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French Pages [384]
VINCENT DE BEAUVAIS ET LE GRAND MIROIR DU MONDE
TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain
Monique
PAULMIER-FOUCART
avec la collaboration de Marie-Christine DUCHENNE
VINCENT DE BEAUVAIS
et le Grand miroir du monde
BREPOLS
© 2004, Brepols Publishers NV, Turnhout
Ail rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/20041009 51145 ISBN 2-503-51454-5
Printed in the E.U. on acid-free paper
En très respectueux hommage à Monsieur le Professeur Jean Schneider
In memoriam, 14 mai 2004
Avant-propos
Reprenant un des lieux les plus communs de la rhétorique médiévale, celui de l'humilité, Vincent de Beauvais avoue dans le prologue, Libellus apologeticus, du Speculum maius: "Moi, le plus petit d'entre les frères ... j'ai fait ce que j'ai pu, malgré ma faiblesse ... " Il fallait beaucoup plus que de l'humilité, il fallait beaucoup de naïveté, associée au devoir d'obéissance, quand nous avons répondu à la demande de Monsieur le Doyen Jean Schneider d'entreprendre l'étude de "la plus grande encyclopédie du Moyen Age occidental". Sommes-nous arrivées au port, pour suivre encore la métaphore du Libellus apologeticus? Certainement pas, mais voici la plus grande part, la mieux assurée, de ce que nous avons appris et compris, qui précise, et peut-être corrige sur quelques points, l'image de cette encyclopédie du xme siècle, à nulle autre pareille. Notre travail a été mené à !'Atelier Vincent de Beauvais, créé au sein d'un Laboratoire de recherche de l'Université de Nancy 2 associé au CNRS (CRAL, puis ARTEM, puis UMR Moyen Age); notre reconnaissance va aux maîtres qui ont assuré successivement la direction de ces institutions de recherche, Hélène Naïs, Michel Parisse, Pierre Pégeot et Patrick Corbet; elle est due également aux membres de la Commission 32 du Comité National du CNRS, en particulier à Jean-Philippe Genet, pour le soutien toujours accordé à notre Atelier. Nous avons bénéficié à plusieurs reprises de l'apport constructif de collaborations internationales avec les médiévistes des Universités de Münster (Allemagne), Groningen (PaysBas) et Louvain-la-Neuve (Belgique) (programmes Procope et Tournesol du Ministère des Affaires Étrangères). Que tous ceux avec qui nous avons échangé tant d'interrogations et de réflexions dans le cadre de ces rencontres scientifiques, devenues souvent amicales, soient très vivement remerciés, et tout spécialement Madame le Professeur Christel Meier, Hans Voorbij, Marinus Woesthuis; la collaboration avec Stefan Schuler a été particulièrement bénéfique à VII
VINCENT DE BEAUVAIS
la vitalité du studium de Nancy. La fréquentation du séminaire de Monsieur le Professeur Bernard Guenée à l'École pratique des Hautes Études nous a ouvert largement les portes d'une familia médiéviste, si vivifiante pour les chercheurs. Serge Lusignan, Professeur à l'Université de Montréal, fut un des fondateurs de ce qui, au fil des ans, s'est constitué en une véritable "societas Vincentii", dont l'activité est généreusement diffusée par Gregory Guzman dans sa Vincent of Beauvais Newsletter. Plusieurs de ces socii se sont retrouvés au cours des deux Colloques "Vincent de Beauvais" organisés à Montréal et à Royaumont, où nous avons eu le plaisir de remettre nos pas dans ceux de Vincent de Beauvais, lector dominicain et familier du roi; c'est là que Madame Pascale Bourgain a accepté d'accueillir ce volume dans la collection qu'elle dirige aux Editions Brepols; nous lui en sommes très reconnaissantes, comme de la longue patience dont elle a fait preuve. Il nous reste enfin à nommer ceux qui ont, plus encore que d'autres, participé à nos efforts, si bien qu'ils sont eux aussi en quelque sorte les auteurs de cet ouvrage. Car la notion d' ActorAuctor est, au XXI 0 siècle, aussi complexe qu'au temps où Vincent de Beauvais reconnaissait qu'il n'était pas l'auteur du Speculum maius, bien qu'il en prenne l'entière responsabilité. A Benoît Beyer de Ryke, Cécile Bonmariage, Isabelle Draelants, Monique Goullet, Einar Mâr Jônsson, Simone Monsonégo, qui nous ont donné sans compter de leur temps et de leur savoir, nous adressons le plus chaleureux merci. Monique Paulmier-Foucart et Marie-Christine Duchenne Nancy, Atelier Vincent de Beauvais, 18 décembre 2003
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On était comme au centre d'un cercle qui se développe, s'agrandissant sans fin, à perte de vue. Twirl déclara, par exemple, que le Congrès ne pouvait se passer d'une bibliothèque rassemblant des ouvrages de consultation; Nierenstein, qui travaillait dans une librairie, nous procura les atlas de Justus Perthes, ainsi que diverses et volumineuses encyclopédies depuis l' Histoire naturelle de Pline et le Speculum de Beauvais jusqu'aux plaisants labyrinthes des illustres encyclopédistes français, de la Britannica, de Pierre Larousse, de Brockhaus, de Larsen et de Montaner et Simon. J. L. BORGES, Le Livre de sable. Le Congrès 1
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Le livre de sable, trad. F.M. Rosset, Paris, 1978, p. 39-40.
PREMIÈRE PARTIE Une multitude de livres
"N'ayez pas plus de savoir qu'il ne convient; recherchez le savoir avec modération" (Rom. 12, 3) Cette sentence de Paul dans l' Epître aux Romains, qui dit à la fois la nécessité du savoir et celle de ses limites, aurait pu servir d'exergue à l'immense compilation de plus de trois millions de mots, le Speculum maius du dominicain Vincent de Beauvais, qui reste, entre les Etymologies d'Isidore de Séville et l' Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, le plus important témoin de la pensée encyclopédique occidentale au Moyen Age 2 • Cet ouvrage est en effet, d'origine, en tension entre la valeur de la connaissance et ses dangers, entre le désir de décrire le monde tel qu'il est après les découvertes et renaissances du xne siècle, et la conviction profonde que le savoir est aussi lié à la vaine curiosité. Ce Miroir du monde est le produit d'un Ordre, celui des Frères Prêcheurs, identifié à une haute exigence intellectuelle, voire à ce que nous appellerions aujourd'hui "la recherche scientifique" à condition d'entendre cette formule dans sa possible acception médiévale 3 • La tâche confiée à Vincent de Beauvais n'est pas de se hisser à ce plus haut niveau; elle est de mettre en ordre, au profit de tous les frères de tous les couvents, ce savoir foisonnant, largement renouvelé, en le maintenant dans les bornes qui le rendent sans risque pour ses utilisateurs, ancré nécessairement dans une tradition garante de la vérité. Parmi beaucoup d'autres "encyclopédies" - le mot n'est pas médiéval - composées au xme siècle, qui privilégient telle ou telle partie du savoir, le Speculum maius a la redoutable originalité d'englober réellement l'ensemble de la science, de présenter les diverses parties - philosophie naturelle, science théorique et science pratique, histoire - en un tout remarquablement équilibré. Cette extension ne va pas sans risque pour la qualité du savoir: si Vincent de
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R. L. CoLLISON, Encyclopaedias: Their History through the Ages, NewYork, 19662 ; A. REY, Encyclopédies et Dictionnaires, Paris, 1982; Encyclopédies et Civilisations, Cahiers d'Histoire Mondiale, IX-3 (1966), p. 453-851. 3 R. FRENCH and A. CUNNINGHAM, Before Science. The Invention of the Friars' Natural Philosophy, Hants, 1996; D. C. LINDBERG, The Beginnings of Western Science, Chicago and London, 1992, en particulier c. 14, The Legacy of Ancient and Medieval Science, p. 355-368.
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VINCENT DE BEAUVAIS
Beauvais informe souvent plus et mieux que ses contemporains, Alexandre Neckam, Barthélemy !'Anglais, Thomas de Cantimpré, Arnold de Saxe, Brunetto Latini ... , il donne assurément beaucoup moins et moins bien que }'"encyclopédie éclatée" qu'est, pour la philosophie naturelle, l'œuvre de son confrère Albert le Grand. Dans un climat d'effervescence intellectuelle qu'il faut contrôler, il rassemble en une somme, qui est sans équivalent jusqu'aux temps modernes\ tous les savoirs humains utilement tournés vers la seule science désirable, la compréhension de la vérité révélée; il est le créateur d'un des plus efficaces outils culturels du Moyen Age occidental.
4 Sur l'aventure encyclopédique en Occident, voir en particulier les rapports de synthèse et les articles du Colloque de Caen, 12-16 janvier 1987, L'Encyclopédisme, A. BECQ éd., Paris, 1991.
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1. Vincent de Beauvais frère prêcheur
A.
LE STUDIUM DOMINICAIN
Dans l'esprit même de saint Dominique, l'étude est une des valeurs premières du nouvel Ordre des Prêcheurs. En septembre 1217, les premiers frères arrivent à Paris, pour constituer une communauté, étudier et prêcher. Le premier Chapitre général réuni à Bologne en mai 1220 élabore les premières Constitutions de !'Ordre qui réglementent l'organisation du studium; les Chapitres généraux suivants et les nouvelles Constitutions de Jourdain de Saxe (1228) puis de Raymond de Peiiafort (1238) ne feront que développer cette intuition originale: l'étude et la mission des frères, l'intérêt des âmes, sont intimement liés. "L'étude n'est pas le but final de l'Ordre, mais elle est de la plus haute nécessité pour sa mission, c'est-à-dire la prédication et l'action pour le salut des âmes; sans l'étude, nous sommes incapables de l'une comme de l'autre ... Une science modique suffit à celui qui cherche son propre salut; mais cette modicité ne suffit pas pour enseigner aux autres les voies du salut" écrit Humbert de Romans dans son Commentaire des Constitutions (vers 1267) 5 • 5
"Notandum est autem quod studium non est finis ordinis, sed summe necessarium est ad fines praedictos, scilicet ad praedicationes et animarum salutem operandam, quia sine studio neutrum possemus .... Modica scientia sufficit cuilibet ad salutem propriam; sed non sufficit modica ad alios docendum." HUMBERT DE ROMANS, Expositio in Constitutiones, c. 12. Propter quid Ordo principaliter fuit institutus, B. Humberti de Romanis Opera de vita regulari, J.-J. BERTHIER éd., Rome, 1956, 1, 41-42, cité désormais éd. BERTHIER. Pour une vue d'ensemble, voir L.-J. BATAILLON, "L'activité intellectuelle des Dominicains de la première génération", dans S. LUSIGNAN et M. PAULMIER-FOUCART éd., Lector et compilator. Vincent de Beauvais, frère prêcheur. Un intellectuel et son milieu au XIIIe siècle, Rencontres à Royaumont, Grâne (Créaphis), 1997, cité dorénavant Lector et compilator, p. 9-19.
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VINCENT DE BEAlNAIS
Il faut entendre d'abord le mot studium dans son acception la plus large d'approfondissement permanent de la connaissance. De cette rumination savante découle naturellement le sens plus restreint d'enseignement scolaire pour les frères qui doivent apprendre la théologie à leur entrée dans l'Ordre, en suivant un cursus très vite hiérarchisé selon le système bien connu des trois niveaux d'études: le studium obligatoire dans chaque couvent, le studium provinciale et le prestigieux studium generale ou sollemne6. Car il s'agit toujours de l'étude en vue de l'accès à la théologie, l'étude de la science profane, de la philosophia pour elle-même, étant a priori exclue 7 • Il est clair cependant que toute étude théologique, toute pratique exégétique, suppose une culture préalable qui inclut "tous les savoirs du monde", sous leur forme traditionnelle des arts libéraux, auxquels s'ajoutent la philosophie naturelle, l'histoire et d'une façon générale toutes les autres sciences théoriques et pratiques utiles à la compréhension de !'Écriture sainte, selon le programme du De doctrina christiana d'Augustin. Au cours des premières décennies de l'histoire de l'Ordre se met ainsi en place une réglementation du studium, touchant le contenu de l'enseignement, le temps et le lieu de l'étude, les devoirs et privilèges des étudiants (studentes) et des maîtres (magistri studentium, lectores), la constitution des bibliothèques ... ; toutes ces dispositions se retrouveront commentées dans les œuvres du cinquième Maître général de l'Ordre, Humbert de Romans (12541263 ). A la lecture des chapitres consacrés à l'utilité du savoir, à la fonction du lector, à l'étude de la philosophie 8 , on est frappé par la cohérence existant entre ces dispositions et la teneur du Speculum maius de Vincent de Beauvais. 6 Au temps de Vincent de Beauvais, il existe cinq studia generalia, associés ou non à une université, Paris (1228), Montpellier, Bologne, Cologne et Oxford (1248). La bibliographie sur l'organisation des études dans !'Ordre dominicain est immense; cf. dans la bibliographie les travaux de C. DOUAIS, W. A. HINNEBUSCH, I. W. FRANK, A. DUVAL, G. BARONE, M. M. MULCHAHEY, M. C. PACHECO. 7 Sur la portée réelle de cette très ancienne interdiction, voir G. G. MEERSEMAN, "In libris gentilium non studeant", Italia medioevale e unanistica, I, 1958, p. 1-13. 8 Éd. BERTHIER, Expositio regulae beati Augustini, c. 143. De utilitate studii in ordine Praedicatorum, 1, 433-435; c. 144. De studio philosophiae, I, 435-439; Expositio in Constitutiones, c. 13. Utrum possimus studere in philosophia, II, 43-44; De officiis ordinis, c. 11. De officio lectoris, II, 254-255, cf. documents 1 et 2.
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PREMIÈRE PARTIE. UNE MULTITUDE DE LIVRES
1. Le Speculum maius dans l'ensemble des outils intellectuels domin1cams
Les exigences intellectuelles de l'Ordre, les missions de prédication et confession qu'il s'est données, engendrent nécessairement la production d'outils, certains tout à fait neufs, d'autres dans la continuité des efforts cisterciens du xne et du début du xme siècle9 • Dès 1220 se constitue ainsi une bibliothèque technique dominicaine gui met à l'ouvrage des équipes de frères (societas 10 ), sous l'autorité d'un maître responsable. Une révision du texte biblique est alors entreprise, faisant le meilleur choix parmi les variantes des manuscrits en circulation: c'est le Correctoire de la Bible, établi au couvent Saint-Jacques de Paris sous la direction de Hugues de Saint-Cher. A partir de ce texte mieux assuré est composée la première Concordance biblique, toujours sous l'impulsion de Hugues, gui donne aussi, pendant qu'il est maître en théologie à Paris (12291236/44 ), un commentaire complet, Postillae in bibliam, fondé sur les sources patristiques de la tradition. Outre cet outillage exégétique, les Frères Prêcheurs, dans un souci d'unification de la pensée et de l'action pastorale, se dotent de manuels de référence dans de multiples domaines: nombreux commentaires des Sentences de Pierre Lombard, sommes de pénitence (Paul de Hongrie, Conrad Hêixter, Raymond de Peiiafort), sommes de droit (Raymond de Peiiafort), recueils hagiographiques (Jean de Mailly, Barthélemy de Trente, Jacques de Voragine), traités des vices et des vertus (Guillaume Peyraut), recueils d'exempla (Thomas de Cantimpré, Etienne de Bourbon) ... , tous ces instruments étant couronnés par les sommes théologiques de la seconde moitié du siècle. C'est dans le cadre de cette activité intellectuelle 9 R. H. RousE, "Cistercian aids to study in the thirteenth centnry", dans Studies in Medieval Cistercian History, J. R. SoMMERFELDT éd., Cistercian Publications, Kalamazoo, 1976, p. 123-134 et "La diffusion en Occident au XIIIe siècle des outils de travail facilitant l'accès aux textes autoritatifs'', Revue des études islamiques, 44 (1966), p. 115-147; J. HAMESSE, "La terminologie dominicaine a-t-elle eu une influence snr la terminologie cistercienne dans le domaine de la transmission du savoir?'', dans Le vocabulaire des écoles des Mendiants au Moyen Age. Actes du Colloque de Porto, Portugal, 11-12 octobre 1996, M. C. PACHECO éd., Turnhout, 1999, p. 26-44. 10 Y. CoNGAR, "In dulcedine societatis quaerere veritatem. Notes sur le travail en équipe chez saint Albert et chez les Prêcheurs au XIIIe siècle", dans Albertus magnus. Doctor Universalis 1280-1980, G. MEYER et A. ZIMMERMANN éd., Mainz (Walberberger Studien. Philosophische Reihe, Bd 6), 1980, p. 47-57.
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VINCENT DE BEAUVAIS
entraînant la création d'instruments de travail au service du métier de prêcheur qu'il faut replacer l'entreprise encyclopédique de Vincent de Beauvais. Le Speculum maius est le "livre de livres" composé à la demande des supérieurs de l'Ordre, pour que soient mises à la disposition de chaque couvent, et particulièrement de chaque enseignant (lector) toutes les connaissances nécessaires et suffisantes pour la formation des frères et le dynamisme de leur culture. La qualité contrôlée de l'information, la facilité d'accès à cette information sont les premiers soucis de l'auteur (Actor) lors de la mise en chantier de l'ouvrage; mais les contraintes économiques jouent aussi leur rôle. Constituer une bibliothèque à la hauteur de l'ambition intellectuelle de l'Ordre coûte trop cher pour la plupart des couvents qui se fondent dans la première moitié du xme siècle et ne disposent pas de moyens suffisants pour leur installation matérielle. Il s'agira donc d'avoir, sous une forme abrégée et au meilleur prix, tout ce qui est indispensable 11 • Le texte du prologue du Speculum maius, le Libellus apologeticus, expose clairement l'histoire de l'entreprise, sa fonction, les méthodes du travail en équipe, et ses difficultés 12 • 2. Une Somme didactique à l'usage des lectores dominicains On peut raisonnablement dater le projet encyclopédique de la décennie 1230, quand Jourdain de Saxe est Maître général de !'Ordre (1222-1237) et que Hugues de Saint-Cher, maître en théologie, est prieur de la province de France (en 1229-1233, et une deuxième fois en 1236-1244) puis prieur de Saint-Jacques (12331236). Jourdain qui a, par sa prédication, attiré tant d'écoliers universitaires chez les Dominicains, s'est tout spécialement préoccupé de l'organisation du studium, et Hugues, maître d'œuvre de l'ensemble des travaux exégétiques, est sans doute le commanditaire de l'œuvre, celui que Vincent de Beauvais appelle prior meus dans 11 Sur cet aspect économique, voir les remarques de S. TUGWELL, "Humbert of Romans, Compilator", dans Lector et compilator, p. 47-76, en particulier p. 55; cf. aussi la Lettre au roi, document 4 et le Libellus apologeticus, cité note suivante, c. 4, document 8. 12 Libellus apologeticus signalé en abrégé L. A.; sauf indication contraire, les références sont faites au texte du Libellus apologeticus dans sa dernière version authentique en trois parties (version trifaria, vers 1260); cf. documents 8 et 8 bis.
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PREMIÈRE PARTIE. UNE MULTITUDE DE LIVRES
le Libellus apologeticus, en rapportant comment il n'a pas pu, malgré ses efforts, répondre au souhait qui lui était intimé de donner une taille raisonnable - celle de la Bible - à cet opus universale attendu par ses supérieurs (maiores mei) 13 • Tout le savoir rassemblé dans le Speculum maius est au service d'un approfondissement de la foi et de l'amour chrétien, et d'une meilleure compréhension de la Bible. S'il faut faire la part du topos dans cet exposé des motifs 14, il reste incontestable que, dans sa première édition vers 1244, l'ouvrage est nettement marqué par la tradition augustinienne, suivie par toute l'école de Saint-Victor et reprise par Hugues de Saint-Cher, autant que par une prudente ouverture à la science grecque et arabe. Les lectores sont ainsi munis d'un outil parfaitement adapté aux besoins des frères, les fratres communes 15 - soit neuf frères sur dix - qui ne sont pas destinés à poursuivre un enseignement au-delà de celui dispensé au studium de leur couvent. Car la hiérarchie des capacités intellectuelles est très précisément organisée chez les Dominicains, en particulier en ce qui concerne l'étude de la philosophie: certains frères sont tout à fait inaptes à tirer le moindre profit de cette étude; certains peuvent en tirer quelque profit, et d'autres beaucoup; aux premiers, l'étude de la philosophie est interdite; aux "intelligences moyennes" il est concédé de s'y adonner avec modération; aux derniers enfin, on peut "lâcher les rênes" pour que les armes contre le mal soient de la meilleure qualité 16 • Le public naturel du Speculum maius est bien celui de ces Prêcheurs "moyens", non pas au seul temps de leur scolarité au sens strict, mais tout au long de leur carrière de prêcheur, puisque la formation est, selon la Règle, permanente dans l'Ordre. Les lectores 13 M. PAULMIER-FOUCART, "A l'origine du Speculum maius: Notes sur la relation probable entre Hugues de Saint-Cher et Vincent de Beauvais", Actes du Colloque Hugues de Saint-Cher o.p., bibliste et théologien, Paris, 13-15 mars 2000, à paraître. Cf. L. A. c. 17. De bifaria (trifaria) divisione totius operis. 14 L. A. c. 1. De causa suscepti operis et eius materia. 15 L. E. BOYLE, "Notes on the education of the fratres communes in the Dominican Order in the Thirteenth Century'', dans Xenia Medii Aevi historiam illustrantia oblata Thomae Kaeppeli o. p., R. CREYTENS et P. KüNZLE éd., Roma (Storia e Letteratura Raccolta di studi e testi, 141), 1978, p. 249-267. L'expression "fratres communes" date du XIVe siècle. 16 HUMBERT DE ROMANS, Expositio regulae beati Augustini (vers 1248-1254 ), c. 144. De studio philosophiae, éd. BERTHIER, I, p. 435; cf. document 1.
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VINCENT DE HEAUVAlS
des couvents sont les premiers utilisateurs de l'ouvrage, mais celuici est accessible à tous et doit servir de référence commune, aussi bien pour l'acquisition et la fixation des connaissances nécessaires que pour leur utilisation par les prédicateurs (exempla tirés de l'histoire) ou les confesseurs (compendium de droit). Par delà les Frères eux-mêmes, le Speculum maius propose ce même savoir à un public plus large, en fait celui que !'Ordre dominicain se donne pour mission d'instruire: les lectores des autres Ordres moins érudits - et l'ordre cistercien se servira plus que tous les autres de cette somme culturelle - et tous ceux qui sont avides de comprendre le monde, reflet de la sagesse et de l'amour de Dieu (L. A. c. 18). 3. La nécessaire évolution du savoir utile Les connaissances utiles 17, rassemblées et hiérarchisées dans les années 1230-1240 par Vincent de Beauvais et les frères qui travaillent sous sa direction, ont été d'abord organisées en un ensemble bicéphale, en deux parties, pars naturalis et pars historialis, éditées vers 1244. Cette première édition, que nous appellerons dorénavant "version bifaria", fut peu diffusée. Dès sa parution, elle se heurta à l'ampleur de l'évolution du savoir dans ces années décisives du xme siècle 18 • Par nature, les outils intellectuels dominicains se trouvaient entraînés dans une dynamique alimentée par !'Ordre lui-même et par l'Université. Quand Vincent de Beauvais commence à rassembler la matière d'un opus universale, la philosophie naturelle et la métaphysique d'Aristote sont encore officiellement au ban de la société savante. Ni Hugues de Saint-Cher et les théologiens de son cercle 19 , ni Guillaume d'Auxerre, très proche de ce milieu, n'en font usage dans leurs œuvres; mais un des protecteurs séculiers de l7 Sur la notion d'utilitas, voir A. NADEAU, "Faire œuvre utile. Notes sur le vocabulaire de quelques prologues dominicains du XIIIe siècle", dans Lector et compilator, p. 77-96. 18 M. PAULMIER-FOUCART, "Le plan et l'évolution du Speculum maius de Vincent de Beauvais: de la version bifaria à la version trifaria", dans Die Enzyklopadie im Wandel vom Hochmittelalter zur frühen Neuzeit, CH. MEIER éd., (Münstersche Mittelalter-Schriften), München, 2002, p. 245-267. 19 H. WEISWEILER, "Théologiens de l'entourage de Hugues de Saint-Cher", Recherches de théologie ancienne et médiévale, 8 (1936), p. 389-407.
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PREMIÈRE PARTIE. UNE MULTITUDE DE LIVRES
Vincent de Beauvais, l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne, maître en théologie, est un des premiers passeurs de l'aristotélisme. Malgré les interdictions officielles, répétées encore dans la Bulle de Grégoire IX Parens scientiarum en 1231, et qui ne sont pas rapportées dans les années suivantes, l'œuvre d'Aristote s'impose aux maîtres, et elle est de plus en plus présente dans leur enseignement20 • En témoigne, parmi beaucoup d'autres preuves, le célèbre Guide de /'Etudiant du manuscrit de Ripo11 21 daté des environs de 1240. Quand Albert le Grand arrive à Paris en cette année 1240, puis quand il y enseigne comme maître-régent en théologie (1245-1248), il mesure l'importance de la rencontre avec l'aristotélisme et la science arabe, et la nécessité de les introduire dans le cursus scolaire des Frères Prêcheurs; il s'en sert abondamment pour écrire sa Summa de creaturis (vers 1240-1243) dont de larges extraits entreront dans la deuxième édition du Speculum maius (vers 1260). Dans les années suivantes, la question de l'adaptation du studium dominicain au renouvellement du savoir philosophique et théologique ne cesse de se poser à !'Ordre. Au niveau du savoir moyen qui est celui du Speculum maius, la méfiance vis à vis de la philosophie reste de mise: le Chapitre général de 1246 redit que les prieurs doivent faire observer soigneusement les interdictions concernant la lecture des livres philosophiques (libri gentilium); les chapitres provinciaux appliquent sévèrement ces mesures de contrôle, tel en 1244 le Chapitre de la province romaine: à l'exception des lectores, ceux qui possèdent des livres de science séculière (sauf logique et morale) doivent les remettre à leur prieur dans les sept jours 22 • Un tournant semble pris au Chapitre général de 20
Voir en particulier: St.]. WILLIAMS, "Repenser l'intention et l'effet des décrets de 1231", dans L'enseignement de la philosophie au XIIIe siècle. Autour du 'Guide de /'Etudiant' du ms Ripoll 109 (Studia artistarum - Etudes sur la Faculté des Arts dans les Universités médiévales, 5 ), Cl. LAFLEUR et]. CARRIER éd., Turnhout, 1997, p. 139-163. 21 Cf. le plan détaillé du Guide, ibidem, p. XI-XVII; l'hypothèse a été faite par Serge Lusignan d'un lien entre ce "programme de questions de cours" et le milieu dominicain, ibidem, p. 369-374. 22 "Fratres non studeant in libris philosophicis, nisi secundum quod scriptum est in constitutionibus, nec eciam scripta curiosa non faciant", Acta capitulorum generalium ordinis praedicatorum, B. M. REICHERT éd., Rome, 1898, I, p. 26 et 37. Pour la province romaine, C. DOUAIS, Acta capitulorum provincialium Ordinis Fratrum Praedicatorum (Première Province de Provence - Province romaine - Province d'Espagne 1239-1302), Toulouse, 1894, p. 487.
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VINCENT DE BEAUVAIS
Bologne en 1252: on déclare encore que les dispositions inscrites dans les Constitutions concernant les études interdites doivent être observées, mais on appelle à une réforme en profondeur (reformatio et promotio studii) 23 • Après enquête et rapport d'une commission de cinq docteurs, parmi lesquels Albert le Grand, Thomas d'Aquin et Pierre de Tarentaise (le futur pape Innocent V), le Chapitre général de Valenciennes en 1259 met en place la réforme 24 ; parmi d'autres mesures, il est ordonné que dans les provinces qui en manquent un ou plusieurs studia artium soient institués. Ce qui fut fait; très vite, ces studia se spécialisent en studia naturarum et studia artium vel logicae novae 25 • La science nouvelle est entrée officiellement dans les couvents dominicains. Le destin du Speculum maius en est changé. Il avait été conçu comme un outil adapté à la diffusion d'un savoir moyen unifié, contrôlé par le lector du couvent; il se trouve dépassé, hors normes nouvelles, indigne de la qualité intellectuelle dominicaine; il faut remettre sur le métier cette immense compilation: c'est exactement au moment de la réforme de 1259 que paraît la deuxième édition du Speculum maius, en trois parties, Naturale, Doctrinale et Historiale. Cette nouvelle édition, l'édition trifaria, sera cette fois largement diffusée; elle est profondément remaniée en ce qui concerne la philosophie naturelle et une partie de la somme doctrinale. Il est tentant de voir plus qu'une simple coïncidence de dates entre la parution du nouveau Speculum maius et les dispositions réformatrices des studia dominicains, qui redéfinissent l'utilité et le contenu du savoir, bien qu'aucun texte ne vienne assurer de la valeur de l'hypothèse: Vincent de Beauvais, proche au départ des préoccupations exégétiques du cercle de Hugues de Saint-Cher, a rejoint, peut-être malgré lui, les suiveurs de Maître Albert.
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Acta capitulorum generalium, 1, p. 65. Acta capitulorum genera/ium, 1, p. 99-100; H. DENIFLE et E. CHATELAIN, Chartularium Universitatis Parisiensis, 1, Paris, 1889, n° 335. 25 Chapitre provincial de Narbonne, 1262, C. DOUAIS, Acta capitulorum provincialium, p. 93. 24
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PREMIÈRE PARTIE. UNE MULTITUDE DE LIVRES B. VIE ET ŒUVRES DE VINCENT DE BEAUVAIS 26
1. Frère Vincent de l'Ordre des Prêcheurs En juin 1219, Dominique arrive au tout nouveau couvent SaintJacques à Paris; la communauté compte déjà trente frères. Vincent de Beauvais se trouvait-il parmi eux comme le voudrait la tradition27? Fut-il de ces étudiants parisiens - sa formation de type universitaire ne fait guère de doute, mais il ne fut jamais maître attirés dans l'Ordre par la parole brûlante d'un Frère Prêcheur au début des années 1220? Etait-il originaire du Beauvaisis, ce qui expliquerait les liens d'amitié qui le lieront à l'abbé Raoul de Royaumont? Participa-t-il à la fondation du couvent de Beauvais en 1225 ? Etait-il sous-prieur de ce couvent de Beauvais en 1246 quand un "frère Vincent" participe à la rédaction des statuts de !'Hôtel-Dieu de cette ville 28 ? Ces fonctions très administratives de sous-prieur paraissent peu compatibles avec celles de lector; or il est certain qu'il fut lector - c'est son métier, dit-il 29 - chez les Prêcheurs d'abord, puis chez les Cisterciens de Royaumont 30 , avant de revenir au couvent de Beauvais. En vérité, les seuls événements de sa vie établis avec certitude sont repris aux prologues des œuvres qu'il écrivit pour le roi Louis IX: il n'est ainsi personnellement connu que comme familier du roi. De là lui est venue une réputation "royale" qui correspond certes à une réalité, mais qui ne doit absolument pas masquer sa qualité première de frère dominicain - et c'est d'ailleurs une fonction domi-
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Cf. liste chronologique des œuvres et éditions de référence p. 119-120. M. D. CHAPOTIN, Histoire des Dominicains de la Province de France. Le siècle des fondations, Rouen, 1898, p. 6; fondation du couvent de Beauvais p. 197. 28 V. LEBLOND, Cartulaire de !'Hôtel-Dieu de Beauvais, Paris, 1919, p. 241249: frater Vincentius subprior in domo fratrum praedicatorum belvacensium. Le prénom Vincentius est rare en Ile de France à cette époque, et il est difficile de penser qu'il s'agit d'un autre personnage dans le même couvent? 29 Cf. L. A. c. 1. ... "mes semblables, dont c'est le métier de lire": quorum studium et labor est plurimum legere. 30 Prologue du De eruditione filiorum nobilium: frater Vincentius de ordine praedicatorum, qualiscumque lector in monasterio suo de Regali monte, A. STEINER éd., p. 3; et Prologue du De morali principis institutione, R. SCHNEIDER éd., (CC Continuatio mediaevalis 137) Turnhout, 1995; cf. document 5. 27
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VINCENT DE BEAUVAIS
nicaine de conseiller les princes 31 • Le Speculum maius est ainsi devenu dans bon nombre d'histoires et d'ouvrages de référence une encyclopédie commanditée par le roi de France; ce qu'il n'est pas. Même si, les circonstances aidant, il a été quelque peu modifié pour répondre à quelques souhaits du roi, et s'il a pris, au cours de son histoire, quelque teinte curiale, en particulier lors de la traduction en français de la seule partie historique, Miroir historia!, commandée à Jean de Vignay par la reine Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe VI de Valois (c. 1330). Du point de vue dominicain, la première date connue dans la carrière de Vincent de Beauvais est, à première vue, doublement ambiguë, à la fois royale et cistercienne 32 : en 1243, Vincent de Beauvais, frère prêcheur, est entré en relation avec le roi par l'intermédiaire de l'abbé de Royaumont, Raoul, inconnu par ailleurs. Le roi a appris qu'il travaillait à un ouvrage d'importance, un florilège couvrant ]'ensemble du savoir (doctrina) 33 • Le roi a souhaité avoir une copie de ce "grand volume" et il a donné l'argent nécessaire à la copie. Il s'agit de la première partie du futur Speculum historiale, présentée à Louis IX en 1244. La suite de la partie historique (pars historialis), et la partie d'histoire naturelle (pars naturalis), annoncées, ne sont pas encore tout à fait achevées. La lettre au roi placée en tête du volume offert indique aussi de quel milieu séculier Vincent de Beauvais se trouve proche: d'abord celui de l'évêque de Paris Guillaume d'Auvergne (1227-1249), théologien de haute valeur, ouvert aux idées nouvelles, grand adversaire - comme les Mendiants - du cumul des bénéfices, favorable aux maîtres dominicains lors de la crise universitaire de 1231, ami et conseiller du roi à qui il donne la croix en 1244; un deuxième garant est nommé dans la lettre dédicatoire, l'évêque de Cambrai Guiard de Laon, soutenant lui aussi les nouveaux Ordres men31
Ibidem. S. LUSIGNAN, "Vincent de Beauvais Dominicain et lecteur à l'abbaye de Royaumont'', dans Lector et Compilator, p. 287-302. 33 "L'année dernière, comme je l'ai appris de la bouche du vénérable et pieux Raoul, qui était alors à la tête du monastère cistercien de Royaumont et était à la fois votre familier et le mien, vous avez entendu dire que j'avais édité un gros volume fait d'extraits choisis dans de nombreux livres et se rapportant à toutes sortes de matières (grande volumen unum ... non parum utique conferens ad omnimode doctrine compendium)". Epistola ad regem Ludovicum, G. GUZMAN éd., cf. document 4. 32
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PREMIÈRE PARTIE. UNE MULllTUDE DE LIVRES