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French Pages 693 [443] Year 2004
Un Premier ministre de Bourguiba témoigne
Mohamed Mzali
Un Premier ministre de Bourguiba témoigne
Sud Editions - Tunis
© Jean Picollec Editeur, Paris 2004 © Sud Editions - Tunis 2010 [email protected] Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation sont réservés pour toutes les langues et tous les pays
Que les diatribes de certaines gens ne vous induisent pas en tentation de manquer d'équité à leur égard. Soyez équitables, voilà qui est plus conforme à la piété. Sourate 5 - verset 8 du Coran
Il n 'est pas de plus grand malheur quand la vie vous malmène que de se souvenir des jours heureux. Pétrarque
Quels livres valent la peine d'être écrits, hormis les Mémoires ? André Malraux
INTRODUCTION
Pourquoi ces mémoires ?
De plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours aimé écrire. Au fond, avec la politique, l'écriture aura été ma seconde vocation. Pour moi, écrire n'a jamais constitué un pensum lourd à porter ou pénible à réaliser. C'est pourquoi j'y ai toujours consenti sans efforts. J'ai écrit des ouvrages sur la démocratie, sur l'olympisme, sur de grands débats culturels, en plus de centaines d'articles ou d'éditoriaux que j'ai parsemés sur le chemin de ma vie, avec le geste du semeur fécondant les labours de l'esprit. De plus, je crois, malgré la toute puissance de la machine audiovisuelle, à la pérennité de ce que le penseur canadien Mac Luhan appelait joliment « la galaxie Gutenberg ». Je crois que les paroles s'envolent et que seuls les écrits restent, selon une formule célèbre. Le témoignage le moins sujet à caution est celui que l'on fait par écrit, car il impose à son auteur une attention redoublée et une exigence avivée. Or, je pense que tout homme politique est redevable, devant sa société et devant l'Histoire, d'un témoignage sur son itinéraire public. Il se doit d'établir à un moment de sa vie une sorte de bilan, le plus sincère et le plus objectif possible, de son action au service de la Res Publica. Ce témoignage s'avère, dans certaines circonstances, d'autant plus indispensable que d'aucuns auront essayé de distordre la réalité et de dénaturer les faits. L'Histoire, dit-on, est souvent écrite, plus exactement réécrite, par les vainqueurs. Le récit historique subit alors de fortes anamorphoses qui en travestissent la vérité ! Cependant l'histoire, en politique, n'est jamais définitivement écrite. Mieux : en politique, il n'y a pas de jugement dernier ! Ceux qui ont tramé un complot contre moi et réussi à m'exclure de la scène politique n'ont pas failli à cette règle. 9
Après mon exil forcé, ce fut un déluge d'inexactitudes, d'accusations fallacieuses et de contre-vérités patentes qui se déversa sur moi, en mon absence. Il est juste que je puisse réfuter, comme il convient, ces falsifications et rétablir certaines vérités dûment attestées. Bien sûr, il faut savoir tourner la page ; mais cette page doit être lue et connue. Cette « part de vérité », je la dois à mes concitoyens et aussi aux historiens qui, demain, se proposeront de restituer l'histoire de la Tunisie depuis l'indépendance. Je voudrais leur léguer ce livre comme un matériau, parmi d'autres, qu'ils pourront utiliser dans leurs recherches. D'autres ont rédigé des articles ou des ouvrages qui présentent leurs versions - pas toujours objectives - des faits et des événements qui ont constitué la Tunisie contemporaine. Que les historiens de demain consultent la totalité de ces témoignages et qu'ils les confrontent aux faits avérés. Ils feront, j'en suis convaincu, le choix qui s'impose et sauront séparer le bon grain de l'ivraie. C'est donc sans esprit polémique que j'ai écrit ces pages. Bien sûr, il a fallu, à un moment ou à un autre, dénoncer des contre-vérités trop criantes ou des travestissements trop ostentatoires. Mais laissons aux historiens et à leurs méthodes scientifiques de consultation des archives et de vérification minutieuse, le soin de trancher entre tel et tel compte-rendu véridique et telle affirmation hasardeuse, voire telle fanfaronnade infantile. Certes, en m'attelant à la rédaction de cet ouvrage, j'avais conscience de l'importance du défi à relever. Ne disposant pas, dans mon exil, de moyens humains et matériels appropriés, je ne pouvais bénéficier d'aucune aide technique mettant à ma disposition archives, documents et textes de référence qui m'auraient grandement aidé à restituer tel ou tel moment, telle ou telle action, avec leurs références et leurs circonstances exactes. Je ne pouvais compter que sur ma mémoire et une documentation minimale que j'ai pu amasser ou retrouver durant mes longues années de solitude. Je sais qu'il n'y a jamais assez de mémoire fidèle et exacte. Même si certains détails factuels de mon témoignage peuvent être complétés, il n'en demeure pas moins que sur l'essentiel, à savoir le sens d'un engagement et la rectitude d'un itinéraire, j'ai essayé de restituer avec le maximum de fidélité les étapes qui ont jalonné ma vie de militant au service de la politique et du développement de mon pays. Bien sûr, tout n'est pas dit dans ce livre. D'abord parce que l'espace attribué n'y aurait pas suffi. Mais surtout parce qu'il se peut qu'il soit trop tôt pour divulguer certains secrets d'État ou des faits mettant en cause certaines personnalités. Les générations futures compléteront ce qui est en suspens derrière les lignes. 10
L'essentiel n'est pas là. Il est dans la sincérité mise à rassembler les feuillets épars de la mémoire pour restituer l'itinéraire d'un patriote et d'un militant qui, après avoir contribué à l'indépendance de son pays, s'est engagé, à divers postes de responsabilités, à assurer son développement et à lutter pour l'avènement d'une démocratie ouverte sur les exigences du temps présent. Ce livre s'inscrit dans la continuité de mon œuvre politique. Il est comme l'aboutissement mais aussi, je l'espère, un sémaphore qui indique à celui qui sait le déchiffrer, les raisons de continuer à espérer, malgré tous les récifs de la vie et les incertitudes de la condition humaine.
PREMIÈRE PARTIE
La braise et la cendre
CHAPITRE I
La Roche Tarpéienne Je définis la cour, un pays où les gens tristes, gais, prêts à tout, à tous, indifférents, sont ce qu 'il plait au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être, tâchent au moins de le paraître, peuple caméléon, peuple singe du maître, on dirait qu 'un esprit anime mille corps ; c'est bien là que les gens sont de simples ressorts.[...] Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges, quelque indignation dont leur cœur soit rempli, ils goberont l'appât, vous serez leur ami. La Fontaine
L'histoire de mon limogeage, mardi 8 juillet 1986, illustre de manière tragico-burlesque le vieil adage romain qui assure que la Roche Tarpéienne d'où l'on précipitait les condamnés n'était pas loin du Capitole, lieu emblématique de l'exercice du pouvoir. Ce jour-là, de retour de mon travail, j'étais installé devant le poste de télévision pour regarder, comme d'habitude, le journal télévisé de 20 heures. J'étais seul à la maison, mon épouse et mes enfants s'étant rendus chez mon beau-frère Férid Mokhtar dont on commémorait le quarantième jour du décès, dans un accident de la circulation. Le journal télévisé s'ouvre par une annonce lue d'une voix monocorde, par une speakerine impassible : « Le président Bourguiba a décidé de décharger M. Mohamed Mzali de ses fonctions de Premier ministre et de nommer M. Rachid Sfar au poste de Premier ministre ». Sans autre commentaire ! Bien sûr, j'étais ébahi de constater que Habib Bourguiba n'avait pas eu l'élégance de me convoquer pour me communiquer sa décision avant d'en autoriser la diffusion. Mais, à part la manière brutale et grossière adoptée, ce n'était pas à vrai dire une réelle surprise. Beaucoup de signes avant-coureurs avaient annoncé 15
ce revirement et prédit ce reniement pour que ce fait du prince constituât pour moi un motif de grand étonnement. Mon sens du fair-play, acquis tout au long d'une pratique sportive assidue, me poussa à téléphoner sans plus attendre à Rachid Sfar pour lui adresser mes félicitations, lui souhaiter de réussir dans sa nouvelle mission et fixer, avec lui, la cérémonie de passation des pouvoirs au lendemain, à dix heures. Mercredi matin, en quittant ma maison, j'eus la surprise de constater que les agents normalement affectés à la surveillance de la demeure du Premier ministre, avaient curieusement disparu au cours de la nuit. Ce manquement aux usages allait inaugurer toute une série de mesquineries indignes que l'on n'hésita pas à multiplier à mon encontre, par pure petitesse d'âme. Rachid Sfar, d'habitude si chaleureux et démonstratif lorsqu'il faisait partie de mon gouvernement - il était ministre de l'Économie -, fut glacial, presque hostile, allant jusqu'à me demander si les livres et le courrier personnels que je me proposai de reprendre avec moi, étaient bien à moi ou à l'État ! ! Je dus exciper les dédicaces de certains livres et la provenance de certaines lettres : Comité international olympique (CIO), Union des écrivains tunisiens, etc., pour rassurer ce cerbère ridiculement vigilant ! N'ayant pas eu de nouvelles de Bourguiba et désirant prendre congé de celui dont je fus un disciple proche et un compagnon d'une fidélité filiale pendant plus de 40 ans, j'ai demandé une audience qui fut fixée au vendredi 11 juillet, à Monastir. Entre-temps, le premier Conseil des ministres réuni, après mon départ, le jeudi 10 juillet, prit comme décision d'introduire l'enseignement du français en troisième année du cycle primaire, au lieu de la quatrième année. Ce fut la première décision du nouveau gouvernement prise à la hâte, sans étude pédagogique préalable, sans consultation des syndicats, sans concertation avec le corps enseignant. Le vendredi 11 juillet 1986, je me rendis donc au palais présidentiel de Monastir où le président Bourguiba me reçut d'une manière très courtoise et amicale. Lorsque j'entrai dans le salon où il était assis, il prit ma main dans la sienne puis s'y appuyant, comme à l'accoutumée, il se souleva et tint à se mettre debout pour me saluer chaleureusement. Le compte-rendu de cette audience à la télévision subit les ciseaux des censeurs qui coupèrent au montage la partie où, après s'être appuyé sur ma main, Bourguiba se souleva pour me saluer debout. Ce tripatouillage était destiné à faire croire aux téléspectateurs tunisiens et étrangers que Bourguiba était fâché contre moi. J'insiste sur ce qui pourrait paraître comme détail négligeable parce que ces exercices peu reluisants ont eu un écho qui a dépassé les frontières. De bonne foi sans doute et se fiant au reportage tronqué de la 16
télévision, le correspondant de l'époque du journal Le Monde, Michel Deuré écrivit que Bourguiba ne s'est pas levé pour accueillir son Premier ministre, donnant à penser que j'étais congédié pour des motifs très sérieux justifiant le « courroux » supposé du Président ! Je m'adressai à Bourguiba et lui dis : « Monsieur le Président, cela fait presque un demi-siècle que, sans faillir un seul moment à mon engagement, je sers mon pays sous votre autorité. J'ai participé à la lutte pour l'indépendance nationale, je me suis engagé dans l'action syndicale et, à plusieurs postes de responsabilités gouvernementales que vous avez bien voulu me confier, j'ai contribué à la création de l'État tunisien, du mieux que j'ai pu ». Puis utilisant une métaphore coranique, j'ai conclu : « J'espère que dans le misàne [la balance], le plateau du positif l'emporte sur celui du négatif». C'était une manière élégante de l'inviter à me faire connaître le motif de sa « décision » de mettre fin à mon mandat, trois semaines seulement après m'avoir désigné solennellement comme son dauphin officiel, devant la nation tunisienne et l'ensemble des représentants de la communauté internationale accrédités à Tunis, au cours du Congrès du PSD (Parti socialiste destourien) qui s'était tenu du 19 au 21 juin de la même année. Plus que mon limogeage proprement dit, plus que la manière inélégante qu'il revêtit, sa réponse à ma question me figea de stupéfaction et même d'incrédulité. D'un ton très doux, presque navré, Bourguiba me dit : « Si Mohamed, pourquoi avez-vous arabisé l'enseignement ? Je vous avais dit de ne pas le faire ». C'est tout. Il ne dit pas autre chose. Avais-je bien entendu ? Je n'en croyais pas mes oreilles. Ainsi donc, ce revirement si soudain, ce reniement même d'une décision solennelle que personne ne l'avait obligé de prendre, ce coup de pied intempestif aux usages institutionnels les plus convenus, auraient été dus à une réforme pédagogique qui remontait, en fait, à une dizaine d'années, que j'avais mis quatre années à appliquer en qualité de ministre de l'Éducation, sous l'autorité hiérarchique du Premier ministre de l'époque, HédiNouira, et, bien sûr, avec l'assentiment express de Bourguiba, lui-même. Si le Président avait, à un moment ou un autre, changé d'opinion sur cette réforme, il lui était loisible de l'arrêter, même après dix ans, sans recourir à ce séisme institutionnel. J'avais été quelque peu décontenancé par la révélation de la « cause » de mon limogeage. Je m'attendais à autre chose de plus substantiel et sérieux qui aurait pu justifier un tel ébranlement constitutionnel. Scène surréaliste et pourtant véridique où, face à face, un chef d'État autrefois justement admiré pour la lucidité de ses analyses, l'à-propos de ses initiatives et le courage parfois visionnaire de ses prises de position, explique à son Premier ministre désigné comme son dauphin moins d'un 17
mois auparavant, qu'il est dans la triste obligation de le limoger pour... faire avancer d'une classe (de la quatrième année du primaire à la troisième) le début de l'enseignement de la langue française !! Pour me donner contenance et presque pour meubler la conversation, je lui dis : « Monsieur le Président, hier vous avez décidé d'introduire l'enseignement du français en troisième année, au lieu de la quatrième. J'espère que vous aurez les maîtres compétents, en qualité et en nombre suffisants pour cet enseignement, non seulement dans les grandes villes, mais dans l'ensemble de la République ». Bourguiba se tut. Il ne répondit pas à cette remarque. Il m'a tendu la main et d'un ton affectueux m'a dit : « Si Mohamed, merci beaucoup pour tout et mes hommages à Fathia [mon épouse] » . Je l'ai remercié et pris congé. Ce fut ma dernière rencontre, en tête-àtête, avec cet homme qui a beaucoup compté dans ma vie. J'ai quitté le Palais présidentiel avec un curieux mélange de sentiments. J'étais attristé de la fin avortée d'une relation qui fut autrefois si intense et féconde, et profondément peiné du naufrage d'un homme exceptionnel devenu le jouet des intrigues de ses plus vils courtisans. Mais j'étais, au même moment, soulagé de n'avoir plus à maintenir la barre d'un navire manifestement aussi désorienté, d'un « bateau ivre ». J'étais léger comme si je venais d'être délesté d'un fardeau que trop longtemps je m'étais imposé de porter sur les épaules : Sisyphe débarrassé de son rocher 1 ! Et j'avais le sentiment que, quoiqu'il en soit des avanies de la vie politique dans un cadre autocratique, j'avais essayé de m'acquitter, au mieux possible, de mes responsabilités à l'égard de mon pays. À présent, je pouvais me consacrer à un tropisme plus personnel, en m'occupant à temps plein de ma revue Al Fikr (La Pensée) plus que trentenaire, au Comité international olympique et à l'écriture. Déjà, même lorsque je ployais sous le poids des responsabilités du Premier ministère, j'avais trouvé le moyen de m'investir dans des projets intellectuels qui correspondaient pour moi à un véritable besoin et répondaient à une vocation première. J'avais entrepris et mené à terme quelques actions qui avaient rencontré un certain succès à l'extérieur mais qui, sur le plan intérieur, m'attirèrent de solides inimitiés dans l'entourage immédiat de Bourguiba. Malgré les nuages que ces initiatives ont amoncelés sur ma tête, je ne regrette pas de les avoir entreprises parce qu'elles ont contribué, peu ou prou, à renforcer l'image internationale de la Tunisie. À la demande du directeur des éditions Publisud, l'économiste algérien Abdelkader Sid 1. Sisyphe, roi de Corinthe, condamné à hisser au sommet d'une montagne un énorme rocher qui sans cesse retombe. Albert Camus a superbement utilisé, dans L'Homme révolté, ce mythe comme une métaphore de la vacuité, voire de l'absurdité de la condition humaine.
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Ahmed, j'avais fait paraître dans la collection « Itinéraires » (qui devait donner la parole à d'autres leaders du Tiers-Monde, comme l'ancien président du Mexique, Luis Echeverria) un ouvrage intitulé : « La parole de l'action » qui retraçait mon itinéraire personnel, intellectuel et politique depuis ma naissance en 1925 à Monastir jusqu'au jour de la parution de l'ouvrage en 1984. Ce livre connut un certain succès en Tunisie et à l'extérieur et me valut d'être invité le 18 mars 1984 dans la célèbre émission télévisuelle 7 sur 7, animée alors par Jean-Louis Burgat et qui devait par la suite faire la réputation d'Anne Sinclair. Ma prestation fut saluée par cette jolie, quoique excessivement élogieuse, formule due au directeur du journal La Presse de l'époque, Abdelwahab Abdallah « À l'émission 7 sur 7, M. Mzalifait 10 sur 10 » ! ! Mon itinéraire culturel et le succès du livre me valurent également une invitation à la Sorbonne par le Chancelier des Universités de Paris, Hélène Ahrweiler qui me remit, au cours d'une réunion solennelle, la Médaille des Universités de Paris. On m'avait confirmé à cette occasion que j'étais la première personnalité du monde arabe à avoir eu cet honneur. Je dois avouer que l'ancien étudiant en philosophie à la Sorbonne que je fus pendant mes années de formation, ressentit, à ce moment, une émotion d'une grande intensité. L'université La Sapienza de Rome me réserva le même traitement, en février 1986. Ces succès internationaux affûtaient la jalousie de certains membres de l'entourage de Bourguiba et aiguisaient leurs craintes de me voir prendre la stature nécessaire pour devenir le dauphin incontestable du Président qu'ils maintenaient sous leur coupe, en profitant des faiblesses de son vieil âge. Je ne me rendais pas compte alors que j'étais « dauphin » dans un marécage qui grouillait de crocodiles ! Malgré tout, je poursuivais mon exigence de servir l'image internationale de la Tunisie et de corriger l'effet réducteur que les foucades de son vieux Président, amoindri et manipulé, lui faisaient subir. Il me fut, dès lors, relativement aisé de me consoler du vide créé par ma destitution en pensant que j'allais rapidement le combler par des investissements de nature différente dans le domaine des idées et de la création, et que ma retraite forcée allait me permettre de me consacrer à des activités intellectuelles qui me permettraient d'assouvir ma seconde passion et de continuer à travailler au service de la culture tunisienne, de son développement interne et de son rayonnement à l'extérieur. Hélas, l'avenir me démontrera que cette aspiration pacifique et légitime était un rêve naïf qui demeurerait, un long moment, hors de ma portée. Car c'était sans compter sur le zèle hargneux avec lequel me poursuivraient médiocres courtisans, ambitieux aux petits pieds et jaloux impénitents qui, dans l'entourage du vieux Président sur le déclin, ne me pardonneront pas d'avoir été désigné par Bourguiba comme son successeur officiel, de si 19
solennelle façon, le 19 juin 1986 et de leur avoir donné, même sans le vouloir, de si grandes sueurs froides. Bourguiba avait imposé depuis 1975 une disposition constitutionnelle qui faisait du Premier ministre le successeur automatique du Président, en cas de vacance du pouvoir, jusqu'à la fin de l'exercice législatif en cours. C'était le fameux article 57 de la Constitution. Le Président ne s'est pas contenté de parler de légalité constitutionnelle : il a personnalisé le pouvoir. Il ne s'agissait plus du Premier ministre qui doit, en cas de vacance du pouvoir, assurer l'intérim, mais de ce Premier ministre-là et pas d'un autre ! Il l'a dit publiquement à propos de Hédi Nouira à Giscard d'Estaing, alors ministre de l'Economie et des Finances, en 1973 dans son discours de bienvenue. C'est moi-même, intuitu personnae, qu'il désignait à présent comme il l'a répété à plusieurs reprises, surtout dans son discours d'ouverture du congrès du PSD le 19 juin 1986 l. À Jacques Chirac, qui s'adressa, en tant que Premier ministre, à Bourguiba au cours d'un déjeuner officiel, le 24 mai 1986, en ces termes que beaucoup entendirent : « La France a une grande estime pour M. Mzali, et je pense que vous avez fait le bon choix », celui-ci répondit « Rassurez-vous, il sera mon successeur ! ». Il a même désigné le successeur du successeur ! Que de fois ne m'a-t-il pas recommandé de nommer, le moment venu, Rachid Sfar Premier ministre. Le 22 juillet 1985, s'adressant aux secrétaires généraux des comités de coordination du PSD le chef de l'État leur a confirmé qu'il confiait la charge de l'État, après sa disparition, à Mohamed Mzali, le Premier ministre, son successeur constitutionnel. « Celui-ci devra alors, a-t-il ajouté, c 'est ma recommandation, prendre pour Premier ministre, Rachid Sfar. » Un jour, Wassila Bourguiba, la seconde épouse du Président, lui dit devant moi : « Tu es naïf Mzali a déjà son candidat, c 'est Mezri Chekir » ; et Bourguiba de répliquer : « Par Dieu ! S'il ne m'écoutepas, je sortirai de ma tombe et je protesterai ». Ainsi pour le Président, il ne s'agissait plus d'un président intérimaire qui doit affronter le suffrage universel comme d'autres candidats, mais de « l'héritier présomptif de la plus haute charge de l'État » 2 . Cette disposition et cette personnalisation constituèrent la « malédiction » des titulaires de ce poste : Béhi Ladgham et Hédi Nouira, avant moi. Car elles faisaient du Premier ministre, successeur automatique et en réalité intérimaire, l'ennemi à abattre par tous ceux qui se voyaient dans la peau d'un prétendant « légitime » et liguaient contre lui une cohorte hétéroclite de comploteurs se détestant cordialement les uns les autres, mais rassemblés par la haine commune qu'ils éprouvent à l'égard du dauphin constitutionnel. Avec moi, le climat s'est détérioré davantage : l'état de
1. Il l'a dit déjà le 22 juillet 1985 devant les membres du Comité central du Parti socialiste destourien. 2. À ce propos, il est instructif de rappeler le commentaire du général De Gaulle : «Je n 'ai pas de dauphin. Si j'en avais un, chaque fois que je le verrai, c'est ma mort que je verrais ! ».
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Bourguiba s'est beaucoup dégradé, il provoquait un tourbillon d'intrigues, aveuglait l'esprit d'hommes que la succession à portée de main saoûlait. Jamais l'expression « panier de crabes » ne mérita mieux son nom. Comme mes prédécesseurs, je n'échappais pas à cette « complotite » généralisée. A la tête de la cabale se trouvaient deux dames se haïssant implacablement, mais accordées dans leurs menées déstabilisatrices à mon encontre. Car chacune avait un ou plusieurs « champions » dans cette course éperdue à la succession du vieux Président. Les deux « Pompadour » du régime - comme on les surnommait sous cape - engagées dans une lutte à mort entre elles, me poursuivirent de leur vindicte convergente et, pour une fois, accordée. Pour ma part, je n'étais le protégé ni de l'épouse dite « la Majda » {la Glorieuse), ni de l'autre (« Mme Nièce »). Bien au contraire, pour l'une comme pour l'autre, j'étais, en tant que successeur désigné, l'homme à abattre. D'autres personnes étaient également acharnées à me mettre des bâtons dans les roues, comme l'on dit. Parmi elles, l'ancien ambassadeur de Tunisie en France, H. M., brillait par un zèle tout particulier qu'illustre l'anecdote suivante : Lorsque Jacques Chirac avait été désigné comme Premier ministre pour la première cohabitation, il avait émis le vœu de se rendre en Tunisie et en Côte d'Ivoire pour y rencontrer les deux sages de l'Afrique, les présidents Bourguiba et Houphouët-Boigny. H. M. me transmit ce vœu et je proposai une date que Jacques Chirac accepta. J'en informai Bourguiba qui exprima sa satisfaction. Deux jours avant l'échéance, H. M. me téléphona pour m'annoncer que Jacques Chirac était désolé de devoir, pour des raisons impératives de calendrier, reporter sa visite. Je proposai alors une autre date qui sembla faire l'affaire. Deux jours avant l'échéance, je reçus un coup de fil de H. M. qui me redébita, mot pour mot, le même laïus. Je répondis : « Dites-lui de ne pas s'en faire. Il vient quand il veut, il est chez lui en Tunisie. Il suffit de m'en informer un peu à l'avance. Je m'arrangerai avec le président Bourguiba » . Il en fut ainsi convenu. Et, rassuré, je vaquai à d'autres occupations. Aussi quelle ne fut ma surprise, lorsque recevant, quelques jours plus tard, Abdelhamid Ben Abdallah, un ami de la famille Chirac qui m'avait été présenté par celui-ci, le 31 mai 1985, à l'hôtel Crillon, à l'occasion de la présentation à la presse d'un de mes ouvrages ', il m'apprit que Jacques Chirac était étonné et même peiné que « Mon ami M. Mzali décommande, par deux fois, un rendez-vous avec le président Bourguiba » ! ! On peut aisément juger de ma stupéfaction. J'expliquai à Ben Abdallah la situation et nous téléphonâmes à Jacques Chirac pour lui redire ma disponibilité à le recevoir quand il veut et à lui assurer un rendez-vous avec le président Bourguiba. 1. L'Olympisme aujourd'hui, éd. Jeune Afrique, 1985.
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Je sentais qu'il partageait ma stupéfaction devant les entourloupes de l'ambassadeur aux agissements peu conformes aux usages diplomatiques et aux pratiques administratives, et qui risquaient de jeter une ombre sur l'amitié traditionnelle entre nos deux pays. La visite de Chirac eut lieu le samedi 24 mai 1986 et se passa dans les meilleures conditions, Bourguiba ayant tenu à l'accueillir lui-même à sa descente d'avion, contrairement aux règles du protocole. Dans ma voiture sur la route de Carthage, j'échangeai avec Jacques Chirac un avis partagé sur les parasitages qui ont failli empêcher cette visite. Tout à coup, il me dit : « Quels sont vos rapports avec Monsieur M. ? - Normaux, plutôt cordiaux jusqu 'à il y a quelques mois, mais depuis le début de l'année, il y a comme des parasites sur les ondes. - Oui, parce qu'après notre coup de téléphone, je lui ai dit : "Hédi, ne fais pas le con ; sois loyal avec ton Premier ministre ! " ». Mais je commis l'erreur de ne pas informer Bourguiba de l'inacceptable conduite de l'ambassadeur ; ce qui l'aurait immanquablement conduit à le rappeler et... à me débarrasser d'un ennemi de plus dans le cercle des comploteurs. En octobre 1986, après mon exil forcé, je rendis visite à mon ancien collègue et ami le Premier ministre Raymond Barre dans ses bureaux du boulevard Saint-Germain. Il m'apprit qu'il m'avait écrit une lettre au lendemain de ma disgrâce pour m'exprimer sa sympathie et m'assurer de son amitié, et qu'il l'avait remise à H. M. pour me la faire parvenir. Est-il utile de préciser que la commission ne fut jamais faite et que je ne connaîtrai jamais la teneur de ce message de Raymond Barre ? Autres « performances » de H. M. après mon limogeage : à l'occasion de la 91e session du CIO d'octobre 1986 à Lausanne, j'ai été longuement reçu à l'hôtel Beaurivage par le Premier ministre Jacques Chirac, en présence de Monique Berlioux, qui appartenait au cabinet de Chirac à la mairie de Paris, et de Guy Drut, ancien ministre des Sports et médaillé d'or (110 m haies) aux jeux Olympiques de Montréal en 1976. Chirac m'a exprimé sa déception car il avait téléphoné deux fois au palais de Skanès à Monastir pour intervenir auprès du président Bourguiba en faveur de mes enfants emprisonnés et torturés. Chaque fois, il avait eu au bout du fil H. M. qui trouvait toujours des raisons pour ne pas lui passer le Président. D'après le Middle East Insider, bulletin américain de nouvelles politiques et militaires confidentielles publiées par le « desk » de la CIA pour le Moyen-Orient, H. M. aurait empêché Albion Rnight, ancien membre du Conseil national de sécurité, de rencontrer le président Bourguiba, selon l'arrangement qui avait été effectué par l'ambassade de Tunisie à Washington dirigée à l'époque par Habib Ben yahia. Albion Knight désirait « attirer l'attention du Président tunisien sur la dépréciation de l'image de la Tunisie du fait des récents procès politiques, notamment ceux intentés contre l'ancien Premier ministre Mzali ». 22
Enfin c'est toujours H. M. qui déclara au Monde du 20 novembre 1986 : « Si Monsieur Mzali trouve pour ses insultes (sic) et son action de dénigrement hospitalité et audience en France, cela ne sera pas un facteur heureux pour l'amitié entre nos deux pays ». Quels efforts, quels trésors de persuasion, quel acharnement il m'a fallu déployer pour rattraper ce qui me paraissait être une erreur politique ou pour arracher des syndicalistes, comme Habib Achour, à la prison où voulait les jeter un Président en proie à ses tendances absolutistes ou pour protéger des hommes politiques, comme Ahmed Mestiri, de la rancune d'un chef vindicatif qui se considérait trahi par la décision de cet ancien éminent cadre destourien qui a osé démissionner du parti et créer son propre mouvement, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), et qui devait devenir le chef de file de l'opposition. À ce sujet, Jean de la Guerivière écrivait dans Le Monde du 10 juillet 1987 : «En fait, il y a plusieurs mois que le Premier ministre n'est pas maître du jeu, même pour les affaires relevant en principe de sa compétence. C'est le Combattant Suprême [Bourguiba] qui a décidé d'en finir avec Habib Achour et de chercher des ennuis à monsieur Mestiri, son ancien ministre dont il ne pardonne pas la défection ! ». Ce qui pour Bourguiba paraissait, dans le cas d'Ahmed Mestiri, comme une trahison, me semblait constituer, au contraire, un acte de liberté et de responsabilité qui grandissait, à mes yeux, son auteur et ajoutait à la considération que j'ai toujours eue pour lui et que je n'ai pas hésité à démontrer en arrachant un jour à Bourguiba son accord pour que Mestiri, malade, fut libéré et pût regagner sa maison après une opération effectuée non pas à l'hôpital militaire, mais dans une clinique de son choix.1 Plus tard, lorsqu'on m'accusa d'indifférence à l'égard de cette estimable personnalité, son propre neveu Omar Mestiri m'apporta le plus grand réconfort en me disant : « Monsieur Mzali, rassurez-vous. Je connais l'affaire dans ses moindres détails ; j'étais à côté de mon père lorsque vous lui avez téléphoné pour le prier d'aller le plus vite possible "sortir" son frère de l'hôpital militaire et de le faire soigner par la famille ». 1. Une manifestation eut lieu à Tunis le 18 avril 1986, en signe de solidarité avec la Libye, suite à l'agression des États-Unis contre ce peuple le 17 du même mois. Les chefs des partis politiques avaient été relâchés le jour même, y compris Mohamed Harmel (secrétaire général du Parti communiste tunisien) et Rached Ghanouchi (président du Mouvement islamiste tunisien An Nahda [la Renaissance]), sauf Ahmed Mestiri. J'ai plaidé son cas auprès de Bourguiba qui ne voulait rien entendre... « Il faut l'empêcher de se présenter aux prochaines élections... et puis son oncle Moncef Mestiri, un dirigeant notoire du Vieux Destour (décédé depuis plus de vingt ans), n 'avait jamais cessé de m'attaquer ! » Ayant appris que l'intéressé souffrait de problèmes urologiques, j'ai insisté plus fermement. Bourguiba m'a répété : « Qu'il meure en prison ! ». Puis il s'est ressaisi devant mon insistance et accepta de lui accorder la libération conditionnelle... De crainte que le Président ne change d'avis, j'ai téléphoné - de la Présidence - à son frère, le professeur Saïd Mestiri, afin qu'il aille - toutes affaires cessantes - sortir son frère de l'hôpital militaire...
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L'éditorial du journal Le Monde dans son numéro du 9 juillet 1986 commentait ainsi mon limogeage, avec en première page un dessin de Plantu montrant César poignardant, dans le dos, son fils Brutus : « Dans ce contexte, l'éviction de M. Mzali a valeur de symbole. L'homme de l'ouverture et de la démocratisation avait construit une image politique sur des thèmes que M. Bourguiba juge aujourd'hui hors de propos. Les adversaires du Premier ministre lui reprochent son laxisme. La démocratisation, aux yeux de certains dictateurs, est qualifiée de laxisme. L'heure était aux hommes à poigne et non aux conciliateurs... M. Mzali paie peut-être aussi le prix des émeutes du pain, de février 1984 '. Ce Premier ministre affable, accommodant et soucieux d'être en bons termes avec tous, s'étaitfait, au bout du compte, beaucoup d'ennemis... L'oppositionportait à son débit, tant en matière syndicale qu 'à l'égard des adversaires politiques, des décisions venues de plus haut, qu'il exécutait à contre-cœur [souligné par l'auteur]2 ». Il est utile de reproduire le commentaire de Michael Goldsmith, correspondant de VAssociated Press à Tunis : « La Tunisie, ce pays le plus occidentalisé du monde arabe, risque d'entrer dans une longue et dangereuse période d'incertitude, après la décision surprise mardi du Président à vie, Habib Bourguiba, de limoger son Premier ministre et dauphin, Mohamed Mzali, âgé de 61 ans. « De 1980 à 1986, le Premier ministre Mzali a réussi à tenir à l'écart les risques de subversion et de sabotage économique orchestrés par son voisin libyen, Moammar Kadhafi, tout en conduisant la Tunisie à travers une grave récession, la meurtrière "révolte (?) du pain " et le défi lancé par les intégristes islamiques. Depuis mardi, pas un quotidien national n 'a trouvé de mots pour apprécier l'œuvre accomplie par Mzali depuis 1980. Seule référence à l'ancien Premier ministre : un bref communiqué gouvernemental indiquant sans la moindre explication que M. Bourguiba avait nommé le ministre de l'Économie, Rachid Sfar, à la place de M. Mzali aux postes de Premier ministre, de dauphin du Président et de Secrétaire général du parti gouvernemental socialiste et destourien. « Les médias tunisiens (journaux, télévision, radios) se sont répandus en commentaires de louange sur l'honnêteté et l'efficacité de Rachid Sfar, 53 ans, mais ils n 'ont ni critiqué ni félicité son prédécesseur, comme s'il n 'avait jamais existé. « Cet important changement gouvernemental montre, s'il en est encore besoin, l'obéissance aveugle de cette nation de sept millions d'habitants au moindre caprice de son Président atteint, à 82 ans, d'artériosclérose, qui ne peut plus parler ou se déplacer sans aide... « Mme Saïda Sassi, âgée de 60 ans, habite en permanence dans le palais présidentiel de la banlieue de Carthage. Bien qu 'elle semble peu au 1. Cf. chapitre VI de la IVe partie : Le complot du pain. 2. C'est l'auteur qui souligne.
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fait des affaires politiques, plusieurs diplomates étrangers considèrent qu'elle utilise son ascendant sur Bourguiba pour modeler le gouvernement et sa politique à sa guise. En janvier dernier, une dispute a violemment opposé Mme Sassi à la propre épouse du Président, Wassila. La querelle s'est achevée avec le départ de Wassila du palais et l'annonce de l'intention de Bourguiba de divorcer. » L'analyse du journal Le Monde fait, à juste raison, ressortir le rôle ingrat du Premier ministre dans un régime aussi présidentialiste que le fut celui de Bourguiba. Bien sûr, on peut toujours ne pas accepter les règles du jeu et s'en libérer en se démettant. Mon erreur fiit, peut-être, de croire en la possibilité de changer les choses de l'intérieur du système et d'accorder à Bourguiba une confiance qui a excédé ses réelles possibilités, diminué qu'il était par le grand âge et la maladie, manipulé de surcroît par des courtisans avides et hypocrites, prisonnier de leur cercle et coupé des réalités de la société tunisienne dans laquelle il avait su, du temps de sa splendeur passée, s'immerger pour trouver les moyens de la faire mûrir et évoluer. Mon attachement sentimental à celui qui fut, pour moi, un second père m'a empêché d'avoir la lucidité nécessaire pour me rendre compte du poids que je m'imposai de prendre en charge. Les événements survenus, en marge de la tenue du Congrès du Parti socialiste destourien de juin 1986, devaient illustrer le regain de férocité avec lequel mes adversaires auprès de Bourguiba allaient accueillir ma désignation comme dauphin officiel. Le jour de l'ouverture du Congrès, le 19 juin 1986, devant les 1500 congressistes, l'ensemble du corps diplomatique accrédité à Tunis, plusieurs représentants de la presse internationale, Bourguiba me prend par la main et sur un ton à la fois solennel et ému, déclare : « M. Mzali est mon fils. Il est digne de ma confiance aujourd'hui autant que demain ». C'était une consécration solennelle que toute l'assemblée a applaudie et qui fut retransmise en direct à la radio et à la télévision. Bourguiba a ensuite quitté la salle sous les vivats. Avant de reprendre la séance, je fus vivement félicité par beaucoup de présents : « La succession est réglée, on n'a plus d'inquiétude » , me disaient militants, ambassadeurs et journalistes. Puis nous reprîmes les travaux sous ma présidence. Cependant, les choses qui paraissaient évidentes, ne l'étaient pas autant qu'on pouvait le penser. Avant le Congrès, un incident étonnant et même choquant était intervenu qui donnait un aperçu de l'atmosphère un peu irréelle et totalement irrationnelle qui s'était établie autour de Bourguiba. Il fallait lui préparer un discours. Le canevas de ce discours avait été arrêté lors d'une réunion qui s'était tenue chez moi, avec Béji Caïd Es Sebsi, ministre des Affaires étrangères et Hédi Baccouche, directeur du Parti. On s'était 25
entendu sur un plan comportant notamment un paragraphe sur la condition faite aux Palestiniens et la nécessaire solidarité avec leur lutte pour un État. Chedli Klibi a rédigé le discours sur la base de ce canevas et l'a lu au Président, en ma présence, sans que celui-ci n'émît la moindre réserve. La veille du Congrès, Mme Sassi me téléphona, furibonde, et me dit : « Qu 'estce que ce discours ? Le Président est en colère. Qu 'est-ce que vous avez dit sur la Palestine ? Mon oncle m'a dit : "Ce n'est pas la politique de Bourguiba " ». Puis elle a ajouté : « Pourquoi vous avez condamné Israël ? ». Je répondis : « J'ai condamné l'agression israélienne sur Hammam Plage ». Elle objecta : « Croyez-moi, M. Mzali, la Tunisie n 'a qu 'Israël comme ami et seul Israël peut nous être utile. Les Palestiniens c 'est de la rigolade, il ne faut pas leur accorder d'importance ». Je lui répondis : « Mais Madame, nous n'avons fait que reprendre la position de Bourguiba et celle du peuple tunisien ! Il n 'a jamais varié sur ce point. Il a toujours soutenu la lutte du peuple palestinien en symbiose avec le peuple tunisien. Qu 'il ait proposé une politique des étapes ou une stratégie rationnelle et réaliste, d'accord, mais Bourguiba n'a jamais failli à la solidarité ». Elle m'a dit : « Non ». Je lui ai répondu : « Écoutez, le discours est chez votre oncle. Il a été rédigé par M. Klibi et approuvé. Votre oncle n 'a qu a modifier ce qu 'il veut ». Et j'ai raccroché. Ce soir-là, vers vingt-deux heures, Mohamed Savah (ancien directeur du PSD et ministre de l'Équipement) et Hussein Maghrebi (membre du Comité central du PSD) ont été convoqués au Palais de Carthage où il leur a été demandé de rédiger une nouvelle mouture du discours. Les historiens peuvent comparer la première version rédigée par Klibi, en fonction du canevas qui avait été élaboré collectivement chez moi et le discours que Bourguiba a effectivement prononcé. Toute mention au soutien sérieux du peuple palestinien avait disparu ! En fait, c'était un moyen de monter Bourguiba contre moi, en prétendant que je voulais lui « forcer la main » ! Par amitié, Klibi a glissé deux ou trois lignes pour dire du bien du Premier ministre, à la fin du discours. Ce paragraphe a été maintenu et Bourguiba l'a prononcé. Ou bien les comploteurs n'avaient pas eu le temps de tout modifier, ou bien c'était destiné à endormir ma vigilance pour leur permettre de continuer d'agir dans l'ombre. Le Congrès s'est terminé tant bien que mal. Pourtant, une autre action de déstabilisation avait été programmée. Cette année-là, les résultats à l'examen du baccalauréat n'avaient pas été fameux et le nombre des candidats recalés avait été élevé. Je n'ai pas voulu tricher avec les procédures et me substituer aux arbitrages des jurys. Le mécontentement suscité par ces mauvais 26
résultats chez les parents d'élèves - dont certains personnages influents de l'entourage du Président - fut mis à profit par « Madame Nièce » qui tenta de provoquer l'ire de son oncle contre « la mauvaise gouvernance » (sic) de son Premier ministre. Le complot continuait à se tramer. Les observateurs étrangers l'avaient bien compris. Ainsi dans le Figaro du 20 juin 1986, François Hauter concluait un article consacré au compte-rendu des travaux du Congrès du PSD par cette analyse : « Confirmé par Bourguiba, Monsieur Mzali devra résister aux intrigues, du moins jusqu'aux prochaines élections de novembre ». De son côté, Jacques Amalric écrivait dans Le Monde du 21 juin 1986 : « Le discours du Premier ministre est celui dans lequel il demande à ses concitoyens de faire fi de toutes les menées insidieuses, de s'abstenir de colporter des rumeurs infondées. Est-ce un expert qui parle ? Sans doute. Mais il se refuse à être une victime. La bonne volonté de M. Mzali n 'est pas en cause, mais peut-être la mission qu 'il assume avec stoïcisme estelle impossible. Le jeu est calmé mais le jeu continue... ». Les analystes avaient saisi la portée des pressions que les intrigues de cour faisaient peser sur moi. Ces pressions se doublaient d'une hostilité déclarée de la part de la Libye qui me reprochait de défendre, avec détermination, les intérêts nationaux de mon pays face aux menées expansionnistes de son « guide » ainsi que mes protestations contre l'expulsion de travailleurs tunisiens par les autorités de Tripoli. Un troisième incident devait encore confirmer l'acharnement des comploteurs. Ils avaient persuadé Bourguiba d'outrepasser ses prérogatives statutaires et ne pas se contenter de nommer les membres du Bureau politique, comme il l'avait toujours fait depuis l'indépendance, mais de désigner les 90 membres du Comité central qui auraient dû, conformément aux statuts du Parti, être élus par le Congrès. Bien sûr, les noms de plusieurs de mes amis avaient disparu sur cette nouvelle liste '. Lorsque Bourguiba m'apprit qu'il allait établir lui-même la liste des nouveaux membres du Comité central, je fus sérieusement ébranlé. Je songeai même à faire une action d'éclat et à annoncer ma démission. Je ne l'ai pas fait parce que je pensais que Bourguiba pouvait se ressaisir et corriger ses erreurs, comme il l'avait fait à plus d'une reprise dans le passé. J'avais, bien sûr, tort. Et aujourd'hui, je regrette cette erreur d'analyse qui m'a fait manquer une grande occasion de sortir d'un jeu pourri, avec panache et dignité, et quelles que soient les mesures de rétorsion qui auraient pu m'atteindre. Je savais que je tenais ma légitimité de Bourguiba - et de Bourguiba seul - et je me disais que si un jour Bourguiba, pour une raison ou pour 1. Exemple de « l'absence » de Bourguiba à ce congrès : le matin de la clôture, Bourguiba me communiqua les noms des membres du Bureau politique qu'il avait choisis la veille avec sa nièce et ses courtisans. « La Nièce » intervint alors pour lui rappeler qu'il avait désigné aussi - toujours la veille - trois secrétaires généraux adjoints ! Ah oui, dit Bourguiba, et qui sont-ils au fait ? Et Saïda Sassi d'égrener leurs noms !...
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une autre, décidait de me décharger de mes fonctions, il me le ferait savoir et que ce serait peut-être mieux ainsi. Je pourrais m'occuper de ma famille, de ma revue, du Comité international olympique, etc... Pour moi, être ministre ou Premier ministre, c'était une occasion pour servir mon pays, ce n'était pas pour me servir. Et je me disais que tant que la Tunisie, à travers Bourguiba qui la personnifiait à l'époque, avait besoin de moi, je répondrai à l'appel sans reculer devant quelque sacrifice. Servir mon pays, c'était plus qu'un devoir, un sacerdoce. Mais lorsque cette mission viendra à échéance, je m'en irai sans me retourner, le cœur léger et la conscience tranquille. Le problème est que mon limogeage - comme l'a été sans doute celui de mes prédécesseurs fut le résultat de basses intrigues de cour 1 et non point l'issue raisonnée d'un bilan à clôturer ou d'une nouvelle orientation politique à appliquer. Il venait trois semaines seulement après une confirmation solennelle et montrait à quel point le système du pouvoir se trouvait à présent assujetti aux intrigues de cour, aux caprices d'un vieil homme manipulé et aux ambitions sans grandeur des parasites qui le phagocytaient. Quoiqu'il en soit, malgré la tristesse que je ressentais devant le naufrage de celui qui fut pour moi un maître, mon sentiment dominant fut alors le soulagement. Quelques jours après mon entrevue avec le Président, un communiqué émanant de la Présidence est tombé : « M. Mzali est suspendu de toute activité au sein du PSD ». J'étais Secrétaire général de ce parti ; j'aurais souhaité rester au Comité central ou simple militant de base, mais une décision du président du parti m'en a arbitrairement éloigné alors que j'avais commencé à y militer dès l'âge de 13 ou 14 ans. Cette décision n'était assortie d'aucune motivation et ne sanctionnait aucune recommandation de quelque organe que ce fut au sein du parti. C'était, en effet, au conseil de discipline que, conformément aux règlements, il appartenait d'abord de statuer. Le 3 août 1986, j'ai reçu avec mon épouse une carte d'invitation pour la cérémonie de célébration de l'anniversaire du Président, au palais de Monastir. J'ai estimé que j'étais invité comme simple militant ou alors en tant qu'ancien Premier ministre, comme dans tout pays civilisé. Avec mon épouse, nous nous sommes donc rendus au Palais de Skanès. Lorsque mon tour arriva, je m'avançai pour féliciter Bourguiba. Il était encadré au plus près par le directeur de son Cabinet, Mansour Skhiri et par Saïda Sassi à l'affût de la moindre parole que j'aurais pu prononcer. Ils furent sans doute déçus ou rassurés car je n'ai rien dit d'autre que : « Monsieur le Président, je vous félicite à cette occasion ». Ma femme formula le même vœu. Bourguiba dit « merci » et nous sommes partis dans un autre salon. Au fur et à mesure que nous avancions, 1. Mezri Haddad a bien analysé ce mécanisme de destitution par intrigues dont ont été victimes Ahmed Ben Salah, Béhi Ladgam, Hédi Nouira et moi-même. Cf. Non delenda Carthago, Éd. du Rocher, 2002.
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le vide se faisait autour de nous. Plusieurs ministres, des membres du Bureau politique s'écartaient et feignaient de regarder ailleurs. Constatant ces dérobades, j'ai dit à ma femme « Allons, partons ». Et nous sommes partis ! C'était la dernière fois que je voyais Bourguiba. Je méditais sur la vanité des honneurs, en me rappelant un vers de Corneille : « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus » et malgré tout je suis tenté de répondre comme Curiace : « Je vous connais encore et c 'est ce qui me tue ». 1 Cela m'a rappelé également ce que m'avait dit Bourguiba lui-même : « Le 1er juin 1955, le jour de mon retour de captivité, toute la Tunisie était à ma rencontre ; six mois plus tard, c'était la guerre civile avec les partisans de Ben Youssef ». L'odieux se mêla au grotesque, lorsque le public tunisien apprit, le 25 août 1986, par la bouche du nouveau Premier ministre, Rachid Sfar, que le président du parti avait décidé de nommer Béchir Khantouche pour me remplacer au sein du Bureau politique. Cet avocat de 45 ans s'était rendu célèbre par les exploits... de son épouse, Mme N. K. L'opinion publique savait que cette dame avait été introduite dans l'entourage de Bourguiba par Mme Sassi pour pousser le vieux Président à répudier sa femme. Cette farce vaudevillesque chez les Burgraves 2 avait fait les choux gras des humoristes sous le manteau. Si j'avais de la vanité, celle-ci aurait été mortellement blessée de me voir remplacé au Bureau politique par un tel « prince consort » !3 Mais le hoquet du rire fut vite réprimé. Dès le début de ce triste mois d'août 1986, j'avais été gravement atteint par les attaques contre ma famille. Le 8 août, mon fils aîné Mokhtar fut arrêté. Il devait être interrogé pendant près de deux mois par la brigade économique à la caserne de Bouchoucha. Malheureusement, le 13 août, lorsque Bourguiba reçut les membres du Bureau de l'Union des Femmes à l'occasion de la fête de la Femme, il fit à la télévision une déclaration alarmante : « On m'a dit que le fils de Mzali a mal géré, qu 'il a volé. J'ai dit qu 'il aille en prison ! ». 1. Cf. Horace de Pierre Corneille. 2. Drame historique de Victor Hugo mettant en scène une dynastie de très vieux nobles quasi centenaires. Le grand-père y réprimande le père septuagénaire en le traitant de galopin ! ! 3. Au sujet de la « réhabilitation » de Béchir Khantouche il serait instructif de lire l'article de Michel Deuré paru dans Le Monde du 28 juillet 1987 : « La disgrâce de M. Béchir Khantouche aura été aussi brève que son ascension avait été rapide. Le président Bourguiba a décidé, samedi 25 juillet, à l'occasion du trentième anniversaire de la proclamation de la République, de le réintégrer au Bureau politique du parti socialiste destourien dont il l'avait exclu voici moins de quatre mois (Le Monde des 16 et 29 avril) A la surprise générale, M. Khantouche avait été propulsé au sein de la plus haute instance du Parti il y a tout juste un an à la place qu'occupait l'ancien Premier ministre M. Mohamed Mzali. Il s'était ensuite particulièrement distingué en tant qu'avocat de l'accusation dans diverses affaires officiellement qualifiées de « corruption » et de « mauvaise gestion ». Aussi, après un tel zèle, l'annonce de son éviction du Bureau politique au mois d'avril dernier avait-elle fait sensation. Pas plus que l'infortune passagère de Béchir Khantouche, sa « réhabilitation » n'a fait l'objet d'aucune explication. Mais, à n'en pas douter, elle va venir alimenter les multiples rumeurs sur « les jeux du sérail » dont le Tout-Tunis a pris l'habitude depuis longtemps de se délecter ».
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C'était une condamnation publique par le chef de l'exécutif dans une affaire qui n'aurait dû relever que du pouvoir judiciaire dans un État de droit ! Des témoins oculaires de la scène, présents sur les lieux, ont affirmé que Bourguiba en parlant avait dit : « Le fils de Nouira ! ». Saïda Sassi et Mansour Skhiri lui ont dit : « Non, c 'est le fils de Mzali ». Il a rectifié : « Ah oui, le fils de Mzali ». On a fait par la suite un montage pour supprimer ce cafouillage et ajouter des applaudissements pour faire croire au peuple que Bourguiba a condamné par avance mon fils et que les participants à la réunion avaient applaudi cette décision. Ce qui ne fut pas le cas, en réalité. Mon fils est titulaire d'une maîtrise de mathématiques de la Faculté des Sciences de Tunis. Il a poursuivi des études de doctorat à Lyon. Lorsqu'il est rentré en Tunisie, j'étais ministre de l'Éducation. Il n'avait pas voulu devenir enseignant en arguant qu'il pourrait se sentir gêné vis-à-vis de ses collègues, vis-à-vis des élèves, du fait de sa parenté. Pendant quelques mois, il a préféré donner des cours particuliers. Un jour, son oncle - feu Férid Mokhtar - lui a proposé un poste au sein de la Société Tunisienne d'Industrie Laitière (STIL). Il y a travaillé pendant neuf ans comme numéro 2 du Magasin général - le numéro 1 était alors Hammadi Kooli. Lorsque le 1er juin 1986, mon beau-frère est mort d'un accident de voiture, mon fils a été chargé de diriger, à titre intérimaire, la société. Ce qu'il fit pendant un mois et demi, en attendant qu'un nouveau PDG fut nommé par le ministre de l'Économie, Rachid Sfar, à qui j'avais demandé expressément de pourvoir le poste par quelqu'un d'autre. À cette époque, et jusqu'à 2004 mon fils n'était pas propriétaire d'un logement ; il a toujours habité dans un appartement en location. Les policiers, qui l'ont interrogé, ont été surpris car ils n'avaient rien trouvé. Ils lui ont dit : « Tu n 'as pas un appartement en propriété, tu n 'as pas d'actions, tu n'as pas de compte courant à l'étranger, tu n'as même pas de voiture, qu 'est-ce que c 'est que ce phénomène ? ». Ils n'en revenaient pas et ils demandaient à ses collègues de la STIL de chercher n'importe quoi qui pût être retenu contre lui. En contre partie, ils leur promettaient des faveurs. Malgré cela, rien ne fut trouvé. On le condamna quand même, en octobre 1986, à dix ans de prison, sans la moindre preuve avérée à charge ! Le président du tribunal, un certain H. Mahjoub, s'était échiné en vain pour donner à ce procès un semblant de sérieux et à ce jugement ne fût-ce qu'un atome de bien-fondé. Par ce procès inique, on voulait montrer qu'autour de moi il y avait des pourris. J'appris plus tard que Bourguiba, troublé, avait demandé des nouvelles de mon fils et que sa nièce avait essayé de le convaincre que mon fils Mokhtar aurait subi la « mauvaise » influence de son oncle décédé. Une imprégnation d'outre-tombe en quelque sorte ! Une autre fois Bourguiba qui n'en finissait pas de perdre la tête, s'était étonné : « Il est neuf heures du matin et M. Mzali n 'est pas venu comme d'habitude, qu'est-ce qu'il lui arrive ? ». Parfois on essayait de me 30
charger auprès de lui en lui affirmant que j'avais mal géré et Bourguiba renâclait : « Mohamed ne fait pas çà, il est très probe et intègre ». Cela m'a été rapporté par plus d'un témoin. Un jour, devant son mausolée, il l'a crié si fort à la face de Saïda que même les chauffeurs et les policiers présents l'avaient entendu ! Les représailles envers mon fils n'ayant pas donné un bon résultat, les comploteurs passèrent rapidement au second scénario programmé. Ils ont arrêté mon gendre, le docteur Refaat Dali, en août alors que mon fils était déjà en prison, où il devait rester un an et demi. Il avait été soumis à des interrogatoires au siège même du ministère de l'Intérieur. L'accusation prétendait qu'avec quatre professeurs de médecine et moi-même, nous aurions préparé un plan pour destituer Bourguiba au motif qu'il était devenu incapable d'assumer ses fonctions. C'était comme une sorte de prédiction de ce qui se passera effectivement dix-huit mois plus tard ! Mon gendre a été plus que rudoyé pour qu'il avoue qu'on avait préparé un complot, ce qui était abracadabrantesque ! Ce scénario réussit mieux que le précédent. Bourguiba, qui peut montrer de la mansuétude dans plusieurs situations, ne pardonne jamais à qui se propose - ou est censé le faire - d'attenter à son pouvoir. C'est pourquoi, dès qu'on lui rapporta ce tissu de mensonges, il convoqua le tristement célèbre H. Z., procureur de la République et lui dit en substance, tel que cela me fut rapporté par la suite : « Mzali a voulu m'écarter, c 'est un crime qui est puni par la peine capitale. Il faut l'arrêter, le condamner à mort et l'exécuter par pendaison avant le 31 décembre 1986 ». Il ajouta : « Je sais que certains pays arabes et européens vont intervenir mais je tiendrai bon car Mzali doit être pendu comme Ali Bhutto au Pakistan » .' Cette information me décida à envisager, pour de bon, ma fuite de Tunisie. Cette décision n'avait rien à voir avec quelque sentiment de culpabilité que ce soit. Mais pour avoir vu avec quelle extrême rigueur Bourguiba avait traité ceux qui avaient attenté à son pouvoir, ou même tenté de le faire, je ne pouvais espérer ni procès équitable, ni jugement clément. Je ne pouvais pas me laisser conduire au gibet en me contentant de clamer mon innocence. C'eût été, au-delà de ma tragédie personnelle et de celle de ma famille, la victoire des fourbes et des cyniques et la défaite de la droiture et du dévouement. Je résolus de faire attendre le bourreau et de fausser compagnie à la corde déjà apprêtée pour me pendre. Je ne voulus pas connaître la même tragique destinée que plusieurs Premiers ministres avant moi et venir grossir la liste des réprouvés. Je résolus donc de quitter clandestinement mon pays à la première occasion. 1. Pourtant B.C.Essebsi rapporte dans ses mémoires que Bourguiba lui avait déclaré " qu'il pensait à moi comme président de l'assemblée Nationale " Il ajouta que Saïda Sassi se surpassa alors dans l'intrigue et remarqua que le plan concocté par ses " souffleurs " dépassait ses possibilités ; car il fallait m'éliminer !...
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Certains amis et quelques observateurs exprimèrent des doutes au sujet de cette version et croient encore que jamais Bourguiba n'a ordonné ma condamnation à mort. Ils pensent que j'avais été manipulé, désinformé, pour quitter le territoire tunisien. Je n'en suis pas sûr ! D'abord parce que ma source d'information était fiable. Ensuite parce que H. Z. a pratiquement confirmé le scénario en s'abstenant de démentir à deux reprises. En mars 1988, je reçus à Paris A. D., à l'époque rédacteur en chef du journal Assabah, qui m'avait demandé les raisons de ma fuite. Je lui ai affirmé que c'était pour sauver ma peau et pour défendre les miens qu'on avait jetés en prison. Quelques semaines plus tard, A. F., le rédacteur en chef adjoint du même journal, m'a rendu visite à son tour et m'apprit que dans le souci de poursuivre l'enquête, il avait envoyé un jeune journaliste dont j'ai oublié le nom interroger H.Z. : « Vous avez lu les déclarations de Mzali sur les raisons de sa fuite ? Qu 'en pensez-vous ? - Nous étions quatre responsables autour du Président ; pourquoi m'avez-vous choisi moi pour vous répondre ?... » Dans sa livraison du 17 avril 1988, l'hebdomadaire Tunis Hebdo titra en première page : Bourguiba a-t-il planifié de faire pendre Mzali ? Et toujours en page 1 d'expliquer : « Il [Mzali] a révélé que l'ancien Président avait convoqué un soir Hachemi Zammel, procureur général de la République [poste que j'ai supprimé en 1980, peu après ma nomination, et qui a été rétabli en juillet 1986, juste après mon limogeage, et supprimé à nouveau après le 7 novembre 1987], pour lui signifier qu'à la fin du mois d'octobre et au terme de la session parlementaire, il fallait arrêter Mzali, le déférer devant le tribunal avec son gendre et les autres "comploteurs" et le condamner à la peine capitale ». L'hebdomadaire poursuit : « La raison invoquée par Bourguiba pour infliger à son "bras droit" ce supplice suprême est le fait que Mzali aurait constitué un dossier médical prouvant l'incapacité de Bourguiba de gouverner le pays. Et Mzali d'ajouter que Bourguiba a exigé de H. Zammel : "Je veux que le dossier soit clos avant le 31 décembre. Je sais qu'il y aura des interventions en sa faveur, mais je tiendrai bon. Mzali sera pendu comme le fut Ali Bhutto au Pakistan " ». Tunis Hebdo poursuivait : « Dans le souci de mieux informer l'opinion publique sur ces accusations qui revêtent un caractère très grave, Tunis Hebdo a contacté par téléphone H. [Hachemi] Zammel, qui fait toujours partie du corps de notre haute magistrature, et l'a questionné à ce propos. Confiné dans un grand silence, H. Zammel a préféré ne pas s'étendre sur ce sujet. Étant tenu par le secret d'État, il nous a prié de comprendre sa position... ». Si ces déclarations étaient infondées, le plus simple pour Hachemi Zammel eut été de démentir ! Je voudrais rappeler rétrospectivement certaines décisions malheureuses du Président, prises quelques mois avant ma disgrâce. 32
Le 20 décembre 1985, à la clôture du Comité central du PSD, Bourguiba déclara : « Je tiens à vous dire que je consacrerai le reste de ma vie à l'élimination de la corruption... Vous avez pu constater que j'avais ordonné l'arrestation d'un individu qui s'était rendu coupable de malversations aux dépens de l'État. Il est cependant une chose qui m'avait peiné lors de ces arrestations, c 'est qu 'il y eut des interventions venant de personnes dont nous ne croyions pas qu 'elles se satisferaient de laisser les prévaricateurs continuer à piller les caisses de l'État ». Il s'agissait de Moncef Thraya, PDG de SOTUETEC, un bureau d'études employant 225 personnes dont 80 ingénieurs, tous Tunisiens, et qui coopérait avec un important bureau d'études français, la SETEC. Outre l'impact négatif sur notre économie nationale, notre réputation à l'étranger risquait d'en pâtir. Mansour Skhiri, directeur du cabinet présidentiel et ministre de l'Équipement, faisait du zèle et passait au peigne fin toutes les comptabilités. Il fit un scandale à cause d'une fissure de 0,2 millimètres apparue dans le revêtement de l'autoroute TunisHammamet que j'avais inaugurée quelques semaines plus tôt en compagnie du Cheikh Sâad El Abdullah, prince héritier du Koweït. Thraya, responsable de l'étude de ce projet, fut voué aux gémonies et arrêté. Quant à l'intervention à laquelle fit allusion Bourguiba, c'était celle de son propre fils, Habib Bourguiba junior. Quelques jours plus tard, un communiqué présidentiel d'une « sécheresse saharienne », selon l'expression de Bernard Cohen1 annonça qu'il a été mis fin aux fonctions de Habib junior en tant que conseiller spécial du président de la République. Toujours pour isoler l'épouse du Président, Saïda Sassi calomnia le PDG de Tunis Air, Mhamed Belhadj. Il fut arrêté le 7 janvier sans que je fusse consulté. Le ministre de la Justice, en bon juriste, transmit pour étude le dossier à quelques hauts magistrats qui concluèrent que les accusations n'avaient aucun fondement. Informée par le sieur Hachemi Zammel, Saïda Sassi dénonça Ridha Ben Ali, le ministre de la Justice, et l'accusa de défendre Mhamed Belhadj qui était un proche de Wassila. Bourguiba congédia le ministre de la Justice et le remplaça par Mohamed Salah Ayari le 12 février 1986. Commentant ces décisions fantaisistes, Françoise Chipaux écrivit dans Le Monde : « Tous les regards se tournent vers Mansour Skhiri qui constitue avec Madame Saïda Sassi la nouvelle garde rapprochée du Président tunisien, âgé de 83 ans », et conclut : « entre un Président toujours bien présent mais de plus en plus livré aux influences de son 13. Cf. Libération du 21 janvier 1986. Bernard Cohen a été le premier à révéler les maladies mentales graves dont souffrait le Président. Cf. son livre Bourguiba. Le pouvoir d'un seul Flammarion, 1986.
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entourage immédiat, un Premier ministre accusé d'immobilisme, mais en bien des circonstances ligoté par les diktats de Carthage, les désirs de vengeance qui animent les uns, les appétits politiques des autres, les Tunisiens sont de plus en plus désemparés ». Ligoté ? C'est peu dire ! Le 24 juillet 1985, je fus convoqué à 17 heures par le Président au Palais de Skanès à Monastir. À peine introduit dans son bureau, je le vois interpeller Allala Laouiti et j'assistai à une scène très pénible. Bourguiba : « On m'a dit que tu disposes de deux voitures ? » Laouiti : « Oui, Monsieur le Président. - Pourquoi ? - Une voiture pour moi et l'autre utilisée par ma femme pour ses courses. » Bourguiba se mit à crier et à lui trouver tous les défauts. Il le somma de remettre les archives à Mahmoud Belahssine et fit publier un communiqué annonçant « la résiliation du contrat de recrutement de Allala Laouiti, chargé de mission auprès du président de la République ». Je rappelle que l'intéressé assurait les fonctions de secrétaire particulier du Président depuis 1933. Il était le confident, l'intendant de la vie quotidienne, l'infirmier, le souffre douleur et l'exemple même de la fidélité. Ainsi le clan formé principalement par Mansour Skhiri et Saïda Sassi avait réussi à éloigner Bourguiba junior1, Allala Laouiti, Wassila... Bourguiba était de plus en plus seul. Mon tour arriva le 8 juillet 1986 !
1. Les relations entre le Président et son fils furent souvent tendues. Voici, à titre d'exemple, ce que m'écrivait Bourguiba junior le 25 juillet 1980 : « Mon cher Mohamed, je t'adresse ce message pour te prier de m'excuser de ne pas assister à la réunion suivante du gou\ernement et du Bureau politique ; en effet, ma présence ne se justifie plus, car, si depuis trois mois, j'ai réussi à me contenir afin de ne pas manquer de respect (ni à mon père, ni à mon Président, fondateur de notre parti, puis de notre pays...) en offrant ma démission, geste que je continue à rejûser de faire, pour les mêmes raisons, bien que du Conseiller spécial, il ne reste plus que le mot spécial, et je dirais même très spécial puisque je ne suis plus tenu au courant de quoi que ce soit des décisions prises ou à prendre. Mais si aujourd'hui je me retire sous ma tente, c 'est parce que mon père m'a traité comme un valet en me mettant à la porte et plus encore en insultant ma mère... » et plus loin : « Je constate que mon père est remonté contre tout ce qui porte le nom de Nouira (il m'a interrogé sur la formation de [son fils] Chékib) et comme j'ai eu le malheur de répondre honnêtement ce que je savais, je reçois des « Fous-moi le camp d'ici... et des tas d'injures .' (Din Waldek, din Aslak [Maudite soit la religion de tes parents ! Maudites soient tes origines !].../.
CHAPITRE II
« Crise économique » ou « sakana1 » ? Une manipulation comme prétexte Malgré les intrigues et les pressions exercées par le régime libyen, malgré le renvoi de certains ministres connus pour leur loyauté à mon égard, pour des prétextes dérisoires2, je poursuivais ma tâche. Cependant la situation économique devenait de plus en plus difficile : Les recettes nettes pétrolières sont passées, du fait de la baisse de la production des hydrocarbures, de 300 en 1985 à 200 millions de dollars. Le dollar, ayant doublé au cours du VIe plan, cette hausse a engendré, à elle seule, une augmentation du déficit de la balance des paiements de l'ordre de 300 millions de dollars, soit 15 % du déficit enregistré pendant les quatre premières années du Plan. Elle a aussi gonflé de 260 millions de dollars le remboursement du principal de la dette (soit 25 %). Elle a enfin aggravé notre niveau d'endettement dans une proportion de 25 % environ par rapport aux prévisions 3. La répercussion de la détérioration des termes de l'échange sur la balance des paiements a amplifié le déficit surtout durant les années 1984 et 1985. Alors que les prix du pétrole baissaient et que ceux des phosphates et dérivés stagnaient4, les prix des matières premières importées et consommées par notre industrie chimique, comme le soufre, augmentaient de près de 50 %. Les prix des biens d'équipement et des produits semi-finis augmentaient quant à eux de 9 % environ. 1. Sakana, en arabe parlé, peut se traduire par mauvaise querelle ou cabale. 2. Ainsi Béchir Ben Slama, ministre de la Culture, rappelait à Bourguiba le faciès de Salah Ben Youssef. Fraj Chadli, ministre de l'Education nationale partageait son nom avec un cousin nouvellement appelé au gouvernement ; Noureddine Hached, ministre des Affaires sociales, ne parlait que de la lutte de son père et si peu du Président, etc. 3. Cf. mon rapport moral au congrès du PSD du 19 juin 1986. 4. Superphosphate : évolution des prix ($ par tonne métrique) 1980 : 180,33 ; 1981 : 161,00 ; 1982 : 138,38 ; 1983 : 134,67 ; 1984 : 131,25 ; 1985 : 121,38 ; 1986 : 121,17. Soit une baisse de 59,16 $ par tonne métrique ou de 33 % comparée à un prix-record de 308 S par tonne métrique en 1974.
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Tout cela a causé un déficit supplémentaire dans la balance des paiements de 75 millions de dollars au moins pour la seule année 1985. Ce phénomène s'est poursuivi durant les six premiers mois de 1986, suite à l'importante baisse du prix du pétrole qui se situait à cette date autour de 15 dollars le baril, après avoir été de l'ordre de 30 dollars en 1985. Suite à cette chute brutale du prix du pétrole, nos ressources en devises ont baissé au moins de 40 millions de dollars. Le comportement hostile des autorités de Tripoli a engendré des pressions sur l'emploi et provoqué une régression de nos ressources en devises de l'ordre de 150 millions de dollars pour 1985 se composant comme suit : - 50 millions de dollars qui auraient dû être transférés à partir de 1985, conformément aux conventions. - 58 millions de dollars, suite à la baisse de nos exportations habituelles vers la Libye (huile d'olive, textiles...). - 5 millions de dollars suite au ralentissement des grands travaux. - 22 millions de dollars pour le non-règlement des marchandises déjà expédiées en Libye. Cela sans compter le manque à gagner dû à l'interdiction faite aux Libyens de venir en touristes dans notre pays. - La baisse enregistrée dans l'activité touristique suite au raid israélien sur Hammam Chott le 1er octobre 19851, et au raid américain sur Tripoli et Benghazi en avril de la même année, ce qui a créé un halo d'insécurité qui a embué toute la région. À ces causes exogènes, j'ajoute ceci : La brusque décision de « dégourbification » totale et immédiate prise par le Président début janvier 1986 et dont le coût, non prévu au budget, était estimé à 200 millions de dollars. En effet, moins d'une semaine après la promulgation de la loi de finances, j'ai trouvé un matin, dans le bureau présidentiel, Mohamed Sayah, ministre de l'Equipement, Salah Mbarka, ministre des Finances et l'inévitable Mansour Skhiri, directeur du cabinet. Le Président m'accueillit en larmes et me dit : « Hier, en écoutant à la radio un discours de Sayah, j'ai appris qu 'il restait 120 000 gourbis... Après 30 ans d'indépendance, je ne peux pas supporter cela. Arrêtez tous les projets, procédez à tous les virements nécessaires, mais éradiquez-moi tous les gourbis avant la fin de l'année en cours... ». Les ministres présents lui promirent d'exécuter ses ordres dans les délais prescrits, en omettant de lui dire le coût réel de l'opération, à savoir deux cent millions de dollars ! Je me suis battu tout seul pour le convaincre, par la suite, d'étaler ce plan sur trois exercices budgétaires. Un autre jour de janvier 1986, Bourguiba me fit part de sa décision de commander aux États-Unis, 54 tanks M60 (deux escadrons), dont le coût était estimé à plusieurs dizaines de millions de dollars et ce, sans étude 1. Cf. chapitre Du monde arabe et des relations avec Kadhafi (Ve partie)
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approfondie ni appel d'offres et comparaison des prix qui auraient pu être proposés par d'autres pays amis. Remarquant ma réserve, il me donna la raison de sa décision : il avait entendu, le matin même à la radio, que le roi Hussein de Jordanie venait de faire la même commande pour son armée ! Il m'a fallu de même insister pour le convaincre que l'achat de FI5 et Fl, coûteux et difficilement supportable pour notre économie, ne pouvait pas être d'une grande utilité pour le court terme, vu que notre armée nationale n'avait pas totalement « digéré » l'acquisition récente d'une escadrille de F5, imposée d'ailleurs par lui et signifiée, à l'insu du Premier ministre, à l'ambassadeur des États-Unis, convoqué d'urgence dans son bureau... et que nous n'avions à l'époque ni suffisamment d'aviateurs, ni suffisamment d'ingénieurs et encore moins de crédits pour maintenir ces F5 en état opérationnel de vol. Ces achats nous avaient déjà coûté presque cent millions de dollars avec les pièces de rechange, l'instruction et l'armement nécessaire. Or ces 12 F5 n'avaient pu intervenir à temps pour intercepter les F15 et F16 israéliens et encore moins éviter le raid du 1er octobre 1985... pour la bonne raison que les avions israéliens étaient d'une génération plus récente et donc plus performants. J'ai évité autant que j'ai pu de fragiliser notre économie, déjà très secouée par l'achat de ferraille dépassée. Il était loin le temps où Bourguiba se flattait de consacrer le tiers du budget pour l'éducation et la formation et à peine 5 % pour la défense nationale ! Toujours, durant la dernière année de mon mandat au Premier ministère, le Président « m'informa » qu'il venait de donner des instructions impératives aux départements concernés pour appeler deux mille recrues nouvelles. À la suite d'une manifestation estudiantine, il procéda de surcroît au recrutement de deux vagues successives et égales de deux mille agents de police. Il m'est arrivé aussi de louvoyer et, sous prétexte d'un supplément d'étude, de lui faire oublier ou de le convaincre de la non-opportunité ou de la non-rentabilité de telle ou telle dépense imprévue au budget. Voici un exemple parmi d'autres : il me convoqua un après-midi de 1982. Introduit dans son bureau, j'y ai trouvé Wassila et un certain Yahia, que je voyais pour la première fois. Il s'est présenté comme homme d'affaires, opposant au régime libyen et résidant en Suisse. Le Président me remit un dossier pour étudier l'achat de trois sous-marins anglais d'occasion « à un prix très convenable », insista-t-il. Wassila opinait de la tête. J'ai pris le dossier et l'ai remis aux services du ministère de la Défense en leur recommandant de prendre tout leur temps avant d'émettre un avis. Ni lui, ni moi n'en avons jamais plus parlé. Devant toutes ces difficultés budgétaires, économiques et psychologiques, qui s'ajoutaient au déséquilibre de plus en plus insupportable de la Caisse de compensation, aux grèves et aux menaces et fanfaronnades de Habib Achour, j'ai décidé de réunir en conclave le 37
gouvernement et le Bureau politique du PSD à Dar Maghrebia à Cartilage. Trois réunions marathon ont eu lieu les mercredi 14, lundi 19 et mercredi 21 mai 1986. Je préconisais une politique d'austérité, je ne désespérais pas de motiver mes collègues et de sensibiliser les organisations syndicales et patronales pour accepter une thérapeutique, dut-elle être rude. D'aucuns, surtout Ismaël Khelil, ministre du Plan, préconisa ce qu'il appelait un ajustement structurel. Je m'en méfiai d'instinct, comme de beaucoup de recommandations, souvent imposées par le FMI. Je savais que la médication « recommandée » par cette institution consistait non seulement à libéraliser, à abaisser les droits de douane à nos frontières mais surtout à privatiser. Je sentais que pareilles mesures provoqueraient la récession, développeraient la paupérisation. Je ne suis pas un spécialiste de l'économie, mais j'étais persuadé, car j'ai vu défiler dans mon bureau un grand nombre de « spécialistes » du FMI, de la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et un nombre incalculable de notes et de rapports sur la question, que les pays riches, par organisations financières internationales et experts interposés, imposaient partout, surtout aux régimes sans assise populaire réelle, ce qu'ils appellent la mise en conformité économique, c'est-à-dire la fin des subventions publiques aux produits de première nécessité, la dévaluation des monnaies des pays pauvres au profit des multinationales. Ce qui procurait des bénéfices juteux pour les riches, de bonnes miettes pour une minorité d'intermédiaires et de parasites et un appauvrissement croissant et inéluctable des miséreux. C'étaient déjà les lois d'airain de la mondialisation. Aujourd'hui, je suis frappé par la facilité avec laquelle de nombreux gouvernements s'accoutument à la résignation et au fatalisme au nom de la globalisation, mais agréablement surpris par la réaction des peuples, des ONG, des syndicats, à cette mondialisation, leur résistance et leur lutte pour échapper à ce carcan que les riches, les banquiers, les Grands imposent aux peuples. Je n'ai pas attendu les « antimondialisateurs », les manifestants de Seattle, Gênes et autres Kananaskis1 pour me faire une opinion. Au cours de ces réunions, j'ai émis donc certaines réserves sur certains de ces ajustements de structures dont j'appréhendais les conséquences : les privatisations sauvages, les licenciements, le chômage, la libéralisation des prix de base au nom de la soi-disant flexibilité. Beaucoup de mes collègues m'approuvaient, certains ne pipaient mot ; Rachid Sfar, quant à lui, défendait ma thèse avec véhémence voire emportement. Ce qui ne l'empêcha pas, quelques semaines plus tard, d'appliquer avec un zèle 1. Les sommets de Seattle (réunion de l'Organisation mondiale du commerce, 29 novembre-3 décembre 1999), Gênes (réunion du G8 - les 8 plus grands puissances mondiales -, 20 au 20 juillet 2001) et Kananaskis, petite station des Rocheuses canadiennes (réunion du G8, 24 juin 2002), ont été l'occasion pour les antimondialistes de se rassembler pour manifester avec force et violence leur opposition.
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excessif les recommandations du FMI et... d'ajuster structurellement ! À ce propos, une scène reste gravée dans mon esprit. C'était le 15 octobre 1986, c'est-à-dire trois mois après mon éviction. Au retour de Bizerte où il a célébré l'évacuation des troupes françaises, Bourguiba affirma qu'Ismaël Khelil1 lui avait rapporté que le gouvernement américain et la Banque Mondiale poussèrent un « ouf » de soulagement après le départ de Mzali. Je ne sais si c'était vrai. Mais Bourguiba a-t-il voulu me décerner, par contumace, un certificat d'indépendance et même de résistance vis-à-vis de certaines pressions extérieures ? Quoi qu'il en soit, et suite à ces réunions marathon tenues en mai, une note rédigée - je crois savoir - par l'actuel Premier ministre, Mohamed Ghanouchi, à l'époque directeur général au ministère du Plan, m'a été soumise le 6 juin 1986. Elle a été préparée conjointement par les départements du Plan, des Finances et de l'Economie, de l'Industrie et du Commerce ainsi que par la Banque centrale. Elle fut examinée et approuvée par le gouvernement, par le Bureau politique et par moi-même évidemment. Je me rappelle qu'il y avait été recommandé, entre autres, l'éventualité de rechercher des ressources extérieures additionnelles notamment par le recours aux facilités offertes par le FMI. Je rappelle cela pour dire que le gouvernement était conscient des difficultés économiques, dues dans la plupart des cas, à des raisons extérieures et qu'il avait pris les mesures adéquates en temps voulu. Le gouvernement dont le Premier ministre était Rachid Sfar, n'avait fait qu'appliquer certaines mesures que j'avais arrêtées le 6 juin 1986. La sakana était destinée à m'accabler et à justifier ma disgrâce devant l'opinion nationale et internationale. J'ajouterai à tout cela deux précisions : - PIB : taux de croissance annuel (à prix constant 1990) 1981 : + 6,5 % ; 1982 : - 0,5 % ; 1983 : + 4,7 % ; 1984 : + 5,7% ; 1985 : + 5,7%2 ; 1986 : ... ?. Soit pour l'ensemble de la période 1980-1986, une progression du PIB réel de 4,3 % en moyenne et par an. - Indice de développement humain (PNUD) selon les notes de mon ministère. 1960 : 0,258 ; 1980 : 0,563 ; 1985 : 0,610. Soit un progrès cumulatif entre 1980-1985 de 0,047 ou + 8,3 % ou + 1,2 % par an, comparé à + 6,5 % entre 1970-1980. Remarque importante : une part non négligeable de ce 1. Lequel, nommé gouverneur de la Banque Centrale après mon départ, s'empressa de convoquer un ancien ministre (A. L.) nommé, après sa démission en 1985, responsable d'une banque arabe à Paris, pour lui dire : « Ne croyez pas ce que publient les journaux tunisiens sur la soi-disant crise économique... Rien de grave en réalité... Seulement un besoin conjoncturel en devises... Je vous prie de demander à Abdallah Seoudi (haut responsable de cette banque) un prêt de 50 millions de dollars que nous rembourserons dans les trois mois avec les intérêts. Ce qui fut fait et le remboursement eut lieu comme prévu car les rentrées de devises programmées depuis janvier 1986 n 'avaient pas tardé. C 'est pour faire face à ce problème que j'ai fait appel depuis 1985 à nos frères arabes du Golfe. C'était donc une vraie cabale ! ». 1. Malgré le départ de M. Moalla ou grâce à lui ?! ...
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différentiel est due au fait que le rythme de progression de l'indice ne peut que se ralentir à mesure que le pays se développe. Ceci ayant été dit et quoique nous pensions que l'indice de développement humain (IDH) tunisien aurait pu enregistrer de meilleures performances au cours de la période 1980-1985, le fait que la Tunisie a réussi à conforter le niveau de son développement humain pendant les années concernées constitue un résultat positif en soi. Un événement peu connu, même de certains proches du pouvoir, et dont l'opinion publique ne sut rien, précipita ma disgrâce déjà programmée, non par le Président mais par les impatients. Début juin 1986, à la fin de l'une des audiences quotidiennes que le président Bourguiba m'accordait, Mansour Skhiri me tendit une simple feuille de papier ne comportant ni en-tête ni cachet, à part la signature du Président. Elle comportait le texte, rédigé en français, d'un projet de décret portant attributions du ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative que Skhiri cumulait avec la direction du Cabinet présidentiel. À la lecture, ce texte me parut vider le Premier ministère d'une grande partie de sa substance, en contradiction avec l'article 60 de la Constitution de la République, stipulant expressément : « Le Premier ministre dirige et coordonne l'action du Gouvernement. Il dispose de l'administration et de la force publique... ». Il contrevenait également aux dispositions de nombreuses lois en vigueur. En effet, il prétendait placer sous l'autorité d'un simple département administratif et technique non seulement des directions importantes telle que le contrôle des dépenses publiques et l'Inspection générale de l'Administration, mais attribuait au titulaire de ce département les présidences de la Commission supérieure des Marchés et celle du Conseil supérieur de la Fonction publique. Je n'étais pas trop étonné de trouver la signature du chef de l'État au bas de ce texte constituant une ineptie juridique, sur un papier quelconque. Je me souvins qu'un Traité portant fusion de la Tunisie et de la Libye avait été signé par Bourguiba, le 12 janvier 1974 sur un simple papier à en-tête d'un hôtel, l'Ulysse Palace de Djerba (situé à Houmt Souk). J'encaissai le coup et toujours respectueux du vieux leader et soucieux de ne pas troubler plus avant son état psychique, j'ai promis d'étudier ce dossier et de lui en reparler au courant de la même semaine. Je convoquai Mansour Skhiri dans mon bureau et j'eus avec lui une séance de travail au cours de laquelle je tentai, mais en vain, de lui faire comprendre l'inanité et surtout l'inconstitutionnalité d'un pareil projet qui contrevenait à la loi fondamentale tunisienne. J'appris entretemps que, déjà, Saïda Sassi et Mahmoud Belahssine harcelaient de coups de téléphone Hamed Abed, le conseiller juridique du gouvernement dépendant du Premier ministère, lui intimant au nom du chef de l'État, de faire publier ce texte en l'état, au Journal Officiel de la République tunisienne. 40
Le 7 juillet 1986, à Skanès, j'allais être introduit auprès de Président, quand Hamed Abed, haut cadre sérieux et scrupuleux, m'appela au téléphone pour m'informer, d'un ton pour le moins embarrassé, des menaces que Saïda Sassi et Mahmoud Belahssine lui avaient adressées le matin même, toujours dans le but d'obtenir la publication du fameux décret au Journal Officiel. J'ai aussitôt apostrophé Mansour Skhiri qui se profilait comme d'habitude dans les parages du bureau présidentiel. Il se contenta alors de rétorquer, approuvé par Mahmoud Belahssine qui l'accompagnait, que telle était, en effet, la décision du président de la République. Je déclarai à nouveau que ce texte était illégal et anticonstitutionnel et qu'avant de lui donner force exécutoire, il fallait, au moins, modifier un certain nombre de textes préexistants. J'eus droit alors à une répartie mémorable de la part de Mahmoud Belahssine : « On publie d'abord le décret ; on modifie les lois ensuite ». Je tins bon néanmoins et lui dis que je me proposais de convaincre le chef de l'État et qu'au besoin je démissionnerais. Peu après, le Président me reçut. Il ne fit aucune allusion à ce sujet. Mais en sortant avec Bourguiba qui voulait faire les cent pas, j'entendis Saïda Sassi lui susurrer à plus d'une reprise : « Tu n 'es plus chef de l'État, mon oncle ! Non, tu ne l'es plus puisque ton Premier ministre Mzali refuse de publier un décret signé par toi ». Je rejoignis aussitôt mon bureau à Tunis et fis convoquer le conseiller juridique du gouvernement pour étudier avec lui ce qu'il y avait lieu de faire pour rendre ce texte acceptable et publiable. J'appris qu'il venait d'être appelé au Palais de Skanès par l'entourage du Président. Chassécroisé qui éclaire d'un jour cru les méthodes des courtisans. Le lendemain 8 juillet, j'étais limogé sans même être convoqué ou informé. Le mercredi 9 au matin, je passai mes « pouvoirs », si on peut dire, à mon successeur Rachid Sfar et je crus utile de lui signaler l'existence de ce dossier « délicat ». Avec une indifférence totale, ou une totale inconscience, il me répondit superbement : « Je compte faire publier ce décret. Le Premier ministre n'a pas à s'occuper de ces... détails ». C'est ainsi que l'on donna vie à ce mongolien juridique qui, avec l'appoint d'une description apocalyptique de la situation économique faite au Président en mon absence le mardi matin 8 juillet, permit aux comploteurs de m'écarter Bien sûr, je ne pouvais nier le revers que je venais de subir. Mais ma conception de l'engagement politique m'avait amené à ne concevoir ni amertume, ni esprit de vengeance. Ma longue traversée des allées du pouvoir, côtoyant toutes sortes de bassesses humaines, lâcheté, cynisme, hypocrisie, n'a jamais entamé mes convictions de jeunesse. Pour moi, l'action politique n'avait de sens que 1. On m'a rapporté que Bourguiba m'a donné raison en mon absence sur mon refus de dévaluer, car, aurait-t-il dit , ce sont les citoyens modestes qui en souffriront...
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si elle reposait sur un esprit de dévouement. Il fallait servir et non se servir. Une parole de Farhat Hached, le grand leader syndicaliste, m'avait marqué profondément, depuis que je l'avais lue en 6e année au Collège Sadiki, dans le journal du Néo-Destour1 Al Horrya \« Jet 'aime, ô peuple ». Je me sentais consubstantiellement relié à ce peuple dont j'étais issu et je ne pouvais concevoir de plus haute ambition que de le servir, du mieux que je pouvais. L'expérience politique et ses servitudes n'ont jamais réussi à extraire de mon cœur cet idéal kantien, ni l'enthousiasme que procure le devoir accompli. Je quittai mes responsabilités d'un cœur léger, en pensant aux multiples activités, dans les domaines intellectuel et sportif, qui m'attendaient, ainsi qu'au temps plus détendu que j'allais pouvoir consacrer à ma famille, à mes amis, les vrais, ceux qui entrent, comme dirait Vauvenargues, quand les autres sortent. Les tragiques événements allaient biffer ce rêve et m'obliger, seize ans durant, à engager un combat pour récupérer mon honneur et la quiétude des miens 2.
1. Le Néo-Destour a été fondé par Habib Bourguiba le 2 mars 1934 lors du Congrès de Ksar Hellal. Ainsi appelé par opposition au Destour, fondé en 1920 par Abdelaziz Taalbi et jugé « archéo » dans sa plateforme politique et ses méthodes. 2. A propos de Mansour Skhiri j'affirme que je n'y suis pour rien dans sa nomination. Au contraire, j'ai résisté autant que j'ai pu à l'application des décisions présidentielles le concernant. Certains, croient aujourd'hui encore que j'avais pensé renforcer ma position au gouvernement grâce à lui. B.C.Essebsi l'affirme dans ses mémoires (Le Bon Grain et l'Ivraie). La réalité est toute autre !...
CHAPITRE III
Le tranchant de l'exil Tu as vécu sans rencontrer l'adversité ? Personne ne saura ce dont tu étais capable. Toi-même, tu n 'en sauras rien. L'épreuve est nécessaire à la connaissance de soi. C'est l'expérience qui nous fait prendre la mesure de nos propres forces... L'homme de bien ne doit craindre ni la souffrance, ni la peine. Il ne doit pas se plaindre de la destinée, et quoiqu 'il advienne, il en prendra son parti et tournera toute aventure à son avantage. Ce qui compte, ce n 'est pas ce que l'on endure, c 'est la manière de l'endurer. Sénèque, Lettres à Lucilius
L'ambiance autour de moi était devenue irrespirable. Ma belle-fille avec son bébé dans les bras, rendait visite tous les jours à son mari emprisonné, d'abord au centre pénitentiaire de Gammarth, ensuite à la caserne de Bouchoucha. Un jour, elle me dit .' « Le commissaire qui interroge Mokhtar m'a déclaré : "Il n'y a absolument rien contre votre mari. Le dossier est vide. Il faut que votre beau-père aille à Monastir et voie Bourguiba pour lui dire que son fils n 'a rien à se reprocher " ». Je lui répondis : « Je n 'irai voir personne, je ne frapperai à la porte de personne. Durant toute ma vie, je n 'ai rien sollicité de personne. Arrive ce qui doit arriver ! ». D'un autre côté, ma fille était sans nouvelle de son mari, médecin comme elle, et qui avait été arrêté sous la fallacieuse accusation du « complot médical ». Elle ne savait même pas où il se trouvait et était éconduite chaque fois qu'elle demandait à le rencontrer. Courant août, elle m'informa : « Aujourd'hui, un policier m'a dit : Ne vous en faîtes pas madame, nous ne sommes pas au Liban, votre mari est vivant ». C'était une ambiance terrible, oppressante... Parallèlement, la presse s'était mise à tirer sur moi à boulets rouges. On avait soufflé à certains journaux du Moyen-Orient des « indiscrétions » calculées, comme quoi 43
ma maison était un palais, et autres balivernes... Les accusations portaient aussi sur ma « mauvaise gestion », etc. Evidemment, je ne recevais personne, c'est-à-dire que personne ou presque ne venait me voir. De temps en temps, des gens me disaient : > le département et de « m'oublier ». J'espérais secrètement que le chef de l'État, mis au courant de ma « grève », allait me libérer de cette charge ministérielle et de... la politique. Cependant une dizaine de jours plus tard, Tahar Belkhodja m'informa que le Premier ministre souhaitait me voir. Celui-ci insista. Je sentais que la situation ne pouvait pas encore durer longtemps en l'état ; il fallait trouver une sortie. Je résolus de crever l'abcès en lui demandant, en sa qualité de secrétaire général du Parti, de convoquer une réunion du Bureau politique devant lequel j'exposerais les grandes lignes de mon plan de réforme que l'on mettrait aux voix. Je l'ai convaincu, que n'étant pas un technocrate, ni un carriériste, je ne pouvais « gérer » ce département tellement sensible, sans me conformer à mes convictions et à ma conscience. Nouira eut l'amabilité d'accepter ma proposition. Mais au lieu de se réunir une seule fois, le Bureau politique se réunit à trois reprises. Mon plan recueillit une quasiunanimité de la part de la quinzaine de membres du Bureau politique. Fort de cette clarification, j'allais, pendant quatre ans, de 1976 à 1980, m'attaquer aux nombreux problèmes que j'ai trouvés en reprenant mes fonctions à la tête de l'Éducation nationale. Qu'il me soit permis de faire justice d'une accusation infondée que certains, comme Charfi, n'ont pas hésité à reprendre ici et là. Je n'ai jamais arabisé l'enseignement de la philosophie, ni retiré du programme tel ou tel auteur jugé « dangereux ». L'arabisation de l'enseignement de la philosophie fut l'œuvre de Driss Guiga, comme en témoigne un des numéros du Journal officiel de l'année 1975, une année 201
avant ma reprise en charge du ministère de l'Éducation nationale C'est pour réduire l'influence des philosophes « rouges » que Driss Guiga avait proposé l'arabisation de l'enseignement de la philosophie. Au cours d'une réunion du Bureau politique en juin 1974, en pleine période d'examens, il n'avait pas hésité à lire, devant nous quelques copies de dissertation philosophique au ton révolutionnaire particulièrement exalté pour emporter l'adhésion de Hédi Nouira à son projet d'arabiser l'enseignement de la philosophie, afin de créer, dans son esprit, un contre-feu à l'influence dominante de la pensée marxiste et révolutionnaire parmi les élèves et les étudiants. Les préjugés et les idées reçues ont la vie dure. Un militant marxiste, rompu en principe à la dialectique et à l'esprit critique, Gilbert Naccache, affirme, simplement par ouïdire, dans un article intitulé « Voyage dans le désert tunisien » 2 : « [ . . . ] Car un jour, on s'est aperçu qu 'il y avait incompatibilité entre la nature du régime et la culture. C'était en 1976. Le ministre de l'Éducation d'alors, Mzali, a considéré que la culture française était porteuse de contestation, et il a fait modifier en conséquence les programmes scolaires. Il a notamment arabisé la philosophie, c'est-à-dire supprimé l'enseignement de la philosophie française en tant que philosophie du questionnement [...] ». Espérant qu'il est de bonne foi, je souhaite qu'il ait l'occasion de lire ma mise au point et qu'il se pose... des questions ! En conclusion, il faut laisser la paternité de l'arabisation de l'enseignement de la philosophie à son initiateur : Driss Guiga et ne pas me l'attribuer pour, pensent certains, « aggraver » mon cas. Quant à la « disparition » de Voltaire c'est, de la part de Charfï, une illusion d'optique. L'enseignement de l'œuvre de Voltaire a toujours fait partie du programme de littérature française de sixième année secondaire. Tout comme Montesquieu, Diderot et les Encyclopédistes. On les a toujours enseignés dans ce cadre. Et on continue, de nos jours, à le faire. Je ne pense pas un seul instant qu'un universitaire de la stature de Abdelwahab Bouhdiba, qui avait présidé alors la commission des programmes, aurait pu collaborer à une entreprise de « dérationalisation » du contenu des programmes de philosophie, ni qu'il aurait pu cautionner l'élimination de Descartes, de Spinoza, de Freud ou même de Marx. Je ne pense pas non plus que les nombreux professeurs français 3 qui avaient fait partie de cette commission auraient pu accepter un virage vers l'obscurantisme ! En réalité,
1. C'est à Driss Guiga aussi que l'on doit aussi « l'orientation universitaire » à partir de 1975. Je regrette que le temps m'ait manqué pour amender ou perfectionner cette « innovation ». 2. Paru dans une revue intitulée Les Inrockuptibles, en 2003. 3. 23. Je me rappelle avoir lu des rapports rédigés par ces enseignants français qui se plaignaient de la faiblesse de leurs élèves en langue française !... Je précise encore une fois que ces élèves de classe de philosophie en 1975, « tellement médiocres en français ! », étaient élèves de première année secondaire en 1967 ou 1968, c'est-à-dire qu'ils étaient « le produit » de la décennie Messadi.
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il avait été décidé simplement d'ajouter l'étude de philosophes musulmans tels que Abu Hamed Ghazali ! , Avicenne 2 ou Averroès 3. J'ajoute encore que les professeurs tunisiens de philosophie, aussi bien dans l'enseignement secondaire que supérieur, avaient gardé leurs postes et fait simplement l'effort de s'exprimer en arabe. Driss Guiga a dû « remercier » plusieurs enseignants français de philosophie ou les reconvertir dans l'enseignement du français. J'ajoute encore que le professeur Charfi, que j'apprécie en tant qu'homme et dont je respecte les convictions, s'est laissé « déborder » par le ministre Charfi puisqu'il a déclaré à Jeune Afrique4 que «[...] Parfois dans le passé des mesures à caractère "démagogique" (!) ou politicien ont été prises, notamment en réaction à la montée de la gauche, contre laquelle on a cru bon d'injecter une dose d'arabisme et d'islamisme. Ce fut une erreur jointe à beaucoup d'autres, dont on mesure désormais les conséquences ». Si je suis visé, je souhaiterais qu'il soit persuadé que je n'ai agi, sous l'autorité de Hédi Nouira, que par conviction et non par calcul politicien et que cela m'a beaucoup coûté, ne serait-ce que parce que j'ai été renvoyé deux fois du ministère de l'Éducation. Puisque nous sommes dans le rétablissement de certaines vérités, faisons justice de quelques autres contre-vérités. Je voudrais réfuter une autre « accusation » que des contempteurs peu soucieux du respect de la vérité historique n'ont pas hésité à m'adresser en la truffant de sous-entendus infondés. J'aurais défendu l'enseignement zitounien que ces mêmes critiques considèrent, tout à fait à tort, comme le ventre qui a enfanté l'intégrisme5. D'abord un rappel historique : l'université de la Zitouna, vieille de plus de treize siècles 6, a joué - de la même manière que sa sœur aînée au Maroc, l'université Quarawyne (fondée par une princesse de Kairouan) - le rôle de véritable conservatoire de l'identité culturelle tunisienne. D'éminents juristes, penseurs et écrivains tunisiens y ont été formés. Ainsi le cheikh Ali Ibn Zyad (son tombeau se trouve à la Casbah), qui a introduit 1. Théologien de l'islam (1058-1111). 2. Médecin et philosophe d'origine iranienne (980-1037) dont les ouvrages furent des références jusqu'en Europe. 3. Philosophe arabe (1126-1198). 4. N° 1530 du 30 avril 1990. 5. Un décret beylical paru le 1er novembre 1842 porte institution de l'université de la Grande Mosquée. Le 4 novembre 1884 parut un décret disposant que les examens des élèves de la Grande Mosquée seront passés à Dar El Bey de Tunis. 6. Au moment de mettre sous presse ce manuscrit, je viens de lire dans Le syndrome autoritaire (Presses de Sciences Po, avril 2004), dont les auteurs, Michel Camau et Vincent Geisser sont des chercheurs reconnus comme spécialistes du Maghreb : « [ . . . ] la thèse d'une hégémonie islamiste fabriquée par le pouvoir afin de "casser" l'influence de la gauche universitaire - le mythe du complot mzaliste contre la gauche laïcisante — nous semble non seulement caricatural mais aussi aveugle... » et ils ajoutent : « thèse rarement étayée d'éléments historiques probants (archives, preuves, témoignages...). Pour le cas de la Tunisie, ce type d'analyse grossière sera tenu jusqu 'au début des années quatrevingt- dix... ».
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dans notre pays le livre El Mouatta de l'imam Malek qui enseignait à Médine, et qui a poussé l'imam Sahnoun et le cadi Assad Ibn Fourat - le conquérant de la Sicile - à aller apprendre le malékisme 1 à Médine... Ainsi Ibn Khaldoun, le père des sciences sociales, Salem Bouhajeb, Tahar et Fadhel ben Achour 2, Tahar Haddad ou le poète Abul Kacem Chabbi..., furent les produits réussis de cet enseignement. D'un autre côté, il est prouvé statistiquement que les étudiants intégristes se sont multipliés au sein des facultés scientifiques et sur les bancs des universités européennes et non au sein de la Zitouna, ni même majoritairement au sein des facultés littéraires de l'université tunisienne. Dans la Zitouna, l'enseignement, certes traditionaliste, était marqué par un quiétisme et une tempérance propres à la pratique majoritaire d'un islam populaire tout à fait modéré. En outre, l'enseignement littéraire pousse à la réflexion critique et au questionnement interrogatif. Il engendre les contrefeux naturels à l'endoctrinement simplificateur. Tel ne paraît pas être le cas de l'enseignement scientifique qui semble pousser à l'affirmation catégorique ou, tout au moins, à la simplification opératoire. Là réside, peut-être, l'explication de ce paradoxe étonnant mais indiscutablement prouvé par des statistiques objectives et neutres : la masse des étudiants intégristes se recrute, en majorité, au sein des facultés scientifiques et techniques. En tout état de cause, au moment où j'exerçais des responsabilités à la tête du ministère de l'Éducation nationale, la question de l'intégrisme n'était pas à l'ordre du jour. En aucune façon, l'enseignement zitounien ne pouvait être tenu pour le terreau de ce qui allait devenir, plus tard, le phénomène intégriste. Au contraire, ma ferme conviction demeure que l'enseignement, traditionnel et non manipulé, d'une religion prônant la tolérance pouvait constituer un barrage devant ceux qui veulent utiliser la religion pour des objectifs politiques de conquête du pouvoir par la violence. Certains ont également tenté de me prêter la paternité de la police universitaire. C'est un mensonge et une contrevérité. C'est Driss Guiga qui a créé, en 1975, au sein des universités, le corps des vigiles et c'est Tahar Belkhodja qui a créé les BOP (Brigades pour l'ordre public). C'est moi, par contre, qui ai supprimé les vigiles, dès mon accession au poste de Premier ministre. De même que j'ai immédiatement ordonné la libération d'étudiants croupissant en prison, depuis la « reprise en main » musclée décidée par le tandem Guiga-Belkhodja. J'ai, en revanche, résisté à toutes les pressions me
1. L'un des quatre rites de la Sounna - dont les fidèles sont dits « sunnites » - institué par Malek ibn Anas, né et mort à Médine (715-795). 2. Fadhel Ben Achour a été mon professeur de philosophie musulmane en 7ème année au collège Sadiki. Nous sommes devenus amis. J'ai eu le triste privilège de prononcer son oraison funèbre en avril 1970 au cimetière du jellaz en présence de son père cheikh Tahar et de Béhi Ladgham, premier ministre.
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demandant de muter ou de sanctionner des professeurs ou des proviseurs peu dociles. Parmi les enseignants que j'ai protégés, parce que ma conscience me l'imposait, je me contenterai de citer un cas. Nouira me demanda un jour, « d'écarter » Mme S. Boulahya de son poste de directrice du lycée d'El Omrane, au motif que son mari qui faisait partie des cadres du parti d'opposition MDS (Mouvement des démocrates socialistes), menait campagne contre le gouvernement. J'eus beau essayer de convaincre le Premier ministre qu'après enquête, cette dame se révélait être une enseignante de haut niveau et une directrice irréprochable et, qu'en conséquence, toute sanction à son encontre serait une mesure injuste et injustifiable, il demeura ferme, exigeant de l'écarter de son poste. À bout d'argument, je lui dis fermement : « M. le Premier ministre, nommez un autre ministre pour ce "boulot" ». Il ne répondit pas et mit fin à l'entretien. Mais il ne revint plus sur le sujet. Et Mme Boulahya put continuer à diriger le lycée d'El Omrane, avant d'être promue, par mes soins, directrice du lycée d'élite Bourguiba. Plus tard, je la rencontrai à Monastir. Elle me fit comprendre que, bien que je n'en aie parlé qu'à Hédi Zghal, alors secrétaire d'État au ministère de l'Éducation, que j'avais sollicité pour l'enquête, elle était au courant de l'affaire et qu'elle tenait à me remercier. « De quoi parlez-vous ? » me suisje contenté de lui dire... En tout cas, après avoir réussi à faire adouber mon projet de réforme du système éducatif par le Bureau politique, je pus, de manière un peu plus sereine que les deux fois précédentes, mettre en application mes idées, rénover le système traditionnel de transmission du savoir de sorte à le rendre apte à s'ouvrir sur les valeurs de la modernité tout en assumant son authenticité et son enracinement culturels. Ma réforme comportait trois grandes parties. Seule, l'une d'entre elles, « l'arabisation », retint l'attention et devint matière à polémique. Les deux autres volets, tunisification des programmes et tunisification des cadres furent, en général, négligées. Je voudrais essayer de clarifier le débat au sujet de cette question de l'arabisation et faire, une fois pour toutes, justice des mauvais procès remplis d'erreurs, quand ce n'est pas de mauvaise foi, auxquels cette question donna lieu. Déjà, en 1978, le Premier ministre, Hédi Nouira m'avait informé un jour, sans préavis, que le Président avait décidé de diviser le département en deux, nommant Abdelaziz Ben Dhia à la tête de l'Enseignement supérieur et me laissant le reste. Un de mes fils avait eu ce commentaire : « Papa, si tu continues à parler d'arabisation, tu n 'auras plus, dans quelques mois, que le ministère des Écoles maternelles ».
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De fait, cette question de l'arabisation n'allait pas finir de me compliquer l'existence jusqu'à la conclusion paroxystique que l'on sait ! Je voudrais, avant de mettre les choses au clair sur cette question, rappeler d'abord quelques principes. La langue, disait Heidegger, est la demeure de l'être. La langue d'un peuple est indissolublement liée à sa culture, à sa manière de vivre, à ses valeurs, à la structuration de sa conscience, aussi bien qu'à la formation de son inconscient collectif. C'est ce que proclame, dès 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts prise par François 1er pour imposer le recours à la langue française dans les actes officiels du royaume de France. Bien plus tard, en 1992 et 1994, la loi Toubon a réaffirmé la nécessité de lutter contre l'invasion des termes étrangers pour sauvegarder la langue française, dans les actes officiels de la République française et dans le monde '. Israël impose à tous les candidats à l'immigration, un stage pour l'acquisition de l'hébreu. Une loi interdit même l'enseignement dans une langue étrangère, mais pas l'enseignement des langues étrangères. Pendant la période de lutte pour l'indépendance, la restauration de la langue arabe figurait parmi les principales revendications du Néo-Destour et des syndicats. C'est à la suite de longues luttes politiques et syndicales que Lucien Paye, responsable du système éducatif sous la colonisation, avait été obligé d'arabiser une partie de l'enseignement primaire. J'avais déjà lu et médité les paroles du duc de Rovigo pendant la conquête de l'Algérie en 1832 : « Je regarde la propagation de la langue française comme le moyen le plus efficace de faire faire des progrès à notre domination sur ce pays [...] Le vrai prodige serait de remplacer peu à peu l'arabe par le français ! ». Une fois l'indépendance acquise et proclamée la République, le législateur n'avait pas hésité à inscrire dans l'article premier de la Constitution, que « la République tunisienne est un État souverain dont la langue est l'arabe... ». Voici pour les principes généraux. Pour ce qui me concerne, on a tenté de faire croire que j'aurais été viscéralement attaché à la langue arabe parce que j'étais « professeur d'arabe ! ». Rien n'est plus faux. J'ai fait mes études supérieures à la Sorbonne, entièrement en français, en section de philosophie. A mon retour en Tunisie, je fus empêché d'enseigner la philosophie, malgré ma maîtrise et mon diplôme d'études supérieures dans cette matière (soutenu sous la direction de Gandillac). Lucien Paye, directeur de l'Instruction publique m'a chargé d'enseigner l'arabe et la philosophie musulmane au collège Sadiki et ensuite à Alaoui. Mon épouse, titulaire d'une maîtrise en philosophie, connut, elle aussi, la même mésaventure. Pour compléter son horaire
1. De Gaulle confiait à Malraux que l'Algérie resterait française comme la France est resté romaine (icf. Les chênes qu 'on abat, Gallimard, 1972).
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d'enseignante à l'École normale d'institutrices, elle dut faire des heures d'administration à la bibliothèque nationale ! De fait, pour assumer ma mission d'enseignant, j'ai dû me mettre à l'arabe, revoir la grammaire, la syntaxe, la morphologie, la prosodie pour être à la hauteur et ne pas décevoir mes élèves, comme je l'ai déjà mentionné. En réalité, ni sur le plan des principes généraux ni sur celui de la prédisposition personnelle, je n'ai jamais ressenti cette juste restauration de la langue maternelle, l'arabe, comme une agression ou même un amoindrissement de la langue d'usage, le français, que j'ai toujours considérée et continue de considérer comme une fenêtre sur la modernité et sur le monde. La mise en place de la réforme avait été réalisée grâce à l'aide que m'avait obligeamment prêtée Christian Beulac, ministre français de l'Éducation nationale de l'époque, dans le gouvernement de Raymond Barre, en détachant auprès de mes services pendant un mois, deux inspecteurs généraux français. La réforme était basée sur des considérations objectives et pratiques qui avaient réuni un consensus quasi général. Il était question de retarder d'une seule année le début de l'enseignement du français, le temps de donner à l'enfant la possibilité de maîtriser les rudiments de sa langue maternelle et de l'enraciner davantage dans son terreau social. Pour ce qui concerne le secondaire, la réforme se contentait d'arabiser l'enseignement de l'histoire, de la géographie. Les mathématiques, la physique et la chimie continuaient à être enseignées en français. Cette arabisation fut menée d'une manière douce et ouverte, sans la moindre agression contre le français qui était la langue utilisée tout au long de ma formation à la Sorbonne et qui, de plus, était la langue de quelquesuns de mes livres de chevet. Cette réforme allait de pair avec une tunisification des programmes rendue nécessaire pour adapter l'enseignement du français à l'environnement tunisien. On connaît le hiatus qu'a souvent créé, dans les pays de l'exEmpire, la célèbre affirmation : « Nos ancêtres, les Gaulois ». Enfin, la réforme comportait la tunisification des cadres qui se faisait progressivement en accord avec les services français concernés, au fur et à mesure que les six Écoles normales, l'École normale supérieure et l'Université produisaient leurs promotions annuelles. Dans tous les cas, je rappelle pour l'histoire que : 1. J'ai accepté le ministère à contrecœur, aussi bien en novembre 1971 que surtout en juin 1976. 2. J'ai conduit les réformes pédagogiques avec l'accord du Premier ministre Hédi Nouira et avec le feu vert de tous les membres du Bureau politique du PSD. Ces réformes ont été élaborées après de longs débats avec les enseignants, les responsables de la société civile, aussi bien au niveau régional que national. 207
Pour corriger les effets de l'acculturation subie par les élèves du fait de la distorsion des contenus des manuels scolaires avec leurs références culturelles propres, j'ai voulu inclure, dans ces manuels, des textes écrits par des Tunisiens. Il était légitime, me semblait-il, qu'entre Les Merveilles de Paris, redécouvertes par Zazie dans le métro et les écrits d'auteurs en provenance du Caire, de Beyrouth, ou de Bagdad, une place fût faite aux textes des auteurs tunisiens, de saint Augustin et Ibn Khaldoun aux plus contemporains. J'étais d'autant plus sensible à cette question que j'exerçais alors la fonction de président de l'Union des écrivains tunisiens et que je souhaitais que nos jeunes s'initient à leur patrimoine culturel et littéraire, passé et présent. Pour atteindre cet objectif, j'ai organisé des séminaires, présidé des réunions et me suis dépensé sans compter pour convaincre mes collègues enseignants de procéder à cette recension et à ces choix. Je me souviens qu'à la première réunion consacrée à ce thème, qui s'était tenue au lycée d'El Omrane, certains collègues s'étaient montrés dubitatifs sur la qualité des textes pouvant être retenus. J'ai même tenu auparavant à évoquer cette question devant un conseil des ministres présidé par Bourguiba. Je fûs ébahi et, oserai-je le dire, un peu choqué d'entendre Mahmoud Messadi, pourtant écrivain lui-même, porter un jugement méprisant en déclarant que nous n'avions pas d'écrivains dignes de ce nom et que, par conséquent, ce projet ne méritait pas examen ! Bourguiba ne fut pas de cet avis. Il rétorqua : « S'il en est ainsi, eh bien, M. Messadi vous n 'avez qu 'à écrire des textes, M. Klibifera de même ainsi que M. Mzali. Nous avons déjà trois écrivains attablés avec nous. Le reste suivra ! ». Mahmoud Messadi n'osa pas répondre. Et j'ai continué à pousser pour concrétiser le projet. Le troisième élément était la nécessité d'ouvrir l'enseignement à la modernité et même à la compétitivité que le monde moderne impose. Ainsi, contre les tenants d'une arabisation à outrance, j'ai tenu à assurer à l'enseignement du français sa place en lui réservant dix heures par semaine dans le cycle primaire. Le français est demeuré la langue d'enseignement des disciplines scientifiques et techniques dans le cycle secondaire, jusqu'à mon départ. Je me suis laissé dire que les mathématiques, la physique, la chimie sont enseignées aujourd'hui, en arabe jusqu'en quatrième année secondaire. Cependant, personne, parmi les observateurs « patentés », n'a identifié un nouveau champion de l'arabisation. Dans les programmes, nous avons continué à choisir, dans le patrimoine culturel et littéraire français, des références ayant un caractère d'universalité tout en étant un pur produit du génie français. Telles sont les idées générales qui ont servi de base à ma réforme. Celle-ci devait être jugée sur ses résultats et non pas sur quelques procès 208
d'intention ! Or ses résultats se passent, je crois, de commentaires : en 1985, sur vingt étudiants étrangers admis à Polytechnique, quatorze étaient tunisiens. Au cours de la même période, la première jeune fille tunisienne fut admise dans cette prestigieuse grande École et des dizaines de postulants furent reçus à l'École normale supérieure, à Centrale, aux Ponts et Chaussées, à l'École des mines, à l'École d'électricité et dans bien d'autres instituts d'excellence ! Ces brillants élèves sont les enfants de la réforme que j'ai réalisée à partir de 1976. La querelle qui m'a été faite à propos de cette question de l'arabisation, se caractérise par la mauvaise foi et la confusion sciemment entretenues. Parce que j'ai été exigeant avec certains coopérants français, on a prétendu détecter dans mon attitude tout à fait sereine, je ne sais quel relent de francophobie ! Parce que j'ai voulu lutter contre les risques de dépersonnalisation de l'enfant par un enseignement sans référence vécue à son espace réel de vie, on a voulu voir dans ce projet d'enracinement de la personnalité de base, je ne sais quelle rétraction ombrageuse, quel repli identitaire, quelle crispation passéiste aussi éloignés de toutes mes options fondamentales que peuvent l'être l'ombre et la lumière ! Dans l'ensemble de mes écrits consacrés à cette question, tout lecteur objectif et de bonne foi peut vérifier que, jamais, je n'ai minimisé l'importance de l'acquisition du français en particulier et des langues étrangères en général, les considérant, au contraire, comme notre nécessaire ouverture sur le monde moderne. De même que j'ai toujours milité pour une réforme moderniste de la langue arabe et des valeurs qu'elle véhicule. J'ai solennellement réaffirmé ces options lors de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles organisée par l'Unesco, à Mexico, du 26 juillet au 6 août 1982, en souscrivant entièrement à la Déclaration finale de cette réunion : « Le respect, la préservation et la promotion de l'identité culturelle nationale revêtent une importance primordiale parce qu 'ils correspondent aux vœux communs des pays en développement. La domination culturelle est l'un des plus graves dangers qui menace l'identité culturelle des nations et qui, en conséquence, aliène l'individu. Les langues sont un élément essentiel de l'identité culturelle des peuples et c'est dans leur propre langue que les peuples peuvent le mieux participer à leur développement culturel, social et économique ». Pour moi, le bilinguisme actif - voir le trilinguisme - est source d'ouverture et d'enrichissement mutuel. C'est un élément d'équilibre entre l'enracinement dans sa propre culture et l'ouverture sur celle des autres, dans un dialogue respectueux de la diversité mais établissant, en commun, un horizon d'universalité partagée. Comme y invitait le président sénégalais Léopold Sedar Senghor qui engageait à « Vivre le particularisme jusqu 'au bout pour y trouver l'aurore de l'universel ».
CHAPITRE V
Une action permanente au service de la culture Boire dans le creux de la main et non dans une coupe empruntée ! Alain
J'ai toujours lié, dans mon action militante à quelque niveau où je l'ai exercée, culture et politique. La lutte pour l'indépendance n'était pas seulement motivée par des considérations politiques, économiques ou sociales. C'est au nom de la récupération de son identité culturelle, des valeurs léguées par son histoire multiséculaire et de ses aspirations à la définition libre de son avenir, que le peuple tunisien a su, malgré le système colonial, trouver, en lui-même, les ressources nécessaires pour échapper à l'entreprise de dépersonnalisation collective et individuelle qui le menaçait et réaliser sa libération. Je partageais la conviction de Léopold Sedar Senghor qui disait : « Quand nous étions étudiants, dans les années 30, nous avions posé le problème fondamental de la culture de l'identité, face aux étudiants communistes qui nous disaient que le communisme, c 'est-à-dire la politique, résoudrait le culturel. Nous, nous disions que c 'est le culturel qui résoudrait le politique. Il faut d'abord être indépendant culturellement pour pouvoir être indépendant politiquement ». Et Jean Monet, l'inspirateur de l'Europe du charbon et de l'acier ne disaitil pas : « J'aurais dû commencer par la culture » ? Depuis l'adolescence, je me suis mêlé aux mouvements culturels, notamment par la participation à des troupes théâtrales et à des associations culturelles. J'ai lu et médité sur les diverses questions touchant à la culture. Très rapidement, après mon retour en Tunisie et le début de ma carrière dans l'enseignement, j'ai fondé en 1955, une revue que j'ai baptisée Al Fikr et 210
dont j'ai ouvert les colonnes aux intellectuels et aux créateurs tunisiens, sans autre critère que celui de la qualité de leurs contributions réussissant, le plus souvent, à plier mes goûts personnels à cette exigence d'objectivité. C'est dans le cadre de cette revue, que beaucoup de débats autour de la culture tunisienne ont eu lieu. Bien sûr, la ligne éditoriale se basait sur des choix que je défendais avec le rédacteur en chef, Béchir Ben Slama, sans pour autant refuser d'entendre d'autres points de vue, ni d'engager les débats nécessaires autour de quelques questions d'actualité. Le premier débat tournait autour de la relation du patrimoine avec la modernité dans la culture tunisienne contemporaine. Certains prônaient un retour exclusif aux sources. Considérant que l'objectif principal résidait dans la récupération de l'héritage culturel, ils ne craignaient pas de verser dans une démarche passéiste, négatrice de la modernité. Les tenants de cette attitude régressive incitaient à tourner le dos à toute innovation et à répéter, indéfiniment, les recettes de la tradition. À l'inverse, d'autres « révolutionnaires radicaux » entendaient faire table rase du passé, jeter aux orties tous les acquis historiques et, sous prétexte d'être des « modernes », se mettre à singer les apparences dont se revêtent les expressions culturelles dans les pays occidentaux. Entre ces attitudes du double refus : refus de l'Histoire et refus de la personnalité propre, il me semblait que la vérité se situait, comme souvent, au milieu. Entre la revendication d'une authenticité fermée et celle d'une modernité déracinée, je croyais et continue de croire que la position de juste équilibre réside dans une récupération critique du legs du passé et une ouverture enracinée aux exigences du présent. Il est évident que c'est dans le patrimoine culturel d'une nation que résident les traits les plus caractéristiques de sa personnalité de base. Le poids de l'histoire, l'influence des milieux, l'accumulation des expériences individuelles et collectives propres à une communauté, sont les facteurs qui donnent un visage spécifique à chaque nation. Mais tout dans la tradition n'est pas forcément positif. Des circonstances particulières peuvent, parfois, amener des sociétés à générer des valeurs négatives dont il convient de se débarrasser. Le progrès est au prix de certains correctifs, voire même parfois de certains renoncements. Après tout, l'arbre a besoin de certains élagages pour continuer à pousser et à se raffermir. La récupération du patrimoine est légitime mais il faut qu'elle soit menée avec un esprit critique qui sait se montrer sélectif avec discernement. En écho, l'attention que l'on doit porter aux exigences du temps présent ne doit pas aboutir à une totale déperdition de soi. L'imitation de modèles étrangers ne peut déboucher sur l'invention créative qu'à la condition de se dépasser. Autrement dit se condamner à imiter tel ou tel modèle étranger 211
pour être « moderne » et renoncer à ce qui fait sa spécificité propre sous prétexte de répudier le passé, ne peut mener culturellement qu'à une impasse, surtout que certains « milieux » avouent vouloir subjuguer les consciences. Certains responsables de grands médias occidentaux ne s'en cachent même plus Au contraire, l'attitude appropriée m'a toujours paru être celle qui sait concilier authenticité et histoire, affirmation de l'être propre et participation active à une modernité plurielle, particularisme et universalité. À l'occasion d'un colloque sur les fondements d'un véritable dialogue entre l'Orient et l'Occident, que j'ai eu l'honneur de présider en 1977 à la Faculté des Lettres de Tunis, en présence de Maurice Druon de l'Académie française, de l'ambassadeur de France et d'un grand nombre d'universitaires tunisiens et français, j'ai ainsi exprimé mes idées : « [...] Il n'échappe à personne aujourd'hui que l'ère de "l'occidentocentrisme" est bel et bien révolue et que chaque peuple, sous peine d'être une copie conforme, un sousproduit, doit tailler sa culture à sa mesure, tout en s'ouvrant sur les autres pour ne pas s'asphyxier par un repli hermétique sur soi. Chaque peuple doit être en quête continue de sa personnalité. Il doit s'attacher à rester fidèle à son terroir. Si les peuples n 'assument pas leur histoire, ne revendiquent pas leur identité, ils favorisent l'expansion des cultures "tentaculaires" ou impérialistes, auxquelles la puissance économique ou militaire suggère toujours une "mission idéologique" ou "humaniste" à l'échelle planétaire ». Un deuxième débat avait trait à l'affirmation d'une culture tunisienne. Certains nous reprochaient de nous dissocier, ce faisant, de la notion d'une culture arabe totalisante et englobant toutes les formes culturelles de l'expression arabe. Sans nier la référence majeure arabo-musulmane partagée par les pays appartenant à cet ensemble, nous ne voyons pas pourquoi il fallait passer par profits et pertes les traits particuliers caractérisant les régions qui le constituent. Comment retrancher de la culture tunisienne les apports latins qui ont permis l'éclosion des talents d'un saint Augustin, d'un Térence, d'un Tertullien2, d'un Apulée3 dans Ylfriqyia romaine ? Et pourquoi gommer les 1. Ainsi, le directeur des services de l'Information de la Voix de l'Amérique a déclaré au journal Washington Post daté du 21 novembre 1981 « Nous pensons qu 'il n 'est pas efficace d'essayer de dire ouvertement ce que les pays étrangers devraient faire. Mais ce que nous essayons d'obtenir, c 'est de faire arriver ces pays aux mêmes conclusions que nous, comme s'il s'agissait de leurs propres idées (! !) ; alors ils seront plus à même de les réaliser ». 2. Né à Carthage vers 155, il fut le premier écrivain chrétien : il lutta contre le paganisme en Afrique du Nord. 3. Écrivain latin (125-180 environ), né en Numidie, l'actuelle Libye, et auteur de L'Ane d'or ou les métamorphoses.
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traditions particulières nées de l'accumulation des cultures dans une terre d'ouverture et d'accueil, où les sédiments des divers apports se sont superposés : Phéniciens et Byzantins, Numides et Arabes, Turcs, Italiens, Espagnols, Maltais et Français, etc. Bien sûr, l'imprégnation arabo-musulmane a été prépondérante et structurante depuis quatorze siècles, mais est-ce une raison pour réduire toutes les autres influences, même modestes, en cendres ? Est-ce surtout une raison pour chasser toute préoccupation de défense de la culture tunisienne contre l'hégémonie de la chanson et du cinéma égyptiens, par exemple, dans l'élaboration de nos politiques culturelles ? Un troisième débat opposait les technocrates frais émoulus des grandes écoles françaises, ou sous forte influence anglo-saxonne, qui pensaient le développement en termes purement technicistes de rattrapage du retard pris par rapport aux pays développés, aux tenants d'une vision culturelle du développement. Ceux qui, comme chez certains de nos voisins, avaient opté pour l'industrialisation à outrance, se gaussaient de ceux qui appelaient à tenir compte des paramètres culturels pour en faire les ferments de l'action à entreprendre, en vue d'un développement endogène et autocentré. J'étais en harmonie bien sûr, avec ceux qui étaient convaincus de la dimension culturelle du développement aussi bien à sa genèse qu'à sa finalité. La mise en action de certains constituants de la personnalité culturelle d'un peuple peut s'avérer un moyen efficace de mobilisation pour le développement. A l'inverse, la lutte contre certaines composantes négatives - comme le fatalisme - peut s'avérer nécessaire pour dépasser des obstacles de nature psychologique. Mais aussi, à l'autre bout de la chaîne, le développement ne saurait avoir comme unique fin d'assurer la possession de moyens seulement matériels, financiers ou techniques. Il doit pouvoir ouvrir à l'homme d'autres potentialités pour son accomplissement personnel et collectif, un « supplément d'âme » en quelque sorte. Dans le même colloque, auquel je me suis référé plus haut, j'ai dit à ce sujet : « Certains ne finissent pas de parler de modernité, de progrès, de sciences, de techniques... Ils ne perçoivent que la scientificité ; leur argument est l'efficacité et la croissance matérielle. Ils oublient que tout comportement, toute connaissance, toute action impliquent un système de valeurs, une vision du monde, des références idéologiques et qu 'il n 'est pas suffisant d'avoir une formation scientifique, ou de parler plusieurs langues, pour assumer son authenticité et contribuer à la transformation du monde et à la promotion de l'homme. L'économisme, la technophilie n 'expliquentpas tout et sont à eux seuls loin de concilier l'homme avec lui-même ». Voici quelques-uns des débats dont ont résonné les colonnes de notre revue Al Fikr, que j'ai repris dans quelques-uns de mes ouvrages et qui ont 213
guidé mon action dans le domaine culturel. C'est dire combien j'ai toujours accordé d'importance à la réflexion et à l'action culturelles. Fin octobre 1950, j'exerçais au collège Sadiki depuis moins d'un mois donc, comme professeur non encore titularisé, bien entendu, lorsque la Fédération nationale des fonctionnaires tunisiens affiliée à l'UGTT, à laquelle je n'avais pas encore adhéré, décida d'appeler à une grève le vendredi 27 octobre 1950. Je résolus de m'y associer au grand dam du directeur du collège, M. Attia qui essaya, en vain, de me dissuader de faire grève '. Je me rendis au siège de la Fédération du Néo-Destour, rue Garmattou, non loin du mausolée de Sidi Mahrez. Il y avait des enseignants et des élèves mêlés aux militants : Azouz Rebaï, Tahar Amira, Slimane Agha, Abdelhamid Fekih, Naceur Ben Jaafar, Habib Zghounda, Béchir Bouali... Le président de la Fédération, Ali Zlitni, proposa de former trois équipes composées d'élèves et conduites chacune par un professeur pour vendre l'hebdomadaire du Parti, Mission, qui paraissait tous les vendredis, donc le jour même de la grève. Je fus désigné pour conduire une des trois équipes, de Bab Souika à la rue de Rome, en passant par la rue de Londres et l'avenue Roustan2. Notre nombre s'amenuisa au fur et à mesure que nous avancions. A l'arrivée, nous n'étions plus que cinq dont un élève qui avait fait preuve d'une grande ténacité et constance : Béchir Ben Slama. Notre amitié naquit ce jour-là. Elle devait durer cinquante-quatre ans et continue à ce jour, plus forte que jamais, malgré les vicissitudes de la vie. Lorsque je créai la revue Al Fikr, il n'hésita pas à me rejoindre comme rédacteur en chef. Il était devenu, entre temps, à son tour professeur. Il m'accompagna à la RTT lorsque j'en fus nommé directeur général et continua à m'aider à y promouvoir les créateurs tunisiens. Nous avons traduit du français vers l'arabe la grande œuvre de CharlesAndré Julien, Histoire de l Afrique du Nord, parue aux éditions Payot en 1952, en deux tomes, ainsi que son ouvrage Colons français et jeunes Tunisiens. Au début des années soixante, j'ai proposé à Si Béchir d'entreprendre ensemble ce travail en amateurs. Personne ne nous avait rien demandé. J'étais sûr qu'un jour ou l'autre, l'enseignement de notre histoire se ferait en arabe. Or, très peu d'ouvrages exhaustifs étaient publiés à cette date dans notre langue nationale. À mes yeux, l'œuvre de Charles-André Julien était la plus complète et la plus objective. L'histoire ancienne de l'Afrique du Nord3 de Stephen Gsell 1. « Vous n 'avez pas encore perçu votre premier traitement ! » ne cessa-t-il de me répéter dans la salle des professeurs. 2. Aujourd'hui, avenue Habib Thameur. 3. Hachette, 1913.
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dénigrait systématiquement nos pays et, fidèle aux historiens romains, n'hésitait pas à noircir l'image et la mémoire-de Carthage. Mentionnons Le passé de l'Afrique du Nord, les siècles obscurs du Maghreb 1 d'Emile- Félix Gautier (1864-1940), dont le titre était tellement provocateur, si peu objectif, qu'il a été réédité sous un titre moins partial en 1952 et en 1964 : Le passé de l'Afrique du Nord. Nous avons mis huit ans pour traduire le premier tome (450 pages) et cinq ans pour le deuxième (autant de pages). Aujourd'hui nous sommes fiers d'avoir élaboré un ouvrage de référence si utile aux élèves et aux étudiants du Maghreb, ainsi qu'aux chercheurs de langue arabe. Une vieille amitié me liait à Charles-André Julien que j'ai croisé au lendemain de l'indépendance chez Bourguiba. Il me remerciait dans ses lettres, ou à l'occasion de nos rencontres à Tunis ou à Paris, de la traduction de ses livres. Voici, à titre d'exemple, la dédicace qu'il m'a écrite sur son livre Le Maroc face aux impérialismes. 1415-19562 : « Pour M. Mohamed Mzali, pour le lettré qui pratique avec une égale maîtrise l'usage de l'arabe ou du français, pour le penseur qui poursuit sa quête de l'identité sur les traces de Ghazali, sans pour autant abdiquer le droit au rêve, pour le champion des belles-lettres tunisiennes, pour le fondateur de la revue culturelle Al Fikr, ce livre de bonne foi... en témoignage de reconnaissance pour le maître traducteur de /Histoire de l'Afrique du Nord et de Colons français et jeunes Tunisiens... » Béchir Ben Slama et moi avons réalisé d'autres traductions pour Al Fikr sans les signer, notamment des essais et une pièce de théâtre que le penseur algérien Mustapha Lacheraf nous faisait parvenir de la prison de la Santé où il était détenu avec Ben Bella et les autres chefs historiques du FLN. De son côté, Béchir Ben Slama publia plusieurs nouvelles, essais et romans. Il fit constamment preuve de loyauté et de fidélité à des choix communs. C'est un intellectuel authentique, un militant sincère depuis les années cinquante, qui sait observer et ne parler qu'à bon escient. C'est mon ami, comme on n'en a qu'un seul ou deux dans une vie !... Tout cela explique pourquoi je n'hésitai pas à proposer son nom à Bourguiba lorsque celui-ci démit Fouad Mbazaa de sa fonction de ministre de la Culture. C'était en janvier 1981. Bourguiba avait été invité par Fouad Mbazaa à assister à une pièce théâtrale3 qu'il jugea médiocre. La pièce relatait l'action d'un résistant qui mena, par les armes, un dur combat contre la colonisation pendant la Première Guerre mondiale. Le président Bourguiba, ne pouvant plus tolérer la moindre comparaison, considéra l'éloge de ce simple résistant comme un affront dirigé contre sa propre personne.
1. Payot, 1927. 2. Éditions Jeune Afrique, 1978. 3. Dont le titre était Mansour El Houch.
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Ce motif futile suffit à le faire entrer dans une colère noire. Il convoqua le lendemain le ministre, lui fit une scène terrible et, à mes yeux, injustifiée : il le menaça même de sa canne. Je dus m'interposer ! Bourguiba démit sur-le-champ Fouad Mbazaa et me demanda un nom pour le remplacer. Je proposai Ben Slama. Il accepta, sans attendre. C'est ainsi que je me retrouvai avec un collaborateur des plus précieux occupant un ministère que je n'ai jamais dirigé, mais dont les domaines de compétence m'étaient très proches. Nous pûmes ainsi mettre en application nos idées communes et concrétiser certaines de nos aspirations. Pour la première fois, la culture eut droit à un chapitre spécial dans le VIe Plan. La dotation budgétaire dont elle bénéficia, dans ce cadre, fut multipliée par trois par rapport au Ve Plan. Considérant que la culture devait être traitée comme une partie de l'économie, dans le sens où elle générait une circulation d'argent et créait des emplois, nous nous occupâmes de renforcer l'investissement par la création, en 1982, dans la loi de finances, d'un Fonds de promotion du cinéma alimenté par une petite taxe sur les billets d'entrée dans les salles obscures. En 1983, nous étendîmes le principe à d'autres secteurs de l'activité culturelle en créant le Fonds de développement de la culture (FDC) par la loi du 30 décembre 1983. Ce Fonds, qui réunit à peu près 3 milliards de centimes tous les ans grâce à la perception de 30 millimes imposés sur les boissons alcoolisées, aida à la promotion de plusieurs activités culturelles par l'achat de livres tunisiens l'aide à la production de pièces théâtrales 2 et de spectacles musicaux, l'achat d'œuvres plastiques 3. Avec l'investissement et l'encouragement financier, notre souci était également de créer ou de renforcer les structures nécessaires à l'activité culturelle et à la formation. Nous avons veillé à ajouter à la nomenclature classique des établissements publics, à caractère financier, industriel ou commercial, une nouvelle catégorie : l'établissement public à caractère culturel. C'est ainsi que des troupes nationales de théâtre et de musique furent créées. Le nombre des imprimeries passa de 6 en 1956 à 102 en 1986. Pour 1. En 1985, le livre et l'édition ont « consommé » le tiers du Fonds (un million de dinars). Tout éditeur tunisien a ainsi vu une bonne partie de sa production achetée par le FDC. Hormis les romans, les essais et les études, des textes, jadis introuvables, comme ceux de pièces célèbres du Nouveau théâtre de Tunis : la Noce ou encore Ghassal el Enouader (Pluie d'automne), par exemple, ont pu être publiés grâce au Fonds. 2. Le théâtre a obtenu en 1985 600 000 dinars. Le Fonds a permis, par achat anticipé sur dossier, de soutenir aussi bien des pièces du théâtre national tunisien que des pièces du secteur privé, comme La Tour aux Colombes du théâtre Phou. 3. Sans perdre de temps, Rachid Sfar décida en juillet 1986, à peine deux semaines après m'avoir succédé, de supprimer, à la faveur d'un collectif budgétaire, ces deux Fonds : le Fonds du développement culturel et le Fonds d'encouragement à la production cinématographique. Leur suppression a été - hélas ! - un coup dur pour la création et la production culturelles.
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encourager la création, douze prix furent institués et décernés chaque année et diverses revues, s'occupant de domaines culturels variés, furent lancées. Des instituts supérieurs de théâtre et de musique furent créés pour perfectionner la formation des étudiants, dont on exigeait désormais le niveau du baccalauréat à l'inscription et où les études duraient quatre années. Reprenant la prestigieuse tradition de la Beit al Hikma créée à Bagdad par Al Mamùn, au IXe siècle, nous avons créé une Fondation nationale pour la traduction, la sauvegarde du patrimoine et la promotion de la pensée et de la création de haut niveau. À la fois Académie et Institut d'excellence, cette institution, que nous avions dénommée par référence, Beit al Hikma, se rapprochait d'un autre modèle : le Collège de France. Elle ne prépare à aucun examen et ne délivre aucun diplôme. Elle constitue un espace pour l'échange de haut niveau entre savants et chercheurs de diverses provenances pour encourager la recherche en commun et l'innovation. Sur proposition du ministre de la Culture, son premier président fut le professeur Ahmed Abdesselam. Elle est aujourd'hui dirigée par le professeur A. Bouhdiba. Sur le plan international, un grand effort fut entrepris pour renforcer le rayonnement de la Tunisie. La neuvième édition des Journées cinématographiques de Carthage atteint, en 1985, le nombre fatidique et significatif de cent films (tunisiens, arabes, africains) projetés au cours de cette manifestation. Pressentant les effets d'une globalisation qui s'annonçait et risquait d'accentuer les effets de l'échange inégal entre les cultures, nous avons défendu, dans les instances internationales, la nécessité de préserver les spécificités culturelles du rouleau compresseur de l'uniformisation. Notre action se fondait, en fait, sur la condamnation de toute forme de domination d'un modèle censé être supérieur sur des « multitudes primitives », comme les appelait Albert Sarraut, ministre français des Colonies en 1923, ou sur les « ténèbres » non occidentales d'après Karl Marx. Nous croyions à l'égale dignité de toutes les cultures et à leurs semblables pertinences. Nous militions surtout pour une universalité composée de toutes les spécificités, les faisant converger vers un même estuaire où s'emmêlent les eaux et non vers un désert où s'assèchent les vagues. Nous recherchions la fertilité de l'échange dans le respect mutuel et l'écoute. Telles continuent à être mes convictions, en matière de culture. En 1970, étant déchargé de toute responsabilité ministérielle, j'entrepris avec Chedli Klibi, Béchir Ben Slama, Tahar Guiga, Mustapha Fersi, Laroussi Métoui, Abul Kacem Kérrou, Habib Belkodja, Hassan Zmerli, Mohamed Marzouki, de créer une Union des écrivains tunisiens. Plusieurs réunions ont 217
été consacrées à la rédaction des statuts et du règlement intérieur. L'Assemblée générale constitutive a approuvé les textes fondateurs et je fus élu président. Le visa légal nous fut accordé le 17 mars 1971. D'après les statuts, une Assemblée générale devait avoir lieu et renouveler, entre autres questions à l'ordre du jour, le Comité directeur. C'est ainsi que j'avais été élu cinq fois successives président, par un vote secret, sauf une fois, fin décembre 1979. La veille de cette réunion tenue à la maison de la Culture de Bab El Assal, j'ai été attaqué au Parlement à l'occasion de la discussion du budget de l'Éducation nationale par deux députés du Comité central du PSD : Mahmoud Charchour et Hassen Kacem, tous deux zeitouniens, unilingues arabes. Le premier qui fut un grand militant reprocha à ma réforme des programmes de l'enseignement d'aller à l'encontre des orientations de politique générale du chef de l'État. J'étais assis au banc du gouvernement aux côtés de l'ancien Premier ministre, Hédi Nouira. Je lui dis : « Si ce que dit le député est vrai, je dois quitter le gouvernement ! ». Il me répondit : « Laissez-le... palabrer !1 ». Ce jour-là j'avais invité à la Chambre des députés mon collègue Mechargua, ministre syrien de l'Enseignement, qui me fit remarquer : « Je ne comprends pas qu 'un membre du Comité central du Parti au pouvoir critique avec tant de véhémence un membre de son Bureau politique ! » et moi de lui répondre : « Ce sont-là les délices du Parti unique /... ». Après ces attaques, des écrivains opposants, comme Mohamed Mouada ou Maïdani Ben Salah, proposèrent à l'Assemblée générale de m'élire par acclamations, en signe de solidarité pour mon combat en faveur de l'authenticité tunisienne. Ainsi, des opposants ont soutenu publiquement un ministre, attaqué par des députés de son propre Parti. C'était là un des charmes du paysage politique de la Tunisie bourguibienne. L'Union des écrivains fut un lieu de rencontres et une tribune où toutes les opinions pouvaient s'exprimer, où les choix politiques de tous les adhérents étaient respectés. Le seul critère pour l'adhésion de nouveaux adhérents était la qualité des œuvres publiées. Pour les décisions qui ne rencontraient pas l'unanimité des membres du Comité directeur, je recourais facilement au vote secret. Il en était ainsi, par exemple, de la désignation des délégations qui devaient nous représenter aux rencontres internationales ou aux congrès des Unions d'écrivains dans les pays étrangers. Nous devions surtout œuvrer pour accorder une place honorable aux textes tunisiens dans les programmes et les livres scolaires. Excepté le poète
1. Parmi la cinquantaine de députés qui m'avaient interpellé ce jour-là, c'est-à-dire la moitié des membres du Parlement, ma propre femme m'avait posé cinq questions, d'ordre pédagogique. Le Premier ministre Nouira me glissa à l'oreille : « Elle ne pouvait pas te poser ces questions à la maison ?... ».
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Chabbi, les manuels scolaires ne se référaient à aucun auteur tunisien et ce, jusqu'en 1972. Cet « oubli » a été réparé. Nous devions aussi défendre les hommes de lettres tunisiens, contre la censure, vis-à-vis des maisons d'édition... Un jour de 1974 ou 1975, Ezzedine Madani est venu me demander d'intervenir en vue de « décensurer » une de ses pièces de théâtre : La révolte des Zinj. J'en parlai au Premier ministre Hédi Nouira qui demanda des explications au ministre de l'Intérieur de l'époque, Tahar Belkhodja. « L'expression "Vive la liberté" revient trop souvent dans le texte », lui répondit-il. Je sursautai : « Monsieur le Premier ministre, lui dis-je, les militants du Néo-Destour ne cessent de proclamer : Vive la liberté ! depuis des dizaines d'années ! Si moi je vais maintenant à Bab Souika et que je "hurle " vive la liberté, vous me blâmerez ou quoi ? ». Le Premier ministre comprit vite et ordonna qu'on autorisât la représentation de cette pièce. Ce n'était là qu'un exemple. Le jour où j'ai été nommé Premier ministre, j'ai adressé au Comité directeur une lettre de démission, mais je demeurai un adhérent de l'Union des écrivains tunisiens qui fut un modèle de tolérance. J'y servis la culture tunisienne, et défendis les droits moraux et matériels des hommes de lettres tunisiens. Je suis fier aujourd'hui d'en avoir été l'un des dix fondateurs, et de l'avoir présidée durant dix années d'affilée.
CHAPITRE VI
Au service de la santé publique. Un enjeu de société En mars 1973, le Premier ministre Hédi Nouira m'annonce que le Président a décidé une permutation au sein du gouvernement : Driss Guiga, ministre de la Santé, était nommé à l'Éducation que je quittais pour prendre la Santé. Je dois avouer que ma première réaction ne fut pas positive. Je vivais mal mon éloignement de l'Éducation où j'avais lancé un plan de réformes ambitieux et je ne voyais pas très bien les raisons qui pouvaient justifier que je prenne les rênes d'un ministère éloigné, a priori, de ma formation. À ma prise de fonction, j'ai maintenu à son poste l'ancien chef de cabinet de Driss Guiga, Mongi Fourati, pharmacien de formation, qui fut mon condisciple en classe de philosophie et que j'estimais. Il m'informa qu'un expert délégué par l'OMS avait déjà établi un plan général de réformes pour la santé publique, que je pouvais consulter si je le souhaitais. Je déclinai la proposition car je voulais me rendre compte, par moi-même, de la situation et, si j'ose dire, « prendre le pouls » de la santé directement, sans intermédiaire et sans expert. Je consacrai deux à trois mois à cette « initiation » parcourant les hôpitaux, les dispensaires de tout le pays, même dans les coins les plus reculés, rencontrant un grand nombre d'agents de la santé publique : des grands patrons aux infirmiers, en passant par les administrateurs et jusqu'aux gouverneurs, les responsables du Parti et des organisations nationales. C'est ainsi que j'ai pu avoir une vision d'ensemble des questions de santé dans le pays. J'ai pu enregistrer les acquis réalisés autant que les progrès restant à faire. Sur le plan de la médecine préventive, des succès notables avaient été atteints, notamment dans la politique d'éradication des maladies endémiques, en particulier le trachome. Dans toutes les formations sanitaires, dans les débits de tabac même, la population pouvait trouver des tubes d'Orécycline pour un prix symbolique. Des milliers de Tunisiens ont été ainsi sauvés de la cécité, surtout dans la région du Djérid où le trachome sévissait. 220
D'autres campagnes de vaccination contre la poliomyélite, la tuberculose, la diphtérie, la coqueluche connurent des effets spectaculaires. De manière générale, la protection maternelle et infantile avait été poursuivie par tous les ministres de la Santé qui s'étaient succédés depuis l'indépendance. Mais si le bilan de la médecine préventive était satisfaisant, il n'en allait pas de même de la médecine curative. Au cours de mes tournées d'inspection, j'avais enregistré un déficit général et préoccupant. Un déficit en matière de personnel aussi bien que d'infrastructures. On comptait alors seulement 895 médecins, dont la majorité était d'origine étrangère, en grande partie roumaine et bulgare, soit un médecin pour 5 900 habitants et un médecin tunisien pour 11 800 habitants ! Ce déficit s'étendait aux techniciens et aux auxiliaires de santé. Une seule faculté de médecine, créée en 1964, était alors en exercice à Tunis et formait d'excellents médecins mais en nombre insuffisant. La première urgence m'a semblé être, dans ces conditions, de m'attaquer à la question de la formation des cadres. J'ai donc décidé de créer, en priorité, deux nouvelles facultés de médecine, l'une à Sousse, l'autre à Sfax. Certains médecins, de Sousse surtout, étaient paradoxalement contre cette initiative. Ils craignaient une formation au rabais et de voir ces facultés devenir de simples écoles de santé. C'était là une réaction que l'on pourrait qualifier d'endémique. Elle s'était manifestée en France, il y a longtemps, lorsque l'on créa les facultés de médecine en province que l'on soupçonna de dispenser un enseignement au rabais par rapport à la faculté de Paris. De même à Tunis, la création de la faculté de médecine souffrit des mêmes préjugés par rapport aux facultés françaises. Les craintes exprimées par le milieu médical ne refroidirent point mon allant, d'autant plus que j'eus la chance de bénéficier de l'adhésion enthousiaste de deux professeurs de médecine remarquables : Mme Souad Yacoubi et Abdelhafidh Sellami. La première à Sousse, le second à Sfax, déployèrent une énergie peu commune et firent preuve d'un moral à toute épreuve, s'occupant de la construction, de l'équipement et de la mise en place pédagogique, pour faire naître les deux nouvelles facultés et assurer leur lancement. La France et le Canada détachèrent des enseignants pour permettre la mise en route des activités des deux facultés. Ils venaient pour des périodes groupées et, à chaque fois, je me faisais un devoir des les recevoir pour les remercier et les sensibiliser à la nécessité de nous aider à relever le défi. J'avais proposé d'orienter la faculté de Sousse vers la médecine communautaire. Ce qui rencontra l'agrément des Canadiens. Une excellente collaboration s'établit avec la faculté de Montréal. Mais j'ai dû, à plusieurs reprises, remonter le moral des étudiants à qui l'on faisait croire qu'ils ne pouvaient aspirer qu'à la condition de médecin de qualité inférieure. Les 221
résultats brillants de certains d'entre eux aux concours d'assistanat se passent de commentaires. Lorsqu'en 1973, je pris mes fonctions de ministre de la Santé, j'ai constaté que la profession pharmaceutique était en crise. Elle était gérée par un « comité provisoire », dirigé par mon excellent camarade de promotion au collège Sadiki, Radhi Jazi, assisté d'une vice présidente, Aziza Ouahchi Ben Cherifa, femme dynamique et d'une grande vivacité d'esprit. Le problème qui les préoccupait était d'abroger la loi de 1950 régissant les professions pharmaceutiques et devenue obsolète. Dès ma première entrevue avec ces deux responsables, j'ai compris le problème et donné rapidement satisfaction à leurs doléances. Une loi organique fut soumise par mes soins à la signature du Chef de l'Etat le 3 août 1973 à Monastir ! Plusieurs arrêtés d'application de cette loi de 1973 furent signés, comblant un vide juridique depuis l'indépendance : réglementation des injections dans les officines, agencement des pharmacies avec une surface utile minimale, ainsi que plusieurs directives concernant l'exercice des professions pharmaceutiques... Dans la foulée, j'ai donné satisfaction à mes amis pharmaciens pour combler un vide et promulgué, par décret, un code de déontologie, le 14 novembre 1975. Ce fut le premier Code depuis l'indépendance ! Plus tard, j'approuvai aussi la création de pharmacies de jour (catégorie A) et de pharmacies exclusives de nuit (catégorie B). Le décret du 16 mars 1976 réglementa cette innovation dans l'exercice de la profession d'officine et permit de répondre aux besoins du public 24h/24h. L'on me dit qu'il existait en 2009 plus de 200 pharmacies de nuit... Quel progrés ! ... J'ajoute que les laboratoires d'analyse médicales furent également organisés par un nouveau texte législatif dont je ne retiens pas la référence. Le Président Bourguiba m'a demandé à deux; reprises de transformer les bâtiments de l'école normale d'instituteurs de Monastir en une Faculté de pharmacie. Il fallait des crédits pour faire effectuer les transformations nécessaires et acheter les équipements techniques indispensables. Au cours d'un conseil de ministres présidé par Hédi Nouira, Mustapha Zaanouni, Ministre du plan s'opposa à l'inscription des crédits au Titre II du budget de 1976. J'ai eu beau argumenter, sans toutefois dire qu'il s'agissait d'un projet présidentiel, Zaanouni ne cessait de répéter qu'il s'agit d'une faculté de pharmacie non rentable et qu'il fallait... la fermer. Agacé, j'ai répliqué : Bon, alors, ferme là. Ce n'est que le lendemain que Zaanouni me reprocha, au téléphone, de... l'agresser ! Il est probable qu'un membre de son entourage l'a aidé à sentir le double sens de ma répartie... Ma meilleure réponse à ce technocrate est qu'en 1975 il n'y avait que 262 pharmaciens et qu'en 2009, notre pays comptait plus de 4000 pharmaciens diplômés... En tant que Premier ministre, je crois avoir contribué modestement à l'essor de l'industrie pharmaceutique : j'ai reçu Mme Aziza Ouahchi, 222
Présidente du Conseil de l'Ordre des Pharmaciens ainsi que Radhi Jazy, Président de l'Union des Pharmaciens arabes, accompagnés par un Irakien du non de Hachem Khaher, Président de la société « ACDIMA ». Cette société qui groupait plusieurs pays arabes encourageait financièrement, sur recommandation du Conseil des Ministres arabes de la santé, les sociétés arabes de fabrication de médicaments et d'articles paramédicaux, en leur accordant des prêts ou en s'associant à leurs capitaux. L'on m'avait signalé que la Tunisie, pourtant membre fondateur de ACDIMA hésitait à verser sa quote part, et Aziza Ouhchi et Radhi Jazy n'ont pas manqué de me signaler qu'il s'agissait d'honorer notre signature d'adhésion. Je les ai approuvés et donné des instructions dans ce sens. L'avenir devait me donner raison puisqu'ACDIMA a contribué à la création de la société SAÏPH (Société Arabe d'Industries Phamaceutiques) en Tunisie, qui connait aujourd'hui un grand essor La faculté de médecine de Tunis souffrait d'une sélection trop rigoureuse. Certes, les médecins qui en sortaient étaient excellents mais le taux de réussite ne dépassait pas 30 % chaque année, l'écrémage ne laissait que fort peu de « survivants ». Un étudiant sur dix était à même de franchir le cap des trois premières années. Cette conception élitiste aboutissait à du gâchis. Je résolus d'analyser les causes de ce dysfonctionnement. Les étudiants étaient parmi les meilleurs lauréats du baccalauréat, les enseignants jouissaient d'une excellente réputation et le doyen, Amor Chadli, était compétent, sérieux, rigoureux et d'une moralité exemplaire. Ne restait plus à incriminer que le programme. De fait, il était pléthorique - 250 heures d'enseignement en anatomie dès la première année ! - et mal équilibré : des parties de programme, pouvant être réservées au cursus de la spécialité, étaient étudiées dès les premières années. J'ai donc établi une commission comportant une majorité d'enseignants, des étudiants, mais également des membres de l'administration hospitalière pour me faire des propositions de modification des programmes. Une partie des étudiants qui se flattaient d'être dans l'opposition, étaient - par principe - contre ce projet de réforme qui leur était pourtant favorable. Le doyen de la faculté, l'excellent professeur Zouheir Essafi, ancien interne des hôpitaux de Paris, chirurgien réputé, me proposa de m'adresser à l'ensemble des étudiants de la faculté réunis dans le grand amphithéâtre, pour leur expliquer les raisons et le contenu de la réforme, mais il me prévint que cela risquait d'être un remake de l'épisode biblique de Daniel dans la fosse aux lions. 1. Je remercie mon ami R. Jazy qui m'a " rafraichi " la mémoire sur ces quelques réalisations que j'ai accomplies à la tête du Ministère de la Santé, avec la coopération d'éminents pharmaciens dont ceux cités plus haut.
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De fait, je me rendis dans un amphithéâtre bondé. Il y avait à peu près mille étudiants. Je fus accueilli dans un silence total. Le délégué des étudiants, un militant d'extrême gauche, me souhaita la bienvenue et me présenta de manière polie mais glaciale. Le service minimum ! Je pris la parole et parlai durant deux heures, expliquant, argumentant, démontrant. A la fin de mon discours des applaudissements crépitèrent. J'avais gagné la partie. Le dialogue avait été payant. La réforme fut adoptée et le pourcentage d'étudiants admis passa de 30 % à 70 %, sans que la qualité de la formation eût à en souffrir. Les chiffres étant plus éloquents qu'une longue dissertation, il suffit de rappeler que le nombre de médecins tunisiens qui était de 405 en 1973, a plus que doublé en quatre ans, puisque qu'il était de 977 médecins tunisiens en 1977. À vrai dire, j'eus parfois des démêlés avec cet esprit de caste qui caractérise certains « patrons ». C'est ainsi que lorsqu'un jeune médecin frais émoulu de la faculté de médecine de Paris, le docteur B. A. fut recruté par mes soins et affecté à l'hôpital de Kassar Saïd, le chef de service, le professeur Kassab, grand chirurgien orthopédiste, refusa d'accueillir le jeune médecin (car cela pouvait entamer son pouvoir de mandarin) et menaça de démissionner si je maintenais cette nomination. Ne tolérant pas le recours au chantage, j'acceptai sur l'heure cette démission et le fis savoir, par retour du courrier, à l'intéressé. Ce fut un tollé général car c'était la première fois que l'administration rappelait à un « grand patron » qu'elle pouvait se passer de ses services. J'ai reçu plusieurs délégations de médecins, en particulier de l'Amicale des anciens internes des hôpitaux de France. Ma réponse était la même : « De quel droit puis-je retenir un fonctionnaire qui décide de démissionner ? ». Le problème s'est compliqué car le professeur Kassab avait une parenté avec Wassila Bourguiba. Le Premier ministre intervint pour me demander de réintégrer le professeur démissionnaire. J'exigeai des excuses. Le directeur de cabinet du Président, Chedli Klibi m'entreprit dans le même sens. Je tins bon. Bourguiba, lui-même, m'interrogea. Je lui expliquai la genèse de l'histoire. Il me dit : « Je comprends, je n 'interviens plus ». M. Kassab s'excusa par écrit et je le réintégrai. Aujourd'hui, l'hôpital porte son nom. Certains, constatant que j'étais prêt à démissionner plutôt que de céder à un chantage, que j'ai résisté au chef de l'État lui-même, crurent que le docteur B. A. était un parent ou un ami proche. Ils ont été suffoqués d'apprendre que je le reçus pendant un quart d'heure seulement avant son recrutement, que je ne l'ai jamais revu et que je continue d'ignorer, à ce jour, de quelle région il pouvait être originaire. L'intéressé lui-même était le premier étonné de mon soutien, m'a-t-on dit. J'ai complété mon action concernant le personnel médical par la formation des infirmiers, des aides soignants et de l'ensemble des auxiliaires médicaux. J'ai régularisé la situation de beaucoup d'entre eux, amélioré leurs rémunérations et veillé à la ponctualité de leur avancement. 224
Dans le cadre de cette politique des « soins pour tous » que je m'étais assigné de mener, à la tête du ministère de la Santé, le deuxième axe avait trait au renforcement de l'infrastructure hospitalière qui devait compléter l'effort entrepris pour la formation des cadres et la promotion du personnel médical et paramédical. Les services hospitaliers dans la ville de Tunis étaient engorgés par l'afflux de malades provenant de plusieurs régions du pays. J'ai donc décidé la création de quatre hôpitaux régionaux à Jendouba, Médenine, Gabès et Mahdia et de plusieurs hôpitaux locaux. Il a fallu convaincre le ministère du Plan du bien fondé de ce projet. J'y suis arrivé avec peine, d'autant plus que mes demandes de crédits ne s'arrêtaient pas là : je voulais ouvrir quatre grandes maternités à Tunis, Sfax, Sousse et Bizerte, sept cents nouveaux centres de consultation surtout dans le secteur rural, trente cinq nouveaux centres de Protection maternelle et infantile (les PMI), deux cliniques pilotes et deux CHU nouveaux, à Sfax et à Sousse, que j'ai inaugurés moi-même '. J'ai parachevé cette action sur l'infrastructure médicale en constituant trente-cinq équipes médicales mobiles chargées d'agir dans le monde rural et se déplaçant sans cesse pour couvrir les zones les plus reculées. Mais cet immense effort risquait, à tout moment, d'être anéanti par une explosion démographique menaçante qu'il fallait, à tout prix, juguler. Le président Bourguiba avait, dès avant l'indépendance, une vive conscience de ce problème. Il avait compris qu'il fallait s'y attaquer, à la base, en utilisant toutes les ressources : les dispositions légales autant que le changement des mentalités. Le 13 août 1956, c'est-à-dire quatre mois seulement après l'indépendance, une des premières mesures révolutionnaires prises par Bourguiba et son premier gouvernement fut la suppression de la polygamie. Prenant de vitesse les conservateurs et les timorés, Bourguiba osa cette réforme radicale des comportements qui suscitait, bien sûr, quelques réserves et protestations mais qu'il fit passer en force profitant de l'état de grâce dont il bénéficia longtemps, en sa qualité de héros libérateur et Père de la nation. La loi qui interdisait la polygamie comportait une autre interdiction d'une portée considérable : elle répudiait, en quelque sorte, la répudiation ! Dans un beau livre, l'écrivain algérien Rachid Boujedra avait décrit les ravages psychologiques et sociaux que cette pratique entraînait dans les familles de son pays ; l'exemple pouvait, bien entendu, être étendu à l'ensemble du monde arabe. La répudiation se faisait par une simple formule prononcée par l'homme à l'encontre de son épouse : « Tu es répudiée ». Elle 1. Les plaques ont été descellées par des « responsables » zélés... c'était petit !
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s'apparentait au « bon vouloir » tyrannique des monarques de droit divin et constituait un exemple scandaleux de machisme et d'oppression inacceptable, sans parler des conséquences désastreuses qu'elle pouvait avoir sur le milieu familial, les enfants et même la cohésion sociale. Bourguiba a supprimé cette pratique moyenâgeuse et l'a remplacée par le divorce prononcé par un tribunal civil. Il ne se contentait pas de faire promulguer une loi ou de signer des décrets. Il préparait l'opinion publique à accepter les réformes, en parcourant le pays du nord au sud et d'est en ouest, développant des arguments devant ses auditoires, faisant preuve d'un talent de tribun que lui reconnaissaient même ses adversaires et déployant des trésors de pédagogie et de persuasion. C'est pourquoi la comparaison avec l'autoritarisme militaire de Mustapha Kemal Atatiirk me semble approximative. Certes, les deux voulaient réformer leurs sociétés. Mais les méthodes étaient fort différentes : le commandement sans fioriture pour l'un, la persuasion douce pour l'autre. Les résultats obtenus par l'un et l'autre divergent, sur le long terme. Les réformes kémalistes semblent menacées par la montée de l'intégrisme en Turquie ; celles de Bourguiba lui survivent et font dorénavant partie des acquis acceptés unanimement par la société civile tunisienne. Bourguiba fut très critiqué dans les autres pays arabes pour ses réformes que les dirigeants de ces pays, par égoïsme ou conservatisme, n'osaient pas entrevoir pour leurs peuples. Bourguiba n'en avait cure. Il était habité par sa mission : faire voler en éclats le fatalisme, en finir avec la résignation, faire naître, par un effort soutenu de prise de conscience, un homme nouveau libéré non seulement de la dominance extérieure, mais également de ses chaînes intérieures, de tout un fatras d'idées reçues et de superstitions héritées. Il a lutté contre le port du voile, parce qu'il y voyait un élément de discrimination à l'encontre des femmes et une atteinte à leur dignité. Le 31 janvier 1974, j'ai fait promulguer un décret instituant l'Office du planning familial, pour nous doter d'un instrument adéquat dans notre lutte contre l'explosion démographique. Nous étions, au lendemain de l'indépendance, sous la loi française de 1921 qui n'avait pas encore été abrogée et qui interdisait toutes les formes de contraception. Elle encourageait, au contraire, la croissance démographique pour des raisons évidentes en France, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Consciente du problème, mon épouse a voulu faire une conférence au Club féminin 1 Aziza Othmana 2 pour sensibiliser les femmes, et aussi les 1. Présidé alors par madame Habiba Zaouche. 2. Mécène bienfaitrice, elle légua sa fortune au profit du collège Sadiki et de l'hôpital qui porte aujourd'hui son nom à Tunis.
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hommes, sur la gravité de la situation démographique. Devant l'hésitation des uns et des autres, elle résolut d'exposer le problème au président Bourguiba. Gelui-ci fut vite convaincu et non seulement il lui signifia son accord et l'encouragea, mais il donna des instructions au ministre de la Santé, Mondher Ben Ammar pour élaborer une loi abrogeant celle de 1921, et pour autoriser l'importation des produits contraceptifs et la propagande anticonceptionnelle. Ce fut la loi du 9 janvier 1961. En tant que ministre de la Santé, je me suis investi dans cette bataille et mené une campagne de conscientisation aussi bien dans les villes que, surtout, dans le monde rural. J'ai contribué à lever les préjugés sociaux, à « défataliser » les naissances en vulgarisant, en termes simples, populaires et clairs, les possibilités de contrôler les naissances. S'agissant des convictions religieuses, j'ai rappelé sans cesse que la vocation de la religion était le bonheur des hommes et des femmes ici-bas, autant, bien sûr, dans l'au-delà. J'ai rappelé que la femme, créature de Dieu, devait préserver sa santé, bien élever ses enfants et rechercher l'harmonie du couple. J'ai invoqué des hadiths, dont celui rapportant qu'un compagnon du Prophète lui demanda comment éviter qu'une femme, avec laquelle il cohabitait, tombe enceinte et celui-ci de lui conseiller de pratiquer le coïtus interruptus (en arabe : al azl) qui est, en effet, une des pratiques anticonceptionnelles naturelles. J'ai invoqué aussi Ghazali qui recommandait aux femmes d'espacer les naissances, si cela devait conserver leur fraîcheur de peau et leur beauté. J'eus des contacts avec des collègues égyptien (Dr Mahfoudh), algérien (Dr Omar Boujallab) et irakien (Dr Izzet Mustapha). Certains étaient carrément contre le planning familial pour des raisons « religieuses ». Ils pensaient qu'on ne peut pas échapper à la volonté de Dieu et qu'il ne fallait pas se préoccuper du destin d'un enfant qui naît, « puisque de toute façon, celui-ci était inscrit sur son front et que Dieu pourvoirait aux besoins de sa créature ». D'autres étaient, par contre, convaincus de la nécessité du planning familial mais n'osaient pas heurter les croyances de leurs populations. Politiquement, ils étaient timorés, paralysés. Le décret-loi de 1966 recula l'âge du mariage à dix sept ans pour les filles, à vingt ans pour les garçons. Il faut se souvenir que les filles étaient couramment mariées à l'âge de quatorze ou quinze ans ! Par ailleurs, j'avais constaté que, malgré les interdits et les non-dits, beaucoup d'avortements de Tunisiennes étaient pratiqués en Suisse et en Angleterre par les filles appartenant à des familles aisées. Les avortements secrets continuaient à se pratiquer, sur place, dans des conditions souvent insoutenables pour les plus démunies. Il fallait mettre fin à cette situation alarmante en libéralisant l'avortement, tout en le réglementant. Avec l'appui de Bourguiba je présentai à l'Assemblée nationale une loi sur l'avortement, qui fut votée le 26 septembre 1973 et publiée au Journal officiel, le 19 227
novembre 1973. Remarquons que cette loi devança d'une année celle de Simone Veil, à qui je veux rendre un hommage mérité pour son courage et son humanité La loi que je fis adopter permet à chaque femme, célibataire ou mariée, avec ou sans l'autorisation de son père ou de son mari, de se faire avorter gratuitement dans n'importe quel hôpital ou formation sanitaire, au cours des trois premiers mois de la grossesse. Passé ce délai, un avis positif de deux médecins devient nécessaire, car le motif n'est plus social mais sanitaire. Cette loi n'a jamais été remise en cause. Elle est en vigueur de nos jours et j'en tire une légitime fierté. D'autant plus que j'ai dû batailler fermement pour emporter l'adhésion des députés. Curieusement, les résistances ne vinrent pas toujours du côté d'où on les attendait. Certains députés, parmi les plus « libéraux » politiquement ou se proclamant comme tels, ne furent pas les derniers à s'élever contre. Certains se sont abstenus lors du vote. Je ne veux pas citer de noms, mais les historiens peuvent aisément se référer au compte-rendu des débats publié au Journal officiel de l'Assemblée nationale. Quoiqu'il en soit, c'est avec une confortable majorité que la loi sur l'avortement fut adoptée et je pense que sur le plan de l'histoire sociale de la Tunisie contemporaine, elle marqua une date notable2. Il y eût ensuite une grande campagne de sensibilisation des femmes pour qu'elles choisissent librement si elles le voulaient, de subir, après le quatrième enfant, une opération de ligature des trompes. Lors de mes visites dans les hôpitaux ou dans les centres sanitaires, certaines femmes me racontaient, sans fausse pudeur, comment exténuées par des grossesses répétées, trouvant de plus en plus difficile d'élever une ribambelle d'enfants, elles se confiaient en désespoir de cause à des guérisseuses qui leur faisaient courir des dangers parfois mortels. L'humour involontaire détendait parfois l'atmosphère lourde qui entourait ces confessions. Une femme m'a raconté, par exemple, comment une guérisseuse lui avait recommandé, pour en finir avec ses grossesses répétées, de faire bouillir les chaussures de son mari pendant six heures - pourquoi six et pas cinq, mystère - puis de boire l'eau de la cuisson ! À l'hôpital du Kef, j'ai visité une femme, mère de huit enfants, qui avait choisi de se faire ligaturer les trompes. Je lui demandai comment elle se sentait. « Comme quelqu 'un qui vient d'être affranchi », me répondit-elle. La campagne de sensibilisation porta ses fruits. Dans certains gouvernorats, il arrivait que trois à quatre cents opérations de ligature des trompes fussent réalisées au cours d'un seul mois, sans aucune contrainte, ni même incitation, mais à la suite du libre choix de mères de quatre enfants ou plus. 1. Durant mon exil, elle me reçut chez elle et intervint au profit de mon épouse et de mes enfants, privés à plusieurs reprises de leurs passeports. 2. Quelqu'un devait même proposer que l'on baptisât cette loi de mon nom, comme on le fit de la « loi Veil » ! Mais c'était un Européen !
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Mes tournées dans les campagnes pour prôner la maîtrise des naissances incitèrent un jour Bourguiba, en visite dans le gouvernorat de Kairouan où je me trouvais, à me taquiner : « Si Mohamed, commentpouvez-vous inciter les femmes à limiter les naissances, alors que vous avez, vous-même, huit enfants ? ». J'osai le corriger : « Monsieur le Président, je n 'en ai que six ». Il rétorqua : « Six ou huit, peu importe. Le problème reste le même ». Je risquai alors une pointe d'humour : « A la vérité, j'en ai 5 plus 1 ». Intrigué, il attendit mon explication. « Il y a un premier groupe de 5 enfants nés entre 1950 et 1957. Ceux-là sont nés à un moment où l'on n'avait pas encore conscience des problèmes démographiques et où, au contraire, on avait besoin d'être nombreux pour lutter pour l'indépendance. Depuis 1957 à aujourd'hui, je n 'ai eu qu 'un seul enfant. Et ce sera le dernier. Je pense donc être dans la norme. » Il m'approuva d'un rire soutenu. Les effets de cette politique du planning familial ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Aujourd'hui on ferme des classes dans le primaire en Tunisie, alors que dans les pays voisins, la crise de la scolarisation des enfants issus de l'explosion démographique s'approfondit, de jour en jour. Sans parler de l'emploi ! Cette politique du planning familial soulevait des réserves, même dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, pourtant réputés « révolutionnaires ». J'eus l'occasion de m'en rendre compte, à mon grand étonnement, à un Congrès international sur la population qui eut lieu à Bucarest, en août 1974 où certains délégués de pays communistes accueillirent, avec réserve voire hostilité, ma présentation de la politique tunisienne en matière de régulation démographique. En revanche, des années après avoir quitté mes fonctions de ministre de la Santé, je reçus un témoignage de considération qui me toucha beaucoup. En 1985, j'exerçai depuis un certain temps les fonctions de Premier ministre. Mme Yacoubi, ministre de la Santé, vint m'informer à son retour de Sanaa, où s'était tenue la Conférence des ministres arabes de la Santé, que celle-ci avait décidé de créer un prix récompensant une action emblématique dans le domaine de la Santé et que les ministres arabes de la Santé avaient décidé de me décerner ce Prix, pour sa première attribution. Ce Prix devait être remis, en avril 1986, au Maroc, à l'occasion de la prochaine Conférence des ministres arabes de la Santé. A l'approche de cette date, je demandai à Bourguiba l'autorisation d'aller à Casablanca pour recevoir mon Prix. Il rechigna un peu : « Mais c 'est à moi qu 'ils auraient dû donner ce Prix ! ». Je lui expliquai que ce Prix était destiné seulement aux anciens ministres de la Santé. Il acquiesça. Je partis donc au Maroc, à la tête d'une délégation du ministère de la Santé et de quelques collaborateurs. Lorsque nous entrâmes dans l'espace aérien marocain, je fus informé par le pilote que le Roi souhaitait que l'on atterrît à Marrakech où il se trouvait et non à Casablanca. Bien sûr, nous nous exécutâmes. 229
À notre arrivée, je fus reçu par Hassan II qui m'informa qu'il souhaitait me remettre le Prix lui-même au nom de tous les ministres de la Santé arabes, et que si j'étais d'accord, la cérémonie se tiendrait le soir même dans son palais de Marrakech, en présence de l'ensemble des ministres arabes de la Santé. Il improvisa un très beau discours et je crois qu'il tenait à souligner l'exemplarité de l'expérience tunisienne en matière de santé publique et de planning familial en honorant l'un de ses artisans. C'est un souvenir qui me tient à cœur parce qu'il constitue une reconnaissance de la part de l'ensemble des responsables de la Santé dans les pays arabes, de la justesse de la politique tunisienne dans ce domaine et, accessoirement, un témoignage de la part que j'ai pu y prendre. A propos de ce pays frère, je me souviens qu'au moment où j'y effectuais une visite de travail pour participer à la conférence annuelle des ministres maghrébins de la santé, le leader de l'Istiqlal marocain décéda le 13 mai 1974. Bourguiba me chargea de le représenter aux funérailles et de présenter à la famille Fessi ses condoléances. Encore un souvenir parmi tant d'autres. Un jour, je reçus, dans mon bureau au ministère de la Santé, un militant destourien de la première heure qui était aussi un syndicaliste très connu, Lakdar Jelidi, originaire de l'extrême Sud tunisien. Il me dit : « Si Mohamed, nous sommes nombreux au sud du pays qui vous estimons. Pourquoi ces grands meetings et ces discours en faveur du planning familial ? Laissez Bourguiba faire ce travail tout seul sans vous "compromettre " aux yeux des conservateurs et des religieux qui sont très nombreux dans ma région ». Je lui répondis avec le sourire : « Si je n 'étais pas convaincu moi-même, je n 'aurais pas couru tant de risques ». Il me quitta avec un regard plein de compassion en pensant peut-être que je n'étais pas vraiment un «... politicien » ! ! Vingt-sept années après avoir quitté ce ministère, je garde encore de bons souvenirs d'un poste où je m'étais investi, d'abord avec une certaine retenue, ensuite avec un enthousiasme sans partage.
QUATRIÈME PARTIE
Premier ministère : le fil interrompu
CHAPITRE I
Une nomination inattendue Tout est toujours très difficile en politique, telle est la leçon que j'ai tirée de ma vie. Léon Blum (à son retour de déportation)
Le 1er mars 1980, j'étais avec mes amis en train de courir en comptant les tours de piste - il nous fallait en faire au moins dix, l'équivalent de 4 000 mètres - quand l'adjudant Othman Nabli informa Mohamed Sayah, alors ministre de l'Equipement, que le Président le convoquait. J'étais sous la douche quand le même adjudant vint m'informer que j'étais appelé, moi aussi, au Palais de Carthage. Vers 9 heures, j'ai trouvé à la bibliothèque du Palais, Wassila Bourguiba et Mohamed Sayah. La Présidente n'y alla pas par quatre chemins : « Le Président, me dit-elle, a décidé tôt ce matin de charger Sayah des fonctions de Premier ministre. Je m'y étais opposée et fis appel à Béchir Zarg El Ayoun 1 pour m'aider à l'en dissuader. Sayah a des problèmes avec les étudiants, les universitaires, il se trouve handicapé par un grave contentieux avec la centrale syndicale, tandis que vous êtes estimé dans ces milieux, sans parler des intellectuels et des enseignants qui s'entendent bien avec vous ». Je ne dis mot, arrivant à peine à réaliser cette accélération des événements auxquels je ne m'attendais pas du tout. Mohamed Sayah fît une proposition : « Lella Wassila, lui dit-il, nous ne savons pas si M. Nouira va se rétablir2 comme je le lui souhaite. En attendant, je pense qu'une troïka pourrait expédier les affaires courantes ». 1. Béchir Zarg El Ayoun (mot à mot : Béchir aux yeux bleus) : militant de la première heure. Il connut les prisons françaises depuis 1937 et organisa la résistance armée de 1952 à 1954. En évoquant ses sacrifices, Bourguiba déclara un jour :«[...] il n'y a pas un Tunisien qui ne soit redevable, dans une grande mesure, de sa liberté et de son appartenance à un pays indépendant à Zarg El Ayoun [...] ». 2. Il a été victime d'une hémorragie cérébrale ; les pronostics médicaux étaient réservés.
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Wassila lui demanda ce que signifiait ce mot étrange. Il s'agit, réponditil, d'une direction de trois personnes : M. Mzali, Bourguiba fils et moimême. « Non ! trancha-t-elle, il faut une seule personne qui soit responsable ». Sur ces entrefaites, Abdelmajid Karoui, directeur du Protocole, nous introduisit auprès du chef de l'État. « J'ai pensé à vous pour vous charger des fonctions de Premier ministre », dit Bourguiba à Sayah sans autre transition ; « et puis... j'ai réfléchi. Si Mohamed sera mieux reçu que vous. C'est lui que je nomme. Allez poursuivre votre tâche dans votre département. » Quand nous fumes seuls, il me déclara : « Je n 'ai qu 'une recommandation à vous faire. Dès que je rends l'âme, installez- vous dans mon fauteuil et désignez tout de suite un Premier ministre. La politique, comme la nature, a horreur du vide ; il y va de l'invulnérabilité de notre pays ». Il esquissa un mouvement pour se lever. Je n'ai pas dit un seul mot. Au moment où je prenais congé, il me demanda un nom pour me remplacer à la tête du ministère de l'Éducation. J'ai proposé Frej Chedly, alors directeur de l'enseignement primaire mais qui avait assumé auparavant les fonctions d'instituteur, de directeur des écoles primaires, de professeur de lettres, de proviseur et qui a été le directeur de mon cabinet. C'est un fin lettré, cultivé, écrivain à ses heures, charmant camarade et jouissant auprès des enseignants d'une grande estime. En regagnant mon bureau au ministère de l'Éducation, je réalisais à peine ce qui venait de m'arriver. Bourguiba m'a mobilisé comme un soldat, sans me demander mon avis et sans me laisser le temps de réagir à cette nomination. Il savait que je m'étais toujours comporté en militant et que j'avais rempli les missions qui m'étaient confiées sans hésitation. Ainsi, le 1er mars, je fus nommé « coordinateur » par un simple communiqué de presse. Pas de décret, pas de délégation de signature !.. Je n'ignorais pas que la situation du pays était délicate, sinon bloquée. L'université était en crise, rien n'y allait plus. Les grèves s'y succédaient à un rythme de plus en plus accéléré, les assemblées générales se multipliaient sur les campus et ceux qui y participaient n'hésitaient pas à traîner dans la boue le régime. Doyens, professeurs et étudiants, toutes tendances confondues, proclamaient haut et fort une double exigence : la libération des étudiants incarcérés depuis 1974 et 1975 1 et la suppression du corps des vigiles institué par décret en 1975 à l'initiative de Driss Guiga, en vue « de maintenir l'ordre » à l'intérieur des facultés et écoles supérieures. Des centaines de syndicalistes, dont des patriotes confirmés, remplissaient les geôles du pays.
1. Période au cours de laquelle Tahar Belkhodja et Driss Guiga étaient respectivement ministre de l'Intérieur et ministre de l'Education nationale.
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Les événements dramatiques de Gafsa (27 janvier 1980) pendant lesquels une bande de mercenaires, entraînés et armés par Kadhafi, avaient cru pouvoir ébranler un État structuré et d'essence populaire, en parant un vulgaire hold-up des oripeaux de la révolution !... n'étaient pas oubliés. Cette attaque dans la nuit du 26 au 27 janvier 1980 fut une sorte de séisme qui prit tous les responsables au dépourvu. La Tunisie était donc fragile ! Les troubles sociaux affaiblissaient l'autorité de l'État. Les grèves tournantes affectaient surtout le secteur des phosphates et des industries chimiques et celui des transports urbains. Ainsi, au lendemain de cette ignoble attaque, c'était un lundi, la grève déclenchée dans le secteur des transports, paralysait complètement Tunis. Curieux hasard ! L'image diplomatique de la Tunisie se ternissait auprès des organisations internationales : Bureau International du Travail, Confédération internationale des syndicats libres... Les dockers refusaient de charger et de décharger les marchandises d'origine tunisienne, dans un grand nombre de ports européens... Le Parti socialiste destourien (PSD) s'était endurci, sclérosé ; la jeunesse, les universitaires et les militants modérés s'en étaient éloignés. L'autoritarisme de certains responsables avait contribué à multiplier les oppositions et à susciter des résistances. Je me rappelle avoir provoqué des réactions indignées de certains caciques lors d'une session du Comité central du Parti en 1979 lorsque j'avais appelé mes collègues à plus de tolérance et d'ouverture. Il est vrai que j'avais osé comparer, dans mon intervention improvisée, certains « apparatchiks » à des chiens de garde qui grondent et montrent leurs crocs dès qu'un nouveau venu s'approche de la maison de famille En résumé, le régime avait perdu de sa crédibilité. Les masses étaient démobilisées. Suite à l'affaire de Gafsa, nous étions au bord de la rupture avec la Libye et en froid avec l'Algérie. Béhi Ladgham, que j'ai toujours respecté, même si sur certains sujets je pouvais ne pas être d'accord avec lui, déclara à Jeune Afrique2 : « La Tunisie passe par un moment délicat. Mzali va-t-il être le bouc émissaire ou va-t-il passer le test de Premier ministre honorablement ? L'irritation de l'Algérie, l'agression de la Libye, le procès du commando qui va encore faire tomber des têtes, le mécontentement social... rendent l'examen difficile ! ». Jean-Louis Buchet, dans le même numéro de Jeune Afrique, commentait ainsi cette nomination : « Alors, successeur ou pas successeur ? ». Nul ne saurait le dire encore. Le coordinateur a pourtant des atouts : jeune (il a 55 1. Au cours de cette réunion, Hédi Nouira a eu une crise d'hypoglycémie ; il était en nage et faillit perdre connaissance. 2. N° 100 du 12 mars 1980.
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ans), Mohamed Mzali... « sortirait plus facilement victorieux d'une campagne électorale à l'américaine que d'une guerre de succession ». Il ajoutait : « plus batailleur que manœuvrier, ambitieux, obstiné, travailleur, ce licencié de philosophie de la Sorbonne, destourien de la première heure, a été six fois ministre... Autoritaire, enthousiaste mais méthodique, il a inspiré cette réflexion à un de ses collègues : "M. Mzali, il commence caporal et finit partout commandant, ou premier de la classe... " ». JeanLouis Buchet soulignait ma fidélité en amitié et rappelait que j'avais été évincé de mon poste à l'Éducation nationale pour avoir dédicacé un de mes livres à Ben Salah, menacé d'arrestation. Le journaliste rappelait aussi que j'étais le seul à ne pas avoir reçu le bureau de l'UGTT « légale » de Tijani Abid. À ses yeux, je suis attaché à l'option arabo-musulmane, mais néanmoins moderniste. Six mois après ma nomination, le même hebdomadaire écrivait1 : « Dans cette Tunisie qui progresse, un homme nouveau s'est assis le 23 avril sur le fauteuil de Premier ministre. Il s'appelle M. Mzali, a 55 ans. Il a été ministre de la Défense nationale, de la Santé, trois fois ministre de l'Éducation. Il a débuté dans l'enseignement et a gardé de cette époque [...] le style méthodique et précis du professeur aux idées simples et claires [...]. Il s'est acquis, à son poste, en moins de six mois, une excellente réputation. "Bourguiba a fait un très bon choix", dit-on un peu partout dans le pays. Homme intègre, sincère, énergique, Mzali est aussi un libéral... ». Qu'allais-je donc faire dans cette galère ? Je n'avais été impliqué dans aucune des fautes graves qui avaient mené le pays au bout du gouffre. Je n'appartenais à aucun clan et ne participais à aucune coterie. Conscient des difficultés qui m'attendaient, sachant l'état de santé vacillant de Bourguiba, j'ai finalement accepté de me jeter dans la bataille, par devoir patriotique, sans calcul, ni arrière-pensées ! Depuis mon jeune âge, en effet, mon ambition était de servir : étudiant destourien, fondateurprésident d'associations culturelles, professeur, directeur, ministre, fondateur et directeur de la revue culturelle Al Fikr, l'un des dix fondateurs de l'Union des écrivains tunisiens et son président pendant dix ans, président du Comité olympique tunisien pendant vingt-quatre ans,... je m'étais toujours attaché à être à la hauteur des différentes responsabilités dont j'avais été chargé, ou que j'avais choisi d'assumer librement, bénévolement. Je n'avais jamais nourri d'ambition politicienne et ai toujours considéré le pouvoir comme un moyen efficace de réaliser un idéal, dans la fidélité à une éthique d'action inspirée par le patriotisme et l'humanisme.
1. N° du 29 octobre 1980.
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Je n'étais pas dupe ! Je savais que, n'étant pas un expert dans l'art de simuler, de mentir, du double langage, des intrigues, je pouvais à tout moment tomber dans l'une des nombreuses chausses trappes que ne manqueraient pas de mettre sur ma route les méchants, les envieux, les petits, les obsédés du pouvoir pour le pouvoir. Pour ceux-là, le fauteuil c'est le rêve, la fin qui justifie tous les moyens car il signifie l'argent, les honneurs, les plaisirs... tandis que pour moi, avoir le pouvoir, c'est pouvoir mieux servir les autres. J'étais donc sur un siège éjectable. Je n'ai pas oublié certaines machinations et pièges dont ont été victimes, avant moi, Béhi Ladgham, Ahmed Ben Salah, Hédi Nouira... Comment oublier aussi les déboires imposés à l'ancien Premier ministre Tahar Ben Ammar, que je n'avais pas connu de près, mais dont je n'oublie pas qu'il a été le signataire du Protocole d'indépendance de notre pays. Deux ans après, le 28 septembre 1958, il a comparu avec son épouse, Zakia Ben Ayed, devant la Haute Cour de justice à propos de la ténébreuse affaire des « bijoux de la Couronne », dans laquelle il n'était pour rien. Mais il fallait « salir » une figure nationale, en incriminant un couple au-dessus de tout soupçon. Il ne m'avait pas échappé, surtout, que le poste de Premier ministre, dans la Constitution de l'époque, était un poste maudit. Son article 57 stipulait en effet : « En cas de vacance de la Présidence de la République, pour cause de décès, démission, ou empêchement absolu, le Premier Ministre est immédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la période qui reste de la législature en cours de la Chambre des députés ». Le « dauphin constitutionnel » était donc la cible obligée de tous les obsédés du pouvoir. Ainsi ce poste me désignait pour prendre tous les coups, surtout les coups bas. Chez-moi, le soir même, je me remémorais certaines lectures historiques et compatissais à l'évocation du destin tragique de ces Premiers ministres ou très hauts responsables de l'État ou des partis au pouvoir, de certains penseurs... Socrate emprisonné, obligé de boire la ciguë ; Cicéron égorgé par les sbires de Marc Antoine, raidi par la haine que lui soufflait sa fille Fulvie ; Soliman le Magnifique (1495-1566) qui, sous l'influence de sa « Mejda » Roxelane, avait assassiné son Premier ministre Ibrahim Pacha, son ami d'enfance et le deuxième personnage de l'Empire. Il fit également assassiner son propre fils Mustapha par des serviteurs muets qui exposèrent sur un tapis le corps encore palpitant parce que Roxelane voulait assurer la succession de son fils Sélim, et y réussit du reste. Le Premier ministre Youssef Saheb Ettabaa que le bey Ahmed Ier et son favori Mustapha Khaznadar firent arrêter dans les couloirs du palais du Bardo le 11 septembre 1837 et étrangler sans procès, avant de livrer son corps à la populace. Imre Nagy, le Premier ministre hongrois condamné en 1956, exécuté en 1958. Menderes, Premier ministre turc supplicié par la junte militaire avec deux de
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ses ministres en 1960. Le Premier ministre sénégalais Mamadou Dia condamné à mort mais gracié par le Président Senghor. Le Premier ministre pakistanais Àli Bhutto condamné à mort et exécuté après un simulacre de procès et dont le calvaire a été évoqué par sa fille, Benazir Bhutto, dans un livre émouvant. Ces images et bien d'autres défilaient devant moi et pourtant... Je respectais trop Bourguiba pour ne penser qu'à ma carrière. Je me disais que le jour où il mettrait fin à ma mission, je reprendrai ma liberté, l'esprit serein, et avec la satisfaction du devoir accompli. Jamais je n'imaginais alors la persécution dont je devais être victime moi-même, les miens et certains de mes amis. Mais Bourguiba était-il encore en 1986, voire en 1980, le Bourguiba que j'avais connu depuis les années trente ? Certains trouveront que je suis décidément incorrigible, car aujourd'hui encore, je continue de croire, avec Mendès France qui lui aussi n'a pas « su » garder le pouvoir, que « la démocratie, c 'est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité. C'est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l'adversaire. C'est un code moral. Jamais en politique, la fin ne justifie les moyens ». Je suis fier de ne pas être un « politicien », mais un homme politique essayant d'accorder à la réalité des hommes et des choses leur juste mesure, désirant saisir la complexité de cette réalité. J'étais par la force des choses, de mon ancienneté dans la chose publique, un homme averti des questions de gestion des affaires de l'État, mais non point un simple gestionnaire. J'étais un militant, un homme engagé, qui s'interdisait d'être chauvin ou même partisan. J'étais surtout conscient que, vu le régime présidentialiste tel que défini dans la Constitution et vu le caractère du Président et son ego démesuré, je n'étais que le «primus interpares », le premier entre les égaux ! Le protocole faisait de moi le deuxième personnage de l'État, mais Bourguiba était président de la République et président du Conseil. Il traitait souvent directement et sans m'informer, avec « ses » ministres, surtout ceux des Affaires étrangères, de l'Intérieur et de l'Information avec une surveillance particulière de la radio et de la télévision. Je peux donc affirmer qu'il n'y eut pas de gouvernement Mzali ou Nouira ou Ladgham. Il y eut un gouvernement Bourguiba de 1956 à 1987 ! Je me suis donc mobilisé pour être à la hauteur de la confiance du Président de la République, pour répondre à l'appel du devoir malgré tous les risques. Précisément parce que risques il y avait, parce que Bourguiba devenait sénile, je m'étais davantage dévoué. Je devais, par un effort de tous les instants et une vigilance à toute épreuve, contribuer avec mes collègues et les patriotes sincères à : 238
- sauvegarder l'indépendance, préserver l'invulnérabilité de la patrie, maintenir l'État en dehors des compromissions et des risques d'inféodation. - humaniser le développement et lui fixer comme finalité ultime la dignité de l'homme, la solidarité sociale et l'équilibre de la collectivité, en faisant de la croissance un processus à la fois quantitatif et qualitatif. - engager le pays dans la voie de la démocratie authentique, sans laquelle il ne peut y avoir de développement réel et durable. Je devais surtout rester moi-même, ne pas chercher à plaire, garder mon style, ma manière de vivre, de parler, d'agir, et de faire agir. Je devais garder, quoiqu'il arrive, ma proximité avec le peuple dont je suis issu et que j'avais appris à respecter et à aimer, depuis mon jeune âge. L'une de mes premières décisions a été de nommer un directeur et un chef de cabinet. Pour le premier poste, j'ai fait appel à Mezri Chékir, alors président directeur général de l'Office national du planning familial et de la population, depuis six ans. En 1959, j'étais content de trouver en lui un volontaire pour diriger un village d'enfants. Messadi refusait toujours mes demandes de détachement d'instituteurs ou de directeurs d'école pour remplir cette tâche dans mon département. Il fallait chaque fois solliciter Bourguiba qui donnait toujours des instructions impératives dans ce sens à son ministre de l'Éducation '. Je savais que Mezri Chékir s'était fait expulser de la classe de quatrième du lycée de Sousse pour « agitation destourienne », que la police avait lâché ses chiens à ses trousses et l'avait emprisonné et qu'il avait terminé ses études au collège Sadiki. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il accepta un poste d'instituteur puis de directeur d'école dans un village isolé, situé au centre-ouest du pays. Il poursuivit des études de psycho-pédagogie en Tunisie et au Centre international de l'Enfance à Paris. Bourguiba allait souvent se reposer au village d'enfants de Beni Mtir. Il logeait dans une grande villa, occupée avant l'indépendance par l'ingénieur en chef des travaux de construction du barrage de l'oued Béni Mtir, au milieu de « ses » enfants et parfois déjeûnait ou dînait en leur compagnie. Il a donc découvert ce directeur dynamique, pédagogue et efficace. Chaque fois que je lui rendais visite, il m'en disait beaucoup de bien. Je le nommai, trois années plus tard, Commissaire à l'enfance. Lorsque mon chef de cabinet, Slim Ben Chabane, militant poli, 1. À ce propos, il serait intéressant d'évoquer l'initiative que j'avais prise en 1960 en faveur de Mohamed Sayah et qui devait probablement déterminer sa carrière politique. En tant que directeur général de la Jeunesse et des Sports, j'étais naturellement le tuteur des organisations des mouvements de jeunesse dont l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET). Sayah, nouvellement nommé professeur d'arabe, avait été élu, cette année-là, secrétaire général de cette organisation estudiantine et avait, pour pouvoir assumer cette importante mission, sollicité du ministre de l'Education un demi-détachement. Devant le refus de Messadi, il me pria d'intervenir. Sachant le ministre inflexible, je pris Sayah dans ma voiture et nous rejoignîmes le président Bourguiba à Ben Métir. À peine informé par mes soins de l'objet de notre visite, il téléphona à Messadi et lui ordonna énergiquement d'accorder à Sayah un détachement complet à l'UGET. C'était la première fois qu'il voyait de près ce jeune professeur. Il devait le rencontrer plus souvent et apprécier son intelligence, son sens politique et... sa plume.
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racé et fin diplomate, a demandé à partir car Azouz Rebaï, PDG de la Société tunisienne de diffusion, lui avait proposé le double sinon le triple de ses émoluments, je l'ai remplacé par Mezri Chékir qui devait ensuite, durant presque quatre années, me seconder à la direction de la radio télévision. Il fut d'une grande efficacité et contribua largement à la solution de problèmes techniques et administratifs. Un jour, j'étais à l'étranger en mission quand le Président le convoqua pour lui dire : « Dites à Si Mohamed, de foncer pour faire démarrer la télévision, comme il a foncé pour édifier la cité sportive. Qu 'il ne tienne pas compte des difficultés financières et des objections des technocrates ; je suis là, il peut à tout moment solliciter mon arbitrage ». Durant des années, Wassila Bourguiba n'avait cessé de me harceler pour l'éloigner de mon cabinet en me proposant de le nommer ministre à la Jeunesse et aux Sports ou à la Santé. Elle est allée jusqu'à le faire devant son époux qui ne disait rien car je refusais clairement et fermement. Mais ce manège m'indisposait et me perturbait dans l'accomplissement de ma lourde tâche. Comme chef de cabinet, j'ai nommé Mustapha Mnif, jeune juriste, qui m'avait été présenté par Hédi Zghal, alors secrétaire d'État à l'Éducation nationale et sfaxien comme lui. J'ai tout de suite entrevu dans ce jeune militant destourien, récemment rentré de Paris où il avait réussi ses diplômes de droit, un homme sérieux, intègre, plein d'abnégation et dévoué à la chose publique. Jusqu'à mon départ du gouvernement en juillet 1986, Mustapha Mnif sera à la hauteur de mon attente et ne me décevra jamais. Avec les chefs de cabinet que j'ai pu avoir dans les différents ministères dont j'ai eu la responsabilité, au cours de ma carrière, j'ai eu des fortunes diverses. Il faut d'abord dire que, contrairement à certains de mes collègues, j'avais pour habitude de maintenir à leurs places les chefs de cabinet dont « j'héritais » de mes prédécesseurs. Ainsi, lorsque j'ai été nommé en 1968, ministre de la Défense, j'ai maintenu Slaheddine Baly au poste de chef de cabinet où il avait été nommé par mon prédécesseur, Ahmed Mestiri. Plus tard, en 1973, j'ai confirmé Mongi Fourati comme chef de cabinet, fonction qu'il occupait avec mon prédécesseur, Driss Guiga, avec lequel j'étais loin pourtant d'avoir des affinités éclatantes. En outre, le critère du régionalisme dont certains aiment se gargariser, n'est jamais entré en ligne de compte dans mes décisions. Les chefs de cabinet que j'ai maintenus dans leurs fonctions, ou que j'ai nommés, provenaient de toutes les régions de la Tunisie. Ainsi, Baly, Ben Chaabane et Fourati étaient des Tunisois, alors que Rafiq Saïd était originaire du Cap Bon. Je ne sais pas, à ce jour, où a pu naître Mongi Bousnina ! La plupart de ceux qui ont travaillé à mes côtés m'ont donné entière satisfaction et je crois que la relation que j'ai pu établir avec eux, a été de confiance et d'estime mutuelles. 240
Seuls deux d'entre eux faillirent à la déontologie la plus élémentaire et trahirent ma confiance et mon amitié. Slaheddine Baly, mon ancien chef de cabinet à la Défense, n'eut de cesse, après ma disgrâce et mon exil, que d'essayer - en vain - de me faire exclure du Comité international olympique pour prendre ma place. Bien sûr, il était en « service commandé », mais rien ne l'obligeait à montrer un tel acharnement.1 Mongi Bousnina, qui avait été le chef de cabinet de Ben Salah lors du passage de ce dernier à la tête du département de l'Éducation nationale en 1968, était préoccupé par un avenir incertain depuis la disgrâce de son mentor et la violente campagne déclenchée contre lui. Je le maintins pourtant à son poste, jusqu'à mon propre départ du ministère de l'Éducation nationale. Plus tard, lorsque je fus nommé Premier ministre, il vint me voir pour m'offrir un exemplaire de sa thèse de géographie. Il avait préparé une belle dédicace avec des termes laudatifs, exagérément laudatifs 2. Mais lorsque j'ai été démis de mes fonctions et contraint à l'exil, et que la meute fut lâchée contre moi dans certains journaux, Mongi Bousnina s'illustra par ses attaques indignes contre moi et contre son ancien patron Ben Salah. Ses diatribes enflammées occupèrent les premières pages d'une presse aux ordres. Son style, décidément superfétatoire, dans la louange comme dans l'anathème, le fit délirer : « une génération a été sacrifiée par M. Mzali... ». Mais au lieu d'en rire, on le congratula tant et si bien qu'il se retrouva... ministre de la Culture, pour services rendus, je suppose ! J'ai nommé aussi Ridha Ben Slama, attaché de cabinet, chargé des relations avec les médias. Il a été dynamique, sérieux et loyal. Un militant sincère et solide. 1. cf. Partie III, chapitre premier : Au service de la Jeunesse et du Sport - Les séductions d'Olympie 2. Il écrivit de sa belle main exactement ceci :
et dont voici la traduction exacte : À son Excellence, le grand frère, Mohamed Mzali, en témoignage de sincère affection et de haute estime, et en signe de reconnaissance pour l'aide et les encouragements dont j'ai bénéficié de sa part durant les dix dernières années. Tunis, le 30 janvier 1982.
Après deux semaines environ, constatant que la santé de Hédi Nouira ne s'améliorait pas, j'ai occupé son bureau au Dar El Bey. C'est de là que, durant plusieurs années, Bourguiba avait gouverné la Tunisie. C'est là aussi que se tenaient les conseils de ministres auxquels j'assistais malgré mon titre de simple directeur de la Jeunesse et des Sports et non de ministre. D'ailleurs j'étais depuis 1959 député de la nation, mon statut était donc politique et non administratif. Je connaissais ainsi Dar El Bey, siège du Premier ministère et du ministère des Affaires étrangères, situé au cœur de la Casbah. Il a été construit à l'initiative de Hamouda Pacha le Husséinite, dont le long règne s'étendit de 1782 à 1814. Le bureau des Premiers ministres y était situé, bien avant l'établissement du protectorat. Il était vaste et sa coupole était majestueuse, véritable dentelle de stuc d'inspiration andalouse. Il fait partie d'une aile ajoutée par Ahmed Bey Ier à la Sraya de Hamouda Pacha. Au XIXe siècle, Sadok Bey fit édifier, en façade, des salons et une grande salle de réception. C'est là qu'avait été installée officiellement la Commission financière chargée d'examiner et d'assainir les finances tunisiennes en vertu du décret beylical daté de décembre 1869. C'est également à Dar El Bey qu'avaient habité, au XIXe siècle, le prince Napoléon et la princesse Clothilde en 1861, le prince de Galles, le prince et la princesse de Prusse en 1862, ainsi que le prince de Savoie et le roi Léopold de Belgique. Les salons de ce vaste palais faisaient l'admiration des visiteurs avec ses luxueuses géométries, ses marbreries, ses boiseries, ses faïences napolitaines et ses lustres de Venise. Avant de mettre sur pied une nouvelle équipe et d'élaborer un programme de gouvernement, j'ai dû faire face à des difficultés inattendues. Deux jours après ma désignation comme coordinateur de l'équipe gouvernementale, Driss Guiga me rendit visite dans mon bureau au ministère de l'Éducation nationale. Il m'annonça que le Président avait démis le général Zine El Abidine Ben Ali de ses fonctions et qu'il l'avait remplacé par Ahmed Bennour, au poste de directeur de la Sûreté nationale, Ameur Ghédira au commandement de la Garde nationale et Abdelhamid Skhiri, à la direction de la Police. Ces décisions ayant été prises sans que j'en fusse informé, j'ai décidé, nonobstant l'estime que je pouvais porter aux personnalités nouvellement nommées, de renoncer à poursuivre ma mission. Je l'ai signifié à Driss Guiga au moment où il me fit part des décisions présidentielles. Une heure après, c'est Wassila qui s'employa à m'en dissuader. Elle me pria de n'en rien faire et s'engagea à veiller dorénavant à ce que pareille bavure ne se reproduisît point. 1. Il semble que cette coupole couvrant la salle carrée n'a reçu son riche décor de stuc que récemment, quand elle fut occupée par Mohamed Salah Mzali, alors Premier ministre du Bey en 1954, à qui certains ont reproché le coût onéreux de ces travaux d'embellissement.
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Je crus de mon devoir d'obtempérer pour ne pas porter préjudice au prestige de l'État et de m'atteler à mon programme de gouvernement. Cependant je n'ai pas apprécié que Zine El Abidine Ben Ali fut démis de ses fonctions de cette manière. Lorsque j'étais ministre de la Défense nationale durant les années 1968-1969, le commandant Ben Ali était responsable de la sécurité militaire et m'avait laissé une bonne impression. J'ai été très touché lorsqu'en fin décembre 1977, il avait pris l'initiative de venir me voir chez moi à la Soukra, accompagné de Mezri Chékir. Quelques jours auparavant, Tahar Belkhodja avait été démis de ses fonctions de ministre de l'Intérieur, sur proposition de Hédi Nouira. Abdallah Farhat avait été chargé de l'intérim. Ben Ali m'avait dit alors toute l'estime qu'il avait pour moi, que j'avais laissé un bon souvenir de mon passage à la tête de la Défense nationale. « Je suis prêt en tant que conseiller au Premier ministère à suggérer votre nom pour l'Intérieur, m'affirma-t-il. Vous êtes le meilleur candidat à mon avis. »Je le remerciai et l'assurai que je tenais à poursuivre ma mission à l'Éducation nationale. Curieuse coïncidence ! Le lendemain, c'était un mercredi, jour de réunion du Bureau politique. Hédi Nouira m'invita à la sortie de la maison du Parti à l'accompagner dans sa voiture. Il conduisait lui-même. Il me parla longuement de la maladie du Président, des problèmes difficiles qui l'assaillaient, de la démagogie et de l'ingratitude de Habib Achour. Arrivé devant sa villa, il me surprit par cette proposition : « Voulez-vous m'aider en assumant le portefeuille de l'Intérieur ? ». Interloqué, je lui répondis sans presque réfléchir : « Si Hédi, est-ce que vous me voyez en flic, moi l'éducateur, le directeur de la revue Al Fikr ? ». Il n'insista pas et me retint à dîner. Abdallah Farhat, Mohamed Sayah, Mohamed Fitouri, le Docteur Hannablia nous rejoignirent et nous avions longuement discuté de la situation en général et du ministère de l'Intérieur en particulier. Finalement, le docteur Hannablia fut nommé à ce poste. Le lendemain, j'ai entendu Wassila dire à son époux : « Comment peux-tu avoir confiance en Ben Ali ? La quarantaine de comploteurs de Gafsa [ceux de l'agression libyenne du 27 janvier 1980] ont séjourné presque un mois dans trois maisons différentes de cette ville ; tous les jours des sacs de victuailles, de pain y étaient acheminés... et lui n 'a rien vu, n'a rien senti... ». Je voyais Bourguiba irrité. Le lendemain, il l'a renvoyé. C'est alors que j'ai proposé de le nommer ambassadeur. Mon ami, mon condisciple, le militant Abdeljelil Mehiri achevait sa mission à Varsovie ; Bourguiba accepta de nommer Ben Ali à ce poste. Un nouveau sentiment de gêne, de malaise devait me perturber encore : le Président m'a demandé à trois ou quatre reprises de l'accompagner chez Hédi Nouira pour s'enquérir de sa santé ! Ce dernier était quasiment seul 243
dans sa villa située non loin des Thermes d'Antonin, à Carthage. L'un ou l'autre de ses frères nous accueillait à l'entrée de la villa et nous laissait en tête-à-tête dans la chambre à coucher de l'ancien Premier ministre qui était étendu, presque immobile et prononçant à peine quelques syllabes. Bourguiba abandonnait vite sa gentillesse et se mettait à lui poser des questions embarrassantes, futiles, inconvenantes. Était-il vrai que du temps où il était au pouvoir, il se faisait nourrir par la maison d'hôtes (Dar Maghrebia) ? Était-il exact que ceci ou cela ? Il lui répétait ce que le sérail lui susurrait la veille et Hédi Nouira ne répondait pas. Je voyais qu'il souffrait, en plus de la maladie, du harcèlement que le chef de l'État lui faisait subir, de manière injuste et imméritée. J'aurais dû penser qu'un jour, je serais aussi mal traité et victime de la même hargne des courtisans. Je le fus, en fait, dans une proportion infiniment plus grande. Mais je précise que jamais Bourguiba ne m'a adressé un quelconque reproche directement.
CHAPITRE II
Premières mesures Le premier conseil interministériel que je devais présider, au Dar El Bey, était consacré à l'étude de certains dossiers agricoles. J'ai été surpris d'entendre des collègues proposer l'organisation d'une campagne d'arrachage des oliviers. Mustapha Zaanouni, ministre du Plan, technocrate bon teint, Mohamed Ghenima, gouverneur de la Banque centrale et d'autres rivalisèrent d'arguments pour me convaincre. Le bon sens et ma connaissance des fellahs et du monde rural m'ont poussé à opposer un non catégorique. La Tunisie était et demeure un pays agricole et surtout oléicole, depuis la période romaine, il y a plus de 2000 ans et doit le rester. Trois années plus tard, en discutant avec le Premier ministre italien Bettino Craxi, du problème de nos exportations d'huile d'olive, de vin... dans la zone européenne, ce dernier me recommanda de faire planter et replanter le maximum de pieds d'oliviers, malgré les difficultés conjoncturelles pour l'écoulement de nos huiles en Europe. Il est vrai que les écoles supérieures de sciences économiques et de gestion, les écoles nationales d'administration n'apprennent pas tout aux apprentis politiciens qui du reste demeurèrent... des apprentis en politique !. J'ai réussi sans difficultés à remanier le gouvernement en y introduisant des collègues compétents, réputés démocrates et ouverts au dialogue. Ainsi Mansour Moalla malgré son caractère « difficile » fut nommé au Plan et aux Finances, Azouz Lasram à l'Économie nationale, Béji Caïd Essebsi ', ministre délégué auprès du Premier ministre et quelques mois plus tard, ministre des Affaires étrangères, Sadok Ben Jemaa, ministre des Transports... J'ai téléphoné moi-même à Béchir Ben Yahmed, directeur de Jeune Afrique, pour lui proposer de faire partie de l'équipe. Il accepta mais à condition, me dit-il, d'être nommé ministre d'État, responsable de tous les départements économiques ! Je savais qu'il était infatué de sa personne... mais à ce point !. 1. Que j'ai invité préalablement chez moi, ainsi que Habib Boularès pour les persuader de ma sincérité démocratique
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J'ai fait nommer aussi au département de la Justice, Mhamed Chaker, fils du grand militant Hédi Chaker, assassiné le 13 septembre 1953 à Nabeul où il était en résidence surveillée, par la Main rouge, celle-là même qui avait assassiné Farhat Hached le 5 décembre 1952. Il a été chef de cabinet de Ahmed Mestiri et était plutôt partisan de l'ouverture, tout comme Mohamed Ennaceur, nommé aux Affaires sociales. Avec une équipe remaniée, motivée par la volonté d'apaisement et de concorde, j'ai décidé, avant toute chose et autant que faire se pouvait, d'effacer les séquelles de la répression qui avait suivi les événements du 26 janvier 1978 1 et de prendre quelques initiatives pour décrisper l'atmosphère à l'université et panser les plaies dans les milieux estudiantins. J'ai d'abord permis, sinon encouragé, le retour de plusieurs dizaines d'opposants de toutes tendances exilés en m'engageant à faire annuler toutes les poursuites et autres tracasseries policières dont ils étaient en droit de se méfier. Ahmed Bennour, directeur de la Sûreté nationale, a su gérer ce dossier avec tact et efficacité. Ainsi, Khemais Chammari, un militant de gauche, Nejib Chabbi et Moncef Chabbi nationalistes arabes, Ali Chelfouh, baasiste, des militants de la tendance islamique, le Cheikh Mohamed Bedoui aussi, réputé pour ses diatribes violentes contre Bourguiba, ancien leader de la Voix de l'Etudiant zeitounien 2 qui se déplaçait en Arabie Séoudite, à Bagdad, à Alger avec un passeport irakien, Abdessalam Lassilaa qui a exercé le métier de speaker à la radio libyenne et n'a pas ménagé ses attaques contre le chef de l'État 3 , et bien d'autres ont regagné la Tunisie. J'ai même aidé certains d'entre eux à trouver du travail : Chammari (banque), Chelfouh (Société tunisienne de diffusion), Moncef Chabbi (ministère de la Femme...). J'ai supprimé, par décret, le corps des vigiles et libéré des centaines de prisonniers politiques, notamment des syndicalistes jugés en 1978 et des étudiants4 condamnés en 1975. Quelques mois après ma nomination, j'ai pu convaincre le Président d'accorder par décret une grâce amnistiante à près de 1 200 personnes. C'est le ministre de la Justice, Mhamed Chaker, qui avait préparé ce texte de loi. Bourguiba hésita tout d'abord en objectant que le chiffre était élevé mais finit par signer. Cela a permis aux ouvriers et fonctionnaires concernés non seulement de recouvrer la liberté, de retrouver leur travail mais aussi de percevoir un rappel correspondant à la période de leur « absence forcée ». 1. Ce jour-là, appelé « Jeudi noir », l'UGTT déclencha une grève générale, qui se termina en émeute, violemment réprimée. Les principaux responsables du syndicat furent arrêtés et Habib Achour fut condamné à 10 ans de travaux forcés. 2. Organisation des étudiants de la Zeitouna, avant l'indépendance. 3. Son cas m'a été signalé par le député Ahmed Kedidi qui m'a recommandé sa « réhabilitation ». Lassilaa est aujourd'hui collaborateur au journal de langue arabe du RCD. 4. Bourguiba a tenu à recevoir certains d'entre eux dans son palais de Skanès pour les connaître et leur faire gentiment la leçon avant de les libérer...
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Dans ce contexte, une anecdote significative me revient à l'esprit. Au cours d'une audience accordée à l'amicale des professeurs de philosophie présidée à l'époque par Mohieddine Azouz, la conversation traîna en longueur, car j'étais à l'aise avec des collègues « philosophes », quand une dame, Zeineb Charni, demanda la parole : « M. le Premier ministre, me dit-elle, la voix tremblante et les yeux embués de larmes, je suis une femme de gauche ; nous ne sommes donc pas du même bord mais je ne peux pas ne pas vous remercier et rendre hommage à votre humanisme. Après plus de cinq années passées en prison, comme mon mari d'ailleurs, j'ai retrouvé la liberté. Quelques jours après ma libération, j'ai remis à votre chef de cabinet une demande pour réintégrer mon poste de professeur de philosophie au lycée de Montfleury, et pour permettre à mon mari, de réintégrer le sien, inspecteur de philosophie. Une semaine plus tard, en revoyant M. Mnif il m'annonça que vous avez siginifié votre accord de votre propre main sur les deux demandes. Ainsi avons-nous retrouvé, mon mari et moi, la liberté et la dignité ». J'étais très ému car j'avais devant moi non une lettre ou un simple rapport, comme j'en traitais par centaines, mais un être de chair et de sang, une citoyenne digne et exigeante qui a souffert mais qui semblait réconciliée avec la vie et retrouvait la joie de vivre dans sa patrie. Je me contentai de répondre que je n'avais fait que mon devoir ! Dès le mois d'avril, à peine nommé, j'ai cherché à nouer un dialogue avec les dirigeants représentatifs de l'UGTT et des classes laborieuses. Le Premier mai, fête du travail, j'ai présidé au Palmarium un grand meeting où j'ai improvisé un discours d'ouverture et de réconciliation. J'ai exalté la classe ouvrière, les forces productives du pays ; j'ai banni la répression, le mépris... Le courant est passé. Mohamed Charfi, professeur de droit et opposant notoire, a commenté dans Jeune Afrique 2, de façon favorable les premières mesures que j'avais prises. Il écrit : «Des événements importants se sont produits en Tunisie. Le Président Bourguiba a remplacé l'équipe au pouvoir, au sens le plus large. Fidèle à sa méthode, il procède par touches successives, prenant chaque jour une mesure ponctuelle ou individuelle... Parallèlement, des augmentations de salaire ont été décidées avec un train de mesures sociales non négligeables, annoncées dans un discours remarqué et remarquable dans le style par le Premier ministre le 1er mai. Enfin, la plupart des détenus syndicalistes, militants de base et membres du Bureau exécutif légitime de l'UGTT, ont été libérés. On s'est même payé le luxe de délivrer un passeport à Ahmed Ben Othman, qui
1. Je ne lui ai pas objecté que je n'étais pas de droite !... ni de gauche d'ailleurs. 2. Article intitulé « L'hirondelle et le printemps », n° 1018 du 9 juillet 1980.
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détient le triste record de la plus longue et la plus pénible résistance aux "séances d'interrogatoires" de la police ». C'est sous le titre « le printemps de Tunis » que Souhayr Belhassen publia un article dans le numéro 1010 du 14 mai 1980 de Jeune A frique, dans lequel elle disait notamment : « C'est à l'occasion du meeting organisé le 1ermai au Palmarium que les Tunisiens ont vraiment réalisé le changement. Dans le style d'abord. Avec le nouveau Premier ministre, Mohamed Mzali, ils retrouvent un tribun, mais aussi le pédagogue au langage simple et chaleureux, dont la façon'de transmettre le message a compté peut-être plus que le contenu qui n 'était pourtant pas négligeable. Les 10 % d'augmentation de la prime de salaire unique, revendication fondamentale de nombreuses grèves à la veille du "jeudi noir" (26 janvier 1978). Sans compter des avantages sociaux aux ouvriers agricoles... ». Et plus loin : «[...] Mzali sera peut-être le Suarez1 tunisien. Mais un Suarez qui aurait inauguré l'ouverture avant la succession... ». Cependant il fallait faire organiser librement un Congrès où les syndicalistes auraient le loisir d'élire une direction non controversée. A cet effet, et après de longues et difficiles négociations, une commission nationale syndicale a été mise en place, comprenant neuf dirigeants légitimes que je venais de faire sortir de prison et trois membres de la direction « élue » après les événements du 26 janvier 1978. Tijani Abid, militant discipliné, s'est effacé au profit de Noureddine Hached, fils du grand leader Farhat, qui a été désigné président de la commission. Pendant des mois, congrès locaux et régionaux se sont succédés à un rythme soutenu et devaient être couronnés par un Congrès national à Gafsa les 29 et 30 avril 1981. Mes efforts pour libérer les syndicalistes emprisonnés et organiser des congrès locaux et régionaux, afin d'élire démocratiquement les délégués à un congrès national d'où émanerait la direction légitime de l'UGTT... avaient failli être compromis. Le 20 novembre 1980, au cours d'une audience accordée par le Président Bourguiba aux membres de l'exécutif de l'organisation patronale, l'UTICA (Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat), l'un d'eux, Mohamed Ben Abdallah, figure en vue à Sfax et député, a accusé les syndicats de sa région et surtout Abderrazak Ghorbal d'être hostiles au régime. Bourguiba ordonna directement au ministre de l'Intérieur de remettre ces syndicalistes au pénitencier de Borj Erroumi (Bizerte). Il m'a fallu expliquer au Président que les faits ont été déformés. Finalement, ce fut Ben Abdallah qui a été exclu, par ses collègues, du bureau de l'UTICA. Les pronostics plaçaient en tête Abdelaziz Bouraoui Secrétaire général, mais les urnes en décidèrent autrement : ce fut le professeur Taïeb Baccouche qui fut élu. Je me suis rendu le 1er mai à Gafsa et ai présidé la fête du travail. 1. Mario Soarès, Premier Ministre socialiste portugais qui a instauré la transition entre le salazarisme et la démocratie dans son pays.
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Dans mon discours, je me suis félicité de la normalisation de la Centrale syndicale et j'ai félicité le nouveau secrétaire général qui n'avait jamais été destourien. Mais je savais qu'il était un patriote, un syndicaliste progressiste et un brillant universitaire. Je n'ai pas oublié la réunion que j'avais tenue nuitamment avec les étudiants de l'École normale supérieure en 1970 et à laquelle assistaient Taïeb Baccouche, jeune assistant et d'autres enseignants. Il m'avait impressionné par son sang-froid, son intelligence et sa dialectique. Il ne m'avait fait aucune concession et s'était montré coriace. J'étais surtout rassuré quant à sa légitimité, bien que son élection annonçât que le cordon ombilical entre le PSD et l'UGTT allait être coupé. Le lendemain, je trouvai Bourguiba inquiet. Il croyait que l'UGTT avait viré au rouge et était désormais dirigée par un communiste. Je le rassurai, comme le fit d'ailleurs Mongi Kooli, directeur du Parti, qui s'était dépensé sans compter durant toute cette période où la normalisation de la centrale syndicale n'était pas évidente. Certains observateurs et correspondants de presse dont celui du Monde à Tunis avaient prédit que le Président ne recevrait jamais le nouveau Comité. Il démentit ces pronostics et accueillit les nouveaux membres des instances dirigeantes de la Centrale syndicale pour les féliciter. Habib Guiza, secrétaire général de l'Union régionale de Gabès, encouragé par cette ouverture, avait cru approprié de demander à Bourguiba d'annuler « l'exception » qui continuait de frapper Habib Achour, encore en résidence surveillée et privé de ses droits civiques contrairement à tous ses collègues. Mal lui en prit ! Il faillit être frappé par le vieux chef. Encore une preuve que le cas Achour relevait du seul Bourguiba, car le contentieux entre les deux hommes remontait à 1965 et surtout à janvier 1978 où il démissionna du PSD. Cette politique de pacification et de respect de l'autonomie de la décision syndicale était formulée, explicitement, deux jours après ma nomination au poste de Premier ministre, au cours d'un entretien que j'avais eu le vendredi 25 avril 1980, avec Francis Blanchard, directeur général du Bureau International du Travail, en présence de Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales, Mezri Chekir, directeur de cabinet et de Mahmoud Mamouri, ambassadeur de Tunisie à Genève qui en rédigea le compte-rendu. J'avais réaffirmé à Francis Blanchard mon engagement à faire libérer l'ensemble des dirigeants syndicaux, à veiller à la bonne marche du congrès de la Centrale syndicale en assurant les conditions d'élections libres et démocratiques et en engageant les autorités politiques à respecter scrupuleusement le résultat des urnes. Je lui confirmai, en outre, que je ne voyais aucune objection à ce qu'il rendît visite à Achour, à son domicile. Dans le but d'instaurer avec l'opposition des relations de confiance et de franchise, j'ai reçu, le 20 septembre 1980, Ahmed Mestiri, secrétaire général du MDS, qui déclara à l'issue de cette entrevue : 249
« Dans un pays qui se veut démocratique, il est normal que le chef du gouvernement rencontre un membre de l'opposition. L'opposition, comme nous le concevons, est l'opposition responsable, celle qui se sent concernée par les problèmes du pays et de son destin. C'est dans ce cadre que j'ai rencontré M. Mzali. L'entretien s'est déroulé dans un climat serein et cordial. Nous avons échangé nos points de vue sur la situation présente à l'intérieur et à l'extérieur. Nous avons évoqué en particulier certaines affaires pendantes dont celle de la représentation des étudiants et celle de la représentation des ouvriers. Je lui ai exprimé mon opinion à ce sujet, à savoir la nécessité de créer une organisation syndicale indépendante, véritablement représentative de la classe ouvrière, par le moyen d'un congrès extraordinaire organisé par les syndicalistes eux-mêmes, d'une manière démocratique et conformément à la loi. J'ai confirmé à M. Mohamed Mzali le préjugé favorable que nous accordons à lui-même et à ses collègues. Jusqu'à présent, leurs propos et leurs actes dans certains cas justifient cette attitude. J'ai senti au cours de cet entretien avec lui l'intention sincère de poursuivre dans la voie de l'ouverture et nous estimons que ce processus doit être concrétisé et consolidé par des actions appropriées pour définir le rôle de l'opposition et sa place dans la vie publique et pour jeter les bases solides d'une vie démocratique saine ». J'ai également confirmé au Premier ministre notre attachement aux institutions du régime républicain et la nécessité de les faire évoluer compte tenu de l'évolution du peuple, notre souci de garantir l'indépendance du pays et de le rendre invulnérable. Et le pays n'est invulnérable qu'en assurant le succès de l'action par le développement et les conditions d'une adhésion populaire réelle ». J'ai tenu à reproduire la déclaration in extenso, telle que publiée dans les médias tunisiens. Mestiri dans son rôle et moi dans le mien, nous devions coopérer loyalement et sans arrière-pensées pour organiser des élections démocratiques et transparentes. Cependant la cour du Palais de Carthage a fait avorter ce projet. Si l'élection d'une direction estudiantine s'était avérée difficile et ne s'était pas réalisée, l'UGTT avait retrouvé une direction légitime, représentative, qui a joué le jeu jusqu'en 1984.
CHAPITRE I I I
La démocratie : un premier axe de mon action La nouvelle direction syndicale croyait en ma sincérité et en ma volonté de coopération sur la base du respect mutuel l . Du reste, j'ai publié le 6 juin 1985 un article dans La Presse où j'ai clairement réaffirmé l'autonomie de l'UGTT. Ce climat nouveau a favorisé les négociations à propos de la formation d'un front national en vue des élections législatives de novembre 1981, comprenant 27 syndicalistes de l'UGTT, des représentants de l'UTICA, de l'UNAT (Union nationale des agriculteurs tunisiens), de l'UNFT (Union nationale des femmes tunisiennes) et quelques indépendants dont entre autres, Habib Boularès, Raouf Boukeur, avocat à Sousse, Ahmed Chtourou, le cheikh Chedli Ennaifer, le militant Mohamed Salah Belhaj. Habib Boularès, que j'ai reçu longuement chez moi pour lui faire part de ma stratégie de démocratisation, malgré les réticences du vieux leader, et la résistance des caciques du PSD, et qui devait être élu, écrira dans Jeune Afrique 2 : « Durant les deux semaines de la campagne électorale (du 18 au 31 octobre), les Tunisiens ont vécu un rêve. Au début, ils n y ont pas cru. Sceptiques, les électeurs ne se pressaient pas aux réunions publiques. Puis les téléspectateurs ont vu apparaître sur le petit écran les visages des opposants. Les habitants des régions reculées du pays virent avec 1. Et ce malgré les actions néfastes de certains qui étaient restés embusqués dans les arcanes du pouvoir. Le 2 février 1986, à peine arrivé à Dakar, l'une des étapes de mon périple africain (24 janvier - 4 février), j'appris par téléphone que deux syndicalistes, Sadok Allouche et Khélifa Abid avaient été refoulés à l'aéroport et empêchés de se rendre à Bruxelles afin de participer à une réunion de la CISL. J'ai donné des instructions pour leur rendre immédiatement leurs titres de voyage. Malgré mes efforts et mes instructions, Taïeb Baccouche demeurera, durant cette période, interdit de passeport. Pendant ce temps-là, les milieux syndicaux et les partis d'opposition m'en tenaient pour responsable. Certaines officines bien placées distillaient ces rumeurs avec beaucoup de « professionnalisme » ! 2. N°1089 du 18 novembre 1981.
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étonnement M. Harmel, communiste, A. Mestiri, démocrate socialiste, M. Belhadj Amor, de l'Unité populaire, tenir des propos naguère jugés "subversifs ". Ils ont entendu, à la radio aussi, critiquer, analyser, disséquer sans ménagement l'action gouvernementale. "Bien que ces émissions ne suffisent pas pour considérer que quelque chose a changé en Tunisie", me disait un médecin. "Je crois rêver ! " ». Habib Boularès devait déclarer aussi au journaliste François Poli : « On ne m'a pas demandé de reprendre ma carte du PSD. L'aile libérale du parti est au pouvoir. Je veux montrer que je la soutiens ». La confiance, la sincérité et le respect réciproque ont produit un résultat inespéré : Taïeb Baccouche sorti de prison en juin 1980, après deux ans et deux mois d'enfermement, a accepté de m'accompagner dans ma campagne électorale dans la circonscription de Monastir, à Jemmal exactement, dont il est originaire. Il se tint, à mes côtés, dans la tribune officielle et prit la parole... J'ai toujours cru que le peuple tunisien était une grande famille solidaire pourvu que soient bannis le mépris et l'hégemonisme et que règne la justice. Ainsi, pour la première fois depuis 1956, l'indépendance syndicale était entrée dans les faits. Néanmoins, le cas Achour posait toujours problème. Au congrès de Gafsa, certains (120 délégués sur 544) ont voulu en faire un préalable à la poursuite des travaux mais un vote nettement majoritaire a permis de lever cet obstacle au succès de la réconciliation, provisoirement sans Achour. Le 30 novembre 1981, Bourguiba reçut le Comité exécutif de l'UGTT et demanda à chacun son avis sur l'opportunité de remettre en selle le vieux leader. Il proposa de le faire nommer président d'honneur. Baccouche et Abdelaziz Bouraoui plaidèrent avec conviction pour la levée de l'exception et pour laisser le Conseil national prendre une décision en toute indépendance. Devant l'unanimité syndicale, Bourguiba semblait hésitant. Il se tourna vers moi pour me demander mon avis. Je joignis ma voix à celle des responsables syndicaux en faveur du retour sans conditions de Achour. Le Président acquiesça du bout des lèvres. « Bon, dit-il, faites ce que vous voulez ! » Le jour même, le Conseil national modifia les statuts pour permettre à Achour d'être élu président. Dans la foulée, j'ai « arraché » à Bourguiba deux décisions importantes : 1) J'ai supprimé, par la loi, la fonction de procureur de la République assumée depuis l'indépendance par Mohamed Farhat qui fit valoir ses droits à la retraite. Le Conseil des ministres qui s'est réuni sous ma présidence, le 20 septembre 1980, a approuvé ma proposition à l'unanimité. Mhamed Chaker a déclaré à l'issue des travaux de ce conseil : « Qu 'il a été décidé de 252
confier les attributions du Procureur de la République aux avocats généraux près des tribunaux de chaque région, ceux-ci relèvent directement de l'autorité du ministre de la Justice qui, en tant que chef du Parquet, exerce ses attributions sans intermédiaire ». 2) J'ai supprimé aussi, après un vif débat parlementaire, l'article 109 du code électoral, déjà aboli en 1971, mais rétabli en 1973, qui prévoyait de retirer son mandat à tout député qui quitte son parti ou en est exclu en cours de législature. Une épée de Damoclès qui menaçait tout député qui aurait une velléité d'indépendance ! Ces initiatives ont été bien accueillies, et aussi bien les militants du PSD que les opposants et les syndicalistes, y ont vu une volonté de réelle démocratisation. J'ai tenu à moraliser, autant que faire se pouvait, la vie de mon Parti, le PSD. J'ai fait dissoudre, en appliquant le règlement intérieur du Parti, quatre comités de coordination, à Tunis, Gafsa, Gabès et Bizerte, pour élections frauduleuses. J'ai décidé avec le Bureau politique que les secrétaires généraux du Parti ne pourront plus briguer les suffrages pour un deuxième mandat. Les « militants » trop marqués par leur autoritarisme et leur goût pour les « méthodes musclées » ont été écartés des postes de responsabilité. Deux députés ont été déchus de leurs mandats. Impliqué dans un trafic de marchandises, le premier a été traduit devant les tribunaux ; l'autre s'était ingéré dans les affaires de la justice. Le secrétaire du Comité de coordination du Parti à Bizerte, (M. Tr...) a été arrêté pour avoir détruit des documents officiels appartenant au dit Comité. Un autre militant du PSD, maire non réélu, a été condamné à 14 mois de prison pour avoir fait rosser, par quelques nervis, son successeur à la tête de la municipalité d'Ezzahra. Les réunions dans les cellules, les interventions de toute sorte, m'ont aidé à comprendre que l'assainissement des mentalités et la mise en cause de certaines rentes de situation n'étaient pas chose facile. Mais il fallait oser et persévérer. Afin de préparer le VIe plan, mais surtout d'engager le Parti dans la voie du renouveau, de promouvoir des militants intègres et jeunes, dans la hiérarchie de ses structures, j'ai convaincu une majorité de collègues du Bureau politique de convoquer un Congrès extraordinaire pour les 10 et 11 avril 1981, à Tunis. Chédli Klibi, secrétaire général de la Ligue Arabe, demeurait proche du Président qui lui a toujours témoigné son estime et sa confiance. Il rédigeait souvent ses discours et lui prodiguait ses conseils. Il me communiqua donc, pour avis, le projet du discours que Bourguiba devait prononcer à l'ouverture de ce Congrès avant de le lui soumettre. Je jugeai opportun de le lire, à mon tour, à des collègues que je considérais acquis au changement. 253
Ce jour-là nous étions en conclave chez le militant Sadok Ben Jemaa. Il y avait Kooli, Béji Caïd Essebsi, Mansour Moalla, Béchir Zarg El Ayoun, Mezri Chekir, Baly, Tahar Belkhodja et Guiga. Le projet de discours laissa la plupart d'entre eux froids, déçus... À quoi bon, en effet, organiser un Congrès extraordinaire si le Parti devait ronronner des clichés et ressortir sa phraséologie habituelle ? Étant moi-même d'accord avec eux, j'ai demandé du papier à Ben Jemaa et rédigé, devant les collègues présents, le texte suivant : « Le degré de maturité atteint par le peuple tunisien, les aspirations des jeunes et l'intérêt qu'il y a à faire participer tous les Tunisiens et toutes les Tunisiennes, quelles que soient leurs opinions à l'intérieur ou à l'extérieur du Parti dans la prise de décision, nous invitent à déclarer que nous ne voyons pas d'objection à l'émergence de nouvelles formations nationales, politiques ou sociales... à condition qu 'elles s'engagent à sauvegarder l'intérêtsupérieur du pays, à se conformer à la légalité constitutionnelle, à préserver les acquis de la nation, à rejeter la violence et le fanatisme, à ne pas être inféodés idéologiquement ou financièrement à une quelconque partie étrangère ». Ce texte rencontra l'adhésion de tous les collègues. Je téléphonai alors devant eux à Chedli Klibi et lui dictai le texte. Il émit des doutes quant à l'accord du Président. Je le rassurai : demain, je serai avec lui pour tenter de le convaincre. Lorsque Klibi en vint à lire le paragraphe en question, Bourguiba tiqua et demanda des explications. J'ai réussi à le rassurer en lui expliquant que le dernier mot lui appartiendra toujours puisque c'est lui qui décidera de légaliser ou non un parti en formation. Chose extraordinaire ! Lorsque Bourguiba est arrivé dans son discours à l'annonce du multipartisme, tous les congressistes se levèrent comme un seul homme et applaudirent frénétiquement pendant plusieurs minutes. Il faut relever le travestissement que fit subir Tahar Belkhodja à cet épisode dans son ouvrage, Les trois décennies Bourguiba '. « Nous [!] avions rédigé le texte à inclure dans son discours que préparait son ancien directeur de cabinet Chedli Klibi, mais Mzali [sic] confirmant ses réticences premières et redoutant que cela n 'affecte sa position de dauphin automatique revint [d'où ?] nous dire qu'on ne pouvait contraindre ainsi Bourguiba, et que Klibi nous demandait d'en parler au préalable au Président. Sans baisser les bras nous 2 proposons alors de désigner une délégation. Contraint, Mzali consent à présenter le texte à Bourguiba qui le fait signer3 » [il n'y avait rien à signer !]. 1. Arcantères-Publisud, 1998. 2. 4. Qui est ce « nous », ce pronom est-il de majesté ou censé exprimer l'opinion d'un groupe de collègues ? et lesquels ? L'ambassadeur Nejib Bouziri, militant sincère, réputé pour sa droiture et son sens de l'État, commente ce « nous » belkhodjien en ces termes : « Qui sont ces "nous " ? Quand Belkhodja veut avancer des contrevérités invérifiables, il utilise le pluriel, le nous derrière lequel il se dissimule pour glisser ses mensonges et ses calomnies. Mais quand il veut se faire valoir et s'attribuer des mérites, il utilise la première personne du singulier, le "je ", l'ego ». (cf. Revue Historique maghrébine - n° 104, septembre 2001). 5. Les Trois décennies..., op. cit. page 249.
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Et le roman continuait ainsi !.. Pourquoi Belkhodja a-t-il donc travesti la vérité ? Pourquoi s'est-il donné le ridicule de pareilles assertions ? Une vingtaine d'années après ces événements, les lecteurs étaient en droit d'attendre de son témoignage une contribution honnête et véridique à l'Histoire. Pour cela, il aurait fallu à cet ancien rugbyman, pour sortir de la mêlée, un minimum de scrupule moral. Au cours de certaines émissions de la chaîne qatarie Al Jazira en 2002, il persévéra dans ses travestissements de la vérité que les témoins encore vivants, ayant assisté à la réunion au cours de laquelle j'ai rédigé moi-même cette partie du discours, pourraient aisément rétablir. En réalité, Tahar Belkhodja veut se présenter devant ses lecteurs ceint des lauriers de la démocratie, mais il ignore peut-être la boutade de Jha 1 : « Les gens savent ! » et j'ajouterai... et en font un inépuisable sujet de plaisanteries... Dans les attaques ad hominem qu'il m'adresse gratuitement, Tahar Belkhodja prétend que Bourguiba m'a nommé alors que je n'avais jamais été à la tête d'un ministère de souveraineté. C'est aller vite en besogne et prouver à ses lecteurs que l'on a besoin de réviser ses classiques car si le ministère de la Défense nationale que j'ai occupé, n'est pas un ministère de souveraineté, sous quelle bannière pourrait-on trouver d'autres fonctions régaliennes ? Cet aimable plaisantin prétend également que ma qualité de monastirien a été déterminante dans le choix du Président. Il sait pourtant, et il le dit sans se rendre compte de sa contradiction, que le chef de l'État avait choisi d'abord Sayah mais qu'il y avait renoncé sur l'insistance de Wassila, une Tunisoise bon teint ! et de Béchir Zarg El Ayoun, un Djerbien ! Mais revenons aux choses sérieuses ! Lorsque Bourguiba a été convaincu par mes soins de maintenir le paragraphe en question, je lui ai suggéré de garder le projet de discours et de le relire pour plus ample réflexion. Il répondit que c'était « tout réfléchi » et que le texte pouvait être imprimé ! Chedli Klibi, qui a assisté à cet entretien, pourrait le confirmer. Klibi parti, je restai seul avec le Président. Je devais l'accompagner au monument aux morts à Sedjoumi, car nous étions le 9 avril, la journée des martyrs. J'avais un « temps mort » d'environ une demiheure avant le départ. J'ai voulu l'utiliser de manière « productive ». J'ai dit au Président que l'impact de son discours serait encore plus grand à l'intérieur du pays et à l'extérieur s'il acceptait d'y proclamer une amnistie générale. Sans me laisser longtemps argumenter, il s'exclama : « Jamais ! - Pourquoi ? lui dis-je. - Je ne pardonnerai jamais à trois salopards qui m'ont trahi ! D'abord Ahmed Ben Salah que son ambition a mené à vouloir me remplacer. » 1. Personnage populaire plutôt bouffon mais détenteur d'une certaine vérité : celle que tout le monde pense tout bas mais n'ose exprimer tout haut.
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« Ensuite Habib Achour » qu'il traita de rustre, d'analphabète, d'ambitieux depuis que Mohamed Masmoudi avait affirmé dans son ouvrage intitulé Les Arabes dans la tempête qu'il était le seul capable de réaliser autour de lui l'unité des Tunisiens « Enfin Masmoudi qui m'a fait signer dans une semi-conscience l'accord de fusion tuniso-libyenne à Djerba et qui, en Europe, ne cesse de s'enrichir à coups de "commissions"... » Il s'étonna lorsque je lui précisai que ce dernier, quoique exilé, n'avait aucune « casserole » judiciaire. À propos de cet ancien compagnon du leader Bourguiba, que j'ai connu de près durant ma vie d'étudiant à Paris, alors qu'il était Président des étudiants destouriens en France 2. Militant actif, plaidant avec efficacité la cause tunisienne auprès d'un grand nombre d'hommes politiques, d'intellectuels et de journalistes de renom mais avec lequel je n'étais pas toujours d'accord sur le plan du comportement, sans que cela touche notre fraternité destourienne... je voudrais rappeler quatre faits. 1) Limogé en 1974 et fixé à Paris où il publia Les Arabes dans la tempête, Masmoudi était aux côtés de Kadhafi lorsque ce dernier reçut en septembre 1977 Habib Achour. Cela n'avait pas manqué de provoquer la colère de Bourguiba et surtout de Hédi Nouira. Le 12 décembre 1977, il débarqua à l'aéroport de Tunis où l'attendait au pied de la passerelle... Abou Iyad, le numéro 2 de l'OLP. À partir du 1er juin 1978, il a été mis en résidence surveillée dans son verger de la Manouba. Il était autorisé à se rendre tous les vendredis à la mosquée. Malgré un télégramme de soutien à Bourguiba, suite à l'agression libyenne de Gafsa, ce dernier resta inflexible. Dès ma nomination comme Premier ministre, j'ai transformé, comme première étape, cette résidence surveillée en « liberté surveillée ». J'ai demandé qu'on lui rendît sa totale liberté. Mais le « niet » de Bourguiba a été catégorique. C'est le moment que choisit Mohamed Masmoudi pour entamer, le 24 mai, une grève de la faim illimitée qui n'avait pas ému outremesure Bourguiba... Les milieux politiques avaient jugé cette grève inopportune, à contre-courant et qui ne devait intéresser que les opposants au courant de libéralisation que j'animais. Je ne pense pas que Masmoudi avait cette intention, mais alors pourquoi « ce bâton » dans la roue d'une équipe qui œuvrait en sa faveur et en faveur de tous les prisonniers et de tous les exilés ? Mystère ! 2) Masmoudi est rentré à Tunis début octobre 1983 pour assister aux funérailles de son grand ami, Mohamed Bellalouna, ancien ministre de la Justice, avocat et homme de fortes convictions. Ayant entendu Bourguiba 1. Éd. Jean-Claude Simoën, 1977, page 22 - cf. le chapitre intitulé : Malentendus avec les syndicats. 2. J'en étais alors le vice-président.
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ordonner à son secrétaire Allala Laouiti de contacter le ministère de l'Intérieur afin d'empêcher Mohamed Masmoudi de retourner en France après les funérailles, je m'empressai de lui transmettre le message par un ami sûr, lui conseillant de prendre le premier avion pour l'Europe. J'ai pensé à son droit absolu comme citoyen de circuler librement, mais aussi à la réputation de la Tunisie dans les milieux internationaux, surtout qu'il avait déjà été « forcé de séjour chez lui », si je puis dire, pendant deux années, sans aucune raison judiciaire ou administrative. 3) Un jour de novembre 1984, je rendais visite à Bourguiba à l'hôpital de la Rabta où il avait été admis à la suite d'un deuxième infarctus du myocarde. Je l'ai trouvé fulminant contre Masmoudi car une « âme charitable » l'avait informé qu'il était sur le point d'être nommé par Kadhafi, ambassadeur de Libye aux Nations Unies. Il tenait absolument à le priver de la nationalité tunisienne et à écourter au maximum les délais légaux pour ce faire. J'étais parvenu à atténuer cette mesure en recourant à l'obligation légale de mise en demeure adressée à l'intéressé par le ministère de la Justice, le 3 décembre 1984, de choisir en toute connaissance de cause entre les deux nationalités. Tout un branle-bas tragi-comique pour amender l'article 32 du code de la nationalité afin de réduire le délai de réflexion de deux à un mois s'en suivit. Masmoudi s'était empressé sagement de renoncer à ce poste et de répondre au ministre de la Justice dans ce sens, par lettre datée du 14 décembre 1984 remise par lui-même à notre ambassadeur à Paris. 4) La validité du passeport de Masmoudi vint à expirer au début de 1986. Il en demanda le renouvellement par l'intermédiaire de notre ambassadeur à Paris, Hédi Mabrouk qui, au cours d'une audience avec le Président, se contenta d'évoquer cette démarche et s'entendit répondre par la négative. C'est alors que j'ai pris sur moi de plaider ce cas en rappelant qu'il s'agit d'un citoyen tunisien qui a droit à un titre de voyage et en lui disant : ne le contraignez pas à demander ce document de voyage à un pays étranger ! Bourguiba se rendit à mes arguments et le nécessaire a été fait le jour même. Ayant rencontré quelques mois après l'intéressé à Paris, il sembla me reprocher ma tiédeur, voire mon opposition pour l'obtention de son passeport. Malgré ma mise au point, il semblait y croire encore puisqu'il évoqua « cette frustration » dans une déclaration au journal le Maghreb J'ai compris que Mabrouk avait communiqué une version tout à fait personnelle des faits pour se donner un beau rôle usurpé. Nouvelle version de la péripétie que j'ai déjà évoquée au sujet de la visite, deux fois différée, de Jacques Chirac en Tunisie. Concernant les passeports j'ai - au cours de ma carrière ministérielle - agi du mieux que je pouvais pour faire bénéficier les citoyens de leur droit à un titre de voyage et je n'ai jamais admis une privation de ce droit sauf lorsqu'il s'était agi d'une injonction judiciaire. 1. N°117 du 9 septembre 1988.
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Quelques cas me reviennent en mémoire. - Nouri Bouzid, ancien prisonnier politique et réalisateur talentueux de films pour le cinéma et la télévision. Je l'ai rencontré un jour au restaurant le San Francisco situé place de Barcelone à Paris, en compagnie de Serge Adda et d'autres personnes marocaines et françaises. Devant ses amis, il rappela que je l'avais reçu en tant que directeur général de la radio-télévision et que j'étais intervenu en sa faveur auprès des services du ministère de l'Intérieur pour récupérer son passeport. Il a ajouté que c'était grâce à moi qu'il obtint une bourse pour étudier le cinéma en Europe. Je l'avais oublié mais dans mon exil cela m'a mis du baume au cœur ' . - Ahmed Kedidi : même intervention mais en 1973, alors que j'étais ministre de la Santé, au profit de ce militant bourguibien, cet intellectuel, collaborateur d'Al Fïkr. Avec ce cas, la preuve était faite que les opposants n'étaient pas les seules victimes de certains services trop zélés de la police des frontières. - Mlle Hermassi : institutrice dans la région de Kasserine, m'avait adressé une supplique en tant que Premier ministre pour l'obtention d'un passeport afin de pouvoir aller à Damas rencontrer son frère, Mohamed Salah Hermassi, opposant baasiste notoire à l'époque et membre du commandement national de ce parti. J'ai écrit de ma propre main en marge de cette lettre : prière de satisfaire cette demande car l'intéressée ne doit pas pâtir des choix politiques de son frère. Elle a été convoquée immédiatement au ministère de l'Intérieur où on l'interrogea sur les circonstances dans lesquelles elle m'avait connu... Elle affirma qu'elle ne m'avait jamais vu sauf sur les écrans de la télévision. Finalement, elle a pu voyager et rencontrer son frère en Syrie. Tout cela m'a été révélé par ce dernier, un jour où je l'ai rencontré par hasard dans un café du Vile arrondissement à Paris. Un ami commun me le présenta ; il fut très amical à mon égard et m'a remercié pour mon geste en faveur de sa sœur : « Je vous dis cela sur le plan personnel, en tant qu 'homme. Mais en tant que Premier ministre, je vous dis franchement que nous nous sommes, à Damas, félicités de votre disgrâce. Nous étions en réunion quand la nouvelle de votre limogeage est tombée. Le camarade Hafez El Assad, à l'époque président de la République syrienne, a affirmé : "Le jour où Bourguiba a destitué Mzali, il est mort, car seul Mzali pouvait perpétuer le Bourguibisme ! " ». Je pris cela pour un éloge évidemment. - Les fils de Brahim Tobbal : un jour de 1985 ou début 1986, je reçus une note des services du ministère de l'Intérieur me demandant ma décision à propos d'une demande faite par les deux fils de Brahim Tobbal, majeurs, mais dont le père était un youssefiste notoire et célèbre par ses attaques contre Bourguiba ! Je notai en marge : 1. Je me suis toujours souvenu du dicton populaire tunisien : « fais le bien et oublie que tu l'as fait !»
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« Prière leur accorder leurs passeports car il s'agit de deux citoyens majeurs, sans antécédents judiciaires. Ne pas tenir compte de l'opinion politique de leur père ». Je croyais la question réglée quand quelques jours après, Bourguiba, se tournant vers le secrétaire d'Etat à l'Intérieur lui dit, péremptoire : « Il ne faut pas donner de passeport aux enfants de Tobbal qui est un "Zift" [c'est-à-dire un voyou] ». Qui a informé le Président de ce cas, pour moi, mineur ? Je ne le sais pas à ce jour. D'autres cas semblables ont dû m'être soumis, mais je n'en ai pas gardé souvenir. Qui eût cru que quelques mois seulement après, mes enfants et petitsenfants devaient être privés de leurs passeports et que moi-même je devais visiter des dizaines de pays avec un passeport diplomatique mais étranger ? Mais revenons au 9 avril 1981 : ce jour-là, j'ai péniblement décroché l'accord du chef de l'État sur l'annonce de l'amnistie générale. En sortant de son bureau, en présence de sa femme, de sa belle-sœur Neila, de son secrétaire particulier, de son directeur du protocole, il était comme dopé ! Il répétait devant son entourage en levant le bras : « Toujours néo 1 ! ». Je l'ai donc accompagné à la cérémonie de Sedjoumi à la mémoire des martyrs, heureux à l'idée que le lendemain 10 avril, il allait à l'ouverture du Congrès extraordinaire du PSD proclamer le pluralisme politique et social, ainsi que l'amnistie générale. En saluant les membres du Bureau politique et les ministres au pied du monument érigé en hommage aux martyrs de la lutte pour la libération nationale, il a fait part à certains d'entre eux de sa décision historique. Béji Caïd Essebsi qui le connaît bien, m'a chuchoté à l'oreille, sceptique : ce serait un miracle ! De retour au palais de Carthage, j'ai décliné une invitation de Bourguiba à déjeuner à sa table. J'allais être grandement déçu, deux heures plus tard, en recevant de lui un appel téléphonique m'annonçant qu'il avait changé d'avis et qu'il n'était plus question d'amnistie générale. J'eus beau demander des explications, insister, il demeura intraitable. Qui donc avait pu le faire changer d'idée pendant le déjeuner ? Qui avait commencé à saboter cette politique de démocratisation et de réconciliation nationale dont je voulais être le promoteur et qui m'avait déterminé à accepter cette lourde charge ? Dommage ! Car des milliers de citoyens et citoyennes en auraient bénéficié et auraient retrouvé avec la liberté leur gagne-pain, sans parler de l'impact très positif sur l'opinion publique nationale et internationale que cette décision historique hardie aurait suscité. Je me suis néanmoins obstiné à espérer. Mon imprégnation par la culture grecque, au cours de mes études, m'avait amené à partager avec Winston Churchill, la conviction que de tous les 1. C'est-à-dire « Toujours néo-destourien ! »
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systèmes politiques, expérimentés ou virtuels, l'organisation démocratique de la société et de la politique était le moins mauvais régime possible. Malgré les crises que connut Athènes, le fonctionnement de la démocratie - nonobstant ses imperfections qui retranchaient les femmes, les métèques et les esclaves du nombre de ses bénéficiaires, système mis au point par Solon et enrichi par les réformes de Clisthène, de Périclès et de Démosthène montra sa supériorité indéniable par rapport aux modes de gouvernement tyranniques des autres peuples qui lui étaient contemporains, et que les Grecs considéraient comme des barbares. La devise de Périclès citée par Thucydide, « C'est par nous-mêmes que nous décidons nos affaires », m'a toujours rappelé irrésistiblement le précepte islamique : « Amroukoum shura bainakoum ». 1 Et je suis toujours convaincu que les Arabes qui ont été, en maints domaines, les médiateurs de la pensée, de la culture et de la science grecques auraient pu faire fructifier le legs athénien en matière de démocratie, de la même façon. Certes, en matière politique, la spéculation des philosophes et des penseurs politiques, Al Farabi, Al Kindi, Avicenne se développait surtout autour des aspects éthiques et des conditions morales de l'avènement d'une « Cité idéale » (Al Madinatou al Fadhila) permettant à ses habitants d'atteindre un stade de perfection platonicienne. Ces spéculations fortement philosophiques ne pouvaient pas déboucher sur une réflexion politique de nature concrète concernant la forme souhaitable du gouvernement, ou l'organisation tangible des pouvoirs au sein de la société. Il n'empêche : la référence grecque est présente et plusieurs éléments propres à la pensée arabo-musulmane pourraient, à tout moment, être sollicités pour élaborer, au sein du monde arabe, un système politique à la fois enraciné et ouvert sur les conquêtes de la modernité, en matière de gouvernement démocratique des hommes. Rien n'empêche les Arabes d'être partie prenante des débats qui tournent autour des concepts et de la pratique démocratiques depuis que cette notion a réapparu au XVIII siècle, consécutivement à la guerre d'indépendance américaine et à la Révolution française. Les théories du contrat social et les débats qui s'en suivirent autour des conceptions, fondées sur un contrat, de Jean-Jacques Rousseau, Thomas Hobbes et John Locke notamment, ne sauraient nous demeurer étrangers. Les fondements juridiques de la démocratie moderne sont à rechercher dans les articles pertinents de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'article 3 stipule : 1. Vos affaires publiques sont objet de débat entre vous.
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« La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ». Il s'agit là d'une base universelle de la démocratie qui rompt avec tout pouvoir monarchique absolu, oligarchique, théocratique qui n'émane pas du peuple dans sa globalité et n'en exprime pas la volonté affranchie de toute sorte de déterminismes. Bien sûr, la notion de peuple a fluctué au long de l'histoire et au hasard des théories, entre le démos grec (communauté politique des hommes libres) et les classes sociales selon la définition marxiste, entre le vote censitaire (selon la fortune) et le vote capacitaire (selon le degré d'instruction), la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Ce dernier fondement est complété par la notion de l'égalité de tous devant cette loi librement édictée, à laquelle tout individu accepte de se conformer. Réciproquement, l'État est tenu de considérer ces règles qu'il a pour mission de faire respecter. Il y a là une autolimitation des prérogatives de l'État par le droit et une régulation des droits de l'individu par ses devoirs qui établissent l'équilibre sur lequel repose le deuxième fondement de la démocratie moderne : l'État de droit. Un autre fondement réside dans la séparation des pouvoirs. On se souvient de la distinction qui, sur ce point, opposa Rousseau à Montesquieu. Pour le premier, le pouvoir du peuple ne peut être divisé. Pour le second, il convient de se méfier de la tendance que pourrait avoir tout homme ayant du pouvoir à en abuser et à parvenir à une séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, de sorte que : « Par une disposition naturelle des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». La démocratie fut, tout au long de l'histoire, un long et difficile apprentissage. Le combat pour l'éducation a, en permanence, accompagné le processus de démocratisation. L'action conduite par Bourguiba pour lutter contre l'analphabétisme et démocratiser l'accession à l'école, y compris pour les filles, me paraît être une condition préalable à l'existence d'une conscience démocratique chez le peuple tunisien. Comme la démocratie suppose, de la part du citoyen, des choix et des arbitrages constants, il faut souligner fortement la nécessité d'une information correcte et libre du citoyen afin qu'il soit objectivement informé des enjeux de ses choix. Force est de reconnaître que la Tunisie indépendante n'a pas su promouvoir cette obligation autant qu'il aurait été souhaitable. Longtemps, le parti unique, justifié au début par la nécessité de rassembler toutes les forces pour l'édification d'une jeune nation, ne sut pas concilier unité et diversité et ne cessa de diffuser une vérité unique, un point de vue univoque, un credo unanimiste. Les organes d'information, radio, télévision, journaux, revues appartenant en majorité à l'État-parti ne surent pas préserver une objectivité et une 261
diversité pourtant nécessaires à la formation d'une opinion publique éclairée et justement informée. L'espace public de délibération, tel que défini par le philosophe allemand Jurgen Habermas, manqua cruellement pour éclairer le citoyen tunisien sur la signification et la portée des choix politiques qu'il pouvait - dans l'absolu - faire, en usant de son bulletin de vote. Ce déficit dans l'information objective du citoyen s'exalte aujourd'hui dans la mainmise mondiale que le développement des techniques de l'information permet à certains monopoles d'exercer, par le biais des paraboles qui effacent les frontières et décuplent le marché de la clientèle, comme le démontrent les études de Dominique Wolton ou de Thierry Saussez, entre autres. En essayant de « discipliner » les syndicats des travailleurs et des étudiants, en éliminant, peu ou prou, les partis d'opposition, en amoindrissant la liberté associative, on empêche la société civile de s'organiser comme il convient pour devenir un acteur agissant du jeu démocratique. Pendant trop longtemps, nous avions privilégié en Tunisie une forme de « démocratie » centralisée au détriment de toutes les autres. La démocratie est une conquête sublime mais fragile de l'homme dans sa marche vers plus d'humanité et de solidarité. Cependant elle ne peut survivre que par l'engagement et la vigilance des citoyens. Nombre de dangers la guettent : les excès d'une économie libérale mondialisée aggravant les disparités entre les nations et la misère au sein des peuples dominés, la confiscation du débat public par la toile arachnéenne des médias qui manipulent les opinions, la trahison des clercs - comme dirait Julien Benda - et des mal élus, la manipulation des masses désinformées, etc. mais, pardessus tout, c'est l'indifférence civique qui menace les acquis même balbutiants de la démocratie. À l'heure où la société internationale tente d'imposer la règle démocratique comme étalon de la bonne gouvernance, il est nécessaire de travailler au sein de chaque nation à inventer des espaces nouveaux dans lesquels une société civile assumant sa fonction plénière, apprendra à formuler ses légitimes exigences, à les faire respecter par ses élus et à concevoir une définition du bien commun compatible avec l'avenir qu'elle rêve pour ses enfants. Voilà mon credo en matière de démocratie. C'est en son nom et sous son injonction que j'ai tenté, avec opiniâtreté, d'infléchir la pratique politique dans mon pays vers plus de liberté et plus de démocratie. Ce n'est pas par hasard que j'avais publié, en octobre 1955, donc six mois avant l'indépendance, un livre intitulé La Démocratie. Je crois savoir que je suis le seul Tunisien à l'avoir fait, du moins jusqu'en 1986. Le chemin était ardu, car Bourguiba avait une autre vision de la vie politique : autocratique, paternaliste et unanimiste. Ses qualités de combattant et de réformiste ne sont nullement en cause. Mais sa nature profonde ne pouvait 262
pas lui permettre d'accepter une situation où sa volonté pouvait être discutée et ses choix débattus. Son entourage veillait à ce que rien ne change pour pouvoir, à l'abri de tout contrôle démocratique, continuer à profiter des prébendes que le Prince consentait à leur jeter. Malgré ces difficultés qui semblaient, a priori, insurmontables, je ne me décourageais pas et, en capricorne obstiné, je travaillais à instiller des doses de plus en plus fortes de démocratie dans la vie politique du pays. Dans cette entreprise ardue, j'invoquais l'histoire de la Tunisie et y trouvais des motifs d'encouragement. J'étais convaincu, et le suis toujours malgré tout, que la Tunisie, à la culture immémoriale, était mûre pour la démocratie. Elle était même en avance sur la plupart des pays arabes et sur certains pays européens. Elle avait aboli l'esclavage en 1846 signé le Pacte Fondamental Ahd al amân et affirmé par conséquent les Droits de l'Homme le 9 septembre 1857 sous Mhamed Bey. Elle avait établi, cinq années avant l'Égypte, une première constitution en 1861, dont l'article 1 stipulait : « Une complète sécurité est garantie formellement à tous nos sujets, à tous les habitants de nos États, quelles que soient leur religion, leur nationalité et leur race... Cette sécurité ne subira d'exception que dans les cas légaux dont la connaissance sera dévolue aux tribunaux ». Tandis que l'article 2 affirmait : « Les musulmans et les autres habitants du pays seront égaux devant la loi ». La municipalité de Tunis avait été créée par décret le 30 août 1858 (20 moharem 1275) et en 1886 fut proclamé la Qânun ou Dustur, première constitution moderne du monde musulman. Quatre mois après l'indépendance (13 août 1956), a été promulguée une loi sur le code du Statut personnel dont la disposition la plus révolutionnaire a été l'interdiction de la polygamie et la substitution du divorce à la répudiation. Le nouveau code doit au génie réformateur de Bourguiba, à son courage et à son charisme, au lendemain de l'indépendance, de voir le jour, mais il est aussi le fiuit d'un mouvement d'idées, qui apparut avant même l'établissement du Protectorat français en 1881, et d'une renaissance culturelle et politique, dont je rappelle quelques figures emblématiques : Ibn Abi Dhiaf (1802-1874) et son livre Cadeau aux contemporains ou Chronique des rois de Tunis et du Pacte
1. C'est Ahmed Bey (1837-1855) qui abolit l'esclavage, réorganisa l'enseignement de la Grande Mosquée, créa une École de guerre de type moderne et qui fut le premier souverain musulman à se rendre en France. Il fut le père d'autres mesures audacieuses : interdiction de toute transaction portant sur la personne humaine ; toute personne née dans le beylicat est de « condition libre ». Mohamed Salah Mzali remarque que ces décrets « s'échelonnent entre 1841 et 1846 alors que l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises date de la Ile République (1848) que les États-Unis n'ont pu la consacrer qu'en 1865 après la guerre de Sécession et que le servage en Russie n'a disparu qu'à la même époque ». Cf : Les beys de Tunis et le roi des Français, MTE, Tunis, 1976, p.95-96.
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Fondamental1, de Mohamed Senoussi (1849-1900), fondateur de Erraîed Ettounsi (le Journal officiel) en 1860, de Mohamed Beyram V (1840-1863) et son livre Quintessence de la réflexion sur les fonds des villes et des contrées, du grand réformateur le général Kheredine (1822-1889) et son livre La plus sûre direction pour connaître l'état des nations, de Kabadou (18121871), de Mohamed El Béji El Messaoudi (1820-1880), du Cheikh Salem Bouhajeb (1828-1926), des frères Bach-Hamba, Ali (1876-1918) et Mohamed (1881-1920), du Cheikh Tahar Ben Achour (mort en 1973), d'Ali Bouchoucha (1859-1917), de M'hammed Lasram (1858-1925) 2, de Béchir Sfar (1856-1917), du Cheikh Taalbi (1874-1944), de Tahar Haddad (18991935), le précurseur de la libération de la femme et des travailleurs. Entre 1888 et 1901, quarante-cinq revues ont vu le jour et ont publié des centaines d'articles à caractère novateur et réformiste ; citons à titre d'exemple : La Hadira (La capitale) août 1888, Le bonheur suprême (19041905), Le droit chemin du Cheikh Taalbi. Parmi les conférences célèbres du début du XXe siècle, mentionnons : - « Les fondements du progrès et de la civilisation en Islam » faite par le Cheikh Tahar Ben Achour en mai 1906, sous l'égide de l'Association des anciens élèves du collège Sadiki. -