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French Pages 223 [220] Year 2011
Une enfance juive a Istanbul (1911-1929)
Les Cahiers du Bosphore
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Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.
Une enfance juive a Istanbul (1911-1929)
Nissim M. Benezra
% gorgia* press 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 1996 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC.
4k % ISBN 978-1-61143-738-6 Reprinted from the 1996 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
Nissim Mordekhaï Benezra est né le 20 mars 1911 à Pa§abahçe (Le Verger du Pacha), faubourg d'Istanbul, sur la rive asiatique du Bosphore. Il n'a pas connu ses grands-pères et très peu son père, employé dans une verrerie, tombé à ÇanakKale (Gallipoli) en 1915. Accueilli pendant cinq ans dans un orphelinat (de 1920 à 1925), il le quitte à quinze ans et travaille, d'abord, comme compositeur d'imprimerie, ensuite comme saute-ruisseau chez des importateurs. En 1929, il quitte la Turquie en pleine crise économique européenne et débarque à Paris avec cent francs en poche. A la déclaration de la seconde Guerre Mondiale, il s'engage dans les Régiments de Marche des Volontaires Etrangers (R.M.V.E.), prend part à la campagne de la Somme. Fait prisonnier au combat de Villars-Carbonel (27 mai 1940), déporté en Allemagne du Nord (Mecklembourg), il sera libéré en mai 1945 par la jonction des armées soviétiques et américaines à la hauteur de Schwerin. Rentré en France, il enseigne quelque temps l'hébreu. En 1949, il se rend comme touriste en Israël. Trois ans plus tard, il s'y établit. Il tâte la vie collectiviste et retourne en ville. Il écrit pendant des années pour la Radio d'Israël (section française), traduit pour les institutions sionistes, publie des articles dans la presse. En 1960, il publie une anthologie de la poésie hébraïque, qui lui ouvre les portes de l'Ambassade de France, en quête d'un traducteur de presse. Il y reste jusqu'à l'âge de la retraite
Ce livre est dédié à la mémoire des victimes de la famine qui sévit dans la capitale ottomane pendant la première Guerre Mondiale.
TABLE DES MATIÈRES
Préface par Rifat N. Bali
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Avant-propos
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1. Pacha-Bagtche
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2. Kousgoundjouk
37
3. Ortakeuy
89
4. Istanbul
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5. Kadiköy
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PREFACE
Il est très rare de rencontrer parmi les Juifs originaires de Turquie, des personnes qui ont écrit et publié leur mémoires. On peut citer comme exemples les livres suivants : — Lydia Kastoryano, Quand l'innocence Istanbul, 1993)
avait un sens (Edition Isis,
— Maurice Deunailles, La mare aux tortues (Editions Claude Alzieu, Paris, 1995) J'ai fait la connaissance de Nisim Benezra grâce à mon ami le Dr. Cad Nassi. Mon amitié avec Nisim Benezra a commencé avec un échange de lettres et a progressé par la suite. J'ai trouvé la lecture de ses souvenirs très agréable et intéressant, car d'une part, il met en lumière la vie quotidienne à Istanbul à une certaine époque et d'autre part, il reflète l'existence de la communauté juive d'Istanbul à la même époque. Mon espérance personelle est que, parmi les membres de la communauté juive de Turquie, il y aura d'autres personnes qui entreprendront d'écrire leurs souvenirs et ainsi transmettront aux générations futures, une partie de la mémoire d'un mode de vie, d'une communauté et d'une certaine époque ce qui aidera les historiens et aussi, de simples lecteurs tels que moi, à mieux comprendre le passé. De telles publications sont l'une des composantes indispensables de la mémoire collective des communautés, peuples et nations et aussi un outil indispensable pour la rédaction de l'Histoire. Rifat N. Bali
AVANT-PROPOS Au cours d'une existence vécue plus ou moins à l'intérieur d'une tour d'ivoire, il m'est quand même arrivé d'avoir des moments d'épanchement en présence de personnes sociables. Cela arrivait dans des circonstances particulières — colonies de vacances ou traversée en paquebot — alors les gens, soustraits pour quelque temps au combat de la vie, ayant satisfait aux besoins du corps et de l'esprit sont spontanément portés à vous écouter, à s'intéresser à votre "moi". Comme je n'étais pas un bourgeois, ni un homme d'affaires, je ne pouvais entretenir mes compagnons de rencontre de mes heurts avec ma moitié, des progrès de mes enfants à l'école ou des déboires que me valaient mes créanciers ; ie ne pouvais leur parler que de mon passé, si riche en péripéties dramatiques ' Mon état présent me paraissait toujours indigne de moi ; je faisais le silence sur ce point. Je leur décrivais plutôt mon enfance sevrée d'affection, mon adolescence d'autant plus difficile que je faisais cavalier seul. Plus d'une fois, j'ai entendu mes interlocuteurs s'écrier : "Vous devriez écrire un livre !" Tant que j e noircissais du papier pour le compte de l'administration qui m'occupait, rentré chez moi, il ne me restait pas la force, ni le courage d'ouvrir un livre, de mettre par écrit le moindre souvenir. Après seize ans de travail bureaucratique, débarrassé enfin de la nécessité d'écrire pour vivre, je vais pouvoir satisfaire leur vœu. Si j'avais visé la gloire littéraire et son corollaire, la fortune, je me serais essayé comme tant d'autres au roman. Toute rédaction de roman s'accompagne du secret espoir, qu'un jour ou l'autre, un metteur en scène se penchera sur les aventures ou les situations cocasses décrites par vous pour en tirer un scénario et vous enrichir. Doué moi-même d'une féconde imagination, j'ai toujours considéré la lecture des fictions d'autrui comme du temps perdu. En revanche, j'ai dévoré avec passion tout ce qui était histoire, souvenirs, journal, mémoires, mémorial, biographie, autobiographie, lettres et récit vécu. J'y trouvais de quoi compenser
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ma passivité innée et me tenir en haleine. On ne s'étonnera donc pas que j'aie décidé de contribuer, à mon tour, à ce genre de littérature, dont l'intérêt psychologique et humain est indéniable. De tous les êtres qui s'agitent sur terre, l'étude de l'homme est certainement la plus captivante. De là, mon inclination naturelle pour les écrits biologiques, caractérologiques, morphologiques, psychologiques et typologiques, en outre de l'histoire et de l'archéologie. Des récits vécus comme ceux d'Axel Munthe (The Story of San Michele), Sacha Guitry, Maurice Chevalier, Simone Berteaut (sur Edith Piaf) nous permettent de pénétrer les arcanes de l'être humain sain ou valétudinaire un peu plus tous les jours. Il en sera de même de notre récit, nous aimons à le croire. Des efforts désespérés pour disséquer son "moi" ne présentent qu'un intérêt relatif. Il faut qu'une autobiographie soit l'occasion de camper en quelques lignes les personnes que nous avons croisées au cours de la vie. Dans le présent volume, on trouvera la description des mœurs d'une collectivité sur laquelle aucun historien, aucun romancier ne s'étaient encore penchés. J'y ressuscite le monde que j'ai connu dans mon enfance. Tout l'intérêt du livre est là. Il est, à l'entrée de la Nouvelle Jérusalem, un quartier qui s'éteint : c'est Mahané-Yehouda. Passant un jour par ce quartier, le nouvelliste et Prix Nobel S. J. Agnon regrettait amèrement qu'aucun romancier n'ait surgi dans ce milieu pour nous décrire la vie qui animait le quartier créé, moins de cent ans auparavant, par des israélites autochtones. Le monde que je décris dans les pages suivantes est tout à fait défunt. Du moins vais-je essayer d'en fixer les grandes lignes pour le plus grand profit des originaires de ce vaste empire qui avait pour nom l'Empire ottoman. Nissim M. BENEZRA
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1. PACHA BAGTCHE J'étais appelé à voir le jour à Constantinople, cette capitale byzantinoottomane qui ne faisait qu'agoniser depuis trois siècles. L'année où j'échouai sur cette planète venant des sphères oubliées, Giolitti, premier ministre italien, enlevait la Tripolitaine et la Cyrénaïque à l'Empire ottoman. C'est dire que je suis né sous le signe de la Guerre car la guerre de Tripolitaine fut suivie de onze années de guerre consécutives pour les sujets du Sultan. Dès les premiers mois de ma naissance, ma mère manqua de lait pour m'allaiter. Il y avait bien une voisine Israélite qui s'offrit à relayer ma mère , mais elle-même, était chargée d'enfants, dont l'un. Michel, allait être mon tout premier camarade. Mes parents habitaient le quartier grec d'un petit faubourg de Constantinople au nom pittoresque, Pacha-Bagtché, le Verger du Pacha, sur la rive asiatique du Bosphore. Une amie grecque, jeune encore, Hélène, relayait la voisine israélite d'autant plus volontiers qu'elle habitait non loin de chez nous. Vous voyez d'ici la scène : un poupon assouvissant sa faim tantôt à un sein, tantôt à un autre. J'avais moins de trois ans quand ma mère me présenta mes nourrices en me recommandant de leur demeurer reconnaissant toute ma vie. Il est vraisemblable qu'on m'ait sevré de bonne heure, ce qui constitue un facteur de pessimisme et de sensibilité aiguë. A sa venue au monde, toute créature a besoin de trois éléments indispensables à sa constitution : l'air pur, l'eau non polluée et les rayons solaires non oblitérés par un rideau de miasmes organiques ou chimiques. Ces trois éléments, j e les ai eus dans ma première enfance, tout entière écoulée dans les rues du village natal, les prés qui l'environnaient et, plus tard, à l'Orphelinat, dont j'aurai à parler. Mais il y a trois autres facteurs, non moins vitaux : a) une nourriture suffisante ; b) la présence de soutiens parentaux et c) la nécessité d'être aimé et d'irradier de l'affection. Ces trois derniers facteurs, on le verra, allaient me
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faire défaut dès mes premiers pas dans ce monde et davantage par la suite. Sans cela, les guerres ne m'auraient pas marqué au même degré. Mon père était simple ouvrier dans une verrerie qu'un israélite de Salonique avait eu l'idée de créer à Pacha-Bagtché pour répondre aux aspirations de la jeunesse : posséder un métier, ne plus être cireurs de bottes, pêcheurs, portefaix, loveurs, arrimeurs, débardeurs, chineurs, marchands de poisson ou de pacotille. Depuis l'aventure sabetaienne, au dix-septième siècle, presque tout le négoce était passé aux mains des Grecs et des Arméniens. Mme Fresco, dame très cultivée, répandait les idées de Rousseau dans les écoles françaises créées depuis peu par l'Alliance Israélite Universelle. Par ailleurs, le sionisme venait de naître : en tant que mouvement socialiste, il prônait aussi l'acquisition des métiers manuels. Mon père connaissait de près Mme Fresco ; il avait suivi la tendance générale. La verrerie où il travaillait s'est maintenue jusqu'à ce jour à PachaBagtché. Elle a fait d'immenses progrès sous la gestion turque et fabrique des objets artistiques très appréciés. Quand mon père se rendait, le matin, à son travail, je dormais encore dans mon berceau, sorte de hamac attaché à une corde qui servait au balancement de Bébé en cas de geignements. Quand il rentrait le soir, j'étais déjà dans les bras de Morphée. C'est parce que je ne le voyais pas, ni à son départ au travail, ni à son retour de la verrerie, où il exerçait la fonction de marqueur, que je me tenais debout depuis pas mal de temps sans avoir encore la notion bien nette du père. Un jour, j'ai assisté au repas familial, à midi. C'était peut-être la première fois qu'on m'admettait à table. Je revois ma mère, assise face à moi, l'air pensif, et, à côté de moi, un homme à moustache, bronzé, le regard sévère, qui mangeait en silence (une nouvelle guerre se préparait). J'étais là à titre de figurant, je ne mangeais pas, j'observais plutôt les autres. L'homme à ma gauche saisissait une grosse bouchée de pain, — énorme à mes yeux de marmot — y enfouissait une ou deux olives noires et portait le tout à sa bouche. Je me demandais, effaré : "Comment peut-on dévorer de si grosses bouchées ?" Aujourd'hui, je réalise que l'homme à la droite duquel on m'avait placé était mon père. Reste à parler de ma mère. Aussi souvent que son image, estompée par le temps écoulé, se présente à ma mémoire, je la voix toujours occupée à bavarder avec les voisines, sans m'accorder la moindre attention (j'étais le troisième né). —
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Si je voulais l'aborder, on me disait qu'il est malséant d'interrompre les grandes personnes dans leur conversation. Un jour que les gamins du village faisaient tomber les fruits d'un mûrier en lançant de grosses pierres après avoir crié : "Attention ! je décline toute responsabilité !" ne m'étant pas garé à temps, je reçus une pierre sur le crâne. J'allais, pleurant, raconter ma mésaventure à ma mère. Je la trouvais acagnardée sur une chaise et discourant dans le corridor dallé de ma première nourrice. Sans bouger de place, elle tâta mon crâne, un peu de sang jaillissait : "Ce n'est rien, mon enfant !" dit-elle, et elle reprit la conversation, sans plus. Ce sang-froid de sa part, que j e pris pour de l'indifférence, m'affecta sur le moment. Je ne comprenais pas qu'on pût être aussi peu affectueuse envers ses enfants. Je porte encore sur le crâne la cicatrise de la contusion que m'avait occasionnée la pierre.
Un an après ma naissance, les États balkaniques, naguère tributaires de la Sublime Porte, se jettèrent sur l'Empire ottoman, qui s'étendait encore de la Thrace jusqu'au Hedjaz, au sud, et de l'Iraq jusqu'au canal de Suez, à l'ouest. Peu de temps avant cette guerre, les "Jeunes Turcs" avaient arraché au Sultan la Constitution (1909) Et depuis, les minorités ethniques vivant dans l'Empire ottoman devaient fournir leurs contingents à la défense du pays. Mon père était donc mobilisable. Mais il avait quatre enfants. S'il venait à être tué à la guerre, sa veuve et ses quatre orphelins tomberaient à la charge de la communauté Cette communauté n'existait que depuis peu à Pacha-Bagtché, elle ne comptait que onze familles en tout, tirant leur subsistance de la verrerie. Autour de lui, on préféra se cotiser et payer l'exemption de guerre (bedel). Mon père l'échappa belle, car plusieurs de ses connaissances allaient tomber aux combats de Kirk-Kilissé et de Lulle-Burgaz (1912-1913). Le sursis, hélas, fut de courte durée ! L'année d'après, Enver Pacha, un germanophile qui détenait le pouvoir réel en ses mains, entrait dans une nouvelle guerre au côté de l'Allemagne (1914). Les Allemands se doutaient bien de ce qu'allait être ce nouveau conflit ; ils décidèrent pour les Turcs qu'il n'y aurait plus de bedel ; chaque citoyen, musulman, grec ou israélite, riche ou pauvre, lettré ou analphabète, devait payer de sa personne ... Émues, les sœurs de mon père tinrent un conseil de famille : elles étaient prêtes à sacrifier leurs épargnes, disaient-elles, pour faire passer mon père en France, plus exactement à Paris.
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— Quoi ! s'écria ma mère, je vais laisser un mari si jeune s'aventurer dans cette ville de perdition, réputée pour la beauté et la légèreté des mœurs de ses femmes ? Qu'arriverait-il s'il venait à s'amouracher de l'une d'elles ? Ou si une Parisienne le séduisait et en faisait son amant ? Je resterai ici à me morfondre avec quatre marmots dans les bras ? Non, non, jamais ! Qu'il aille plutôt à la guerre qu'à Paris ! Dieu ne permettra pas qu'un père de quatre enfants en bas âge périsse sur le champ de bataille !... Mes tantes comprirent qu'elles ne gagneraient rien à insister, que le sort de leur frère était scellé. Elles ne se doutaient pas qu'il existait pas mal d'israélites turcs en France, qu'à l'appel éloquent d'un des leurs, Me Alalouf, ils allaient tous s'engager sous le drapeau tricolore et se faire tuer jusqu'au dernier au Chemin des Dames. Un samedi, au milieu d'une grande affluence de voisins venus faire leurs adieux à mon père, celui-ci me prit sur ses genoux, me parla dans une langue que je connaissais à peine, m'offrit un sachet de bonbons à la menthe, puis me lâcha pour s'occuper des grands. J'avais près de trois ans. Je n'allais plus le revoir. Tout ce dont je me rappelle de lui, c'est qu'il portait moustache (à la mode de 1900), qu'il était brun et de taille bien proportionnée. Pas la moindre photo de lui, ni de notre mère. On la disait également brune, ce qui contraste avec l'image d'elle demeurée dans mon subconscient. Toute ma vie, j'ai eu soif de connaître des détails sur mon père. J'interrogeais avidement les vétérans de la guerre de Gallipoli, mes oncles, tantes, cousins et jusqu'aux dames qui l'avaient connu quand elles étaient petites filles. Elles avaient beau se promener à trois ou quatre, bras-dessus, bras-dessous, elles prenaient la fuite à son apparition, elles se dispersaient comme une envolée de bergeronnettes surprises dans un champ. Ce même regard (dont j'avais hérité) faisait sourire les jeunes Parisiennes quand il se posait sur elles. Je prenais toujours leur sourire en mauvaise part. On n'est pas malin quand on a dix-sept ans, disait Rimbaud. Doué d'une belle voix, tant qu'il resta célibataire, on entendait mon père chanter tous les samedis soirs pour son propre plaisir. A Pacha-Bagtché, après son mariage, il prenait place dans un café turc, déployait un journal et se plongeait dans la lecture des faits-divers. Il ne se mêlait point aux conversations qui battaient leur train autour de lui. C'était un introverti comme moi.
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La sévérité de son regard disait la sévérité de ses mœurs. Un jour, l'épicier grec chez qui il se fournissait lui rapporta avoir surpris son neveu Bension, galopin d'une quinzaine d'années employé à la verrerie, fumer en cachette. Mon père en fut indigné. Il se rendit droit au domicile de ma tante maternelle et, avant même que de saluer, il asséna une gifle retentissante sur la joue du fumeur clandestin au grand ébahissement de ses parents, qui ne s'expliquaient pas ce geste. (Le cousin Bension avait 70 ans quand il m'a rapporté le fait). C'était une époque où prévalaient d'autres mœurs que les nôtres. Chacun avait sa place dans la société et à l'intérieur du foyer, les âges n'étaient pas intervertis. Gare à l'enfant qui s'asseyait par mégarde à la place réservée à l'aïeule. Gare au mioche qui se hasardait à poser une question pendant que père et mère devisaient entre eux ou avec les voisins. Père, oncle, maître d'école, cousin aîné, tous s'érigeaient en défenseurs de l'ordre établi. Mon frère aîné, admis à l'école du village, avait bavardé en classe. Sachant qu'il était Musevi (mosaïste), donc infidèle, le Hodja (maître d'instruction coranique) saisit le bambin par les pieds et, le balançant comme une fronde, il lui flanqua la tête à deux ou trois reprises contre le mur. Mon frère rentra à la maison avec une bosse sur le crâne. Notre mère le conduisit au poste de police et déposa plainte contre le Hodja. A la police, on lui dit : — Hanoum effendi, si votre enfant fréquentait une institution privée, nous aurions pu intervenir. Mais l'établissement scolaire où il apprend est une école d'État Nous n'y pouvons rien ... Les femmes n'avaient pas encore été émancipées du joug de leurs époux, ni les enfants de la tutelle de leurs parents. Il pouvait cependant se trouver des femmes qui n'avaient pas froid aux yeux. Une de ces femmes, marchande de quatre saison chassée de sa bourgade par la guerre, avait élu domicile provisoirement chez la sœur de ma mère. Cette tante, dont j'ai entendu dire qu'elle avait meilleur cœur que notre mère, habitait une maisonnette attenant à un petit parc boisé et gazonné à merveille. Elle en détenait la clef. Par suite de la guerre, la gendarmerie s'était installée dans ce parc et ses dépendances. L'entraînement d'une partie des gendarmes qui, peu de temps après, allaient se faire tuer héroïquement aux Dardanelles sous le commandement du colonel Moustapha Kemal, se faisait sous nos yeux. Ma tante et sa locataire impavides, assises sur un canapé, assistaient à l'instruction des futurs héros à travers la fenêtre grillagée s'ouvrant sur le parc. C'étaient des conscrits qui en étaient encore au garde à
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vous ! au demi-tour droite et au reposez arme ! L'un d'eux, ayant mal manœuvré, reçut un soufflet de l'officier instructeur. Ce geste échauffa la bile de notre marchande des quatre saisons : — Dites donc, cria-t-elle à l'officier instructeur, vous n'avez pas honte de gifler un homme en présence de femmes et de rabaisser votre sexe ? C'était sans doute de ces femmes qui se plaisaient à recevoir des coups. — Personne ne vous oblige à rester à la fenêtre ! rétorqua l'officier apostrophé. Pour moi, petit mioche qui assistais à cette altercation, je rougissais pour elle, je me demandais comment elle ne se gênait pas d'interpeller un militaire en pleine guerre ! J'ignorais alors que le masochisme pousse certaines femmes à rechercher des situations risquées. Quittant ma tante, la maraîchère vint habiter dans notre maison. Tous les matins, notre mère peignait sa longue chevelure où l'on percevait déjà des cheveux prématurément grisonnants tout en papotant avec sa locataire. Chaque coup de peigne captait un ou deux pous. Mère les écrasait entre le peigne et l'ongle du pouce. Le spectacle était courant depuis le début de la guerre, il n'avait rien d'écœurant. Travaillant tantôt pour la caserne, tantôt pour l'école. ¡1 n'était pas étonnant qu'elle attrapât des morpions. Bien que tout petit, je couchais alors dans le lit familial étalé à même le plancher. Il arriva un matin que je me réveillai tout en pleurs : je venais de mouiller les draps. Mère me saisit à bras-le-corps et, tout en me grondant, elle se dirigea vers l'être, menaçant de me jeter dans les flammes pour m'apprendre à mouiller le lit. Notre jeune locataire intervint pour la forme : elle promit, avec forces simagrées, que je ne le ferai plus. A travers mes pleurs, j'avais conscience que les deux femmes jouaient la comédie. Toujours est-il que je ne récidivai plus Peu de temps après, la maraîchère nous quitta pour un autre destin. Nous nous installâmes dans une autre maison. Un matin, je venais de faire mes besoins dans un pot de chambre. Affublé d'une longue chemise de nuit qui me couvrait jusqu'aux pieds, je quittai le pot et m'approchai de la fenêtre. J'étais souffrant, le soleil parut me regarder d'un air désapprobateur. Ce n'était plus — 14 —
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l'astre flamboyant des jours ordinaires, il avait deux yeux sévères, un nez et une bouche boudeuse tout comme la lune que j'avais vue figurer, la veille, dans un placard publicitaire affiché chez le pharmacien Jacques. Revenons à mon père. Mme Sher-Simon, de Jérusalem, avait l'habitude, quand j'allais la voir au bureau de l'Agence Juive, de me traiter d'arbitre de l'élégance. Cette élégance vestimentaire, je la tenais de mon père, inconsciemment. C'est Mme Fresco, veuve de l'écrivain didactique du même nom, qui nous l'avait appris. Examinant en classe des phrases rédigées par moi, dont une sur le travail, le souvenir de mon père se présenta à son esprit, elle le revoyait tiré à quatre épingles. Il était difficile, disait-elle aux élèves, de discerner, sous sa mise impeccable, s'il était riche ou simple ouvrier. Il avait laissé une bonne demi-douzaine de pantalons bien repassés que notre mère, acculée plus tard à la misère, allait vendre l'un après l'autre, non sans les caresser longuement avant de s'en séparer. Entre autres, mon père avait la passion des montres. J'entends encore la superbe horloge de notre modeste salon annoncer les quarts, les demies et les heures à l'aide d'une musique suave. Cette horloge était ma seule compagne à une époque où, ne sachant pas encore marcher, je me traînais sur le derrière d'un bout de la pièce à l'autre. Il possédait aussi une paire de jumelles de théâtre et une montre de poche, qui étaient une merveille : sur une parcelle du cadran figurait le ciel étoilé, la lune, les mois, les jours de la semaine, les années, que sais-je encore ' On prétendait que les étoiles devenaient phosphorescentes à la néoménie. J'en doute. Mais telle qu'elle était, elle représentait la montre la plus admirable qu'il m'ait été donné de voir dans les vitrines d'horlogerie. J'aurais acheté la même en souvenir de mon père à n'importe quel prix, si seulement j'avais pu mettre la main sur sa pareille. Offerte par notre tante maternelle à mon frère aîné alors qu'il avait à peine douze ans, à force de vouloir explorer l'intérieur, il ne devait pas tarder à la détraquer. * *
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Notre mère était très occupée dehors. Même malade, il n'y avait personne pour me veiller. Elle se contentait de prévenir le médecin turc de la municipalité et de ne pas fermer la porte à clef. Le médecin, un jeune binoclar, entrait, cherchait la pièce où le petit malade était sensé se trouver et finalement me découvrait installé sur le pot de chambre. Il ne pouvait s'empêcher de sourire à ce — 15 —
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spectacle. Il m'examinait, laissait une ordonnance bien en vue et s'en allait. Que pouvait-il faire de plus ? A force de rester toujours seul, je contractai la manie de rêvasser. J'observais tout, rien n'échappait à mon oeil instigateur, tout était matière à réflexion. J'avais observé plus d'une fois des brebis brouter l'herbe et déjecter à longueur de journée. J'avais la conviction que les boyaux des ovins étaient inépuisables, qu'ils étaient faits pour lâcher des crottes toute la vie. Je ne percevais encore aucune relation entre la quantité d'herbe broutée et le nombre des déjections. Un jour qu'un hodja avait pénétré dans la cour d'une des multiples maisons habitées par nous à Pacha-Bagtché, j'étais à la fenêtre du deuxième étage. De là-haut, je vis qu'il s'apprêtait à égorger un mouton. "Mais alors, pensai-je, toute la cour sera comblée jusqu'aux étages supérieurs de crottes de mouton !" L'ovin tué, les boyaux vidés dans un coin, il n'en sortit qu'une poignée d'excréments, à ma très grande surprise. * *
*
Les premiers jours de la guerre se passèrent sans trop d'alarme. On savait, par expérience, qu'un conflit armé, quelle qu'en soit l'issue, ne durait pas plus de trois mois. Les querelles entre peuples ennemis étaient vidées dans des champs délimités, la population civile n'en voyait pas les horreurs. C'était ainsi dans l'Empire ottoman depuis des générations. Dès que les avions surgissaient dans le ciel, les civils quittaient précipitamment leurs demeures pour descendre dans la rue et assister au combat aérien comme on assiste à un spectacle théâtral. Ma mère aussi, armée des jumelles paternelles, sortait dans la rue et les braquait en direction du ciel. Seules les femmes qu'on avait employées pendant la Guerre balkanique, un an auparavant, à remettre en bon état les uniformes des soldats tués ou blessés s'étaient fait de la guerre une image plus ou moins atroce. Les uniformes n'étaient pas souillés que de boue et de sang. On faisait de drôles de découvertes : ici pendait un doigt, là était collée une oreille ; des débris de cerveau ou d'yeux — qui semblaient encore vous fixer — s'incrustaient avec ténacité dans le drap vert dont étaient faits les uniformes. Chaque laveuse se demandait anxieusement à qui avaient bien pu appartenir ces débris de chair humaine ?
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Ce qui m'intriguait, petit mioche que j'étais, c'était la présence d'un zeppelin dans le ciel de notre village. L'immense saucisse demeurait stable, elle était sans doute attachée par des cables au sol. Elle ne paraissait pas se trouver à une haute altitude, on l'aurait prise comme une grosse vessie de hareng ou de baleine. J'était encore bien petit pour qu'on me laissât vagabonder dans les rues. Une dame grecque qui demeurait en face d'une petite chapelle s'était chargée de me garder. Elle m'enfermait tout seul dans une pièce du premier étage. C'était apparemment une chambre à coucher. Aux murs pendaient des photos agrandies et encadrées, ce qu'on ne voyait point chez nous. Je passais des heures entières à scruter le regard sévère des personnages. Ce qui m'intriguait, c'est que j'avait beau me déplacer dans la pièce, les yeux du monsieur ou de la dame photographiés me suivaient partout. Je ne m'expliquais pas ce phénomène optique. Les journées dans cette pièce étaient longues même pour un enfant contemplateur, qui glissait inconsciemment vers la rêvasserie sans fin. Personne pour m'adresser la parole. De temps à autre, le clocher carillonnait, rompant ainsi le silence. Parce que la chapelle se trouvait un peu en retrait de la maison et que je ne l'apercevais pas, je croyais que le clocher était situé au loin. Un autre élément qui rompait la monotonie de ma claustration était la sirène du bateau-mouche venant déverser, à des heures régulières, sa cargaison humaine au débarcadère de Pacha-Bagtché. Je pouvais alors m'imaginer la scène pour l'avoir vue plus d'une fois : des hanems voilées, habillées de noir, des dames dont il n'était pas possible d'aperçevoir le moindre bout de chair nacré, avançaient parmi les hommes coiffés du fez rendu obligatoire par le sultan Mahmoud. Tous ces passagers remplissaient un moment l'avenue du débarcadère et conféraient à cette place une animation passagère. On avançait avec ensemble jusqu'à la hauteur de la mosquée, qui se trouvait à l'angle droit. A partir de ce moment, les uns bifurquaient à droite, vers la verrerie, les autres vers le jardin du pacha ; d'autres encore continuaient à avancer en ligne droite pour gagner les hauteurs du faubourg. C'étaient, surtout, des Arméniens, amateurs des hauteurs. La mosquée était quelconque. Sa cour était raffraîchie par les multiples robinets d'eau où les fidèles faisaient leurs ablutions avant d'entrer prier déchaussés. Quand le muezzin emplissait l'air de sa voix aigre, je me sentais envahi d'une mélancolie indicible. Si j'étais au lit, je ramenais la courtepointe par-dessus ma tête pour échapper à l'emprise de cette voix. Notre sœur, l'aînée de — 17 —
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tous, s'étant aperçue de l'effet troublant de cette voix sur ma sensibilité de gosse, se plaisait à me taquiner en contrefaisant le chant du muezzin. Une atmosphère de fête régnait autour de la mosquée chaque fois qu'il y avait assez de garçons dans Pacha-Bagtché pour subir la circoncision. On dressait des lits dans la cour de la mosquée pour les communiants qui avaient atteint l'âge requis (huit à treize ans). A cet âge, l'opération est assez douloureuse, d'où les gémissements étouffés et la nécessité de rester couché quelque temps. La cérémonie s'appelait sunnète. A cette occasion, on distribuait des dragées, non seulement aux proches, mais à tous les passants. Si l'on me demande ce que le régime des Capitulations valait aux minorités ethniques à l'époque impériale, je dirai : plus de libéralisme, le libre exercice du culte, non seulement à l'intérieur des églises et des synagogues, mais aussi dans la rue ; non seulement dans les villes d'Anatolie, mais aussi en SyriePalestine, en Iraq et en Égypte. Imagine-t-on, aujourd'hui, une procession chrétienne traversant Tel-Aviv pour aboutir à l'une des églises qui sont à Jaffa ? Cela supposerait l'arrêt de la circulation pendant vingt à trente minutes au moins. En ce siècle de vitesse et de course à l'enrichissement, d'automobilisme et d'indifférence en matière de religion, un tel fait est inconcevable. Les choses se passaient différemment dans l'Empire ottoman. Il n'y avait pas que la parade de la garde impériale ou le déplacement du sultan qui pouvait arrêter la circulation pour un bon bout de temps. Un convoi funèbre de première classe, à quelque confession qu'il appartint, avait le même pouvoir. Personne ne trouvait à y redire. Les événements confessionnels revenant régulièrement tous les ans étaient attendus avec curiosité par toute la population du village. Tel le jet de la Croix à la mer et son repêchage. On appelait cette cérémonie Hatchisouya, du mot turc hatch, croix. A cette occasion, toute l'avenue du débarcadère et la rade étaient noires de monde longtemps avant le clou de la cérémonie. Badauds grecs, arméniens, turcs, israélites attendaient le lancer de la Croix avec impatience. Des ovations frénétiques annonçaient l'apparition de la nef portant la Croix. Tout autour grouillaient les Caïques bondés de fidèles. La Croix, une fois bénie, était jetée à la mer aux acclamations de la foule bigarrée. Aussitôt, des nageurs aguerris plongeaient dans l'eau fraîche, car le concours avait lieu à l'entrée de l'hiver, ce qui rehaussait le mérite des plongeurs. C'est à qui piquerait une tête le premier pour mettre la main sur la Croix, la disputer aux autres plongeurs et la reporter
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triomphalement au pope ou au patriarche, selon le cas. Les fidèles s'empressaient d'essuyer de leurs mains le torse nu dégoulinant encore des vainqueurs pour recueillir une ou deux gouttes. Cette eau avait à leurs yeux le même prix que l'eau bénite du Jourdain. La même cérémonie se déroulait dans la Corne d'Or simultanément. En un temps où les distractions populaires n'étaient pas aussi nombreuses, ni aussi variées que de nos jours, une compétition de ce genre ou la procession d'icônes à travers les rues suffisaient à rompre la monotonie du traintrain quotidien. Une route non pavée traversait Pacha-Bagtché. La mosquée se trouvait à l'angle de l'avenue du débarcadère et de cette route. Vers la gauche, face au verger du Pacha, habitait notre tante maternelle. Elle me gardait aussi quelquefois. Du seuil de sa maison, je voyais défiler une partie des passagers, parmi eux de toutes petites créatures habillées de haut en bas de noir et dont la face était voilée. Je me demandais si c'était des naines ou des fillettes de bonnes familles accoutrées comme les dames. Peut-être était-ce les propres filles du Pacha. Quand j'étais gardé par ma tante, il m'arrivait d'assister au passage de caravanes de chameaux. Elles traversaient silencieusement, à Une allure nonchalente, la route poudreuse. Ces bêtes à faciès de vieilles femmes ridées m'intriguaient énormément. Je me demandais si elles étaient aussi méchantes qu'elles étaient laides. Les chameaux défilaient à la queue leu leu, impassibles comme leurs guides. Ils venaient de Syrie, peut-être d'Arabie. Il y avait justement un contingent venu d'Arabie, qui cantonnait dans le village. Quand les hommes dansaient, ils marquaient la cadence en heurtant leurs socques de bois l'un contre l'autre. Cela formait une musique bien singulière.
Revenons à la dame grecque qui me gardait. Nous l'appelions la Kiria (la dame). Mère a dû lui dire que j'étais un enfant sage, qu'il suffirait de m'enfermer dans une pièce sans avoir à me surveiller. Quelque sage que soit un enfant, il ne laisse pas d'être fureteur et touche-à-tout. Ayant découvert des boutons de nacre dans un tiroir, je me demandais à quoi cela pouvait bien servir. Le simple toucher ne me renseignant pas, j'en mis un dans la bouche. Quoi d'étonnant à cela quand on pense qu'on me laissait des heures entières sans manger ni boire. Occupé à — 19 —
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explorer le monde tout nouveau pour moi, je ne songeais jamais à demander ni l'un, ni l'autre. Heureusement, un bouton n'a pas de bout contondant comme le noyau d'une pêche bien mûre. Autrement, gare à la fistule anale ! Celui que j'avalai devait s'éliminer sans dommage pour lui, ou pour moi. Le campanile annonçait la tombée du soir. Alors mon frère, mon aîné de trois ans, venait me chercher. La Kiria m'appelait par mon nom depuis le rez-dechaussée. Je faisais : "hein". — Descends que je t'apprenne à redire "hein" ! criait la Kiria courroucée. Interpellés, les gens polis répondent "Auristé !" et non pas "hein". Pour lors, je l'ignorais. Souvent, ma sortie de chez la Kiria coïncidait avec le retour du troupeau de vaches des hauteurs herbeuses. Elles avançaient comme à regret, beuglant et faisant tinter leurs sonnailles. Comme j'aimais cette musique mélancolique ! Elle m'émouvait profondément. Sans doute, parce qu'elle annonçait la fuite de la belle saison et l'approche insidieux de l'automne. Sans cela, on aurait laissé les bovins coucher à la belle étoile. Les journées se passaient ainsi monotones, mais je n'en avais aucune conscience. N'ayant pas connu d'autre vie, je ne pouvais en imaginer de meilleure, ni de plus variée Au demeurant, il y avait Hanna, la fille de la maison. Elle pouvait avait dix-sept printemps. A mes yeux d'enfant, c'était déjà une femme. Elle était bien "balancée" de la tête aux pieds. Hanna me tirait de la chambre où j'étais relégué et m'introduisait dans le salon, au premier étage. Les fenêtres s'ouvraient sur un bout de jardin planté d'arbres fruitiers égayé par le soleil. Sagement assis dans le coin du salon, à même le plancher, je contemplais des heures entières les rayons d'or se jouant entre les branches vertes des pruniers. Dès cet âge là, j'étais sensible à la beauté de la nature comme à la beauté féminine. Hanna n'était sans doute pas une beauté ; elle avait cependant les membres bien ronds et le visage hiératique d'une Panaghia (madonne). Quand elle défaisait ses nattes, sa chevelure lui descendait jusqu'aux reins. Elle m'épatait par la longueur de ses tresses. Elle était gentille avec moi. Un jour qu'elle faisait de la couture, pour me distraire un peu, elle me donna à tourner le volant de la machine à coudre Singer (il n'y avait pas d'autres marques alors dans l'Empire ottoman). Pendant que je tournais, elle —
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avait eu le doigt pris sous la barre à aiguille. J'ai pensé que c'était dû à ma maladresse, que je n'avais pas arrêté le volant à temps. Je m'attendais à ce qu'elle me gronde. Point du tout. Elle s'est contentée de sucer son doigt, sans plus. A l'occasion de la fête d'Haghios Vassili (Noël), le maître de la maison réunissait les petits enfants du quartier et leur distribuait des jouets, sans se déguiser en Père Noël. Il m'admit une fois à la distribution, mais avant de m'offrir un joujou, il demanda à la Kiria si j'étais un enfant sage. Sur sa réponse affirmative, je reçus une petite trompette comme cadeau de Noël. C'était à peu près le seul jouet qu'on m'ait offert jusque là. * *
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Il y a des gens qui n'ont jamais le bonheur de posséder un coin de terre, ni le moindre logis ici-bas. C'est surtout eux qui peuvent dire avec le Psalmiste : "Je suis étranger sur cette terre." Mes parents étaient de ceux-là. J'ai souvenance de quatre appartements habités tour à tour par nous depuis ma naissance au quartier Rechadié jusqu'à ma cinquième année. Une telle mémoire chez un asthénique est à peine croyable, dira le lecteur averti. Voici plus fort : j'ai des souvenirs remontant à l'âge, où, bébé, j'était calé sur la chaise percée tandis que toute la maisonnée (père, mère, sœur, frère aînés), assis à table, prenaient leur repas de midi, un jour de fête (si ce n'était pas fête, on ne les aurait pas vus réunis tous autour de la même table, en plein jour). Il y avait un petit cerisier attenant à la maison. A travers la fenêtre, on apercevait ses branches chargées de baies vermillon. Ce spectacle, tout nouveau pour moi, captivait mon attention, je ne voyais que les branches vert clair reluisantes au soleil, pointillées de carmin. Une autre fois, — c'était sabbat ce jour-là, comme dirait Catulle Mendès — je me vois reposant sur un canapé, dans un intérieur rempli de convives jouant aux cartes. Une petite fille brune vint me soulever. Je ne marchais pas encore. La petite fille, craignant que je ne lui échappe des mains, me serrait fort contre sa poitrine tant et si bien que mon petit pénis, se trouvant coincé, j'eus la première sensation voluptueuse de ma vie. Ce qui confirme l'opinion de Freud, à savoir que la libido naît précocement en chacun de nous. Je n'avais pas encore la notion de frère, ni de sœur. La petite brunette était certainement notre sœur aînée. Je me rappelle aussi les circonstances dans lesquelles j'avais appris à marcher. Notre mère était tout le temps affairée dehors. Elle me posa un jour sur le plancher en se disant que je ne risquais pas de tomber plus bas ... Il y avait —
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longtemps que j'avançais comme un cul-de-jatte, mes jambettes s'étaient suffisamment fortifiées. Quand j'eus assez de traîner sur le derrière, je me mis debout en prenant appui sur la chaise qui était derrière moi. Je n'étais pas peu fier de mon exploit. Je remarquai que, tout autour de la pièce, il y avait un obstacle du même genre : chaise, commode, sofa, etc. Je me dis qu'en m'agrippant, tour à tour, à chacun de ces obstacles, je pourrai arpenter la chambre. Dit et fait. Je ne me rappelle pas la réaction des autres en voyant que je tenais debout. Peut-être m'étais-je endormi, épuisé par ce premier effort. Nous habitions une rue entièrement peuplée de Grecs. Les nuits étaient particulièrement mornes dans ce quartier. Pacha-Bagtché était trois fois moins peuplé qu'aujourd'hui, le silence nocturne n'était interrompu que par les aboiements des chiens errants. Dans les terrains vagues comme ceux où se dressaient la verrerie et la petite synagogue, les jappements de chacals étaient courants. L'obscurité était totale dès qu'on s'éloignait du centre commercial, il n'y avait point de lanternes, autant qu'il m'en souvienne. Le concert des aboiements et des jappements m'était familier. Ce qui me bouleversait étaient des hurlements humains prolongés qu'on entendait au loin. Je ne m'expliquais pas ces gémissements. Un silence pesant régnait à l'intérieur de notre foyer, il n'était pas question de le troubler par des interrogations insolites. Etait-ce des déserteurs repris et punis ? On aurait dit plutôt des cris de blessés auxquels on sciait le bras ou la jambe sans anesthésie ... Que se passait-il. au juste ? Pour mettre l'Empire ottoman hors du conflit, les Alliés s'employaient à débarquer à Gallipoli. Jour et nuit, les trains roulaient à travers les plaines d'Anatolie, déversant des troupes fraîches à Haïdar-Pacha, d'où elles passaient aux Dardanelles. Le bâtiment de la gare de Haïdar-Pacha, construction du génie allemand, était plus haut ; les Alliés avaient tenté de le raser, ils ne réussirent qu'à le décapiter. Marins français et britanniques s'efforçaient de débarquer dans la presqu'île. Dès qu'ils prenaient pied à terre, le génie allemand ouvrait les écluses improvisées, inondait les points de débarquement. Tout le monde périssait noyé. Réussissaient-ils à prendre pied ailleurs, Moustapha Kémal lançait ses troupes contre eux, on dégageait le terrain à l'arme blanche. Un secteur était-il sérieusement menacé, les gendarmes entraient en action, ils se faisaient hacher par la mitraille ennemie plutôt que de céder. Pendant ce temps, les obus largués par les cuirassés alliés incendiaient les buissons où se terraient les soldats turcs. Nombreux moururent asphyxiés ou incinérés sans qu'on pût leur porter secours. Les batteries côtières turques, à leur tour, entraient en action, elles coulaient les cuirassés ennemis à distance. La
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chaleur et la disette d'eau potable décimaient les combattants, l'épidémie faisait des ravages dans les deux camps. Les Alliés tinrent neuf mois à Gallipoli (de mars à novembre 1915) avant de battre en retraite. L'Enfer des Dardanelles allait se solder par des pertes humaines nombreuses et inutiles. * *
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Le cousin Joseph (fils de ma tante maternelle, dont j'ai parlé plus haut), essayait de parer à l'absence de notre père. Il était aux petits soins avec notre mère pour qui il avait eu toujours un faible. C'était un gaillard élancé, nerveux, qui avait poussé en asperge. Il avait deux traits particuliers : la pomme d'Adam très saillante et un léger bégaiement provenant de sa timidité ou de son nervosisme. Il pouvait avoir quelque dix-sept ans. A mes yeux d'enfant, c'était déjà un homme. Ce cousin donc, un jour qu'il était bien disposé, prit une petite planche rectangulaire, y adapta quatre bobines évidées en guise de roues et confectionna une petite voiturette pour enfant, qu'il m'offrit en cadeau. J'allais, muni de ma voiturette, à travers les terrains herbeux et, le soir, je me ramenais avec une charge d'herbe qu'on aurait pris pour de l'épinard sauvage. Joseph et mère m'assuraient que cette herbe était comestible, que je n'avais qu'à en rapporter tous les jours. J'en doutais, je crois plutôt qu'ils se jouaient de moi. J'avais, dès l'âge le plus tendre, le sentiment de l'honneur très prononcé et beaucoup d'amour-propre. Un dimanche que mère avait à faire la lessive, elle me dépouilla de mon linge de corps et m'affubla provisoirement d'une petite robe qui m'aliait jusqu'aux pieds. Accoutré ainsi en petite fille, je me risquai en plein centre grec. Une gamine s'approche de moi et, reconnaissant un garçon sous ma robe, elle me fait honte d'être habillé en fillette. Je proteste ... Pour me le prouver, elle retrousse un bout de ma robe à ma grande honte. Je vis dans son geste un affront. Triste, je retournai à la maison raconter à mère la déconvenue inutile qu'elle m'avait causée. Un dimanche soir que je rentrais à la maison, affamé comme un ogre (j'étais resté toute la journée en plein air), je trouvai ma mère en train de faire la lessive sous la trappe du plancher. Je lui dis : — Mama, tengo hambre ! (Mère, j'ai faim !) — 23 —
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— Tout à l'heure, mon petit, tu vois bien que je fais la lessive ! fut sa réponse. Je laissai passer un laps de temps indéterminé. Talonné par la faim, je revins à la charge : — Mama, tengo hambre ! — Je te comprends, mon trésor, encore un peu, je vais avoir terminé la lessive. De nouveau un quart d'heure passe, de nouveau je gémis : — Mama, tengo hambre ! — J'ai presque fini, je ne tarderai pas à remonter. Cette scène dura un siècle pour mon estomac creux. Quand elle eut fini sa besogne, elle saisit en colère le bâton qui lui servait à agiter le linge bouillant, m'étendit rageusement sur le canapé et m'infligea je ne sais combien de coups sur la plante des pieds sous prétexte que je l'avais agacée. J'éclatai en sanglots et, à force d'avaler mes larmes, ma faim se tempéra. Mère me coucha sans retard et sans m'offrir le moindre abat-faim. Je n'ai jamais pu m'expliquer son comportement. S'il n'y avait pas de pain à la maison, pourquoi ne me l'avoir pas dit gentiment, en essayant de me raisonner ? S'il y en avait, comment a-t-elle eu la dureté de me coucher alors que j'avais l'estomac dans les talons ? J'avais près de quatre ans quand cette scène s'est passée. Depuis, je me suis maintes fois posé ces questions. La seule explication vraisemblable m'a été fournie par notre jeune frère, plusieurs années plus tard. Adopté par une tante paternelle, il lui avait entendu dire que notre mère ne brillait pas par sa générosité ... Elle portait le nom de la reine Victoria. La reine de ce nom n'avait pas été non plus tendre envers sa progéniture, à en juger par le film Edward VII. Quand notre grand-mère paternelle, une véritable grande dame par sa présence et son air grave, se dérangeait pour quitter Haskeuy, où elle résidait, et traverser la Corne d'Or, ensuite le Bosphore afin de voir ce que devenaient les enfants de son fils Isaac, qui se battait au front des Dardanelles, j'était surpris de voir qu'elle s'amenât avec son pain, sa ration d'olives et son yoghourt. Je me demandais : Est-ce que mère ne devrait-elle pas fournir à son entretien pendant ses — 24 —
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visites brèves et espacées ? Mais grand-mère, apparemment, ne voulait pas nous voir priver pour elle. Notre appartement s'ouvrait sur une cour intérieure clôturée par des murs de briques. Il y avait un ou deux arbres comme décor, plus un puits. Autour de nous, les locataires appartenaient tous à la même confession. Il y avait, entre autres, la famille Francès, dont le père était architecte. Comme ceux de sa profession n'étaient pas nombreux, il avait échappé à la conscription. Son enfant, Pepo, est le premier camarade que j'ai eu durant mon enfance. Notre tante Chaconne (la mère du cousin Joseph) nous gardait l'un et l'autre. Il y avait, à Pacha-Bagtché, un nègre, un seul, du moins, je le crois ; les Africains se ressemblant tous, un enfant n'est pas capable de distinguer entre eux. Sans doute était-il attaché au service de la famille du Pacha. J'avais une frousse irraisonnée des nègres. C'est bien simple, quand je le croisais dans la rue, je détournais mon regard. Lui s'apercevait de mon manège, et me souriait de ses belles dents de nacre. La plus grande peur, je l'ai éprouvée un matin d'automne. Je me rendais chez tante Chaconne pour qu'elle me garde. Seule la piste suivie par les caravanes de chameaux y conduisait. Il avait plu durant la nuit. J'avais du mal à avancer dans les ornières profondes laissées par les voitures à chevaux. La route était déserte à cette heure matinale. Dès que je dégageais péniblement un pied de la boue argileuse, l'autre s'y enfonçait. Personne pour me porter Recours. Or, voilà qu'en levant la tête, je vois le nègre en question qui venait en sens inverse Comme moi. il avançait lentement à travers les ornières, mais cela semblait l'amuser. La peur que je ressentis en cette circonstance était atroce. Je ne craignais rien moins que de voir ce diable noir s'approcher de moi sous prétexte de m'aider à me dépêtrer. Je me dis que le mieux à faire était de ne pas le regarder pour qu'il n'aie pas conscience de la frayeur qu'il m'inspirait. Il continuait de me fixer en souriant. J'avais du mal à ne pas perdre la face. C'est seulement quand il m'eut dépassé de quelques pas que je pus respirer librement. Eh bien, quand je voulais taquiner mon camarade Pepo ou lui faire peur, je menaçais de le dénoncer au Nègre, je me libérais sur lui de la frousse que celui-ci m'inspirait. L'inégalité sociale dérivant du bien être des uns et du dénuement des autres n'allait pas tarder à m'être révélée. J'ai déjà dit que notre mère, occupée à diverses besognes à l'extérieur, ne pouvait prendre soin de ses enfants. Elle se doutait que,
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le soir tombé, j'allai rappliquer dans la cour de notre maison comme une brebis vers son bercail. Un soir que mère tardait à rentrer, la fille aînée des Francès, une camarade de notre sœur, eut pitié de me voir tout seul dans la cour à une heure aussi tardive. Elle descendit, me prit par la main et me fit entrer chez ses parents. On m'introduisit dans une pièce plongée dans l'obscurité, on me présenta une tranche de pain sec et on m'y laissa. A travers l'entrebâillement de la porte, je voyais la salle à manger tout illuminée et la table chargée de plats chauds, sentant bon. le savais que mon camarade Pepo était de la fête. Mais pourquoi pas moi ? Pourquoi m'avait-on rélégué dans les ténèbres ? Cette discrimination me porta longuement à réfléchir sur l'inégalité des conditions. J'ignore si je suis allé jusqu'au bout de la tranche de pain. Quand mère vint me chercher, j'étais depuis longtemps dans le royaume des rêves compensateurs, je ne sentis même pas mon transfert d'une maison à l'autre. * *
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Une seule fois au cours de la Grande Guerre il nous a été donné de manger à notre faim. Ce fut au mariage du cousin Bension, le frère aîné de Joseph. Il avait été mobilisé comme tout le monde, mais eu égard aux relations que ses parents entretenaient avec les autorités militaires locales (je crois qu'ils étaient les concierges du parc attenant à leur maisonnette), il nous était revenu sous l'uniforme de caporal. Il n'avait pas été envoyé au front de Gallipoli. A ce mariage assistaient pas mal de Turcs, et c'est à leur présence qu'était due l'abondance relative qui régnait à table. Le pain était blanc, rationné, mais suffisant. On dansa. Les Turcs, généreux par nature, sortaient des liasses de billets (l'or venait d'être réquisitionné pour les besoins de la guerre) et les collaient sur le front des danseurs et danseuses à l'aide d'un peu de salive. La coutume le voulait ainsi. Ma mère, qui était toujours à court d'argent, voyait avec envie les billets de banque offerts aux autres. Elle ne se serait pas permis de danser elle-même, elle me poussa brusquement sur la lice. C'était trop tard pour me raviser. Je fis les gestes que j'avais vu faire aux autres. Un convive turc sortit une grosse liasse de piastres empêtrées et me les colla sur le front. Tout en dansant, je me dirigeai vers ma mère en rejetant ma tête en arrière pour que les billets ne tombent pas à terre. Ma mère fut très heureuse de l'aubaine et moi j'eus
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la satisfaction de m'apercevoir que je dansais aussi bien qu'un autre. Je ne devais plus redanser de ma vie. Après cette noce, il y eut encore des épousailles au sein de la même famille. La fille aînée des Chaconne, Rachel, mince et délicate comme toutes les Rachel du monde, épousait un costaud en uniforme prénommé Béhor. A cette occasion, les portes du petit parc s'ouvrirent toutes grandes devant les mariés et leurs amis (les gendarmes étaient allés se faire massacrer aux Dardanelles). On passa l'après-midi à musarder parmi les pelouses ou à s'acagnarder sur les bancs. Le soldat Béhor était d'une force remarquable. Une brebis se promenait librement dans le parc. Béhor la saisissait par sa toison et la soulevait en l'air d'une seule main. Il répéta plusieurs fois ce tour de force à mon grand ébahissement. Des pinsons ramageaient dans l'espace. Le parc était si bien boisé que j'avais peine à déceler la moindre clôture. Aussi loin que portât ma vue, tout était enchevêtrement de verdure. De ce fait, il paraissait s'étendre à l'infini. La promenade des jeunes mariés se prolongea tard dans la nuit. La stridulation des cigales leur tenait lieu de concert. Le ciel était merveilleusement étoilé. D'autres étoiles, plus infimes, évoluaient silencieusement parmi nous et nous frôlaient de leur lumière scintillante. C'étaient des lucioles. La lumière des lucioles était intermittente comme celle d'un phare maritime. Le spectacle était nouveau pour moi. J'en attrapai quelques unes et les enfermai dans une boîte d'allumettes vide pour les étudier à loisir, à la lumière du jour et voir d'où provenait leur luminosité Le lendemain, je fus bien surpris de constater que leur abdomen, couleur de corail, ne s'allumait plus. On m'expliqua qu'il fallait attendre la nuit pour les voir scintiller à nouveau ... * *
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Mère ne savait que faire de moi. Mon aîné allait au lycée, notre sœur aînée se débrouillait pour avoir des amies comme la jeune Francès et passer des heures entières à deviser. Moi, je vagabondais dans les rues du village ou dans les prés. Un jour, une dame grecque m'a chassa de sa rue parce qu'elle s'imaginait que je cherchais à chaparder une de ses poules errantes. L'idée même ne m'en serait pas venue. L'unique vol commis à l'époque par moi est le suivant : un matin que mes pas m'avaient conduit devant une résidence turque un peu en retrait du faubourg, je remarquai dans le jardin des maïs qui faisaient pression contre le treillage. Je regardai aux fenêtres : personne. Alors j'ai arraché un épi et me suis
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éloigné à pas accélérés. Malheureusement, les cary opes n'étaient pas suffisamment mûrs pour abattre ma faim. J'errais donc ainsi à longueur de journée. Une fois, j'ai butté par mégarde contre un corps étendu de tout son long dans le pré. "Pourvu que ce ne soit pas un ivrogne !" me dis-je en précipitant le pas. A la même époque, il m'a été donné d'assiter à une lutte gréco-romaine organisée en plein air par la troupe qui cantonnait dans le faubourg. Ces hommes râblés, puissamment musclés, on les appelait "pehlevan" (athlètes). Leurs corps luisaient du haut en bas, frottés qu'ils étaient d'huile. Le spectacle attira une certaine affluence. Inutile de vous dire que j'étais de cœur avec le vaincu, que je frémissais à chaque prise du fort contre le faible. Ma mère croyait bien faire en m'inscrivant au même lycée que mon aîné. J'avais entendu parler de cette institution, mais je n'y avais jamais mis les pieds. Je savais que les élèves étaient traités manu militari, que le bâtiment comportait un vaste jardin, qu'il y avait un bassin au centre avec des poissons rouges et que les élèves apprenaient, entre autres, l'horticulture. Un beau matin, elle me prit par la main et me conduisit droit au lycée. La vue du grand portail et des colonnes massives produisit immédiatement sur moi une certaine oppression. J'avais vécu jusque-là libre comme l'air. En franchissant le seuil du lycée, je savais que je renonçais à cette liberté. Je me sentais écrasé par la masse architecturale à laquelle ma vie de mutin n'était pas habituée. J'eus l'impression d'entrer dans une prison, mes yeux fondirent en larmes. Le proviseur qui nous reçut, un homme relativement jeune et fin, me souriait sous ses binocles. Il demanda mon âge. J'avais à peine quatre ans. — Nous n'avons pas, hanoum effendi, de classe pour un âge aussi tendre. Vous voyez vous-même à ses larmes qu'il est encore petit... En parlant ainsi, il me regardait avec sympathie. J'étais un môme aux yeux marron foncé, aux cheveux noirs, naturellement ondulés. Je n'étais pas encore aussi émacié. Aussi admirait-on mes fossettes quand je riais. Mère raconta sa déconvenue à sa sœur, qui s'offrit de me garder au moins pour la saison des pluies. Tous les matins, je débarquais chez elle avec mon repas de midi. Elle-même vivait de l'air du temps. Une fermière qu'elle connaissait —
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inondait son plancher d'un bout à l'autre tantôt de fèves, tantôt de haricots verts ou de petits pois. Il fallait écosser toute cette masse de légumineuses pour gagner quelques sous. Le cousin Joseph se chargeait des livraisons. La fermière lui avait confié un âne porteur de deux couffes suspendues de chaque côté. Il pensa un jour me distraire en me plaçant dans une des couffes. Le balancement brusque qui en résulta me donna le vertige. Je me mis à pleurnicher. Il fallut me descendre de la couffe illico. Il y avait aussi des moments où nous restions seuls à la maison, Joseph et moi. Un gros rat faisait-il son apparition dans l'entrée dallée, Joseph saisissait un marteau, visait longuement l'intrus et lui lançait son trait à bout portant. Il ratait rarement le coup. Un samedi, ma mère m'avait donné un plat de haricots blancs pour déjeuner chez ma tante. Peu de temps après, elle-même vint rendre visite à sa sœur. Autour de midi, les deux femmes étaient occupées à parler de la guerre qui n'en finissait pas. L'oncle Eléazar et moi, nous nous tenions dans une autre pièce. Le père de Joseph était unijambiste ; il portait une vénérable barbe tirant sur le roux. Je suppose qu'il avait perdu une jambe à la Guerre balkanique et qu'à ce titre on l'avait nommé concierge du petit parc attenant à son logis : un rez-dechaussée comprenant deux pièces, une cuisine et une entrée dallée. Malgré sa barbe qui le vieillissait, il ne devait pas avoir atteint la cinquantaine. Assis de part et d'autre d'un brasero, nous réchauffions mes haricots blancs. L oncle piquait un haricot de temps à autre et le portait à sa bouche. Je me suis dit qu'à ce manège, il ne resterait presque plus de haricots pour moi. J'enrageais au fond de moi-même, mais je n'osais rien dire. Le lendemain, avant de quitter le domicile maternel pour retourner chez tante Chaconne, j'ai rapporté à ma mère la scène de la veille. — C'est bien simple, fit ma mère, tu diras de ma part à la tante de recommander à l'oncle Eléazar de ne pas faire le pique-assiette. Ce matin-là, comme par hasard, il y avait du monde inconnu chez ma tante. A peine arrivé au terme du trajet, du seuil de la maison je crie à ma tante, en guise de bonjour :
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— Tante, mère a dit de recommander à l'oncle de ne pas piquer mes haricots ! Tout le monde partit d'un grand éclat de rire prolongé, l'oncle Eléazar inclus. Je compris aussitôt que je venais de lâcher une bouide, que l'oncle Eléazar m'en garderait rancune, etc. etc. Il n'en fut rien. Ce brave homme jugea à mes propos que je n'étais plus un enfant, que mon intelligence avait mûri et qu'il était grand temps que j'apprenne à lire. Sous ce prétexte, il me prenait sur ses genoux et m'initiait à un alphabet vieux de 2500 ans dans lequel sont imprimées les prières hébraïques. Il faut vous dire qu'à cette époque lointaine et dans un milieu si éloigné de toute culture, la prière comblait le vide comblés, de nos jours, par le cinéma, le concert, les conférences, les matches, la radio, les sports, la télévision, la drogue et la sexualité débridée. Si l'on pouvait prier à dix ou à plusieurs, c'était encore mieux, la prière avait plus de chance d'être exaucée. Il se trouvait toujours quelque fidèle pour avoir une voix mélodieuse. Il faisait alors les délices de l'assemblée comme aujourd'hui les chanteurs de pop. La cuisine qui prévaut encore dans l'héritière de Byzance est la cuisine ... byzantine. Tout plat est à base d'oignons frits et de flots d'huile. Ce n'est pas sans raison que la thrombose, au début de ce siècle, passait pour une maladie spécifiquement balkanique. L'oncle Eléazar se chargeait de frire des oignons coupés menus. Pour bien se rendre compte du degré de cuisson, il prélevait de temps en temps un petit bout d'oignon frit et le portait à sa bouche. Le pauvre vétéran de la Guerre balkanique était affamé, cela se voyait. Pour tromper sa faim, il s'employait, comme je l'ai dit, à m'apprendre à épeler les lettres carrées de l'alphabet assyrien. Mais il n'a pas eu le bonheur d'arriver au bout de sa tâche. De toute notre parenté, il avait été désigné par le destin à succomber le premier à la famine. Le jour où six hommes emportèrent sur leurs épaules sa dépouille mortelle vers une destination inconnue (je n'avais pas vu encore de cimetière), je me trouvais chez ma tante. Celle-ci, éperdue de douleur, hurlait à fendre l'âme en voyant à travers la fenêtre l'humble convoi s'éloigner :
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— Eléazar, mon Eléazar, tourne une dernière fois ta tête vers moi ! ... Ne me quitte pas ! ... Je ne survivrai pas à ta perte ! . . . Elle ne se trompait pas. La famine n'allait pas l'épargner. Elle lui accordait un sursis de moins de deux ans. Les femmes, autour d'elle, s'employaient à la calmer tandis que, bouleversé au plus profond de moi-même, je ne savais comment expliquer ce qui arrivait. * *
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Mère était depuis pas mal de temps sans nouvelle de son époux. Un Grec se présenta à elle, qui venait, disait-il, du front de Gallipoli. Il la mis au courant de l'état de notre père. Atteint par l'épidémie qui sévissait dans le Détroit, il avait été hospitalisé. Il demandait à avoir des effets chauds. Pour convaincre notre mère qu'il connaissait bien son mari, le Grec lui dit combien d'enfants elle avait et les nomma chacun par son prénom. Notre mère fut très affectée d'apprendre que son Isaac chéri gisait dans un lazaret. A tout prendre, pensa-t-elle, c'est mieux que de n'avoir pas des nouvelles du tout. Elle fit un paquet dans lequel elle enferma des flanelles et un pull. Elle ajouta aussi un peu d'argent. Notre mère fréquentait le pharmacien du village nommé Jacques. En tant que pharmacien, il n'avait pas été envoyé au front. Il portait l'uniforme de zabit (officier) à l'arrière. A peine le visiteur grec eut tourné les talons que mère s'empressa de lui rapporter le fait. Celui-ci lui dit : — C'est avant de lui remettre quoi que ce soit qu'il eût fallu me consulter. Votre Grec est peut-être un honnête homme comme il peut être un filou. Courez vite au débarcadère, dites-lui que je veux le voir, que j'ai certains renseignements à lui demander au sujet de votre mari. Dites-lui que je veux lui remettre quelques médicaments ... Mère courut au débarcadère ; elle n'y trouva plus son Grec. Quelque temps passa. Mère se félicitait déjà de ce que son mari était encore en vie alors que tant d'autres avaient péri. Les Alliés s'étaient rembarques. Il y avait espoir que notre père vienne en congé de convalescence. Elle pouvait — 31 —
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donc se permettre de se relaxer. Etre toujours sur le qui-vive, appréhender le pire, ce n'est pas une vie. Elle décida de prendre sa marmaille d'enfants et d'aller passer une journée sous une pinède qui était au bord de la mer, non loin du faubourg où nous habitions. La première partie du pique-nique sur l'herbe se passa sans incident. Elle avait apporté le nécessaire pour préparer du café à la turque : ibrik (cafetière), findjanes (petites tasses), sans oublier le reste. On faisait du feu sur place, les brindilles de bois ne manquaient pas. La pineraie s'étendait le long du Bosphore, c'était un lieu de promenade très fréquenté, on voyait des militaires, des officiers tirés à quatre épingles surgir par moments. Je ne saurais préciser combien de temps cette détente dura. Dans l'après-midi, longtemps avant la tombée du soir, je vis accourir tante Chaconne. Elle était affolée et criait du plus loin qu'elle nous aperçus : — Victoria ! Victoria ! tu ne sais ce qu'il t'arrive ! ... Les huissiers sont venus apposer les scellés sur la porte de ta demeure ... Tu es dans la rue, tu n'as plus de logis ... Je laisse au lecteurs le soin d'imaginer le traumatisme qu'une nouvelle si malencontreuse assénait sur notre jeune mère. Elle ramassa précipitamment ses affaires et, suivie de sa marmaille, elle courut voir ce qui se passait. En arrivant à notre domicile, nous trouvâmes un grand concours de monde, des voisines surtout, qui clabaudaient dans le corridor. Elles avaient assisté à la venue des huissiers, elles étaient intervenues pour leur expliquer qu'il s'agissait d'une jeune mère chargée de quatre enfants, dont le mari était au front, qui avait du mal à nourrir sa famille. Les hommes de loi dirent qu'ils compatissaient au triste sort de la jeune personne, mais qu'il ne fallait pas les gêner dans l'accomplissement de leur devoir. Tout ce que les voisines purent obtenir des huissiers, ce fut de sortir la grande huche à pain, de la ranger sur le perron afin que les gosses eussent, au moins, du pain à mettre sous la dent... Comme toujours, mère alla raconter ses misères au pharmacien Jacques. L'uniforme de major qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre en imposait. Il était comme la Providence de ses coreligionnaires. Jacques intervint auprès des juges. Il obtint un sursis. Si mère ne payait pas le loyer d'ici-là, elle s'engageait
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d'elle-même à quitter l'appartement, qui appartenait à un Grec. Les scellés levés, on put respirer quelque temps. Le recours à la justice dissipa toute illusion dans le coeur de la jeune femme. Elle réduisit son exubérance à zéro. Elle ne sortait plus aussi souvent. Le manque de nouvelles de son époux depuis la visite mystifiante du Grec lui faisait pressentir le pire. Son amie Hélène, celle-la même qui m'avait allaité, était le seul être qui venait la voir de temps en temps. Etait-elle la fille du propriétaire ? Je ne saurais l'affirmer. Le jour fatidique dont je vais parler, les deux jeunes femmes étaient assises à la fenêtre toute grande ouverte. Elle donnait sur la cour. Hélène semblait s'employer à remonter le moral de son amie. J'étais dans la cour, tout seulet. Les murs en briques qui formaient clôture bornaient mon horizon. La présence de gros pitons plantés ça et là dans les briques roses intriguaient ma curiosité de bambin. Je me demandais à quoi ils pouvaient bien servir. Un agent de police surgit dans la cour. Il regarde le marmot sans mot dire. Il va droit à la fenêtre ouverte où se tenaient les deux jeunes femmes et engage un dialogue bref avec elles, à partir de la cour : — Je cherche la famille Ben Ezra. — Vous y êtes, répondirent les jeunes femmes. J'ai un pli pour Mme Ben Ezra — Dé qui émane-t-il ? — Du Ministère de la Guerre. — Du Ministère de la Guerre, dites-vous ? Ah, mon Dieu ! ... Qu'est-ce qu'il y est dit ? Aucune des deux ne lisait le turc. L'agent hésita quelque temps. Il savait par cœur la teneur du pli, mais comment en donner connaissance à ces deux femmes qui, apparemment, malgré leur air triste, étaient loin de s'attendre à une nouvelle si funeste ? Après tout, il était agent de police, non écrivain public. Rien ne l'obligeait à servir de lecteur à des analphabètes ... Après avoir balancé un court instant, il ouvrit d'un air décidé le pli et leur lut l'avis de décès... Aussitôt, maman fondit en larmes, et moi, qui avais suivi la scène sans bouger de place, je compris à ses sanglots qu'il s'agissait de la mort de notre père. Je quitte la cour, j'escalade les marches du perron, j'entre dans l'appartement, je — 33 —
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m'enferme dans une pièce contiguë à celle où notre mère gémissait et je me mets à pleurer seul, sans bruit, comme un adulte. Les grands événements font tes grandes âmes, dit-on. J'avais à peine cinq ans. + *
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Notre communauté comptait treize familles, à ce qu'on disait. La famille la plus en vue était celle des Khatem, importation-exportation. Ils habitaient une vaste demeure longeant la mer. Dans le jardin était une vasque avec quelques poissons rouges, que je restais à contempler des heures entières. Le Jour de Kippour et sans doute aussi de Roche-Hachana, qui marque le commencement de l'année religieuse, une des salles des Khatem était aménagée en oratoire. L'officiant, un vieux, faisait la confession des péchés sur le ton connu de la Prefatio, rite grégorien ou ambrosien. Depuis cette époque, chaque fois qu'il m'est donné d'entendre ce texte liturgique et le Sanctus, je revois les fidèles de mon enfance enveloppés du taled aux franges bleu-blanc écoutant, émus, la voix contrite de leur Ancien. La mélopée de la Prefatio et du Vidouï (confession) est d'une frappante ressemblance bien que le texte ne corresponde pas. A Kippour, après dix heures, on faisait sortir les petits enfants de l'oratoire et on les forçait à manger dans le jardin des Khatem, sous une tonnelle Je crois que, sous-alimenté comme j'étais, je n'aurais pas eu de peine à jeûner jusqu'au soir comme les adultes. Mais l'on nous disait : "Vous aurez l'occasion de vous mortifier à partir de votre treizième année. A votre âge, vous n'êtes pas tenus de pousser le jeûne plus loin." Il ne s'agissait nullement d'agapes. Du pain blanc et des raisins frais, c'est quasiment tout. C'était assez pour tenir jusqu'à la clôture du jeûne annoncée par la sonnerie stridente du chofar. Comme j'aimais cette sonnerie aux accents âpres et sauvages ! Je l'aimai comme un masochiste : parce qu'elle me bouleversait. Du coup, je me sentais transporté dans les monts abrupts de Judée, à l'époque biblique ... Il y avait aussi dans les parages de la verrerie un local qui tenait lieu de temple. Tout petit, mon père m'y avait mené un soir. Je me rappelle qu'on descendait un escalier de bois pour y avoir accès. Au beau milieu de l'office, mon père me souleva dans ses bras et se mit à danser en chantant tantôt en espagnol,
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tantôt en hébreu. Les autres fidèles faisaient danser les rouleaux de la Loi. C'était, on l'a deviné, la fête de la Thora, qui tombe en octobre. *
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Au cours des précédents conflits, les veuves de guerre se berçaient de l'espoir de voir leurs maris, dont on leur avait annoncé la disparition, revenir un beau matin de captivité ou d'un hôpital militaire, voire déserter. Après l'avis officiel de décès reçu à domicile, aucun espoir n'était plus permis : Isaac Ben Ezra était bel et bien mort et enterré dans l'immense ossuaire des Dardanelles qu'une gigantesque inscription à la chaux signale aux voyageurs traversant le Détroit. Ce n'était plus la peine d'échaffauder des châteaux en Espagne, il fallait se rendre à l'évidence. Les amis et les proches ont dû expliquer à notre mère qu'eu égard au petit nombre de familles dont se composait la communauté, elle ne pourrait pas s'attendre à être assistée. Il fallait se résigner et prendre le taureau par les cornes. Nous avions, à Kousgoundjouk, une grand-mère maternelle, qui vivait pauvrement dans une baraque de bois composée de deux pièces, d'un W. C. et d'un grenier. Le grenier était inhabitable, il servait simplement de chambre de débarras Cette baraque était le seul havre de salut qui se présenta à la pensée de notre mère désemparée. Sa résolution prise, elle déposa ses enfants un peu auprès de chaque famille, loua les services d'un vieux charretier turc, entassa ses meubles dans l'attelage à buffles et partit par monts et par vaux. Pour que le transport lui revint moins cher, elle expliqua au vieux charretier qu'il pourrait vaquer à ses affaires pendant la journée, elle se contenterait de voyager avec lui de nuit... Demeuré seul chez tante Chaconne, je réfléchissais : Comment notre mère, une femme si jeune, ose-t-elle se risquer, de nuit, à travers des lieux solitaires avec un vieux charretier ? Déjà, en temps de paix, les routes étaient infestées de brigands, à plus forte raison en temps de guerre. L'audace des bandits n'avaient point de bornes. Ils s'attaquaient même à des policiers isolés. Ils ne les tuaient pas, c'était inutile. Ils les dépouillaient entièrement : argent, vêtements,
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sous-vêtements, tout y passait, ils vous les lâchaient nus comme au jour de leur naissance. Le déménagement s'effectua néanmoins sans encombre. Mère revint chercher sa progéniture dès le lendemain. Le soir, elle nous embarqua sur un paquebot fluvial de la Shirket Hai'rié avec les derniers objets qui restaient à prendre et un enfant en bas âge, né après le départ de notre père à la guerre. Je doute qu'il y ait eu des adieux. Le cœur était trop accablé pour se prêter aux effusions. Quand on en veut au destin, on projette une partie de son humeur noire sur les autres. Nous n'avions pas de places assises sur le bateau, nous nous tenions au centre. Les odeurs d'huile grasse qui se dégageaient de la machinerie me faisaient remonter le cœur et me donnaient des nausées. Ces énormes pistons s'élevant et se baissant tour à tour, que je voyais pour la première fois, me déconcertaient. C'étaient pour moi comme autant de bras entravés de djinns malveillants. Le bateau avait filé quasi la moitié des nœuds qui séparent Kousgoundjouk de Pacha-Bagtché lorsque, brusquement, les lumières s'éteignirent. Les machines stoppèrent en même temps. Notre nef voguait maintenant au gré des flots. On ne percevait que le clapotis des vagues léchant les flancs du paquebot fluvial à bâbord et à tribord. Tous les passagers autour de nous fixaient l'eau noire à celte heure sombre de la nuit. Etait-ce une alerte aérienne ? Etait-ce la présence de mines posées par les sous-marins alliés et signalées au dernier moment Il était écrit que nous ne sauterions pas cette nuit-là.
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2. KOUSGOUNDJOUK Nous débarquâmes de nuit à Kousgoundjouk, toujours sur le même littoral, mais plus près de Scutari. La traversée avait creusé notre appétit. Nous n'étions pourtant qu'au commencement de notre calvaire. Nous avions à faire une trotte à pied depuis le débarcadère jusqu'à chez grand-mère Ravouna. C'est dire qu'il fallait traverser toute la basse-ville, quartier des familles aisées, et une bonne partie de la haute-ville appelé en turc Verhané. Ce dernier quartier était constitué par des baraques de bois. Sous Abd'ul Hamid II, un grand incendie avait privé de toit plusieurs familles israélites. Sur l'ordre du sultan, on leur avait construit à la hâte des baraquements des deux côtés d'un torrent qui se jetait à la mer. Sec en été. le torrent grondait et débordait en hiver, ses eaux impétueuses emportaient comme fétu de paille les petits ponts de bois qu'on construisait dessus. Des ingénieurs allemands avaient établi une chaussée pavée d'une rive à l'autre du torrent, enfermant ses eaux entre deux arches. Mais cette chaussée s'arrêtait à la limite qui sépare le quartier aisé du quartier des pauvres. Le parcours de la basse-ville (abajo-la-calle dans la bouche des israélites qui conservaient le castillan cinq siècles après leur bannissement d'Espagne) fut une véritable via cruci pour nous. Après la traversée effectuée debout, il nous fallait maintenant marcher sans fin vers une destination inconnue avec l'estomac dans les talons. A chaque instant, je disais : "Mère, je suis fatigué ! Quand arriverons-nous ? Est-ce loin encore ?" Et notre mère s'employait à nous tromper pour nous tenir en haleine. Pour des adultes, la distance depuis le débarcadère jusqu'à Verhané représentait une bonne trotte de vingt-cinq minutes. Pour nos petites jambes, il fallait multiplier par deux ou trois. La faim aigrit, c'est connu. Dès lors, vous n'êtes disposé à rien voir, à rien entendre. La faim est mauvaise conseillère, dit-on. Je suis sûr que la Révolution française 3 été l'œuvre de gens faméliques (vilains et intellectuels) et non, comme on l'a dit, l'œuvre des Encyclopédistes. Ces derniers, s'ils avaient
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survécu, auraient rougi des excès (le la Révolution, une bonne partie d'entre eux aurait péri sur l'échafaud. En arrivant, enfin, dans le quartier habité par grand-mère, nous nous entendîmes interpeller dans l'obscurité par des cousins de notre âge qui, en même temps que les autres gamins du faubourg, s'amusaient avec l'attelage des buffles. Ces bêtes patientes, à la démarche compassée, avaient été mises à l'abri, seule la charrette stationnait devant une maison à étages construite en briques. Nous étions harrassés de fatigue et trop affamés pour réagir à la bienvenue de nos cousins germains. Nous avions hâte d'arriver au terme de notre déménagement. Le bruit de notre arrivée se répandit comme une traînée de poudre dans le voisinage. La maison de grand-mère s'emplit de matrones (les hommes se battaient en Iraq et en Arabie). Nous avions l'air minable. Une voisine s'écria : "Ces pauvres mioches crèvent de faim, cela se voit." Grand-mère rougit jusqu'au blanc des yeux. Pour atténuer le sentiment de son dénuement, elle dit : "J'ai mis à chauffer de l'eau ; je vais leur faire une bonne soupe." Elle mentait. Il n'y avait ni cuisine, ni du feu, ni casserole bouillant nulle part. Parmi les voisines était aussi notre tante Sara, la sœur aînée de maman. Elle aussi se rendait compte que nous mourrions de faim (sa baraque se dressait derrière celle de grand-mère), mais elle avait cinq bouches à nourrir, il n'était pas question de priver les siens pour nous. Je ne me rappelle pas si nous avions mangé ce soir-là. Sans doute, mère pensait que le soir, on peut sauter le repas. Qui dort dîne. Ça fait des économies. Je crois que grand-mère nous avait mis une tranche de pain sec à la main pour tromper notre faim en attendant, disait-elle, que le pot-au-feu soit apprêté. C'était une manière de sauver la face. Bientôt mon attention fut attirée par un spectacle monstrueux, horrible à voir. Une voisine s'était amenée avec son fils âgé de quelque seize ans. Ce fils était d'une blancheur morbide, enflé de la tête aux pieds comme le bonhomme des pneus Goodrich. Il se tenait sur le seuil de notre baraque et me souriait. J'étais terrifié à sa vue. Je suivis la même tactique qu'avec le nègre de Pacha-Bagtché : je dissimulais de mon mieux l'horreur qu'il m'inspirait. Quelques jours plus tard, cet adolescent décédait. Je pus respirer librement, car il habitait juste à côté de nous. Il ne pouvait plus me gêner par son elephantiasis ou son hydrocéphalie. — 38 —
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Les premiers jours de notre installation à Kousgoundjouk se passèrent à faire connaissance des voisins et des voisines. Pour être plus libre de ses mouvements, mère nous inscrivit, mon frère Moïse et moi, au cours de catéchisme hébreu (Talmoud-Thora). J'entrai de plainpied au cours, mon frère m'ayant aidé à raffraîchir les notions de lecture apprises sur les genoux de l'oncle Eléazar. L'enseignement consistait à ânonner l'hébreu et à retenir par cœur les prières avec leur mélopée particulière. C'était, en somme, trois fois rien. Mais cela empêchait les gamins de vagabonder dans la rue. A l'approche de chaque fête, il y avait de nouveaux textes à apprendre, de nouvelles mélopées à retenir. Cela amenait une diversion. L'édifice abritant le Talmoud-Thora se dressait sur une éminence. Chaque matin, il fallait faire du grimper pour y accéder, gymnastique excellente pour nos jambettes. L'hiver, l'Aquilon soufflait rudement, pour un peu il nous aurait projetés au bas de la côte, on avait du mal à lui tenir tête. Le maître d'école était Khakham Alcolumbre, l'homme assurément le plus singulier de toute la nouvelle communauté. En France, on l'aurait qualifié de poteau télégraphique ". Grand, élancé, quand il marchait, il balançait sa taille comme un mélèse de haute futaie. Il inclinait la tête comme s'il craignait de heurter le ciel De l'ensemble se dégageait l'impression d'une tour penchée menaçant de crouler, d'autant plus qu'il marchait à pas pressés. Que ne faisait-il pas pour gagner sa vie d'intellectuel ? Ministre-officiant, magister, abatteur de volaille, circonciseur et mercier à ses heures, tout y passait. Levé dès potron-minet, il officiait à la synagogue qui était dans la basse-ville. Il vous expédiait l'office matinal en cinq sec. C'était merveille de l'ouir marmonner à une vitesse vertigineuse ; une machine parlante n'aurait pu aller plus vite. Pendant ce temps, nous nous déchaînions dans le préau de l'école. Il en sortait une rumeur confuse de rucher bourdonnant qu'on percevait de loin. Khakham Alcolumbre hâtait le pas pour ne pas être en retard au cours. Il arrivait essoufflé. L'entrée en classe donnait lieu à une cohue inimaginable. On ne se rangeait pas, on se précipitait sur les bancs en se bousculant. Khakham Alcolumbre ne tardait pas à imposer silence, moitié en frappant de sa règle contre le pupitre, moitié en gueulant. L'éloquence de la règle en imposait davantage, car peu d'écoliers ne l'avaient pas sentie sur sa chair. — 39 —
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Au milieu du silence général, maître Alcolumbre ouvrait un placard, tirait du pain et une bouteille d'huile et se mettait à se restaurer, sans omettre le benedicite. Nous assistions à son petit-déjeuner comme au dix-septième siècle, les seigneurs et les nobles de France assistaient aux repas du Roi-Soleil... S'il constatait que le pain allait lui manquer le lendemain, il ne se mettait pas en peine, il chargeait un écolier, de préférence le fils d'une famille pauvre, voire un orphelin, d'aller lui en acheter. Celui-ci ne tardait pas à s'acquitter de sa commission. Alors maître Alcolumbre saisissait la baguette de pain toute fraîche et disait à son auditoire : "Voyez-vous, le pain frais n'est pas bon à consommer, cela donne de la gastralgie. Mieux vaut attendre un jour avant de l'entamer, la pâte chaude est indigeste." Ce disant, il enfermait le pain et la fiole d'huile dans le placard et glissait la clef dans son gousset. Alors seulement commençait le cours ou la prière du matin. Tantôt c'est un élève qui était chargé de la réciter d'une voix claire et nette, dans sa cantillation particulière, tantôt c'était la classe entière qui la chantonnait. Plus souvent, il répartissait la matière entre différents élèves, car un office du matin est toujours long. Ça commence par la courte invocation que vous pouvez réciter à même le lit, au réveil, sans procéder à l'ablution des mains, car le Nom Divin ne s'y trouve pas mentionné. Jugez-en vous-mêmes : "Je reconnais en ta présence, ô Roi, Etre éternel, que dans ta grande compassion pour moi, tu m'as restitué l'âme. Infinie est ta loyauté !" N'est-ce pas que le nom divin n'y figure pas une seule fois ? On continuait par bénir Dieu d'avoir accordé à Chantecler l'entendement voulu pour faire la distinction entre le jour et la nuit, de nous avoir fait naître mâle plutôt que femmelle, homme libre plutôt qu'esclave, on le priait de nous préserver de malemort et on le louait de ce qu'il ne nous avait pas faits naître polythéistes comme tant d'autres peuples. Venait ensuite le rappel des sempiternelles promesses de Jéhova à son peuple : "Ah, Seigneur ! veuille te réconcilier avec ton peuple, avec ta ville, avec ton pays. Veuille te souvenir des promesses faites à Moïse, ton adorateur, en ces termes : 'Je me souviendrai de l'alliance conclue avec Jacob, du pacte fait avec Isaac et de la promesse accordée à Abraham. Je n'oublierai point le pays.' Il est encore dit dans les Saintes Ecritures : 'Bien que vous vous trouviez au milieu de
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peuples hostiles, je ne vous rejetterai point, je ne vous détesterai pas au point de vous décimer entièrement ; je ne me parjurerai point, car je suis le Seigneur votre Dieu.' On y lit encore : 'Je me rappellerai en leur faveur du pacte conclu avec leurs aïeux, que j'avais tirés d'Egypte au vu de toutes les Nations pour être votre Dieu. Je suis Adonaï.' Il est écrit aussi : 'Dieu aura compassion de tes captifs et les rappellera. Il les rassemblera d'entre tous les peuples parmi lesquels Adonaï, ton Dieu, les aura disséminés. Dussent-ils se trouver à l'extrémité des cieux, Adonaï, ton Dieu, les rappelera et les ralliera. Il les conduira au pays qu'il avait légué à tes ancêtres et ils en prendront possession. Il te favorisera et te multipliera plus qu'il n'a favorisé tes pères.' Il est dit encore dans les Saintes Ecritures : 'Je vous ramenerai sur ma montagne sacrée, je vous réjouirai dans mon oratoire, vous pourrez offrir sur mon autel des sacrifices et des holocaustes à volonté, car mon temple sera appelé Maison de prière ouverte à tous les peuples". Tout ce texte faisait partie de l'Introït, on le chantonnait comme une litanie, sur un ton mélancolique comme tout ce qui procédait du moyen âge chrétien. C'était en 1919. A force d'être journellement répétées avec ferveur, ces promesses allaient être accomplies, en bonne part, trente ans après grâce à un seul homme portant le même nom que le premier roi issu de Juda. Les nihilistes slaves, (fidèles en cela à la conception pessimiste du monde héritée des peuples scythes, leurs ancêtres), disent que la religion est l'opium des peuples Opium, soit ! Mais opium aussi nécessaire que celui cultivé dans les plaines d'Afion-Kara-Hissar, apprécié du monde médical. La bête accepte la vie comme elle se présente, elle ne s'en plaint pas, ni ne souhaite pas une autre. L'homme n'a plus le courage de supporter la vie positive comme ses ancêtres préhistoriques. Moins fruste que l'animal, amolli par des siècles de civilisation, il aspire à une vie meilleure. Les lettres et les arts aident déjà les couches instruites à s'évader de temps à autre de la réalité, à l'embellir, à mener une vie idéale à côté de la vie terre à terre. Mais les lettres, la philosophie et les arts sont l'apanage du petit nombre. Pour la majorité souffrante de l'humanité, il faut des cérémonies pompeuses qui reviennent à dates fixes, l'entretien d'espérances qui ne sont pas réalisables dans ce monde et la promesse d'une vie meilleure post mortem. Tel est l'objet de la religion. L'extirper officiellement équivaut à opérer les malheureux blessés sans anesthésie. La religion est le pain spirituel des indigents et des malheureux comme l'art est le soutien des classes nanties. Le Législateur des Hébreux a dit avec — 41 —
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raison : L'homme n'est pas fait pour vivre seulement de pain, il lui faut la parole inspirée par Dieu à l'élite pensante. Ce qui soutient l'humanité, ce sont les écrits positifs. Elle ne tire aucun bénéfice du négativisme. Les cours, à l'approche des fêtes, étaient rehaussés de mélopées que nous aimions bien d'autant plus qu'elles revenaient une fois par an. Elles dataient du Moyen Age maure. Elles étaient donc évocatrices d'autres temps. Elles étaient empreintes d'une nostalgie qui vous saisissait malgré vous. C'étaient, la plupart, des hymnes de pénitence. La voix des écoliers chantant de concert portait loin, très loin. Fils de bourgeois, enfants de parents indigents, écoliers sages, écoliers turbulents, élèves propres, élèves morveux, tout cela formait une promiscuité singulière comme bien l'on pense. Il n'était pas facile d'imposer le silence absolu dans des classes surpeuplées de surcroît. Maître Alcolumbre y parvenait grâce à la terreur qu'inspirait sa règle à angles fevrés. Un soir que j'étais en récréation, dans le préau, mère est venue chercher mon frère Moïse. Ils partirent tout deux pour Pacha-Bagtché. A leur retour, le lendemain, j'appris que tanta Chaconne était décédée ... C'était la meilleure des trois sœurs Ravouna, à ce qu'on m'a dit. Autant qu'il m'en souvienne, nous n'avons eu, à Kousgoundjouk, qu'une seule visite de notre grand-mère paternelle. Quel changement, mon Dieu ! C'était encore le même regard scrutateur et mélancolique, les mêmes gestes empreints de componction, le même mutisme ; mais la chevelure n'y était plus. La grande dame pléthorique avait la tête couverte d'un bandage. A force de sousalimentation, elle avait contracté la teigne. Depuis cette visite, je n'ai plus entendu parler d'elle. Elle a dû trépasser bien avant l'Armistice, Dieu sait dans quel dénuement ! De ses deux filles, l'une habitait Haïder-Pacha, dans la banlieue de l'antique Chalcédoine ; l'autre vivotait à Paris. La guerre s'était chargée de disperser ses fils. * *
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Grand-mère Ravouna était sans doute gênée par l'irruption de ses quatre petits-fils dans l'appartement exigu qu'elle occupait. Du moins, elle n'était plus — 42 —
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seule. A Kousgoundjouk, mère n'avait pas de souci de loyer, mais sa situation demeurait précaire. Pour comprendre ce que cette situation avait de terrible, il faut se rappeler que les femmes de son temps n'allaient pas à l'école, qu'elles n'apprenaient pas de métier, qu'elles ne travaillaient pas dehors. Du jour où elle s'était vue privée du secours de son mari et avec quatre marmots dans les bras, elle s'était mise résolument au travail. Elle ne disposait pas d'économies comme sa sœur aînée qui résistera cinq ans avec sept bouches à nourrir, sans devoir travailler dehors. A Pacha-Bagtché, mère aidait des fermières ou faisait des ménages. Un jour, elle était rentrée avec, au lieu de salaire, du beurre jaune, sentant bon. Elle avait déployé une nappe par terre. Assis à croupetons, nous avions déjeuné de pain, de beurre et de sel. A la fin de ce repas, en guise d'action de grâces, elle avait dit : "Chukur Allah (Dieu merci !), aujourd'hui encore nous avons eu de quoi manger. Demain, Dieu y pourvoira." Elle n'avait pas lu Racine, mais elle pensait comme le grand tragédien, auteur du distique bien connu : Aux petits des oiseaux il donne leur pâture Et sa bonté s'étend sur toute la nature. Longtemps après la Première Guerre mondiale, les adultes se souviendront avec nostalgie de l'abondance qui avait régné sous Abd'ul-Hamid II. Pour comprendre la famine qui régnait à Constantinople, il faut tenir compte de la part que les Allemands prenaient dans la défense de l'Empire ottoman. Ne pouvant se faire payer en argent (la dette publique ottomane était déjà assez grevée), ils se faisaient rembourser en denrées. Ils agissaient de même en Bulgarie, alliée des Empires centraux. Mais là, s'est passé un incident assez grave vers les dernières années de la guerre. Les Allemands avaient formé un convoi de wagons chargés de fromage dur. La destination du convoi était Berlin. Les officiers bulgares ne l'entendaient pas ainsi. Ils survinrent à la dernière minute, abattirent les fourriers allemands et récupérèrent leur cantal. A Kousgoundjouk, mère offrit à plusieurs familles de leur servir de jardinière d'enfants. On lui confia surtout des fillettes parce qu'il n'y avait point d'école pour leur âge. Les fillettes étaient assises sur le plancher et moi, enfant de la maison, sur le canapé de grand-mère. Du haut de mon siège, j e contemplais ces créatures d'un autre sexe. Jamais j e n'en avais vu autant, ni d'aussi près à PachaBagtché, c'était un spectacle nouveau pour moi. Le charme féminin apparaissait
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pour la première fois à mes yeux. Une seule fillette me déplaisait : tout simplement parce qu'elle était rouquine. Je n'étais pas habitué à voir des rousses. Mère s'était procuré des bonbons et des fruits pour les vendre aux enfants. Je me rappelle qu'elle avait, un jour, une belle grappe de reine claudes. Chaque fois qu'une fillette en demandait, elle lui disait : "Tu diras à ta mamam que je t'ai donné tant et tant de prunes." Soit que notre baraque ne fût pas jugée salubre pour un jardin d'enfants, soit qu'il y eut une autre raison, toujours est-il que l'entreprise ne fit pas long feu. Alors elle devint porteuse de pain. Le pain était fabriqué dans le centre. Mère offrit aux voisines de son quartier de le leur apporter à domicile. Elle embarquait, de nuit, une vingtaine ou trentaine de miches. Elle en remplissait une ou deux platées. C'était réservé à ses enfants. Pour étendre sa clientèle, elle sortait tous les soirs. Nous nous accrochions à sa jupe et la suivions. Elle entamait avec certaines voisines des conversations interminables, debout sur le pas de leur porte. La station debout prolongée nous fatiguait. La nuit avançait, nous avions les paupières lourdes de sommeil qu'elle continuait encore à bavarder. Nous avions beau lui dire : "Marna, tengo sueno !", elle nous incitait à prendre patience ou à rentrer seuls, ce que nous refusions. L'obscurité nous faisait peur. Un matin, nous étions en classe, la leçon de lecture avait commencé depuis bien deux heures lorsque Khakham Alcolumbre appela mon frère par son nom et lui demanda d'approcher du pupitre. Mon frère s'exécuta. Maître Alcolumbre prit sa règle carrée et lui asséna je ne sais combien de coups sur les deux mains, sans aucun motif. Toute la classe en était sidérée. On se demandait qu'est-ce qu'il avait pu bien faire pour mériter ce châtiment ? Khakham Alcolumbre ne s'en tint pas là. Il m'appela aussi, j'approchai du pupitre et reçus la même ration de coups de règle sur les doigts. Les autres écoliers n'en revenaient pas. Moi, si sage d'ordinaire, me serai-je rendu coupable de quelque délit ? — Désormais, expliqua finalement maître Alcolumbre, vous laisserez votre maman sortir seule, le soir. Vous resterez sagement à la maison, vous ne la suivrez pas, vous ne l'agacerez plus. Je ne veux plus entendre de plainte de sa part.
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Cette façon d'agir de notre mère me suffoqua sur le moment, d'autant plus qu'elle ne nous avait donné aucun avertissement. Peut-être s'était-elle bornée à se plaindre de nous sans requérir de châtiment. Maître Alcolumbre trouvait sympathique la jeune et charmante veuve d'Isaac Ben Ezra. Il se peut bien qu'il ait agi par excès de zèle, pour lui complaire. * *
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La vente de pain non plus ne rapportait pas assez. Mère dut s'astreindre à faire le ménage dans les écoles que l'A.I.U. entretenait à Kousgoundjouk. Un après-midi qu'avec mon frère on descendait l'avenue pavée du quartier bourgeois, j'aperçus une femme suspendue à la fenêtre du troisième étage d'un immeuble. Elle était entièrement hors de l'appartement et nettoyait diligemment les carreaux. Je dis à mon frère aîné : "Regarde qui est là-haut." De peur qu'elle ne fit un faux mouvement et ne perdît pied, on se garde d'interpeller notre mère ... Une autre fois, j'étais en classe. Mon tour de lecture était déjà passé. Je regardais, désœuvré, par la fenêtre. Une femme de ménage puisait de l'eau à la fontaine publique qui était au bas de la côte. C'était encore notre mère. Pour accroître ses revenus, elle s'était avisée de vendre des bonbons, du chocolat, des pépins de courge et des pois chiches grillés aux élèves de l'école. Cela avait l'air de marcher Puis un beau jour, on lui vola toute la recette On ne sut jamais qui. 11 y avait une autre femme de ménage à l'aspect vulgaire occupée à la même école. Mon soupçon se porta sur elle. Découragée ou faute de ressources, mère abandonna ce commerce aussi. Un an après, je fus admis à l'école mixte des filles de tous âges et des petits garçons. Elle était au centre du faubourg et comportait un préau orné d'arbres. Mon frère, eu égard à son âge, était admis à l'école des garçons, sise non loin du débarcadère. Le changement était très sensible. Au Talmoud-Thora, maître Alcolumbre faisait à sa tête, il n'avait pas de visite d'inspecteur à redouter. A l'école mixte, il y avait plusieurs classes et instituteurs. La cloche sonnait, les élèves devaient se mettre en rangs et l'on entrait en classe en bon ordre, précédé du maître. La langue d'enseignement était le français. Pour l'hébreu, on utilisait les services de Khakham Alcolumbre. Mais il n'arrivait pas toujours à l'heure. Il avait beau — 45 —
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avoir de longues jambes, il s'occupait de beaucoup de choses à la fois pour s'en acquitter bien. H se faisait gronder publiquement, en présence des élèves, par l'inspectrice, Mme Albalat. Elle avait établi que les élèves ne devaient pas entrer en classe tant que le maître ne serait pas là. Vexé de se voir gourmandé comme un enfant par une femme surtout, Maître Alcolumbre régimbait avec humeur. Nous assistions à l'algarade sans mot dire. C'est à l'école que mon coeur sentit, pour la première fois, l'atteinte de l'amour, une atteinte bien douce puisque je n'avais pas encore huit ans révolus. Nous avions une institutrice amène, tendre et charmante, Mlle Pisante. A en juger par son nom, elle a dû être originaire d'Italie et l'on sait que les Italiennes sont belles en général. J'avais de la sensibilité et le goût du beau très prononcé dès cet âge-là. Ni son teint rose, ni sa douceur ne pouvaient m'échapper. Elle occupait une pièce meublée dans une maison en béton qui se dressait sur le chemin du temple de Verhané. Chaque fois que je m'attardais à bavarder sur ce chemin avec mes cousins, je regardais à sa fenêtre (dont le rideau était toujours baissé) et je me disais, le cœur bondissant : "C'est la fenêtre de Mlle Pisante, peut-être se tient-elle derrière le rideau, en train de nous regarder." A cette pensée, un délice inondait mon âme de gosse sevré d'affection.
On m'avait offert un syllabaire pour apprendre à lire le français. Tous les soirs, au sortir de l'école, on me voyait penché dessus. Il m'arrivait de solliciter le secours de mon frère. Il n'avait pas toujours la patience de m'instruire, pressé qu'il était de bâcler ses devoirs et de courir rejoindre les gamins du quartier. Un soir, je m'en plaignis à grand-mère. "Nona, dis-je, Moïse ne veut pas m'apprendre à lire." Il faut croire que grand-mère n'était pas bête, qu'elle avait du flair. Car elle me fît une prédiction, qui me surprend encore aujourd'hui : — Ne t'en fais pas, mon petit, dit-elle. Une fois devenus grands, Moïse fera un commerçant tandis que tu seras un docte. Ces paroles me firent sourire sur le moment. J'avais comme l'impression que toutes les grands-mères tiennent de pareils propos à leurs petits-fils pour les
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flatter. Par la suite, les tribulations de la vie aidant, j'oubliai complètement la prédiction de grand-mère. Le faubourg de Kousgoundjouk se trouvait établi dans un val fermé sur trois côtés par des montagnes. Le val s'ouvrait sur le Bosphore. Grosso modo, les Turcs habitaient le littoral, les Arméniens occupaient la montagne, les Grecs étaient au centre de la ville où ils possédaient une église de style byzantin. C'est là qu'en cas d'épidémie on établissait le centre de vaccination. Grecs, Israélites et Arméniens vivaient en bonne intelligence. Ils étaient, du reste, minoritaires, ils n'auraient pas osé se livrer à des hostilités les uns contre les autres par crainte des maîtres du pays. Il en allait autrement avec les jeunes. Ils puisaient des ferments de haine dans les cours de catéchisme et s'en libéraient en organisant, de temps à autre, des bagarres entre eux. Grecs et Israélites ne pouvaient batailler les uns contre les autres parce qu'ils occupaient le centre de la ville et que la police turque (le karakol, le poste de police, n'était pas loin du débarcadère) n'aurait pas toléré des désordres en pleine ville. Mais la montagne était livrée à l'abandon ; là, on pouvait se battre en toute liberté entre Arméniens et Israélites. Donc le soir, après la sortie de l'école, les devoirs vite bâclés, on se rassemblait sous la conduite d'un jeune chef entreprenant, Eliya Saranga. On escaladait la montagne aboutissant au quartier arménien et la bataille commençait. Les Arméniens attendaient les assaillants de pied ferme. Ils avaient pour eux l'avantage topographique, l'approche de l'adversaire ne pouvait leur échapper. Du reste, celui-ci trahissait sa marche d'approche par des crialleries. On était imbu des combats soutenus autrefois par les Hébreux contre les Philistins traités d'incirconcis par les auteurs sacrés. Justement, les Arméniens n'étaient pas déprépucés, ils pouvaient tenir le rôle des Philistins à merveille. De part et d'autres, ont se servait de ces frondes que font les enfants des campagnes pour chasser des oiseaux. E n'y avait point de grands blessés, mais les œils pochés, les contusions, les bosses étaient inévitables. La bataille prenait fin quand les Arméniens réussissaient à mettre en fuite les assaillants. Mal vus des Turcs, ils n'osaient se risquer dans le quartier israélite. J'entendais parler de ces combats mouvementés, mais n'y participais pas, étant trop petit pour cela. Je restais sagement à la maison, m'efforçant de tracer des lettres sur le cahier. Mon frère, par contre, prenait part aux échauffourées, — 47 —
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c'est lui qui m'en faisait le récit. Il savait par le détail les péripéties du combat, le nombre de blessés et la durée de la trêve. Avec les jeunes Grecs, il pouvait y avoir des combats singuliers, non des bagarres. Une nuit que je côtoyais le ouadi à sec, j'entendis dans le noir des vociférations et des pleurs qui partaient du milieu du torrent. Un éphèbe grec tenait sous lui Léon le Balafré (il avait toute une joue brûlée, accident d'enfance) qu'il venait de terrasser, d'où les imprécations du vaincu. Mais quand le Grec eut lâché prise et courut se réfugier dans l'épicerie de son père, Léon le poursuivit et, saisissant une grosse pierre, il la lança contre la vitre de l'épicerie, qui se brisa. Au bruit de la casse, les gens sortirent en émoi des maisons et boutiques voisines pour savoir ce qui se passait, et moi je repris pensivement le chemin de notre foyer. Léon le Balafré avait un frère aîné, mince, élégant, de bonne mine. Il pouvait avoir à l'époque quelque 24 ans. Il racontait en souriant qu'étant jeune, il avait reçu un jour du paternel une claque qui le remit sur le droit chemin. Il était fier de cette claque comme les généraux de Napoléon des soufflets administrés par l'Empereur, le souvenir de cette correction n'affectait nullement le respect qu'il vouait à ses parents. Or il advint qu'un vendredi soir ledit frère aîné ne rentra pas au foyer comme le faisaient tous les Israélites, qui laissaient en plan leur négoce en vue du repos sabbatique. Vous imaginez l'anxiété des membres de la famille. Chacun se demandait : "Qu'est-ce qui a pu bien lui arriver ?" On attendit que parût au ciel la première, puis la deuxième, puis la troisième étoile en différant le Kiddousch le plus possible. Mais enfin, la princesse Sabbat était là, on ne pouvait pas différer son entrée plus longtemps. Par ailleurs, il est interdit de s'affliger le jour du repos. On fît donc ce soir-là comme si de rien n'était. Croyez-vous à l'art divinatoire des bohémiennes ? Moi, non. Et pourtant. Oyez la suite de l'histoire. Le lendemain de la disparition du fils aîné, comme par hasard une zingara vint à passer par notre quartier. Si ce quartier avait été peuplé d'orthodoxes slaves, la diseuse de bonne aventure aurait passé un mauvais quart d'heure ; elle aurait été chassée à coups de pierres pour avoir profané la sainteté du Sabbat en criant : Faldjica falbaca ! Mais les Israélites hispaniques sont mieux élevés ; ils ont beau être pieux, ils ont trop souffert dans la péninsule ibérique pour s'ériger en inquisiteurs de vos faits et gestes. La religion est pour eux affaire
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de conscience personnelle. S'avise-t-on d'exiger du prochain d'avoir les même goûts et d'apprécier les mêmes couleurs que soi ? La famille éplorée recourut donc à l'art de la bohémienne, non pas qu'elle y croyait ferme, mais pour n'avoir pas à se reprocher aucune négligence. La zingara s'assit par terre entourée du cercle de la famille. On ne lui dit rien de ce qui préoccupait chacun. Elle étala ses cartes, lança un dé en l'air et prononça son oracle : "Vous êtes anxieux au sujet d'un des vôtres. Cet être cher vit encore. Il se trouve entre quatre murs ..." Dimanche, on donna avis à la police. L'enquête ouverte par elle établit que le fils très cher avait été mis en prison pour avoir voulu trafiquer des denrées rares. La bohémienne avait vu juste. * *
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Bien avant cet incident, j'entrai à l'école des garçon, dans la basse-ville. L'enseignement y était plus sérieux. Je n'avais fait qu'ânonner de l'hébreu et du français jusque-là. Nous avions désormais un professeur d'hébreu moderne, un immigrant d'Ukraine. Sur le plan du français, on abordait l'Histoire Sainte en scandant tous en chœur : "Le-Dé-luge-est-une-grande-pluie-qui-a-duré-pendant-qua-rante-jours-et-quarante-nuits-Dieu-a-fait-le-dé-luge-parce-que-les-hommesétaient-méchants-Par-mi-tous-ces-hommes-il y avait-No-é-qui-était-bon Nous suivions l'Histoire Sainte de Moïse Fresco. Il faut croire que la méthode de scander en chœur avait du bon puisque je n'ai pas oublié le texte après tant d'années. Elle vous permettait de lire d'emblée des phrases entières, — après l'institutrice. Il y avait à cette école des classes supérieures où l'on enseignait l'algèbre et la géométrie. Mon frère était dans l'une d'elles. Nous n'avions ni lui, ni moi, des cahiers pour faire des devoirs. Mon frère s'était pris de sympathie pour un de ses condisciples appelé Jacques, — comme notre petit frère. Le père de Jacques tenait une quincaillerie. Il gagnait bien sa vie. Il faisait partie du comité de l'école. Mon frère défendait Jacques contre les énergumènes pendant les jeux de la récréation et Jacques lui passait, en retour, un cahier de temps en temps. Mon aîné faisait ses devoirs au crayon. Quand le cahier était plein, il me le passait. Alors je prenais la gomme et effaçais patiemment ses phrases une par une pour — 49 —
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pouvoir m'en servir comme d'un palimpseste. C'était du très beau papier blanc, avec des lignes. Je m'en servais aussi pour faire des dessins. Mes dessins reproduisaient presque toujours le même thème : un jardin planté d'arbres avec une fontaine d'où l'eau coulait sans arrêt et des schémas d'hommes se promenant à l'ombre des arbres — réminiscence de ce que j'avais vu dans le parc de la gendarmerie, à Pacha-Bagtché. Mes petits camarades admiraient mes dessins, ils me priaient de les aider à dessiner des êtres vivants. Le fils du pacha de Kousgoundjouk fréquentait notre école. Il était dans la même classe que moi. C'était un beau garçonnet au teint blanc, propret, bien nourri, bien mis. Tous les matins, une ordonnance militaire l'accompagnait à l'école. Il apportait son déjeuner dans de petites marmites superposées en étain. Le soir, la même ordonnance venait le chercher à l'école et le ramener à sa famille. Je ne pouvais m'empêcher d'envier son sort. Khakham Alcolumbre enseignait aussi à l'école des garçons. L'enseignement religieux, qui dépendait de lui, avait été rejeté en fin de journée, après les autres matières. Là encore, il lui arrivait de venir en retard, sans doute à cause de l'office des vêpres qu'il assurait au temple. C'était l'institutrice de service, une amie de notre mère, qui en pâtissait, car elle avait ordre de ne pas quitter la classe tant que Maître Alcolumbre ne viendrait pas la relever. Les hivers étaient rudes à l'école. Il faisait à ce point froid que beaucoup de parents retenaient leurs enfants à la maison. Il n'y avait pas de budget pour le chauffage, chaque écolier, à la demande de Me Alcolumbre, devait apporter une bûche. Quand la classe n'était pas au complet, les bûches étaient nettement insuffisantes pour chauffer la pièce. Il arrivait parfois que les maîtres eux-mêmes s'absentaient par un froid de canard. On ne pouvait pas le savoir d'avance. Le peu d'écoliers présents se groupaient autour du poêle de fonte. On s'escrimait pour l'allumer. Il n'y avait point de pétrole, point d'allume-feu. Les morceaux de papier étaient impuissants à faire flamber les bûches. On soufflait dessus tant qu'on pouvait. Avec cela j'avais faim. J'était transi de froid, faute de calories. Un élève de famille aisée (il n'y avait pour ainsi dire pas de riche au sens propre du terme) avait reçu des tartines beurrées. Dix heures étaient passées et l'écolier n'avait toujours pas faim. Il tire à contre-coeur les tartines de son cartable et s'efforce de
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manger. Mais ça ne voulait pas passer. J'observais le manège en silence. Il s'en aperçut et s'empressa de m'offrir son petit-déjeuner. Je ne fis pas la petite bouche. Heureusement, l'hiver était limité à trois mois. Le reste de l'année, nous avions du soleil et c'est déjà quelque chose que de pouvoir absorber, grâce au beau temps, de l'oxygène pur à pleins poumons. Les premières pluies commençaient à tomber en septembre. Elles étaient entrecoupées d'éclaircies. Ou bien, il pleuvait en même temps que le soleil brillait. Dans ce dernier cas, affirmaient mes camarades, c'est signe que le Diable se remarie. Mais avant l'automne, il y avait les vacances d'été. Je ne saurais dire combien de temps elles duraient : deux mois ? trois mois ? A mes yeux, elles apparaissaient interminables, presque aussi longues que l'année scolaire. Toute la journée en plein air, quelle aubaine ! Il y avait là de quoi prévenir la phtisie. En prévision de la reprise des cours, on chargeait notre mère du nettoyage à fond des classes. Maître Alcolumbre, je l'ai déjà dit, éprouvait un faible pour elle. Il venait à l'école sous prétexte de vérifier son travail. Nous étions, mon frère et moi, dans le préau, en train de chauffer nos os aux rayons du soleil automnal et d'essayer de faire flamber une feuille de papier à cigarette à l'aide d'une loupe. Les deux adultes devisèrent longuement de choses et d'autres. A la fin, mère dit à Khakham Alcolumbre : — J'ai une prière à vous faire. La Fête des Cabanes approche. Le soir de la fête, je vais vous envoyer mes deux gosses, à la synagogue de la basse-ville. Tâchez de leur offrir quelque chose de la Soucca — Je ne manquerai pas, comptez sur moi, promit M. Alcolumbre en se retirant à la hâte. Le soir de la fête arrive. Comme nous habitions le quartier des pauvres, nous sommes allés au temple qui était au centre de la ville, le plus proche de chez nous. Une magnifique soucca (tonnelle) avait été construite dans un coin approprié de la cour. Elle était parfaitement éclairée. Le pain blanc, le raisin, le vin rituel, les nappes resplendissantes de netteté, rien n'y manquait. Quelques dames avaient apporté des gâteries faites au four. La coutume le voulait ainsi. On laissa passer le ministre-officiant d'abord suivi des fidèles. La petite tonnelle se trouva bondée en quelques sec. Mon frère Moïse et moi, nous nous — 51 —
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tenions sur le seuil, regardant les autres manger, bénir et boire. Il y avait un peu de bousculade autour des tables, mais nous ne participions pas. Une misère prolongée est cause de timidité. On attendait que quelqu'un daignât nous remarquer pour nous offrir une bouchée de quelque chose. Il ne se trouva personne pour avoir ce geste. Quand les commensaux eurent attaqué les grâces, nous comprîmes que la cérémonie touchait à sa fin, qu'aucun espoir n'était plus permis. Tant de dureté de la part de dévots m'écœura, j'avais le cœur serré et prêt à fondre en larmes ; mais je me contraignis. Soudain, mon frère eut comme une illumination : — Il nous reste encore une chance, dit-il. Khakham Alcolumbre a promis à notre mère de nous régaler de pain et de raisin. Filons vite au temple A'abajo la calle (la basse ville). Nous prîmes nos jambes à notre cou et partîmes en direction de la basse ville. Cela représentait une bonne trotte, mais l'espoir de recevoir quelque gâterie soutenait nos jambes. Nous arrivons enfin au terme de notre course. La soucca était encore tout illuminée, mais on aurait dit qu'un ouragan y avait passé. Il n'y avait presque personne dedans. Seule la silhouette gigantesque de Khakham Alcolumbre s'y balançait. 11 était occupé à desservir les tables. — Dieu merci, m'écriai-je, c'est l'homme qu'il nous faut. S'approchant timidement du maître, mon frère lui rappela la promesse faite à notre mère. — Comment, s'écria-t-il, c'est maintenant que vous arrivez ? Il ne reste plus rien ! ... Vous pouvez vous en rendre compte par vous-mêmes. Il fallait venir plus tôt ! ... En mon for intérieur je souhaitais qu'il nous invitât à l'aider à débarrasser les tables. Il y avait tellement de grosses miettes de pain blanc sur les nappes ! Mais, repu comme il l'était, il ne pouvait concevoir qu'on pût être affamé à ce point.
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On imagine notre nouvelle déception ! Décidément, nous étions des malchanceux comme le poète-philosophe dont nous portions le nom, Abraham Ibn Ezra. Toutes ces lieues que nous venions de courir inutilement, il fallait nous les retaper avec beaucoup moins de calories. Nous arrivons dans notre quartier, fourbus de fatigue. La baraque de grandmère était plongée dans l'obscurité totale. Grand-mère n'y était pas. Sa fille aînée, sans doute, l'avait invitée pour la fête. Mais notre mère y était. Elle n'aurait pu accepter une invitation sans ses enfants. Quant à inviter toute la maisonnée en période de famine générale, il n'en était pas question. Assise sur le canapé, dans la pièce d'entrée, mère s'était enveloppée des ténèbres comme du châle blanc de laine qu'elle avait l'habitude de jeter sur ses épaules, quand elle sortait. Apparemment elle évoquait dans le noir les rares années de bonheur qu'il lui avait été donné de vivre ici-bas, avec son époux. Elle faisait la comparaison entre le dénuement de cette nuit de fête et l'abondance relative qui avait régné sous le règne précédent. Elle se rappelait le temps heureux où son mari et elle formaient un jeune couple bien assorti. Quand notre père la quittait pour rendre une visite de politesse à sa vieille mère, de l'autre côté du Bosphore, ils se donnaient rendezvous au débarcadère comme deux amoureux. Elle savait d'avance à quelle heure allait accoster le paquebot fluvial. Elle prenait ses enfants et allait l'attendre à la sortie. Quand elle voyait son mari qui lui était revenu sain et sauf de la traversée, elle rayonnait de bonheur. Son époux lui racontait comment il avait passé la journée, en quel état il avait trouvé sa belle-mère. Ils avançaient côté à côte comme des amants, entourés de leurs gosses. C'est tout cela qu'elle revoyait par la pensée en cette soirée de Souccoth sans lumière, sans repas chaud, sans préparatifs de fête. Nous entrons dans la baraque sombre et nous lui faisons part de notre double déconvenue. Son cœur se serre à notre récit, elle enrage contre Maître Alcolumbre : — Ce grand benêt ne pouvait-il pas mettre de côté quelques tranches de pain avec du raisin pour vous ? Est-ce ainsi qu'il tient ses promesses ? ... A l'avenir, j e saurai quel cas faire de sa parole ! ... Elle pensait, peut-être, que non seulement Maître Alcolumbre allait nous régaler de pain blanc et de raisin, mais qu'il aurait la délicatesse de lui en envoyer aussi puisque déguster le pain et les raisins de la Soucca est une prescription religieuse.
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Nous avions comme Padischah S. M. le Sultan Mehmed V, frère débonnaire de Hamid, et comme ministre de la Guerre, Enver Pacha, un des auteurs du coup d'Etat qui avait amené au pouvoir les "Jeunes Turcs". Enver était bon patriote et nationaliste, mais il manquait de réalisme. Il avait suffi que le kaiser lui tapotât amicalement le dos et lui prédît qu'il serait un jour un grand homme pour jeter dans la guerre la Turquie exsangue alors qu'elle n'avait rien à gagner. Il estimait que les territoires perdus dans les Balkans étaient, après tout, des provinces étrangères, qu'il y avait moyen de trouver une compensation ailleurs. Ce moyen était la reconquête du Turkestan ou Touran. Voilà au moins une contrée au sujet de laquelle les grandes puissances occidentales ne pouvaient pas prétendre qu'elle n'était pas un territoire turc. Il pensait que le conflit entre Austro-Allemands et Franco-Britanniques lui offrait l'occasion de réaliser le rêve qu'il caressait depuis longtemps : le Grand Touran. Dès le déclenchement des hostilités, en 1914, à la tête de 100.000 hommes, il s'était engagé dans le Caucase. Cela ferait diversion, pensaient les Allemands, à l'avance russe sur Tannenberg. Mais l'hiver caucasien avait gelé ses hommes dans les tranchées. Enver rentra à Constantinople avec seulement une poignée de survivants. Ensuite il participa à la défense des Dardanelles avec Liman Pacha et Moustapha Kémal ; il ne blairait pas ce dernier. Tous ces soldats tués au Caucase et à Tchanak-Kalé, et même les hommes sous les armes, c'étaient autant de bras arrachés à la charrue. La récolte baissait d'année en année, le plus clair de la production agricole allait à l'armée, il restait peu de chose pour la population civile. De loin en loin, les autorités procédaient à des distributions de denrées aux veuves de guerre, mais c'était maigre : tantôt des pois chiches ou des lentilles véreuses, tantôt des fèves sèches minuscules, plus fréquemment de la semoule de blé. Les vivres devenaient rares, mais à condition d'y mettre le prix, on pouvait encore se les procurer. Quand on était pauvre, quand on manquait de ce même papier-monnaie qui avait remplacé les pièces d'or (peu de temps avant notre déménagement de Pacha-Bagtché), on ne pouvait rien faire, si ce n'est se laisser mourir à petit feu. Les faibles, les indigents n'avaient aucune possibilité de réagir.
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Dans ces conditions, mère était réduite à tout tenter pour demeurer en vie, sinon pour elle, du moins pour sa progéniture. A Pacha-Bagtché, elle avait demandé à des épiciers ou des fermiers de ne pas jeter les œufs pourris, de les lui passer. Elle espérait, sans doute, que l'épicier ou le fermier aurait la délicatese de glisser dans la masse un ou deux œufs bons à manger. Elle se faisait illusion. Farfouillant sur la commode un jour que j'était resté seul à la maison, je découvris un sac en papier plein d'œufs : la saleté des coquilles disait d'avance qu'ils ne valaient rien. Je les ai ouverts l'un après l'autre ; tous puaient. Je n'ai pas voulu pousser ma curiosité au-delà du cinquième ou sixième œuf. A Kousgoundjouk, elle achetait ou se faisait donner, (je ne sais au juste), des paniers remplis de pommes pourries. Elle pensait récupérer les quartiers sains, quand il y en avait. Un soir, elle nous avait pris tous les quatre pour faire un tour dans la basse-ville. Elle s'arrêta, pleine d'envie, devant un paysan turc qui vendait des coings. Elle possédait la moitié d'un Medjidié. Elle dit à notre sœur : "Tiens cette moitié de billet un instant, je vais essayer de la lui filer pour un Medjidié entier." Elle commence par demander le prix du kilo de coings. — Un Medjidié, fit le paysan. — Soit, reprit notre mère, pèse m'en un demi-kilo. Le paysan pèse un demi-kilo de coings sans se douter de rien. Notre mère reprend la moitié du billet de la main de notre sœur et la lui file dans l'obscurité. Malgré le noir, le marchand s'aperçoit de la ruse : — Reprenez votre Medjidié ; il est amputé ... Alors notre mère, faisant l'innocente, se tourne vers sa fillette et lui dit en la grondant : — Qu'as-tu fait de l'autre moitié du billet, malheureuse ? ... Moi, qui assistais à la scène, j'en rougissais jusqu'aux oreilles. Il a fallu rendre les coings sous les quolibets du marchand.
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Grand-mère n'était pas mieux partagée que sa fille. Elle était petite, menue, l'opposé de notre grand-mère paternelle, qui était pléthorique. Je l'ai vue, plus d'une fois, déjeuner d'un verre d'eau dans lequel elle glissait un morceau de sucre. Elle trempait son pain dans cette solution. Elle ne devait pas survivre à ce régime. Grand-mère essaya de faire venir des tomates sous sa fenêtre. Un treillis de fer d'environ deux mètres recouvrait ses plants. Dès le printemps, une tomate se fit remarquer par sa grosseur. Jour par jour, je notai son développement. Déjà elle commençai à rosir lorsqu'un gamin d'en face de chez nous, Marco, vint rôder autour. Voyant qu'il n'y avait que moi à la fenêtre, il glissa subrepticement sa main sous le treillis et chaparda la tomate. J'étais saisi de l'indignation qu'inspire l'impuissance. J'avais bien alerté grand-mère, mais le temps qu'elle accourt, le galopin était parti. Un soir d'hiver, j'étais resté seul avec grand-mère. Nous nous pressions contre le brasero éteint depuis peu. Le métal conservait encore la chaleur de la cendre, nous plaquions nos mains contre le métal pour capter un peu de cette chaleur. A un moment donné, je vois grand-mère qui fouille dans la cendre, découvre un morceau de charbon de bois carbonisé et le porte à sa bouche ... Je ne pus m'empêcher d'écarquiller mes yeux devant cet étrange comportement. Grand-mère, s'apercevant de mon ahurissement, me dit : — C'est bon, mon petit, fais toi aussi comme moi, fouille et si tu trouves un charbon éteint, ne le laisse pas, croque-le ; cela soutient. J'avais bonne opinion de grand-mère et j'ai voulu mettre son conseil à l'épreuve. Je saisis un morceau de charbon éteint et me mis à le déguster précautionneusement... Pouah ! Je n'étais pas prêt à recommencer. * *
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Une femme restée veuve à la fleur de l'âge exerce un pouvoir d'attraction sur les hommes mal mariés ou en quête d'épouse. Mais si elle est chargée d'enfants, comme c'était le cas ici, elle exerce une double action : celle de l'attraction et de la répulsion.
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Du temps où nous habitions Pacha-Bagtché, un homme en uniforme d'officier venait souvent voir notre mère. Elle ne restait jamais seule avec lui. Elle étalait un tapis sur le plancher et m'y installait. L'officier et notre mère prenaient place sur le canapé, ils devisaient longuement, mais j'était trop petit pour comprendre ce qui se disait entre eux. J'avais l'impression qu'il était souvent question de mon père (c'était avant l'avis de décès). L'officier était sensé lui donner des nouvelles du front. Quelquefois aussi je me demandais si ce n'était pas un prétendant à la main de maman. L'officier s'est amené une fois avec un joujou pour moi. Pendant que j'étais entier occupé à l'explorer, eux se disaient ce qu'ils avaient sur le cœur. A Kousgoundjouk, je remarquai le va-et-vient d'un homme élégamment mis. Il vint voir deux ou trois fois notre mère. Elle le faiser passer pour l'ingénieur de la verrerie. Il venait, selon ses dires, négocier l'achat de certains objets laissés par notre défunt père. Après le décès de tante Chaconne, sa fille Marie et son fils Joseph se rabattirent sur Kousgoundjouk. Marie n'allait pas tarder à épouser un homme sérieux, Marco Lévi, marchand de tissus tandis que Joseph, resté célibataire, fréquentait sa jeune tante. Il lui faisait une cour discrète. Tantôt il s'acquittait de commissions pour elle, tantôt il lui apportait des branches de prunes ou de cerises cueillies de sa main. Maman était sensible à ces attentions, elles lui procuraient quelques instants d'oubli. II est possible qu'une idylle innocente se soit ébauchée entre eux. Mais, soit que Joseph n'avait pas encore de métier, soit que les jours de notre mère fussent comptés, l'idylle n'eut pas de lendemain.
Altérocentriste, une fille d'Eve se marie pour le plaisir de se sentir aimée et protégée par un plus fort qu'elle, pour avoir sur qui s'appuyer, avec qui se concerter. Les enfants passent au second plan dans ses préoccupations, ils représentent souvent la rançon dont on paie le plaisir génésique. Quand la guerre ou tout autre fléau prive la femme de son soutien, si elle n'a qu'un enfant, elle peut, à la rigueur, l'accepter en le considérant comme le double de l'homme qui l'aimait, comme son portrait vivant, comme un souvenir précieux de lui. Mais quand elle hérite de toute une progéniture sans aucun bien à côté, elle n'est pas loin de prendre la vie et les gens en grippe, y compris ses enfants sur lesquels, inconsciemment, elle projette son accablement. — 57 —
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Ces considérations me viennent à l'esprit en songeant à la manière cavalière dont notre mère, par ailleurs très malheureuse, nous traitait Je n'ai pas dit le moindre mot des conditions d'insalubrité dans lesquelles nous vivions. C'est bien simple, dans tout le quartier, il n'y avait, ni le tout-à-l'égout, ni l'eau courante, ni une fontaine publique (à Pacha-Bagtché on trouvait des pompes à tout bout de champ). L'unique puits où l'on se pourvoyait en eau était communal. Pour ce qui est de la toilette, on adaptait un petit robinet à un ancient bidon de pétrole, qu'on remplissait d'eau tout le temps et l'on obtenait ainsi un petit filet d'eau. Notre mère nout prit un jour au bord de la mer pour nous laver à fond. Quand vint le tour de notre petit frère, elle le savonna des pieds à la tête et le plongea tout entier dans le Bosphore en le tenant par le bras. Les cris poussés par l'enfant me fendait le cœur. Ils laissaient notre mère impassible. L'insistance avec laquelle elle le replongeait dans la mer malgré ses cris me fit soupçonner un moment qu'elle voulait se débarrasser de lui, le noyer pour avoir une bouche de moins à nourrir... Les épreuves de la vie l'avaient endurcie. Nous étions seuls sur la jetée, l'eau était profonde à cet endroit. Je me disais que si jamais notre petit frère lui échappait des mains, il coulerait infailliblement au fond, il n'y avait personne pour le repêcher. Un samedi, c'était l'hiver, il avait neigé. A la faveur d'une éclaircie, mère sortit faire un brin de causette sur la neige avec sa voisine immédiate, veuve de guerre comme elle. Cette voisine, jeune encore, avait eu un seul garçon de son mari, la charge en était moins accablante. J'étais sorti aussi à la suite de notre mère. Le soleil faisait reluire la neige qui conférait à la terre, habituellement sale, une blancheur immaculée. Cela nous changeait un peu des mauvaises odeurs et des saletés occasionnées par les filets d'eau de lessive qui sortait de chaque baraque. J'avais demandé à ma mère des ciseaux pour tailler des images dans du papier. Soit qu'elle n'ait pas voulu interrompre sa conversation, soit qu'elle y croyait ferme, elle me dit qu'il était défendu le sabbat de se servir des ciseaux ... Bientôt, la conversation entre les deux jeunes veuves de guerre se trouva axée sur l'avenir de leurs enfants. Mère disait : — Je ne suis pas ambitieuse, tout ce que je souhaite pour mes garçons quand ils seront en âge de travailler, c'est un emploi dans une banque.
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Je ne soupçonnais pas, à cet âge, que l'aire carvicale correspondant aux chiffres resterait chez moi atrophiée, que le moindre calcul mental serait pour moi une corvée sans attrait. Malgré cela, j e me dis en moi-même, l'air frondeur : "Employé de banque ? Qu'es-aquo ? . . . Et si je n'étais pas qualifié pour ?" Alors, pour la première fois, j'eus le sentiment que les parents constituaient des entraves dans le développement spontané des enfants, je me dis que la vie ne serait pas drôle avec une mère nous imposant des tâches pour lesquelles nous n'aurions pas des dispositions. Je me fis, ce jour-là, du mauvais sang gratuit. J'ignorais que les événements allaient se précipiter et chambarder du tout au tout notre existence. * *
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A force de privations, nous allions finir par tomber tous malades, à l'exception de notre sœur aînée et de notre petit frère. Chez notre mère, le mal qui devait l'emporter débuta par une simple grippe. Elle faisait de la fièvre, elle dut s'aliter. Point de travail, point de nourriture ni pour elle, ni pour les siens. Un matin, à l'aube, tout le monde dormait dans la baraque. Le vent soufflait violemment. J'avait le sommeil léger en raison de ma maigreur extrême. Le bruit de la bourrasque m'avait tiré de mon rêve juste au moment où, placé devant un laitage turc, mahlebi ou soutlatche, je m'apprêtais à porter la cuiller à la bouche. L'Aquilon souffla tant et si bien qu'il parvint à arracher le châssis d'une de nos fenêtres. Personne n'en avait entendu le bruit à part moi. Le vent s'engouffrait rageusement à travers la baie demeurée béante, chassant par millions les bactéries hors de la chambre à coucher. Je vis alors mère se lever résolument, sortir dans le froid en chemise de nuit, malgré sa fièvre, et ramasser la croisée. Par bonheur, la vitre ne s'était pas cassée tant la terre était humide. Elle voulut, à partir de l'extérieur, replacer le châssis dans sa baie. A force d'efforts, elle y parvint et rentra incontinent dans son lit. Tous mes frères dormaient. J'avais été seul spectateur muet de cet acte de vaillance. La grippe mal soignée se mua en bronchite. Une jeune institutrice du quartier, qui connaissait notre mère, vint un soir lui poser des ventouses au dos. J'étais dans la chambre, seul avec les deux femmes. Il y eut un moment d'embarras, surtout de la part de l'institutrice. Fallait-il découvrir le dos de la
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malade en présence de son garçonnént ou fallait-il lui demander de sortir ? Mère la rassura : — Mon enfant, observa-t-elle, est encore à l'âge de l'innocence. Il peut rester. Je ne veux pas l'exposer au froid de l'antichambre. Mère, debout, se pencha sur la commode. Son amie lui posa des ventouses sèches. C'était pour moi un spectacle tout nouveau. Sous chaque verre brûlait un brin de coton posé à même la chair. "Comment se fait-il, me demandais-je, que ça ne lui brûle pas, qu'elle ne réagisse pas par des cris ?" Quand l'institutrice retira les ventouses, tout le dos était marqué de ronds de chair bronzée. A son tour, la bronchite mal soignée se mua en pneumonie. Ce mal ne pardonnait pas à l'époque, surtout pas aux sujets sous-alimentés. Il n'était pas question de faire venir un médecin. Où prendre l'argent pour les honoraires ? Il en était de même pour les médicaments, à supposer qu'ils fussent efficaces. Il fallait laisser faire la nature et Dieu. Or la nature ne pouvait rien dans un corps aussi affaibli et Dieu avait ses desseins à lui. Dans l'intervalle, nous étions tombés malades, mon frère et moi. Nous couchions à même le plancher, dans la chambre de notre mère, avec cette différence qu'elle disposait d'un lit en fer. Dans la pièce de l'entrée, grand-mère s'était aussi alitée pour ne plus se relever. Notre sœur et notre petit frère logeaient provisoirement chez tante Sara, derrière notre baraque. Un soir, le mal s'aggrava. Mère avait de la peine à respirer. Sa sœur aînée se tenait à son chevet. Elle eut voulu s'asseoir qu'elle n'eut pu trouver un endroit libre pour y poser un siège. Toute la pièce était encombrée. Il lui sembla que mère entrait dans le coma. "Là, là, se dit-elle, ce n'est pas le moment de mourir ! Qui prendra soin des quatre orphelins ?" Elle avait, pour sa part, trois garçons à charge et un mari déserteur à cacher. Vite, elle courut au temple de la Verhané, versa de l'huile dans la lampe allumée en permanence en priant Dieu de lui conserver sa sœur, sinon par amour d'elle, du moins en considération de ses enfants, qui resteraient sans soutien. Ce soir-là. Dieu écouta sa prière et lui accorda un sursis, juste le temps de se préparer par la pensée au pire.
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La nuit se passa tant bien que mal. Le lendemain, à l'heure où les humains accusent un regain d'activité et d'énergie, mère entra dans l'agonie, une agonie bien discrète. Peu à peu, le souffle lui manqua, elle s'éteignit comme une bougie entièrement consumée. Personne parmi nous ne s'en était aperçu. Tante Sara, épouvantée, inclina son oreille sur la poitrine de sa sœur comme pour l'ausculter : pas le moindre battement de cœur, sa sœur était sans mouvement. Ausitôt, élevant la voix, elle se prit à sangloter bruyamment et à déplorer le sort de la défunte. Il pouvait être 10 heures. Aux cris poussés par elle, grand-mère qui gisait sur son grabat comprit que sa cadette n'était plus de ce monde. Une sueur froide parcourut tout son corps. Mourir, c'est déjà un malheur. Laisser derrière soi quatre orphelins dans le dénuement total, sans qu'un proche puisse prendre soin d'eux, c'était la catastrople ... Cette pensée terrifiante terrassa la vieille femme sous le coup. Il y avait à peine une demi-heure que sa cadette avait rendu l'âme au Créateur. Les croque-morts ne tardèrent pas à apparaître dans la sinistre baraque. Depuis le début de la guerre, ils étaient sur le qui-vive comme les infirmiers et les aumôniers sur les champs de bataille. La fréquence des trépas par inanition les y avait habitués, ils étaient aguerris devant la Mort et son insatiable faux. Cette fois, ils se trouvaient devant un cas embarrassant : jamais auparavant ils n'avaient eu à inhumer deux personnes décédées le même jour, à la même heure, dans le même foyer. Une question de préséance se posait ici : qui enterrer la première ? La préséance appartenait toujours au plus âgé, mais la plus jeune avait expiré la première. On consulta à la hâte une autorité rabbinique. Le docteur de la loi éluda la difficulté en prescrivant : "Inhumez-les toutes les deux à la fois !" Tante Sara me rhabilla, m'enveloppa dans une couverture et me déposa sur un canapé, dans sa maison. J'avais été dans l'euphorie jusque-là. Resté seul sur le canapé, je me mis à réfléchir sur ce qui se passait autour de moi. De la fenêtre où l'on m'avait placé, j'observais le va-et-vient des personnes. "Voyons, me dis-je, qu'est-ce que ça veut dire : "Maman est morte ? Cela signifie que nous ne la reverrons plus jamais ..." A cette pensée, je versai un flot de larmes. J'étais condamné à pleurer seul comme en cette funeste journée où le policier était venu annoncer le trépas de notre malheureux père. Quand il ne me restait plus d'humeur lacrymale, je cessais de pleurer. Quelques instants après, la même pensée se représentait à mon esprit : "Qu'est-ce donc que notre mère est morte ? ... C'est dire que je ne la reverrai plus, en aucun cas ..." Et de nouveau
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les larmes coulaient abondantes de mes yeux. Pleurer soulage et même aide à éliminer une partie de l'humeur peccante accumulée dans notre organisme. Tante Sara s'était empressée de câbler la nouvelle du double décès à notre tante paternelle. Tante Rebecca vint sans retard accompagnée de son mari, facteur à Moda. Il s'appelait Moïse comme mon frère. Les deux belles-sœurs n'étaient point faites pour sympathiser. Tante Rebecca avait frayé avec des intellectuelles avant son mariage. Elle avait la prétention que confère l'instruction, fut-elle superficielle. Femme du peuple, tante Sara n'avait pas de complexe. La première était une brune, la seconde avait le teint clair. Tante Rebecca et son mari connaissaient déjà notre petit frère et notre sœur Rica. Ils les adoptèrent. Tante Sara jugea ce choix judicieux, car n'ayant que des garçons à la maison, elle ne voulait pas s'embarrasser d'une nièce au seuil de l'âge ingrat. Sur ce point donc, l'accord a vite été réalisé. Mais notre sœur Rica, se voyant adoptée par tante Rebecca, voulut faire excès de zèle. Elle lui révéla que notre mère possédait bien des choses précieuses, à part les ustensiles en bronze flambant neufs, et qu'elle avait vu tante Sara les emporter les unes après les autres chez elle. Les deux belles-sœurs passèrent donc la soirée à discutailler làdessus tandis que l'oncle Moïse, souriant et débonnaire, fumait et s'entourait d'une nuée à l'instar de l'autre Moïse qui avait donné le Décalogue aux Hébreux et, indirectement, aux chrétiens. Le lendemain, les deux belles-sœurs se séparèrent avec des visages de bois. Elles ne devaient plus se revoir. Des années passèrent. Tante Sara tenta de se raccommoder en faisant le voyage, une ou deux fois, jusqu'à Kadikeuy. Mais tante Rebecca manquait d'indulgence pour la faiblesse humaine. *
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Notre nouvelle demeure se trouvait sur un niveau légèrement plus élevé que la baraque de notre défunte grand-mère. Elle comportait un rez-de-chaussée surmonté d'un étage. On y entrait par un vestibule donnant accès, à droite, à un petit salon (où bientôt allaient avoir lieu les épousailles du cousin Joseph), à gauche, à une salle à manger, suivie de la cuisine et du privé. Le premier étage comportait deux pièces et une terrasse surplombant le w.c. Elle était recouverte — 62
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de plaques de zinc. Quand il pleuvait, en automne, cela faisait une musique agréable à entendre. J'aimais le flic-flac de l'eau perçu à partir d'une couche bien chaude. Il y avait aussi des gouttières de zinc, qui nous permettaient de recueillir l'eau de pluie, soit pour boire, soit pour faire la lessive ou notre toilette. A cet effet, on mobilisait tous les récipients possibles et imaginables pour ne pas perdre la moindre goutte d'eau. Cette eau avait meilleur goût que celle du puits. Cette dernière avait le goût de rouille. Etait-ce excès de fer ? Ce goût provenait-il de la décomposition du cadavre d'un chat ? C'est ce que je me demandais en buvant avec dégoût. La vue de la tâche noire, ténébreuse, que formait l'eau au fond du puits me rendait hydrophobe. C'était pour moi comme l'œil malveillant d'un mauvais génie. Je ne pouvais pas en supporter le spectacle sans frémir. Je me disais que si je devais tomber dans le puits, je serais mort de frayeur avant d'arriver au fond. J'imaginais que l'eau pullulait de monstres et d'hydres qui me guettaient sournoisement. Lorsqu'enfin le seau arrivait à l'air libre et que l'eau, transparente et fraîche, formait des friselis, mon hydrophobie régressait, cela me rassurait. En été, nous dormions parfois en plein air, sur la terrasse. On nous recommandait de bien fermer la bouche. Car une fois, dit-on, quelqu'un ayant dormi la bouche ouverte, une couleuvre s'était glissée dans son tube digestif. La couleuvre est inoffensive, mais quand même ça représentait un bloc de glacé gênant pour la respiration. Il avait fallu suspendre l'homme par les pieds audessus d'une large cuve remplie de lait... L'odeur du lait attira la couleuvre hors de la cavité buccale. Telle était notre nouvelle demeure. Elle récelait un secret. Je vais vous le révéler. Bien avant sa mobilisation, l'oncle Albert était venu avec tante Sara et ses enfants nous rendre visite à Pacha-Bagtché. J'avais été frappé par les beaux costumes que portaient nos petits cousins. Pour avoir la paix à la maison et pouvoir librement causer, nos parents avaient prié la dame grecque que nous appelions Kiria de nous garder tous les quatre ce jour-là. A quatre, on trouva de quoi s'amuser. Comme c'était exceptionnel, la Kiria nous laissa rire et bruire à volonté. A notre tour, nous leur rendîmes visite à Kousgoundjouk. L'oncle Albert était chineur. Dimanche venu, il chargeait un bourriquet de coupons de drap et de tissu et s'en allait pour toute la semaine par monts et par vaux. Il passait les — 63 —
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nuits dans les auberges ou en plein air, dans les bois, à deux ou trois, jamais seul à cause des brigands éventuels et pour crainte des lémures, à ce qu'il m'a raconté plus tard. On évitait les brigands en n'allumant pas de feu. Vendredi, il rentrait du foyer. Il prenait son bain, revêtait son cafetan et dès lors il trônait comme un roi au milieu de sa progéniture. Même sa femme avait du respect pour lui avant cette maudite guerre, qui allait la transformer en ogresse. C'était un dimanche matin, l'ânon, attaché devant la maison, dévorait à belles dents sa mangeaille. Il savait par expérience le nombre de parasanges qu'il lui fallait parcourir avant d'avoir l'occasion de se restaurer à nouveau. Moi, encore enfant, je n'avais vu âne de si près. Je trouvais celui-ci beau, jeune et propret, je voulus le caresser par-derrière. Mais voilà, les bêtes n'aiment pas qu'on les dérange à table. J'ignorais qu'un ânon si gentil en apparence, pouvait se fâcher. Il leva la patte comme pour me menacer d'un coup de sabot. Heureusement, je vis le coup venir, je l'esquivai. Ce coup de sabot manqué est le seul souvenir que je conserve de notre première visite à nos cousins germains, avant la guerre. Lorsque la conflagration éclata, l'oncle Albert fut mobilisé comme tout le monde. Il était pacifique et poltron, de ces hommes que les Hébreux excluaient de leurs rangs avant d'engager le combat. Il avait entendu parler de l'enfer de Gallipoli. Il fit violence à sa pusillanimité et, ouste ! il déserta. Connaissant les chemins (en sa qualité de colporteur), il n'eut pas de peine à revenir à l'arrière, en éludant les gendarmes. Sans être une intelligence remarquable, il se dit qu'il serait bête de retourner à la maison : il risquait d'être facilement pris et traduit devant un conseil de guerre. Il se rendit plutôt à Pacha-Bagtché, chez sa belle-sœur, tante Chaconne. Là, il ne pouvait venir à l'idée de personne de le chercher vue la proximité de la gendarmerie ... Quelques jours passèrent. J'étais, un samedi, alité dans notre baraque de Kousgoundjouk quand des civils entrèrent chez grand-mère et se mirent illico à perquisitionner. Après avoir fouillé tout le logis, ils étaient entrés dans la chambre où je me trouvais alité. Là était un bahut fermé à clef. Ils demandèrent à grand-mère de l'ouvrir. Elle obtempéra à l'ordre, toute tremblante, — comme s'il y avait réellement un homme caché dedans. On farfouilla, on n'y trouva rien. Sa peur provenait de ce qu'il y avait un couvert d'argent dans le bahut ; elle craignait qu'on ne le lui confisque. L'homme qu'on cherchait, vous l'avez deviné, était l'oncle Albert. On avait été d'abord chez lui. N'ayant rien trouvé, on avait demandé si la maîtresse de — 64 —
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maison avait des proches. Tante Sara avait indiqué la baraque de sa mère, sachant qu'elle ne risquait rien. Oncle Albert resta peu de jours caché chez sa belle-sœur, la bonne et brave tante Chaconne. Premièrement, il ne voulait pas compromettre cette famille si bien vue des Turcs locaux ; secondement, les gens de la maison vivaient dans la plus grande gêne. Il dut réintégrer ses pénates. Tante Sara fut assez heureuse de récupérer son époux alors que tant d'autres femmes avaient déjà perdu le leur ! Mais sa joie n'était pas sans mélange. Maintenant commençait un calvaire pour elle et pour son mari : pour elle, qui devait le cacher et le nourrir pendant toute la durée de la guerre ; pour lui, qui allait passer toute la guerre dans la crainte d'être livré par quelque mauvaise langue. Tous les vendredis soirs, on baissait les rideaux, on fermait la porte extérieure à clef, l'oncle Albert descendait dans la salle à manger vêtu de son cafetan oriental, bien lavé et le front déridé. C'était sabbat, il n'est pas permis d'être affligé en ce jour férié. La salle était mieux éclairée que les autres jours, il récitait l'office du soir et chantait le Kidousch en sourdine avant de tremper ses lèvres dans la coupe de vin. Sa foi en Dieu aidant, il se considérait comme en une forteresse imprenable. Après le repas, il s'enhardissait jusqu'à entonner les hymnes sabbatiques et le kontakion dédié à Simon Bar Yokhaï, docteur de la loi du II e siècle, qui osa critiquer les Romains publiquement en disant que les ponts, les marchés et les thermes établis par eux était une manière de mieux exploiter les usagers. Pour échapper à la vindicte romaine, il dut se réfugier longtemps dans une caverne de la Galilée, près de Méron. Les Juifs ignorants de leur histoire ont fait de ce maître, qui avait les pieds bien à terre, une sorte de personnage mystique, lui attribuant maints dits et faits que Bar-Yokhaï aurait désavoués s'il était donné aux trépassés de communiquer avec les vivants. Parfois, l'oncle Albert quittait sa cachette plus de bonne heure. Armé de ciseaux, il nous dégradait les cheveux affreusement, mais on riait quand même, on plaisantait entre nous. C'était histoire d'éviter les frais de coiffure. La journée de sabbat se passait aussi bien que la soirée. Dès dimanche matin, il se volatilisait pour toute la semaine (comme du temps où il chinait), il disparaissait même pour ses enfants ; personne, à part sa femme, ne savait où il était caché. Pourtant, il s'est trouvé une coreligionnaire de basse extraction pour menacer de le dénoncer à l'autorité turque. Je me demandais quel pouvait être le mobile qui la poussait à agir ainsi ? Habitant loin de notre quartier, elle n'avait — 65 —
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pu avoir maille à partir avec notre tante. Avait-elle perdu son mari à la guerre et était-elle jalouse de ce que tante Sara maintenait le sien en vie ? Voulait-elle simplement la faire chanter ? Je l'ignore. Un jour, notre tante nous prit, mon frère et moi, pour se rendre, le désespoir dans l'âme, chez la maîtresse chanteuse. Elle occupait un appartement dans une vaste maison à moitié délabrée. Etaient-ce les raids aériens qui l'avaient mis en ce piteux état ? Etait-ce plutôt un incendie ? Il avait fallu faire de l'acrobatie pour monter chez elle. Le moindre faux-pas et nous nous cassions la nuque. Elle était de basse classe, tout sentait en elle la vulgarité. Tante Sara lui fît comprendre, dès l'abord, qu'elle venait composer avec elle. Il n'y avait pas d'autre moyen, il fallait passer par là. Elle lui dit que la dénonciation ne lui rapporterait rien. Au contraire, elle risquait d'être excommuniée, mise tacitement au ban de la communauté. Elle ne pouvait pas ruiner sa famille sans compromettre le sort des deux orphelins qui l'accompagnaient et qui se trouveraient, du jour au lendemain, dans la rue comme tant d'autres petits. Si elle avait des raisons de lui nuire personnellement, quel mal ces deux orphelins lui avaient-ils fait à elle, etc. etc. C'était touchant. La dame écoutait en souriant. De voir une autre femme s'humilier devant elle, cela la flattait. Elle se laissa, enfin, fléchir. En la quittant, il n'était plus question de cafardage. Les deux femmes promirent de s'entr'aider. L'autre aussi avait des enfants. Comme nous, ils assistaient, muets, à cette scène émouvante. * *
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Aussi souvent que l'image d'oncle Albert se présente à mon esprit, je le vois parlant avec douceur et souriant. Il était de caractère efféminé et timide. Etait-ce congénital ? Ou avait-il été marqué par sa claustration forcée et prolongée ? Je l'ignore. Tante Sara était l'opposé de son mari. Son regard vif dénotait l'énergie qui habitait son corps à musculature plate. Il lui fallait bien de dynamisme pour piloter, cinq ans durant, le frêle esquif sur lequel se trouvaient embarqués ses garçons et son époux. Après la guerre, c'est encore elle qui allait continuer à porter le pantalon. C'était une mère très autoritaire : elle faisait trembler sa maisonnée, son mari y compris, par ses éclats de voix. Elle ne s'adoucissait que lorsqu'elle
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recevait de la visite. Avait-elle été toujours ainsi ? Je n'en sais rien. Il est possible que la guerre et les responsabilités assumées par elle aient accentué les traits de son caractère. Du vivant de sa sœur, je l'ai vue un jour entrer souriante chez nous et proposer à notre mère : — Tu sais, Victoria, demain est la fête de Pourim. Mettons en commun quelques maigres ressources et apprêtons des douceurs et des pâtisseries par amour des enfants, pour qu'ils sentent la fête. Pourim, en effet, est une fête gaie, appréciée surtout par les enfants, qui se travestissent en cette occasion et font retentir des crécelles en maudissant la mémoire d'Aman tandis que les adultes vaquent à leurs affaires ce jour-là. La proposition n'avait pas eu de suite. A la mort de sa sœur, chaque fois qu'un convoi funèbre apparaissait sur la route (les gens mouraient comme des mouches), du plus loin qu'elle apercevait la bière, elle élevait la voix et, s'adressant au mort tout comme si cela avait été sa sœur, elle hurlait : — Victoria, Victoria, fais-moi voir une dernière fois ton visage ! ... Comment as-tu pu nous quitter ? ... Je ne vis plus depuis ton trépas, tu étais la seule compagne de ma vie 1 Tu étais tout pour moi, rien ne viendra compenser ta perte ! ... Tout cela était dit du ton des pleureuses professionnelles. Je regardais le convoi qui filait dans le lointain et me disais : "Pourquoi ces sanglots ? Ce cercueil ne renferme pas la dépouille de notre mère. Pourquoi donc se lamenter de la sorte ?" Le trépas de notre pauvre mère avait fait perdre le sommeil à notre cousin Joseph. Lui non plus, n'arrivait pas à se faire à l'idée que sa jeune tante n'était plus de ce monde. Il lui arrivait de rêver de la défunte. Un jour, il débarqua chez tante Sarina et lui dit qu'il avait vu sa sœur en rêve. — Tu dois absolument consulter un docteur de la loi sur le sens de ce cas onirique ! avait statué tante Sara.
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Le cousin Joseph alla consulter un rabbin et celui-ci, sans ouvrir aucun manuel d'onirocritie, lui dit : — Un songe comme le vôtre peut avoir plus d'un sens. Il se peut, par exemple, qu'à la suite des pluies hâtives, il y ait eu affaissement de terre et que la pierre tombale de la défunte ait glissé de son tumulus... Joseph s'était empressé d'aller au cimetière et de vérifier l'état du tertre. Le cimetière se dressait hors du faubourg, sur une colline. Il avait bonne réputation. On venait de loin, de l'autre rive du Bosphore, s'y faire inhumer. La raison est que, se trouvant en Asie, au jour de la Résurrection (pensaient les bonnes gens), les morts n'auraient pas besoin de franchir le détroit en mahonne, en caïque ou à la nage pour se rendre en Terre Sainte ... *
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Cependant, la guerre allait son train. Repoussés une première fois aux Dardanelles, les Alliés se représentaient à nouveau dans notre ciel. Leur quartiergénéral n'était pas loin ; il se trouvait à Salonique, commandé par un général français. J'ai déjà dit que la population civile n'avait aucune notion de ce qu'était une guerre aérienne. A Kousgoundjouk comme à Pacha-Bagtché, je vois notre mère descendre dans la rue et braquer les jumelles paternelles vers le ciel plutôt que de chercher un abri. On était aux derniers soubresauts de la résistance turque. Dans le secteur de la Corne d'Or, des bombes avaient été larguées sur une fabrique de sacs et sur la manufacture de tabac. On avait vu des cigarières voler en l'air et retomber au sol, le corps fracassé. Tout près du puits qui était dans notre quartier, une bombe était tombée. Elle n'avait pas explosé. Un Turc du voisinage vint la désamorcer et l'emporter chez lui, sinon comme trophée, du moins comme souvenir de guerre. Les Turcs ne se dégonflaient pas, ils continuaient à entraîner de nouvelles recrues. D y avait des unités de combat qui faisaient l'exercice dans notre quartier, du côté de l'ouadi. Comme j'avais repris mes errances de Pacha-Bagtché, j'assistais à leur maniement d'arme. Indi rahat ! Hazir ol ! (repos ! garde à vous !), ces mots résonnent encore à mes oreilles malgré les années écoulées depuis. A l'ordre donné par le caporal, les hommes se plaquaient à terre, là où ils étaient : terrain pierreux ou boueux, rien ne devait les rebuter. Le caporal se plaçait derrière ses hommes, prêts faire feu. S'il remarquait que des pieds dépassaient
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l'alignement, il les écrasait en montant dessus. Il ne se rendait pas compte que tous les hommes n'ont pas même taille. Ce n'est que lorsque l'alignement était parfait qu'il ordonnait : Nishan al ! atesh ait / (attention, feu !) et les cartouches à blanc partaient, produisant une pétarade. *
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Les premiers temps, on crevait littéralement de faim chez tante Sara, un peu plus que du vivant de notre mère. On avait droit à une grosse tartine de pain noir par repas. On dit que les journées d'hiver sont courtes ; moi, je les trouvais atrocement longues. Le froid par lui-même a un pouvoir d'oxydation supérieur aux vents étésiens. Un après-midi d'hiver, assis à la fenêtre, je regardais le soleil se coucher à l'horizon avec une lenteur exaspérante. Accroupie sur le plancher, tante Sara devisait de choses et d'autres avec une voisine venue lui rendre visite. J'étais littéralement torturé par la faim. J'avais comme la sensation que mon estomac, faute d'être alimenté, se dévorait lui-même. Cela produisait une douleur atroce. J'avalais les larmes que m'arrachait mon tourment. Je souhaitais que notre tante s'aperçût de mes pleurs et m'en demandât la cause. Vint un moment où je n'en pus plus. Il est vrai que toute la maisonnée tremblait devant notre tante. Mais je pensai en moi-même ; "Si je lui dis que j'ai faim, elle n'osera pas me gronder en présence de cette dame." Avec l'audace qu'inspire la faim longtemps contrainte, je lui dis sur un ton de supplication : — Tante, j'ai faim ! ... Tante Sara n'éclata pas. Au contraire, elle prit un ton doucereux pour me dire : — Mais, mon petit, si je te donne ta ration à cette heure-ci, comment ferais-tu pour tenir jusqu'au soir ? ... Heureux de n'avoir pas été morigéné, j'avalai son argument massu, irréfutable.
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Pour détourner l'attention de la visiteuse de la faim qui me talonnait, elle se mit à l'entretenir de mon passé. Elle lui raconta que j'étais né à la fête de Pourim et qu'on m'avait donné, pour cette raison, le nom de Mardochée, le saint de cette fête. Par la suite, ayant été à plusieurs reprises sur le point de mourir, et Dieu m'ayant miraculeusement sauvé de toutes mes maladies, on m'avait prénommé Nissim, nom qui n'a point sa correspondance en français et qu'on pourrait traduire par Miraculé. Comme chacun sait, un enfant a besoin de manger et d'aimer. N'étant pas en état de manger à ma faim, je ne trouvais pas non plus qui aimer autour de moi. C'est pourquoi, je me prenais d'intérêt pour les choses qu'on dit inertes bien qu'elles ne le soient pas. Un magnifique hêtre prospérait devant notre demeure d'autant plus luxurieusement qu'il se trouvait à proximité de la fosse d'aisances. Tante Sara ne pouvait en tirer aucun parti par elle-même. Elle tenait, par contre, à faire feu de tout bois. Elle en céda la propriété à quelqu'un. Celui-ci vint armé d'une cognée, abattit la cime et le branchage n'en laissant que le tronc. Quelle grande douleur ce fut pour moi ! On aurait dit une belle femme dont on aurait tondu la superbe chevelure. Mais au printemps suivant, le hêtre se mit à pousser de nouvelles branches avec une célérité qui faisait plaisir à voir. L'Aquilon avait beau s'époumoner, les jeunes rameaux se jouaient de ses efforts. Assis à la fenêtre, je les fixais pendant des heures, notant leur progrès au jour le jour. La vue de la nouvelle couronne me procurait le même plaisir esthétique que j'aillais éprouver, plus tard, en fixant longuement le visage parfaitement stylisé d'une fille d'Eve. J'avais aussi beaucoup de sollicitude pour la neige fondante. Je souhaitais qu'elle ne disparût pas entièrement, qu'il en restât quelque chose jusqu'à l'entrée de l'été. Mon espoir s'alimentait à la vue de la neige ammoncelée de main d'homme. Celle-là, au moins, tiendrait jusqu'au-delà du printemps, pensais-je. Ma sollicitude allait surtout aux dernières taches de neige épargnées par le soleil et les pluies sur les monts verdoyants. Par les longues journées de maladie, étendu sur ma couche de douleur, je souhaitais qu'elles survivent à l'hiver ... Il m'arrivait souvent d'être malade. Il y avait de quoi. Un matin, je me suis réveillé, tout habillé, sur le canapé. On s'était borné à jeter sur moi une couverture. Je constatai que ma joue avait drôlement enflé durant la nuit. — 70 —
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J'ignorais l'existence des oreillons. Ma tante l'attribua à un courant d'air. Elle m'envoya consulter le médecin de la communauté, le docteur Guéron, dans le bas de la ville. Celui-ci me remit pour toute médecine une boîte de lait concentré et sucré "Nestlé". Tous les jours, ma tante m'en donnait un peu, sur du pain. J'étais heureux de voir qu'elle réservait à moi seul un entremet si succulent, sans en distraire une partie pour les autres membres de la famille. Peut-être s'imaginaitelle qu'il s'agissait vraiment d'un remède, non d'un aliment complet et délicieux. *
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Une jeune Arménienne descendit un soir en ville pour prendre livraison d'une pâtisserie commandée la veille. C'était une jeune élégante. Les Arméniens, on se rappelle, étaient relégués dans la montagne, loin du centre. Le transport d'un si grand gâteau à une si longue distance posait un problème à notre jeune dame. Elle aperçoit devant elle deux gamins à l'air misérable, mon frère et moi, et pense que nous nous prêterions, moyennant bakchiche, à porter le gâteau jusqu'à son domicile. Mon frère opine de la tête et je le suis. Se présenter dans le quartier arménien n'allait pas sans risque. Nous portions le fez turc, les Arméniens portaient le chapeau ou la casquette. Notre coiffure n'était point aimée d'eux. Mais étant accompagnés d'une Arménienne, il y avait des chances qu'on nous laissât passer sans nous chercher noise. A notre arrivée sur la montagne, nous ne rencontrâmes aucun adversaire. Nous déposâmes la pâtisserie, reçûmes notre bakchiche et repartîmes, heureux de serrer quelques sous entre nos doigts ... Deux ou trois gamins, qui nous avaient vus venir, s'étaient promis de nous provoquer à la sortie du quartier. A l'endroit où commençait la pente de la montagne, ils nous attendaient de pied ferme : — Qu'est-ce que vous cherchez ici ? ... Ce n'est pas votre quartier ! . . Filez vite avant qu'on vous zigouille ! D'un coup asséné sur nos têtes, ils firent tomber nos fez, qui se mirent à dégringoler la pente d'autant plus vite qu'ils étaient cylindriques. Nous courumes les ramasser. Les Arméniens ne poussèrent pas la provocation plus loin. Voir les fez, emblème turc, rouler à terre, cela les comblait moralement...
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Une fois à la maison, tante Sara nous reprit pour être rentrés si tard. J'aimais la vérité, j e lui contai notre aventure. Mal nous en prit. Elle éclata surtout après mon frère. Que diraient les gens en nous voyant faire les porteurs ? Ils s'imagineraient que c'est notre tante qui nous y pousse. Quel déshonneur pour la famille ! Et puis, il y a les semelles qui s'usent. C e qu'on gagne d'un côté, on doit le donner au savetier, de l'autre côté. Où est le gain dans tout cela ? Non, il ne fallait plus recommencer ! On continuait à fréquenter l'école des garçons, dans la basse-ville. Khakham Alcolumbre, sachant que notre mère était décédée, en profitait pour faire de mon frère Moïse son garçon de courses. Il m'arrivait de rentrer seul, à midi. Tante Sara demandait après mon frère. J'étais obligé de lui dire que Maître Alcolumbre l'avait envoyé faire telle ou telle commission. A l o r s , elle se déchaînait : — C e n'est pas Khakham Alcolumbre qui fera les frais de ressemelage des souliers de ton frère ! ... Il n'a qu'à se servir de ses propres fils ... Ils sont assez grands et assez nombreux pour cela ! Autant j'étais ménagé par elle, autant elle en avait après mon frère. Un dimanche, notre sœur Rica était venue nous voir. Elle avait été placée dans un orphelinat de jeunes filles créé à la hâte, à Chichli, sur la côte européenne. Avant d'aller passer son congé chez tante Rebecca, elle avait fait un détour pour savoir ce que nous devenions. C e jour-là, par malheur, en jouant au football avec les gamins du village, mon frère avait lancé le ballon contre la fenêtre d'une voisine et en avait brisé la vitre. Tante Sara se plaignit amèrement de la conduite de noire frère, ajoutant qu'elle n'avait que des déboires avec lui. Affectée par cet accueil, notre sœur refusa d'entrer à la maison. Elle reprit incontinent le chemin de Haïdar-Pacha. Une autre fois, il y eut une inspection à l'école. Le père de Jacques, le camarade de mon frère, faisait partie du comité de l'école. Il voulut voir de ses propres yeux comment les choses se passaient. H se présenta à l'école au moment où les élèves s'étaient mis en rangs pour entrer en classe. Le père du camarade Jacques était rouquin. L'adage populaire veut que les roux soient malicieux (Rubio y malo). Il vit ma luxuriante chevelure qui menaçait de rattraper celle de Samson et d'Absalon. Il me fit sortir des rangs et me lança :
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— Dis à ta mère qu'elle te fasse couper les cheveux. Tu reviendras à l'école après. — Je n'ai point de mère ! répliquai-je, en rogne. — Peu importe, dis-le à la personne qui s'occupe de toi. Vous imaginez l'accueil que ma tante me réserva. Etre renvoyé de l'école pour port de cheveux longs ! Elle se sentait piquée comme si l'observation lui avait été faite personnellement. Le même rouquin organisa peu après une soupe populaire. Ma tante, en ayant entendu parler, insista pour que je me présente à la cantine muni d'un pot. Il y avait une longue queue de femmes loqueteuses. Le père de Jacques veillait au bon ordre. Un quidam, qui avait découvert à la cantine toute une portée de souriceaux, s'amusait à les arroser de pétrole et à les brûler vifs. Spectacle écœurant ! J'attendis patiemment mon tour. Quand il arriva, je reçus des macaronis cuits à l'eau, sans sel, sans matière grasse, sans assaisonnement aucun. C'était immangeable. Le temps d'arriver chez nous, les pâtes avaient refroidi. Accroupi sur le plancher, je ne faisais que bouder, sans goûter aux macaronis. Tante Sara s'en aperçut. — Mange, mon trésor, mange ! dit-elle du ton doucereux que savent prendre les femmes autoritaires quand elles le veulent. Ça fait du bien Tu sais pertinemment qu'il n'y a pas autre chose à manger, pour toi. A l'approche des grandes fêtes, M. Saban fut chargé de distribuer des chaussures américaines aux pauvres. Nous en eûmes aussi, mon frère et moi. Les chaussures étaient magnifiques, il n'y avait pas à dire. Rentrés à la maison, tante Sara nous dit : — Je vais vous les garder pour une autre circonstance. Vous ne pourrez pas les mettre au Jour de l'An, cela ferait mal au cœur à l'oncle de voir ses neveux bien chaussés pendant que ses propres fils porteraient des souliers éculés... Vendredi était la journée de la corvée d'eau. C'était le jour de la semaine où l'on procédait à la toilette générale, non par souci hygiénique, mais en l'honneur du sabbat. Tante Sara avait remarqué que seule l'eau potable moussait. Elle avait
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raison en quelque sorte : toute eau qui n'est pas bonne à boire est malsaine pointa peau. Seulement, l'eau de source, il fallait aller la chercher à la fontaine publique et celle-ci coulait à l'intersection du quartier des pauvres et du quartier des riches. Cela représentait une sacrée trotte. Je n'avais pas de muscles, c'étaient mes nerfs qui faisaient les frais du transport, c'est eux qui se trouvaient affectés par la fatigue vite survenue. Je m'arrêtais à tout bout de champ pour passer le seau d'une main à l'autre. Une partie du liquide précieux se perdait en cours de route par le balancement imprimé au seau. Je vous passe les longues attentes autour de la fontaine, généreuse en hiver, parcimonieuse au printemps. Il n'y avait pas de tour, le plus insolent passait le premier. J'avais à peine huit ans et j'étais timide. J'attendais que tous les puiseurs d'eau fussent partis pour pouvoir remplir mon seau à mon tour. Dans ce milieu primitif, il ne se serait pas trouvé un seul pour prendre la défense d'un enfant. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Après deux ou trois aller et venue, j'étais complètement harassé. Alors tante Sara me disait, pleine d'afféterie : — Encore un dernier seau, mon petit pacha, un seul. Cette fois, c'est pour toi, pour ta toilette personnelle. Il fallait donc remettre ça, bon gré, mal gré. Encore heureux qu'elle ne me l'ait pas demandé par des cris comme elle le faisait avec les autres. Elle prenait une large cuvette d'eau, je m'agenouillais, torse nu, devant la cuvette, elle s'accroupissait derrière moi pour me savonner les cheveux à deux ou trois reprises. Grâce à cette mesure de propreté, nous avons eu la gale, mais pas la teigne comme notre grand-mère paternelle. Une fois par an, deux au maximum, à l'approche de Pâque et du Jour de l'An, on allait à l'établissement de bains qui était à Dag-Hammam, village sur le chemin de Scutari. Là, on procédait à une toilette complète. Aujourd'hui, où chacun dispose de douche chez soi, je me demande comment on pouvait vivre avec un bain ou deux par an ? Je ne pouvais me défendre contre un sentiment d'oppression chaque fois que j'entrais dans un hammam. Derrière chaque porte pendait un cylindre massif du même bois que le battant. Quand on ouvrait la porte, le cylindre heurtant le battant, produisait un bruit sourd, lugubre, prolongé (seul le battement du davoul, tambour militaire, m'impressionnait autant). Je frémissais à chaque — 74 —
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claquement, preuve de la faiblesse de mes nerfs. Des masseurs montés sur des socques en bois apparaissaient et disparaissaient. On entendait les claques qu'ils distribuaient aux baigneurs massés par eux. La séance de bain comportait un entr'acte. On interrompait la toilette, on s'asseyait à même les dalles, près de la baignoire, pour déguster des quartiers de coing jaune, bien mûr. C'était une coutume. Après le bain, une fois habillé, on allait déguster le café turc dans une pièce, à l'intérieur même de l'établissement. Dag-Hammam avait sa communauté israélite. C'est là que vivait la tia de Luna, une petite vieille, grêle et menue. Elle était la sœur de notre grand-mère, paix sur elle ! Après le double décès que j'ai rapporté plus haut, tía de Luna venait consoler souvent sa nièce, c'est-à-dire notre tante. Puis une nuit, l'incendie se déclara à Dag-Hammam. A cette époque lointaine, quand le feu prenait quelque part, surtout de nuit, des quartiers entiers périssaient dans les flammes. Le service des pompiers était organisé primitivement. Une arche de bois attenant à des barres (quelque chose comme l'Arche Sainte des Hébreux) contenant à peine cinq à six seaux d'eau, et quatre gaillards, pantalon retroussé jusqu'aux genoux, la portant sur leurs épaules, c'était presque tout. Ce qui était admirable, c'était la célérité avec laquelle les quatre gaillards se déplaçaient avec leur arche. Ils ne couraient pas, ils volaient. Destour, Yaman vider ! Quand vous entendiez ces cris d'avertissement, vous aviez tout juste le temps de vous garer. Le temps d'écarquiller les yeux pour voir ce qui se passait, — et les pompiers étaient déjà loin. Ils procédaient par longues enjambées. Le feu donc ayant pris à Dag-Hammam, tía de Luna parvint à quitter sa baraque, à moitié assoupie. Une fois dehors, l'air frais de la nuit aidant, elle reprit ses esprits. Elle s'aperçut alors qu'elle avait omis de prendre ses sous. Sans argent, on était foutu à cette époque de misère noire plus encore que de nos jours. Elle rentra dans la baraque pour sauver au moins son porte-monnaie. Cette fois, elle ne put plus ressortir, les flammes avaient été plus fortes qu'elle, elle ne parvint pas à échapper à leur étreinte ... Ainsi périt la sœur de notre grand-mère, paix sur elle ! Cet incendie fit époque par son envergure. Depuis, les gens incultes avaient pris l'habitude de dater les menus faits de la vie à partir de cet événement. — 75 —
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On disait : "Ça s'est passé trois ans avant l'incendie de Dag-Hammam" ; ou bien : "Cinq ans après le feu de Dag-Hammam, il est arrivé que ..." Il faut vous dire qu'à chaque incendie de cette gravité, les minoritaires suspectaient la malveillance des Turcs. On se disait à voix basse qu'ils l'avaient prémédité pour les contraindre à se disséminer parmi la population ottomane, à ne plus constituer un noyau national. Ce sera, entre autres, le cas lors de l'incendie de Tatavla, localité créée et habitée entièrement par des Grecs. Tatavla devait brûler de fond en comble autour des années 1930. Son nom ne figure plus que dans les chansons inspirées par ce lieu de promenade idyllique : Calo quieri, trava ! Napame sto Tatavla ... * *
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Dès cet âge tendre, je ne sais quoi en moi, inspirait une considération relative. Peut-être mon caractère sérieux. Nous avions un maître de turc à l'école des garçons. Un jour que le temps était couvert, la cloche ayant sonné pour la récréation, il chassa tout le monde vers le préau et me chargea de monter la garde derrière la porte, de ne laisser entrer personne en classe. Quand je pense qu'il y avait des gars deux fois plus costauds et plus âgés que moi, je ne comprend pas qu'il m'ait choisi, moi. si chétif, plutôt qu'un autre. Il en sera de même à l'orphelinat dont j'aurai à parler au chapitre suivant. Il est vrai qu'à l'instar de Robespierre, une fois qu'on m'avait chargé officiellement d'une tâche, je la prenais à cœur comme personne. Quand il arrivait à notre tante de se rendre à Galata pour tenter une démarche officielle, c'est à moi qu'elle commettait le soin de veiller sur son dernier-né. Le cousin Aaron n'était pas encore en âge d'aller aux cabinets, il fallait lui présenter le pot. J'étais pour sa mère la fille de la maison. Mon inclination casanière m'y prédisposait. Elle me laissait donc son marmot avec un morceau de sucre en tout pour l'amuser. J'y croquais autant de fois que je le lui donnais à sucer. S'agissait-il d'aller à Haïdar-Pacha, voir comment se porte notre petit frère et passer quelques heures dans sa société, il fallait aller à pied, à travers monts et vallées. Il fallait laisser derrière soi Dag-Hammam, dépasser Scutari, faubourg — 76 —
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considérable, peuplé exclusivement de Turcs, avant d'arriver chez tante Rebecca. C'est Joseph qui nous servait de guide. Il avait des échasses pour jambes, nous avions de la peine à le suivre. Chez tante Rebecca, nous nous heurtions aux chicaneries de sa demi-sœur, plus âgée qu'elle. Tante Rachel passait son temps à nous éduquer. Il ne fallait pas, disait-elle, faire du bruit dans la rue avec nos semelles cloutées. Il ne fallait pas jouer dans la cave avec notre petit frère, car cela le portait à se déchaîner. En nous plaçant sur une chaise, il ne sied pas de tenir les jambes écartées. On devait se tenir comme des poupées pour lui donner satisfaction. Si Joseph venait s'enquérir de nous, on profitait pour lui demander de nous reprendre, dut-ce le temps être à la pluie. C'est ainsi qu'on est rentré à Kousgoundjouk, mon frère et moi, trempés jusqu'aux os et crottés comme des barbets. Nous avions fait une bonne partie du chemin sous l'orage. On imagine la fureur de tante Sara : — Ne pouvait-elle pas attendre la fin de la pluie ou vous garder un jour de plus avant de vous renvoyer ? Il y a vraiment des gens sans coeur et sans cervelle ! . . . Une ou deux fois en tout, on s'est bien amusé chez tante Sara avec nos cousins germains. Je constatai en cette circonstance que j'avais l'esprit plus inventif, l'imagination plus vive qu'eux. J'avais été l'animateur des jeux. Bien que le sort allait nous séparer bientôt pour toute la vie et nous faire suivre des voies divergentes, nos cousins ont toujours conservé le souvenir des quelques mois passés sous le même toit. L'aîné s'appelait Nissim ; son âge correspondait plus ou moins à celui de notre frère Moïse. C'était un timide comme son père. A quatorze, quinze ans, il allait avoir une dispute avec une étudiante de son école. Il en profita, me dit-il, pour lui porter un coup au sein. Que le lecteur se rassure : un coup du cousin Nissim était presque une caresse. J'ai déjà mentionné le dernier-né, Aaron. Rond et joufflu, il était appelé à devenir un commerçant avisé et un bon viveur. Tout le monde connaît à Kadikeuy la parfumerie "Mascarade" qu'il a laissée à sa veuve. La bonne chère abrège la vie. Le puîné portait le nom hébreu de Saturne, Sabbetaï. Il n'était pas très éveillé. Un vendredi soir, sa mère avait apprêté du poisson à la sauce blanche en l'honneur du sabbat. C'est un mets très apprécié qui se mange froid. Elle avait — 77 —
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servi le poisson dans des plats et posé ces derniers sur des chaises pour qu'ils refroidissent. Entre Sabbetaï. Il veut s'asseoir (c'était à l'heure du crépuscule) et pose son derrière sur la première chaise venue sans remarquer le plat de poisson. Nous éclatons de rire. Au bruit de nos éclats, tante Sara se doute de quelque malheur. Elle accourt et voit le désastre ... La catastrophe était double : une ration de poisson de perdue et le pantalon du ñston taché d'huile. Nous avions, en ce temps, pour voisins immédiats les Niego, à gauche, et un khakham, jeune encore malgré sa barbe et ses moustaches, vis-à-vis de nous. Rien n'est plus désespérant pour un intellectuel que d'échoir dans un milieu de gens ignares. Combien je comprend Montesquieu quand il disait qu'il se sentait plus gêné dans la société des paysans que dans une compagnie de savants. Les ignorants trouvent une compensation à couvrir de sarcasmes les lettrés, moins débrouillards qu'eux dans la vie. A force d'étude, le nôtre était devenu distrait, d'autant plus qu'il n'avait pas à manger plus que nous. Ce khakham ayant eu le malheur de demander autour de lui si on était bien un jeudi, ses voisins, pour se jouer de lui, lui firent croire qu'on était un vendredi. Le lettré les avait crus de bonne foi, il s'était mis à faire les préparatifs du sabbat. Depuis, il ne se passait pas de jour sans qu'on ne le raillât sur sa méprise. Un Hodja se présenta un jour chez les Niego et s'entretint longuement avec eux sans entrer dans la maison. Après le départ du clerc turc, je vis pleurer tous les membres de la famille. Je sus par la suite qu'il leur avait intimé l'ordre d'évacuer leur baraque pour cause de vétusté. On leur assigna un terrain plus près de chez nous et l'on se mit à bâtir dare-dare une nouvelle maison de bois pour les abriter. J'ai assisté au montage de la maison depuis la pose des premières solives jusqu'au faîte. Plus tard, lorsque nous abordâmes en classe la construction d'une maison dans le cadre des Leçons de choses, j'était bien préparé pour en comprendre le texte. Une des filles Niego venait nous voir de temps à autre. Elle pouvait avoir quatorze printemps. Ce n'était pas une beauté, mais elle n'avait non plus rien de déplaisant. Serrés autour d'un brasero par les maussades journées d'hiver, elle nous racontait des contes ou bien nous chantait des romances espagnoles composées dans le pays même. Ces romances étaient graves et mélancoliques, elles correspondaient à notre état d'âme. Il y en avait une récente inspirée par la guerre balkanique. La mélodie en était très émouvante :
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Mi hermano el grande Era soldado, El fue matado EnLullu-Burgaz... * *
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Au bout de quatre années de guerre atroce, la Bulgarie, épuisée, affamée, n'en pouvant plus, déposa les armes un an après Brest-Litowsk (29 septembre 1918). Cette capitulation exposait le flanc occidental de l'armée turque tandis que son flanc oriental était menacé par l'avance britannique en Syrie-Palestine. Dans ces conditions, les Ottomans signent l'armistice de Moudros, un mois après la capitulation bulgare. Onze jours plus tard, les plénipotentiaires allemands se présentent à Rethondes et acceptent les conditions dictées par le maréchal Foch. Ainsi prit fin la Première Guerre mondiale. Elle avait duré exactement quatre ans et trois mois et s'était soldée par huit millions de morts et vingt millions de blessés. Ces pertes représentaient l'élite européenne. Leur disparition allait laisser un grand vide dans la vie des peuples. Jamais plus l'Europe ne parviendra à retrouver l'équilibre. Au début de novembre 1918, les alliés faisaient leur entrée triomphale à Constantinople. Grecs, Israélites et Arméniens avaient délégué des députations pour assurer les vainqueurs de leur loyauté. La même année étaient décédés deux des derniers sultans de l'Empire ottoman, Abd'ul-Hamid II, ramené de Salonique à Constantinople au début de la guerre et détenu au palais de Beylerbey et son successeur Mehmed V. Enver Pacha, responsable de l'entrée en guerre de la Turquie au côté des empires centraux, était allé guerroyer contre les Bolchéviques dans le Turkestan : il devait y trouver une mort glorieuse. Mehmed VI, héritier d'un empire démembré aux trois quarts, montait sur le trône. Un matin de l'hiver 1918, nous étions encore couchés lorsque les accents d'une marche étrangère nous tirèrent de notre sommeil : une compagnie d'Irlandais traversait la rue, derrière notre maison, en chantant : "It's a long way to Tipperary ..." On conçoit notre étonnement. On comprit que la guerre venait de prendre fin. Peu de temps après, une compagnie de soldats français suivait la même chemin pour se rendre, sans doute, à Scutari ; elle chantait : "La Madelon viens nous servir à boire ..."
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Alors tante Sara dit à son mari : "Maintenant, tu peux sortir de ton trou et essayer de nous procurer un peu de pain." L'oncle Albert sortit dans la rue comme en titubant. Depuis quatre ans, il n'avait pas respiré un air aussi frais, il en était comme grisé. Il avait la sensation du fidèle qui sort de la synagogue après une journée de claustration, de jeûne et de supplications. Habitué à marcher sur un plancher tout uni, il lui semblait drôle d'avoir à cheminer sur des routes pierreuses. Il ne voulut pas se risquer, dès le premier jour, à Kousgoundjouk. Il alla à pied jusqu'à Scutari. Il rentra à midi avec une miche de pain frais, la première achetée par lui depuis longtemps ... La présence des Alliés à Constantinople avait du bon. Les institutions de charité américaines entrèrent aussitôt en action. Le Near-East Relief s'employa à mettre un terme à la famine. On introduisit la farine de mais dans la fabrication du pain. Cela donnait une mie très blanche, mais de goût différent. Ce pain était distribué gratuitement aux pauvres. Les autres pouvaient se procurer du pain ordinaire. Le sucre fit sa réapparition sur le marché. C'était merveille de voir des ammoncellements de sucre en poudre s'étaler sur des tréteaux sans que personne songeât à faire yahma (main basse). Les gens n'en croyaient pas leurs yeux. Une abondance relative remplaça en peu de temps la disette générale. On la sentit jusqu'aux plus modestes foyers, y compris chez tante Sara. On souffrait d'affections cutanées. On se mit à manger, presque sans restriction, des carottes crues (la théorie des vitamines venait de naître) et de la poudre de pois chiches grillés mêlée à du sucre. Quand je demandais ce que c'était que cette farine appétissante, on me répondait, en guise de moquerie : "C'est du soufre." Je savais qu'avec du soufre jaune et de l'huile on faisait un Uniment pour combattre la gale, mais j'ignorais que ça pouvait être mangé ... L'été qui suivit la fin de la guerre fut particulièrement beau. Il empiéta même sur la saison des pluies. Tante Sara eut envie de se donner du bon temps avec toute sa maisonnée. Elle fit les préparatifs nécessaires pour un pique-nique de plein air. Elle nous conduisit dans un lieu délicieux, sur les hauteurs qui surplombent Kousgoundjouk. Jamais je n'aurais cru qu'il y avait de sites si pittoresque autour de notre village. Les pins de haute futaie, l'herbe grasse, l'eau de source, rien n'y manquait. Il y avait même une balançoire installée, sans doute, par le "casino" qui surmontait la crête. Il prit fantaisie à notre tante de m'installer dans la balançoire et de me pousser par-derrière de toutes ses forces. Pour lors, j'avais le cœur faible et tout mouvement brusque me donnait la
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nausée. Je m'en étais rendu compte à l'occasion d'une fête foraine qui avait eu lieu dans le village : à peine monté dans une sorte de chambre oscillante, je demandai à grands cris à en descendre. Ici, c'était encore pire : la balançoire se trouvant installée au sommet d'une montée, chaque fois qu'elle me poussait, j'avais l'impression d'être éjecté vers l'abîme qui était à nos pieds. Je blêmissais, tout apeuré, sans oser demander à ma tante d'arrêter le jeu. Je m'agrippais de toutes mes forces aux cordes sachant d'avance qu'à la moindre défaillance de ma paît, je chuterai dans le vide et aurai mes membres fracassés. Comme ma tante faisait durer le jeu et qu'elle prenait plaisir à me lancer de plus en plus haut, j'en vins à me demander si elle ne cherchait pas à se débarrasser accidentellement de moi pour avoir une bouche de moins à nourrir. Je ne sais combien de temps ce jeu diabolique dura. Pour moi, ce fut un supplice interminable dont j'ai conservé le triste souvenir. J'en descendis finalement tout pâlot, avec de fortes nausées. Mon visage blême contrastait avec le sourire satanique de tante Sara. L'abondance se faisait sentir surtout aux fêtes. Au jour de l'An 1919, après l'office du temple, on se mit à table. On était de bon appétit, vu la longueur de l'office matinal. Ce jour-là, il y avait, je crois, des invités au salon. Je dis "je crois" parce que nous n'y fûmes pas admis. Mon frère Moïse et moi, avions été relégués dans la salle à manger ordinaire sous prétexte qu'il n'y avait pas assez de place. On nous servit un plat copieux de gombos. C'était excellent, ça baignait dans des flots d'huile. Au second service, on se dérangea pour nous resservir des gombos. C'était abondant et succulent, on ne pouvait pas dire le contraire. Comme il y avait, paraît-il, un troisième service au salon, on nous resservit une troisième assiette de gombos ... Là, c'était vraiment trop. Il fallut cependant s'exécuter. J'ai contracté ce jour-là une telle aversion pour cette malvacée que je n'ai plus voulu en remanger pendant vingt ans. Au bout de ce laps de temps seulement, je me suis raisonné et j'ai repris goût aux gombos. Ce désagrément ne se répéta plus. A la fête de la Thora, qui dure deux jours et qui tombe à la fin des vacances scolaires, je passai la journée dans la rue comme tous les gamins. Presque toutes les demi-heures, on m'appelait à la maison pour m'offrir quelque friandise ou bien mes petits cousins se chargeaient de m'apporter jusqu'à l'ouadi qui un fruit, qui un gâteau. Une telle abondance était unique dans notre vie. Ce fut la dernière fête passée chez tante Sara. —
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C'est surtout à la fin de la guerre qu'on se mit à fréquenter la synagogue de la Haute-Ville, bâtiment indépendant entouré d'une cour. Dans cette cour payée de pierres, à la veille du Neuf Ab, qui est l'anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains et leurs auxiliaires gaulois et germains, les vieux de la communauté s'asseyaient à terre et déploraient la perte de ce joyau d'architecture, unique dans tout le Pays d'Israël, en s'aidant des Lamentations attribuées à Jérémie. On gémissait, toutes lumières éteintes, on soufflait les rares bougies allumées au début de l'office. La salle du rez-de-chaussée restait également plongée dans les ténèbres, ce qui accentuait le caractère du deuil national. Le lendemain, on jeûnait toute la journée. De tout temps, les hommes se sont divisés en actifs et en passifs. Cela donne des matinaux et des hépatiques, qui ne dorment bien qu'au moment où les autres se lèvent. Les matinaux juifs estiment qu'une prière commencée à l'aurore a plus de mérite qu'un office célébré à partir de 9 heures. Aussi avait-on construit la synagogue de la haute-ville en deux sections. Les matinaux priaient tranquillement dans la salle du rez-de-chaussée, sans être pressés de mettre fin à leurs dévotions. La plupart étaient des pauvres, habitués de par leur condition à se lever dès potron-minet. Les aisés et les hépatiques priaient dans la salle du premier étage, où l'on jouissait de plus de clarté et d'une vue sur les collines fermant l'horizon. C'était donc plus intelligemment conçu que chez les bourgeois de la basse-ville où le pauvre Khakham Alcolumbre devait bâcler le premier office, faire des prouesses d'élocution, débiter les prières à une vitesse ébouriffante comme si des chiens hargneux s'acharnaient sur sa soutane. Il se hâtait pour faire place à l'office du Khakham About, plus posé, chanté sans précipitation, fréquenté par les commerçants cossus et les professionnels libéraux. C'est dans le temple de la basse-ville que j'appris, autour de l'Armistice, le décès de Moïse Fresco, l'auteur didactique et détenteur des palmes académiques, dont les livres rédigés en collaboration avec sa femme, étaient répandus dans toutes les écoles de l'Alliance au Levant. On récita à cette occasion le Kadisch précédé des psaumes pour le repos de son âme, on distribua quelques aumônes aux indigents et je suppose que la même cérémonie s'était déroulée au sein des autres communautés de Stamboul. Un an près, en guise de cérémonie commémorative, on organisa un repas chaud pour les élèves de l'école mixte. Je me rappelle encore le menu : de la viande de mouton très savoureuse et du riz délicieusement apprêté.
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Pendant ce temps éclataient en Ukraine les pogroms organisés par l'hetman Pétlioura, celui-là même que Schwarzbard allait abattre comme un vil chien, quelques années après, à Paris. La Turquie étant le pays le plus proche du théâtre des atrocités, quelques victimes des pogroms avaient réussi à gagner le territoire turc. Et c'est par eux qu'on apprit toute l'horreur de ces scènes moyenâgeuses : des filles violées, des enfants pourfendus, des femmes enceintes éventrées, d'autres défenestrées. Il y avait là de quoi faire frémir l'enfant sensitif que j'étais. Le but de la réunion dans le temple était de collecter de l'argent pour venir en aide aux réfugiés, rescapés des massacres. Le temple était donc le seul endroit de réunion publique pour les ressortissants du culte mosaïque, l'unique foyer où convergeaient les joies et les douleurs de la communauté. Les mariages y étaient célébrés aux accords d'un violon qui exécutait l'hymne sioniste. Par là, Sion se trouvait placée au sommet de la joie suprême comme le voulait le Psalmiste qui a écrit : "Que ma droite se paralyse, ô Jérusalem, si je ne fais de toi le summum de mes joies."
L'occupation par les Alliés de la capitale ottomane révolutionna la vie et le comportement des minorités ethniques. Les Arméniens allaient récupérer (pour peu de temps, il est vrai), l'ancienne Ourarté, leur patrie ancestrale, dont le territoire s'étendait autour du Mont Ararat et en bonne partie en Russie bolchevisée. Les Grecs, envahissaient discrètement ce qui avait été l'ancienne Byzance ; ils aspiraient à prendre pied à Smyrne. Il n'était pas d'effervescence politique à Athènes qui n'ait eu ses incidences dans la communauté grecque d'Istanbul. Venizélos et le roi Constantin se partageaient les sympathies et les antipathies des Grecs de Kousgoundjouk. On chantait : Zito, zito Venizelos ! Cato, cato Constantinos ! sans songer un seul instant à ce que pourrait être la réaction turque. Les Israélites, coupés pendant toute la guerre du mouvement sioniste, s'employèrent à récupérer le temps perdu. On créa un mouvement d'éclaireurs, les Maccabim. Le local où l'on se réunissait pour faire de la gymnastique et durcir ses muscles s'appela "Maccabi". La langue parlée par les Maccabim entre eux — 83 —
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devait être l'hébreu moderne. J'admirais la rapidité avec laquelle la jeunesse progressait dans l'acquisition d'une langue morte rénovée. A v e c le développement de la musculature et l'éveil de la conscience nationale, il n'est excès auquel on ne se livra. On commença par procéder à ne révolution de palais en règle comme si on était déjà en Judée. L e grand rabbin était Nahoum Effendi. Il avait été formé à l'École Rabbinique de Paris en un temps où l'enseignement dans ce séminaire était dispensé par des maîtres éminents comme Eugène Manuel, poète, un des fondateurs de l'Alliance, qui avait failli de peu entrer à l'Académie Française ; Salomon Munk, orientaliste ; Joseph Halévi, linguiste né à Andrinople et Sylvain Lévi, indianiste. Nahoum Effendi estimait que les Israélites de Turquie ne devaient avoir d'allégeance qu'à l'égard de ce pays (l'enseignement dispensé dans les écoles de l'Alliance commençait à les rapprocher de la France). Or, pendant la guerre, il ne souffrait pas de désertion de la part de ses coreligionnaires, on lui reprochait de n'avoir ríen tenté auprès des autorités turques pour minimiser les pertes humaines. Après la défaite de la Turquie les sionistes marchèrent sur la résidence du grand rabbin et se mirent à exiger sa démission en hurlant : " A bajo Haribi Nahoum ! ... A bajo Haribi Nahoum !" On sait que lorsque la foule se déchaîne, il n'y a pas moyen de lui faire entendre raison. Haribi Nahoum dut se démettre à son corps défendant, et Rabbi Bedjarano, un vieux hébraïsant d'Andrinople, lui succéda. Par cela même qu'il cultivait l'hébreu, il ne pouvait ne pas être sioniste. Il l'était jusqu'au bout des ongles, d'où son succès auprès de la jeunesse. Fort de la présence des Alliés, qui avaient créé une police mixte, les jeunes sionistes se conduisaient à Constantinople un peu comme en pays conquis. Si la gymnastique était confinée dans des locaux sombres et humides, les parades et les évolutions avaient lieu en plein air, au vu et au sus de tous. Chaque éclaireur avait un long bâton, qui lui tenait lieu de fusil. On faisait des faisceaux de bâtons comme les soldats turcs avec leurs fusils croisés. Quelquefois, il pouvait y avoir accrochage entre éclaireurs grecs et éclaireurs sionistes sur la jouissance de tel ou tel terrain, mais on finissait par s'entendre. Un vendredi, la communauté de Kousgoundjouk invita le grand rabbin Bedjarano à passer un week-end dans cette localité. Une famille riche offrit d'héberger Son Eminence. A cette occasion, toutes les organisations des Maccabim se donnèrent rendez-vous en notre faubourg. On loua à la Shirket-
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Haïrié des bateaux entiers pour le transport de cette jeunesse exubérante de dynamisme. Du haut en bas des bateaux, on ne voyait que des Maccabim. C'était un spectacle inouï dans les annales de la Turquie. Lorsque, dimanche venu, les jeunes éclaireurs sionistes commencèrent à défiler en un ordre impeccable sous le balcon du khakham bashi, le spectacle prit des proportions royales. Toute l'avenue était bondée d'Israélites, les autres minorités avaient disparu. Son Eminence les saluait à partir du balcon. Elle prononça même une harangue cependant que la foule l'acclamait comme s'il avait été un souverain. Depuis le règne d'Agrippa 1er, les Judéens n'avaient plus eu l'occasion d'acclamer un mortel aussi spontanément. Son Eminence n'était pas encore roi, mais on lui fit, ce dimanche-là, les mêmes honneurs, les mêmes ovations qu'à une majesté à son accession au trône. L'âme de la nation judaïque, accablée par des siècles d'humiliations et de brimades, se libérait brusquement de sa servitude millénaire, brisait les contraintes politiques et donnait libre cours à ses aspirations : avoir un roi comme en ont tous les peuples civilisés. Toute cette aventure à peine croyable allait se dissiper comme un feu d'artifice à l'avènement du kémalisme dont nous aurons à parler. Les leaders sionistes menacés ou ayant mauvaise conscience allaient émigrer à l'étranger, le sionisme allait être proclamé hors la loi et le resta jusqu'à ce jour malgré les relations correctes entre la République turque et l'Etat d'Israël. *
C'était un vendredi soir, peu de temps après l'Armistice. Le bedeau du temple, faisant office de héraut public, avait parcouru le quartier israélite en criant sur un ton récitatif : Encended que es tarde ! Le soleil n'était pas entièrement couché, ses derniers rais s'attardaient sur les collines de droite et de gauche, ils se reflétaient sur les vitres des rares maisons bâties sur les hauteurs. Vues de loin, on aurait dit que les vitres flambaient, effet d'optique qui ne laissait pas de me mystifier. Le devoir du bedeau était précisément de rappeler aux matrones l'approche du sabbat avant la tombée de la nuit ; autrement, il serait tard pour allumer les lampes à pétrole et les bougies sabbatiques faites pour donner un peu plus de lumière, pour introduire une note plus gaie dans les foyers israélites. Les hommes épargnés par la guerre et les réformés prenaient le chemin du temple. Dès ce temps-là, il existait un ou deux libres penseurs, touchés par — 85 —
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l'instruction moderne dispensée dans les écoles de l'Alliance, qui préféraient demeurer chez eux aux heures des offices. De ce nombre était le photographe professionnel qui habitait derrière la baraque de tante Sara, sur une butte. Il avait fait sa toilette complète, avait mis du linge propre et s'était enveloppé d'une sorte de djellaba pour être plus à l'aise que dans les vêtements étriqués des Européens. Maintenant, assis sur un tabouret devant sa maisonnette, il égrenait à voix claire et haute des romances espagnoles composées en Turquie. C'était sa manière à lui de célébrer le sabbat, il n'entendait pas autrement le repos hebdomadaire. Sa voix portait loin, nous prenions plaisir à l'entendre chanter Y vert veras et autres. Presque toutes ces romances sentimentales étaient l'œuvre d'auteurs anonymes ; elles partaient du cœur et vous émouvaient drôlement comme tout chant qui vient du peuple. Ce soir-là, le paquebot fluvial venait de décharger sa cargaison humaine au débarcadère de Kousgountchouk peu de temps avant la sortie de la synagogue qui était dans la haute-ville. Les passagers arméniens devaient traverser le quartier juif pour gagner leur montagne. Or il courait parmi la jeunesse israélite un couplet en langue turque fort injurieux pour les Arméniens. Jugez-en vous-mêmes : L'Arménien est une bourrique, Son papas nous sert de bât ; Le Juif enfourche la bourrique Et diah ! jusqu'à Galata. Un adolescent d'une quinzaine d'années, qui venait de sortir du temple avec les autres fidèles, se mit à réciter le couplet injurieux pendant le passage des commerçants arméniens, rentrant fatigués de leur travail. Un gaillard d'une trentaine d'années ne put supporter ce langage injurieux. Il voulut mettre le jeune voyou à la raison, mais celui-ci prit la fuite à travers l'ouadi en poussant des clameurs à fendre l'âme. Notre chanteur de romances était encore en train de roucouler. A ses oreilles montent les hurlements désespérés du jeune chenapan. Aussitôt, il se jette au bas de la côte où se dressait son foyer et à pas de géant il a vite fait de joindre l'agresseur. Il le surprend, lui décoche un crochet du droit au nez. Le sang gicle et avant que l'Arménien se rende compte de ce qui lui arrivait, le photographe avait déjà déguerpi aussi vite qu'il était venu. Aux cris d'alarme poussés par l'imprudent garnement, les matrones du quartier étaient sorties des
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baraques. Lorsque l'Arménien reprit ses sens, il se vit entourré par des femmes occupées à éponger le sang du nez et à l'apaiser lui-même par de sages paroles. "A l'âge de ce galopin, lui dirent-elles, on n'est pas conscient de ce que l'on dit, ni de ce que l'on fait. Toi, tu es plus grand, tu ne dois pas attacher d'importance aux billevesées d'un galopin." Elles l'accompagnèrent quelques pas et lui souhaitèrent un bon retour chez lui.
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3. ORTAKEUY Mil neuf cent vingt. Un matin d'hiver, toute ma classe répétait en chœur . "Dieu créa le monde en six jours. Le premier jour, il dit : "Que la lumière soit" ... et la porte s'ouvrit, livrant passage à M l l e Guréon. Elle approche du pupitre de l'institutrice et lui dit brièvement l'objet de sa visite. L'institutrice appela : — Elève Benezra ! . . Ramassez vos affaires et suivez Mademoiselle ! J'avais peu d'objets à ramasser. Le plus encombrant, c'était un quart de pain noir que ma tante m'avait donné pour midi. Fallait-il m'en embarrasser ? Fallait-il le laisser tomber ? Assis sur le même banc que moi, l'écolier Marco, celui-là même qui avait chipé la tomate mûrissante de grand-mère, fixait mon pain avec convoitise. Il devina mon embarras et me dit qu'il l'accepterait volontiers. Ml le Guéron nous conduisit, mon frère et moi, chez tante Sara pour les adieux. Elle lui apprit qu'un orphelinat venait d'ouvrir ses portes à Ortakeuy, qu'elle s'était chargée de nous y amener. Elle y avait déposé déjà ses propres frères : Léon et Vitali Guéron. Trop heureuse de se décharger de nous, tante Sara nous fit revêtir notre plus beau costume et des souliers neufs. Elle entendait par là prouver aux autres le grand soin qu'elle prenait de ses neveux. Quand le paquebot fluvial commença à s'éloigner du débarcadère de Kousgoundjouk, notre cœur se serra inconsciemment. Nous savions ce que nous laissions derrière nous, mais nous ignorions ce qui nous attendait sur l'autre rive du Bosphore. L'incertitude de l'avenir qui allait s'ouvrir devant nous amena les larmes à nos yeux. Nous étions debout au centre du paquebot. Une dame, qui avait remarqué nos larmes, en demanda la cause. Ml le Guéron lui expliqua :
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— Ce sont deux petits orphelins. Je dois les conduire à un internat qu'on vient d'ouvrir à Ortakeuy ... — Oh, mais, c'est bien ! interrompit la dame. Là, vous serez logés, nourris et vous deviendrez des hommes ... Le faubourg d'Ortakeuy, érigé des deux côtés d'un vaste torrent, se trouve encaissé entre des collines. Une de ces collines porte à sa cîme le palais de Yildiz, ancienne résidence du sultan Abd'ul-Hamid. La pente qui regarde Ortakeuy, aménagée en avenue, est parsemée de magnifiques demeures occupées jadis par les dignitaires de la cour. Deux konaks se faisaient face de part et d'autre de l'avenue. Celle-ci se terminait par de larges marches pavées de pierres. On appelait ce quartier Tasch Merdivène (marches de pierre). L'un des deux palais avait été la résidence du Scheurbetchi baschi (Grand Echanson) du Sultan. Du temps où Hamid régnait encore, tous les vendredis soirs, il quittait le palais de Yildiz et descendait en carosse la colline au milieu d'un grand concours de monde pour se rendre à la splendide mosquée qu'on voit sur la jetée. Là, avait lieu le namaz (prière) du jour férié musulman. Les dignitaires lui rendaient hommage par la même occasion. C'était la cérémonie du "Sélamlik". Le déplacement du Padischah était parfois agrémenté de quelques bombes lancées par des Arméniens qui espéraient par là recouvrer l'indépendance de leur pays. La mosquée où se déroulait le "sélamlik" n'est pas aussi grande que la Suleîmanié, ni aussi imposante que celle bâtie par le sultan Ahmed, mais elle ne le cède pas pour la beauté, elle constitue un bijou léché amoureusement par les flots du Bosphore. C'est à la cérémonie du "Sélamlik" qu'avait lieu la présentation des placets au sultan par les particuliers. Le konak de l'Echanson était un bâtiment de trois étage construit en briques revêtues de bois. La butte sur laquelle il se dressait avait été aménagée en cinq ou six jardins superposés : on y passait de l'un à l'autre par des marches de pierre. Ils abondaient en arbres fruitiers et d'ornements, dont 18 pruniers, un câprier géant et un grand mûrier. Ça et là, se dressaient des terrasses rustiques, dont une très ouvragée, au-dessus d'un bassin empli d'eau de pluie. Les grottes artificielles ne manquaient pas. Une de ces grottes, murée de notre temps, communiquait, disait-on, avec le palais de Yildiz. Elle intriguait surtout les touristes américains. Les cuisines formaient une dépendance à part, reléguée loin du bâtiment principal et le plus bas possible ; elles comportaient plusieurs fourneaux de fonte. Le toit des cuisines formait une vaste terrasse cimentée. Tout — 90 —
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à fait dans le bas étaient les écuries. Un vieux carosse s'y trouvait encore. Les écuries communiquaient avec l'extérieur par un grand portail à deux battants, à l'opposé de la porte du konak. L'entrée du palais était sur l'avenue Tasch Merdivène. Le portail grillagé s'ouvrait sur une première petite cour bien ombragée, suivie de la cour d'honneur, du côté de la façade. Elle était pavée de gros cailloux et encadrée d'arbres. Il y avait aussi une cour intérieure sur le côté opposé du bâtiment. C'est dans ce palais, immense à nos yeux d'enfants, que M l l e Guéron nous conduisit. On y avait transféré auparavant les jeunes filles de l'orphelinat de Chichli. Il y avait, le jour de notre arrivée, un va-et-vient compréhensible. Des assistantes sociales, travaillant bénévolement, ramassaient des orphelins de guerre partout où elles les trouvaient, même sous le Pont de Galata, où certains d'entre eux débitaient des cigarettes ou des allumettes pour subsister. Les délégués du Near-East Relief s'empressaient de les photographier dans leurs haillons pour montrer aux âmes charitables des Etats-Unis que leurs dons étaient employés à bon escient et que la misère à soulager était incommensurable. Cela permettait de recruter de nouveaux donateurs. Quand on nous vit débarquer avec des costumes et des souliers neufs, on a été déconcerté sur le moment. Tirés à quatre épingles, nous ne faisions pas si misérables que ça. Fallait-il dire au photographe de ne pas nous photographier ? Nous représentions, pourtant, des types racés avec nos yeux vifs et notre teint bronzé. Une idée germa dans le cerveau d'une dame : nous dépouiller un moment de nos costumes neufs, nous passer la machlah des enfants miséreux et nous photographier déguisés en mendigots. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous avions l'air si pitoyable dans notre nouvel accoutrement que notre sœur Rica, présente à la scène, ne put retenir ses larmes. Le soir, les dames du Comité s'excusèrent auprès des nouveaux venus de n'avoir pas prévu un second souper chaud. On dut se contenter de pain et de lait concentré "Nestlé". Le "Nestlé" n'est pas mauvais en soi, mais il faut croire que l'hygiène laissait encore à désirer ou que le temps humide avait agi. Toujours estil que les malheureux qui avaient soupé de ce lait eurent la chiasse. Une heure après, tout le monde se présentait aux cabinets. Les architectes constructeurs de ce konak n'avaient pas prévu cet accident. Les cabinets se sont donc révélés ce soir-là insuffisants, il a fallu faire la queue en se tenant les côtes. Le résultat de
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l'attente est que je souillai partiellement mon linge. Mais il n'y avait que moi pour le savoir. Le vrai tourment commença le lendemain. Le D.T.T. était alors inconnu. On décida de désinfecter les cheveux et le linge des nouveaux venus avec du pétrole pour les préserver des pous. On nous réunit tous dans une pièce destinée plus tard à servir d'infirmerie. De jeunes orphelines, nos aînées par l'âge, étaient chargées de faire le travail de désinfection. Elles étaient, je crois, deux, et nous étions une trentaine de garçons. Je me dis que lorsque mon tour arrivera d'être aspergé de pétrole, on s'apercevra sûrement que je porte du linge sale, le pot aux roses éclatera au grand jour, quelle honte ce sera pour moi ! A cette pensée, une sueur froide parcourait tout mon être. J'étais un bambin très timide, bourré de scrupules ou, comme on dit de nos jours, de complexes. Je voyais l'étau se resserrer autour de moi à mesure que le travail de désinfection avançait. Une des jeunes filles (peut-être Adèle Mizrahi) approchait de plus en plus vers moi. Comment décrire l'embarras que son approche me causait ? Etais-je rouge de honte ? Non, j'écarquillais plutôt mes yeux de peur. La jeune fille s'en aperçut sans soupçonner la vraie cause. Elle a pu imaginer que la désinfection au pétrole me déplaisait fort. Quand elle arriva à ma hauteur, elle me dit, souriante : — Vous êtes les frères de Rica, je le sais ; vous deux, vous n'avez point de pous. Je vais tout simplement vous mettre quelques gouttes de pétrole sur vos cheveux pour la forme ... Ouf, j'étais sauvé ! Je n'ai pas eu à desserrer mes vêtements, personne ne pouvait se rendre compte de l'état de propreté de mon linge. Mais en attendant cette parole salvatrice, j'avais été sur des charbons ardents. Le même jour, au goûter de quatre heures, on nous distribua un morceau de pain sec, noir, dur, sans le moindre complément. Il était immangeable ou alors il eut fallu avoir une faim d'ogre. J'ai eu comme le pressentiment que notre ordinaire, à l'orphelinat, ne serait pas meilleur, ni plus copieux que chez tante Sara. A cette pensée, j'avais du mal à mordre au pain sec sans l'arroser de larmes. Tous les matins, au petit déjeuner, nous avions invariablement du thé et deux tranches de pain. Il en sera ainsi pendant plus de cinq ans. Décidément, ces gens-là ne savaient pas que le thé est un astringeant toxique par son tanin, son acide urique et ses purines. On nous le servait dans des gobelets. Comme du pain — 92 —
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trempé dans du thé n'avait rien de consistant, Mme Avigdor, une de nos premières institutrices, nous conseillait de le manger sec et de réserver le thé pour la fin. On était en hiver, le soleil manquait pour donner quelqu'éclat à tous ces jardins superposés aux arbres attristés. Les ritournelles des pinsons absents en cette saison étaient remplacées par la voix assez agréable d'une jeune adolescente qui ne cessait de chanter. Qu'elle fît la lessive ou qu'elle suspendît du linge, sa voix fredonnait des chansons de circonstance : Le ciel est gris, la terre est blanche ; Le givre pend à chaque branche. Si loin que l'on porte les yeux, On ne voit que des ... Quelques jours après, cette adolescente était renvoyée de l'orphelinat pour avoir volé une boîte de "Nestlé". Cela me causa du chagrin. Je commençais à m'éprendre de sa voix. En même temps fut renvoyée de l'orphelinat la fille de ma nourrice de Pacha-Bagtché, une fille dodue, au sourire béat, non pas qu'elle ait commis quelque faute, simplement parce qu'on avait découvert qu'elle avait une mère. Il fallait être orphelin des deux côtés pour être admis dans notre institution. Ma nourrice était venue chercher sa fille. Celle-ci lui avait appris que nous étions là. Elle a exprimé le désir de voir, en passant, les enfants de son infortunée amie, Victoria. Elle fit une courte apparition dans ma classe. J'avais huit ans, mon âge me dispensait de prendre l'initiative de lui adresser la parole. Il y avait au moins quatre ans qu'elle ne m'avait pas vu, elle ne cessait de me regarder en souriant et en se demandant si je me rappelais encore d'elle. Puis elle s'est retirée avec sa fille, sans mot dire.
Les classes avaient été vite organisée. L'atmosphère familiale qui y régnait, l'amitié que les jeunes filles me témoignaient, moi qui, jusque-là, avait été sevré de toute affection, l'intérêt au'elles Menaient à ma Dersonne. tout cela re Et
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elles n'auraient pas voulu, pour rien au monde, me voir rejeté en une classe inférieure. Rebecca Salzbourg était une de ces camarades, elle pouvait avoir à peine un ou deux ans de plus que moi. Mais son développement somatique la faisait paraître plus âgée. Elle avait le corps admirablement roulé, avec des joues naturellement rose et un sourire affectueux auréolant continuellement sa bouche et ses yeux. Elle avait une démarche princière. Tout son être respirait la bienveillance. Par bonheur, j'étais studieux, la lecture m'intéressait et je n'allais pas tarder à dépasser toutes les jeunes camarades qui m'avaient aidé à faire mes premiers pas. On en était toujours au syllabaire de M. Fresco. En classe, il m'arriva de butter contre le mot monsieur. Je lus : Mon-sieur. Mme Canetti, l'institutrice, me corrigea : Meussieu. Je regardai à nouveau l'orthographe de ce mot compliqué et vis qu'il était bel et bien écrit comme je l'avais prononcé. J'ai donc répété : Mon-sieur. A la fin, mes camarades de classe m'expliquèrent qu'on écrit Monsieur, mais qu'il faut lire Meussieu. Plus on avançait dans le syllabaire, plus mon intérêt pour la lecture grandissait. Des conseils comme "Ecoute beaucoup et parle peu. Aie une place pour chaque chose et mets chaque chose à sa place. Ne te moque jamais des malheureux, ni des infirmes, ni des vieillards ..." me touchaient profondément. J'avais le sens moral très développé, ma sensibilité trouvait son compte dans des petits textes comme "Le bon petit écolier" : J'ai six ans et je vais en classe. En partant, ma mère m'embrasse, M'embrasse affectueusement. Elle est si bonne ma maman ! Et je vais être toujours sage Pour ne pas voir sur son visage Couler des larmes tristement. J'aime tant ma chère maman ! Tout ce texte était scandé en choeur.
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Mme Canetti, voulant m'inscrire sur la liste des élèves de sa classe, me demanda si j'écrivais mon nom en un mot ou en deux. — En un mot, fis-je. — Non, ça s'écrit en deux mots, répliqua-t-elle. Vous portez un nom illustre dans l'histoire des lettres hébraïques. Puis, s'adressant à toute la classe, elle nous fit l'historique de la famille Ben Ezra. — Le plus ancien membre de cette famille avait vécu sous le règne de David, au dixième siècle avant notre ère. C'était un cheik de la tribu de Juda. Un de ses fils, Mared, à l'imitation du roi Salomon, épousa en seconde noce une princesse égyptienne appelée Bitya en hébreu, dont il eut trois fils. Tout ceci se trouve consigné dans Le Livre des Chroniques, chapitre IV, verset 17. Levant les yeux sur moi, Mme Canetti ajouta : — C'est peut-être pour cela que vous avez le type égyptien plutôt que juif. Au dixième siècle de notre ère, nous trouvons les Ben Ezra installés en Bétique ou Andalousie. Dans son Epitre à Joseph, roi des Khazares, Hasdaï, vizir d'AbderRahman III, le plus illustre des califes omeyyades, se dit issu de cette famille. Citons Jacob Ben Ezra, israélite noble du onzième siècle, originaire de Grenade. Il occupait un haut rang dans la hiérarchie maure. Jacob ben Joseph Ben Ezra, fils du précédent, fut le maître de son frère Mosché, le plus distingué membre de la famille. L'œuvre maîtresse de cet Anacréon hébreu demeure "Le Collier de Perles", recueil de quatrains sentimentaux dans lesquels il passe "du grave au doux, du plaisant au sévère". Mosché Ben Ezra est connu aussi par la passion qu'il avait conçue pour une de ses nièces. On la maria à un plus riche que lui. Mais au moment de mourir en couches, la dernière pensée de la nièce fut pour son oncle qu'elle aimait tendrement ... Nous avons après lui Juda Ben Ezra, neveu du poète, nommé par Alphonse VII (1126-1157) gouverneur de Cakatrava et majordome impérial. Il reçut la juridiction suprême sur les israélites de Castille avec le titre de Nassi (comte). Cependant le plus illustre et le plus cité de tous les Ben Ezra fut Abraham (1092-1167), mathématicien, grammairien, exégète biblique, poète, philosophe, astrologue et grand voyageur devant l'Eternel. Rabelais le mentionne dans ses ouvrages et Molière a mis en bon français un de ses aphorismes : "Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.1' Isaac, fils du précédent, fut poète comme son père, mais de moindre envergure. Le bruit courut qu'étant en Iraq, il avait abjuré le judaïsme. Nous — 95 —
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avons de lui une page poétique où il proteste de sa fidélité à la foi de ses aïeux. Il y eut au moyen âge un Ben Ezra en Egypte dont le nom a été perpétué par une magnifique synagogue qu'il y avait fait édifier. Nous avons encore Joseph-Ben Isaac Ben Ezra, célèbre rabbin de Salonique ; Moïse Ben Ezra, grand rabbin de la communauté de Magnésie à une époque où Smyrne n'était qu'une bourgade. Un autre Ben Ezra, journaliste contemporain, vécut et mourut dans l'Inde. "Même quand les Ben Ezra s'adonnent au commerce, conclut Mme Canetti, ils ne laissent pas de s'intéresser aux lettres et aux sciences. Vous portez donc un grand nom. Tâchez de vous en rendre digne". Les cours se déroulaient ainsi, dans une atmosphère détendue, quand une nouvelle fatidique y mit fin pour quelque temps. Mme Assa, la directrice de l'orphelinat, que nous, les garçons, n'avions pas connue, venait de rendre l'âme à l'Hôpital de Balat. Les classes furent interrompues en signe de deuil et les jeunes filles s'employèrent à prononcer l'éloge de la défunte. Mme Assa, nous apprirent nos camarades, était l'être le plus affable, le plus tendre, le plus aimant qu'on eut pu souhaiter, un ange descendu du ciel. Elle était comme une mère pour les jeunes orphelines. Un jour qu'elle se trouvait au troisième étage, elle se pencha à l'une des fenêtres s'ouvrant sur la cour intérieure pour passer des consignes à des élèves qui s'y promenaient. Il n'y avait pas encore des barres de fer aux fenêtres. Elle perdit l'équilibre et tomba la tête la première La cour intérieure n'avait pas encore été cimentée. La terre, humide en automne, avait partiellement amorti le choc. On la transporta dangereusement blessée à l'hôpital "Or-Hahayim", dans la Corne d'Or, où elle devait expirer au bout de quelque temps. L'accident avait eu lieu peu avant l'admission des garçons à l'orphelinat. M. Assa était quarantenaire, de taille et de corpulence moyennes, porteur de lunettes. Son air égaré habituellement et préoccupé était compréhensible. En perdant son épouse, il perdait en même temps son poste de directeur auquel il commençait à se faire. Après les sept jours de deuil, on lui fit comprendre qu'il ne pourrait plus exercer comme directeur dans un internat comprenant des filles. Plutôt une directrice veuve qu'un directeur privé d'épouse. La directrice veuve se trouva à point nommé. C'était Mme Cuenca. Elle avait une fille Marguerite.
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Marguerite Cuenca pouvait avoir à l'époque quinze, seize ans. Elle avait la voix rude et mâle, les membres et le visage couverts d'un duvet qu'on ne saurait trouver même pas chez un éphèbe de son âge. Elle était masculine plus qu'un garçon. Pour peu qu'elle fût en colère, sa voix devenait bourrue. Marguerite grimpait aux arbres, se bagarrait avec les filles, partageait les jeux des garçons. Pour jouer à saute-mouton avec eux, elle mettait un pantalon de drap bleu. Si quelque camarade s'avisait de lui donner une tape amicale sur les fesses, même sans penser à mal (comme ce fut le cas un jour de Joseph Alalouf), elle se fâchait tout rouge et réprimandait vertement l'imprudent. Ce garçon manqué me témoignait de l'affection. Ma sœur Rica, jolie fille, était la seule élève que Marguerite blairât. Une ou deux fois, elles avaient fait ensemble le voyage à pied de Kusguncuk, où nous vivions, mon frère aîné et moi, jusqu'à Kadikôy, en traversant Dag-Hamman et Scutari. Marguerite étudiait dans un lycée de Galata. C'est elle qui m'apprit comment disposer un devoir, quelle présentation lui donner. Je tiens d'elle qu'on doit commencer par écrire la date en tête de la feuille. Assise pendant la récréation sur le même banc que moi, elle prit le crayon de ma main et inscrivit la date : janvier 1920 ... C'est grâce à cette leçon de Marguerite, restée présente à mon esprit que je puis vous dire l'année de mon entrée à l'orphelinat. J'avais alors neuf ans. Le dortoir des jeunes filles était au deuxième étage, celui des garçons au troisième. C'est là que la directrice, Mme Cuenca, avait son appartement d'une pièce unique. Pour entrer chez elle, Marguerite devait côtoyer mon lit, placé à l'un des angles intérieurs, devant la porte de sa chambre. Cela lui donnait l'occasion de folichonner et de m'amuser quelques minutes. Elle avait remarqué que j'étais très chatouilleux et elle en profitait. Si Marguerite ne me disait rien physiquement, du moins étais-je flatté à l'idée de pouvoir compter sur sa protection. Mais j'étais bien vu des jeunes filles et respecté des garçons de sorte que je n'ai jamais eu recours à la force de son bras. Quand les filles se mêlent de vous aimer, cela ne va jamais sans quelque exagération Un matin d'hiver, une élève me prit à part autour du poêle de la classe (c'était pendant la récréation) et m'entama au nom d'une autre élève, dont j'avais, prétendait-elle, rejeté l'amitié. Elle me dit qu'elle était chargée de me lire les adieux de la camarade dédaignée. Aussitôt de se mettre à déclamer des phrases très pathétiques où l'expression "cher frère" revenait souvent. Cela me toucha — 97 —
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jusqu'aux larmes, j'ai effectivement pleuré comme si tout cela n'avait pas été une comédie montée de toutes pièces par certaines élèves, comme si je me reprochais d'avoir réellement repoussé une affection qui se serait offerte à moi. Tout en essuyant mes larmes, je me demandais où diable mon amoureuse déçue avait-elle péché des paroles si tendres. Lorsque, beaucoup d'années plus tard, je pris connaissance des poésies de Sappho se plaignant de l'indifférence de son berger, je me suis rappelé des textes qu'on m'avait lus, je n'ai pas pu m'empêcher d'établir un parallèle entre la plainte de la jeune poétesse de Lesbos et celle de la prétendue camarade dont j'aurais repoussé la tendre amitié. *
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La musique, dit-on, adoucit les mœurs. C'est ce que l'on pensait à l'orphelinat. Les jeunes filles connaissaient par coeur une foule de chansons en français alors que les garçons n'en connaissaient pas une seule. M. Nathan, un sioniste actif, habitant Ortakeuy, s'offrit d'enseigner aux garçons à chanter en hébreu. Il était célibataire, il pouvait se permettre de faire ce travail bénévolement. Il était de taille moyenne, bien proportionné, les yeux intelligents, avec un perpétuel sourire qui l'accompagnait partout. La rougeur naturelle de ses joues donnait l'impression qu'on était en présence d'un timide. Il parlait toujours avec douceur, jamais il n'élevait la voix. Si les garçons, parmi lesquels beaucoup de primitifs, riaient bêtement parce qu'ils n'avaient jamais chanté auparavant et que cela leur paraissait drôle, il ne se fâchait pas, il attendait patiemment que le rire de la classe prît fin pour remettre ça. M. Nathan ne se contentait pas de venir nous apprendre à chanter. Il tenait aussi à nous sortir. Les jours fériés étaient samedi et dimanche. Il prenait avec lui un groupe de filles et de garçons (jamais tous les orphelins à la fois), plus une institutrice et nous faisait faire des promenades. Sa famille étant préposée à la garde du cimetière israélite d'Ortakeuy, il nous conduisit un samedi à la maison paternelle attenant au cimetière et entourée d'un jardin. Sa sœur avait dix-huit printemps environ, je la trouvai fort charmante. Comme son frère, un sourire permanent auréolait son visage, tout son maintien exprimait la douceur. Mais un dimanche, M. Nathan passa un très mauvais moment par notre faute. Il nous avait lâchés dans un champ de blé presque mûr. Les épis étant plus
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hauts que nous, on s'amusait à cache-cache, égaillés dans les blés. Cela n'alla pas sans dégât pour la récolte. Le champs était cultivé par deux jeunes paysans turcs. L'un d'eux, constatant le dommage causé par les promeneurs, chercha querelle à notre guide. Il commença par menacer de déposer une plainte à la police. M. Nathan lui ayant dit qu'il en faisait partie, cela mit le comble à la fureur du paysan. — Si tu es un homme, lui dit-il, descends avec moi dans le vallon, mon frère et moi nous vérifierons si tu dis vrai... En disant cela, il se mit à appeler son frère. La querelle s'envenima. Dieu sait comment elle se serait terminée n'était l'intervention de Mme Avigdor, l'institutrice qui nous accompagnait. Elle avait saisi toute la gravité de la menace qu'impliquait la proposition du Turc. Mme Avigdor sut trouver les paroles appropriées pour apaiser le paysan en colère. Née à Andrinople, ville frontière, elle parlait parfaitement le turc. Grâce à elle, la promenade, ce jour-là, n'eut pas d'issue dramatique. L'occupation de leur capitale par les Alliés énervait les Turcs. Deux sentiments se combattaient en eux : celui de l'humiliation provenant de leur défaite et la fierté d'apprendre que les troupes kémalistes avaient amorcé la lutte pour la libération. M. Nathan nourrissait-il le secret espoir de trouver une fiancée adéquate parmi les grandes filles de l'orphelinat ? C'est probable. Les grandes réagissaient en face de ses desseins inavoués par des couplets taquins de leur composition du genre de celui-ci ; A l'enterrement de M. Nathan, Au chemin de sa douleur ; Lorsqu'on l'a porté en terre, Je pleurais de tout mon cœur ... M. Nathan écoutait ces couplets désobligeants en souriant. Au fond de luimême, il se disait que les jeunes filles n'avaient aucune raison de lui vouloir du mal. L'auteur de ces couplets et de beaucoups d'autres était Judith Nathan, qui comptait parmi les grandes filles. Nous appelions ainsi les élèves provenant de l'orphelinat de Chichli. Leur âge variait entre dix-sept et vingt ans. Elles avaient atteint leur complet développement biologique. Judith était la plus remarquable
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de toutes par sa vitalité. Courte de taille comme Edith Piaf, mais mieux étoffée, elle chantait comme elle respirait. Tandis qu'Edith Piaf chantait pour la galerie et par nécessité, Judith Nathan chantait pour elle-même, tout en vaquant à une besogne. Elle avait une voix qui portait loin. Aussi la faisait-on chanter à chaque fête ou à chaque visite des dames du comité ou des délégués du Near-East Relief. Si M. Nathan avait voulu se venger de Judith ou de toute autre grande fille pour les couplets agressifs qu'elles composaient sur lui, les occasions ne lui auraient pas manqué, ainsi que le prouve le fait suivant. Tous les soirs, avant le coucher, on se rangeait, garçons d'un côté, filles de l'autre, dans le vaste corridor qui était à l'entrée du konak et l'on récitait une courte prière en hébreu, le Chema : "Ecoute, ô Israël, Adonaï est notre Dieu, Adonaï est unique. Béni soit son règne glorieux à jamais !" Au fond du corridor étaient un double perron conduisant aux étages supérieurs. Judith montait sur le premier palier et, face à ses condisciples, elle chantait les paroles en question, puis les élèves reprenaient. Un soir que M. Nathan assistait à la prière, il prétendit que Judith avait faussé la mélodie. Sous ce prétexte, il la lui fit répéter plusieurs fois devant les élèves de manière à l'inculquer à ces derniers simultanément. Quand je vous disais que les occasions de se venger ne lui manquaient pas. Le matin, on se rangeait plutôt dans la cour d'honneur. Là aussi on procédait à une courte prière avant d'entrer en classe, mais cette fois en français. La mélodie était du plain-chant. La cloche pour les repas sonnait régulièrement, mais il arrivait que la cuisinière, veuve de guerre quarantenaire, avait du retard. Elle était lente en proportion de son embonpoint d'orientale. Le réfectoire était, à l'origine, mixte. C'est dire que les commensaux étaient nombreux. On ne pouvait pas tenir tranquilles tant d'élèves à la fois tandis que le service se faisait attendre. Judith montait alors sur un tabouret et, debout, se mettait à chanter des couplets susceptibles de retenir l'attention générale : Enfants, enfants, faites silence Et fermez la booouuuche ... Voici l'heure de dîner : A table, mes chers amis ! Bon appé-tit, bon appé-tit, boon aa péé tiit ! — 100 —
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Ce qu'elle chantait pour le grand public était pris dans les opéras de Quinault et autres. Les jeunes filles elles-mêmes avaient un répertoire inépuisable, pour ainsi dire. Avait-on à déplorer une panne d'électricité, en pleine nuit, spontanément venait à leurs lèvres la célèbre barcarolle d'Offenbach : "Belle nuit, ô nuit d'amour" ... Dans l'obscurité totale, ce chant prenait un sens tout particulier, surtout quand il y avait clair de lune. La mélancolie qui s'en dégage remuait toutes les fibres de ma sensibilité. II y avait aussi des chants tristes qui se présentaient à l'esprit des jeunes filles dans des moments de cafard : Quand la nuit tombe, Quand tout s'endort, Près d'une tombe, Je veille encor ... Ou bien : Enfant, quand votre bonne mère, Le soir, vous tient sur ses genoux. L'orphelin couche sur la terre. Petit enfant, y pensez-vous ? (bis) Tendez la main à la misère Vous, qui avez toujours des sous. Lui ne connaît que la souffrance ; Petit enfant, y pensez-vous ? (bis) Touts ces mélodies et bien d'autres étaient d'une mélancolie irrésistible. *
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Au même niveau que notre résidence, du côté opposé de l'avenue se dressait un autre konak. Il hébergeait des orphelines arméniennes. La même institution américaine subventionnait les deux orphelinats. C'est pourquoi, quand on décida de projeter des films, une fois par semaine, dans le hall qui était chez nous, on invitait les jeunes filles arméniennes à y assister. La plupart étaient dodues, brunes, certaines affligées d'hirsutisme. — 101 —
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De tous les filins projetés à l'époque, Buridan, le héros de la Tour de Nesle est celui qui avait laissé en moi la plus profonde impression. Le film en couleurs n'avait pas encore été conçu et cependant les scènes de nuit y étaient admirablement rendues en couleur émeraude. L'opérateur était arménien, il parlait plus ou moins le français et essayait, de loin en loin, de placer une explication (c'était à l'époque du muet). Je l'entends encore articuler de sa voix nasillarde : "Les deux gamines sont chaaa-ssées de la maison." J'ignorais avant lui que l'accent circonflexe avait tant d'importance en français. Les séances cinématographiques avaient lieu aussitôt après le repas de midi. On peut dire que les jeunes arméniennes venaient chez nous pour faire la digestion. Quand la projection prenait fin, elles s'en allaient aussitôt, laissant derrière elles les relents de la cuisine arménienne : lard, suif, oignons, etc. Tout le corridor s'en trouvait infesté. On aménageait un bon courant d'air pour expulser ces odeurs étrangères à notre cuisine fruste. Les Américains ne pouvaient longtemps tolérer qu'un établissement scolaire subventionné par eux n'enseignât pas leur langue. On engagea, pour leur complaire, un professeur d'anglais. Cette langue, avec sa prononciation dégénérée, n'avait rien d'attirant pour des israélites latinisés. Je retenais facilement l'orthographe des mots anglais aidé en cela par ma mémoire visuelle, mais non leur prononciation qui, comme on le sait, ne correspond pas à l'écriture. Le maître d'anglais, lui aussi un Arménien, s'aperçut de ma faiblesse. Il chargea le camarade Léon Béhar de me prendre dans un coin de la classe et de me faire répéter la conjugaison des verbes to have et to be au présent pendant que lui-même poursuivait la leçon. Peine perdue, tant que je ne voyais pas l'orthographe d'un texte, je ne pouvais pas le retenir et nous manquions de livres. L'orphelinat comportait un second portail du même côté que la porte grillagée, à peine dix mètres plus loin. Je suppose que la domesticité entrait par là quand le palais était habité par le Grand Echanson. De notre temps, ce portail était condamné. Moustapha, notre concierge, occupait les combles qui étaient audessus. Il y passait le plus clair de son temps à jouer de la flûte. S'ennuyait-il, il sortait faire un peu de gymnastique en se suspendant aux branches des arbres. C'était un Anatolien bien râblé, sorte de Lydien attardé au vingtième siècle II était bienveillant avec nous. Bon patriote, Moustapha allait nous quitter peu de temps après pour rejoindre les troupes de Kémal Pacha et se battre contre l'envahisseur grec. En attendant le jour propice pour quitter Istanbul, il entraînait ses muscles en s'exerçant, comme je l'ai dit, aux branches des arbres. — 102 —
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De vrais accessoires de gymnastique, il y en avait tout à fait en bas, dans la dernière cour. Les Sionistes d'Ortakeuy avaient transformé la grande écurie du konak en Maccabie. Ils y avaient installé, en très peu de temps, une barre fixe, une perche à grimper, un trapèze, un chevalet, un tremplin sans ressorts, des barres parallèles et des agrès. Les Maccabim venaient s'y entraîner deux, trois fois par semaine. Ils passaient inaperçus, car ils entraient par le portail de l'écurie donnant sur une rue parallèle à l'avenue Tasch Merdivène, mais à un niveau plus bas. Il va sans dire qu'en leur absence nous nous y exercions aussi, mais individuellement. * *
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De toutes les dames du Comité de l'orphelinat, le visage le plus familier aux élèves était celui de Mme Dal Medico. La raison en est qu'elle habitait Ortakeuy, à côté du château d'eau, sur la route de Bebek. Derrière sa maison était un verger qu'elle faisait cultiver par un paysan turc. Son mari et son beau-frère, Me Dal Medico, portaient tout le temps un costume bleu. Il y avait chez son mari, bel homme aux yeux bleus, un trait qu'on m'avait rapporté sur mon père : il donnait l'impression d'un homme cossu. Or il était simplement comptable chez Kanza, le roi du thé. Mme Dal Medico visitait souvent l'orphelinat. C'était une grande dame plantureuse comme ma grand-mère paternelle, avec un teint clair tandis que la défunte était brune. Avant guerre, elle avait connu mes parents, j'ignore dans quelles circonstances. A peine elle m'aperçut pour la première fois parmi les élèves qu'elle reconnut en moi le fils d'Isaac Ben Ezra tant je lui ressemblais. A une époque où notre menu était vraiment maigre, Mme Dal Medico décida qu'à chacune de ses visites (les mercredis), on nous distribuerait au dessert du halva à ses dépens. De même, si elle nous voyait aller en promenade du côté de son quartier et si par hasard un marchand de glace passait sous ses fenêtres, elle le chargeait d'aller à notre rencontre, de distribuer à chacun de nous une glace et de lui présenter la note. En somme, elle imitait le geste de Jean-Jacques Rousseau. Ou bien encore, elle nous faisait parvenir sur le lieu de la promenade de belles romaines cueillies dans son verger. C'est, je crois, Mme Dal Medico qui avait décidé que chaque dimanche, à midi, on aurait des macaronis au gratin, plat goûté par tous, même par ma sœur Rica, qui répugnait à manger de la viande et y renonçait volontiers en faveur de Léon Béhar, toujours de bon appétit. Il est vrai — 103 —
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que la viande qu'on nous servait, expurgée de son jus, avait la consistance du caoutchouc. On se servait du jus pour assaisonner les plats du personnel enseignant. Mme Dal Medico avait un fils taillé en athlète, avec un regard capable de faire peur aux petites filles. Il tenait une parfumerie dans la Grande Rue de Péra. En bon sportif qu'il était, il dédaignait le tramway et faisait, tous les matins, le chemin à pied en coupant à travers les buttes. Ses longues jambes l'y aidaient. M. Dal Medico junior venait une ou deux fois par semaine à l'orphelinat nous faire de la gymnastique suédoise et des jeux de force : tirer à la corde, etc. Les flexions de bras me faisaient bâiller. Il me passait mon bâillement. Ce qu'il ne tolérait pas, c'est que j'ouvris la bouche toute grande sans mettre la main devant. Il me fit un jour la leçon, je l'ai retenue depuis. Un des jeux de force dont je me rappelle encore consistait à disputer un bâtonnet à notre concurrent. Le mien était le camarade Alalouf. Il était plus solidement constitué que moi. Comment ai-je fait pour l'emporter quand même ? Je lui ai laissé l'attaque et me suis cantonné dans la défensive. A force d'efforts pour m'arracher le bâtonnet, il vint un moment où je le sentis exténué. Je mis à profit sa défaillance et lui arrachai le bâton des mains. J'avais pas mal de force dans les poignets. Chaque fois qu'en guise de plaisanterie j'essayais de saisir par la main ou le bras une camarade de ma classe, Sara Rofé ou Berthe Hako, elles me disaient que je leur faisais mal et je lâchais immédiatement. Nous avons vu que l'époux de Mme Dal Medico travaillait comme comptable chez M. Kanza, le roi du thé, rue Tahta Kalé, à Istanbul. La femme de M. Kanza, Rachel, faisait de la neurasthénie et souffrait de rhumatismes chroniques. De ce fait, il ne tirait aucune jouissance d'elle. Il était par ailleurs arrivé à l'âge où les hommes mariés les plus respectables, connaissant l'anatomie de leur épouse par cœur, cherchent un à-côté. M. Kanza avait donc une maîtresse. C'était la préceptrice de ses enfants. Tromper une épouse à son insu est exactement comme si on ne la trompait pas. L'inconvénient est que l'amour aveugle pousse à commettre des imprudences de plus en plus graves. M. Kanza se dirigeait avec sa concubine vers l'immeuble Frej Han, où il habitait. Comme par hasard, sa femme était à la fenêtre. Elle ne put supporter les enlacements chaleureux des deux coupables au moment de leur séparation. Son amour-propre en fut piqué. Elle se débarrassa de sa bonne en l'envoyant faire une commission. Se jeter par la fenêtre, pensa-t-elle, la délivrerait, une fois pour — 104 —
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toutes, et de sa neurasthénie et de l'infidélité de son mari. Dans l'état de prostration où elle était, elle n'hésita pas à faire le geste fatal. Le suicide est réprouvé par la religion. Qui se suicide est condamné à la fosse commune. Mais ici, il s'agissait d'une dame riche, souffrante et malheureuse. M. Kanza était prêt à faire à la défunte des funérailles grandioses. On convoqua le chœur du temple d'Ortakeuy pour psalmodier des complaintes. Il fit aussi une grande donation à l'orphelinat, qui délégua aux funérailles des garçons et des filles pour accompagner la défunte à sa dernière demeure. Enfin, pour chanter le requiem, on fit venir de Kousgoundjouk un rabbin qui avait la voix d'un stentor, le rabbin About. Il était court de taille, portait la barbe et avait la poitrine des respiratoires. Nous l'avions eu comme maître, une ou deux fois, en remplacement de Khakham Alcolumbre, malade. J'avais aussi assité à des offices solennels célébrés par lui. L'accent qu'il mettait sur le B quand il prononçait "Béni sois-tu, Adonaï ! ...", le souffle avec lequel il appuyait sur le mot "Béni" était impressionnant. Mais c'était encore peu de chose auprès de ce que mes oreilles allaient entendre aux funérailles de Mme Kanza. Le chœur du temple d'Ortakeuy ouvrait la marche. C'étaient des adolescents choisis pour leur voix mélodieuse comme autrefois les jeunes Lévites de l'orchestre du Temple de Jérusalem. Ils tenaient ouvert un livret de complaintes. Leur démarche était aussi lente que les mélopées qu'ils débitaient. Je ne sais qui a jamais pu concevoir des airs si tristes, si élégiaques, si poignants. Cela vous bouleversait. Suivaient les élèves de l'orphelinat. Les jeunes filles portaient des robes noires en batiste. Une foule considérable était venue rendre les derniers honneurs à la défunte. Elle occupait toute la largeur de la Grande Rue de Péra. La circulation des tramways s'en trouvait arrêtée. Le spectacle était courant avant le kémalisme. Les passants, qu'ils fussent grecs, turcs ou arméniens, s'arrêtaient comme pour se recueillir devant la Mort. C'était une époque où les défunts avaient encore droit au respect des vivants, rien n'était bâclé, on s'entretenait d'eux longtemps après leur trépas. Quand le chœur eut épuisé les chants élégiaques, il y eut un moment de silence dramatique. Le cantor About fit quelques pas en avant et, ramassant tout son souffle (il n'était plus jeune), il se mit à ébranler l'air avec le verset qui termine YEcclésiaste : "La conclusion de tout cela est qu'il faut craindre Dieu et observer ses commandements. Tout l'homme est là." Sa voix puissante, émouvante, faisait frémir tous les cœurs, cela vous donnait envie de pleurer, malgré vous. Popes et oulémas qui, par hasard, se trouvaient sur le trajet du — 105 —
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convoi funèbre, s'arrêtaient, non moins bouleversés que nous, pour l'écouter. On ne pouvait trouver ni de mélopée, ni de voix plus appropriées à la circonstance. Cinquante ans sont passés depuis et cette voix ressurgit du fond de ma mémoire à chaque cérémonie funèbre. Le rabbin About était le dernier chaînon d'une lignée de rabbins sobres, modestes et craignant Dieu dont on ne trouve plus la pareille. * *
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Je n'ai pas dit encore un mot sur la directrice, Mme Cuenca. La nature ne l'avait pas mieux partagée que sa fille. Tout en ayant une taille avantageuse, elle était affectée d'hirsutisme comme Marguerite. Son veuvage prolongé expliquait la sévérité de son visage. Elle était sobre de paroles, je dirai même introvertie, avec des yeux vifs et le regard plutôt dur. Une fois, je me rappelle, une voiture de denrées venait d'arriver à l'orphelinat. Il s'agissait de décharger les sacs et de les déposer dans le magasin des provisions, une pièce fraîche sise au rez-de-chaussée. Mme Cuenca utilisa la main-d'œuvre des garçons pour ce travail. La voiture déchargée, je m'attendais à ce qu'on nous offrît en récompense un biscuit ou un morceau de sucre à chacun. Au lieu de cela, la directrice nous intima l'ordre de déguerpir au plus vite. Cette façon cavalière de nous traiter me déplut, je traînai le pas tant que je pus. Mme Cuenca s'en aperçut : — Eh bien, dit-elle, puisque vous n'êtes pas pressé de quitter ce lieu, restez-y ; je vous y enferme ! Dit et fait. Par fierté, je ne réagis point. Passer la nuit dans ce lieu sombre et humide ne me souriait guère. Les hôtes, s'il y en avait, ne seraient pas des souris, mais de gros rats. J'étais un tantinet masochiste, je jouissais intérieurement à l'idée que plus d'une jeune fille, ne me voyant pas au réfectoire, me sachant enfermé, penserait à moi, sans compter Marguerite ; chacune plaindrait mon sort et ne parviendrait pas à dormir. Etre l'objet de la sollicitude de tant de gentilles camarades, compensait ce que ma situation avait d'incommode.
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Mais j'étais sûr que Marguerite ou ma sœur, ou les deux à la fois, intercéderaient auprès de la directrice. En effet, je suis resté enfermé au dépôt moins d'une heure. A l'occasion du premier repas, je fus libéré sans difficulté. L'autre souvenir que je conserve de Mme Cuenca est le suivant : Nous étions en rangs, prêts à entrer au réfectoire. Je ne sais ce qui clochait dans le service, nous attendions devant l'entrée. J'avais été mis en gaieté à l'idée que nous aurions à manger du halva au dessert du midi*. A côté de moi, le camarade Jacques Eskénazi était de mauvais poil. J'ai voulu le dérider en le chatouillant un peu. Le chatouillement est mal accueilli par quiconque n'y est pas préparé. C'était son cas. Jacques Eskénazi réagit bruyamment, Mme Cuenca voulut le punir. — C'est lui qui me fait des chatouilles, Madame ! dit-il en me désignant. — Sortez des rangs, ordonna la directrice en me fixant de son regard courroucé. Vous serez privé du déjeuner ! La punition était peu de chose auprès du dépit que je conçus pour mon camarade. Il avait crié devant tout le monde que je le chatouillais alors que je tenais à passer pour un être sérieux. Tout confus, je quittai le hall, je m'empressai d'aller cacher ma honte dans un des W.C. des garçons récemment aménagés dans la cour intérieure. Après le départ de la directrice, des jeunes filles vinrent me chercher et me dire que je pouvais maintenant aller manger. Cet incident vite oublié, nous redevînmes bons copains, Jacques Eskénazi et moi. Nous le sommes restés jusqu'à notre séparation définitive sur les quais de Galata, lui partant pour l'Argentine et moi pour Paris. Il avait une sœur, Régine Eskénazi, beaucoup plus âgée que nous. C'était une délicieuse brunette bien élancée, aux yeux noirs, très sociable et sans prétention. C'est elle qui, mariée plus tard en Argentine, allait faire venir son frère dans ce pays béni alors. Mme Cuenca ne resta pas longtemps à la tête de l'orphelinat. Le bruit courait qu'on l'avait aperçue sur la plage de Moda en maillot de bain. (Jusqu'en 1921, les femmes se baignaient dans la mer avec un vêtement qui les couvrait des
*Aux temps de Mme Cuenca, le soir on mangeait Kalte Küche : du pain, du fromage blanc et du thé, mais quel fromage ! L'eau m'en vient encore à la bouche, rien qu'à y penser.
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pieds à la tête). La rumeur fit scandale, Mme Cuenca dut présenter sa démission. On n'entendit plus parler d'elle, ni de Marguerite.* Les saisons se succédaient dans ces magnifiques jardins qui étaient comme le paradis des pauvres. Là, notre enfance s'écoulait dans une atmosphère de parfaite innocence, à l'abri du tumulte extérieur et de toute préoccupation matérielle. Si la cuisine était quelconque, la nourriture était suffisante. Et surtout, il y avait les liens d'amitié fraternelle entre garçons et filles. L'entente entre les uns et les autres était idéale. La pudeur était naturelle aux jeunes orphelines. Comme tous les jardins n'étaient pas au même niveau, il y avait tout le temps des marches à monter pour aller au réfectoire, entrer en classe ou regagner le dortoir. Dans tous ces cas, les jeunes filles laissaient passer les garçons les premiers. S'il se trouvait quelques unes au haut des marches et que l'on aperçut le bout de leur combinaison, celles qui étaient dans le bas de l'escalier se mettaient à crier : Paris-Londres-Marseille-Nice ... Au début, je ne comprenais pas le sens de ces paroles. A force de les réentendre toujours dans les mêmes circonstances, je finis par réaliser qu'elles cachaient une signification connue d'elles seulement. Un des jeux innocents auxquels elles se livraient, outre les danses, était celui-ci : il y avait une terrasse rustique suspendue sur quatre piliers affectant la forme de troncs d'arbres. Elles formaient un cercle à l'intérieur de cette terrasse et l'une d'elles devait faire en sorte de surprendre n'importe laquelle de ses camarades et essayer de lui retrousser la robe. Ce n'était pas chose aisée, car chacune des participantes veillait bien sur son honneur en tenant serré le bas de sa robe. Néanmoins, elles jouissaient beaucoup à ce jeu de plein air par l'émoi que ces vaines tentatives causait à leur pudeur. Elles jouaient à ce jeu surtout avec M l l e Eskénazi, une toute jeune institutrice, à peine plus âgée que ses élèves. C'était une brunette qui nous venait en ligne droite de l'Ecole Normale de Versailles. L'amitié qu'elle inspirait aux jeunes pubères était un peu de la nature de celle mise en relief dans le film Kadetten. Aussi s'acharnait-on à retrousser plutôt elle qu'une autre en raison de ses dessous en dentelle. La jouissance que ce jeu lui procurait se lisait dans ses yeux brillants de plaisir. M l l e Eskénazi n'est pas restée longtemps à notre institution. *
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*J'ai appris plus tard qu'elles avaient quitté Istanbul pour aller vivre à Ankara. — 108 —
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Depuis la destitution d'Abd'ul Hamid, les plates-bandes du konak se trouvaient négligées. On se les partagea entre les garçons. Comme il n'y en avait pas pour tous, chaque plate-bande eut trois ou quatre possesseurs associés. Mon frère Moïse avait fait un peu de jardinage au lycée de Pacha-Bagtché. Il choisit la meilleure plate-bande la mieux exposée au soleil avec Ruben Cohen et d'autres. Nous avions, Marguerite et moi, notre plate-bande à nous. Elle était à l'ombre du mur séparant notre résidence de la propriété grecque contiguë. Etant ombrée, la terre en était plus humide. Je la bêchais d'arrache-pied. Des jeunes filles, juchées sur un perron rustique à l'extrémité de la cour d'honneur, me voyant faire, se mirent à scander à voix haute ce qu'elles avaient appris dans le livre de Leçons de choses de Moïse Fresco • "Le laboureur laboure la terre. Labourer, c'est retourner la terre avec la charrue. La charrue est une grosse pièce de bois terminée par un gros morceau de fer appelé soc ... " Je n'y ai vu qu'une cordiale taquinerie. Mais Marguerite ne l'entendait pas ainsi, elle s'en offusqua comme si on s'était moqué de moi. Elle gourmanda mes camarades, qui s'éparpillèrent aussitôt comme une envolée d'oiseaux. Un Grec authentique, Yorgho, venu de Grèce à la suite de la défaite turque, nous servait de jardinier-maçon. C'est lui qui cimenta la cour intérieure, y construisit deux rangées de cabinets pour garçons et filles de manière à n'avoir pas à monter dans les étages pendant le jour. Il refit aussi le mur de soutènement séparant le jardin principal d'un autre situé plus bas. Yorgho nous aida de ses conseils pour la culture des plates-bandes. Nous ne cultivions pas de fleurs, il eut fallu des graines ou des plants pour cela. Nous y faisions venir du maïs, des tomates, des courges, des pastèques, des concombres, voire du blé, le tout en amateur, c'est dire que jamais ces produits ne venaient à maturité complète. La plate-bande la mieux cultivée était celle de mon frère. Elle était aussi la mieux exposée au soleil. Elle éveilla même la jalousie de camarades comme Siegmund Rosenkranz, Meyer Gecker et Joseph Zalmann, qui lui reprochaient de se servir de Ruben Cohen et des autres pour porter l'eau destinée à l'arrosage tandis que lui ne faisait que donner des ordres. Cette altercation m'affecta profondément, elle était étrangère à l'atmosphère fraternelle qui régnait généralement entre nous, mais elle ne se renouvela plus. Après le départ de mon frère, c'est moi qui allais hériter de cette plate-bande avec les mêmes associés. Je
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devais en faire un modèle de plate-bande, que la nouvelle directrice honora un jour de sa visite. Yorgho s'occupait aussi du vaste verger attenant au konak d'en face. La famille d'un pacha avait pris possession de ce konak après l'évacuation en France ou aux Etats-Unis, des orphelines arméniennes. Yorgho me fit les honneurs de ce verger sour prétexte de m'offrir quelques plants. Le verger du pacha s'étendait en longueur et n'en finissait pas. * *
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Quand il m'arrivait de me sentir mal, je me rendais à l'infirmerie, on me présentait un morceau de sucre imbibé d'alcool de menthe et l'on me conseillait de me mettre au lit. Puis un jour, je tombai sérieusement malade. On m'admit dans le dortoir de l'infirmerie. Nous avions provisoirement comme doctoresse une sioniste russe frisant la quarantaine. Elle s'étonnait de nous voir porter des chemises de nuit par-dessus notre linge et nous disait qu'en Russie on dormait nu. Son ultime destination était le Foyer National Juif. Elle avait un faible pour mes yeux. Elle n'était point belle, mais quand elle m'apercevait, bambin pétri de candeur, tout son visage rayonnait, ses yeux surtout. Pendant une semaine, elle me garda en observation dans l'infirmerie. Ma sœur vint me rendre visite. Je ne parlais pas encore bien le français. La doctoresse chargea ma sœur de me demander si j'avais peur d'elle quand elle criait pour me faire absorber un remède que je repoussais des deux mains. Malade comme je l'étais, je ne sus que répondre. Ma sœur s'avisa de lui traduire une réponse sensée être de moi : — Il dit qu'il ne vous craint pas, mais qu'il vous respecte ... C'était bien répondu et j'admirai, en l'occurrence, l'esprit d'à-propos de ma sœur. Le mal empirant, on dut me transporter à l'Hôpital "Or-Hahaïm" de Balat. Il faut croire que je faisais une maladie contagieuse, car on m'isola dans un pavillon qui se trouvait au fond du jardin de l'hôpital. Là, je fus laissé à la grâce de Dieu pendant près de trois jours, en attendant l'évolution du mal. Seule Aimée Kaufmann venait relever le degré de fièvre deux fois par jour. — 110 —
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J'ai déjà parlé de Judith Nathan. Aimée Kaufmann était sa rivale pour le chant. A rencontre de Judith, elle était élancée et mince, toujours habillée de noir, ce qui rehaussait son teint blanc et clair. Si Judith valait beaucoup comme chanteuse populaire, Aimée Kaufmann la surpassait comme chanteuse classique. Elle était douée pour ça. On tombait en extase devant ses colorature. Malgré ce don incontestable pour le chant, j e ne sais pour quelle raison elle avait choisi de suivre des cours d'infirmière avant de passer aux Etats-Unis où l'appelaient des proches. La meilleure école pour infirmière était l'hôpital "Or-Hahaïm" (Lumière de la vie). Elle y entra. C'est Aimée Kaufmann, une grande fille de dix-huit ans environ, qui était chargée, deux fois par jour, de venir au pavillon où j'étais isolé pour prendre ma température. A l'infirmerie de l'orphelinat, on nous plaçait le thermomètre sous l'aisselle ; à l'hôpital "Hor-Hahaïm", on prenait plutôt le température anale. J'étais complètement à plat pour pouvoir réagir. Aimée Kaufmann était une brave fille, j'aimais surtout son nom. Peut-être parce qu'il évoquait l'Amour, cette chose mystérieuse qui intrigue et fait rêver tant de jeunes cervelles ! De mon lit, j'entendais le tumulte des gamins du quartier jouant au football. Leurs cris me tenaient compagnie quelques heures par jour. Le reste du temps se passait dans une solitude totale. Mais la solitude n'était pas une nouvelle compagne pour moi, je l'avais connue dès ma première enfance. A supposer qu'Aimée Kaufmann eut voulu bavarder un quart d'heure avec moi pour me tenir compagnie, quelle conversation aurait-elle pu avoir avec un enfant de onze ans. bredouillant le français et renfermé par surcroît ? A u bout de quelques jours, la maladie ayant positivement évolué, on m'admit dans une salle de l'hôpital. La doctoresse de l'orphelinat vint me visiter. A u moment de partir, elle me laissa quelques sous en témoignage d'affection. C'était bien le premier argent que je recevais depuis ma naissance. Un marchand entrait deux fois par jour dans notre salle ; il nous proposait des bonbons, du chocolat, des biscuits et autres friandises. Je n'avais absolument envie de rien. Mais son regard s'arrêtait particulièrement sur moi et cela m'agaçait. Pour avoir la paix, je lui achetai finalement une tablette de chocolat au lait. A la promenade dans le jardin, étant seul, j'ai voulu goûter au chocolat. Il affecta immédiatement mon foie, j'eus un moment la nausée, j e croyais que j'allais tomber dans les pommes. Vite, j'ai enfoui le reste de la tablette sur le rebord d'une plate-bande fleurie, me repentant mille fois d'avoir acheté du chocolat.
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J'avais laissé de solides liens d'amitié parmi les garçons comme parmi les filles de l'orphelinat. Aussi, mon retour de l'hôpital, a-t-il été accueilli avec plaisir par Rebecca Salzbourg, Sara Rofé et les autres. Mes camarades de classe étaient toutes heureuses de m'annoncer qu'il y avait désormais un tableau d'honneur affiché sur le mur du hall d'entrée et que mon nom y figurait. J'accueillis cette nouvelle plutôt avec scepticisme. L'expression "tableau d'honneur" était nouvelle pour moi. J'imaginais cependant que seuls les meilleurs élèves, les plus doués de chaque classe, y avaient droit. Par suite de mon séjour à l'hôpital, j'avais certainement beaucoup perdu. Dès lors, comment pouvais-je figurer au tableau d'honneur ? J'étais un garçon trop scrupuleux, je n'aurais pas pu accepter une distinction sans l'avoir méritée. On m'expliqua que j'y figurais à titre de lauréat de l'orphelinat sur le plan de la conduite. Cette explication apaisa mes scrupules, elle prouvait qu'on avait pensé à moi en mon absence et qu'on tenait à me faire plaisir dans l'espoir, peut-être, de hâter ma convalescence. Le Comité de l'orphelinat avait été élargi. Il était présidé par M. Taranto, endomorphe court sur pattes, qui passait pour être le roi du tabac. M. Taranto était l'oncle de deux orphelines : Rebecca et Suzanne Taranto. Rebecca appartenait au tempérament cycloïde. C'était une brave fille comme le sont la plupart des femmes de ce tempérament. Suzanne, la plus jeune, relevait du type leptosome asthénique. Elle avait le teint blanc, les joues et les lèvres naturellement roses. Son sourire rehaussait l'éclat de ses yeux. Elle avait ma préférence. L'instruction dispensée à l'orphelinat n'étant pas sérieuse (peu d'orphelins, il est vrai, étaient doués pour les études), les deux soeurs étudiaient à Galata. Une autre jeune fille qui étudiait également à l'extérieur était Adèle Mizrakhi. Celle-là, du moins, était douée pour les études. Mince, brune, de taille moyenne, c'était une sentimentale. Si je lui plaisais, elle ne me l'aurait pas dit : mais cela se lisait dans ses yeux. Elle ne m'était pas non plus indifférente, elle m'inspirait un sentiment fraternel. Dans le milieu de jeunes filles où j'évoluais, les sentiments qu'elles m'inspiraient ne pouvaient être exclusifs. On est flatté sur le moment d'être le point de mire d'Adèle Mizrakhi ; l'instant d'après, votre cœur se trouve sollicité par le charme juvénile d'Esther Razon, de Sara Rofé ou l'amitié que vous inspirent Lucie Penso, Eugénie Guidon et d'autres encore.
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Féminine à souhait, Lucie Penso était cent pour cent féline. Elle comptait, avec Adèle Mizrakhi et Eugénie Guidon, parmi les compagnes de ma sœur. Eugénie Guidon avait des traits qui rappelaient ceux de l'autre Eugénie, l'impératrice des Français, quand elle était jeune. Elle plaisait par son sérieux. C'était une silencieuse tout comme Lucie Penso. Il arrivait à Lucie de sourire ; Eugénie Guidon ne souriait presque jamais. Au demeurant, elle n'avait pas sujet d'être gaie. Le sort l'avait privée de ses procréateurs comme de son frère aîné. Ce frère n'avait jamais été à l'orphelinat. Il travaillait, je crois, dans un café ou restaurant avec un Turc. Ils partageaient la même chambre. Un soir, la fenêtre de leur pièce restée ouverte, gênait le Turc. H demanda à son compagnon de se lever et de la refermer. Le fière d'Eugénie lui dit qu'il n'était pas son valet et que, si la fenêtre le gênait, il n'avait qu'à se lever et à la fermer lui-même. La discussion s'envenima, on en vint aux voies de fait. Le Turc se leva en colère, saisit son couteau et en frappa à mort son collègue de travail. Eugénie Guidon elle-même a joué de malheur et a failli une fois se tuer. Elle devisait, gentiment assise avec une autre orpheline, à l'extrémité d'un mur délimitant deux jardins superposés. De la manière dont elle était assise, il n'y avait aucun danger qu'elle tombât à la renverse. C'est pourtant ce qui arriva. Il faut croire avec les mystiques que les solitudes sont peuplées d'esprits tenus à l'écart de nos cités modernes par le vacarme qui y règne continuellement. A la suite apparemment d'un faux mouvement inspiré par quelque djinn, elle perdit l'équilibre et tomba du haut du mur où elle se trouvait. Logiquement, elle aurait dû atterrir dans un second jardin, à dix mètres plus bas, quitte à s'en tirer avec un membre éclamé. A l'endroit précis de sa chute, poussait un vieil arbre à caoutchouc dont les multiples branches élastiques s'étendaient comme autant de bras pour l'accueillir et amortir le choc. Là, sans doute, embusqué parmi le feuillage était un faune invisible qui l'attrapa avec plaisir et lui évita de se briser la nuque ou la jambe. Jeune et légère comme elle était, le faune put supporter le poids de la jeune pubère — sans s'affaler sur ses fesses — et nous la rendit saine et sauve. * *
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Beaucoup de changement m'attendait à mon retour de l'hôpital. J'avais laissé une centaine d'orphelins et d'orphelines formant une famille bien homogène malgré la présence de grandes filles, de filles et garçons d'âge moyen et — 113 —
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de tout petits (quatre-cinq ans environ). Les grandes filles étudiant à l'extérieur, on les voyait peu. A mon retour de la Corne d'Or, où était l'hôpital, j'y ai trouvé plus que le double de pensionnaires, mes camarades étaient noyautés dans la masse des nouveaux venus. Que s'était-il passé ? A l'occasion du changement de direction, la communauté décida de fusionner l'orphelinat qu'elle entretenait à Haskeuy (Corne d'Or) avec le nôtre pour réaliser des économies. Je ne retrouvai pas non plus le même personnel. Mme Canetti, la plus ancienne institutrice, avait été la première à nous quitter. Mme Avigdor qui, par son savoir et son sérieux, aurait pu servir de directrice à la place de Mme Cuenca, s'était sans doute vexée qu'on lui ait préféré un couple de commerçants, M. et Mme Andjel. Elle fut, dès le début, en désaccord avec la nouvelle direction. Elle présenta une démission collective en son nom et au nom du personnel restant. Les nouveaux directeurs n'en demandaient pas mieux. Cela leur permettait de faire maison neuve et d'avoir les coudées franches. On engagea à sa place Mme Mitrani, veuve de guerre comme Mme Avigdor, mère d'une fillette de mon âge et d'un garçonnet. Dans le domaine de l'enseignement, deux institutrices de l'Ecole Normale de Versailles, Mlles Grazziani et Franco, suppléèrent au personnel sortant. M. Nathan qui, par sa jeunesse relative et son célibat pouvait porter ombrage au nouveau directeur, fut remercié pour les services bénévoles qu'il avait rendus à l'orphelinat, à moins qu'il se soit retiré de lui-même par solidarité avec le personnel démissionnaire. Il fut suppléé par un rabbin qui avait réussi à fuir (sans son épouse) l'Ukraine livrée à l'anarchie. Il faisait respectable avec sa longue barbe ; mais si on avait pu la lui couper et lui raser les moustaches, on se serait aperçu qu'il était encore dans la force de l'âge. Ce vénérable homme passait son temps à disputailler, à la Yeschiwa d'Ortakeuy, de casuistique et de théologie. Juifs sémitiques et Juifs slaves n'entendent pas de la même manière le judaïsme. Les premiers, disciples des philosophes juifs espagnols, s'attachent à l'esprit ; leurs prosélytes, plutôt tartuffes que dévots, s'en tiennent à la lettre. Ce nouveau maître nous disait que deux camarades de sexe différent ne doivent pas rester seuls dans un espace clos : classe ou dortoir. Par là, il portait des intelligences, innocentes jusque-là, à s'éveiller sur le plan sexuel. Les élèves de Haskeuy paraissaient plus remuants que les anciens. Il est vrai que la proportion de grands garçons était élevée parmi eux, aussi élevée que le nombre de grandes filles chez nous. Tout cela grouillait, chantait, dansait toute la journée dans le hall d'entrée (ou corridor comme on disait alors). On était dans — 114 —
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la saison des frimas. Nos jeunes compagnes aussi chantaient et dansaient avant leur arrivée, mais en français. Eux chantaient en hébreu, ils exécutaient des danses folkloriques d'origine ukrainienne, bessarabienne ou roumaine. M. et Mme Andjel, les nouveaux directeurs, mis brusquement en présence de deux cents et quelques pensionnaires ne savaient où donner de la tête. Le peu de personnel dont ils disposaient ne leur permettait pas de compter exclusivement sur eux. Peu à peu germera dans leur esprit l'idée de diviser les élèves en quatre grandes familles, de placer à la tête de chaque famille une institutrice assistée de cinq "petits pères" et "petites mères" (suivant le sexe des pensionnaires) recrutés parmi les éléments les plus consciencieux. Pour en arriver là, il fallait premièrement décongestionner l'orphelinat, renvoyer chez leurs proches les grands garçons et les grandes filles en âge de travailler. A l'usage des jeunes filles bien douées de l'orphelinat de Chichli, Mme Andjel, elle-même ancienne employée de bureau, institua un cours accéléré de comptabilité tandis que les garçons dépassant quinze ans allaient être renvoyés, jetés sur le pavé, sans instruction suffisante et sans métier. Ces derniers furent invités à se présenter au bureau pour fournir à la directrice des renseignements sur leurs proches. Chacun indiquait l'adresse de l'oncle ou de la tante susceptibles de le recueillir. Me considérant à mes yeux comme un grand garçon (bien que je n'eus pas encore treize ans), je me présentai au bureau à la suite de mon frère Moïse. L'atmosphère n'était plus ce qu'elle avait été du temps de Mme Cuenca, je me sentais dépaysé dans le nouvel ordre de chose, c'est comme si le paradis que j'avais connu n'avait été qu'un rêve. Le départ d'une foule de camarades me causait du vague à l'âme. Arrivé au bureau, qui était au rez-de-chaussée, à la gauche du hall d'entrée et dont les fenêtres s'ouvraient sur la rue, Mme Andjel me dit : — Ne suffit-il pas que votre frère soit renvoyé de l'orphelinat à cause de son âge ? Faut-il aussi vous renvoyer ? Etes-vous sûr qu'on veut bien de vous chez votre tante ? ... Allez, vous êtes encore trop petit pour affronter les difficultés de l'existence. Attendez d'avoir quinze ans au moins avant d'aspirer à l'air du dehors. Ces paroles me firent du bien. Je m'étais présenté parce que, dans ma pensée, nous étions indésirables aux yeux de la nouvelle direction. Voilà que la — 115 —
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directrice elle-même me conseillait d'y rester, c'est donc qu'elle tenait à me garder. Elle ne devait pas le regretter. Les grands gaillards mis à la porte et les orphelines de Chichli occupées à apprendre dare-dare la tenue des livres, il s'agissait de ne pas laisser les autres désœuvrés. Mme Andjel se chargea de nous rendre efficients. Elle avait remarqué que les plates-bandes de la cour d'entrée étaient négligées. Elle chargea une demidouzaine de garçons de les bêcher pour qu'elles présentent plus propre. J'étais désigné avec eux. Ici se place un quiproquo qui aurait pu avoir des conséquences si l'un des protagonistes avaient été un adulte. La cour d'entrée, comme je l'ai dit au début de ce chapitre, était très ombré. Je ne sais pas si un seul rayon de soleil parvenait à traverser la frondaison des arbres d'ornement qui y étaient plantés. Partant, la terre y était noire et humide. Nous avions parmi nous le camarade Siegmund Rosenkranz qui, ne connaissant pas l'espagnol, était réduit à utiliser les quelques bribes de français qu'il possédait. Tout en bêchant, il fit cette remarque à tue-tête : "Camarades, la terre est beaucoup mouillée." Juste à ce moment, par un fait du hasard, un jeune Turc vint à passer devant la grille ; il croit entendre beaucoumou yé ! (le mot: de Cambronne en turc). Je vous laisse à penser la mine qu'il f i t . . . Il ne pouvait rien contre nous, la grille nous protégeant contre toute explosion de colère de sa part. La nouvelle directrice, ayant elle-même mangé de la vache enragée dans sa jeunesse, ne tenait nullement à nous dorloter. Elle était courte de taille et hyperactive. Après le bêchage de la cour d'entrée, elle jugea utile de faire vider le bassin rempli d'eau de pluie qui était sous la terrasse rustique. Cette terrase était à la droite du jardin qui s'étalait au-dessous de la cour d'honneur. Un jour de Pourim, un garçonnet était tombé dans le bassin pendant que tous les élèves se trouvaient réunis dans le hall devant des tables chargées de chocolat, de biscuits, de pâtisserie, de bonbons et d'oranges. Aux cris poussés par l'infortuné, deux orphelines qui s'attardaient dans le jardin étaient accourues, l'avaient tiré de l'eau et conduit à la lingerie pour l'aider à changer de linge. La directrice ne voulait pas que cet incident se renouvelât. C'est pourquoi, un matin, elle désigna cinq ou six garçons (j'en étais) pour procéder à la vidange. Il fallait plonger, jambes nues, dans une eau jaune cuivre, plus que fraîche, où l'on trouvait de tout jusqu'à des grenouilles. Nous n'étions pas habitués à faire des corvées, ni à nous salir les mains. Léon Béhar fut celui d'entre nous qui marmonna le plus longtemps. La directrice fit la sourde oreille. Elle eut son bassin vidé et lessivé.
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Il est temps de parler un peu des garçons. Un des plus frondeurs était mon commensal, Léon Béhar. Chaque fois que ma sœur me passait sa ration de viande, je la lui refilais. Le konak du Grand Echanson comprenait un bijou de hammam, petit, mais beau, avec son plafond serti de verres en forme des ventouses. Il y avait deux magnifiques bassins et une baignoire encastrée où le corps pouvait s'étendre dans toute sa longueur. Léon Béhar avait l'habitude d'accaparer la baignoire et d'y rester longtemps. Pour l'en punir, je m'avisai un jour d'ôter le caleçon qui lui servait de bonde. L'eau s'écoula lentement, il ne s'en aperçut que lorsque son corps toucha le fond dallé de marbre. Venons au côté frondeur de son caractère. Un dimanche, sur le retour d'une promenade, Judith Nathan, qui faisait la monitrice de notre groupe, nous fit une observation. Elle nous demanda de mieux garder nos rangs. Léon Béhar, en qui les forces montantes de la puberté ne pouvaient se traduire que par de l'agressivité, eut le tort de lui répondre désobligeamment. Judith était habituée à être respectée à l'égale d'une grande sœur. C'était la première fois qu'on lui manquait d'égard. Elle s'en plaignit au directeur, qui l'avait nommée monitrice de notre groupe. Avant cette affaire que je vais rapporter en long, il avait blessé une autre grande fille, Berthe : il avait raillé le duvet qu'elle portait à la lèvre supérieure et au menton. Berthe s'en était formalisée, mais n'avait pas fait d'histoire. Retour de la promenade, le directeur exigea de Léon Béhar qu'il présentât des excuses à Judith. Celui-ci se rebiffa. Il reçut une giffle. Il ne broncha pas. Alors le directeur décida de l'enfermer dans le dépôt de denrées. Il y resta, si j'ai bonne mémoire, toute une nuit. Il n'avait pas qui plaider en sa faveur. Sa sœur Virginie était une fillette effacée à l'époque. Les institutrices étant depuis peu à l'orphelinat, ne le connaissaient pas assez. J'étais, il est vrai, son meilleur camarade ; mais vu mon âge, je ne m'étais pas encore affirmé comme par la suite. Il restait donc sans défense. Le lendemain, vers quatre heures, le directeur le tira du dépôt et devant un groupe de garçons que le hasard seul avait amenés là, il lui réitéra l'ordre de présenter des excuses à Judith. Sur son refus, il le remit au carcere duro. Pleurs, protestations, rien n'y fit. A la fin, Judith elle-même estimant que le châtiment avait trop duré, intervint en faveur de son offenseur. Quel avait été exactement le terme prononcé par Léon Béhar et qui blessa tant que ça Judith ? J'étais dans le même rang que lui, mais je ne l'avais pas saisi. — 117 —
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Léon Béhar lui aurait-il lancé : "Va te faire voir !" ? Judith aurait vu là une allusion indécente à ses relations familières ou intimes avec le directeur, bel homme, ayant du sex-appeal. Elle et les autres grandes filles voulurent en avoir le cœur net. On nous prit, les garçons de l'âge de Léon Béhar, dans ce qui avait été la cuisine du Grand Echanson, on nous jucha, je ne sais pourquoi, sur les fourneaux désaffectés et l'on se mit à nous "cuisiner", c'est le cas de le dire, pour nous faire avouer ce que nous supposions ou avions entendu dire au sujet de ces relations. C'était beaucoup de bruit pour peu de chose. On ne put rien tirer de nous pour la raison bien simple que, sur le plan de la sexualité, nous étions moins éveillés que les jeunes filles, ce sont ces dernières qui allaient nous "renseigner" à tort et à travers. Ce qui avait pu donner lieu à de mauvaises interprétations ou à des insinuations, c'est que, pendant que la directrice enseignait aux grandes filles la comptabilité pour pouvoir les caser à droite et à gauche, le directeur, une ou deux fois par semaine, tenait des réunions avec elles. Comme les garçons en étaient exclus, leur imagination pouvait se donner libre cours. Quand les grandes filles eurent, enfin, quitté l'orphelinat, le directeur continua à tenir les mêmes réunions avec les jeunes filles de quinze à dix-sept ans. Un soir que par hasard je passais devant le bureau directorial, j'ai risqué un coup-d'œil à travers l'huis de la porte. Je vis tout juste deux ou trois têtes au travers. Je sentis comme une vexation. "Pourquoi les filles et pas les garçons ?" me suis-je demandé. La clef était dans l'huis. Sans beaucoup réfléchir à mon acte, j'ai tourné la clef. Mon coup consommé, j'ai fui à quatre pattes. Lorsque le soir, réunis par familles dans la cour intérieure, nous nous apprêtions à réciter le "Chema", le directeur passa avec ses deux belles-sœurs, qui étaient en visite, et dit : — Que celui qui a fait le coup s'attende à recevoir le châtiment qu'il mérite ! Je m'étais ouvert à Sophie et à Oro, deux bonnes camarades dont j'avais aperçu les têtes à travers l'huis. Elles me pressèrent d'aller présenter mes excuses au directeur avant qu'il ne soit trop tard. Je commençait à monter les escaliers menant à l'appartement des Andjel. Arrivé au milieu, je rebroussai chemin à l'idée que les belles-sœurs étaient là. Je ne voulais pas m'humilier devant elles. Cet incident n'eut pas de suite, ou plutôt si : le directeur décida (sans doute, sur la suggestion des jeunes filles) l'admission des garçons aussi à ses séances. Dès lors, on eut une idée plus nette de ce qui s'y passait. Craignant, — 118
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Ortakeuy peut-être, qu'on ne lui joue le même mauvais tour, le directeur nous réunissait dans son appartement. Maintenant qu'il avait les garçons avec lui, il pouvait se permettre cela sans que personne trouvât à y redire. Les cours que le directeur faisait dans ces réunions qui nous avaient tant intrigués étaient de morale pratique. Il définissait des vertus comme bonté ou charité. A la réunion suivante, chaque participant, fille ou garçon, devait raconter dans quelle circonstance il avait mis en pratique la leçon de morale. Joseph Zalmann, par exemple, rapporta qu'il avait rencontré un garçonnet pleurant. Lui ayant demandé la cause de ses larmes, l'enfant avoua qu'il avait fait dans sa culotte. Zalmann le prit à la buanderie, le lava, le présenta à la lingerie, lui fit donner du linge propre, le réconforta et lui rendit le sourire. Quand mon tour arriva, j'avouai, à ma grande confusion, que j'étais dénué encore de tout acte vertueux, que le récit de Joseph Zalmann m'avait fait mieux comprendre ce qu'on attendait de nous dans le domaine de la morale pratique. On se contenta de ma promesse de faire mieux à l'avenir.
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Un personnage truculent, à forte présence, était Miss Hasting, du NearEast Relief. Grande, plantureuse comme la plupart de nos touristes américaines, avec des joues rose bonbon, pleine d'exubérance, elle assurait la liaison entre ce comité et l'administration de l'orphelinat. De ce fait, elle venait nous voir souvent. Elle aurait bien voulu causer avec tous ces petits pensionnaires aux yeux ardents, mais elle ne connaissait pas le français, ni l'espagnol. L'idée lui vint d'apprendre la première de ces langues. Mme Andjel, toujours très intéressée, s'offrit à lui donner des leçons privées. Les leçons avaient lieu dans le bureau de l'orphelinat. Ainsi, nous voyions plus fréquemment cette pétulante demoiselle pétrie d'optimisme et de gaieté spontanée. Miss Hasting faisait visiter notre institution par des touristes américains ou les dames du Near-East Relief. Une de ces visiteuses exprima le désir d'adopter une pensionnaire et de la prendre avec elle en Amérique. On choisit, bien entendu, la plus jolie. C'était Esther Razon, adolescente de quatorze ans environ, aux joues colorées et de bonne conduite. Tous les orphelins étaient d'accord sur ce choix, tous la reconnaissaient comme la mieux faite, personne ne l'enviait, on était contente pour elle, car elle comptait beaucoup de camarades — et j'étais de ceux-là. Les derniers temps surtout, une étroite camaraderie s'était ébauchée entre — 119 —
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nous. Elle avait été grippée et comme telle confinée dans sa chambre avec interdiction de lui rendre visite par crainte de contagion. On communiquait à distance, elle à la fenêtre du deuxième étage, moi depuis le jardin. Le choix s'était porté sur Esther après sa convalescence. Sa mère adoptive l'avait escamotée une dizaine de jours. Au bout de ce laps de temps, elle nous la ramena sous le nom d'Elise, habillée comme une poupée, pour les adieux définitifs avant de l'embarquer pour les Etats-Unis. Elles avaient fait venir des monceaux de pâtisserie de l'extérieur. J'entends encore l'Américaine crier d'une voix traînante, du haut du perron : "Elise, donne des gâteaux, donne des gâteaux à tes camarades !..." Il va sans dire que notre directrice n'avait pas demandé l'avis d'Esther avant de la vendre à une dame, qui n'était pas de confession mosaïque. Celle-ci chargea un couvent américain de faire l'éducation de sa fille adoptive. Le contraste entre l'atmosphère libérale qui régnait chez nous et le mur d'interdictions dont on l'entoura au couvent était frappant. Esther (alias Elise) s'en plaignit dans les premières lettres qu'elle fit parvenir à ses anciennes compagnes. Puis ce fut le silence total. Esther Razon partie, il restait encore une jolie fille à l'orphelinat. C'était Sara Rofé. Elle faisait justement partie de ma classe. De belle taille, des membres bien proportionnés, elle avait un visage poupin et un léger zézaiment, qui rehaussait son charme. Son trait particulier ? Sérénité intérieure, égalité d'humeur, sourire de Joconde.
Les Américains ne pouvaient pas indéfiniment prendre à charge l'entretien de l'orphelinat. Par ailleurs, la communauté israélite avait été durement éprouvée par les maux de la guerre. Au grand nombre de morts restés sur le champ de bataille s'ajoutait un plus grand nombre de gens qui émigraient aux quatre points cardinaux : Paris, Londres, New-York, Buenos-Aires, Rio-de-Janeiro, Congo belge, Foyer National juif, etc. La directrice sentit qu'il viendrait un moment où les recettes ne compenseraient plus les dépenses. Le Comité des Dames s'en remettait de plus en plus à elle pour la gérance des fonds. Ce qui la porta à considérer de jour en jour l'orphelinat comme une affaire commerciale personnelle, qu'il s'agissait de maintenir contre vents et marées, et même — 120 —
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d'exploiter puisque les autres s'en désintéressaient. De là toute une série d'initiatives prises sous son bonnet pour rendre l'établissement rentable le plus possible. On lui a reproché les profits tirés par elle et son mari. Au fond d'euxmêmes, ils devaient se dire que si l'institution subsistait, c'était grâce à leurs efforts. A côté des institutrices déjà nommées, Mme Andjel avait engagé une jeune couturière grecque pour exécuter des travaux de couture et enseigner le métier aux jeunes pensionnaires. La directrice se chargeait de recruter des clientes. Les institutrices avaient leur chambre au deuxième étage, où était le dortoir des filles. La jeune grecque couchait dans la pièce anciennement occupée par Mme Cuenca. Elle traversait donc le dortoir des garçons déjà couchés pour rentrer dormir à son tour. A se voir le point de mire de tant d'yeux juvéniles, elle ne pouvait s'empêcher de sourire. J'avais à peine douze ans, ma personnalité ne s'était pas encore affirmée. Mais déjà la directrice avait tendance à se servir de moi pour les courses à l'extérieur ou comme portier. Je ne laissais sortir aucun élève à moins de me présenter un billet signé de Mme Andjel : "Prière de laisser passer un tel ..." Cette formule flattait ma vanité naissante. On avait interdit aux orphelins de boire l'eau de la buanderie. Pour leur faire peur, on avait promené dans toutes les classes un flacon d'eau avec un ver dedans en prétendant qu'on l'avait recueilli au sortir du robinet (Je doutais, pour ma part, que l'eau de Derkos fût à ce point insalubre). En même temps, on avait installé un grand filtre à côté de la buanderie où il était permis d'étancher sa soif. Parler de microbes aurait été trop compliqué. Le directeur s'étant fait l'apôtre de la théorie selon laquelle on ne doit point boire après un repas, il me chargeait de monter la garde devant le filtre pendant deux heures, temps présumé de la digestion. Dès la première robe confectionnée chez nous, la directrice me désigna pour accompagner la jeune couturière à Péra. Ce choix était motivé par le fait que je présentais bien et que je pouvais faire honneur à l'orphelinat. Elle se disait aussi que la cliente à qui la robe était destinée aurait, peut-être, un geste pour le porteur. Autant que ce soit moi, et non pas un autre, qui en profite. Nous empruntâmes le tramway jusqu'à Galata. Pour passer à Péra, quartier européen bâti sur une butte, il y avait deux possibilités : prendre le métro (on — 121 —
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disait le "tunnel") ou escalader une infinité de marches pavées appelées en turc Yuksek Kaldurum. Ma Grecque choisit le moyen le plus économique, quitte à se faire maudire en mon for intérieur. Car si la montée de Yuksek Kaldurum était pénible pour grands et petits, elle l'était doublement dans l'attitude du dieu Horus faisant une libation ... Combien de fois, je fus tenté de dire à la couturière : "Kiria, j'ai mal aux bras, je n'en peux plus," mais j'étais trop poli, je ne tenais pas à me déprécier à ses yeux. Par malchance, la cliente, mauvaise coucheuse, sans charme aucun, estima que la robe, pour être portable, nécessitait plusieurs retouches. Partant, je n'avais pas eu le bakchiche que la directrice avait escompté. Le retour se fit à pied, preuve que l'avarice n'était pas le lot exclusif de mes congénères, mais le partage de tous les peuples balkaniques. Arrivés à la hauteur de Béchiktache, nous vîmes une foule considérable d'Osmanlis massés des deux côtés de l'avenue. Nous demandâmes ce qui arrivait. On nous dit qu'on attendait le passage de S. M. le Sultan. Effectivement, la voiture automobile du dernier padischah ne tarda pas à paraître. Elle était escortée d'autres autos et de policiers à cheval. Le temps était maussade et rendait à merveille l'état d'âme général. La voiture impériale passa comme un éclair sans que le public ait eu le temps de crier Padischahnimiz tchoc yascha ! (Vive notre souverain !) Ce fut la première et la dernière fois qu'il m'était donné de voir un représentant du sultanat à son crépuscule. Quelque temps après avait lieu un mariage princier dans notre quartier, celui de Yildiz. Les jeunes orphelines s'étaient chargées de confectionner une partie de trousseau. Là encore, j'ai dû faire le porteur. On ne pouvait pas envoyer une Grecque chez des princesses ottomanes, il fallait quelqu'un de plus représentatif. On choisit Mme Mitrani. Elle fut très bien accueillie par les dames du Harem, qui tinrent à lui offrir le café. Pour moi, qui représentait le sexe fort en herbe, je n'avais pas droit de présence parmi elles. On m'introduisit dans une pièce vide, très claire, en attendant les essayages. Tout me parut simple, modeste, je n'y ai découvert aucune trace de luxe ou de l'atmosphère sophistiquée qui avait dû régner à la cour de France. J'insiste sur ce point parce que, à quelque temps de là, le dernier sultan allait être cavalièrement détrôné et la noblesse de sang exilée hors du pays. J'avais eu tout juste le temps de jeter un coup d'œil furtif dans un harem princier à la veille de l'abolition du sultanat.
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Toutes nos sorties avaient lieu le dimanche. Il y avait deux raisons à cela. Le samedi matin, une douzaine de garçons allaient prier au temple d'Ortakeuy. Les offices en valaient la peine. Le temple se dressait discrètement à l'intérieur d'une cour ornée d'arbres. De la sorte, il échappait à l'attention des passants. L'entrée de la cour était en forme de portique. La bâtisse était remarquable par sa simplicité. Toute la beauté était concentrée à l'intérieur. Le plafond, vaste et spacieux, formait une voûte. De multiples lustres alimentés à l'électricité éclairaient ce lieu de prière et de recueillement. La bonne tenue était assurée par un administrateur du temple autoritaire. L'introït (zemiroth) était psalmodié par un bachelier doué d'une belle voix. L'office ne pouvait commencer que si le Mara de Atra (le chef spirituel de la localité) était arrivé au temple. Etait-il en retard, il se faisait sonner les cloches publiquement par l'administrateur laïc en question. Pendant la lecture du Pentateuque, mes yeux d'enfant, épris de tout ce qui est beau, aimaient à se promener d'un lustre à l'autre, admirant leurs peudeloques de cristaux et leurs innombrables ampoules allumées, m'étonnant de la hauteur de la voûte. Je me complaisais à imaginer qu'à l'instar d'un ange, je volais dans l'espace, parmi les lustres, au-dessus des fidèles et fixant tous les regards sur moi. Je n'aspirais pas pour lors à d'autre gloire qu'à celle d'être le point de mire des fidèles de ce temple, en me maintenant dans les hauteurs comme font les Séraphins. A la rigueur, j'aurais souhaité devenir à mon tour un administrateur du temple, aussi sévère, aussi craint que celui que j'avais sous les yeux. Le temple était doté d'un chœur d'adolescents parmi lesquels plusieurs préparaient leur bachot. Le chef de la maîtrise, homme d'une trentaine d'années, avait fréquenté le Conservatoire de musique ottoman. Il avait donc une formation sérieuse. On lui reprochait seulement de trop user de parfums et de courir la prétentaine. Il n'était pas encore marié. Il prenait part aussi à l'office et relayait le cantor, M. Eskénazi, qui n'était plus jeune. Le fils de ce ministre-officiant (plus tard marié sur la Côte d'Azur) avait un faible pour notre sœur Rica. S'il y avait un mariage dans la semaine, cela se voyait aux chants supplémentaires que le chœur insérait dans l'office sabbatique. Ces chants étaient en araméen. Ils traitaient du mariage d'Isaac et de la mission dont Abraham avait chargé son intendant Eliézer en l'envoyant en Chaldée, berceau des Hébreux. Les airs étaient uniques. On dirait qu'ils ressurgissaient du fond des âges. Je ne les ai plus entendus ailleurs. Beaucoup des mélodies de ce chœur se sont perdues. Ainsi — 123 —
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va le monde. J'aimais bien la Prefatio et le Sanctus (Quedouscha). Les catholiques en conservent encore la mélopée originale qui date des premiers siècles chrétiens et qui ravissait Mozart à quatorze ans ; les israélites, faute de neumes, ne sont pas à même de conserver des airs remontant seulement à cinquante ans auparavant sans les altérer. Parfois, l'altération est due à la fantaisie du ministre officiant. L'autre raison pour laquelle on ne sortait pas les samedis, c'est que l'aprèsmidi était consacrée aux visites des proches. C'était le seul jour de la semaine où il leur était donné de revoir leur neveu ou leur nièce. Tous les samedis, les jardins retentissaient de cris : "Zonana, ta tante ! . . . Moïse Katz, ta soeur te demande ! ... Léa Fermon, ton oncle est là ! . . . " A chaque fois, nous espérions, mon frère, ma sœur et moi, qu'on viendrait nous visiter à notre tour. Vaine attente ! On ne perdait cependant pas l'espoir, on se disait : "Ce sera pour la semaine prochaine." Puis les semaines succédaient aux semaines et aucun proche ne se souciait de s'enquérir de nous. En ce qui concerne tante Sara, je crois plutôt qu'elle craignait qu'on ne lui rende ses neveux sous un prétexte ou un autre. Elle nous a visités deux fois en cinq ans ! Notre tante paternelle n'était venue nous voir qu'une fois, dans le cadre d'une visite à son neveu Marco, qui habitait Ortakeuy. En revanche, nous sommes allés plus d'une fois chez ce cousin marié, passer le week-end. Cela nous permit de nouer des liens durables avec la seule famille cultivée de tous nos proches. Renvoyé de l'orphelinat, mon frère n'était pas retourné chez tante Sara. Elle avait réussi à embobeliner le cousin Marco et à lui faire assumer l'éducation de notre frère. Deux fêtes nous étaient particulièrement chères : Pourim et la Pâque. Au début, on réunissait les élèves dans le vaste hall d'entrée, on y dressait des tables à l'occasion de Pourim et on les chargeait de toutes les chatteries susceptibles de flatter la vue et le palais des pensionnaires. Le service était assuré par les dames du comité de l'orphelinat. Mme Andjel exploita cette fête à des fins utiles. Du temps où les grandes filles n'avaient pas encore quitté l'orphelinat, elle avait organisé une représentation à tout casser. Judith et ses condisciples s'étaient travesties en cigales, en papillons, etc. Leur travesti mettait en valeur le galbe de leurs cuisses gainées de bas, spectacle rare à l'époque. Judith chantait : Mignonne, voici avril, Le soleil revient d'exil ; Tous les nids sont en querelle. L'air est pur, le ciel léger, Et partout l'on voit neiger Des plumes de tourterelle ... — 124 —
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On avait demandé à Léon Béhar d'interpréter PieiTot sortant du cabaret Un soir que pour noya- sa peine • avait bu du vin clairet... Comme le chant n'était pas son fort, il n'arrivait pas à s'en acquitter à la satisfaction de Ml le Grazziani. On déguisa Berthe Hako en Pierrot et Léon Béhar débita un monologue commençant par "Ça y est ! Me voilà recalé pour la quatrième fois à mon bachot. Papa va encore dire que je suis un cancre, etc." On forma un chœur de garçons, un autre de filles. Joseph Zalmann apprit par cœur : "Mon père, ce héros au sourire si doux ..." de Victor Hugo. Mlle Grazziani se dépensa beaucoup pour les répétitions et la mise en scène. Quand tout fut prêt, on invita la crème de la communauté, à commencer par le grand rabbin Haïm Bedjarano, qui était un petit octogénaire sec et maigre, assez sympathique. La représentation terminée, on ôta les chaises pour que ces dames et messieurs pussent danser. C'était l'époque où faisaient fureur "Un baiser, un baiser, pas sur la bouche !" et "C'est pas ma faute, c'est la faute à mon papa, qui m'a moulée, m'a ciselée, etc." Une autre chanson également en vogue était : Y a du jasmin Le jour, la nuit, Y a du jasmin partout. C'est le Grand Paris Qui rend les hommes fous ... Pour que les garçons ne fissent pas les fous, on les exclue du corridor, on n'y toléra que les grandes filles. Le frère de M. Dal Medico, en particulier, s'opposait à la présence des garçons dans le hall. Ce qui ne les a pas empêchés de saisir quelques pas et de danser, les jours d'après, dans les bras d'Oro, de Sophie Béhar et autres élèves complaisantes. Un mois après Pourim tombe la Pâque. Les deux premiers soirs, on ne mangeait pas dans les réfectoires habituels, dans l'aile gauche du bâtiment. On dressait des tables recouvertes de nappes blanches dans le vaste corridor et l'on célébrait le repas pascal suivant la tradition. Le clou de la Hagada était pour nous — 125 —
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le Dayenou. Ici, la directrice, elle-même, était intervenue le premier soir pour nous apprendre un air qu'elle avait entendu dans une institution similaire des Rothschilds. On nous servait du vin à quatre reprises. Le rite pascal le veut ainsi. Le seul à s'enivrer était Hazak, garçon impulsif, qui n'observait aucune mesure. Celui-là buvait jusqu'à rouler sous la table. La directrice veillait à le calmer et à le coucher elle-même pour éviter qu'il ne se déchaîne. Il était aussi dangereux que fort. * *
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Les Alliés continuaient à occuper la capitale ottomane. Nous avions la police montée italienne à Kousgoundjouk, les Poilus à Péra et les Tommies à Yildiz. Les cavaliers italiens faisaient l'admiration de la population civile par leur magnifique uniforme, leur bicorne à la Napoléon et leurs évolutions. Ils grimpaient les collines avec beaucoup de brio et ne pouvaient stationner en ville sans qu'un cercle de curieux ne se formât aussitôt autour d'eux. Ils causaient l'italien, les badauds leur répondaient en espagnol, deux langues romanes ayant beaucoup d'affinité entre elles. On rencontrait les Poilus d'Orient au cours de nos promenades dans les environs de Péra. Nous nous étonnions de voir des soldats manier le fil et l'aiguille (pour coudre un bouton d'uniforme) tandis qu'ils étaient heureux de se voir entourés quelque temps d'écoliers parlant leur langue. On visitait aussi les couvents et les hôpitaux français. Les Tommies, on les avait non loin de l'orphelinat. Us occupaient les casernes qui sont autour du Palais de Yildiz, anciennement habitées par la garde du Sérail. Chaque fois qu'on passait devant ces casernes, on les surprenait à faire de la gymnastique matinale et le reste du temps à monter la garde, une garde stricte et compassée. On voyait leurs officiers descendre notre avenue à cheval pour se rendre en ville. Ils croquaient de mauvaise grâce des épis de maïs, en rejetant les rafles sans les avoir entièrement dépouillées. Cette céréale avait été la première à mettre en évidence l'existence et le rôle catalytique des vitamines. La découverte était encore toute récente. Auparavant, on estimait que maïs, cacaouètes, lupins, c'était bon pour les chevaux seulement. Cependant, Ottomans et Hellènes se livraient à des combats et à des atrocités réciproques sur l'antique plateau d'Anatolie. C'était une guerre sans merci. La presse de Stamboul conseillait aux belligérants de mettre un terme à leur conflit pour épargner leurs dernières troupes. Aucune des deux armées ne — 126 —
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pouvait céder à l'autre sans signer son arrêt de mort. Si les Grecs lâchaient pied, ils perdraient Smyrne et seraient rejetés à la mer ; si les Turcs criaient "Aman !", ce serait le massacre de la population civile et la perte du semblant d'Etat qu'ils possédaient encore sur les rives du Bosphore. D'où l'acharnement avec lequel on se battait de part et d'autre depuis des mois. Disposant, au début, de troupes fraîches (grâce à la neutralité relative observé, pendant la Grande Guerre par le roi Constantin), les Grecs étaient parvenus à repousser les Turcs exsangues jusqu'aux abords d'Angora. Ismet Pacha, qui dirigeait les opérations militaires, était découragé. Il alla faire un rapport pessimiste à Moustapha Kémal. Les femmes turques d'Anatolie vinrent supplier ce dernier de leur épargner leurs derniers fils, de mettre fin à cette lutte sans espoir. "Depuis les journées meurtrières de Gallipoli, jusqu'à maintenant, lui dirent-elles, nous vous avons fourni nos époux et nos fils. Les champs restent sans bras pour les cultiver, la guerre apparaît sans issue, mettez-y fin pour l'amour de Dieu !" Moustapha Kémal croyait en lui davantage qu'en Dieu. Il renvoya donc les dames voilées du tcharchaf en leur demandant de tenir bon jusqu'à la fin. Il assuma en personne le commandement de l'armée turque, fit venir des troupes fraîches de Diarbékir. Kémal élabora le plan de la contre-offensive et les combats reprirent plus violents qu'auparavant. Parce qu'un colonel turc, jugeant la position intenable, avait rétrogradé avec ses hommes, le général vint sur la ligne de feu. l'abattit d'un coup de revolver et ramena les hommes sous la mitraille C'est au prix de tant de bravoure, de ténacité et d'acharnement à vaincre que les Turcs parvinrent à mettre en déroute l'armée grecque sur la Sakaria. Par malheur pour les Hellènes, leur généralissime était devenu fou : il prétendait être fait de verre et sous ce prétexte ne laissait personne l'approcher. Le ravitaillement à partir de la Grèce laissait à désirer, les politiciens d'Athènes étaient divisés sur la poursuite de la guerre. Les Alliés ne l'étaient pas moins entre eux. Les Français soutenaient discrètement les Turcs (leurs alliés depuis François 1er) tandis que les Britanniques inclinaient pour les Grecs. Il y eut encore deux grandes batailles à Doumlou-Pounar et à Afîon-Kara-Hissar. Le généralissime grec se cantonnant dans la défensive, la Victoire se déclara en faveur des Turcs. Les Grecs mirent le feu à Smyrne pour couvrir leur retraite. Kémal Pacha eut du mal à faire circonscrire l'incendie par ses troupes. Après quoi, il menaça de marcher sur Constantinople à la tête de ses troupes victorieuses si les Alliés n'évacuaient pas la ville. Les Français et les Italiens y étaient disposés, Lloyd George s'y résolut à son corps défendant. — 127 —
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Par un après-midi de l'automne 1923, une partie des troupes victorieuses montaient Tasch-Merdivène pour réoccuper les casernes autour de Yildiz. Elles venaient d'être évacuées par les Anglais, non sans y avoir causé quelques déprédations. Chemin faisant, les soldats remarquèrent une enseigne de verre portant les mots : Moussevi Itam-Hanessi et, en français : "Orphelinat national israélite". Ils se rappelèrent qu'à Smyrne, pendant l'occupation grecque, plus d'un officier turc en danger de mort, avait trouvé refuge auprès de foyers israélites. Ils sonnèrent donc à notre grille et demandèrent de l'eau à boire. J'étais de garde ce jour-là. A l'aide de deux seaux bien rincés et de gobelets, j'organisai le ravitaillement en eau pour la troupe. Tous les soldats ne sortaient pas des rangs, seulement ceux qui avaient soif. Les autres continuaient sur Yildiz. J'admirais leurs uniformes khaki. Pour une armée qui venait de se battre, ils étaient tous flambants neufs. Dès lors, le peuple ottoman changea d'âme et les villes changèrent de nom. Le sultanat se muait en califat. Le 1 e r novembre 1922 l'Empire ottoman s'effaçait devant la République turque. Angora, devenue Ankara, fut proclamée capitale à la place de Constantinople, baptisée Istanbul. Smyrne s'appelait désormais Izmir. Moustapha Kémal se faisait appeler Atatiirk et Ismet Inonu était le nouveau nom du vainqueur des Grecs à Inônu. Le fez, symbole du sultanat, était remplacé par le canotier, le chapeau Borsalino ou la casquette européenne. L'écriture arabe, attribut de l'Islam, cédait la place à l'alphabet latin adapté aux vocables turcs et les anciens Ottomans adoptaient de nouveaux noms à l'exemple de leurs dirigeants modernes. Avant la Première Guerre mondiale, le capitaine Moustapha Kémal était descendu à l'Hôtel de Vienne, rue de Jaffa, dans la Jérusalem sioniste. Il avait de fréquents entretiens avec les intellectuels juifs. Il dit un jour à Ben Avi, publiciste, le premier enfant juif à avoir parlé l'hébreu dès sa naissance : "Si j'étais vous, j'aurais remplacé l'écriture hébraïque par l'alphabet latin. Une telle réforme est impossible en Turquie, car les Turcs sont fanatiques et arriérés tandis que vous autres juifs, vous êtes à l'avant-garde du progrès." Ben Avi tentera, sans résultat, de suivre le conseil de Moustapha Kémal. La réforme que ni lui, ni les autres sionistes éclairés ne sont pas arrivés à accomplir par la faute des orthodoxes juifs slaves, Moustapha Kémal la consomma grâce au pouvoir absolu concentré en ses mains et à son intransigeance. Une révolution comme celle de Kémal ne pouvait s'accomplir sans quelque excès. Les paysans d'Anatolie, qui s'entêtaient à coiffer le fez, furent — 128 —
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exécutés. Au cours d'une leçon, notre directrice interrompit un matin le cours pour faire une incursion dans la politique. Elle nous raconta qu'un poète (ou journaliste, je ne me rappelle plus au juste), s'étant mêlé de critiquer le régime kémaliste, la police se présenta chez lui et son premier geste a été de lui appliquer un bâillon sur la bouche. Il faut croire qu'on redoutait l'effet de son éloquence sur la foule. On le conduisit ainsi bâillonné jusqu'à Izmit et là, il fut lapidé par la populace surexcitée contre l'imprudent lettré. Le dernier empereur du Brésil s'amusait à rimer des vers en hébreu pendant que ses sujets méditaient une révolution en vue de le détrôner. Artiste dans l'âme, Abd'ul Medjid effendi, fils du sultan Abd'ul Aziz, nommé Calife, s'occupait de peinture plus que de politique. Ayant eu l'imprudence d'écrire à Moustapha Kémal pour se plaindre que la pension que lui versait l'Etat était insuffisante à l'entretien de sa petite cour dans la dignité, le nouveau maître de la Turquie lui intima l'ordre de quitter le territoire de la République en l'espace de quelques heures. Les policiers chargés de l'exécution de l'édit d'expulsion, voyant que le Calife perdait du temps à faire ses valises, prirent ses cliques et ses claques, en firent un ballot et le jetèrent dans la voiture qui devait le conduire à la frontière. Ses épouses le rejoignirent à San Remo. * *
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Revenons à l'orphelinat où je n'allais pas tarder à sortir de ma coquille. Le hasard m'en fournit une première occasion. Une dispute avait éclaté entre mes associés-jardiniers et un autre groupe d'élèves. Je ne m'en rappelle pas les détails, mais la querelle a dû être grave puisque les échos parvinrent en haut lieu. La directrice, mise au courant, écouta la version des plaignants et l'adopta. Elle convoqua les inculpés à son bureau pour les semoncer. Léon Béhar, s'étant rangé de mon côté, figurait parmi nous. Mes camarades écoutaient le sermon de la directrice presque au garde-à-vous. Moi, qui lui en voulais de n'avoir pas admis notre point de vue, je n'y prêtais point attention, je regardais plutôt, à travers la fenêtre du bureau, ce qui se passait dans la rue. Après s'être époumonnée un bon moment, elle s'aperçut de mon inattention et dès lors elle éclata contre moi : "Voyez-moi celui-là ! Dirait-on que je m'adresse à lui ? Ne dirait-on pas plutôt que je parle aux murs ?" et ainsi de suite pendant dix minutes. Je lui réitérai que la querelle avait commencé par la faute des plaignants, que je n'avais rien à me reprocher.
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Ce fut la première et la dernière admonestation entendue de sa bouche. Quelque temps après, lorsqu'elle décida, à l'occasion de la Pâque, d'envoyer des propagandistes aux divers temples pour rappeler l'orphelinat à la générosité des fidèles, je fus compris dans le groupe des jeunes prédicateurs. Je ne saurais dire qui avait rédigé le discours, peut-être Mme Fresco, en tout cas pas notre directrice. Il était poignant au plus haut degré. En voici le passage le plus saillant : " . . . 0 Mort, Mort cruelle ! Toi qui as ravi impitoyablement mon père et ma mère, pourquoi n'as-tu pas ravi mon amelette aussi ? A quoi bon vivre sans mes procréateurs ? Cette vie qui, désormais, n'est qu'un long supplice pour moi, j'y renonce en faveur d'un autre enfant voué au même sort..." Le discours avait été rédigé dans le parler des fidèles, le ladino. Sara Katz, la sœur de mon camarade Elie, dont j'aurai bientôt à parler, s'était chargée de le taper à la machine en sept exemplaires. Elle servait de secrétaire au Grand Rabbin des Germano-Slaves, le Dr. Marcus. J'avais été envoyé, la première fois, au temple de Sirkedji. Ce faubourg constituait le terminus de l'Orient-Express venant d'Europe. Je n'y avais jamais été auparavant. Heureusement, il y avait le camarade Meschoulam pour me servir de guide. Lui en était originaire. On passa une bonne partie de l'office à bavarder dans la cour du temple. Peu de temps avant la cantillation des textes du Pentateuque, on m'appela à l'intérieur. Je montai à la tribune de l'officiant pour prononcer mon discours. Tout se passa bien au début. Mais arrivé au passage mélodramatique signalé plus haut, j'éclatai en sanglots plus touché que mon auditoire (comme si nous ne l'avions pas répété tant et tant de fois à l'orphelinat.) Pour la première fois, je réalisais ce que ce passage avait de pathétique et de personnel. J'eus de la peine à débiter le reste de mon discours au milieu des larmes. Je me calmai progressivement à mesure que j'approchais du passage où j'adressais mes souhaits de bonne fête à l'honorable assemblée qui, ne s'attendant pas à un prédicateur de cet âge, ne savait comment réagir. Personnellement, je ne fus pas satisfait de moi. Je m'y étais pris très tôt à faire le Bossuet et arracher des larmes aux autres sans broncher moi-même. A moins qu'il y eut parmi les fidèles qui fussent de l'avis de Boileau : "Pour m'arracher des larmes, il faut que vous pleuriez." L'année d'après, le discours étant moins poignant, je m'en tirais mieux. On m'envoya à Kousgountchouk dans la pensée qu'ayant vécu dans ce village, j'aurai plus de succès auprès des fidèles. Cela m'offrait l'occasion de passer quelques nuits au sein d'une famille aisée, les Nahoum, et de goûter au charme de la vie bourgeoise. — 130 —
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M. Nahoum était négociant en coton à Istanbul. C'était un bréviligne sec. Mme Nahoum, en revanche, était une belle femme plantureuse, genre Miss Hasting en mieux. Pour comble de bonheur, il y avait dans ce foyer trois jeunes vierges d'une réelle beauté. En raison de leur âge, leurs rondeurs n'avaient pas encore débordé. Elles étaient ravissantes à voir avec leur chair nacrée et leurs petits yeux rêveurs. La présence d'un jeune étranger dans la maison les faisait frétiller. J'étais un éphèbe brun, avec des yeux marron foncé et des cheveux ondulés. L'impression générale qui s'est toujours dégagé mon attitude — on me l'a dit plus tard — était celle d'un poulain arabe, réfractaire au mors. Je jouissais énormément de voir ces jeunes vierges se trémousser, tour à tour, sur les genoux de leur père en me fixant de leurs yeux ronds et noirs, se disputant ses caresses en présence de leur bonne mère, tout comme s'il avait été leur premier amant. Mme Nahoum a dû se dire, qu'après tout, ses filles étaient les dernières maîtresses de son époux. Elles étaient mûres pour le mariage et l'une des sœurs avait même un promis dans le quartier. Il y avait dans la famille un garçon, Michel. H était de mon âge, donc plus petit que ses sœurs. Avec lui, on faisait de longues excursions dans la journée, on poussait jusqu'au cimetière où notre mère dormait du dernier sommeil. Quant à déterminer quelle tombe était la sienne, personne pour nous renseigner, pas même le cousin Nissim, qui croyait le savoir. Le soir, Michel s'attelait à ses leçons. Il avait du mal à ancrer dans sa mémoire les vers de Hugo : "Il fait nuit. La cabane est pauvre, mais bien close ..." En ce temps-là, les vrais gardiens de la foi étaient les femmes. Elles se donnaient beaucoup de mal pour gâter leurs maisonnées à chaque fête religieuse. Ce sont elles qui poussaient leurs maris et leurs enfants à se rendre au temple à l'heure exacte. M. Nahoum n'avait pas de conviction religieuse bien ancrée. Pour ce bourgeois, Roche-Hachana était une occasion de faire la grasse matinée. La prière du Jour de l'An hébreu dure toute la matinée. Elle est comme une préparation, un entraînement à la Journée d'Expiation, qui suit dix jours après et dont l'office se prolonge jusqu'au soir. Toutefois, on ne jeûne pas à RocheHachana, il est permis de croquer quelques chatteries avant d'aller au temple. Mme Nahoum, masse de chair pétrie dans du lait, poussait gentiment son mari à faire, au moins, une courte apparition à l'office, le temps d'être appelé à la lecture de la Thora et de souscrire un don d'argent pour l'entretien de la synagogue ou en faveur de quelque œuvre de charité. Le temple était justement en face de leur maison, à l'intérieur d'un jardinet. Elle ne voulait pas que son mari passât pour
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un libre-penseur à une époque où tout le monde était zélé pour les prescriptions religieuses. Aujourd'hui, les mœurs ont évolué, les femmes se sont modernisées en Orient plus que les hommes. Les jeunes épouses trouvent que les fêtes religieuses sont un casse-tête par le surcroît de travail qu'elles leur occasionnent et les entraves qu'elles leur imposent, elles reprochent à leurs maris de consacrer trop de temps à l'office, temps qu'elles aimeraient employer à s'ébattre sur une plage ou à jouer aux cartes. Deux fois de suite, j'ai été hébergé chez les Nahoum, à Pâque et au Jour de l'An. La troisième fois, la directrice avait fait la connaissance de Mme Romi, dont le mari était boucher à Kousgoundjouk. Elle m'y envoya toujours pour la même mission : prononcer un speech au temple pour rappeler l'existence de l'orphelinat au bon souvenir des donateurs éventuels. J e ne savais pas où habitaient les Romi. Il fallut me présenter, d'abord, chez les Nahoum pour être conduit par eux chez mes nouveaux amphitryons. Je trouvai toute la famille prenant le frais sur le pas de la porte. Dès que M. Nahoum m'eut aperçu, il demanda: — Tiens, tu viens passer les fêtes chez nous ? — Bien sûr, dit Mme Nahoum, où veux-tu qu'il aille ? ... Nous étions à cet âge si maladroits et si peu au courant des usages du monde que je l'interrompais sans me donner la peine de saluer auparavant l'honorable famille, de serrer la main à chaque membre en particulier. Il y allait aussi de la timidité et celle-ci est engendrée par une sous-alimentation chronique. De manière que je dis, de prime-abord, à Mme Nahoum : — On m'envoie, cette fois, passer les fêtes chez les Romi, je ne sais pas où c'est ... — Comment cela ? N'étais-tu pas bien chez nous ? demanda Mme Nahoum. — Si fait, mais ce n'est pas moi qui décide, c'est la directrice de l'orphelinat qui a pris cette disposition ...
Ortakeuy — Tu aurais pu saluer, au moins, chacun de nous ... Soit ! Michel, va l'accompagner chez les Romi. Les Romi avaient hébergé un petit orphelin avant moi, un noiraud aux yeux d'escarboucle. Mme Romi était venue le réclamer pour les fêtes. La directrice prétendit que ce garçonnet n'avait pas une bonne conduite, sa sœur Fanny, une petite vicieuse, encore moins. Elle promit de lui envoyer quelqu'un de bien. J'avais entendu parlé si élogieusement des Romi que j'avais hâte de faire leur connaissance. Us habitaient une maison bâtie pour moitié sur l'eau. Une fois dedans, on avait l'impression d'être tantôt en mer, tantôt sur la terre ferme, suivant que l'on passait de l'est à l'ouest. Les Romi avaient un fils unique, Siman Tov. II avait les traits nobles et beaux. On avait le même âge, on était fait pour sympathiser. Les Romi m'avaient vite pris en estime, ils me donnaient tout le temps en exemple à leur fils. Il n'y avait point de fille à la maison comme chez les Nahoum. En revanche ... toute la journée on entendait la voix de Judith Nathan. Notre cantatrice avait finalement échoué à Kousgoundjouk. Comme c'était fête et qu'elle ne travaillait pas dehors, elle passait ses journées à roucouler comme autrefois à l'orphelinat. Accagnardé sur la terrasse des Romi, je m'efforçais de dénicher le nid de notre pinson. Peine perdue. Impossible de l'apercevoir nulle part. Elle devait être à l'intérieur de quelque cuisine en train de faire la vaisselle tout en chantant gaiement. Sa morphologie même, qui était celle du tempérament optimiste, l'y prédisposait. Les Romi formaient un couple bien assorti. Ils vivaient dans une honnête aisance. Siman Tov était bien élevé, rien ne manquait à leur bonheur. Aux fêtes solennelles, ils transformaient volontiers une de leurs pièces en oratoire public. M. Romi avait le physique d'un boucher, je veux dire d'un homme mal portant. C'était naturel. "Nous tuons les animaux, mais ils nous le rendent bien," a dit un éminent médecin. Il portait sur son faciès les signes avant-coureurs du mal qui devait l'emporter avant la cinquantaine. Mme Romi présentait une figure relativement saine. Mais désemparée par la perte de son époux qu'elle aimait tendrement, elle devait le suivre dans la tombe peu de temps après. Siman Tov passa à Paris où je devais le rencontrer vers 1934, toujours aussi beau gars, mais sans travail comme moi et, comme moi, sans avoir un sou vaillant en poche. Je regrettais mon dénuement surtout parce qu'il m'empêchait de venir en aide à un garçon qui le méritait.
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On ne s'étonnera pas du grand nombre de pupilles au caractère instable, inaptes aux études et sans doute aussi à l'apprentissage d'un métier qui étaient à l'orphelinat. Tous ces enfants avaient été traumatisés à coups redoublés : une première fois, en apprenant la mort de leur papa sur le champ de bataille ; une seconde fois en perdant leur mère. On conçoit que de bonne heure, on ait voulu les doter d'un métier pour n'avoir pas à les jeter dehors, mal équipés dans la lutte pour l'existence comme on l'avait fait avec les garçons de la première promotion. Ceux-là avaient eu tout juste le temps d'apprendre à danser des danses folkloriques. Puis, un beau matin, ils s'étaient retrouvés dans la rue, sans instruction, sans métier. La direction de l'orphelinat aurait voulu nous éviter cet état de choses. Mais, soit incompétence, soit manque de moyens financier, on n'avait trouvé d'autre métier à nous apprendre que ... le rempaillage des chaises. On engagea un maitre-rempailleur pour peu de temps. Au bout de deux ou trois mois, nous connaissions tous les secrets du métier. Alors on le renvoya. Nous continuâmes à rempailler des sièges pour les dames du Comité. Nous étions en tout cinq ou six apprentis. La famille Taranto, qui présidait le Comité de l'Orphelinat, nous fournit à elle seule autant de sièges à rempailler que nous étions d'apprentis. Pour stimuler notre zèle, la directrice nous informa qu'elle nous permettra d'aller tous à Péra présenter notre travail une fois achevé. On s'attela dare-dare à la besogne. Presque tous, nous avions terminé notre tâche en même temps. Seul je jouai de malheur. Tout en procédant comme d'habitude, le dessin final de mon siège différait légèrement de celui des autres. Je n'en revenais pas. J'avais pourtant fait autant de chaines et de trames de paille qu'il était prescrit. Je montrai mon travail à Joseph Zalmann, le camarade le plus éveillé de nous tous. Il l'examina sous toutes ses faces et ne put découvrir en quoi j'avais failli. Mais c'était un détail sans importance auprès de la joie du voyage à Péra. La solidité du siège y était. Avant de quitter Ortakeuy, nous sommes allés nous rafraîchir avec l'argent que la directrice nous avait fourni pour le trajet. Chacun se paya une limonade gazeuse. A l'intérieur du goulot se mouvait une bille de verre inexpugnable, à moins de casser la bouteille. C'était une particularité des quarts de bouteille à l'époque.
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De l'intérieur du tramway, on pouvait lire sur les murs qui défilaient à 20 km à l'heure des graffiti obscènes tracés à la craie en grosses lettres : "Les jeunes filles ont de belles fesses." Ou bien : "J'aime les fesses des belles filles." Et dire, pensais-je, que les orphelines qui étudient à l'extérieur doivent lire, soir et matin, ces inanités ! Il y avait précisément à Ortakeuy une école de français entretenue par l'Alliance Israélite Universelle de Paris. Ces graffiti ne pouvaient être que l'œuvre d'un obsédé sexuel. Enfin, nous arrivâmes à Péra. Mme Taranto ne s'attendait sûrement pas à l'invasion de son appartement par cinq, six galopins à la fois, porteurs chacun d'un siège fraîchement rempaillé. Nous n'osions pas dépasser le vestibule. Joseph Zalmann se chargea d'être notre interprète auprès de la jeune dame. Lui seul l'aborda de près. Vue du vestibule, Mme Taranto m'apparut comme une belle princesse des féeries. Elle était ravissante dans sa robe de tulle rose, rose comme sa chair. II ne manquait à tant d'éclat qu'un petit détail : le sourire des gens heureux. L'aurions-nous dérangée tandis qu'elle s'adonnait à la sieste ? La chose était possible. Toujours est-il que le sourire est plus fréquent sur les lèvres des gens peu nourris que sur la face de gens repus. On ne tarda pas à se rendre compte que le rempaillage de chaises n'est pas un métier rentable. Il fallait trouver mieux. Moustapha Kémal avait rappelé à Istanbul (dans le cadre des échanges de population) tous les Demmehs qui, depuis l'avortement de l'aventure sabbetai'enne, étaient demeurés à Salonique. Quelques israélites de cette ville suivirent les Deunmehs en Turquie. Parmi eux figuraient Joseph Béraha, maître cordonnier, et son ami Matalon, menuisier taillé en hercule. On les engagea tous les deux à l'orphelinat. Joseph Béraha, que nous appelions "Maestro" tout court, était chargé de faire des souliers pour les élèves des deux sexes. On lui adjoignit Joseph Zalmann et un ou deux autres pupilles à titre d'apprentis. Matalon faisait surtout des bancs et des tabourets. Il se faisait aider par des amateurs de passage. Mais, étant fruste de mœurs et de langage, on n'allait pas le garder longtemps. Dans le domaine de l'enseignement, la classe la plus sérieuse était celle de Mlle Grazziani. Jeune, de taille moyenne, féminine, auréolée d'un sourire agréable, des yeux comme ceux de la starlette française ayant incarné "Gigi", elle avait tout le charme qu'évoquait son nom italien. Bien sûr, on suivait un programme élaboré d'avance. Mais quand la leçon terminait avant la sonnerie de la cloche, Mlle Grazziani nous racontait sa vie d'étudiante à l'Ecole Normale de Versailles, les visites en groupe faites dans certaines manufactures (Gobelins, — 135 —
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Sèvres et autres), les canulars dont les jeunes normaliennes étaient l'objet de la part des ouvriers, qui leur mettaient entre les mains des objets friables, non passés au four, pour voir la mine qu'elles feraient devant l'effritement... Par la suite, elle nous parla de Napoléon, de Victor Hugo, de Jean-Jacques Rousseau. De tous ces entretiens, c'est l'épopée napoléonienne qui nous passionnait le plus, surtout les garçons. Le grenadier blessé à mort attendant pour expirer le passage de l'Empereur ; la mère du grenadier, fière d'avoir sacrifié son fils au maintien de l'Empire, autant de récits qui transportaient la narratrice ellemême. L'épopée de l'Empire épuisée, Mlle. Grazziani nous demandait en souriant : "Et maintenant, de qui voulez-vous que je vous parle ? ..." Les jeunes filles réclamaient Lamartine, Musset. Léon Béhar et moi, nous nous en tenions à Napoléon. Nous suivions ces entretiens avec plus d'intérêt que la leçon de chose ou de géographie. Nous ne faisions pas de dissertation, même pas de compositions, mais seulement des phrases avec des mots qu'on nous désignait. Dans ce domaine, je me faisais aider, au début, par Oro Zerahia, une élève douée, dont j'aurai souvent à parler. Quelquefois, le directeur nous donnait du lexique à apprendre par cœur. Les explications de termes difficiles relevés dans nos lectures étaient de lui. Je me souviens encore : Monument, grand édifice ; énorme, très grand ; dimensions, longueur, largeur et hauteur ; garnement, mauvais sujet; nausée, envie de rendre. J'apprenais ces listes de mots ensemble avec Oro. J'admirais la facilité avec laquelle elle retenait toute chose. Elle avait un ou deux ans de plus que moi. Mais là n'était pas la raison. La véritable explication est que le tempérament asthénience a la mémoire faible sauf pour ce qui frappe sa sensibilité. Il y avait dans une autre classe une pupille qui incarnait la beauté turque : chair nacrée comme les danseuses du ventre, poitrine remarquable, bras bien moulés, regard serein, etc. Le directeur soupçonnait qu'au moins l'un de ses procréateurs avait été turc. Oro savait que j'étais possesseur depuis peu d'un petit dictionnaire "Poucet". Elle chargea la beauté turque de me surprendre dans la jardin et de me poser à brûle-pourpoint la question : "Que signifie fesse en français ?" Comme par hasard, en géographie, nous étions arrivés à l'étude du Maroc. Je réponds, sans hésiter : "Fès, capitale du Maroc." La jeune beauté partit d'un éclat de rire et s'éclipsa. Elle revint bientôt pour me dire : "Ce n'est pas ça. Consulte ton dictionnaire". Pendant que je retirais le petit "Poucet" de ma poche, elle disparut à nouveau. Je lus tranquillement : "Fesse, partie charnue du dernière de l'homme." A ma grande confusion, j e dois avouer que je n'avais pas saisi de
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quelle partie du corps il s'agissait. Je ne voulais pas non plus paraître ignorant. Je m'efforçai de retenir cette petite phrase de mémoire, sans chercher à en pénétrer le sens exact. Il me suffisait de réaliser, grosso modo, que fesse désigne une partie quelconque du corps humain. Lorsque ma beauté, accompagnée d'une autre pupille, vint m'interroger à nouveau, je lâchai innocemment : "Fesse, partie charnue du derrière de l'homme." Ce n'est qu'en les voyant se tordre de rire que mes yeux s'ouvrirent et que je réalisai le tramquenard qu'on m'avait dressé. Tant de candeur pourrait paraître à peine croyable aujourd'hui. Voici plus fort : J'avais treize ans que je ne possédais pas encore un seul livre à moi. Si je passais pour être plus instruit qu'un autre, c'est parce que je dévorais tout ce qui me tombait sous la main. Une page détachée d'un livre traînait-elle dans le jardin, je la ramassais aussi pieusement que les Turcs ramassent les miettes de pain, je la nettoyais, la lisais et, si son contenu pouvait intéresser mes camarades, je leur en faisais part. Vers ma treizième année, un garçon de l'ancien orphelinat de Haskeuy, afin de gagner mon estime (j'était "Petit Père"), confectionna une trottinette et m'en fit cadeau. Un jour que je roulais avec ma trottinette sur la grande terrasse cimentée formant la toiture des anciennes cuisines du konak, le petit Mitrani, le fils de l'institutrice de ce nom, un petit lourdaud, se mit à courir à coté de moi. A un moment donné, je vis que j'allais écraser son pied. Voulant éviter cet accident, je donnai un brusque coup de volant, tombai à terre et me tordis la cheville. Me voilà donc alité pour plusieurs jours, sans possibilité de marcher. Oro vint me voir. Elle possédait un Nouveau Petit Larousse illustré qu'elle avait reçu en cadeau d'une institutrice partante. Je la priais instamment de me le passer pour avoir de quoi lire pendant mon infirmité. Elle était complaisante et m'estimait assez pour ne pas me refuser ce service. Je passai des journées entières à feuilleter ce petit trésor du savoir humain. La partie anecdotique, les appréciations sur les grands hommes du passé, l'analyse critique des chefs-d'œuvre, les citations de vers, bref tout ce qui a été malencontreusement supprimé dans les éditions actuelles du même ouvrage en réponse à une critique infondée de concurrents, tout cela me passionnait et entrebâillait de nouveaux horizons à ma soif de connaître. Mme Mitrani tint à me rendre visite. Elle arrive au seuil du dortoir et s'y arrête, admirant avec quelle ferveur je consultais Le Larousse. Elle me dit après un moment : "Vous, mon petit, quand vous serez grand, vous deviendrez un lettré." Sur le moment, je n'attachai aucune importance particulière à cette prédiction flatteuse. Ce n'est que plusieurs années plus tard, me ressouvenant de — 137 —
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la prédiction similaire faite par ma grand-mère, je fis un rapprochement entre les deux prophéties. A cet âge-là, je ne souhaitais qu'une chose : avoir un jour mon nom et mon portrait dans le Nouveau Petit Larousse illustré. Cela me paraissait le comble de la gloire, c'était à mes yeux plus impérissable qu'un riche sarcophage. Comment ai-je eu mon premier livre ? Un jour, des religieuses passant devant l'orphelinat, remirent au premier élève venu, un exemplaire de la Bible d'Ostervald à travers la grille. Il la montra à d'autres camarades auxquels elle parut un écrit hermétique. Ils décidèrent d'un commun accord de me la passer. Je connaissais par coeur les premiers versets de La Genèse en hébreu. A peine ai-je ouvert la première page que j'ai réalisé de quoi il s'agissait. Ce fut le premier ouvrage que j'aie jamais possédé. Je le lus avec d'autant plus d'avidité que le contenu m'intéressait énormément. Je n'avais possédé aucun livre auparavant ; brusquement, je me trouvais possesseur de 24 ouvrages en un seul. La main bénie de la jeune nonne, en faisant son geste, ne s'était pas douté du service inestimable qu'elle rendait à un futur amateur des Lettres. Je m'intéressais plus particulièrement aux écrits en prose, soit parce qu'ils traitaient d'histoire, soit parce qu'ils étaient plus accessibles à mon intelligence. Je n'étais pas encore assez mûr pour aborder les livres des Prophètes. Mais déjà, à travers le peu que j'en saisissais, je m'émerveillais qu'on ait pu avoir de telles pensées poétiques et gnomiques à une époque où l'humanité (le monde hébreu y compris) m'apparaissait vaguement comme étant encore plongé dans la barbarie. Peu de temps après, d'autres missionnaires vinrent à passer devant la grille de notre jardin. Cette fois, ils laissèrent aux camarades qui s'y trouvaient une toute petite Bible en hébreu. C'était l'édition de David Ginzbourg, juif converti au christianisme. De nouveau on pensa que cela ne pouvait intéresser que moi. Jugez de ma joie : j'avais désormais le rare bonheur de mettre en parallèle le texte hébreu et français et, par comparaison, d'acquérir de nouveaux vocables dans les deux langues. Pendant longtemps, je n'allais posséder que cette chrestomatie bilingue. Pour le pur, tout est pur, assure l'axiome latin. Il en allait autrement avec les jeunes orphelines. Elles ne prenaient intérêt aux récits bibliques qu'en raison des histoires scabreuses qu'elles y rencontraient. Elles se plaisaient à m'embarrasser par des questions insidieuses. L'élève qui incarnait la beauté turque fut la première à venir me trouver. Elle voulait que je lui explique en détail — 138 —
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comment les filles de Loth avaient-elles pu être engrossées par leur père ? À travers quel processus ? Ou bien qu'elle avait été la nature des relations d'Amnon avec Thamar, deux princes de la maison de David, pour qu'Absalon, frère de Thamar, en ait été scandalisé au point de tuer Amnon, qui était d'une autre mère que lui ? On sait qu'à âge égal, une jeune fille est plus éveillée qu'un garçon sur le plan de la sexualité. Ajoutez qu'Oro et notre beauté turque étaient légèrement plus âgées que moi et vous comprendrez que j'aie mis du temps à pénétrer leur arrièrepensée. On dit que le développement de la poitrine est en raison inverse du développement de l'intelligence. C'était vrai pour notre demi-turque. Et je ne m'étonne pas que le camarade Chalom Salmona, originaire de Salonique, se soit un jour vanté d'avoir plongé sa main dans la gorge lactescente de notre Aziyadé. Elle portait un décolleté généreux pour notre milieu. Elle était, si mon pressentiment est exact, de ces femmes à la chair nacrée qui aiment bien qu'on les admire, mais qui restent impassibles devant les attouchements. De là vient qu'une romance de ce temps exaltait les brunes (Viva la gente morena que por ellas muero yo) et considérait les blondes comme étant bonnes à décorer la galerie. Une autre demi-israélite était Linda Corkidès. Elle avait dû avoir comme père un Grec. Etant donné que pour le Talmud, c'est la religion de la mère qui fait loi, on l'admit à l'orphelinat. Linda était de taille avantageuse, avec de petits yeux noirs et une bouche mignonne, découvrant une rangée de dents très régulières. Elle était bien vue du directeur, qui lui avait donné en charge les clefs du dépôt. C'est là, à la porte du dépôt, qu'on la rencontrait le plus souvent ; c'est là qu'on se livrait à des conversations interminables autour d'elle. J'avais une sympathie secrète pour Lida. J'était appelé à la retrouver à Paris peu de temps après son mariage avec un brave ouvrier de ma connaissance. Tout en m'accueillant fraternellement chez elle, Linda me reprocha mon attitude fière et distante du temps où nous étions à l'orphelinat. Ce reproche me fit mal, venant de sa part. Je n'étais qu'un introverti, ma fierté n'était qu'un simulacre, une barrière qui s'effondrait dès qu'on m'adressait, le premier la parole. Mais les femmes notent nos défauts sans se préoccuper de savoir la cause qui les engendre. J'était un dyspeptique, l'inverse de Léon Béhar, qui avait bon estomac. De là, l'effacement de ma conduite et la truculence de la sienne. Il y avait plus fort que lui. C'était Elie Katz, un phénomène sur le plan de la loquacité. S'il n'était pas un perfectionniste comme moi, il n'était pas non plus un agressif comme Léon Béhar parce que l'excédent de son énergie trouvait à se libérer en jacasserie. — 139 —
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Il était rarement seul. La plupart du temps on faisait cercle autour de lui. En classe, dans les jardins, vous l'eussiez toujours vu debout, entouré d'auditeurs, garçons ou filles, plus souvent garçons et filles. C'est qu'il avait de l'esprit à en revendre notre phénomène. Les mots pour rire, les histoires drôlatiques, les anecdotes piquantes, tout se présentait spontanément au bout de sa langue, nul effort pour trouver ses mots. Je faisais aussi cercle autour de lui, l'écoutant et admirant son élocution facile. J'avais l'esprit de l'escalier comme Rousseau. De loin en loin seulement, je risquais un mot plaisant. Je ne riais pas, j'attendais l'effet qu'il produirait sur mes camarades. Léon Béhar disait de moi que j'étais un "pince sans rire." Il ne se doutait pas le mal que j'avais à trouver un bon mot. Chacun de nous suait pour faire de l'esprit. Seul Elie Katz y excellait spontanément. Il était cependant une circonstance où il était sérieux : c'est quand il priait. Bon croyant, enveloppé de son taled aux franges azurées, il ne manquait jamais de joindre sa voix à celle des Cohanim dispensant leurs bénédictions à l'assemblée des fidèles. Le pendant d'Elie Katz existait dans le beau sexe : c'était Oro Zerahia, moins spirituelle, mais aussi disserte. Linda et Oro étaient les meilleurs éléments que nous avaient valu la fusion de l'orphelinat de Haskeuy avec celui d'Ortakeuy. Elle avait été une drôle de fillette dans son enfance à en juger par ses racontars. Elle ne tarissait pas de nous rapporter les mésaventures singulières qu'elle aurait eues, étant petite fille, avant d'être recueillie à l'orphelinat. Nous l'écoutions bouche bée. C'était à se demander si elle avait pu préserver son honneur à travers tant de péripéties risquées. Avec l'entrée en scène du beau mâle qu'était le directeur de l'orphelinat, elle n'a pu être qu'une demi-vierge. Il y avait plus d'un indice à cela. Je m'en tiendrai à un seul. Un soir que le coucher avait sonné depuis longtemps. Elie Katz s'était attardé je ne sais où. Quand il décida de regagner le dortoir des garçons, au lieu d'entrer par le grand hall, il prit l'escalier de service qui était entre notre hammam et l'appartement des directeurs. A peine dans le vestibule, une apparition lactescente attira son attention. Il écarquilla les yeux, se demandant s'il ne rêvait pas debout... Les jeunes filles de Haskeuy nous rabattaient les oreilles avec des histoires de fantômes ; elles attribuaient à leur apparition le fait que tel ou tel de leurs garçons était lunatique ou arriéré mental. Mais les fantômes — tout le monde sait cela — s'enveloppent de drap blanc comme d'un linceul, ainsi qu'on le voit dans les films de suspense tandis qu'ici la forme blanche apparue à Elie avait une tête et des jambes plastiques bien nettes. S'étant frotté les yeux, il vit Oro Zerahia sortir toute nue du hammam et monter l'escalier conduisant à — 140 —
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l'appartement des Andjel. Lorsque Oro l'aperçut à son tour, elle partit de ce petit rire commun à toutes les filles d'Eve dont on effleure les fesses et qui est la marque certaine de leur jouissance. Tandis qu'Oro disparaissait dans l'escalier qu'elle montait quatre à quatre, Elie resta cloué sur place cherchant une explication. Cette débauche de chair blanche offerte fortuitement à sa vue laissa dans sa mémoire une impression indélébile. Trente ans après, lui rendant visite à Ruffec, il m'en parlait encore avec extase en présence de sa femme Jeanne. Malgré les situations cocaces où elle se trouvait mêlée, rien dans son regard, ni dans son maintien ne détonnait. J'ai beau me la rappeler, dans toutes nos conversations, je ne décèle en elle nulle trace de vice, elle avait de la tenue. Les nymphomanes authentiques ne manquaient pas, quoique rares. On m'a rapporté que Nissim Zonana, un des élèves qui dépendait de moi pour la conduite, avait été surpris sur un banc de la classe couché tout de son long sur le corps d'une élève plus ou moins de son âge. J'ai été moi-même invité une fois par Fanny, une nymphette, à l'accompagner dans ce qui nous servait de chambre de débarras, sous un escalier. Le lieu étant sombre, je pensai qu'elle avait peur d'y pénétrer seule. Mais lorsque je la vis se jeter furieusement sur les tas de chiffons et s'énerver de plus en plus en faisant semblant de chercher l'objet qu'elle aurait perdu, d'abord stupéfié par ce comportement, je ne tardai pas à suspecter dans quel but elle m'avait attiré là. En se penchant en avant sous prétexte de fouiller dans le tas de friperies, elle découvrait à mes yeux étonnés ses cuisses basanées et graciles. Le crépuscule se chargeait d'arrondir les angles et d'estomper les défauts, si défauts il y avait. L'envie de plonger la tête la première sous sa robe ne me manquait pas, mais la peur du qu'en dira-t-on me clouait sur place. Décidément, je n'étais pas mûr pour la gaudriole. Et puis, une fille, c'est traître. A la première foucade, elle peut vous dénoncer, soit pour vous nuire et se venger, soit pour se prévaloir d'avoir réussi à vous aguicher en dépit de votre retenue habituelle. Qui sait si elle n'avait pas été chargée de mettre à l'épreuve ma force de caractère. Rien de tout cela chez Oro. Ses relations avec nous étaient irréprochables. Ses propos avec le "Maestro" ou les grands garçons étaient ceux que tient n'importe quelle fille d'Eve sous la poussée de la puberté montante. Un jour, elle vint me trouver dans la plate-bande que j'avais héritée de mon frère pour me proposer le jeu suivant : on se fixerait dans les yeux et l'on verrait lequel des deux baisserait le premier le regard. Je m'y prêtai de bonne grâce. Deux fois on fit l'essai ; deux fois je baissai les yeux devant les siens, preuve qu'elle avait plus de personnalité que moi.
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Esprit ouvert à tout, Oro avait été une des premières à lire La Garçonne de Victor Marguerite. Léon Béhar me parlait d'un écrit que les jeunes filles se passaient en sous-main. C'était "Les Sept Nuits de la Jeune Mariée" de George Sand, si je ne me trompe. Comme on le voit, tout cela ne prêtait pas à conséquence. Oro était capable aussi de dévouement. On l'a vu lorsque le jeune Lemor tomba malade et qu'elle fut chargée de le veiller, jour et nuit, à l'hôpital "Or-Hahaïm". C'est le désespoir dans l'âme qu'elle nous annonça son décès en dépit des soins dévoués dont elle l'avait entouré. Le nom de Lemor évoque en moi une double expérience amère que je fis vers ce temps-là. Il y a des états pathologiques insidieux qui font voir la vie en noir sans que le sujet ait une conscience nette du mal latent qui le ronge. On peut malmener un tel sujet à coups de poing ou de bâton, il ne réagit pas ; s'il est arrivé à la limite du désespoir, vous ne tirerez rien de son obstination. En ma qualité de "Petit Père", je détenais de la direction un pouvoir presque arbitraire sur mes camarades, d'autant plus qu'on ne disposait pas de moniteurs salariés. Les institutrices, par cela même qu'elles avaient des entrailles de mère, n'arrivaient pas toujours à l'imposer. J'avais beaucoup d'amour-propre et il ne fallait pas qu'on me fît répéter deux fois le même ordre. Bon camarade en récréation, très sociable et même aimé (Zonana me portait sur ses épaules comme en s'amusant), je devenais stricte dans l'accomplissement de ma tâche. Une fois, je rencontre le jeune Lemor dans le local de la Maccabi. "Que fais-tu là, tout seul ?" lui demandé-je. Etant mal luné ce jour-là, il me répond : "Qu'est-ce que ça te fait à toi ?" C'était la première fois qu'on me parlait sur ce ton. J'ai eu beau le cogner, à mon grand ébahissement je n'ai pas pu avoir le dernier mot ce jour-là. Apparemment il souffrait déjà, à son insu, des premières atteintes du mal qui devait l'emporter. Je ne m'explique pas autrement son insubordination. Peu de temps après, même expérience avec un autre élève. Il y avait depuis le début, deux frères, juifs slaves, l'un Aaron, âgé de 4-5 ans, un bambin de toute beauté, et son frère aîné, âgé de 8-9 ans. Ils avaient reçu ce samedi-là la visite de leur père venu leur annoncer son départ pour le Foyer National juif. A l'annonce de cette nouvelle, les deux frères s'étaient mis à pleurer sans arrêt. Leur père avait beau leur prodiguer les promesses de les faire venir en Palestine dès qu'il verrait un peu plus clair dans sa nouvelle condition, ils ne voulurent pas
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entendre raison. Le grand, plus que le petit, était profondément affecté par ce départ inopiné. Or, j'ignorais tout de cette affaire. Après dîner, je l'aborde. Il se tenait comme encastré parmi les stalagmites et les stalactites d'une nymphée, devant un bassin rempli d'eau. Je lui demande ce qu'il fait là. Par cela même qu'il était malheureux, il n'était pas disposé à souffrir mon interférence dans sa vie privée. Tandis que je l'agaçais par mes questions, son petit frère se tenait près de la grotte, l'air boudeur, sans proférer mot. Je n'étais pas moins surpris de son insubordination que de celle du jeune Lemor. On me dira : Pourquoi n'avoir pas essayé la persuasion ? Après tant de maux endurés par nous dès notre naissance, il n'était pas question de s'attendre à de la douceur de notre part. C'est après coup que d'autres m'ont rapporté, pour expliquer son humeur bourrue, la visite qu'il avait reçue de son père et son départ pour un destin inconnu. A partir de ce moment, c'est moi qui lui en ait voulu de m'avoir laissé ignorer les faits. Il s'est passé, un jour à la cordonnerie, une scène plus regrettable encore. Mais, là, j'étais simple spectateur. La plupart de ceux qui travaillaient à l'atelier étaient, ou avaient été, à l'origine "Petits Pères", ce qui revient à dire auxiliaires du directeur. Chacun d'eux, même Hazak le fruste, avait à s'occuper de dix camarades plus jeunes d'âge. Il faut reconnaître que tous n'étaient pas à la hauteur de leur tâche ; ainsi s'expliquent les abandons successifs. Albert Canetti faisait partie des subordonnés. Je me rappelle qu'il était d'humeur noire ce jour-là et qu'il s'était mis à critiquer l'attitude des grands envers les petits. L'impulsif Hazak fut le premier à lui décocher violemment la tenaille qu'il tenait en main. Canetti la reçut en pleine poitrine et s'affala, mais il continua à stigmatiser les grands garçons comme un voyant d'époque biblique qui se faisait lapider plutôt que de se taire. Alors, tour à tour, chacun lui décochait son outil en plein corps. Quand il sentit ses chairs suffisamment meurtries, il se leva et se retira tout en larmes. Inutile de dire qu'il était déjà malade même sans les coups reçus, d'où son humeur atrabilaire. Il garda le lit un ou deux jours. Sa sœur, Clara Canetti, une blonde de taille avantageuse, son aînée de quelques ans, m'aborde le lendemain : elle nous traita tous de papelaras puisque, d'un côté, disait-elle, nous priions Dieu, d'un autre côté nous maltraitions ses créatures. Je lui dis que je n'avais pas eu de part au lynchage de son frère et qu'il avait eu tort de critiquer tous les grands garçons à la fois.
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Je rapporte ces faits bien qu'ils n'ont rien de reluisant. Un récit de ce genre doit tirer son lustre de sa sincérité. Dès l'instant où l'on s'escrime à passer pour un saint accompli, on devient suspect. L'homme n'est ni un ange, ni un démon ; il tient des deux. Il ne faudrait pas non plus inférer de ces faits que les coups et les giffles étaient monnaie courante à l'Orphelinat national israélite d'Ortakeuy. Les petits trouvaient tout naturel d'obéir aux grands puisqu'ils détenaient leur autorité de la direction. Les actes d'insubordination étant rares, les corrections aussi étaient sporadiques. Vers le même temps s'est produit un fait singulier dont la presse locale avait rendu compte. L'histoire a trait à la vie d'outre-tombe. Je le consigne ici pour ceux des lecteurs qui s'intéressent à la métempsychose ou simplement pour les psychiatres au courant des ravages incroyables que peut causer l'imagination dans une carcasse détériorée. Un berger turc, malade depuis quelque temps, vint à trépasser. Je veux croire qu'avant de rendre l'âme, il avait été préoccupé par l'alternative qui s'offre à chaque mortel d'après les religions monothéistes et polythéistes. Comme tout un chacun, il savait qu'il irait en enfer ou en paradis selon que ses actes accomplis ici-bas seraient jugés méritoires ou impies. Informés du décès, les laveurs rituéliques s'étaient présentés au domicile pour procéder à la purification de la dépouille mortelle. Les proches entouraient encore le grabat du défunt lorsque, contre toute attente, il se produisit un phénomène abracadabrant. S'arrachant à ses phantasmes, le mort se mit tout à coup à pousser des hurlements horribles. Il rouvrit les yeux et ne manifesta aucun étonnement de voir ses proches éplorés autour de lui. On lui demanda ce qu'il avait pour gémir si douloureusement. Il raconta que dans l'intervalle de sa mort, il avait été en enfer. Là, les démons l'avaient soumis à l'échinant supplice des flammes. Le supplice était insupportable à ce point que, brisant l'aiguillon de la Mort, il échappa à ses sataniques bourreaux pour revenir sur terre. La douleur atroce qu'il avait souffert en enfer, il la ressentait encore au moment d'en faire le récit. Comme les assistants avaient peine à le croire, il leur exhiba son dos : il portait effectivement les traces de brûlures affreuses. Après cette preuve irréfutable, personne ne douta que le berger n'ait bel et bien fait l'aller-retour en enfer.
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Contiguë aux cuisines désaffectées du konak (en descendant vers l'écurie) était une pièce vide. C'est là qu'on avait installé, à l'origine, l'atelier de cordonnerie. On décida de porter le nombre d'apprentis à huit élèves. J'y fus inclus dans le nombre. En 1940, les Allemands avaient une méthode à eux pour recruter des travailleurs pour la campagne qui manquait de bras. Cela consistait à affamer les prisonniers de guerre pendant une huitaine de jours et plus. Au bout de ce laps de temps, on demandait qui était volontaire pour travailler dans les fermes d'Etat et les fermes des particuliers. Vous voyez d'ici le nombre de bras levés ... Le Maestro Beraha procédait à peu près de la même manière. Pendant des semaines, il vous condamnait à redresser des clous tordus tandis que les trois premiers apprentis, dont Joseph Zalmann, mettaient la main à la confection de souliers neufs. On suppliait le Maestro de nous donner, à titre d'essai, à manier la râpe plate ou la râpe en cuiller, à affûter les tranchets ou à fixer des crampons. Peine perdue. Il fallait continuer le travail ingrat, fastidieux de redresser les clous. Il est vrai que cela était utile. Une fois redressés, les clous pouvaient resservir à nouveau. Mais on avait soif d'avancement. Cela paraissait si simple de vernir les tiges, de fixer un bout de fer, de manier la pince de montage. Joseph Béraha préférait nous faire languir pour mieux nous tenir en haleine Puis un beau matin, au moment où l'on s'y attendait le moins, il daignait vous prendre le marteau des mains et l'échanger contre le tranchet ou la machine à forcer la chaussure. Une fois, il s'adjoignit un compagnon pris à l'extérieur. De taille moyenne, tous deux avaient des traits énergiques, durs. Après une demi-journée de travail, le compagnon se retirait dans un réduit pour y faire une courte sieste. Le Maestro en profitait pour nous raconter qu'il y avait un drame dans la vie de son compagnon. Il avait rêvé de faire carrière dans l'armée. Déjà il avait obtenu un ou deux galons lorsqu'un jour on le chargea de conduire deux chevaux d'officiers supérieurs à l'abreuvoir. Chemin faisant, les chevaux lui échappèrent des mains et il ne parvint pas à les rattraper. On s'informa de son origine ethnique ; "Ca ne m'étonne pas, avait dit l'un des officiers supérieurs, un israélite n'est pas fait pour courir la carrière militaire." Il fut rayé des cadres. C'était la sanction pour avoir laissé échapper les deux belles montures. Et maintenant, au — 145 —
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lieu d'avoir une ordonnance à son service et distribuer des ordres, il était réduit à confectionner des souliers. Il ne s'en consolait pas. Avec le temps, la cordonnerie fut transférée plus haut, dans l'aile gauche du konak, sous le réfectoire des garçons. On était plus au large dans la nouvelle pièce. On fît des progrès rapides. Le menuisier Matalon, qui visitait deux fois par semaine les filles de Kemer alti (l'équivalent turc de la rue Apollinaire, à Paris), nous avait quittés. Le compagnon cordonnier nous quitta à son tour. On engagea à sa place un ouvrier piqueur, homme d'un certain âge, aux cheveux grisonnants. De la sorte, le Maestro n'avait pas à perdre son temps à faire des courses à l'extérieur. Nous savions déjà confectionner une paire de chaussures de travail à semelle fixée par des chevilles de bois. On apprit aussi à découper l'empeigne, le bout dur, la partie latérale et le contrefort. Nous laissions le piquage au spécialiste. Après deux ans d'apprentissage, chacun de nous arrivait à sortir une paire entière du matin jusqu'au soir avec les oeillets, les crochets et le vernis de la tige compris. De temps à autre, on abandonnait le neuf pour ressemeler les chaussures de nos camarades ou remonter les talons éculés. La famille Andjel comprenait quatre enfants : l'aînée, Bella, tempérament cycloïde ; la cadette, type asthénique comme la cadette des Taranto, mais plus jeunette ; un garçonnet, Nino, futur ingénieur d'Etat, et une fillette toute petite, sachant à peine marcher, Gigi, appelée à trépasser à la fleur de l'âge, à ce qu'on m'a dit. Ma préférence allait à la cadette. Je lui trouvais quelque chose de piquant. Rien que de la voir me sourire était un délice pour moi. Elle avait des couleurs naturelles aux joues et aux lèvres avec des yeux charmants. La directrice ayant apporté à la cordonnerie les chaussures gauchies de sa cadette, je ne sais comment cela se fit, le Maestro, comme s'il avait deviné ma flamme secrète, me désigna pour les ressemeler. "Quelle chance !" me dis-je en moi-même. En effleurant les chaussures foulés par ses petits pieds, cela me consolait de ne pouvoir l'effleurer elle-même ... J'étais aussi heureux que le prince charmant avec l'unique soulier de Cendrillon. Vénus, qui m'aimait alors, me favorisa d'une manière plus signalée encore. Un matin que j'avais affaire de bonne heure chez la directrice, je frappe à la porte de l'appartement, j'entre et voilà que je trouve dans le living-room tous les enfants en leur déshabillé, la cadette y compris. Ils étaient en culotte et sousvêtement, à l'exception de Bella, partie sans doute à l'école de Galata. C'est à croire qu'ils donnaient sans chemise de nuit. Ma présence ne semblait nullement les gêner. Le plus surpris était moi. Je fis néanmoins comme eux, je pris la — 146 —
Ortakeuy chose le plus naturellement du monde. Au fond de moi-même, je me félicitais d'avoir vu l'adorable tendron comme je l'aurais souhaité. *
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Tout nouveau, tout beau. Autant nous étions enthousiastes, au début, pour la cordonnerie, autant le séjour à l'atelier nous pesait. Nous avions hâte de reprendre nos occupations de plein air. Le compagnon piqueur, homme aux traits nobles, nous avait quittés à son tour. Décidément, le budget de l'orphelinat ne permettait pas de garder longtemps un extra. De nouveau, le Maestro était obligé de donner à piquer les tiges au-dehors. Il n'y avait personne pour nous surveiller en son absence. Mais nous respections les heures de travail. Un matin, il nous dit : "Vous aurez à finir chacun une paire de chaussures. Dès que vous aurez terminé votre tâche, je vous autorise à quitter l'atelier, sans attendre mon retour." Il savait, par expérience, qu'il ne nous faisait aucun cadeau, que ce travail nous occuperait toute la journée. Lui parti, on organisa un concours entre nous : à qui terminerait le premier sa paire de chaussures. On se mit à travailler d'arrache-pied. Autour de quatre heures p.m., presque tous, nous avions achevé notre paire de chaussures. Ne voilà-t-il pas que le Maestro se ramène du dehors juste à ce momentlà ? Le directeur lui aurait-il fait part de notre débandade ? Ce n'est pas sûr. A la vue de ses apprentis faisant l'école buissonnière, "Saperlipopette ! s'écria-t-il, depuis quand quitte-t-on l'atelier de si bonne heure ?" On lui rappela ses propres termes. Il ne voulut rien entendre. A force de cris et de menaces, il réussit à faire rentrer à la cordonnerie les plus timorés. Léon Béhar et moi exigions qu'il tint sa promesse. Il se mit à notre recherche et nous trouva finalement dans notre classe, alors déserte. Il nous intima l'ordre de rentrer immédiatement à l'atelier. Léon Béhar lui dit qu'une promesse doit être tenue. Le Maestro, prenant cela pour une impertinence, le giffla. Léon Béhar l'injuria. Mis hors de lui-même, Joseph Béraha lui ordonna de se mettre à genou et de se rétracter. Sur son refus, il lui décocha une seconde baffe si violente qu'elle retentit sur ma joue. Je me demandais pendant ce temps pourquoi il s'acharnait sur mon camarade et me ménageait, moi. Je me tenais à côté de lui, j'étais impliqué dans — 147 —
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la même rebellion. Le Maestro craignait-il la réaction de ma sœur, une des rares jolies filles restées encore dans l'établissement ? Avait-il plus d'estime pour moi que pour mon camarade ? A la fin, force nous fut de retourner à la cordonnerie. Depuis, on prit le métier en grippe. Cet incident nous porta à réfléchir. Réunis au hasard des rencontres dans l'un des deux corps de garde qui flanquaient l'entrée du konak, on s'interrogeait sur l'avenir. Pour la première fois que cela nous arrivait, il nous apparaissait très incertain. L'incertitude nous remplissait d'angoisse, sentiment inconnu auparavant. A quoi nous servirait la cordonnerie ? Il n'était pas possible de gagner notre subsistance avec ce qu'on nous avait appris. Nous faisions des chaussures avec des chevilles de bois. Cette manière de faire, bien que solide, était démodée. A l'extérieur, on cousait les semelles avec du fil à cire. En attendant d'apprendre ce procédé aussi, il sera démodé à son tour et remplacé par la machine à coudre. Et puis, il faut le dire, certains d'entre nous ambitionnaient d'autres carrières. Le Maestro fit part à la direction de notre désaffection. On en parla à Mme Fresco, la veuve de l'auteur de tous nos livres scolaires. Elle était toujours habillée de noir et avec élégance. Elle vint nous voir à l'atelier, prit place sur un tabouret parmi nous et nous exposa longuement les idées de Rousseau sur l'utilité des métiers. Du reste, ajouta-t-elle, on lit dans le Talmud : "Le père qui ne donne pas un métier à son fils est comme s'il lui apprenait le vol sur les grands chemins." Maints nobles de l'Ancien Régime avaient pris en considération les idées de Rousseau, le roi de France y compris, qui était serrurier. La Révolution déclenchée et les nobles obligés d'émigrer, ils n'avaient eu qu'à se féliciter d'avoir acquis un métier, etc. L'entretien de Mme Fresco produisit de l'effet sur le moment. Il fut décidé que nous cesserions de fixer les semelles avec des chevilles de bois pour apprendre à confectionner désormais des chaussures cousues main. Il y avait dans cette innovation de quoi nous tenir en haleine encore quelque temps. *
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Cependant, nous n'avions pas abandonnée les études théoriques. Aussi, quand Mlle Grazziani nous eut annoncé qu'elle allait nous quitter pour enseigner le français aux Etats-Unis, tous les élèves la regrettèrent. Pour ma part, ce fut comme un boom dans mon cœur. J'avais vu partir en Amérique Aimée Kaufmann, à la voix angélique. De son temps, nous avions eu un vrai professeur — 148 —
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de chant, M. Fraenkel, qui se servait du diapason à tout moment pour avoir le la. M. Fraenkel nous apprit à chanter deux ou trois odes turques en l'honneur de Moustapha Kémal Pacha avant de partir lui aussi aux Etats-Unis. Par la suite nous quittèrent successivement Siegmund Rosenkranz, que son blèsement nous rendait sympathique ; Meyer Gecker et sonfrèreaîné, Frédéric, tous deux garçons intelligents et bien rangés. Et voilà maintenant que Mlle Grazziani nous annonçait son départ. Je me dis naïvement qu'à ce rythme, il restera peu d'Israélites en Turquie. A cette pensée, mon cœur se serrait, la déréliction l'envahissait d'avance. Elle fut remplacée par Mlle Franco, jeune institutrice potelée à souhait. Quelques cours faits par elle suffirent pour rendre Joseph Zalmann amoureux de ses rondeurs. Hors de classe, nous n'avions presque pas de contacts avec le personnel enseignant : les maîtresses mangeaient séparément, dormaient à l'étage des filles, avaient beaucoup de mal à obtenir le silence à table et de ce fait étaient souvent remplacées par moi. Les scènes d'amour entre Zalmann et Mlle Franco ne pouvaient avoir lieu qu'en classe, pendant les cours. C'étaient tantôt des regards dérobés, tantôt des regards langoureux, assez souvent des regards de dépit lancés par l'élève à sa maîtresse au su et au vu de tous. Cela amusait Mlle Franco, qui réagissait par un sourire flatté. Mais le flirt entre eux était chose impossible eu égard à l'écart d'âge existant entre les deux et à la responsabilité morale qui découlait de la charge exercée par elle. Un clou chasse l'autre. L'amoureux éconduit finit par reporter sa passion sur une autre créature, aussi blanche, moins grassouillette, plus juvénile, j'ai nommé Oro Zerahia. Les scènes d'amour ci-haut rapportées ne pouvaient lui échapper ; elle était de notre classe et elle avait un cœur d'or. Elle se prêta à relever Mlle Franco dans le cœur de notre condisciple parfaitement pubère. Pendant quelque temps, ce fut le grand amour entre eux, d'autant plus grand qu'il ne pouvait être pleinement satisfait. Ils s'étaient brusquement convaincus qu'ils étaient nés l'un pour l'autre. Ils résolurent de quitter l'orphelinat simultanément pour pouvoir se marier et assouvir leur passion. Une fois dehors, ils furent, pour commencer, séparés l'un de l'autre du fait qu'ils n'habitaient pas le même faubourg. Chacun avait trouvé une occupation loin de l'autre. Pouvaient-ils sacrifier leur gagne-pain à leur passion ? L'amour est affaire de loisirs. Des loisirs, ils n'en avaient plus depuis qu'ils étaient entrés dans la vie. Aux prises avec les difficultés de l'existence et mis en présence de
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nouvelles occasions, ils ne tardèrent pas à forfaire à leurs serments d'amour étemel. Oro échoua à Kousgountchouk. Elle trouva un poste de professeur de français chez le pacha du faubourg. Le fils du pacha, on s'en souvient, avait été mon condisciple avant mon entrée à l'Orphelinat. Il pouvait avoir alors mon âge, c'est-à-dire quatorze ans. Environ trois ans plus tard, la préceptrice et son élève, épris l'un de l'autre, allaient déserter la maison du pacha et s'enfuir à Izmir. Avant cette fugue, Oro était venue nous voir plus d'une fois à l'orphelinat. Elle possédait un exemplaire des Morceaux choisis de littérature par Moïse Fresco. On y trouvait, outre des extraits de littérature française, des textes traduits de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du grec, du latin, et, tout à fait à la fin, les plus belles pages de la Bible mises en un français hautement littéraire. Cela me changeait de la pâle version d'Osterwald. Au cours d'une de ces visites, Oro s'était faite accompagnée de cet ouvrage si convoité par moi. Je la priai tant et si bien qu'elle consentit à me l'offrir. Cela me faisait trois livres. J'ai lu et relu ces extraits de littérature universelle. Je puis dire que cet ouvrage a contribué à me donner le goût des belles lettres. Il a développé mon penchant pour la pensée rationnelle et le style limpide. *
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Occupé à m'instruire par la lecture, je ne me rendais pas compte de l'inconduite des garçons qui devait finir par indisposer tant la directrice. Je savais que sur une vingtaine de pruniers, pas une prune n'arrivait à maturité ; on cueillait les fruits verts. Notre voisine grecque de droite, qu'un mur mitoyen séparait de nos jardins, se plaignait, non pas qu'on lui volât les fruits de son figuier, mais qu'on les cueillit hors saison. L'étendue du mauvais comportement des garçons me fut révélé par une punition collective que la directrice allait infliger à tous. Les filles trouvaient le moyen de sauter à la corde, de chanter en chœur ou de faire des rondes ; les grandes étaient occupées à l'ouvroir, les garçons, eux, ne trouvaient rien à faire. A part le jardinage, lot du petit nombre, ils étaient livrés à eux-mêmes et s'ennuyaient. Ils réagissaient contre l'ennui en grimpant aux arbres, en sautant du haut des murs, non sans attraper quelques fractures.
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Un samedi soir, la patience de la directrice fut à bout. On mangeait alors, filles et garçons, dans un vaste réfectoire commun. Pendant que nous nous restaurions, elle établit un parallèle entre les deux sexes et ce tableau était nettement désavantageux pour nous. Les garçons, disait-elle, montaient aux arbres ; ils en tombaient souvent et se cassaient le bras ou la jambe. Ils déchiraient leurs vêtements. Ils n'avaient aucune retenue. Les garçons ne savaient pas s'amuser gentiment. Ils étaient brutaux. Ils usaient leurs habits et leurs souliers en moins de temps que les filles. Ils n'étaient pas propres. Ils n'observaient pas le silence à table. — En conclusion, dit Mme Andjel, j'ai décidé de priver les garçons de récréation. Dorénavant, vous irez directement du dortoir au réfectoire, du réfectoire en classe ou à l'atelier. De la classe, vous passerez tout droit au réfectoire et du réfectoire de nouveau au dortoir. Plus de promenade dans les jardins, plus de jeu dans le corridor. Vous serez consignés pendant une semaine. Cela vous portera à réfléchir. En entendant la sévérité de la condamnation, je sentis tout mon sang bouilloner. Et déjà, j'imaginais des moyens d'insubordination lorsque mon regard chargé d'indignation croisa celui de la directrice. Immédiatement, elle s'empressa d'ajouter une clause : — Je fais exception pour l'élève Ben Ezra qui, lui, ne grimpe pas aux arbres, ne se casse pas le cou, ne déchire pas ses vêtements et n'a rien du comportement des autres garçons ... Du coup, ma colère tomba pour faire place à de l'embarras. Si tous les garçons allaient être consignés, me dis-je, que ferai-je, seul, dans la masse des filles ? J'étais quand même puni, quoique indirectement. Par solidarité envers mes camarades comme Léon Béhar, Nissim Seloni, Salomon Ventura, Chalom Salmona, Nissim Babani, Jacques Eskénazi et tant d'autres, je passais, comme eux, du réfectoire à l'atelier ou en classe, partageant leurs sourds murmures. De tous ceux que je viens de nommer, Nissim Seloni et Salomon Ventura étaient, en quelque sorte, mes disciples. Je les instruisais du peu que je savais et ils me suivaient partout avec la même déférence que les disciples de la Judée suivaient les docteurs de la loi. Les derniers temps, nous formions comme un trio inséparable. Je pouvais les charger de n'importe quelle commission, ils s'en acquittaient de bonne grâce. Cette docilité que je rencontrais en mes disciples me — 151 —
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faisait désirer le mariage (j'avais près de quatorze ans). Mais, dans le mariage, je n'envisageais que la satisfaction d'un besoin psychique : celui de donner des consignes et de les voir suivre avec la même soumission par ma compagne et mes enfants. Des servitudes du mariage, j e n'avais aucune idée, elles m'échappaient tout simplement. *
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"Pas de femme, et vous dormez mal ; une femme, et vous êtes dégoûté de toutes les autres : Plusieurs femmes, et vous devenez un satyre." Cette boutade de Gabriele d'Annunzio, un asthénique, me revient à l'esprit en songeant au cas du directeur Andjel q u e j e vais aborder maintenant. Issu d'une famille de drapiers, il avait reçu une éducation turque et française apparemment dans quelque école tenue par des Deunmehs (l'enseignement et la banque étaient leurs domaines). Il avait longtemps ignoré l'hébreu, langue liturgique jusque-là. Un jour qu'il récitait publiquement une prière, comme les orphelins pouvaient s'étonner de son accent particulier, il leur expliqua qu'une langue gagne à être apprise durant l'enfance. Acquise trop tard, on conserve un accent étrange. L'atmosphère d'innocence qui avait régné les premiers temps n'était plus, c'est un fait. Mais peut-on l'imputer au directeur ? Quand nous avons parlé de la franche camaraderie et de la fraternité qui régnaient entre filles et garçons, la fusion des orphelinats de Haskeuy et d'Ortakeuy n'avait pas eu lieu, les élèves étaient impubères ou prépubères, les grandes filles étudiaient à l'extérieur et ne pouvaient s'intéresser aux garçons. La promotion de Haskeuy nous avait valu quelques élémens très éveillés sur le chapitre du sexe. Ils rapportaient des histoires qui laissaient l'imagination rêveuse ... A v e c la montée de la sexualité chez les filles et les garçons, le climat d'innocence n'aurait pu, de toute façon, se maintenir, tout ce qu'on peut dire, c'est que le directeur Andjel, avec son regard de conquérant, a servi de catalyseur, il a pu cristalliser autour de lui les désirs vagues de certaines jeunes filles. Qu'il se soit prêté, de bonne grâce, à faire leur initiation sexuelle, comme la rumeur l'affirmait, cela est vraisemblable. C'est toujours l'appât qui nous tente. Sans lui, nous serions tous de petits saints. Et l'appât, ici, c'étaient les jeunes consentantes, celles qui aspiraient à être des demi-vierges, rien d'autre.
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Ortakeuy Le toit de cet homme, qui n'était point bête, a été de n'avoir pas prévu que sur tant de jeunes pupilles pudiques et discrètes, il s'en trouverait au moins une qui, possédée ou dédaignée, se livrerait à des racontars et ferait scandale. Mais la luxure est un vin capiteux, qui enivre intelligents et sages à la fois. Le meilleur moyen de lui résister, comme l'a dit Napoléon, est de battre en retraite. Le directeur pouvait-il suivre ce conseil au milieu de tant de vierges ? L'être indiscret auquel nous venons de faire allusion s'appelait Sophie Béhar, d'origine bulgare. Comme beaucoup de Juifs bulgares, produit du croisement de Slaves et d'éléments hispaniques, elle était fantasque, sujette à des sautes d'humeur fréquentes. Nos lecteurs se souviennent de Marguerite Cuenca. Sophie Béhar, sans être hirsute, était aussi masculine. Elle avait l'accent un peu rude, grimpait aux arbres, montait sur le toit pour cueillir des prunes vertes et les jeter aux garçons sans se préoccuper de savoir si ces derniers, restés en bas, ne verraient pas ses dessous ou si la culotte qu'elle portait était nette ce jour-là. C'était le garçon manqué comme Marguerite, avec plus de sans-gêne. Chacun sait qu'une jeune fille déflorée n'a plus la même pudeur qu'une jeune vierge. Si elle se livre à des relations sexuelles fréquentes, elle peut même acquérir l'insolence des catins. Ce phénomène est plus fréquent de nos jours qu'autrefois en raison du relâchement des mœurs. Le directeur avait-il accordé des privautés à Sophie Béhar ? Le fait est qu'à partir d'un certain âge, elle ôta la bonde qui retenait ses impulsions et donna libre cours à son instinct naturel. Les soirs, elle passait son temps à rapporter aux garçons ce qu'elle savait des relations entre le directeur et certaines de ses camarades. Que son imagination brodât autour de la réalité, c'est très possible. Dans la journée, elle descendait parfois à l'atelier de cordonnerie, s'arrêtait sur le seuil et engageait le dialogue avec le Maestro en notre présence. Ce dernier lui conseillait la circonspection dans ses propos. "Je m'en moque", répondait Sophie Béhar. Il lui faisait ressortir le tort qui pourrait résulter pour elle d'une telle légèreté d'esprit. "Je m'en moque", répétait-elle. — Le Directeur pourrait l'apprendre, disait le maître cordonnier. — Je m'en moque. — La Directrice risque de sévir contre vous ... — Je m'en moque ... Et ainsi de suite pendant des quarts d'heure. J'avais l'impression qu'elle connaissait ce gallicisme depuis peu, d'où l'abus qu'elle en faisait.
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Un samedi, Sophie était allée passer la journée chez une tante. Le soir, elle était de retour avant le dîner. Elle portait cette robe noire en batiste que les compagnes revêtaient aux funérailles d'un homme cossu. A travers le lin fin transparaissait le soutien-gorge et une partie des trésors qu'il récelait. Quoiqu'elle ne fût pas belle de visage, son buste, ainsi mis en valeur avait de quoi tenter un saint, à plus forte raison M. Andjel. Peu d'instants avant l'esclandre que je vais rapporter, elle s'était longuement entretenue avec moi avec la faconde qui lui était habituelle. Je m'étais donc rendu compte par moi-même de l'attrait qu'elle pouvait exercer sur un mâle. Le visage d'une fille d'Eve peut être quelconque, ça n'affecte pas la beauté de la gorge au décolleté en pointe. On mangeait dans le grand réfectoire commun aux filles et aux garçons. Ce soir-là, le directeur était venu surveiller les élèves pendant leur repas. Sophie Béhar lui lançait des œillades provocantes. Chaque fois qu'il criait "silence !" elle réagissait par une boutade. A trois reprises, il lui ordonna de se taire. Rendue égrillarde par l'air qu'elle avait respiré à l'extérieur, Sophie continuait à l'aguicher et à l'enquiquiner. A la troisième fois, n'en pouvant plus, le directeur s'avança, furieux, vers sa table pour la faire sortir. Plus leste, Sophie lui échappa. Elle quitta en courant le réfectoire poursuivie par le directeur en colère. Elle franchit toute la cour intérieure, dégringola les marches de pierre et alla se perdre dans les jardins. Le directeur frisait la quarantaine. Il n'avait cependant pas de bedaine. En voulant rattraper l'indocile à tout prix, il se mit à son tour à dégringoler les mêmes marches. Mais son pied s'embarrassa et il fit une chute. Il hurlait si fort "Sophie, arrêtez ! Arrêtez, Sophie !" qu'on l'entendait depuis le réfectoire. Quand la directrice eut appris que son époux avait failli se casser la nuque par la faute de Sophie, elle entra dans une violente rage. Cette rage grandit encore par la résistance que lui opposa notre garçonne. Peut-être même y eut-il des coups de poing échangés de part et d'autre, car Sophie n'était pas le type à e laisser faire. Néanmoins, aidée du directeur, Mme Andjel parvint à la maîtriser, à l'étendre sur son lit et à l'y lier. Dès lors commença le supplice de l'insubordonnée. Son lit se transforma pour elle en prison. Elle fut condamnée au pain sec et à l'eau. J'ignore comment elle faisait pour satisfaire ses besoins. Personne n'était autorisé à lui parler. L'excommunication était totale. On ne savait pas au juste quel traitement on lui infligeait. Il faut croire qu'elle prolongeait sa résistance, qu'elle ne se rendait pas encore, qu'elle demeurait réfractaire à toute mesure de coercition.
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Nous avons vu que l'esclandre avait éclaté un samedi soir. Le vendredi en huit, qui était un soir férié, le repas terminé, de la cour intérieure on pouvait entendre des gémissements lugubres provenant de l'endroit où elle était incarcérée. Nous levions instinctivement la tête vers le dortoir d'où partaient les sanglots à fendre l'âme : il était plongé dans l'obscurité. L'ignorance où nous étions (les garçons surtout) des traitements qu'on lui infligeait nous révoltait sourdement. Mais qu'y pouvions-nous faire ? Le personnel lui-même n'osait pas intervenir par crainte de perdre sa place. Pourtant, la directrice se rendait compte qu'elle ne pouvait pas prolonger indéfiniment ce supplice. Il fallait y mettre un terme, d'une manière ou d'une autre. La renvoyer tout simplement de l'établissement n'était pas l'idéal. Car une fois dehors, elle risquait d'ébruiter sur la place tout ce qu'elle croyait savoir des relations entre les filles et le directeur, en exagérant pour le besoin de la cause. Ayant appris que Sophie avait des proches en Bulgarie, elle lui fit la proposition suivante : elle serait libérée à condition de quitter l'orphelinat et la ville d'Istanbul. La direction se chargeait de couvrir les dépenses du voyage jusqu'en Bulgarie. Ce marché accepté, Sophie fut élargie et dirigée sur les Balkans. Mais elle avait sans doute du sang sarmate dans les veines. Ce type d'humain manque de réceptivité. Trois mois après avoir été exilée en Bulgarie, Sophie rappliquait de nouveau à Istanbul. Elle vint nous voir, fraîche et pimpante, comme si de rien n'avait été. Cependant, le bruit des privautés entre le directeur et les orphelines était allé aussi loin que le Grand Rabbinat. Une enquête fut ouverte très discrètement. Elle n'avait abouti à rien. Faut-il croire que les preuves ont manqué ? que les témoins ne pouvaient déposer sans compromettre leur honneur ? Une chose est certaine : c'est qu'il y avait désaffection ou lassitude de la part du comité des dames pour des raisons qui m'échappent. On ne voyait plus venir à l'orphelinat M. et Mme Dal Medico, ni les Taranto, ni aucune autre personnalité marquante. Dans ces conditions, faut-il s'étonner qu'on nous ait frustrés, une ou deux fois par semaine, de viande comme se plaisaient à raconter certaines élèves ? * *
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Une fois pourtant, le comité des dames avait annoncé sa visite. La directrice me dit d'enfermer tous les garçons dans une classe et de les y garder
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aussi longtemps que ces dames n'auront pas quitté l'orphelinat. Je fis comme Mme Andjel me l'avait demandé. Je réunis les garçons parce qu'ils se tenaient mal en récréation. Ils auraient produit une mauvaise impression sur ces dames si on les avait laissés vaquer dans les jardins. Pendant que je les gardais, je jetai un regard fortuit sur les jardins. A travers la fenêtre de la classe, je vis Mme Andjel qui avait maille à partir avec Samuel Hazak. Elle voulait le lier autour d'un arbre, je ne sais pour quelle frasque, tandis que Hazak lui flanquait des coups maladroits sur la poitrine. Le nom de ce camarade me rappelle encore un souvenir. Au temps où Mlle Grazziani nous entretenait de Napoléon, j'aspirais à revivre son épopée et à m'entourer, comme lui, de maréchaux, sans considérer la santé de fer nécessaire pour faire un foudre de guerre. Hazak s'était déclaré disposé à être un de ces maréchaux. Et je pensais en moi-même : Il pourrait bien jouer le rôle du fougueux Murât. Mais revenons à nos moutons. Je sentais, ce jour-là, qu'on ne peut imposer indéfiniment le silence à une classe désœuvrée. Je dirigeais une chorale dont les éléments se trouvaient épars parmi les garçons enfermés sous ma surveillance. Je les fis donc chanter pour éviter l'ennui. Mais notre répertoire n'était pas illimité, il fallait ménager des interruptions entre deux ou trois chants pour ne pas l'épuiser avant la fin. Pendant ces intervalles, j'exigeais le silence absolu. Nissim Zonana ayant bavardé, reçut une torgniole qui servit à intimider les autres. Une demi-heure après, les dames étant parties, la directrice me fit savoir que je pouvais remettre les garçons en liberté. Je baguenaudais dans les jardins lorsque mes pas me conduisirent par hasard devant le garçon que je venais de gifler. Il y avait, avec lui, sa tante venue le voir par exception ce jour-là (le jour des visites, nous l'avons vu, était le samedi). Ils me toisèrent en silence, sans proférer mot. Mais je sais que Zonana en profita pour demander à quitter l'établissement. Un soir, en allant aux lavabos du dortoir, j'aperçus une mare d'urine autour du bassin du w.c. et l'élève Manassé pissant dans la mare. Ce spectacle me mit en colère. Je lui décochai un soufflet pour lui apprendre à ne pas uriner n'importe où. Il se mit à pleurnicher en donnant comme excuse que tout le monde, avant lui, avait fait autant. — 156 —
Ortakeuy En rentrant dans le dortoir, il grommela une insulte à mon adresse tout comme si je n'y étais pas. Peut-être ne m'avait-il pas vu. Il reçut, cette fois, une torgniole telle que le lendemain, il ne put se lever du lit. Soit hasard, soit qu'elle ait été informée, la directrice inspecta ce jour-là le dortoir des garçons. Elle voit le jeune Manassé alité. Elle lui demande de quoi il souffre. Manassé lui raconte dans quelles circonstances il avait été giflé la veille. La directrice ne réagit pas, elle ne me fit pas la moindre observation. Elle savait que j'étais le seul sur qui elle pouvait compter. Les institutrices avaient beau s'époumonner, elles n'obtenaient pas le silence à table. Elles étaient trop bonnes et les garçons, plus que les filles, en profitaient. Plus clairvoyants que nos pédagogues du vingtième siècle, les docteurs de la loi avaient mieux pénétré la nature humaine. Ils distinguaient entre un enfant intelligent et un enfant niais. On ne peut pas appliquer la même méthode d'éducation à l'un et à l'autre. D'où leur maxime : "l'avertissement à l'être réceptif et la verge pour le nigaud." Quand on s'amuse bien dans la journée et qu'on se dépense à courir et à bruire, il arrive qu'on souffre d'incontinence nocturne. C'était le cas de l'élève Confino, un blond à peine moins âgé que moi. Sa paillasse sentait l'urine. La directrice me chargea de le réveiller vers deux heures tous les matins et de l'accompagner aux lavabos. Au bout de quinze jours environ de ce traitement, Confino apprit à se lever tout seul et à ne plus mouiller ses draps. Les vendredis soirs, avant dîner, je réunissais les garçons dans le hall d'entrée pour célébrer l'office sabbatique. Petit à petit, les filles avaient pris goût à ces offices, surtout qu'elles n'allaient pas au temple. Elles s'asseyaient discrètement sur les premières marches de pierre conduisant aux étages et admiraient le sérieux avec lequel je présidais à l'office chanté. J'avais créé un chœur : une douzaine de garçons avaient appris sous ma direction les mélodies entendues au temple d'Ortakeuy. Les soli étaient assurés, tour à tour, par Nissim Babani et le petit Cevi, un garçonnet joufflu et bronzé. Ils avaient une belle voix. Mais je les menais cavalièrement au point qu'ils se sont plaints un jour à Joseph Zalmann, venu en visite. Aujourd'hui, je m'explique mieux ma sévérité : je souffrais d'asthénie nerveuse sans le savoir. La moindre activité publique ou sociale déployée par moi m'épuisait, d'autant plus que je prenais tout à cœur. L'épuisement nerveux, à son tour, engendre l'irritabilité. Un soir, Mme Dal Medico avait incidemment assisté à l'office, sans broncher. Au fond de moi-même, j'étais fier de lui montrer que le fils d'Isaac Ben
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Ezra, qu'elle avait connu mieux que moi, était arrivé à quelque chose et qu'il promettait.
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Sur un plan plus haut que le konak du Grand Echanson apparaissait, dans le lointain, un autre konak tout blanc enchatonné dans un boqueteau de pins et d'arbres de Judée. Les touffes vert sombre d'où il émergeait accentuait la blancheur de cette résidence princière. Elle appartenait également à notre communauté et était entourée, comme la nôtre, de jardins suspendus. De là haut, le Bosphore surgissait pareil à une rhyolite vitreuse d'une longueur démesurée. Au-dessus de l'onde, l'atmosphère apparaissait comme éclaboussée d'embruns, avec des rais d'or. C'était sa supériorité sur les jardins de notre résidence à horizon borné de tous côtés. De temps en temps, un cuirassé, s'éiongeant majestueusement dans le large, venait rehausser la beauté du détroit chaque fois que Phébus lui souriait. Vous l'auriez pris pour un gros léviathan se chauffant au soleil. A une époque où des pionniers sionistes réussissaient à forcer la géhenne bolchévique et à aborder le territoire turc, on avait mis ce konak à leur disposition en attendant leur départ pour le Foyer National juif.* Ils venaient d'Ukraine ou de Bessarabie. Certains de ces "Haloutsim" se présentaient à notre grille et là, Léon Béhar et d'autres, essayaient d'utiliser le peu de mots hébreux qu'ils possédaient. J'assistais à ces conversations en petit nègre. Il était question de leur transfert au Pays d'Israël et de la tâche de reconstruction qui les attendait là-bas. Us s'étonnaient qu'on ne songeât pas à nous y envoyer aussi. Après leur départ en Palestine sous mandat britannique, le directeur me demanda d'aller inspecter le konak pour savoir dans quel état ils l'avaient laissé. Je pris une équipe de garçons à tout hasard avec moi. Je les chargeai du nettoyage des lieux, qui laissaient beaucoup à désirer. Peu de temps après, M. Andjel loua les services d'un vieux jardinier turc pour la culture du potager du konak blanc. Il était grand et se tenait droit malgré son âge. Comme la terre avait été laissée longtemps en jachère, la première culture s'accompagnait d'une pléthore d'herbes
*Entre 1919 et 1923, trente-six mille juifs réussirent à quitter le territoire soviétique pour rejoindre les pionniers du Foyer National Juif en passant par Constantinople et en chantant SEOU SIONA.
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parasites. Le directeur, qui tenait à tirer parti de ce jardin potager, leva un contingent de garçons et de filles, nous conduisit au konak blanc et nous imposa le sarclage des mauvaises herbes à la main. D'abord amusant, ce travail nous prit beaucoup de temps et s'avéra fastidieux, obligés que nous étions de nous tenir courbés et les genoux fléchis. Mais le directeur était là et il fallut s'en acquitter jusqu'au bout. Vint le jour où le potager commença à donner des légumes. Les jardiniers aiment leur métier comme l'artiste le sien ; ils ne tolèrent pas qu'on cueille tomate ou carotte avant maturité. Le vieux jardinier se plaignait au directeur que des élèves se permettaient de dérober des légumes et qu'à ce compte-là il ne resterait pas grand-chose pour la cuisine. Il était habituellement armé d'un gourdin. Le directeur l'autorisa à s'en servir pour mettre à la raison les chapardeurs. Pendant ce temps, la directrice dirigeait avec habileté l'ouvroir qu'elle avait créé pour occuper les jeunes filles. Elle leur avait enseigné, d'abord, la broderie. Voyant que ce travail manuel s'avérait rentable, elle étendit la gamme des occupations de nos camarades. M. Nathan lui-même, notre premier maître de chant, avait commandé une partie du trousseau de sa fiancée à cet ouvroir. Par les longues journées d'été, on pouvait entendre nos midinettes égrener le chapelet illimité de leurs chants tout en brodant ou en cousant : Avec ardeur, Amis, chantons en chœur, De ce jour enchanteur La brillante allégresse ... C'était un régal pour l'oreille d'entendre ces voix virginales à partir de la vaste terrasse où je passais mon temps à dessiner ou à rêvasser. Il y avait un autre ouvroir à Péra tenu par les sœurs de Notre-Dame-deSion. Un échange de bons procédés s'était vite établi entre les deux ouvroirs. La directrice y allait souvent pour affaires. Elle me demanda une fois de l'accompagner. Nous arrivâmes chez les sœurs à midi. Il n'était pas question d'inviter des Judéens à la table des Nazaréens à cause des lois de la cacherouth. Ainsi, nous attendîmes longtemps la fin du repas. Mme Andjel m'entretint de choses et d'autres. Elle me parla de ma sœur. Elle manquait, à son avis, de simplicité. Elle devrait être moins coquette, moins sophistiquée. Elle passa — 159 —
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ensuite à mon éloge. J'étais, selon elle, un garçon studieux qui méritait d'être encouragé. Elle aurait demandé aux administrateurs de la communauté de Balat, dont elle était originaire, qu'on m'offrît un taled et un missel hébraïque. Elle aurait même parlé de moi au grand rabbin Bedjarano ; elle lui aurait demandé s'il ne serait pas possible de m'inscrire à l'Université Hébraïque de Jérusalem, qui allait ouvrir ses portes en avril 1925. Le Grand Rabbin lui aurait promis d'envisager le cas. Dans le milieu peu cultivé où le sort m'avait fait choir, être bachelier ou illettré avait peu d'importance. L'essentiel était de gagner bien sa vie. Le culte du Veau d'Or complétait celui de Jéhova. Pas de pain, pas d'instruction religieuse. Toute instruction qui ne s'accompagne pas d'une profession est nulle, avait enseigné le patriarche Gamliel, le maître de saint Paul. Aucune des promesses faites par la directrice ne devait être tenue. Tout autre était la mentalité qui prévalait chez les Juifs de l'Est européen. Ils avaient accédé depuis peu à la civilisation. Aussi, étaient-ils férus de titres et de diplômes. Celui qui n'avait pas le titre ronflant de "Professor" ou le diplôme de "Doktor" se croyait perdu d'honneur. Au début, leurs fils, nés en Israël, pensaient comme eux. Echouaient-ils aux examens, ils se réfugiaient dans le suicide. Pour tirer d'embarras David Ben Gourion, qui n'avait pu faire des études régulières par suite du numerus clausus, son ami, Isaac Shimshelewitz, ancien directeur de gymnase à Poltava, le dota d'un faux bachot. Cela ne veut pas dire que Ben Gourion n'aurait pu assimiler toutes les matières du programme. Quand il passa ses examens à la Faculté de Droit d'Istanbul, il étonna à ce point le jury par ses réponses que quelqu'un s'écria : "Si nous avions eu dix hommes come celui-là en Turquie, la face des choses aurait changé.". Et le biographe de Ben Gourion, Samuel Tevet, d'ajouter : "Si nous avions eu dix Ben Gourion en Israël, cet Etat aurait été tout différent." Foncièrement honnête, Ben Gourion a toujours souffert moralement d'avoir eu recours à un faux. Cette souffrance morale m'a été épargnée dans le milieu matérialiste où j'évoluais. Avec tous leurs diplômes, bien d'intellectuels ont mené une vie misérable. La mienne a été modeste, mais de qualité. Longtemps avant d'avoir lu Alexis Carrel, j'étais d'avis avec lui que "la qualité de la vie est plus importante que la vie elle-même". La médiocrité de ma condition n'allait pas m'empêcher de goûter, tour à tour, aux lettres, aux sciences et aux arts. Le seul handicap de l'autodidacte est qu'il perd un temps considérable à pressentir les matières qu'il faut acquérir. Par ailleurs, les professeurs sous
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Ortakeuy lesquels on étudie, les condisciples avec lesquels on s'est lié peuvent, éventuellement, vous aider à avancer dans la vie. Ce qui n'est pas le cas de l'autodidacte privé de maîtres et d'amis. Etre autodidacte comporte cependant un bon côté. On n'écrit pas et l'on ne pense pas comme tout le monde, on conserve son originalité. Maints écrivains (Chateaubriand, Anatole France) se sont formés eux-mêmes. Cela leur vaut un style personnel. Un étudiant français distinguerait facilement une page de Fénelon d'une page de Perrault. Mais il aurait beaucoup de mal à faire la différence entre la langue de tel et tel romanciers contemporains. La dissertation, — surtout la dissertation philosophique — confère à votre style un caractère métaphysique qui ne vaut pas le charme qu'avait le français quand l'accent, au lycée, était mis sur les Lettres, les Humanités, non sur les sciences. Fermons la parenthèse et reprenons le fil de notre récit. Au retour de l'ouvroir de Notre-Dame-de-Sion, j'étais sensé déjeuner avec la directrice. Mais elle me fît payer cet honneur d'une longue attente. Rentrés à Ortakeuy, elle ne se pressait pas de regagner ses pénates. Elle fit un crochet pour aller voir, en passant, l'oncle de Samuel Hazak, un vulcain rubicond comme avait dû l'être le maréchal Ney. Elle essaya de porter cet artisan à accueillir son neveu, qui était en âge de travailler. L'oncle, qui connaissait le tempérament fantasque de son neveu, lui disait que le bruit de la chaudronnerie, loin de viriliser Hazak, risquait de lui fêler le timbre d'avantage. Alors commença entre eux un interminable duel à coups d'arguments dont mon estomac creux faisait les frais. Il arrivait que mon frère Moïse venait me rendre visite. A la première de ces visites, il m'apporta une montre de poche. C'était, ma foi, une très belle montre telle qu'on en faisait avant la guerre de 1914-1918. Je me mêlais rarement aux jeux de mes camarades. Pour une fois que je m'avisai de jouer à cheval fondu, surgit Samuel Hazak, il sauta comme une brute sur le dos des cavaliers qui nous portaient et les fait tomber tous les uns sur les autres. Dans cette chute universelle, ma montre, sortant du gousset, heurta le ciment de la terrasse rustique où se déroulait le jeu et cessa de battre. Dès lors, je n'ai plus eu de montre pendant des années. Mon frère m'exhortait à rester à l'orphelinat le plus longtemps que je le pourrai. Auprès de ce qui m'attendait dehors, disait-il, la vie dans cet établissement était édenique. Nous n'avions, affirmait-il, aucune idée de la nature humaine. Les gens sont durs, cupides, intéressés, avares, inhumains, égoïstes, — 161 —
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malveillants, etc. Dès cet âge-là, mon itère se révélait plus pessimiste que moi. Le sevrage prématuré en a dû être la cause. Avant l'Islam, les Egyptiennes allaitaient leurs petits durant trois ans. Cela avait pour résultat de former des générations d'optimistes. C'est l'optimisme égyptien qui a engendré des œuvres architectoniques et sculpturales impérissables. On trouve encore des Turques en Anatolie qui allaitent leurs enfants après qu'ils ont appris déjà à marcher. Pour moi, je ne prétendais pas que le genre humain était autrement que mon frère le décrivait. Mais j'avais le pressentiment qu'il serait plus sain pour l'hygiène de mon âme de détourner ma vue de la laideur et du morbide pour la fixer uniquement sur ce qui est bon et beau. * *
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La directrice aimait à nous raconter ce qu'avait été sa vie de jeune fille. Les entretiens avaient lieu en classe même. Faisant une embardée, elle s'écartait de la leçon pour nous donner des détails sur son passé. Le but était de nous faire comprendre que la vie n'est rose pour personne, qu'il faut ahaner durement pour arriver à un résultat. Elle avait débuté chez Lazare Franco & Fils comme simple employée de bureau et elle avait fini par en devenir la comptable. Elle nous parlait de Lazare Franco parce que, la même semaine, un grand incendie éclatant de nuit avait réduit en cendre une bonne partie des grands magasins. Les autorités turques, soupçonnant que leur propriétaire avait lui-même mis le feu pour toucher la prime d'assurence, procédèrent à son arrestation en attendant d'en avoir le cœur net. En écoutant ces faits, personne parmi nous ne présageait que le même fléau allait nous atteindre dans ce que nous avions de plus cher : le foyer qui nous abritait depuis cinq ans ! Par une après-midi de l'été 1925, alors que ni le directeur, ni la directrice n'étaient à l'orphelinat, des cris angoissants vinrent troubler la quiétude régnant à l'heure de la sieste. "Le feu a pris sur le toit ! ... Le feu est à la cheminée !" Je lève la tête : une fumée épaisse s'échappait de l'une des cheminées. Mme Mitrani donna l'alerte au poste des pompiers le plus proche. Après quoi, avec l'aide de Mme Camhi, qui s'occupait de l'ouvroir, elle réunit les élèves à la hâte et les mit en rangs. A tout hasard, on nous fit évacuer le konak et les jardins. Nous étions massés dans la rue, sur le trottoir opposé au nôtre. Des portefaix s'empressaient de sortir le piano qui était dans le bureau. A ce moment, les pompiers étaient déjà sur place. En raison de la hauteur du foyer d'incendie, il — 162 —
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était difficile de juger depuis la rue de son ampleur. L'équipe d'extinction estimait que l'eau de l'autopompe ne suffirait pas. En l'absence d'une bouche d'incendie qui fût proche, ils décidèrent de pomper l'eau depuis la mer. Pour cela, il fallait dévider la conduite d'aspiration jusqu'au rivage. On arrêta la circulation des trams et des voitures automobiles pour faire passer la conduite par-dessus les rails. Ce travail leur fit perdre beaucoup de temps précieux, l'incendie eut le loisir de s'étendre et de menacer tout le bâtiment. La chaleur qui s'en dégageait incommodait les gens des maisons voisines. Chacun craignait pour ses meubles et la façade de sa bâtisse. Ceux qui habitaient le konak d'en face sortirent de vieux tapis épais, les trempèrent d'eau et les étalèrent le long des murs pour empêcher la peinture de s'écailler. D'autres recouvraient à la hâte leur façade de plaques de zinc. J'entendais crépiter les boiseries et les poutres du konak et je me disais dans mon extrême candeur : "Ce n'est pas possible, on ne va pas laisser brûler l'orphelinat, il est trop connu en ville ..." Cependant, la directrice, ayant terminé ses courses à Péra, était montée dans un tram pour rentrer à Ortakeuy. Dans les premiers moments de l'arrêt du tram, elle ne dit rien ; elle supposa un embouteillage provisoire ou le passage d'un convoi funèbre. Mais comme cela n'en finissait pas, elle s'enquit de la cause de l'attente. On lui apprit que l'orphelinat national israélite d'Ortakeuy était en flammes, que le tuyau flexible d'aspiration reposait sur les rails, etc. En entendant ces explications, la directrice pâlit. Elle ne fit ni une, ni deux, elle descendit du tramway et se jeta dans un taxi, qui fila immédiatement sur Ortakeuy. Le chauffeur criait : "Destour ! Destour ! " pour se frayer un passage à travers la cohue. Pendant ce temps, Mme Mitrani faisait la navette entre l'intérieur du konak en feu et la rue. Le cœur serré d'angoisse, nous assistions, impuissants, au ravage causé par les flammes. Mme Mitrani, criait, émue : "Mes enfants ! ... Mes enfants ! " . . . sans que je puisse dire si ce cri maternel s'adressait à nous tous ou à sa fillette et son petit garçon. Que de fois, pendant ces cinq ans passés à l'orphelinat, nous avions entendu le Bekdji (veilleur de nuit local) tard dans la nuit nous annoncer d'une voix sinistre, en martelant le pavé de son gourdin ferré, que le feu faisait rage : "ga-la-ta-da" (à Galata). J'avais toujours du mal à saisir le dernier mot de l'alarme, — 163 —
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mon oreille percevait daradada. En ce temps-là, la solidarité entre proches n'était pas un vain mot, il importait sincèrement à Ahmed de savoir si le feu était chez Mehmed, à Galata ou à Istanbul. Depuis notre enfance, que de fois nous avions entendu parler d'incendie. Maintenant, nous nous rendions compte de visu des dégâts que ce fléau pouvait causer. Voulant épargner aux enfants le spectacle des flammes ravageant le konak, on prit la précaution de les éloigner du théâtre du feu avant que les flammes eussent dépassé le toit pour lécher le reste de notre résidence et s'attaquer aux paillasses qui étaient dans les dortoirs, matière inflammable de choix. Le bruit de l'incendie s'était répandu comme une traînée de poudre dans toute la ville. Les gens d'Ortakeuy furent les premiers à accourir. On dirigea les orphelins, pour commencer, vers le parvis du temple. Là, chaque famille venait adopter un élève ou une élève pour quelques jours. Il y avait à Ortakeuy une très jeune institutrice de français du nom de Sara Mizrahi. Elle était venue une ou deux fois à l'orphelinat nous faire des cours d'arithmétique. C'était une parente à notre cousin Marco. Elle vient au temple, m'aperçoit dans la masse des élèves et me dit que je n'avais pas à m'en faire (j'avais les yeux mouillés de larmes), qu'elle trouvera une famille où me loger. Elle me conduisit droit chez le cousin Marco pour se concerter à mon sujet. Il exerçait l'emploi de comptable à la Istanbul Sigorta $irketi (Compagnie française d'assurance), à Galata. Il était père de trois enfants en bas-âge et hébergeait déjà notre frère Moïse. Il consentit néanmoins à me garder quelques jours. La mode était alors aux jupes et aux robes courtes, pas tout à fait mini, jusqu'au genou, dans la position assise. Elles dépassaient légèrement le genou, dans la position debout. Notre cousine Rebecca, l'épouse de Marco, avait une amie couturière, qui venait la voir souvent, dans la soirée. Elle était mince et gracieuse. Une fois assise sur le canapé, sa robe s'arrêtait au-dessus du genou. Elle avait des jambes aussi fines que sa taille. C'était un régal de la contempler et de l'entendre plaisanter. Le cousin Marco n'était justement pas insensible au charme féminin. Tout en badinant avec la jeune midinette, il ne pouvait résister à la tentation de lui pincer, de temps à autre, les membres inférieurs. A quelque temps de là, notre sœur Rica vint rappliquer, à son tour, chez Marco. Voyant le cercle de famille démesurément agrandi, la maîtresse de maison pensa bien faire en mettant à tremper des lentilles. Cette légumineuse est très appréciée pour son goût comme pour ses qualités nutritives dans les couches où — 164 —
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sévit le paupérisme. C'est un plat riche en matières azotées, en fer et en vitamines. Seulement, notre cousine eut le tort de les oublier longtemps dans l'eau. Quand elle y songea, les lentilles avaient commencé à germer. Sans doute, les germes sont plus riches en vitamines que le corps de la lentille. Mais on ignorait encore dans notre milieu l'utilité de ces catalyseurs. Rebecca n'osa pas présenter aux autres des lentilles avec leurs radicelles. Je dus me les taper toutes, en deux ou trois repas, jusqu'à ce qu'il ne resta plus de lentille germée, si ce n'est dans mon estomac. Quand notre sœur s'aperçut qu'elle se plaisait chez le cousin Marco, elle me prit à part et me dit : — Marco a déjà trois gosses. Lui imposer notre présence aussi serait abusif. Notre frère Moïse était déjà là avant nous. Il n'est pas question qu'il parte, il ne peut interrompre ses études à l'école d'Ortakeuy. Il faut que l'un de nous deux se débrouille pour aller ailleurs. Je compris à ce discours qu'il fallait me sacrifier. Mais où aller ? Retourner chez des proches intelligents, mais analphabètes ne me disait rien. L'oncle Albert n'entrevoyait pour moi qu'une carrière de savetier. Il me disait qu'il connaissait à Scutari un cordonnier turc susceptible de m'engager comme compagnon. Enfermer toute ma vie dans les limites étroites d'une cité-nécropole, où les stèles des trépassés semblent disputer aux vivants leur espace vital, non, merci ' "Notre nature, a dit Pascal, est toute connaissance, tout amour ; nos ennuis et nos misères viennent de ce que le milieu où nous vivons n'est point capable de satisfaire cette soif de connaître et ce besoin d'amour." On ne pouvait mieux définir mon cas. Il fallait pourtant prendre un parti. Je résolus, la mort dans l'âme, de retourner chez tante Sara. Le soir même de ma résolution, j e rencontrai un camarade de l'orphelinat, Nissim Cohen. On parla de choses et d'autres. Quand le moment de prendre le bateau de Kouskoundjouk arriva, j e me précipitai à l'embarcadère. On venait de lover les lourds cordages, le bateau me fila sous le nez. Le prochain départ était pour dix heures du soir. Pouvais-je traîner dans la rue jusqu'à une heure aussi tardive ? Je n'avais encore que quatorze ans, la rue était pour moi la grande inconnue. Il ne pouvait être question de retourner chez le cousin Marco, même pour une nuit encore, mon amour-propre s'y opposait.
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J'avais entendu dire qu'une partie des orphelins avait été rassemblés dans le konak blanc. Je me dirigeai droit vers ce second havre. Les portes s'ouvrirent pour m'accueillir sans difficulté. J'y retrouvai, entre autres, mes deux disciples, Nissim Seloni et Salomon Ventura. On n'avait point de lit en fer pour dormir comme dans l'orphelinat incendié ; on dormait sur des paillasses, à même le plancher. Hiver comme été, le réveil avait lieu à cinq heures ne varietur. C'est dire qu'il faisait parfaitement noir quand nous nous levions par les longs frimas. Tantôt le directeur, tantôt la directrice venaient claquer des mains pour interrompre nos rêves nocturnes. *
• * La vie s'organisa tant bien que mal dans notre nouvelle résidence. Le bâtiment était moins spacieux, mais aussi les effectifs avaient diminué. Plusieurs n'étaient plus retournés à l'orphelinat, soit parce qu'ils avaient assez d'une vie de claustration, soit parce que la chance les avait favorisés. Notre sœur était de ceuxlà. Elle avait la légèreté d'esprit et la frivolité de son sexe et de son âge. Un jour, elle venait en visite au konak blanc portant la ceinture d'une façon extravagante (tombant sur les fesses) et assurant ses anciennes compagnes que la mode le voulait ainsi ; un autre jour elle s'amenait, maquillée et fardée comme une poupée. La directrice trouvait cela choquant, elle s'en ouvrait à moi. Peut-être craignait-elle aussi un nouveau scandale avec son Don Juan de mari. En peu de temps, toutes les grandes élèves se mirent à porter leur ceinture pendante sur leur derrière. Ayant eu le malheur de dire à ma sœur : "Je me doute un peu pourquoi les filles d'Eve portent leur ceinture ainsi," je me vis assailli par ses amies qui insistaient pour en savoir la cause. Force me fut de leur dire ma pensée : "Le but est apparent : mettre en relief le postérieur, attirer le regard du mâle sur la croupe." Le directeur avait une manière à lui de distribuer des souliers neufs aux garçon, qui me désavantageait. Il les faisait aligner et concentrait son attention sur les pieds. Ceux qui avaient les souliers les plus usés en recevaient de neufs. Or j'étais incapable, dès cet âge-là, d'user jusqu'à la corde souliers, linge ou vêtements. J'étais donc frustré par rapport aux autres. Certains usaient deux fois leurs souliers avant que j'eusse reçu une seule paire neuve, ce qui intensifiait mon sentiment de frustration.
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Petit à petit, je reconquis l'ascendant que j'avais eu sur mes camarades. La directrice me chargeait de dresser la liste des garçons les plus méritants pour la promenade dominicale. Je me piquais, dès quatorze ans, d'être impartial. Une fois, ma liste n'incluyait pas le fils de notre cuisinière. Celle-ci était venue se plaindre à moi. Je lui dis que j'avais le devoir d'inscrire seulement les garçons qui se signalaient par leur bonne conduite, que son fils, sans être trop turbulent, ne comptait pas non plus parmi les plus sages. Elle me dit que j'étais un ingrat, qu'elle se dévouait depuis le début pour nous faire la cuisine et que, par reconnaissance pour elle, j'aurais dû inscrire son fiston parmi les candidats à la promenade dominicale. Je lui répétai que je devais être intègre dans l'accomplissement de ma tâche, que son interférence ne pouvait, ni devait pas me faire dévier de la voie de l'équité ; que si j'inscrivais son fils sur la liste après cette intervention bruyante, tout le monde saurait que j'ai agi par complaisance ou parce qu'on m'aura forcé la main. Comme elle ne voulait pas admettre ce point de vue, je perdis patience, je la traitai de paysanne d'Anatolie et de béotienne. Vous voyez d'ici l'indignation de la bonne femme. Elle ne peut supporter de se voir ainsi traitée, elle en fut profondément outrée. Elle ne disparut de ma vue que pour aller se plaindre aux jeunes orphelines de l'affront que je venais de lui faire, elle qui était comme une mère pour nous tous. Les grandes élèves avaient ceci de bon qu'elles ne me heurtaient jamais de On se souvient comment Clara Canetti s'était plainte à moi à la suite du lynchage de son frère. Léa Fermon et d'autres vinrent me faire des remontrances fraternelles, insistant sur les mérites de notre cuisinière, femme respectable par son âge, toujours fidèle à son poste tandis que nos maîtresses se succédaient à une cadence ébouriffante. J'étais touché de leur sollicitude pour la cuisinière et du ton cordial avec lequel elles intervenaient. Je pouvait tenir tête à une bonne femme ; comment déplaire à tant de gentilles compagnes à la fois ? Si elles intercédaient auprès de moi, c'est qu'elles avaient bonne opinion de mon cœur. Nous fîmes donc exception pour le fiston de la cuisinière et nous l'inclûmes dans la liste des promeneurs, eu égard à sa mère. front
Cette brave dame, cinquantenaire, bien en chair, avait une grande fille, qui venait autrefois la voir à l'orphelinat. Pendant l'occupation de la ville par les Alliés, un militaire américain s'était épris de ses charmes. Il l'embarqua avec lui pour les Etats-Unis à des fins de mariage, non sans avoir comblé sa belle-mère de
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cadeaux. La fille avait promis à sa mère de la faire venir auprès d'elle avec son garçonnet, dès qu'elle aura consolidé sa situation. Elle tint parole. * *
*
A force de coucher sur le plancher, j'attrapai une douleur aux membres inférieurs. Un soir, au réfectoire, j'en souffrais particulièrement, sans en parler à personne. Survint le directeur, qui me dit : — Elève Ben Ezra, levez-vous ! Vous surveillerez les garçons et mangerez ensuite avec les institutrices. Dans la position debout, mes douleurs reprirent de plus belle. Je ne pus retenir mes larmes. Je voulais que le directeur s'en aperçût pour qu'il m'en demandât la cause et m'envoyât le lendemain consulter un médecin. Or, ni le directeur, ni les élèves occupés à manger en silence ne s'aperçurent que je pleurais. Vers la fin du repas, les douleurs s'atténuèrent. En mangeant avec les institutrices, je compris, pour la première fois, où passait le jus de viande extrait des fibres qu'on nous servait à table : il servait à assaisonner les mets destinés au personnel et aux directeurs. En outre, les pois chiches pour nos maîtresses étaient décortiqués tandis qu'on nous les servait tout entier, avec la peau. Chalom Salmona était de ceux qui s'étaient arrangés pour ne plus rentrer à l'orphelinat. Mais il n'oubliait pas ses camarades, il nous rendait visite tant qu'il pouvait. Il était difficile à une âme d'orphelin de se faire des copains à l'extérieur. On restait attaché à ceux avec lesquels on avait joué et dormi sous le même toit durant cinq ans. Cette période marqua dans notre vie au point qu'à chaque rencontre entre nous le plaisir ressenti était aussi vif que lorsque des frères se rencontrent entre eux. Dans la semaine même où je souffrais si atrocement aux jambes, Chalom Salmona était venu nous visiter portant des bandes molletières khaki. Quelle aubaine ! J'avais observé qu'au réveil, après une nuit passée sur le plan horizontal, mes jambes étaient insensibles. Dans la journée, le sang affluant vers les jambes, faisait pression sur les veines et les muscles, d'où la douleur. Je me dis que, si j'avais la possibilité de bander mes jambes dès le réveil, je préviendrai —
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la congestion du sang dans les membres inférieurs et éviterai toute douleur. Il fallait pour cela trouver des bandes. Nous n'avions pas encore d'infirmerie digne de ce nom. Quand je vis Chalom Salmona porter des bandes cintrées, je saisis immédiatement tout le parti que je pourrai en tirer. Je le priai instamment de m'en faire cadeau, en lui expliquant l'usage que j'en ferai. Chalom Salmona avait l'âme d'un commerçant, dès cet âge là, plutôt que le cœur d'un philanthrope. Malgré cela, je réussis à le fléchir par mes instances. Je fis comme je l'ai dit. Tous les matins, j'attachais les bandes molletières ; le soir, je les ôtais au moment de me glisser sous les couvertures préalablement chauffées par l'haleine de Nissim Seloni et Salomon Ventura, mes deux disciples. La pression, d'une part, la chaleur résultant des bandes, d'autre part finirent par avoir raison de mes douleurs. En moins d'une semaine, il n'en paraissait rien. Ce fut la première guérison opérée par moi sur ma personne. Depuis, je pris l'habitude de me passer d'EscuIape et de pharmacien. Pour en arriver là, il a fallu, bien entendu, maîtriser la connaissance de la médecine préventive, la seule qui compte pour un partisan de l'ataraxie et pour l'amateur de la vie sans maladie. * #
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Il nous restait encore une chanteuse de la première promotion. C'était Sara Eskénazi, brunette émaciée aux yeux ardents. On l'utilisait chaque fois qu'il y avait fête à l'orphelinat. Elle avait participé à toutes les représentations artistiques organisées à Pourim dans le konak brûlé. Elle fredonnait chaque fois qu'elle n'avait rien à faire. Sa voix partait du cœur, d'un cœur ulcéré par la phtisie. Le médecin qui diagnostiqua la consomption avait conseillé à la directrice de soigner son alimentation. On lui donnait à gober un œuf tous les jours, ce qu'elle faisait hors des repas. C'était insuffisant comme traitement. Aussi le mal empira après notre transfert au konak blanc. L'air, pourtant, était plus pur à cette altitude, mais le coucher laissait à désirer. On dormait à vingt ou trente dans des pièces à doubles fenêtres. Vint le moment où son admission à l'hôpital se révéla urgent. Elle y resta quelques mois. On commençait déjà à l'oublier lorsque l'annonce de son décès parvint à la direction. Mme Andjel me chargea d'en faire part à son frère, un garçon d'environ treize ans, en me recommandant d'user de doigté (la défunte était légèrement plus âgée que moi).
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Je partis en quête du jeune Eskenazi. C'était le soir. Les ténèbres régnant dehors, les élève jouaient à l'intérieur de l'établissement. Je ne tardai pas à tomber sur lui. Il courait, suait, ne se doutant de rien. — Eskénazi, lui dis-je, tu sais bien que ta sœur est gravement malade. Tu n'as pas l'air de t'en faire. Je veux t'entretenir d'elle. Mais d'abord, va rafraîchir ton visage, peigne-toi, arrange tes vêtements ; je t'attends sur ce banc. Quelques minutes après, il était assis à côté de moi, m'écoutant en silence, l'air préoccupé. — Ta sœur, repris-je, est atteinte d'un mal qui ne pardonne pas. Elle peut mourir d'un moment à l'autre. Ne convient-il pas que tu refrènes tes jeux, que tu songes un peu à elle 1 . . . T'es-tu préparé à l'idée du pire ? C'est pourtant ce que la directrice vient de m'annoncer ... Ta sœur a vécu, elle n'est plus de ce monde. Tu restes le seul membre de ta famille ... Ici, l'orphelin se mit à verser des larmes. Je le laissai pleurer le temps de soulager son cœur. Après quoi, conformément aux instructions reçues de Mme Andjel, je l'introduisis dans l'appartement de cette dernière. Il y avait un tapis étendu sur le plancher. On y prit place en signe de deuil. On apporta des livres et l'on se mit à réciter les psaumes appropriés à la circonstance. On réunit, ce soirlà, une dizaine de garçons ayant treize ans révolus et l'on récita l'office du soir, laissant à l'élève en deuil le soin de déclamer le Kaddisch. Cette cérémonie était un hommage rendu à la mémoire de la défunte et une participation au deuil de notre camarade. *
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Toute ma vie, j'étais appelé à être un accu de capacité médiocre, vite rempli, plus vite épuisé. Tous mes désirs allaient être des désirs morts-nés : ils devaient s'éteindre, faute de patience pour attendre leur accomplissement — ou me lasser à peine réalisés. J'en fis l'expérience de bonne heure sur le plan sentimental. Peu de temps avant l'incendie de notre première résidence était arrivée à l'orphelinat une nouvelle recrue d'environ quatorze ans. Elle était de taille moyenne, avec des membres ronds à souhait et un visage rayonnant. A cette — 170 —
Ortakeuy époque, passionné de lecture, je passais le plus clair de mon temps dans la classe dont les fenêtres s'ouvraient sur la cour d'honneur. C'est là que résonnait, du matin au soir, la voix de la nouvelle pensionnaire, sautant à la corde et fredonnant sans arrêt. Elle enseignait même de nouveaux chants à ses amies. Tant de dynamisme et de gaieté folâtre finirent par attirer mon attention. J'étais émerveillé devant cette exubérance de santé. Sans interrompre ma lecture, je prenais plaisir à écouter l'infatigable sauteuse à la corde, entourée de compagnes de même fige. Mon plus grand désir était de faire sa connaissance, de signaler mon existence à son attention. Or, du fait que je dirigeais un chœur tous les vendredis soirs en présence des jeunes filles formant tenture, je ne pouvais passer longtemps inaperçu d'elle. Avec cela, j'avais un charme que l'activité cérébrale n'avait pas encore entamé. Elle ne tarda pas à s'éprendre de moi et à me poursuivre de ses assiduités. D'abord flatté, après avoir folâtré une ou deux fois avec elle, je ne tardai pas à m'en lasser et à reporter mon attention sur une autre fillette. Si, de mon côté, les choses ne tiraient pas à plus de conséquence, du côté de mon amoureuse il en allait autrement. Depuis que son cœur avait été touché par les flèches de l'Enfant aîlé, elle ne chantait plus, elle ne sautait plus à la corde. Elle avait perdu son exubérance. Moins je m'intéressais à elle, plus elle semblait éprise de ma personne. Sur ces entrefaites, on avait emménagé dans le nouveau konak. C'était l'hiver, j'attrapai une grippe. On m'admit à l'infirmerie. Ici, au moins, on dormait dans des lits de fer. Quelques jours après, ne me voyant plus, elle s'informe de ce que j'étais devenu. On lui apprend que j'étais alité à l'infirmerie. Elle n'hésite pas, elle se porte malade à son tour. A rencontre des dortoirs, l'infirmerie était mixte. Elle se fit donc admettre dans la même salle, trois lits nous séparant l'un de l'autre. Tant de zèle amoureux ne pouvait que me causer de la gêne vis-à-vis des autres jeunes filles. Pour bien faire voir que ma grippe était sérieuse, je me couvris jusqu'à la tête. Pour comble d'embarras, les sœurs de ma soupirante ayant appris, je ne sais comment, qu'elle était grippée, accoururent depuis Péra pour venir prendre des nouvelles de sa santé. Je n'osais sortir mon nez hors des couvertures pendant toute la durée de leur visite à l'infirmerie, d'autant plus qu'elle leur avait laissé entendre qu'elle était plus amoureuse que grippée.
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Après notre sortie de l'infirmerie, elle continua de m'aimer avec plus de discrétion. Jeté dans une île inhabitée ou perdu dans le désert avec une fille d'Eve, il n'est pas difficile au mortel de s'attacher à son unique compagne ou vice-versa comme Manon et le chevalier des Grieux dans le désert de la Nouvelle-Orléans. Autre chose est quand on vit dans la promiscuité de plusieurs êtres féminins. Autant de silhouettes différentes offertes à nos regards, autant de désirs renaissants. Ma désaffection avait donc une cause. Mme Mitrani, qui a dû être très désirable avant son veuvage, avait une fillette de onze à douze ans et un garçonnet de huit à neuf ans. La petite Mitrani avait une ligne gracile, le teint blanc à merveille et des yeux à la Catherine Hepburn. Les cheveux étaient noirs et frisés comme les miens. Chaque samedi, sa mère l'habillait tout de blanc pour la mener passer la journée chez des proches. Le soir, elles rentraient à l'orphelinat avant le coucher du soleil. La petite Mitrani avait dû lire dans mes yeux le sentiment qu'elle m'inspirait. Aussi, tous les samedis soirs, à peine rentrée, elle venait me retrouver. On jouait à cache-cache parmi les buissons du konak blanc. Je courais après elle, elle tentait de me fuir. Chaque fois que je l'attrapais, je pressais amoureusement contre ma poitrine, ce petit corps paré comme une poupée ou comme une fiancée. J'embrassais aussi son cou de cygne. Puis, de nouveau elle feignait de m'échapper pour être rattrapée et enlacée encore une fois. Au cours d'un de ces ébats, ayant levé la tête, j'aperçus deux yeux fixes qui suivaient nos jeux. C'était mon amoureuse, transie, dressée sur un monticule, au-dessus du boqueteau où nous batifolions. Cette découverte gâta mon plaisir. Je me demandais si, par jalousie, elle n'irait pas cafarder en exagérant ce qu'elle voyait ou si Mme Mitrani ne l'avait pas chargée exprès pour nous surveiller ? Dimanche était le jour de lessive pour Mme Mitrani. Ce jour-là, elle laissait sa fillette aller nu-pieds, dans des sandalettes. Là encore, elle venait me retrouver. Elle ne portait plus de robe blanche lui donnant l'air d'une petite Cendrillon ou d'Alice au Pays des Merveilles. Elle était quand même appétissante, avec ses petits pieds mignons, tout blancs, ses yeux noirs et espiègles. Je n'imaginais pas autrement les petites chevrières de Grèce ou les gardeuses d'oies de Sicile. Nos rencontres étaient d'autant plus corsées qu'elles avaient lieu deux fois par semaine. Le reste du temps, elle étudiait à l'extérieur.
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L'atelier de cordonnerie n'existant plus depuis l'incendie fatal, je passais mes loisirs à baguenauder n'importe comment. Sentais-je le besoin de m'étirer comme un chat, je me suspendais instinctivement à la branche horizontale d'un arbre d'ornement — comme faisait autrefois Moustapha, notre gardien. Léa Fermon vint à moi dans cette posture m'entretenir de choses et d'autres. Physiquement, elle n'avait rien d'attirant à cet âge, C'était simplement une bonne camarade. Tout en badinant, j'enroulai mes jambes autour de son corps comme en me jouant, elle se laissa faire. L'appréhension de ce corps virginal avec mes membres inférieurs me causa une sensation de volupté à laquelle je ne m'attendais pas. La scène se passait sous les fênêtres, pour ainsi dire, de l'appartement directorial. Nous voyait-on ? Dieu seul pourrait le dire. Il arrivait aussi que l'aînée des Andjel, Bella, jeune fille discrète, vint faire un brin de causette avec moi, dans le jardin. Elle était sur le point de terminer son baccalauréat à l'école "Bené-Berith" à Péra. Elle me disait qu'elle se proposait de devenir doctoresse. Elle voulait savoir quels étaient mes projets d'avenir. Question embarrassante, en vérité. Bella avait père et mère sur qui s'appuyer, sans compter ses oncles et ses tantes, tous dans l'enseignement. Moi, je n'avais aucun protecteur. Comment, dans ces conditions, pouvais-je échaffauder un plan d'avenir ? *
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Non seulement l'atelier de cordonnerie ne fonctionnait plus, les cours d'enseignement scolaire n'avaient pas encore repris faute de personnel compétent. Le directeur estimait que je perdais mon temps à l'orphelinat. J'avait quinze ans bien sonnés, et il était d'avis qu'à cet âge on doit pouvoir gagner sa subsistance. Il connaissait de longue date le cousin Marco, qui hébergeait mon frère Moïse, à Ortakeuy. C'était un ancien condisciple du directeur. H lui écrivit une lettre pour lui dire de se présenter à l'orphelinat. Il voulait l'entretenir à mon sujet. Les deux hommes eurent une longue conversation en plein air, dans les jardins du konak. Leur entretien se déroulant en turc, je ne comprenais pas tout ce qui se disait entre eux. Le directeur insistait pour qu'il m'accueillît chez lui. Mon cousin opinait qu'on devait me garder encore quelque temps. Il trouvait que je faisais petit pour mon âge et que personne ne voudrait m'engager, surtout que je ne savais rien faire. Il argua aussi qu'il était chargé de famille et qu'en assumant l'entretien et l'éducation de mon frère aîné, il accomplissait amplement son — 173 —
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devoir. Le directeur insistait, je crois, sur le fait que j'étais pubère. Tous les garçons de mon âge, disait-il, avaient quitté l'établissement qu'il dirigeait. Toutefois, filles et garçons étant destinés à être séparés dans les mois à venir, le directeur consentait à me garder provisoirement. Avant de nous séparer, mon cousin fit cette remarque en parlant du directeur : "C'est effarant comme cet homme a baissé ! Il rédigeait et parlait le turc beaucoup mieux." Un nouvel-ancien personnage au konak blanc était ... le directeur Assa. Nous l'avions eu, on s'en souvient, près de trois semaines avant Mme Cuenca. Il nous avait quittés à la suite du tragique décès de son épouse. Pendant tout ce temps, il avait été directeur des écoles de l'Alliance à Kousgoundjouk. Il n'avait pas du tout changé : il marchait toujours les yeux baissés, méditatif, affublé de lunettes. Il n'adressait la parole à personne d'autant plus que les pensionnaires qui l'avaient connu n'étaient plus à l'orphelinat. M. Assa se présentait avec assiduité à l'orphelinat, mais pour réclamer notre départ. Le konak blanc allait devenir une école, dont il allait assumer la direction. De là ses efforts pour nous faire plier bagages le plus tôt. Afin de lui donner satisfaction, on fit l'acquisition d'une nouvelle résidence, une bâtisse en pierre rose, sur la même avenue que l'orphelinat brûlé, plus proche de Yildiz. Comparée aux deux konaks habités successivement par nous, la nouvelle résidence avait des dimensions modestes. Mais, par cela même qu'elle était plus ramassée, elle présentait mieux. Il y avait un seul jardin. Nous nous y transférâmes provisoirement, garçons et filles, en attendant la remise en état de l'orphelinat brûlé Mme Andjel se dépensait plus que jamais en vue de collecter des fonds pour l'œuvre dont elle était devenue l'âme. Nous eûmes la visite, dans le konak rose, de la famille Kadoorie, philanthropes bien connus des milieux israélites orientaux. Natifs de Bagdad, les Kadoorie avaient fait fortune en Chine. La directrice fit appel à un rabbin-musicien pour qu'il nous enseignât des mélodies hébraïques à chanter dans les temples. Ce prêtre défroqué* nous apprit à chanter en hébreu et en espagnol des extraits des "Maximes des Pères de la Synagogue"
Le port de la lévite aux manches amples avait été supprimé vers 1926 par les administrateurs de la communauté israélite pour répondre au désir de modernisation de la Turquie kémaliste.
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(Pirké-Avoth), le traité le plus intéressant du Talmud tant au point de vue de l'éthique que de la langue. Nous fîmes des tournées auprès des diverses communautés, mais sans beaucoup de succès. La principale raison est que la loi rabbinique s'oppose aux déplacements le jour du sabbat. Or les membres des communautés visitées n'étaient pas disposés à négliger leur négoce au milieu de la semaine pour le plaisir de nous entendre chanter et pour délier les cordons de leur bourse. Une seule fois on eut du succès : ce fut à Haskeuy. Non seulement on nous accueillit le sabbat, mais on nous garda toute l'après-midi dans un jardin planté de figuiers et de noyers. Pendant ce temps, la directrice était traitée en persona grata à l'intérieur de la maison où il y avait une grande affluence. A Kadikeuy, on obtint un succès relatif grâce au beau-frère de la directrice qui y enseignait et dirigeait un choeur. Mais à Balat, un vendredi soir où la directrice se proposait de faire une conférence sur l'orphelinat, ce fut un véritable fiasco. La nouvelle n'avait réuni au temple qu'un pelé et un tondu, encore étaientils là pour l'office du soir, non pour la conférence. Vexés apparemment de l'inopportunité du moment, les chefs de la communauté brillaient par leur absence et la conférence n'eut pas lieux.* On avait parlé de malentendu pour expliquer cet échec. Ce mot de malentendu me remet en mémoire un mauvais tour que Léon Béhar, après son départ, avait joué à la direction de l'orphelinat. Soit qu'il voulût se venger des sévices dont il avait été l'objet de la part de M. Andjel et du Maestro, soit qu'il ait cédé à son naturel malicieux, toujours est-il qu'il téléphona un jour au numéro Péra 2920 et se présenta comme un bienfaiteur désirant offrir une séance cinématographique à une trentaine d'élèves. Il désigna le cinéma où il se présentera à heure fixe pour acheter les billets. Cela faisait longtemps que les séances cinématographiques avaient cessé à l'orphelinat. L'offre du bienfaiteur anonyme parut alléchante à la directrice, qui sauta sur l'aubaine. Elle choisit une trentaine d'élèves parmi les plus grands, filles et garçons, et nous voilà partis pour la Grande Rue de Péra. Arrivés au cinéma indiqué, la directrice demande à la caisse si un monsieur s'était présenté pour payer l'entrée aux élèves qui étaient avec elle. On lui répond par la négative. *Parmi eux figurait le rabbin Abiathar sur le compte duquel couraient des couplets l'accusant d'avoir, de connivence avec Ojalvo, dérobé des stèles pour les revendre.
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Nous nous mettons à attendre la venue du bienfaiteur anonyme. A l'affiche, il y avait, ce jour-là, Salammbô. Le bienfaiteur ne venant toujours pas, embarrassé par la présence de tant de jeunesse et n'osant pas nous renvoyer bredouille, le directeur du cinéma consent à nous admettre gracieusement dans la salle de spectacle. Grâce à la facétie de Léon Béhar, nous prîmes connaissance du film Salammbô bien avant de lire le roman de Flaubert. Mme Andjel continuait à me témoigner la même estime qu'avant. Elle savait que je n'avais pas le naturel d'un coureur, qu'il n'y avait aucun mal si des jeunes filles cherchaient à s'entretenir avec moi. Elle n'était pas ombrageuse comme son mari. Elle continuait à se servir de moi comme par le passé. Un soir de printemps, qui est la saison où la sève monte dans les arbres et les jeunes éphèbes, nous remontions toute l'avenue Merdivène, la directrice, sa cadette et moi. Nous rentrions d'une course et regagnions notre nouvelle et sympathique résidence. La directrice marchait devant, la jeune Andjel et moi derrière. Ce n'est pas tous les jours qu'il m'était donné d'être si près d'elle. Grisé par l'air extérieur et sans doute aussi par la chère présence, je ne cessais de courtiser l'adorable enfant au teint de lys et de roses. Je ne perdais pas de vue la présence maternelle. Cette présence me faisait une obligation de peser mes paroles, de ne pas dépasser certaines bornes. Mais le plaisir y était. Il est même possible que Mme Andjel jouissât d'un amour juvénile qui cherchait à s'extérioriser et qui n'osait pas. *
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Au lendemain de l'incendie précédemment relaté, on pouvait lire dans Le Journal d'Orient de M. Carasso cette manchette en gros caractères : "Il ne reste plus pierre sur pierre à l'Orphelinat National israélite d'Ortakeuy." Si mes souvenirs sont exacts, l'article était signé de M. Dal Medico. Deux versions contradictoires circulaient au sujet de l'origine de l'incendie. D'après certains, les cheminées n'ayant pas été ramonées de longtemps, il avait suffi d'une queue de cerf-volant échouée à leur hauteur pour que le feu prît et se communiquât tout autour. D'après la version de la police, le feu a pu être prémédité par la direction pour toucher la prime d'assurance. Et la preuve, disait— 176 —
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on, c'est que ni M. ni Mme Andjel se trouvaient sur place. Ils se seraient absentés intentionnellement pour avoir un alibi. En somme, la police s'y prenait comme dans l'incendie qui avait ravagé les grands magasins Lazare Franco. La manchette du Journal d'Orient n'exagérait pour ainsi dire pas. Le corps principal du bâtiment avait entièrement brûlé. Il ne restait debout que les pans des murs en briques. Le feu s'était étendu jusqu'au rez-de-chaussée, anéantissant le hall, les classes qui étaient à droite du hall (séparées par un couloir), le bureau et la buanderie, qui étaient à gauche. On ne s'était pas donné la peine de jeter les paillasses par les fenêtres pour minimiser les dégâts. Je suis entré par curiosité dans la première classe, celle qui donnait sur la cour d'honneur, où s'étaient déroulées les toutes premières leçons avec Mme Canetti. Dieu ! comme elle faisait ratatinée ! Avant l'incendie, elle paraissait beaucoup plus grande avec les boiseries et les bancs comme meubles. Il arrive aussi que des archéologues exhument des constructions datant de l'antiquité (en Canaan, notamment). Là encore, les pièces nues apparaissent exigues, qui ne l'étaient certainement pas pour ceux qui les ont connues, décorées et meublées. Le vent soufflant dans la même direction, l'aile gauche du konak, beaucoup moins haute, avait été épargnée par les flammes, à plus forte raison la terrasse, les cuisines du Grand Echanson et l'écurie qui formaient un corps séparé. Le dépôt des denrées, qui se trouvait sous les soubassements, était également indemne. Pendant que nous logions à la résidence rose, on avait fait quelques nouveaux aménagements pour rendre le tout habitable. Puis les garçons furent séparés des filles et ramenés avec Mme Mitrani à notre première résidence. Dès lors, la directrice s'occupa desfilleset le directeur des garçons. A cette époque paraissait à Istanbul un hebdomadaire satirique en ladino, El Juguetón. Le directeur en était Eliya Carmona. Il habitait Ortakeuy. Je ne sais d'où cet homme tirait ses revenus, certainement pas du journal, qui entretenait difficilement un rédacteur maigre comme un clou et un jeune compositeur. Le fait est qu'il était toujours tiré à quatre épingles. Le directeur Andjel lui parla de moi. Il insista pour qu'il m'engageât comme apprenti imprimeur. — Je ne pourrai pas lui payer des gages suffisants, disait M. Carmona, puisqu'il ne connaît pas encore le métier et que nos moyens financiers sont limités. — 177 —
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— Qu'à cela ne tienne, fît le directeur. En attendant qu'il apprenne à se servir du composteur, nous le garderons à l'orphelinat. Vous n'aurez qu'à lui verser un argent de poche. Depuis, tous les matins, je prenais le tram pour aller au travail et tous les soirs, je rejoignais mes camarades. L'imprimerie du Jugueton, à Stamboul, était dans une affreuse pièce mal éclairée. Elle se trouvait au rez-de-chaussée d'une bâtisse borgne. Le jour pénétrait parcimonieusement à travers les carreaux poussiéreux. Le fond de la pièce était aménagé en bureau pour le rédacteur-correcteur, un plumitif famélique taillé à la Don Quichotte dans la mesure où M. Elie Carmona était taillé comme le Sancho Pança de l'imagerie populaire, avec moins de bedaine et une mise plus soignée. Tous ces deux étaient bons viveurs à cette différence près que Sancho Pança philosophait à tout moment tandis que le propriétaire du Jugueton suait de l'esprit. La casse était au premier plan de la pièce sombre et sale. De manière que lorsque M. Carmona y faisait son entrée, il jetait d'abord un coup d'œil sur le jeune compositeur et sur moi avant de regagner le fond. M'apercevait-il assis sur un haut tabouret, il me faisait remarquer qu'on travaille plus diligemment debout. Ces deux-là (le rédacteur et le propriétaire), on les voyait rarement à la rédaction. Le vrai casse-tête pour moi était le jeune compositeur chargé de m'initier à son métier Craignait-il qu'un jour il ne fût renvoyé et remplacé par moi ? En tous cas, il s'employait de son mieux pour me rendre sa compagnie odieuse et me dégoûter du métier. Nous ne faisions dans cet atelier que la composition. Le tirage avait lieu dans une imprimerie turque autrement mieux équipée. C'était moi qu'on chargeait de porter le marbre à la presse, de le rapporter et de le défaire. Le Jugueton paraissait vendredi. Dès jeudi soir, je portais à mes camarades les épreuves tirées à l'atelier avant le tirage sur les presses turques. C'était une aubaine pour eux qui manquaient de lecture. — Tu te vantes auprès des élèves d'avoir composé le numéro, hein ? me disait mon compagnon de malheur pour m'agacer.
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Je m'étonnais que les caractères ne figurassent pas dans la casse dans l'ordre alphabétique. Au moins, si une étiquette indiquait l'emplacement de chaque lettre. Mais non, il fallait retenir par cœur l'alphabet tout disloqué qu'il était. J'étais un habitué du plein air et de la lumière du jour, deux éléments qui me manquaient dans mon nouvel état. L'obligation de rester debout toute la journée, la nécessité de travailler le dimanche, jour férié à l'orphelinat depuis cinq ans, adopté comme tel par les Turc kémalistes, les taquineries incessantes du compositeur, tout cela me donnait du cafard. Je piquai même, un dimanche, une crise de larmes. Entretemps, la fin du mois était arrivé. M. Carmona me dit d'aller le trouver, le soir, dans un café d'Ortakeuy pour la paie. Je mis au courant mon frère. Il s'offrit à me tenir lieu de caissier. Il y avait une raison à cela : le cousin qui l'hébergeait lui avait imposé les frais de toilette de notre sœur. Il avait dessein de m'y faire contribuer, si cela devait se répéter. Nous allâmes donc ensemble au café indiqué par le patron. C'était non loin du rivage. Nous avons fureté partout. Point d'Eliya Carmona. Plutôt que d'avouer qu'il n'avait pas de quoi payer ce jour-là, il avait préféré me poser un lapin. Je me faisais plus de mauvais sang pour mon frère, que j'avais inutilement dérangé, que pour moi, pauvre bougre qui devait toucher le premier argent gagné de sa vie. Je ne puis m'empêcher d'ouvrir ici une parenthèse pour traiter de l'avarice propre aux peuples des Balkans et à ceux du Proche-Orient. Moïse Almosnino, un lettré de Salonique du seizième siècle, dans son livre Extremos y grandesas de Constantinopla élabore une théorie singulière pour expliquer ce défaut chez ses coreligionnaires. Il dit que naguère, la communauté israélite comptait des membres richissimes qui contribuaient avec munificence aux œuvres de charité. Il ne faut pas perdre de vue qu'il y avait parmi eux quelques familles nobles bannies d'Espagne et du Portugal pour des motifs confessionnels et que noblesse oblige. Après que ces financiers eurent donné de fortes sommes d'argent, les bourgeois et les gens aisés, considérant que souscrire des sommes modestes serait abaissant pour eux, préféraient ne rien donner. Ainsi serait contractée la manie de tenir les cordons de la bourse serrés. Cette théorie d'Almosnino, tirée par les cheveux, ne tient pas debout. L'avarice n'est pas que le fait de ses coreligionnaires seulement, tous les — 179 —
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Balkaniques et les Orientaux sont pingres parce que, pendant des siècles, ils ont vécu dans la plus noire misère. L e s T u r c s qui, pendant tout c e temps, étaient les maîtres des Balkans et de l'Orient, ont v é c u dans une aisance relative, ils ont j o u i d'une a b o n d a n c e q u e l e s F r a n ç a i s e u x - m ê m e s ne c o n n a i s s a i e n t pas a v a n t l'industrialisation de leur pays. D e là vient que les Turcs ne passent pas pour avares. A pays riche (en ressources naturelles), population généreuse. Parce que de tous les israélites de l'Empire ottoman, c e u x de Jérusalem étaient les plus miséreux, ils étaient aussi les plus chiches (jusqu'à l'avènement du sionisme). L e Dr. Nissim-Joseph O v a d i a , qui fut grand rabbin des israélites turcs établis à V i e n n e (avant Hitler) et plus tard de c e u x établis à Paris (avant l'occupation allemande), perdait son temps à marchander deux, trois citrons à une pauvre réfugiée espagnole dans la rue Lamartine. Il était natif de Jérusalem. Bialik avait réédité les poètes hébreux d e l'Espagne maure. Lorsqu'il écrivait des c h o s e s désobligeantes sur les israélites du L e v a n t , c'est à leur esprit mesquin qu'il en voulait. O r ces mêmes israélites de Turquie, de G r è c e et de Bulgarie, transplantés dans des contrées riches c o m m e l'Amérique du Sud, le C o n g o belge et l ' A f r i q u e du Sud, sont devenus, en une seule génération, aussi généreux que des A n g l a i s ou des Sud-Africains. M ê m e dans l'avarice, il y a des nuances. Les Bulgares, les G r e c s et les Andrinopolitains passaient pour avares aux yeux des Stambouliotes. Je crois que les plus généreux étaient les israélites de Smyrne, les plus hospitaliers aussi. Il est un domaine où les uns et les autres se montrent larges encore aujourd'hui : c'est à table, quand ils traitent un proche ou un hôte, et plus encore à la circoncision, à la communion et aux noces de leurs enfants. Les tables sont alors garnies sans parcimonie. N'oublions pas que l'avarice comporte un côté positif reconnu par Emmanuel M o u n i e r : l'amour de l'ordre, le respect du travail, deux vertus inconnues des Israéliens.
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4. ISTANBUL L'orphelinat me procurait le logement et la nourriture. Etant donné qu'à midi je n'étais pas sur place, j'avais droit à une ration de pain pour mon déjeuner. C'est Mme Mitrani qui tenait désormais les clefs du dépôt à la place de la gracieuse Linda Corkidès. Une fois, j'ai constaté que le pain qu'elle m'avait donné était immangeable. Il était moisi d'un bon tiers. Cela rappelait le vert-de-gris. J'avais appris en classe que le vert-de-gris est un sel vénéneux. C'était à midi seulement que j'avais découvert le pot aux roses. Le soir, je lui en fis la remarque au dépôt où elle siégeait comme une reine sur son trône. — Estimez-vous heureux qu'on vous fournisse le pain, me dit Mme Mitrani. Maintenant que vous travaillez et que vous gagnez votre vie, on aurait dû vous couper les vivres ... Une réaction si inattendue de sa part me suffoqua, d'autant plus qu'aucun nuage n'était venu s'interposer entre nous. Elle avait toujours eu de la considération pour moi. En sa qualité de veuve (elle était toujours vêtue de noir), c'est moi qu'elle chargeait, tous les ans, de célébrer la cérémonie commémorative en souvenir de son mari. M'en voulait-elle d'avoir courtisé, à un moment donné, sa fillette ? En avait-elle après moi, au contraire, pour n'avoir pas persévéré dans mon flirt ? Mystère. Je ne voyais pas d'avenir pour moi dans la rédaction d'une feuille de chou destinée à disparaître un jour ou l'autre. Quand j'ai fait connaissance du Jugueton, il était déjà à son crépuscule, d'où l'exergue qui l'accompagnait : "Paraît quand cela chante au directeur." Bien que composant encore des chansonnettes, M. Eliya Carmona n'était plus jeune. Tout portait à croire que lui mort, son hebdomadaire satirique aura vécu.
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Venu me voir à l'imprimerie à l'heure de midi, Léon Béhar m'apprit qu'il y avait une place vacante de garçon de bureau chez MM. S. Jacoël Fils. Je profitai de l'interruption pour me présenter sans perte de temps. Le premier être sur lequel je butte dans la rue est le directeur de l'orphelinat. Informé que je cherchais mieux que la place qu'il m'avait trouvée luimême, il me dit : "Entrons un instant dans cette papeterie." Il m'introduisit chez des gens de sa connaissance, rue Tahta Kalé. — Jugez, je vous prie, entre ce garçon et moi, leur dit-il. Je lui ai trouvé une place d'avenir à la rédaction du Jugueton, et voilà qu'il veut la quitter pour devenir saute-ruisseau chez les Jacoël. — C'est une bonne idée, répondirent ses interlocuteurs, à son grand ébahissement. Au Jugueton, il ne ferait que crever de faim toute sa vie comme son rédacteur, dont il ne reste plus que les os et la peau. Chez Jacoël Fils, il apprendrait le commerce. M. Andjel ne s'attendait pas à une telle réaction. Mais puisque c'étaient des gens sensés qui parlaient, il fallait les croire. Les Jacoël s'occupaient d'importation et d'exportation. Ils avaient eu plusieurs années un employé grec. Ce garçon francophone avait trouvé les moyens financiers pour ouvrir une boutique de jouets Je pris donc sa place La famille Jacoël était originaire de Salonique. Les Saloniciens étaient venus, en majorité, du Portugal au seizième siècle. Les femmes avaient une élocution charmante : elles parlaient en chantonnant légèrement. Elles étaient de moeurs très douces. Les hommes étaient quelque peu gascons. Ils ont compté des intellectuels dans le passé. De nos jours, ils ont donné Immanouel, historien de la commaunauté ; Cohen, l'auteur de Mangeclous ; Sam Lévi, publiciste notoire du Proche-Orient et, si je ne me trompe, Albert Fua (à moins qu'il soit d'Istanbul), l'auteur de Satan conduit le Bal, roman antipapiste. Andrinople avait donné à la France Joseph Halévy (1827-1917), orientaliste qui fit quelque bruit à la Sorbonne à la suite de la découverte, pour la première fois, de la civilisation sumérienne, et Istanbul a produit, entre autres, Gentille Arditty, poétesse et romancière au style ciselé jusqu'à la préciosité.
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La notoriété de Sam Lévi parvint à ma connaissance à la suite d'un faitdivers : un Israélite de Salonique, établi à Stamboul après les victoires turques de 1922, avait engagé une partie de cartes dans un tripot de Péra. Il gagna la partie. Un des joueurs turcs prétendit qu'il avait triché. L'affaire fut portée devant le tribunal. Le plaignant perdit le procès. Le journaliste turc, qui rendit compte de l'audience, avait écrit : "L'Israélite était fier d'avoir eu gain de cause, il marchait tête haute dans le prétoire lorsque tout à coup ses yeux rencontrèrent le regard courroucé du Turc. Alors, là, le Lion de Juda ne crânait plus ..." Sam Lévi considéra ce compte-rendu comme tendancieux, il y vit un affront à l'égard de ses coreligionnaires. Il envoya ce cartel au journaliste turc : "Si vous estimez qu'un Israélite est un poltron et qu'il suffît de le considérer avec colère pour lui faire peur, vous n'avez qu'à vous battre avec moi en duel, etc ... " Le lendemain, la presse turque écrivait : "Notre éminent confrère, Sam Lévi, peut-il ignorer que le duel est interdit sur tout le territoire de la République turque ?" L'incident en resta là. Je ne devais rencontrer Sam Lévi que sur ses vieux jours, vingt ans après, à l'Amicale des Saloniciens de Paris. Il était féru de Platon et d'Aristote, il n'estimait pas qu'un Etat sioniste en Palestine pourrait jamais satisfaire les ambitions de ses coreligionnaires. Tant que Salonique fut sous la domination ottomane, elle avait prospéré grâce à l'afflux d'immigrants hispaniques. Les lettres y florissaient plus brillamment que parmi les Israélites de Constantinople, noyautés dans la masse turque. Au dix-septième siècle, la communauté israélite de Salonique était la plus considérable du monde entier. Avec le passage de la ville sous domination grecque et le grand incendie de 1917 qui priva d'abri la moitié de la population, le commerce reçut un coup rude, beaucoup de Saloniciens émigrèrent qui, en Turquie, qui, à Paris et en Amérique. Les Jacoël étaient de ce nombre. Il y avait le père, un monsieur qui se tenait droit comme une perche malgré son âge avec une certaine raideur physique, reflet de sa raideur morale. Les fils, Boby et Léon, pouvaient avoir entre 22 et 24 ans, un troisième, Louis, fréquentait le collège de Moda. Ils avaient reçu une bonne éducation française chez les Jésuites et considéraient la culture hébraïque comme caduque et désuète. Tous deux avaient bon cœur, qu'ils tenaient de leur mère. Mais seul Léon me témoignait de l'intérêt conformément à la loi biologique qui veut que les malheureux compatissent entre eux. Léon était malheureux sur le plan sentimental. Il aimait une jeune fille de sa — 183 —
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nation, qui avait, aux yeux de ses parents, le tort d'être pauvre. Les Levantins ne pardonnent pas à la pauvreté. Beaucoup de belles filles — comme l'était notre sœur — restaient vieilles filles quand elles avaient la prétention que leur conférait leur beauté. Pour empêcher que leur fils Léon, à Dieu ne plaise ! ne fît une mésalliance, M. Jacoël père s'était arrangé pour expédier la jouvencelle, dont son fils était épris, en Italie où elle avait des proches. Mais les deux amoureux correspondaient quand même et c'est moi qui allait porter les lettres à la poste. Nos bureaux étaient à Kanza Han, rue Tahta Kalé, centre très commerçant encore aujourd'hui. Au bas de cet immeuble était un restaurant donnant sur la me. Il arrivait que Léon commandât des plats par mon intermédiaire pour déjeuner au bureau. Un jour, il prétendit qu'il n'avait pas d'appétit ; il me demanda si je voulais accepter un plat de bamia (gombos) et de viande qu'il avait commandé. Je vous ai déjà raconté d'où venait ma répugnance pour les gombos. Je déclinai son offre. Il me dit alors de prendre au moins la viande, ce que je fis sans trop me faire prier. A cette occasion, il voulut savoir si on était bien traité à l'orphelinat Je lui rapportai l'affaire du pain moisi et la réponse désobligeante de Mme Mitrani. Léon fut saisi d'une sainte colère à ce récit. Il courut au téléphone pour protester auprès de la directrice de l'orphelinat. On lui répondit que la directrice n'était pas là. Il chargea son interlocutrice de transmettre sa plainte. Cette histoire de pain moisi et la réponse insolente qui m'avait été faite le travailla toute l'après-midi. Le soir, il en parla à ses parents.
Les Jacoël habitaient la jolie baie de Moda, face aux îles de la Marmara, à l'ouest de Kadikeuy. Mon oncle Moïse était facteur à Moda. Il était le seul facteur israélite maintenu à ce poste tandis que tous les employés grecs, arméniens, israélites avaient été éjectés hors de l'administration par la vague de nationalisme qui avait déferlée sur le pays aussitôt après les victoires sur les Grecs. Les Jacoël connaissaient mon oncle. Ils lui demandèrent pourquoi il ne m'accueillerait pas chez lui maintenant que je travaillais. Ils convinrent qu'on me paierait 15 livres turques par mois. C'était peu même pour ce temps là (1926). Mon oncle avait bon cœur, il insista auprès de ma tante paternelle — et l'affaire fut conclue. Je versais 10 livres à ma tante pour ma pension et 4 livres à la }Urket Haïrié, la compagnie des bateaux fluviaux faisant la navette entre Istanbul et Kadikeuy. Il me restait une livre comme argent de poche pour tout le mois.
I s tanb u l Le lecteur se doute bien qu'avec si peu d'argent, je ne pouvais rien me payer, même pas le moindre ouvrage. J'étais donc condamné, le soir venu, à m'enfermer chez ma tante. Mon instruction se faisait à bâtons rompus. Pour donner un exemple : J'avais lu dans le Didot-Bottin trouvé dans un bureau que de l'avis des touristes et des voyageurs, Constantinople et Rio-de-Janeiro sont les deux plus belles villes du monde. Dans Rousseau j'avais lu que pour bien goûter un paysage, il fallait le parcourir à pied. Ce conseil étant à portée de ma bourse, j'allais, les jours fériés, errer dans la campagne en faisant de longues trottes et en me disant : "Tu es dans la plus belle ville du monde, admires-en les sites pittoresques." Dès l'enfance, j'étais sensible au beau artificiel. C'est dans Rousseau que j'ai appris que le beau existe aussi dans la nature. Il me suffisait d'un tour dans le parc de Sarail-Burnu (La Pointe du Sérail) pour lui donner raison. La beauté du parc était rehaussée de magnifique pavillons princiers. Une autre fois, mes pas me conduisirent à Tchamlidja, lieu de promenade qui surplombe Kadikeuy, célèbre pour son eau savoureuse. Assis à même le sol, j'avais vue sur la Marmara. Spectable inoubliable, la mer s'étalait devant moi comme un immense miroir. C'était une mer d'huile, d'une beauté irrésistible. Seule la beauté de la mer Morte contemplée du haut du rocher de Massada pourrait l'égaler, Mais ces deux mers diffèrent de teinte : la Marmara est plutôt bleu horizon, la mer Morte est bleu de Prusse. En rentrant à la maison, je me vantais devant ma tante des lieues que j'avais parcourues à pied, seul, dans des sites où l'on ne rencontrait pas un seul être humain. Ma tante ne m'en félicitait pas. Elle me disait qu'il y avait danger à vaguer dans les endroits solitaires. Elle usait de périphrases pour me faire comprendre qu'il y a risque d'être violé par la soldatesque. Elle n'arrivait pas à m'en dissuader. Comme les alpinistes toujours tentés par des pics ignorés, j'étais tenté d'arriver à pied sur les éminences qui bornaient l'horizon. Mais plus j'allais à leur rencontre, plus elles semblaient s'éloigner ... Il y avait bien une ou deux jeunes filles dans notre famille, des nièces de l'oncle Moïse et celles de tante Rebecca avec lesquelles j'aurais pu sortir, mais avec quel argent aurais-je pu leur payer le thé à la pâtisserie ou le cinéma ? Ma seule distraction était le passage de la rive occidentale à la rive asiatique du détroit. Avec le temps, je jugeai que la troisième classe n'était pas faite pour un garçon bien rangé comme moi ; je me mis donc à voyager en seconde classe. Tout mon argent y passait, il ne me restait pas un seul centime comme argent de poche.
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Sa journée de travail terminée, l'oncle Moïse allait faire un tour au cabaret. Là, au milieu d'une atmosphère enfumée, il commentait les événements du jour ou les faits-divers, grillait une ou deux cigarettes et jouait de petites sommes. Tante Rebecca s'entêtait à ne point dresser la table tant que son mari n'était pas rentré à la maison. Je retournai d'Europe, où était mon travail, autour de sept heures du soir, après une traversée de 30 minutes, ce qui avait pour effet de creuser mon estomac. Pas de goûter. Huit heures sonnaient. Pas d'oncle. Neuf heures sonnaient : pas encore de souper. Pour tromper ma faim, je me plongeai dans la lecture d'un ouvrage inquarto : Les Maréchaux de Napoléon qu'un camarade du quartier, Mordo, m'avait prêté. Jeune comme j'était alors, cet ouvrage, très documenté, me passionnait énormément. J'avais l'impression de lire de l'histoire romaine ou grecque. Sa lecture me transfigurait. J'en retenais facilement plusieurs passages : de Bonaparte au Directoire (en parlant de Bernadotte) : "C'est une tête française au coeur d'un Romain." Du général Lefebvre au Directoire : "Je ne demande ni chevaux, ni carosse ; du pain seul me suffit.'' Cri de l'Empereur en apprenant que Ney était tombé aux mains des Cosaques : "J'ai des millions dans mes caves : je les donnerai tous pour sauver Ney !" De Napoléon à la veuve du maréchal Bessières : "Ma cousine, votre mari est mort au champ d'honneur. La perte que vous faites, vous et vos enfants, est grande, sans doute ; la mienne est plus grande encore." Du maréchal Moncey plaidant la grâce de Ney : "Sire, placé dans la cruelle alternative de désobéir à Votre Majesté ou de manquer à ma conscience, je dois m'expliquer à Votre Majesté. Je n'entre pas ici dans la question de savoir si le maréchal Ney est coupable ou non. Votre équité et celle de vos juges en répondra devant la postérité qui pèse dans la même balance les rois et les sujets. Ah, Sire, si ceux qui dirigent les affaires de Votre Majesté ne voulaient que son bien, ils lui diraient que l'échafaud ne fit jamais d'amis ..." De Murât, condamné à mort, à Caroline : "Ma chère Caroline, ma dernière heure est arrivée. Dans quelques instants tu n'auras plus d'époux ; dans quelques instants, j'aurai cessé de vivre ... Ne m'oubliez pas. Sachez que ma plus grande peine, dans les derniers moments de ma vie, est de mourir loin de mes enfants. Adieu, Laetitia ; adieu, etc." Tant de drames poignants arrivés aux grands de ce monde me faisaient oublier ma faim et atténuaient le sentiment de ma propre misère. A neuf heures passées, l'oncle s'amenait, enfin, de la taverne. Croyez-vous que tante Rebecca s'empressât de mettre le couvert et de nous faire manger, mon jeune frère et moi ? Vous n'y êtes pas. Il fallait, d'abord, qu'elle fît une scène de — 186 —
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ménage à son mari. Ces éclats pouvaient durer une bonne petite demi-heure. Les cris s'entendaient dans tout le voisinage, j'en rougissais pour elle. A ce moment, mon estomac était déjà à plat, il n'éprouvait plus aucun sentiment, même pas la sensation de la faim. * *
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Les Jacoël importaient tout ce qu'on voulait, depuis des rasoirs Appollo jusqu'à la boue antirhumatismale de Piest'any-les-Bains, en passant par la draperie et la mort-aux rats. La seule chose qu'ils n'importaient pas étaient les livres. Et pourtant... Nos bureaux comportaient trois pièces. Celle du fond était occupée par M. Jacoël senior et son fils Boby, un brave jouvenceau. Dans la pièce centrale avaient leur bureau Léon Jacoël et Albert Barsacq, le secrétaire ; ce dernier assumait la correspondance à la machine. Je me tenais dans la troisième pièce, qui comportait des rayons chargés de marchandises et d'échantillons, plus un bureau pour le garçon de courses. Or, en entrant dans cette pièce, quelle ne fut ma surprise d'y découvrir un matin deux ou trois caisses remplies de livres précieux. Il y avait Bug-Jargal, Quatre-vingt-treize, l'œuvre complète de Molière, L'Histoire universelle des Pays et des Peuples, l'encyclopédie autodidactique en cinq gros volumes d'Aristide Quillet, Mon Professeur, etc. Je n'en croyais pas mes yeux, on aurait dit un fait exprès. Jamais je n'avais vu tant d'ouvrages intéressants à la fois. Je ne pouvais pourtant que les consulter furtivement, clandestinement, quand je restai seul au bureau. Je sus pour la première fois que Molière n'était pas seulement l'auteur de comédies amusantes ; il avait aussi composé des pièces de vers très très sérieuses inspirées par son amour malheureux pour Armande Béjart. Ce fut pour moi une révélation. Je jugeais ces vers supérieurs à ceux de ses comédies. L'Histoire Universelle des Pays et des Peuples des éditions Quillet me passionnait au plus haut degré. J'y rencontrai des textes littéraires égyptiens, hindous, hébreux fort curieux pour un amateur d'histoire et d'archéologie littéraires comme je l'étais. Tous ces textes étaient nouveaux pour moi. Il y avait, notamment, l'hymne au Nil commençant par ces mots : "Salut, ô Nil, ô toi qui te manifestes sur cette terre et qui donne la vie à l'Egypte. Dieu caché, qui arrose les vergers, qu'a créé le soleil, créateur du blé, producteur de l'orge, tu — 187 —
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perpétues la durée des temples ..." Rien que pour revoir cet hymne, j'ai souvent cherché ledit ouvrage dans les bibliothèques, sans résultat. L'édition ultérieure ne comportait plus des extraits littéraires. Il y avait aussi des romans d'Edmond About. J'ai appris chez cet auteur que les Grecques de son temps avaient les plus beaux seins du monde. Mon Professeur aurait été l'idéal pour refaire mon instruction générale, mais tous ces livres appartenaient à Mlle Capuano, la jeune personne qu'aimait Léon Jacoël. On lui a demandé si elle voulait les vendre. Elle nous a écrit qu'elle y tenait beaucoup, qu'elle ne voulait pas s'en séparer à aucun prix. Dès lors, persuadé que ces ouvrages allaient être enlevés d'un jour à l'autre, je dévorai la partie historique et littéraire de Mon Professeur. De la partie historique, j'ai retenu la lettre de Napoléon, captif à Sainte-Hélène, au Prince régent d'Angleterre (je cite de mémoire :) "J'en appelle à l'Histoire. Elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois. Mais l'Angleterre feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi. Et quand il se fut livré de bonne foi, elle l'immola." La littérature du moyen âge y était largement traitée. En voici une perle, que j'ai retenue : Nul n'est malheureux s'il ne croit l'être. Soit roi, chevalier ou ribaud. Maints ribauds ont le cœur si gai, Portant sac de charbon en place de Grève, Que la peine en rien ne les gêne. J'ai déjà dit que Léon Jacoël était le seul qui s'intéressât à mon sort. A Pâque et au Jour de l'An hébraïque, il me donnait une gratification d'argent en spécifiant que c'était de sa poche. Je faisais le garçon de courses. Chaque fois qu'il m'arrivait de le croiser dans la rue, je ne pouvais réprimer un sourire chez moi. Lui portait sur son visage la mélancolie propre à l'âge lamartinien. Les fenêtres de notre bureau donnaient sur une rue, derrière l'immeuble. Il y avait une jeune Grecque au teint pâle au rez-de-chaussée d'une maison de rapport. Elle chantait tant et si bien qu'elle ne pouvait passer inaperçue de nous. Léon de son côté, moi du mien, nous suivions du troisième étage ses moindres déplacements à l'intérieur de son appartement. Un canapé longeait ses fenêtres. Il lui arrivait de s'y étendre pour se délasser. Elle fermait les yeux, sa robe décemment tirée sur ses genoux, et se livrait à Morphée sous nos regards
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inquisiteurs. Comme Léon était dans son bureau et moi dans le mien, on ne se gênait pas l'un l'autre. A midi, tout le monde partait manger ; je restais deux heures seul au bureau. Je me plaçais devant la machine à écrire, qui était sur le bureau de M. Barsacq, et essayais d'apprendre à dactylographier. J'avais très mauvaise écriture. Une fois, Léon rentra plus tôt que d'habitude. A peine j'entendis l'ascenseur s'arrêter à notre étage, je pris la poudre d'escampette et allai m'asseoir dans mon bureau, sans même retirer la feuille de papier sur laquelle je tapais, sans recouvrir la machine. Léon passe par hasard devant la dactylographe et lit des sentences bibliques comme : "Un anneau d'or au groin d'une truie, telle est une belle femme dépourvue d'esprit. Qu'un autre te loue et non pas ta bouche ; que ce soit l'étranger et non pas tes lèvres. Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; a-t-il soif, donne-lui à boire." Le soir, il en parla à son père. Celui-ci vit immédiatement le parti qu'il pouvait tirer de moi. Il voulait intenter un procès à une firme britannique qui lui avait retiré la représentation du bleu de lessive fabriqué par elle. Pour cela, il fallait copier à la machine, à des moments perdus, tout une correspondance échangée entre eux, sans faire des coquilles. J'ai tapé quelques lettres ; je n'étais pas encore mûr pour un travail de cette envergure. Avec Mme Jacoël, type de femme poupine, ses fils communiquaient à l'aide de gestes de la main et de mouvements des lèvres. Bien élevés, ils étaient pour elle la patience incarnée. A sa surdité, elle joignait une extrême candeur. Elle s'imaginait que j'étais payé royalement par son mari et que, par ailleurs, on me nourrissait et on me logeait gratuitement. Elle disait à ses fils qu'il fallait ouvrir pour moi un compte en banque afin de me constituer un pécule pour plus tard. Elle ne se doutait pas, la brave dame, que je ne gardais pas un sou vaillant du peu que je gagnais. Il arrivait que M. Jacoël, n'ayant pas d'appétit à midi, me chargeait d'aller lui acheter quelques fruits. Je lui ramenais des pommes ou des bananes ou les deux à la fois avec du fromage de Cantal. M. Jacoël ne manquait jamais de me faire la leçon : — Acheter, disait-il, est un art. On ne doit point débourser le moindre sou à tort et à travers. Il faut examiner ce que l'on reçoit en échange de son argent. Il — 189 —
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fallait tâter les bananes et voir qu'elles n'étaient pas mûres. Je ne vous dis pas ça pour moi, je vous parle dans votre propre intérêt. Il faut avoir les yeux ouverts quand on vous file une marchandise, vérifier si elle vaut le prix demandé, etc. etc. C'était trop d'histoire pour peu de chose, à mon sens. Je l'écoutais sans mot dire. Ses remarques ne m'ont pas corrigé, je suis demeuré le client le plus commode pour les marchands. Quand je m'aperçus que les commerçants n'étaient pas tous dignes de ma confiance, je pris l'habitude de n'entrer que dans les magasins où les prix et les modèles étaient affichés en vitrine. * *
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L'oncle Moïse avait une sœur. Elle s'appelait Rebecca comme notre tante. Au Heu de prendre pour mari un coreligionnaire, elle avait épousé un Turc, Latif bey. J'eus l'occasion de lui rendre visite accompagné de mon jeune frère, Jacques à la maison de campagne qu'il possédait sur la pente d'une colline. Bon viveur, il était ami de la "dive bakbouk". Son plus grand plaisir sur terre lui était procuré par le raki (eau-de-vie anisée). Il avait un puits dans son jardin. Ce puits à l'eau toujours fraîche lui servait de frigidaire. C'est là qu'il descendait la bouteille d'eaude-vie, à l'aide d'une corde, pour le maintenir au frais. Notre hôte, ancien fonctionnaire retraité, était un gringalet taillé comme Ismet Inônu. Mais, tandis que ce dernier se tenait droit comme une perche même à un âge avancé, Latif bey était nettement bossu sans que je puisse préciser si la cause en était l'alcoolisme ou le rhumatisme déformant. Le frère de Latif bey vivait à Ankara. Il était un des habitués de la résidence de Ghazi Moustapha Kémal. Cet ami d'Atatiirk se trouva impliqué dans le complot de Smyrne avec douze autres notables. Pendant qu'on instruisait leur procès, certains de ces dignitaires apprenaient en prison, qui l'anglais, qui le français, dans la pensée qu'on allait les bannir du territoire turc. Mais Kémal Pacha n'était pas homme à tolérer des adversaires ni à l'intérieur, ni à l'étranger. Il les fit condamner tous à la pendaison. Dès avant 1912, il en voulait aux Jeunes Turcs, des radoteurs, de perdre un temps précieux à pérorer. Il était en faveur d'une action immédiate. Comme on ne l'approuvait pas, il s'était juré de leur faire payer cher leurs parlotes. Le complot de Smyrne était la meilleure occasion de tenir sa promesse.
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Au moins un des condamnés à la potence était d'ascendance israélite, c'està-dire Deunmeh. Il s'appelait Djavid Bey. Il était court de taille et émacié comme la plupart des Israélites sémitiques. Ministre des Finances sous le sultan Mehmed V , Djavid Bey avait été en France négocier un emprunt à la veille de la Première Guerre mondiale. A la nouvelle de son arrestation et plus encore de sa condamnation, les chancelleries européennes s'émurent, on cribla Moustapha Kémal de dépêches demandant sa grâce. Rien n'y fit, même pas les démarches de Paris. Il se peut que Kémal Pacha n'ait même pas pris la peine de lire cette avalanche de télégrammes en faveur d'une créature qu'il aborrhait et dont il était détesté. Il voulait aussi montrer que la nouvelle Turquie n'avait plus de condescendances à accorder aux grandes puissances. A u cours du procès, Djavid Bey afficha le plus grand mépris pour la justice kémaliste. Pendant ce temps, une hanem, à Moda, prenait le deuil de son mari avant même que d'être exécuté. Elle avait tenté une démarche auprès du président de la République. Mais le président était né carencé en émotivité. Un soir, pendant que Kémal Pacha poussait les diplomates occidentaux à se soûler avec du Champagne dans sa résidence d'Ankara, l'un après l'autre les conjurés furent pendus, avant l'aube. Latif bey et son épouse israélite furent autorisés à se rendre à Ankara et à prendre possession des biens laissés par son frère exécuté. Un seul avait réussi à échapper au bras séculier. Il s'appelait Kara Moustapha Pacha, si mes souvenirs sont exacts. Ne voulant pas compromettre ses amis, au lieu de leur demander de le cacher, il aima mieux se déguiser en mendiant et essayer de gagner la frontière. Il put passer inaperçu dans les grandes agglomérations, mais dans les communes et les hameaux tout le monde se connaît, les mendiants y compris. Arrivé dans une petite localité, il éveilla les soupçons des campagnards, qui ne connaissaient pas ce nouveau mendiant. On signala sa présence à la police. Celle-ci n'eut pas de peine à établir sa véritable identité. Au lendemain de la nouvelle de son arrestation, toute la presse officielle jubilait. Kara signifiant en turc noir, un journal a pu écrire : "Kara Moustapha préparait à la patrie turque un destin aussi noir que son nom." J'ai vu l'homme après son arrestation. Il est difficile de juger d'un pauvre bougre ramassé dans le ruisseau avec barbe, moustache et les cheveux ébouriffés. Il était court de taille et faisait pitié à voir.
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Bien que destitué de son rang de capitale d'Empire, Istanbul continuait à jouir des faveurs des diplomates et hommes politiques. L'ancien palais de Yildiz, dont on n'osait frôler les hautes murailles même après le décès d'Abd'ul Hamid, avait été converti en casino. Il attirait la crème de la société. Là, à force de jouer, un jeune diplomate occidental finit par se ruiner. On était dans la saison déprimante de l'automne. Sans doute n'était-ce pas la première fois qu'il jouait. Il se versa une dernière rasade et se tua. Sa maîtresse alla s'allonger sur sa tombe pour le pleurer. Est-ce bien lui qu'elle déplorait ou le fait d'être restée désemparée ? Le soir même, on la vit danser dans les bras d'une nouvelle conquête. Un amour chasse l'autre. Il y a des femmes qui ne peuvent se consoler de la perte d'un benêt qu'en séduisant un ganache. Août mil neuf cent vingt-huit. Deux ans avaient suffi pour purger tout le territoire turc des derniers opposants au kémalisme et à l'abolition du fez. Maintenant, l'arène politique se trouvait déblayée ; maintenant, le Ghazi pouvait quitter Ankara et revoir sans crainte l'ancienne capitale des sultans ottomans. Sa visite avait été annoncée pour un vendredi. De bonne heure, la population s'était massée sur les deux rives du Bosphore. On ne savait pas à quel moment précis le yacht présidentiel allait faire son entrée dans le détroit. Le littoral était noir de monde. On attendait sous un soleil ardent l'éminent visiteur Derrière nous, les balcons craquaient de monde. J'avais pris position sur le littoral de Moda puisque l'arrivée devait avoir lieu par la Marmara. En attendant l'escorte présidentielle qui se faisait désirer, nous admirions les jolies filles qui s'offraient en grappes humaines sur les terrasses. Je me disais in petto que si le Ghazi avait encore des rivaux, qui les empêchait de poster en quelque point isolé de la côte une ou deux batteries bien camoufflées pour couler le yacht présidentiel ? Juste à ce moment, comme un fait exprès, des coups de canon retentirent à nos oreilles ... Ils semblaient partir de très près. C'était la caserne de Sélémiyé, à Haïdar-Pacha, qui saluait par des salves l'entrée dans nos eaux du yacht présidentiel. Il était escorté de cuirassés. H pouvait être cinq heures de l'après-midi. Simultanément, les paquebots rangés en file des deux côtés du littoral déclenchaient leurs sirènes, la foule acclamait, on se montrait du doigt le point où avait surgi l'escadrille. Les élèves des écoles, massés sur le rivage, entonnaient des chants patriotiques en l'honneur du réformateur de la Turquie.
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Lentement, l'escadrille s'achemina vers le promontoire du Sérail où se dressait la statue du vainqueur de la Sakaria. Là, un magnifique arc de triomphe avait été érigé pour la circonstance. De là, on passa au palais de Dolma-Bagtché, sur la rive européenne. Des allocutions y furent échangées entre les édiles de la ville et leur hôte de marque. La nuit tomba sur ces entrefaites. Les régates sur le Bosphore, les feux d'artifice, les illuminations de toute la ville, les promenades au clair de lune, rien ne manqua ce jour-là au bonheur des Stambouliotes. Après cela, il fallut se mettre à l'étude de l'alphabet latin. Pour ceux qui connaissaient le français ou l'italien, c'était un jeu d'enfants. Il n'en était pas de même pour les autres. Kémal Pacha en personne initia la crème de la société réunie au palais de Dolma-Bagtché. Il réussit à persuader son auditoire, en s'aidant de la craie et d'un tableau noir, que le passage de l'ancien alphabet au nouveau requérait peu d'effort. Des cours du soir furent partout institués pour adultes. Tante Rebecca, qui pouvait avoir alors une cinquantaine d'années, dut fréquenter ces cours. On voyait des boueurs assis sur leurs brouettes et s'efforçant de tracer péniblement les nouvelles lettres de l'alphabet. Ils avaient entendu dire qu'on enlèverait leur gagne-pain à ceux qui ne sauraient lire et écrire. Peu d'années après, un de ces balayeurs de rues allait hériter quinze millions de francs d'un proche décédé sur la Côte d'Azur. Il vint en France prendre possession du magot. Un astucieux Arménien s'arrangea pour lui faire manger ses quinze millions en quelques semaines. Il le promena de boîte de nuit en boîte de nuit, de casino en casino tant et si bien qu'il ne lui restait plus un sou. Il lui fallut emprunter de l'argent pour rentrer en Turquie et retourner à sa brouette. Kémal Pacha renouvela ses visites à Istanbul, mais sans pompe. On peut même dire qu'il avait une prédilection pour cette ville couverte de palais impériaux et de monuments byzantins. Il allait dans les casinos et les dancings, se mêlait à la foule et coulait un ou deux pas de danse avec toute cavalière, mariée ou non, qui lui plaisait. Il n'était pas question de lui refuser ses caprices. N'avait-il pas clamé à l'Assemblée Nationale d'Ankara que si la Turquie respirait encore, c'était grâce à lui ? A force de fréquenter les casinos, il avait fini par faire la connaissance des tenancières. Entre deux danses, il abordait la patronne et lui demandait comment vont les affaires. L'une d'elle se plaignit de la lourde fiscalité qui pesait sur les lieux d'amusement. Kémal Pacha, qui n'était pas toujours maître de ses esprits (il vivait d'alcool et de pois chiches grillés), sortit un chèque, inscrivit une somme — 193 —
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bien rondelette et le lui offrit. La somme était à ce point considérable, que le lendemain, ses intimes se chargèrent de confisquer le chèque. Le kémalisme avait balayé lui tous les mouvements nationalistes qui avaient surgi comme chiendent après une giboulée. Pour être plus exact, disons que lesdits mouvements s'étaient effondrés d'eux-mêmes à l'annonce des victoires turques de manière que les Kémalistes n'eurent point à sévir. Avec les Alliés s'étaient embarqués les militants sionistes, dont le plus notoire était David Elnecavé. Immigré à Buenos-Aires, il y créa une feuille, La Nación. Jusqu'aux moindres interprètes des Alliés comme Abraham Katz, le frère de mon condisciple Elie, qui durent quitter le pays par crainte de sévices. Un dernier soubresaut du nationalisme juif turc se manifesta autour de 1927, à la suite de l'affaire Eisa Niego. Voici le fait. Deux jeunes sœurs de ce nom travaillaient dans une banque. Un gaillard turc s'était épris d'Eisa. Il se peut qu'au début la jeune fille ne se soit pas montrée récalcitrante, les unions entre Juives et Turcs, entre Turcs et Arméniennes étant courants parmi la nouvelle génération formée dans les écoles de l'Etat. Mais quand elle eut mieux connu le caractère fougueux de son amoureux, Eisa l'éconduit. Le Turc ne continua pas moins à la poursuivre de ses assiduités. Voyant que la jeune Israélite ne revenait pas à de meilleurs sentiments, il menaça de la tuer. Dès lors, elle ne négligea aucun subterfuge pour échapper à son amoureux, rendu fou par sa passion. Une fois, étant dans les Iles des Princes, on lui signala la présence de l'amoureux forcené. Elle dut se déguiser en garçon pour échapper à son attention Ce jeu de cache-cache ne pouvait durer indéfiniment. Le Turc savait dans quelle banque elle était employée. Il la guetta à la sortie du travail. Il l'aperçoit en compagnie de sa sœur, l'aborde, lui parle et sur le refus de la jeune fille, lui plonge un couteau dans le sein, la tue, blesse sa sœur et prend la fuite. Quand le bruit de l'odieux assassinat se répandit dans la communauté israélite, ce fut un tollé général. On s'était rendu en foule au domicile de la jeune défunte et l'on se promit de lui organiser des funérailles nationales. Les journalistes turcs venus aux renseignements furent houspillés, leurs compatriotes traités publiquement de barbares, de primitifs, de sauvages. On arrêta la circulation dans la Grande Rue de Péra pour faire place au convoi. Le cercueil était porté par des jeunes, sur leurs épaules. Un wattman ayant mis de la mauvaise volonté à freiner, un soldat juif, indigné, tira son sabre et menaça de le frapper. Jamais depuis l'accueil que Bajazet II avait réservé aux bannis d'Espagne, on n'avait assisté à l'explosion de tant de rage, même pas lors de l'arrestation du — 194 —
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faux Messie, Sabettaï Sevi. Les Turcs de la ville ne comprenaient pas cette exaspération subite. La presse reproduisait les qualificatifs dont s'étaient servi les cervelles brûlées. La réaction d'en haut ne se fit pas attendre. Toute collectivité a des chefs, ils sont tenus pour responsables du comportement de la masse. On arrêta par conséquent les notables de la communauté et on les mit en prison pour leur donner une occasion de réfléchir. On interdit le port du sabre aux conscrits des minorités ethniques. Ils furent condamnés à creuser des routes dans les régions enneigées de l'Est pendant la durée de leur service militaire. L'accès aux grades militaires leur fut barré, sauf pour les médecins qui pouvaient servir comme majors. On fit sentir aux Arméniens qu'on les appréciait beaucoup pour leurs capacités, mais que, pour occuper une haute charge, ils devaient abjurer. Tout cela était encore supportable comparé aux spoliations et aux mauvais traitements dont les Israélites de Turquie allaient être les victimes après la mort d'Atatiirk, pendant la deuxième guerre mondiale. Pour citer un exemple, on délesta un armateur juif de tous ses navires sous prétexte que lorsque ses pères avaient abordé dans ce pays, ils ne possédaient pas la moindre barque ... On dit même que des fours crématoires avaient été préparés pour le cas où l'hitlérisme allait triompher. Ces crématoires existent encore, convertis en locaux de gymnastique. Arméniens et Grecs ne furent pas moins maltraités par le fameux "varlik" (imposition de guerre), de triste mémoire.
Revenons aux Jacoël. La mésalliance de Léon prévenue, il restait à pourvoir au mariage de Boby. Non loin de leurs bureaux était un grossiste en ustensiles de cuisine appelé Kiribaldji. Le nom est turc et signifie "marchand d'ambre", mais la personne qui le portait était bel et bien israélite. M. Kiribaldji avait été favorisé en filles charmantes, mais seule l'aînée était en âge de convoler en mariage. C'était aussi la plus jolie. Les deux jeunes gens s'étant plus, les beaux-pères entamèrent les négociations autour de la dot. Boby me chargeait souvent d'aller le soir, après la journée de travail, au domicile de la jeune fille lui porter un billet doux de sa part. Par un heureux hasard, elle habitait Kadikeuy, non loin de mon quartier, de manière que cette agréable commission ne me dérangeait nullement.
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En entrant le premier soir chez les Kiribaldji, je fus surpris du spectacle chaste qui s'offrit à mes yeux : un banc avait été placé dans le hall d'entrée et là, jeunes filles de la maison et vendeurs du magasin étaient assis côte à côte, se souriant aimablement, échangeant de loin en loin un mot, sous le regard bienveillant d'une ou deux matrones. Je me suis demandé ce qu'ils faisaient là. Faut-il supposer que cette jeunesse organisait des parties de danse entre elle pour éviter que les filles de la maison ne se risquassent dans les dancings publics mal fréquentés ? Des garçons du magasin on n'avait rien à craindre ; tout geste déplacé risquait de leur coûter leur place de vendeur. Comme l'aînée n'était pas à la maison et que Boby m'avait expressément recommandé de remettre le billet doux en propres mains à sa fiancée, on me fit asseoir sur le même banc parmi ces éphèbes bien sages et ces jeunes vierges rayonnantes de charme. Le plus étrange, c'est que personne ne se livrait à une conversation suivie. Tout se bornait à s'entre-regarder aimablement. Quand Mlle Kiribaldji arriva, on lui fit part du message qui l'attendait de la part de Boby. Elle vint à moi tout heureuse et, m'arrachant presque le billet des mains, elle courut au premier étage en montant rapidement les escaliers suivie d'une des sœurs. Elles échangeaient des propos et riaient comme de petites folles. J'eus à peine le temps de m'apercevoir qu'elle était jolie à croquer avec des yeux ravissants, des joues roses et des lèvres vermeilles. Si Boby ne cachait pas à Mlle Kiribaldji les nuits blanches qu'il passait depuis qu'il avait fait sa connaissance, papa Jacoël, par contre, tenait à dissimuler à M. Kiribaldji tout enthousiasme de sa part. Afin de mener les négociations autour de la dot dans le plus grand calme, sans être troublé par la hâte des jeunes à s'unir ; comme aussi pour montrer qu'il n'était pas à une fiancée près pour son aîné, il décréta qu'avant de se marier, Boby devait entreprendre un voyage en Europe, voir le monde avant de s'enfermer dans les limites étroites du foyer conjugal. Au lieu que le voyage constituât le couronnement des tractations ou le clou de leur lune de miel, Boby dut l'effectuer tout seul, loin de celle qu'il adorait. Le paquebot qui l'emportait en Europe passa au large de Moda. L'immeuble habité par la famille Jacoël et qui leur appartenait se dressait sur un promontoire, face au débouché de la Marmara. Toute la famille était massée sur la terrasse. A l'aide de jumelles de campagne, ils essayaient d'apercevoir leur fils sur quelque pont. J'étais, ce soir-là, à la maison, une commission m'y avait amené. J'ai donc vu l'imposant paquebot glissant superbement sur une mer — 196 —
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d'huile et les gens de la maison qui se pressaient, émus, sur la terrasse pour voir une dernière fois Boby. Au bout de quelque temps, le père écrivit à son fils qu'on avait arrêté les conditions de son mariage, qu'il pouvait rentrer en Turquie. Alors commencèrent les préparatifs fiévreux de la noce. Soir et matin, j'étais occupé à courir d'Istanbul à Péra, de Péra à Moda, de Moda à Kadikeuy. Le père ne se préoccupait pas des commissions dont le fils me chargeait, ni le fils s'informait des courses à faire pour son père. Il y avait aussi Mme Jacoël pour laquelle il fallait aller à l'ouvroir des Sœurs-de-Sion ou bien à la pâtisserie Le Bon à Péra, où le grand Herzl avait laissé un durable souvenir. Tiraillé entre diverses commissions, il était fatal qu'un jour viendrait où je ne pourrais pas m'en sortir à la satisfaction générale. Un soir, je négligeai d'aller chercher le costume neuf commandé par M. Jacoël senior. Le lendemain, il me demande pour quelle raison il n'avait pas trouvé chez lui le costume comme il s'y attendait. — J'étais débordé de travail, dis-je, j'ai dû faire un choix entre les diverses commissions. Que ce choix se fît à son détriment, cela il ne pouvait pas me le pardonner. — Si jamais vous recommencez, dit le patron vexé, je vous prend du bout des doigts et vous mets à la porte ; m'entendez-vous ? Un langage aussi injurieux fit monter le sang à ma tête. Ma réaction fut prompte : — Je vous épargnerai cette peine, répliquai-je en colère ; je m'en vais de mon propre gré, dès maintenant ! Il ne s'attendait pas à une telle sortie de ma part. Pour moi, j'avais conscience de l'embarras que j'allais leur causer à tous en les laissant tomber à la veille des noces, alors qu'il y avait encore tant à faire ! — Je vois, reprit-il, je croyais élever un orphelin, c'est une vipère que j'ai entretenue jusqu'ici...
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J'avais lâché le mot de partir, il fallait le tenir. Je n'étais pas de ceux qui font marche arrière, j'avais trop de générosité pour ne rien regretter. M. Barsacq, le secrétaire, n'en revenait pas ; il m'exhortait à m'excuser et à rester. Je n'ai pas voulu entendre raison, je sentais trop l'injure qui venait de m'être faite. Je ramassai à la hâte mes affaires et claquai la porte sans plus tarder. En passant devant la cage de l'ascenseur, je vis Léon Jacoël qui en sortait. Il aperçut mon visage défait ; pour une fois, je ne lui ai pas souri. Je pris précipitamment l'escalier sans lui dire un seul mot de la scène que je venais d'avoir avec son paternel. C'était une semaine avant la fin du mois. Quand je me présentai au bout de ce temps pour toucher ma paie, le mariage avait été consommé. Soit qu'il se sentît la cause indirecte de mon départ, soit qu'il reconnût les services que je lui avais rendus avant l'éclat, Boby eut l'honnêteté de me verser mon mois intégralement. C'était lui en effet, qui tenait la caisse et la comptabilité de la maison. Le camarade Mordo, celui-là même qui m'avait prêté Les Maréchaux de Napoléon, travaillait dans le même immeuble que moi, à Kanza Han. Sentant le torchon brûler chez son patron, il avait pris les devants et s'était employé comme vendeur dans une quincaillerie. Il me suggéra de me présenter à la place laissée vacante par lui. M. Papouchado, l'employeur qu'il venait de quitter, me dit qu'il me prendrait à l'essai. Il commença par me donner un travail très simple compulser de vieux dossiers et détruire les lettres remontant à la Première Guerre mondiale. Parmi les lettres figuraient des cartes-postales avec des timbres d'avant guerre. L'idée me vint de les recueillir et de les collectionner. Il y avait peu de travail chez M. Papouchado comparativement aux multiples occupations dont on me chargeait chez les Jacoël. Je présageais que le salaire qu'il allait me proposer à la fin du mois serait insignifiant. Il y avait plus malheureux que moi : c'était l'unique représentant qu'il occupait, un jeune rouquin, marié, père de famille. Il faut croire qu'il touchait un fixe en outre de la commission qui lui revenait sur chaque commande arrachée par lui. Car je l'ai vu supplier M. Papouchado de lui augmenter sa paie, affirmant qu'il n'arrivait pas à joindre les deux bouts et jurant qu'il ne lui resterait qu'à se suicider s'il n'obtenait pas des gages plus substantiels. M. Papouchado avait la taille et le cou d'un taureau, il était juif égyptien. On dit de ses compatriotes qu'ils ne brillent pas par
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leur altruisme. La menace de suicide pouvait le faire sourire, elle n'était pas pour l'émouvoir. Mon pressentiment ne me trompa nullement. La fin du mois venu, M. Papouchado m'offrit un salaire de misère. J'ai dû le quitter et chercher du travail ailleurs. * *
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M. Abouaf, commissionnaire, venait d'ouvrir un bureau en face des grands magasins Orosdi-Back. Il avat besoin de quelqu'un pour taper à la machine sa correspondance en français. J'avais fait des progrès en dactylographie. Il m'offrit le même salaire que je touchais chez MM. Samuel Jacoël Fils, avec moins de tracas. Il assumait lui-même le travail de représentation. C'était un petit homme d'une cinquantaine d'années, basané et légèrement voûté. Sa démarche lente dénotait un score vital bien bas. En tapant ses lettres, je redressais par-ci par là une phrase mal tournée. M. Abouaf s'en apercevait, mais ne disait rien. Un jour qu'il était désœuvré, Léon Béhar vint me voir à ce bureau. C'était à l'heure de midi. J'avais un bout de poisson bouilli que ma tante m'avait donné pour tout déjeuner. Je lui offris de partager avec moi ma maigre pitance. Léon Béhar déclina mon offre. J'étais pourtant sûr qu'il n'avait pas mangé. Mon déjeuner bâclé, je lui ai proposé de faire un tour à travers les rues d'Istanbul en attendant la reprise du travail. Chemin faisant, j'ai acheté un bretzel turc parsemé de sésame et lui tendit une moitié. Cette fois, il ne refusa pas. En voulant découper un morceau, l'autre moitié m'échappa des mains et tomba à terre. Je m'empressai de le ramasser et, faisant le dédaigneux, je lui proposai d'accepter cette moitié aussi. H accepta encore en me disant : — Je sais pourquoi tu as fait tomber le simite : pour me le faire accepter... J'étais noble de caractère, c'est vrai, mais en cette occurrence, il me prêtait une délicatesse de pensée que je n'avais pas eue. Peu de temps après, je reçus au même bureau la visite de Nissim Seloni. Il m'apprit qu'il était toujours à l'orphelinat, mais qu'il étudiait à l'école de Galata. J'étais content pour lui, cela marquait un progrès net par rapport à ce — 199 —
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qu'avaient été les études de notre temps, à l'intérieur de l'orphelinat. Avant de me quitter, agissant comme si j'avais été un grand frère, je lui glissai une centaine de piastres dans la poche tout en lui recommandant de revenir me voir à l'occasion. Dans l'intervalle, Léon Béhar avait trouvé un emploi dans un hôtel d'Ankara. Il m'avait envoyé la photo de l'hôtel et marqué d'une croix la chambre qu'il occupait au dernier étage. Une correspondance amicale ne tarda pas à s'établir entre nous. C'est dans cette circonstance que je me rendis compte, pour la première fois, de la facilité avec laquelle je rédigeais en français et de la tournure littéraire que je donnais à chacune de mes lettres. Ce fut comme une révélation pour moi ; car, ainsi que je l'ai déjà dit, nous ne faisions pas de compositions, ni de dissertations à l'orphelinat. Léon Béhar lui-même me demandait, étonné : ' Où trouves-tu des expressions comme cataclysme, conflagration, stridulation, cascatelle et autres ?" En très peu de temps, je me sentis l'âme d'un poète. Imbu de thèmes bibliques, je fis un premier sonnet intitulé Peccavi avec l'histoire de la brebis du pauvre soustraite par le riche, remontrance du prophète Nathan à David qui finit par arracher l'aveu royal : "J'ai péché" ! Plus tard, quand l'idée de quitter Istanbul pour Paris pris corps dans mon esprit, je fis mes adieux à ma ville natale en une page de vers commençant par : Comme un jeune guépard quittant l'aire natale, Ainsi je t'abandonne, ô merveilleux berceau 1 Hélas, où trouverai-je, etc. Suivait l'éloge d'Istanbul, l'énumération des beautés de la ville. Sous prétexte de parler à mes correspondants de moi, je faisais dévier le sujet sur une fiction inventée de toutes pièces. Ou bien, je commençais ma lettre carrément par un conte. Le jour où je revis en rêve Mme Cuenca, notre première directrice, en pantalon court le long d'une plage, je sautai hors du lit pour décrire mon rêve à Léon Béhar. * *
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Qui ne rougit, à l'âge mûr, au souvenir des bévues qu'il a pu commettre dans sa prime jeunesse ? S'il faut absolument une excuse pour mettre notre conscience au repos, je dirais que les inepties commises alors prouvent, tout —
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I s tanb u l simplement, le manque d'expérience, ce qui est compréhensible à l'âge ingrat. Est-ce à dire qu'à l'âge mûr on ne commet point d'enfantillage ? La cavalcade polissonne de Napoléon et du général Gourgaud, à Sainte-Hélène, est ce qui valut à l'Empereur un géôlier plus sévère et un régime plus stricte. Mais occuponsnous de nos affaires. Du temps où je servais de secrétaire à M. Abouaf, un prospectus de la méthode éducative du professeur Paul-Clément Jagot me tomba entre les mains. En une première brochure rédigée avec beaucoup de savoir-faire ("à l'américaine"), cet éminent psychologue, qui eut son heure de notoriété et dont le nom figurait dans Le Larousse du XXe siècle, exposait les avantages de son cours d'éducation psychologique par correspondance. Je lus ce prospectus avec beaucoup d'attention. Quand j'eus terminé la lecture, je me sentis transfiguré ; l'optimisme de l'auteur était passé en moi et m'avait "gonflé" à bloc. Je me dis : "Si tel est l'effet de la présentation de son cours, que sera-ce le cours lui-même ?" La souscription représentait une dépense sensible pour ma bourse. J'en parlai à mon frère aîné. Il suggéra de verser la moitié de la souscription à condition que je lui passerai les leçons imprimées après les avoir tapées pour moi. C'était forfaire aux conditions de souscription. Chaque élève s'engageait à ne pas communiquer le texte des leçons à des tierces personnes. Mais l'on se dit que le professeur Jagot se trouvant à Paris et nous deux à Istanbul, il ne s'apercevrait pas de notre tricherie. Le calcul était faux comme on le verra plus bas
Chaque leçon faisait l'objet d'une brochure proprement imprimée. Elle indiquait les exercices à pratiquer et comportait des questions auxquelles il fallait répondre par écrit. Pour que le Professeur ne se doutât de rien, on convint qu'un seul rédigerait les résumés et répondrait aux questions. Comme j'écrivais, dès ce moment-là, plus facilement que mon frère, il ne vit pas d'inconvénient à ce que je me chargeasse de cette tâche. La première brochure traitait de l'art de s'alimenter rationnellement ; elle indiquait trois exercices d'assouplissement au moins qu'il convient de faire tous les matins, pendant un quart d'heure. Les exercices pratiques pour le développement de la vue, de l'attention, de la mémoire, du sens de l'observation, pour l'acquisition d'une bonne élocution afin de devenir brillant causeur, etc., pouvaient être faits au cours de la journée. Le cours devait se terminer par une leçon d'orientation compte tenu des aptitudes de l'élève. Pour recevoir celle-ci, il — 201 —
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fallait répondre à certaines questions, par exemple : Quel objectif visez-vous à atteindre dans la vie ? Mon tempérament ne différait guère de celui de mon frère, ayant passé par les mêmes privations, les mêmes traumatismes. Nous étions tous deux asthéniques sans le savoir, donc utopistes. On n'eut pas de mal à s'entendre sur le but à viser. Je demandai au professeur Jagot qu'il m'indiquât la voie à suivre pour devenir ... écrivain-philanthrope, ni plus, ni moins. Cela partait d'un bon naturel, mais dénotait le manque absolu du sens de la vie positive. Si l'on considère qu'un écrivain est généralement un crève-faim (à moins d'avoir hérité de quelque bien comme Gide, Maurois et autres), viser, dans ces conditions, à jouer au philanthrope, c'était demander la Lune bien avant que des Américains y aient atterri. Est-ce tout ? Le professeur Jagot requérait la signature de ses élèves pour l'étudier sur le plan graphologique. Or mon frère s'entêta à signer à ma place. En comparant les réponses écrites de ma main à la signature de mon frère, Jagot n'eut pas de peine à s'apercevoir qu'il était en présence de deux individus et qu'il avait été joué ... Il réagit en nous privant de la Leçon d'Orientation, en nous laissant sans réponse. Comme on se sentait coupables, on n osa pas réclamer. Par ailleurs, ce que nous lui demandions était l'impossible. Nous n'avions pas de bachot, nous étions deux pauvres orphelins et nous prétendions, malgré cela, monter Pégasse et égaler Crésus. C'était trop présumer du savoir psychologique du maître.
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5. KADIKOY Il y avait, à Yel Deguirmen, le quartier habité par nous à Kadikeuy, deux maisons de bois jumelles, l'une à côté de l'autre. La première avait été prise en location par l'oncle Moïse plusieurs années auparavant ; au deuxième étage de la seconde maison logeaient son frère, Nissim Lévi, sa femme et ses deux jeunes filles. Le rez-de-chaussée était occupé par la famille d'un cordonnier israélite, dont les enfants en bas-âge s'ébattaient nus dans la neige. La mansarde abritait un couple jeune. Le mari était un comptable sans cœur, qui passait ses loisirs dans la taverne, alors que si sa compagne, élancée et charmante, était aux prises avec les douleurs de l'enfantement. Un mur mitoyen séparait ces deux maisons du collège de Kadikeuy tenu par des Frères. L'oncle Nissim était vitrier. Pas plus que son frère Moïse, il n'avait pas le sens des affaires. Il était donc pauvre et honnête. Sa fille aînée, seize ans, s'appelait Jeannette ; la cadette, plus délurée, se mêlait aux garçons du quartier, qui l'initiaient à aller à vélo. Elle s'appelait Rachel comme la seconde épouse du patriarche Jacob. II n'était pas rare de voir, tantôt Rachel, tantôt Jeannette, accroupies sur le canapé de leur salon, le buste penché en avant, leur petit cul en l'air, regarder pendant des heures le spectacle de la rue à travers les fenêtres fermées, sans se douter que des yeux indiscrets pouvaient les surprendre dans cette posture à partir du salon de l'autre maison jumelle. Il est vrai qu'il y avait des rideaux aux fenêtres, mais ils étaient ajourés, ils pouvaient vous garantir contre la curiosité des gens d'en face, non des voisins latéraux. Nous avions aussi des cousines du côté de tante Rebecca. Elles s'appelaient, par ordre des naissances, Léa, Marie et Cadun. Léa était une rousse évaporée, Marie, une gentille brunette ; Cadun personnifiait le tempérament vital. Elle était la plus jolie, la plus espiègle. Elle travaillait au pair dans un immeuble sis à l'extrémité de notre rue et appartenant aux Kiribaldji. Elle gagnait autant que moi avec cette différence qu'étant nourrie et logée, les gages qu'elle
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touchait étaient du bénéfice net tandis que mon salaire se dissipait à peine touché. Aussi notre cousine pouvait-elle se permettre d'offrir à tante Rebecca tantôt un bouquet de fleurs, tantôt un gâteau acheté dans une pâtisserie de Péra. Ma tante se plaignait de ce que je n'avais jamais de tels gestes pour elle. Avec quel argent aurais-je pu lui offrir des fleurs ou lui payer un coup dans une brasserie ? De loin en loin, un fabricant d'Europe Centrale débarquait chez les Jacoël. Cela m'occasionnait un sucroît de travail. Aussi, en partant, il laissait un bon pourboire à mon intention. S'il oubliait de le faire, Boby se chargeait de me rappeler à son souvenir, ce que je ne me serais jamais abaissé à faire. Mais ces visites de représentants ou d'industriels étaient rares. Le rêve de ma tante était de nous marier, Cadun et moi. Elle me disait, sur un ton affectueux : — Je t'en prie, mon petit pacha, achète un billet de la Loterie Nationale et fais le vœu d'épouser Cadun au cas où tu gagnerais un lot important. Après tout ce que j'avais enduré depuis ma naissance, pouvais-je avoir le courage de fonder un foyer, sans situation stable, sans paie satisfaisante, sans des proches ou des amis fortunés sur qui compter en cas de coup dur ? Non, j'étais immunisé contre l'idée du mariage par tout ce que j'avais souffert dans ma première et ma seconde enfance. A l'époque où elle me parlait mariage, toute mon ambition se réduisait à retenir par cœur le magnifique poème qui termine le Pentateuque et qui plaisait tant à Bonaparte à cause de ces vers qui le transportaient d'aise : Pour peu que je fourbisse mon épée et que j'assume la défense du droit, J'exercerai des représailles sur mes adversaires et réglerai leur compte à mes ennemis. J'enivrerai mes flèches de leur sang, mon épée se gavera de chair humaine ... Deutéronome, XXXII, 41-42 Ce n'était pas une tâche facile que d'apprendre par cœur soixante-dix vers dans l'original ; du moins était-ce une tâche à ma portée, beaucoup moins compliquée que le port du joug matrimonial.
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Cadun, quand elle venait chez nous, c'était surtout pour se reposer. Ne trouvant pas toujours avec qui exercer son caquet, elle s'étendait sur le canapé et s'endormait en plein jour. Il faut dire aussi qu'elle travaillait diligemment et qu'elle n'aurait pu en faire autant chez sa maîtresse. Je prenais plaisir à la voir sommeiller si innocemment et ne la dérangeais jamais. Elle avait la naïveté de son âge. Un jour que nous étions réunis au cinéma de Péra, tous les cousins (ceux de Kousgoundjouk et ceux de Kadikeuy), elle nous dit : — Si j'étais à votre place, je me serais rendue en Amérique latine, j'aurais amassé un magot, puis je serais revenue dans le pays épouser la jeune fille de mon rêve ... Notre cousin Nissim de Kousgoundjouk était appelé à la prendre au mot. Il se rendit plus tard en Argentine pour faire fortune ... Il y était si malheureux, si désemparé sans les siens, la déréliction lui pesait tant que sa mère s'était écriée, en recevant de ses mauvaises nouvelles : — Je ferai tout, je deviendrai servante, s'il le faut, pour envoyer de l'argent à mon fils et le ramener dans le pays ! C'était beau comme cri maternel. Elle tint parole et n'eut pas à le regretter Rendu à son terroir natal, ayant hérité de son père une somme assez ronde. Nissim allait prospérer tout naturellement. Se marier était l'obsession de Cadun. Bien qu'elle fût jeune (quelque dixsept ans), elle avait hâte de goûter à l'amour, son organisme bien nourri réclamait l'autre satisfaction, celle du besoin sentimental. Et pour se marier, elle n'aurait pas hésité à prendre pour mari, elle si jolie, un éboueur sans avenir. Déjà elle avait commencé à le fréquenter ; déjà ils sortaient tous les deux ensemble quand le hasard, qui fait bien les choses, dessilla les yeux de notre tante et la mésalliance fut évitée de justesse. Au début, on dormait sur le plancher du second étage. Quand les cousins et les cousines se furent multipliés, tante Rebecca nous rélégua les uns et les autres au grenier. C'était une pièce fort claire, bien propre, agrémentée seulement de quelques punaises héritées des locataires qui nous avaient précédés, un vieux couple. Là, nous jouissions de plus de liberté. On pouvait, avant de se mettre au — 205 —
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Ht — si Cadun était à la maison ce soir-là — se livrer avec elle à une bataille rangée à coups de coussins et de couvertures. Notre frère Moïse y participait aussi. Cela permettait à notre folle cousine de libérer l'excès d'énergie nerveuse accumulée en elle. Pour moi, en raison d'une sous-alimentation qui avait commencé à ma naissance, j'étais laissé en paix par ma sexualité latente. Elle se trouvait sublimée par mes lectures instructives. S'il arrivait que mon corps frôlât celui de la cousine (lorsqu'elle prenait peur par exemple à la vue d'un chat agrippé aux rideaux et qu'elle se serrait contre moi pour que je la défende), je m'étonnais que mon membre s'humectât à ce doux contact. J'admirais comment le corps de la femme pouvait, par simple frôlement, causer le flux dans l'organisme du mâle, exercer quasi la même attraction que la Lune sur les flots de l'Océan. En vérité, chez moi cela s'expliquait par le manque de tonicité dans les tissus des organes. Chez les mâles robustes, il faut plus qu'un simple frôlement pour les exciter. * *
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Qui n'a pas été acculé, une ou deux fois en sa vie, à l'idée de quitter ce val de misère ? Bonaparte a failli se suicider à dix-huit ans. J'avais à peu près son âge quand l'idée de mettre fin à mes jours effleura pour la première fois mon esprit. A cet âge, le suicide se présentait à moi comme un moyen de vengeance. Je savais le profond chagrin que causait la mort d'un proche, d'un ami ou d'un voisin. On avait le temps de s'affliger, ce n'est pas comme aujourd'hui. Les massacres quotidiens sur les routes nationales et vicinales nous ont familiarisés avec la disparition d'un être cher. Dans mon enfance, je restais pendant longtemps affecté par l'écrabouillement d'un caniche ou d'un angora, on n'écrasait pas encore ses semblables. Me suicider m'apparaissait donc comme le seul moyen de laisser des regrets éternels à ceux qui m'auraient poussé à bout. J'y voyais aussi une occasion de me conformer au distique bien connu de Voltaire : Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, La vie est un opprobre et la mort un devoir. Occupé à acquérir les lumières de l'esprit, je négligeais le côté matériel de la vie. Je considérais l'étude précisément comme un refuge contre les soucis de tous ordres. Je ne réagissais pas contre la pauvreté, je me laissais aller. Ma tante ne l'entendait pas ainsi. Sur elle reposait la charge d'entretenir le foyer. Elle — 206 —
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estimait insuffisantes les dix livres turques que je lui versais tous les mois. C'était vrai, mais qu'y pouvais-je faire ? Si mon oncle n'osait pas demander ou ne parvenait pas à obtenir de mes patrons une augmentation pour son neveu, comment l'aurais-je pu, moi ? Ce sont donc les demandes réitérées d'argent de ma tante qui me faisaient entrevoir la pais de l'esprit dans le suicide. Cette idée n'a jamais eu de quoi m'effrayer. Tétais désintéressé autant que peut l'être un natif des Poissons. A Paris, où l'idée du suicide allait se représenter à moi plus d'une fois, j'avais fini par noter dans un carnet : "Béni soit Celui qui, en nous conférant l'être, nous accorda aussi le moyen d'y mettre un terme." A la bataille de la Somme (1940), je redoutais moins la mort que les blessures hideuses. Mais par cela même que l'idée de la mort ne m'effrayait pas et que je pouvais pousser ma générosité jusqu'à renoncer à la vie, je n'étais jamais pressé de passer aux actes, je remettais l'exécution à la dernière minute. A force de remettre à plus tard et d'attendre la pire, je suis arrivé à dépasser la cinquantaine, moyenne de vie pour la plupart des gens, selon Mounier. Lui-même est décédé à cet âge comme pour justifier sa théorie. Pour revenir à ma tante, elle réunit un vendredi soir un conseil de famille auquel participaient l'oncle Moïse et le cousin Marco venu en visite depuis Ortakeuy. Tout le monde convint que je versais peu d'argent pour ma pension, que tante Rebecca méritait au moins une bonne gratification pour tout le mal qu'elle se donnait, etc. Mais où prendre l'argent pour cette gratification ? Mes Zoïles y pourvurent eux-mêmes. Ma cousine Cadun se prêterait à m'avancer l'argent pour la gratification en question. Bien plus, comme je me plaignais de n'avoir même pas de quoi me faire un costume, la même cousine me prêterait l'argent ad hoc. Ainsi l'avait décidé le conseil de famille. Pour moi, je n'aurais jamais osé emprunter le moindre sou sans entrevoir la possibilité de restituer l'argent dans le plus bref délai. Mais puisque le conseil de famille l'avait ainsi décrété, il ne me restait qu'à m'exécuter. J'avais les yeux humides de larmes en voyant tout le monde me donner tort. Apparemment ma cousine avait été préalablement pressentie. Par ce stratagème, on espérait vraisemblablement m'engager dans la voie du mariage, ne serait-ce que moralement.
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Les derniers temps de mon séjour chez tante Rebecca furent allégés par la présence dans la maison d'un pensionnaire militaire, le colonel Ibrahim Nami. Qui dit colonel dit passage par les grandes écoles. Ibrahim Nami était colonelvétérinaire. En cette qualité, il avait été envoyé plus d'une fois en Hongrie et en France procéder à l'achat de chevaux pour l'armée turque. Il connaissait parfaitement le français, ce qui me permettait d'avoir de longs entretiens avec lui. Il me parlait de tout, ainsi que de l'origine de l'alphabet latin, dérivé de l'écriture sinaïtique. Il m'en faisait la démonstration. Tout le monde soupçonnait qu'il était Deunmeh. Ce qui nous confirmait dans cette opinion, c'est l'intérêt qu'il témoignait pour tout ce qui est juif. Si on lui posait carrément la question, il répondait par des faux-fuyants. J'étais encore en admiration pour l'éthique biblique. Je lui citai, ravi, des sentences gnomiques tirées du Livre des Proverbes. "C'est très bien pour l'époque, me disait-il, mais cela a été dépasse, c'est devenu banal." Je n'étais pas d'accord avec lui. Est banal ce qu'on sait de longue date, qu'on admet comme une chose naturelle. Savoir, c'est observer, mettre en pratique. Dès l'instant où nos contemporains, du haut en bas de la hiérarchie sociale, ne sont pas fichus d'observer l'A. B. C. de la morale, c'est-à-dire le Décalogue (tu ne mentiras pas, tu ne convoiteras point, tu ne voleras pas tu ne tueras point), comment peut-on prétendre que cette morale se trouve dépassée ? Tous les écrits subtils de nos philosophes ne sont pas arrivés à rendre les commerçants, les industriels et les pouvoirs publics moins voleurs qu'autrefois, ni à réduire les massacres sur les grandes routes. Où est le dépassement dans tout cela ? L'oncle Nissim avait aussi son "pensionnaire". C'était un Turc cypriote, étudiant en médecine, aux yeux vifs. Celui-là connaissait surtout l'anglais. Justement, j'avais entrepris, après l'espagnol, l'étude de cette langue, étude ardue en raison de sa prononciation dégénérée. Quand le futur Esculape venait me voir, je le plaçais devant un livre de correspondance en anglais, celui de Mac Laughlin, et le priais de lire pour moi. A son tour, il me faisait lire du français à haute voix parce qu'il tenait à se perfectionner dans cette langue pour avoir accès à sa riche littérature médicale et psychiatrique. Quand on avait assez lu, on parlait de choses et d'autres. Il me dit un jour que j'étais un garçon intelligent. — A quoi reconnaissez-vous cela ? demandai-je. — A vos yeux ; votre regard dénote votre intelligence.
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Puis il me dit qu'il m'enviait pour mon âge. — Vous êtes également jeune, répartis-je, je ne comprend pas qu'à votre âge vous puissiez envier ma jeunesse. — Quel âge avez-vous ? me demanda-t-il. — Dix-sept ans. — Et moi, vingt-sept... Quand vous aurez, à votre tour, vingt-sept ans, vous sentirez mieux l'écart d'âge qui nous sépare ; vous regretterez, comme moi, de n'avoir plus dix-sept ans. *
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L'ignorance de la langue vernaculaire était un lourd handicap pour moi. Faute de savoir parler correctement le turc, j'étais comme un étranger dans mon pays natal. Le directeur Andjel avait bien essayé, à l'aide de tableaux muraux, de nous initier à cette langue, mais il n'avait pas persévéré. L'instruction primaire n'était devenue obligatoire en Turquie qu'après l'adoption de l'alphabet latin. J'étais déjà entré dans la vie. Quand les Jacoël m'envoyaient faire une démarche à la douane, j'avais beaucoup de mal à m'exprimer. — Vous parlez comme un tzigane ! me lança un jour l'employé des douanes. Cette remarque m'avait indigné sur le moment. Elle n'était malheureusement que trop vraie. Il est certain qu'en cas de démêlé avec un particulier ou une institution de l'Etat, je n'aurais pu me défendre comme il se soit ; mon instruction française, mon courage moral ne me serviraient de rien. C'est pourtant ce qui arriva à la suite d'une foucade. Contigu à notre bureau était le cabinet d'un avoué israélite. Je ne le rencontrais presque jamais, mais je connaissais de vue sa jeune secrétaire. Elle habitait Kadikeuy comme moi. Assis, un des premiers, sur le pont du paquebot fluvial, il m'arrivait de l'apercevoir, les matins, toujours parmi les derniers à s'embarquer.
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Un soir que par désœuvrement j'étais sorti du bureau pour prendre l'air dans le palier, je vis un jeune saute ruisseau turc, d'environ treize ans, qui taquinait la secrétaire en question. Celle-ci lui demandait de rester sage, mais en vain. A mon tour, je l'invitai à se retenir, mais sans résultat. J'étais habitué à l'orphelinat à être obéi dès la première injonction. Le cerveau farci des romans de chevalerie d'Alexandre Dumas que je dévorais avec passion par cela même qu'ils frisaient l'histoire de France, je considérai de mon devoir de prendre la défense de la jeune secrétaire. Il y avait un triple motif à cela : elle était du sexe faible, elle ressortissait à ma race et travaillait à côté de mon bureau. La galanterie m'y obligeait. Le gamin n'ayant pas obtempéré ni à la première, ni à la seconde semonce, je le saisis brusquement par le bras (il était maigrichon) et le lui tordit légèrement, juste de quoi lui faire mal. Il n'en demanda pas davantage. Il alla immédiatement se concerter avec le garçon d'ascenseur, celui-là même qui, quelques jours auparavant, me susurrait dans sa cage que j'étais un beau gars. Il lui conseilla d'aller voir un médecin, de se faire délivrer un certificat pour rupture d'os et de m'intenter un procès. Le gamin commença par déposer une plainte: au poste de police le plus proche. A quelque temps de là, je vis entrer dans mon bureau un vieil huissier — préfiguration du vieil huissier français qui allait m'arrêter à Paris pour avoir travaillé sans en avoir le droit — il me requit de le suivre au poste de police Mon patron n'était pas au bureau. Je le suivis d'un pas ferme. Une fois parmi les policiers, la méconnaissance du turc se fit drôlement sentir. Je n'avais pas peur ni de me défendre, ni d'apostropher les agents de police, si besoin était. Encore fallait-il le faire en un langage qui leur en imposât. On peut blesser rudement son prochain sans coup férir : il suffit de trouver les expressions faites pour piquer son amour-propre. Or, les policiers ne faisaient pas cas de moi, ils n'avaient d'yeux que pour le jeune plaignant. — Veux-tu que nous le mettions au frais toute la nuit ? lui demandaientils en lui faisant risette. Ou veux-tu que nous lui infligions toute autre peine ? — Moi, je ne veux rien, répondait le gamin d'une voix dolente, qu'on lui applique ce que la justice prévoit en pareil cas. J'écoutais ce dialogue avec le sourire aux lèvres, tout comme s'il ne s'agissait pas de moi. Je savais qu'on plaisantait.
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Cependant, M. Abouaf arrive au bureau et, ne me trouvant pas à mon poste, s'enquiert de ce que j'étais devenu. Le garçon d'ascenseur lui apprend qu'on m'avait amené au poste de police à la suite d'une altercation avec le garçon de bureau de Mehmed Effendi. M. Abouaf était apparenté à M. Castro, qui tenait un magasin de draperie dans la même maison de rapport où était notre bureau. M. Castro était connu de la police. Il y dépêcha son meilleur vendeur, un gaillard qui se vantait d'avoir trop souffert en sa vie. Il connaissait bien le turc, il n'eut pas de mal à persuader les policiers que j'étais un être inoffensif. On me relâcha en conseillant au gamin turc de m'intenter un procès en dommages et intérêts. Invité, peu de temps après, à comparaître devant le tribunal des mineurs, le même embarras se représenta à moi : celui de la langue. L'avocat qui employait la jeune beauté pour les yeux de laquelle je m'étais mis ce procès dans les bras avait exprimé le désir de me voir. La jeune secrétaire me présenta à lui. Il me considéra en silence, mais ne prit aucune décision. S'attendait-il à ce que je sollicite son aide ? C'était à lui de me la proposer — et gracieusement par-dessus le marché. Chemin faisant, je rencontre deux de mes camarades de l'orphelinat : Cohen et Hazak. Sans doute connaissaient-ils le turc aussi peu que moi, mais j'avais besoin de leur présence au tribunal pour ne pas me sentir trop seul au milieu d'un auditoire presque entièrement turc. Ils m'accompagnèrent sans tergiverser. Le plaignant prit le premier la parole. J'interrompais à chaque coup sa déposition en criant : "Yalan ! yalan !" (c'est faux ! c'est faux !). Le juge, homme d'âge mûr, dut me rappeler plusieurs fois à l'ordre. — Vous ne savez donc pas comment on se tient au tribunal ? Vous n'avez jamais assisté à un procès auparavant ? — Haïr, effendim ! (Non, monsieur !) La sentence fut remise à une date ultérieure. Quand nous nous représentâmes avec Hazak au jour fixé pour le verdict, nous constatâmes, avec soulagement, qu'une amnistie avait annulé tous les procès d'importance mineure ! Quelle veine !
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Mais même condamné, je n'aurais pas eu le temps de verser la moindre indemnité pour la raison que je vais donner ci-après. • *
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N'ayant pas connu nos père et mère, ou les ayant insuffisamment connus, nous ne savions rien de certains de nos proches. J'avais entendu dire à ma tante qu'elle avait un fïère à Gumurdjina (Thrace) et que ce dernier avait des fils de notre âge. Je risquai une ou deux lettres dans cette direction, sans persévérer. Notre tante avait aussi une soeur à Paris, dont les enfants étaient nés dans cette capitale. Dès les premières lettres que j'écrivis à mes cousins de Paris, ils furent charmés de constater qu'ils avaient en Turquie un proche capable de leur parler de Spinoza et de Mendelssohn. Une correspondance régulière s'ensuivit. A ce moment, notre camarade Elie Katz se trouvait déjà à Paris. Je lui communiquai l'adresse de mes cousins Sarfati et l'invitai à aller les voir. Ayant le même âge, ils ne tardèrent pas à sympathiser. Qui plus est, Elie trouvait plaisir à bavarder avec ma tante. Celle-ci l'amusait par sa candeur extrême et son ignorance de toutes choses tandis qu'Elie la faisait rire par son esprit débordant. "Comme ce serait beau, dit un jour Elie, si votre cousin de Turquie pouvait nous rejoindre 1 A Istanbul, il ne ferait que végéter.' Jamais l'idée que je pourrais un jour quitter la Turquie pour me rendre en France n'avait effleuré mon esprit. On a vu qu'il ne me restait rien du maigre salaire que je touchais, même pas de quoi me payer un ciné. Si j'y allais quelquefois, c'était avec les billets que l'oncle Moïse me procurait gratis en tant que facteur. J'avais été aussi une ou deux fois au théâtre, toujours grâce à mon oncle. Mon cousin Sarfati a été le premier à me mettre cette idée dans la tête. Il m'encourageait vivement à le joindre. Or sa famille était pauvre, très pauvre. Le père, dur d'oreilles, gagnait difficilement quelques sous ; le cadet était chétif de santé. Seul Maurice gagnait plus ou moins bien sa vie, mais il donnait tout son argent à sa mère. Un jour, il reçut deux cents francs de gratification. Il me les envoya pour m'encourager à entreprendre le voyage. Il me recommanda de n'en pas faire mention dans mes lettres. Donc, il avait fait le geste à l'insu de ses parents. Ces 200 francs furent le point de départ de mon voyage. Tante Rebecca voyait d'un mauvais œil mon départ, cela se conçoit. Loin des yeux, loin du cœur. Pour elle, tous les soins qu'elle m'avait prodigués, c'est — 212 —
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un peu comme si elle avait misé dans le vide. Je m'ouvris au colonel Ibrahim Nami. Il ne désapprouva pas mon projet. Il pensait que les voyages forment la jeunesse. Il se rappela qu'il lui restait un billet de cent francs, de son dernier séjour à Paris. Il le chercha et me l'offrit. Il était tout neuf. Voilà un geste qu'un commerçant n'aurait pas eu. Cela me faisait trois cents francs. Ma cousine Cadun m'avait prêté de l'argent pour accorder une gratification à ma tante et me faire un costume neuf. Il n'était pas question de la taper à nouveau. J'avais aussi mon mois à toucher. Je n'avais aucune idée de ce que la traversée allait me coûter. Je consultai un courtier maritime du nom de Yeschaya Maya. Il me reclama cent livres turques, le billet jusqu'à Paris, sans nourriture, coucher sur le pont, à la belle étoile (On était au début de juin). Je lui dis que je n'avais pas cette somme. Il s'enquit de ma famille. "Je n'en ai point", dis-je. Il parut réfléchir un instant, puis demanda : "Combien pouvez-vous mettre pour ce voyage ?" — 90 livres turques. — Je vous prendrai 87 seulement. J'acquiesçai. Son employé m'expliqua, après coup, que M. Yeschaya Maya, était un ancien orphelin et qu'il compatissait au sort des pupilles de la nation. J'ai fait le compte qu'en payant 87 L.T. au courtier, je resterai sans un sou. Comment affronter un nouveau destin, en une terre étrangère, avec les poches vides ? Il me fallait absolument une dizaine de livres comme argent de poche. Mais où les trouver ? Je me doutais que M. Abouaf, mon employeur, était pingre. Lui-même semblait gagner difficilement sa vie. Il n'était pas question de frapper à sa porte. A peine l'eus-je mis au courant de mon départ qu'il s'empressa de m'envoyer chez le percepteur d'impôts pour faire biffer mon nom du registre des contribuables. L'employé du fisc, une trentaine d'années, me dit : — Ainsi donc, vous partez ! Mais où trouverez-vous un pays qui se puisse comparer au nôtre ? Je regardai par la fenêtre. Nous étions au quatrième étage. Un orme vigoureux s'élançait à parti d'un ravinement, rivalisant de hauteur avec l'immeuble. Le soleil, sassé par le feuillage, se jouait entre ses rameaux. Je — 213 —
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reconnaissais qu'il n'y a pas plus beau que cette ville. Elle ne le cède pas à Riode-Janeiro par sa position géographique, par le nombre de ses palais anciens et modernes, par ses églises byzantines et ses multiples mosquées dont les minarets se portaient élégamment à l'assaut de la stratosphère. Mais je me sentais étranger dans le pays par l'ignorance de sa culture, j'étais gêne par la prosmicuité de tant de gens rustauds qui ne cessaient de déserter l'Anatolie pour venir tenter leur chance à Istanbul. Il me restait une dernière ressource pour me procurer un peu d'argent de poche avant mon départ. M. Castro, le drapier dont j'ai parlé déjà, me donnait l'impression d'être un brave homme. J'avais eu l'occasion de lui rendre de menus services. Je lui expliquai que j'allais partir à l'étranger, qu'il me manquait dix livres, s'il pouvait me les avancer ... Malgré son aspect élégant et chic, M. Castro se révéla aussi pingre qu'un autre. Je me rappelai à cette occasion, l'histoire que le "Maestro" de l'orphelinat nous avait racontée d'un homme du peuple qui était dans le même pétrin que moi. Il avait commis un délit grave et il lui fallait peu de chose pour gagner l'étranger. Il alla solliciter l'aide financière d'un négociant cossu, qui refusa de délier les cordons de sa bourse. Rendu furieux par son désespoir, l'infortuné tua le riche au cœur dur. Dieu merci, je n'étais pas réduit à la même extrémité. M. Castro me proposa, à la place d'argent, de me communiquer l'adresse de son frère à Paris, rue Réaumur, au cas où j'aurais besoin de ses services. A la première occasion, il rapporta à M. Abouaf la démarche que j'avais tentée auprès de lui. M. Abouaf trouva que j'avais du culot. De quel droit, me demanda-t-il. je m'étais adressé à son gendre 17 Etait-il mon parent ou mon ami ? J'avais envie de lui crier : "Parce que je savais d'avance que vous n'auriez pas ce geste !" Mais je me retins. Il ne se doutait pas, le pauvre homme, que lorsqu'on est sur le point de se noyer, on s'accroche à la première planche de salut qui se présente. Par ailleurs, j'avais beaucoup de mal à obtenir le visa pour la France. J'entendis parler pour la première fois de l'affreuse crise économique qui déferlait par-dessus l'Europe et qui avait atteint ce pays. La secrétaire du Consulat me prévint charitablement que je n'obtiendrai pas la carte de travail à Paris, quoi que je fasse. Je lui répétai effrontément que je n'y allais pas pour travailler, mais pour étudier. On exigea un certificat de mes parents. — Je suis orphelin, dis-je.
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— Pauvre chou ! s'exclama une jeune Française faisant partie d'un petit groupe de touristes. — Si vous êtes orphelin, reprit la secrétaire, il nous faut une attestation de votre tuteur comme quoi il prend en charge les frais de vos études en France. Ça, c'était le comble ! ... J'aurais pu dire que je n'avais pas de tuteur, comme de juste ; ce faisant, je craignais de compliquer l'affaire. J'en parlai au colonel Ibrahim Nami, je le priai de se faire passer pour mon tuteur, l'assurant que cela n'aurait point de conséquence pour lui. Il refusa catégoriquement de s'engager dans l'aventure où je voulais l'entraîner pour des raisons faciles à comprendre. Il était militaire et ses gages étaient plus que modestes. Alors je vis rouge. Puisque j'étais dans un cul-de-sac et tout seul à me démener, je n'ai pas hésité à faire un faux. Je retournai au Consulat de France et exhibai une lettre entièrement rédigée par moi au bas de laquelle j'avais apposé la signature du colonel à son insu. On m'invita alors à faire légaliser la signature par-devant notaire ... C'était la fin des fins. Je ne pouvais faire cette démarche sans la présence du colonel. Celui-ci agacé, avait déjà dit non. Un seul homme pouvait avoir intérêt à me voir partir. C'était le courtier maritime. Je le mis au courant des difficultés que je rencontrais du côté visa. Il avait des relations au Consulat, il se porta garant de ce que j'allais en France bel et bien pour étudier II ne croyait pas si bien dire ... Mais j'étais pas encore au bout de mes tribulations. Un malheur n'arrive jamais seul, assure le Prophète (Ezékiel VII, 26). Le sort semblait conspirer contre mon départ en France. Près de partir, avant d'avoir trouvé un peu d'argent de poche, je contractai la jaunisse. Voici dans quelles circonstances. Un épicier avait offert à mon oncle le télégraphiste des saucisses faites de viande de chameau. Il y en avait bien pour un kilo renfermé dans des boyaux plats. La chair de chameau, un ruminant, est permise ; mais ma tante refusa d'en manger sous prétexte que ce n'était point cachère. Elle me passa tout le kilo, me laissant la liberté d'en faire ce que je voulais. J'aurais dû m'abstenir d'en manger aussi, les saucisses étant la viande la plus nocive qu'on puisse concevoir. Un seul gramme de saucisse fraîche contient 120.000.000 de bactéries putrides. Mais quelle saucisse est fraîche au moment de — 215 —
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l'achat ? Ce chiffre se multiplie tous les quarts d'heure. Vingt-quatre heures après, il s'élève à 490.000.000. Pour lors, j'ignorais tout de la science alimentaire, je n'avais pas encore été touché par la grâce de la diététique. J'emportai la viande de chameau dans le grenier où je couchais et chaque fois que le coeur m'en disait, j'en dévorais un bout, sans pain. Comme j'étais mal nourri, je me livrai de bon cœur à cette curée. Or, plus on est débile, moins on est apte à subir l'assaut de tant de germes à la fois. Les virus de la jaunisse contenus dans l'eau potable ont besoin, pour se propager par absorption d'aliments contaminés, d'un terrain favorable. Le terrain se trouvait tout préparé par l'absorption de millions de bactéries putrides. Il s'ensuivit la destruction du peu de globules rouges que possédait mon sang, un excès de pigment biliaire et la sécrétion exagérée d'hémoglobine, que bon foie ne parvenait pas à éliminer. Consulter un Esculape, il n'en était pas question. Où trouver l'argent pour les honoraires ? Mon oncle connaissait un thérapeute turc qui habitait sur la rade de Kadikeuy. C'était un Hodja. Il m'accompagna chez lui et fit appel à son savoirfaire. Le Hodja frotta mon bras gauche de jus de citron, puis, à l'aide d'un scarificateur, il fit quelques légères incisions comme pour aider le jus à pénétrer le derme. Le tout équivalait à une injection d'acide ascorbique. Il indiqua à mon oncle le régime à suivre. Le guérisseur s'était contenté d'une somme minime. Quelques jours après, dans la fièvre de mes préparatifs de départ, j'oubliai mon accès de jaunisse. Il n'en parut plus rien.
Un jour avant mou départ pour Marseille, je rencontre le cousin Marco sur le pont de Galata. Il tenait par la main une petite fille aux yeux noirs, pétillants. C'était ma petite cousine Sara, neuf ans. On était arrêté au beau milieu du pont, échangeant quelques derniers mots. La fillette regardait distraitement dans le lointain et ne s'apercevait pas que je la couvais du regard en pensant : "Voilà qui ferait une fiancée désirable d'ici quelques ans ..." Je n'ai pas osé parler à Marco de mon embarras pécunier. Si j'en avais touché un mot à M. Castro, c'est qu'il était commerçant ; mon cousin était un simple comptable et chargé de famille. Sur sa demande, j'allai saluer son épouse au domicile qu'ils occupaient depuis peu dans les parages de la Tour génoise. Elle avait cuit un "pain d'Espagne" en mon honneur, l'équivalent du pain d'épices, plus spongieux. Je devais le manger au — 216 —
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cours de la traversée en pensant à elle. Je n'avais rien prévu pour ma nourriture pendant les cinq jours de la traversée, si ce n'est deux boîtes de sardines et du pain. La nécessité où j'étais de trouver coûte que coûte une dizaine de livres turques me portait à négliger le boire et le manger. La vie m'avait habitué à jeûner. 24 juin 1929. Le jour de mon départ était arrivé. J'avais tout juste de quoi payer le billet jusqu'à Paris, mais après il ne me resterait pas un sou vaillant en poche. Mon frère aîné était au courant de ma détresse. Il promit de demander une avance à son patron qui, par hasard, se trouvait être M. Nathan, ci-devant professeur de chant à l'orphelinat, établi depuis son mariage importateur d'agrumes. Mon frère avait promis de venir me rejoindre au quai. A l'heure convenue, il n'était pas encore là. Par un étrange hasard, mon camarade Jacques Eskénazi devait s'embarquer le même jour pour une destination différente. Il allait rejoindre sa sœur Régine, à Buenos-Aires. Le désespoir dans l'âme, je lui expose ma situation et lui demande s'il peut m'avancer quelques sous pour ne pas arriver en France entièrement désargenté. Il m'assure qu'il n'a pas une piastre en trop, qu'on lui a envoyé juste le prix de la traversée. Je n'insiste pas. Pendant ce temps, M. Yeschaya Maya, un bréviligne aux traits durs, me pressait d'acquitter intégralement le prix du billet. J'essaie ma chance auprès de lui, je lui apprend qu'il me manque, au dernier moment, une dizaine de livres. — Ne le laissez pas partir tant qu'il n'a pas déboursé le billet jusqu'au dernier centime, ordonne-t-il à son collaborateur grec, un homme d'une quarantaine d'années, qui sourit en recevant cet ordre. Décidément, le "pain d'Espagne" de la cousine Rebecca m'embarassait. J'avais dû le découper en morceaux et le faire entrer nerveusement dans mon unique valise contenant en tout et pour tout un costume neuf et dix-huit ouvrages. Comme il n'y avait pas de la place pour tous les quartiers de gâteau, j'ai proposé deux ou trois morceaux au Grec. Il s'imagina que je voulais l'acheter par ce geste et refusa en souriant. Force me fut de débourser les 87 L.T., coût du billet, et de grimper sur le s/s Stella d'Italia complètement décavé. On leva lentement l'ancre, on brisa les amarres qui retenaient le navire, les lourds cordages furent lovés, le navire s'écartait précautionneusement du quai ... lorsque mon frère arriva essoufflé, — 217 —
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porteur de l'argent promis. Vite, il l'enveloppe dans son mouchoir, y fait deux nœuds et le lance en direction du navire. Un matelot italien attrape le mouchoir et me le remet. Dieu soit loué ! J'avais l'équivalent de cent francs pour débarquer à Marseille et autant d'illusions en tête. Elles m'étaient nécesaires pour supporter la vie pleine d'embûches qui m'attendait du côté occidental de la Méditerranée...
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