. C’est aussi celle qu’on trouve généralement dans 23 Origène, Commentarii in Iohannem X, 23, 134 (C. Blanc, SC 157, p. 468-469) : οὐκ εἰσίν τινες κερματισταὶ καθήμενοι, δεόμενοι πληγῶν ἐκ τοῦ ὑπὸ Ἰησοῦ πεποιημένου φραγελλίου ἐκ σχοινίων ; « n’y a-t-il pas des échangeurs assis, ayant besoin des coups assénés par le fouet de cordes fabriqué par Jésus… ? » ; cf. X, 25, 146 (p. 476-477) : Τίς δὲ τῷ ἐκ σχοινίων φραγελλίῳ ὑπὸ τοῦ νομιζομένου παρ’αὐτοῖς εὐτελοῦς τυπτόμενος καὶ ἀπελαυνόμενος… ; « Qui, se voyant frappé et chassé à l’aide d’un fouet de cordes par celui qu’ils prenaient pour un homme de peu… ? » 24 Grégoire de Nazianze, Oratio 21, « En l’honneur d’Athanase d’Alexandrie », 31 (J. Mossay, G. Lafontaine, SC 270, p. 174-175) : Καθαίρει μέν γε τὸ ἱερὸν τῶν θεοκαπήλων, καὶ χριστεμπόρων, ἵνα καὶ τοῦτο τῶν Χριστοῦ μιμήσηται· πλὴν ὅσον οὐ φραγελλίῳ πλεκτῷ, λόγῳ δὲ πιθανῷ τοῦτο ἐργάζεται, « Bien sûr il purifie le sanctuaire des tartuffes qui y trafiquaient et faisaient du Christ un article commercial, afin de suivre encore l’exemple du Christ sur ce point, à ce détail près qu’il n’emploie pas le fouet, mais la persuasion. » 25 Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, éd. R. Weber-R. Gryson, Stuttgart, 1969, 20075, p. 1660. 26 Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 4 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 555) emploie resticulis à la place de funiculis. Cf. Retractationes, I, 84
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les manuscrits des Vieilles latines27, tout comme chez Ambroise28. Comme l’iconographie postérieure le montre, en mettant en scène des marchands bousculés à terre ou levant les bras pour se protéger, cette interprétation, qui donnait évidemment un tour assez violent au geste de Jésus, l’emporta29. Les commentateurs patristiques se montrèrent sensibles aux divergences entre les récits et ils virent parfois dans ces écarts une invitation à pratiquer l’interprétation allégorique. C’est particulièrement le cas d’Origène, qui confronte, en les citant, les quatre versions de l’épisode (Commentaire sur l’Évangile de Jean X, 20, 119-122) et souligne que les synoptiques, d’un côté, et Jean, de l’autre, attribuent la même action à des séjours différents de Jésus à Jérusalem (X, 21, 12330). Très attentif au contexte de chaque récit, qu’il prend soin de décrire en citant les passages qui précèdent (X, 21, 124-22, 128), l’exégète voit dans cette divergence une invitation à privilégier, au sens historique du
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13, 6 (A. Mutzenbecher, CCL 57, p. 39, l. 77-78) : uendentes et ementes flagellando eiecit de templo ; De consensu euangelistarum, II, 67, 129 (F. Weihrich, CSEL 43, p. 233, l. 2) : et eiciebat omnes uendentes et ementes in templo. Voir Vetus Latina. Die Reste der altlateinischen Bibel. 19. Evangelium secundum Iohannem, Fascicle I (Io 1, 1-4, 48), Freiburg, 2011, p. 163164 : quatre manuscrits ont quoque (Verona, Biblioteca Capitolare VI [6] ; Dublin, Trinity College 55 [A.IV.15] ; Sankt Gallen, Stifstbibliothek 60 ; Paris, Bibliothèque Nationale lat. 17225) ; trois manuscrits sont sans équivoque : Trento, Museo Nazionale (Castello del Buon Consiglio s. n.) : omnes… qui uobes [sic] et oues uindebant ; München, Bayerische Staatsbibliothek Clm 6224 : omnes… oues et boues uendentes, comme Sarezzano (Tortona), Chiesa s. n. (lacunaire) : omnes… uendentes. Seul le Vercelli, Archivio Capitolare Eusebiano s. n. : omnes… oues et boues et columbas, réserve aux animaux les coups de fouet. Ambroise de Milan, Expositio Euangelii secundum Lucam IX, 21 (M. Adriaen, 1957, CCL 14, l. 186 ; G. Tissot, SC 52bis, p. 148) : flagello de restibus caedebat turbas et resistere nullus audebat. Pour l’iconographie, parmi un grand nombre de représentations, voir par ex. la mosaïque du xiie siècle de la cathédrale Santa Maria Nuova de Monreale ou, bien plus tardivement, le tableau du Greco, 1570, Minneapolis Institute of Art, où les marchands lèvent les bras pour se protéger des coups. C. Blanc, Origène, Commentaire sur saint Jean, tome 2 (livres vi et x). Texte grec, avant-propos, traduction et notes, Paris, 1970, SC 157, p. 454517 pour le commentaire de l’ensemble du passage, X, 20, 119-34, 224. 85
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texte, une interprétation spirituelle (X, 22, 129-139). Revenant, un peu plus loin dans son commentaire, sur la question, il entre dans le détail de certaines incohérences ou invraisemblances : c’était la coutume, lors des fêtes juives, d’amener des animaux purs (X, 25, 143) ; il est invraisemblable qu’un homme de petite condition comme était Jésus, fils d’un simple charpentier, ait pu défier, sans réaction de leur part, les marchands et les changeurs : c’est un geste téméraire et arrogant, et contraire à tout ordre (X, 25, 145-146 ; 27, 167-169) ; le récit de Matthieu comporte des éléments sans intérêt si on en reste au sens littéral, comme les précisions sur l’ânon et l’ânesse, et il y a aussi des invraisemblances, en particulier les rameaux devaient faire obstacle à l’avancée de Jésus (X, 27, 166b). Enfin, là où Jean évoque la maison du Père devenue une maison de trafic, les autres évangélistes mentionnent la maison de prière devenue une caverne de voleurs (X, 27, 170-171). Ainsi l’interprétation spirituelle est-elle, pour Origène, une façon d’harmoniser les évangiles31. Jean Chrysostome considère, pour sa part, que l’événement eut lieu deux fois. Soucieux de préserver le sens historique des Évangiles, il voit principalement deux indices de la distinction des deux événements. D’une part, chez les synoptiques, en qualifiant le Temple de « caverne de voleurs », le ton est plus sévère, parce que les Juifs ont repris leurs trafics malgré son admonestation plus modérée (Jn 2, 16 « maison de trafic ») lors du premier épisode32. D’autre part, l’attitude des Juifs varie d’un épisode à l’autre : s’ils ont répondu à Jésus la première fois (Jn 2, 18), ils restèrent silencieux la seconde fois, à cause de la grande réputation que Jésus avait acquise par ses miracles33. Augustin voit également dans la divergence sur la place chronologique de l’événement l’indication qu’il eut lieu plusieurs fois, Jean racontant le premier de ces événements, les autres le
31 Voir C. Blanc, Origène, Commentaire sur saint Jean, tome 2…, p. 63-67. 32 Jean Chrysostome, In Iohannem homiliae 23, 2 (PG 59, col. 139-140), et voir infra. 33 Jean Chrysostome, Homiliae in Matthaeum 67, 1 (PG 58, col. 631-632). 86
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dernier34. Il essaie alors d’harmoniser la chronologie des faits entre les synoptiques35.
Les interprétations patristiques Une interprétation littérale : châtier les Juifs et inviter à une purification du culte Origène voit dans le geste de Jésus, à un premier niveau, une invitation faite aux Juifs à purifier leur culte36. Il y reconnaît même une annonce de la fin du Temple et de la Loi : en chassant les changeurs et les marchands, Jésus indique qu’il abroge la Loi des Juifs charnels, supprime les sacrifices matériels et que le royaume de Dieu est enlevé aux Juifs37. Ambroise, dans une exégèse foisonnante, reconnaît dans l’acte de Jésus la manifestation physique de l’exclusion du peuple juif : « la monnaie est éparpillée pour que la grâce soit recueillie, la table des changeurs renversée pour que celle du Seigneur la remplace ; le bûcher abattu pour que s’érigent les autels38 ». De même Jérôme cherche à situer la scène dans son contexte juif : pour les sacrifices, des marchands s’installaient pour permettre à ceux qui venaient de loin d’acheter sur place les victimes qu’ils allaient offrir à Dieu. Comme certains n’avaient pas d’argent, il y avait des banquiers qui prêtaient de l’argent sous la forme d’un échange en nature. C’était
34 Augustin, De consensu Euangelistarum II, 67, 129 (F. Weihrich, CSEL 43, p. 232, l. 1 sq.) : unde manifestum est non semel, sed iterum hoc esse a domino factum, sed illud primum commemoratum a Iohanne, hoc ultimum a ceteris tribus. 35 Augustin, De consensu Euangelistarum II, 68-69, 130-131 (F. Weihrich, CSEL 43, p. 232, l. 5 ; p. 235, l. 8). 36 Origène, Commentarii in Matthaeum X, 20 ; cf. Commentarii in Iohannem X, 23, 131b (C. Blanc, SC 157, p. 467). 37 Origène, Commentarii in Iohannem X, 24, 138-140 (C. Blanc, SC 157, p. 471). 38 Ambroise de Milan, Expositio Euangelii secundum Lucam IX, 20 (G. Tissot, SC 52bis, p. 147) : Aes effunditur, ut gratia colligatur, mensa nummulariorum euertitur, ut domini subrogetur, ara deicitur, ut erigantur altaria. 87
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tout un trafic et du brigandage : Jésus chassa tous ceux qui voulaient tirer profit de la religion par leur trafic39. Le plus souvent toutefois, les auteurs procèdent à une actualisation de la scène en identifiant le Temple à l’Église.
Corriger l’Église visible L’Église aussi, comme le dit Origène (Commentaire sur Jean, X, 23, 132b-133), est faite de pécheurs, et le geste doit être interprété comme une invitation à remettre de l’ordre en son sein. Les trafiquants sont les membres de l’Église qui ont besoin de coups de fouet (comme les échangeurs, 134), qui trafiquent (comme les bœufs, 135a), sont avides (comme les brebis, 135b) et négligent les âmes innocentes et douces (comme les colombes, 136) : il est temps que le Sauveur vienne les corriger (137). C’est surtout dix ans plus tard, dans le Commentaire sur Matthieu, qu’Origène traite la question de façon détaillée (XVI, 21-22) : les vendeurs de colombes désignent ceux qui confient les églises à des évêques, prêtres et diacres avides, tyranniques, ignorants, dépourvus de crainte de Dieu40 ; quant aux vendeurs, ce sont les évêques et les prêtres41. C’est une critique assez vive des ecclésiastiques, identifiés aux vendeurs et aux acheteurs, qui s’occupent plus des choses du monde que de la prière42, des diacres, identifiés aux changeurs, 39 Jérôme, Commentarii in Euangelium Matthaei III, in 21, 12-13, l. 148-178 (É. Bonnard, 1979, SC 259, p. 110-113), puis l. 178-188 (p. 112-115). Cf. HomMc 9, in Mc 11, 15-17, l. 19-49 (J.-L. Gourdain, 2005, SC 494, p. 198201). Même idée chez Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 4 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 554 et 556) : Et quae ibi uendebant illi ? quae opus habebant homines in sacrificiis illius temporis. […] Non ergo magnum peccatum, si hoc uendebant in templo, quod emebatur ut offerretur in templo, « Et que vendaient-ils là ? Ce dont les hommes avaient besoin pour les sacrifices de cette époque. Ce n’était donc pas un grand péché s’ils vendaient dans le Temple ce qui était acheté pour être offert dans le Temple. » C’est cet écart entre la faute légère commise et le châtiment infligé qui incite Augustin à adopter une exégèse allégorique du passage. 40 Origène, Commentarii in Matthaeum XVI, 22 (E. Klostermann, 1935, GCS 40, p. 549, l. 22 sq.). 41 Origène, Commentarii in Matthaeum XVI, 22 (E. Klostermann, 1935, GCS 40, p. 552, l. 29 sq.). 42 Origène, Commentarii in Matthaeum XVI, 22 (E. Klostermann, 1935, GCS 40, p. 551, l. 19 sq.). 88
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qui n’administrent pas honnêtement les biens de l’Église en se les appropriant, des évêques et des prêtres, associés aux vendeurs de colombes, qui remettent leurs fidèles entre les mains d’administrateurs indignes. Si nous suivons M. Simonetti, il faudrait expliquer ce regard de plus en plus pessimiste d’Origène moins par les événements qu’il a traversés que par un intérêt grandissant pour l’Église visible et la prise de conscience de ses insuffisances43. Hilaire de Poitiers suit la même interprétation : Jésus chasse de l’Église tout ce qui est vicié dans le comportement des prêtres, notamment la corruption par l’argent ; les marchands de colombes sont ceux qui trafiquent les sièges ecclésiastiques, qui devaient être le lieu du Saint Esprit, représenté par la colombe44. Selon Ambroise, Dieu veut que les services de la religion soient un dévouement gratuit45. S’il est un argent du Seigneur − ce sont l’Ancien et le Nouveau Testament qui guérissent et qui, entre les mains de bons changeurs, peuvent fructifier −, il y a dans l’Église de mauvais changeurs qui se laissent gagner par Satan et l’hérésie arienne ou sont attirés par l’argent46. Les chaises des vendeurs de colombes correspondent à ceux qui trafiquent les sièges ecclésiastiques pour de l’argent, tandis que les vendeurs de brebis et de bœufs sont ceux qui exploitent le travail (bœufs) et la simplicité (brebis) d’autrui47. Chromace d’Aquilée met également en garde contre ceux qui, à l’intérieur de l’Église, se font vendeurs de moutons ou de bœufs en cherchant à tirer un profit personnel des œuvres réalisées pour Dieu48. La maison de Dieu ne peut être une maison de négoce que s’il s’agit de prêts spirituels et célestes, et si, chaque jour, c’est la Parole de Dieu 43 M. Simonetti, « Origene e i mercanti nel tempio », dans A. Dupleix (dir.), Recherches et tradition : mélanges patristiques offerts à Henri Crouzel (Théologie Historique, 88), Paris, 1992, p. 271-84. 44 Hilaire de Poitiers, Commentarius in Euangelium Matthaei 21, 4 (J. Doignon, 1979, SC 258, p. 126-127). 45 Ambroise de Milan, Expositio Euangelii secundum Lucam IX, 17 (G. Tissot, SC 52bis, p. 146). 46 Ambroise de Milan, Expositio Euangelii secundum Lucam IX, 18 (G. Tissot, SC 52bis, p. 146-147). 47 Ambroise de Milan, Expositio Euangelii secundum Lucam IX, 19 et 20 (G. Tissot, SC 52bis, p. 147). 48 Chromace d’Aquilée, sermo IV, 2 (J. Lemarié, 1974, CCL 9A, p. 20, l. 29-34). 89
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et son enseignement qui font l’objet d’un prêt et produisent comme intérêt la foi et le salut49. Le fouet de corde qui chasse les Juifs est aussi identifié, par Chromace, à la Trinité, par un rapprochement avec le triple fil qui ne rompt pas de l’Ecclésiaste, 4, 1250 : elle est alors l’arme pour lutter contre les hérétiques, l’évêque ayant sans doute en vue les ariens. La lecture ecclésiologique est encore partagée par Jérôme, pour qui, chaque jour, Jésus entre dans son Église et y chasse ceux qui se comportent mal, en particulier par leur cupidité et le trafic de la grâce du Saint Esprit51. Dans les homélies sur Marc, il critique la vénalité des clercs, alors que la grâce de Dieu ne se vend pas52. Il s’intéresse alors à la position assise des vendeurs de colombe : Celui qui vend les colombes n’est pas debout, mais assis. Il n’est pas redressé, mais replié sur lui-même. Parce qu’il vend la grâce de Dieu, il est replié sur lui-même, à ras du sol. Mais notre Seigneur, qui est venu pour sauver ce qui était perdu, n’a pas renversé les vendeurs mais les chaises des vendeurs : il a renversé l’autorité, mais il sauvera les hommes53.
49 Chromace d’Aquilée, sermo IV, 3 (J. Lemarié, 1974, CCL 9A, p. 20, l. 36-46) : Dicitur quidem et ecclesia domus negotiationis, sed negotiationis spiritalis, ubi non terrena sed caelestis pecunia feneratur, nec usura nummi terreni, sed usura regni caelestis acquiritur. […] Feneratur ergo nobis cotidie in ecclesia domini uerbi diuini pecunia, caelestis doctrina, et bene de ea negotiamur, si eam cum lucro salutis ac fidei domino repraesentamus. 50 Chromace d’Aquilée, sermo 1 (J. Lemarié, 1974, CCL 9A, p. 19, l. 10-15) : Eiecti sunt autem de flagello sparteo. In flagello sparteo quid significetur, Salomon euidenter ostendit dicendo : et spartum triplex non facile rumpitur (Qo 4, 12). In sparto triplici Trinitas sine dubio demonstratur, quod rumpi non potest, quia incorrupta fides est Trinitatis. 51 Jérôme, Commentarii in Euangelium Matthaei in Mt 21, 12-13, l. 188-205 (É. Bonnard, SC 259, p. 114-115). 52 Jérôme, Tractatus in Marci Euangelium 9, in Mc 11, 15-17, l. 50-67 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 200-201). 53 Jérôme, Tractatus in Marci Euangelium 9, in Mc 11, 15-17, l. 78-83 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 202-203) : Qui uendit columbas, non stat, sed sedet : non est erectus, sed contractus est. In eo enim quod uendit gratiam dei, contractus est, et humilis est. Sed Dominus noster, qui uenit ut saluaret quod perierat, subuertit non eos qui uendebant, sed cathedras uendentium : auctoritatem subuertit, saluabit autem homines. 90
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Quant à la « caverne de brigands », il l’associe à la « caverne d’hyène » évoquée par Jérémie 12, 8 LXX : l’hyène vit la nuit, déterre les cadavres et les met en pièces, elle se régale des chiens ; disposant d’une épine dorsale d’un seul tenant, elle ne peut plier son corps54. Cela s’applique aux prêtres juifs, qui refusent de se convertir et de faire pénitence, mais c’est malheureusement vrai aussi des chrétiens : prêtres, diacres et évêques sont riches, et les laïcs aussi doivent jeûner de pénitence55. Chez Augustin, dans la dixième de ses homélies sur Jean, toute l’interprétation est ecclésiologique et tournée contre les donatistes56. Les évêques schismatiques sont les marchands de colombes, de brebis et de bœufs qui trafiquent, à l’instar de Simon le Magicien, les dons spirituels qui leur sont confiés au prix des honneurs et des louanges57 ; le schisme engendre le schisme, et ils se font concurrence entre eux, comme des vendeurs sur un marché58. À côté de cette interprétation ecclésiologique, il existe une lecture plus spirituelle qui voit dans le Temple l’âme humaine en proie à des passions et visitée par Dieu.
L’âme humaine visitée par Dieu Pour Origène, le Temple, c’est l’âme humaine, travaillée par des mouvements terrestres (bœufs), des mouvements stupides (brebis), des raisonnements vides et inconstants (colombes), des prétendus biens (monnaie), tous réfutés par la parole de Jésus59. L’intervention 54 Jérôme, Tractatus in Marci Euangelium 9, in Mc 11, 15-17, l. 98-117 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 204-205). 55 Jérôme, Tractatus in Marci Euangelium, 9, in Mc 11, 15-17, l. 117-125 et 130-148 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 204-207). 56 Les Homélies sur l’évangile de saint Jean I-XVI ont été prêchées par Augustin entre décembre 406 et juin 407, avant la conférence de Carthage de 411 et donc en pleine controverse avec les donatistes (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 29-36). 57 Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 6 et 8 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 560-565 et 566-569). 58 Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 6 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 562) : Ideo, fratres mei, quomodo uidetis eos qui uendunt propolarios, quisque quod uendit laudat : quot proposita fecerunt ? 59 Origène, Commentarii in Iohannem X, 24, 141-142 (C. Blanc, SC 157, p. 472-473) ; cf. Commentarii in Matthaeum XVI, 23 (GCS 10, p. 555-556). 91
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de Jésus décrit en effet la pénétration de l’âme humaine par le Verbe et les différences entre les évangiles peuvent trouver une explication spirituelle : « chaque évangéliste décrivant des interventions différentes du Verbe, qui effectue dans des âmes aux caractères divers des opérations non identiques mais analogues60 ». Dans le même sens, Jérôme recommande de se garder que Jésus n’entre en nous « irrité, inflexible (iratus et rigidus)61. » Basile de Césarée utilise le verset de Jn 2, 15 pour commenter Is 3, 24 (καὶ ἀντὶ ζώνης σχοινίῳ ζώσῃ, « au lieu d’une ceinture, tu te ceindras d’une corde »). Alors que le prophète annonce que, dans le combat de Dieu contre le luxe et la richesse, une corde remplacera, chez les femmes, la ceinture, le commentateur donne une interprétation spirituelle de la corde : le fouet tressé de cordes est le symbole des péchés, fouet par lequel ont été chassés du Temple ceux qui le profanaient ; par la corde dont les femmes doivent se revêtir, le Seigneur signale que chacun des hommes est ceint de péchés et en subit lui-même la punition62. Augustin partage avec Basile cette interprétation du fouet fait de cordes : chacun se tisse une corde avec ses péchés, et la corde ne cesse de s’allonger ; les hommes sont alors liés et flagellés avec leurs propres péchés63. Avec ce fouet, Jésus annonçait les coups de fouet qu’il allait lui-même subir plus tard, à cause du péché des hommes64. 60 Origène, Commentarii in Iohannem X, 31, 197-202 (C. Blanc, SC 157, p. 500-503), notamment 199 (p. 502-503) : ἑκάστου τῶν εὐαγγελιστῶν διαγράφοντος διαφόρους τοῦ λόγου ἐνεργείας ἐν διαφόροις ἤθεσι ψυχῶν οὐ τὰ αὐτὰ ἀλλά τινα παραπλήσια ἐπιτελούσας. 61 Jérôme, Commentarii in Euangelium Matthaei in Mt 21, 12-13, l. 205-213 (É. Bonnard, SC 259, p. 114-117). 62 Basile de Césarée, Enarratio in prophetam Isaiam 131 (PG 30, col. 329 D). 63 Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 5 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 558 et 560) : Etenim unusquisque in peccatis suis restem sibi texit. […] Crescit restis ; time restem. […] De peccatis suis ligantur homines. 64 Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium 10, 5 (M.-F. Berrouard, BA 71, p. 558 – trad. modifiée) : qui flagellandus erat ab eis, prior illos flagellauit, signum quoddam nobis ostendit, quod fecit flagellum de resticulis, et inde indisciplinatos, negotiationem de dei templo facientes, flagellauit, « Lui qui devait être un jour flagellé par eux, il les a flagellés le premier, c’est un signe qu’il nous a montré en faisant un fouet avec des cordes et en en flagellant ces hommes de désordre qui transformaient le Temple de Dieu en marché ». 92
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Au total les auteurs considérés témoignent, entre eux, d’une grande unité d’interprétation, avec ces trois degrés que sont l’interprétation littérale antijuive, l’exégèse ecclésiologique et la lecture spirituelle, même si certains s’en tiennent à une seule de ces trois interprétations. Les deux dernières lectures, de nature allégorique, sont largement dominantes dans la littérature, et elles tendaient à éclipser, de fait, la brutalité de l’intervention de Jésus. Pour terminer nous nous demanderons dans quelle mesure les auteurs chrétiens de l’Antiquité ont été sensibles à ce caractère violent de l’acte de Jésus.
Jésus et la violence Origène, Jérôme et la puissance de Dieu Dans son Commentaire sur Jean, Origène, qui cherche, comme nous l’avons vu, à repousser l’interprétation littérale au profit de l’exégèse spirituelle, souligne l’invraisemblance qu’il y a à imaginer qu’un seul homme, de petite condition, ait pu s’imposer devant une foule si nombreuse et déterminée à sacrifier plusieurs dizaines de milliers d’agneaux (X, 25, 145). Comment est-il possible, se demandet-il, que la foule, frappée à coups de fouet, n’ait pas réagi et riposté (X, 25, 146) ? Dès lors : à celui qui désire conserver même le récit historique, il ne reste pour la défense de ce texte qu’un seul recours : la puissance divine de Jésus (ἡ θειοτέρα τοῦ Ἰησοῦ δύναμις), qui était capable, lorsqu’il le voulait, d’éteindre le feu de la colère de ses ennemis, de l’emporter sur des milliers par sa grâce divine et de dissiper le tumulte des pensées […], si bien que les événements racontés en ce texte, s’ils se sont vraiment passés, révèlent l’accomplissement d’un miracle (ἐνεργηθεῖσαν δύναμιν) nullement inférieur à ses œuvres les plus étonnantes qui, par la divinité qui s’y manifestait, incitaient les témoins à croire. On peut affirmer que ce miracle est plus grand que celui qui eut lieu à Cana de Galilée lors de la métamorphose de l’eau en vin : là, une matière inanimée était transformée ; ici, ce sont les volontés de tant de milliers d’hommes qui sont soumises65. 65 Origène, Commentarii in Iohannem X, 25, 148-149 (C. Blanc, SC 157, p. 476-477) : Μία δὲ καταφυγὴ τῆς πρὸς ταῦτα ἀπολογίας καταλείπεται τῷ καὶ τὴν ἱστορίαν σῶσαι θέλοντι, ἡ θειοτέρα τοῦ Ἰησοῦ δύναμις, οἵου τε 93
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L’expulsion des marchands du Temple est donc pour Origène le geste le plus grand que Jésus ait accompli, comme si l’exégète était également sensible à la singularité d’une action qui nous frappe tant, nous modernes. Origène assimile ici le mouvement de violence de Jésus à une manifestation de puissance divine et donc à un prodige miraculeux. Le mot δύναμις est ambivalent : il exprime à la fois la puissance de Dieu et la réalisation d’un acte extraordinaire. Un même geste pouvant être interprété comme un acte de violence ou comme une manifestation de puissance, ici c’est le versant positif de la manifestation de force qui est retenu : non pas la violence – son versant négatif –, mais la puissance. L’expulsion des marchands du Temple devient ainsi un miracle. Il y a toutefois chez Origène une réserve : cette identification n’est possible que si on tient à maintenir le sens littéral, or l’exégète renonce finalement à admettre ce sens historique. Avec Jérôme, qui connaît le texte d’Origène et dont il s’inspire très vraisemblablement, la prévention devant le sens historique disparaît et le miracle peut prendre toute sa place66. En effet, dans deux textes d’époques proches, datables entre 397 et 402, sans qu’on sache vraiment lequel des deux précède, Jérôme reprend des éléments de l’analyse origénienne. Dans le Commentaire sur Matthieu, à propos de l’entrée de Jésus dans Jérusalem et des cris de la foule « Hosanna au Fils de David », Jérôme fait les remarques suivantes : La plupart des gens estiment que les plus grands de ses miracles ont été la résurrection de Lazare, la vue rendue à l’aveugle-né, la ὄντος, ὅτε ἐβούλετο, καὶ θυμὸν ἐχθρῶν ἀναπτόμενον σβέσαι καὶ μυριάδων θείᾳ χάριτι περιγενέσθαι καὶ λογισμοὺς θορυβοῦντας διασκεδάσαι […], ὥστε μηδενὸς τῶν σφόδρα παραδόξως ὑπ’αὐτοῦ γεγενημένων καὶ προκαλεσαμένων διὰ τῆς θειότητος εἰς πίστιν τοὺς τεθεωρηκότας ἐλάττονα ἐμφαίνειν ἐνεργηθεῖσαν δύναμιν τὴν κατὰ τὸν τόπον ἱστορίαν, εἴ γε καὶ αὐτὴ γεγένηται. Καὶ μείζονα δ’ αὐτὴνἔστιν ἀποφήνασθαι τῆς γεγενημένης περὶ τοῦ ἐν Κανᾷ τῆς Γαλιλαίας μεταβεβληκότος ὕδατος εἰς οἶνον, τῷ ἐκεῖ μὲν ἄψυχον ὕλην εἶναι τὴν τετραμμένην, ἐνθάδε δὲ τῶν τοσούτων μυριάδων δεδουλῶσθαι τὰ ἡγεμονικά. 66 Dans la Préface de son Commentaire sur Matthieu, Jérôme cite ses sources (Praefatio, l. 91-98, É. Bonnard, SC 242, p. 68) : avant tout Origène (vingtcinq tomes de commentaires, des homélies et une sorte de commentaire verset par verset), ainsi que Théophile d’Antioche, Hippolyte martyr, Apollinaire de Laodicée, Didyme d’Alexandrie, Hilaire de Poitiers, Victorin de Poetovio et Fortunatien. 94
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voix du Père entendue au bord du Jourdain, sa transfiguration sur la montagne où il montra sa gloire triomphale. Pour moi, de tous les miracles qu’il a accomplis, voici, semble-t-il, le plus étonnant. C’est qu’un seul homme, alors méprisable, si peu considéré qu’on le crucifiera ensuite, ait pu, à coups de fouet seulement, au milieu des scribes et des Pharisiens déchaînés contre lui et voyant la ruine de leurs profits, chasser une si grande foule, renverser les tables, briser les sièges, faire ce que n’eût pu faire une armée sans nombre. C’est que ses yeux diffusaient des rayons qui avaient quelque chose d’igné et d’astral, et la majesté divine brillait sur son visage67.
Comme Origène, Jérôme transforme, peut-être paradoxalement à nos yeux, l’acte de violence de Jésus en manifestation d’une puissance surnaturelle. Il en fait aussi un miracle, signum. Mais il ajoute un élément, la puissance du regard de Jésus, regard de feu (igneum), regard astral (sidereum), qui rayonne de ses yeux et révèle sa majesté divine, dans une phrase qui a une formulation particulièrement expressive : coordination de deux adjectifs quasi-synonymes, igneum enim quiddam atque sidereum ; couleur épique de l’expression par le recours à sidereus qui est d’usage principalement poétique dans la littérature latine68 ; écho entre les deux membres de phrase coordonnés : radiabat/lucebat ; ex oculis eius/in facie. L’expression, par le recours à des procédés littéraires et rhétoriques, met en valeur le visage divin de Jésus, dont il n’était rien dit dans les récits évangéliques. Le choix de sidereum pour qualifier le regard de Jésus apparaît ailleurs chez Jérôme, dans la Lettre 65 à Principia, à propos de Ps 44, 3, où il est dit : « Tu es le plus 67 Jérôme, Commentarii in Euangelium Matthaei in 21, 15-16, l. 222-235 (É. Bonnard, SC 259, p. 116-117 ; trad. modifiée) : Plerique arbitrantur maximum esse signorum quod Lazarus suscitatus est, quod caecus ex utero lumen acceperit, quod ad Iordanen uox audita sit patris, quod transfiguratus in monte gloriam ostenderit triumphantis. Mihi inter omnia signa quae fecit, hoc uidetur esse mirabilius quod unus homo et illo tempore contemptibilis et in tantum uilis ut postea crucifigeretur, scribis et pharisaeis contra se saeuientibus et uidentibus lucra sua destrui, potuerit ad unius flagelli uerbera tantam eicere multitudinem mensas que subuertere et cathedras confringere et alia facere quae infinitus non fecisset exercitus. Igneum enim quiddam atque sidereum radiabat ex oculis eius et diuinitatis maiestas lucebat in facie. 68 Voir les références données par le Totius latinitatis Lexicon de Forcellini, s.v. 95
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beau des hommes, la grâce coule de tes lèvres ; aussi Dieu t’a béni à tout jamais » et que Jérôme cherche à harmoniser avec la description de la laideur du Serviteur d’Is 53, 2-3. Pour Jérôme il y avait, dans le regard de Jésus, quelque chose de sidéral (quiddam sidereum), qui explique que les apôtres l’aient suivi immédiatement et que soient tombés par terre ceux qui étaient venus l’arrêter (Jn 18, 6)69. Ainsi, dans la réflexion antique sur la beauté ou la laideur du Christ, Jérôme opte, à l’inverse d’un Tertullien, pour sa beauté, finalement défigurée, dans la passion, sous les coups de ses persécuteurs70. Les mêmes éléments se trouvent également dans l’homélie sur Marc déjà utilisée, en des termes un peu différents, certainement à cause du contexte de la prédication qui a pu imposer de simplifier le propos et d’adopter une expression facilement compréhensible. On s’émerveille en général de la résurrection de Lazare, on s’émerveille de la résurrection du fils de la veuve, on s’émerveille d’autres miracles. Et vraiment il est merveilleux de rendre la vie à un cadavre. Mais moi je m’émerveille davantage du présent miracle. Un homme seul, qu’on croyait fils d’un artisan, un mendiant sans logis, sans endroit où reposer la tête, sans armée : il n’était ni chef, ni juge. Quel pouvoir avait-il pour se faire un fouet de cordes et jeter dehors une si grande foule : comment, dis-je, un homme seul pouvait-il jeter dehors une telle foule ? Et quelle était cette foule qu’il jetait dehors ? Celle 69 Jérôme, epistula 65, 8 (J. Labourt, CUF, vol. 3, p. 148) : nisi enim habuisset et in uultu quiddam oculisque sidereum, numquam eum statim secuti fuissent apostoli, nec qui ad conprehendendum uenerant, corruissent. 70 Pour Tertullien, Jésus avait un aspect ignominieux, d’après Is 53, 2-3 : Aduersus Marcionem, III, 17, 1-3 ; Aduersus Iudaeos, 14, 1-2, et surtout De carne Christi, 9, 6-9, où il veut faire pièce à l’idée, d’inspiration gnostique, d’Apellès selon laquelle Jésus avait une chair astrale lorsqu’il descendit du monde supérieur sur la terre : De carne Christi, 6, 3 (J.-P. Mahé, SC 216, p. 234-235) : de sideribus, inquiunt, et substantiis superioribus mundi mutuatus est carnem, « C’est dans les astres et les substances du monde supérieur qu’il a emprunté sa chair » ; voir A. d’Alès, La Théologie de Tertullien, Paris, 1905, p. 189 et note 2. À propos du débat sur la beauté ou la laideur du Christ, voir J.-M. Fontanier, « Sur une image hiéronymienne : le visage sidéral de Jésus », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 75 (1991), p. 251-256, puis dans La beauté selon saint Augustin, Rennes, 1998, p. 155-162, plus spécialement p. 155158. 96
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qui vendait, qui faisait du bénéfice dans le Temple. Personne ne le contredit, personne n’osa le contredire : personne n’osa résister au Fils vengeant l’offense faite à son Père. Je le crois, dans les yeux et le visage mêmes du Seigneur Sauveur, il y avait quelque chose de divin71. Et la raison pour laquelle je le crois, je vais la dire : « Et il arriva, dit l’Évangile, qu’alors que Jésus longeait la mer de Galilée, il vit deux hommes qui arrangeaient les filets : c’étaient les fils de Zébédée et il leur dit : ‘Laissez-les et venez, suivez-moi’. Et eux, abandonnant aussitôt le filet, la barque et leur père Zébédée, aussitôt le suivirent » (Mc 1, 16-20). S’il n’y avait rien de divin sur le visage du Sauveur, ils ont agi de manière déraisonnable en suivant un homme qu’ils n’avaient pas vu à l’œuvre. Quitte-t-on son père et suit-on un homme en qui on ne voit rien de plus qu’en son père ? Mais ils quittent leur père charnel pour suivre leur père spirituel : ils ne quittent pas leur père, mais ils trouvent leur père. Pourquoi ai-je dit tout cela ? Pour montrer qu’il y avait quelque chose de divin sur le visage du Seigneur : et c’est en voyant cela qu’on le suivait. Citons encore un autre témoignage : « Et voici que, comme il passait, il vit un homme du nom de Matthieu et il lui dit : « Suis-moi ». Et il abandonna tout et il le suivit » (Mt 9, 9). Il n’a pas vu de signe, mais l’autorité dans le commandement lui a servi de signe72. 71 Cf. Tractatus in Marci Euangelium 2A in Mc 1, 20, l. 130-142 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 198-199). 72 Tractatus in Marci Euangelium 9, in Mc 11, 15-17, l. 19-49 (J.-L. Gourdain, SC 494, p. 198-201) : Mirantur ceteri quod Lazarus suscitatus est, mirantur quod uiduae filius suscitatus est, mirantur ceteri in aliis signis. Et reuera mirandum est mortuo corpori animam reddere. Ego praesens signum magis miror. Vnus homo, qui putabatur filius fabri, mendicus non habens domum, non habens ubi caput reclinaret, non habens exercitum : non erat dux, non erat iudex. Quam itaque habuit potestatem, ut faceret sibi flagellum de funibus, et tantam eiceret multitudinem: unus, inquam, homo eiceret tantam multitudinem ? Et quam multitudinem eiciebat ? quae uendebat, quae lucra sua in templo redimebat. Nemo contradixit, nemo ausus est contradicere : filio enim defendenti patris sui iniuriam nemo fuit ausus resistere. Videtur mihi in ipsis oculis et in ipso uultu Domini Saluatoris quidquam fuisse diuinum. Et hoc mihi quare uideatur, ratio ista est, quam dicturus sum. « Et factum est, inquit, cum transiret Iesus secundum mare Galilaeae: uidit, inquit, duos conponentes retia sua, filios Zebedaei, et dixit eis : dimittite eos, et uenite, sequimini me. Et illi, inquit, statim relicto rete, naue, et patre Zebedaeo, statim secuti sunt eum ». Nisi aliquid diuinum 97
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Jésus, dans l’évocation de son visage par Jérôme, ne se présente plus comme un simple homme, le plus petit de tous les hommes, mais, par ses attributs de feu et de lumière, il se manifeste comme un être surnaturel qui révèle son origine divine par son regard. Une telle description appliquée à Jésus n’a pas d’équivalent connu73, mais elle pouvait être favorisée par les conceptions anciennes de la vision et du regard. Les Anciens reconnaissaient en effet souvent une supériorité au sens de la vue, en y voyant le plus pénétrant des sens, celui qui frappe le plus l’esprit et facilite la mémorisation74. Quant au mécanisme de la vision, parmi les différentes théories en circulation, celle qui attribuait à l’œil une fonction éminemment active, fondée sur l’idée que l’organe de la vue émet un faisceau lumineux orienté vers l’objet perçu, était largement dominante75. Lorsque Platon admettait qu’il y a un feu
fuit in uultu Saluatoris, inrationabiliter fecerunt, sequi eum de quo nihil uiderant. Dimittit aliquis patrem, et eum sequitur, in quo nihil plus uidet quam in patre suo ? Sed dimittunt patrem carnalem, ut sequantur patrem spiritalem: non dimittunt patrem, sed inueniunt patrem. Hoc totum quare dixi ? ut ostenderem in uultu Saluatoris aliquid fuisse diuinum, quod uidentes homines sequebantur. Dicamus et aliud testimonium. « Et ecce, inquit, cum transiret, uidit quemdam hominem nomine Matthaeum, et dixit ei, sequere me. Et dimisit omnia, et secutus est eum ». Non uidit signum : sed auctoritas in iubendo signum fuit. 73 Pour J.-M. Fontanier, La Beauté…, op. cit., p. 157 et note 10, cette affirmation serait « un ‘hapax’ dans la littérature patristique latine ». 74 Voir Cicéron, De oratore, III, 160-161 (sensus acerrimus) et 163 (E. Courbaud et H. Bornecque, CUF, p. 63) et Jérôme qui considère que la vue est plus propice à la mémorisation, In Ieremiam IV, 11, 3 (S. Reiter, CCL 74, p. 182, l. 13-16). 75 À côté de la théorie de l’intromission, défendue par les atomistes et, dans une certaine mesure, par Aristote, la théorie de l’extramission (émission par l’œil de la lumière vers l’objet perçu), plus ou moins pure, est globalement majoritaire : voir A. M. Smith, Ptolemy and the Foundations of Ancient Mathematical Optics : a Source Based Guided Study (Transactions of the American Philosophical Society, 89), Phildelphia, 1999, p. 23-46 (pour une revue des théories en concurrence) ; D. Lehoux, « Observers, Objects, and the Embedded Eye; Or, Seeing and Knowing in Ptolemy and Galen », Isis, 98/3 (2007), p. 447-467, ici p. 451-454 ; B. Bakhouche, « La théorie de la vision chez Calcidius (ive siècle) entre géométrie, médecine et philosophie », Revue d’histoire des sciences, 66/1 (2013), p. 5-31, ici p. 12-14. 98
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propre de l’œil76, il favorisait l’association du regard à un feu, qui allait se répandre dans la rhétorique77. Dans la poésie, un regard lumineux comme les flammes est la caractéristique d’une divinité et le signe qui permet parfois de l’identifier lorsqu’elle entre en communication avec les hommes78. On pense aussi à la vision du Fils de l’homme, dans l’Apocalypse, dont « les yeux étaient comme une flamme ardente » (1, 14 ; cf. 19, 12). Dans ce contexte, il était normal d’attribuer à un personnage d’autorité un regard puissant, capable d’agir sur les êtres. Ainsi, comme cela a été remarqué, l’empereur Auguste, dans la vie que lui consacre Suétone, prétendait détenir quelque chose de la puissance divine dans l’éclat de son regard : « Il avait des yeux clairs et lumineux, dont il voulait qu’on croie qu’ils avaient une sorte de vigueur divine (quiddam uigoris diuini), et quand il les fixait sur quelqu’un, il aimait à lui voir baisser la tête, comme ébloui par le soleil79. » La puissance du regard est 76 Platon, Timaeus, 45a-46c (A. Rivaud, CUF, p. 162). Pour un commentaire de ce texte, voir A. Merker, La vision chez Platon et Aristote (International Plato Studies, 16), Sankt Augustin, 2003, p. 24-44. 77 Voir Rhetorica ad Herennium, IV, 44 (G. Achard, CUF, p. 185) qui donne cette identification comme exemple d’hyperbole : Corpore niueum candorem, aspectu igneum ardorem adsequebatur, « Son corps était aussi blanc que la neige et son regard aussi ardent que le feu », cité aussi par J.-M. Fontanier, La Beauté…, op. cit., p. 156. 78 Homère, Ilias, 1, 200 (P. Mazon, CUF, p. 11), à propos de Pallas reconnue par Achille : δεινώ δέ οἱ ὄσσε φάανθεν ; Virgile, Aeneis, 5, 647-648 sq. (J. Perret, CUF, p. 29) : diuini signa decoris/ardentisque notate oculos (à propos d’Iris cachée sous les traits de la vieille Béroé) ; Boèce, de consolatione philosophiae, 1, 1, 1 (L. Bieler, CCL 94, p. 2) : oculis ardentibus (à propos de Philosophie). Voir J. Gruber, Kommentar zu Boethius, De consolatione philosophiae (Texte und Kommentare, 9), Berlin, 20062, p. 63 sq. En dehors des scènes de reconnaissance, par ex. à propos de Bacchus, Sénèque, Œdipus, 410 uultu sidereo (L. Hermann, CUF, p. 19), et voir J. B. Bauer, « Christus sidereus. Die Tempelaustreibung, Hieronymus und das Nazaräerevangelium », dans von K. Kertelge, Tr. Holtz und Cl.-P. März (hgg.), Christus bezeugen. Festschrift für Wolfgang Trilling zum 65. Geburtstag (Erfurter Theologische Studien, 59), Leipzig, 1989, p. 257-266, ici p. 262 sq. 79 Suétone, Augustus, 79 (H. Ailloud, CUF, p. 128) : oculos habuit claros ac nitidos, quibus etiam existimari uolebat inesse quiddam diuini uigoris, gaudebatque, si qui sibi acrius contuenti quasi ad fulgorem solis uultum summitteret, et voir H. S. Landrobe, « Le plus grand miracle de Jésus », 99
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associée à l’autorité de celui qui en impose aux autres. Dans la scène du Temple, le regard divin de Jésus agit de la même façon, en intimidant et soumettant la foule qui aurait dû se révolter. Cette aptitude des yeux à agir sur autrui était bien connue des rhéteurs. Cicéron, dans le De oratore, III, 221, reconnaît dans les yeux l’instrument privilégié du troisième devoir de l’orateur, le mouere : il n’est personne qui puisse produire les mêmes effets sans se servir de son regard. Or le mouere est non seulement ce qui émeut, voire bouleverse, mais aussi ce qui pousse à l’action, ou à la soumission80. Ainsi l’action de Jésus dans le Temple n’est pas une action violente, encore moins une réaction de colère : elle est une manifestation de puissance. Or évoquer la puissance à propos de Jésus, dans les textes ou les images, c’est toujours signaler sa divinité. Loin de se révéler comme un simple homme, qui se laisse aller à un mouvement de colère, Jésus, en chassant les marchands du Temple, affirme son autorité et surtout révèle sa divinité. Si Jérôme a pu emprunter à Origène l’idée de la puissance du regard de Jésus, la précision sur sa qualité astrale doit avoir une autre source. Car on peut douter d’une création personnelle de l’auteur, en raison Analecta Bollandiana, 100 (1982), p. 1-15, qui fait le rapprochement avec le texte de Jérôme. 80 Sur le mouere/flectere qui a la capacité de pousser les auditeurs à agir en se conduisant conformément à ce qui leur a été préalablement enseigné, voir Augustin, De doctrina christiana, IV, 12, 27-28 (J. Martin, CCL 32 ; M. Moreau, BA 11/2, p. 360-363) : Flectendus, ut moueatur ad agendum. […] Et quicquid aliud grandi eloquentia fieri potest ad commouendos animos auditorum, non qui agendum sit ut sciant, sed ut agant quod agendum esse iam sciunt. […] Ideo autem uictoriae est, quia fieri potest ut et doceatur et delectetur et non adsentiatur. Quid autem illa duo proderunt, si desit hoc tertium ? « Il faut émouvoir l’auditeur pour le pousser à agir […]. Et tout ce que peut réaliser une éloquence sublime [sert à] émouvoir l’esprit des auditeurs, non pas afin qu’ils sachent ce qu’ils doivent faire, mais pour qu’ils fassent ce qu’ils se savent déjà obligés à faire. […] C’est pourquoi [émouvoir] est de l’ordre de la victoire, car il peut arriver que l’auditeur soit et instruit et charmé, mais qu’il ne donne pas son assentiment. Or à quoi bon ces deux résultats, si le troisième fait défaut ? » L’association de l’idée de victoire au mouere/flectere est empruntée à Cicéron, Orator, 21, 69 (A. Yon, CUF, p. 25) : Probare necessitatis est, delectare suauitatis, flectere uictoriae, qui sert de point de départ au développement d’Augustin, De doctrina christiana, IV, 12, 27 (M. Moreau, BA 11/2, p. 360-361). 100
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de sa méthode de commentaire, fondée sur des sources nombreuses, ainsi qu’à cause de la répétition dans plusieurs ouvrages du même motif. Il a alors été suggéré que c’est dans un apocryphe, l’Évangile des Nazaréens, que Jérôme aurait puisé cette idée81. Cet évangile judéochrétien, dont on ne possède que quelques fragments, composé dans une langue sémitique, au cours de la première moitié du iie siècle, et assez dépendant de l’Évangile de Matthieu, est cité à plusieurs reprises par Jérôme82. La situation est compliquée par la difficulté à identifier le nombre et la nature des évangiles judéo-chrétiens, puisque trois désignations circulent, Évangile des Ébionites, Évangile des Nazaréens et Évangile des Hébreux, que certains chercheurs veulent toutefois ramener à deux, les deux derniers ne correspondant en fait qu’à un seul et même ouvrage83. Or parmi les témoignages médiévaux, on trouve, dans les notes marginales d’un manuscrit de l’Aurora de Petrus de Riga, la mention : In libris euangeliorum, quibus utuntur Nazareni, legitur quod radii prodierunt ex oculis eius, quibus territi fugabantur, « Dans les livres des évangiles qu’utilisent les Nazaréens, on lit que de ses yeux jaillirent des rayons qui les effrayèrent et les mirent en fuite84. » Comme chez Jérôme, c’est le regard enflammé de Jésus qui empêcha 81 Pour l’histoire de cette identification, voir J. B. Bauer, « Christus sidereus… », op. cit., p. 263-264. 82 Sur cet évangile, voir J. Frey, « Texts about Jesus. Non-canonical Gospels and Related Literature », p. 24-25, dans A. Gregory and Chr. Tuckett (éd.), The Oxford Handbook of Early Christian Apocrypha, Oxford, 2015, p. 13-47 ; S. Mimouni, « Les fragments évangéliques judéo-chrétiens », p. 325-329, dans B. Pouderon et E. Norelli, Histoire de la littérature grecque chrétienne, des origines à 451. II. De Paul de Tarse à Irénée de Lyon, Paris, 2016, p. 323-356. Sur les informations transmises par Jérôme, on trouvera toutes les pièces du dossier dans G. Bardy, « Saint Jérôme et l’Évangile selon les Hébreux », Mélanges de Science Religieuse 3, 1946, p. 5-36, voir aussi A. F. J. Klijn, Jewish-Christian Gospel Tradition (Supplements to Vigiliae Christianae, 17), Leiden, 1992 p. 16-19. 83 Sur ces différentes positions, voir P. Luomanen, « Judaism and AntiJudaism in Early Christian Apocrypha », p. 328-329 ; The Oxford Handbook of Early Christian Apocrypha…, op. cit., p. 319-342. 84 Évangile des Nazaréens, fr. 25 (W. Schneemelcher, Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Übersetzung, 5. Aufl., I. Bd. Evangelien, 1987, Tübingen, p. 136) ; texte latin dans A. F. J. Klijn, Jewish-Christian Gospel Tradition…, op. cit., p. 137, n° 46 (selon sa numérotation propre et, malheureusement, sans concordance avec les autres collections). 101
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une réaction des marchands et qui les mit en fuite. Sans qu’il faille admettre que Jérôme ait lui-même traduit l’évangile apocryphe85, on peut considérer qu’il a eu connaissance, sous une forme ou une autre, de ce détail visuel pour expliquer l’absence de résistance des marchands et leur fuite86. La reprise de ce détail fut sans doute favorisée par la tradition classique du regard de feu associé à la divinité et à la manifestation de puissance, ainsi que par les conceptions antiques de la vision et ses pouvoirs.
Jean Chrysostome : mais pourquoi fit-il cela ? Chez les Grecs, Jean Chrysostome semble être un des premiers, dans ses Homélies sur Jean, à poser clairement la question du sens du geste de Jésus. Il souligne que Jésus a agi « avec beaucoup d’autorité87 ». Certes le ton est plus modéré dans Jn 2, 16, évoquant « une maison de trafic », que chez les synoptiques, où il fustige « la caverne de voleurs » (Mt 20, 13 ; Mc 11, 17 ; Lc 19, 46) qu’est devenu le Temple. Ce changement de ton s’explique par le fait que le récit des synoptiques rapporte une deuxième visite de Jésus au Temple, à la fin de sa mission 85 Les informations de Jérôme à ce sujet sont assez contradictoires, voir Commentarius in Michaeam II, 7, l. 303 sq. (M. Adriaen, CCL 76) ; De uiris inlustribus 2, 11 et 16, 3 (A. Ceresa-Gastaldo, Biblioteca patristica, p. 76 ; p. 106) ; Commentarii in Euangelium Matthaei II, 12, 13 (É. Bonnard, SC 242, p. 240). Pour G. Bardy, « Saint Jérôme et l’Évangile selon les Hébreux… », op. cit., p. 31-32, Jérôme a pu avoir l’intention de réaliser cette traduction, mais elle serait restée à l’état de projet ; l’hypothèse d’une traduction de Jérôme est également exclue par J. B. Bauer, « Christus sidereus… », op. cit., p. 264-266, ainsi que par P. Luomanen, Recovering Jewish-Christian Sects and Gospels (Supplements to Vigiliae Christianae, 110), Leiden, 2012, p. 100-101, pour qui Jérôme aurait compilé des matériaux dans ce but, sans réaliser le projet. 86 A.F. J. Klijn, Jewish-Christian Gospel Tradition…, op. cit., p. 35 et surtout 138, inverse, pour sa part, l’analyse : pour lui le glosateur tirerait l’information de Jérôme lui-même, la mention in libris euangeliorum étant la preuve qu’il ne connaissait pas l’Évangile des Nazaréens, et les auteurs tardifs auraient essayé d’attribuer certains détails remarquables des commentaires de Jérôme à sa supposée connaissance de la tradition d’un évangile judéo-chrétien. Si on retient cette analyse, l’origine du détail demeure inconnue. 87 Jean Chrysostome, In Iohannem homiliae 23, 1 (PG 59, col. 139, l. 55) : Πρᾶγμα πολλῆς αὐθεντίας γέμον. 102
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publique, et donc que les Juifs ont recommencé leurs trafics, malgré l’admonestation de la première fois88. Pourtant, dès ce premier épisode, Jésus a alors agi avec une violence qu’il n’a montrée en aucune autre occasion, et Jean Chrysostome se demande : Ἀλλὰ τίνος ἕνεκεν τοῦτο πεποίηκεν; « Mais pourquoi fit-il cela89 ? » Il cherche en effet à expliquer pourquoi Jésus en est arrivé à cette extrémité : la suite de sa mission allait lui imposer bien d’autres fois de contrevenir à la Loi, par exemple en guérissant le jour du sabbat ; il lui fallait donc, par une action d’éclat, témoigner de son attachement au Temple et faire connaître son union avec le Père. Jean Chrysostome reconnaît que l’action était périlleuse, hardie : τὸ δὲ καὶ εἰς κινδύνους καταστῆναι, πάνυ τολμηρόν, « se jeter ainsi dans les dangers était vraiment audacieux90 », car il s’exposait beaucoup en s’en prenant à une foule brutale et irrationnelle. Mais le risque devait être couru, pour montrer que son zèle pour son Père n’était pas feint. Le commentateur n’aborde donc pas directement la question de la violence physique sur les marchands. Jean Chrysostome est toutefois sensible à la singularité de l’attitude de Jésus dans cette scène, et il s’efforce de l’interpréter à la lumière de sa mission divine. Dans son explication, il insiste moins que ne le faisaient Origène et surtout Jérôme sur la manifestation de puissance ; en revanche il est plus attentif au risque encouru par Jésus, qu’il comprend comme une manifestation d’engagement et une démonstration de fidélité au Père. Ainsi le Christ a-t-il bien tout fait pour convertir les Juifs. Dans les passages considérés, pas plus Jean Chrysostome qu’Origène ou Jérôme n’utilisent la scène de l’expulsion des marchands du Temple pour autoriser l’usage de la violence, même dans les controverses religieuses.
88 Jean Chrysostome, In Iohannem homiliae 23, 2 (PG 59, col. 139, l. 59-col. 140, l.7). 89 Jean Chrysostome, In Iohannem homiliae 23, 2 (PG 59, col. 140, l. 7-10) : Καὶ τίνος ἕνεκεν, φησὶν, αὐτὸ τοῦτο πεποίηκεν ὁ Χριστὸς, καὶ τοσαύτῃ σφοδρότητι κέχρηται κατ’αὐτῶν, ὅπερ οὐδαμοῦ φαίνεται ποιῶν, καὶ ταῦτα ὑβριζόμενος, λοιδορούμενος, « Et pourquoi, dit-on, le Christ a-t-il fait cela et recouru contre eux à une aussi grande violence, qu’il n’a manifestée dans aucune occasion, même lorsqu’il subissait outrages et injures ? » 90 Jean Chrysostome, In Iohannem homiliae 23, 2 (PG 59, col. 140, l. 46-47). 103
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Augustin et la légitimation de la violence Dans le De uera religione, qui date des années 389-391, Augustin souligne les modalités pacifiques et paisibles de l’action du Christ : nihil egit ui, sed omnia suadendo et monendo, « il n’a rien fait par la force, mais il a tout fait en convaincant et en recommandant91 ». Le discours persuasif se substituait chez lui à la contrainte et à la force. Toutefois Augustin est revenu, plus tard, dans ses Retractationes, en 426-427, sur cette vision des choses. Adoptant un regard rétrospectif sur le jugement qu’il avait exprimé lors de la rédaction du De uera religione, il précise : « Je n’avais pas pensé qu’il chassa du Temple les vendeurs et les acheteurs à coup de fouets (uendentes et ementes flagellando eiecit de templo)92 ». Tout en rappelant l’existence de cet acte dans la vie de Jésus, il laisse entendre que le mouvement de colère de Jésus dans le Temple est exceptionnel et qu’il tranche par rapport au comportement général du Christ. Il cherche aussi à en atténuer la portée : « Mais qu’est-ce que cela, et quelle importance ? » Il le met alors en parallèle avec la contrainte dont usa Jésus dans les exorcismes, pour faire sortir les démons de leurs victimes : là aussi le discours de persuasion (sermo suasionis) ne pouvait suffire et le recours à la force (uis potestatis) s’imposait. Ce parallèle cherche à montrer que le recours à la force est une façon exceptionnelle d’extirper le mal qui est venu se loger dans l’homme. Plusieurs années auparavant, entre 398 et 401, dans le traité antidonatiste Contra litteras Petiliani, Augustin avait déjà utilisé les versets de Jn 2, 15-17 à propos de la violence. L’évêque donatiste de Constantine, Pétilianus, avait, dans une lettre adressée aux prêtres et aux diacres de son église, reproché aux catholiques de persécuter leurs adversaires ; pour cela il invoquait, dans un long examen des Écritures, le lien nécessaire entre foi et charité, et il se faisait le chantre de la
91 Augustin, De uera religione, 16, 31 (K.-D. Daur, 1962, CCL 32, p. 206, l. 17). 92 Augustin, Retractationes, I, 13, 6 (A. Mutzenbecher, CCL 57, p. 38-39, l. 76-80) : alio loco in eo quod dixi de domino Iesu Christo : Nihil egit ui, sed omnia suadendo et monendo, non mihi occurrerat quod uendentes et ementes flagellando eiecit de templo. Sed quid hoc aut quantum est ? Quamuis et daemones nolentes ab hominibus non sermone suasionis, sed ui potestatis eiecerit. 104
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douceur et de la liberté prônées dans l’Évangile93. En réponse Augustin utilise l’incident du Temple pour contester la lecture de Pétilianus et suggérer l’idée d’une persécution salutaire : Jésus Christ aussi chassa du temple, leur donnant des coups de fouet, les marchands malhonnêtes, à quoi est rattaché aussi le témoignage de l’Écriture qui dit : « Le zèle de ta maison me dévore » (Ps 69, 10 cité par Jn 2, 17). Voilà que nous trouvons […] le Christ en train de persécuter94.
L’utilisation de l’épisode du Temple est invoquée plus loin : Ou bien, parce que le Seigneur a été flagellé par ses persécuteurs, faut-il comparer à ces épreuves ceux qu’il a lui-même chassés du Temple en leur donnant des coups de fouet ? Il vous reste donc à avouer qu’il faut seulement vous demander si votre séparation de la communion de la terre entière est juste ou impie. Si on trouve que vous avez agi avec impiété, ne vous étonnez pas que Dieu ne manque pas d’agents pour vous flageller, parce que vous subissez la persécution non pas de notre fait, mais, comme cela a été écrit, par vos propres actions (Sg 11, 21)95.
Puisque Pétilianus utilisait la Bible pour mettre en cause le comportement « catholique », il était normal qu’Augustin répondît 93 À propos de l’argumentation de Pétilianus sur ce point, voir B. Quinot, Œuvres de Saint Augustin. Traités anti-donatistes (BA 30), Paris, 1967, p. 211-218, et Contra litteras Petiliani, II, 77, 171 (lien de la foi et de la charité) ; 78, 173 (la charité ne persécute pas) ; 80, 177 (Jésus n’a persécuté personne) ; 83, 183 (il est proscrit d’utiliser la violence légale, même pour contraindre à la foi) ; 84, 185 (laisser chacun suivre sa libre volonté). 94 Augustin, Contra litteras Petiliani, II, 10, 24 (M. Petschenig, CSEL 52, p. 33, l. 30 sq.) : Et Dominus Christus flagellatos expulit de templo improbos mercatores, ubi etiam conexum est testimonium scripturae dicentis : Zelus domus tuae comedit me. Ecce inuenimus […] Christum persecutorem. 95 Augustin, Contra litteras Petiliani, II, 19, 43 (M. Petschenig, CSEL 52, p. 44, l. 24 sq.) : Aut quia flagellatus est Dominus a persecutoribus, propterea passionibus eius comparandi sunt quos ipse de templo flagellatos eiecit ? Restat ergo ut nihil aliud requirendum esse fateamini nisi utrum iuste an impie uos separaueritis a communione orbis terrarum. Nam si hoc inuentum fuerit quod impie feceritis, non miremini si non desunt ministri Deo per quos flagellemini, quia persecutionem patimini non a nobis, sed sicut scriptum est ab ipsis factis uestris. 105
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en recourant au même procédé, et la scène du Temple était toute trouvée96. Il faut toutefois veiller à ne pas surévaluer la place accordée par Augustin à cette péricope dans son argumentation. S’il reconnaît que Jésus recourut alors à la violence, il ne fait pas de ce passage un élément décisif de son argumentation. En particulier il ne l’utilise jamais dans sa longue discussion consacrée à la persécution97. Le premier texte que nous avons cité appartient en fait à une prétérition : à Pétilianus qui demande : « Les apôtres ont-ils persécuté ? Le Christ a-t-il livré personne ? », Augustin introduit son propos de la façon suivante : « Je pourrais bien dire… », et il le conclut par la formule : « Mais ne t’inquiète pas de cela, je ne le dis pas, mais je dis98… » L’idée de la persécution salutaire n’est donc évoquée ici qu’en passant et Augustin poursuit en précisant que les exactions subies par les donatistes sont le fait de « la paille de la moisson du Seigneur99 », c’est-à-dire de personnes qui ont un comportement incontrôlé et étranger à la descendance d’Abraham, qui habite dans toutes les nations. C’est seulement dans le second texte cité qu’il refuse que soit mis en parallèle la persécution subie par Jésus et son geste dans le Temple, tout comme les persécutions subies par Élie et celles qu’il exerça contre les faux prophètes : il y a pour lui une légitimité à bannir l’impie des lieux occupés contre les droits de Dieu. Augustin enrôle donc bien la scène du Temple, telle qu’elle est décrite par Jean, en faveur d’un recours légitime à la violence. Mais on retiendra aussi que cet usage reste très ponctuel chez l’auteur et qu’il ne joue qu’un rôle marginal dans l’acceptation d’une forme de violence pour défendre les droits de Dieu.
96 Voir A. Alexis-Baker, « Violence, Nonviolence… », op. cit., p. 79-81. 97 Augustin, Contra litteras Petiliani, II, 77-171-97, 224 à propos de la persécution, alors que c’est bien dans ce développement que sont rapportés les propos de Pétilianus sur la charité et l’attitude pacifique du Christ, voir supra, note 93. 98 Contra litteras Petiliani, II, 10, 24 (M. Petschenig, CSEL 52, p. 33, l. 25-p. 34, l. 6) : Possem quidem dicere… sed hinc noli laborare ; non ea dico, sed dico… 99 Contra litteras Petiliani, II, 10, 24 (M. Petschenig, CSEL 52, p. 34, l. 5 sq.) : dico ad semen Abrahae quod est in omnibus gentibus non pertinere, si quid non recte uobis factum est fortasse a palea dominicae segetis, quae nihilominus est in omnibus gentibus. 106
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Conclusion L’action de Jésus dans le Temple, par sa singularité, interroge sur la personnalité de Jésus et constitue une pièce importante du dossier pour ceux qui cherchent à reconstituer non seulement le message de Jésus mais aussi le sens et les modalités de son action historique. Depuis la deuxième moitié du xxe siècle, avec une sensibilité à la violence plus aigüe, les exégètes ont mis en lumière que le recours au fouet s’exerçait, dans l’acte de Jésus, davantage sur les animaux que sur les marchands et les échangeurs. Les auteurs patristiques n’ont eu, pour leur part, aucune réserve à admettre que Jésus ait pu infliger des coups à des hommes : la violence physique n’occupait en effet pas la même place dans les sociétés de l’Antiquité, et la distinction entre frapper les animaux et des hommes jugés malhonnêtes n’avait pas la même portée que pour nous. En revanche les auteurs chrétiens de l’Antiquité, à la différence des évangélistes qui ne mirent pas spécialement en valeur cet épisode, semblent avoir été sensibles à la singularité de l’acte de Jésus dans cette circonstance, même si l’interprétation allégorique, qu’elle soit ecclésiologique ou spirituelle, masque bien souvent la perception qu’ils ont pu en avoir. Lorsque les auteurs ont traité de front la question, ils y ont vu surtout une manifestation de la puissance de Dieu. Origène ouvrit la voie, même s’il renonça, au bout du compte, à l’interprétation historique, et Jérôme marcha dans ses pas, en développant des considérations, sans doute inspirées d’un évangile judéo-chrétien, sur le regard divin du Christ. L’acte de force de Jésus n’était pas un geste de colère, mais il devenait une manifestation de puissance, et donc de divinité, qui s’inscrivait dans la mission qui était la sienne sur terre. Jean Chrysostome y voit davantage une manifestation de son engagement dans sa mission et un témoignage, destiné aux Juifs, de sa fidélité au Père. Au bout du compte, ces auteurs ne prirent guère prétexte de ce geste pour admettre l’usage de la violence et donc le recours au bras séculier contre les adversaires religieux. Si Augustin le fit dans le contexte de la lutte avec les donatistes, cela resta ponctuel, et la péricope ne joua qu’un rôle marginal dans le chemin qui conduisait à la légitimation de la violence dans les débats religieux.
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L’Entrée à Jérusalem (R.B.)
Les exégètes ont un faible pour le Codex Purpureus Rossanensis, car il fut repéré en 1879 dans la sacristie de la cathédrale de la Rossano par un tout jeune Adolf Harnack à peine âgé de 28 ans, en compagnie d’Oscar von Gebhardt. Il est régulièrement cité dans les apparats critiques de la Bible sous le sigle Σ. C’est un luxueux manuscrit au fond de pourpre daté du vie siècle, magnifiquement enluminé. Cette Entrée à Jérusalem pourrait passer pour une scène purement narrative : si l’on veut raconter la Passion, il faut bien que le Christ entre à Jérusalem. En réalité, c’est une affirmation à la fois théologique et politique. Une déclaration théologique, car à partir le milieu du ive siècle, les représentations de la scène se multiplient, sans doute en lien avec le développement de la liturgie de l’Eucharistie qui utilisait le verset de Mt 21, 9 : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » pour sa « venue » sur les espèces eucharistiques. L’Entrée à Jérusalem symbolisait donc l’épiphanie du Christ éternel. Mais le peintre va plus loin, grâce à un curieux détail : le Christ monte en amazone ! C’est en effet habituellement la manière dont on montre 10.1484/M.CBP-EB.5.134111
Marie lors de la fuite en Égypte ou bien Épona, la déesse gallo-romaine des chevaux. Il s’agit de la pose anti-militaire par excellence, l’absolu contraire d’une entrée triomphale impériale. La scène ne célèbre donc pas l’aduentus d’un Christ empereur, mais critique l’arrivée impériale. C’est ce dont témoigne la présence de détails fort peu augustes, comme les petits enfants dans la foule, ou bien les personnages grimpant à des arbres pour mieux voir. Cette interprétation provient sans doute du texte lui-même, qui fournit au Christ une monture assez peu impériale : une ânesse. Jean Chysostome l’avait d’ailleurs bien compris : Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison [accomplir la prophétie de Za 9, 9] que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire ; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais ure femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde (Homélie 66 sur Matthieu 2, traduction sous la direction de M. Jeannin, Bar-le-Duc, 1865).
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L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne du iie siècle (90-170) Bernard pOuderOn
Université de Tours – CESR
La résurrection de Jésus appelé Christ est au centre même de la confession chrétienne, et cela depuis les origines. En abordant ce thème, nous ne voulons évidemment pas faire œuvre de théologien en en dévoilant le sens, mais plus simplement mettre en évidence tout à la fois la prégnance de ce thème dans la polémique anti-chrétienne des origines et les différences qui séparent son utilisation au sein des deux groupes adversaires des chrétiens, à savoir d’une part les Juifs et d’autre part ceux que les premiers écrivains ecclésiastiques appellent les Grecs, c’est-à-dire les païens.
Le premier témoin : Paul Le premier témoin de la polémique sur la crucifixion est l’apôtre Paul. Elle transparaît à travers la réplique de l’apôtre dans deux de ses lettres pastorales, la Première épître aux Corinthiens, adressée à une communauté mixte, mais au sein de laquelle les Grecs devaient être majoritaires, et l’Épître aux Galates, destinée à une communauté au sein de laquelle les judaïsants devaient être les plus nombreux1. À l’adresse de la première, Paul s’exprime en ces termes : Le langage de la croix est folie (μωρία) pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu2 ; 1 2
La formule de Ga 3, 13 : « Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi » renvoie nécessairement à un public élevé sous la Loi. 1 Co 1, 18. 10.1484/M.CBP-EB.5.133883
Bernard Pouderon
Les Juifs demandent des signes et les Grecs sont en quête de sagesse. Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale (σκάνδαλον) pour les Juifs et folie (μωρίαν) pour les païens3.
L’essentiel de la réponse chrétienne à l’incrédulité de leurs adversaires est contenu dans ces deux passages : les Juifs dénoncent le « scandale », qui traduit l’hébreu moqesh, désignant, dans son sens biblique, un sujet de ruine, là où les Grecs dénoncent une absurdité. Cette dichotomie paulinienne se retrouve plus loin dans l’épître, quand Paul déplore que « les Juifs demandent des signes, tandis que les Grecs recherchent la sagesse » – les uns se situant sur un plan strictement religieux, les autres sur un plan purement intellectuel, que Paul ne qualifie pas de « raison » (λόγος), mais de « sagesse » (σοφία), ce qui lui permet d’opposer à la sagesse divine une sagesse humaine qui est « folie devant Dieu » (cf. 1 Co 3, 19). L’Épitre aux Galates, adressée à une communauté judaïsante, dévoile la raison du « scandale » : le Christ vénéré par la secte nouvelle est devenu une malédiction (κατάρα), selon les termes mêmes de la Loi, pour laquelle un « pendu au bois » (dans le grec de la Septante : κρεμάμενος… ἐπὶ ξύλου) est « maudit » (κεκατηραμένος). Voici le passage de Paul, citant Dt 21, 23 : Le Christ nous a rachetés de cette malédiction (τῆς κατάρας) de la Loi4, devenu lui-même malédiction (κατάρα) pour nous [ὑπὲρ, c’est-à-dire « en notre faveur », « pour notre salut »], car il est écrit : « Maudit (ἐπικατάρατος) quiconque est pendu (ὁ κρεμάμενος) au bois (ἐπὶ ξύλου)5. »
C’est la première instance du thème de la malédiction du « pendu », qui fera florès dans la polémique ultérieure6. Le verbe grec κρεμάννυμι 3 4 5 6
1 Co 1, 23. Il faut comprendre : celle qui pèse sur ceux qui ne respectent pas la Loi : Ga 3, 10. Ga 3, 13, appliquant au supplice du Christ la malédiction de Dt 21, 23 – le texte des LXX étant légèrement divergeant de celui cité par Paul : κεκατηραμένος ὑπὸ τοῦ θεοῦ πᾶς κρεμάμενος ἐπὶ ξύλου. Ce thème constitue paradoxalement un des arguments les plus puissants contre des « négationistes » modernes, récusant l’historicité de Jésus. Faire accepter le scandale d’un Messie crucifié, « pendu » à la croix, serait inconcevable de la part des disciples juifs de Jésus à destination d’autres Juifs, s’il ne correspondait à la réalité des faits. L’argumentation 112
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
évoque tout type de suspension, mais la précision ἐπἱ ξύλου enlève toute ambiguïté sur l’interprétation et l’utilisation du verset biblique que Paul prête à ses adversaires, qu’il soit lu en grec ou en hébreu et quel qu’en ait pu être le sens originel7. En revanche, le thème de la « folie », plus significatif en milieu grec, est absent de cette épître destinée à un milieu judaïsant.
Le devenir de la démarche paulinienne, de Clément Romain à Justin de Naplouse Contre toute attente, le passage de 1 Co 1, 23 énonçant les griefs de « scandale » et de « folie » est très peu cité par les écrivains chrétiens du iie siècle. La ressource électronique Biblindex (www.biblindex.org) ne donne aucune référence antérieure à l’année 180 ; les premiers emplois se trouvent à la frontière du iie et du iiie siècle, chez Tertullien et chez Clément d’Alexandrie8. Néanmoins, le thème paulinien du « scandale » et l’argument du pendu sont omniprésents dans la polémique ultérieure sur la messianité de Jésus et sur sa crucifixion. On les trouve en particulier chez Ignace, chez Barnabé et, plus abondamment, chez Justin, que ce soit dans la bouche du juif Tryphon ou dans celle de Justin lui-même, ainsi que dans au moins un passage du Talmud que l’on peut considérer comme ancien.
Ignace d’Antioche L’évêque d’Antioche ne cite ni le verset biblique, ni sa reprise paulinienne, mais c’est bien le texte paulinien qu’il avait à l’esprit en s’adressant à la communauté d’Éphèse, comme l’indique suffisamment une allusion à un autre passage de l’épître paulinienne :
7 8
paulinienne consiste au contraire à magnifier une réalité sordide, inacceptable en soi, en désignant en elle l’effet du plan divin de salut. Voir notre article « Historicité de Jésus : l’évidence des textes, ou le point de vue du philologue », Le Rouge et le Noir, numéro du 20 juin 2017. En fait, le texte biblique n’impute pas la malédiction à la pendaison ellemême en tant que châtiment, mais plutôt au fait de laisser le cadavre sur l’arbre, au lieu de l’enterrer le jour même. Clément d’Alexandrie, Eclogae propheticae 27, 6 ; Stromata I, 88, 3 ; 88, 4 ; V, 25, 4 et VI, 127, 1 ; Tertullien, Adversus Marcionem V, 5, 9. 113
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Mon esprit est la pauvre victime (περίψημα) de la croix, qui est un scandale (σκάνδαλον) pour les incroyants, mais qui est pour nous le salut et la vie éternelle. « Où est le sage (σοφός), où est le raisonneur (συζητητής), où est l’orgueil de ceux que l’on dit intelligents9 ? »
Le mot « scandale » est en effet celui employé par Paul à l’adresse des Juifs en 1 Co 1, 23, tandis que la citation de 1 Co 1, 20, « où est le sage ? », renvoie aux prétentions grecques à la sagesse, les deux passages concernant « le langage de la croix » qui figure un peu plus haut dans l’épître (1 Co 1, 18). L’argument implicite d’Ignace est que le salut apporté par la croix efface le scandale de l’ignominie (aux yeux des Grecs) et celui de la malédiction (aux yeux des Juifs).
Barnabé L’Épître dite de Barnabé contient une seule allusion au bois de la croix, mais sans référence ni à Dt 21, 23, ni à 1 Co 1, 23. Elle est mise dans la bouche du Christ lui-même, dans un passage qui cite le IVe Livre d’Esdras, un écrit apocryphe hétérogène conservé pour l’essentiel dans une version latine, et constitué d’une apocalypse juive (4 Esd 3-14) et d’additions chrétiennes. De manière similaire il [le Seigneur, faisant par avance une révélation, cf. 11, 1] décrit encore la croix chez un autre prophète [Esdras], qui déclare : « Quand cela sera-t-il accompli ? Le Seigneur dit Lorsque le bois aura été couché et relevé et lorsque du bois suintera du sang10. » Tu as là une allusion à la croix et à celui qui doit être crucifié…
Ignace d’Antioche, Ad Ephesios 18, 1, citant 1 Co 1, 20 (trad. de C. Broc, dans B. Pouderon, J.-M. Salamitio et V. Zarini [dir.], Premiers écrits chrétiens, Gallimard, Paris, 2016, p. 196). Les traductions présentées sont toutes tirées de ce volume. 10 Epistula Barnabae 12, 1, citant 4 Esd 5, 5 (trad. M.-O. Boulnois, p. 799). Le passage de 4 Esd (version latine) est le suivant : « Mais si le Très-Haut te donne de vivre, tu le verras, après le troisième temps, livré à la confusion. Le soleil soudain luira la nuit, et la lune pendant le jour. Le sang dégouttera du bois, la pierre fera entendre sa voix, les peuples seront agités et les étoiles seront changées » (trad. P. Geoltrain, dans A. Dupont-Sommer et M. Philonenko [dir.], Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p. 1406). 9
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L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
L’anonyme applique à la passion du Christ une exégèse midrashique du cantique de la vigne d’Isaïe 5, comme l’a bien montré Jean Daniélou11. Il justifie ainsi implicitement le scandale de la croix, en y désignant la réalisation d’une prophétie, c’est-à-dire en en faisant une partie intégrante du plan de salut divin. Ce type d’argumentation, évidemment à destination d’un public juif ou judaïsant, sera exploité par Justin dans sa typologie de la croix.
Justin C’est évidemment chez Justin, et plus particulièrement dans le Dialogue avec le juif Tryphon, qui se situe au cœur de la polémique entre Juifs et chrétiens sur l’interprétation des Écritures, que l’argument du scandale et de l’ignominie du supplice de la croix va trouver son exploitation la plus ample. Mais les plus anciens passages de Justin sur le scandale de la croix se trouvent au sein de l’Apologie à Antonin, datée approximativement de l’an 155. Quoique l’ouvrage s’adresse, par-delà la personne de l’empereur, à des lecteurs païens, l’Apologiste utilise pour une large part une argumentation scripturaire, ébauche de celle qui sera plus longuement développée dans le Dialogue avec Tryphon – preuve, s’il en est besoin, que l’Apologie est un remaniement à destination du public du βιβλίδιον originel. En voici la liste12 : – Apol. I, 13, 4 : « On dénonce sur ce point notre folie (μανίαν) : accorder la seconde place, après le dieu immuable et éternel […] à un homme crucifié (ἀνθρώπῳ σταυρωθέντι). Mais c’est méconnaître le mystère (μυστήριον) » ; – Apol. I, 22, 3 : « Et si l’on venait à objecter qu’il a été crucifié, il y a aussi un point commun avec les fils de Zeus […] qui ont, selon vous, fait l’épreuve de la souffrance » ; – Apol. I, 31, 7 : « C’est dans les livres des prophètes que nous trouvons l’annonce que doit […] être méconnu et mis en croix Jésus, notre Christ » ; 11 J. Daniélou, Études d’exégèses judéo-chrétiennes, Paris, 1966, chap. VI : « Un testimonium sur la vigne dans Barnabé 12, 1 » (repris de RSR 50 [1962], p. 389-399). 12 Les citations de Justin sont données dans la traduction de Ph. Bobichon, empruntée au volume Premiers écrits chrétiens, op. cit., p. 324-399). 115
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– Apol. I, 32, 6 : « Il fut mis en croix, en sorte que se trouva accompli le reste de la prophétie » [à savoir : ‘lavant sa robe dans le sang de la grappe’, Gn 49, 10-11 : bénédiction de Jacob, annonçant la primauté de la ligne issue de Judas et interprétée par les chrétiens comme une annonce messianique] ; – Apol. I, 35, 6-7 : « (L’Esprit prophétique) dit encore, dans un autre passage, par l’intermédiaire d’un autre prophète : ‘Eux, ils m’ont percé les mains et les pieds’ (Ps 22 [21], 17) » ; – Apol. I, 42, 3 : « David a prononcé la prophétie qui vient d’être citée [‘Le Seigneur a établi son règne du haut du bois (ἀπὸ τοῦ ξύλου)’ Ps 95,10, cité un peu plus haut, en I, 41, 4, verset contaminé par plusieurs autres passages vétérotestamentaires] mille cinq cents ans avant que le Christ, devenu homme, fût crucifié »; – Apol. I, 53, 2 : « Pour quelle raison (τίνι λόγῳ) irions-nous croire d’un homme crucifié qu’il est le premier-né de Dieu […] si nous n’en trouvions pas les témoignages (μαρτύρια) proclamées à son sujet avant qu’il fût venu ? » La démonstration de Justin suit le schéma paulinien : d’une part les preuves logiques [λογικός], à savoir les prophéties, recevables même auprès d’un lectorat païen, et, dans une moindre mesure, différents parallèles avec les mythes grecs ; et d’autre part les preuves scripturaires, à savoir l’accomplissement du plan divin dans ce que Justin appelle le « mystère » (μυστήριον). L’argumentation du Dialogue avec Tryphon13, ciblant les critiques juives, est plus spécifiquement scripturaire, qu’elle soit positive, par l’exégèse de passages bibliques, récits ou prophéties, ou qu’elle soit négative, en démontant par autant de citations l’accusation implicite de blasphème. Le grief est énoncé dès le début de la controverse, mis dans la bouche de Tryphon : « en plaçant vos espérances dans un homme crucifié, vous espérez obtenir quelque bien de Dieu ». Les arguments avancés par Tryphon sont de deux sortes : Jésus n’est qu’un homme, et il est blasphématoire de voir en lui le Messie attendu, et a fortiori un être divin ; sa vie même, et principalement son exécution, montrent que loin d’être un envoyé de Dieu, il est un être vil et maudit de lui. 13 Les citations de Justin sont données dans la traduction de B. Pouderon, empruntée au volume Premiers écrits chrétiens, op. cit., p. 400-573. 116
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
Voici les différents passages que Justin met dans la bouche du Juif, avant de les réfuter. – Dial. 32, 1 : « Votre prétendu Christ est sans honneur ni gloire, au point de tomber sous le coup de la pire des malédictions qui soit dans la loi de Dieu : il a en effet été crucifié » ; – Dial. 89, 2 : « Le crucifixion infamante du Christ nous pose problème : car il est dit dans la Loi que le crucifié (ὁ σταυρούμενος ) est maudit (ἐπικατάρατος) », renvoyant à Dt 21, 23 LXX : κεκατηραμένος ὑπὸ θεοῦ πᾶς κρεμάμενος ἐπὶ ξύλου ; – Dial. 90, 1 : « Nous savons qu’il doit souffrir […], mais qu’il doive être crucifié et mourir d’une manière si honteuse et indigne, d’une mort maudite dans la Loi, montre-le nous, car nous, nous ne pouvons même pas le concevoir. » L’argumentation de Tryphon est claire : s’il admet un Christ souffrant, acceptant de voir dans le serviteur souffrant d’Isaïe une annonce du Messie, il repousse l’idée même que ce Messie ait pu être crucifié. Le plus surprenant, dans cette objection que Justin met dans la bouche de Tryphon, est qu’elle corrobore l’interprétation paulinienne du verset du Deutéronome sur le « pendu » en tant que victime d’un supplice infamant, alors que les Modernes insistent plutôt sur le fait que la malédiction originelle portait sur un cadavre non enseveli, une manière comme une autre de dénoncer une impureté à laquelle il importait de remédier au plus vite, en tout cas avant la nuit. Mais il n’y a guère de raison de nier que cette interprétation avait bel et bien cours dans les milieu juifs de l’époque, puisqu’on la trouve dans un passage du Talmud, mise dans la bouche de rabbi Meïr, un quasi contemporain de Justin : Rabbi Meïr disait : Que signifie : « Car un pendu est une malédiction de Dieu » ? – C’est comparable à deux frères jumeaux, identiques. Le premier régnait sur le monde entier tandis que l’autre devint brigand. Après un temps, le brigand fut capturé et on le mit en croix. Et chaque passant disait : On dirait que le roi est crucifié. C’est pourquoi il est dit : « Car un pendu est une malédiction de Dieu »14.
14 Talmud de Babylone, Sanhedrin 9, 7. 117
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Même s’il n’y est désigné que de façon cryptée, il ne semble guère faire de doute qu’il y a là une application au Christ du verset du Deutéronome sur le pendu. Justin répond abondamment à cette objection de fond, recevable par les deux parties, puisqu’elle repose sur un verset de la Torah. L’argument qu’il développe en premier est celui de la volonté divine, du plan salvateur de Dieu. La croix du Christ ne peut pas être l’instrument d’une malédiction, puisqu’elle relève de l’économie divine. Voici quelques exemples de son argumentation sur la crucifixion, reposant sur l’annonce prophétique et le mystère divin : – Dial. 76, 7, citant Mt 16, 21 : « Il a été proclamé par les prophètes de façon voilée que le Christ serait souffrant […] Il s’écriait en effet avant d’être crucifié : ‘Il faut (δεῖ) que le Fils de l’homme souffre mille maux, qu’il soit rejeté par les scribes et les pharisiens, qu’il soit crucifié et qu’il ressuscite le troisième jour’ » ; – Dial. 105, 2 : « Et sa mort sur la croix (σταυρωθείς), il l’a pareillement prédite » (renvoyant à une exégèse typologique de Ps 21, 21, sur les cornes de la licorne, prises comme symboles de la croix) ; – Dial. 131, 2 : « Nous sommes plus fidèles à Dieu, puisque nous, qui avons été appelés par Dieu en vertu du mystère (μυστηρίου) abject et chargé de honte15 de la croix et à qui sont infligés des châtiments qui vont jusqu’à la mort pour notre confession, notre obéissance et notre piété envers lui, nous supportons tout pour ne pas renier (notre Christ), ne serait-ce que par la parole. » D’autres passages s’attachent plus spécifiquement à la malédiction du pendu : – Dial. 86, 6 : « Par la crucifixion sur le bois (διὰ τὸ σταυρωθῆναι ἐπὶ τοῦ ξύλου) et par la purification de l’eau, notre Christ nous a rachetés (ἐλυτρώσατο) » ; – Dial. 90, 3 : « Moïse, le premier, a manifesté par des signes… cette apparente malédiction (δοκοῦσαν κατάραν) qu’il avait lui-même énoncée », renvoyant à une exégèse typologique d’Ex 17, 8-16, passage où Moïse figure les bras en croix dans le combat victorieux contre les Amalécites ;
15 Ps 21, 7. 118
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
– Dial. 94, 5: « Il y a dans la Loi une malédiction (κατάρα) contre les crucifiés ; mais la malédiction n’est pas valide contre le Christ de Dieu, qui est son instrument de salut pour (les hommes)… » ; – Dial. 95, 2 : « Si donc le Père de toutes choses a voulu que son Christ assume les malédictions de tous au bénéfice des hommes de toute race, sachant qu’il le ressusciterait après sa mort sur la croix, pourquoi mentionnez-vous comme maudit celui qui a consenti à subir ces souffrances selon la volonté de son Père, et ne vous lamentez-vous pas plutôt sur vous-mêmes ? » ; – Dial. 96, 1 : « Car l’énoncé de la Loi : ‘Maudit quiconque est suspendu au bois (κρεμάμενος ἐπὶ ξύλου)’, renforce notre foi suspendue (ἐκκρεμαμένην) au Christ crucifié, avec cette idée que ce crucifié n’est pas maudit de Dieu, mais que Dieu a prédit ce que vous alliez faire […] vous qui, dans vos synagogues, maudissez tous ceux qui lui doivent d’être chrétiens ». En résumé, quelles sont donc les réponses qu’apporte Justin aux objections, grecques ou juives, à l’encontre de la messianité du ressuscité ? L’une se situe sur un plan plus proprement humain : Jésus a consenti à une mort ignominieuse qu’il avait lui-même prédite (95, 2) ; son sacrifice est volontaire, donc empli de noblesse. D’autres éludent la difficulté en acceptant le paradoxe de la mort ignominieuse d’un Messie attendu dans la gloire (Dial. 38, 2 ; 48, 2), en mettant en avant le mystère (Apol. I, 13, 4 ; Dial. 131, 2), ou encore en soulignant que le Christ de Dieu est à l’abri de toute malédiction (Dial. 94, 5). Justin recourt également à la rétorsion des accusations, en mettant en avant les passions des dieux du paganisme (Apol. I, 22, 3). Avec encore plus d’audace, il voit dans la malédiction de Dt 21, 23, non pas une malédiction divine portée contre le crucifié pendu au bois, mais une annonce des malédictions portées par les Juifs, au sein des synagogues, contre les fidèles du Christ (Dial. 96, 1). Mais la majorité des réponses de Justin se situent sur le plan théologique, qu’il s’agisse de la mise en œuvre de la providence divine ou de l’accomplissement des Écritures. Justin insiste en effet particulièrement sur le fait que la mort sur la croix est partie intégrante du plan divin. Sans cette mort, point de salut pour les hommes, point de vie éternelle. C’est la rançon à payer (λύτρον), et le Christ accepte, ou plus encore, a choisi d’être cette rançon. Des dérivés du mot grec λύτρον apparaissent à deux reprises dans le Dialogue, appliqués au 119
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Christ : en Dial. 30, 3, où il est qualifié de « rédempteur » (λυτρωτήν), par emprunt à Ps 18, 14 ; et en Dial. 83, 3, pour le distinguer d’Ézéchias, qui n’est pas « celui qui rachète Jérusalem » (ὁ λυτρωσάμενος), par référence à Is 62, 12. Car l’essentiel de la démonstration de Justin est scripturaire. On peut même dire que l’argumentation scripturaire forme pratiquement la totalité de l’ouvrage. C’est ce que l’on peut qualifier de « bataille des interprétations », Justin appliquant au Christ ce que son adversaire applique à différents autres personnages bibliques. Pour ce qui est de la passion elle-même, c’est évidemment le chant du serviteur souffrant (Is 52,13-53,12) qui est sollicité : l’Index scripturaire de Ph. Bobichon dans son édition du Dialogue16 ne donne pas moins de soixante-dix citations ou allusions à ces passages. Mais les exégèses typologiques de la croix ne sont pas moins nombreuses. Bobichon énumère ainsi les types de la croix, ou, pour reprendre la métonymie chère à Justin, du « bois », qu’il s’agisse d’épisodes, de figures ou de réalités bibliques : ainsi, l’arbre de vie du Paradis (86, 1), le bois de l’arche (138, 2), le chêne de Membré (86, 5), l’échelle de Jacob (86, 2), le bâton de Jacob (86, 2), celui de Moïse (86, 1 ; 138, 2), celui d’Aaron (86, 4), celui de Juda et Thamar (86, 6), celui d’Élysée (86, 6), le serpent d’airain (91, 4), les bras étendus de Moïse lors du combat contre les Amalécites (131, 4), ou encore la souche de Jessé (86, 4). Ces différentes préfigurations de la croix au sein de la Bible justifient leur réalisation dans la croix de la passion, et, devenues ainsi des expressions de la volonté divine, rendent caduques sa malédiction et son ignominie. Cette argumentation, irrecevable pour un Grec, conserve toute sa portée aux yeux d’un Juif pieux, respectueux du texte biblique et de son sens profond. On la retrouve d’ailleurs, sans surprise, dans l’argumentation de l’Épître de Barnabé, à l’adresse de chrétiens judaïsants, comme nous l’avons déjà indiqué. Cette nécessité de répondre à l’objection de la malédiction du pendu « au bois » explique dans doute l’addition que fait Justin de la mention du bois dans le verset 10 du Ps 95 : « le Seigneur a régné [du haut du bois] » : Du Psaume 95 dans les paroles de David ils [les didascales juifs] ont ôté cette brève expression : « du haut du bois ». Il était dit 16 Ph. Bobichon, Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon (2 vol.), Fribourg, 2003. 120
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
en effet : « Dites parmi les Nations : le Seigneur a régné du haut du bois ; ils ont laissé Dites parmi les Nations : Le Seigneur a régné »17.
Bien évidemment, le texte originel n’a pas été censuré par les autorités juives, et l’addition « du bois » dans ce verset est bel et bien chrétienne. Elle est la marque d’une sublimation du supplice de la croix, telle qu’elle apparaît déjà chez Paul, qui fait de la croix un instrument de victoire.
L’argumentation des « païens » L’argumentation païenne contre la crucifixion est évidemment beaucoup moins documentée. Seuls les témoignages de Tacite, de Lucien, de Fronton à travers Minucius Félix, de Celse à travers Origène, peuvent être retenus. Le passage de Tacite concernant les chrétiens et, par ricochet, atteignant leur maître, est empli de mépris. De la crucifixion, il ne retient que l’abjection du supplice et les turpitudes des fidèles du supplicié, mis à mort comme un esclave – même s’il en vient à plaindre les victimes de la cruauté et de la duplicité de Néron : Néron […] fit subir des châtiments raffinés (quaesitissimis poenis) à ces gens détestés pour leurs vices (per flagitia invisos) que la foule appelait chrétiens (chrestianos). L’initiateur de ce nom, Christ (Christus), avait été livré au supplice (supplicio) par le procurateur Ponce Pilate. Cette superstition détestable (exitiabilis superstitio), réprimée sur le moment, se répandait […] à travers la Ville, où afflue tout ce qu’il y a d’affreux ou de honteux (atrocia aut pudenda). […] On les fit périr couverts de peaux de bêtes, lacérés par des chiens, attachés à des croix ou enflammés comme des torches18.
Lucien témoigne du même mépris pour celui qu’il qualifie de charlatan et pour ses disciples. Contrairement à Tacite, il désigne le supplice, qu’il assimile à un empalement : Leur premier législateur les a persuadés qu’ils seraient tous frères les uns des autres, une fois qu’ils auraient adoré ce 17 Justin, Dialogus cum Tryphone 73, 1 18 Tacite, Annales XV, 44 (trad. B. Pouderon, dans Premiers écrits chrétiens, op. cit., p. 10-11). 121
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sophiste qu’on a empalé (ἀνεσκολοπισμένον) et qu’ils auraient vécu selon ses lois19.
Le mot désignant le pal, σκόλοψ, s’applique en fait à tout bois pointu, et, par extension, à tout bois dressé, tel un arbre. Le verbe dérivé, ἀνασκολοπίζω, désigne bien l’empalement, mais Lucien l’emploie pour désigner la crucifixion. Ainsi, dans le Prométhée20, ou encore dans Les Pécheurs (ou Les hommes revenus à la vie)21. Cet emploi particulier est d’ailleurs bien signalé dans le Greek English Lexicon de Liddle-Scott22. Il permet en tout cas de mieux rendre compte du fait que le condamné est élevé (ἀνά) sur le bois (σκόλοψ). Quant à Fronton, le précepteur du jeune Marc Aurèle, son supposé discours contre les chrétiens n’est connu qu’à travers l’usage qu’en fait Minucius Félix dans l’Octavius, avant de le dénoncer. Voici les mots qu’il prête au païen Cécilius : Et celui qui prétend que leurs rituels portent sur un homme puni, pour son forfait (pro facinore), du supplice suprême (summo supplicio) et sur le bois funeste d’une croix (crucis ligna feralia), leur attribue un autel bien adapté à des vauriens et à des scélérats, en leur faisant rendre un culte à ce qu’ils méritent23.
Dans ce passage, le bois de la croix n’est pas mentionné au premier chef comme l’instrument du supplice subi par le Christ, même si l’expression summum supplicium désigne bien évidemment la crucifixion et que l’adjectif feralis peut renvoyer à des cérémonies funèbres, mais il est mentionné comme l’objet de la vénération des chrétiens, ce qui explique la réaction d’Octavius, le porte-parole de Minucius Félix : Les croix ne sont l’objet de notre part ni d’un culte (colimus) ni de prières (optamus) ; mais c’est vous qui consacrez des dieux
19 Lucien, De morte Peregrini 11. 20 Lucien, Prometheus 2 et 7. 21 Lucien, Halieus 2, trad. anglaise de E. H. Warmington et al. (Londres, 1969) : « I suggest he be crucified » (ἀνασκολοπισθῆναι). 22 Greek English Lexicon (Oxford, 1968), s.v. ἀνασκολοπίζω, p. 120 : « it is used convertibly with ἀνασταυρόω ». 23 Minucius Félix, Octavius 9, 4 (trad. V. Zarini, Premiers écrits chrétiens, op. cit., p. 928). 122
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne
de bois et adorez des croix de bois (cruces ligneas) comme des parties de vos dieux24…
On ne peut qu’avoir à l’esprit le graffito du Palatin représentant un crucifié à tête d’âne, avec la mention « Alexamenos adore son dieu » – les chrétiens, comme les Juifs, ayant été accusés d’adorer une tête d’âne25. Ces deux témoignages manifestent tout à la fois l’importance que les premiers chrétiens accordaient à la croix en tant qu’objet chargé de symbole et la perception qu’en avait le public païen, scandalisé par ce qu’ils considéraient comme le culte d’un objet26. Il existe encore un dernier témoin potentiel de la perception païenne de la crucifixion et de son instrument, la croix, à savoir le philosophe médio-platonicien Celse. Mais la recherche s’avère décevante27. En effet, ni Celse lui-même, ni le Juif qu’il met en scène, ni Origène dans sa réponse ne font d’allusion à la malédiction de Dt 21, 23. Quand Origène cite 1 Co 23-24 (une seule fois) dans le Contre Celse I, 13, il fait bien mention du « scandale » de la crucifixion, mais sans la mettre en relation avec la malédiction biblique. Le passage de Ga 5, 11, qui évoque également le scandale de la croix, n’est pas même cité ; et le mot de « scandale » n’apparaît nulle part. Quant au passage de Ga 3, 13, qui reprend mot pour mot la malédiction du Deutéronome, il n’est pas non plus mentionné dans l’ouvrage. Mais plutôt que d’imaginer que « le Juif qui attaque Jésus » (C. Cels., praef. 6) n’avait pas le passage deutéronomique à l’esprit, ce qui paraît peu vraisemblable, sans doute vaut-il mieux supposer que Celse ne s’en est pas emparé parce que ce type d’argumentation n’était imaginable que dans la bouche ou sous la plume d’un Juif, et à destination d’un public juif.
24 Minucius Félix, Octavius 29 6. 25 Minucius Félix, Octavius 9, 3. 26 Sur cette question, voir M. Fédou, « La vision de la croix dans l’œuvre de saint Justin philosophe et martyr », Recherches Augustiniennes 19 (1984), p. 29-110. 27 Nous avons utilisé le tome V de l’édition du Contre Celse (M. Borret, SC 227), qui contient les différents Index. 123
Bernard Pouderon
Conclusion Ainsi, il apparaît que l’argument de la croix, « scandale », « folie » et « malédiction », est utilisé très différemment selon qu’il apparaît chez les Grecs ou chez les Juifs, à destination des Grecs ou à destination des Juifs. Si les polémistes issus du paganisme dénoncent la « folie » d’un dieu crucifié et mettent en avant la honte de son crime et l’ignominie de sa mort, les auteurs chrétiens de notre corpus dépendent tous, implicitement ou non, de la désignation du supplice de la croix comme un scandale et une malédiction. Mais tous ne leur accordent pas le même traitement, selon le public auquel ils s’adressent ou selon le genre de l’ouvrage. Notre étude a pu cependant dégager de leurs écrits quelques arguments constants : 1) le supplice de la croix a été prédit, il relève donc du plan divin, de l’économie du salut ; 2) la malédiction de la croix ne peut en aucun cas s’appliquer au Christ de Dieu, qui ne saurait être maudit par son propre Père ; 3) le supplice de la croix, voulu et accepté, se transforme en rançon pour le salut des hommes.
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La croix (R.C.)
La croix, l’un des symboles les plus évidents pour représenter le Christ, n’est apparue que tardivement dans l’iconographie. Dans un premier temps, elle a continué à être associée à un instrument de supplice toujours en usage dans le monde romain, jusqu’à ce que Constantin la supprime comme moyen de mise à mort. Les représentations se sont alors multipliées, mais d’abord timidement. La croix était généralement représentée sans le Crucifié (voir toutefois après l’exemple du panneau de bois de Sainte-Sabine) : elle n’était pas une évocation de la mort du Christ, mais le symbole de sa victoire et de la vie nouvelle offerte en lui, par sa mort et sa résurrection. 10.1484/M.CBP-EB.5.134112
Une très belle représentation de la croix est figurée sur la mosaïque de la coupole centrale d’un mausolée, que l’impératrice Galla Placidia fit construire vers 430 à Ravenne. Une croix latine brille de tout son or au centre d’un ciel parsemé de plusieurs centaines d’étoiles, disposées en cercles concentriques : il s’agit d’une croix cosmique dominant l’univers. Sur les murs soutenant la voûte, des apôtres acclament la croix souveraine, symbole du Christ invaincu (non visible sur la photographie). Aux coins de la mosaïque, on trouve les quatre vivants, ou tétramorphe, qui accompagnent souvent les représentations de la divinité du Christ. Cette représentation trouve son origine dans le livre d’Ézéchiel, où le prophète a la vision de quatre être hybrides, ayant chacun une face d’homme, une face de lion, une face de taureau et une face d’aigle (Éz 1, 1-11). Cette vision fut reprise dans le livre de l’Apocalypse, mais il s’agit cette fois de « quatre vivants » à l’aspect clairement distingué : un homme, un lion, un taureau et un aigle, chacun pourvu d’ailes (Ap 4, 6-8). Si différentes explications ont pu être données de cette image, c’est Jérôme qui, au ive siècle, en fournit l’interprétation qui s’est ensuite imposée ; à la suite d’Irénée, Jérôme a associé les quatre vivants aux quatre évangélistes, en établissant un parallèle entre chaque figure et la première page des évangiles : ainsi, l’homme représente Matthieu, car son évangile s’ouvre par la généalogie humaine de Jésus ; le lion est Marc, car son évangile fait entendre la voix de Jean Baptiste dans le désert, tel un lion rugissant ; le taureau figure Luc car son évangile commence par le récit de Zacharie offrant un sacrifice dans le Temple de Jérusalem ; l’aigle enfin symbolise Jean, car la préface de son évangile entraîne le lecteur vers les hauteurs du ciel pour parler du Verbe divin (Jérôme, Commentaire sur saint Matthieu, préface – SC 242, p. 64-67).
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Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin (Sermon 37) Aline Canellis
HiSoMA UMR 5189
Dans les années 400-4201, au moment où les invasions barbares ne cessent d’affaiblir l’Empire romain, l’évêque de Turin, Maxime, s’adresse, dans une centaine de Sermons2, à une communauté chrétienne hétérogène, parfois entachée de vices, de paganisme ou d’hérésies. Parmi ces sermons qui, tout en faisant écho à l’actualité contemporaine, suivent le cycle de l’année liturgique3, entre autres célébrations de saints et de martyrs, exhortations aux aumônes ou
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Voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, Die Verkündigung eines Bischofs der frühen Reichskirche im Zeitgeschichtlichen, gesellschaftlichen und liturgischen Kontext, Brill, Leiden-New York-Köln, 1997, p. 7. Voir Maximvs Tavrinensis, Sermones, éd. A. Mutzenberger, CCL 23, Brepols, Turnhout, 1962 ; San Massimo di Torino, Sermoni, trad. G. Banterle, Biblioteca Ambrosiana, Città Nuova, Milano-Roma, 1991 ; Maxime de Turin, L’année liturgique, trad. Nadine Plazanet-Siarri, Les Pères dans la Foi, Migne, 1996 (classement thématique des Sermons avec une numérotation différente). La traduction du Sermon 37 donnée en Annexe 1 à ce travail nous est personnelle : elle tente de rendre les effets stylistiques. Sur Noël : Sermones 60 ; 61 ; 61a ; 61b ; 61c ; 62 ; 97 ; 99 ; sur l’Épiphanie : Sermones 13a ; 13b ; 45 ; 46 ; 64 ; 65 ; 100 ; 101 ; 102 ; 103 ; sur le Carême : Sermones 35 ; 36 ; 50 ; 50a ; 52 ; 66 ; 67 ; 68 ; 69 ; 70 ; 111 ; sur Pâques : Sermones 37 ; 38 ; 38 ; 53 ; 54 ; sur la Pentecôte : Sermones 40 ; 44 ; 56 ; sur l’année liturgique et ces fêtes, voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 175-232, sur Pâques, en part. p. 215-218. 10.1484/M.CBP-EB.5.133884
Aline Canellis
au jeûne, exégèses de l’Écriture ou évocation d’une éclipse de lune4, plusieurs homélies sont consacrées aux festivités pascales. Même si Maxime ne mentionne pas explicitement le Triduum, il semble toutefois que, comme en Afrique, à Rome et à Milan, la fête de Pâques dure également trois jours à Turin5. Dans la très instructive série sur Pâques des Sermons 37, 38, 39 et 39a6, dont la chronologie précise est difficile à établir, les Sermons 37 et 38 ont été vraisemblablement prononcés le Samedi saint et le dimanche de Pâques7. Ces deux sermons offrent, comme il est normal, une relecture de la Crucifixion. Mais le Sermon 37 sur le Saint jour de Pâques et la Croix du Seigneur, en particulier, que le suivant évoque en un jeu d’anamorphoses, fait preuve d’une certaine originalité, sinon d’une certaine liberté pastorale, qui se révèle dans son architecture d’ensemble, sa méthode exégétique, mais aussi dans sa force de persuasion.
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Peut-être celle du 17/12/400 ou du 4/11/412. Voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 6, n. 33. Voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 164-166. CCL 23, p. 144-158. Sur ces difficultés de chronologie relative, voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 164-165. 128
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
1. Architecture d’ensemble Contrairement à ses autres homélies8 et à la différence des Sermons 29, 53-559 prononcés eux aussi durant la période pascale10, Maxime, pour la structure du Sermon 37, fait fi, alors même que son style est particulièrement soigné, des grands principes de la rhétorique traditionnelle. En effet son prône commence ex abrupto, sans exorde11, sans une captatio beneuolentiae formelle, sans l’évocation de la fête à célébrer ou le rappel d’une prédication antérieure12 ni même une simple apostrophe à ses auditeurs13. Il n’y a pas non plus, à proprement
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Le commencement sans préambule peut se faire quand le sermon commence par la lecture à commenter : voir par ex. Sermo 32, 1 (CCL 23, p. 125, l. 1-3) ; Sermo 41, 1 (p. 164, l. 1-14). Sermo 29, 1 sq. (sur le Ps 21 et la passion du Seigneur, CCL 23, p. 112, l. 1-2) : Psalmi qui lectus est seriem decursuri diligenter prius debemus intendere […] ; Sermo 53, 1 (p. 214, l. 1-9) : Non immerito, fratres, hodierna die psalmus hic legitur (= Ps 117), in quo propheta exultandum praecipit et laetandum ; omnes enim creaturas ad huius diei festiuitatem Dauid sanctus inuitat. Nam in hac die per resurrectionem Christi aperitur tartarum, per neophytos Ecclesiae innouatur terra, caelum per Sanctum Spiritum reseratur ; apertum enim tartarum reddit mortuos, innouata terra germinat resurgentes, caelum reseratum suscepit ascendentes ; Sermo 54, 1 (p. 218, l. 1 sq. : Magnum, fratres, et mirabile donum concessit nobis Deus hunc Paschae salutarem diem […] ; Sermo 55 (p. 221, l. 1 sq.) : Retinet sanctitas uestra, fratres, me hoc nuperrime praedicasse […]. Le Sermo 29 a sans doute été prononcé le Vendredi saint, le Sermo 53, le dimanche de Pâques. Les Sermones 54 et 55 sont plus intemporels. Voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 164-165. Pour des exemples d’exorde, ou de rapide entrée en matière, voir Sermo 1, 1 (CCL 23, p. 2, l. 1-22) ; Sermo 2 (p. 6, l. 1-3) ; Sermo 4, 1 (CCL 23, p. 13, l. 1-3) ; Sermo 6, 1 (CCL 23, p. 21, l. 1-3) ; Sermo 13a, 1 (CCL 23, p. 44, l. 1-25.) ; Sermo 16, 1 (p. 60, l. 1-11) ; Sermo 39a, 1 : Haeret adhuc sensibus uestris, fratres (p. 156, l. 1). Par ex. Sermo 65, 1 : Ad omnes uos, fratres, praedicationem meam in die sancta epyphaniae peruenisse credo (CCL 23, p. 273, l. 1-2) ; Sermo 40, 1 (CCL 23, p. 160, l. 1-3) : Nosse credo uos, fratres, quae sit ratio quod uenerabilem hanc Pentecosten diem non minore laetitia celebremus quam sanctum Paschae curauimus. Exemples d’apostrophes : Sermo 3, 1 : fratres dilecti (p. 10, l. 2) ; Sermo 3, 3 : fratres (p. 11, l. 48) ; Sermo 9, 1 : fratres (p. 31, l. 1) ; Sermo 13b, 1 : Retinet uestra sanctitas, fratres, quod… (CCL 23, p. 48, l. 1) ; Sermo 13, 1 : fratres 129
Aline Canellis
parler, de péroraison pour clore l’homélie, qui pourrait en un beau procédé d’inclusion, répondre à l’entrée en matière in medias res. Surprenante à cet égard, l’architecture globale du Sermon 37 est néanmoins construite : elle suit un quadruple mouvement. Le § 1, l’accroche de l’homélie, raconte l’histoire célèbre d’Ulysse et des Sirènes (Odyssée XII, 12, 39-54 ; 166-200)14 ; le § 2 se focalise sur la Crucifixion du Christ (Mt 27, 32-56) ; les § 3 et 4 sont centrés sur des péricopes bibliques : l’épisode de Moïse au désert et du serpent d’airain (Nb 21, 6-9), et l’expulsion d’Adam hors du Paradis (Gn, 3, 23) ; enfin, le § 5, propose une synthèse, à visée tropologique, des éléments utilisés dans les paragraphes précédents. Les explications de ces diverses histoires profanes et péricopes scripturaires prises à rebours de la chronologie biblique sont habilement liées entre elles par des transitions explicites15, qui permettent à l’auditoire plus ou moins composite et novice de suivre facilement la progression du sermon. D’une certaine façon, Maxime inverse la méthode exégétique usuelle, celle, par exemple, qu’il emploie dans le Sermon 29 sur le Psaume 21 et la passion du Seigneur16, prononcé sans doute le Vendredi saint : cette méthode consiste à expliquer une péricope vétérotestamentaire, avec un type ou une préfiguration des épisodes du Nouveau Testament. En effet, en s’appuyant sur un texte vieux latin du Psaume 21 (22)17, après avoir expliqué Ps 21, 1, l’avoir mis en relation avec Ps 100, 8 et Ps 29, 6, dont l’adjectif matutinus est
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dilectissimi (p. 51, l. 3) ; Sermo 18, 1 : Retinet dilectio uestra, fratres (p. 67, l. 1) ; Sermo 34, 1 : Aduertit sanctitas uestra, fratres (p. 133, l. 1). Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 1-15). Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 16-19) : Si ergo de Vlixe illo refert fabula quod eum arboris religatio de periculo liberarit, quanto magis praedicandum est quod uere factum est, hoc est quod hodie omne genus hominum de mortis periculo crucis arbor eripuit ; 37, 3 (p. 146, l. 38-43) : Ergo Dominus Christus pependit in cruce, ut omne genus hominum de mundi naufragio liberaret. Sed ut omittamus Vlixis fabulam, quae ficta non facta est, uideamus si quod in Scripturis Diuinis exemplum simile possumus inuenire, quod Dominus per semetipsum postea completurus per prophetas suos ante praemiserit ! Sermo 29 (CCL 23, p. 112-115). Cf. R. Weber, B. Fischer, J. Gribomont et alii, Biblia sacra juxta vulgatam versionem, Stuttgart, 19833, p. 792-794 ; A. Rahlfs, Septuaginta, id est Vetus Testamentum Graece juxta LXX interpretes, 2 vol., Stuttgart, 1979, p. 19-21. 130
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
le dénominateur commun18, Maxime précise que tout le Psaume 21 renvoie à la personne du Seigneur Sauveur19. Viennent ensuite une allusion à l’épisode de Moïse et de la manne (Ex 16)20, en lien avec Jn 6, 54 et 1 Co 11, 2921, la description, en rapport avec Ps 21, 1922, de l’attitude des soldats romains, qui se partagèrent, en tirant au sort, les vêtements du Christ (Mt 26, 35)23, puis une interprétation hérésiologique24. Inversement, dans le Sermon 37, c’est après avoir comparé le Christ en Croix à Ulysse que Maxime recherche dans l’Ancien Testament des éléments pouvant annoncer la Crucifixion, i. e. « quelque exemple semblable, que le Seigneur a anticipé (ante praemiserit) par le biais de ses prophètes (per prophetas suos) avant de l’accomplir (completurus) par lui-même »25, les « prophètes » étant moins ici les porte-parole de Dieu, que le type ou la préfiguration du Christ. Intimement lié au Sermon 37, le Sermon 38, prononcé le lendemain, est, pour ainsi dire, moins la reprise que la continuation du précédent. Par un effet de chiasme, le § 1 reprend le message pascal presque dans les mêmes termes que dans le Sermon 3726 : Maxime retrouve ainsi son auditoire là où il l’a laissé la veille. Puis, au § 2, en insistant sur certains 18 Sermo 29, 1 (CCL 23, p. 112-113) : In finem pro susceptione matutina. Psalmus ipsi Dauid (Ps 21, 1, p. 112, l. 6-7) ; In matutinis interficiebam omnes peccatores terrae (Ps 100, 8, p. 112, l. 30-p. 113, l. 31) ; Ad uesperum demorabitur fletus et ad matutinum laetitia (Ps 21, 2, p. 113, l. 42-43). 19 Sermo 29, 2 (CCL 23, p. 113, l. 44-46) : Totus autem hic psalmus digestus est ex persona Domini Saluatoris, quippe cum plura de eo in Nouo sint posita Testamento. 20 Sermo 29, 3 (CCL 23, p. 114, l. 68-74). 21 Sermo 29, 3 (CCL 23, p. 114, l. 75-79). 22 Sermo 29, 4 (CCL 23, p. 114, l. 89-90). 23 Sermo 29, 4 (CCL 23, p. 115, l. 100-101). 24 Sermo 29, 4 (CCL 23, p. 115, l. 99-103). 25 Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 146, l. 39-43). 26 Sermo 38, 1 (CCL 23, p. 149, l. 1-10) : Diximus hesterna die quod Crux Domini salutem generi contulerit humano, et uerum est ; passio enim illius nostra redemptio est, mors eius uita nostra est. Ideo autem mala haec cuncta sustinuit, ut nos bona omnia sentiremus ; ideo crudelitatem in se exerceri maluit, ut nobis misericordiam largiretur ; bonus ideo in nos ita esse uoluit, ut ante in se esset inmitis. Auferens enim per Crucem humani generis iniurias, omnes eas in sua passione consumpsit, ut ulterius non esset hominem quod noceret. 131
Aline Canellis
mots-clés commentés la veille, il fait des allusions subtiles à son prône antérieur27 avant de passer au thème de la Résurrection, en s’appuyant sur l’épisode de Moïse et d’Amaleq (Ex. 17, 11)28 et surtout, dans une optique plus théologique, en commentant longuement Lc 23, 50-5329 : il recourt alors à des formules binaires, à l’emporte-pièce, comparant et/ou opposant les deux naissances du Christ, la première ayant mis au monde un corps mortel, descendu aux Enfers, la seconde un corps immortel, monté au Ciel30, la première donnant de l’espoir, la seconde apportant le salut à tous31. Ainsi, de même que le Sermon 38 prolonge le Sermon 37, le Sermon 39, renvoyant à l’homélie du dimanche précédent, poursuit et approfondit la réflexion du Sermon 3832, en s’intéressant notamment à Marie de Magdala33 ; de même le Sermon 39a, évoquant l’homélie prononcée quelques jours auparavant34, reprend et amplifie l’explication sur Marie de Magdala à laquelle tout le prône est consacré. Dans cette chaîne pastorale à quatre temps,
27 Sermo 38, 2 ( CCL 23, p. 149, l. 11-23) : Grande ergo Crucis est sacramentum ; et si intellegamus, per hoc signum etiam mundus ipse saluatur. Nam cum a nautis scinditur mare, prius ab ipsis arbor erigitur uelum distenditur, ut Cruce Domini facta aquarum fluenta rumpentur ; et hoc dominico securi signo portum salutis petunt periculum mortis euadunt. Figura enim sacramenti quaedam est uelum suspensum in arbore, quasi Christus sit exaltatus in Cruce. Atque ideo confidentia de mysterio ueniente homines uentorum procellas neglegunt peregrinationis uota suscipiunt. Sicut autem Ecclesia sine Cruce stare non potest, ita et sine arbore nauis infirma est. Statim enim et hanc Diabolus inquietat et illam uentus adlidit. At ubi signum Crucis erigitur, statim et Diaboli iniquitas repellitur et uentorum procella sopitur. 28 Sermo 38, 3 (CCL 23, p. 150, l. 36-42). 29 Sermo 38, 4 (CCL 23, p. 150, l. 47-71). 30 Sermo 38, 4 (CCL 23, p. 150, l. 64-67) : Illa enim corpus mortale genuit, haec edidit inmortale : post illam natiuitatem ad inferos descenditur, post hanc remeatur ad caelos. 31 Sermo 38, 4 (CCL 23, p. 150, l. 70-71) : illa cunctorum spem tardius protulit, haec omnium salutem citius suscitauit. 32 Sermo 39, 1 (CCL 23, p. 152, l. 1-16, en part. l. 1) : de prioris dominicae praedicatione. 33 Sermo 39, 4 (CCL 23, p. 153, l. 61-81). 34 Sermo 39a, 1 (CCL 23, p. 156, l. 1-2) : hoc nos ante dies paucissimos praedicasse. 132
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
soigneusement orchestrée, le Sermon 37, qui ouvre la série, a une teneur exégétique particulière.
2. Méthode exégétique À l’architecture quadripartite du Sermon 37 se superpose une structure de l’homélie, beaucoup plus élaborée et plus fine, qui n’apparaît pas de prime abord. À y regarder de plus près, il appert que Maxime prend grand soin de distinguer ce qui relève des récits païens et de l’histoire de l’Ancien Testament des événements du Nouveau Testament. En effet, dès l’incipit du Sermon, il qualifie l’épopée d’Ulysse de « fables du siècle », terme repris par la suite en écho35. Il oppose ainsi l’Odyssée, aux « Divines Écritures »36, i. e. à la Bible, en soulignant le contraste entre la fiction homérique et la réalité christique37. De même, en renvoyant implicitement à Mt, 5, 17-19 – ce que n’ont pas remarqué les éditeurs et traducteurs du texte –, il recherche dans l’Ancien Testament un « exemple » que le Christ « accomplira »38 : par sa crucifixion le Christ accomplit ainsi la Loi, incarnée par Moïse. C’est dans ce grand cadre exégétique que Maxime inscrit sa relecture de la Crucifixion dans le Sermon 37. Même si le thème de l’épisode d’Ulysse et des Sirènes a déjà été exploité longuement par les Pères après les auteurs païens, Maxime, comme l’ont souligné Hugo Rahner39 et Andreas Merkt40, va bien au-delà de l’utilisation qu’en ont faite ses prédécesseurs grecs et latins, entre autres Hippolyte de Rome (?)41, Origène42, 35 Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 1) : Saeculi ferunt fabulae Vlixem illum ; 37, 2 (p. 145, l. 16 : de Vlixe illo refert fabula). 36 Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 145, l. 40-41). 37 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 17-18) : quanto magis praedicandum est quod uere factum est ; 37, 3 (CCL 23, p. 146, l. 40) : Vlixis fabulam, quae ficta non facta est. 38 Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 146, l. 41-43). 39 H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », Zeitschrift für katholische Theologie 75/2 (1953), p. 129-173, (article consulté en ligne le 12 mai 2021 : https://www.jstor.org/stable/24173001). 40 Voir A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 216-217. 41 Voir H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 148 sq. 42 Voir H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 159. 133
Aline Canellis
Cyprien de Carthage43, Grégoire d’Elvire44, ou encore, celui qui l’inspire d’ordinaire grandement, Ambroise de Milan45. Si l’allégorie du bateau de l’Église balloté sur la mer du monde46 et du mât de la Croix47, ainsi que le mythe du chant des Sirènes comme évocation de la culture païenne, des doctrines hétérodoxes ou des vices48, sont presque devenus des topoi de l’exégèse patristique, Maxime49 réutilise à son tour ces grands thèmes, les réunit et les imbrique pour les interpréter de façon nouvelle dans son Sermon 37. Dans son récit de l’épisode des Sirènes, le pasteur turinois emprunte globalement le mouvement rhétorique et des expressions mêmes à la narration et à l’exégèse d’Ambroise dans le Traité sur l’évangile de saint Luc50, mais il s’en écarte rapidement pour faire explicitement 43 Voir H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 156 sq. 44 Voir H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 167 ; A. Merkt, Maximus I. von Turin, op. cit., p. 217, n. 448. 45 Ambroise de Milan, Expositio euangelii secundum Lucam 4, 1-3 (G. Tissot, SC 45, p. 150-151). 46 H. Rahner, « Antenna Crucis : III. Das Schiff aus Holz », Zeitschrift für katholische Theologie 66/4 (1942), p. 196-226, en part. p. 199 sq. (article consulté en ligne le 12 mai 2021 : https://www.jstor.org/stable/45244607). 47 Cf. Jérôme, Epistula 14, 6 (éd. J. Labourt, CUF 1, 1949, p. 39, l. 8-19, en part. l. 17-18 : crux antemnae) qui évoque l’épisode de Charybde et Scylla ; voir H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 158. 48 Voir J. Leclercq-Marx, « La sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité au Moyen-Âge. Du mythe païen au symbole chrétien », Koregos 100 [Version 1] (2014) (consulté en ligne le 13 mai 2021 : http:// www.koregos.org/fr/jacqueline-leclercq-marx-la-sirene-dans-la-penseeet-dans-l-art-de-l-antiquite-et-du-moyen-age/4389/). 49 H. Rahner, « Antenna Crucis : IV. Das Kreuz als Mastbaum und Antenne », art. cit., p. 159. 50 Sermo 37, 1 (p. 145, l. 1-15) : Saeculi ferunt fabulae Vlixem illum, qui decennio marinis iactatus erroribus ad patriam peruenire non poterat, cum in locum quandam cursus illum nauigii detulisset, in quo Syrenarum dulcis cantus crudeli suauitate resonabat et aduenientes sic blanda modulatione mulcebant, ut non tam spectaculum uoluptatis caperent quam naufragium salutis incurrerent – talis enim erat illius oblectatio cantilenae, ut quisquis audisset uocis sonitum quasi quadam captus inlecebra non iam tenderet ad eum quem uolebat portum, sed pergeret ad exitium quod nolebat, igitur cum 134
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
d’Ulysse attaché au mât de son bateau le Christ crucifié, et le Chrétien est alors celui qui se bouche les oreilles avec les Saintes Écritures51. L’originalité et l’unité de la démonstration de Maxime reposent Vlixes incidisset hoc dulce naufragium et suauitatis illius uellet declinare periculum, dicitur inserta cera auribus sociorum se ipsum ad arborem nauigii religasse, quo et illi carerent perniciosa auditus inlecebra et se de periculo nauigii cursus auferrret. Cf. Ambroise de Milan, Expositio euangelii secundum Lucam 4, 1-3 (G. Tissot, SC 45, p. 150-151 ; voir aussi l’édition italienne avec des annotations intéressantes, trad. G. Coppa, SAEMO 11, Milano-Roma, 1978, p. 300-305] : Nam si Vlixem illum, ut fabulae ferunt […] si ergo Vlixem illum post decem annorum exilia […] decemque erroris annos festinantem […] si postremo Sirenes cantu uocis inlectum ad illud famosum uoluptatis naufragium paene deduxerant, nisi aduersus inlecebrosae sonitus cantilenae inserta cera sociorum clausisset aures, quanto magis religiosos uiros caelestium factorum decet admiratione mulceri! […] Non claudendae igitur aures, sed reserandae sunt, ut Christi uox possit audiri, quam quique perceperit naufragium non timebit non corporalibus ut Vlixes ad arborem uinculis adligandus, sed animus ad crucis lignum spiritalibus nexibus uinciendus, ne lasciuiarum moueatur inlecebris cursumque naturae detorqueat in periculum uoluptatis. Quod autem mare abruptius quam saeculum tam infidum, tam mobile, tam profundum, tam inmundorum spirituum flatibus procellosum? Quid sibi uult puellarum figura nisi euiratae uoluptatis inlecebra, quae constantiam captae mentis effeminet? Quae autem illa uada nisi nostrae scopuli sunt salutis?; 4, 7 (p. 153) : Ex terra uirgine Adam, Christus ex uirgine, ille ad imaginem Dei factus, hic imago Dei, ille omnibus inrationabilibus animalibus, hic omnibus animantibus antelatus per mulierem stultitia, per uirginem sapientia, mors per arborem, uita per crucem – ille spiritalium nudus arboris se texit exuuiis, hic saecularium nudus corporis non desiderauit exuuias. Voir aussi Ambroise de Milan, Explanatio psalmorum XII 47, 13, 3 (trad. L.F. Pizzolato, SAEMO 8, Milano-Roma, 1980, p. 238) : Bene autem nauigant, qui in nauibus Christi crucem sicut arborem praeferunt atque inde explorant flabra uentorum, ut corpora sua dirigant ad sancti spiritus gratiam, in ligno domini tuti atque securi, nec permittunt naues suas uago fluctu errare per maria, sed ad portum salutis et ad consummationem gratiae cursus sui directione contendunt, ut fida statione potiantur, quo dissolutae cursus suos possint in resurrectione reparare, ubi naufragium timere non possint. 51 A. Merkt (Maximus I. von Turin, op. cit., p. 216-217) précise que Maxime s’écarte de l’interprétation d’Ambroise sur deux points : 1) Contrairement à la tradition qui fait du Christ le pilote du navire de l’Église et du Chrétien Ulysse attaché au mât, il attribue au Christ la place même d’Ulysse ; 2) Pour Ambroise, le Chrétien doit garder les oreilles ouvertes pour entendre 135
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sur deux « mots-agrafes »52, arbor et serpens, permettant de lier les différents mouvements du Sermon. Arbor désigne à la fois le mât du navire et la Croix53. Si les termes arbor et crux sont fréquemment liés dans l’exégèse patristique54, Maxime, après Chromace d’Aquilée55, les relie dans l’expression Crucis arbor ou, en un jeu de uariatio, arbor Crucis, qui, symboliquement, scande par trois fois le Sermon56. L’arbor étant fait de lignum57, le lien se fait naturellement avec le pieu de
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la parole du Christ ; pour Maxime, il se bouche les oreilles avec les Saintes Écritures. Expression de G. Nauroy, Exégèse et création littéraire chez Ambroise de Milan. L’exemple du De Ioseph patriarcha, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2007, p. 77-79. Aux « mots-agrafes » s’ajoutent les « mots-supports ». Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 13) : Vlixes […] dicitur […] se ipsum ad arborem nauigii religasse ; 37, 2 (l. 16-19) : Si ergo de Vlixe illo refert fabula quod eum arboris religatio de periculo liberarit, quanto magis praedicandum est quod uere factum est, hoc est quod hodie omne genus hominum de mortis periculo crucis arbor eripuit ! ; Sermo 37, 2 (p. 145, l. 30-21) : Arbor enim quaedam in naui est crux in Ecclesia. Une enquête dans la LLT-A (Library of Latin Texts, Brepols Publishers) montre que les termes arbor et crux sont rapprochés dans l’exégèse patristique : par ex. Tertullien, De corona 13 ; PS-Tertullien, Carmen aduersus Marcionem 4, 116 ; Ambroise de Milan, Explanatio psalmorum XII 47, 13, 2 ; Paulin de Nole, Natalicia 12, 43. Chromace d’Aquilée, Tractatus in Matthaeum 42 : Nauigat enim instructa fidei gubernaculo felici cursu per huius saeculi mare, habens deum gubernatorem, angelos remiges, portans choros omnium sanctorum, erecta in medio ipsa salutari arbore crucis, in qua euangelicae fidei uela suspendens, flante Spiritu Sancto, ad portum paradisi et securitatem quietis aeternae deducitur. Après Chromace, comme le montre la LLTA, la formule arbor Crucis/Crucis arbor sera reprise : par ex. par Pierre Chrysologue, Collectio Sermonum 8 et 60 ; Évagre le Moine, Altercatio legis inter Simonem Iudaeum et Theophilum Christianum 1, 45 ; Bède le Vénérable, Sur le Cantique des Cantiques 5, 7 ; 5, 8, In Marci euangelium expositio 1, 3, In Lucae euangelium expositio 2, 6 ; 5, 19 ; Bernard de Clairvaux, Liber de diligendo Deo 7, 3. Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 19 ; l. 23 ; l. 33). Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 146, l. 55-56 : si adfixus serpens ligno filiis Israhel contulit sanitatem […] ; 37, 4 : (p. 146, l. 59-65) : Serpens igitur primus crucifigitur ; recte plane, ut quia primus apud Deum peccauerat Diabolus, primus crucis sententia feriretur. In ligno enim crucifigitur ; rationabiliter factum est, ut quia homo in paradyso per arborem concupiscentiae deceptus 136
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
Moïse, décrit comme « la croix du serpent »58. Comme Ambroise dans le Traité sur l’évangile de saint Luc59, Maxime relie logiquement la Croix à l’arbre du Paradis60. Cette trame ligneuse fermement établie, le lien se fait également entre les deux serpentes, celui d’airain et celui du Paradis61. Il y a donc une sorte de connexion entre le mât du bateau, le pieu de Moïse, l’arbre du Paradis et la Croix du Christ, décrite comme un « signe » (signum) à l’égal de l’étendard de Moïse62. D’autres échos verbaux et stylistiques, avec des effets d’imitation et de variation, renforcent encore la densité de l’homélie. Ce maillage tisse ainsi un réseau exégétique qui concourt à la fermeté de l’argumentation, soustendue par la faconde et la force de persuasion de l’évêque de Turin.
3. Force de persuasion Avec un style ouvragé, Maxime pousse très loin les comparaisons, parallélismes ou oppositions, entre la Crucifixion de Jésus et ses préfigurations profane et juive. Même s’il s’inspire de la prose d’Ambroise, en particulier du passage de l’In Lucam sur Ulysse et les Sirènes, il dramatise encore la scène par divers moyens oratoires. Il multiplie les oxymores63, les antithèses en des formules brillantes64, les
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fuerat, nunc idem per ligni arborem saluaretur, atque eadem materia quae causa mortis fuerat esset remedium sanitatis. Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 146) : in illam serpentis crucem. Ambroise de Milan, Expositio euangelii secundum Lucam 4, 4, 7 (p. 153). Sermo 37, 4 (CCL 23, p. 146, l. 59-65). Sermo 37, 4 (CCL 23, p. 146, l. 59 ; 62-62), où ni Ève ni le serpent ne sont explicitement mentionnés. Sermo 37, 3 (CCL 23, p. 146, l. 49-53) à propos de Moïse : […] ut de illo signo spem gererent sanitatis, atque hac re tantam medicinam contra morsum aspidum prouenisse, ut quisquis uulneratus in illam serpentis crucem aut respiceret aut speraret statim remedium salutis acciperet ; 37, 5 (p. 147, l. 77-78) à propos de Jésus : […] in ipsum aspiciamus semper et ex ipsius signo speremus nostris uulneribus medicinam. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 5) : crudeli suauitate ; (l. 11) : dulce naufragium ; 37, 2 (l. 34) : dulcem procellam luxuriae Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 6-7) : […] ut non tam spectaculum uoluptatis caperent quam naufragium salutis incurrerent ; (l. 9-11) : ut […] non iam tenderet ad eum quem uolebat portum, sed pergeret ad exitium quod nolebat. 137
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expressions audacieuses65, les chiasmes expressifs66, les parallélismes bien marqués67, ou autres anaphores68. Mais surtout, il imprime à son Sermon une musicalité capable de charmer les oreilles des auditeurs pour mieux les enseigner, les toucher et les persuader. Outre les jeux avec les mots, reprises verbales (ou étymologiques)69 ou effets de synonymie volontaires70, les assonances et les allitérations71, les homéotéleutes72, le rythme est lui aussi travaillé : avec les isocolies73, mouvements binaires74 ou ternaires75 voisinent les cursus, qui soulignent les temps 65 Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 9) : quasi quadam captus inlecebra. 66 Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 31-32) : in ecclesia, quae inter totius saeculi blanda et perniciosa naufragia incolumis sola seruatur ; 37, 3 (p. 147, l. 40) : Vlixis fabulam, quae ficta non facta est. 67 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 23-25) : Crucis enim arbor non solum religatum sibi hominem patriae repraesentat, sed etiam socios circa se positos uirtutis suae umbra custodit ; 37, 3 (p. 146, l. 55-57) : Vnde si adfixus serpens ligno filiis Israhel contulit sanitatem, quanto magis salutem praestat populis Dominus in patibulo crucifixus ; 37, 4 (p. 146, l. 66-p. 147, l. 69) : Per primam enim crucem uindicatum est in serpentem, per secundam in uenena serpentis, hoc est primum auctor ipse punitur, deinde eius malignitas condemnatur ; 37, 5 (p. 147, l. 70-71) : nunc reicitur nunc curatur ; 37, 5 (l. 72) : non morti traditur, sed mortis in eo facinus emendatur ; 37, 5 (l. 75) : ut […] liber a culpa fieret ac liber esset a morte ; 68 Sermo 37, 5 (CCL 23, p. 147, l. 78-82) : hoc est si forte nobis uenenum auaritiae se diffundit, in ipsum consideremus et sanat ; si scorpionis nos libido conpungit, ipsum rogemus et curat ; si terrenarum cogitationum nos morsus lacerant, eundem praecamur et uiuimus. 69 Par ex. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 6 ; 9 ; 11 ; 14) : dulcis […] suauitas […] blanda […] inlecebra […] perniciosa, cf. 37, 2 (p. 145, l. 20-21 ; 21-22 ; 32 ; p. 146, l. 36) : inlecebrosa […] pernicioso […] blanda et perniciosa […] blandimentis 70 Par ex. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 2 : erroribus, cf. Sermo 37, 2 (l. 26 et 28) : errores […] oberrans ; 37, 4 (p. 146, l. 57) : in patibulo crucifixus (cf. crux). 71 Par ex. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 6) : blanda modulatione mulcebant […] oblectatio cantilenae ; 37, 2 (l. 26-27) : Dominus declarat dicens. 72 Par ex. Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 32) : blanda et perniciosa naufragia ; 37, 2 (p. 146, l. 36) : noxiis blandimentis ; 37, 3 (p. 146, l. 50) : morsum aspidum. 73 Par ex. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 10-11 ; 21-22) : quem uolebat … quod nolebat ; 37, 2 (l. 22-23) : detinemur […] deflectimur. 74 Par ex. Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 146, l. 52-53) : aut respiceret aut speraret. 75 Par ex. Sermo 37, 5 (CCL 23, p. 147, l. 78-82) : si forte […] si […] si […]. 138
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forts de la démonstration : par exemple, la longue période oratoire qui narre l’histoire d’Ulysse et des Sirènes au § 1 se ferme sur un cursus planus76. Cette prose d’art met en valeur une pastorale et une exégèse à plusieurs niveaux savamment entremêlés dans l’homélie, qui impliquent les auditeurs par le biais d’un nos collectif incluant le prédicateur77. En rappelant constamment l’importance de la fête de Pâques pour les Chrétiens78, Maxime développe sous forme de strates une interprétation à la fois christologique, eschatologique, et tropologique, et ce, par le biais d’équivalences et d’échos multiples. Ulysse, c’est le Christ79 ; la mer, c’est le monde, le siècle80, dont les plaisirs, la luxure, la concupiscence entraînent le naufrage des âmes81 ; le mât du bateau c’est, dans l’Église82, la Croix protégeant les 76 Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 145, l. 15) : cursus auferret (crétique spondée). Voir aussi Sermo 37, 2 (l. 19 : arbor eripuit (crétique anapeste/cursus tardus) ; 37, 4 (p. 147, l. 70) : malignitas condemnatur (crétique dispondée/ cursus uelox). 77 Voir par ex. Sermo 37, 1 (CCL 23, p. 146, l. 19-23) : Ex quo enim Christus Dominus religatus in cruce est, ex eo nos mundi inlecebrosa discrimina uelut clausa aure transimus ; nec pernicioso enim saeculi detinemur auditu, nec cursu melioris uitae deflectimur in scopulos uoluptatis ; 37, 5 (p. 147, l. 78-82) : hoc est si forte nobis uenenum auaritiae se diffundit, in ipsum consideremus et sanat ; si scorpionis nos libido conpungit, ipsum rogemus et curat ; si terrenarum cogitationum nos morsus lacerant, eundem praecamur et uiuimus. 78 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 18-19) : quod hodie omne genus hominum de mortis periculo crucis arbor eripuit ; 37, 3 (p. 146, l. 38-39) : Dominus Christus pependit in Cruce, ut omne genus hominum de mundi naufragio liberaret ; 37, 3 (l. 36-37) : quanto magis salutem praestat populis Dominus in patibulo crucifixus ; 37, 4 (p. 147, l. 72-73) : Hoc enim egit Dominus per hominem quem suscepit ; 37, 5 (l. 76-77) : habentes igitur Dominum Iesum, qui nos passione sua liberauit. 79 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 20) : Christus religatus in Cruce est. 80 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 20-21) : mundi inlecebrosa discrimina. 81 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 31-32) : inter totius saeculi blanda et perniciosa naufragia ; 37, 2 (p. 145, l. 34-p. 146, l. 37) : dulcem procellam luxuriae non timebit. Syrenarum enim quaedam suauis figura est mollis concupiscentia uoluptatum, quae noxis blandimentis constantiam captae mentis effeminat. 82 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 30-31) : Arbor enim quaedam in naui est Crux in Ecclesia. 139
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compagnons de voyage, i. e. les Chrétiens83 ; depuis la crucifixion, les hommes ont les oreilles bouchées avec la cire des Écritures et sont donc insensibles aux bruissements du siècle84 ; leur course ne les conduit pas vers les récifs du plaisir85, même s’ils sont approchés par les Sirènes des vices, qui peuvent les « efféminer »86. Si cette comparaison avec l’épisode d’Ulysse et des Sirènes insiste sur l’image du Christ crucifié, la comparaison avec Moïse, quant à elle, souligne l’importance du Christ médecin, sauveur des corps et des âmes, triomphant de tous types de serpents spirituels87 foulés aux pieds, selon Lc 10, 1988. Le Christ, à la fois protecteur et sauveur, triomphe du Diable vainqueur d’Adam : Donc le serpent est crucifié en premier ; à juste titre assurément, puisque, comme le Diable avait péché devant Dieu le premier, il est frappé le premier de la condamnation à la croix. En effet il est crucifié sur le pieu de bois ; cela s’est fait avec raison, puisque, comme l’homme au paradis avait été trompé par l’arbre de la concupiscence, maintenant il est également sauvé par le bois de l’arbre, et le même matériau qui avait été cause de sa mort était le remède pour la guérison. Ensuite, après le serpent, c’est l’homme lui-même qui est crucifié dans le Sauveur. Par la première croix la vindicte tombe sur le serpent, par la seconde, sur les venins du serpent, c’est-à-dire le responsable 83 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 225) : sed etiam socios circa se positos uirtutis suae umbra custodit. 84 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 21-22) : inlecebrosa discrimina uelut clausa aure transimus ; nec pernicioso enim saeculi detinetur auditu ; 37, 2 (l. 32-34) : In hac ergo naui quisque aut arbori Crucis se religauerit, aut aures suas Scripturis Diuinis clauserit. 85 Sermo 37, 2 (CCL 23, p. 145, l. 20) : nec cursu melioris uitae deflectimur in scopulos uoluptatis. 86 Sermo 37, 2 (p. 145, l. 34-p. 146, l. 37) : dulcem procellam luxuriae non timebit. Syrenarum enim quaedam suauis figura est mollis concupiscentia uoluptatum, quae noxis blandimentis constantiam captae mentis effeminat. 87 Par ex. la cupidité et l’avarice (Sermo 37, 5, CCL 23, p. 147, l. 78-82) : si forte nobis uenenum auaritiae se diffundit, in ipsum consideremus et sanat ; si scorpionis nos libido conpungit, ipsum rogemus et curat ; si terrenarum cogitationum nos morsus lacerant, eundem praecemur et uiuimus. 88 37, 5 (p. 147, l. 82-85) : Hii enim sunt spiritales serpentes animarum nostrarum, propter quos conculcandos Dominus crucifixus est, de quibus ipse ait : Super serpentes et scorpiones ambulabitis, et nihil uos nocebunt. 140
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lui-même est puni en premier, ensuite c’est sa malignité qui est condamnée. Le poison en effet, qui par sa persuasion s’était insinué dans l’homme, est tantôt rejeté, tantôt soigné. De fait, lorsque l’homme est soumis à la passion, il n’est pas livré à la mort, mais en lui la faute mortelle est amendée89.
De la sorte, le lien avec Lc 23, 43 est effectif, puisque la Patrie, l’Ithaque du Christ, c’est la patrie du Paradis, le Ciel, qu’il est possible d’atteindre, y compris pour le brigand, après de longues errances dans ce bas monde. Une fois sa démonstration rondement menée et achevée, dans le final du Sermon 37, en une formule oratoire bien frappée, Maxime exhorte les fidèles, tous ces Chrétiens dont il fait partie, à prier le Christ Médecin qui garantit la vie : […] si d’aventure le venin de la cupidité se répand en nous, tournons-nous vers lui et il soigne ; si le désir du scorpion nous pique, supplions-le, et il guérit ; si les morsures des pensées terrestres nous déchirent, prions-le encore et nous vivons90.
De la sorte, dans son Sermon 37, lors du Samedi saint, Maxime présente une relecture érudite et originale de la Crucifixion du Christ, que mettent en valeur son élégance stylistique et son éloquence si convaicante : avec érudition, il utilise et entrelace des éléments païens et bibliques, des modèles et des référents littéraires et culturels divers. Son homélie se transforme ainsi en une sorte de somptueuse tapisserie où sont brodés en relief et soulignés par de la passementerie, 89 Sermo 37, 4 (p. 146, l. 59-p. 147, l. 72) : Serpens igitur primus crucifigitur ; recte plane, ut quia primus apud Deum peccauerat Diabolus, primus crucis sententia feriretur. In ligno enim crucifigitur ; rationabiliter factum est, ut quia homo in paradyso per arborem concupiscentiae deceptus fuerat, nunc idem per ligni arborem saluaretur, atque eadem materia quae causa mortis fuerat esset remedium sanitatis. Deinde post serpentem in Saluatore homo ipse crucifigitur, scilicet ut post auctorem puniatur et facinus. Per primam enim crucem uindicatum est in serpentem, per secundam in uenena serpentis, hoc est primum auctor ipse punitur, deinde eius malignitas condemnatur. Virus enim, quod persuasione sua in hominem transfuderat, nunc reicitur nunc curatur. Nam cum homo passioni addicitur, non morti traditur, sed mortis in eo facinus emendatur. 90 Sermo 37, 5 (p. 147, l. 78-82) : […] si forte nobis uenenum auaritiae se diffundit, in ipsum consideremus et sanat ; si scorpionis nos libido conpungit, ipsum rogemus et curat ; si terrenarum cogitationum nos morsus lacerant, eundem praecemur et uiuimus. 141
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des motifs très évocateurs et édifiants pour le Chrétien : à l’écouter, ses fidèles devaient sans doute songer à l’iconographie contemporaine. L’extraordinaire carte de Madaba (vie siècle), avec la nef de l’Église et la Croix du Christ formée du mât et du serpent – mais sans Ulysse ! – peut en donner un aperçu91. Aujourd’hui encore, à la lecture de ce sermon, on ne peut que se remémorer des images de l’Ulysse de l’Odyssée, aux prises avec les Sirènes, comme la fameuse mosaïque de Dougga, exposée au musée du Bardo en Tunisie92, et la mettre en lien, par exemple avec le Moïse et le serpent d’airain de Jean-Charles Frontier (1743), du Musée Baron Martin de Gray93 ou, plus suggestive encore, La Crucifixion avec un serpent et une pomme peinte par un disciple de Philippe de Champaigne vers 1600-1699, réunissant tous les éléments du Sermon 3794.
91 Voir M. Piccirillo, L’Arabie chrétienne, Milan-Paris 2002, p. 168-170. Je remercie Martine Dulaey de m’avoir communiqué ces références et JeanMarc Vercruysse de m’avoir adressé les photos qu’il a prises en 2019 et d’en autoriser la publication. 92 Voir sur le site du Musée (consulté le 20 mai 2021) : http://www.marineantique.net/Neptune-et-les-pirates-a-Dougga. 93 Voir sur le site du Musée (Bourgogne-Franche-Comté) consulté le 20 mai 2021 : https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/jean-charles-frontier_ moise-et-le-serpent-d-airain_huile-sur-toile. 94 Voir sur le site consulté le 4 juin 2022 : http://www.artnet.fr/artistes/ philippe-de-champaigne/the-crucifixion-with-a-serpent-and-applei3RZ1bCzDt1GPafJxkDlLg2. 142
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
Mosaïque de Madaba (vie siècle). Photos Jean-Marc Vercruysse, 2019. 143
Aline Canellis
Annexe 1 Maxime de Turin, 37 (CCL 23, p. 144-147)95 1. Les fables du siècle racontent que le célèbre Ulysse, qui, ballotté sur la mer pendant dix ans d’errances, ne pouvait rejoindre sa patrie, alors que le cours de son périple l’avait conduit en un lieu où le doux chant des Sirènes résonnait avec une suavité cruelle et elles charmaient les voyageurs avec leurs modulations si ensorceleuses qu’ils jouissaient moins du spectacle de leur plaisir qu’ils ne couraient au naufrage de leur salut – en effet l’attrait de la mélodie était tel que quiconque avait entendu le son de leur voix, prisonnier d’une sorte d’envoûtement, n’allait plus droit au port qu’il voulait mais allait à sa perte qu’il ne voulait pas – eh bien, Ulysse, alors qu’il était pris dans ce doux naufrage et qu’il voulait échapper au danger de cette célèbre suavité, introduisit, dit-on, de la cire dans les oreilles de ses compagnons et se fit attacher à l’arbre du bateau, pour qu’ils évitent le pernicieux envoûtement de leur ouïe et se sortent du danger au cours du périple96. 2. Donc si au sujet du célèbre Ulysse la fable raconte que le fait d’être attaché à l’arbre l’a tiré du danger, combien plus encore faut-il proclamer ce qui s’est réellement passé, c’est-à-dire qu’aujourd’hui l’arbre qu’est la Croix a libéré tout le genre humain du danger de la mort97 ! En effet depuis que le Christ Seigneur a été attaché sur la Croix, nous, nous traversons les risques attrayants du monde, avec, pour ainsi dire, des oreilles bouchées ; en effet nous ne sommes pas retenus par l’ouïe pernicieuse du siècle ni détournés de la course d’une vie meilleure vers les récifs du plaisir. En effet l’arbre qu’est la Croix non seulement représente pour la Patrie l’homme qui lui est attaché, mais aussi protège avec l’ombre de sa puissance ses compagnons placés tout autour de lui. Quant au fait que la Croix nous fait revenir dans la patrie, après bien des errances, le Seigneur l’affirme au brigand placé sur la croix : Aujourd’hui tu 95 Voir les traductions de ce sermon : San Massimo di Torino, Sermoni, op. cit., p. 176-180 ; Maxime de Turin, L’année liturgique, op. cit., p. 133-136 (= Sermon 29, Pâques : La croix triomphale). 96 Cf. Homère, Odyssée 12, 39-54 ; 166-200. 97 Cf. Mt 27, 32-56. 144
Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin
seras avec moi dans le paradis98. Or ce brigand, longtemps errant et naufragé, ne pouvait pas revenir dans la patrie du paradis, dont était sorti le premier homme99, autrement qu’attaché à l’arbre . L’arbre sur le bateau est, pour ainsi dire, la Croix dans l’Église, qui au milieu des naufrages ensorceleurs et pernicieux du siècle entier est seule à demeurer indemne. Sur ce bateau donc quiconque se sera soit attaché à l’arbre qu’est la Croix soit bouché les oreilles avec les Divines Écritures, ne redoutera pas la douce tempête de la luxure. En effet la suave figure des Sirènes est, pour ainsi dire, la molle concupiscence des plaisirs, qui affaiblit la constance de l’esprit prisonnier de ces funestes ensorcellements100. 3. Donc le Seigneur Christ fut suspendu à la Croix pour libérer tout le genre humain du naufrage du monde. Mais, pour laisser de côté la fable d’Ulysse, qui est une fiction, non un fait avéré, voyons si nous pouvons trouver dans les Écritures Divines quelque exemple semblable, que le Seigneur a anticipé par le biais de ses prophètes avant de l’accomplir par lui-même101 ! Nous lisons dans l’Ancien Testament que, lorsque le saint Moïse mena les fils d’Israël hors de l’esclavage de l’Égypte, que ce même peuple dans le désert fut victime d’une attaque de serpents et que nulle défense par les armes ne put y faire face, alors, le saint Moïse, rempli de l’Esprit Saint, fit ériger un serpent d’airain fixé à un pieu en bois, au beau milieu des foules de mourants, ordonna au peuple de fonder sur ce signe l’espoir d’être sauvé, et cet objet s’avéra être une médecine si puissante contre les morsures d’aspics que quiconque, blessé, qui soit se tournait soit portait son espoir vers cette croix au serpent, recevait immédiatement le remède pour son salut102. Or de ce fait, le Seigneur aussi dans l’Évangile en fait état, en disant : Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le fils de l’homme103. Dès lors, si le serpent fixé à un pieu de bois a prodigué la guérison aux fils d’Israël, combien plus encore le Seigneur mis 98 99 100 101 102 103
Lc 23, 43. Cf. Gn 3, 23-24. Cf. Horace, Epistula 1, 2 d’après G. Banterle (p. 179). Cf. Mt 5, 17-19. Cf. Nb 21, 6-9. Cf. Jn 3, 14. 145
Aline Canellis
en croix a-t-il apporté le salut aux peuples ! Et si la préfiguration a eu une telle efficacité, quelle efficacité croyons-nous qu’a la réalité ? 4. Donc le serpent est crucifié en premier ; à juste titre assurément, puisque, comme le Diable avait péché devant Dieu le premier, il est frappé le premier de la condamnation à la croix. En effet il est crucifié sur le pieu de bois ; cela s’est fait avec raison, puisque, comme l’homme au paradis avait été trompé par l’arbre de la concupiscence, maintenant il est également sauvé par le bois de l’arbre, et le même matériau qui avait été cause de sa mort était le remède pour la guérison104. Ensuite, après le serpent, c’est l’homme lui-même qui est crucifié dans le Sauveur105, sans nul doute pour qu’après le responsable la faute soit également punie. Par la première croix la vindicte tombe sur le serpent, par la seconde, sur les venins du serpent, c’est-à-dire le responsable lui-même est puni en premier, ensuite c’est sa malignité qui est condamnée. Le poison en effet, qui par sa persuasion s’était insinué dans l’homme106, est tantôt rejeté, tantôt soigné. De fait, lorsque l’homme est soumis à la passion, il n’est pas livré à la mort, mais en lui la faute mortelle est amendée. C’est en effet cela qu’a fait le Seigneur en assumant d’être un homme, en sorte que, pendant que l’innocent subit la passion, la désobéissance de cette prévarication diabolique est en lui amendée, et ensuite il devint libre de la faute et il est libéré de la mort. 5. En ayant donc le Seigneur Jésus, qui nous a libérés par sa passion, regardons toujours vers lui et par le signe qu’il donne lui-même espérons en une médecine pour nos blessures ; c’est-à-dire, si d’aventure le venin de la cupidité se répand en nous, tournons-nous vers lui et il soigne ; si le désir du scorpion nous pique, supplions-le, et il guérit ; si les morsures des pensées terrestres nous déchirent, prions-le encore et nous vivons. Ce sont là les serpents spirituels de nos âmes : c’est pour les écraser que le Seigneur a été crucifié, eux dont il dit lui-même : Vous marcherez sur les serpents et les scorpions et ils ne vous nuiront en rien107.
104 105 106 107
Gn, 3. Cf. Rm 6, 6. Cf. Gn 3, 4-6. Lc 10, 19. 146
La Crucifixion (R.B.)
À l’exception d’un graffito polémique du iie siècle et peut-être deux intailles du ive siècle, la plus ancienne représentation de la crucifixion du Christ est, avec un ivoire du British Museum de la même époque, ce panneau de bois de la basilique Sainte-Sabine des environs de 430. Voilà qui est bien paradoxal, quand on songe à l’importance de la croix dans la théologie paulinienne ou johannique, et aussi au fait que dans le Credo on passe directement de « né de la Vierge Marie » à « crucifié sous Ponce Pilate », comme si ces deux bornes étaient plus cruciales que tout le reste. D’autant plus que ces images anciennes sont fort modestes : de petits objets, un panneau de bois perdu sur une porte, en attendant des ampoules de pèlerinages et de toutes petites enluminures. On apporte généralement plusieurs explications à cette absence de crucifixion. On invoque l’aversion du monde romain pour ce supplice terrible exprimée déjà chez Paul : les chrétiens, soucieux de propager leur foi, auraient évité cette image qui faisait plutôt de la publicité 10.1484/M.CBP-EB.5.134113
négative. On affirme aussi qu’en montrant le Christ sur la croix, on risquait d’en faire une idole. On fait également référence à la relative méfiance de certains théologiens de l’époque envers une interprétation trop sacrificielle du Christ. On peut fournir une explication esthétique à cette absence : les chrétiens disposaient d’autres images pour se représenter le Christ, à la fois en insistant sur sa divinité et sur son humanité. Ce n’est que lorsque la formule figurée à Sainte-Sabine fut trouvée, qu’elle put être acceptée. En effet, elle est la contradiction même de ce qu’est la Croix : un instrument de supplice qui mène à la mort. Non seulement le Christ est bien vivant, mais il ne semble ne ressentir aucune souffrance. Les pieds bien sur terre, il paraît détendu, dans la position de la prière. Il est assez caractéristique que sa posture fasse disparaître la croix, masquée par son corps. C’est un Christ victorieux de la mort, triomphant de la souffrance, assez proche d’une théologie johannique de la gloire. Mais ainsi formulée, l’image restait dangereuse. Ne pouvait-elle pas passer pour du nestorianisme, qui distinguait les deux natures du Christ pour préserver la divinité de la faiblesse humaine ? Ce Christ vainqueur ne ressemblait-il pas un peu trop au Christ impassible de Nestorius ? Cela pourrait expliquer que l’image n’eut pas beaucoup d’écho. Il faut ensuite attendre 586 et les évangiles de Rabula (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. I, 56) pour la retrouver, à une époque où les conflits christologiques de Chalcédoine se sont apaisés et où l’on peut utiliser une telle représentation sans soupçon d’hérésie.
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La descente aux enfers et son fondement scripturaire dans le christianisme antique Rémi GOunelle
Unité de Recherche 4378 Université de Strasbourg
« Qui, sinon un incroyant, niera que le Christ s’est rendu en enfer ?1 ». Cette question rhétorique atteste de l’évidence de la croyance en la descente aux enfers aux yeux d’Augustin. De fait, cet événement de l’histoire du salut n’est pas rapporté dans les Évangiles, mais a été très tôt admis par les chrétiens. Cette croyance est en effet bien attestée dès la fin du ie siècle2, et était manifestement bien répandue, même si son contenu a varié selon les milieux : l’enfer pouvait aussi bien représenter le séjour des morts, sans plus de précision, qu’un lieu de douleur et de souffrance ; quant au moment où le Christ s’y est rendu, il s’agit majoritairement de l’espace de temps séparant mort et résurrection, 1 2
Augustin d’Hippone, Epistula 164, II[3] (A. Goldbacher, CSEL 44, p. 523). Cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers. Institutionnalisation d’une croyance (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 162), Paris, 2000, p. 35-59. On peut ajouter aux textes présentés dans ce chapitre : l’Évangile du Sauveur, 6 (trad. S. Emmel, « Preliminary Reedition and Translation of the Gospel of the Saviour. New Light on the Strasbourg Coptic Gospel and the Stauros Text from Nubia », Apocrypha 14 [2003], p. 9-53, p. 38). La Paraphrase de Sem atteste aussi plusieurs motifs liés à la descente aux enfers, dont la descente dans le Tartare (Paraphrase de Sem, 15, 28-34 ; trad. M. Robergé, dans J.-P. Mahé – P.-H. Poirier [dir.], Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi [Bibliothèque de La Pléïade], Paris, 2007, p. 1074). 10.1484/M.CBP-EB.5.133885
Rémi Gounelle
mais on trouve trace aussi de descente après la résurrection ; des controverses ont eu lieu sur les modalités de la descente du Christ – est-il descendu en son corps, en son âme ou seulement en sa divinité ? ; de vifs débats ont également agité les théologiens de l’Antiquité sur l’action du Christ aux enfers – a-t-il sauvé tous les morts qu’il y a trouvés ou non ? – comme sur la possibilité, pour les défunts, de se repentir. Autrement dit, si la croyance en la descente du Christ aux enfers semble avoir fait l’objet de consensus dès les débuts du christianisme, sa compréhension n’était pas la même selon les époques et les milieux que l’on peut observer3. 3
La bibliographie sur la descente du Christ aux enfers dans l’Antiquité est importante. Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à notre étude R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., à la fin de laquelle figure une ample bibliographie. Ont paru depuis lors quelques études générales : R. Gounelle (dir.), I P 3, 18-20 et la descente du Christ aux enfers (Cahiers Évangile, Supplément 128), Paris, 2004 ; E. Norelli, « La discesa di Gesù agli inferi nelle testimonianze dei primi due secoli », dans F. Bosin – C. Dotolo (ed.), Patì sotto Ponzio Pilato, Bologna, Edizioni Dehoniane, p. 133-158 ; M. Sarot – A. L. H. M. van Wieringen. The Apostles’ Creed ‘He Descended Into Hell’ (Studies in Theology and Religion, 24), Leiden et al., 2008, qui contient quelques articles relatifs au christianisme antique ; J. H. Charlesworth, « Exploring the Origins of the Descensus ad inferos », dans A. Avery-Peck – C. A. Evans (ed.), Earliest Christianity within the Boundaries of Judaism. Essays in Honor of Bruce Chilton (The Brill Reference Library of Judaism, 49), Leiden et al., 2016, p. 372-395 ; E. Ayroulet (dir.), Entre Passion et résurrection, la descente du Christ aux enfers, Paris (Histoire et théologie), 2017. – Les études portant sur un texte ou un corpus sont plus nombreuses : J.-P. Weiss, « The Descent Into Hell and the Theme of Light in the Easter Homilies by Pseudo-Eusebius the Gallican », Bulletin de littérature ecclésiastique, 101/4 (2000), p. 339-366 ; G. Bendinelli, « Origene e il descensus ad inferos », Divus Thomas 28/1 (2001), p. 183-210 ; T. Buchan, « Blessed Is He Who Has Brought Adam from Sheol ». Christ’s Descent to the Dead in the Theology of Saint Ephrem the Syrian (Gorgias Studies in Early Christianity and Patristics, 13), Piscataway, 2004 (reprint. W. de Gruyter, 2014) ; E. A. Eguiarte Bendímez, « El descenso de Cristo en algunas ‘Enarrationes in Psalmos’ de san Agustín », Augustinus, 54 (2009), p. 295-314 ; R. Gounelle, « Entre Bible et mythologie gréco-romaine : la descente du Christ aux enfers dans les sermons XII et XIIA d’Eusèbe dit de Gaule », dans N. Belayche – J.-D. Dubois (dir.), L’oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain (Religions dans l’histoire), Paris, 2011, p. 163-183. – Plusieurs thèses de doctorat, 150
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
Les fondements scripturaires de ce théologoumène ont fait l’objet de multiples débats dans la recherche et restent discutés à l’heure actuelle, notamment en Amérique du Nord4. À la différence de travaux qui cherchent à prouver, par la Bible, que le Christ s’est rendu dans le monde des morts, la présente contribution s’intéresse à la façon dont cette affirmation a été associée à des versets bibliques spécifiques par les théologiens de l’Antiquité. Il s’agit donc non pas de rechercher les fondements scripturaires de ce théologoumène à la lumière de l’exégèse contemporaine, mais bien d’analyser quels versets ont été utilisés pour le fonder ou pour l’interpréter dans l’Antiquité – ce qui ne signifie pas qu’ils ont été utilisés à cette seule fin5. Le nombre de versets cités par les théologiens de l’Antiquité en lien avec la descente du Christ aux enfers est élevé. Il ne sera pas possible ici de rendre compte de tous ces versets. Nous nous concentrerons donc sur les versets les plus souvent utilisés, en suivant l’Explication
4
5
inédites, ont également été soutenues sur la descente aux enfers dans l’Antiquité : R. E. McCarron, The Appropriation of the Theme of Christ’s Descent to Hell in the Early Syriac Liturgical Tradition, The Catholic University of America, 2000 (accessible sur https://www.proquest. com/) ; J. A. Santamaría Lancho, Un estudio sobre la soteriología del dogma del Descensus ad inferos. 1 Pe 3,19-20a y la tradición sobre « la Predicación de Cristo en los Infiernos », Münich, Ludwig Maximilians Universität München, 2007 (cette thèse, qui n’est pas dénuée de jugements confessionnels, est téléchargeable sur https://edoc.ub.uni-muenchen. de/8816/) ; D. de Heering, La descente du Christ aux enfers. Étude critique des références scripturaires et perspectives théologiques, Université Catholique de Louvain, 2017 (http://hdl.handle.net/2078.1/181823, avec un embargo de dix ans). Les discussions ont notamment porté sur la théologie de H. Balthasar et ses conséquences. Cf. ainsi P. J. Griffiths, « Is There a Doctrine of the Descent into Hell ? », Pro Ecclesia : A Journal of Catholic and Evangelical Theology 17/3 (2008), p. 257-268 et E. T. Oakes, « Descensus and Development. A Response to Recent Rejoinders », International Journal of Systematic Theology 13 (2010), p. 3-24. Ainsi le Ps 24(23) et Ep 4, 8-10, ont aussi été utilisés à propos de l’Ascension. Cf. R. Rose, « ‘Attolite portas, principes, vestras…’ Aperçus sur la lecture chrétienne du Ps 24(23) B », dans Miscellanea liturgica in onore di Sua Eminenza Cardinale Giacomo Lercaro, arcivescovo di Bologna, I, Rome, 1966, p. 453-478 ; W. H. Harris III, The Descent of Christ : Ephesians 4:711 and Traditional Hebrew Imagery (Arbeiten zur Geschichte des antiken Judentums und des Urchristentums, 32), Leiden, 1996. 151
Rémi Gounelle
sur le Symbole des Apôtres rédigée par Rufin d’Aquilée au début du ve siècle. En raison de sa date de composition tardive, ce texte ne fait pas droit à des versets non bibliques, qui ont pourtant certainement joué un rôle important dans la diffusion, voire dans l’élaboration, de ce théologoumène. C’est par ces versets qu’il conviendra de finir.
Rufin d’Aquilée et les fondements scripturaires de la descente aux enfers Les théologiens de l’Antiquité ont associé la descente du Christ aux enfers à un riche ensemble de versets. L’Explication sur le Symbole des Apôtres que Rufin d’Aquilée écrivit vers 404 reflète la diversité de ces versets qui sont repris à l’ensemble de la Bible. Si Rufin consacre un long développement à la descente aux enfers dans ce texte, c’est que le credo de son Église comprenait un article relatif à cet événement de l’histoire du salut, ce qui était encore exceptionnel. Rufin le précise clairement : « Il faut bien savoir que le symbole de l’Église romaine n’a pas ajouté ‘descendit aux enfers’, mais on ne le trouve pas davantage dans les Églises d’Orient6 ». L’érudit se doit donc de rendre compte de cet article de foi particulier7. Pour le faire, il mentionne notamment ses fondements scripturaires, après avoir établi ceux de la mort de Jésus8 : Mais sa descente aux enfers aussi est clairement annoncée dans les Psaumes, où l’on dit : Et tu m’as conduit dans la poussière de la mort (Ps 22[21], 16). Et encore : Quelle utilité pour mon sang, tandis que je descends vers la décomposition (Ps 30[29], 10). Et encore : Je suis descendu dans la boue de l’abîme et il n’y a pas d’appui (Ps 69[68], 3). Mais Jean aussi dit : Es-tu celui qui 6
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Rufin, Commentarius in Symbolum Apostolorum 26 (éd. M. Simonetti, CCSL 20, p. 152-156). Je reprends la traduction de F. Bilbille Gaven et J.-C. Gaven, Rufin. Explication du credo des apôtres. Fortunat. Exposé du Credo (Les Pères dans la foi, 68), Paris, 1997, p. 52. Sur le développement de Rufin et sa stratégie argumentative, cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit. p. 330-338. Rufin, Commentarius in Symbolum Apostolorum 26 (éd. M. Simonetti, CCSL 20, p. 160-162 ; trad. F. Bilbille Gaven et J.-C. Gaven, Rufin. Explication du credo des apôtres…, op. cit., p. 62). Je dispose le texte de façon à faire ressortir ses articulations et modifie quelques références bibliques. 152
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
viendra (aux enfers, sans doute) ou devons-nous en attendre un autre ? (Mt 11, 3 ; Lc 7, 20). Ainsi Pierre dit aussi : Christ mis à mort dans la chair a été rendu à la vie dans l’esprit, c’est aussi dans cet esprit qu’il part proclamer à ceux qui étaient enfermés en esprit en prison, qui avaient été incrédules dans les jours de Noé (I P 3, 18-20). Là aussi est affirmé ce qu’il accomplit aux enfers, mais le Seigneur dit aussi par la bouche du prophète, comme à propos de l’avenir : Tu n’abandonneras pas mon âme aux enfers, et tu ne laisseras pas ton fidèle voir la décomposition (Ps 16[15], 10). Ce qu’en retour, prophétiquement il annonce néanmoins accompli quand il dit : Seigneur, tu as fait sortir mon âme des enfers tu m’as sauvé d’entre ceux qui descendent dans la fosse (Ps 30[29], 4).
Cet inventaire n’est pas exhaustif – nous y reviendrons – et ce n’est pas étonnant, puisque Rufin affirme « parl(er) à des gens instruits de la loi » ; de ce fait, ce dernier « lais(se) la forêt des témoignages pour faire court », mais en « propos(e) quelques-uns pris dans un grand nombre…9 ». Il n’en est pas moins représentatif de la façon dont, dans l’Antiquité, la descente aux enfers était assise dans les textes bibliques et mérite donc d’être analysé pour lui-même, avant d’être confronté à la pratique des théologiens de l’Antiquité. Il est en premier frappant que cinq des citations effectuées par Rufin proviennent du livre des Psaumes. Elles encadrent les versets liés à Jean-Baptiste, Pierre et Luc. La raison pour laquelle le théologien érudit ne les a pas regroupées s’explique par l’analyse du contenu de son inventaire : dans un premier temps, Rufin énumère les versets annonçant la descente aux enfers – pour reprendre les termes de la première phrase : les premiers textes cités (Ps 22[21], 16 ; 30[29], 10 ; 69[68], 3) attestent que le Christ s’est rendu en enfer. Les versets psalmiques se situant à la fin de la liste portent, quant à eux, non sur le fait même de la descente du Christ aux enfers, mais sur ses conséquences pour le Christ – autrement dit, sur sa sortie du monde
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Rufin, Commentarius in Symbolum Apostolorum, 16 (éd. M. Simonetti, CCSL 20, p. 152-153 ; trad. F. Bilbille Gaven et J.-C. Gaven, Rufin. Explication du credo des apôtres…, op. cit., p. 53). 153
Rémi Gounelle
infernal, prophétisée dans le Ps 16(15), 10 et annoncée comme accomplie dans le Ps 30(29), 4. C’est au premier groupe de versets qu’appartiennent les versets néotestamentaires : Mt 11, 3// Lc 7, 20 et I P 3, 18-20, qui sont introduits respectivement par « Mais Jean aussi dit » et par « Ainsi Pierre dit aussi ». Chacune de ces deux citations fait l’objet de remarques de la part de Rufin. La première citation n’est pas suffisamment explicite si bien qu’il est nécessaire de la préciser par une incise – « aux enfers, sans doute ». La seconde ne pose pas de problème spécifique ; elle témoigne non seulement de la descente aux enfers, mais de ce qui y a fait le Christ, ce que Rufin précise en ajoutant : « Là aussi est affirmé ce qu’il accomplit aux enfers ». La citation de I P, 3 18-20 sert ainsi de bascule entre la première partie de la liste, qui fonde le fait même de la descente aux enfers, et la seconde, qui porte sur ses conséquences : proclamation du salut (I P 3, 18-20) et libération du Christ (Ps 16[15], 10 ; 30[29], 4).
L’Ancien Testament De l’Ancien Testament, Rufin d’Aquilée se contente de citer les Psaumes. L’importance qu’ils leur accordent ressort non seulement du nombre de citations qu’il en fait dans le développement cité ci-dessus, mais aussi du début du texte : la phrase « sa descente aux enfers aussi est clairement annoncée dans les Psaumes » suggère que le premier fondement qui vient à l’esprit du théologien est psalmique. La fin du texte montre également qu’en tant que dits par la persona Christi10, les Psaumes constituent un témoignage important.
Les Psaumes : un fondement essentiel Rufin n’est de loin pas le seul théologien de l’Antiquité à considérer que les Psaumes constituent un témoignage important sur la descente du Christ aux enfers. Deux des citations qu’il reprend dans sa liste sont ainsi fréquemment citées dans la littérature patristique : Ps (16)15, 10 ; 30(29), 4. Les autres sont également attestées par ailleurs mais sont plus rares : Ps 22(21), 16 ; 30(29), 10 ; 69(68), 3. À la liste de Rufin, il convient 10 Cf. l’étude classique de M.-J. Rondeau, Les Commentaires patristiques du Psautier (iiie-ve siècles), II : Exégèse prosopologique et théologie (Orientalia Christiana Analecta, 220), Rome, 1985. 154
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
en outre d’ajouter trois citations des Psaumes, qu’il a laissées de côté : les Ps 24(23), 7-10 ; 88(87), 4-7 : 107(106), 16. L’absence de ces versets, qui sont bien attestés dans la littérature patristique, peut surprendre, mais il convient de se rappeler que Rufin ne prétendait pas faire la liste de tous les versets invoqués, mais seulement d’une sélection11, sans en préciser toutefois les critères de choix. Quoi qu’il en soit, cinq des passages psalmiques susmentionnés, qu’ils soient ou non cités par Rufin dans son Explication, sont généralement utilisés pour prouver le fait de la descente aux enfers (Ps 22[21], 16 ; 24[23], 7-10 ; 30[29], 10 ; 69[68], 3 ; 88[87], 4-7), quatre pour parler du Christ (Ps [16]15, 10 ; 24[23], 7-10 ; 30[29], 4 ; 88[87], 4-7), un pour décrire l’action de ce dernier dans le monde infernal (Ps 107[106], 16). Cette disproportion est remarquable et montre que les Psaumes ont été utilisés avant tout pour attester que le Christ est bien descendu aux enfers, et discuter des questions christologiques que cette descente pose, et non pour mettre en valeur son action dans le monde infernal et les thématiques salvifiques liées à ce théologoumène. Le Ps 88(87), 4-7 a été utilisé en lien avec la descente en enfer dès le iie siècle mais les controverses christologiques ont donné une importance particulière à ces versets. La double expression « homme sans appui, libre entre les morts » a en effet nourri les réflexions sur la nature du Christ12. Le commentaire qu’Ambroise de Milan a donné de ces versets dans son De fide ad Gratianum13, dans une perspective antiarienne, est particulièrement intéressant car le verset y est commenté dans le détail par un tenant de la foi nicéenne : En quoi il est devenu (Jn 1, 14), il l’a exposé en parlant par la bouche du saint patriarche en ces termes : Car mon âme est remplie de maux, et ma vie s’est approchée de l’enfer. On me met au rang de ceux qui descendent dans la fosse. Je suis
11 Cf. ci-dessus. 12 Ce verset a ainsi été notamment discuté dans le cadre des débats avec l’apollinarisme. Cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 127-129. 13 Ambroise, De fide ad Gratianum, III 4, 27-28 (éd. O. Faller, CSEL 78, p. 117-119). Je reprends la traduction que j’ai donnée de ce texte dans R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 237, en la modifiant légèrement. 155
Rémi Gounelle
devenu comme un homme sans appui, libre parmi les morts (Ps 88[87], 4-6). Il dit : je suis devenu comme un homme, non comme un dieu, et que mon âme est remplie de maux – l’âme assurément, non la divinité. Il est devenu en ce qu’il était débiteur des enfers ; il est devenu, en ce qu’il a été mis au rang d’autres. La divinité en effet abjure la ressemblance de l’union. Et cependant, dans cette chair soumise à la mort, considère la majesté de la divinité dans le Christ : s’il est devenu comme un homme et s’il est devenu comme chair, cependant, il est devenu libre parmi les morts, et libre sans appui. Mais comment est-il dit ici que ce Fils fut sans appui […] ? Distingue donc ici aussi les natures : la chair a un appui ; la divinité n’en a pas. Il est donc libre, car il n’a pas connu les liens de la mort, il n’a pas été capturé par les enfers (cf. Ac 2, 24), mais c’est lui qui a agi dans les enfers. C’est sans appui, car le Seigneur a sauvé son peuple, sans messager ni légat (Is 63, 9). Comment, en effet, celui qui a ressuscité les autres aurait-il pu chercher un appui pour son corps ?
La mention de l’âme dans ce psaume est ici notée par Ambroise, qui précise : « l’âme assurément, non la divinité ». Cette remarque s’explique par les controverses christologiques du ive siècle, où la question de savoir si le Christ avait une âme humaine a été débattue. Dans ce contexte polémique, les versets psalmiques associés à la descente aux enfers et contenant le terme « âme » ont été fréquemment cités. La dixseptième lettre pascale de Théophile d’Alexandrie, où est discuté le sens du Ps 16(15), 10, constitue un bon exemple de ce recours polémique aux psaumes associés à la venue du Christ dans le monde infernal14 : Le Sauveur, prenant son âme et la séparant de son corps à l’époque de la Passion, l’a reprise dans la Résurrection. Longtemps avant ces faits, il disait dans un psaume : Tu ne laisseras pas mon âme en enfer, et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption (Ps 16[15], 10). Il ne faut pas non plus croire que sa chair soit descendue aux enfers, ou que la « prudence de la chair » (qui aurait été appelée âme) ait apparu 14 Théophile d’Alexandrie, Epistula Paschalis 17, 7 (éd. et trad. J. Labourt, Saint Jérôme, Lettres, V, Paris, 1955, p. 44, que je modifie légèrement). 156
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
aux enfers, mais bien que son corps ait été placé dans le sépulcre et que ce n’est ni de son corps, ni de la sagesse de la chair, ni de sa divinité qu’il a dit lui-même : Tu ne laisseras pas mon âme en enfer, mais bien vraiment d’une âme de la même nature que la nôtre, pour montrer que c’est une âme complète, douée de raison, d’intelligence et de sentiment, qui est descendue aux enfers. Nous exhortons ceux qui professent les opinions apollinaristes à abandonner leurs erreurs hérétiques…
D’autres psaumes ont plutôt fourni aux prédicateurs et aux auteurs de récits de la descente du Christ aux enfers des éléments de description – qui recoupaient, au moins dans le monde latin, des motifs issus de la culture profane15. C’est en particulier le cas du Ps 107(106), 16, qui mentionne des portes d’airain et des verrous de fer. Le Ps 24(23), 7-10 a également été utilisé pour décrire l’entrée du Christ aux enfers. De ces usages témoignent les Questions de Barthélemy, un texte mal daté, dans lequel le Seigneur raconte sa venue dans le monde infernal à la première personne du singulier16 : Lorsque je suis descendu avec les anges dans l’Hadès pour briser les verrous de fer et les portes de bronze (Ps 107[106], 16), l’Hadès dit à Béliar : « À ce que je vois, Dieu vient en ce lieu ». Et les anges criaient et disaient aux puissances : « Élevez les portes de votre prince, car le roi de gloire descend sur la terre ! (Ps 24[23], 7-10) L’Hadès leur dit : Qui est ce roi de gloire (Ps 24[23], 8), qui descend vers nous ? […]. Après que je fus descendu de cinq cents autres marches, les anges des puissances se mirent à crier : « Élevez les portes de votre prince (Ps 24[23], 7), séparez-les les unes des autres, car le roi de gloire descend (Ps 24[23], 10) des cieux en personne. […] Alors, les portes de bronze et les verrous de fer furent brisés (Ps 107[106], 16). J’entrai, je le saisis, le frappai de cent coups et l’enchaînai avec des chaînes indissolubles.
15 Cf. notamment R. Gounelle, « Entre Bible et mythologie gréco-romaine », art. cit. 16 Questions de Barthélemy 1, 11-20 (trad. critique J.-D. Kaestli, dans F. Bovon – P. Geoltrain [ed.], Écrits apocryphes chrétiens, I [Bibliothèque de La Pléïade], Paris, 1997, p. 269-270). 157
Rémi Gounelle
Textes prophétiques Rufin ne cite aucun autre texte de l’Ancien Testament, laissant de côté les textes prophétiques qui sont cités dans de nombreuses sources chrétiennes de l’Antiquité : Is 9, 1 et 49, 9 ; Jb 38, 17 ; Os 13, 14. Les versets d’Isaïe ont été particulièrement appréciés par Cyrille d’Alexandrie, qui y recourut fréquemment pour proclamer la résurrection, les associant à I P 3, 18-20. La fin de sa neuvième lettre festale, qui est datée de 421, est typique des développements de Cyrille17 : Comme, par sa nature même, il est la vie, il ressuscita le troisième jour, après avoir dépouillé l’Hadès, en avoir ouvert toutes grandes, pour ceux qui étaient en bas, les portes perpétuellement closes, et avoir dit à ceux qui étaient enchaînés : « Sortez ! », et à ceux qui étaient dans les ténèbres : « Montrez-vous au jour » (Is 49, 9), selon la parole du prophète. Ainsi, après avoir annoncé aussi aux esprits retenus en prison (I P 3, 19) l’énoncé de la foi, il ressuscita le troisième jour…
Jb 38, 17, qui mentionne, selon la Septante, la peur des portiers à la vue du Christ, a, quant à lui, joué un rôle important dans les débats christologiques du ive siècle. Explicitement mentionné dans les Catéchèses baptismales de Cyrille de Jérusalem18, il a été cité ou mentionné de façon allusive dans des symboles de foi homéens des années 359-360 (symboles de Sirmium IV, de Niké et de Constantinople), qui reprennent eux-mêmes vraisemblablement des traditions syriennes sur la descente du Christ aux enfers19. C’est ainsi que le credo de Sirmium IV, de mai 359, lit20 : 17 Cyrille d’Alexandrie, Lettres festales, 9 (éd. et trad. P. Évieux et al., SC 392, p. 174-177). 18 Cyrille de Jérusalem, Catecheses ad illuminandos, XIV, 19 (PG 33, 848C ; trad. J. Bouvet, Paris, 1993, p. 224). 19 Cf. R. Gounelle, « Le frémissement des portiers de l’Enfer à la vue du Christ. Jb 38, 17b et trois symboles de foi des années 359-360 », dans Le livre de Job chez les Pères (Cahiers de Biblia Patristica, 5), Strasbourg, 1996, p. 177-214, et, surtout, R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 272-319. Une allusion à ce verset se trouve aussi dans l’Évangile du Sauveur, 31, mais à propos des portes célestes (trad. S. Emmel, « Preliminary Reedition », art. cit., p. 39). 20 A. Hahn – G. L. Hahn, Bibliothek der Symbole und Glaubensregeln der Alten Kirche, 3e éd., Breslau, E. Morgenstern, 1897, p. 204, sub n. 254. 158
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
Nous croyons […] qu’il a été crucifié et qu’il est mort, et qu’il est descendu en enfer dans les contrées souterraines, et qu’il a « économisé »21 tout ce qui y était, lui à la vue duquel les portiers de l’enfer ont frémi (Jb 38, 16-17), et qu’il est ressuscité le troisième jour.
Que Rufin n’ait pas repris ce verset dans sa liste n’est pas surprenant car il a été utilisé surtout dans le monde grec, et par des milieux théologiques auxquels il n’était pas favorable, même s’il ne faisait pas partie des adversaires les plus intransigeants des signataires des confessions de foi homéennes22.
Le Nouveau Testament Dans sa liste de textes permettant de fonder la descente aux enfers, Rufin ne cite que deux textes du Nouveau Testament : une prophétie de Jean-Baptiste et I P 3, 18-20. L’examen de ces textes, en commençant par ce dernier, montre, une nouvelle fois, que Rufin ne donne qu’un reflet partiel des textes utilisés par les théologiens de l’Antiquité en lien avec la descente du Christ aux enfers.
La Première Lettre de Pierre Rufin voit dans I P 3, 18-20 à la fois une annonce de la descente aux enfers et de l’action que le Christ y a accomplie23. Ces versets ont connu une réception complexe qu’il n’est ici possible que de résumer24.
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Sur la forme que prend Jb 38, 17 dans ce texte, cf. R. Gounelle, « Le frémissement des portiers de l’Enfer », art. cit., p. 183-184. L’« économie » désigne ici très probablement l’accomplissement de la mission du Christ ; cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 281-291. Sur l’attitude de Rufin dans les années 350-362, cf. Y.-M. Duval, « La place et l’importance du Concile d’Alexandrie ou de 362 dans l’Histoire de l’Église de Rufin d’Aquilée », Revue des Études Augustiniennes, 47 (2001), p. 283-302. Cf. plus haut. Sur l’histoire de la réception de ces versets, cf. particulièrement R. Gounelle (dir.), I P 3, 18-20 et la descente du Christ aux enfers, op. cit. Sur ces versets, les études classiques sont : W. J. Dalton, Christ’s Proclamation to the Spirits. A Study of 1 Peter 3 : 18-4:6, Rome, 1965 ; B. Reicke, The Disobedient Spirits and Christian Baptism. A Study of I Pet 3, 10 and Its 159
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Ces versets ont été cités et expliqués par les chrétiens de langue grecque et appliqués à la descente aux enfers, mais sans que cela ait été fréquent25. Pour les théologiens syriaques, l’utilisation de ces versets pour parler de la venue du Christ dans le monde infernal était d’autant plus facile que la Peschittô attestait un texte plus explicite que la forme grecque. Elle lisait en effet : Mis à mort selon le corps, vivant selon l’esprit, et le Christ s’en alla prêcher aux âmes en enfer, à ceux qui, auparavant, au temps de Noé, avait refusé de croire. Malgré ce texte biblique plus explicite, I P 3, 18-20 n’a pas été beaucoup exploité par les théologiens syriaques26. Dans le monde grec et syriaque, c’est surtout Cyrille d’Alexandrie et ses épigones qui ont recouru à ces versets. Cyrille lui-même – qui y a volontiers recours pour proclamer le mystère pascal, en l’associant à des versets vétérotestamentaires27 – explique ces versets dans une perspective christologique dans son traité Sur l’incarnation28, en lien avec Ac 2, 29-31, qui cite le Ps 16(15), 10 : Il serait impie de prétendre que la corruption ait pu triompher durablement de la chair unie au Verbe, et que l’âme divine ait pu être assujettie aux puissances de l’enfer. De fait, ainsi que l’affirme le divin Pierre : elle n’a pas été abandonnée aux
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Context, Copenhague, 1946 ; H.-J. Vogels, Christi Abstieg ins Totenreich und das Läuterungsgericht an den Toten. Eine bibeltheologisch-dogmatische Untersuchung zum Glaubensartikel « descendit ad inferos » (Freiburger Theol. Studien Bd. 102), Freiburg i. Br., 1976. Cf. aussi la thèse de J. A. Santamaría Lancho, Un estudio sobre la soteriología del dogma del Descensus ad inferos, op. cit. qui propose une lecture différente de la nôtre des textes des premiers siècles relatifs au salut des morts lors de la descente du Christ en enfer. Ces versets continuent à intriguer les exégètes ; cf. ainsi la thèse de C. Pierce, Spirits and the Proclamation of Christ. 1 Peter 3:1822 in Its Tradition-Historical and Literary Context, Durham University, 2009 (accessible sur http://etheses.dur.ac.uk/13/). Cf. R. Gounelle (dir.), I P 3, 18-20 et la descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 20-24. Cf. R. Gounelle (dir.), I P 3, 18-20 et la descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 6-24. Cf. la citation donnée ci-dessus, à propos d’Isaïe. Cyrille d’Alexandrie, De incarnatione 692d-693c (éd. et trad. G.M. De Durant, SC 97, 234-237, que je modifie légèrement), qui a été repris dans De recta fide ad Theodosium 21-22 (Acta Conciliorum Oecumenicorum, I/1/1, p. 55-56). 160
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
enfers (Ac 2, 29-31 = Ps 16(15), 10). En effet, la nature qui est absolument hors de prise et de saisie pour la mort, à savoir la nature divine du Monogène, il n’est pas question pour Pierre de dire qu’elle soit revenue des abîmes souterrains. Car il n’y aurait pas de quoi s’étonner si le Verbe de Dieu n’était pas resté dans les enfers, lui qui, par son activité et sa nature divines, prodigieusement, inconcevablement, emplit tout, habite en tout. […] Le paradoxe, ce que nul ne peut s’abstenir d’admirer, c’est qu’un corps se soit pris à revivre, lui qui était par nature incorruptible – c’est qu’il était uni au Verbe incorruptible. De son côté, l’âme divine à qui étaient échus le concours et l’union avec ce Verbe, descendit séjourner aux enfers, et, usant de la vertu et de la puissance qui appartient à un Dieu, se montra aussi aux esprits qui étaient là (I P 3, 19). Bien plus, il déclara à ceux qui étaient dans les liens : « Sortez », et à ceux qui étaient dans les ténèbres : « Venez à la lumière » (Is 49, 9). C’est à peu près, me semble-t-il, ce que dit le divin Pierre au sujet du Verbe Dieu et de l’âme qui devint la sienne en vertu d’une union voulue par l’économie [suit une citation de I P 3, 17-20]. Ils ne diraient d’ailleurs sans doute pas que la divinité du Monogène est descendue aux enfers à nu et par elle-même, pour lancer là-bas sa proclamation aux esprits (cf. I P 3, 19), à la fois parce que cette divinité est absolument invisible […]. Pas davantage nous n’accorderons que, par un faux-semblant, elle se soit donné à elle-même l’apparence et la forme d’une âme – il convient d’écarter absolument toute idée d’apparence. Mais de même qu’il a vécu familièrement avec sa chair parmi ceux qui sont encore dans la chair, il a lancé sa proclamation aux âmes dans les enfers, portant sur soi comme son vêtement l’âme qu’il était unie.
La prudence avec laquelle Cyrille interprète I P 3, 17-18 est révélatrice des difficultés que posaient ces versets. Les versets des psaumes – ici le Ps 16(15), 10, médiatisé par Ac 2, 29-31 – jouent, dans cette discussion, un rôle non négligeable, puisque c’est eux qui permettent d’établir que l’âme du Christ est descendue dans le monde infernal, voilant sa divinité. Du côté latin, la situation a fortement évolué au fil du temps : aux iie-iiie siècles, ces versets sont connus et interprétés à propos de la venue du Christ dans le monde infernal ; ils font l’objet de débats au cours du ive siècle. Trois interprétations peuvent être distinguées : (a) 161
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le Christ a annoncé le réconfort (cf. Ps 119[118], 82) non seulement aux saints, mais aussi aux incrédules du temps de Noé ; (b) il a évangélisé tous les morts qui se trouvent aux enfers et les a tous tirés des enfers ; (c) en enfer, le Christ ne s’est pas adressé à tous, mais seulement à quelques-uns29. Ces débats ont cessé quand Augustin d’Hippone, sollicité par Évode, démontra qu’I P 3, 18-20 ne peut s’appliquer à la descente du Christ aux enfers. Il le fit dans sa célèbre Lettre 164, rédigée en 414 en réponse à Évode d’Uzalis30. Cette missive-traité a eu un impact considérable dans la théologie occidentale : très rares sont les théologiens qui ont ensuite cité I P 3, 18-20 en lien avec la descente du Christ aux enfers, jusqu’à ce qu’Augustin soit réfuté par le Cardinal Bellarmin. Autrement dit, I P 3, 18-20 a été dans l’Antiquité un fondement contesté et moins utilisé qu’on ne le pense souvent.
Les lettres de Paul Si la présence du texte pétrinien dans l’Explication de Rufin précède la lettre d’Augustin et n’est donc pas surprenante, on ne peut que s’étonner de l’absence des lettres pauliennes. Ces dernières ont en effet joué un rôle important dans les discussions sur la descente du Christ aux enfers, et ce dès le iie siècle31 et surtout au ive siècle, comme cela ressort notamment de l’œuvre de l’Ambrosiaster, qui mentionne le descensus dans son commentaire de l’Épître aux Romains et de l’Épître aux Éphésiens32. 29 R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 82-85. 30 Des extraits de cette lettre en traduction française sont proposés dans R. Gounelle (dir.), I P 3, 18-20 et la descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 27-32. Cf. A.-M. La Bonnardière, « La prédication du Christ aux esprits en prison », dans Études sur la première lettre de Pierre (Lectio Divina, 102), Paris, 1980 p. 247-267 et « Évodius et Augustin. Lettres 163 et 164 », dans A.-M. La Bonnardière (ed.), Saint Augustin et la Bible (Bible de Tous les Temps, 2), Paris, 1986 (p. 213-227), ainsi que les études susmentionnées. 31 Cf. ainsi Irénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 33, 1 (éd. et trad. A. Rousseau et al., SC 100/2, p. 804-805). 32 Ambrosiaster, In Epistulam ad Ephesios 4, 9-10 (éd. H. J. Vogels, CSEL 81/3, p. 97-98) ; In Epistulam ad Romanos 5, 15, 2 et 10, 7 (éd. H. J. Vogels, CSEL 81/1, p. 180-181, 438-439). 162
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
La version longue des lettres d’Ignace d’Antioche, qui date du ive siècle, renvoie aux deux passages de l’Épître aux Éphésiens qui ont été souvent invoqués en lien avec la descente aux enfers. Le mur d’Ep 2, 14 est ici le mur séparant le monde des vivants et celui des mots – et non le mur marquant l’entrée au paradis33 : Il descendit aux enfers seul, mais remonta avec une multitude (Ep 4, 9), et il brisa la clôture qui existe depuis toujours et il détruisit son mur mitoyen (Ep 2, 14).
Tout aussi important a été Ep 4, 8-10, qui reprend au Ps 68(67), 19 LXX l’expression « il rendu captive la captivité » – autrement dit, le Christ a fait de l’humanité, qui était jusqu’ici captive de Satan, sa propre captive, la libérant de ce fait34. L’importance que l’Épître aux Éphésiens a jouée dans la réflexion sotériologique sur la descente aux enfers explique qu’elle soit citée dans des textes symboliques, probablement d’origine syrienne35. Des versets comme Rm 10, 7, qui évoque une descente dans l’abîme – dans laquelle la Peschittô voit une descente dans l’enfer – ou 1 Co 15, 54-55 – qui cite Os 13, 14 – ont également été cités, mais de façon plus secondaire.
Les autres écrits du NT : un rôle mineur Rufin d’Aquilée ne cite, dans son inventaire, qu’un seul et unique passage évangélique : Mt 11, 3 // Lc 7, 20, qui rapporte une question de Jean-Baptiste, qui fut interprétée par un certain nombre de théologiens comme une prophétie de la descente aux enfers36. 33 Pseudo-Ignace d’Antioche (=Julien l’Arien ?), Epistula ad Trallianos (recensio longior) 9, 4 (éd. F. X. Funk, Patres Apostolici, II, Tübingen, 19012, p. 68-71). 34 Sur l’histoire de l’interprétation de ces versets, cf. W. H. Harris III, The Descent of Christ, op. cit., particulièrement p. 1-45. 35 Cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 263-269. 36 Cf. D. Sheerin, « St. John the Baptist in the Lower World », Vigiliae Christianae 30 (1976), p. 1-22 ; M. Simonetti, « Praecursor ad inferos. Une notta sull’ interpretazione patristica di Matteo 11, 3 », Augustinianum 20 (1980), p. 367-382. Parmi les théologiens défendant cette interprétation, on trouve, dans le monde grec, Origène, Cyrille de Jérusalem et Grégoire de Nazianze, dans le monde latin, Ambroise de Milan, Jérôme, Rufin, Maxime de Turin. Des théologiens comme Jean Chrysostome, Basile de Séleucie, ou encore Cyrille d’Alexandrie n’allaient pas dans ce sens. 163
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D’autres passages évangéliques ont été invoqués en lien avec ce théologoumène dans l’Antiquité : Mc 3, 27 // Mt 12, 29, où la maison cambriolée est l’enfer ; Mt 4, 16, qui reprend Is 9, 1 ; Mt 12, 40 ; Lc 1, 78, ainsi que Mt 27, 52-53 – les morts qui entrent dans la ville sainte étant les défunts libérés par le Christ du monde infernal et entrant au paradis. Ac 2, 24-31, qui reprend le Ps 16(15), 10, a également été utilisé pour parler de la résurrection du Christ des enfers37, mais aucun de ces versets n’a joué, dans l’Antiquité, un rôle aussi important que les textes vétérotestamentaires susmentionnés et que les versets pauliniens cités ci-dessus.
Les agrapha En homme de son temps, Rufin d’Aquilée ne cite que des versets issus des Écritures en cours de canonisation. La très grande majorité des théologiens des ive-ve siècles font de même. Il n’en est pas moins évident que deux versets absents de la Bible – et pour cette raison appelés agrapha –, ont été utilisés en lien direct avec la descente du Christ aux enfers ; attestés dans la littérature chrétienne dès le iie siècle, ils ont circulé jusqu’au ive-ve siècle38.
Un dialogue entre les puissances infernales Le premier rapporte un dialogue entre les puissances infernales qui réagissent à l’arrivée du Christ dans leur domaine39 : L’Enfer dit à la Perdition : « Son apparence, nous ne l’avons pas vue, mais sa voix, nous l’avons entendue ». Ce verset, peut-être d’origine syrienne, est attesté, toujours de façon anonyme, par Clément d’Alexandrie40, Hippolyte
37 Cf. la citation de Cyrille d’Alexandrie, supra. 38 Sur les agrapha et les recueils de testimonia, cf. l’étude classique de M. Albl, « And Scripture Cannot Be Broken » The Form and Function of the Early Christian Testimonia Collections (Novum Testamentum, Supplements, 96), Leiden, 1999. 39 Sur cet agraphon, cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 41-47, 52-54. 40 Clément d’Alexandrie, Stomates VI, 6, 45, 1 (P. Descourtieux, SC 446, p. 150-153). Cf. aussi ses Adumbrationes in Primam Petri Epistulam = Hypotyposes, fragm. 24, 1 (éd. rév. O. Stählin, GCS 17bis, p. 205). 164
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
de Rome41, dans les Actes de Thomas42, les Questions de Barthélemy43 et par des textes qui ont circulé sous les noms d’Hippolyte de Rome44 et d’Épiphane de Salamine45. Il sert généralement à montrer que les conséquences de la crucifixion s’étendent aussi au monde infernal, comme le dit explicitement l’auteur du sermon qui se cache sous le nom d’Hippolyte de Rome46 : Oh, crucifixion qui s’étend à travers toutes choses ! […] Que les cieux aient ton esprit, et le paradis ton âme […] et la terre ton corps. L’indivisible est divisé, afin que toutes choses soient sauvées, afin que même le lieu d’en-bas ne fût pas privé du divin avènement – « Son apparence, nous ne l’avons pas vue, mais sa voix, nous l’avons entendue ».
L’importance de ce verset ressort notamment de l’œuvre de Clément, qui, dans ses Hypotyposes, s’en sert pour expliciter le texte énigmatique d’I P 3, 19-1047 : Il s’en alla, dit-il, prêcher à ceux qui jadis avaient été croyants (I P 3, 19-20). Son apparence, ils ne l’ont pas vue, mais le son de sa voix, ils l’ont entendu.
41 Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes les hérésies 5, 8, 14 (éd. M. Markovich, PTS 25, 157). 42 Actes de Thomas 27, 1 (éd. M. Bonnet, Acta Apostolorum Apocrypha, II/2, Leipzig, H. Mendelssohn, 1903, p. 142 ; trad. Y. Tissot – P.-H. Poirier, dans F. Bovon – P. Geoltrain [ed.], Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris [Bibliothèque de La Pléïade], 1997, p. 1352). 43 Questions de Barthélemy 6-7 (trad. critique P. Cherix – J.-D. Kaestli, L’Évangile selon Barthélemy d’après deux écrits coptes, Turnhout [Apocryphes], 1993, p. 98). 44 Une homélie inspirée sur la Pâque d’Hippolyte, 56 (éd. et trad. G. Visonà, Pseudo-Ippolito In Sanctum Pascha… [Studia Patristica Mediolanensia, 15], Milan, 1988, p. 310-311). 45 Pseudo-Epiphane de Salamine, In sanctam resurrectionem 8-9 (P. Nautin, Le dossier patristique d’Hippolyte et de Méliton dans les florilèges dogmatiques et chez les historiens modernes [Patristica, 1], Paris, 1953, p. 156-159). 46 Une homélie inspirée sur la Pâque d’Hippolyte, 56 (éd. et trad. G. Visonà, op. cit., p. 310-311). 47 Clément d’Alexandrie, Adumbrationes in Primam Petri Epistulam = Hypotyposes, fragm. 24, 1 (éd. rév. O. Stählin, GCS 17bis, p. 205). 165
Rémi Gounelle
La continuité de l’histoire du salut Le second verset est, quant à lui, souvent attribué à Isaïe ou à Jérémie48. Il est cité par Justin Martyr49, Irénée de Lyon50, et dans deux ordonnances ecclésiastiques, où il a été revu sur la base de Tt 1, 2 : la Tradition apostolique51 et le Testament de Notre Seigneur52. Il ne porte pas sur la réaction des protagonistes infernaux, mais s’intéresse au salut apporté aux défunts. Il est attesté avec différentes variantes de détail53. Le Seigneur Dieu d’Israël s’est souvenu de ses morts qui s’étaient endormis dans la terre du tombeau, et il est descendu vers eux leur annoncer la bonne parole de son salut.
Dans son Dialogue avec Tryphon54, Justin Martyr accuse les Juifs d’avoir supprimé ce verset des Écritures. L’accusation, infondée55, montre qu’il considérait cet agraphon comme une partie intégrante de l’enseignement chrétien. L’œuvre d’Irénée va dans le même sens. Ce théologien lui accorde, en effet, une autorité identique aux textes 48 Sur cet agraphon, cf. R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, op. cit., p. 55-59. J. A. Santamaría Lancho, a également étudié cet agraphon dans Un estudio sobre la soteriología del dogma del Descensus ad inferos, op. cit., p. 479-599. 49 Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon 72, 4 (éd. et trad. P. Bobichon, Justin. Dialogue avec Tryphon, I [Paradosis, 47/1], Fribourg, 2003, p. 382383). 50 Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 20, 4 (éd. et trad. A. Rousseau – L. Doutreleau, SC 211, p. 394-397), IV, 22, 1 – 33, 1 (citation indirecte), 33, 12 (éd. et trad. A. Rousseau et al., SC 100/2, p. 686-689, 804-805, 834-837), V, 31, 1 (éd. et trad. A. Rousseau et al., SC 153, p. 390-391) ; Démonstration de la prédication apostolique 78 (éd. et trad. A. Rousseau, SC 406, p. 192-193). Cf. peut-être aussi Contre les hérésies III, 19, 2-3 (éd. et trad. A. Rousseau – L. Doutreleau, SC 211, p. 379-381), 51 Tradition apostolique 41 (éd. et trad. B. Botte, La tradition apostolique de saint Hippolyte… [Liturgiewissenschaftliche Quellen und Forshungen, 39], 5e éd. rév., Münster 1989, p. 92-93). 52 Testament (syriaque) de Notre Seigneur II, 24, 2 (I. E. II. Rahmani, Testamentum Domini Nostri, Mainz, Kirchheim & Co, 1899, p. 144-145). 53 Je cite la forme attestée par Justin (cf. ci-dessus). 54 Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon 72, 4 (éd. et trad. P. Bobichon, Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, I, op. cit., p. 382-383). 55 Cf. notamment la note de P. Bobichon, Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, II, Fribourg, Academic Press (Paradosis, 47/2), 2003, p. 769-770 (note 8). 166
La descente aux enfers et son fondement scripturaire
scripturaires dans son Contre les hérésies, où il le cite, comme Am 1, 2, pour attester que le Sauveur n’était pas simplement un homme56, et pour expliquer la raison profonde de la Passion du Christ57. Plus remarquable encore, cet agraphon est le seul verset qu’il cite pour fonder la descente du Christ aux enfers et sa signification – « le salut des morts » – dans sa Démonstration de la foi apostolique58.
Remarques d’ensemble Toutes les sources conservées citent un de ces deux agrapha, jamais les deux. Ce phénomène suggère qu’ils ont probablement circulé dans des milieux différents, mais l’argument e silentio doit être manié avec prudence : ce n’est pas parce qu’un théologien ne cite pas un verset dans son œuvre conservée qu’il n’en avait pas connaissance. Le second provient vraisemblablement d’un recueil de testimonia sur la crucifixion et ses conséquences59, mais l’origine du premier reste obscure. Les deux peuvent être certes rapprochés de divers versets prophétiques – Sg 18, 1, ainsi que Jb 38, 22, Dt 4, 12 pour le premier, Dn 12, 2 (Théodotion), Ba 3, 4, Lm 3, 25-32-55.57, Is 60, 15-22 pour le second – mais sans que cela ne permette d’expliquer leur genèse.
Conclusion Au terme de ce panorama des citations bibliques invoquées dans l’Antiquité en lien avec la descente du Christ en enfer, il appert que les fondements scripturaires ont varié selon les régions de l’Empire et selon les périodes concernées, mais que, de façon globale, le fait de la descente aux enfers et les questions christologiques qui lui sont liées ont été discutés surtout à partir des Psaumes, ainsi que de quelques 56 Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 20, 4 (éd. et trad. A. Rousseau – L. Doutreleau, SC 211, p. 394-397). 57 Irénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 33, 12 (éd. et trad. A. Rousseau et al., SC 100/2, p. 834-837). 58 Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, 78 (éd. et trad. A. Rousseau, SC 406, p. 192-193). 59 Cf. surtout P. Prigent, Justin et l’Ancien Testament. L’argumentation scripturaire du traité de Justin « Contre les hérésies » comme source principale du « Dialogue avec Tryphon » et de la « Première apologie » (Études bibliques), Paris, 1964, p. 172-194. 167
Rémi Gounelle
textes prophétiques de l’Ancien Testament ; ces mêmes textes ont nourri l’imaginaire de ceux qui ont tenté de raconter la descente du Christ aux enfers. La dimension sotériologique de cet événement de l’histoire du salut a, en revanche, été développée principalement à partir des épîtres pauliniennes, parmi lesquelles l’Épître aux Éphésiens a joué un rôle majeur. L’importance des agrapha, qui sont attestés dès le iie siècle et jusqu’aux ive-ve siècles, ne doit pas pour autant être négligée : ce n’est pas parce qu’ils ont disparu de la réflexion théologique dans le processus d’institutionnalisation du christianisme qu’ils n’ont pas joué un rôle décisif dans l’élaboration et la diffusion de ce théologoumène dont l’origine, pour ne pas être clairement scripturaire, reste énigmatique. La question de ses éventuelles sources mythologiques a certes été discutée par les érudits du xixe et du xxe siècle, mais elle mériterait d’être à nouveau examinée sur de nouvelles bases60. Il reste notamment à expliquer pourquoi la croyance en la descente du Christ en enfer « n’a apparemment pas eu d’impact sur les récits ultérieurs des visites de l’enfer » − l’inverse étant tout aussi vrai – « et, en tant que telle, est isolée dans la tradition des descentes [infernales] », comme le note à juste titre Jan Bremmer61. 60 L’étude classique de parallèles mythologiques est due à J. Kroll, Gott und Hölle. Der Mythos von Descensuskampfe, Leipzig – Berlin (Studien der Bibliothek Warburg), 1932, qui estime que l’idée d’une descente victorieuse remonte à la mythologie babylonienne. 61 J. Bremmer, « Descents to Hell and Ascents to Heaven in Apocalyptic Literature », dans J. J. Collins, The Oxford Handbook of Apocalyptic Literature, Oxford, 2014, p. 340-357, (p. 345). Les divers travaux qui ont étudié à nouveaux frais la question des katabases (cf. par exemple les numéros thématiques des Études classiques 83 [2015] et des Cahiers des Etudes Anciennes 53[2016], et G. Ekroth – I. Nilsson, Round Trip to Hades in the Eastern Mediterranean Tradition Visits to the Underworld from Antiquity to Byzantium [Cultural Interactions in the Mediterranean, 2], Leiden, 2018), ne sont donc que de peu d’utilité pour la recherche sur les origines de la croyance en la descente du Christ aux enfers. Ils n’en rappellent pas moins la complexité des données à prendre en compte dans la recherche sur l’origine de motifs littéraires et théologiques – cf. ainsi P. Piovanelli, « Katabaseis orphico-pythagoriciennes ou Tours of Hell apocalyptiques juifs ? La fausse alternative posée par la typologie des péchés et des châtiments dans l’Apocalypse de Pierre », Les Études classiques 83 (2015), p. 397-414. 168
Le Christ en Orphée (R.B.)
L’iconographie des catacombes n’hésite pas à emprunter à la mythologie grecque des motifs qui évoquent la puissance de vie. Le mythe d’Orphée, que l’on retrouve dans toute la littérature grecque, de Pindare à Lucien de Samosate, mais aussi chez les Latins, notamment dans les Géorgiques de Virgile, convenait particulièrement pour orner un cimetière. En effet, ce héros ne réussit-il pas à descendre aux Enfers et à en repartir avec sa bien-aimée Eurydice, après avoir charmé de sa lyre les inflexibles juges de l’Hadès ? Les Pères eux-mêmes avaient fait le rapprochement avec Jésus, mais partaient dans une autre direction. Pour Clément d’Alexandrie (Protreptique I, 3-4), si Orphée est parvenu à subjuguer jusqu’aux 10.1484/M.CBP-EB.5.134114
animaux, il n’est qu’une préfiguration de Jésus, qui, par sa parole, réussit à charmer les êtres humains et à dominer les démons. Eusèbe de Césarée (Vie de Constantin 14) est plus positif : comme l’Orphée des Grecs ravissait par son chant les bêtes les plus sauvages et ensorcelait la nature, de même la parole du Rédempteur transforme le cœur de l’homme et change sa nature. Orphée jouait de la lyre, Jésus fait résonner l’instrument de la nature humaine adoptée par lui. On peut également faire référence à la mosaïque de la synagogue de Gaza pour discerner une troisième interprétation : comme David, Orphée est un personnage musicien, qui arbore une lyre. Il est donc la contrepartie païenne de la figure de celui que l’on considérait comme l’auteur des psaumes. Cela explique l’iconographie que l’on trouve aussi à Doura Europos d’un David accompagné d’animaux. L’art paléochrétien est plus symbolique que représentatif, il demande une exégèse, parfois complexe. Cet Orphée de la catacombe de Marcellin et Pierre remontant au ive siècle est tout à la fois Orphée lui-même, le roi David qui annonce le Christ et la victoire sur la mort dans de nombreux psaumes, et enfin le Christ lui-même, revenu des Enfers. Il porte un bonnet phrygien car la légende veut qu’Orphée ait eu pour élève Midas, le mythique roi de Phrygie, arbore la lyre, son instrument favori qui est aussi celui de David. L’objet qu’il tient dans la main droite est un plectre, un petit accessoire en matière rigide destiné à gratter les cordes de l’instrument. Si on n’identifie pas l’oiseau de gauche, celui de droite est clairement un aigle, oiseau redoutable entre tous.
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L’interprétation patristique de la résurrection du Christ Marie-Anne Vannier
Université de Lorraine, IUF
La question de la résurrection est au cœur du thème de notre recueil Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens, dans la mesure où la résurrection du Christ a une place fondamentale dans les Évangiles, bien que personne n’ait assisté à cet événement. Les Apôtres ne reconnaissent pas immédiatement le Christ, dont le corps a été transformé, mais la rencontre avec le Ressuscité leur permet de comprendre le sens de sa Pâque, les transforme en profondeur et leur donne de devenir ses témoins. La dimension théologique est déjà présente dans les Évangiles, comme cela ressort, par exemple, de l’épisode des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-27), commenté ensuite par les Pères. Sinon, les Pères, comme Origène, vont réfléchir sur la nature du corps du ressuscité, et plus largement, ils vont développer toute une théologie de la résurrection1. En un deuxième niveau d’interprétation, les Actes des Apôtres reprennent la vie de la première communauté chrétienne, qui témoigne de la résurrection. D’une autre manière, les épîtres pauliniennes, en particulier 1 Corinthiens 15, souligne la réalité de la Résurrection et en esquisse la théologie. Ainsi Paul dit-il : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. Il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois (1 Co 15, 3-6). 1
R. Winling, La Résurrection et l’Exaltation du Christ dans la littérature de l’ère patristique (coll. Théologies), Paris, 2000 ; Id., Le salut en Jésus-Christ dans la littérature de l’ère patristique (coll. Cerf Patrimoines), 2 t., Paris, 2016. 10.1484/M.CBP-EB.5.133886
Marie-Anne Vannier
Dans ce passage, Paul rappelle l’enchaînement des faits, repris dans le kérygme, et il met l’accent sur la dimension sotériologique de la mort et de la résurrection du Christ. Il devient plus précis quelques lignes plus loin, quand il dit : Si l’on proclame que Christ est ressuscité des morts, comment certains d’entre vous disent-ils qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité, et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vide aussi notre foi (1 Co 15, 12-14).
Cette interpellation est forte. À qui Paul s’adresse-t-il : aux Sadducéens, aux Grecs, à ses contemporains qui refusent la résurrection ? Lui qui avait eu un rôle de premier plan dans le judaïsme en connaît les différents courants, ceux qui, comme les Pharisiens, croient en la résurrection des morts et ceux qui la refusent. Mais, en radicalisant la foi en la résurrection, n’entend-il pas mettre en évidence, non seulement la nouveauté du christianisme dans le monde grec, mais aussi et surtout la différence entre le judaïsme et le christianisme et montrer que le Christ est le véritable Sauveur, qu’il réalise la création nouvelle ? La portée salvifique de la résurrection du Christ a été mise en évidence dès l’époque patristique avec le kérygme (Ac 13, 27-31) et la figure du Christ Salvator. On la retrouve au xxe siècle, tant du côté de la théologie biblique, dont se fait l’écho François-Xavier Durwell, que de celui de la théologie dogmatique par Karl Rahner et Walter Kasper, en particulier. La lecture de saint Paul et plus spécialement de 1 Corinthiens 15 a été décisive pour les Pères de l’Église lorsqu’ils ont élaboré leur théologie de la résurrection. Étant, avant tout, des commentateurs de l’Écriture, les Pères se réfèrent presque tous à saint Paul. Dans les tout premiers siècles, la théologie de la résurrection est liée à celle du martyre, du fait que le martyr revit la Passion du Christ, en vue d’être associé à sa résurrection. La dimension existentielle est fondamentale, tant pour le Christ que pour le martyr, et conditionne la théologie de la résurrection, qui a une orientation sotériologique et constitue l’espérance des premières communautés chrétiennes. C’est là la première conception de la résurrection, issue de l’Écriture, en termes de victoire sur la mort, comme on le voit sur les icônes de la résurrection (de la descente aux enfers) ou sur la fresque de Saint Sauveur in Chôra. La seconde conception de la résurrection est celle de la création nouvelle que l’on envisagera ensuite. 172
L’interprétation patristique de la résurrection du Christ
La résurrection et la théologie du martyre Je noterai simplement qu’une ligne de partage entre éthique et sotériologie se dessine, dans la première conception de la résurrection, entre le martyre juif et le martyre chrétien, comme l’a montré Daniel Boyarin, spécialiste de la partition entre judaïsme et christianisme, dans son livre Mourir pour Dieu2. C’est la dimension sotériologique de la résurrection qui manifeste la nouveauté du christianisme, montrant que la résurrection du Christ est la pierre d’angle de notre résurrection et du salut, comme le souligne saint Paul, même si, dans les premiers siècles, les frontières entre judaïsme et christianisme sont poreuses. La croyance en la résurrection est intervenue progressivement après l’exil à Babylone, mais en fait, elle est essentiellement apparue chez les Juifs, lorsque ceux qui ont été martyrisés et tués par Antiochus IV Épiphane (175-183 avant J.-C.) et qu’ils ont été considérés comme des témoins de la foi en un Dieu qui récompenserait les hommes, surtout les martyrs, pour avoir persévéré dans cette foi. Dans l’Écriture, la mention de la résurrection des morts intervient dans des passages ajoutés aux livres prophétiques, en Ézéchiel 37, par exemple, où les ossements desséchés reprennent vie, dans divers passages d’Isaïe, où il est question de l’espérance messianique, avec l’accent mis sur la dimension eschatologique, et surtout en Daniel 12, 1-4 ; 13, où la résurrection, en particulier celle des justes et des martyrs, est présentée comme un enseignement secret. Ensuite, c’est surtout dans le milieu pharisien3, dont les idées seront reprises par la position juive rabbinique, que la foi en la résurrection se développe. Elle devient presque le fondement de la foi, comme chez Paul, à cette différence près qu’elle a une dimension essentiellement morale, que l’on retrouve avec les deux voies de la Didachè ainsi que 2 3
D. Boyarin, Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, traduit de l’anglais par Jean-François Séné, Paris, 2004. M. Schwabe – B. Lifshitz, Beth She’arim II: The Greek Inscriptions, Jerusalem, 1974, Nr. 127 (p. 97-110) ; P. W. van der Horst, « Jewish Poetical Tomb Inscriptions », dans J. W. van Henten (ed.), Studies in Early Jewish Epigraphy (Arbeiten zur Geschichte des antiken Judentums und des Urchristentums, Bd. 21), Leiden/New York, 1994, p. 135-138 ; G. Vermes, The Resurrection, London, 2008, p. 19. 173
Marie-Anne Vannier
dans le Pasteur d’Hermas, alors que Paul met l’accent sur le salut apporté par le Christ, ce que reprendra la théologie chrétienne du martyre. Cette théologie, qui s’affirme, en particulier, à partir du récit du martyre de Polycarpe, envisage, non plus une orientation morale, mais sotériologique : le martyr revit la Passion du Christ, en vue d’être associé à sa résurrection, qui est victoire sur la mort, ouverture de la vie nouvelle.
La vie nouvelle à la résurrection Au ive siècle, l’Empire devient chrétien, une véritable partition intervient entre judaïsme et christianisme et la théologie de la résurrection se déploie, tant dans la prédication que dans les traités, en même temps que l’approfondissement théologique se réalise : la fête de Pâques prend toute sa place comme célébration de la résurrection et du baptême, comme expression de la résurrection dès cette vie, comme passage de la création à la création nouvelle, une théologie du dimanche, comme huitième jour, celui de la résurrection se met en place pour remplacer le shabbat. Toute l’évolution dogmatique prend son essor sur le plan christologique, sotériologique, anthropologique, et c’est là la deuxième conception de la résurrection, comme expression de la vie nouvelle, comme cela ressort, par exemple, du Sermon 241 d’Augustin. À la suite de Paul, l’évêque d’Hippone rappelle que l’originalité du christianisme vient de l’affirmation de la résurrection. Ainsi écrit-il : La résurrection des morts est une croyance spéciale des chrétiens. Le Christ, notre Chef, a montré dans sa personne un modèle de cette résurrection : c’est un exemple vivant pour autoriser notre foi et pour déterminer les membres à espérer ce qu’ils voient réalisé dans leur Chef4.
Non seulement, Augustin rappelle dans ce sermon le caractère incontournable de la foi en la résurrection, mais il en précise également et surtout le sens en montrant le rapport entre création et création nouvelle et en mettant en évidence la réalité de la résurrection de la chair. Ce faisant, il s’inscrit dans un ensemble d’études sur la 4
Augustin, Sermo 241, 1 (PL 38, 1133). 174
L’interprétation patristique de la résurrection du Christ
résurrection5, initiées par Clément de Rome et qui trouvent leur écho dans les symboles de foi, puis dans les premiers traités sur la résurrection, ceux d’Athénagore d’Athènes qu’a travaillé Bernard Pouderon, celui de Justin, puis de Tertullien. Pour sa part, il présente une véritable théologie de la résurrection, sur laquelle il revient constamment depuis le De la foi et du symbole jusqu’à la Cité de Dieu pour répondre à la fois aux païens, aux platoniciens et aux manichéens, mais, comme nous en avons traité dans un cahier précédent de Biblia Patristica 6, nous n’y reviendrons pas et étudierons plutôt celui qui a été le premier à proposer une synthèse sur la résurrection : Irénée de Lyon. Sans doute n’a-t-il pas écrit de traité de la résurrection, mais il a apporté une contribution importante à la théologie de la résurrection, au livre V du Contre les hérésies, et de manière synthétique aux paragraphes 37-41 de la Démonstration de la prédication apostolique. Dans cet ouvrage de vulgarisation, Irénée reprend essentiellement la première conception de la résurrection, celle de la victoire sur la mort, tout en soulignant que la résurrection du Christ est la condition de notre propre résurrection. Dans son ouvrage Contre les hérésies, en répondant aux gnostiques, il va plus loin dans l’approfondissement théologique et envisage plutôt la seconde conception de la résurrection, comme réalité du corps ressuscité du Christ. Dans les quatorze premiers chapitres du livre V, il propose un petit traité de la résurrection de la chair, à partir de textes pauliniens et termine le livre par une étude sur la résurrection des justes. À l’encontre des gnostiques, pour lesquels la chair est nécessairement mauvaise et incapable de revêtir l’incorruptibilité et de ressusciter, Irénée s’attache à montrer que la résurrection est celle de la chair, que ce qu’il y a de corruptible en nous est appelé à l’incorruptibilité. Disposant du terme hébreu de bashar, qui désigne l’être tout entier, Irénée explique non seulement que la résurrection est celle de tout l’homme dans son ensemble, mais qu’elle 5
6
Cf. J. Verheyden, A. Merkt, T. Niklas (ed.), ‘If Christ has not been raised’. Studies on the Reception of the Resurrection Stories and the Belief in the Resurrection in the Early Church (Novum Testamentum et Orbis Antiquus/Studien zur Umwelt des Neuen Testaments, 115), Göttingen, 2016, p. 7. Cf. M.-A. Vannier, « Saint Augustin et la Résurrection » (Cahiers de Biblia Patristica 7), dans La résurrection chez les Pères, Turnhout, 2003, p. 247254. 175
Marie-Anne Vannier
n’est pas un plus grand miracle que la création et que l’incarnation, tout en les accomplissant. Elle est la finalité de l’économie du salut, en lien avec la récapitulation. Cette affirmation n’est pas sans conséquence et permet de mesurer la profondeur de la réflexion d’Irénée sur la résurrection. Pour mieux la comprendre, nous nous arrêterons à un passage représentatif, tiré du livre V du Contre les hérésies, chapitre 2, § 2 et 3. Après avoir réfuté un certain nombre de gnostiques (docètes, valentiniens, ébionites et marcionites), Irénée s’oppose, dans ce passage, à des adversaires anonymes qui pourraient être un groupe de chrétiens, favorables à une résurrection imparfaite, à un seul salut de l’âme, qui met en échec l’économie du salut. À leur encontre, Irénée déploie l’économie de la création à la résurrection, sans oublier l’incarnation et son expression continuée : l’eucharistie. En quelques lignes, c’est une remarquable synthèse théologique qu’il présente. Il retient contre ses adversaires trois chefs d’accusation : ils « rejettent toute l’économie de Dieu, nient le salut de la chair, méprisent sa régénération, en déclarant qu’elle n’est pas capable de recevoir l’incorruptibilité7 ». Puis, il reprend chaque argument et y répond. Le refus de l’économie de Dieu est l’élément englobant, en quelque sorte, le plus grave, car en s’y opposant, ses adversaires méconnaissent le projet de Dieu pour l’humanité. Sans doute le terme d’économie ne se trouve-t-il pas dans l’Écriture, mais Irénée, qui l’emploie à quatrevingts reprises dans le Contre les hérésies, désigne par-là l’amour de Dieu pour l’humanité, manifesté dans l’histoire. Justin avait utilisé le terme avant lui, mais dans un sens plus restreint. Irénée l’étend à toute la prévenance de Dieu pour l’homme, afin de mettre en évidence l’universalité du salut. L’enjeu de l’économie est de faire entrer l’homme dans la vie divine. La théologie de la création se développe en théologie de l’inhabitation, puis de la résurrection, en ayant pour condition de possibilité l’incarnation. En répondant à ses adversaires, Irénée va très avant dans l’approfondissement théologique. Il en va de même pour le second point : la négation du salut de la chair. Ses adversaires, qui seraient peut-être proches des valentiniens, n’admettent que le salut de l’âme, ils en restent à un dualisme âme7
Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 2 (A. Rousseau, L. Doutreleau, Ch. Mercier, SC 153, p. 31). 176
L’interprétation patristique de la résurrection du Christ
corps, qui ne relève pas de l’anthropologie chrétienne. À leur encontre, Irénée développe tout un réalisme de l’incarnation et de l’eucharistie. Il montre, en effet, que l’axiome de ses adversaires est inadmissible pour deux raisons : « S’il n’y a pas de salut pour la chair, alors le Seigneur ne nous a pas non plus rachetés par son sang8 ». L’incarnation et la rédemption sont mises en cause, car la rédemption de l’homme se fait par la médiation du Christ (Éph 1, 7), Dieu et homme. D’autre part, il y a un refus de l’eucharistie, qui est source de salut, communion au corps et au sang du Christ. Sans développer une théologie élaborée de l’eucharistie9, sans dire qu’elle est sacrement du salut, Irénée le laisse entendre. Il montre qu’il est impossible de refuser le salut de la chair face à la réalité du corps et du sang du Christ dans l’eucharistie. Or, les adversaires d’Irénée reconnaissent dans l’eucharistie le corps et le sang du Christ, mais non sa vertu salvifique. Pour leur répondre, Irénée reprend 1 Corinthiens 10, 16 et leur rappelle la réalité de l’incarnation, qui suppose le sang, les veines, la chair et tout le reste de la substance humaine10. Au livre III, 18, 7 du Contre les hérésies, Irénée avait souligné que « le Verbe de Dieu est devenu tout cela ». La rédemption réelle passe par le sang du Christ, elle n’est pas à entendre au sens métaphorique. Irénée anticipe la formule qui deviendra une référence au ive siècle : « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé11 ». En effet, l’efficience de l’eucharistie suppose la communion entre le Christ et ses membres (Éph 5, 30). Or, « nous sommes ses membres12 ». C’est alors le thème de l’admirable échange de son sang et de notre sang que reprend Irénée. En fait, Irénée ne veut pas dissocier l’eucharistie de l’économie du créateur. Il y a un seul même Dieu créateur et sauveur. Il n’y a pas rupture, mais continuité, entre la nourriture venue de la création et celle de la création nouvelle, l’eucharistie : « la coupe tirée de la création, il l’a déclarée son propre sang, par lequel se fortifie notre sang et le pain, tiré de la création, il l’a proclamé son propre corps, par lequel se Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 2 (SC 153, p. 31). Cf. M.-L. Chaieb, Les textes eucharistiques d’Irénée de Lyon. Aux origines de la théologie sacramentaire, Lille, 2006. 10 Cf. Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 2 (SC 153, p. 32). 11 Cette formulation est tirée de Grégoire de Nazianze, Lettre 101, 32 (P. Gallay, M. Jourjon, SC 208, p. 50). 12 Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 2 (SC 153, p. 33). 8 9
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Marie-Anne Vannier
fortifient nos corps13 ». Irénée présente ici sa théologie biblique, tirée de Luc 22, 40 ; Matthieu 26, 28 et 1 Corinthiens 11, 25. L’eucharistie apparaît comme l’incarnation continuée, proposée à tous, alors que pour les gnostiques, seuls les pneumatiques pouvaient en bénéficier. Ainsi Irénée passe-t-il de la communion « selon la chair » entre le Christ et les siens à la communion « selon l’Esprit », qui renvoie à « cet organisme même qui est nourri de la coupe qui est le sang du Christ et fortifié par le pain qui est son corps14 ». Puis, il prend l’analogie de la germination pour faire comprendre comment l’eucharistie nous donne de vivre la résurrection. Ainsi est-il amené à distinguer trois niveaux théologiques : la création, l’eucharistie et la résurrection des corps. Au premier niveau, la transformation du bois de la vigne ou du grain de blé est naturelle, elle n’implique pas l’intervention d’un agent extérieur. Mais, le théologien Irénée souligne le mouvement de mort (« le grain de blé tombé en terre ») et de résurrection (« resurgit ») qui intervient. Au second niveau, dans l’eucharistie, il y a plus, la transformation est substantielle, mais Irénée ne l’envisage pas directement. Au troisième niveau, dans la résurrection, intervient l’analogie d’une transformation naturelle par l’intermédiaire de l’Esprit. Puis, il reprend ces trois niveaux pour envisager trois étapes dans la résurrection des corps : tout d’abord, la résurrection des corps, nourris par l’eucharistie : dissous dans la terre, ils seront ressuscités, en leur temps par le Verbe de Dieu. La deuxième étape, qui n’est pas envisagée ici, est davantage millénariste, apologétique. Quant à la troisième étape, elle correspond à la divinisation15, où l’incorruptibilité et l’immortalité sont données aux corps, ce qui implique, cette fois, la résurrection à l’œuvre dans cette vie. Dans ce texte, il n’en est pas question. Irénée associe simplement la résurrection des corps au don de « l’immortalité à ce qui est mortel » et à celui de « l’incorruptibilité » à « ce qui est corruptible »16, afin de mettre en évidence la toute-puissance de Dieu,
13 Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 2 (SC 153, p. 33). 14 Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 3 (SC 153, p. 37). 15 Cf. Y. de Andia, Homo vivens. Incorruptibilité et divinisation de l’homme selon Irénée de Lyon (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité 112), Paris, 1986. 16 Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 2, 3 (SC 153, p. 39). 178
L’interprétation patristique de la résurrection du Christ
à l’œuvre dans la Résurrection. Il est dommage qu’Irénée n’en traite pas de manière systématique. En fait, il ne confond pas les plans et situe la glorification au-dessus de la résurrection. Son argument est assez fort ici : l’eucharistie donne les gages de la résurrection, dont les corollaires sont l’immortalité et l’incorruptibilité. Mais, la médiation du Verbe de Dieu est décisive. Sans doute Irénée ne développe-t-il pas de réflexion argumentée, mais il n’en demeure pas moins qu’il souligne le rôle fondamental de l’admirable échange. En effet, il avait déjà réfléchi à la question au livre III, 19, 1 du Contre les hérésies, où il expliquait : Nous ne pouvions avoir part à l’incorruptibilité et à l’immortalité que si nous étions unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité. Mais comment aurions-nous pu être unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité, si l’incorruptibilité et l’immortalité ne s’étaient préalablement faites cela même que nous sommes, afin que ce qui était corruptible fût absorbé par l’incorruptibilité, et ce qui était mortel par l’immortalité, « afin que nous recevions la filiation adoptive17 ?
Dans ce passage, il mettait en évidence le caractère incontournable de l’Incarnation, qu’il explicite dans sa théologie de l’inhabitation, où il explique que Dieu s’est habitué à habiter dans l’homme pour que l’homme s’habitue à habiter en Dieu. Bien que se situant au tournant du iie et du iiie siècles, force est de constater qu’Irénée va très loin dans l’approfondissement théologique de la résurrection et il lui a donné une véritable place dans la théologie, qu’il articule à celle de la création et de l’incarnation, tout en mettant en évidence sa dimension sotériologique, qui implique un salut de l’être tout entier, âme et corps et un salut proposé à tous. Sa réponse aux gnostiques l’a amené à un remarquable approfondissement du sens de la résurrection, dont il présente la synthèse dans le petit texte que nous venons d’envisager. Mais, la réflexion d’Irénée sur la résurrection ne se réduit pas au texte que nous venons d’envisager. Elle est beaucoup plus vaste et trouve son expression dans la résurrection des justes. Cependant, si la fin du livre V du Contre les hérésies tient un peu de la théologie-fiction18, avec 17 Irénée de Lyon, Adversus Haereses III, 19, 1 (A. Rousseau, L. Doutreleau, SC 211, p. 375). 18 Cf. Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 31-32 (SC 153, p. 388-405). 179
Marie-Anne Vannier
les différentes modalités de la résurrection que l’on ne peut connaître, il n’en demeure pas moins qu’avec la résurrection des justes, Irénée atteint un sommet dans son étude et répond peut-être implicitement au judaïsme qui envisageait essentiellement la résurrection des justes. Après avoir noté que chaque ressuscité révèlera, dans la réalité de son être, son état de conformité ou non sur le plan divin, commencé à la création et parachevé dans le Christ, Irénée se concentre sur la résurrection des justes qui ressuscitent avec l’incorruptibilité. Leur résurrection, calquée sur celle du Christ, suppose un temps intermédiaire, ce qui l’amène à expliquer que la résurrection du Christ est le prototype de notre résurrection et à envisager la résurrection des justes comme l’accomplissement de l’inhabitation divine, comme le point culminant de la divinisation, comme la perfection de la filiation adoptive. Ainsi conclut-il : En tout cela et à travers tout cela apparaît un seul et même Dieu et Père : c’est lui qui a modelé l’homme et promis aux Pères l’héritage de la terre ; c’est lui qui le donnera lors de la résurrection des justes et réalisera les promesses dans le Royaume de son Fils19.
On peut noter ici une prise de distance avec le judaïsme, mais non une rupture : il y a un seul et même plan de salut, avec une orientation différente pour le christianisme, où la résurrection du Christ est la pierre d’angle de notre résurrection et où celle-ci n’est pas seulement de l’ordre de la récompense, mais allie éthique et sotériologie. Elle concerne l’être humain tout entier et trouve son expression dans la récapitulation de toutes choses dans le Christ, qui est le point d’orgue de l’œuvre d’Irénée. Si Irénée est l’un de ceux qui vont le plus loin dans l’approfondissement de la résurrection à l’époque patristique, c’est peut-être parce qu’il la situe à l’intérieur de l’économie du salut. Ainsi prend-il en compte les différentes composantes de la théologie de la résurrection et présente-t-il la résurrection comme le résultat de tout un processus, mais il n’est pas le seul à en parler. Cependant, compte tenu de la spécificité de chaque perspective et du contexte dans lequel chaque auteur se situe, nous ne pouvons donner une perspective d’ensemble 19 Irénée de Lyon, Adversus Haereses V, 36, 3 (SC 153, p. 465). 180
L’interprétation patristique de la résurrection du Christ
qui serait réductrice. Il n’en ressort pas moins qu’à l’époque patristique, la théologie de la résurrection s’ouvre vers la sotériologie, en prenant en compte l’anthropologie et la christologie et qu’elle s’inscrit dans la partition entre le judaïsme et le christianisme, essentiellement à partir du ive siècle.
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L’Uronica du Latran (R.B.)
Exposée de nos jours en haut de la scala sancta, dans une chapelle qui représente tout ce qu’il nous reste de l’antique palais pontifical du Latran, cette icône est bien plus qu’une simple représentation du Christ, c’est une image miraculeuse aux pouvoirs surnaturels. Peinte à Rome autour du ve siècle, elle consacre l’iconographie syropalestinienne du Christ. Alors que ce dernier était jusqu’alors dépeint 10.1484/M.CBP-EB.5.134115
sous des traits variés, y compris comme un jeune héros imberbe, il sera désormais pourvu d’une barbe et d’une épaisse chevelure noire. Elle représentait probablement un Christ en majesté. À partir du viie siècle, elle fut utilisée, en même temps qu’une Vierge à l’Enfant connue sous le nom de Salus populi Romani et aujourd’hui conservée à Sainte-Marie Majeure, comme une icône protectrice de la ville de Rome. Les papes Serge Ier et Étienne II commencèrent de vastes processions des deux icônes dans la ville, en particulier pour la fête de l’Assomption de Marie. Beaucoup manipulée, l’icône a été sans cesse restaurée, notamment sous Alexandre III (1159-1181) où on remplaça le visage original par celui qu’on voit à l’heure actuelle, peint sur la soie. Le pape Innocent III la fit couvrir presque entièrement d’un parement d’or qui fut détruit pendant le Sac de Rome de 1527 et rénové ensuite. Au xiiie siècle, l’évêque Gérard de Cambrai ajouta à la légende. Pour lui, il s’agirait d’une image acheiropoïète, non faite de main d’homme. Saint Luc l’aurait commencée et les anges l’auraient achevée. Elle avait selon lui tant de pouvoir qu’un pape en fut aveuglé pour l’avoir trop contemplée. Il est le premier à la nommer Uronica, sans doute par comparaison avec la Vera Icona associée au voile de Véronique.
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Un mystère de chambre close
Le Sermon 247 d’Augustin d’Hippone Pierre desCOtes
Sorbonne Université Institut d’Études Augustiniennes
Augustin n’a pas prêté au problème que posent les miracles une attention constante au cours du temps1. L’évêque d’Hippone a en effet longtemps considéré que les miracles avaient sans doute été utiles, nécessaires mêmes, dans les premiers temps de l’Église, afin de s’adresser à des hommes charnels ; mais, qu’une fois que cette Église s’était répandue au point d’être universellement établie sur terre, alors cette nécessité avait cessé d’être. L’ère des miracles était, au temps où il écrivait, close. L’histoire nous apprend que nos pères, dont la foi était celle qui s’appuie sur le temporel pour s’élever à l’éternel, se sont laissés guider par des miracles visibles, la seule voie possible pour eux. Si bien que, grâce à eux, ces miracles n’ont plus été nécessaires par la suite. Une fois l’Église catholique répandue et établie par 1
Pour une synthèse, voir Augustinus-Lexikon, s. v. « Mirabilia, miraculum » (J.-M. Roessli), c. 25-29, qui distingue trois sens (physique, psychologique et théologique) du terme chez Augustin, et donne une ample bibliographie sur le sujet ; voir en particulier G. Bardy, « Les miracles dans la théologie augustinienne », BA 37, p. 795-798 ; M.-F. Berrouard, « Les miracles du Christ et leur double fonction religieuse », BA 72, p. 771-773 ; A. Fraïsse, « La théologie du miracle dans la Cité de Dieu et le témoignage du De miraculis sancti Stephani », dans S. Lancel (éd.), Saint Augustin. La Numidie et la société de son temps, Bordeaux, 2005, p. 131-143 ; P. de Vooght, « La notion philosophique du miracle chez saint Augustin dans le De Trinitate et le De genesi ad litteram », Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 10 (1938), p. 317-343 ; Id., « Les miracles dans la vie de saint Augustin », Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 11 (1939), p. 5-16 ; Id., « La théologie du miracle selon saint Augustin », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 11 (1939), p. 197-222. 10.1484/M.CBP-EB.5.133887
Pierre Descotes
toute la terre, Dieu n’a pas laissé ces miracles continuer jusqu’à nos jours, par crainte que notre esprit ne s’arrêtât au visible et que, s’habituant à eux, l’humanité ne perdît l’ardeur que, nouveaux, ils lui avaient communiquée2.
On lit dans cet extrait du De uera religione que les miracles ne sont pas seulement devenus, au siècle d’Augustin, superflus : d’éventuels prodiges divins risqueraient de se révéler contre-productifs. Deux moyens ont en effet été employés par Dieu pour toucher l’entendement des hommes : d’une part, les miracles ; de l’autre, le consentement universel à la foi de l’Église. Ils l’ont été successivement, non simultanément : une fois le second obtenu et largement observable, le premier a été laissé de côté. Se déduisait de cette considération historique une définition subjective du miracle – le terme désigne un événement qui frappe l’esprit humain par son caractère inattendu : J’appelle miracle tout événement insolite qui manifestement surpasse l’attente ou les capacités de celui qu’il étonne. Dans cet ordre, ce qui convient le mieux à la foule et aux complets ignorants, c’est ce qui tombe sous les sens3.
Mais pour emporter l’adhésion des stulti, il n’est plus besoin d’avoir recours à ce qui pourrait passer pour de simples effets de manche ; dans l’admonition et la formation du chrétien, Augustin éprouve une préférence visible pour une préparation morale et un enseignement rigoureux, au détriment du sensationnalisme du miracle4. 2
3
4
Augustin, De uera religione, 25, 47 (J. Pegon, BA 8, p. 88-89) : Sed accepimus, maiores nostros eo gradu fidei, quo a temporalibus ad aeterna conscenditur, uisibilia miracula (non enim aliter poterant) secutos esse : per quos id actum est, ut necessaria non essent posteris. Cum enim Ecclesia catholica per totum orbem diffusa atque fundata sit, nec miracula illa in nostra tempora durare permissa sunt, ne animus semper uisibilia quaereret, et eorum consuetudine frigesceret genus humanum, quorum nouitate flagrauit. Sur ce passage, voir également Augustin, Retractationes, I, 13, 7. Augustin, De utilitate credendi, 16, 34 (J. Pegon, BA 8, p. 292-293) : Miraculum uoco, quicquid arduum aut insolitum supra spem uel facultatem mirantis apparet. In quo genere nihil est populis aptius et omnino stultis hominibus, quam id quod sensibus admouetur. S. Lancel, « Saint Augustin et le miracle », dans J. Meyers (éd.), Les miracles de saint Étienne. Recherches sur le recueil pseudo-augustinien (BHL 7860-7861) avec édition critique, traduction et commentaire, Turnhout, 2006, p. 69-77. 186
Un mystère de chambre close
Cette position initiale a évolué au fil des années – je ne reviens pas dans ces pages sur l’importance du choc que causèrent, dans toute l’Afrique ainsi que pour Augustin, les miracles survenus avec la diffusion des reliques d’Étienne. La réflexion de l’évêque d’Hippone abandonna progressivement le point de vue de l’homme (et la définition subjective du miracle) afin de préciser la nature même des miracles. En réalité, le miraculum ne sort pas de l’ordre naturel des choses mais s’y insère d’une manière qui échappe à notre entendement. La nature ne se distinguant pas de la volonté divine, aucune action divine, même miraculeuse, ne saurait être opérée contre la nature – ce serait là une contradiction dans les termes5. Le terme « surnaturel » est une simple commodité de langage : comme le résume S. Lancel, « le ‘surnaturel’ n’est autre que ce raccourci si éminemment remarquable du fait de son exceptionnelle rareté, laquelle en vient ainsi à occulter le perpétuel miracle, quotidiennement renouvelé, de la création, que l’accoutumance finit par nous faire perdre de vue »6. Cette idée trouve, par exemple, une formulation frappante dans l’analyse du miracle des noces de Cana, dans lequel le Christ s’est contenté d’accélérer vigoureusement le cycle de formation du vin : Qui ne sait en effet que l’eau mêlée de terre, aspirée par les racines de la vigne, nourrit le bois et y prend une qualité nouvelle qui provoque le progressif surgissement de la grappe ? Qu’à mesure que celle-ci grandit, ce jus devient un vin qui s’adoucit en mûrissant et qui, une fois exprimé de la grappe, se transforme encore par la fermentation ? Que ce vin prend force en vieillissant et devient une boisson utile et agréable ? Pourtant le Seigneur eut-il besoin de cep ou de terre ou de ces laps de temps, lorsque par un admirable raccourci il changea l’eau en vin et en vin de telle qualité que les convives, bien que légèrement ivres, en vantèrent le mérite7 ? 5 6 7
A.-I. Bouton-Touboulic, L’ordre caché. La notion d’ordre chez saint Augustin, Paris, 2004, p. 194-200. S. Lancel, « Saint Augustin et le miracle », art. cit., p. 73-74. Augustin, De Genesi ad litteram, VI, 13, 24 (P. Agaësse, BA 48, p. 480483) : Quis enim nescit aquam concretam terrae, cum ad radices uitis uenerit, duci in saginam ligni illius atque in eo sumere qualitatem, qua in uuam procedat paulatim erumpentem atque in ea grandescente uinum fiat maturumque dulcescat, quod adhuc feruescat expressum et quadam uetustate firmatum ad usum bibendi utilius iucundiusque perueniat ? Num 187
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L’action divine ne contrevient pas à l’ordre naturel, mais prend un raccourci admirable (mirum compendium). Elle peut accélérer le cours de la nature ou en tirer des résultats inattendus, pourtant « inclus dans ce que l’évêque appelle maintenant des raisons séminales »8. Ce qui nous intéresse dans ces pages n’est toutefois pas la question des miracles divins en général, mais de ceux que le Christ a accomplis et qui constituent évidemment un cas spécifique. Le caractère exceptionnel des actions du Christ est discuté dans le quatre-vingt-onzième sermon sur l’Évangile de Jean. Le Christ a accompli des œuvres que personne d’autre n’a accomplies avant lui – mais cela n’est pas le plus important car, après tout, d’autres ont pu réaliser des prodiges que personne, même le Christ, n’a réalisés9 : En effet, qui d’autre que Moïse a frappé les Égyptiens de plaies si nombreuses et si grandes, a conduit le peuple à travers la mer partagée en deux, a obtenu pour calmer sa faim la manne venant du ciel, a fait jaillir l’eau du rocher pour étancher sa soif ? Qui d’autre que Josué fils de Navé a partagé les eaux du Jourdain pour y faire passer le peuple et, après avoir adressé une prière à Dieu, a arrêté et immobilisé la course du soleil ? […] Je passe sous silence tout le reste parce que je pense que ces exemples sont suffisants pour démontrer que plusieurs saints ont accompli des œuvres étonnantes que personne d’autre n’a faites. Cependant on ne voit, dans les textes, absolument aucun des anciens qui ait guéri avec autant de puissance tant d’infirmités, de maladies et de maux des mortels10. ideo dominus lignum quaesiuit aut terram aut has temporum moras, cum aquam miro conpendio conuertit in uinum, et tale uinum, quod etiam ebrius conuiua laudaret ? 8 S. Lancel, « Saint Augustin et le miracle », art. cit., p. 74. 9 Augustin, In Iohannis Euangelium tractatus 91, 2. 10 Augustin, In Iohannis Euangelium tractatus 91, 2-3 (M.-F. Berrouard, BA 74B p. 204-207) : Quis enim nisi Moyses Aegyptios plagis tot tantisque percussit, diuiso mari populum duxit, manna de caelo esurientibus impetrauit, aquam de petra sitientibus fudit ? Quis nisi Iesus Naue populo transituro Iordanis fluenta diuisit et currentem solem emissa ad Deum oratione frenauit et fixit ? […] Praetereo cetera quoniam haec satis esse arbitror quibus demonstretur et aliquos sanctos quaedam opera miranda fecisse quae nemo alius fecit. Sed qui tam multa uitia et malas ualetudines uexationesque mortalium tanta potestate sanaret nullus omnino legitur antiquorum. 188
Un mystère de chambre close
On ne saurait exiger de personne, pas même du Christ, qu’il ait accompli tous les miracles concevables ; ce n’est donc pas tant la nouveauté des miracles du Christ qui est intéressante que leur caractère exceptionnel qui signale que même ceux qui ont agi avant lui ne l’ont fait que par sa puissance11. Ces miracles du Christ ont en commun de présenter une double utilité : ils remédient à la faiblesse de la foi de ses disciples et font signe vers des réalités supérieures. Il ne s’agit en effet pas seulement de réveiller l’homme, mais de lui montrer quelque chose que sa raison seule peinerait à saisir : en prouvant sa divinité, les miracles constituent en quelque sorte le pendant des souffrances du Christ, qui prouvent quant à elles son humanité. Chaque miracle doit donc être déchiffré et interprété : Il ne suffit pas en effet de s’arrêter à [l’aspect spectaculaire] des miracles du Christ. Interrogeons les miracles eux-mêmes pour savoir ce qu’ils nous disent du Christ, car, si on les comprend, ils possèdent leur propre langage. […] Ce miracle dont nous avons entendu lire à quel point il était grand, cherchons donc à découvrir encore à quel point il est profond ; ne nous réjouissons pas seulement de son apparence extérieure, scrutons encore sa profondeur, car ce prodige dont nous admirons les dehors porte au dedans de lui un enseignement. Nous avons vu, nous avons contemplé quelque chose de grand, quelque chose de glorieux et d’absolument divin, qui ne pouvait être accompli que par Dieu, et l’œuvre nous a fait louer son auteur. Mais, de même que, si nous considérions quelque part des lettres magnifiques, il ne nous suffirait pas de louer la main du scribe qui les a tracées égales, régulières et belles, il nous faudrait encore lire ce qu’il a voulu nous faire connaître par elles, de même celui qui se contente de considérer ce fait se réjouit de sa beauté pour en admirer l’auteur, mais celui qui comprend le lit pour ainsi dire12. 11 Augustin, In Iohannis Euangelium tractatus 91, 4 (M.-F. Berrouard, BA 74B, p. 212-213) : Nemo ergo alius fecit quaecumque opera in eis fecit, quoniam quisquis alius homo aliquid eorum fecit ipso faciente fecit. Haec autem ipse, non illis facientibus, fecit. 12 Augustin, In Iohannis Euangelium tractatus 24, 2 (M.-F. Berrouard, BA 72, p. 408-409) : Nec tamen sufficit haec intueri in miraculis Christi. Interrogemus ipsa miracula quid nobis loquantur de Christo : habent enim si intellegantur linguam suam. Nam quia ipse Christus Verbum 189
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Le résultat attendu par le Christ est illustré, par exemple, dans l’épisode de Nicodème, au troisième chapitre de l’Évangile de Jean13. Ce qui amène Nicodème à venir au Christ, même de nuit et en cachette, est l’observation que les prodiges que ce dernier accomplit implique qu’il jouisse d’une forme de communication avec Dieu, et ne soit pas seulement un homme. La suite de la péricope révèle certes que Nicodème est encore loin d’être parfait, mais tous les hommes ne sont pas capables d’avoir même cette réaction insuffisante. La nature du miracle étant de défier l’entendement, il provoque des résistances, d’autant plus vives que l’esprit est moins disposé à accueillir Dieu. En ce sens, s’ils édifient l’homme quant à la nature du Christ, ils disent surtout énormément des mécanismes de l’entendement humain et de ses résistances. Nous allons en donner un exemple, qui illustre de manière frappante l’utilité des miracles du Christ autant que la limite de leur efficacité. Le sermon 247 est consacré par Augustin à un problème de chambre close : comment le Christ est-il, après sa résurrection, entré dans une pièce hermétiquement fermée pour s’entretenir avec ses disciples (Jn 20, 19-31) ? Il y a là une impossibilité manifeste qui défie le bon sens, et met en lumière le danger que le miracle fait courir à l’entendement obtus du pécheur.
Dei est, etiam factum Verbi uerbum nobis est. Hoc ergo miraculum, sicut audiuimus quam magnum sit, quaeramus etiam quam profundum sit ; non tantum eius superficie delectemur, sed etiam altitudinem perscrutemur. Habet enim aliquid intus hoc quod miramur foris. Vidimus, spectauimus magnum quiddam, praeclarum quiddam et omnino diuinum, quod fieri nisi a Deo non possit, laudauimus de facto factorem. Sed quemadmodum, si litteras pulchras alicubi inspiceremus, non nobis sufficeret laudare scriptoris articulum quoniam eas pariles, aequales decorasque fecit, nisi etiam legeremus quid nobis per illas indicauerit, ita factum hoc qui tantum inspicit delectatur pulchritudine facti ut admiretur artificem, qui autem intellegit quasi legit. 13 Sur l’exégèse patristique de cette péricope, voir A.-C. Baudoin (éd.), Disciple de la nuit. La figure biblique de Nicodème. Colloque réuni au Collège de France et à l’École Normale supérieure (24-25 novembre 2017), Rivista di Storia e Letteratura Religiosa 54/3 (2018) ; chez Augustin, voir P. Descotes, « Nicodème, ou la lutte de l’orgueil et de l’humilité (Tractatus in Iohannis Euangelium 11 et 12 d’Augustin d’Hippone) », dans A.-C. Baudoin (éd.), Disciple de la nuit, op. cit., p. 533-549. 190
Un mystère de chambre close
Le miracle des portes fermées Le sermon 247 doit être manipulé avec une certaine précaution en raison de sa tradition textuelle, qui n’offre pas de garantie d’intégrité14. Quoiqu’il soit à l’évidence incomplet, on y trouve suffisamment d’éléments typiquement augustiniens pour qu’on puisse, tout en restant prudent, en proposer une analyse intéressante. Prêché à Hippone pendant l’octave pascale, probablement vers 400, le sermon s’ouvre, dans l’état en lequel il nous est parvenu, sur un rapide rappel du contexte de la prédication par Augustin. Durant les jours précédents, ont été lus devant la même audience les récits de la Passion dans les quatre Évangiles ; on a poursuivi avec les événements suivants la Passion, jusqu’à ce qu’on parvienne au récit de l’apparition du Christ aux disciples le dimanche, vers le soir, après donc la Résurrection de son corps (Jn 20, 19-23). Il s’agit bien, au sens strict du terme, d’un problème de chambre close15, présenté comme tel et dont Augustin ne nie pas la réelle difficulté. Il est légitime de se demander « comment le Seigneur, qui est ressuscité avec ce corps solide, que les disciples purent non seulement voir, mais encore toucher, a pu leur apparaître alors que les portes étaient closes »16. La raison humaine se trouve confrontée à une impossibilité manifeste, et il semble qu’il faille nier l’une des deux propositions dont on discute : soit la résurrection est fictive, et l’apparition s’explique, soit elle est réelle, et l’apparition n’a pu se produire. L’objection qu’affronte Augustin est indéniablement logique et rationnelle ; elle est en outre très habile en ce qu’elle met en opposition un dogme et un récit évangélique, semblant placer le chrétien face à une intenable aporie. Ajoutons que la foi que l’on doit prêter à la véracité de l’Évangile empêche d’avoir recours à l’expédient qui permet de régler l’immense majorité des problèmes de chambre 14 Pour le sermon 247, il s’agit des collections campanienne et du pseudoFulgence, voir AugLex, s. v. « Sermones (ad populum) » (F. Dolbeau), c. 264-265 ; 271-272 ; 333. 15 Sur ce genre extrêmement codifié, voir D. Descotes, Les mystères de chambre close, Paris, 2015. 16 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Ipsa quippe lectio admonet nos, et quodam modo loquitur nobis, ut aliquid dicamus, quemadmodum Dominus qui in ea soliditate corporis resurrexit, ut non solum uideretur a discipulis, sed etiam tangeretur, potuerit illis apparere ostiis clausis. 191
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close – à savoir la découverte qu’en réalité la chambre problématique n’était pas hermétiquement, ou pas continûment, fermée. Il est donc naturel que la raison soit heurtée par l’épisode que rapporte l’Évangile. La réaction des objecteurs qu’Augustin affronte dans le sermon est toutefois d’emblée présentée de manière extrêmement péjorative : les miracula diuina sont opposés aux praeiudicia ratiocinationum – expression qui accole deux termes négatifs, praeiudicium par sa dénotation, ratiocinatio par sa connotation. Cela n’empêche pas Augustin de donner toute sa force au raisonnement, qu’il formule de la manière la plus contraignante possible : S’il avait un corps, s’il avait une chair et des os, si est ressuscité du tombeau ce qui a été suspendu à la croix, comment a-t-il pu passer par des portes closes17 ?
En somme, soit l’on confesse une impossibilité (et l’Évangile ment à son lecteur), soit on doit tenter d’expliquer le modus operandi du Christ, et l’on se retrouve irrémédiablement pris au piège. La répétition ternaire de si, qui introduit des subordonnées de plus en plus longues et complexes, donne l’impression d’un raisonnement parfaitement articulé, qui démontre l’incohérence de la foi naïve des chrétiens. La réponse d’Augustin est la suivante : il est vrai que ce qui s’est produit est rigoureusement impossible et rationnellement inexplicable, un scandale pour le bon sens humain. Cela est d’autant moins embarrassant que c’est très exactement à la définition du miracle : si comprehendis modum, non est miraculum18. Il n’est pas toujours raisonnable d’être rationnel ; ce qui intéresse Augustin, en conséquence, n’est pas tant le détail du raisonnement, apparemment contraignant, de son adversaire hypothétique, que l’état d’esprit de ce dernier qui constitue, sur l’axe déterminé par le miracle, l’exact opposé de Nicodème. L’objecteur anonyme est moins le représentant du bon sens que de la mauvaise foi ; car le raisonnement qui vient d’être exposé présente une faiblesse argumentative majeure, une incohérence fondamentale. 17 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Si corpus erat, si caro et ossa erant, si hoc surrexit de sepulcro, quod pependit in ligno, quomodo per clausa ostia intrare potuit ? 18 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157). 192
Un mystère de chambre close
On vient de le lire, l’adversaire d’Augustin accepte sans ciller de croire en la Résurrection du Christ et s’en sert pour nier le miracle des portes fermées. C’est à l’évidence se moquer du monde : la Résurrection constitue un bien plus grand scandale pour la raison humaine – l’objecteur se trouve donc sur une pente bien glissante, qui l’entraînera progressivement à nier non seulement le miracle des portes fermées, mais plus largement toute l’existence du Christ19. « Il faut tout croire, ou tout nier », dit un célèbre augustinien de fiction, ce qui signifie qu’on ne peut pas s’amuser à sélectionner, dans la foi, ce qui nous convient, selon le contexte ou les besoins d’une argumentation. Si l’on procède de la sorte en contexte polémique, on démontre seulement sa mauvaise foi. C’est donc l’honnêteté intellectuelle et spirituelle de son interlocuteur que conteste Augustin, qui demande s’il est possible de rendre compte rationnellement d’un seul des miracles du Christ – et sa prise à parti se fait vigoureuse : Considère, depuis le commencement, les miracles de ton Seigneur, et rends-moi raison de chacun d’entre eux20 !
Le miracle est précisément conçu pour scandaliser la raison. Que celle-ci soit contrainte de se confesser défaillante n’est en aucun cas un mal. Il n’est en effet pas question de l’humilier gratuitement, mais de la remettre à sa juste place, au service de la foi, et de l’édifier. Vbi defecerit ratio, ibi est fidei aedificatio, écrit Augustin : la raison ne doit pas se battre pour préserver un terrain qui n’est pas le sien, mais profiter de l’occasion qui lui est offerte pour reconnaître un enseignement. Le Christ n’a pas seulement voulu que la raison se retire, mais lui a indiqué un mystère que, seule, elle n’aurait pu atteindre : il ne saurait être question de seulement admirer l’art du calligraphe, il faut déchiffrer le message laissé par le Christ – et dans le cas qui nous intéresse, il s’agit à l’évidence de mettre en valeur sa divinité : l’épisode des portes fermées
19 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Si comprehendis modum, non est miraculum : et si miraculum tibi non uidetur, propinquas ut neges quia et de sepulcro resurrexit. Respice ab initio miracula Domini tui, et redde mihi de singulis rationem ! 20 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Respice ab initio miracula Domini tui, et redde mihi de singulis rationem. 193
Pierre Descotes
est, comme toujours chez Augustin21 comme chez d’autres Pères de l’Église22, mis en parallèle avec deux autres événements miraculeux, la conception virginale de Marie et l’accouchement qui préserva sa virginité23. Les effets musicaux (répétitions de syllabes, uir/uirgo, peperit/permansit, et rimes internes, accessit/concepit, conceptu/partu) permettent à Augustin d’imprimer en l’esprit de son auditoire que le miracle n’est pas si surprenant, pour un esprit qui pense comme il faut, puisqu’on lui connaît un précédent : Iam tunc Dominus antequam resurgeret, per clausa ostia natus est. Il est en revanche utile, car les deux miracles vers lesquels il fait signe demeuraient cachés – il permet donc d’ajouter à l’extraordinaire le spectaculaire. Ce qui était inaccessible à l’esprit humain devient accessible, à défaut d’être compréhensible – le gain n’a rien de négligeable. Le dialogue fictif ne s’arrête toutefois pas là ; l’objecteur hypothétique tente encore de pousser ce qu’il croit être son avantage et se remet à raisonner. Admettons que le Christ ait pu entrer dans la pièce, sous quelle forme s’est-il présenté ? Il entend ainsi forcer une concession 21 Voir par exemple Augustin, In Iohannis Euangelium tractatus 121, 4 (M.-F. Berrouard, BA 75, p. 360-361) : « Les clous avaient percé ses mains, la lance avait ouvert son côté ; pour guérir le cœur de ceux qui doutaient, les traces de ses blessures sont conservées. Les portes fermées ne furent pas un obstacle pour la masse d’un corps où résidait la divinité ; en effet, celui dont la naissance a laissé inviolée la virginité de sa mère put entrer sans qu’elles soient ouvertes ». On le retrouve en sermo 191, 2 et en epistula 137, 2, 8, au point que l’epistula 137 et le sermo 247 sont contaminés dans un sermon de Césaire, voir C. Weidmann, « Discovering Augustine’s Words in Pseudo-Augustinian Sermons », dans A. Dupont, G. Partoens, M. Lamberigts (ed.), Tractatio Scripturarum. Philological, exegetical, rhetorical and theological stutides on Augustine’s Sermons, Turnhout, 2012, p. 52-53. 22 Voir, par exemple, chez Jérôme, In Iohannem 1, 6 (J.-L. Gourdain, SC 593, p. 108) : Vultis scire quomodo de uirgine natus sit, et post natiuitatem mater ipsa sit uirgo ? Clausa erant ostia, et ingressus est Iesus. Nulli dubium quin clausa sint ostia. Qui intrauit per ostia clausa, non erat phantasma, non erat spiritus, uere corpus erat. Voir également Jérôme, Epistula 49, 21 (CUF, p. 149-150) pour le dossier scripturaire sur la virginité de Marie – nous remercions J.-L. Gourdain pour ces références. 23 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Ecce habes unum in Domini conceptu miraculum : audi etiam in partu. Virgo peperit, et uirgo permansit. Iam tunc Dominus antequam resurgeret, per clausa ostia natus est. 194
Un mystère de chambre close
non sur la réalité de la présence du Christ, mais sur la nature de cette présence. À nouveau, Augustin répond par un miracle précédent, que l’adversaire ne remet pas davantage en cause qu’il ne contestait la réalité de la Résurrection : S’il a marché sur la mer, où est passé le poids de son corps24 ? Il n’est pas satisfaisant de dire que le Christ a marché sur l’eau tamquam Dominus, c’est-à-dire sans réalité physique, puisque Pierre, qui n’était qu’un homme, a pu accomplir le même prodige. Le phénomène est le même dans le cas du Christ et de Pierre : nous sommes en présence de deux miracles accomplis par le Christ, l’un en lui-même, l’autre par l’intermédiaire d’un homme. À nouveau, le détail du raisonnement importe toutefois moins à Augustin que l’état d’esprit de son adversaire : Si tu commences à discuter les mécanismes des miracles avec ton sens humain, je crains pour ta foi ! Ignores-tu que rien n’est impossible à Dieu ? Si donc l’on vient te dire : ‘S’il est entré par des portes fermées, c’est qu’il n’avait pas de corps’, réponds au contraire : ‘Pas du tout : si on l’a touché, c’est qu’il avait un corps, s’il a mangé, c’est qu’il avait un corps. Et c’est miraculeusement, non naturellement, qu’il a pu entrer’25.
Le raisonnement d’Augustin accepte de se plier à l’autorité, et se développe à partir de la foi au miracle au lieu d’en contester la réalité. Sur certains points, la raison doit accepter de s’appuyer sur des témoignages qu’elle ne peut non seulement pas vérifier, mais qui semblent la défier. Il ne faut pas opposer ratio et fides, mais les articuler en les hiérarchisant, et substituer à l’attitude de chicane une foi ferme et confiante. Augustin n’en est pas, dans notre sermon, à affirmer que le miracle est intégré à la nature dont il est une accélération ou un raccourci ; il oppose pour le moment miraculum à natura, car l’accent est fermement porté sur l’aspect subjectif du miracle – l’incrédulité de l’homme, et les deux 24 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Quaeris a me et dicis : Si per clausa ostia intrauit, ubi est corporis modus ? Et ego respondeo : Si super mare ambulauit, ubi est corporis pondus ? 25 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157) : Si ergo coeperis humano sensu miraculorum discutere rationem, timeo ne perdas fidem. Nescis nihil esse impossibile Deo ? Quicumque ergo tibi dixerit, si intrauit per ostia clausa, non erat corpus : responde tu illi a contrario, imo si tactus est, corpus erat ; si manducauit, corpus erat : et fecit illud miraculo, non natura. 195
Pierre Descotes
réactions antagonistes entre lesquelles il doit choisir. Il n’y a pas, en matière de miracle, de bon bout de la raison, selon le mot d’un grand spécialiste de chambre close. Discuter, raisonner, insister pour obtenir une explication est dangereux, car cela n’est pas le signe d’une raison légitimement exigeante, mais d’un esprit de querelle qui n’a pas sa place dans l’Église. D’autant qu’il ne devrait pas particulièrement difficile de croire au miracle – non qu’il soit rationnel, mais parce qu’en réalité, il n’est pas si inhabituel que cela.
La figue, la gourde et le chameau Le sermon 247, pour démontrer ce dernier paradoxe, part de l’exemple du figuier et de la courge : comment se fait-il qu’un si grand arbre provienne d’une graine si petite, qu’une humble gourde produise un fruit énorme26 ? Ce passage renvoie immédiatement le lecteur à des développements célèbres du vingt et unième livre de la Cité de Dieu, dans lequel Augustin accepte d’affronter des adversaires qui contestent l’idée que le corps des damnés puisse souffrir éternellement l’action du feu27. Dans sa réponse, il met en parallèle de l’incrédulité de cet adversaire l’expérience quotidienne que l’on peut faire des miracles de la nature : la salamandre vit au cœur du feu, les volcans brûlent tanta temporis diuturnitate, la chair morte du paon ne se corrompt pas, la paille se refroidit ou réchauffe selon ce qu’elle recouvre – la liste des prodiges quotidiennement observables est interminable28. Si on prédisait ces phénomènes pour un lointain avenir, ou si l’on jurait que ces événements ont eu lieu sans qu’on ne puisse plus en être témoin aujourd’hui, les adversaires d’Augustin refuseraient sans aucun doute
26 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157-1158) : Redde mihi rationem : aliquid interrogo de consuetis et solitis : redde rationem, quare tam magnae arboris fici semen tam modicum est, ut uideri uix possit, et humilis cucurbita tam grande semen parit. 27 Augustin, De ciuitate Dei, XXI, 2 (G. Combès, BA 37, p. 370-371) : Quid igitur ostendam, unde conuincantur increduli, posse humana corpora animata atque uiuentia non solum numquam morte dissolui, sed in aeternorum quoque ignium durare tormentis ? 28 Augustin, De ciuitate Dei, XXI, 4. 196
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d’y prêter foi, tout comme ils refusent de croire à la souffrance éternelle des corps damnés. Quand nous leur annonçons les miracles de Dieu, passés ou futurs, que nous ne pouvons leur présenter comme faits d’expérience, les infidèles nous en réclament la raison ; et comme nous ne pouvons la leur donner (ces faits surpassent en effet les forces de l’esprit humain), ils taxent de fausseté nos affirmations : eh bien, qu’eux-mêmes rendent raison de tant de merveilles que nous pouvons voir ou que nous voyons ! S’il est évident pour eux qu’elles dépassent la puissance de l’homme, ils doivent convenir qu’on ne peut conclure qu’une chose n’a pas été ou ne sera pas, du fait qu’on ne peut en rendre raison, puisqu’en vérité il y a pareillement des merveilles dont on ne peut rendre raison29.
Le raisonnement d’Augustin est frappant, et il vaut la peine de réfléchir à la portée argumentative exacte de sa comparaison : lorsqu’Augustin affirme que le cours quotidien de l’existence devrait être un objet constant d’admiration, que « tout est plein de miracles » dont l’habitude nous fait oublier le caractère exceptionnel, en sorte qu’il n’est pas raisonnable de demander que l’on rende compte rationnellement des miracles du Christ plus que de ceux du quotidien30, il prouve en bonne 29 Augustin, De ciuitate Dei, XXI, 5 (G. Combès, BA 37, p. 388-389) : Verum tamen homines infideles, qui, cum diuina uel praeterita uel futura miracula praedicamus, quae illis experienda non ualemus ostendere, rationem a nobis earum flagitant rerum, quam quoniam non possumus reddere (excedunt enim uires mentis humanae), existimant falsa esse quae dicimus, ipsi de tot mirabilibus rebus, quas uel uidere possumus uel uidemus, debent reddere rationem. Quod si fieri ab homine non posse peruiderint, fatendum est eis non ideo aliquid non fuisse uel non futurum esse, quia ratio inde non potest reddi, quando quidem sunt ista, de quibus similiter non potest. Notons qu’on rencontre le même genre de raisonnement au livre XIV du De ciuitate Dei, quand est en question le contrôle de leur corps, et spécifiquement des organes sexuels, par Adam et Ève au paradis, voir Augustin, De ciuitate Dei, XIV, 24. 30 Augustin, Sermo 247, 2 (PL 38, 1157-1158) : Nonne admirandus est quotidianus cursus ipse naturae ? Omnia miraculis plena sunt : sed assiduitate uiluerunt. Redde mihi rationem : aliquid interrogo de consuetis et solitis : redde rationem, quare tam magnae arboris fici semen tam modicum est, ut uideri uix possit, et humilis cucurbita tam grande semen parit. In illo tamen grano seminis exiguo, uix uisibili, si consideres animo, 197
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logique non qu’il est nécessaire de croire aux miracles rapportés par l’Évangile, mais qu’il faudrait cesser de considérer avec indifférence la nature qui nous entoure. Augustin montre que, tout comme il n’est pas déraisonnable de croire que la minuscule semence du figuier produit un arbre immense, tout comme il n’est pas déraisonnable de constater que de la graine de courge naît un fruit immense sans que, dans un cas comme dans l’autre, on puisse en rendre raison, de même il n’est pas déraisonnable de croire en la réalité des miracles – on accepte sans ciller bien plus scandaleux pour la raison chaque jour, sans se poser la moindre question. Ce mécanisme du raisonnement d’Augustin est intéressant d’un point de vue logique, pour ce qu’il dit de la notion de « miracle », j’y reviendrai en conclusion. Admettons, comme dans la suite du sermon, que l’adversaire n’abandonne pas, et s’accroche encore à l’absence d’explication rationnelle : comment un corps matériel peut-il traverser des portes fermées ? Augustin change finalement de stratégie et accepte de discuter, en cherchant à prendre son adversaire par surprise : Quelles étaient les dimensions de son corps, je te le demande ? Il était sans doute de dimensions comparables à celles que nous voyons dans tous les corps humains : mais en comparaison d’un chameau31 ?
Une fois dissipé l’effet de surprise produit par le dernier mot de la phrase, on comprend où Augustin veut en venir. La référence à Lc 18, 25-27 permet de placer l’objecteur dans la position des interlocuteurs incrédules du Christ. Augustin, une nouvelle fois, prend grand soin de construire le raisonnement qu’il prête à son adversaire de la manière la plus rigoureuse et la plus frappante possible – sous la forme d’un syllogisme dont toutes les propositions paraissent inattaquables :
non oculis ; in illa exiguitate, illis angustiis, et radix latet, et robur insertum est, et folia futura alligata sunt, et fructus qui apparebit in arbore, iam est praemissus in semine. Non opus est multa percurrere : de quotidianis rebus nemo reddit rationem, et exigis a me de miraculis rationem. Euangelium ergo lege, et crede facta quae mira sunt. 31 Augustin, Sermo 247, 3 (PL 38, 1158) : Quanta erat illa moles, rogo te ? Tanta utique, quanta est in omnibus : numquid tanta, quanta est in camelo ? 198
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1. Un chameau passe plus facilement dans le chas d’une aiguille qu’un riche ne peut entrer au royaume des cieux. 2. Il est strictement impossible à un chameau de passer par le chas d’une aiguille. 3. Aucun riche ne peut en conséquence être sauvé. Et pourtant, quoique le raisonnement paraisse solide, le Christ n’a pas hésité à contredire sa conclusion : ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu32. Augustin emploie donc un argument d’autorité qui ne présente aucune force contraignante sur le plan purement rationnel. En bonne logique, un tel argument devrait valoir moins qu’un syllogisme à peu près bien construit – mais l’autorité invoquée par Augustin est celle du Christ, qui l’emporte évidemment sur l’entendement humain, trop limité. Le procédé est tout à fait frappant, parce qu’il est clair qu’il n’a strictement aucune chance d’emporter la conviction de celui auquel, hypothétiquement, s’adresse Augustin : un homme qui doute de la réalité d’un fait attesté par des témoins, en affirmant que ces témoins ont été crédules ou ont menti, ne va évidemment pas être convaincu par un argument d’autorité qui soutient qu’un chameau peut traverser une aiguille, y voyant une simple métaphore un peu piquante – mais c’est bien là, précisément, le point auquel veut en venir Augustin. On en revient à l’argument de la Résurrection que nous avons lu au début du sermon : il faut tout croire, ou tout nier. Nier les portes fermées, c’est dans le même mouvement refuser le tombeau vide, oublier le chameau et le chas de l’aiguille ; c’est le signe sûr d’un endurcissement du cœur, qui cherche à toute force à mettre le doigt sur un épisode qui prête à la chicane, alors que le miracle est un élément que l’on retrouve à chaque page des Écritures, à chaque instant de notre vie quotidienne.
Conclusion Reprenons brièvement ce qu’Augustin conclut de ce miracle du Christ, dont il a souligné à la fois le caractère spectaculaire et le sens caché. C’est un élément de définition du miracle qu’il ne peut être efficace que sur un esprit disposé à être orienté vers Dieu, tout 32 Augustin, Sermo 247, 3 (PL 38, 1158) : Respondit Dominus : Quae hominibus impossibilia sunt, Deo facilia sunt. Potest Deus et camelum per foramen acus traicere, et diuitem introducere in regnum cælorum. 199
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en exigeant un acte de foi ; il demeure en revanche insuffisant pour l’entendement trop sûr de ses forces, qui prétend tout vérifier par lui-même et rendre raison de chaque événement qu’on lui rapporte. Or il s’agit là d’une prétention ridicule, parce que la raison accepte quotidiennement de ne pas tout vérifier, de ne pas tout comprendre. Paradoxalement, ce qui est vraiment instructif est l’inefficacité du miracle plus que son efficacité, et c’est ce qui a intéressé Augustin dans le sermon 247. L’évêque d’Hippone n’a aucune intention d’expliquer le modus operandi du Christ ; en revanche, il a éclairé de manière convaincante le modus cogitandi de ses adversaires. Ce que les miracles spectaculaires du Christ révèlent, c’est que le refus de croire à leur réalité constitue le symptôme d’une raison malade de la concupiscence – et c’est en ce sens qu’ils trouvent un intérêt pour Augustin. Il vaut la peine de citer, pour conclure, un célèbre fragment des Pensées en lequel Pascal synthétise brillamment, sans le citer, la pensée de l’évêque d’Hippone sur la question de l’efficacité des miracles : Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres. Mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre. Et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen il y a assez d’évidence pour condamner et non assez pour convaincre, afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir33.
33 B. Pascal, Pensées, liasse Miracles II, Fr. 2/15 (Lafuma 835 et 836 ; Sellier 423) ; pour une analyse détaillée du fragment, voir http://www. penseesdepascal.fr/XXXIII/XXXIII2-approfondir.php (D. Descotes) ; plus généralement, voir T. Shiokawa, Pascal et les miracles, Paris, 1977. 200
Les miracles du Christ (R.C.)
À partir du ive siècle, l’usage des sarcophages devient presque habituel pour les défunts fortunés. Les sarcophages les plus somptueux étaient sculptés sur un, trois ou quatre côtés, et les scènes représentées étaient généralement en lien avec les espérances de salut après la mort. Le sarcophage en marbre de Marcus Claudianus (330-335), en provenance de la Via della Lungara à Rome, est conservé au Palazzo Massimo alle Terme. La cuve présente plusieurs scènes tirées du Nouveau Testament ; de gauche à droite, on trouve : Pierre faisant jaillir l’eau d’un rocher ; l’arrestation de Pierre ; les noces de Cana ; une orante (ou Suzanne et les vieillards ? ou l’Église intercédant pour les défunts ?) ; la multiplication des pains ; la guérison d’un aveugle ; l’annonce du reniement de Pierre ; la résurrection de Lazare. De ces scènes, nous ne retiendrons que celles qui concernent les miracles du Christ, en partant de la gauche. 10.1484/M.CBP-EB.5.134116
Le miracle de Cana est souvent représenté sur les sarcophages paléochrétiens. Jésus est debout, un bâton en main (la uirga), signe de son pouvoir et de son autorité, avec lequel il touche trois petites jarres (le texte de Jn 2, 6 parle de six jarres contenant deux à trois mesures, c’est-à-dire entre 480 et 720 litres !) ; à côté de Jésus se tient un petit personnage (un enfant ?), sur lequel le Christ pose la main gauche : s’agit-il d’un des serviteurs auxquels il demande de remplir d’eau les jarres ? Dans l’art funéraire, l’épisode reçoit une interprétation eucharistique : l’eau changée en vin annonce le vin changé en sang lors de la Cène. Il peut aussi avoir une explication baptismale, l’eau des jarres (qui servaient à la purification des Juifs) annonçant la purification véritable par le baptême ; dès lors, ne pourrait-on pas voir dans le petit personnage un enfant recevant du Christ le baptême ? Eucharistie et baptême sont en tout cas tous deux liés au salut. La seconde scène présente la guérison d’un aveugle. Jésus touche de sa main droite les yeux d’un enfant (l’aveugle-né de Jean 9 ?) ; de sa main gauche, il tient le rouleau de la Parole. Les guérisons d’aveugles sont souvent signes de foi : dans l’Évangile, seuls voient véritablement ceux qui ont la foi. Mais ce miracle est aussi symbole de salut ; l’ouverture des yeux peut signifier le baptême, ce sacrement étant appelé primitivement « illumination ». On peut ajouter à cela l’idée de la victoire du Christ sur les ténèbres de la mort, thème qui n’est pas sans rapport avec le domaine funéraire. Tout à droite, comme nous le trouvons sur une autre image de ce recueil, Jésus ressuscite son ami Lazare (Jn 11, 1-45). Celui-ci se trouve dans un monument funéraire ; il est mort, entouré d’un linceul. De son bâton, Jésus touche Lazare pour le ramener en vie. Au pied du tombeau, un petit personnage féminin est en prière, prosterné : on peut y voir soit l’une des sœurs de Lazare (Marie) suppliant le Christ, soit une figure de l’Église intercédant pour les morts. Cette scène encore est liée au salut et a à voir avec l’espérance des croyants d’échapper à la mort, s’ils s’attachent au Christ.
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La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv Colette pasquet
Société d’Études syriaques de Paris
Le texte de Mt 16, 13-20 rapporte la première confession de Jésus comme Messie Fils de Dieu et accorde, de plus, un rôle majeur à l’apôtre Pierre. Quels éléments nouveaux la relecture de ce texte de Mt par Ishodad de Merv1 apporte-t-elle à la figure de Jésus reconnu ici comme Messie ? Ishodad de Merv, évêque syro-oriental du ixe siècle, fidèle à la méthode d’exégèse antiochienne2, ajoutera des harmoniques nouvelles à la signification de ce titre donné à Jésus − titre déjà associé à de multiples représentations dans la tradition juive au temps de la rédaction des Évangiles. Le dévoilement de la figure du Messie au sein de l’interprétation d’Ishodad de Merv se déploie selon deux axes théologiques majeurs : la nécessité d’une révélation divine pour accéder à la compréhension du mystère de Jésus ; le caractère communautaire de la confession de l’identité divine, Pierre étant la figure de la communauté croyante.
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The Commentaries of Isho`dad of Merv, Bishop of Hadatha (c. 850 AD), (M. D. Gibson, vol. II : Matthew and Mark in Syriac [Horae Semiticae VI], Cambridge University Press, 1911, p. 109-112 ; vol. I : Translation [Horae Semiticae V], Cambridge University Press, 1911, p. 64-66). Origène dans son Traité des Principes rappelait que les points obscurs du texte scripturaire sont là pour nous interpeller et nous pousser à chercher une signification. Est-ce pour cela que la tradition antiochienne s’attache fortement à la littéralité du texte et se focalise parfois sur un seul mot ? Nous en aurons un exemple dans la suite du texte d’Ishodad. Le sens caché se dévoile, tout point obscur s’éclairant dans un autre passage de l’Écriture, l’Esprit Saint ayant guidé ceux qui ont écrit l’ensemble de ces textes. 10.1484/M.CBP-EB.5.133888
Colette Pasquet
En effet, d’une part, Ishodad s’attarde sur le lieu géographique du dialogue entre Jésus et ses disciples, lieu associé à la révélation du divin ; sur le terme de « Fils de l’homme » utilisé par Jésus pour exprimer son identité au regard du monde extérieur − terme qui apparaît au livre de Daniel lors d’une vision − et enfin sur le titre de prophète évoqué par les foules qui n’est pas sans une dimension eschatologique. D’autre part, Ishodad précise que c’est la communauté croyante qui reconnaît en Jésus la figure du Messie, Fils de Dieu : le « roc » ce n’est pas Pierre mais la confession proférée par Pierre. La dimension ecclésiale, intrinsèquement présente dans l’acte personnel de l’apôtre, confère une importance nouvelle à cette confession de Jésus comme Messie.
La nécessité d’une révélation divine Un lieu géographique associé à la révélation du divin Cette localisation bien documentée de la confession de Pierre reste, malgré tout, un indice fragile pour affirmer que cette péricope parle d’un événement réel de la vie de Jésus. Ce lieu est connu pour être chargé d’une symbolique religieuse. C’est un cadre approprié à des événements importants3. Ishodad de Merv donnera une foule de détails historiques et géographiques apparemment utiles à ses yeux. La ville de Césarée telle qu’elle fut construite par le fils d’Hérode, le tétrarque Philippe surnommé Tunis Stratonis4, se trouve près des sources du Jourdain et il existe là un sanctuaire avec un culte du dieu Pan et des Nymphes. Flavius Josèphe évoque un rocher prééminent sur lequel il y a un sanctuaire et à proximité un gouffre béant. Le temple a été bâti par Hérode5.
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G. Claudel, La confession de Pierre : trajectoire d’une péricope évangélique (Études Bibliques, 10), Paris, 1988, p. 191-195. Ishodad de Merv précise qu’il s’agit bien de cette ville et non de deux autres villes appelées elles aussi Césarée : Césarée de Cappadoce et la Nouvelle Césarée ville d’Arménie moyenne avec Grégoire le Thaumaturge. Flavius Josèphe, Bellum Iudaicum I, 404-405 (A. Pelletier, Les Belles Lettres, p. 121). 204
La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv
Il ajoute également que le tétrarque Philippe6 donne à cette ville le nom de Césarée après la mort d’Auguste (César Auguste), César étant le nom officiel de tous les empereurs romains. Cette ville largement paganisée avait une population diversifiée : des Grecs, des Juifs parlant araméen… Elle était située à la frontière septentrionale de la Terre promise, près de l’Hermon. Eusèbe de Césarée nous précise certaines manifestations qui y avaient lieu : À Césarée de Philippe, appelée Panéas par les Phéniciens, à certain jour de fête, on jette dans les sources qu’on y montre au pied de la montagne nommée Panéion – là où le Jourdain prend naissance − une victime immolée, qui devient par l’action du démon, miraculeusement invisible ; pour les assistants, ce fait est une merveille réputée.7
Ishodad de Merv souligne ainsi indirectement que cette région, excentrée par rapport aux régions visitées par Jésus durant sa vie publique, est un lieu connu, chargé d’une forte symbolique religieuse, le cadre parfois d’événements mystérieux. Il constate l’importance religieuse de ce lieu peut-être choisi par Jésus parce qu’il était associé à la révélation de la puissance divine.
Le titre de Fils de l’homme En se définissant lui-même comme Fils de l’homme8, Jésus, selon la relecture qu’en fait Ishodad de Merv, annonce que celui qui parle ici est plus qu’un homme. Cette expression, étrange et mystérieuse, fait 6 7 8
Ishodad de Merv fait un parallèle avec le frère de Philippe, Hérode, qui lui aussi bâtit une ville appelée Tibériade du nom de l’empereur Tibère. Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica VII, 17 (traduction de G. Bardy revue par L. Neyrand, Sagesses Chrétiennes, p. 405). Ce titre vient de la source Q (Mc) ; il n’apparaît que dans les paroles de Jésus et non dans les textes narratifs et aucune occurrence du terme n’est utilisée pour dire qui est Jésus. Il apparait souvent dans des textes polémiques. En Mt − ce titre est peu fréquent avant Mt 8, 20 − on compte six paroles entre Mt 16, 13 et 17, 20, et douze paroles entre Mt 24, 27 et 26, 64. Avant Mt 16, 13, les paroles où se trouve le titre « Fils de l’homme » sont adressées au peuple ou aux opposants à Jésus et moins souvent aux disciples. Après Mt 16, 13, Jésus n’utilise ce titre qu’en s’adressant aux disciples (vingt fois). 205
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référence dans la tradition juive à Dn 7, 13. Les chrétiens, surtout ceux d’origine juive auxquels Matthieu s’adresse de manière privilégiée, en avaient donc connaissance. Nous en trouvons deux occurrences dans l’Évangile de Matthieu où Jésus utilise cette expression pour parler de son identité : la confession de Césarée (Mt 16, 13-20) et l’épisode devant le Sanhédrin durant la Passion (Mt 26, 57-68) : Mt 16 : Jésus se définit comme Fils de l’homme en posant une question et Pierre dira : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant9 ». Mt 26 : Jésus répond en parlant du Fils de l’homme alors que le grand prêtre le questionne pour savoir s’il est le Messie, le Fils de Dieu.
Dans ces deux textes, le terme Fils de l’homme pourrait-il être une périphrase pour dire « je » ? Cela ne semble guère plausible au regard du contexte où il apparaît. Cette interprétation est d’ailleurs réfutée explicitement par Ishodad10. Le titre de « Fils de l’homme » choisi par Jésus est un indice pour Ishodad de son identité mystérieuse en lien avec ce qui a été annoncé dans l’Ancien Testament. Jésus, d’ailleurs, ne parle pas publiquement du Fils de l’homme (de sa venue, de ses souffrances et résurrection) hormis en Mt 26, 64 quand Il prend la parole devant le Sanhédrin.
Jésus est-il le prophète attendu ? C’est à la figure du prophète, celui qui a une relation à Dieu hors du commun, celui qui est témoin du dessein de Dieu sur son peuple, que les foules ou même les autorités juives font appel pour dire l’identité de Jésus. Pourquoi Jésus peut-il être considéré comme un prophète ? Sa vie, il est vrai, se déroule selon le modèle de celle des anciens prophètes : Dans les passages de Marc et Luc parallèles à Mt 16, Jésus ne se définit pas comme Fils de l’homme. Marc 8 : Jésus pose seulement la question qui suis-je au dire des gens ? ; Luc 9 : Qui suis-je au dire des foules ? 10 Ishodad a une expression ambigüe pour dire la double nature du Christ, bien qu’il réfute qu’il ne soit qu’un homme. C’est une occasion pour lui de s’inscrire dans la longue tradition de réfutations des premières doctrines christologiques hérétiques déjà fustigées par Éphrem (celles de Marcion et de Mani) les qualifiant d’illusions, de fantasmagories. 9
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La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv
annonce de la Parole de Dieu, gestes extraordinaires de salut… louange mais aussi rejet de la part du peuple. Dans la tradition syriaque, le choix de la figure du prophète pour définir l’identité de Jésus avait déjà retenu l’attention d’Éphrem au ive siècle : Les spectateurs de ces miracles n’avaient pu expliquer sa grandeur adéquatement, mais les uns l’avaient comparé à Élie à cause de son zèle pour la maison de son Père ; certains à Jérémie à cause de sa sainteté dans le sein maternel ; d’autres à Jean, à cause de la nouveauté de son baptême et de sa naissance admirable. Les œuvres merveilleuses de Notre-Seigneur étaient connues ; d’où chez ceux qui les voyaient, variété d’opinions11.
Éphrem précisera un peu plus tard toujours dans ce même Commentaire : Jésus n’est pas un prophète mais « le seigneur des prophètes12 ». L’interprétation d’Ishodad de Merv s’inscrit dans la même logique que celle d’Éphrem mais il souligne l’une des caractéristiques, selon lui, de la figure du prophète : celui-ci fait partie des vierges (bthule) ou des saints (qaddishe), ceux qui ont adopté le célibat à partir d’un moment de leur vie et en cela ils sont semblables au Christ : « Ces trois personnages étaient vierges13 à la ressemblance du Christ vierge, né d’une vierge d’une manière vierge ». Le terme syriaque bthula ne peut être bien compris que replacé dans le contexte de l’idéal ascétique du proto-monachisme syriaque spécifié par un autre mot ihidaya14. Ce dernier terme, titre habituellement donné 11 Éphrem de Nisibe, Commentarii in Diatessaron XIV (L. Leloir, SC 121, p. 241). 12 Dans le commentaire du récit de la Transfiguration postérieur au récit de la confession de Césarée, Éphrem signale la présence de Moïse et d’Élie en faisant référence à Mc 8, 27 (texte parallèle de Mt 16) et Mt 16, 14 pour en donner la raison : « Moïse et Élie apparurent donc près de lui, afin de leur manifester qu’Il n’était ni Élie, ni l’un des prophètes, mais le Seigneur des prophètes », op.cit., p. 246. 13 Le terme abstrait bthula est souvent utilisé par Éphrem sous la forme masculine pour Élie et Jean Baptiste. Voir S. Brock, L’œil de lumière. La vision spirituelle de saint Éphrem (Spiritualité Orientale, 50), Bégrolles-enMauges, 1991, p. 158. 14 Il signifie esprit unifié, non divisé, célibataire non marié. 207
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au Christ, éclaire le sens de bthule et qaddishe, termes si importants dans la chrétienté primitive syriaque et liés à des engagements pris parfois après le baptême à l’âge adulte dans ces communautés15. Ishodad précise que ce type de consécration se manifeste pour Jean dans « les choses merveilleuses de sa conception et de sa naissance, son apparence (‘skim’) semblable à celle d’un ange », mais il ne dit rien de précis pour Élie. Quant à Jérémie, il souligne son lien avec le Christ dans Jr 1, 5, « ces choses se sont trouvées dans le Seigneur lui-même car il a été sanctifié dès le sein par l’Esprit Saint ». Ishodad semble suggérer en outre que tout prophète a un rapport particulier à la mort et à la vie, il est souvent témoin de la vie plus forte que la mort16 : la résurrection du fils de la veuve de Sarepta par Élie que l’on peut mettre en parallèle avec la résurrection du fils de la veuve de Naïm par Jésus, la disparition d’Élie enlevé au ciel et n’ayant pas subi la mort… Enfin, certains prophètes annoncent la fin des temps17. Jérémie, lui, par ses souffrances et son martyre semble être devenu pour les juifs comme une figure du Serviteur souffrant, celui qui intercède pour le peuple18.
15 Absence de relations conjugales en lien avec ce qui était demandé parfois par Moïse au peuple hébreu pendant l’Exode, voir S. Brock, L’œil de lumière, op. cit., p. 157-164 . 16 Par exemple, Élie est comparé à Jonas selon le témoignage des Hébreux et de Mar Éphrem car, pas moins de trois fois, il a goûté la coupe de la mort, deux fois en figure et une fois de manière naturelle, The Commentaries of Isho’dad de Merv, vol. I : Translation (Horae Semiticae V), p. 65. 17 Ishodad précise que l’on parle d’Élie à la fin du texte du prophète Malachie (Ml 3, 23) : « Avant cela je vous enverrai Élie, avant que ne vienne ce grand et terrible jour du Seigneur », The commentaries of Isho’dad de Merv, vol. I : Translation (Horae Semiticae V), p. 65. 18 Ishodad semble faire allusion au texte du deuxième livre des Macchabées 15, 13-16 relatant le songe de Judas : « Onias, jadis grand prêtre, cet homme de bien, d’un abord modeste et de mœurs douces, distingué dans son langage et adonné dès l’enfance à toutes les pratiques de la vertu, étendait les mains et priait pour toute la communauté des Juifs. Ensuite était apparu à Judas, de la même manière un homme aux cheveux blancs et très digne, admirable de prestance et environné de majesté. Prenant la parole Onias disait : ‘cet homme est l’ami de ses frères qui prie beaucoup pour le peuple et toute la ville sainte, Jérémie le prophète de Dieu’. Jérémie tendit alors de la main droite une épée d’or à Judas, la lui remit avec ces 208
La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv
En conclusion, pour Ishodad de Merv, ce ne sont pas ces trois prophètes, couramment cités par les juifs, qui semblent le mieux éclairer l’identité de Jésus mais bien « le prophète qui doit venir » dont il est parlé en Deutéronome 18, 15, le prophète de la fin des temps. Ce dernier n’est ni Moïse, ni Josué, ni aucun autre prophète cité dans la liste des prophètes mais celui que Moïse annonce ainsi : C’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères ; c’est lui que vous écouterez. C’est bien là ce que tu avais demandé au Seigneur ton Dieu à l’Horeb, le jour de l’Assemblée. […] C’est un prophète comme toi que je leur susciterai, du milieu de leurs frères ; je mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai19.
La confession de Pierre, expression de la foi de la communauté croyante L’interprétation d’Ishodad de Merv se concentre à la fois sur les deux protagonistes de cette confession de foi, Pierre et la communauté croyante, et, c’est cette dernière qui retient toute son attention. Si, en premier, Ishodad de Merv remarque que la confession de foi est mise sur les lèvres de celui que Jésus a appelé Pierre alors que son nom était Simon, c’est pour souligner la dimension transcendante de ce qui advient : Il (Jésus) dit « Pierre » non la personne de Simon, mais la confession et la foi droite qui sont en lui, que le Père a fait venir (comme un fleuve) dans sa bouche, confession que l’on ne peut corrompre (mthbl) ni faire chanceler (mzd‘z‘’) à jamais20.
Ishodad de Merv cherche ensuite à définir de manière précise quelle est cette communauté qui en Pierre confesse sa foi. Il propose une discussion sur les termes utilisés en syriaque mais aussi en hébreu et en
paroles : ‘Prends ce glaive saint, il est un don de Dieu, et avec lui tu briseras les ennemis’ » (2 M 15, 12-16). 19 Dt 18, 15-18. 20 Cf. The Commentaries of Isho’dad de Merv, vol. I : Translation (Horae Semiticae V), p. 66. 209
Colette Pasquet
grec pour caractériser ce rassemblement singulier, trace d’une méthode souvent utilisée en milieu exégétique antiochien. Deux caractéristiques de cette communauté émergent de cette réflexion : elle est un rassemblement, une assemblée de personnes mais c’est aussi une communauté qui a répondu à un appel21. Car la communauté dont il s’agit ici, c’est celle des croyants égaux dans la foi, appelés de toutes les tribus et de tous les peuples22. Dans ce contexte, Ishodad élargit symboliquement la scène, Pierre devient la figure de l’Église c’est-à-dire du rassemblement des croyants tous égaux dans leur foi et leur mission, Église qui se réunit en un lieu mais qui est aussi au ciel. Cette discussion témoigne clairement que cette confession mise dans la bouche de Simon a une dimension bien plus profonde et universelle qu’une simple profession de foi de SimonPierre23. Le « roc » dont il est parlé n’est pas l’apôtre Pierre mais la confession de foi que l’Esprit a mis sur les lèvres de Pierre et cette confession appartient aussi à toute la communauté croyante. C’est le « roc » sur lequel a été fondée la première communauté croyante mais aussi celles qui s’enracineront en elle.
21 D’une part, en syriaque le terme adta’ qui désigne l’Église (considérée comme assemblée knushia’) vient de aada’ signifiant réunion festive − les textes anciens considérant l’un comme féminin et l’autre comme masculin. Ishodad remarque que toute assemblée n’est pas nécessairement une réunion festive mais peut se réaliser pour effectuer un travail quel qu’il soit. L’Église est donc l’assemblée de tous les croyants égaux en foi et activités, semblable au rassemblement qui est au ciel. D’autre part, Ishodad constate que le terme adta’ existe en hébreu et qu’il est traduit en syriaque par communauté knushta’ c’est-à-dire Assemblée liée à un appel, qui répond à une invitation. De fait le grec ἐκκλησία sera traduit en syriaque par Celle qui est appelée qrita’, ses membres étant appelés à partir du peuple et des peuples. Au terme de cette discussion Ishodad conclut que l’Église est l’assemblée knushia’ des appelés, une communauté knushta’ de ceux qui sont invités à se rassembler. 22 Ishodad écrit littéralement du « peuple et des peuples », expression qui se trouve chez Narsaï au ve siècle et distinguerait le peuple, la nation juive et les autres peuples. 23 Cette lecture d’Ishodad peut s’éclairer grâce aux remarques faites sur le texte de Matthieu par un exégète contemporain, voir U. Luz, Matthieu 8-20 (Hermeneia), Minneapolis, 2001, p. 361-362. 210
La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv
Conclusion Au ixe siècle, la relecture du texte de Matthieu évoquant la confession de foi de Pierre à Césarée de Philippe (Mt 16, 13-20) au sein de la communauté syro-orientale met en évidence deux traits nouveaux qui affectent la figure de Jésus le Messie. Le premier souligne une caractéristique de la personne de Jésus, l’accent mis sur son célibat et la radicalité de son appartenance, y compris dans son humanité, à la sphère divine ; le second éclaire la signification de la parole prononcée par Jésus « Tu es Pierre » en lui donnant une profondeur dépassant la singularité de l’événement. D’une part, peut-être en raison d’éléments affectant la vie de son Église (l’importance du monachisme en son sein, ses choix postbaptismaux), Ishodad de Merv met en lumière le fait que le Christ a vécu sa mission de manière absolue et que ceci a affecté son humanité elle-même et donc son identité profonde. D’autre part, la confession de foi que Pierre a prononcée est d’abord l’œuvre de l’Esprit en lui. Cette confession fonde la communauté croyante dont Pierre, l’un des membres, se trouve être ici le porteparole. C’est ce qui est confessé qui est le « roc » et non celui qui confesse, effacement mystérieux du serviteur face à la parole donnée qui vient de l’Esprit.
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Le Bon Pasteur (R.B.) Cette merveilleuse statuette du musée Pie-Clémentin, qui est en fait un fragment de sarcophage remonté au xviiie siècle, est sans doute l’une des œuvres les plus célèbres de tout l’art paléochrétien. Elle fait directement allusion à deux textes évangéliques : la parabole de la brebis perdue (Mt 18,12-14) et la déclaration de Jésus s’assimilant au Bon Pasteur (Jn 10,111). C’est une image de la miséricorde divine, qui va chercher les brebis perdues et se fait aimer d’elles. Mais le symbole va un peu au-delà. Dans l’iconographie classique, la figure du cryophore (le porteur de mouton) est la représentation du fidèle apportant son offrande pour la sacrifier, c’est donc une image de piété et de dévotion envers les dieux. Elle se retrouve également dans l’art funéraire païen comme une expression de la philanthropie, humanitas. Cette sculpture ajoute un dernier trait : l’extravagance, la sensualité, la volupté de la chevelure du Christ, clairement intentionnelles, qui ne pouvaient échapper aux contemporains. La norme sociale était en effet de porter les cheveux courts. Paul ne dit-il pas : « La nature ellemême ne vous enseigne-t-elle pas qu’il est déshonorant pour l’homme de porter les cheveux longs ?» (1 Co 11, 14) ? On retrouve cette même condamnation chez Épictète, Philon, Plutarque… Dans l’art grec et romain, les cheveux longs et détachés étaient une marque de divinité. De même que la barbe noire et la longue chevelure du Christ à la basilique romaine Sainte-Pudentienne étaient 10.1484/M.CBP-EB.5.134117
une usurpation consciente de l’imagerie de Jupiter, de même, lorsque le Christ est doté d’un visage jeune et imberbe et de délicates mèches flottant librement sur ses épaules, il est assimilé à Apollon ou Dionysos.
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La vie de Jésus : constructions théologiques et polémiques
« Jésus est bien le Christ »
Exemples de relecture apologétique et polémique des Écritures par Justin de Neapolis Steeve BélanGer
Chercheur postdoctoral – F.S.R. Université Catholique de Louvain
Le iie siècle constitue une période déterminante dans le développement du christianisme ancien et dans l’évolution de la théologie chrétienne, notamment sur les questions christologiques. C’est durant cette période que les chrétiens prennent de plus en plus conscience de leur spécificité et de leur unicité – c’est-à-dire de leur sentiment collectif d’être différents, originaux et uniques –, ce qui leur permet de se distinguer des autres collectivités de leur temps, particulièrement des collectivités juives. C’est d’ailleurs durant de cette période que l’on rencontre, dans les lettres d’Ignace d’Antioche, les premières occurrences du terme « christianismos »1, un terme placé en nette opposition avec celui de 1
Ignace d’Antioche, Epistula ad Magnesios, 10,1 : « Devenons, par conséquent, ses disciples, et apprenons à vivre selon le christianisme. Celui qui se fait appeler d’un autre nom en plus de celui-ci n’est pas de Dieu » ; Ignace d’Antioche, Epistula ad Magnesios, 10,3 : « Il est absurde d’avoir le nom de Jésus Christ à la bouche et de judaïser. Car ce n’est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme, et toute langue qui croit en Dieu s’y retrouve » ; Ignace d’Antioche, Epistula ad Romanos, 3,3 : « Le christianisme n’est pas une question de persuasion, mais une question de grandeur, quand il est détesté par le monde » ; Ignace d’Antioche, Epistula ad Philadelphenos, 6, 1 : « Si quelqu’un vous fait des interprétations selon le judaïsme, ne l’écoutez pas. Il vaut mieux écouter le christianisme de la part d’un homme circoncis, que le judaïsme de la part d’un incirconcis ». La traduction est celle de C. Broc-Schmezer dans B. Pouderon, J. M. Salamito, V. Zarini (éds), Premiers écrits chrétiens (Bibliothèque de la Pléiade, 617), Paris, 2016. 10.1484/M.CBP-EB.5.133889
Steeve Bélanger
« judaismos », marquant ainsi une distinction claire entre les deux collectivités (juive et chrétienne), même si le sens ou l’acceptation qu’il convient de donner à ces deux termes continue de faire l’objet d’un débat dans l’historiographie récente2. Quoi qu’il en soit de cette question, le iie siècle constitue un moment charnière dans le long et complexe processus de partition des chemins – Parting of the ways – entre certaines communautés chrétiennes et certaines communautés juives, mais pas nécessairement entre toutes ces communautés3. Cette partition des chemins, qui n’est nullement aboutie à cette époque, ne signifie cependant pas la fin des relations entre les Juifs et les chrétiens – toutes tendances confondues, car il ne faut pas oublier la pluralité et la diversité des communautés juives et chrétiennes à cette époque –, comme l’attestent nombre de sources chrétiennes et rabbiniques qui mentionnent, d’une part, des relations
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Voir, entre autres, D. Boyarin, « Semantic Differences, or ‘Judaism’/ ‘Christianity’ », dans A. H. Becker, A. Y. Reed (éd.), The Ways that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and The Early Middle Ages (Texte und Studien zum antiken Judentum, 95), Tübingen, 2003, p. 65-85 et O. Munnich, « Remarques sur un faux ami : le terme “judéen” », Pallas 104 (2017), p. 169-183. Sur ce processus de distanciation, voir S. Bélanger, « La “croisée des chemins” (= Parting of the Ways) entre le “judaïsme” et le “christianisme” anciens : un débat insoluble ? Quelques remarques historiographiques, épistémologiques et terminologiques sur la recherche actuelle en histoire du “judaïsme” et du “christianisme” anciens », dans M.-A. Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères (Judaïsme antique et origines du christianisme, 8), Turnhout, 2016, p. 41-106. 218
« Jésus est bien le Christ »
complexes souvent marquées par les polémiques et les controverses4, notamment christologiques, et, d’autre part, des relations plus cordiales et amicales tout au long de l’Antiquité5. Les polémiques et controverses qui ont lieu à cette époque ont contribué, de part et d’autre, mais selon des amplitudes qui ne sont pas nécessairement équivalentes – les rabbins ayant moins besoin de ces polémiques et controverses pour élaborer le rabbinisme alors que les chrétiens avaient en partie fait reposer le développement du christianisme sur elles, ce qui se constate notamment par la disproportion des textes de controverses rédigés par l’une et l’autre communauté –, au développement d’un anti(-judéo)christianisme
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Comme le rappelle S. C. Mimouni, « [d]’une manière générale, on peut avancer que la polémique entre les chrétiens et les pharisiens va porter principalement sur deux points : d’une part, sur les observances de la Torah – c’est-à-dire sur la Torah orale, l’ensemble des prescriptions qui seront compilées dans la Mishna au début du iiie siècle ; d’autre part, sur les interprétations de la Torah – c’est-à-dire sur la Torah écrite, l’ensemble des documents qui seront incorporés dans la Bible vers la fin du ier siècle, ce que les chrétiens par la suite appelleront l’Ancien Testament par rapport au Nouveau Testament. Le débat autour de la messianité et celui autour du rôle d’Israël dans le “temps du salut” relèvent, l’un et l’autre, de la polémique issue des diverses interprétations de la Torah. » S. C. Mimouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70-135 de notre ère) », dans T.L. Hettema, A. Van Der Kooij (éds), Religious Polemics in Context. Pa pers presented to the Second International Conference of the Leiden Institute for the Study of Religions (LISOR) Held at Leiden, 27-28 April 2000 (Studies in Theology and Religion, 11), Assen, 2004, p. 304-305. P. Lanfranchi, « L’image du judaïsme dans les dialogues adversus Iudaeos », dans S. Morlet, O. Munnich, B. Pouderon (éds), Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d’une tradition polémique. Actes du colloque international organisé les 7 et 8 septembre 2011 à l’Université de Paris-Sorbonne (Études augustiniennes, Série Antiquité, 196), Paris, 2013, p. 225-236. 219
Steeve Bélanger
rabbinique6 et d’un antijudaïsme chrétien7, dont la virulence a varié selon les auteurs et les contextes énonciatifs, mais qui n’a cependant pas encore atteint le même degré dans la littérature rabbinique que celui que l’on rencontrera dans certains écrits des Pères tardoantiques8. C’est dans ce contexte de polémiques et de controverses avec les Juifs que Justin va rédiger son célèbre Dialogue avec Tryphon.
La question christologique dans les polémiques et controverses entre Juifs et chrétiens : quelques remarques Dans le cadre des polémiques et controverses avec les Juifs, la question christologique est bien évidemment centrale dans les écrits des auteurs chrétiens du iie siècle9. Si cette question comporte 6
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Parmi les contributions récentes sur cette question, voir, entre autres, D. Jaffé, « Chrétiens, judéo-chrétiens et rabbis du Talmud (ier-iiie siècles). Essai de synthèse », dans D. Jaffé (éd.), Juifs et chrétiens aux premiers siècles. Identités, dialogues et dissidences (Judaïsme ancien et christianisme primitif), Paris, 2019, p. 205-231 ; B. S. Cohen, « Le matériel anti-chrétien dans le Talmud de Babylone. Considérations littéraires comme clé de datation », dans D. Jaffé (éd.), op. cit., p. 311-338 ; D. Jaffé, « Hors de la synagogue, point de salut ! Contribution à l’étude des relations entre Rabbis et judéo-chrétiens : l’exemple de la Birkat ha-minim », dans D. Jaffé (éd.), Juifs et chrétiens aux premiers siècles…, op. cit., p. 339-362 ; D. Brezis, Littérature talmudique et débat secret avec le christianisme (Judaïsme ancien et christianisme primitif), Paris, 2021, 446 p. La littérature scientifique sur l’antijudaïsme chrétien dans l’Antiquité est si abondante qu’il est inutile de la citer en détail, mais il convient tout de même de mentionner l’article de F. Blanchetière, « Aux sources de l’anti-judaïsme chrétien », Revue d’histoire et de philosophie religieuse 53,3-4 (1973), p. 353-398 et l’ouvrage collectif publié par J. M. Auwers, R. Burnet, D. Luciani (éd.), L’antijudaïsme des Pères. Mythes et/ou réalité ? (Théologie historique, 125), Paris, 2017, 210 p. Pour un exemple, voir P. Lanfranchi, « La “maladie” du judaïsme chez Jean Chrysostome », Tsafon [en ligne], 78 (2019), consulté le 23 juin 2021 : https://journals.openedition.org/tsafon/2307. « La question “Jésus est-il le Christ (c’est-à-dire le Messie) ?” Il reste la question fondamentale de la polémique, celle qui donne lieu, dans les ouvrages de controverse, aux développements les plus longs. » S. Morlet, « Enjeux, méthodes et arguments de la polémique chrétienne antique contre le judaïsme », dans D. Boisson, É. Pinto-Mathieu (dir.), L’apologétique chrétienne. Expressions de la pensée religieuse, de l’Antiquité à nos jours 220
« Jésus est bien le Christ »
différentes facettes, on note cependant la récurrence de certains thèmes christologiques, dont on trouve déjà les prémices formulées dans les témoignages chrétiens du ier siècle, parmi lesquels mentionnons10 : – La venue d’un Christ annoncé par les prophètes, une venue affirmée par les chrétiens comme étant accomplie, mais niée par les Juifs qui continuent de l’attendre ; – L’identification de ce Christ qui est reconnu par les chrétiens en la personne de Jésus de Nazareth ; – La nature ontologique de ce Christ, dans un rapport complexe entre sa dimension humaine ou divine, voire humaine et divine, une question étroitement liée – du moins dans sa dimension divine – à celle de son incarnation ; – La question de la préexistence et de la naissance virginale de ce Christ ; – La mort ignominieuse sur la croix de ce Christ11 ; – La résurrection de ce Christ affirmée par les chrétiens12. – La relation entre ce Christ et Dieu. Bien évidemment, ces récurrences n’épuisent pas toutes les dimensions de la question christologique telle qu’elle s’est posée au iie siècle – ni celles des autres polémiques et controverses antijudaïques et encore moins celles contre les nations –, mais elles permettent de dresser dans (Histoire), Rennes, 2012 [en ligne], consulté le 4 juin 2022 : https://books. openedition.org/pur/114804?lang=fr. 10 Pour un survol des thématiques abordées au iie siècle dans le cadre de la polémique chrétienne contre le judaïsme, voir D. Cerbeleau, « Thèmes de la polémique chrétienne contre le judaïsme au iie siècle », Revue des Sciences philosophiques et théologiques 81,2 (1997), p. 193-218. 11 Une mort sur la croix considérée comme ignominieuse – « véritable scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs » écrivait déjà l’apôtre des nations (1 Co 1, 23). Les traductions bibliques sont citées selon la Bible Second, 1910. 12 Cette question, on le sait, a suscité, dès les temps primitifs de l’ekklesia, de vives réactions comme en témoignent, à plusieurs reprises, les Actes des apôtres (Ac 17, 19-33 ; 23, 6-10 ; 25, 19 ; 26, 24). La question de la résurrection – partie prenante de la question christologique – a été l’un des premiers points d’écueil de la diffusion de la doctrine chrétienne, tant auprès de certains Juifs que des Gréco-Romains, et c’est pour cette raison qu’elle revient abondamment dans la littérature apologétique et dans les traités adversus Iudaeos. 221
Steeve Bélanger
le cadre de ce colloque un premier portrait général de la complexité des réflexions christologiques telles qu’elles se rencontrent dans les écrits des différentes communautés chrétiennes entre la mort de Jésus et la fin du iie siècle de notre ère.
L’ouverture ad externos d’un débat christologique Pour répondre à ces polémiques et controverses christologiques, les auteurs chrétiens du iie siècle vont, pour la première fois, ouvrir un dialogue ad externos13 – certes lui-même généralement polémique – avec les altérités juives, bien évidemment, mais également grecques et romaines, même si l’argumentation des Pères de cette période n’est pas exactement la même lorsqu’elle est dirigée en direction de l’Empire et des gentils que lorsqu’elle est dirigée en direction des Juifs, bien que certaines similitudes – explicites ou implicites – se constatent14. Prenons pour exemple l’explication par Justin du Logos spermatikos – héritée, entre autres, du stoïcisme – qui se trouve dans la seconde partie 13 Comme le précise B. Pouderon, spécialiste de la littérature apologétique chrétienne, ces discours ad externos « ont tous en commun de présenter l’“autre” – qu’il s’agisse des autorités, du public païen ou des Juifs, éventuellement même des hérétiques – la doctrine ou la vie de la communauté chrétienne, de tenter d’établir avec lui une forme de dialogue, fût-il polémique. » B. Pouderon, Les apologistes grecs du iie siècle (Initiations aux Pères de l’Église, 355), Paris, 2005, p. 14. 14 Comme le souligne avec justesse S. Morlet, « [de] manière générale, les auteurs chrétiens admettent que la discussion avec les juifs ne peut pas suivre exactement les mêmes règles que la discussion avec les païens (ou avec les hérétiques). Au début du Discours catéchétique, Grégoire de Nysse explique que “ce n’est pas par les mêmes remèdes que l’on traitera le polythéisme du Grec et le refus du [Juif] de croire au Dieu monogène” (Discours catéchétique, Prologue [trad. R. Winling]). D’abord, l’erreur du Grec est plus profonde : non seulement il ne reconnaît pas le Christ, mais encore, il nie l’unicité de Dieu et la valeur des Écritures. Le [Juif], lui, admet que Dieu est unique et reconnaît l’inspiration des Écritures. Avec le Grec, il faut donc partir de zéro et éviter absolument de fonder sa démonstration sur l’Écriture, qu’il ne reconnaît pas. Il convient plutôt de parler son propre langage, c’est-à-dire d’user de l’argumentation logique et de s’appuyer sur les auteurs qu’il reconnaît. Avec le [Juif], en revanche, il vaut mieux éviter de se comporter comme un Grec » (« Enjeux, méthodes et arguments… », art. cit.). 222
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de son Apologie, ou Seconde Apologie selon comment on la considère15, mais qui est absente de son Dialogue avec Tryphon16. Cela oblige donc d’être attentif aux destinataires et aux personnages – réels ou fictifs – des textes chrétiens abordant la question christologique et, par conséquent, à l’intentionnalité de ces textes, « de ce que le texte veut mettre en valeur dans un endroit précis de son existence17 », en lien avec ces mêmes destinataires et ces mêmes personnages18. On n’écrit pas de la même manière une adresse apologétique destinée à l’empereur qu’un dialogue, fût-il polémique, mettant en scène un chrétien et un Juif. La rhétorique et les théories du discours antiques 15 Sur cette question, voir B. Pouderon, « L’épanouissement de l’apologétique : Justin de Naplouse », dans B. Pouderon, E. Norelli (dir.), Histoire de la littérature grecque chrétienne des origines à 451. II. De Paul de Tarse à Irénée de Lyon (L’âne d’or), Paris, 2016, p. 577-581. 16 Sur le Logos spermatikos dans l’Apologie de Justin, voir R. Holte, « Logos spermatikos, Christianity and Ancient Philosophy According to St. Justin’s Apologies », Studia Theologica – Nordic Journal of Theology 12,1 (1958), p. 109-168 ; R. M. Price, « “Hellenization” and Logos Doctrine in Justin Martyr », Vigiliae Christianae 42 (1988), p. 18-23 ; M. J. Edwards, « Justin’s Logos and the Word of God », Journal of Early Christian Studies 3,3 (1995), p. 261-280 ; W. E. Helleman, « Justin Martyr and the “Logos”: An apologetical Strategy », Philosophia Reformata 67,2 (2002), p. 128-147 ; M. Fédou, « La doctrine du Logos chez Justin : enjeux philosophiques et théologiques », Kentron 25 (2009), p. 145-158. 17 M. Nowotna, « L’article français et ses éventuelles manifestations (concrétisation ou matérialisation lexématique) en polonais. Analyse discursive », dans Z. Cygal-Krupa (éd.), Les contacts linguistiques francopolonais (Travaux et recherche), Lille, 1995, p. 120. 18 « Il faut se rappeler, en effet, que la philologie est une discipline produite par l’herméneutique intentionnaliste, en tant qu’elle est un art interprétatif au service de la compréhension des textes, celle-ci se définissant généralement comme une reconstruction “archéologique” du sens intentionnel, c’està-dire auctorial, de ces textes. Toutefois, si l’on doit admettre que la compréhension des textes est nécessairement une reconstruction de leur signification intentionnelle comme celle que l’auteur a déposée dans le texte et non comme celle qu’il a voulu lui donner ; l’intention à laquelle accède la philologie est “l’intention en action”, intention dérivée incarnée dans le texte et non “l’intention préalable” souvent inaccessible et dont la relation avec la précédente est variable. » A. Deremetz, « Intertexte, allusion et intentionnalité », dans D. Van Mal-Maeder, A. Burnier, L. Núñez, (éds), Jeux de voix. Énonciation, intertextualité et intentionnalité dans la littérature antique (Écho, 8), Berne – Berlin – Bruxelles, 2009, p. 4. 223
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enseignaient que l’argumentation discursive devait s’adapter à son auditoire et à son contexte énonciatif. En effet, le Pseudo-Hermogène19, Aelios Theon20 et Lucien de Samosate21 ont souligné le lien étroit unissant discours, personnages et occasion : à chaque personnage et à chaque occasion conviennent des paroles appropriées. De même, dans l’Antiquité, on « […] laissait à la discrétion de chaque auteur l’usage de cet artifice littéraire qu’est l’entrevue symbolique, et parfois même fictive, de deux hommes ou plusieurs grands hommes, politiques ou philosophes, mais confrontation prégnante de signification au cœur de l’événement […]22. » C’est donc avec cette appréhension qu’il convient d’aborder le Dialogue avec Tryphon, c’est-à-dire comme un entretien discursif mettant en scène un Juif et un chrétien23. Ainsi, bien que le dialogue entre le Juif Tryphon et le philosophe 19 « Tu respecteras parfaitement les qualités propres qui conviennent aux personnages et aux circonstances donnés ; autres sont en effet les paroles de la jeunesse, autres celles de la vieillesse, autres celles de la joie, autres celles de la tristesse. » Pseudo-Hermogène, Progymnasmata, 10, 5, dans Corpus rhetoricum. Anonyme, Préambule à la rhétorique, Aphthonios, Progymnasmata, en annexe : Pseudo-Hermogène, Progymnasmata, trad. M. Patillon (Collection des Universités de France, Série grecque, 460), Paris, 2008. 20 « Il faut avant tout considérer la qualité du locuteur et celle du destinataire, l’âge qu’ils ont, le moment, le lieu, la condition et la matière donnée comme thème au discours. Et dès lors tâcher de dire les paroles adaptées […]. » Aelius Théon, Progymnasmata, 115, 22-25, trad. M. Patillon (Collection des Universités de France, Série grecque, 374), Paris, 1997. 21 « S’il faut à l’occasion introduire un orateur, on veillera surtout à lui faire prononcer des paroles qui conviennent à son personnage et aux circonstances narrées, de surcroît, il faudra qu’elles soient aussi claires que possible. Toutefois, c’est un moment dans lequel on tolérera une démonstration d’éloquence et tu pourras alors exhiber tes compétences en matière de discours. » Lucien de Samosate, Comment écrire l’histoire, 58, trad. A. Hurst (La Roue à livres, 55), Paris, 2010. 22 B. Wildhaber, Paganisme populaire et prédication apostolique : d’après l’exégèse de quelques séquences des Actes. Éléments pour une théologie lucanienne de la mission (Le Monde de la Bible, 15), Genève, 1987, p. 73, n. 3. 23 Comme le rappelle P. Bobichon, « [sans] remettre en cause l’ensemble de ce témoignage, il convient donc de l’appréhender en tenant compte de cette spécificité, et en se gardant d’aborder du seul point de vue historique une œuvre qui n’est pas celle d’un historien. » P. Bobichon, « Autorités 224
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chrétien Justin apparaisse comme totalement fictif – Tryphon jouant le rôle de faire-valoir peu argumentatif24, mais nécessaire à Justin pour exposer ses vues sur la question christologique, il ne convient pas nécessairement de considérer que ce dernier est un « homme de paille »25, et que le Dialogue repose sur une documentation « livresque », mais plutôt, comme l’ont encore rappelé P. Lafranchi26, P. Andrist27,
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religieuses et “sectes” juives dans l’œuvre de Justin Martyr », Revue des Études augustiniennes 48 (2002), p. 21. S. Morlet, « Enjeux, méthodes et arguments… », art. cit.. O. Munnich, « Le judaïsme dans le Dialogue avec Tryphon : une fiction littéraire de Justin », dans S. Morlet, O. Munnich, B. Pouderon (éds), Les dialogues Adversus Iudaeos, op. cit., p. 97. Comme l’a judicieusement souligné P. Lanfranchi, « l’image du judaïsme que nous trouvons dans les dialogues adversus Iudaeos est un exemple de la création de la part des auteurs chrétiens d’un adversaire qui est en même temps un partenaire culturel. Sur la base de cette image du judaïsme, de plus en plus figée et stéréotypée, à la fois étrangère et familière, les chrétiens ont continué à dialoguer avec et contre les [Juifs] pendant l’Antiquité tardive. Même si elle a été construite avec les outils de la rhétorique, même si elle est virtuelle et abstraite, même si elle a pour nous une nature essentiellement textuelle, cette image n’a pas été créée dans le vide, mais dans une société vive. La voix de l’altérité juive, bien enfouie et dissimulée dans les textes, résiste à la force totalisante du discours chrétien et parfois se fait entendre, si l’on veut et si l’on sait l’écouter » (« L’image du judaïsme… », art. cit., p. 236). P. Andrist considère pour sa part que, « s’il fallait esquisser un modèle, nous dirions que la plupart des écrits chrétiens adversus Iudaeos, ou des chapitres adversus Iudaeos d’œuvres plus larges, dialogues ou autres, sont, de fait, en tension entre le judaïsme réel et le judaïsme mythique de l’imaginaire chrétien, sous leurs diverses formes, suivant l’exposition de l’auteur à l’un ou à l’autre ; celle-ci dépend de nombreux facteurs, comme son expérience et sa connaissance du judaïsme contemporain, directement ou via des témoins fiables, l’enseignement qu’il a reçu, les sermons qu’il a entendus, ses lectures, etc. » Par conséquent, selon lui, « méthodologiquement, il serait aussi faux d’argumenter a priori que tous les dialogues de polémique antijudaïque sont le reflet de débats que d’affirmer qu’ils sont uniquement le produit d’une construction fictive. Chaque œuvre, chaque chapitre, chaque argument, chaque développement doit être étudié pour lui-même, et c’est seulement dans un deuxième temps que l’on pourra peut-être distinguer des tendances et des habitudes. » P. Andrist, « Polémique religieuse et dialogue adversus Iudaeos au service de la catéchèse, l’exemple de Cyrille de Jérusalem », dans S. Morlet, 225
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D. Cerbeleau28 et surtout P. Bobichon29, que nous sommes en présence d’une sorte de synthèse des nombreuses controverses et polémiques qui opposaient réellement les Juifs et les chrétiens30. Par ailleurs, certains spécialistes considèrent que le Juif Tryphon ne renvoie pas à un judaïsme rabbinique, comme on le pense souvent, mais plutôt à un judaïsme synagogal31. Il convient également de souligner, sans entrer dans les détails, que la question christologique des Pères du iie siècle de notre ère ne peut faire l’impasse des polémiques et controverses internes
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O. Munnich, B. Pouderon (éds), Les dialogues Adversus Iudaeos, op. cit., p. 220. Pour D. Cerbeleau, Justin avait « une connaissance assez précise de la tradition juive de son temps. » D. Cerbeleau, « Thèmes de la polémique chrétienne contre le judaïsme au iie siècle », p. 205. P. Bobichon, « Comment Justin a-t-il acquis sa connaissance exceptionnelle des exégèses juives ? », Revue de Théologie et de Philosophie 57 (2007), p. 101-126 et surtout P. Bobichon, « Le Dialogue avec Tryphon de Justin de Neapolis. Pour en finir avec les lectures sélectives, polémiques ou partisanes », dans D. Jaffé (éd.), Juifs et chrétiens aux premiers siècles, op. cit., p. 417-449. Cette dernière étude récuse l’hypothèse de certains chercheurs qui considèrent que « cet écrit serait entièrement ou en grande partie fictif et (presque) exclusivement constitué d’une documentation “livresque” » et qui perçoivent Tryphon comme un « Juif de paille » (p. 446). Comme le mentionne S. Morlet, « [il] faut donc insister sur le fait que, si le dialogue littéraire s’est développé dans le cadre de la polémique antijuive, c’est qu’il existait aussi, probablement dès le iie s., sinon avant, un dialogue réel entre les deux communautés, plus ou moins étendu d’ailleurs, et que le dialogue littéraire a dû constituer souvent, en quelque sorte, le moyen d’expression le plus naturel de la polémique. » S. Morlet, « Les dialogues adversus Iudaeos : origine, caractéristiques, référentialité », dans S. Morlet, O. Munnich, B. Pouderon (éds), Les dialogues Adversus Iudaeos, op. cit., p. 27. « Ceci étant, les Judéens qui apparaissent dans la documentation chrétienne ne doivent pas être considérés comme des “Juifs de paille”, selon l’expression qu’utilisent encore certains critiques […]. Ils ne sont pas rabbiniques, du moins rarement, raison pour laquelle on ne parvient pas à les identifier en tant que tels : car, de fait, ils sont plutôt synagogaux. » S. C. Mimouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans M.-A. Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères, p. 63-218. 226
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aux communautés chrétiennes auxquelles leurs œuvres répondent également, même lorsqu’elles sont adressées aux Juifs. On peut notamment mentionner le débat avec Marcion et ses disciples, qui sévit à l’époque de Justin et dont il fait mention de manière explicite dans son Apologie et de manière implicite dans son Dialogue avec Tryphon32, mais également celui avec le docétisme. Ces polémiques et controverses internes au christianisme trouvent bien évidemment écho dans l’œuvre du martyr. Soulignons également que la rédaction du Dialogue avec Tryphon se situe dans le contexte de la Seconde Révolte juive (132-135) qui a conduit à la destruction de Jérusalem, remplacée par l’empereur Hadrien par une nouvelle colonie romaine – Aelia Capitolina – et à l’interdiction des Juifs, sous peine de mort, de s’y rendre. Ces événements, auxquels Justin et Tryphon font allusion et que Justin considère comme un châtiment divin pour l’iniquité et l’indocilité du peuple juif, n’ont pas été sans conséquences sur les relations entre les Juifs et les chrétiens aux périodes ultérieures33. Cet arrière-plan, certes dressé à grands traits, permet de mieux saisir le contexte dans lequel fut composé le Dialogue avec Tryphon – soit entre 155 et 161 –, donc quelques années avant la mort du martyr, mais également l’étendue et la diversité des polémiques et controverses, internes et externes, sur la question christologique au temps de Justin. De même, malgré une certaine virulence à l’égard de certains Juifs accusés de « déicide », en ayant fait mourir le Juste, le Fils de Dieu qu’ils n’ont pas reconnu34, et de persécuter le Christ à travers les chrétiens – la controverse antijudaïque de Justin est surtout adressée à leurs didascales, en raison de l’acharnement que ces derniers portent à l’encontre du Christ et des chrétiens35 : « […] je vous exhorte à 32 B. Cherubini, « Remarque sur le personnage de Marcion dans l’interprétation de Justin Martyr : un pseudoprophète (ψευδοπροφήτης) ? », Apocrypha : revue internationale des littératures apocryphes 22 (2011), p. 233-252. 33 Justin, Dialogus cum Tryphone, 16, 2-3 ; 40, 2 ; 108, 1-3. Dans cette contribution, le Dialogus cum Tryphone sera cité selon la traduction de B. Pouderon, dans B. Pouderon, J.M. Salamito et V. Zarini, Premiers écrits chrétiens, op. cit. 34 Justin, Dialogus cum Tryphone, 16, 1-5 ; 93, 4 ; 133, 6. 35 Ils sont accusés d’avoir tripatouillé les textes des Écritures, notamment les passages pour lesquels il existe un désaccord d’interprétation entre 227
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mener ce suprême combat pour votre salut et à prendre en garde de préférer à vos didascales le Christ du Dieu tout-puissant36. » Pour Justin, seuls ceux des Juifs qui ont persécuté le Christ et qui continuent à le persécuter à travers ceux qui l’ont reconnu seront rejetés et « n’hériteront en rien sur la montagne sainte37. » Ainsi, dans son Dialogue avec Tryphon, Justin ne rejette pas, dans l’absolu, les Juifs – comme le montre la dimension amicale et plaisante de la discussion qu’il entretient avec Tryphon38 –, mais Justin appelle plutôt les Juifs, tout comme Tryphon et ses amis d’ailleurs, à se convertir, dans le sens philosophique du terme39, au christianisme comme il l’a lui-même fait. C’est d’ailleurs sur un appel à la conversion de Tryphon
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Juifs et chrétiens, nous y reviendrons plus loin. Justin les accuse encore d’être les auteurs de bruits publics, de rumeurs malveillantes, et de croire à ces bruits calomnieux qui circulent, selon lui, parmi eux au sujet de la manière de vivre et des mœurs des chrétiens, en raison de l’acharnement que ces docteurs portent à l’encontre du Christ et des chrétiens, de même que d’avoir, « désigné de Jérusalem des hommes choisis [et de les avoir] envoyés par toute la terre, pour dire qu’était apparue une hérésie athée, celle des chrétiens, reprenant les accusations que répandent contre nous tous ceux qui ne nous connaissent pas » (Justin, Dialogus cum Tryphone, 17, 1-3 ; 108, 2-3), de maudire les chrétiens dans les synagogues et de les charger de malédictions et d’anathèmes (Justin, Dialogus cum Tryphone, 16, 4 ; 17, 3 ; 47, 4 ; 96, 2 ; 117, 3 ; 120, 4). Et Tryphon mentionne que ces didascales interdisent aux Juifs de converser avec les chrétiens (Justin, Dialogus cum Tryphone, 38, 1). Sur cette question, voir P. Bobichon, « Persécutions, calomnies, ‘birkat ha-Minim’, et émissaires juifs de propagande antichrétienne dans le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr », Revue des Études Juives 162,3-4 (2003), p. 403419. Sur les rumeurs publiques contre les chrétiens voir S. Bélanger, M.-L. Chaieb, « Φήμη et fama : enquête sur la rumeur populaire dans la polémique anti-chrétienne et dans la vie des communautés chrétiennes des ier et iie siècles », J. Roux (éd.), Rumeurs et renommées dans la Bible et ses lectures : parcours depuis les origines bibliques jusqu’à l’époque moderne (Bibliothèque des religions du monde, 8), Paris, 2021, p. 409-455. Justin, Dialogus cum Tryphone, 142, 2. Justin, Dialogus cum Tryphone, 26, 1. À la fin du dialogue, Tryphon mentionne qu’il a « pris un rare plaisir à cet échange et je crois que ceux-là partagent le même sentiment » et demande à Justin de se souvenir d’eux comme des amis. Justin, Dialogus cum Tryphone, 142, 1. Sur le vocabulaire de la conversion dans l’Antiquité, voir J. Bouffartigue, « Par quels mots le grec ancien pouvait-il désigner le passage d’une religion à une autre ? », dans H. Inglebert, S. Destephen, B. Dumézil (éds.), 228
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et de ses amis que s’ouvre la véritable discussion christologique dans le Dialogue lorsque Justin leur dit : « Si donc toi aussi tu as souci de toi, que tu prétendes au salut et que tu aies foi en Dieu, puisqu’à cela tu n’es pas étranger, il t’est possible, en reconnaissant le Christ de Dieu et en accédant à la perfection, de connaître le bonheur40. » Et c’est également sur cet appel à la conversion que se clôt ce long dialogue – qui s’est étalé sur deux jours – entre Justin et Tryphon : « Je ne peux faire de meilleure prière, mes amis, que de vous souhaiter de comprendre qu’il a été donné à tout homme d’accéder au bonheur par cette voie et de partager vous aussi entièrement notre foi que notre [maître] est bien le Christ de Dieu41. » C’est donc sur la reconnaissance que Jésus est bien le Christ de Dieu annoncé par les prophètes que Justin va s’évertuer, sans succès, à convaincre Tryphon et ses amis et c’est sur cette question centrale que va porter la majeure partie du Dialogue. Pour étayer sa démonstration, et pour susciter l’adhésion de ses interlocuteurs, Justin va s’appuyer sur ce qui leur est commun, c’està-dire les Écritures (Premier Testament), et plus particulièrement sur les passages qui sont reconnus comme véritables par les deux protagonistes42. Le débat sur la question christologique dans le Dialogue avec Tryphon repose ainsi sur une argumentation scripturaire opposant deux interprétations, deux lectures, des Écritures, notamment sur certains passages où certaines ambiguïtés de lecture existent. C’est d’ailleurs parce que le débat repose sur les Écritures que Tryphon accepte de s’entretenir avec Justin43. Il est vrai, rappelle M. Fédou, que : […] l’argumentation sur la vie de Jésus ne tient en général qu’une place relativement restreinte dans les controverses entre chrétiens et Juifs, et il faut en dire autant pour sa prédication elle-même. […] si la prédication et les œuvres de
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Le problème de la christianisation du monde antique (Textes, images et monuments de l’Antiquité au Haut Moyen Âge, 10), Paris, 2010, p. 19-31. Justin, Dialogus cum Tryphone, 8, 2. Justin, Dialogus cum Tryphone, 142, 3. Fait rare dans ce genre de dialogue littéraire entre Juifs et chrétiens, Tryphon et ses amis ne se convertissent pas à la fin de l’entretien. Sur l’usage des Écritures dans les dialogues apologétiques, voir S. Morlet, « Enjeux, méthodes et arguments… », art. cit. « […] nous ne souffririons pas de t’écouter parler ainsi, si tu ne rapportais pas tout aux Écritures ; mais c’est sur elles que tu prends soin d’asseoir tes démonstrations […]. » Justin, Dialogus cum Tryphone, 56, 16. 229
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Jésus donnaient lieu à des objections, c’était en raison du sens que leur donnaient les chrétiens à la lumière de leur foi en la divinité du Christ44.
C’est pourquoi l’interprétation des Écritures joue un rôle si déterminant dans les premières polémiques et controverses christologiques entre Juifs et chrétiens, car elles doivent servir de preuves argumentaires pour démontrer que Jésus est bien le Christ annoncé par les prophètes. Justin l’affirme clairement lorsqu’il mentionne qu’il a fondé sur les Écritures et sur les faits ses démonstrations et ses arguments45. La relecture que Justin fait des Écritures pour démontrer que Jésus est bien le Christ de Dieu est à la fois allégorique, typologique et actualisante, une relecture apologétique et polémique qui est bien évidemment éclairée à la lumière de la foi en Christ. Dans le cadre de cette contribution, nous nous limiterons à deux exemples sur la question christologique dans le Dialogue avec Tryphon – délaissant cette même question dans l’Apologie de Justin, que l’on doit situer sur un autre plan que le Dialogue –, afin de souligner la manière dont l’apologiste effectue, de manière polémique, cette relecture des Écritures durant cette entrevue symbolique : d’une part, la question de la préexistence du Christ et de sa nature divine, et, d’autre part, celle de la double parousie.
La préexistence du Christ et sa nature divine Évitant le thème philosophique du Logos qu’il emploie dans son Apologie, Justin cherche plutôt, dans son Dialogue, à convaincre Tryphon par les Écritures de la préexistence du Christ et de sa nature divine en prenant particulièrement pour appui certaines manifestations théophaniques, c’est-à-dire les apparitions à Abraham46, à Jacob47 et à Moïse48, que l’on rencontre dans les récits de la Genèse et de l’Exode, et qui sont censées prouver, du moins selon l’interprétation de Justin, 44 M. Fédou, « La christologie patristique dans le contexte des débats avec les Juifs », Recherches de Sciences religieuses, 105,1 (2017), p. 43. 45 Justin, Dialogus cum Tryphone, 28, 2. 46 Justin, Dialogus cum Tryphone, 56-57. 47 Justin, Dialogus cum Tryphone, 58. 48 Justin, Dialogus cum Tryphone, 59-60. 230
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à la fois la divinité du Christ de Dieu, qualifié d’autre Dieu, sa présence dans le monde depuis les origines, donc sa préexistence à la Création originelle et son intervention, lors de ces théophanies, dans le monde avant sa manifestation par son incarnation en la personne de Jésus de Nazareth49. Pour bien saisir l’argumentation de Justin, il convient de revenir brièvement sur la compréhension que ce dernier avait de Dieu. Comme l’a judicieusement formulé M.-O. Boulnois : « selon Justin, le Père reste dans les régions supra-célestes et ne peut apparaître dans un petit coin de la terre50. » Ainsi, pour Justin, qui s’oppose à certaines conceptions gnostiques, le Dieu transcendant est le créateur de tout, une formulation qui revient sans cesse tout au long du Dialogue51, et plus particulièrement aux chapitres 55-62 qui sont consacrés à l’existence d’un autre Dieu que le Dieu créateur, une affirmation sur laquelle Tryphon interroge Justin à deux reprises52. Pour Justin, la transcendance de Dieu est absolue, celui-ci est hors du monde et ne peut donc être en contact direct avec la matière, ni être vu par l’homme, une idée qui était répandue dans les milieux juifs de l’époque53. À partir de ces passages, Justin explique à Tryphon que celui qui apparaît dans les récits théophaniques de la Genèse et de l’Exode ne peut être Dieu, le maître de tout. Il s’agit donc pour lui d’un intermédiaire 49 Justin est le Père qui a le plus exploité ces récits théophaniques pour prouver que Jésus est bien le Christ de Dieu. Voir Justin, Dialogus cum Tryphone, 55-62 et 126-129. Pour une analyse détaillée de ces récits dans le Dialogus cum Tryphone, voir P. Henne, « Pour Justin, Jésus est-il un autre Dieu ? », Revue des Sciences philosophiques et théologiques 81,1 (1997), p. 57-68 et B.G. Bucur, « Justin Martyr’s Exegesis of Biblical Theophanies and the Parting of the Ways between Christianity and Judaism », Theological Studies 75,1 (2014), p. 34-51. 50 M.-O. Boulnois, « Patristique grecque et histoire des dogmes », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des Sciences religieuses 125 (2018), p. 212. 51 On retrouve 25 emplois de cette formulation « Dieu créateur de tout« dans l’ensemble du Dialogus cum Tryphone, dont 13 figurent dans les chapitres 55 à 62. Voir P. Henne, « Pour Justin, Jésus est-il un autre Dieu ? », art. cit., p. 60, n. 12. 52 Justin, Dialogus cum Tryphone, 50 ; 55. 53 Justin, Dialogus cum Tryphone, 60, 2. P. Henne, « Pour Justin, Jésus est-il un autre Dieu ? », art. cit., p. 62 et 65. 231
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que l’on doit considérer comme étant distinct de Dieu54. Justin tente alors de convaincre son interlocuteur que cet intermédiaire, qui est donc un médiateur entre Dieu et les hommes, un messager envoyé par Dieu pour transmettre aux hommes sa volonté, est à la fois Dieu et Seigneur, comme le désignent les Écritures. Le point de départ de son argumentation est le manque de cohérence dans le vocabulaire utilisé par l’Écriture pour désigner les personnages de ces récits théophaniques, notamment celui de l’apparition à Abraham55 qui mentionne trois hommes, aussi nommés anges, mais dont l’un est également appelé Dieu. Or, pour Justin, si le Dieu créateur ne peut être en contact direct avec la matière, l’ange qui est aussi Dieu ne peut donc se confondre avec lui. Par conséquent, il ne peut s’agir que d’un autre Dieu. Mais Dieu et ange ne peuvent non plus se confondre, par conséquent Justin explique qu’il est nommé ange parce qu’il est envoyé, comme un messager par le Dieu créateur, tout en étant lui-même Dieu. Justin offre ainsi une relecture apologétique et polémique des récits théophaniques lui permettant d’affirmer l’existence d’un autre Dieu que le Dieu créateur. Justin pose ainsi les bases de l’argument théophanique qui sera constamment repris dans les polémiques et les controverses christologiques ultérieures. C’est également par une autre difficulté scripturaire que Justin cherche à confirmer l’existence de cet autre Dieu, mais surtout de sa préexistence à la création de l’homme, lorsque le récit de la Genèse mentionne : « L’Éternel Dieu dit : “Voici, l’homme [Adam] est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal”56. » Or, pour Justin, ce « nous » désigne Dieu et cet autre Dieu, et non des anges comme l’interprètent certains didascales juifs, car le corps de l’homme ne peut être l’œuvre des anges, mais relève d’une puissance divine57. Par sa relecture apologétique et polémique des ambiguïtés scripturaires, Justin cherche à persuader Tryphon que les Écritures elles-mêmes mentionnent l’existence d’un autre Dieu que le Dieu créateur, que cet autre Dieu a préexisté à toutes choses, qu’il est le
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P. Henne, « Pour Justin, Jésus est-il un autre Dieu ? », art. cit., p. 63. Gn 18-19. Gn 3, 32. Justin, Dialogus cum Tryphone, 62, 1-3. 232
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premier né de la création58, qu’il a participé à la création originelle59, et que c’est cet autre Dieu qui s’est manifesté aux hommes à travers les apparitions théophaniques. Justin conclut alors son raisonnement : seuls le Dieu créateur de l’univers et son Christ peuvent porter à la fois le nom de Dieu et celui de Seigneur60. Il précise cependant que ce Dieu, qui est le Christ, est autre par le nombre et non par la volonté, car « il n’a rien fait [ni dit] que ce que le Créateur du monde, au-dessus duquel il n’est point d’autre Dieu, a voulu qu’il fasse et dise », de même qu’ils sont « autres par le nombre, mais non pour le dessein61. » Néanmoins, on sent la réticence de Tryphon à adhérer à cette croyance de la préexistence du Christ de Dieu, à sa divinité et à son incarnation dans la personne de Jésus de Nazareth : Ami, il eût mieux valu pour nous d’écouter nos didascales, qui ont prescrit de n’entrer en contact avec aucun d’entre vous, et prescrit de ne point engager de conversation sur ces sujets. Car tu profères nombre de blasphèmes, en prétendant nous convaincre que ce crucifié était avec Moïse et Aaron et qu’il a parlé avec eux dans une colonne de nuée, qu’ensuite il s’est fait homme, a été crucifié et est monté au ciel, puis qu’il reviendra sur la terre, et qu’il est digne d’être adoré62.
Un peu plus loin dans l’entretien, Tryphon se montre encore une fois dubitatif face aux arguments christologiques énoncés par Justin : Nous avons entendu toute ta pensée sur cette question. Poursuis donc en reprenant ton discours là où tu l’as laissé ; car enfin, il me semble quelque peu paradoxal, et absolument impossible à démontrer. T’entendre dire, en effet, que ce Christ étant Dieu, préexistait avant les siècles, puis qu’il a aussi supporté d’être engendré, devenant homme, et qu’il n’est point homme issu d’un homme, cela me paraît non seulement paradoxal, mais encore insensé63.
58 59 60 61 62 63
Justin, Dialogus cum Tryphone, 84, 2 ; 85, 2 ; 100, 2 ; 115, 3 ; 138, 2. Justin, Dialogus cum Tryphone, 62, 4. Justin, Dialogus cum Tryphone, 56, 4. Justin, Dialogus cum Tryphone, 56, 11 ; 62, 2 ; 128, 4 ; 129, 4. Justin, Dialogus cum Tryphone, 38, 1. Justin, Dialogus cum Tryphone, 48, 1. 233
Steeve Bélanger
Ces affirmations de Tryphon apparaissent comme une synthèse des points de divergences majeurs entre les croyances christologiques chrétiennes et la difficulté pour certains Juifs de reconnaître non seulement que Jésus est le Christ de Dieu, mais également à adhérer aux différentes dimensions de cette christologie : préexistence, divinité, manifestations théophaniques, incarnation et naissance virginale, crucifixion, résurrection et seconde parousie du Christ, thème que nous allons maintenant aborder.
La double parousie du Christ de Dieu Pour répondre à l’affirmation scandaleuse pour un Juif cultivé du iie siècle comme Tryphon que les chrétiens placent leur espérance dans un crucifié, Justin va de nouveau recourir aux Écritures pour tenter de montrer que la venue d’un Messie souffrant était annoncée par les prophètes, particulièrement par Isaïe64, mais également par le Psaume 21 et par Zacharie65, qui mentionne la venue d’un Messie humble monté sur un âne et qui sera transpercé par les habitants de Jérusalem. Si les Écritures mentionnent effectivement la venue d’un Messie humble ou souffrant, conduit à la mort comme une brebis66, elles affirment aussi la venue d’un Messie glorieux, comme en Daniel qui mentionne la venue du Fils de l’homme porté par les nuées du ciel et dont la domination sera absolue et le règne éternel67. Toutefois, comme le rappelle M. Hadas-Lebel, à la fin du ier siècle, on attendait surtout du Messie, davantage d’origine humaine que d’origine divine, « qu’il mette un terme au quatrième et dernier empire de l’histoire, Rome, et fasse disparaître ainsi le mal de la terre. Par cet ultime affrontement, il rendrait possible la restauration de Jérusalem68. » Or, Jésus n’a rien accompli de tout cela. De plus, Justin semble connaître que l’attente d’un Christ humble et souffrant n’était guère répandue dans le 64 65 66 67 68
Is, 40-55. Za, 9-12. Is, 53, 7. Dn, 7, 13-14. M. Hadas-Lebel, « Depuis quand existe-t-il un messianisme juif ? », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem 17 (2006), p. 63. Voir également A. J. B. Higgins, « Jewish Messianic Belief in Justin Martyr’s Dialogue with Trypho », Novum Testamentum 9,4 (1967), p. 298-305. 234
« Jésus est bien le Christ »
judaïsme de son temps, voire qu’elle semblait presque inadmissible comme en témoigne la réitération récurrente par Tryphon de cet aspect du Christ chrétien régulièrement désigné comme le crucifié. Justin souligne d’ailleurs que l’affirmation de la venue d’un Christ souffrant, confirmé par les Écritures, suscite de vives réactions de la part des didascales juifs : Et [puisqu’il] est démontré à travers ces mots que les Juifs ont tenu conseil sur la personne même du Christ, décidant de le supprimer en le crucifiant, et que lui-même se révèle comme Isaïe l’a prophétisé “une brebis conduite à l’abattoir”, dans leur embarras, ils en viennent à blasphémer69.
De quelle manière Justin tente-t-il de concilier ce qui pourrait apparaître comme une contradiction entre ces deux parousies, alors que, dans sa compréhension des Écritures, la contradiction n’existe qu’en raison d’une mécompréhension, par les Juifs, de celles-ci70 ? À partir de cette double attente messianique mentionnée par les Écritures, Justin énonce alors l’idée d’une double parousie71. La première parousie, selon Justin, est celle d’un Christ souffrant et humble confirmant ainsi pour l’apologiste que Jésus est bien le Christ annoncé par les Écritures. Pour Justin, la seconde parousie est celle du retour du Christ qui se manifestera comme un Messie majestueux et glorieux. Ainsi, selon lui, les deux parousies ont été annoncées, sans se contredire, par les Écritures : Insensés, qui ne comprennent pas ce qu’indiquent toutes ces paroles : que ce sont deux parousies qui sont annoncées. L’une, lors de laquelle il est annoncé qu’il sera souffrant, sans gloire, sans honneur et crucifié, la seconde lors de laquelle il apparaîtra du haut des cieux dans la gloire […]72.
Mais on sent néanmoins que Justin se trouve lui-même dans un certain embarras lorsqu’il peine à trouver des preuves suffisantes dans les Écritures pour convaincre ses interlocuteurs que ce Christ souffrant devait mourir crucifié avant de revenir de manière glorieuse. Nous avons mentionné la réticence de Tryphon sur cet aspect christologique. 69 70 71 72
Justin, Dialogus cum Tryphone, 122, 3. Justin, Dialogus cum Tryphone, 29, 2 ; 34, 1. Justin, Dialogus cum Tryphone, 97-106. Justin, Dialogus cum Tryphone, 110, 2. 235
Steeve Bélanger
Justin retombe alors, faute d’arguments convaincants, dans l’invective à l’égard des didascales juifs, pour régler ce désaccord entre le texte hébreu et la Septante : Et ils ont supprimé entièrement nombre de passages des traductions établies par les Anciens auprès de Ptolémée, parmi lesquelles celle qui montre expressément que ce crucifié a bien été proclamé et Dieu et homme et crucifié et mourant, je veux que vous le sachiez73.
Ce n’est pas l’unique fois dans le Dialogue que Justin accuse les didascales juifs d’avoir tripatouillé les Écritures, notamment pour les passages pour lesquels il existe un désaccord d’interprétation entre Juifs et chrétiens, ou d’avoir retranché des Écritures certains passages permettant de confirmer que Jésus est bien le Christ de Dieu74, particulièrement sur les dimensions christologiques qui semblent provoquer les plus vives polémiques. Par exemple, il mentionne qu’ils ont fait disparaître deux mots du quatre-vingt-quinzième psaume de David, retranchant ainsi la mention « par le bois. » Là où, selon Justin, le texte portait « Dites parmi les nations : “Le Seigneur a régné par le bois” », les didascales juifs n’auraient laissé, toujours selon Justin, que « Dites aux nations : “Le Seigneur a régné”75. » Ces accusations, très graves pour un Juif, comme le mentionne d’ailleurs Tryphon76, illustrent bien que nous ne sommes plus seulement dans un conflit d’interprétation des Écritures, mais dans la volonté délibérée des didascales juifs, déjà coupables d’avoir persécuté le Christ et de persécuter ceux qui croient en lui, d’avoir voulu, du moins selon Justin, cacher aux Juifs la véritable identité du Christ de Dieu en falsifiant les Écritures.
73 74 75 76
Justin, Dialogus cum Tryphone, 71, 2. Justin, Dialogus cum Tryphone, 71, 4 ; 72, 1.3 ; 73, 5 ; 120, 5 ; 122, 1-4 ; 123, 1.6. Justin, Dialogus cum Tryphone, 123, 1. Justin, Dialogus cum Tryphone, 123, 5 : « Et Tryphon de répliquer : – Si donc, comme tu l’as prétendu, les chefs du peuple ont supprimé quelque chose des Écritures, Dieu peut le savoir. Mais une telle attitude paraît incroyable ! » 236
« Jésus est bien le Christ »
Conclusion : une relecture apologétique et polémique des Écritures éclairée par la foi en Christ Ces deux exemples ne permettent bien évidemment pas de dresser un portrait complet du dossier christologique dans le Dialogue avec Tryphon, mais suffisent à illustrer la manière dont Justin effectue une relecture apologétique et polémique des Écritures afin de prouver à ses interlocuteurs que « Jésus est bien le Christ de Dieu. » Ils permettent également de souligner que, dans le contexte des controverses et polémiques réelles comme fictives entre Juifs et chrétiens, la question christologique est centrale, comme en témoignent tous les écrits chrétiens de controverses, et que cette dernière repose sur un véritable conflit d’interprétation des Écritures, conflit qui porte, entre autres, sur certaines ambiguïtés scripturaires ou certaines difficultés terminologiques, comme c’est le cas, notamment, en ce qui concerne la naissance virginale du Christ de Dieu77. Ils permettent également de montrer comment les controverses et polémiques entre Juifs et chrétiens ont contribué à la précision, voire à l’élaboration théologique, des différentes facettes de la question christologique. Ils illustrent également que l’argumentation christologique « se développe avant tout à travers une lecture des Écritures à la lumière de la foi en Christ78. » Ainsi, précise M. Fédou : […] les Pères ne partaient pas d’abord des Écritures anciennes, mais de leur confession de foi chrétienne, et c’est à la lumière de celle-ci qu’ils relisaient ces Écritures anciennes pour y trouver des figures ou des prophéties du Christ. En dépit des apparences, le mouvement premier de leur démarche n’allait pas de l’ancien vers le nouveau, mais du nouveau vers l’ancien – même si l’ancien, une fois reconnu dans sa portée typologique ou prophétique, contribuait lui-même à faire connaître la nouveauté de la Révélation néotestamentaire79.
77 Voir, par exemple, Justin, Dialogus cum Tryphone, 116, 1-4–117, 1-2 qui illustre l’opposition de lecture vierge/jeune fille dans la prophétie d’Is 7, 10-17. 78 M. Fédou, « La christologie patristique… », art. cit., p. 45. 79 M. Fédou, « La christologie patristique… », art. cit., p. 49. Voir également G. H. Gilbert, « Justin Martyr on the Person of Christ », The American Journal of Theology 10,4 (1906), p. 663–674. 237
Steeve Bélanger
Ils montrent également que ce genre de relecture des Écritures n’est pas sans rappeler celle de l’exégèse juive ancienne, à l’exception près que : [..] du côté chrétien, l’exégèse doit servir de preuve à des thèses et à des formulations qui tendent à revêtir progressivement un caractère dogmatique, il en est tout autrement du côté juif : à aucun moment, nous ne quittons le plan de l’exégèse haggadique, où tout reste sur le plan des opinions80.
Le Dialogue avec Tryphon illustre finalement un certain constat d’échec de cette rencontre entre Justin et Tryphon. En effet, malgré un très long débat, le Dialogue étant le texte chrétien le plus long du iie siècle, durant lequel Justin accumule, selon lui, les preuves scripturaires pour persuader ses interlocuteurs que Jésus est bien le Christ de Dieu, il ne parvient pas à les convaincre in fine d’embrasser la foi en Christ. Cet échec peut, peut-être, s’expliquer grâce au récit autobiographique qui ouvre le Dialogue et dans lequel Justin raconte son propre cheminement qui l’a conduit à se convertir à la foi en Jésus, le Christ de Dieu. Il mentionne aussi sa quête de vérité philosophique, sa rencontre avec un médiateur, un mystérieux vieillard81, qui lui permet d’entrer en contact avec les Écritures et de s’ouvrir sur leur compréhension, mais surtout une expérience personnelle qui engendra en lui « un feu qui s’alluma subitement dans [son] âme », le conduisant ainsi à se détourner des autres philosophies pour se retourner vers la seule philosophie qui soit sûre et profitable, celle de Dieu et de son Christ, et à aimer les prophètes et ces hommes qui sont les amis du Christ82. Ainsi, on peut supposer que, pour Justin, la conversion à la foi en Christ ne repose pas uniquement sur la compréhension juste des Écritures, facilitée par la présence d’un médiateur ; elle requiert une expérience personnelle engendrant une transformation intérieure de l’individu, transformation qui le conduit à se retourner vers Dieu. Tryphon et ses amis n’ayant pas ressenti cette expérience personnelle, c’est pourquoi les Écritures seules n’ont pas suffi à les convaincre d’embrasser la foi en Christ. Mais peut-être est-ce également parce que Justin n’a pas réussi à être convaincant. 80 K. Hruby, « Exégèse rabbinique et exégèse patristique », Revue des Sciences religieuses, 47,2-4 (1973), p. 344. 81 Sur cet énigmatique personnage, voir A. Hofer, « The Old Man as Christ in Justin’s Dialogue With Trypho », Vigiliae Christianae 57,1 (2003), p. 1-21. 82 Justin, Dialogus cum Tryphone, 8, 1. 238
Le Christ ressuscite Lazare (R.B.)
Située dans la catacombe de la Via Latina, cette fresque représentant la résurrection de Lazare date du ive siècle. Au cœur d’un ensemble voué à la mort, l’iconographie chrétienne développe une série de thèmes picturaux célébrant la vie et la victoire sur la mort. L’épisode de la résurrection de Lazare, narré dans le chap. 11 de Jean, convient particulièrement bien à l’endroit où il est dépeint, puisqu’il démontre la puissance de résurrection du Christ. Celui-ci est habillé d’une tunique à double bande de pourpre nommée angusticlave, portée par les chevaliers, sur laquelle il a passé une sorte de toge. Il est ainsi vêtu comme un orateur ou un philosophe, ce qui est une référence à la force de sa parole. La première représentation de Jésus l’inscrit donc dans des modèles culturels grécoromains et insiste sur la force de son verbe. 10.1484/M.CBP-EB.5.134118
Selon une formule iconographique persistante, l’acte magique est médiatisé par un bâton, une verge, qu’il dirige vers un édifice funéraire qui permet un compromis entre les coutumes romaines et ce que dit le texte évangélique. En effet, les Romains utilisaient des sarcophages où le défunt était allongé, ou bien incinéraient son corps et conservaient sa mémoire par une stèle ou cippe (un petit monument indiquant la tombe). Or le texte dit que Lazare « sort » du tombeau. Celui-ci est donc peint comme un temple miniature ou une sorte de maison. Le mort, quant à lui, est présenté debout, encore emmailloté. Des lignes permettent de figurer les bandelettes dont le texte dit qu’il est entravé. Les personnages qui se trouvent derrière Jésus représentent la foule devant qui le miracle s’opère dont parle le texte de Jean.
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« Lire ne suffit pas : il faut aussi interpréter »
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome Guillaume Bady
CNRS, HiSoMA, Sources Chrétiennes, Lyon
Jésus se disait-il Dieu ? La question n’est pas insignifiante lorsqu’on s’interroge sur les fondements du dogme chrétien sur le Nazaréen. Or, au tournant des ive et ve siècles, elle semble bien s’être posée dans ces termes. En effet, Jean Chrysostome n’hésite pas, dans certaines homélies, à confirmer le grief formulé par les Juifs à l’encontre du Nazaréen. Ce grief est rapporté explicitement au verset 18 du chapitre 5 de l’Évangile selon Jean, et cité par les adversaires de l’Antiochien, ces anoméens qui, à la suite d’Eunome, disaient le Fils « dissemblable », ἀνόμοιος, au Père, et contre lesquels il a laissé plusieurs homélies. Ces « hérétiques » entendaient montrer que le Christ n’est pas Dieu, en arguant que lui-même ne prétendait pas l’être et que l’idée venait des Juifs seuls1. Avant d’examiner les passages chrysostomiens, il convient de rappeler le texte évangélique, qui se situe après la guérison du paralytique à la piscine de Bethesda. Voici les versets 15 à 222 : 15 L’homme alla dire aux autorités juives que c’était Jésus qui l’avait guéri. 16 Dès lors, ces Juifs s’en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. 17 Mais Jésus leur répondit : « Mon Père, jusqu’à présent, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre. » 18 Dès lors, les autorités juives n’en cherchaient que 1 2
Jean Chrysostome, In Iohannem 38, 3 (PG 59, 215) ; 49, 2 (PG 59, 275276) ; In illud : Pater meus usque modo operatur, 2 (PG 63, 513). Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, 2010, édition notes intégrales, p. 2308. 10.1484/M.CBP-EB.5.133890
Guillaume Bady
davantage à le faire périr, car non seulement il violait le sabbat, mais encore il appelait Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu. 19 Jésus reprit la parole et leur dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père : car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement. 20 C’est que le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ; il lui montrera des œuvres plus grandes encore, de sorte que vous serez dans l’étonnement. 21 Comme le Père, en effet, relève les morts et les fait vivre, le Fils lui aussi fait vivre qui il veut. 22 Le Père ne juge personne, il a remis tout jugement au Fils. »
« Se faisant ainsi l’égal de Dieu » (ἴσον ἑαυτὸν ποιῶν τῷ ϑεῷ). Si, pour les auteurs se situant dans la fidélité au concile de Nicée, la phrase exprime sans ambiguïté la divinité du Fils, elle ne semble citée que rarement par leurs adversaires pour prouver que celui-ci ne l’aurait pas lui-même revendiquée. Cette utilisation polémique précise, telle qu’on la rencontre indirectement chez Chrysostome, est donc assez isolée au regard des quelques occurrences du verset johannique chez les auteurs chrétiens, que nous proposons d’aborder en premier lieu à titre de comparaison. L’originalité de l’argumentation de Chrysostome dans certaines de ses homélies pourra ensuite apparaître plus nettement et être mise en rapport avec celle qu’on trouve aussi chez Théodore de Mopsueste. Enfin, mériteront d’être dégagés les principes herméneutiques que l’Antiochien prend le soin d’exposer sur un sujet touchant au fondement même de la foi chrétienne.
1. Quelques interprétations patristiques antérieures Hilaire de Poitiers Parmi les interprétations antérieures à Chrysostome, c’est chez les Latins que Jn 5,18 apparaît de la manière la plus significative, et chez les Cappadociens que, plus globalement, les parallèles sont le plus aisés à établir. Hilaire de Poitiers est apparemment à son époque le seul chez qui on décèle ce qui ressemble un peu à l’argument réfuté par l’Antiochien.
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L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
En 360, alors que l’arianisme était dominant, il écrit dans le Contre Constance3 : Le Fils, en attestant que Dieu est son Père, attestait qu’il était égal à Dieu. Et si par hasard tu objectes que le Christ a nié son égalité avec Dieu, parce qu’il avait dit : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, sauf ce qu’il a vu faire au Père », rappelle-toi, d’une part, que le Christ a répondu au sujet du sabbat, dont on lui reprochait la violation, de manière à mettre en avant, sur ce point précis, l’autorité du Père qui agissait en lui, et d’autre part, qu’il s’est attribué une égalité de puissance et d’honneur : « Tout ce que le Père fait, c’est identiquement ce que le Fils aussi fait semblablement. »
« Et si par hasard… » (si forte) : Hilaire évoque donc ici une pure hypothèse, si bien que l’on ne peut parler d’un véritable précédent. Sa réponse n’en est pas moins intéressante, ne serait-ce que parce qu’elle est modulée de diverses manières dans ses divers écrits. Ainsi, dans La Trinité, il n’avait pas attribué à Jésus lui-même la revendication de l’égalité avec Dieu, mais avait fait cette remarque4 : Il n’en va pas dans ce texte comme d’ordinaire ailleurs : on n’y apporte pas le discours que les Juifs auraient prononcé. C’est plutôt une explication de l’évangéliste, indiquant le motif pour lequel les Juifs voulaient tuer le Seigneur.
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Hilaire de Poitiers, In Constantium 17 (A. Rocher, SC 334, p. 202-203) : […] Hoc Iohannes loquens magna uoce proclamat, ut professus Filius sibi Patrem Deum professum se aequalem esse Deo intellegatur. Quod si forte dicis aequalitatem sibi et Deo negasse Christum, quia dixerat : « Non potest Filius facere a se quicquam nisi quod uiderit Patrem facientem », memento Christum et respondisse de sabbato quod uiolasse arguebatur, ut in hoc ipso Patris in se operantis praeferret auctoritatem, et aequalitatem sibi uirtutis honorisque sumpsisse : « Omnia quaecumque Pater facit, eadem et Filius facit similiter. » Voir aussi De synodis 72-75 ; De Trinitate II, 23 ; VII, 15-19 ; VIII, 43 ; IX, 43-49 ; In Psalmum XCI, 5. Hilaire de Poitiers, De Trinitate VII, 15 (G.M. de Durand, Ch. Morel et G. Pelland, SC 448, p. 306-307) : Non nunc, ut in ceteris solet, Iudaeorum sermo ab his dictus refertur. Expositio potius haec euangelistae est, causam demonstrantis cur Dominum interficere Iudaei uellent. 243
Guillaume Bady
Cette précision, que l’on retrouve chez Ambroise5, se voit nuancée plus tard dans le Commentaire sur le Psaume 91 de l’évêque de Poitiers6 : D’où vient donc le ressentiment des Juifs ? Il n’a pas dit : « Dieu est mon Père », mais la Vérité s’est imposée à eux et, malgré eux, la raison les a obligés à la reconnaître : ses œuvres disaient qu’il « était l’égal de Dieu ».
Si l’on suit Hilaire dans tous ces textes, Jésus n’aurait donc pas dit explicitement qu’il était l’égal de Dieu, et les Juifs non plus, mais l’idée était bien implicite pour l’un comme pour les autres. C’est non par une bouche humaine, mais en tant que Dieu que le Fils, qui est Vérité, révèle son égalité : on reconnaît ici le mot ueritas issu du Ps 91,3, référence littérale la plus proche, mais aussi bien sûr de Jn 14,6. Dans la suite, le mot ratio pourrait être compris en termes grecs comme un équivalent de logos, ce qui renforcerait l’interprétation christologique du passage, mais c’est là une simple supposition. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, quelques décennies avant Chrysostome, l’argument existe déjà, mais de manière purement théorique, et ce, chez un auteur que l’Antiochien n’a sans doute pas lu. Or chez ceux dont il a pu s’inspirer, si l’on trouve des parallèles, ceux-ci brillent par l’absence de l’argument visé : ainsi chez les Cappadociens, sur l’interprétation desquels nous allons donner à présent un rapide aperçu.
Les Cappadociens L’utilisation de Jn 5,17-19 chez les Cappadociens est à situer déjà évidemment dans la polémique contre Eunome. Dans l’Apologie de ce dernier, vers 363-364, se lisent deux références au verset 19 : Celui qui œuvre par son pouvoir est tout à fait différent de celui qui agit sous l’autorité paternelle et qui confesse qu’il « ne fait 5 6
Ambroise de Milan, De fide ad Gratianum II, 8, 68 (O. Faller, CSEL 78, p. 80, l. 68 s.). Hilaire de Poitiers, In Psalmum XCI, 6 (P. Descourtieux, SC 605, p. 268-269, traduction légèrement modifiée) : Sed unde hic Iudaeis dolor est ? Non enim ita locutus est : « Deus Pater meus est ». Sed uim adtulit ueritas et confessionem inuitis ratio extorsit ; Deo enim esse aequalem opera loquebantur. Pour la datation estimative vers la fin de l’épiscopat, voir ibidem, p. 13. 244
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
rien de lui-même » (Jn 5,19). C’est la différence de celui qui est adoré à celui qui adore7.
Et, plus loin : Nous confessons que seul le Fils a été engendré par le Père, subordonné à sa substance et à sa décision ; lui-même, en effet, confesse qu’il « vit par le Père » (Jn 6,57) et qu’il « ne fait rien de lui-même » (Jn 5,19), et aussi, en vérité, qu’il n’est pas consubstantiel ni de substance semblable8.
Comme chez les adversaires ariens de Hilaire, le verset invoqué, on le voit, n’est pas celui où la déclaration d’égalité avec Dieu est en cause. La première réponse est celle de Basile, vers 364-365 : Il [Eunome] s’irrite pour les mêmes motifs qui excitaient les Juifs à l’époque où ils disaient : « Il se fait l’égal de Dieu. » Pourtant – et que personne ne croie que je dise un paradoxe – ces hommes-là paraissaient en un sens porter davantage attention à la liaison des choses. Ils s’indignaient, en effet, de ce qu’il « appelait Dieu son Père », parce qu’ils en tiraient euxmêmes la conséquence, c’est-à-dire que par cette parole « il se fait l’égal de Dieu ». Car ils estimaient que du fait d’avoir Dieu pour Père suivait nécessairement celui d’être son égal. Mais Eunome convient, à l’en croire, du premier terme et il refuse le second9. 7
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Eunome, Apologia 20, 25-27 (B. Sesboüé, G.-M. de Durand, L. Doutreleau, SC 305, p. 276-277) : πάμπολυ διενήνοχεν ὁ δημιουργῶν ἐξουσίᾳ τοῦ νεύματι πατρικῷ ποιοῦντος καὶ μηδὲν ἀφ’ ἑαυτοῦ ποιεῖν ὁμολογοῦντος, ὅ τε προσκυνούμενος τοῦ προσκυνοῦντος. Eunome, Apologia 26, 25-28 (ibidem, p. 290-291) : Μόνον γὰρ ὑπὸ τοῦ πατρὸς ὁμολογοῦμεν γεγεννῆσϑαι τὸν υἱόν, ὑποτεταγμένον οὐσίᾳ καὶ γνώμῃ· ζῆν τε γὰρ διὰ τὸν πατέρα καὶ μηδὲν ἀφ’ ἑαυτοῦ ποιεῖν αὐτὸς ὁμολογεῖ· μήτε μὴν ὁμοούσιον, . Voir aussi R. P. Vaggione, Eunomius. Extant Works (Oxford Early Christian Texts), Oxford, 1987, p. 60 et 70 ; Id., Eunomius of Cyzicus and the Nicene Revolution (Oxford Early Christian Studies), Oxford, 2000, p. 108, n. 187, et, pour une liste – non exhaustive – des sources attestant de l’emploi de Jn 5,19 par des non nicéens, p. 390. Basile de Césarée, Contra Eunomium I, 23, 35-37 ; 24, 1-7 (B. Sesboüé, G.-M. de Durand, L. Doutreleau, SC 299, p. 256-257) : […] ἐπὶ τοῖς αὐτοῖς χαλεπαίνων ἐφ’ οἷς καὶ οἱ Ἰουδαῖοι παρωξύνοντο τηνικαῦτα λέγοντες ὅτι Ἵσον ἑαυτὸν ποιεῖ τῷ ϑεῷ. Καίτοι γε – καὶ μηδενὶ παράδοξον τὸ λεγόμενον δόξῃ – μᾶλλόν πως ἐδόκουν ἐκεῖνοι τὸ ἀκόλουϑον ἐπιϐλέπειν. 245
Guillaume Bady
Le frère de Basile réplique à son tour en abordant le verset 17 ; Grégoire de Nysse reconnaît en effet dans l’action continue du Père et du Fils celle d’une même Providence divine10 : Si le Père exerce sa Providence au bénéfice de tous et si le Fils semblablement exerce sa Providence – en effet, « ce que le Fils voit faire au Père, il le fait pareillement » (Jn 5,19) –, l’identité des volontés prouve sûrement la communauté de nature de ceux qui veulent la même chose.
Grégoire de Nazianze, quant à lui, cite Jn 5,19 en 380 comme le sixième texte du dossier scripturaire eunomien, mettant en avant l’impuissance présumée du Fils11. « Ne pas pouvoir » a selon lui plusieurs sens : 1° ce qui manque de force, 2° ce qui est impossible pour la nature, 3° ce qui n’est pas raisonnable (οὐκ εὔλογον), 4° ce qui n’est pas voulu (ἀϐούλητον), 5° ce qui est impossible pour la nature mais possible à Dieu, 6° ce qui est impossible et inacceptable (ἀδύνατον καὶ ἀνεπίδεκτον) : « que Dieu soit méchant ou n’existe pas » ou « que le Fils fasse quelque chose de ce que le Père ne fait pas ». Encore une fois, le verset 18 n’est pas mentionné et, du reste, les rares textes eunomiens conservés ne semblent pas l’utiliser12. Amphiloque d’Iconium, enfin, a laissé une homélie sur « Le Fils ne peut rien faire de lui-même », dont les fragments conservés montrent Ἠγανάκτουν γὰρ ὅτι Πατέρα ἑαυτοῦ ἔλεγε τὸν ϑεόν. Τὸ ἐφεξῆς ἀφ’ ἑαυτῶν συλλογιζόμενοι, ὅτι διὰ τούτου ἴσον ἑαυτὸν ἐποίει τῷ ϑεῷ, ὡς ἀναγκαίως ἑπομένου τῷ πατέρα ἔχειν τὸν ϑεὸν τοῦ ἴσον ὑπάρχειν αὐτῷ. Ὁ δέ, τὸ πρῶτον συγχωρῶν δῆϑεν, πρὸ τὸ δεύτερον ἀνανεύει. 10 Grégoire de Nysse, Contra Eunomium I, 441 (R. Winling, SC 524, p. 200201) : Εἰ δὲ προνοεῖ μὲν ὁ πατὴρ τῶν ἁπάντων, προνοεῖ δὲ ὡσαύτως καἱ ὁ υἱός (ἃ γὰρ βλέπει τὸν πατέρα ποιοῦντα, καὶ ὁ υἱὸς ὁμοίως ποιεῖ), ἡ τῶν προαιρέσεων ταὐτότης τὸ κοινὸν τῆς φύσεως τῶν τὰ αὐτὰ προαιρουμένων πάντως ἐνδείκνυται. 11 Grégoire de Nazianze, Orat. 30, 10-11 (P. Gallay, SC 250, p. 243-247). 12 Le fait pourrait être infirmé par une enquête plus approfondie des sources de l’époque, dont le caractère limité laisse peu d’espoir. La première des deux homélies anoméennes pour l’Octave de Pâques montre a silentio combien nous manquons de données anoméennes pertinentes, lorsqu’au § 21, l. 307-309 (J. Liébaert, SC 146, p. 61), l’auteur cite Jn 8, 28 (« Je ne fais rien de moi-même »), 10, 25 et 5,39 – et non pas Jn 5,17-19 – pour évoquer la dépendance du Fils par rapport au Père. Je remercie B. Meunier de m’avoir signalé ce passage. 246
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
à la fois des parallèles avec Grégoire de Nazianze13 et l’apparition de thèmes nouveaux14. Voici les éléments de l’argumentation : (a) « ne peut » a deux sens : soit ce qui est impossible (He 10,4 : « Du sang de taureaux et de boucs ne peut enlever les péchés »), soit ce qui n’est pas permis (Ac 4,20 : « Quant à nous, nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu »). (b) Le Fils est-il contraint à obéir ? La suite l’infirme : « le texte ne dit pas qu’il ‘ne peut rien faire de lui-même’ à moins que le Père ne l’ait ordonné, mais ‘à moins qu’il ne le voie faire au Père’. » Le commentaire de la guérison du paralytique (Jn 5,1-16), malgré son insertion un peu déconcertante ici dans le raisonnement15, complète bien le propos en soulignant la puissance du Fils en action. (c) Souveraine liberté du Père et du Fils ; le Fils ne se contente pas d’imiter le Père : il crée, agit avec lui ; sinon il y aurait « deux cieux, deux soleils, deux mondes marins », etc. (d) La violation du sabbat n’est pas un signe d’opposition au Père. Il est impossible (ἀδύνατον) que la volonté du Fils soit contraire à celle du Père : « une seule nature, une seule volonté, une seule réalisation ». « ‘Le Fils ne peut donc rien faire de lui-même’ – puisqu’il n’est pas séparé du Père – ‘s’il ne le voit faire au Père’, c’est-à-dire à moins qu’il ne voie que le Père le veut. » Sont cités à l’appui les versets de Jn 14,10-11 : « Le Père qui demeure en moi fait ses œuvres… Je suis dans le Père et le Père est en moi. » (e) Les versets suivants (Jn 5,20-23) montrent que le Fils est libre et non un subalterne. Ces éléments, même s’ils ne comportent pas de remarque sur l’énonciation de Jn 5,18, constituent autant de parallèles, comme nous allons le voir à présent, avec l’argumentation déployée par Jean Chrysostome.
13 Cf. M. Bonnet, SC 553, 2012, p. 154 s. 14 Amphiloque d’Iconium, Homiliae 9, 5, 1 ; 5, 3-5 (M. Bonnet, S. Voicu, SC 553, p. 169-173 et 175-183). Avec prudence, aucune datation n’est avancée. 15 Cf. M. Bonnet, SC 553, p. 161-162. 247
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2. L’argumentation de Jean Chrysostome L’allusion à l’argument selon lequel Jésus n’aurait pas lui-même prétendu être « l’égal de Dieu » se lit à trois reprises chez l’Antiochien. La première est dans l’homélie 38 sur Jean16 où la guérison du paralytique est pour lui le signe de la divinité du Christ17 : à « ceux qui ne veulent pas admettre cela de bonne grâce et disent que ce n’était pas le Christ qui se faisait ‘l’égal de Dieu’, mais les Juifs qui l’en soupçonnaient », il répond en faisant valoir les actes et les paroles de Jésus qui ne relèvent pas « d’un soupçon mensonger, mais de la vérité du fait » (οὐχ ὑπονοίας ἦν ἐψευσμένης, ἀλλὰ πράγματος ἀληϑοῦς), et le soin qu’il aurait mis – et l’évangéliste de même – à corriger cette opinion si elle n’était juste. Le thème revient dans l’homélie 49, à propos de Jn 7,16 (« Mon enseignement n’est pas de moi »)18 : Ils ont ajouté deux griefs : 1. Il viole le sabbat ; 2. Il appelait Dieu « Père », « se faisant lui-même égal à Dieu ». Car ce n’était pas là le fait de leur supposition, mais de sa pensée à lui, et ce n’était pas comme la foule, mais de manière extraordinaire et singulière qu’il disait cela : voilà qui est évident d’après l’argument que voici : beaucoup à de nombreuses reprises ont appelé Dieu leur père, par exemple : Dieu, l’unique, nous a 16 Les homélies sur Jean (CPG 4425) ont généralement été situées à Antioche vers 391, sur des critères très incertains : voir W. Mayer, The Homilies of St John Chrysostom – Provenance. Reshaping the Foundations (Orientalia Christiana Analecta, 273), Rome, 2005, p. 267 et 305 notamment. 17 Jean Chrysostome, In Iohannem 38, 3 (PG 59, 215) : οἱ μὴ βουλόμενοι μετ’ εὐγνωμοσύνης ταῦτα δέχεσϑαι, φασίν, ὅτι οὐχ ὁ Χριστὸς ἐποίει ἑαυτὸν ἴσον τῷ ϑεῷ, ἀλλ’ οἱ Ἰουδαῖοι τοῦτο ὑπώπτευον. 18 Jean Chrysostome, In Iohannem 49, 2 (PG 59, 275-276) : Δύο ἐγκλήματα ἐπήγαγον, ἓν, ὅτι τὸ σάββατον λύει· ἄλλο, ὅτι πατέρα ἔλεγε τὸν ϑεὸν, ἴσον ἑαυτὸν ποιῶν τῷ ϑεῷ. Ὅτι γὰρ οὐ τῆς ἐκείνων ὑπονοίας ἦν, ἀλλὰ τῆς αὐτοῦ γνώμης· καὶ ὅτι οὐχ ὡς οἱ πολλοὶ, ἀλλ’ ἐξαιρέτως καὶ ἰδιαζόντως ἔλεγε, δῆλον ἐκεῖθεν. Πολλοὶ πολλάκις πατέρα εἶπον τὸν ϑεὸν ἑαυτῶν· οἷον, ὅτι ϑεὸς εἷς ἔκτισεν ἡμᾶς, καὶ πατὴρ εἷς πάντων ἡμῶν· ἀλλ’ οὐ παρὰ τοῦτο ἴσος ἦν ὁ λαὸς τῷ ϑεῷ· […] εἰ τῆς ἐκείνων ὑποψίας ἦν, καὶ μὴ τῆς αὐτοῦ γνώμης, διώρθωσεν ἂν καὶ εἶπεν· τί με νομίζετε ἴσον τῷ ϑεῷ; Οὐκ εἰμὶ ἴσος. Ἀλλ’ οὐδὲν τοιοῦτον εἶπεν, ἀλλὰ καὶ τοὐναντίον, καὶ ἀπέδειξεν ὅτι ἴσος ἐστὶ διὰ τῶν ἑξῆς. Τὸ γὰρ, Ὥσπερ ὁ πατὴρ ἐγείρει τοὺς νεκροὺς καὶ ζωοποιεῖ, οὕτω καὶ ὁ υἱός· καὶ, Ἵνα πάντες τιμῶσι τὸν υἱόν, καθὼς τιμῶσι τὸν πατέρα, καὶ Τὰ ἔργα, ἃ ἂν ἐκεῖνος ποιεῖ, ταῦτα καὶ ὁ υἱὸς ὁμοίως ποιεῖ· ταῦτα πάντα τῆς ἰσότητός ἐστι συστατικά. 248
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
créés, et il est le Père de nous tous ; mais pour autant le peuple n’était pas l’égal de Dieu. […] Si ç’avait été leur soupçon et non sa pensée à lui, il les aurait corrigés et aurait dit : « Pourquoi me croyez-vous égal à Dieu ? Je ne lui suis pas égal. » Mais il n’a rien fait de tel, au contraire, et il a montré qu’il est égal par ce qui suit : « De même que le Père ressuscite les morts et les fait vivre, de même le Fils » (Jn 5,21), et : « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père » (Jn 5,23), et : les actes que lui, il « fait, le Fils les fait aussi semblablement » (Jn 5, 19) : tout cela est constitutif de l’égalité.
Enfin, dans l’homélie In illud : Pater meus usque modo operatur (Jn 5,15)19, il cite les « hérétiques », littéralement par la tournure « les fils des hérétiques », οἱ τῶν αἱρετικῶν παῖδες, qu’il emploie ailleurs20 pour désigner aussi, sans doute aucun, les anoméens21 : Où sont maintenant les hérétiques, qui dans leur folie vont à l’encontre de leur propre salut et mutilent le Christ de l’égalité avec le Père ? […] De fait, les Juifs le persécutaient parce qu’il se disait « lui-même égal à Dieu » ; et ceux-ci s’étranglent parce que nous attribuons ce titre louangeur, nous qui avons été instruits par lui. – Mais cette assertion, dit-on, n’était pas de lui, ni de l’évangéliste, mais des Juifs ! 19 CPG 4441.10. C’est la neuvième des Quindecim novae homiliae éditées par B. de Montfaucon, S.P.N. Joannis Chrysostomi archiepiscopi Constantinopolitani opera omnia quae exstant, t. XII, Paris, 1735, p. 382387 ; PG 63, 511-516. Ce sera la dixième dans l’édition en préparation pour les Sources Chrétiennes, suivant l’ordre des manuscrits. W. Mayer, The Homilies…, op. cit., notamment p. 503-508, la situe à Constantinople selon toute probabilité, soit en avril 400, soit en mars-avril 398, en tout cas juste avant l’homélie 12 citée plus loin. 20 Jean Chrysostome, De petitione matris filiorum Zebedaei, l. 22 (A.-M. Malingrey, Jean Chrysostome, Sur l’égalité du Père et du Fils, SC 396, hom. VIII, p. 168). 21 In illud : Pater meus usque modo operatur, 2 (je traduis ici le texte que j’ai établi d’après plusieurs manuscrits, notamment le Stavronikita 6, f. 107r, ici quasiment identique à PG 63, 513) : Ποῦ νῦν οἱ τῶν αἱρετικῶν παῖδες, οἱ κατὰ τῆς ἑαυτῶν μαινόμενοι σωτηρίας καὶ τῆς ἰσότητος ἀποσχίζοντες αὐτὸν τῆς πρὸς τὸν πατέρα ; […] Καὶ γὰρ οἱ Ἰουδαῖοι διὰ τοῦτο αὐτὸν ἐδίωκον, ὅτι ἴσον ἑαυτὸν ἔλεγε· καὶ οὗτοι διὰ τοῦτο ἀπαγχονίζονται, ὅτι ταύτην ἀναφέρομεν αὐτῷ τὴν εὐφημίαν παρ’ αὐτοῦ παιδευϑέντες. Ἀλλ’ οὐκ αὐτοῦ, φησίν, οὐδὲ τοῦ εὐαγγελιστοῦ αὕτη ἡ ψῆφος ἦν, ἀλλὰ τῶν Ἰουδαίων. 249
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Pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de ces textes, sans les décrire dans le détail il convient de dégager à présent la structure de leur argumentation22. Voici tout d’abord celle de la 38e des Homélies sur Jean, suivant l’ordre des versets 17-1923 :
Le Maître du sabbat (v. 17) (a) Épis arrachés un jour de sabbat : exemples de David (Mt 12, 1-8) et de la prise de Jéricho. (b) Au v. 17, l’affirmation de l’égalité est pire que la violation du sabbat. (c) Comparaison du magistrat transgressant la loi de son roi. Ici il y a égalité en dignité. (d) Pour Dieu il n’y a pas de repos du 6e jour24 : l’action continue du Père est sa Providence, qui fait se mouvoir le soleil, etc. (e) Les créatures elles-mêmes agissent au jour du sabbat, mais le Fils n’est pas une créature.
Le Fils se dit bien égal au Père (v. 18) (f) L’égalité avec Dieu est une idée non de Jésus, mais des Juifs ? (g) Non, car il était bel et bien persécuté et pour la violation du sabbat et pour s’être dit égal au Père. (h) Il n’agit pas comme un serviteur. (i) Il aurait dissuadé les Juifs si l’idée était fausse, et l’évangéliste aurait précisé que c’était l’idée des Juifs. Quand une chose est mal comprise, l’évangéliste précise son sens : ainsi le « temple » reconstruit en 3 jours est le corps du Christ (Jn 2,19-20) et le « levain » des pharisiens désigne leur doctrine (Mt 16, 6.11).
Impuissance du Fils ? (v. 19) Le v. 19 ruine-t-il l’égalité avec le Père ? Au contraire il la confirme. (j) « Ne peut rien faire de lui-même » : non pas « ceci mais pas cela », mais « rien ». Pourtant deux citations semblent l’infirmer : Ph 2,6-7 22 Le découpage et l’intitulé de chaque élément n’ont d’autre prétention qu’indicative. 23 Jean Chrysostome, In Iohannem 38, 2-4 (PG 59, 214-218). 24 Cf. la 10e des Homélies sur la Genèse 7 (PG 53, 89) commentant le 6e jour de la création. 250
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
et Jn 10,18 (« Ma vie… personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la recevoir à nouveau »). (k) Même nous, nous pouvons faire des choses par nous-mêmes. (l) « Rien » signifie : rien de contraire au Père. (m) C’est un signe non pas de faiblesse, mais de grande puissance. L’illustrent He 6,18 (« Dieu ne peut mentir ») et 2 Tm 2, 13 (« il ne peut pas se contredire lui-même »). (n) La suite du v. 19 confirme l’égalité : le Père non plus ne ferait-il rien de lui-même ? (o) Si le Fils apprend chaque jour ce qu’il doit faire, c’est contraire au Ps 101,28 (« Tu es le même et tes années ne passeront pas ») et à Jn 1,3 (« Toutes choses ont été faites par lui »). (p) Jésus varie l’élévation de son discours pour mieux persuader : v. 17 (haut), v. 19a (bas), 19b (haut), 20 (bas). (q) Au v. 21, « à qui il veut » signifie le contraire de l’impuissance. Le vouloir suppose le pouvoir. (r) Le pouvoir de ressusciter montre l’égalité au Père : Jn 6, 40 (« Je le ressusciterai ») et 11, 25 (« Je suis la résurrection ») le prouvent. La parénèse dénonce l’esprit de domination, qui enfante les hérésies, etc. La 49e des Homélies sur Jean, quant à elle, cite Jn 5,19-23 en reprenant assez vite le commentaire continu de Jn 7, 11-24. La structure de l’homélie In illud : Pater meus usque modo operatur (Jn 5,15), pour sa part, semble circulaire25. L’exégète commence par revenir sur le commentaire qu’il faisait de 1 Co 3,11 (le Christ est le « fondement » de tout), en ajoutant He 1,3 (« portant » tout), afin de reconnaître en lui l’action de la Providence, comme en Jn 5,19. De là, il en vient à la question de son égalité avec Dieu :
Le Fils se dit bien égal au Père (I) Jn 5,19 infirmerait-il son égalité avec le Père ? (a) Non, en raison de l’inspiration de l’évangéliste. (b) L’idée serait-elle non pas de Jésus, mais des seuls Juifs ? Le possessif montre que c’est la sienne : « mon Père ». 25 PG 63, 511-516. 251
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(c) Il ne sert pas le Père : il y a égalité entre eux. (d) L’évangéliste aurait démenti l’interprétation des Juifs si elle avait été fausse, comme il le fait ailleurs : ainsi le « temple » reconstruit en 3 jours est le corps du Christ (Jn 2,19-20) et le « levain » des pharisiens désigne leur doctrine (Mt 16, 6.11).
Le Maître du sabbat Chrysostome revient sur les paroles mêmes de Jésus, guérissant le paralytique le jour du sabbat. (e) Le sabbat peut être transgressé : ainsi pour la prise de Jéricho, ou la circoncision le 8e jour après une naissance un jour de sabbat ; la création elle-même continue tous les jours ; et une femme peut accoucher un jour de sabbat. Pourtant, n’invoquant pas ces excuses, qui seraient celles des créatures, Jésus dit qu’il agit à égalité avec le Père. (f) Autres exemples de transgression du sabbat : les épis arrachés et David (Mt 12, 1-8). (g) Jésus parle en tant qu’homme ou que Dieu, mais en Jn 5,17, c’est en tant que Dieu.
Le Fils se dit bien égal au Père (II) (h) L’égalité avec le Père est bien une idée de Jésus. Elle est impliquée de toute façon dans la violation du sabbat, et l’évangéliste lie bien les deux. (i) Quelle est l’action commune avec le Père ? Le gouvernement et la conservation de l’univers. Pour cela, pas de repos du 6e jour : l’action est continue. Au moins deux autres homélies de Chrysostome entretiennent des rapports étroits avec ces homélies quant au sujet. L’homélie In illud : Filius ex se nihil facit (Jn 5,19)26, qui a été prononcée juste après l’homélie In illud : Pater meus usque modo operatur27, poursuit la démonstration, avec en préambule des considérations herméneutiques sur lesquelles nous reviendrons plus loin. La suite de son propos 26 CPG 4421 = 4441.12 : c’est la 12e des Quindecim novae homiliae (cf. PG 56, 247-256, ici § 2-7, col. 248-256). 27 W. Mayer, The Homilies…, op. cit., notamment p. 502-510. 252
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
peut être analysée en trois parties, dans un mouvement globalement circulaire :
Impuissance du Fils ? Arguments indirects (a) Même les hommes peuvent agir, par ex. les « eunuques pour le royaume » (Mt 19,12) ; les croyants peuvent se garder purs par euxmêmes (2 Tm 20,21). (b) La création est une action conjointe du Père et du Fils, sinon il y aurait 2 créations, 2 soleils…
Quelle action ? Arguments scripturaires sur le pouvoir du Fils (c) Ph 2, 5-7 porte sur l’Incarnation. Est-ce le Père qui s’est fait chair ? Le Fils l’aurait-il vu s’incarner ? Or l’Incarnation a été décisive : avant, le mal régnait, après, les hommes rivalisent avec les anges. Cette œuvre si grande, le Fils l’a faite de lui-même. (d) Versets de confirmation : Ph 2, 6-7 (« il s’est anéanti lui-même ») ; Ep 5,2 (« il s’est livré lui-même ») ; Jn 10,18 (« J’ai le pouvoir de déposer ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre »). (e) Le pouvoir de juger : « Le Père ne juge personne, c’est le Fils qui juge tous les hommes » (Jn 5,22). Cf. Mt 5, 21.22.38… : Jésus « ajoute » à la Loi en toute autorité. (f) Les Juifs eux-mêmes témoignent de son autorité (ἐξουσία) en Mt 7,28-29 ; Jn 18, 37 ; Mt 9,6 ; Jn 10,18.
Le sens précis du verset 19 (g) « Le Fils ne fait rien par lui-même » est un signe non de faiblesse, mais de force : il « ne peut se contredire » (2 Tm 2,13). De même, le diamant ne peut se briser. (h) « Rien par lui-même » doit être compris comme « rien d’étranger au Père » : il y a une relation d’union et d’identité entre eux. Le Fils ne « fait » pas seulement (comme les apôtres font), il fait « pareillement », c’est-à-dire de sa propre autorité. (i) Verset 21 : il « ressuscite qui il veut » et il fait les mêmes choses. (j) Il n’a pas appris ce qu’il devait faire, ni reçu d’ordre. Il est de même substance que le Père et peut voir Dieu.
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(k) Le verset 19 est mis en rapport avec Jn 1,3 (« Tout a été fait par lui ») : faut-il que le Père agisse aussi après avoir vu faire un autre ? (l) Son langage est volontairement « épaissi » pour pouvoir être entendu, comme en Jn 10,15 (« Comme mon Père me connaît, moi je connais mon Père ») et 10,30 (« Mon Père et moi, nous sommes un »). Dans une autre homélie, après avoir commenté la guérison du paralytique, il entreprend de réfuter l’interprétation anoméenne en présentant le Christ comme le Maître du sabbat28 : (a) Violation du sabbat : Jésus demande-t-il pardon comme esclave, ou bien est-il supérieur à la Loi, comme maître ? (b) Verset 17 : l’affirmation de l’égalité avec Dieu est pire que la violation du sabbat. (c) 3 comparaisons : celle du port illégitime de diadème et de la pourpre ; celle d’un juge graciant à la place de l’empereur ; celle d’une place indue de subalternes dans les orgies. Chez le Christ, il y a égalité en dignité. (d) Épis arrachés un jour de sabbat : exemple de David (Mt 12, 1-8). (e) Il n’y a pas de repos pour Dieu le 6e jour : l’action continue du Père est sa Providence, y compris pendant le sabbat ; il en va de même pour le Fils, qui est son égal. D’une homélie à l’autre, la cohérence de ces divers arguments est tout aussi patente que leur récurrence – le tableau comparatif proposé plus loin permet de mieux le visualiser –, en même temps qu’apparaissent les variations et spécificités de chacune.
3. Le Commentaire sur Jean de Théodore de Mopsueste Nous pouvons à présent mieux apprécier le rapprochement avec l’une de leurs sources possibles, le Commentaire sur Jean de Théodore de Mopsueste. En effet, tout en interprétant Jn 5,17-18 de façon
28 Jean Chrysostome, De Christi divinitate (A.-M. Malingrey, SC 396, hom. XII, p. 318-357, ici l. 344-433, p. 344-352). L’homélie (CPG 4325) est située, avec d’autres avant elle, par A.-M. Malingrey (ibidem, p. 370) peu après le 28 février 398, à Constantinople. 254
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
similaire, l’ancien « camarade » de Chrysostome auprès de Diodore de Tarse en vient à répondre à trois objections29 :
Commentaire des versets 17-18 (a) Verset 17 : le Fils a même puissance que le Père. Il est maître du sabbat : épis arrachés et exemple de David (Mt 12, 1-8). (b) L’action continue du Père est sa Providence, y compris pendant le sabbat : il en va de même pour le Fils. (c) Verset 18 : la réponse du Christ s’avère plus grave encore pour les Juifs que la violation du sabbat.
Réponses à 3 objections 1. (d)
« Certains, à qui il est facile de tout tordre, ne prêtant pas attention au contexte dans son ensemble, disent que ce n’est pas Jésus qui s’est fait égal à Dieu, mais que ce sont les Juifs qui l’ont pensé. » — « Il me paraît impossible que les Juifs aient pu se faire par eux-mêmes cette opinion » : ils n’ont pu la déduire que de la réponse de Jésus au v. 17, où il appelle Dieu son Père. 2. (e) « C’est de manière inepte que l’on croirait que ce mot (de Père) a pu suggérer aux auditeurs juifs l’idée d’une égalité divine, car partout alors les hommes étaient appelés fils de Dieu et Dieu était appelé Père des hommes ; et ce, non seulement pour plusieurs de manière collective, mais aussi certains de manière individuelle, comme le dit le bienheureux David : ‘… Dieu, tu es mon Père…’ (Ps 88,27-28). » Précisément, si les Juifs appellent Dieu « Père » (Jn 8,41), pourquoi reprocheraient-ils à Jésus de l’appeler ainsi ? C’est que la façon dont lui emploie le nom Père n’est pas usuelle : c’est un Fils selon la nature, non selon l’adoption. 3. Le v. 19 montre-t-il que le Fils n’est pas égal ? Au contraire il le confirme : 29 Théodore de Mopsueste, Commentaire sur Jean, éd. J.-M. Vosté, CSCO 115-116, syr. 66-63, Louvain 1940, p. 103-112 (syr.), p. 73-79 (lat.). Un fragment caténique, le n° 27, est conservé en grec : cf. R. Devreesse, Essai sur Théodore de Mopsueste (Studi e Testi, 141), Vatican, 1948, p. 325326. 255
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(f) Les hommes n’ont-ils pas la capacité d’agir par eux-mêmes ? Mais Dieu, non ? Il est donc absurde et impie de dire que le Fils ne fait qu’obéir. (g) Il y a 2 sens de « ne pas pouvoir » : l’impuissance (He 10,4), et l’impossibilité qui est le « signe d’une grande puissance » (« Dieu ne peut mentir », He 6,18). Pour le Fils, c’est l’impossibilité de faire ou de vouloir ce que le Père ne veut pas. (h) « Seulement ce qu’il voit faire au Père » indique une égalité, pas une soumission à « ce que le Père lui ordonne de faire » ou « lui donne la capacité de faire ». (i) « Ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement » : il n’y a pas une création du Père qui serait différente de celle du Fils. (j) L’adverbe « pareillement » désigne non seulement une même action, mais un même mode opératoire. Comme on le voit, Théodore situe l’objection attribuant aux seuls Juifs l’idée que Jésus était Dieu dans un ensemble plus structuré de critiques, et il y répond très vite pour se concentrer sur les deux suivantes. Si sa réponse rejoint celle de Chrysostome, dans la suite de son argumentation il se démarque surtout par les considérations sur l’usage commun du nom de « Père ». Fait significatif, le futur évêque de Mopsueste a composé son commentaire alors qu’il écrivait une défense du Contre Eunome de Basile, peut-être dans les années 38030 : il est donc plus que probable que les objections venaient d’Eunome ou, à tout le moins, de ses partisans. Toutes trois, notamment la première et la troisième, correspondent tout à fait à celles, présentées différemment, auxquelles s’est confronté Chrysostome. Les homélies de ce dernier semblent postérieures : même de manière conjecturale, la date la plus haute, celle des homélies sur le quatrième évangile, serait 391. Mais l’ouvrage de Théodore est-il bien des années 380 ? L’antériorité de son commentaire par rapport aux homélies de Jean n’étant pas absolument certaine, plutôt que d’envisager une influence de l’un sur l’autre il peut être opportun de rappeler l’hypothèse de Marie-Émile Boismard et Arnaud Lamouille : 30 « L’ouvrage date de la maturité », selon R. Devreesse, Essai sur Théodore de Mopsueste, op. cit., p. 290, avec renvoi à la page 50 où l’écrit contre Eunome est situé « quelques années » après « 380-381 ». 256
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
pour eux, les parallèles entre les commentaires de Théodore et de Jean s’expliqueraient par un recours séparé des deux élèves de Diodore au commentaire perdu de celui-ci sur l’Évangile johannique31. De fait, M.-É. Boismard a remarqué chez Jean et Théodore l’écho de l’objection fondée sur Jn 5,18 : « Théodore de Mopsueste connaît lui aussi cette interprétation minimisante du texte johannique.32 » Si l’identification de Diodore comme source commune reste trop délicate à prouver absolument – sans parler de l’hypothèse d’une compilation du commentaire de Diodore caché à l’intérieur des homélies chrysostomiennes –, la convergence et la rareté même du témoignage des deux exégètes sur ce point précis ne peuvent que trahir un contexte antiochien.
4. Un tableau comparatif En tout état de cause, c’est au sein d’une tradition exégétique plurielle, car héritée aussi d’autres auteurs – Amphiloque n’étant cité ici que comme témoin, non comme source directe –, que l’originalité de chacun des textes ressurgit. Le tableau suivant tente de récapituler les rapprochements possibles, suivant l’ordre des éléments définis plus haut dans les argumentations successives de l’homélie 9 d’Amphiloque (« Amph. »), de l’homélie 38 de Chrysostome sur Jean (« Chr. 38 ») et de ses homélies 10 et 12 de la collection des Quindecim homiliae (« Chr. 10 » et « Chr. 12 »)33, du Commentaire sur Jean de Théodore de Mopsueste (« Théod. ») :
31 M-É. Boismard, A. Lamouille, Un évangile pré-johannique, vol. I : Jean 1,1-2,12, tome II (Études bibliques, n.s. 18), Paris, 1993, p. 196-198. Quels que soient les débats suscités par les hypothèses de ces deux auteurs, leur travail demeure à ce jour l’étude la plus approfondie des homélies In Iohannem de Chrysostome. 32 M.-É. Boismard, Un évangile pré-johannique, vol. III : Jean 5, 1-47, tome II (Études bibliques, n.s. 29), Paris, 1996, p. 38 ; l’analyse de tout le passage est développée p. 35-46. 33 Dans la mesure où les parallèles qu’elles offrent sont peu étendus, et par souci de simplicité, les homélies 49 sur Jean et De Christi divinitate ne figurent pas dans le tableau. 257
Guillaume Bady
Amph. Chr. 38 Chr. 10 Chr. 12 Théod. He 10,4
a
Le Fils n’est pas un subalterne
b, e
g h
c
j
g, h i
Le Fils a créé avec le Père
c
b
Deux soleils…
c
b
Ne peut rien faire : impossibilité
d
Rien de contraire au Père
d
g l
Épis arrachés (Mt 12,1-8)
a
f
Jéricho
a
e
h
g
d
a
b
c
Égalité pire que la violation du sabbat
b
Comparaison du magistrat
c
Pas de repos pour Dieu
d
i
b
Action continue du Fils pour l’univers
d
i
b
Les créatures agissent le jour du sabbat
e
e, g
Prétention divine de Jésus : idée des Juifs ?
f
b
Le grief de cette prétention est réel
g
h
Jésus et Jean auraient contredit les Juifs
i
d
Rien ? pourtant Ph 2,6-7
j
c
Même les hommes peuvent agir
k
a
Ne peut rien faire : grande puissance (He 6,18)
m
Grande puissance (2 Tm 2, 13)
m
Le Père non plus ne ferait rien de lui-même ?
n
k
Action éternelle du Fils : Jn 1,3
o
k
Jésus module son langage
p
l
À qui il veut (v. 21) : vouloir suppose pouvoir
q
i
Pouvoir de ressusciter
r
d
g
i
Inspiration de l’évangéliste
a
Le possessif « mon Père » montre l’égalité
b
En Jn 5,17 Jésus parle en tant que Dieu
g
Puissance du Fils : Ep 5,2 ; Jn 10,18
d
Pouvoir de juger : Jn 5,22
e
Pouvoir sur la Loi : Mt 5,21, etc.
e
Les Juifs témoignent de son autorité
f
Pareillement = égalité
h
Usages différenciés de l’appellation « Père »
f g
j e
La comparaison illustre aussi la liberté d’exposition de Chrysostome, qui présente les arguments dans un ordre assez différent d’une homélie à l’autre. L’homélie 12 des Quindecim novae, qui entend explicitement compléter la 10, comporte peu de recoupements avec celle-ci ; alors que la 10 traite de l’action du Fils et de son égalité avec le Père, la 12 se 258
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
concentre sur la puissance du Fils confirmant cette égalité ; par ailleurs, tout en ayant un certain nombre de points communs avec l’homélie 38 sur Jean, elles diffèrent non seulement par la formulation et la variation des détails, mais aussi par la présence d’éléments supplémentaires ; comparées à ces autres deux prédications, l’homélie 38 sur Jean n’a pratiquement pas de traits qui lui seraient propres. Il serait cependant vain d’en déduire une nouvelle datation : les Quindecim homiliae 10 et 12 ont pu reprendre et développer les homélies 38 et 49 si cellesci étaient antérieures, ou bien ces homélies sur Jean, à supposer qu’on les décale à Constantinople dix années après leur datation conjecturale, ont pu condenser un peu le contenu des deux autres ; ou on peut encore imaginer que les homélies sur Jean ont subi une réécriture à Constantinople, ce qui rendrait sans grande pertinence la tentative même de datation.
5. De la Bible au dogme, une herméneutique Parmi ces homélies, en tout cas, il vaut la peine de s’attarder sur les avertissements herméneutiques que, plus que d’autres passages ou occasions, la polémique autour de Jn 5,17-19 a inspiré à Jean Chrysostome sur la façon de lire les Écritures. Le passage le plus important se lit au début de la 12e des « homélies nouvelles34 » :
34 Jean Chrysostome, In illud : Filius ex se nihil facit, 1 ; là encore, et de même dans les extraits suivants, je traduis le texte que j’ai établi d’après plusieurs manuscrits, notamment le Stavronikita 6, f. 117r-118r (cf. PG 56, 247-248) : συνάρασϑέ μοι καὶ χεῖρα ὀρέξατε, ταῖς τε εὐχαῖς διεγείροντες ἡμῶν τὴν γλῶτταν καὶ τῇ συνέσει τῆς ἀκροάσεως εὔκολον ἐργαζόμενοι τὴν διδασκαλίαν. Ἐπεὶ καὶ ὁ προφήτης οὐ ϑαυμαστὸν ζητεῖ σύμϐουλον μόνον, ἀλλὰ καὶ συνετὸν ἀκροατήν. Οὐ γὰρ ὁ τυχὼν ἡμῖν ἀγὼν πρόκειται σήμερον, ἀλλὰ πολλῶν μὲν δεόμενος εὐχῶν, πολλῆς δὲ ἀγρυπνίας τῆς τῶν ἀκροωμένων, πολλῆς δὲ σπουδῆς τῆς τοῦ λέγοντος, ἵνα καὶ λεχϑῇ μετὰ ἀκριϐείας τὰ προκείμενα, καὶ φυτευϑῇ μετὰ ἀσφαλείας ἐν τῇ διανοίᾳ τῆς ὑμετέρας ἀγάπης. Οὐ γὰρ ἀκοῦσαι βούλομαι μόνον ὑμᾶς, ἀλλὰ καὶ παιδευϑῆναι· οὐ μανϑάνειν μόνον, ἀλλὰ καὶ διδάσκειν· οὐκ αὐτοὺς ὑποδέχεσϑαι μόνον, ἀλλὰ καὶ εἰς ἑτέρους διαϐιϐάζειν. […] Καὶ διὰ τοῦτο ταῦτα συνεχῶς παραγγέλλω, ἐπειδὴ οἶδα τὸ βάϑος οἷ βαδιούμεϑα. Ἀλλὰ μὴ ϑορυϐηϑῇς βάϑος ἀκούσας· τοῦ γὰρ πνεύματος χειραγωγοῦντος, οὐκ 259
Guillaume Bady
Aidez-moi et tendez la main, stimulant notre langue par les prières et facilitant l’enseignement par l’intelligence de l’écoute. De fait, le prophète ne réclame pas seulement un « conseiller admirable », mais un « auditeur intelligent » (Is 3,3). Car notre combat d’aujourd’hui n’est pas sans importance, mais il requiert beaucoup de prières, une attention très vigilante à ce qui est entendu, une grande ardeur du prédicateur pour que son propos soit dit avec exactitude et soit planté avec sûreté dans l’esprit de votre Charité. Je veux que non seulement vous écoutiez, mais que vous soyez édifiés ; que non seulement vous appreniez, mais que vous enseigniez ; que non seulement vous receviez, mais que vous transmettiez à d’autres. […] Et si je ne cesse de vous faire cette exhortation, c’est parce que je sais dans quel abîme nous allons. Mais ne te trouble pas d’entendre parler d’abîme : car avec l’Esprit pour nous mener par la main les eaux n’ont rien de sombre, mais ce sera très facile, pourvu seulement que vous suiviez la route que moi, j’indique.
De manière remarquable, Jean ne se contente pas de souligner son propre rôle de prédicateur : l’appel à l’intelligence active de l’auditeur va jusqu’à la transmission de la charge d’enseigner. L’insistance sur la prière, alliée à la référence prophétique, est marquée dans la perspective de l’aide de l’Esprit, en vue d’une inspiration commune, du prêcheur comme de l’assistance. La tradition dogmatique est donc très nettement conçue par l’Antiochien comme une tradition incessante de lecture et d’interprétation ecclésiale, incluant les fidèles, dans le cadre d’une inspiration continue. Chrysostome poursuit35 :
ἔχει ζόφον τὰ ὕδατα, ἀλλὰ πολλὴ ἔσται ἡ εὐκολία· μόνον ἐὰν ταύτην βαδίζητε ἣν ἐγὼ κελεύω. 35 In illud : Filius ex se nihil facit, 1-2 (cf. PG 56, 248-249) : Τίνα οὖν ἐστι τὰ παρ’ αὐτῶν ἡμῖν ἀντεπαγόμενα ; Οὐ δύναται ὁ υἱὸς, φησίν, ἀφ’ ἑαυτοῦ ποιεῖν οὐδὲν, ἐὰν μή τι βλέπῃ τὸν πατέρα ποιοῦντα. Καίτοι ταῦτα ἡ γραφὴ εἴρηκεν. Τίνος οὖν ἕνεκεν τὰ παρ’ αὐτῶν ἀντεπαγόμενα ταῦτα εἶπον ἐγώ ; Ὅτι oὐχ ὡς εἴρηται παρὰ τῆς γραφῆς, οὕτως ἐπάγεται. […] Ὅπερ γὰρ ἂν ᾖ, σκιά τίς ἐστι καὶ εἰκών, οὐ πραγμάτων ἀλήϑεια. Τοιοῦτοι καὶ τῶν αἱρετικῶν οἱ λογισμοί, οὓς ἵνα διελέγξωμεν, πλησίον αὐτῆς γενώμεϑα τῆς ῥήσεως, συνεχῶς αὐτὴν περιστρέφοντες, καὶ τέως αὐτοὺς ἐρώμεϑα, πῶς βούλονται ἑρμηνεύειν τὴν ῥῆσιν. 260
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
Qu’est-ce donc qu’ils ajoutent comme objection contre nous ? « Le Fils, est-il dit, ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père. » Et pourtant c’est ce qu’a dit l’Écriture. Pour quelle raison ai-je donc dit, moi, qu’ils ajoutent ces objections ? Parce qu’est ajoutée une interprétation qui n’est pas comme ce qui est dit par l’Écriture. […] Quoi que ce soit, c’est une ombre et une image, non la vérité des choses : tels sont les raisonnements des hérétiques ; pour les réfuter, approchons-nous du texte lui-même, en le tournant et le retournant sans cesse, et demandons-leur pour commencer comment ils veulent interpréter le texte.
Le constat qu’il s’agit bien du texte scripturaire qu’invoquent les « hérétiques » accroît sensiblement l’importance de l’interprétation. Le vocabulaire employé est révélateur à cet égard, puisqu’aux deux occurrences du participe ἀντεπαγόμενα répond le verbe ἐπάγεται, par lequel Chrysostome, comme d’autres auteurs, introduit souvent une parole ajoutée après une autre : les objections représentent donc des ajouts au texte qui, comme tels, sont tenus pour illégitimes. L’inverse, consistant à retrancher quelque chose, est également dénoncé dans un même contexte, précisément anti-anoméen, dans le premier des Sermons contre les Juifs et les chrétiens judaïsants36 : Puisqu’il y a une étroite parenté entre l’impiété des anoméens et celle des Juifs, les combats que nous avons livrés précédemment ont une parenté étroite avec les combats d’aujourd’hui. L’accusation portée par les Juifs, les anoméens la portent aussi. Quelle est l’accusation de ceux-là ? Qu’il « appelait Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu ». Cette accusation, ceux-ci la renouvellent, ou plutôt ils n’accusent pas, mais ils effacent cette parole avec ce qu’elle signifie, sinon de la main, du moins par la pensée.
36 Adversus Iudaeos 1, 1 (PG 48, 845) : Ἐπειδὴ γὰρ συγγενῆ τὰ τῆς ἀσεϐείας ἀνομοίοις καὶ Ἰουδαίοις, συγγενῆ καὶ τὰ ἀγωνίσματα ἡμῖν γίνεται τοῖς πρότερον τὰ νῦν. Καὶ γὰρ ὅπερ ἐνεκάλουν Ἰουδαῖοι, τοῦτο ἐγκαλοῦσι καὶ ἀνόμοιοι. Τί δὲ ἐνεκάλουν ἐκεῖνοι; Ὅτι πατέρα ἴδιον ἔλεγε τὸν ϑεὸν, ἴσον ἑαυτὸν ποιῶν τῷ ϑεῷ. Τοῦτο ἐγκαλοῦσι καὶ οὗτοι, μᾶλλον δὲ οὐκ ἐγκαλοῦσιν, ἀλλὰ καὶ ἐξαλείφουσι τὸ ῥητὸν μετὰ τῆς διανοίας, εἰ καὶ μὴ τῇ χειρί, ἀλλὰ τῇ γνώμῃ (trad. inédite de W. Pradels pour Sources Chrétiennes, légèrement modifiée). 261
Guillaume Bady
Ce passage se distingue nettement des autres cités jusqu’ici, puisque l’idée que Jésus se serait indûment prétendu l’égal de Dieu n’y est pas attribuée aux seuls Juifs, mais aussi aux anoméens (« ceux-ci », οὗτοι), assimilés à eux (« ceux-là », ἐκεῖνοι) : l’idée que Jésus lui-même n’avait pas cette prétention n’est pas en cause. Plutôt qu’une contradiction, ou un fait de chronologie – l’Antiochien n’a peut-être pas encore eu connaissance de l’objection anoméenne quand il a prononcé le premier Sermon contre les Juifs, daté de 38637 –, il paraît plus vraisemblable de reconnaître le dessein rhétorique et apologétique du prédicateur, privilégiant ici le motif de l’Arius iudaizans38. Au reste, la négation de la prétention de Jésus et son « effacement » reviennent au même. Ni ajout, ni retranchement : l’exégète prône une lecture au plus près du texte. Dans ces conditions, reste-t-il seulement une place pour l’interprétation ? À cela Chrysostome offre une réponse très nette, dans la suite de la 12e « homélie nouvelle » : La lecture seule ne suffit pas quand ne s’y adjoint pas la connaissance. Car si la lecture suffisait, pourquoi Philippe aurait-il dit à l’eunuque : « Comprends-tu ce que tu lis ? » (Ac 8,30) En lisant, l’autre ne saisissait rien du contenu, c’est pourquoi il disait : « S’il te plaît, à propos de qui le prophète parle-t-il, de lui-même ou d’un autre ? » (Ac 8,34) Si la lecture suffisait, comment les Juifs, en lisant l’Ancien Testament, en sachant la génération du Christ, les miracles, les prodiges, et en connaissant le lieu, le moment, la croix, le tombeau, la résurrection, l’ascension, la session à la droite, la descente de l’Esprit, la ruée des apôtres, le rejet de la synagogue, la noblesse de l’Église, n’ont-ils pas encore cru, même maintenant ? Car la lecture ne suffit pas si ne s’y adjoint la connaissance. Car si on se nourrit sans digérer, on ne vivra plus : de même, si on lit sans rien comprendre du contenu, on n’atteint pas la vérité.
37 Le 9 août ou le 6 septembre 386 selon W. Pradels, R. Brändle, M. Heimgartner, « The Sequence and Dating of the Series of John Chrysostom’s Eight Discourses Adversus Iudaeos », Zeitschrift für antikes Christentum 6 (2002), p. 90-116, notamment p. 106. 38 Voir R. Lorenz, Arius iudaizans ? Untersuchungen zur dogmengeschichtlichen Einordnung des Arius, Göttingen, 1980. 262
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
Ne me cite donc pas simplement le texte de l’Évangile, mais interprète-le aussi39.
L’évidence de la maxime40 inspirée de la question de Philippe se fait entendre en grec de manière sonore : la lecture (anagnōsis), qui, « remontant » (ana-) des lettres à leur signification, était comprise par les Grecs comme un processus de reconnaissance41, n’est rien sans « connaissance » (gnōsis). L’exigence est celle de l’intelligence42, mais, plus encore, celle de la croyance : le polémiste énumère les « connaissances » des Juifs (exprimée par les participes εἰδότες et 39 In illud : Filius ex se nihil facit, 2 (cf. PG 56, 249) : Οὐ γὰρ ἀρκεῖ μόνον ἡ ἀνάγνωσις ὅταν μὴ καὶ γνῶσις προσῇ. Εἰ γὰρ ἤρκει ἡ ἀνάγνωσις, τίνος ἕνεκεν ὁ Φίλιππος πρὸς τὸν εὐνοῦχον ἔλεγεν· Ἆρά γε γινώσκεις ἃ ἀναγινώσκεις ; Ὅϑεν ἀναγινώσκων ἐκεῖνος, οὐδὲν ᾔδει τῶν ἐγκειμένων· διὸ καὶ ἔλεγε· Δέομαί σου, περὶ τίνος ὁ προφήτης λέγει, περὶ ἑαυτοῦ, ἢ περὶ ἑτέρου ; Εἰ ἤρκει ἡ ἀνάγνωσις, πῶς Ἰουδαῖοι τὴν παλαιὰν ἀναγινώσκοντες, καὶ τὰ περὶ τῆς γεννήσεως τοῦ Χριστοῦ, καὶ τῶν σημείων, καὶ τῶν ϑαυμάτων εἰδότες, καὶ τόπον, καὶ καιρὸν ἐπιστάμενοι, καὶ σταυρόν, καὶ τάφον, καὶ ἀνάστασιν, καὶ ἀνάληψιν, καὶ τὴν ἐκ δεξιῶν καϑέδραν, καὶ τὴν τοῦ πνεύματος κάϑοδον, καὶ τὴν τῶν ἀποστόλων συνδρομήν, καὶ τὴν τῆς συναγωγῆς ἐκϐολήν, καὶ τὴν τῆς ἐκκλησίας εὐγένειαν, οὐδέπω καὶ τήμερον ἐπίστευσαν ; Οὐ γὰρ ἀρκεῖ ἡ ἀνάγνωσις, ἐὰν μὴ προσῇ καὶ γνῶσις. Ὥσπερ γὰρ ἐάν τις τρέφηται μέν, μὴ πέπτῃ δέ, οὐ ζήσεταί ποτε, οὕτως ἐάν τις ἀναγινώσκῃ μέν, μὴ γινώσκῃ δὲ μηδὲν τῶν ἐγκειμένων, οὐκ ἐπιτεύξεται τῆς ἀληϑείας. Μὴ τοίνυν ἁπλῶς μοι πρόφερε τὴν ῥῆσιν τὴν εὐαγγελικήν, ἀλλὰ καὶ ἑρμήνευσον αὐτήν. C’est évidemment ce texte qui – moyennant une simplification – a inspiré le titre de la présente communication. 40 Voir aussi In Matthaeum 1, 6 (PG 57, 21), où le pasteur demande aux fidèles : « Lisez d’avance le passage que nous allons commenter, afin que d’avance la lecture ouvre la voie à la connaissance : c’est ce qui s’est passé pour l’eunuque, et cela nous faciliterait beaucoup la tâche » (προλαμβάνειν τὴν περικοπὴν τῆς γραφῆς, ἣν ἂν μέλλωμεν ἐξηγεῖσθαι, ἵνα τῇ γνώσει ἡ ἀνάγνωσις προοδοποιοῦσα ᾖ, ὃ καὶ ἐπὶ τοῦ εὐνούχου γέγονε, καὶ πολλὴν παράσχῃ τὴν εὐκολίαν ἡμῖν). Voir aussi In Ep. II ad Corinthios 10, 1 (PG 61, 406) ; De studio praesentium 1 (PG 63, 485). 41 L’Etymologicum Gudianum (E. L. de Stefani, t. I, Leipzig, 1909, p. 130) définit même ainsi l’ἀνάγνωσις : « Connaissance d’en haut, c’est-à-dire connaissance connaissant ce qui concerne Dieu ; ou : connaissance à nouveau (ἄνω γνῶσις, ἤγουν ἡ περὶ θεοῦ γινώσκουσα γνῶσις· ἢ πάλιν γνῶσις). » La première définition est symbolique, la seconde – écho de la réminiscence platonicienne ? – plus proche du sens du préfixe ἀνα-. 42 Cf. R. Kaczynski, Das Wort Gottes in Liturgie und Alltag der Gemeinden des Johannes Chrysostomus, Freiburg – Basel – Wien, 1974, p. 156 et 334. 263
Guillaume Bady
ἐπιστάμενοι) pour mieux les distinguer de la foi (ἐπίστευσαν), cette foi informée par ce qu’Irénée, Clément d’Alexandrie et tant d’autres appellent la vraie « gnose ». De cette gnose, Chrysostome n’explicite pas ici la nature ni l’objet ; sans que la question soit posée, il y répond à sa façon dans la suite de l’homélie, en défendant cette idée : le Fils est l’égal du Père, par sa puissance et sa nature divine. Loin d’être un monolithe tombé du ciel, selon l’Antiochien connu pour être le théologien de la συγκατάϐασις – ou de l’« adaptation » divine aux conditions humaines43 –, le Christ ajuste sa révélation au langage des hommes. D’une part, sa parole révèle soit son humanité, soit sa divinité44 : Il ne dit pas tout en tant que Dieu, mais il y a des fois où il parle comme homme aussi, puisqu’il était à la fois Dieu et homme. Ici, cependant, il s’exprime selon sa dignité propre quand il dit : « Mon Père jusqu’à présent est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre. »
D’autre part, il emploie plusieurs niveaux de langage, qu’il module de façon à ménager ses interlocuteurs45 : 43 Voir notamment R. Brändle, « Συγκατάϐασις als hermeneutisches und ethisches Prinzip in der Paulusauslegung des Johannes Chrysostomus », dans G. Schöllgen et C. Scholten (éd.), Stimuli : Exegese und ihre Hermeneutik in Antike und Christentum. Festschrift für Ernst Dassmann, Münster, 1996, p. 297-307 ; D. Rylaarsdam, John Chrysostom on Divine Pedagogy: The Coherence of his Theology and Preaching (Oxford Early Christian Studies), Oxford, 2014. Voir aussi la thèse de G. Hanula, Biblikus exegézis Chrysostomos János evangéliumához írt homíliáiban, Université de Debrecen, 2008, p. 90-108 (et passim sur l’herméneutique de Jean Chrysostome, en particulier dans les Homélies sur Jean). 44 In illud : Pater meus usque modo operatur, 4 (cf. PG 63, 515) : Oὐ γὰρ πάντα ὡς ϑεός, ἀλλ’ ἔστιν ὅπου καὶ ὡς ἄνϑρωπος διαλέγεται, ἐπειδὴ καὶ ϑεὸς καὶ ἄνϑρωπος ἦν. Ἐνταῦϑα μέντοι πρὸς τὴν ἀξίαν τὴν ἑαυτοῦ φϑέγγεται λέγων· Ὁ πατήρ μου ἕως ἄρτι ἐργάζεται κἀγὼ ἐργάζομαι. 45 In Iohannem 38, 4 (PG 59, 217) : Εἰ δὲ ταπεινότερον προάγει τῶν ῥημάτων ἔνια, μὴ ϑαυμάσῃς. Ἐπειδὴ γὰρ ἐδίωκον αὐτόν, τὰ ὑψηλὰ ἀκούσαντες, καὶ ἀντίϑεον εἶναι ἐνόμιζον, ὀλίγον καϑυφεὶς διὰ τῶν ῥημάτων μόνων, πάλιν ἐπὶ τὰ ὑψηλότερα ἀνάγει τὸν λόγον· εἶτα πάλιν ἐπὶ τὰ ταπεινά, ποικίλλων αὐτοῦ τὴν διδασκαλίαν, ὥστε εὐπαράδεκτον γενέσϑαι καὶ τοῖς ἀγνώμοσι. Σκόπει δέ· Εἰπών, Ὁ πατήρ μου ἐργάζεται, κἀγὼ ἐργάζομαι· καὶ ἀποφήνας ἴσον ἑαυτὸν τῷ ϑεῷ, πάλιν λέγει· Οὐ δύναται ἀφ’ ἑαυτοῦ ποιεῖν ὁ υἱὸς οὐδὲν, ἐὰν μή τι βλέπῃ τὸν πατέρα ποιοῦντα. Εἶτα πάλιν ἐπὶ 264
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
S’il (le Christ) emploie parfois des paroles plus humbles, ne t’en étonne pas. Comme, après avoir entendu un langage élevé (v. 17), ils (les Juifs) le persécutaient et le tenaient pour un rival de Dieu, il fléchit un instant, par ses seules paroles, et à nouveau fait monter son discours à un niveau plus élevé, puis il redescend à un niveau humble, faisant varier son enseignement pour le rendre acceptable même aux mauvaises volontés. Vois : après avoir dit : « Mon Père est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » (v. 17), et s’être révélé lui-même « égal à Dieu » (v. 18), il dit encore : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père » (v. 19). Puis il revient à un niveau plus élevé : « Car ce que lui, il fait, le Fils le fait pareillement » (v. 19), et à nouveau à un niveau plus humble : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ; il lui montrera des œuvres plus grandes encore » (v. 20). As-tu vu encore comme c’est humble ? Et à juste titre. Car ce que j’ai dit et ne cesserai pas de dire, je le dirai encore maintenant : quand il (le Christ) dit quelque chose de terre à terre et d’humble, il le fait avec excès, afin que la trivialité des paroles persuade même les mauvaises volontés de recevoir avec piété leur signification.
Ce discours en quelque sorte sinusoïdal que l’Antiochien observe aux versets 17 à 20 semble reproduire le mouvement incessant de descente, ou de kénose, et d’ascension, ou d’humilité et d’élévation, qui épouse ici les hauts et les bas de la nature humaine. C’est l’articulation nécessaire entre humanité et divinité qui est en jeu dans l’esprit des auditeurs46 :
τὸ ὑψηλότερον· Ἃ γὰρ ἂν ἐκεῖνος ποιῇ, ταῦτα καὶ ὁ υἱὸς ὁμοίως ποιεῖ· πάλιν ἐπὶ τὸ ταπεινότερον· Ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ τὸν υἱὸν, καὶ πάντα δείκνυσιν αὐτῷ, ἃ αὐτὸς ποιεῖ, καὶ μείζονα τούτων δείξει αὐτῷ ἔργα. Εἶδες ὅσον πάλιν τὸ ταπεινόν ; Εἰκότως. Ὃ γὰρ ἔφθην εἰπών, καὶ λέγων οὐ παύσομαι, τοῦτο καὶ νῦν ἐρῶ· ὅτι ἡνίκα ἂν λέγῃ τι χαμαίζηλον καὶ ταπεινόν, μεθ’ ὑπερϐολῆς αὐτὸ τίϑησιν, ἵνα καὶ τοὺς ἀγνώμονας ἡ τῶν ῥημάτων εὐτέλεια πείσῃ μετ’ εὐσεϐοῦς διανοίας δέξασϑαι τὰ νοήματα. 46 In illud : Filius ex se nihil facit, 6 (cf. PG 56, 256) : ἐπειδὴ πρὸς Ἰουδαίους ὁ λόγος ἦν αὐτῷ, τοὺς ἀντίϑεον αὐτὸν λέγοντας καὶ πολέμιον τῷ νομοϑέτῃ, καὶ ἀπὸ τῶν γινομένων τοῦτο συλλέγοντας, διὰ τοῦτο οὕτως ἐσχημάτισε τὸν λόγον ἀνϑρωπινώτερον καὶ παχύτερον, τῷ τε συνετῷ ἀκροατῇ καταλιμπάνων εἰδέναι τὴν ϑεοπρεπῆ ἔννοιαν, καὶ τοὺς παχύτερόν τι ἐννοοῦντας διορϑούμενος· διὸ ἔφησε· Τὰ γὰρ ἔργα ἃ ἐκεῖνος ποιεῖ, ταῦτα καὶ ὁ υἱὸς ὁμοίως ποιεῖ. 265
Guillaume Bady
Puisque son discours était adressé aux Juifs, qui le disaient le rival de Dieu et l’ennemi du Législateur, et tiraient cela de ce qui se passait, pour cette raison il a donné à son discours un aspect plus humain et plus fruste, laissant à l’auditeur intelligent saisir le sens qui convient à Dieu, et corrigeant ceux qui y verraient un sens trop fruste. C’est pourquoi il a déclaré : Car ce que lui, il fait, le Fils le fait pareillement (v. 19).
Il convient, enfin, de souligner la médiation humaine de l’évangéliste, même si, au moment précis où Chrysostome la mentionne, il s’empresse de la minimiser47 : Quand il (le Christ) exhortait ses disciples en disant : « Gardezvous du levain des pharisiens et des saducéens, et que ceux-ci se disaient : ‘Nous n’avons pas pris de pains’ » (Mt 16,6-7) ; et alors que lui, il a parlé d’une chose, appelant « levain » l’enseignement, et que les disciples en devinaient une autre, pensant qu’il parlait de pains, il corrige à nouveau cela – et encore ce n’est pas l’évangéliste, c’est le Christ lui-même qui le fait, en disant : « Comment ne comprenez-vous pas que ce n’est pas de pains que je vous ai dit de vous garder ? » (Mt 16,11).
L’évangéliste, ici, est bel et bien inspiré – non par une inspiration de l’Esprit Saint, mais par « l’animation » du Christ48 : Qu’ils (les hérétiques) écoutent la voix de l’évangéliste ; et quand je dis l’évangéliste, je veux dire le Christ qui meut son âme : qu’ils écoutent, qu’ils changent d’avis et cessent leur folie.
47 In Iohannem 38, 3 (PG 59, 216) : Ὅτε γὰρ παρήγγειλε τοῖς μαθηταῖς λέγων· Προσέχετε ἀπὸ τῆς ζύμης τῶν Φαρισαίων καὶ Σαδδουκαίων, ἐκεῖνοι δὲ διελογίζοντο, λέγοντες, ὅτι ἄρτους οὐκ ἐλάβομεν· καὶ ἄλλο μὲν αὐτὸς εἶπε, ζύμην τὴν διδασκαλίαν καλῶν, ἄλλο δὲ ὑπώπτευσαν οἱ μαθηταὶ, περὶ ἄρτων εἰρῆσθαι νομίζοντες, διορθοῦται αὐτὸ πάλιν, οὐκ ἔτι ὁ εὐαγγελιστὴς, ἀλλ’ αὐτὸς ὁ Χριστὸς, οὕτω λέγων· Πῶς οὐ νοεῖτε ὅτι προσέχειν οὐ περὶ ἄρτων εἶπον ὑμῖν; 48 In illud : Pater meus usque modo operatur, 2 (cf. PG 63, 513) : Ἀκουέτωσαν τοῦ εὐαγγελιστοῦ τὴν φωνήν· ὅταν δὲ τὸν εὐαγγελιστὴν εἴπω, τὸν Χριστὸν λέγω τὸν κινοῦντα αὐτοῦ τὴν ψυχήν· ἀκουέτωσαν, καὶ ἐντραπήτωσαν, καὶ παυσάσϑωσαν τοιαῦτα μαινόμενοι. 266
L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome
La médiation demeure néanmoins, et la façon dont l’exégète la caractérise est très significative49 : Ainsi, ces deux choses étaient le fait non pas de la supposition juive, mais des dispositions et de l’affirmation du Christ : à la fois la violation du sabbat et le fait d’« appeler Dieu son propre Père ». Comment donc, tout en disant que la première chose était le fait de l’affirmation du Christ, dis-tu que la seconde est le fait de la supposition des Juifs, alors qu’elle est à la suite et jointe à la première, et pareillement proclamée par l’évangéliste ? Car elles sont toutes des proclamations de l’évangéliste, qui interprète les paroles du Christ.
« L’évangéliste, qui interprète » ou « qui traduit » (ἑρμηνεύοντος) : Jean Chrysostome faisant peu de cas ailleurs dans son œuvre de la langue que parlait Jésus, sans doute ne faut-il pas voir forcément ici une traduction de l’araméen au grec, mais, plus fondamentalement, et puisque toute traduction est une interprétation – en grec c’est le même mot –, y reconnaître un travail d’herméneute au sens large. Il est remarquable que dans ce passage, ce travail soit associé au rôle de « messager », chargé d’annoncer ou de proclamer (ἀπηγγελμένον, ἀπαγγελία) les paroles du Christ : l’interprétation est indissociable de l’annonce, et l’annonce de l’interprétation. Voilà donc bouclée la « boucle » herméneutique : les Écritures sont déjà elles-mêmes le produit d’une interprétation, qui à son tour est appelée à être transmise et interprétée – pourvu que ce soit avec intelligence et « connaissance ». Ainsi, sur une question aussi importante que le dogme de la divinité du Fils, Jean Chrysostome se fait avec Théodore de Mopsueste l’écho d’une objection, aussi capitale que rare, émanant des anoméens. Ce faisant, il prône une herméneutique qui, bien qu’étant au service 49 In illud : Pater meus usque modo operatur, 4 (cf. PG 63, 515) : Οὐκοῦν οὐδέτερον τούτων τῆς ὑπονοίας ἦν τῆς Ἰουδαϊκῆς, ἀλλὰ τῆς τοῦ Χριστοῦ κατασκευῆς τε καὶ ἀποφάσεως, καὶ τὸ λύειν τὸ σάϐϐατον, καὶ τὸ πατέρα ἴδιον λέγειν τὸν ϑεόν. Πῶς οὖν, ταῦτα λέγων τῆς ἀποφάσεως εἶναι τοῦ Χριστοῦ, ἐκεῖνο τῆς τῶν Ἰουδαίων ὑπονοίας λέγεις, ἐφεξῆς κείμενον καὶ συνημμένον τούτῳ, καὶ ὁμοίως ἀπηγγελμένον παρὰ τοῦ εὐαγγελιστοῦ ; Πάντα γὰρ ταῦτα ἀπαγγελία τοῦ εὐαγγελιστοῦ ἐστιν, ἑρμηνεύοντος τὰ παρὰ τοῦ Χριστοῦ εἰρημένα. 267
Guillaume Bady
du dogme, se situe à l’opposé de ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme. À cet égard, il illustre une problématique qui peut sembler moderne et offrir des points de comparaison avec l’époque actuelle. Il serait néanmoins possible d’envisager encore une autre problématique qui, elle, semble être d’une autre époque. Jean Chrysostome est en effet l’un des auteurs grecs qui emploient le moins le mot « Verbe » (Λόγος) pour désigner le Fils : si l’on en croit le Thesaurus Linguae Graecae50, un peu plus de 150 fois, dont 30 dans les Homélies sur Jean où les citations johanniques comportent le mot. En revanche, il emploie plus de 1800 fois le mot « Maître » (Δεσπότης), dont les passages rencontrés à propos de Jn 5,17-19, faisant du Fils le « Maître » du sabbat ou le « Maître des anges », donnent quelques occurrences. Il serait intéressant d’étudier les tenants et aboutissants d’un tel usage, dont l’origine est sans doute à chercher dans l’emploi de ce synonyme de « Seigneur », κύριος, dans la Septante (Gn 15,2 et 8, etc.), mais dont la postérité reste mystérieuse : discret dans le Nouveau Testament, mais pas si rare dans la littérature judéo-hellénistique, il semble attesté régulièrement dès le début du iie siècle chez les auteurs chrétiens, de plus en plus à partir du ive siècle et dans diverses régions – pas seulement à Antioche –, avec beaucoup d’occurrences ensuite dans les textes hagiographiques et liturgiques. Le fait que le latin emploie indifféremment le mot Dominus aide sans doute à expliquer l’invisibilité du phénomène pour les Occidentaux ; et pourtant, le dévoilement de cet angle mort ouvrirait une autre perspective, non plus ontologique – Jésus est-il homme ou Dieu ? –, mais éthique et mystique, en un mot : relationnelle. Une telle optique, tout en étant convergente avec d’autres, serait certainement plus proche de la mentalité des auteurs grecs de l’Antiquité, et en particulier de celle de Jean Chrysostome.
50 Ou TLG (Université de Californie), stephanus.tlg.uci.edu (consulté le 8 juin 2021). 268
Le Christ en majesté (R.C.)
À partir du ive siècle, des mosaïques viennent orner les basiliques chrétiennes qui ont acquis droit de cité, dans une religion devenue officielle sous Constantin. Dans les églises, le regard des fidèles est tout entier tourné vers l’abside, et c’est tout naturellement que les artistes ornent sa conque avec des images adaptées, désirant notamment rendre Dieu présent dans l’édifice. La première représentation connue du Christ sur une abside apparaît aux environs de 400, dans la basilique Sainte-Pudentienne à Rome. Le Christ est assis au centre de la composition, de face, sur un trône couvert de pierres précieuses, dans une position solennelle, nimbé 10.1484/M.CBP-EB.5.134119
et richement vêtu d’or. Par certains traits, il s’apparente à un empereur, mais c’est bien un empereur céleste qui est ici figuré ; il se présente encore comme un enseignant, et de sa main droite, fait un geste de parole, s’adressant à ses auditeurs : mais s’il donne un enseignement, c’est celui de la vraie sagesse, lui qui est Dieu. Ici, le Christ est barbu ; sa barbe apparaît progressivement dans l’iconographie, pour signifier notamment sa divinité (à l’image de plusieurs dieux antiques) et sa sagesse (la barbe est un des symboles des philosophes). Dans sa main gauche, il tient un livre ouvert, sur lequel on lit : Dominus conseruator ecclesiae Pudentianae, que l’on peut traduire ainsi : « Le Seigneur, Protecteur de la communauté ecclésiale de Sainte-Pudentienne » ; le Christ est désigné comme Seigneur et Sauveur des fidèles rassemblés dans la basilique. De part et d’autre de lui, on voit deux groupes d’apôtres, notamment Paul à sa droite et Pierre à sa gauche ; ils écoutent l’enseignement du Christ avant de le transmettre à leur tour. Si l’on n’en compte pas douze, c’est que la mosaïque a été amputée au xvie siècle lors d’aménagements dans la basilique. Deux femmes portant un voile se trouvent derrière eux ; on voit généralement en elles la figure des deux Églises : celle qui vient de la circoncision et celle qui vient des nations ; elles tendent une couronne de laurier vers le Christ. Le décor présente une ville ; il s’agit sans doute de la Jérusalem céleste, figurée sous l’aspect de la Jérusalem terrestre. L’espace supérieur est dominé par une immense croix gemmée, dans un ciel aux nuages bleus et roses : il s’agit de rappeler que c’est par sa croix que le Christ est souverain. Cette croix est entourée des quatre vivants ou tétramorphe, dont c’est la première apparition connue : un homme, un veau, un lion et un aigle (voir plus loin). Plutôt que de désigner les quatre évangélistes, ils pourraient figurer ici quatre moments essentiels de l’activité rédemptrice du Christ : sa naissance humaine (l’homme), sa mort sur la croix (le veau), sa résurrection (le lion) et son ascension (l’aigle), selon les explications données par Irénée de Lyon (Contre les hérésies III, 11,8) et Grégoire le Grand (Homélies sur Ézéchiel IV, 1).
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La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise Paul Mattei
Université Lumière-Lyon 2 / « Sources chrétiennes » Istituto Patristico « Augustinianum » (Rome) Pontificia Academia Latinitatis Veneranda Accademia Ambrosiana
En christologie au sens strict, c’est-à-dire en théologie de l’Incarnation, la question de la science humaine du Verbe incarné constitue un chapitre dont il importe de bien tracer les contours. In abstracto, elle se définit comme suit : si Jésus-Christ est à la fois un être divin (pour employer une expression vague) et un homme, dans quelle mesure son humanité participe-t-elle à la connaissance qui appartient à la divinité ? In concreto, elle se pose pour l’essentiel sur la base de deux lieux scripturaires et de leur interprétation1 : Mt 24, 36 : « Quant à la date de ce jour (i.e. de l’avènement du Fils de l’Homme), et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père, seul » (parallèle : Mc 13, 322) ; 1 2
Les traductions sont empruntées à la Bible de Jérusalem, Paris, 1973. Il est à remarquer que Luc ne reprend pas le propos (voir cependant Ac 1, 7, encore que que cette parole du Ressuscité aux apôtres juste avant l’Ascension ne fasse qu’opposer ceux-ci au Père, sans nommer le Fils). À noter aussi que, selon la Bible de Jérusalem (éd. cit., n. ad loc.), plusieurs manuscrits de la Vulgate omettent en Mt 24, 36, sans doute par scrupule théologique, l’incise « ni le Fils » ; mais, sauf erreur, ni R. Weber (Biblia sacra iuxta uulgatam uersionem, Stuttgart, 1969) ni Nestle-Aland (Novum Testamentum Graece, Stuttgart, 196322) ne signalent aucune variante ; la situation est cependant plus compliquée à se fier à l’apparat, assez touffu, du grec dans cette seconde publication. Mc 13, 32 a fait l’objet d’atteintes analogues : voir l’apparat du grec, il est vrai peu clair, ibid.- En 10.1484/M.CBP-EB.5.133891
Paul Mattei
Lc 2, 52 : « Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (cf. 2, 40).
La question prit un relief particulier dans les controverses trinitaires et christologiques du ive siècle relatives à l’arianisme (sous toutes ses formes) et à l’apollinarisme. À la vérité, aux yeux tant des « ariens » que des apollinaristes, mais pour des raisons opposées, sa résolution ne soulève pas de trop grandes difficultés3. Pour Arius (et tous ceux qui le suivaient, même en rejetant, avec plus ou moins de bonne foi, son patronage, je veux dire les homéens extrémistes et les anoméens), Jésus au cours de sa vie terrestre fut soumis à ce qu’un vocabulaire inspiré de la philosophie nomme « passions » : il eut faim, il eut soif, il pleura sur Lazare, et il avoua son ignorance. Or, dans le composé que constitue le Verbe incarné, c’est le Verbe qui tient la place de l’âme humaine. Les « ariens » faisaient donc coup double : d’une part, ils voyaient là la preuve que le Verbe n’est pas vraiment Dieu, étant soumis aux passions, aux changements, c’est-àdire à ce qui caractérise la créature, au contraire du Créateur, d’autre part, ipso facto, et par définition, ils n’avaient aucune peine à tenir, sur la question spéciale dont nous traitons ici, une position radicale. Pour Apollinaire et ses disciples, qui acceptaient sans ambiguïté le dogme de Nicée, la Verbe est pleinement Dieu, consubstantiel au Père. Or, dans le composé humano-divin, le Verbe tient à tout le moins (car les apollinaristes n’étaient pas unanimes sur ce point précis) la place
3
toute hypothèse, les citations que fait Ambroise (nous en verrons plus bas les références) comportent toujours l’incise, même si, en Fid. V, 16, 193, il tient à remarquer que les ueteres codices graeci ne la comportent pas et que, par conséquent, il y a lieu de soupçonner une interpolation hérétique – argument préalable, rhétorique (les théoriciens de l’art oratoire enseignaient de tels « tirs de barrage », dans le cas d’un texte gênant), auquel il renonce tout de suite : Pone tamen ab euangelistis scriptum. Sur la christologie arienne, voir M. Simonetti, La crisi ariana nel IV secolo, Rome, 1975, p. 51. Pour un exposé commode et toujours valable sur l’apollinarisme, consulter le vieux J. Tixeront, Histoire des dogmes dans l’Antiquité chrétienne, tome II : De saint Athanase à saint Augustin (318-430), Paris 19216, p. 95-111. Naturellement, il convient, tant sur la christologie arienne que sur l’apollinarisme, de renvoyer aussi à A. Grillmeier, Le Christ dans la Tradition chrétienne. De l’âge apostolique à Chalcédoine (451), trad. sœur Jean-Marie, o.p. et M. Saint-Wakker, Paris, 1973, respectivement p. 215-225 et 257-272. 272
La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise
de l’âme intellective. Les apollinaristes se trouvaient donc conduits à expliquer l’aveu d’ignorance exprimé par Jésus comme un acte de condescendance, ressortissant à l’« économie » : c’est par « pédagogie » que Jésus a déclaré ne pas savoir ce que l’homme n’a pas à connaître, et son ignorance, sans être mensongère, relève au fond de la fiction. Entre ces deux extrêmes, la position des homoousiens « orthodoxes » (i.e. hostiles à l’apollinarisme), les Cappadociens par exemple, avant Ambroise et de son temps, était plus inconfortable. Ils admettaient sans hésiter la perfection absolue de la science du Verbe éternel. Mais dans l’âme humaine, complète, qu’il a assumée le Verbe incarné a-t-il ou non partagé cette perfection ? Si cette âme est en pleine communion, ou plutôt « communication », avec Dieu, comment aurait-elle ignoré ? Si à l’inverse elle est celle d’un homme vivant pleinement les conditionnements non coupables de la psychologie humaine, comment n’aurait-elle pas obéi aux lois du développement et de l’exercice de cette psychologie ? Dans la résolution de cet épineux dilemme, où toute la foi au sérieux de l’Incarnation se trouvait engagée, l’évêque de Milan a hésité, et évolué, ainsi que nous allons le constater en nous attachant exclusivement aux développements qu’il lui a consacrés en deux des trois traités constituant ce qu’il est convenu de nommer sa « somme dogmatique », le De fide ad Gratianum libri V et le De Incarnationis dominicae sacramento4.
4
Le De Spiritu sancto libri III n’aborde la question soulevée par Mt 24, 36/ Mc 13, 32 que d’une manière très partielle, très marginale et très elliptique, nous y reviendrons (infra, n. 8) : ce n’était pas son sujet. Je précise que : (1) je cite la somme dogmatique dans l’édition qu’en a donnée O. Faller au CSEL 78 (Fid. ; 1962) et 79 (Spir. ; Inc. ; 1964), en accompagnant le latin de ma traduction : (2) dans la suite, en me fondant sur les « Indices Sacrae Scripturae » de Faller, je renvoie à tous les passages de Fid. et Inc. (très accessoirement Spir.) où se trouvent mentionnés Mt 24, 36 / Mc 13, 32 et Lc 2, 52. Sur la science humaine du Christ selon Ambroise, A. Grillmeier, Le Christ dans la Tradition chrétienne, op. cit., p. 367, est allusif et décevant ; plus substantiel : J. Tixeront, Histoire des dogmes dans l’Antiquité chrétienne, vol. cit., p. 289 ; il existe aussi une (très – trop – classique) thèse espagnole, soutenue devant l’Université de Navarre (Pampelune) en 1983 : C. Chavez Shelly, Gracia y Ciencia de Cristo en San Ambrosio (extrait publié en 1992 ; accessible en ligne). 273
Paul Mattei
Textes ambrosiens 1. De fide ad Gratianum libri V Mt 26, 36 (=Mc 13, 32) est rapidement évoqué en De fide II. Ce n’est pas avant le livre V du traité, et la fin de ce livre, qu’Ambroise affronte en toute son ampleur une question qu’il devait (on croit le devine à ce retard) juger particulièrement délicate5. En Fid. II, 11, 93-94 Ambroise opte pour l’ignorance « économique » : (93)… pro me diem iudicii ignorans, pro me « nesciens diem aut horam ». (94) Nam quomodo posset nescire diem, qui dies fecit et tempora ? Quomodo posset diem ignorare iudicii, qui et horam iudicii futuri expressit et causam ? (93)… pour moi il ignore le jour du jugement, pour moi « il ne connaît pas le jour ou l’heure ». (94) Mais comment pourrait-il ne pas connaître le jour, lui qui a fait les jours et les temps ? Comment pourrait-il ignorer le jour du jugement, lui qui a annoncé à la fois l’heure et la raison du jugement à venir ?
En De fide V, il penche dans le même sens, en règle générale. C’est le cas lors d’une première approche, fugace, en V, 4, 54 : … nescire se simulat, ut scire faciat nescientes… … il feint de ne pas savoir pour rendre savants ceux qui ne savent pas… 5
On sait que les cinq livres De fide furent rédigés en deux temps : livres I-II/ III-V et que la seconde série répond aux objections présentées par les homéens, en particulier leur chef de file en haute Italie et en Illyricum, Palladius de Ratiaria (voir par exemple P. Mattei, « À propos des relations entre Ambroise et Gratien. Questions chronologiques et historiques que pose le De fide. Enjeux et portée du concile d’Aquilée » – première publication dans les Actes de la Conférence théologique du 10 novembre 2014, Université Saint-Tikhon de Moscou, dans G. Zakharov [éd.], Gloire divine, hiérarchie ecclésiastique et autorité spirituelle, Moscou, 2016, p. 94-118 [en russe] ; original français, revu, amendé et augmenté paru dans Augustinianum 58 [2018], p. 409-439). Ambroise n’en est venu à envisager dans tout son détail la question de la science humaine de Jésus que sous la pression de ses contradicteurs. Toutefois, le fait que Mt 26, 34 soit examiné à la fin du livre V traduit autant (sinon moins ?) son embarras devant la difficulté que la volonté d’achever l’examen des questions par l’évocation de celles qui ont trait à l’eschatologie, selon une composition fréquente chez les Pères (Tertullien, Novatien). 274
La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise
C’est plus encore le cas lorsqu’il traite ex professo, dans une section spécialement signalée par un titulus, et nommément dirigée contre les ariens, de Mt 24, 36 / Mc 13, 32 (Fid. V, 16, 189 ; 16, 193-18, 224). Voir une formule nette en V, 17, 209 : « Si quaeramus, inueniemus » non ignorantiae esse, sed sapientiae. Nobis enim scire non proderat… « Si nous cherchons, nous trouverons » que ce refus n’a pas trait à son ignorance, mais à sa sagesse. De fait, il ne nous était pas utile de le savoir…
Toutefois, Fid. V, 18, 221, se fondant explicitement sur Lc 2, 52, expose sans la blâmer, mais sans non plus l’accepter, l’opinion du « plus grand nombre », des orthodoxes, visiblement, selon l’évêque, et qu’il déclare « moins timorés que lui » touchant une ignorance réelle : Sunt tamen plerique non ita timidiores ut ego – mallo enim enim « alta timere quam sapere (cf. Rm 11, 20) » – sunt tamen plerique eo freti, quia scriptum est : Et Iesus proficiebat aetate et sapientia et gratia apud deum et homines (Lc 2, 52), qui dicant confidenter quod secundum diuinitatem quidem ea quae futura sunt (cf. Mt 24, 36 / Mc 13, 32 ?) ignorare non potuit, sed secundum nostrae condicionis adsumptionem ignorare se quasi filium hominis ante crucem dixit. Etenim cum « filium » dicit, non quasi de alio dicit ; nam ipse est dominus noster, dei filius et filius uirginis. Sed medio uerbo nostrum informat adfectum, ut quasi hominis filius secundum susceptionem nostrae inprudentiae uel profectus non plene adhuc scisse omnia crederetur ; non est enim nostrum scire quae futura sunt. Eadem igitur uidetur ignorare condicione, qua proficit ; nam quomodo secundum diuinitatem proficit, in quo habitat plenitudo diuinitatis (Col 2, 9) ? Aut quid est quod nesciat dei filius, qui dicebat : Quid cogitatis mala in cordibus uestris (Mt 9, 4) ? Quomodo nesciebat, de quo dicit scriptura : Iesus tamen nouerat cogitationes eorum (Lc 6, 8) ? La plupart cependant n’éprouvent pas autant de crainte que moi – mais je préfère « craindre les profondeurs plutôt que de les connaître » – la plupart, donc, s’appuient sur cette parole : « Quant à Jésus, il croissait en taille, en sagesse et en grâce devant Dieu et les hommes », pour dire avec assurance que certes, selon la divinité, il n’a pas pu ignorer les événements à venir, mais que selon l’assomption de notre condition, en tant que Fils de 1’homme, il a avoué son ignorance avant la croix. 275
Paul Mattei
De fait, quand il dit « Fils », il ne parle pas comme s’il s’agissait d’un autre. Car il est aussi Notre Seigneur, Fils de Dieu et fils de la Vierge. Mais par ce mot à double entente il façonne notre sentiment, de sorte qu’en tant que fils de l’homme, et selon son assomption de l’ignorance et de la croissance qui sont les nôtres, nous croyions qu’il ne possède pas encore la science pleine et entière. Car ce n’est pas à nous qu’il appartient de connaître l’avenir. C’est donc selon la même condition qui le fait grandir que, apparemment, il ignore. Car comment peutil grandir selon la divinité, celui en qui habite la plénitude de la divinité ? Et qu’est-ce que le Fils de Dieu peut ignorer, lui qui parlait en ces termes : « Pourquoi ces mauvaises pensées dans vos cœurs ? » Comment était-il dans l’ignorance, lui dont l’Écriture dit : « Mais Jésus connaissait leurs pensées6 » ?
Passage remarquable en ceci que, se fondant sur la formule christologique (ainsi exprimée en l’espèce : un seul Fils, mais à la fois Fils de Dieu et fils de l’homme), il souligne la plénitude de l’humanité du Christ et sa parfaite conformité à notre commune condition, mais que, dans le même temps, pour ne rien céder aux hérétiques, il affirme avec force que dans sa divinité ce Christ était omniscient.
2. De Incarnationis dominicae sacramento7 En Inc. 7, 71-73, commentant Lc 2, 52 (mais non pas Mt 24, 36 / Mc 13, 32), Ambroise se montre beaucoup plus favorable à ce second type d’opinion : une ignorance réelle. Il convient de citer le § 72 in extenso : 6
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Deux hésitations, dans la traduction. (1) Plerique. On pourrait comprendre, de façon plus restrictive, et peut-être plus réaliste : « beaucoup », voire « quelques-uns » (« un certain nombre »). Sens de plerique attestés ailleurs chez Ambroise (par exemple In Luc. V, 4 …pleraque talia…/…bien des traits semblables, cité in TLL 10, 1, s.u. « plerusque », 2430, 51-52). (2) Videtur ignorare. On pourrait penser aller jusqu’à traduire : « …que, à l’évidence, il ignore ». Mais il vaut mieux laisser à cette conclusion, qu’Ambroise, comme le reste du raisonnement, ne reprend pas à son compte, un caractère hypothétique et non pas apodictique. En tout cas, il ne serait pas cohérent avec le contexte de prendre uideri au sens d’un simple faux-semblant. Inc. est postérieur de quelques mois à Fid. : voir P. Mattei, « À propos des relations entre Ambroise et Gratien », art. cit. (supra, n. 5), p. 416-417 (n. 22) ; 438. 276
La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise
Quomodo proficiebat « sapientia dei » (cf. 1 Co 1, 24) ? Doceat te ordo uerborum. Profectus aetatis est et profectus sapentiae, sed humanae est. Ideo aetatem ante praemisit ut secundum hominem crederes dictum ; aetas enim non diuinitatis, sed corporis est. Ergo si proficiebat aetate hominis, proficiebat sapientia hominis. Sapientia autem sensu proficit, si a sensu sapientia. Iesus proficiebat aetate et sapientia. Qui sensus proficiebat ? Si humanus, ergo et ipse susceptus est, si diuinus, ergo mutabilis per profectum ; quod enim proficit, utique mutatur in melius. Sed quod diuinum est, non mutatur ; quod ergo mutatur, non utique diuinum ; sensus igitur proficiebat humanus. Sensum ergo suscepit humanum. Comment la « Sagesse de Dieu » progressait-elle ? Que l’ordre des mots te l’enseigne. Il y a progrès en âge et progrès en sagesse, mais en sagesse humaine. Ainsi Luc a d’abord mentionné l’âge afin que l’on croie que cela a été dit selon l’homme : car l’âge ne relève pas de la divinité mais du corps. Donc s’il progressait en âge d’homme, il progressait en sagesse d’homme. Or la sagesse progresse par l’intelligence, s’il est vrai que la sagesse vient de l’intelligence. « Jésus progressait en âge et en sagesse ». Quelle intelligence progressait ? Si c’est l’intelligence humaine, c’est donc qu’une intelligence humaine a été assumée, si c’est une intelligence divine, cette intelligence est donc soumise au changement et au progrès. De fait, ce qui progresse change assurément en mieux. Mais ce qui est divin ne change pas. Donc ce qui changeait n’était assurément pas divin. C’est donc l’intelligence humaine qui progressait. Donc il a assumé une intelligence humaine.
Le fond de la pensée est identique à ce que nous avons discerné en Fid. V, 18, 221. Mais la pointe ici n’est pas trinitaire (montrer que le Fils est vraiment Dieu en sa divinité) et antiarienne ; elle est christologique (montrer que le Fils a assumé une intelligence humaine) et antiappollinariste8. 8
Entre Fid. et Inc., Ambroise rédigea Spir. (sur la date de Spir., voir P. Mattei, « À propos des relations entre Ambroise et Gratien », loc. cit., supra, n. 7). Dans quatre lignes du livre II de ce traité (11, 116), il cite Mt 24, 36 / Mc 13, 32. Le raisonnement, très bref, est à double visée : (1) dans sa déclaration le Christ, en ne nommant pas l’Esprit, laisse entendre que celui-ci n’ignore rien du moment du Jugement, et donc qu’il est Dieu ; (2) ce qui vaut pour l’Esprit vaut a fortiori pour le Fils en sa divinité. Ce second 277
Paul Mattei
* Du De fide au De Incarnationis dominicae sacramento il y a donc, indubitablement, évolution. Non sans probables atermoiements. En sorte qu’il n’est pas interdit de se demander si, entre les deux solutions, l’évêque de Milan a définitivement choisi et s’il s’est jamais avéré capable de résoudre le dilemme : considérer que le Christ homme, en tant que Parole salvatrice et suprême didascale, ne pouvait pas être sujet à ne pas savoir ou bien prendre totalement au sérieux la complète immersion du Fils de Dieu dans la finitude non pécheresse de l’humanité9. Il est toutefois impossible de ne pas remarquer que, d’une manière certes encore assez fruste10, laquelle au demeurant le garde d’anticiper, si peu que ce soit, sur les distinctions subtiles jusqu’à l’arbitraire et les raffinements indus qui seraient ceux de la théologie médiévale et classique en l’occurrence11, Ambroise n’hésite pas, selon les tendances point ne dit rien que nous ne connaissions sur la perfection de la divinité du Fils ; il ne se prononce pas sur la science humaine de Jésus. 9 Peut-être faut-il relever que c’est sur la base surtout de Lc 2, 52 qu’Ambroise accepte les limites, et le progrès, de la science humaine de Jésus. Encore que, en Fid. V, 18, 221, il signale une ignorance des « choses futures » qui semble bien renvoyer à Mt 24, 36 / Mc 13, 32 (réminiscence demeurée inaperçue des éditeurs et traducteurs, ou non notée par eux) ; et, bien sûr, cette ignorance ne vaut que pour l’état de Jésus ante mortem : le Seigneur ressuscité et élevé aux cieux partage, jusqu’en son humanité glorifiée, la toute-puissance du Père. 10 Sans non plus posséder une gnoséologie assez fine pour lui permettre de concevoir comment par exemple une connaissance peut demeurer implicite, incapable de se « verbaliser » – de se traduire en mots. Tout au plus, pourrait-on juger qu’Ambroise envisage un progrès de Jésus dans ce que j’appellerai les connaissances ordinaires ; quant à sa mission, peutêtre le Milanais eut-il l’obscure intuition que Jésus, dans le cours de sa vie terrestre, n’en eut claire conscience qu’en ce qui lui était nécessaire (voir n. 9). Mais ce que l’on impute ici à Ambroise, qui aussi bien, comme l’on sait, se flatte de n’être pas philosophe, vaut peut-être pour toute la patristique. Ce point mériterait une étude plus approfondie. 11 Pour une présentation, et une critique, de ces distinctions et raffinements, ainsi que pour une « remise à plat » du problème dans les cadres de la christologie contemporaine (ou plutôt des christologies contemporaines, celle de K. Rahner par exemple), voir, outre des exposés purement historiques dont A. Grillmeier, Le Christ dans la Tradition chrétienne, loc. cit. (supra, n. 4), n. 1, fournit trois spécimens, deux 278
La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise
majeures de sa sensibilité religieuse, à envisager de faire droit au paradoxe chrétien d’un Dieu qui, sans faux-semblant ni tricherie, selon un mode mystérieux que sa méditation sur « son » Jésus ne cesse de contempler, s’engage aux côtés, et du côté, de sa créature12.
réflexions d’ordre expressément théologique : J. Galot, « Science et conscience de Jésus, Nouvelle Revue Théologique 82 (1960), p. 113131 ; L. Malevez, « Le Christ et la foi », Nouvelle Revue Théologique 88 (1966), p. 1009-1043 (articles accessibles en ligne). Il y aurait sans doute plus de profit à resituer Ambroise dans la patristique classique, au moins latine, entre un Hilaire de Poitiers, fauteur d’une explication exclusive par l’économie (dispensatio), suivant en cela la logique de sa christologie, et un Jérôme, dont sa spiritualité « charnelle » (« Suivre nu le Christ nu », Ep. 125, 20) fait un partisan de l’ignorance réelle – pour ne rien dire d’un Augustin à qui sa subtilité a sans doute évité de donner dans l’acceptation sans nuance de la solution « pédagogique ». Références principales dans le décidément indispensable compendium de J. Tixeront, Histoire des dogmes dans l’Antiquité chrétienne, vol. cit., (supra, n. 3), p. 288-290 ; 377 sq. ; sur « la christologie d’Hilaire de Poitiers », voir, portant ce titre, en espagnol, la thèse de L. F. Ladaria, Rome, 1989 (Analecta Gregoriana, 255), spéc. p. 270 ; sur « la connaissance humaine du Christ d’après saint Augustin », voir A.-M. Dubarle, « La connaissance du Christ d’après saint Augustin », Ephemerides Theologicae Lovanienses 18 (1941), p. 5-25. 12 Faut-il rappeler une fois de plus que le Christ d’Ambroise est pleinement Dieu et pleinement homme, ou, pour être plus précis, et selon des expressions qui chez lui ont comme une saveur préaugustinienne, uia et patria, homme par qui il faut passer et Dieu vers qui il faut tendre (cf. In Luc. II, 46 ; IX, 2) ? Sur le christocentrisme ambrosien, voir, portant ce titre, un article cardinal de G. Madec, « La centralité du Christ dans la spiritualité d’Ambroise », dans L. F. Pizzolato et M. Rizzi (éd.), « Nec timeo mori ». Atti del Congresso internazionale di studi Ambrosiani nel XVI centenario della morte di sant’Ambrogio (Milano 4-11 aprile 1997) (Studia Patristica Mediolanensia, 21), Milan, 1998, p. 207-220. Sur l’expression « mon Jésus », ou, pour être plus littéral, la formule Christus pro nobis (cf. De uirginitate 16, 99), qui est au vrai un Christus pro me où se concentre toute la mystique ambrosienne, quelques réflexions dans B. Studer, Dieu sauveur. La rédemption dans la foi de l’Église ancienne (coll. Théologies), trad. J. Hoffmann, Paris, 1989, p. 181-184. 279
Le baptême du Christ (R.C.)
Le baptême du Christ est ici figuré sur une grande mosaïque de la coupole du baptistère des ariens à Ravenne ; la représentation date de la fin du ve ou du début du vie siècle. Le Christ, entièrement nu, est plongé dans le Jourdain. Comme on le figure à l’époque, il est imberbe. À sa gauche, Jean Baptiste, reconnaissable à sa tunique en peau de chameau, tient un bâton de berger dans sa main gauche ; de la droite, il baptise Jésus. Il est surélevé par rapport à lui, pour illustrer que Jésus se soumet à son baptême (Mt 3, 13-15), mais penché vers lui, en signe de révérence. Au-dessus, une colombe figurant l’Esprit Saint descend sur le Christ ; de son bec sort l’eau lustrale. Ici, la voix du Père n’est pas représentée : est-ce une manière de signifier qu’il est au-delà de toute figuration ? 10.1484/M.CBP-EB.5.134120
À droite de Jésus, un vieillard est assis : il s’agit d’une allégorie du fleuve Jourdain ; à côté de lui, une amphore renversée laisse s’écouler de l’eau ; il tient en main un roseau et sa tête est ornée de deux pinces rouges de crustacés. Toute la scène se trouve dans un médaillon central, bordé d’une couronne de laurier. Un cercle plus large l’entoure, figurant douze apôtres sur fond doré ; les apôtres tiennent tous en main la couronne de la victoire et sont menés, de part et d'autre, par Pierre (reconnaissable à ses clés) et Paul (portant le rouleau de la parole) ; ils sont séparés les uns des autres par des palmiers, autre symbole de victoire. Bien qu’ils soient présentés de face, les apôtres marchent en direction du trône vide situé au-dessus du Christ : il s’agit d’une hétimasie, symbolisant l’attente du retour du Christ à la fin des temps ; sur le coussin du trône est placée une croix gemmée.
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Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
Le Jésus de Porphyre et sa critique par Augustin Jérôme laGOuanère
Université-Paul Valéry Montpellier 3/CRISES/IEA
Dans son fameux article sur le « Christ des païens », G. Madec émet l’hypothèse suivante : Les ouvrages de Porphyre sont donc demeurés, selon l’expression consacrée, l’arsenal des objections antichrétiennes jusqu’aux dernières années de la « fin du paganisme ». À titre d’hypothèse, car il faudrait une étude autrement fouillée que le présent essai pour en fournir les preuves, s’il se peut, je supposerai que les adversaires d’Augustin ont [auraient eu] eu à leur disposition un ouvrage antichrétien condensant, d’une part, les thèses de Porphyre sur la personne du Christ, telles qu’elles étaient exposées dans la Philosophie des oracles, et, d’autre part, sa critique des Évangiles développée dans le Κατὰ Χριστιανῶν. Ce serait là que les païens auraient trouvé commodément regroupées les objections à la crédibilité des Évangiles qu’ils estimaient, au dire d’Augustin, assez pertinentes, et les éléments de la thèse cohérente qu’ils soutenaient sur la personnalité du Christ »1.
Le propos de cet article, à défaut de pouvoir étayer rigoureusement cette hypothèse de G. Madec, entend du moins proposer un état de la question en vue d’une telle étude. Cet état de la question nous semble d’autant plus nécessaire que l’un des faits majeurs de ces vingt dernières années dans les études tardo-antiques est la multiplication des travaux sur l’élève de Plotin que fut Porphyre de Tyr. Pour exemple, l’on peut 1
G. Madec, « Le Christ des païens d’après le De consensu euangelistarum de saint Augustin », Recherches Augustiniennes 16 (1992), p. 3-67, ici p. 66. 10.1484/M.CBP-EB.5.133892
Jérôme Lagouanère
relever ces vingt dernières années un important travail d’édition et de traduction de l’œuvre porphyrienne, qui, faut-il le rappeler, nous a été transmise en grande partie de manière fragmentaire. Pour ne rester que dans le domaine français, on relève en 2005, une édition des Sentences ; en 2008, une édition du Commentaire aux Catégories d’Aristote ; en 2012, une édition du traité Sur la manière dont l’embryon reçoit l’âme, du De regressu animae et de la Lettre à Anébon ; en 2019, une édition de L’antre des nymphes2. Dans ce renouvellement des études porphyriennes, le Contra Christianos jouit d’un statut particulier. Ce traité, qui nous est parvenu de manière fragmentaire et dont la première édition moderne est l’œuvre d’A. von Harnack en 19163, a connu, ces vingt dernières années, plusieurs nouvelles éditions, de qualité variable, qui propose soit de nouveaux classements, soit de nouveaux choix de fragments : en 2005, l’édition, discutable et discutée, de R. M. Berchman4 ; en 2006, l’édition espagnole de E. A. Ramos Jurado et al.5 ; en 2009, l’édition italienne de G. Muscolino6 ; enfin, en 2016, une nouvelle édition allemande due à M. Becker qui peut être considérée comme l’édition de référence du Contra Christianos au même titre que celle d’A. von Harnack7. L’intérêt suscité par cet ouvrage de Porphyre se 2
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Porphyre, Sentences, éd., trad. et commentaire sous la direction de L. Brisson, Paris, 2005 ; Id., Commentaire aux Catégories d’Aristote, éd. et trad. R. Bodéüs, Paris, 2008 ; Id., Sur la manière dont l’embryon reçoit l’âme, éd. T. Dorandi, Paris, 2012 ; Id., De regressu animae, éd. et trad. G. Madec et R. Goulet, dans I. Bochet (éd.), Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec. Actes du colloque international organisé à Paris les 8 et 9 septembre 2011, Paris, 2012, p. 111-184 ; Id., Lettre à Anébon, éd. et trad. H.-D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, Paris, CUF, 2012 ; Id., L’antre des nymphes, ed., trad. et commentaire sous la direction de T. Dorandi, Paris, 2019. A. von Harnack (éd.), Porphyrius. Gegen die Christen. 15 Bücher. Zeugnisse, Fragmente und Referate, Berlin, 1916. R. Berchman, Porphyry Against the Christian, Leiden/Boston, 2005. E. A. Ramos Jurado et al., Contra los christianos. Recopiliación de fragmentos, traducción, introducción y notas, Cádiz, 2006. G. Muscolino, Contro i Christiani. Bella raccolta di Adolf von Harnack con tutti i nuovi frammenti in appendice, Milano, 2009. M. Becker, Porphyrios, Contra Christianos. Neue Sammlung der Fragmente, Testimonien und Dubia mit Einleitung, übersetzung und Anmerkungen, Berlin/Boston, 2016. 284
Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
manifeste également par l’organisation de deux importants colloques qui ont donné lieu à la publication d’actes, l’un en 2009 en Sorbonne8, l’autre en 2014 à Tübingen9, ou encore par la découverte de nouveaux fragments ou témoignages par S. Morlet10, R. Goulet11 ou Ch. Riedweg12 notamment. Par manque d’espace, j’omets ici les nombreux problèmes que soulève cette œuvre, qu’il s’agisse de son existence même13, 8 9 10
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S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens. Un siècle de recherches, nouvelles questions. Actes du colloque international organisé les 8 et 9 septembre 2009 à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 2011. I. Männlein-Robert (éd.), Die Christen als Bedrohung ? Text, Kontext und Wirkung von Porphyrios’Contra Christianos, Stuttgart, 2017. S. Morlet, « Un nouveau témoignage sur le Contra Christianos de Porphyre ? », Semetica et Classica 1 (2008), p. 157-166 ; Id., « La Démonstration évangélique d’Eusèbe de Césarée contient-elle des fragments du Contra Christianos de Porphyre ? À propos du fr. 73 Harnack », dans J. Baun, A. Cameron, M. Edwards, M. Vinzent (ed.), Studia Patristica. vol. XLVI : Papers presented at the Fifteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2007. Tertullian to Tyconius, Egypt before Nicaea, Athanasius and his Opponents, Leuven/Paris/Boston, 2010, p. 59-64 ; Id., « Encore un nouveau fragment du traité de Porphyre contre les chrétiens (Marcel d’Ancyre, fr. 88 Klostermann = fr. 22 Seibt/ Vinzent) ? », dans M. Vinzent (éd.), Studia Patristica LXIII. Papers prensented at the Sixteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2022. Vol. 11 : Biblica, Philosophica, Theologica, Ethica, Leuven/Paris/Dudley, p. 179-185. R. Goulet, « Cinq nouveaux fragments nominaux du traité de Porphyre ‘Contre les chrétiens’ », Vigiliae Christianae 64 (2010), p. 140-159. Ch. Riedweg, « Ein neues Zeugnis für Porphyrios’Schrift Gegen die Christen. Johannes Chrysostomos, Johanneshomilie 17,3f », dans I. Männlein-Robert (éd.), Die Christen als Bedrohung ?, op. cit., p. 59-84. R. Goulet, « Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens », dans M. Narcy, É. Rebillard (éd.), Hellénisme et christianisme, Villeneuve d’Ascq, p. 61-109, qui mène une réfutation, à laquelle nous souscrivons, de la thèse de P. F. Beatrice soutenue dans une série d’articles (« Quosdam Platonicorum libros. The Platonic Readings of Augustine in Milan », Vigiliae Christianae 43 (1989), p. 248-281 ; « Le traité de Porphyre contre les chrétiens. L’état de la question », Kernos 4 (1991), p. 119-138 ; « Towards a New Edition of Porphyry’s Fragments Against the Christians », dans M.-O. Goulet-Cazé, G. Madec, D. O’Brien (éd.), ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ. « Chercheurs de sagesse ». Hommage à J. Pépin, op. cit., p. 347-355 ; « On the Title of Porphyry’s Treatise Against the Christians », dans G. Sfameni Gasparro (a cura di), Ἀγαθὴ ἐλπις. Studi storico-religiosi in onore di U. Bianchi, Roma, 1994, p. 221-235 entre 285
Jérôme Lagouanère
de sa datation14, des problèmes méthodologiques que pose la notion même de fragment15. Autant que nous pouvons le savoir, Porphyre opérait dans le Contra Christianos une critique méthodique des dogmes centraux du christianisme à travers une lecture critique tant de l’Ancien que du Nouveau Testament16. Nous savons ainsi, grâce au témoignage de Jérôme, que Porphyre menait une lecture critique de Dn qui l’amenait à dater l’ouvrage de l’époque maccabéenne et à montrer que la figure de Nabuchodonosor renvoyait en fait à celle d’Antiochus IV Épiphane, ce qui est d’ailleurs la datation et l’interprétation retenues par l’exégèse biblique contemporaine17. Sa lecture des Évangiles canoniques, quant
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autres) selon laquelle le Contra Christianos n’aurait été qu’une partie de La Philosophie des Oracles et n’aurait pas eu d’existence en tant que traité spécifique. S. Morlet, « La datation du Contra Christianos de Porphyre. À propos d’un passage problématique d’Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, VI, 19, 2) », Revue des Études Augustiniennes 56 (2010), p. 1-18 ; Id., « Comment le problème du Contra Christianos peut-il se poser aujourd’hui ? », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens…, op. cit. ; p. 11-49 ; Id., « Que savons-nous du Contre Porphyre d’Eusèbe ? », Revue des Études Grecques 125 (2012), p. 473-514. A. Benoit, « Le Contra Christianos de Porphyre : où en est la collecte des fragments ? », dans A. Benoit, M. Philonenko, C. Vogel (éd.), Paganisme, Judaïsme, Christianisme. Influences et affrontements dans le monde antique. Mélanges offerts à M. Simon, Paris, 1978, p. 261-275 ; A. Magny, « Méthodologie et collecte des fragments de Porphyre sur le Nouveau Testament chez Jérôme », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, op. cit., p. 59-74 ; Ead., Porphyry in Fragments. Reception of an Anti-Christian Texte in Late Antiquity, Farnham/Burlington, 2014 ; A. P. Johnson, « The Implications of a Minimalist Approach to Porphyry’s Fragments », dans I. MännleinRobert (Hrsg.), Die Christen als Bedrohung ?, op. cit., p. 41-58. Pour une approche générale du rapport de Porphyre au christianisme, voir M. Edwards, « Porphyry and the Christians », dans G. Karamanolis, A. Sheppard (ed.), Studies on Porphyry, London, 2007, p. 111-126. J. G. Cook, The Interpretation of the Old Testament in Greco-Roman Paganism, Tübingen, 2004, p. 187-246 ; R. Courtray, « Porphyre et le livre de Daniel au travers du Commentaire sur Daniel de Jérôme », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, op. cit., p. 329356. 286
Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
à elle, obéit à une stratégie différente : il s’agit essentiellement pour Porphyre de mettre les chrétiens en porte-à-faux avec la personne et les enseignements du Christ, ce qui implique une réinterprétation de la figure du Christ à l’aune du modèle païen d’homme divin18. Il faut croire que la lecture critique des textes bibliques que menait Porphyre a eu une influence certaine puisqu’elle suscita trois réfutations, toutes trois perdues, de la part de Méthode d’Olympe, d’Eusèbe de Césarée et d’Apollinaire de Laodicée19 et que l’empereur Constantin prononça un édit contre l’ouvrage du philosophe de Tyr et ordonna sa destruction en 33320. Néanmoins, des copies ou des résumés de l’ouvrage devaient encore circuler parmi les milieux païens, puisqu’Apollinaire de Laodicée vers 370 et Philostorge en 42021 rédigèrent encore des traités contre l’ouvrage de Porphyre, et qu’en 448 les empereurs Valentinien III et Théodose II ordonnèrent à nouveau la destruction de l’ouvrage22. De fait, comme nous le verrons, il nous semble probable que les interlocuteurs païens d’Augustin ont eu en main soit une copie, soit un résumé de l’ouvrage porphyrien. En revanche, comme le postulait déjà A. von Harnack23, il est peu probable qu’Augustin ait eu l’ouvrage à sa disposition ; il est simplement possible de postuler, comme le fait I. Bochet, que l’évêque d’Hippone en ait eu une connaissance au moins indirecte via un excerptor latin24. 18 J. G. Cook, The Interpretation of the New Testament in Greco-Roman Paganism, Tübingen, 2000, p. 119-167 ; G. Muscolino, « Οὐκ ἔστ᾽ ἔτυμος λόγος οὗτος. “Non è vero questo discorso”. L’attacco storico-filologico di Porfirio alle Sacre Scritture », Mediaeval Sophia 17 (2015), p. 165-191. 19 Cf. Jérôme, De uiris inlustribus 83, 104 ; Epistula 48 (ad Pammachium), 13 ; Epistula 70 (ad Magnum), 3 ; Apologia aduersus Rufinum II, 33 etc. 20 Constantin, Epistula ad episcopos et plebem (= Gelase, Historia Ecclesiastica II, 36 et Socrate, Historia Ecclesiastica I, 9). 21 M. Becker, Porphyrios, Contra Christianos, op. cit., p. 18. 22 Cf. Codex Justinianus I, 5, 6. 23 A. von Harnack (éd.), Porphyrius. Gegen die Christen, op. cit., p. 39. 24 I. Bochet, « The Role of Scripture in Augustine’s Controversy with Porphyry », Augustinian Studies 41 (2010), p. 7-52 ; Ead., « Les quaestiones attribuées à Porphyre dans la Lettre 102 d’Augustin », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, p. 371-394. Cette hypothèse a été remise en cause par A. Magny, Porphyry in Fragments, op. cit., p. 99-118 et A. P. Johnson, « The Implications of a Minimalist Approach… », art. cit., p. 48. 287
Jérôme Lagouanère
Cependant, le Contra Christianos n’est pas le seul ouvrage où Porphyre évoquait la figure du Christ et force est de citer également La Philosophie des Oracles. Cet ouvrage qui, sauf erreur de notre part, n’a pas connu de nouvelle édition depuis celle d’A. Smith en 199325, est de nature très différente. Contrairement à certaines hypothèses, par exemple celles de P. F. Beatrice26, la Philosophie des Oracles n’avait, semble-t-il, aucune visée antichrétienne, comme l’a montré Ch. Riedweg27, mais s’adressait à un public platonicien et avait pour objet de leur proposer une interprétation platonicienne correcte des Oracles transmis par la tradition. L’apparition du Christ dans cet ouvrage doit se comprendre dans ce contexte : la tonalité polémique antichrétienne que l’on perçoit dans certains fragments n’est pas caractéristique de l’ouvrage et doit sans doute plus à la lecture polémique des écrivains chrétiens comme Eusèbe de Césarée qu’à Porphyre à proprement dit28. S’il est très probable qu’Augustin n’a pas eu un accès direct au Contra Christianos, la situation est moins claire concernant La Philosophie des Oracles, puisqu’Augustin cite l’œuvre en latin dans sa Cité de Dieu29 et la comparaison avec le texte grec conservé par Eusèbe de Césarée témoigne de sa part d’une traduction latine très rigoureuse du texte grec de Porphyre30. Il est donc fort probable qu’il ait eu accès à une 25 A. Smith (éd.), Porphyrius. Porphyrii Philosophi Fragmenta, Stuttgart/ Leipzig, 1993, p. 351-407. 26 Voir plus haut, n. 13. 27 Ch. Riedweg, « Porphyrios über Christus und die Christen. De philosophia ex oraculis haurienda und Aduersus Christianos im Vergleich », dans Entretiens de la Fondation Hardt 51. L’apologétique chrétienne gréco-latine à l’époque prénicienne, Vandœuvres/Genève, 2005, p. 151-203, dont les conclusions ont été confirmées par I. Tanaseanu-Döbler, « Porphyrios und die Christen in De Philosophia ex Oraculis Haurienda », dans I. Männlein-Robert (éd.), Die Christen als Bedrohung ?, op. cit., p. 137175. Voir également G. Sfameni Gasparro, « Tra costruzione teosofica e polemica anticristiana nel De Philosophia ex oraculis haurienda. Sulle tracce del progetto porfiriano », dans H. Seng, Ch. O. Tommasi, L. G. Soares Santoprete (éd.), Formen und Nebenformen des Platonismus in der Spätantike, Heidelberg, 2016, p. 163-198. 28 Comme le montrent Ch. Riedweg « Porphyrios über Christus … », art. cit. et I. Tanaseanu-Dübler, « Porphyrios und die Christen … », art. cit. 29 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 1. 30 Voir à ce propos le parallèle proposé par A. Smith (éd.), Porphyrius. Porphyrii Philosophi Fragmenta, op. cit., p. 395-398 entre Eusèbe, 288
Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
traduction latine, mais aussi, comme nous le verrons, directement au texte grec. Ce status quaestionis est nécessaire pour bien appréhender la difficile question de la réception augustinienne de la critique porphyrienne du christianisme. En effet, celle-ci est rendue obscure par l’incertitude dans laquelle nous sommes de la transmission des œuvres de Porphyre dès l’époque d’Augustin, au point que l’on peut parfois se demander si le nom de Porphyre n’est pas parfois utilisé comme une métonymie pour désigner l’ensemble des adversaires païens, et non comme une référence à une œuvre et à un auteur précis. À cela s’ajoute l’attitude très nuancée qu’Augustin adopte à l’égard de Porphyre31, car, s’il critique le Porphyre qui attaque les chrétiens ou qui défend la théurgie, il n’en reste pas moins qu’il exprime une sincère admiration à l’égard de sa profondeur philosophique et que la pensée porphyrienne a profondément marqué le spiritualisme augustinien32. C’est à l’aune de ces problèmes méthodologiques que nous aimerions présenter la lecture critique qu’Augustin a pu faire des objections de Porphyre à l’encontre de la lecture chrétienne des Évangiles. Pour ce faire, nous aborderons trois questions centrales de cette lecture critique : l’Incarnation ; la divinité du Christ ; enfin, la Résurrection. Demonstratio Euangelica III, 6, 39-7, 2 et Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 43-73 (= fr. 345F et 345aF.). 31 Le rapport d’Augustin à l’égard de Porphyre a été évalué de différentes manières. Selon G. Madec, « Augustin et Porphyre. Ébauche d’un bilan des recherches et des conjectures », dans M.-O. Goulet-Cazé, G. Madec, D. O’Brien (éd.), ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ. « Chercheurs de sagesse », op. cit., p. 367-382, l’influence philosophique de Porphyre sur Augustin serait profonde, même si l’évêque d’Hippone se montre critique à l’égard du philosophe de Tyr sur les sujets de la médiation et de l’interprétation du christianisme. Cette influence est, en revanche, minorée par V. H. Drecoll, « Augustin und Porphyrios », dans I. Männlein-Robert (éd.), Die Christen als Bedrohung ?, op. cit., p. 275-288. Sur cette question, G. Catapano, « Nobilissimus philosophus paganorum / falsus philosophus : Porphyry in Augustine’s Metaphilosophy », Studia graeco-arabica 8 (2018), p. 49-65, offre, pour sa part, un bilan nuancé de la question, tout en rejoignant l’analyse de G. Madec sur de nombreux points. 32 Cf. G. Madec, « Le spiritualisme augustinien à la lumière du De immortalitate animae », dans G. Madec, Petites études augustiniennes, Paris, 1994, p. 105-119. 289
Jérôme Lagouanère
L’Incarnation La critique de l’Incarnation et de la naissance virginale du Christ est un topos de la critique païenne antichrétienne que l’on trouve déjà chez Celse d’après le témoignage d’Origène33. De fait, la thèse même de l’Incarnation constitue un scandale ontologique pour un platonicien puisqu’elle implique une soumission de l’âme immatérielle au corps matériel. De fait, le fragment 33 d’Harnack, tiré du Monogénès III, 36, de Macarios de Magnésie, fragment non retenu par M. Becker dans son édition34, se caractérise par une remise en cause de la virginité de Marie qui suit une référence aux versets pauliniens 1 Tim 4,1 et 1 Co 7,25 : Celui qui garde la virginité ne fait donc pas une belle action, ni celui qui s’abstient du mariage par obéissance au conseil d’un être mauvais, puisqu’ils n’ont pas de commandement de Jésus concernant la virginité. Et pourquoi certaines personnes qui gardent la virginité s’en vantent-elles comme un grand exploit et disent-elles qu’elles ont été remplies de l’Esprit-Saint comme celle qui a enfanté Jésus35 ?
De même, le fragment 77 d’Harnack du Contra Christianos, tiré du Monogénès IV, 22 de Macarios de Magnésie – fragment dont M. Becker remet aussi en cause l’origine porphyrienne36, ce qui doit nous inciter à la prudence dans l’exploitation de ce texte – propose une critique acerbe tant de l’Incarnation que de la naissance virginale : D’autre part, quand bien même un Hellène aurait l’esprit assez léger pour croire que les dieux habitent à l’intérieur des statues, il aurait des idées beaucoup plus pures que celui qui croit que le Divin a pénétré dans le sein de la Vierge Marie37, qu’il est devenu un embryon et qu’après sa naissance il a été 33 Cf. Celse I, 69 et VI, 73. Voir sur cette question P. Courcelle, « Propos antichrétiens rapportés par saint Augustin », Recherches Augustiniennes 1 (1958), p. 149-186, ici p. 158-163. 34 M. Becker, Porphyrios, Contra Christianos, op. cit., p. 147-148. 35 Porphyre, Contra Christianos, fr. 33 Harnack = Macarios de Magnésie, Monogénès, III, 36, éd. R. Goulet p. 196. 36 M. Becker, Porphyrios, Contra Christianos, op. cit., p. 334. 37 Dans son édition, A. von Harnack rattache ce passage de Lc 1, 35 et 2,7, du fr. 33 tiré toujours de Macarios de Magnésie, Monogénès, III, 36 et du témoignage XXI de son édition tiré d’Augustin, ciu. Dei X, 28. Il propose également un parallèle avec Porphyre, Ad Marc. 17f. 290
Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
emmailloté, plein du sang du chorion, de bile et d’éléments encore plus inconvenants que cela38.
Suivant une proposition de J. Bidez39, J. Pépin a émis l’hypothèse40, reprise par R. Goulet41, qu’Augustin viserait cette objection porphyrienne du Contra Christianos dans la Cité de Dieu X, 24 et X, 28. Il s’agit là d’un rapprochement qui semble inconnu à D. C DeMarco dans son récent commentaire du livre X de La Cité de Dieu42 ; de manière plus générale, les travaux sur ce livre tendent à y voir plus une référence au De regressu animae de Porphyre qu’au Contra Christianos de ce dernier43. De fait, force est de noter que le texte augustinien contient trop peu d’éléments textuels parallèles pour avancer l’hypothèse d’une référence au traité antichrétien du philosophe néo-platonicien. Néanmoins, il nous semble que l’on peut trouver une trace de l’objection porphyrienne – en admettant qu’elle soit bien porphyrienne comme le veut A. von Harnack – dans le corpus augustinien, plus précisément dans la Lettre 135 que le noble païen Volusianus adresse à Augustin en 41144. Dans cette lettre, Volusianus adresse une série 38 Porphyre, Contra Christianos, fr. 77 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès, IV, 22, éd. R. Goulet p. 312). 39 J. Bidez, Vie de Porphyre, le philosophe néo-platonicien. Avec les fragments des traités Περὶ ἀγαλμάτων et De regressu animae, Gand/Leipzig, 1913, p. 35*. 40 J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne (Ambroise, Exam. 1, 1-4), Paris, 1964, p. 461 n. 2. 41 Macarios de Magnésie, Le Monogénès, éd. R. Goulet, Paris, 2003, vol. II, p. 427. 42 D. C. DeMarco, Augustine and Porphyry. A Commentary on De ciuitate Dei 10, Leiden/Boston/Paderborn, 2021, p. 177-178 et p. 245-247. 43 De fait, R. Goulet et G. Madec † considèrent les deux passages comme des fragments du De regressu animae (fr. 5a* De regressu animae, éd. R. Goulet et G. Madec, p. 134 et fr. 10 E De regressu animae, éd. R. Goulet et G. Madec †, p. 146 [= fr. 7 Bidez]). 44 Sur Volusianus, voir M. Moreau, Le Dossier Marcellinus dans la correspondance de saint Augustin, Paris, 1973, p. 49-77 et 123-129 ; E. Bermon, « Volusianus », Dictionnaire des Philosophes antiques, t. VII, Paris, 2018, p. 175-181. Sur cette correspondance entre Augustin et Volusianus, voir J. Lagouanère, « Uses and Meanings of ‘Paganus’ in the Works of Saint Augustine », dans M. Sághy, E. M. Schoolman (ed.), Pagans and Christians in Late Roman Empire. New Evidences, New Approaches (4th-6th), Budapest/New York, 2017, p. 105-118 ; Id., « Formes 291
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d’objections païennes antichrétiennes qu’un membre de son cercle aurait prononcées lors d’une discussion entre amis ; or, la première des objections faites porte justement sur l’Incarnation et la naissance virginale du Christ : Je m’étonne que le Seigneur et Gouverneur du monde ait rempli le corps d’une femme intacte, que cette mère ait supporté les longs ennuis de dix mois de grossesse, qu’elle ait réussi à demeurer vierge au moment de l’accouchement et qu’on lui prête encore ensuite une virginité sans tache […]. Celui qui est plus grand que l’univers se cache donc dans le petit corps d’un enfant ; il souffre donc comme souffrent les enfants, il grandit, il se fortifie en avançant dans la jeunesse ; ce souverain reste bien longtemps absent de ses royales demeures, et le soin du monde entier est délégué à un petit corps ; ensuite ce Maître de l’univers s’est reposé en dormant et s’est nourri en mangeant ; il éprouve tous les besoins des mortels, et aucun signe convenable n’a fait éclater la grande majesté cachée sous cette terrestre enveloppe45.
Alors que G. Madec jugeait qu’il n’était « guère douteux » que Volusianus et ses amis aient tiré leurs objections de « l’arsenal porphyrien »46, P. Courcelle a soutenu de manière fort affirmative que la source de ces objections était bien le Contra Christianos47. Force est de reconnaître que l’arrière-plan philosophique de cette objection se caractérise par une couleur éminemment porphyrienne, puisqu’elle repose sur l’opposition implicite entre les concepts de masse (ὄγκος) et de puissance (δύναμις), qui est un trait distinctif de la métaphysique porphyrienne48. De même, la remise en cause de la virginité de Marie
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et enjeux du platonisme dans la correspondance entre Augustin et Volusianus », dans Cl. Bernard-Valette, J. Delmulle, C. Gerzaguet (éd.), Nihil veritas erubescit. Mélanges offerts à Paul Mattei par ses élèves, collègues et amis, Turnhout, 2017, p. 89-103. Volusianus apud Augustin, Epistula 135, 2 (A. Goldbacher, CSEL 44, p. 91). G. Madec, « Augustin et Porphyre … », art. cit., p. 377. P. Courcelle, « Date, source et genèse des Consultationes Zacchari et Apollonii », Revue de l’Histoire des Religions 146 (1954), p. 174-193, ici p. 185 ; Id., Histoire littéraire des grandes invasions, Paris, 19643, p. 269. Dans sa sent. 27, où il étudie la question de l’union de l’âme et du corps, Porphyre montre que, si le corps est lié à l’ ὄγκος, l’âme en est 292
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et la description polémique du développement de l’Enfant Jésus, de son statut d’embryon jusqu’à l’âge adulte, présentes dans les fragments 33 et 77 d’Harnack trouvent clairement un écho ici. L’absence du motif idolâtrique du fragment 77 pourrait poser un problème ; cependant, l’on trouve dans la prédication augustinienne plusieurs passages, étudiés par C. Ando49 et É. Rebillard50, où l’adoration des statues est opposée au dogme de l’Incarnation, ce qui pourrait laisser à penser que ce motif porphyrien serait connu d’Augustin. À défaut d’une certitude, l’influence directe ou indirecte de l’argumentaire porphyrien dans le Contra Christianos sur ces objections adressées à Augustin nous apparaît comme une forte probabilité. Quoi qu’il en soit, l’habileté d’Augustin est de recourir dans la Lettre 137 à un argumentaire porphyrien pour réfuter ces objections d’origine porphyrienne51. En effet, comme a pu le montrer E. L. Fortin, Augustin s’appuie ici sur le ζήτημα de Porphyre sur l’union de l’âme et du corps, en y empruntant le concept d’union sans confusion (ἀσυγκύτως ἕνωσις)52. De fait, l’Hipponate note d’emblée que :
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dépourvue et que l’incorporel uni au corps n’a rien à voir ni avec le lieu, ni avec le volume (sur cette sentence, voir le commentaire fourni par M.-O. Goulet-Caze dans Porphyre, Sentences, Paris, 2005, tome II, p. 573-578). De fait, l’argumentation porphyrienne oppose très clairement au concept d’ὄγκος qui caractérise le corporel, le concept de δύναμις, de puissance de l’âme : L. Brisson, « Entre physique et métaphysique. Le terme ὄγκος chez Plotin, dans ses rapports avec la matière (ὕλη) et le corps (σῶμα) », dans M. Fattal (dir.), Études sur Plotin, Paris, 2000, p. 87-111. C. Ando, « Signs, Idols and the Incarnation in Augustinian Metaphysics », Representations 73 (2001), p. 24-53. É. Rebillard, « Augustin et le culte des statues », dans G. Partoens, A. Dupont, M. Lamberigts (ed.), Ministerium sermonis. A Philological, Historical and Theological Studies on Augustine’s Sermones ad populum, Turnhout, 2009, p. 299-325. Sur l’ep. 137, voir W. Geerlings, « Die Belehrung eines Heiden. Augustins Brief über Christus an Volusianus », Augustiniana 41 (1991), p. 451-468 ; G. Madec, Le Christ de saint Augustin. La Patrie et la Voie. Nouvelle édition, Paris, 2001, p. 192-197 ; J. Lagouanere, « Uses and Meanings… », art. cit. ; Id., « Formes et enjeux du platonisme… », art. cit. E. L. Fortin, Christianisme et culture philosophique au Ve siècle. La querelle de l’âme en Occident, Paris, 1959, p. 111-161. Sur ce ζήτημα de Porphyre, voir J. Pépin, « Une nouvelle source de saint Augustin : le ζήτημα de Porphyre sur l’union de l’âme et du corps », Revue des 293
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Ce n’est point par la masse (mole), c’est par la puissance (uirtute) que Dieu est grand53.
Il s’agit là du réquisit de la pensée porphyrienne : la primauté de la puissance, conçue comme non locale, non spatiale et non matérielle54. Augustin peut dès lors poser un parallèle entre l’union de l’âme et du corps comme union de personne (in unitate personae) et l’union de l’homme et de Dieu dans la même personne du Christ. Or, l’union de l’homme et de Dieu est l’union de deux incorporels. Aussi, Comment n’avouerions pas que deux incorporels ont pu se mélanger (misceri) plus facilement qu’un corporel et un incorporel – si seulement il n’est pas indigne qu’on applique à cela le terme de mélange ou de confusion (mixtionis uel mixturae), à cause de l’habitude des objets corporels dont la nature est bien différente et qui nous sont connues différemment 55 ?
Or, justement peut-on parler de mélange à propos de l’union de Dieu et de l’homme ? Si Dieu s’est bien uni à l’homme, il ne s’est pas pour autant mêlé à lui et a conservé sa propre substance : Donc le Verbe de Dieu, Fils de Dieu, coéternel au Père, lui qui est en même temps puissance et sagesse de Dieu qui Études Augustiniennes 66 (1964), p. 53-107. L’attribution du concept d’ἀσυγκύτως ἕνωσις a notamment été remise en cause par J. M. Rist, « Pseudo-Ammonius and the Soul/Body Problem in Some Platonic Textes of Late Antiquity », The American Journal of Philology 109 (1988), p. 402-415. Cependant, M. Chase, « La subsistence néoplatonicienne de Porphyre à Théodore de Raithu », Chôra. Revue d’études anciennes et médiévales, 7-8 (2009-2010), p. 37-52, a pu montrer, contre J. M. Rist, que Porphyre parle bien dans l’Ad Gaur. 10, 5 de « mélange complet qui n’induit pas de destruction mutuelle (ἀσυμφθάρτου δι᾿ ὅλων κράσεως) ». 53 Augustin, Epistula 137, 2, 8 (A. Goldbacher, CSEL 44, p. 106). 54 Voir Porphyre, Sent., 35. Chez Augustin, moles traduit la notion porphyrienne d’ὄγκος et uirtus celle de δύναμις : J. Pepin, « À propos de la doctrine de la conversion : Augustin et Porphyre sur le degré d’être », dans Th. Kobusch, M. Erler, I. Männlein-Robert (éd.), Metaphysik und Religion: Zur Signatur des spätantiken Denkens. Akten des internationalen Kongresses vom 13.-17. März in Würzburg, München/Leipzig, 2002, p. 153166, ici p. 158-159 sur l’origine porphyrienne du concept augustinien de moles. 55 Augustin, Epistula 137, 2, 11 (A. Goldbacher, CSEL 44, p. 111). 294
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atteint avec force depuis la fin supérieure de la créature raisonnable jusqu’à la fin grossière de la créature corporelle et dispose toutes choses avec douceur ; cette Sagesse éternelle, présente et cachée, nulle part renfermée, nulle part séparée, tout entière partout, sans masse et sans corps, s’est unie à un homme d’une manière bien autre que celle par laquelle elle est présente aux autres créatures, et a fait ainsi un seul JésusChrist, médiateur de Dieu et des hommes, égal au Père selon sa divinité, au-dessous du Père selon la chair, c’est-à-dire selon son humanité ; immuablement immortel selon sa divinité qui l’égale au Père, et muable et mortel selon sa faiblesse qui lui est commune avec nous56.
De fait, Augustin réfute un argument porphyrien grâce à un concept porphyrien, l’ἀσυγκύτως ἕνωσις, qui lui permet de travailler le concept d’unité de personne du Christ, Dieu et homme, en une formulation pré-chalcédonienne57.
La divinité du Christ La nature divine du Christ est un autre aspect important des critiques que Porphyre adresse aux chrétiens dans le Contra Christianos58. Que celles-ci prennent des formulations philosophiques ou exégétiques, elles s’appuient toujours dans le Contra Christianos sur des références néotestamentaires. Ainsi le fragment 86 Harnack59 est une réfutation philosophique de l’affirmation du prologue de l’Évangile selon Jean selon laquelle le Christ est Logos qui repose sur la distinction stoïcienne, 56 Augustin, Epistula 137, 3, 12 (A. Goldbacher, CSEL 44, p. 111-112). 57 Cf. H. R. Drobner, Person-Exegese und Christologie bei Augustin, Leiden, 1986, p. 169-171 ; L. Ayres, « Christology as a contemplative practice. Understanding the Union of Natures in Augustin’s Letter 137 », dans P. W. Martens (ed.), In the Shadow of Incarnation, Notre Dame, 2008, p. 190-211. 58 Sur ce point, voir J. M. Zamora, « Ἄνθρωπος γενόμενος : la divinité du Christ dans le Contra Christianos de Porphyre », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, op. cit., p. 291-304 ; G. Muscolino, « Gesù non è il figlio di Dio. L’attacco di Porfirio alla divinità del Cristo », Henoch 37 (2015), p. 222-235. 59 Porphyre, Contra Christianos, fr. 86 von Harnack (= 68F Becker p. 377380 = Theophylactus, Enarr. In Io., PG 123, c. 1141). 295
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repensée par le néo-platonisme, entre λόγος προφορικός, c’est-à-dire le discours proféré, et λόγος ἐνδιάθετος, le discours intérieur à l’âme60. Tout en reconnaissant en Jésus des vertus d’homme supérieur61, Porphyre n’hésite pas à critiquer sa présence à la fête des Tabernacles, décrite en Jn 7, 8-10, alors qu’il avait affirmé qu’il n’y irait pas62 ; de même, pour décrire les miracles accomplis par Jésus, le philosophe néo-platonicien recourt au verbe grec péjoratif θαυματοποεῖν63, qui signifie à proprement parler « faire des tours de passe-passe », « faire de la magie ». Plus généralement, la stratégie argumentative de Porphyre est d’opposer le Jésus historique, décrit comme un « homme divin », et le Christ tel qu’il est pensé par les chrétiens comme Fils de Dieu. Ainsi dans le fragment 63 Harnack64, non retenu par M. Becker65, Porphyre oppose le fait que Jésus soit un homme sage et divin (σοφοῦ καὶ θείου ἀνδρός) et sa crucifixion qui l’abaisse au rang d’un homme vulgaire (ὡς εἷς τῶν ἐκ τριόδου χυδαίων ὑβρισθῆναι) et le rend indigne du statut d’« homme divin66 », par opposition à la figure du thaumaturge païen Apollonius de Tyane67.
60 Cf. L. Brisson, « Le Christ comme Logos suivant Porphyre dans Contre les chrétiens » (fragment 86 von Harnack = Théophylacte, Enarr. in Ioh., PG 123, col. 1141) », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, p. 277-290. 61 Porphyre, Contra Christianos fr. 69 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès, III, 15, éd. R. Goulet p. 410). Ce fragment n’est pas retenu par M. Becker dans son édition. 62 Porphyre, Contra Christianos fr. 70 Harnack (= 69T Becker, p. 380-383 = Jerôme, Aduersus Pelagianos II, 17, C. Moreschini, CCSL 80, p. 75-76). 63 Porphyre, Contra Christianos, fr. 77 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès, IV, 22, 1, éd. R. Goulet p. 312). Ce fragment n’est pas retenu par M. Becker dans son édition. 64 Porphyre, Contra Christianos fr. 63 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès, III, 1, 1-2, éd. R. Goulet p. 72). 65 Cf. M. Becker, Porphyrios Contra Christianos…, op. cit., p. 391 et 439. 66 Sur cette notion, voir l’ouvrage classique de L. Bieler, Θεῖος ἀνήρ. Das Bild des göttlichen Menschen im Spätantike und Frühchristentum, Darmstadt, 1967. 67 Sur ce point, voir aussi Jérôme, Epistula 53, 1. Cf. P. Courcelle, « Propos anti-chrétiens… », art. cit., p. 160-161 ; A. Cameron, The Last Pagans of Rome, Oxford/New York, 2011, p. 547 sq. ; M. Becker, Porphyrios Contra Christianos…, op. cit., p. 389-392 296
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Cependant, si l’on se limite au corpus augustinien, la critique porphyrienne apparaît moins à travers des arguments tirés explicitement ou implicitement du Contra Christianos, que de La Philosophie des Oracles, comme on le voit dans la Cité de Dieu XIX, 2368. Dans ce long passage, Augustin nous donne la traduction latine, qu’il a pu confronter avec le texte grec comme il nous le dit très clairement69, de deux passages de ce traité de Porphyre, le premier qui est un oracle d’Apollon et le second qui est un oracle d’Hécate – Apollon et Hécate qui sont l’un et l’autre deux divinités tutélaires de la tradition oraculaire chaldaïque70. Le premier oracle cité aurait permis à Porphyre, selon la reconstitution qu’en propose Augustin, de critiquer les chrétiens qui honorent le Christ, un faux Dieu qui a été mis à mort en toute justice, alors que les juifs honorent le vrai Dieu71. À ce premier oracle, Augustin oppose, de manière habile, deux oracles d’Hécate qui semblent contredire celui d’Apollon72. Nous savons, grâce aux fragments conservés par Eusèbe de Césarée et par Augustin notamment, la manière dont devait se structurer La Philosophie des Oracles de Porphyre, à savoir une alternance d’oracles collectés et de commentaire de ceux-ci par Porphyre. C’est ce que l’on retrouve dans ce fragment qui est composé de deux oracles d’Hécate commentés par Porphyre. Autrement dit, l’on trouve dans le texte transmis par Augustin la structure suivante : tout d’abord le premier oracle d’Hécate en réponse à une question à propos de la nature du Christ : le Christ a été un homme d’une éminente piété à qui a été 68 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 22 (B. Dombart/A. Kalb, CCSL 48, p. 690691) 69 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 4, (B. Dombart/A. Kalb, CCSL 48, p. 694). 70 Cf. H. Lewy, Chaldean Oracles and Theurgy. Mysticism Magic and Platonism in the Later Roman Empire. Troisième édition par M. Tardieu, Paris, 20113, p. 6-7, 49-50, 221-222. 71 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 1, (B. Dombart/A. Kalb, CCSL 48, p. 690-691 = Porphyre, De philosophia oraculorum, fr. 343 et 344 Smith p. 392-393). 72 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 2-4, (B. Dombart/A. Kalb, CCSL 48, p. 691-692 et p. 693 = Porphyre, De philosophia oraculorum, fr. 345aF Smith p. 395-398). Le passage nous est aussi conservé par Eusèbe de Césarée, Demonstratio Euangelica III 6, 49-7, 2 (= Porphyre, Philosophie des oracles, fr. 345F Smith p. 395-398). 297
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accordée une âme immortelle que les chrétiens honorent sans le savoir lorsqu’ils disent qu’ils honorent le Christ ; ensuite, le second oracle d’Hécate en réponse à une question à propos de la crucifixion du Christ : la crucifixion était nécessaire pour libérer son âme du corps et lui accorder l’immortalité dans le séjour céleste auprès du Dieu Père. Or, les chrétiens, en honorant l’âme du Christ au lieu d’honorer le Dieu Père, commettent une impiété et sont dès lors soumis à la puissance de démons mauvais, contrairement aux sages hébreux, dont faisait partie Jésus, qui honoraient vraiment le Dieu Père. La seule manière pieuse d’honorer le Dieu est de se purifier par la pratique des vertus, par l’imitation du Dieu et sa quête. Le propos de Porphyre transmis par Augustin est très cohérent avec ce que l’on sait par ailleurs de sa pensée. La force du propos porphyrien s’appuie tout d’abord sur l’auctoritas de la déesse qui, dans la tradition chaldaïque, est considérée comme l’âme du monde73. En outre, on retrouve dans ces lignes de nombreux points importants de la pensée porphyrienne, qu’il s’agisse des thèmes de la fuite du corps, des mauvais démons ou de la nécessité de la purification que l’on trouve clairement dans le De regressu animae74 ou de celui de la purification par les vertus qui est développée dans les Sentences75. C’est dans ce contexte philosophique et théologique que peut se comprendre la description porphyrienne du Christ comme un sage hébreu, d’une grande piété, à qui a été accordée une âme immortelle et de séjourner auprès du Dieu Père. L’erreur des chrétiens est donc d’honorer cette âme immortelle du Christ au lieu du vrai Dieu, ce qui les amène à honorer en fait les mauvais démons. Quoi qu’en dise Augustin, le propos porphyrien est de fait tout à fait cohérent en soi eu égard à ses présupposés anthropothéologiques. Cependant, le point de vue porphyrien sur le Christ est inacceptable pour un chrétien. De fait, la réfutation d’Augustin, tout en reconnaissant implicitement l’habileté de son adversaire, est de montrer d’une part, que considérer le Christ comme un simple homme, même d’une grande piété, revient à commettre la même erreur que l’hérésie photinienne, 73 Cf. H. Lewy, Chaldean Oracles…, op. cit., p. 83-98. 74 Cf. Porphyre, De regressu animae, éd. Goulet – Madec, fr. 1B-J p. 118128 ; fr. 10 p. 142-146 ; fr. 29* p. 176-178 ; fr. 30* p. 178-180 etc. 75 Cf. Porphyre, Sentantia 32, éd. L. Brisson et al., p. 334-344. 298
Quand un néo-platonicien lit les Évangiles
à laquelle Augustin a pu lui-même succomber dans sa jeunesse76 ; d’autre part, que considérer que le Christ n’est pas le Fils, homme et Dieu tout à la fois, revient à nier son rôle de médiateur qui peut, seul, assurer le salut – et, ici, le propos d’Augustin sous-tend sa réfutation de la fausse médiation théurgique proposée par Porphyre dans le De regressu animae au livre X de La Cité de Dieu77. Bien plus, les textes vétéro-testamentaires qu’honorent les chrétiens interdisent de sacrifier à d’autres puissances, y compris les saints anges, que Dieu78.
La Résurrection La critique de la résurrection du Christ et, plus largement, de la résurrection de la chair est un autre lieu commun de la polémique païenne antichrétienne79. Celle-ci se lit également dans le Contra Christianos de Porphyre, et ce d’autant plus que, pour le philosophe néo-platonicien, omne corpus fugiendum est, selon la fameuse formule du De regressu animae que nous a conservée Augustin80, c’est-à-dire que le salut de l’âme implique nécessairement de se libérer de l’entrave corporelle. Le fragment 94 Harnack du Contra Christianos, non retenu par M. Becker dans son édition81, est tiré de Macarios de Magnésie, Monogénès, IV, 24, passage dont R. Goulet a cependant montré l’origine porphyrienne en se fondant sur un extrait du Commentaire 76 Augustin, Confessiones VII, 19, 25. Sur ce point, voir G. Madec, « Une lecture de Confessions VII, IX, 13 – XXI, 27. Notes critiques à propos d’une thèse de R.J. O’Connell », Revue des Études Augustiniennes 16 (1970), p. 79-137, ici p. 106-136. 77 Sur ce point, voir G. Clark, « Augustine’s Porphyry and the Universal Way of Salvation », dans G. Karamanolis, A. Sheppard (éd.), Studies on Porphyry, op. cit., p. 127-140 ; Ead., « Porphyry and The City of God », dans S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, op. cit., p. 395406 ; D. C. DeMarco, Augustine and Porphyry…, op. cit. 78 Augustin, De ciuitate Dei XIX, 23, 3-4, (B. Dombart/A. Kalb, CCSL 48, p. 692 et p. 693-694 (= Porphyre, La Philosophie des Oracles fr. 346F Smith p. 398-400). 79 Cf. P. Courcelle, « Propos antichrétiens… », art. cit., p. 163-170. 80 Cf. Porphyre, De regressu animae éd. Goulet – Madec, fr. 12 D-F p. 150 ; fr. 18 p. 164-166 ; fr. 20* p. 168 ; fr. 21 p. 168-170 ; fr. 22 p. 170 ; fr. 23* p. 170 ; etc. 81 Cf. M. Becker, Porphyrios Contra Christianos…, op. cit., p. 278-284. 299
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sur Job de Didyme l’Aveugle retrouvé sur un papyrus de Toura82. Outre des éléments traditionnels de l’objection païenne que l’on trouve déjà chez Celse83, comme l’exemple de l’homme dévoré par des animaux, eux-mêmes dévorés par des hommes, la critique porphyrienne dans ce passage se caractérise par un propos philosophique qui se fonde sur une représentation néo-platonicienne du divin et de la puissance divine84. En effet, le dogme chrétien de la résurrection implique d’une part une contradiction entre un Dieu rationnel, principe de l’univers et l’image d’un démiurge à la volonté inconséquente85 ; d’autre part, même si Dieu est tout-puissant, il existe une limite à sa toutepuissance, puisque, de bon, il ne saurait devenir mauvais et qu’il ne saurait détruire sa propre œuvre86. Cependant, l’argumentation porphyrienne contre le dogme chrétien de la résurrection pouvait ressortir aussi à une critique exégétique, comme le montre un témoignage conservé par Augustin, qu’A. von Harnack a retenu dans ses fragments, mais dont l’attribution tant à Porphyre qu’au Contra Christianos est encore discutée. Augustin a réfuté, à de multiples reprises, les objections païennes, et plus particulièrement porphyriennes, contre la résurrection, notamment dans plusieurs sermons, les Sermons 240-24287 et les Sermons 36182 Voir la démonstration de R. Goulet in Macarios de Magnésie, Monogénès, vol. II, op. cit., p. 431-432. 83 Cf. Celse, V, 14. Voir l’analyse de R. Goulet in Macarios de Magnésie, Monogénès, vol. II, op. cit., p. 429-431. 84 Voir R. Goulet, « Porphyre et Macarios de Magnésie sur la toutepuissance de Dieu », in S. Morlet (éd.), Le Traité de Porphyre contre les chrétiens, op. cit., p. 205-230, qui propose une étude détaillée de notre passage. 85 Porphyre, Contra Christianos, fr. 94 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès IV, 24 éd. R. Goulet, p. 314-316). 86 Porphyre, Contra Christianos, fr. 94 Harnack (= Macarios de Magnésie, Monogénès IV, 24 éd. R. Goulet, p. 316). L’argument s’inscrit dans la lignée de Plotin, Enneades VI, 8, 10, 25 sq. Cf. J. Pépin, Théologie cosmique…, op. cit., p. 455 ; R. Goulet, in Macarios de Magnésie, Monogénès, vol. II, op. cit., p. 432. 87 M. Alfeche, « Augustine’s Discussions with Philosophers on the Resurrection of the Body », Augustiniana 45 (1995), p. 95-140, ici p. 95-112 ; I. Bochet, « Résurrection et réincarnation. La polémique contre les platoniciens et contre Porphyre dans les Sermons 240-242 », dans G. Partoens, A. Dupont, M. Lamberigts (ed.), Ministerium Sermonis. 300
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36288 , et au livre XXII de La Cité de Dieu89. Le texte qui nous intéresse ici est extrait de la Lettre 102 où Augustin répond au prêtre Deogratias au sujet de six objections, très probablement d’origine porphyrienne90, que lui a adressées un ami à propos des dogmes chrétiens et de certains passages des Écritures. Or, la première de ces objections porte justement sur la question de la résurrection : Quelques-uns s’émeuvent et s’enquièrent de savoir quelle est celle parmi les deux résurrections qui correspond à celle qui nous est promise, celle du Christ ou celle de Lazare. « Si c’est celle du Christ, disent-ils, comment celle-ci peut correspondre à la résurrection d’hommes nés de semence (humaine), lui qui est né sans aucune intervention de semence (humaine) ? Mais, si on soutient que c’est la résurrection de Lazare qui y correspond, pas même celle-ci ne paraît convenir puisque la résurrection de Lazare s’est produite à partir d’un corps qui ne pourrissait pas encore, de ce corps dont on disait que Lazare (avait ressuscité) ; or, nos corps à nous reparaîtront au jour après de nombreux siècles et à partir du mélange général. Ensuite, si l’état qui suit la résurrection devait être un état heureux sans aucun dommage subi par le corps, sans aucun besoin d’éprouver la faim, que signifie le fait que le Christ a tenu à prendre de la nourriture et qu’il a montré ses plaies ? Mais, s’il l’a fait pour (convaincre) un incrédule, il l’a feint ; mais s’il a montré quelque chose de vrai, les plaies reçues durant la vie demeureront-elles donc lors de la résurrection91 ? »
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Proceedings of the International Colloquium on Saint Augustine’s Sermones ad populum, Turnhout, 2009, p. 267-298. A. Bizzozero, Una catechesi sulla risurrezione dei morti. Analisi dei sermoni 361 e 362 di Agostino di Ippona, Frankfurt a. M., 2014. Ces sermons viennent de connaître une nouvelle édition de leur texte : F. Dolbeau, « Les sermons d’Augustin 361 et 362 sur la résurrection des morts. Édition critique », Revue des Études Augustiniennes 66 (2020), p. 213-292. Cf. M. Alfeche, « Augustine’s Discussions… », art. cit., p. 112-140. Comme l’a montré I. Bochet, « The Role of Scripture… », art. cit. et « Les quaestiones… », art. cit. Ces conclusions ont été remises en cause par A. Magny, Porphyry in Fragments, op. cit., p. 99-118. Augustin, Epistula 102, 2 (K. D. Daur, CCSL 31B, p. 9). 301
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D’emblée, ce fragment, qu’A. von Harnack classe parmi les fragments du Contra Christianos 92et que M. Becker classe parmi les dubia dans son édition du traité porphyrien93, se caractérise par une connaissance précise des Écritures, et plus précisément des Évangiles. En effet, cette objection montre une bonne connaissance du récit de la résurrection de Lazare en Jn 11, 39-44, des récits des apparitions du Christ ressuscité de Lc 24, 30.39-43, Jn 20, 20,2 ; Jn 21, 13 ; du récit de la conception virginale du Christ ; enfin des affirmations pauliniennes sur le corps ressuscité et le lien entre la résurrection du Christ et notre résurrection par exemple en 1 Co 15, 20-23 et 42-44. La quaestio ici rapportée se décompose en fait en deux temps, qui, à chaque fois, repose sur un procédé exégétique de mise en opposition de versets scripturaires. Première objection : ni la résurrection du Christ, ni celle de Lazare ne sont des modèles pertinents pour notre résurrection94. L’objection repose ici d’abord sur l’opposition des récits de résurrection du Christ et de Lazare, mais aussi sur le récit de la naissance virginale du Christ et se déploie en deux temps : d’une part, comment pourrions-nous être ressuscités comme le Christ, alors qu’il est né sans avoir été conçu d’une semence humaine (nulla seminis condicione natus est), contrairement à nous (natorum ex semine) ; d’autre part, comment pourrions-nous être ressuscités comme Lazare qui a été ressuscité alors qu’il venait juste de mourir et que son corps n’avait pas eu le temps encore de se décomposer, alors que nous ne serons ressuscités qu’après de long siècles, une fois que nos corps auront été décomposés et mêlés à d’autres corps décomposés ? L’objectif du contradicteur est ici clairement de montrer les limites des récits évangéliques de résurrection. Seconde objection : que le Christ ait mangé et montré ses blessures est incompatible avec l’état de félicité d’un corps ressuscité. L’objection repose ici sur la mise en opposition des récits d’apparition du Christ
92 Porphyre, Contra Christianos, fr. 92 Harnack. 93 Porphyre, Contra Christianos 117D Becker p. 520-523. 94 Comme le note I. Bochet, « Les quaestiones… », art. cit., p. 381, la table du livre II du Monogénès Macarios de Magnésie comporte une question sur la résurrection de Lazare dont le texte n’a pas été conservé : voir l’édition de R. Goulet, du Monogonès, op. cit., t II, p. 8-9. 302
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ressuscité dans les textes évangéliques et la description du corps ressuscité dans les épîtres pauliniennes. Augustin opère alors une réfutation point par point de cette objection qui se fonde, comme l’a bien montré I. Bochet, sur le recours précis à plusieurs témoignages testamentaires. Première réfutation : la résurrection qui nous est promise sera à l’image de celle du Christ : une naissance différente n’implique ni une mort, ni une résurrection différente. La réfutation augustinienne se fait en deux temps. L’évêque recourt au témoignage de Rm 6, 9 pour montrer que la résurrection promise sera celle du Christ et non celle de Lazare. En revanche, l’opposition entre la naissance virginale du Christ et notre naissance par l’entremise de la semence masculine est plus longuement réfutée. Elle s’appuie d’abord sur une allusion au récit génésiaque de la naissance du premier homme, Adam, né sans semence, mais qui pourtant est mort comme nous, avant de s’appuyer sur un argument « scientifique » et sur la croyance antique en la génération spontanée. Le dessein d’Augustin ici est de montrer que la diversité des modalités de naissance n’induit pas des modalités différentes de mort, et donc, implicitement, que rien n’interdit que des êtres nés de manière différente ressuscitent de manière identique95. Deuxième réfutation : le retour du corps à la confusion générale n’exclut pas la possibilité de sa résurrection. Ces miracles qui semblent incroyables sont très faciles à accomplir par la puissance divine ; les miracles de la nature en sont le signe. L’argumentation augustinienne repose sur une base philosophique à travers l’affirmation de la toutepuissance divine96, mais est relayée par des allusions à l’image du grain de moutarde en Mt 13, 31,32 et aux écrits pauliniens, qu’il s’agisse de la description de la résurrection en 1 Co 15, 52 ou de l’important verset Rm 1, 20 qui joue un rôle décisif chez Augustin97. Comme précédemment, l’argumentation augustinienne, ici comme plus tard au livre XXII de La Cité de Dieu, repose sur un fondement « scientifique » 95 Augustin, Epistula 102, 2-4 (K.D. Daur, CCSL 31B, p. 9-10). 96 Voir Augustin, De ciuitate Dei XXII, 25. Voir J. Pépin, Théologie cosmique.., op. cit., p. 444-446 ; M. Alfeche, « Augustine’s Discussions… », art. cit., p. 128-131. 97 Voir G. Madec, « Connaissance de Dieu et action de grâces. Essai sur les citations de l’Ep. aux Romains I, 18-25 dans l’œuvre de saint Augustin », Recherches Augustiniennes 2 (1962), p. 273-309. 303
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en prenant appui sur les mirabalia de la nature pour montrer la toutepuissance de Dieu98. Troisième réfutation : l’état du corps ressuscité n’exclut pas le fait de manger et d’avoir des cicatrices, car le Christ a, comme les anges, mangé non par nécessité, mais en usant d’une capacité99, et il a gardé ses cicatrices parce qu’il l’a voulu, pour montrer que c’était son corps qui était ressuscité, et non un autre corps. L’argumentation augustinienne procède ici en trois temps. Dans un premier temps, il recourt à un argument scripturaire en évoquant le récit du repas pris par les anges à Mamré à l’invitation d’Abraham en Gn 18, 8. Dans un deuxième temps, il utilise à nouveau un argument par analogie qui se fonde sur une base « scientifique » en distinguant les concepts de necessitas et de potestas : que le corps du ressuscité puisse manger n’est pas l’indice d’un besoin, mais la preuve de sa potestas, de sa puissance. Enfin, dans un dernier temps, Augustin affirme avec force la spécificité de la résurrection chrétienne en rappelant que le corps du ressuscité est un vrai corps et pas seulement une image et que le Christ a mangé avec ses disciples et leur a montré ses plaies afin de les édifier et de leur enseigner que le corps qui leur sera promis lors de la résurrection sera un vrai corps. Autrement dit, il s’agit ici pour Augustin d’assumer pleinement la spécificité de la résurrection chrétienne, en assumant la notion de corps spirituel100 et en récusant les objections d’origine porphyrienne qui opposent salut et corporalité101.
Conclusion Cette modeste revue de quelques objections sans doute issues de traités de Porphyre et de leur réfutation par Augustin n’entend pas apporter des vues nouvelles, mais uniquement de rappeler quelques traits saillants des discussions entre ces deux grandes figures de l’Antiquité tardive, par-delà le siècle qui les sépare l’un de l’autre. 98 Augustin, Epistula 102, 5 (K.D. Daur, CCSL 31B, p. 10 – 11). 99 Voir Augustin, Sermo 242, 2, 2-3 ; De ciuitate Dei XXII, 12 ; 19. Voir J. Pépin, Théologie cosmique..., op. cit., p. 446-447. 100 Cf. M. Alfeche, « The Transformation from corpus animale to corpus spirituale According to Augustine », Augustiniana 42 (1992), p. 239-310. 101 Augustin, Epistula 102, 6-7 (K. D. Daur, CCSL 31B, p. 11-12). 304
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Trois points nous semblent devoir retenir l’attention. D’une part, il importe de rappeler que toute évaluation de la critique augustinienne des thèses porphyriennes ne peut se fonder que sur du probable, voire de l’hypothétique, et rarement sur des données certaines, puisque l’essentiel du corpus porphyrien nous a été transmis de manière fragmentaire et que les sources que discute Augustin ne sont pas toujours clairement identifiées. Cela ne signifie pas que l’on ne puisse rien en dire, mais qu’il faut, sur cette question, éviter toute affirmation péremptoire. D’autre part, l’étude de ces quelques textes, s’ils sont bien de Porphyre, montre d’abord que Porphyre avait une maîtrise assez poussée des écrits néotestamentaires qui le rendait capable de souligner les contradictions entre différents versets ; ensuite, que Porphyre a interprété la figure évangélique du Christ à l’aune de ses présupposés philosophiques et religieux, en le pensant comme un homme pieux à qui l’immortalité de l’âme a été accordée, mais en réfutant les dogmes de l’incarnation et de la résurrection à la lumière de sa conception du salut de l’âme et de son rejet du corps. Enfin, ces quelques textes soulignent le rôle joué par la réfutation des objections païennes dans la formulation augustinienne de dogmes fondamentaux. Ce sont les objections du cercle de Volusianus qui le conduisent à donner une formulation du dogme de l’Incarnation qui annonce déjà la profession du concile de Chalcédoine en 451 ; c’est la réfutation du Jésus décrit par Porphyre qui sous-tend la réfutation qu’Augustin opère tant du photinisme que de sa théorie de la médiation ; ce sont les objections des néo-platoniciens qui l’amènent à développer un argumentaire exégétique et philosophique pour démontrer la possibilité rationnelle de la résurrection. En d’autres termes, ces quelques textes nous semblent montrer la nécessité de prendre en compte, au même titre que les conflits herméneutiques entre orthodoxie et hétérodoxie ou entre christianisme et judaïsme, le conflit interprétatif qui opposa chrétiens et païens dans leurs lectures respectives des Écritures saintes durant l’Antiquité tardive, si nous voulons comprendre pleinement l’élaboration théologique christologique à partir du récit évangélique.
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Le Christ vainqueur des bêtes (R.B.)
Super aspidem et basiliscum calcabis conculcabis leonem et draconem, « Tu piétineras l’aspic et le basilic, tu fouleras le lion et le dragon ». Cette déclaration du psaume (Ps 91, 13) sert de fondement à une iconographie un peu plus tardive du Christ, puisqu’elle remonte au vie siècle : le Christ vainqueur des animaux. Le psaume messianique 10.1484/M.CBP-EB.5.134121
a été interprété comme une référence au Christ triomphant de Satan. Parfois, deux bêtes sont représentées, habituellement le lion et le serpent ou le dragon, et parfois quatre, le lion, le dragon, l’aspic (serpent) et le basilic (avec des caractéristiques variables) de la Vulgate. Toutes sont des incarnations du diable, comme l’expliquent Cassiodore et Bède dans leurs commentaires sur le psaume 91. Cette mosaïque du vie siècle, qui se trouvait dans la chapelle privée de l’archevêque de Ravenne aujourd’hui transformée en musée, figure le Christ, habillé en uniforme comme un général ou un empereur. Imberbe comme les militaires de ce siècle, revêtu d’une cuirasse légère en cuir somptueusement ornée, pourvu de sandales montantes et d’un manteau retenu par une fibule sur l’épaule, il arbore la croix comme une arme de son triomphe. L’autre main porte un livre ouvert à la page de Jn 14, 6 : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », Il est probable que les contemporaines reconnaissaient dans cette représentation une référence à la lutte contre l’hérésie arienne. Cette iconographie persiste jusqu’au Moyen Âge. À la fin de la période carolingienne, la croix commence à se terminer par un fer de lance, que le Christ enfonce dans la gueule d’une bête, à l’imitation des images de l’archange Michel combattant le Dragon.
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La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien Réécritures et critiques Gianluca pisCini
CESR UMR 7323 Université de Tours
Dans l’Antiquité, les récits sur la vie de Jésus ont fait l’objet de la réflexion et de l’exégèse des chrétiens, mais également des critiques des détracteurs du christianisme, qui en donnaient une interprétation bien différente de celle des Pères, mais non moins intéressante1. Il nous reste des traces des ouvrages de quatre polémistes antichrétiens antiques, mais aucun de leurs textes ne nous est parvenu dans son intégralité : on les connaît grâce aux mentions et aux citations qu’en font des auteurs chrétiens postérieurs, généralement pour les réfuter. En ordre chronologique, le premier polémiste antichrétien est Celse, qui écrit vers la fin du iie siècle après J.-C. (sans doute vers 180) : nous lisons une bonne partie de son Discours véritable, (en grec Ἀληθὴς λόγος2) dans
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Il existe de nombreuses monographies (et des articles encore plus nombreux) sur la polémique antichrétienne antique. En français, l’ouvrage classique reste celui de P. de LabrioLLe, La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du ier au vie siècle, Paris, 1934 (réimprimé en 2005 dans la collection Patrimoines, Cerf). L’étude de M. Zambon, « Nessun dio è mai sceso quaggiù ». La polemica anticristiana dei filosofi antichi (Frecce, 277), Roma, 2019, tout en ayant une visée plus restreinte, est aussi fort complète et tient compte des dernières avancées de la recherche sur le sujet. Le mot λόγος se prête à plusieurs traductions : « discours », mais aussi « doctrine », ou « raisonnement » : sans entrer dans un débat qui date au moins du xixe siècle, on retiendra ici la première, « discours ». 10.1484/M.CBP-EB.5.133893
Gianluca Piscini
la réfutation qu’en fit quelques décennies plus tard le chrétien Origène, le Contre Celse3. Viennent ensuite Porphyre de Tyr et Hiéroclès Sossianos, qui écrivent tous deux environ un siècle après Celse. Il est probable qu’Hiéroclès s’est inspiré de Porphyre, mais la datation de leurs ouvrages respectifs est problématique : si le Discours ami de la vérité adressé aux chrétiens d’Hiéroclès (Φιλαλήθης λόγος πρὸς χριστιανούς4, en deux livres) a été sans doute écrit au tout début du ive siècle5, pour le Contre les chrétiens de Porphyre on doit se contenter de dire qu’il a été 3
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Sur Celse et son œuvre on consultera la traduction commentée de H. E. Lona, Die « Wahre Lehre » des Kelsos (Kommentar zu frühchristlichen Apologeten. Ergänzungsband, 1), Freibourg/Basel/Wien, 2005 et la remarquable monographie de J. Arnold, Der Wahre Logos des Kelsos. Eine Strukturanalyse (Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband, 39), Münster, 2016. L’édition de référence reste celle de R. Bader, Der Ἀληθὴς λόγος des Kelsos (Tübinger Beiträge zur Altertumswissenschaft, 33), Stuttgart/Berlin, 1940 : nous citerons les fragments selon la numérotation de Bader (c’est-à-dire selon le tome et le chapitre du Contre Celse où ils apparaissent), mais nous emploierons le texte grec de l’édition du Contre Celse de M. Borret, SC 132 (tome republié en 2005 avec des corrections), 136, 147 et 150, dont nous emprunterons aussi la traduction. Sur la formulation et la traduction de ce titre, les avis sont partagés. Nous suivons la reconstruction proposée par T. Hägg, « Hierocles the Lover of Truth and Eusebius the Sophist », Symbolae Osloenses 67 (1992), p. 138150, 140-143 ; contra A. Carlini, « Eusebio contro Ierocle e Filostrato », dans S. Cerasuolo (éd.), Mathesis e Mneme. Studi in memoria di Marcello Gigante (Pubblicazioni del Dipartimento di Filologia Classica ‘Francesco Arnaldi’ dell’Università degli studi di Napoli Federico II, 25), Napoli, 2004, t. I, p. 263-274, 266-269. Lactance écrit avoir entendu une recitatio du Φιλαλήθης à Nicomédie au début de la persécution de Dioclétien : cf. Lactance, Diuinae Institutiones V, 2, 1 (P. Monat, SC 204, p. 135). La plupart des chercheurs s’accordent pour une publication en 303 : cf. M. Forrat et É. des Places, Eusèbe de Césarée. Contre Hiéroclès. Introduction, traduction et notes de Marguerite Forrat. Texte grec établi par Édouard des Places (SC 333), Paris, 1986, p. 20 ; T. D. Barnes, Constantine and Eusebius, Cambridge, 1981, p. 165 ; E. D. Digeser, « Porphyry, Julian, or Hierokles ? The anonymus Hellene in Makarios Magnes’ Apokritikos », Journal of Theological Studies 53 (2002), p. 466-502, 478. Pour une datation légèrement plus tardive (entre 303 et 312) S. Borzì, « Sulla datazione del Contra Hieroclem di Eusebio di Cesarea. Una proposta », Salesianum 65 (2003), p. 149-160. 310
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
rédigé entre 271 et 3056. L’étude de ce dernier traité est particulièrement délicate : on a identifié de nombreux fragments, mais peu d’entre eux sont nominaux7. On sait encore moins du Φιλαλήθης : seuls Eusèbe et Lactance nous donnent de minces renseignements sur le contenu et la structure de cette œuvre8, qui est ainsi le plus mystérieux des quatre traités antichrétiens antiques9. Enfin, en 363, au cours d’une campagne contre les Parthes d’où il ne reviendra jamais, l’empereur Julien rédige un ouvrage en trois livres10 qui contribuera à sa renommée d’« apostat » et qui s’intitulait peut-être Contre les Galiléens11. La personnalité et l’œuvre de Julien sont bien
Cf. S. Morlet, « La datation du Contra Christianos de Porphyre », Revue d’Études Augustiniennes et Patristiques 56 (2010), p. 1-18 et le status quaestionis de M. Zambon dans « Porphyre de Tyr », Dictionnaire des philosophes antiques 5b (2012), p. 1289-1468, 1428-1430. 7 On consultera désormais l’édition de M. Becker, Porphyrios, « Contra Christianos ». Neue Sammlung der Fragmente, Testimonien und Dubia mit Einleitung, Übersetzung und Anmerkungen (Texte und Kommentare, 52), Berlin/Boston (MA), 2016. 8 Le traité d’Eusèbe connu sous le titre de Contre Hiéroclès s’intitule en réalité Contre les écrits de Philostrate en l’honneur d’Apollonios, à propos du parallèle établi par Hiéroclès entre lui et le Christ, et commente moins les propos d’Hiéroclès (à peine cités au début) que la biographie d’Apollonios. 9 Sur Hiéroclès on peut consulter l’introduction de l’édition du Contra Hieroclem réalisée par M. Forrat et É. des Places, Contre Hiéroclès…, op. cit., p. 11-20 ; cf. aussi R. Goulet, « Hiéroclès (Sossianus) », Dictionnaire des philosophes antiques 3 (2000), p. 688-690 ; S. Borzì, « Ierocle Sossiano », Nuovo dizionario patristico e di antichità cristiane 2 (2007), p. 2512. 10 Sur la rédaction du traité de Julien cf. Libanios, Oratio 18, 178 (R. Foerster, Libanii opera, 2, p. 313-314). 11 A. Guida, « La trasmissione del testo del Contra Galilaeos di Giuliano e un nuovo misterioso frammento », dans G. Huber-Rebenich et S. Rebenich (éd.), Interreligiöse Konflikte im 4. und 5. Jahrhundert. Julian « Contra Galilaeos » – Kyrill « Contra Iulianum » (TU 181), Berlin/Boston (MA), 2019, p. 91-110, a démontré que notre seule source pour ce titre (un catalogue de la bibliothèque de l’Escorial datant du xvie siècle) ne s’appuie pas une sur documentation perdue, comme on l’a longtemps supposé. Le titre Contre les Galiléens reste donc probable pour d’autres raisons (notamment l’usus scribendi de Julien, qui le plus souvent appelle les chrétiens « Galiléens »), mais il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’une hypothèse moderne. 6
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plus connues que celles d’Hiérocles. On est bien renseigné sur sa vie12 ; on lit plusieurs de ses écrits ; enfin, pour la question qui nous occupe ici, on connaît assez bien le contenu du premier livre du Contre les Galiléens grâce au Contre Julien de l’évêque Cyrille d’Alexandrie. Les dernières décennies ont aussi vu la découverte de plusieurs nouveaux fragments et témoignages du traité de Julien, tous attribués au tome II de l’ouvrage, où l’empereur attaquait sans doute les Évangiles13. Dans ce même volume, les enjeux polémiques de la vie du Christ chez Porphyre sont analysés par Jérôme Lagouanère : cette contribution étudiera donc les trois autres polémistes. Nous commencerons par nous demander dans quelle mesure ils essaient de proposer un « contre-récit » de la vie du Christ. Nous nous pencherons ensuite, plus brièvement, sur deux aspects de leur critique : la comparaison de la biographie de Jésus avec celle d’autres personnages de la culture païenne, et la façon dont les détails de la vie du Christ sont exploités pour dresser le portrait d’un faux philosophe.
12 La bibliographie sur Julien est immense. Bornons-nous à renvoyer à la monographie récente d’un grand spécialiste : A. Marcone, Giuliano. L’imperatore filosofo e sacerdote che tentò la restaurazione del paganesimo (Profili, 82), Roma, 2019. 13 Pour le traité de Julien, l’édition de référence (utilisée ici) est celle d’E. Masaracchia, Giuliano imperatore. Contra Galilaeos. Introduzione, testo critico e traduzione (Testi e commenti = Texts and commentaries, 9), Roma, 1990. Mais il faut tenir compte : 1) des progrès dans l’établissement du texte du Contre Julien de Cyrille marqués par les nouvelles éditions de cette apologie (GCS.NF 20 et 21 ; SC 582 et 624) ; 2) des nombreux fragments découverts depuis sa publication : un bilan utile et complet en Chr. Riedweg, « A German Renaissance Humanist as Predecessor & Some Further Surprises », dans G. Huber-Rebenich et S. Rebenich (éd.), Interreligiöse Konflikte…, op. cit., p. 259-286, 259-262 (étude de la transmission du Contre Julien, et donc aussi des citations du traité de l’empereur). 312
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
Des contre-récits de la vie de Jésus Pour définir la critique de la vie de Jésus chez Celse, on parle parfois de « counter-narrative », de « contre-récit14 ». Selon une définition de Philip Alexander, le contre-récit est un récit donnant une nouvelle version d’une histoire, qui contredit une version précédente des mêmes événements et réfute ses allégations15. Or cette définition s’avère utile pour comprendre le déploiement de la polémique contre les récits d’évangiles non seulement chez Celse, mais aussi chez Hiéroclès et Julien. Nous reprendrons donc les trois caractéristiques mentionnées dans la définition, pour montrer que : a) les polémistes donnent une nouvelle version de la vie de Jésus ; b) ils se posent ouvertement en contradiction avec les récits (chrétiens) déjà existants ;
14 Cf. J. Carleton Paget, « Celsus’s Jew and Jewish Anti-Christian Counter-Narrative : Evidence of an Important Form of Polemic in Jewish-Christian Disputation », dans G. H. van Kooten et J. van Ruiten (éds.), Intolerance, Polemics, and Debate in Antiquity. Politico-Cultural, Philosophical, and Religious Forms of Critical Conversation (Themes in Biblical Narrative, 25), Leiden/Boston (MA), 2019, p. 387-423, 407. 15 Cf. Ph. Alexander, « Jesus and his Mother in the Jewish Anti-Gospel (the Toledot Yeshu) », dans Cl. Clivaz et al., (éd.), Infancy Gospels. Stories and Identities (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 281), Tübingen, 2011, p. 588-616, 593 : « a narrative which retells a story in a way that contradicts an earlier telling of the same events, and negates its claims ». Précisons que cette définition est d’abord employée pour le Toledot Yeshu, récit déformé de la vie de Jésus rédigé dans les milieux juifs entre la fin de l’Antiquité et le Moyen Âge (le premier à mentionner une version écrite d’un récit correspondant au contenu du Toledot Yeshu est Agobard de Lyon, viie-viiie siècle). Sur ce texte cf. les études recueillies par P. Schäfer, M. Meerson et Y. Deutsch (éd.), Toledot Yeshu (« The life story of Jesus ») Revisited. A Princeton Conference (Texts and Studies in Ancient Judaism, 143), Tübingen, 2011, ainsi que par D. Barbu et Y. Deutsch (éd.), Toledot Yeshu in context. The Jewish « Life of Jesus » in Ancient, Medieval, and Modern History (Texts and Studies in Ancient Judaism, 182), Tübingen, 2020. Sur les points communs avec le texte de Celse, cf. déjà M. Lods, « Étude sur les sources juives de la polémique de Celse contre les Chrétiens », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses 21 (1941), p. 1-31. 313
Gianluca Piscini
c) l’image du « personnage Jésus » qui ressort de leurs textes est dépourvue de tous les attributs positifs qui étaient pour les chrétiens les signes de sa divinité. L’étude du point (a) sera l’occasion de présenter les principaux griefs des trois auteurs.
Un évangile païen Si la notion de « contre-récit » est surtout utilisée pour Celse, c’est qu’on trouve chez lui une véritable biographie alternative de Jésus, dans la mesure où toutes les grandes étapes de sa vie font l’objet d’une réécriture, à partir de sa conception et de sa naissance. Pour Celse, Marie n’était ni de descendance royale16, ni vierge : Jésus était le fils d’une union illégitime avec un soldat romain du nom de Panthère17. Né dans le déshonneur et dans la pauvreté (puisque Joseph aurait chassé Marie18), il n’était certainement pas digne de l’attention du roi Hérode : l’histoire des Mages et du Massacre des Innocents n’est donc point crédible – d’autant que Jésus, une fois adulte, n’a jamais régné sur les Juifs19. La même indigence qui caractérise l’enfance de Jésus marque aussi, pour Celse, le reste de sa vie. C’est en quête de travail et par pauvreté que le Christ, une fois adulte, serait parti en Égypte20, et c’est grâce aux sortilèges appris là-bas qu’une fois revenu, il a séduit les foules. Après s’être entouré de disciples, « publicains et mariniers fort misérables, [il] s’est enfui avec eux deçà et delà, mendiant sa subsistance d’une manière honteuse et sordide21 ». Bien évidemment, la mort de Jésus est aussi indigne que sa vie : trahi par ses propres disciples22, il rencontra une fin ignominieuse sur la croix, se laissant troubler par la souffrance physique23 et se montrant 16 17 18 19 20 21
Celse, fr. I, 39 et II, 32b Bader. Celse, fr. I, 28 et 32 Bader. Celse, fr. I, 32 Bader. Celse, fr. I, 34, 58, 61 et 66 Bader. Celse, fr. I, 28 Bader. Celse, fr. I, 62 Bader : τελώνας καὶ ναύτας τοὺς πονηροτάτους, μετὰ τούτων τῇδε κἀκεῖσε αὐτὸν ἀποδεδρακέναι, αἰσχρῶς καὶ γλίσχρως τροφὰς συνάγοντα. 22 Celse, fr. II, 9, 12, 18b et 39 Bader. 23 Celse, fr. II, 24, 36 et 37 Bader. 314
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
incapable de punir ses bourreaux, qui ont donc torturé et tué un « dieu » impunément24. Quant à sa résurrection, ce n’est qu’une fable inventée par ses disciples, victimes, ou plus probablement complices, de leur maître25. La conclusion de la longue section consacrée au récit de la vie de Jésus est péremptoire : Jésus « ne fut donc qu’un homme, tel que la vérité elle-même le montre et la raison le prouve26 ». Cette idée apparaît aussi dans d’autres fragments, de teneur plus philosophique, où la nature divine de Jésus est niée précisément à partir de détails de sa vie relatés par les chrétiens : Jésus n’a pas un corps divin27, boit et mange comme un homme28, parle et menace en vain29. Notre connaissance limitée du Discours ami de la vérité d’Hiéroclès ne nous permet pas de déterminer la façon dont la vie de Jésus y était présentée. Quelques éléments laissent néanmoins supposer qu’elle y recevait une attention non négligeable : – on sait qu’Hiéroclès exploitait l’Écriture pour sa polémique : selon Lactance, il citait de nombreux passages de la Bible, pour montrer qu’ils étaient en contradiction30 ; – selon Eusèbe, les griefs d’Hiéroclès ressemblaient à ceux de Celse31. Le jugement est peut-être exagéré à des fins polémiques, mais difficilement inventé de toutes pièces : les ouvrages des deux polémistes devaient bien présenter des points communs, et nous venons de voir que Celse accorde une place importante à la critique des récits évangéliques ;
24 Celse, fr. II, 33, 34 et 35 Bader. 25 Celse, fr. II, 55 Bader. 26 Celse, fr. II, 79 Bader : Ἐκεῖνος μὲν οὖν ἄνθρωπος ἦν, καὶ τοιοῦτος, οἷον αὐτὸ τὸ ἀληθὲς ἐμφανίζει καὶ ὁ λόγος δείκνυσιν ; cf. aussi Celse, fr. I 71 Bader : « Tout cela était d’un homme haï de Dieu et d’un misérable sorcier » (ταῦτα θεομισοῦς ἦν τινος καὶ μοχθηροῦ γόητος). 27 Celse, fr. I, 69 Bader. 28 Celse, fr. I, 70a Bader. 29 Celse, fr. I, 70b ; II, 74b, 75, 76 et 78 Bader. 30 Cf. Lactance, Diuinae Institutiones V 2, 13-14 (P. Monat, SC 204, p. 138) : …ita falsitatem scripturae sacrae arguere conatus est, tamquam sibi esset tota contraria. Nam quaedam capita, quae repugnare sibi uidebantur exposuit. 31 Eusèbe de Césarée, Contra Hieroclem 1 (M. Forrat/É. Des Places, SC 333, p. 98. 100). 315
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– Eusèbe et Lactance affirment que, dans son ouvrage, Hiéroclès comparait les miracles de Jésus à ceux d’Apollonios32. Nous connaissons seulement deux épisodes certainement abordés par le polémiste (le choix de simples pêcheurs comme disciples et l’arrestation de Jésus33), mais il est probable que les biographies des deux personnages étaient rapprochées – et donc étudiées – de manière assez précise. Dans la comparaison avec Apollonios, Hiéroclès ne citait pas toujours fidèlement les Évangiles : à en croire Lactance, le polémiste affirmait que Jésus, après avoir été éloigné par les Juifs, serait devenu un brigand à la tête d’une troupe de neuf cents hommes34. Si l’on exclut une invention ou une erreur de la part de l’auteur latin35, il faut se demander comment expliquer cette affirmation assez curieuse. Une réponse définitive est peut-être impossible en l’état actuel de nos connaissances, mais on peut penser qu’Hiéroclès, comme Celse, a exploité des éléments présents dans la Bible : les Évangiles soulignent les rapports difficiles entre les chefs juifs et Jésus, mais également le grand succès de la prédication de ce dernier, qui est donc suivi par des foules36. Il est aussi possible que la mort sur la croix de Jésus à côté de deux brigands37 ait fourni à Hiéroclès le prétexte pour peindre le Christ même comme un brigand38. Quoi qu’il en soit, il semble qu’Hiéroclès 32 Cf. Eusèbe de Césarée, Contra Hieroclem 1 (M. Forrat/É. Des Places, SC 333, p. 98) ; Lactance, Diuinae Institutiones V 3, 7 (P. Monat, SC 204, p. 140. 142). 33 Cf. Lactance, Diuinae Institutiones V 2, 17 pour les disciples (P. Monat, SC 204, p. 138) et 3, 9-10 pour l’arrestation (P. Monat, SC 204, p. 142). 34 Cf. Lactance, Diuinae Institutiones V 3, 4 (P. Monat, SC 204, p. 140) : Ipsum autem Christum, affirmauit, a Iudaeis fugatum collecta nongentorum hominum manu latrocinia fecisse. 35 Lactance semble connaître assez bien l’ouvrage d’Hiéroclès dont il mentionne le titre et le nombre de livres (Diuinae Institutiones V 2, 13 et 3, 22 ; P. Monat, SC 204, p. 138. 144) ; il fait aussi allusion à la façon dont Hiéroclès avait conclu son œuvre (Diuinae Institutiones V 3, 15 ; P. Monat, SC 204, p. 146). 36 Cf. par exemple Jn 5, 16-18 ; 11, 54 pour le premier point, et Lc 16, 17 pour l’autre. 37 Détail présent dans tous les évangiles : cf. Mc 15, 27 ; Mt 27, 38 ; Lc 23, 32 ; Jn 19, 18. 38 Cf. J. Gr. Cook, The Interpretation of the New Testament in Greco-Roman Paganism (Studien und Texte zu Antike und Christentum, 3), Tübingen, 316
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
aussi ait proposé une version alternative de quelques épisodes de la vie du Christ. On est un peu mieux renseignés sur la critique à la biographie de Jésus chez Julien. On sait qu’il s’intéressait aux récits de son enfance : un fragment transmis par Cyrille montre qu’il niait la virginité de Marie39 ; on sait aussi que l’empereur s’était penché sur l’histoire des Mages, pour essayer de montrer que l’étoile qui, selon Matthieu, les avait guidés jusqu’à Jésus était une étoile parfaitement ordinaire (peutêtre l’Étoile du matin, ou une autre, au nom égyptien d’Asaph40). Julien remettait en question la vraisemblance de plusieurs récits évangéliques : comment le diable a-t-il pu emmener le Christ du désert au sommet du Temple en un instant41 ? D’ailleurs, les témoins de plusieurs prodiges relatés par les évangélistes sont insuffisants, en contradiction entre eux et peu fiables : c’est le cas de l’apparition de l’ange au mont des Oliviers42, mais aussi de la Résurrection43. Les miracles faisaient également l’objet de critiques dans le deuxième tome du Contre les Galiléens, du moins à en croire son auteur44. Les quelques bribes qui restent du tome II du traité laissent penser que Julien raillait en effet l’inefficacité et les limites des pouvoirs attribués à Jésus par les chrétiens45. Si les témoignages sur les miracles de Jésus s’avèrent insuffisants pour le proclamer dieu, ceux sur son attitude suffisent pour confirmer
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2000, p. 270. D’autres hypothèses sont aussi possibles : cf. J. Gr. Cook, op. cit., p. 270 et W. Horbury, « Christ as brigand in ancient anti-Christian polemic », dans E. Bammel et C. F. D. Moule (éd.), Jesus and the Politics of His Day, Cambridge, 1984, p. 183-195. Julien, Contra Galilaeos fr. 64 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 91 Masaracchia. Le nouveau témoignage identifié par A. Guida, « La trasmissione… », art. cit., p. 101-103 nous donne d’autres détails sur cet aspect de la polémique de Julien. Julien, Contra Galilaeos fr. 94 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 95 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 96 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 51 Masaracchia. Qui n’avaient pas suffi à convaincre véritablement ses disciples, n’avaient pas été exhibés devant Hérode (malgré l’insistance de ce dernier : Julien, Contra Galilaeos fr. 104 Masaracchia), et n’avaient pas permis au Christ d’éliminer le mal du monde (contrairement à ce qu’il avait annoncé : Julien, Contra Galilaeos fr. 107 Masaracchia). 317
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qu’il était un simple homme : il n’attire à lui que les individus les plus mauvais (τὸ χείριστον τῶν παρ’ ὑμῖν46), et même ceux-ci finissent par l’abandonner47 ; il boit et mange48 ; il éprouve de la peur face à la souffrance49. Il est difficile de tirer des conclusions de ces quelques informations, mais on a l’impression que Julien était intéressé moins à proposer sa propre version de la vie du Christ, qu’à railler et contester celle qui était proclamée par les chrétiens. Il n’en est pas moins que le Jésus de Julien est un personnage bien différent de celui des Évangiles.
Contradiction des récits (chrétiens) déjà existants Il est manifeste que les versions de la vie de Jésus données par les polémistes sont en contradiction ouverte avec les Évangiles ; or nos auteurs tiennent à souligner cette contradiction, en accusant Jésus et les chrétiens de mensonge et en se proposant donc de rétablir la vérité. Ce n’est sans doute pas un hasard si Celse et Hiéroclès ont écrit un Discours véritable ou ami de la vérité. En ce qui concerne le premier, il accuse aussi bien Jésus que les chrétiens d’avoir forgé les récits des Évangiles. C’est Jésus lui-même qui aurait prétendu être né d’une vierge50, mais ses disciples aussi auraient contribué à la création de la légende qui l’entoure : pour ennoblir sa mort, ils lui auraient attribué des prophéties à ce sujet51. Les récits chrétiens sur Jésus sont explicitement opposés à celui du polémiste, qui écrit : « J’aurais beaucoup à dire sur les événements de la vie de Jésus ; des choses vraies et qui diffèrent de ce qu’ont écrit les disciples de Jésus ; mais je les laisse à dessein de côté52 ». La biographie de Jésus relatée par les Évangiles est donc un mensonge qui n’est même pas Julien, Contra Galilaeos fr. 41 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 50 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 97 Masaracchia. Julien, Contra Galilaeos fr. 95 Masaracchia. Celse, fr. I, 28 et 32 Bader. Celse accuse Jésus de mentir aussi dans le fr. II, 7b Bader. 51 Celse, fr. II, 13b, 15-20 et 23 Bader. 52 Celse, fr. II, 13a Bader : πολλὰ ἔχων λέγειν περὶ τῶν κατὰ τὸν Ἰησοῦν γενομένων καὶ ἀληθῆ καὶ οὐ παραπλήσια τοῖς ὑπὸ τῶν μαθητῶν τοῦ Ἰησοῦ γραφεῖσιν ἑκὼν ἐκεῖνα παραλείπω.
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La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
vraisemblable : altérée plusieurs fois, elle finit par ressembler aux récits contradictoires d’hommes ivres53. Hiéroclès considère également Pierre, Paul et tous les autres disciples comme « des menteurs, des ignorants et des charlatans » (ἄνθρωποι ψεῦσται καὶ ἀπαίδευτοι καὶ γόητες), des fallaciae seminatores54 et oppose leurs mensonges aux écrits relatant la vie d’Apollonios55. Les mots « vérité » ou « véritable » ne figuraient peut-être pas dans le titre du traité de Julien ; mais nous avons vu que celui-ci remet en question de nombreux détails des évangiles. D’ailleurs, dès le début de son traité, l’empereur parle de la « supercherie » (σκευωρία) du christianisme, qu’il se propose de démasquer56. Enfin, Julien insiste particulièrement sur les contradictions et les inventions des évangélistes et notamment de Jean, coupable à ses yeux d’avoir été « le premier à oser l’appeler [i.e. Jésus] Dieu57 ».
Négation de la divinité Le portrait de Jésus dressé par nos auteurs n’est pas une simple parodie. En renversant ou en déformant différents épisodes de la vie du Christ, les trois polémistes effacent tous les traits sur lesquels les chrétiens s’appuyaient pour affirmer la nature divine de leur maître : sa naissance virginale, les prodiges accompagnant différents moments de sa vie, ses miracles, ses prophéties, sa résurrection. Celse est très clair à ce sujet : Jésus n’est ni un dieu, ni le Verbe divin. Julien, quant à lui, attribue explicitement l’invention de la divinité du Christ à
53 Celse, fr. II, 26 et 27 Bader. 54 Eusèbe de Césarée, Contra Hieroclem 2 (M. Forrat/É. Des Places, SC 333, p. 102) ; Lactance, Diuinae Institutiones V 2, 17 (P. Monat, SC 204, p. 139). Le texte parallèle de Lactance et les détails sur ce grief chez Eusèbe invitent à traduire γόητες par « charlatans », et non par « sorciers ». 55 Il n’est pas impossible qu’il les ait considérés comme à l’origine de certaines traditions évangéliques et de leur diffusion. Cf. J. Gr. Cook, The Interpretation…, op. cit., p. 263. 56 Julien, Contra Galilaeos fr. 1 Masaracchia. 57 Julien, Contra Galilaeos fr. 79-81 Masaracchia. Cf. M.-O. Boulnois, « Le prologue de l’Évangile de Jean au cœur de la polémique entre l’empereur Julien et Cyrille d’Alexandrie », dans G. Huber-Rebenich et S. Rebenich (éds.), Interreligiöse Konflikte…, op. cit., p. 195-228. 319
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l’évangéliste Jean : à ses yeux, Jésus n’est que « le cadavre » (ὁ νεκρός) vénéré par les chrétiens58. Il est temps de dresser un bilan. Les trois points de la définition de « contre-récit » apparaissent tous chez Celse, et probablement, chez Hiéroclès aussi. Le portrait de Jésus chez Julien en présente certainement deux : il est délicat d’évaluer la façon dont l’empereur se démarquait du récit évangélique. Mais étant donné que sa critique remet tout au moins en question la véridicité des évangiles, on peut raisonnablement appliquer la notion de « contre-récit » à la biographie de Jésus telle qu’elle était présentée par nos trois auteurs. Voyons maintenant quelles étaient les conséquences de leur démarche, à partir du rapport entre la vie de Jésus et celle d’autres personnages de la culture antique.
Des Christs païens meilleurs que le Christ Le titre de cette partie s’inspire d’une formule suggestive de Pierre de Labriolle, qui, dans son étude classique sur la polémique antichrétienne antique, parle du « zèle inquiet des polémistes en quête d’un Christ païen59 ». On pourrait peut-être discuter de l’« inquiétude » des polémistes, mais non de leurs efforts pour trouver des figures comparables à Jésus dans la culture païenne. L’objectif d’une telle démarche est double. Tout d’abord, en signalant des exploits similaires à ceux que les chrétiens attribuaient à Jésus, nos auteurs enlèvent à ce dernier tout caractère exceptionnel : loin d’être l’incarnation du Dieu unique, il était tout au plus un « homme divin » parmi d’autres. Ensuite, la comparaison entre le Christ et des figures de la religiosité païenne permet aux polémistes antichrétiens de montrer que ces personnages sont bien plus dignes de vénération que Jésus. Ainsi Celse compare-t-il le récit de la conception virginale de Jésus aux mythes de Danaé, de Mélanippe, d’Augès et d’Antiope – des femmes qui, dans la mythologie grecque, ont toutes été aimées par un
58 Julien, Contra Galilaeos fr. 43, 48 et 81 Masaracchia. 59 P. de Labriolle, La réaction…, op. cit., p. 174 ; cf. aussi. p. 170 (« Christs païens ») et 188 (« Christ hellénistique » pour Apollonios de Tyane). 320
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
dieu, auquel elles ont donné un enfant60. De même, la Résurrection rappelle au polémiste les nombreuses légendes sur des hommes qui seraient revenus vivants du royaume des morts : Orphée, Héraclès, Thésée61. Quant aux miracles accomplis par le Christ avant et après sa mort, Celse remarque qu’on en attribuait de semblables à nombre de personnages de la tradition gréco-romaine : Asclépios aurait guéri dans son temple de nombreux malades ; Aristéas de Proconnèse aurait disparu mystérieusement pour réapparaître ensuite aux quatre coins de l’Empire ; Abaris l’Hyperboréen se serait déplacé dans l’air sur une flèche62. Alors pourquoi donner tant d’importance à Jésus ? Qu’avait-il de spécial, finalement ? La longue liste de dieux et héros est ainsi l’occasion de souligner l’irrationalité des chrétiens qui refusent de reconnaître la nature divine des protagonistes des mythes païens, mais proclament que Jésus est le fils de Dieu. « Pourquoi alors ne pas croire à Asclépios et Dionysos et Héraclès ? », se demande Celse63, d’autant que les prodiges attribués aux personnages de la tradition grecque et romaine sont bien plus fiables que ceux des Évangiles. Nombreux sont les témoins des guérisons d’Asclépios64, et le dieu a même été vu par ses fidèles ; il en va de même pour Héraclès et Dionysos, ainsi que pour les Dioscures65. Pourtant, remarque Celse, plusieurs de ces personnages sont toujours considérés comme des hommes : si leurs exploits n’ont pas suffi pour leur attribuer une nature divine, pourquoi en irait-il autrement pour Jésus66 ? La comparaison détaillée entre le Christ et Apollonios de Tyane élaborée par Hiéroclès part d’un constat similaire : les miracles de Jésus ne sauraient en prouver la nature divine67. Et comme Celse, Hiéroclès ne fait pas l’éloge d’un personnage païen pour le proclamer dieu, mais au contraire pour montrer que, bien que ses exploits soient supérieurs 60 61 62 63 64 65 66 67
Celse, fr. I, 37 et 67 Bader. Celse, fr. II, 55 Bader. Celse, fr. III, 22-43 Bader. Celse, fr. III, 42b Bader. Celse, fr. III, 24 Bader. Celse, fr. III, 22 Bader. Celse, fr. III, 32-34 Bader. Cf. Eusèbe de Césarée, Contra Hieroclem 2 (M. Forrat / É. Des Places, SC 333, p. 102) et Lactance, Diuinae Institutiones V 3, 7. 16 (P. Monat, SC 204, p. 140. 144). 321
Gianluca Piscini
à ceux de Jésus68, il n’est pas vénéré comme un dieu69. On pourrait penser qu’Hiéroclès a repris un trait de la polémique de Celse, en le développant jusqu’à en faire le centre de sa propre contestation du christianisme. Julien, quant à lui, semblerait avoir choisi une démarche plus subtile. Non seulement il oppose les prodiges relatés par les Évangiles aux traditions gréco-romaines70 ; il attribue aussi à des divinités des traits qui rappellent curieusement la figure du Christ, et cela même dans d’autres œuvres que le Contre les Galiléens. Dans ce dernier ouvrage, Asclépios est représenté sous les traits d’un sauveur, un dieu qui a pris forme humaine pour sauver l’humanité71 ; la même idée revient dans le discours Sur Hélios roi, où Asclépios est décrit comme « sauveur de l’univers » (τὸν σωτῆρα τῶν ὅλων72), qui avant même de naître existait déjà « à côté » de son père Hélios « avant l’origine du monde » (πρὸ τοῦ κόσμου παρ’ ἑαυτῷ73). 68 Notamment face à l’arrestation, comme l’écrit Lactance, Diuinae Institutiones V 3, 9 (P. Monat, SC 204, p. 142) : Si magus Christus, « quia mirabilia fecit », peritior utique « Apollonius », qui, ut describis, « cum Domitianus eum punire uellet, repente in iudicio non comparuit », quam ille qui et comprehensus est et cruci affixus. 69 Cf. Lactance, Diuinae Institutiones V 3, 16 (P. Monat, SC 204, p. 144) : Non, inquit, hoc dico, idcirco Apollonium non haberi deum, quia noluerit, sed ut appareat nos sapientiores esse, qui mirabilibus factis non statim fidem diuinitatis adiunximus, quam uos, qui ob exigua portenta deum credidistis. Mais Hiéroclès reconnaissait qu’Apollonios avait été vénéré par certains comme un dieu (…et adoratum esse a quibusdam sicut deum… : Diuinae Institutiones V 3, 14 ; P. Monat, SC 204, p. 142). 70 Julien, Contra Galileos fr. 47-50 Masaracchia. 71 Julien, Contra Galileos fr. 46 et 57 Masaracchia. Cf. D. N. Greenwood, « Julian’s use of Asclepius against the Christians », Harvard Studies in Classical Philology 109 (2017), p. 491-509, 500-503. 72 Julien, Oratio XI 153b (A. Mastrocinque, Studia Classica et Mediaevalia, 5, p. 98) ; cf. aussi la note ad locum par Ch. Lacombrade dans Discours de Julien empereur II.2 (Collection des Universités de France), Paris, 1964, p. 131. A. Mastrocinque, Giuliano l’Apostata. Discorso su Helios Re. Testo, traduzione e commento (Studia Classica et Mediaevalia, 5), Nordhausen, 2011, p. 71, n. 222 renvoie au Contre les Galiléens, mais également au traité hermétique Asclépios. 73 Julien, Oratio XI 144b (A. Mastrocinque, Studia Classica et Mediaevalia, 5, p. 91) : cf. J. Bouffartigue, L’Empereur Julien et la culture de son temps (Collection des études augustiniennes. Série Antiquité, 133), Paris, 322
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
« Sauveur » est aussi Héraclès, dans le discours adressé par Julien au cynique Héracleios. De héros né des amours de Zeus avec la mortelle Alcmène, Héraclès devient sous la plume de Julien un dieu engendré par Zeus « avec l’aide d’Athéna Pronoia » (διὰ τῆς Προνοίας Ἀθηνᾶς) pour devenir « sauveur du monde » (τῷ κόσμῳ σωτῆρα74). Dans ce même discours, Julien affirme qu’Héraclès aurait été capable de marcher « sur la mer comme s’il se fût agi de la terre ferme » (βαδίσαι δὲ αὐτὸν ὡς ἐπὶ ξηρᾶς τῆς θαλάττης νενόμικα75). Julien s’écarte délibérément des récits universellement connus76, en décrivant Héraclès comme un dieu sauveur, capable de marcher sur les eaux, né du roi des dieux et d’une mortelle, mais grâce à l’intervention d’une deuxième divinité (Athéna, connue pour sa virginité77) : difficile de ne pas penser qu’il se soit inspiré de Jésus78. Il appert ainsi que les trois polémistes ont exploité la biographie de Jésus pour une comparaison entre ce dernier et d’autres figures
74 75
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1992, p. 649 et D. N. Greenwood, « Julian’s use of Asclepius… », art. cit., p. 498-500. Pour une lecture néoplatonicienne de cette expression cf. A. Mastrocinque, Discorso su Helios Re…, op. cit., p. 54, n. 160. Julien, Oratio VII 220a (R. Guido, Testi e Studi, 13, p. 46). Julien, Oratio VII 219d (R. Guido, Testi e Studi, 13, p. 46). Partagent cet avis J. Bouffartigue, L’Empereur Julien…, op. cit., p. 166-167 (qui propose d’autres éléments de comparaison) ; R. Guido, Giuliano imperatore. Al cinico Eraclio. Edizione critica, traduzione e commento (Testi e Studi, 13), Galatina, 2000, p. 142, note ad locum et surtout D. N. Greenwood, « Crafting Divine Personae in Julian’s Oration 7 », Classical Philology 109 (2014), p. 140-149, 140-142, qui souligne également le rôle d’Héraclès dans le culte impérial sous la tétrarchie. R. Guido, op. cit., remarque que Julien est le seul à affirmer qu’Héraclès aurait affronté « la faim et la solitude » (Oratio VII 219d ; R. Guido, Testi e Studi, 13, p. 46) : une allusion à Jésus dans le désert ? Cf. Julien, Oratio VII 219d (R. Guido, Testi e Studi, 13, p. 46). Mais Athéna pourrait correspondre aussi au Saint-Esprit : cf. J. Bouffartigue, L’Empereur Julien…, op. cit., p. 167. Dans le discours Sur Hélios roi, les récits évangéliques sur la naissance du Christ pourraient aussi avoir été le point de départ pour une comparaison polémique entre Jésus et Hélios. Mais puisque cette comparaison porterait moins sur la biographie des deux personnages que sur leur place dans la théologie chrétienne et païenne (de Julien), nous nous bornons à renvoyer à M. C. De Vita, « Callidior ceteris persecutor (Rufin. Hist. 10,33). Giuliano e la questione ariana », dans G. Huber-Rebenich et S. Rebenich (éd.), Interreligiöse Konflikte…, op. cit., p. 39-63, 51-58. 323
Gianluca Piscini
de la tradition gréco-romaine : des dieux, des héros, des « hommes divins ». Mais Celse mentionne aussi de « simples » philosophes comme Anaxarque et Épictète79. Il convient donc de vérifier si et comment la vie du Christ est comparée par nos auteurs à celle d’un philosophe.
Jésus, un anti-philosophe ? À partir de l’époque impériale, le genre littéraire de la biographie connaît un succès particulier dans les milieux philosophiques. Comme l’écrit Richard Goulet, […] il se produit un phénomène particulier lorsqu’un disciple fervent rédige la biographie d’un maître vénéré pour l’offrir à l’admiration et à l’imitation de la communauté. La Vie du philosophe devient, dans le contexte culturel où elle est produite ou reçue, un dévoilement plein d’espérance de cette assimilation à la Divinité que les écoles philosophiques de la fin de l’antiquité avaient, à la suite de Pythagore et de Platon, assignée comme fin suprême à la recherche philosophique. On pourrait dire la même chose à propos des vies des saints par rapport à la mise en place progressive de la figure du ‘saint’ dans la société chrétienne primitive. […] Si les vies des philosophes – en dehors peut-être de la tradition pythagoricienne – n’étaient pas au départ des œuvres d’inspiration religieuse, la mentalité populaire voyait facilement dans le philosophe une sorte de surhomme, dieu ou démon, à qui la philosophie pouvait assurer une véritable héroïsation80.
Sans aborder la uexata quaestio des rapports entre le genre de la biographie, tel qu’il était pratiqué dans l’Antiquité, et les Évangiles, il est intéressant de souligner certaines affinités entre la biographie des philosophes antiques et la présentation de la vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien. Sur le plan de la caractérisation générale du personnage Jésus, on remarque l’insistance sur sa γοητεία : γόης et γοητεία reviennent 79 Celse, fr. VII, 53 Bader. 80 R. Goulet, « Histoire et mystère. Les vies de philosophes de l’antiquité tardive », dans La biographie antique. Vandoeuvres-Genève, 25-29 août 1997. Huit exposés suivis de discussions (Entretiens sur l’Antiquité classique, 44), Genève, 1998, p. 217-257, ici p. 218 et 243. 324
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
à maintes reprises sous la plume de Celse en lien avec les chrétiens et Jésus, qui aurait appris des pratiques magiques en Égypte81, tandis qu’Hiéroclès, selon Lactance et Eusèbe, affirmait explicitement qu’Apollonios n’était pas un γόης82, et que sa conduite lorsqu’il fut arrêté montre sa supériorité par rapport au Christ. Il est donc légitime de supposer que ce dernier, inférieur au philosophe de Tyane, était qualifié de γόης par le polémiste. Or γόης (qu’on traduira par « sorcier » ou « charlatan », selon le contexte) désigne souvent un modèle négatif de philosophe. Déjà Platon associait ce terme aux sophistes ; mais c’est surtout à partir du iie siècle de notre ère qu’il est de plus en plus employé pour qualifier et discréditer les faux philosophes83. Compte tenu du rôle d’Apollonios de Tyane dans la polémique d’Hiéroclès, il faut souligner que c’est précisément du grief de sorcellerie/γοητεία que Philostrate, dans sa Vie d’Apollonios, s’efforce d’absoudre son héros : autrement dit, les prodiges accomplis par Apollonios ne relèvent pas de la sorcellerie84. L’utilisation du grief de γοητεία dans le portrait de Jésus dressé par Celse et Hiéroclès a donc des conséquences importantes : la vie de Jésus n’est pas une vie philosophique, mais précisément le contraire, le récit des exploits d’un charlatan85. Observons maintenant plus attentivement les épisodes critiqués par les polémistes. Deux points de la biographie du Christ semblent avoir attiré tout particulièrement leur attention86 : ses origines (les circonstances de sa conception, mais aussi celles de sa naissance) et la fin de sa vie (la trahison de ses disciples, sa mort, sa prétendue 81 Celse, fr. I, 28 Bader. 82 Cf. Eusèbe de Césarée, Contra Hieroclem 2 (M. Forrat / É. Des Places, SC 333, p. 100) : Θαυμάζει γοῦν καὶ ἀποδέχεται θείᾳ τινὶ καὶ ἀρρήτῳ σοφίᾳ, οὐχὶ δὲ γοητείας σοφίσμασι. 83 Cf. B. Wyss, « Der gekreuzigte Sophist », Early Christianity 5 (2014), p. 503-527, 512-519 et passim. 84 Cf. E. V. Gallagher, Divine man or magician ? Celsus and Origen on Jesus (Society of Biblical Literature. Dissertation Series, 64), Chico (CA), 1982, p. 161-165. 85 Sur les enjeux de la biographie dans le débat entre païens et chrétiens cf. aussi P. Cox, Biography in Late Antiquity. A Quest for the Holy Man, Berkeley (CA)/Los Angeles (CA)/London, 1983. 86 Et celle des chrétiens qui les citent, puisqu’ils ont sélectionné ces griefs pour les réfuter ! 325
Gianluca Piscini
résurrection). On les trouve tous chez Celse ; on sait qu’Hiéroclès parlait de l’arrestation de Jésus ; Julien aborde la conception et la naissance de Jésus et raille sa peur de la souffrance et de la mort. Or les biographies des philosophes antiques accordaient une attention particulière à la naissance et à la mort, marquées des prodiges87. Quant à la mort, ses modalités reflétaient souvent la vie (et la vertu) du philosophe88 ; inutile de préciser que ce dernier, comme Socrate, devait l’affronter sereinement89. On comprend alors qu’il était particulièrement important pour les polémistes antichrétiens de nier tout caractère extraordinaire à la naissance et à la mort de Jésus et de souligner sa peur de la mort ; Celse d’ailleurs estime qu’Anaxarque et Épictète étaient bien plus dignes de vénération que Jésus précisément en vertu de leur impassibilité face à la torture90. La biographie du fondateur du christianisme est tout sauf un exemple de vie philosophique.
Conclusion En 1991, l’écrivain et futur Prix Nobel José Saramago (qui n’a jamais fait mystère de son opinion sur la religion chrétienne) publia une réécriture très personnelle de la vie de Jésus91. Presque vingt ans 87 Cf. A. Tsakmakis, « Miracles in Greek Biography », dans M. Gerolemou (éd.), Recognizing Miracles in Antiquity and Beyond (Trends in Classics. Supplementary Volumes, 53), Berlin/Boston (MA), 2018, p. 327-351, ici p. 331-334. 88 Cf. S. Grau, « How to Kill a Philosopher : The Narrating of Ancient Greek Philosophers’ Deaths in Relation to their Way of Living », Ancient Philosophy 30 (2010), p. 347-381. 89 Sur la mort du philosophe dans l’Antiquité et sur le problème posé aux chrétiens par la mort de Jésus, on consultera la synthèse de Gr. Sterling, « Mors philosophi : The Death of Jesus in Luke », Harvard Theological Review 94 (2001), p. 383-402. On rappellera incidemment que, selon Ammien Marcellin, l’empereur Julien mourut en vrai philosophe : cf. Historiae XXV, 3, 15-23 (J. Fontaine, Collection des Universités de France, p. 178-180) et G. Scheda, « Die Todesstunde Kaiser Julians », Historia 15 (1966), p. 380-383. 90 Celse, fr. VII 53 Bader. 91 J. Saramago, L’Évangile selon Jésus-Christ. Roman, Paris, 1993 (trad. G. Leibrich ; Lisbonne, 1991 pour l’édition originale). 326
La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien
plus tard, un autre auteur qui a souvent abordé le dogme chrétien de manière critique, Philip Pullman, entreprit lui aussi de réécrire de manière très libre la vie du Christ92. Les réactions suscitées dans les milieux chrétiens par la parution des ouvrages de Saramago et Pullman montrent qu’environ dix-huit siècles après Celse, la réécriture de la vie de Jésus est encore une manière efficace de remettre en question la foi chrétienne. Certes, il s’agit d’œuvres de fiction ; mais des tentatives modernes (plus ou moins « scientifiques ») de démontrer que les Évangiles mentent, voire que Jésus n’a jamais existé, ne manquent pas non plus. D’ailleurs, le génie de Celse réside aussi dans le mélange habile d’argumentation et fiction qui caractérise son texte : au sein d’un traité (un λόγος), un Juif s’adresse directement à Jésus pour l’accuser, et, ce faisant, raconte une nouvelle version de sa vie. Et que dire de Julien, qui, dans son discours, illustre sa réflexion sur le mythe par un nouveau portrait d’Héraclès qui s’inspire des Évangiles ? Dans cette contribution, nous avons essayé de montrer que Celse, Hiéroclès et Julien sont des lecteurs attentifs de la vie de Jésus – et parfois même des auteurs, comme nous l’avons vu. Ils font preuve d’une remarquable sensibilité pour les aspects de la figure de Jésus qui pouvaient fasciner les hommes, et notamment les intellectuels, de leur temps. Chacun à sa manière, ils s’efforcent d’exclure le Christ du nombre des « hommes divins » et des divinités bienfaisantes comme Asclépios ; ils le décrivent comme un faux philosophe. L’attention que ces trois polémistes antichrétiens consacrent à la biographie de Jésus prouve qu’ils avaient compris non seulement l’importance de ce dernier pour les chrétiens (ce qui n’est guère étonnant), mais surtout les aspects de sa vie qui étaient les plus importants pour la nouvelle religion : sa naissance, ses miracles, sa mort et résurrection. La virulence de leurs attaques est le pendant de la réflexion menée par les Pères. D’ailleurs, il existe probablement un lien entre les deux : on peut supposer que, si les chrétiens se sont concentrés particulièrement sur certains épisodes, c’est aussi parce qu’ils suscitaient de la perplexité, et que, si les païens se sont intéressés aux récits évangéliques, c’est aussi parce qu’ils faisaient l’objet d’une 92 Ph. Pullman, Jésus le bon et Christ le vaurien, Paris, 2012 (trad. J. Esch ; Édimbourg, 2010 pour l’édition originale). 327
Gianluca Piscini
réflexion de plus en plus poussée. De ce point de vue, l’étude de l’emploi polémique de la biographie de Jésus confirme l’importance de la réflexion sur ce thème pour la formation de l’identité chrétienne antique.
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L’icône du Christ et de l’abbé Ména (R.C.)
Vers le vie siècle, un nouveau type de représentation fait son apparition : l’icône. Celle-ci entend reproduire une image authentique du Christ, de la Vierge et des saints. Elle peut alors être vénérée, parce qu’elle représente vraiment la réalité de ceux qui sont figurés. La crise iconoclaste, qui a sévi en Orient (726-843), a détruit la plupart des 10.1484/M.CBP-EB.5.134122
images saintes antérieures au vie siècle et bien peu sont parvenues jusqu’à nous. Empereurs et patriarches se sont violemment opposés sur la vénération des icônes, les uns y voyant un risque d’idolâtrie, les autres défendant leur caractère sacré. Parmi les images qui ont été préservées se trouve une grande icône en bois (57 cm par 57 cm), aujourd’hui conservée au Musée du Louvre. Cette icône a été peinte dans le monastère de Baouit, en Égypte (sur la rive ouest du Nil), au vie ou au viie s. Elle représente le Christ et l’abbé Ména ; les deux personnages apparaissent en pied, dans des proportions peu réalistes (leurs corps sont un peu trop courts et le bras droit du Christ est démesurément long). Le Christ est représenté à droite, vêtu d’une tunique et d’un vêtement marron ; il est reconnaissable par son nimbe crucifère et par le livre de la Parole richement orné qu’il tient sous son bras gauche. Son visage frappe d’emblée par sa douceur ; il a des yeux en amande, rehaussés de contours noirs et de grands sourcils, une barbe courte et une longue chevelure. À droite, on lit en copte Psoter, « le Sauveur ». De son bras droit, le Christ entoure les épaules de l’abbé Ména ; ce geste de protection n’est pas sans rappeler celui que le dieu Anubis faisait à l’égard des défunts, sur des représentations égyptiennes d’époque romaine. À gauche de Ména, une inscription (répétée en-dessous sur le fond marron, qui peut s’apparenter à une colline) donne en grec le nom et le titre du personnage : Apa Mena proeistos, « Père Ména, abbé » ; Ména dirigeait alors le monastère de Baouit. Légèrement moins grand que le Christ, l’abbé est vêtu d’une tunique plus claire, son visage est plus allongé et ses cheveux gris le distinguent du Christ. Il est intéressant de noter que c’est l’abbé qui bénit, et non le Christ : il semble recevoir le pouvoir de bénir en son nom. La représentation frappe par l’attitude très humaine du Christ, semblant manifester son amitié à Ména. La communauté de Taizé ne s’y est pas trompée, rebaptisant depuis cette image « icône de l’amitié », tant elle manifeste la proximité du Christ avec les hommes.
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Index
Index scripturaire Ancien Testament Genèse 2, 10-14 : 10 2, 25 : 83 n. 21 3, 4-6 : 146 n. 106 3, 23 : 130 3, 23-24 : 145 n. 99 3, 32 : 232 n. 56 10, 8-12 : 68 n. 25 12, 4-5 : 41 13, 8 : 41 ; 42 n. 40 13, 11 : 41 ; 42 n. 40 13, 27 : 41 14, 14-16 : 41 15, 2 : 268 15, 8 : 268 18-19 : 232 n. 55 20, 12 : 42 n. 40 29, 11-12 : 41 29, 12-15 : 42 n. 40 29, 15-16 : 41 31, 36-37 : 41 Exode 7, 19 : 83 n. 21 12, 29 : 34 17, 8-16 : 118 17, 11 : 132 Lévitique 20, 17 : 42 n. 40 21, 18-21 : 73 n. 35 Nombres 18, 15-17 : 34 21, 6-9 : 130 ; 145 n. 102 24, 17 : 68 n. 23 27, 7 : 42 n. 40 Deutéronome 4, 12 : 167 15, 12 : 41 18, 15 : 209 18, 15-18 : 209 n. 19
19, 15 : 41 21, 23 : 112 ; 112 n. 5 ; 114 ; 117 ; 119 ; 123 22, 1-2 : 41 34, 1-12 : 69 n. 27 4 Esdras 3-14 : 114 5, 5 : 114 n. 10 2 Macchabées 15, 12-16 : 209 n. 18 15, 13-16 : 208 n. 18 Job 38, 16-17 : 159 38, 17 : 158 ; 159 n. 20 38, 17b : 158 n. 19 38, 22 : 167 Psaumes 16(15), 10 : 153 ; 154 ; 156 ; 160 ; 161 ; 164 19(18), 14 : 120 22(21), 1 : 130 ; 131 n. 18 22(21), 2 : 131 n. 18 22(21), 7 : 118 n. 15 22(21), 16 : 152 ; 153 ; 154 ; 155 22(21), 17 : 116 22(21), 19 : 131 22(21), 21 : 118 22(21), 23 : 41 : 46 n. 54 24(23), 7 : 157 24(23), 7-10 : 155 ; 157 24(23), 8 : 157 24(23) 10 : 157 30(29), 4 : 153 ; 154 ; 155 30(29), 6 : 130 30(29), 10 : 152 ; 153 ; 154 ; 155 45(44), 3 : 95 68(67), 19 LXX : 163 69(68), 3 : 152 ; 153 ; 154 ; 155 69(68), 10 : 105
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
72(71), 10-11 : 69 n. 28 88(87), 4-6 : 156 88(87), 4-7 : 155 89(88), 27-28 : 255 92(91), 3 : 244 91(90), 13 : 307 96(95), 10 : 116 ; 120 101(100), 8 : 130 ; 131 n. 18 102(101), 28 : 251 107(106), 16 : 155 ; 157 119(118), 82 : 162 133(132), 1 : 41 Ecclésiaste 4, 12 : 90 n. 50 Sagesse 9, 4 : 76 11, 21 : 105 18, 1 : 167 Isaïe 3, 3 : 260 3, 24 : 92 7, 10-17 : 237 n. 77 9, 1 : 158 ; 164 40-55 : 234 n. 64 49, 9 : 158 ; 161 52, 13-53, 12 : 120 53 : 17 53, 2-3 : 96 ; 96 n. 70 53, 7 : 234 n. 66 56, 7 : 82 60, 6 : 69 n. 29 60, 15-22 : 167 62, 12 : 120 63, 9 : 156 66, 5 : 41 Jérémie 1, 5 : 208 7, 11 : 82 ; 82 n. 17 12, 8 LXX : 91 Lamentations 3, 25-32 : 167 3, 55-57 : 167 Baruch 3, 4 : 167
Ezéchiel 1, 1-11 : 126 37 : 173 Daniel 7, 13 : 206 7, 13-14 : 234 n. 67 12, 1-4 : 173 12, 2 : 167 Osée 13, 14 : 158 ; 163 Amos 1, 2 : 167 Michée 5 : 66 n. 18 Zacharie 9, 9 : 110 9-12 : 234 n. 65 Malachie 3, 23 : 208 n. 17
334
Index scripturaire Nouveau Testament Matthieu 1, 18-20 : 43 1, 18-20 : 33 1, 24-25 : 33 2, 1-12 : 64 n. 8 3, 7 : 78 3, 13-15 : 281 4, 16 : 164 4, 21 : 38 5, 17-19 : 133 ; 145 n. 101 5, 21-22 : 253 5, 38 : 253 5, 39-47 : 77 7, 6 : 78 7, 28-29 : 253 8, 20 : 205 n. 8 9, 4 : 275 9, 6 : 253 9, 9 : 97 10, 3 : 38 10, 14-15 : 78 n. 4 10, 34 : 78 ; 79 n. 8 11, 3 : 153 ; 154 ; 163 11, 12 : 78 n. 3 11, 20-24 : 78 n. 4 12, 1-8 : 250 ; 252 ; 254 ; 255 ; 258 12, 29 : 164 12, 40 : 164 12, 46 : 35 12, 47 : 42 n. 40 12, 48 : 37 n. 25 13, 31-32 : 303 13, 54-56 : 35 ; 45 13, 55 : 46 16, 6-7 : 266 16, 6-11 : 252 16, 13 : 205 n. 8 16, 13-20 : 203 ; 206 16, 14 : 207 n. 12 16, 21 : 118 17, 20 : 205 n. 8 18, 12-14 : 213 21, 9 : 109
21, 12 : 82 n. 17 21, 13 : 82 n. 17 21, 41 : 78 n. 4 22, 10 : 83 22, 29 : 28 22, 39 : 77 23, 13 : 78 n. 4 23, 34-36 : 78 n. 4 24, 27 : 205 n. 8 24, 36 : 271 ; 271 n. 2 : 273 n. 4 ; 275 ; 276 ; 277 n. 8 ; 278 n. 9 26, 28 : 178 26, 34 : 274 n. 5 26, 35 : 131 26, 36 : 274 26, 57-68 : 206 26, 64 : 206 27, 32 : 130 n. 97 ; 144 27, 38 : 306 n. 37 27, 52-53 : 164 27, 55-56 : 36 27, 56 : 53 n. 85 28, 1 : 46 Marc 1, 16-20 : 97 1, 19 : 38 3, 18 : 38 3, 27 : 164 3, 32 : 42 n. 40 6, 2-3 : 35 ; 45 8, 27 : 207 n. 12 11, 17 : 82 n. 17 ; 102 11, 15 : 82 n. 17 11, 15-17 : 77 ; 82 n. 17 13, 32 : 271 ; 271 n. 2 ; 272 ; 273 n. 7 ; 274 ; 275 ; 276 ; 277 n. 8 ; 278 n. 9 14, 58 : 79 n. 7 15, 27 : 316 n. 37 15, 29 : 79 n. 7 15, 40 : 36 ; 52 ; 53 n. 85 15, 47-16, 12b : 36 Luc 1, 35 : 43 ; 290 n. 37 335
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
1, 78 : 164 2, 7 : 34 ; 35 ; 290 n. 37 2, 22-24 : 34 2, 33 : 42 2, 48 : 42 2, 52 : 272 ; 273 n. 4 ; 275 ; 276 ; 278 n. 9 3, 17 : 38 6, 8 : 275 6, 15 : 38 6, 27-35 : 77 7, 20 : 153 ; 154 ; 163 10, 19 : 140 ; 146 n. 107 12, 49-53 : 78 n. 4 16, 17 : 316 n. 36 18, 25-27 : 198 19, 45 : 77 19, 45-46 : 82 n. 17 19, 46 : 82 n. 17 ; 102 22, 32 : 28 22, 36-38 : 78 n. 4 22, 40 : 178 22, 66 : 83 n. 21 23, 32 : 316 n. 37 ; 23, 43 : 141 ; 145 n. 98 23, 49 : 53 n. 85 23, 50-53 : 132 24, 13-27 : 171 24, 30 : 302 24, 39-43 : 302 Jean 1 : 23 1, 3 : 251 1, 14 : 155 1, 29 : 59 1, 45 : 42 2, 6 : 202 2, 12 : 35 2, 13-17 : 77 2, 15 : 92 2, 15-17 : 104 2, 16 : 82 ; 86 ; 102 2, 17 : 105 2, 18 : 82 ; 86 2, 19 : 250 ; 252
3, 14 : 145 n. 103 5, 1-6 : 247 5, 15 : 249 ; 251 5, 15-22 : 241 5, 16-18 : 316 n. 36 5, 17 : 252 ; 258 5, 17-18 : 254 5, 17-19 : 241 ; 244 ; 246 n. 12 ; 259 ; 268 5, 18 : 242 ; 247 ; 257 5, 19 : 245 n. 8 ; 246 ; 249 ; 251 ; 252 5, 19-23 : 251 5, 20-23 : 247 5, 21 : 249 ; 258 5, 22 : 253 ; 258 5, 23 : 249 5, 39 : 246 n. 12 6, 40 : 251 6, 54 : 131 6, 57 : 245 7, 3-5 : 35 7, 5 : 39 ; 70 n. 34 7, 8-10 : 296 7, 11-24 : 251 7, 16 : 248 8, 28 : 246 n. 12 8, 41 : 255 10, 11 : 213 10, 15 : 254 10, 18 : 258 ; 251 ; 253 10, 25 : 256 n. 12 10, 30 : 254 11 : 23 11, 1-45 : 202 11, 25 : 251 11, 39-44 : 302 11, 54 : 315 n. 36 14, 6 : 244 ; 308 14, 10-11 : 247 18, 6 : 96 18, 37 : 253 19, 18 : 316 n. 37 19, 25 : 38 ; 39 ; 50 n. 72 ; 53 19, 25-27 : 36 20, 17 : 41 20, 19-23 : 191 336
Index scripturaire
20, 19-31 : 190 20, 20-22 : 302 21, 13 : 302 Actes des Apôtres 1, 13 : 38 1, 7 : 271 1, 14 : 36 2, 24 : 156 2, 24-31 : 164 2, 29-31 : 160 ; 161 4, 20 : 247 8, 30 : 262 8, 34 : 262 12, 2 : 38 13, 27-31 : 172 17, 19-33 : 221 n. 12 19, 10 : 83 n. 21 23, 6-10 : 221 n. 12 25, 19 : 221 n. 12 26, 24 : 221 n. 12 Romains 1, 20 : 303 3, 9 : 83 n. 21 6, 6 : 146 n. 105 6, 9 : 303 9, 3-4 : 41 9, 3-4a : 46 n. 54 10, 7 : 163 11, 20 : 275 1 Corinthiens 1, 18 : 111 n. 2 ; 114 1, 20 : 114 n. 9 1, 23 : 112 n. 3 ; 113 ; 114 ; 221 n. 11 1, 24 : 277 3, 11 : 251 3, 19 : 112 5, 11 : 41 7, 25 : 290 9, 4-5 : 36 10, 16 : 177 11, 14 : 213 11, 25 : 178 11, 29 : 131 15, 3-6 : 171 15, 5-7 : 51 ; 51 n. 77
15, 20-23 : 302 15, 20-26 : 302 15, 22 : 303 15, 42-44 : 302 15, 54-55 : 163 23-24 : 123 Galates 1, 18-19 : 38 1, 19 : 36 ; 38 n. 31 2, 9 : 38 3, 10 : 112 n. 4 3, 13 : 111 n. 1 ; 112 n. 5 ; 123 5, 11 : 123 Éphésiens 1, 7 : 177 2, 14 : 163 4, 8-10 : 151 n. 5 4, 9 : 163 5, 2 : 253 ; 258 5, 30 : 177 Philippiens 2, 5-7 : 253 2, 6-7 : 250 ; 253 ; 258 Colossiens 2, 9 : 275 3, 12 : 77 1 Timothée 4, 1 : 290 2 Timothée 2, 13 : 251 ; 253 ; 258 2, 21 : 253 Tite 1, 2 : 166 Hébreux 1 : 23 1, 3 : 251 6, 18 : 251 ; 256 ; 258 6, 19 : 28 10, 4 : 247 ; 256 ; 258 1 Pierre 3, 17-18 : 161 3, 17-20 : 161 3, 18-20 : 153 ; 154 ; 158 ; 159 ; 160 ; 162 3, 19 : 158 ; 161
337
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
3, 19-20 : 165 Apocalypse 1, 14 : 99 4, 6-8 : 126 5, 1 : 9 14, 1 : 60 19, 12 : 99
338
Index des textes et des auteurs anciens
A
Aelius Théon
Progymnasmata 115, 22-25 : 224 n. 20
Ambroise de Milan
De fide ad Gratianum 2, 8, 68 : 244 n. 5 2, 11, 93-94 : 274 5, 4-17 : 271-279 3, 4, 27-28 : 155 n. 13 De Incarnationis dominicae sacramento 7, 71-73 : 271-279 De institutione uirginis 6, 43 : 46 n. 54 De Spiritu sancto libri 2, 11, 116 : 277 n. 8 De uirginitate 16, 99 : 279 n. 12 Explanatio psalmorum 12, 47, 13, 2 : 136 n. 54 12, 47, 13, 3 : 135 n. 50 Expositio Euangelii secundum Lucam 2, 46 : 279 n. 12 4, 1-3 : 134 n. 45 ; 135 n. 50 4, 4, 7 : 137 n. 59 5, 4 : 276 n. 6 9, 2 : 279 n. 12 9, 17 : 89 n. 45 9, 18 : 89 n. 46 9, 19 : 89 n. 47 9, 20 : 87 n. 38 ; 89 n. 47
Ambrosiaster
In epistulam ad Ephesios 4, 9-10 : 162 n. 32 In epistulam ad Romanos 5, 15, 2 : 162 n. 32
Amphiloque d’Iconium
Homiliae 9, 5, 1 : 247 n. 14 5, 3-5 : 247 n. 14
Anonyme
Etymologicum Gudianum ed. de Stefani 130 : 263 Rhetorica ad Herennium 4, 44 : 99 n. 77
Arnobe le Jeune
Praedestinatus 1, 83 : 56 n. 97
Athanase d’Alexandrie
Contra Arianos 7 : 24 42-49 : 24 Epistulae ad Serapionem 2, 9 : 24
Augustin
Confessiones 7, 19, 25 : 299 n. 76 Contra litteras Petiliani 2, 10, 24 : 105 n. 94 ; 106 n. 98. 99 2, 19, 43 : 105 n. 95 2, 77, 171 : 105 n. 93 2, 77, 171-97, 224 : 106 n. 97 2, 78, 173 : 105 n. 93 2, 80, 177 : 105 n. 93 2, 83, 183 : 105 n. 93 2, 84, 185 : 105 n. 93 De ciuitate Dei 10, 24 : 291 10, 28 : 290 n. 37 ; 291 14, 24 : 197 n. 29 19, 22 : 297 n. 68 19, 23, 1 : 288 n. 29 ; 297 n. 71 19, 23, 2-3 : 297 n. 72
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
247, 2 : 191-197 247, 3 : 198-199 Tractatus in Iohannis Euangelium 10, 4 : 94 n. 26 ; 88 n. 39 10, 5 : 92 n. 63. 64 10, 6 : 91 n. 57. 58 10, 8 : 91 n. 57 24, 2 : 189 n. 12 91, 2 : 188 n. 9 91, 2-3 : 188 n. 10 91, 4 : 189 n. 11 121, 4 : 194 n. 21
19, 23, 3-4 : 299 n. 78 19, 23, 4 : 297 n. 69 19, 23, 43-73 : 289 n. 30 21, 2 : 196 n. 27 21, 4 : 196 n. 28 21, 5 : 197 n. 29 22, 12 : 304 n. 99 22, 19 : 304 n. 99 22, 25 : 303 n. 96 De consensu Euangelistarum 2, 67, 129 : 87 n. 34 2, 68-69 : 87 n. 35 2, 130-131 : 87 n. 35 De doctrina christiana 4, 12, 27-28 : 100 n. 80 De Genesi ad litteram 6, 13, 24 : 187 n. 7 De haeresibus 84 : 56 n. 97 De uera religione 16, 31 : 104 n. 91 25, 47 : 186 n. 2 De utilitate credendi 16, 34 : 186 n. 3 Epistulae 102, 2 : 301 n. 91 102, 2-4 : 303 n. 95 102, 5 : 304 n. 98 102, 6-7 : 304 n. 101 135, 2 : 292 n. 45 137, 2, 8 : 194 n. 21 ; 293 n. 51 ; 294 n. 53 137, 2, 11 : 294 n. 55 137, 3, 12 : 295 n. 56 164, 2 : 149 n. 1 164 : 162 Retractationes 1, 13, 6 : 84 n. 26 ; 104 n. 92 1, 13, 7 : 186 n. 2 Sermones 191, 2 : 194 n. 21 241, 1 : 174 n. 4 242, 2, 2-3 : 304 n. 99
B
Basile de Césarée
Aduersus Eunomium libri 1, 23, 35-37 : 245 n. 9 1, 24, 1-7 : 245 n. 9 Enarratio in prophetam Isaiam 131 : 92 n. 62 Homilia in sanctam Christi generationem 6 : 64 n. 10
Bède le Vénérable
Expositio in Canticum Canticorum 5, 7 : 136 n. 55 5, 8 : 136 n. 55 Expositio in Lucae euangelium 2, 6 : 136 n. 55 3, 8, 19 : 46 n. 54 5, 19 : 136 n. 55 Expositio in Marci euangelium 1, 3 : 136 n. 55 1, 3, 31-32 : 46 n. 54 2, 6, 3 : 46 n. 54 4, 15, 40-41 : 46 n. 54 ; 52 n. 81 Homiliae 1, 5 : 46 n. 54
Bernard de Clairvaux
Liber de diligendo Deo 7, 3 : 136 n. 55
340
Index des textes et des auteurs anciens
Boèce
3, 163 : 98 n. 74 3, 221 : 100 Orator 21, 69 : 100 n. 80
De consolatione philosophiae 1, 1, 1 : 99 n. 78
C
Celse
Verbum uerum ed. Bader 1, 69 : 290 n. 33 5, 14 : 300 n. 83 6, 73 : 290 n. 33 fr. 1, 28 : 318 n. 50 ; 325 n. 81 fr. 1, 32 : 318 n. 50 fr. 1, 36 : 315 n. 27 fr. 1, 37 : 321 n. 60 fr. 1, 67 : 321 n. 60 fr. 1, 70a : 315 n. 28 fr. 1 70b : 315 n. 29 fr. 2, 13b : 318 n. 52 fr. 2, 15-20 : 318 n. 51 fr. 2, 23 : 318 n. 51 fr. 2, 26-27 : 319 n. 53 fr. 2, 33-35 : 315 n. 24 fr. 2, 55 : 315 n. 25 ; 321 n. 61 fr. 2, 74b-16 : 315 n. 29 fr. 2, 78 : 315 n. 29 fr. 2, 79 : 315 n. 26 fr. 3, 22 : 321 n. 65 fr. 3, 22-43 : 321 n. 62 fr. 3, 24 : 321 n. 64 fr. 3, 32-34 : 321 n. 66 fr. 3, 42b : 321 n. 63 fr. 7, 53 : 324 n. 79 ; 326 n. 90
Chromace d’Aquilée
Sermones 4, 1 : 90 n. 50 4, 2 : 89 n. 48 4, 3 : 90 n. 49 Tractatus in Matthaeum 42 : 136 n. 55
Clément d’Alexandrie
Eclogae propheticae 27, 6 : 113 n. 8 Hypotyposeis 24, 1 : 164 n. 40 Protrepticus 1, 3-4 : 169 Stromata 1, 15, 71 : 64 n. 13 1, 88, 3 : 113 n. 8 1, 88, 4 : 113 n. 8 5, 25, 4 : 113 n. 8 6, 45, 1 : 164 n. 40 6, 127, 1 : 133 n. 8
Codex Iustinianus 1, 5, 6 : 287 n. 22
Cyrille d’Alexandrie
De incarnatione 692d – 693c : 160 n. 28 Epistulae paschales 9 : 158 n. 17 In Iohannis euangelium ed. Pusey, p. 282 : 25
Cyrille de Jérusalem
Catecheses ad illuminandos 14, 19 : 158 n. 18
E
Éphrem de Nisibe
Commentarii in Diatessaron XIV : 207 n. 11
Épiphane de Salamine
Panarion 29, 3-4 : 48 n. 63 38, 8, 1 : 48 n. 63 66, 19, 7-8 : 48 n. 63 78, 7, 5-7 : 48 n. 63 78, 7-8 : 54 n. 90
Cicéron
De oratore 3, 160-161 : 98 n. 74 341
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
Ps. Épiphane de Salamine
Aksimaros Caverne des trésors : 61-73 In sanctam resurrectionem 8-9 : 165 n. 45 Epistula Barnabae 12, 1 : 114 n. 10
Eunome
Apologia 20, 25-27 : 245 n. 7 26, 25-28 : 245 n. 8
Eusèbe de Césarée
Contra Hieroclem 1 : 315 n. 31 ; 316 n. 32 2 : 319 n. 54 ; 321 n. 67 ; 325 n. 82 Demonstratio Euangelica 3, 6, 39-3, 7, 2 : 289 n. 30 Historia ecclesiastica 2, 1, 2 : 48 n. 61 3, 11 : 54 n. 90 4, 22 : 54 n. 90 5, 28, 6 : 44 n. 49 7, 17 : 205 n. 7 Vita Constantini 14 : 170
Grégoire de Nazianze
Orationes 21, 31 : 84 n. 24 30, 10-11 : 246 n. 11
Grégoire de Nysse
Contra Eunomium 1, 441 : 246 n. 10
Grégoire le Grand
Homiliae in Hiezechihelem prophetam 4, 1 : 270
H
Haymon d’Auxerre
Epitome historiae sacrae 2, 3 : 39 n. 32
Ps. Hermogène
Progymnasmata 10, 5 : 224 n. 19
Hilaire de Poitiers
Commentarius in Euangelium Matthaei 1, 4 : 48 n. 62 21, 4 : 89 n. 44 De synodis 72-75 : 243 n. 3 De Trinitate 2, 23 : 243 n. 3 7, 15 : 243 n. 4 7, 15-19 : 243 n. 3 8, 43 : 243 n. 3 9, 43-49 : 243 n. 3 In Constantium 17 : 243 n. 3 Tractatus super psalmos (In Ps. XCI) 5 : 243 n. 3 6 : 244 n. 6
Évagre le Moine
Altercatio legis inter Simonem Iudaeum et Theophilum Christianum 1, 45 : 136 n. 55
F
Flavius Josèphe
Bellum Iudaicum 1, 404-405 : 204 n. 5
G
Gélase
Historia ecclesiastica 2, 36 : 287 n. 20
Hippolyte de Rome
Haeresium omnium confutatio 5, 8, 14 : 165 n. 41
342
Index des textes et des auteurs anciens
Hippolyte de Rome (?)
3, 20, 4 : 166 n. 50 3, 21, 4-10 : 49 n. 64 4, 22, 1-33, 1 : 166 n. 50 4, 33, 1 : 162 n. 31 4, 33, 12 : 167 n. 57 5, 2, 2 : 176-178 5, 2, 3 : 178 n. 14. 16 5, 31, 1 : 166 n. 50 5, 31-32 : 179 n. 18 5, 36, 3 : 180 n. 19 Demonstratio apostolicae praedicationis 32 : 49 n. 66 36 : 49 n. 66 37-41 : 175 64 : 49 n. 66 59 : 49 n. 66 78 : 166 n. 50 ; 167 n. 58
Traditio apostolica 41 : 166 n. 51
Ps. Hippolyte de Rome In sanctum pascha 56 : 165 n. 4
Homère
Ilias 1, 200 : 99 n. 78 Odyssea 12, 12, 39-54 : 144 n. 96 12, 12, 166-200 : 144 n. 96
Horace
Epistulae 1, 2 : 145 n. 100
I
Ignace d’Antioche
Epistula ad Ephesios 18, 1 : 114 n. 9 19, 1 : 49 n. 65 19, 2 : 64 n. 9 Epistula ad Magnesios 10, 1 : 217 n. 1 10, 3 : 217 n. 1 Epistula ad Philadelphenos 6, 1 : 217 n. 1 Epistula ad Romanos 3, 3 : 217 n. 1 Epistula ad Smyrnaeos 1, 1 : 49 n. 65
Ishodad de Merv
Commentarius in Mattaheum 12, 16, 14-22 : 201-211 12, 16, 14 : 208 n. 17 12, 16, 22 : 209 n. 20
J
Jean Chrysostome
Aduersus Iudaeos 1, 1 : 261 n. 36 De Christi diuinitate ed. Malingrey, SC 396, p. 344352 : 254 n. 28 De petitione matris filiorum Zebedaei ed. Malingrey, SC 396, p. 168, l. 22 : 249 n. 20 De studio praesentium 1 : 263 n. 40 Homilia 5, 2 : 64 n. 11 Homiliae in Matthaeum 1, 6 : 263 n. 40 66, 2 : 110 67, 1 : 86 n. 33
Ps. Ignace d’Antioche
Epistula ad Trallianos 9, 4 : 163 n. 33
Irénée de Lyon
Aduersus haereses 1, 10, 1 : 49 n. 66 3, 11, 18 : 270 3, 18, 7 : 177 3, 19, 1 : 179 ; 179 n. 17 3, 19, 1-3 : 49 n. 66 3, 19, 2-3 : 166 n. 50 343
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
In illud : Filius ex se nihil facit 1 : 259 n. 34 1-2 : 260 n. 35 ; 263 n. 39 6 : 265 n. 46 In illud : Pater meus usque modo operatur 2 : 241 n. 1 ; 249 n. 21 ; 266 n. 48 4 : 264 n. 44 ; 267 n. 49 In Iohannem homiliae 23, 1 : 102 n. 87 23, 2 : 86 n. 32 ; 103 n. 88. 89. 90 38, 2-4 : 250 n. 23 38, 3 : 241 n. 1 ; 248 n. 17 ; 266 n. 47 38, 4 : 264 n. 45 49, 2 : 241 n. 1 ; 248 n. 18
Jérôme
Aduersus Heluidium 1-22 : 32-58 1 : 32 n. 7 3 : 33 n. 10 3-4 : 33 n. 11 4 : 33 n. 9 5 : 33 n. 12 5-8 : 33 n. 13 9 : 34 n. 14 10 : 34 n. 15 11 : 35 n. 18 12 : 35 n. 19 ; 38 n. 29 13 : 37 n. 26 ; 38 n. 30 14 : 40 n. 34 14-5 : 40-42 16 : 37 n. 27. 28 17 : 37 n. 22. 23 19 : 48 n. 59 22 : 32 n. 6 Aduersus Iouinianum 1, 39 : 51 n. 78 Apologia aduersus Rufinum 2, 33 : 287 n. 19 Commentarius in Epistulam Paulinam ad Galatas 1, 1, 19 : 50 n. 75
Commentarius in Epistulam Paulinam ad Titum 1, 6, 7 : 44 n. 46 Commentarii in Euangelium Matthaei 1, 1, 24-25 : 35 n. 16 2, 12, 13 : 102 n. 85 2, 12, 49 : 48 n. 57 ; 50 n. 73 2, 13, 55-56 : 50 n. 73 3, 19, 3 : 43 n. 43 3, 21, 12-13 : 88 n. 39 ; 90 n. 51 ; 92 n. 61 3, 21, 15-16 : 95 n. 67 Commentarii in Ezechielem 13, 44, 1-3 : 45 n. 51 ; 46 n. 53 De uiris illustribus 2 : 48 n. 57 ; 50 n. 72 ; 51 n. 78 83, 104 : 287 n. 19 Epistulae 14, 6 : 134 n. 47 48, 13 : 287 n. 19 49, 18 : 32 n. 8 49, 21 : 194 n. 22 53, 1 : 296 n. 67 65, 8 : 96 n. 69 69, 2 : 43 n. 43 70, 3 : 287 n. 19 120, 4 : 51, 51 n. 79 125, 20 : 279 n. 11 Homilia in Iohannem euangelistam 1, 6 : 194 n. 22 In Ieremiam 4, 11, 3 : 98 n. 74 In Isaiam 5, 17, 5-6 : 51 n. 78 Tractatus in Marci Euangelium 2A : 97 n. 71 9 : 88 n. 39 ; 90 n. 52. 53 ; 91 n. 54 ; 97 n. 72
Julien
Contra Galileos ed. Masaracchia fr. 1-107 : 309-327 fr. 47-50 : 322 n. 70
344
Index des textes et des auteurs anciens
43 : 49 n. 67 47, 4 : 228 n. 35 48, 1 : 233 n. 63 ; 49 n. 67 48, 2 : 119 50 : 49 n. 67 55-65 : 231 n. 49 56, 16 : 229 n. 43 56, 4 : 233 n. 60 56-60 : 230 57 : 49 n. 67 62, 1-3 : 232 n. 57 62, 2 : 233 n. 61 62, 4 : 233 n. 59 71, 2 : 236 n. 73 71, 4 : 236 n. 74 72, 2-3 : 236 n. 74 72, 4 : 166 n. 49 73, 1 : 121 n. 17 73, 5 : 236 n. 74 76, 7 : 118 83, 3 : 120 84, 2 : 233 n. 58 85, 2 : 233 n. 58 86, 1 : 120 86, 2 : 120 86, 4 : 120 86, 5 : 120 86, 6 : 118 89, 2 : 117 90, 1 : 117 90, 3 : 118 93, 4 : 227 n. 34 94, 5 : 119 95, 2 : 119 96, 1 : 119 96, 2 : 228 n. 35 97-106 : 235 n. 71 100, 2 : 233 n. 58 105, 2 : 118 106 : 68 n. 21 108, 1-3 : 227 n. 33 108, 2-3 : 228 n. 35
fr. 46 : 322 n. 71 fr. 51 : 317 n. 44 fr. 57 : 322 n. 71 fr. 64 : 317 n. 39 fr. 91 : 317 n. 40 fr. 94 : 317 n. 41 fr. 95 : 317 n. 42 fr. 96 : 317 n. 43 fr. 104 : 317 n. 45 fr. 107 : 317 n. 45 Orationes 7, 219d : 323 n. 75 7, 220a : 323 n. 74 11, 144b : 322 n. 73 11, 153b : 322 n. 72
Justin martyr
Apologiae 1, 13, 4 : 115 ; 119 1, 22, 3 : 115 ; 119 1, 31, 7 : 115 1, 35, 6-7 : 116 1, 42, 3 : 116 1, 53, 2 : 116 21-23 : 49 n. 64 30-33 : 49 n. 64 Dialogus cum Tryphone 8, 2 : 229 n. 40 16, 1-5 : 227 n. 34 16, 2-3 : 227 n. 33 16, 2, 4 : 227 n. 33 16, 4 : 228 n. 35 17, 1-3 : 228 n. 35 17, 3 : 228 n. 35 22 : 49 n. 67 26, 1 : 228 n. 37 28, 2 : 230 n. 45 29, 2 : 235 n. 70 30, 3 : 120 32, 1 : 117 38, 1 : 228 n. 35 ; 233 n. 62 38, 2 : 119 40, 2 : 227 n. 33 345
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
110, 2 : 235 n. 72 115, 3 : 233 n. 58 117, 3 : 228 n. 35 120, 4 : 228 n. 35 120, 5 : 236 n. 74 122, 1-4 : 236 n. 74 122, 3 : 235 n. 69 123, 1 : 236 n. 75 123, 1-6 : 236 n. 74 123, 5 : 236 n. 76 126-129 : 231 n. 49 128, 4 : 233 n. 61 129, 4 : 233 n. 61 131, 2 : 118 ; 119 131 4 : 120 133, 6 : 227 n. 34 138, 2 : 120 ; 233 n. 58 142, 1 : 228 n. 38 142, 2 : 228 n. 36 142, 3 : 229 n. 41
Haelius 2 : 122 n. 21 Prometheus 2 : 122 n. 19 7 : 122 n. 19 Quomodo historia scribenda sit 58 : 224 n. 21 M
Macarios de Magnésie
Apocriticus uel Monogenes 3, 1, 1-2 : 296 n. 64 3, 15 : 296 n. 61 3, 36 : 290 4, 22 : 290 ; 291 n. 38 ; 296 n. 63 4, 24 : 299 ; 300 n. 85. 86
Maxime de Turin
Sermones 1, 1 : 129 n. 11 3, 1 : 129 n. 13 3, 3 : 129 n. 13 4, 1 : 129 n. 11 6, 1 : 129 n. 11 9, 1 : 129 n. 13 13, 1 : 129 n. 13 13a, 1 : 129 n. 11 13b, 1 : 129 n. 13 16, 1 : 129 n. 11 18, 1 : 130 n. 13 29, 1-4 : 130-131 32, 1 : 129 n. 8 34, 1 : 130 n. 13 37 : 127-147 38, 1-4 : 131-132 39, 1 : 132 n. 32 39a, 1 : 129 n. 11 ; 132 n. 34 39, 4 : 132 n. 33 40, 1 : 129 n. 12 41, 1 : 129 n. 8 53, 1 : 129 n. 9 54, 1 : 129 n. 9 65, 1 : 129 n. 12
L
Lactance
Diuinae Institutiones 5, 2, 1 : 310 n. 5 5, 2, 13 : 316 n. 35 5, 2, 13-14 : 315 n. 30 5, 2, 17 : 316 n. 33 ; 319 n. 54 5, 3, 4 : 316 n. 34 5, 3, 7 : 316 n. 32 5, 3, 7-16 : 321 n. 67 5, 3, 9 : 322 n. 68 5, 3, 14 : 322 n. 69 5, 3, 15 : 316 n. 35 5, 3, 16 : 322 n. 69
Libanios
Orationes 18, 178 : 311 n. 10
Lucien de Samosate De morte peregrini 11 : 122 n. 19
346
Index des textes et des auteurs anciens
Minucius Felix
Octauius 9, 3 : 123 n. 25 9, 4 : 122 n. 23 29, 6 : 123 n. 24
Plotin
Enneades 6, 8, 10, 25 : 300 n. 86
Porphyre
Contra Christianos ed. Becker fr. 117D Becker : 302 n. 93 Contra Christianos ed. Harnack fr. 33 : 290 n. 35. 37 ; 293 fr. 63 : 296 n. 64 fr. 69 : 296 n. 61 fr. 70 (=69T Becker) : 296 n. 62 fr. 77 : 291 n. 38 ; 296 n. 63 ; 293 fr. 86 (= 68F Becker) : 295 n. 59 fr. 92 : 302 n. 92 fr. 94 : 300 n. 85. 86 De philosophia oraculorum ed. Smith fr. 343-344 : 397 n. 71 fr. 345aF : 297 n. 72 fr. 346F : 299 n. 78 De regressu animae ed. Goulet/ Madec fr. 5a* : 291 n. 43 fr. 10 : 298 n. 74 fr. 10 E : 291 n. 43 fr. 18 : 299 n. 80 fr. 20* : 299 n. 80 fr. 21 : 299 n. 80 fr. 22 : 299 n. 80 fr. 23* : 299 n. 80 fr. 29* : 298 n. 74 fr. 30* : 298 n. 74 Epistula ad Marcellam 17f : 290 n. 37 Sententiae 27 : 292 n. 48 32 : 298 n. 75 35 : 294 n. 54
O
Origène
Commentarii in Iohannem 1, 4, 23 : 48 n. 60 10, 20, 119-134 : 85 n. 30 10, 21, 124-139 : 85-86 10, 23, 131b : 87 n. 36 10, 23, 132b-137 : 88 10, 23, 134 : 84 n. 23 10, 24, 138-140 : 87 n. 37 10, 24, 140-141 : 91 n. 59 10, 25, 143-146 : 88 10, 25, 148-149 : 93 n. 65 10, 27, 16-b-171 : 86 10, 31, 197-202 : 92 n. 60 Commentarii in Matthaeum 10, 17 : 48 n. 60 10, 20 : 87 n. 36 16, 22 : 88 n. 40-42 16, 23 : 91 n. 59 Contra Celsum 1, 13 : 123 Praef. 6 : 123 In Lucam homiliae 7, 4 : 48 n. 60
P
Paulin de Nole
Natalicia 12, 43 : 136 n. 54
Pierre Chysologue
Collectio Sermonum 8 : 136 n. 55 60 : 136 n. 55
Platon
Timaeus 45a-46c : 99 n. 76
Q Quaestiones Bartholomaei 1, 11-20 : 157 n. 16 6-7 : 165 n. 43 347
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
R
Rufin d’Aquilée
Commentarius in Symbolum Apostolorum 26 : 152 n. 6. 8
S
Ps. Tertullien
Carmen aduersus Marcionem 4, 116 : 136 n. 54 Testamentum Domini Nostri 2, 24, 2 : 166 n. 52
Theodore de Mopsueste
Commentarii in Iohannem Ed. Vosté, p. 103-112 : 255 n. 29
Sénèque
Œdipus 410 : 99 n. 78
Socrate le Scolastique
Théophile d’Alexandrie
Suétone
V
Historia ecclesiastica 1, 9 : 287 n. 20 Augustus 79 : 99 n. 79
Epistula Paschalis 17, 7 : 156 n. 14
Victorin de Pettau
In Matthaeum 12, 46 : 37 n. 24 13, 55-56 : 37 n. 24
T
Tacite
Annales 15, 44 : 121 n. 18
Virgile
Aeneis 5, 647-648 : 99 n. 78
Talmud de Babylone Sanhedrin 9, 7 : 117 n. 14
Tertullien
Ad Scapulam 1, 3 : 78 n. 2 Aduersus Iudaeos 14, 1-2 : 96 n. 70 Aduersus Marcionem 3, 13, 8 : 64 n. 12 3, 17, 1-3 : 96 n. 70 4, 19, 6-12 : 37 n. 25 4, 116 : 136 n. 54 5, 5, 9 : 113 n. 8 De carne Christi 6, 3 : 96 n. 70 7, 1-13 : 37 n. 25 9, 6-9 : 96 n. 70 De corona 13 : 136 n. 54
348
Table des illustrations1 Le Christ Pantocrator, ..............................................................9 Ichthus : montrer le Christ par un jeu de mots, .............................................................................. 27 Le Christ Agneau, ...................... 59 L’adoration des mages, ......... 75 L’Entrée à Jérusalem, ............................................... 109 La croix, .................................... 125 La Crucifixion, ........................................ 147 Le Christ en Orphée, 169 L’Uronica du Latran, ...................................................... 183 1
Source Wikimedia commons, consultée le 10 juin 2022.
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
Les miracles du Christ, ........................................................ 201 Le Bon Pasteur, ................................................ 213 Le Christ ressuscite Lazare, ........................... 239 Le Christ en majesté, ................................................................................ 269 Le baptême du Christ, .. 281 Le Christ vainqueur des bêtes, ...................................... 307 L’icône du Christ et de l’abbé Ména, ............ 329
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Table des matières Avant-propos R. Burnet, R. Courtray, J. Lagouanère, M. Renard ............................5 Le Christ Pantocrator (notice iconographique) Régis Courtray ........................................................................................9 Introduction Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens. Retour sur une formulation problématique Régis Burnet, Geert Van Oyen ........................................................... 13 Ichthus : montrer le Christ par un jeu de mots (notice iconographique) Régis Burnet ......................................................................................... 27 La vie de Jésus : exégèses patristiques Jésus, fils unique de Marie ? La réponse de Jérôme dans le Contre Helvidius Régis Courtray ..................................................................................... 31 Le Christ Agneau (notice iconographique) Régis Courtray ..................................................................................... 59 Les rois mages et l’étoile de Bethléem, d’après un manuscrit arabe inédit, l’Aksimaros et sa Caverne des trésors du Pseudo-Épiphane de Salamine Marlène Kanaan .................................................................................. 61 L’adoration des mages (notice iconographique) Régis Courtray ..................................................................................... 75 Jésus et la violence Frédéric Chapot ................................................................................... 77 L’Entrée à Jérusalem (notice iconographique) Régis Burnet ....................................................................................... 109
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
L’argument de la crucifixion dans la polémique antichrétienne du iie siècle (90-170) Bernard Pouderon ............................................................................. 111 La croix (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 125 Une relecture de la Crucifixion par Maxime de Turin Aline Canellis ..................................................................................... 127 La Crucifixion (notice iconographique) Régis Burnet ....................................................................................... 147 La descente aux enfers et son fondement scripturaire dans le christianisme antique Rémi Gounelle .................................................................................... 149 Le Christ en Orphée (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 169 L’interprétation patristique de la résurrection du Christ Marie-Anne Vannier......................................................................... 171 L’Uronica du Latran (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 183 Un mystère de chambre close Pierre Descotes ................................................................................... 185 Les miracles du Christ (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 201 La confession de foi de Pierre à Césarée chez Ishodad de Merv Colette Pasquet ................................................................................. 203 Le Bon Pasteur (notice iconographique) Régis Burnet ....................................................................................... 213 La vie de Jésus : constructions théologiques et polémiques « Jésus est bien le Christ » Steeve Bélanger................................................................................... 217 Le Christ ressuscite Lazare (notice iconographique) Régis Burnet ....................................................................................... 239 L’exégèse polémique de Jean 5,17-19 par Jean Chrysostome Guillaume Bady ................................................................................. 241 Le Christ en majesté (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 269
352
Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens
La science humaine du Verbe incarné selon saint Ambroise Paul Mattei......................................................................................... 271 Le baptême du Christ (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 281 Quand un néo-platonicien lit les Évangiles Jérôme Lagouanère ............................................................................ 283 Le Christ vainqueur des bêtes (notice iconographique) Régis Burnet ....................................................................................... 307 La vie de Jésus chez Celse, Hiéroclès et Julien Gianluca Piscini ................................................................................. 309 L’icône du Christ et de l’abbé Ména (notice iconographique) Régis Courtray ................................................................................... 329 Index scripturaire .................................................................................... 333 Index des textes et des auteurs anciens ................................................ 339 Table des illustrations ............................................................................. 349
353