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Une existence est à la fois ce qui donne sens et ce qui est livré à une finitude insensée. C’est là que se tient la contradiction insurmontable qui fait toute sa réalité tragique : elle donne sens sans elle-même en avoir, elle est le mystère d’une puissance de créer au cœur d’un devenir sans raison. En interrogeant certains philosophes, depuis Héraclite jusqu’à Clément Rosset en passant par Nietzsche et le courant existentialiste, ce texte s’efforce de retrouver quelques traces de ce sentiment du tragique.
Jean-Pierre Coutard, docteur en philosophie, est l’auteur d’ouvrages dont la problématique gravite autour du désir, de la singularité du « soi » et de sa temporalité.
LA PHILOSOPHIE EN COMM U N Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren En couverture : reproduction d’une mosaïque romaine du 1er siècle représentant des masques du théâtre tragique et de la comédie provenant des fouilles de Pompéi et Herculanum.
ISBN : 978-2-14-048657-9
18 €
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ
(d’Héraclite à Clément Rosset)
Jean-Pierre Coutard
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ
Jean-Pierre Coutard
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ (d’Héraclite à Clément Rosset)
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ
La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Danilo Saretta VERISSIMO, Ecrits sur la phénoménologie de la perception. Spatialité, corps, intersubjectivité et culture comtemporaine, 2023. Gisele AMAYA DAL BÓ, Martín MACÍAS SORONDO, Sabrina MORÁN, Natalia PRUNES et Agostina WELER, Les langues de l’émancipation : quelles traductions pour la démocratie,?, 2023. Rodrigue MBA MEDOUX, L’ordre constitutionnel libéral, Le cas du Gabon, 2023. Philippe CAUCHEPIN, Quatre enquêtes pour comprendre Spinoza, 2023.
Jean-Pierre Coutard
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ (d’Héraclite à Clément Rosset)
Du même auteur chez L’Harmattan Le vivant chez Leibniz, 2007 De la singularité, 2009 Le soi, le temps et l’autre, 2013 Philosophie et poésie tragiques, 2020
© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-048657-9 EAN : 9782140486579
« Je fais le compte de mes bonheurs » Kathleen FERRIER, grande voix tragique, quelques jours avant sa mort à l’âge de 41 ans.
Préambule
L’origine du mot « tragique » (le prix honorant le meilleur des chœurs tragiques grecs était un bouc, tragos) ne nous dit rien, pas plus que ses soi-disant synonymes : funeste, terrible, déchirant, effroyable, dramatique, etc. Certes il y a dans le tragique quelque chose de terrible, non pas au sens du malheur (un « terrible accident ») mais plutôt dans cette lucidité avec laquelle l’existence s’éprouve comme déchirure – en cela le mot « déchirant » est peut-être celui qui nous en rapproche le plus. Funeste, le tragique l’est aussi dans la mesure où il ne saurait éluder notre finitude (être-vers-la-fin et au-regard-de-la-fin), qui heurte de plein fouet notre puissance de donner du sens ; finitude que l’invocation du divin a cru pouvoir, dans l’esprit des hommes, changer en « destin » ou « destinée ». Tous ces prétendus synonymes sont autant de mésententes du tragique en cela qu’ils ont d’abord le visage de la douleur, de la tristesse, de l’anéantissement, de la défaite, alors que le tragique demeure un combattant, joyeux de combattre, désespérément. En cela le tragique a pour antonyme, non pas le comique (lequel peut être tragique à sa façon comme comédie de l’existence humaine), mais le dramatique, qui n’est que l’enfoncement dans le malheur, où la souffrance qui assaille les volontés antagonistes, et qui finit toujours par s’apaiser, trouvant le repos dans la réconciliation ou le renoncement ou la mort. Le tragique propre à l’existence humaine est sans remède, sans solution dans un évènement ou une résolution quelconque ; il ne se met pas en scène comme peut le faire
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le drame, ne se guérit ni ne se console, il est une épreuve philosophique, une tonalité méditative. Le tragique est ce sentiment, cette intonation que la gamme de nos concepts ont bien du mal à restituer, un clair-obscur que la palette de nos raisonnements désespère de rendre. En cela répondre par l’effort de notre entendement à la question « Qu’est-ce que le tragique ? » paraît être une entreprise vouée à l’échec. Et pourtant, c’est bien là, à travers tous nos élans désespérés mais inlassables pour le signifier, que le tragique marque nos vies de son empreinte. Je propose ici une réflexion qui est l’aboutissement d’un parcours philosophique développé dans de précédents ouvrages. Ce parcours a gravité autour d’une position de principe, d’une « hypothèse » désignée par un seul mot, celui de « Désir ». J’entends par là l’élan ou l’effort (impetus ou conatus) de toute unité de vie pour accroître sa puissance active, pour conquérir son royaume le plus large et le plus ferme possible, autrement dit pour atteindre sa forme optimale. Ce mot, on peut l’écrire avec un grand « D », car il constitue à la fois le fondement et l’horizon de tous nos appétits, de toutes nos attractions, inclinations, volontés. Il importe de préciser cette hypothèse en ajoutant que cet effort s’accomplit dans le sens d’une affirmation de soi vers la plus grande singularité possible. Bien sûr ce fondement hypothétique n’est pas « vérifiable » comme le sont par l’expérimentation les hypothèses de la science ; il n’en est pas pour autant illégitime et encore moins vide de sens. Qu’il ne puisse être invalidé est sans doute un argument de rejet pour un esprit scientifique, mais cela ne saurait suffire pour le condamner en tant qu’expérience de la pensée, constituant simplement le paramètre fondamental pour une herméneutique possible du monde 10
des vivants. Je me suis efforcé dans d’autres textes de montrer que bon nombre de phénomènes pouvaient venir étayer cette hypothèse, de telle manière qu’elle puisse revendiquer une certaine teneur du point de vue des sciences de la vie, mais l’essentiel n’est pas cette revendication. Ce qui me paraît le plus important est de débarrasser cette position principielle de toutes les interprétations erronées auxquelles elle s’expose trop facilement. C’est ce que je vais tout d’abord m’efforcer de faire ici.
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Le tragique : entre désir et finitude Le Désir Comme je viens de le dire, l’hypothèse inclut deux affirmations : la première est celle du Désir proprement dit comme effort vers l’état optimal, la seconde est celle de la singularité comme dimension spontanée du Désir. Je commencerai par rejeter toutes les mésententes du « Désir » en lui-même. Il en est une qu’il convient d’écarter d’emblée : c’est celle qui donnerait au terme « optimal » ou « meilleur » un sens dicté par une morale quelconque – ce qui n’exclut pas pour autant que l’on puisse proposer par ailleurs une éthique de ce Désir. La première interprétation digne d’être prise au sérieux et qu’il faut pourtant rejeter est celle qui consisterait à limiter ce Désir en un champ trop étroit. Il ne convient pas, puisque l’hypothèse s’étend à toute unité de vie (ou « monade » en langage leibnizien), de restreindre ce Désir à une « volonté » comme attirance ou appétence accompagnée d’une forme de conscience ou de réflexion. En effet cet élan, cette tension vers, sont sans aucun doute le plus souvent irréfléchis, aveugles, notamment dans toutes les formes de vie les plus rudimentaires, qui sont aussi les plus nombreuses. Il ne s’agit pas non plus de circonscrire ce principe moteur à une puissance destructrice, procédant nécessairement par des actes violents d’anéantissement ou d’asservissement d’autrui. Ce serait lui faire le même sort que celui qu’on a trop souvent réservé à la « volonté de puissance » chez Nietzsche, assimilée à tort à la volonté de prise de pouvoir sur autrui par la force brutale. Disons-le clairement : ce Désir est essentiellement multiforme et suit les stratégies les plus variées, depuis le simple phagocytage au niveau 13
cellulaire jusqu’à l’emprise amoureuse chez les êtres humains. Je souligne encore que ce n’est pas seulement à l’égard de l’autre que se manifeste cette diversité, mais également dans l’affirmation de soi du désirant en tant que telle : celle-ci peut prendre la forme d’un véritable effort de conquête ou d’expansion, mais aussi des formes bien plus modestes, appauvries, telles que la conservation, l’homéostasie, l’invariance maximale, l’assimilation, l’adaptation. Tout vivant est en situation dans un milieu environnant et cette situation résume un certain rapport de forces où il s’efforce de trouver son meilleur équilibre ; s’il peut l’atteindre dans un dépassement conquérant il ne s’en privera point, mais bien souvent il devra se contenter de maintenir autant que possible son état présent, en procédant à des répétitions, en cherchant des appuis ou des alliances, en limitant les facteurs d’exposition et de variation des paramètres. Ceci m’amène à insister sur un autre angle de vue selon lequel l’hypothèse fondamentale peut être mal interprétée. Il ne s’agit pas de faire de celleci la clef nous permettant de lire ce qui serait la marche royale et continue du vivant tout entier vers ses formes les plus hautes. Disons-le très simplement : il n’y a pas une seule et unique « histoire de la vie » qui constituerait une sorte de « progrès » ou même de progression inéluctable et irrépressible vers la puissance active optimale. Certes on ne peut que constater que, depuis les formes les plus élémentaires du vivant dans la « soupe primitive », les unités de vie se sont complexifiées, se sont enrichies selon de multiples voies et modalités. Mais cette complication et cet enrichissement n’ont rien eu de linéaire ; ils connaissent au contraire de multiples échecs, avortements, régressions, et s’effectuent toujours de manière relative, en gagnant ici ce qu’ils perdent par ailleurs. Il faut d’ailleurs être clair en distinguant deux plans qui ne sont jamais parfaitement cohérents entre eux, même s’ils sont toujours
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étroitement liés l’un à l’autre ; d’un côté le « soi » singulier : c’est en lui, dans le cours de son histoire de vie, que se met en œuvre in concreto le grand Désir, de manière multimodale et plus ou moins erratique ; de l’autre l’espèce, pour laquelle de multiples paramètres phylogénétiques génèrent ici des proliférations, là des disparitions brutales ou progressives. Pour un individu qui prospère il peut se produire une dégénérescence de son espèce, inversement le déclin d’un individu se produit à chaque instant dans une espèce florissante. Ce que j’ai signifié dans mon hypothèse, c’est d’abord et de manière essentielle cet élan parfaitement mystérieux en vertu duquel un soi singulier tend vers sa forme la plus accomplie, celle où il pourra atteindre son affirmation la plus haute. Même s’il est vrai que le développement d’une espèce est nécessairement mis en œuvre par les individus qui la composent, l’effort de chaque individu vers sa situation optimale n’implique en rien ce qu’il en est du devenir de son espèce. On pourrait supposer que le Désir s’enracine dans certaines données génétiques, dans certains processus biologiques que nous ne connaissons pas encore aujourd’hui, en vertu desquels les espèces tendraient elles-mêmes toujours vers le meilleur ; on pourrait supposer que connaître ces données et processus pourrait nous donner la clef de la « vie ». Ce ne serait là qu’illusion car nous ne trouverons jamais dans les sciences de la vie que l’explication des conditions et non des raisons dernières (ainsi Platon, dans le dialogue du Sophiste, distingue-t-il clairement ce qui proprement agit et l’intermédiaire ou l’instrument (organon) par lequel il agit. Ce qui proprement agit, met en œuvre (energeia, energon) le Désir, restera le grand mystère du soi singulier, ce qui fait de son élan vital un prodigieux non-sens, radicalement inintelligible en tant que tel. C’est cette inintelligibilité du principe moteur qui constitue la source
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de ce qui fait le point focal de toute ma recherche philosophique : le tragique. Mais avant d’en venir au tragique, je préciserai maintenant ce qu’il en est de la singularité comme dimension essentielle du Désir. Le Désir n’est rien d’autre, nous l’avons dit, que l’affirmation optimale de soi. Chaque individu vivant s’efforce avant tout d’être lui-même, distinct et autant que possible différent de tout autre. Son affirmation s’accomplit spontanément par la différenciation singulière, autant qu’elle le peut. En opposition à celle-ci, les données phylogénétiques et les processus physico-chimiques qu’elles génèrent œuvrent selon une logique de l’identité, de l’uniformité, de l’invariance spécifiques. Selon le degré de puissance de ces facteurs de répétition à l’identique, la dynamique de différenciation propre à l’individu vivant sera plus ou moins efficiente ; elle sera infime dans les unités les plus élémentaires et rudimentaires, qui n’ont pratiquement pas varié depuis leur origine ; elle sera presque infinie chez l’homme. Je note par ailleurs que c’est cette logique de l’invariance propre aux données spécifiques qui nous donne à penser qu’une explication phylogénétique du Désir sera toujours en quelque façon inappropriée, et que celui-ci ne peut être compris qu’à la lumière du fait de l’individualité qui règne dans tout le vivant. Cette lumière, il faut bien l’avouer, est celle d’un mystère, que certains nommeront « divin », mot que l’on peut fort bien comprendre au sens du deus sive natura spinoziste. J’ajoute que l’efficience de la puissance de différenciation singulière dépend également des conditions de vie de l’unité vivante dans son environnement. Ainsi chez l’homme, l’animal où la différenciation est potentiellement la plus forte, elle cède bien souvent le pas à des processus d’identification collective, de mimétisme, de fusion, au regard des exigences d’autoconservation qui s’imposent à 16
l’individu quand il se trouve dans un milieu où il est souvent périlleux d’être « original ». L’acte de création signe à l’évidence l’effort du soi en vue de son affirmation singulière optimale. Cet effort atteint son intensité la plus haute dans les productions de l’art, de la littérature et même de la philosophie pour laquelle, nonobstant l’inévitable prise en compte de la « tradition » de pensée, la spéculation de chaque philosophe s’affirme depuis Platon dans son originalité à travers la mise en question et la « recherche » la plus radicale. Enfin, même dans la création artisanale où le « métier » reste étayé sur les traditions conservatrices les plus fortes, l’invention n’est jamais proscrite et s’avère le plus souvent tout à fait favorable. Quant à la science, elle ne saurait vivre sans l’invention et la découverte, sans lesquelles son histoire n’aurait même aucun sens. Venons-en maintenant à cette vision tragique qui me paraît être le prolongement naturel de l’hypothèse exposée. Le tragique Qu’est-ce que le tragique et comment vient-il en quelque sorte accomplir tout un cheminement philosophique commencé avec l’hypothèse du Désir ? Avant même de tenter de l’expliciter, le tragique s’impose d’emblée comme une certaine disposition (ce que les Grecs auraient sans doute nommé héxis), à savoir une lucidité radicale, celle qui nous place face à la finitude, face à notre destination finale1 : « ne pas être », 1« La mort de Swann (…). J’entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes. » Proust, La prisonnière. La « finitude », l’être-vers-la fin, regarde 17
c’est-à-dire ce « néant » qu’aucune parole (logos) ne peut proprement arraisonner puisque constituant sa propre négation au moment même où elle prétend en parler. Pourtant le tragique est encore une parole : il ne se contente donc pas de ce face à face muet avec la Fin. C’est là précisément qu’il s’articule avec le Désir : nous ne sommes pas cette pure passivité au regard de cette limite tracée par un « ne pas » incompréhensible, mais nous sommes au contraire embarqués dans cette absolue liberté d’un pouvoir-être, celui de donner du sens (semein) d’une manière ou d’une autre, à travers toutes les formes de création (poiein), d’invention : c’est là la puissance même du Désir, décliné en une infinité de modalités et de degrés dans les innombrables unités de vie. Ce pouvoir-être, qui est un pouvoir-signifier en créant, se manifeste aussi bien dans le logos proprement humain que dans le geste qui produit dans l’activité artistique, artisanale, industrielle, agricole de l’homme, mais encore dans tous les comportements vitaux des animaux ou végétaux en tant qu’ils sont des unités appétitivo-perceptives agissant en vue de leur optimisation : il ne faut en effet nullement exclure de cette puissance de créer ou d’inventer les vivants autres que l’homme, ne serait-ce que de par leur capacité d’adaptation, d’assimilation, à travers des conduites de ruse, de dissimilation, de simulation, de détour, même s’il ne fait pas de doute que cette puissance n’est nulle part aussi ingénieuse et multiforme que chez l’homme. Notons toutefois au passage que l’homme est encore loin d’avoir tout compris de ces conduites inventives propres à des unités de vie apparemment aussi rudimentaires que les cellules, notamment dans les processus cancéreux. chacun de nous singulièrement et solitairement : elle est l’intonation de notre existence toute entière, et sans elle il n’est pas de « philosopher ». 18
Revenons au tragique. Seul l’homme peut avoir le sentiment du tragique car seul l’homme peut prendre en vue le fait que désir et finitude sont indissociables et le fait que le désir est un combat incessant contre la finitude. Le tragique se situe très précisément dans l’intervalle ou plutôt au point d’intersection entre la prise en vue, la mise en présence de cette finitude inintelligible - qui ne peut être qu’un vécu affectif et non un concept – et l’activité créatrice par laquelle se manifeste l’intelligence vitale au service du désir. Il n’y a de vision ou de sentiment du tragique que pour l’homme, car lui seul peut se placer à ce point d’intersection, le regard lucide sur la finitude faisant défaut chez toute autre unité de vie. Ce point, même s’il peut être mis en lumière dans la démarche d’une philosophie qui en propose une herméneutique selon de multiples angles de vue, ne peut être vécu que comme le sentiment d’une contradiction absolue, impossible à résoudre ou surmonter : celle d’un hiatus entre sens donné par chaque existant et non-sens de l’existence dans sa factualité passagère ; hiatus entre pouvoir-être illimité du créateur et limite du ne-plus-être ; hiatus de ce qui pourtant ne peut être dissocié. Cet affect de l’irréconciliable est d’autant plus violent que le pouvoir de donner du sens, par toutes les formes de création, trouve lui-même son fondement et son principe moteur dans le Désir, lequel demeure proprement l’inintelligible, le sansraison (Grund-los). Cet effort de signifier est à l’œuvre sans cesse, il est effectif (wirklich, disent de manière plus expressive les Allemands), nonobstant ce sans-raison. Le sentiment du tragique est d’autant plus irréductible, radical, que c’est dans cet effort même pour comprendre et donner sens, que l’on se trouve mis en présence de cet « être » auquel et duquel aucune parole (legein) ne peut répondre – ce contre quoi Platon alias « l’étranger » s’insurge dans le Sophiste. Le signifier (semein) continue
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son œuvre le plus souvent sans se soucier de ce sansfondement, de ce qui se dérobe ainsi sous ses pas, et en cela tout ce qui est prend visage essentiel (l’eidos grec) pour celui qui parle d’une manière ou d’une autre ; pourtant l’énergie de signifier, qui n’est rien d’autre que la vie même, reste le sans-essence. Rappelons-nous comment le discours philosophique comme dialoguer (dialegesthai) est, dans le Sophiste (250 b8), ce qui fait aller ensemble repos et mouvement, identité et différence, comme structure duale de l’être. Le tragique se situe à la pliure de cette structure (et en cela on pourrait voir chez Platon une sorte de « pressentiment » du tragique) : il fait sans cesse le lien et se trouve lui-même sans cesse écartelé entre la limite (là où l’intelligibilité prend fin) et la dynamique du comprendre (noein), entre finitude et élan vital. En lui la pensée joue dans le champ de réciprocité du mouvement et du repos, de l’autre mouvant et du même inaltérable : elle est dans ce Janus qui regarde à la fois du côté de la fin ou limite indépassable de toute signification (là où « être » est aussi obscur que « non-être ») et du côté de son libre pouvoir-être disant « ce qui est ». Le tragique a sans doute pour le plus grand nombre quelque chose d’insoutenable pour leur regard. Mais ce manque de lucidité est payé au prix fort. Pourquoi ? Parce que le regard lucide sur la finitude va de pair avec son autre face : voir clairement qu’il n’est d’autre manière de « supporter la vie » que la création sous toutes ses formes. C’est de ne plus créer, inventer, imaginer et concevoir, que les hommes aujourd’hui se noient dans l’absurde répétition d’actes qui ne font pas sens, devenant les simples récepteurs passifs de « contenus » qui leur sont tout préparés en abondance : leur vie s’estompe dans l’ataraxie et son compagnon, l’ennui. Sans doute bien peu nombreux sont ceux qui peuvent accéder au sentiment du tragique, car peu nombreux sont ceux qui peuvent faire de ce point
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d’intersection le centre de gravité de leur puissance créatrice, en faisant de celle-ci une parole éclairant ce point à travers la méditation philosophique, ou bien en activant la parole même de cet affect, dans son immédiateté la plus généreuse, comme le fait le dire poétique. Ces deux chemins d’accès au tragique, philosophie et poésie, tournent en rond sur eux-mêmes puisqu’ils gravitent autour du même point focal, mais la grandeur, la noblesse du philosophe et du poète tragiques se mesurent justement à leur puissance d’insister sur cela même qui est insurmontable, indépassable, et pourtant constitutif de leur propre élan. Ils sont pris dans le cercle qui lie indissolublement leur liberté créatrice à la nécessité de la Fin. Le sacrifice du politique est aussi une forme d’affirmation de soi par la création. La figure mythique du tragique, dans son expression affective la plus héroïque, est sans aucun doute celle d’Iphigénie qui, à la fin du drame d’Euripide, dans son dire ultime à Aulis, s’écrie : « Elle (Mycènes, où elle est née) a nourri en moi un astre pour la Grèce. J’accepte de mourir. » Le tragique n’est pas l’effet d’une situation qui s’évanouirait avec celle-ci (même si une situation peut venir l’exacerber) ; il est une manière d’être (ethos) de l’homme face à sa situation d’existant. Bien sûr, en apprenant ou en étant le témoin d’une mort, qu’elle soit inattendue ou non, nous éprouvons l’affect attaché à la contrariété absolue, indépassable, celle de la vie et de la mort, contrariété que nous pouvons simplement poser formellement après coup. Nous sommes ainsi ici ou là mis en situation affective de cette coupure proprement impensable, inintelligible (nous ne pouvons nous représenter la mort, le passage à la mort) ; mais le tragique, à proprement parler, n’est pas simplement cet affect attaché à cette situation : il est ce sentiment prégnant qui s’installe en prenant appui sur l’intuition du devenir 21
dans sa toute-puissance destructrice, autrement dit l’épreuve de notre finitude. Oui mais nous existons et toute existence humaine est désir : elle tend vers son affirmation optimale dans la création, source de joie. Le sentiment du tragique se déploie comme celui de la disjonction, de la déchirure entre l’épreuve de la finitude et la joie d’œuvrer : il est cette corde tendue à l’arc de notre désir qui, à mesure qu’il se ploie pour lancer notre flèche, va vers sa brisure.
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Trois regards sur le tragique : être, temps, liberté Le tragique affleure au centre d’un cercle où tournent en passant l’un dans l’autre trois points : « je suis », « je deviens », « je peux ». Tournons avec chacun d’eux, comme autant de points de vue sur le centre.
1.
Esse : le débord tragique
Le non-sens atteint son point d’orgue face à la question « pourquoi l’être plutôt que rien ? », à laquelle il n’est pas possible de répondre. Face à la collision émotive avec cette impossibilité, la phénoménologie a eu le talent de nous donner l’illusion d’un apaisement, en accordant tout l’être aux objets intentionnels comme contenus réels d’un flux de conscience : elle faisait ainsi du monde un phénomène continu, dans notre être-avec-lui sur le mode de la visée ; l’homme était bien « chez lui ». Mais l’étrangeté inquiétante de ce devenir où nous sommes plongés, où être et non-être se conjuguent, demeure encore à cogner à notre huis. La phénoménologie fait mine de ne pas l’entendre : ainsi évite-t-elle la tension de l’existence, l’inquiescence du tragique. Certes, elle nous a libérés de « l’histoire à tout prix », qui n’a jamais rien de tragique puisqu’elle dialectise tout ; mais elle a oublié l’émotion, l’affect de la finitude et le voile que toute conscience objectivante jette sur lui comme un baume. Le fait d’être, l’esse du cogito, demeure la « seule vérité », pourtant inintelligible, irréductible à quelque essence, la vérité dont on ne peut rien faire et qui reste cependant le point d’appui 23
de toute pensée. Il y a là cette vérité insensée de la « présence » (ce nom que l’on donne a minima à l’esse), qui demeure inobjectivable dans une science dianoétique. Elle lance cependant un appel à notre intuition : celle d’un sujet singulier en acte, en perpétuel débordement par rapport à toute essence ou objet de pensée. C’est bien ce débordement de l’existence sur toute essence que Kant le premier a pointé (« l’être n’est pas un prédicat ») en ruinant ainsi la vieille identité parménidienne de l’être et du penser. La tension tragique est encore plus profonde, car ce débord, cette brisure de l’identité sécurisante, c’est la pensée elle-même en son « étonnement » qui l’a découvert, comme cette vérité (aletheia, illatence) « au-delà de l’essence » (pour parler comme Levinas). Ainsi donc la pensée a-t-elle brûlé son propre royaume. Mais n’est-ce pas pour le conquérir d’une autre façon, en renaissant de ses cendres ? Que restait-il en effet, couvant sous cellesci ? L’acte même, le mouvement de cet infinitif, « exister », comme la mise-en-œuvre d’une puissance de créer. Le sujet (ego) devenait ainsi le simple « je » de ce jeu infini de la création. Désormais le voilà qui « guette la nuit et la mort », comme dit le poète : il fait de cet innommable où il est jeté son point d’impulsion, là où il prend son appel (c’est à la nuit que l’oiseau de Minerve prend son vol) pour signifier cette présence insensée par analogon, métaphore, allégorie… : en cela toutes ses œuvres sont en quelque façon « poétiques ».
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2.
Le tragique et le temps2
Le temps : bain révélateur du tragique Imaginons un instant que nous soyons des êtres doués uniquement d’une sorte de perception totalement discontinue, tels de simples caméras. Ainsi nous laisserions se déposer sur notre « pellicule » cérébrale, comme autant de traces, toutes une série d’images fixes juxtaposées formant une fresque à l’infini. N’ayant que la vision de chacune de ces images, dont nous n’aurions même pas conscience de développer la série en ses éléments, ce que nous appelons « le temps » aurait pour nous perdu tout sens. Pas plus qu’une caméra, nous ne serions nullement engagés, embarqués dans ce flux appétitivo-perceptif où viennent s’intégrer une multitude d’évènements qui en constituent autant de « moments » ordonnés en une succession. Cet « embarquement » n’est rien d’autre que notre être-ouvert-au-monde, dont l’ouverture prend toutes les formes du binôme perception2 François Jullien a écrit un beau livre intitulé Du temps (Paris, 2001) dans lequel, à la « question du temps » telle que la pensée occidentale l’a posée à travers une ontologie ou une métaphysique ou encore la science physique, il oppose une « philosophie du vivre » (sous-titre de son ouvrage) inspirée de la méditation chinoise et qui nous propose le recueillement, la pleine « disponibilité » à la profondeur du « moment » opportun, dans la sérénité d’un « tout est là » circonstanciel. J’ai admiré ce livre mais je ne me suis pas engagé avec lui sur ce chemin. Pourquoi ? Parce que l’homme est un être de désir, toujours en projection et devancement, un être disant qui s’efforce de signifier pour mieux accroître sa puissance, et un être de fantasme dont les voies stratégiques se recoupent et se masquent sans cesse en brouillant les représentations signifiantes. Aussi cette entière disponibilité au « moment », à la « saison », me paraît-elle une exhortation illusoire. Pour ce dasein qui n’est jamais un « simple vivant », la question du temps me paraît encore devoir être posée comme son cœur tragique. 25
appétition. Sans ce binôme constitutif de tout existant, le mot « temps » se vide de tout sens puisque toute orientation, tendance, impulsion, intention, serait supprimé et ne viendrait plus guider notre perception. Ainsi, si nous imaginons un monde dont tout existant serait exclu, où il ne resterait plus que la matière physico-chimique inorganique pour laquelle, en vertu du principe d’entropie, un état d’équilibre inaltérable régnerait une fois pour toutes, nous aurions là une sorte de simulacre de « l’éternité », figure immuable d’un éternel « présent » auquel plus rien ne serait d’ailleurs « présent » (ce qui la vide précisément de toute signification possible pour nous). Un esprit qui se veut « objectif » nous objectera (précisément !) ceci : « c’est pour moi, si mon existence a pris fin, que le film s’interrompt et que le temps s’évanouit ; mais pour tous les survivants il continue, d’autres évènements surgissent dont ils sont les simples témoins : le temps-des-choses, le temps-du-monde continue de couler comme le fleuve, car c’est la loi du devenir de toutes choses ». Certes, le fleuve continue de couler, mais ce mouvement n’implique en lui-même aucun « temps » si aucun existant ne s’ouvre à lui pour s’y désaltérer, s’y baigner, y naviguer, autrement dit pour le percevoir appétitivement. Ainsi, si l’on supprime toute la dimension (« forme du sens interne », dit Kant) proprement existentielle nommée « temps » et qui tient à toutes les formes protentionnelles du désir, il ne reste plus que la juxtaposition des images sur la pellicule de la matière brute inorganique, qui ne se déroule plus pour personne et qui n'est qu’un panoramique en mouvement de toute une série de traces fossilisées. Il y a dans ce « bond originaire » (Ursprung, dit Jaspers) du désir, le grand mystère de notre monde nommé « existence », qui s’exprime comme temporalité. C’est ainsi que, par une
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sorte d’intuition métaphysique, je pourrais suggérer que « Dieu » n’est autre que ce qui fait qu’ « il y a temps »3. Dans ce mystère de la temporalité où transparaît le soleil noir de notre finitude, coule assurément le fleuve où vient s’abreuver notre sentiment du tragique, qui peut faire de nous les bacchants de la nuit dionysiaque. Mais il y a autre chose encore dans ce sentiment : « l’inquiétude de notre pendule » dont parlait Leibniz. Le bacchant dionysiaque se perd dans la nuit sans fin du devenir, il s’oublie dans sa frénésie chorale, il vient apaiser sa douleur en se noyant dans les eaux sombres du fleuve. Le tragique est encore au-delà : il survit à la nuit profonde, il « demeure » comme ce « veilleur » sur le pont Mirabeau, présence devinée, fugitive et persistante à la fois : le désir jamais ne nous lâche, tant que nous existons, tant que nous vivons le mystère et, la tête hors de l’eau, chantons nos hymnes à Apollon.
Notre temporalité tragique : « mort et transfiguration » Le tragique peut s’éclairer à l’intersection des deux visages que nous offre le temps, inconciliables et pourtant manifestes. Le premier des deux apparaît dans la décision, à savoir l’acte par lequel je projette de faire quelque chose, plus précisément l’acte par lequel je me projette et me fais comme agent d’une action à réaliser. La décision est l’acte par lequel je me tourne vers le projet4, qu’elle signifie 3 La première formulation de ce « Dieu » comme forme temporelle de toute existence est peut-être celle d’Aristote, à savoir le « Premier Moteur », le temps étant le « nombre du mouvement ». 4 Donnant à la projection (ou être-projeté) du dasein un sens « ontologique » qui in fine reste totalement indéterminé, Heidegger distingue projection et projet (ontique), ce que je ne fais pas ici, afin 27
comme tel, à savoir comme ce qui dépend de moi, ce qui est en mon pouvoir et que je pourrai revendiquer. Dans le projet, comme objet pratique de mon intention, se tient toute la signification d’un mouvement volontaire. Ainsi le temps, dont la course en avant ininterrompue semble être d’abord une pure abstraction formelle nommée « futur », prend toute sa réalité concrète dans ma conscience projective : le « futur » n’est rien d’autre que le projet de ma conscience, par lequel je me porte en avant de moimême et ouvre le champ d’action que vise ma décision. A mesure que s’ouvre ce champ d’action, le « passé » tombe derrière moi, comme ce que je ne puis projeter, ce qui n’est plus à faire, ce qui ne peut être ni refait ni effacé. La mémoire est ainsi la limite tracée par le projet : l’homme sans projet devient ainsi très rapidement un homme sans mémoire, comme le montrent certaines 5 psychopathologies . On peut donc dire que le temps, dans sa dimension première qui est « protention », n’est pas seulement une structure de ma sensibilité (forme pure a priori de l’esthétique transcendantale chez Kant) mais qu’il est l’expression de ma puissance d’agir volontairement, laquelle prend sa source dans l’appétition : le temps qui s’ouvre devant moi est le déploiement de mon désir. Pourtant, le temps cache un autre visage sous celui qui se révèle dans la décision projective. En effet le projet, s’il invente mon futur, s’inscrit « dans » un futur qui, en bonne part, va s’imposer à moi-même et que je ne saurais maîtriser (ne serait-ce que par la prévision). Il y a du « futur » (que je cherche à anticiper) dans toutes les de ne pas égarer ma réflexion dans les brumes de la « Différence » chère à cet auteur. 5 Une vie sans aucun projet constitue un terreau particulièrement favorable à l’apparition de certaines pathologies cérébrales de la mémoire, que la passivité de nos modes de vie contemporains favorise grandement. 28
manifestations du vivant, même les plus triviales et banales. Cette dimension déborde tous les modes de ma conscience et paraît leur être ouverte comme une pente inévitable, une perspective incontournable, irréductible à ma seule puissance de me projeter. Il y aurait là ce que Ricoeur, dans Philosophie de la volonté, nomme une « situation fondamentale », qui s’impose à tout existant et à laquelle il lui faut nécessairement consentir. Cet horizon du futur comme condition de toute activité psychique me renvoie l’image d’un « destin temporel » : il semble bien qu’il y ait là une passivité fondamentale de toute conscience « futurante ». Cet horizon est finalement mortel : c’est ce visage-là du temps qu’Héraclite désignait déjà comme l’invincible cruauté du devenir destructeur. Ainsi l’homme dionysiaque, qui considère ce visage en toute lucidité, peut s’abandonner au nihilisme et à la philosophie du Silène. Mais ce même visage du temps, pétrifiant comme celui de la Gorgone à force de dévaler dans l’abîme destructeur, est recouvert du masque de tous mes projets et de ma puissance d’œuvrer résolument, à tel point que je défie ce dévalement comme Prométhée défiait les dieux et que c’est le projet qui m’apparaît comme la véritable étoffe du temps. Le sentiment du tragique affleure à la limite du masque et du visage effrayant, du déval et de l’ascension – en cela Sisyphe, qu’il faut « imaginer heureux », serait bien un grand tragique - ; il apparaît là où l’un et l’autre s’excluent radicalement et où pourtant l’un paraît impossible (inconsistant et inintelligible) sans l’autre. Le temps apparaît ici comme figure parfaite de la contrariété insurmontable. Mon action signe l’accord fragile entre le possible projeté, qui lui donne son orientation, et le possible prévu (tant bien que mal) qui lui donne ses conditions (qui ne sont jamais des causes). D’un côté s’affirme la liberté d’un
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pouvoir-me-faire (manifeste dans la décision), de l’autre s’impose la finitude d’un pouvoir limité par « mon corps » - le « cheval rétif » de mon attelage psychique - au milieu des autres corps. A l’orée du bois sombre de cette finitude, sur le chemin risqué de l’œuvre, se tient le sentiment du tragique, tourné vers la lumière de la poièsis.
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3.
Tragique et liberté
Il y a, nous dit Jaspers, un sentiment de « liberté » dans la conscience de ce « bond premier » (Ursprung) qu’est la décision (ce qu’Aristote nommait prohairesis). Qu’est-ce que la décision, sinon la mise en acte ou mise en œuvre du vouloir ? Et qu’est-ce que le vouloir sinon l’expression ou la manifestation du désir ? Les motifs ou raisons d’agir ne sont pas les causes du vouloir ou du désir, ils n’en sont seulement tout au plus que les conditions ; mais bien souvent ils ne sont même que les produits de ce vouloir sur lesquels celui-ci vient s’étayer à mesure qu’il se déploie jusqu’à la décision. La « liberté » n’est rien d’autre que cette spontanéité du vouloir par laquelle se manifeste une puissance qui paraît « inconditionnée ». Bien sûr, puisque dans la décision le vouloir se manifeste, se met en œuvre dans le monde phénoménal, cette mise en œuvre n’est pas sans conditions, ni même détachée de tout enchaînement causal en tant qu’elle trouve dans le monde matériel les moyens de son accomplissement tels que nous les percevons. Mais aucune des conditions de cet accomplissement, pas plus qu’aucun motif ou raison donné à la décision prise, ne saurait rendre compte de celle-ci : c’est en cela qu’elle peut être dite « libre » ou « inconditionnée ». Cela ne signifie pas que la liberté est la simple « indépendance » à l’égard de toute condition. L’indépendance (nondépendance) n’est qu’une condition de la liberté, elle ne saurait en être la raison déterminante. L’indépendance est une notion toute négative : elle signifie ne pas être aliéné à un système de causalité (social, économique, idéologique, politique) qui imposerait la décision (laquelle n’en serait plus vraiment une). Il n’y a en elle rien de la pleine 31
affirmation spontanée du vouloir qui décide. C’est en fait toute la problématique de l’opposition entre liberté et nécessité qu’il faut remettre en question. Cette opposition n’est pas le cadre qui convient pour s’interroger, car chacun de ses deux termes relève d’un point de vue différent qui les rend irréductibles l’un à l’autre. Lorsque la décision se déploie dans sa mise en acte, le coup est parti : la nécessité régnera dans l’enchaînement phénoménal du monde objectif en lequel s’effectue pour nous le déploiement. Mais l’impulsion par laquelle le coup est parti, elle, ne rentre pas dans cet enchaînement, elle est sans garantie (contrairement à la simple indépendance), sans accord préalable ; absolument risquée, elle m’engage là où aucun savoir ne peut me prémunir. Qui plus est, cette liberté de la résolution n’est qu’une possibilité ; je n’y suis nullement « condamné », contrairement à ce que Sartre affirme : je peux me résoudre (m’abandonner) à l’inauthenticité, laquelle est pseudo-résolution. Je n’ai dans la décision d’autre assurance que moi-même comme embarqué en elle, dans un pari qui n’a rien de pascalien car le « raisonnable » ne peut être là qu’un baume pour calmer notre inquiétude. C’est le tragique qui se fait jour dans cette absence totale de couverture de la décision, dans cette exposition totale où notre être-jeté-au-monde devient notre problème, ce pouvoir-être-soi que nous ne saurions esquiver ; et la seule certitude, la nécessité absolue, n’étant rien d’autre que notre finitude, alors la tension tragique se révèle pleinement dans le hiatus qui s’instaure entre cette nécessité insensée et notre pouvoirêtre-soi qui donne sens dans la décision. Cette tension se double même d’un affect d’angoisse dans la possibilité omniprésente de manquer l’être-soi et de dériver dans l’indécision ou la pseudo-décision. Je souligne ici que je parle de volonté libre et de désir sans négliger qu’à l’impulsion qui met en œuvre la
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décision participe aussi la « pulsion », la poussée qui, venue des profondeurs du soma, du corps vivant, échappe à toute conscience. C’est là la part de « nécessité » qui appartient à la libre décision ; il y a là cette source cachée, ce versant obscur de ma décision manifeste que celle-ci réinterprète et retraduit dans son propre langage. Ainsi se révèle en quoi la libre décision est toujours une dynamique, un combat engagé contre des forces contraires qui « inclinent » jusqu’à pouvoir « nécessiter ». Le vouloir qui exprime le désir cherche à s’étayer sur des raisons éclairant des fins, même si cet éclairement ne supprime en rien ce que le devenir existentiel a d’inaccessible à toute intellection. Cet étayage porte seulement, d’une part, sur la connaissance des lois réglant la nécessité naturelle, d’autre part, sur les règles par lesquelles le vouloir peut s’imposer à lui-même certaines formes et certaines limites de son pouvoir de décision. Mais la connaissance des lois de la nécessité empirique ne peut que constituer certains garde-fous ; elle ne saurait déterminer la décision. Quant aux règles normatives, elles ne suffisent pas à dicter au vouloir ses fins, car celui-ci exige pour sa mise en œuvre une puissance bien plus fine, subtile, critique, qui puisse le servir in situ : Aristote nommait cette puissance phronesis, la prudence, véritable intelligence de l’existant en situation (donc en devenir). Il y a dans ce vouloir prudent singulier une mise en lumière, un discernement de ce qui est approprié à l’être-soi qui décide, non pas à partir d’un calcul raisonné des préalables et des conséquences, mais dans le sentiment décisif du « me voilà ainsi, tel que je me fais ici et maintenant ! », irréductible à tout raisonnement strictement logique comme à tout impératif catégorique de la raison pratique. Je ne suis ici lesté par aucune « substantialité » qui serait une garantie de ma personne : la mise en jeu est incessante
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et rien ne peut m’en préserver. Face à l’imminence toujours possible de ma fin, il y a là une terrible exposition, non point celle du roseau exposé à tous les vents, non point celle du personnage public exposé à tous les regards, mais une exposition à cette « nécessité interne », que je me donne à moi-même, à savoir de ne pas me dérober à l’enjeu de chaque décision, et au contraire d’en revendiquer la charge, la densité présente : celle-ci peut contribuer à la continuité d’une « mémoire » de moimême, tout comme elle peut aussi bien la désintégrer. C’est une fidélité à moi-même qui se joue là, dans le flux d’un jamais-acquis dont ma finitude est la pointe extrême : ce jeu est tragique et toute ma joie tragique se tient dans l’amour du destin que je me donne6. Pour cela, je ne puis qu’œuvrer (schaffen), car l’œuvre est ce don : « Nur im Schaffen gibt es Wahrheit », il n’y a de vérité que dans la création7, dit Nietzsche. Ainsi l’œuvre est-elle l’empreinte du tragique. Je reviendrai dans la conclusion de cette étude sur ce lieu natif du tragique qu’est notre temporalité.
6 Il ne faut pas dire avec Jaspers que la pleine liberté se découvre dans une “transcendance », au sens d’un appel vers cet « autre » (« Autre ») par lequel « je suis donné à moi-même » (Philosophie, II, 265), car alors c’est une remise à l’abri qui s’opère sous le couvert du Créateur. 7 On lira avec passion La métamorphose des dieux (NRF, 1957), où André Malraux distingue le « sacré » oriental et le « divin » exprimé dans l’art grec. Ce divin « naît de la forme sculptée » par l’artiste ; il établit cette joyeuse parenté entre l’homme et le dieu qui n’est pas de l’ordre de la ressemblance ou de l’identité (le dieu reste « l’autre ») mais qui passe par la statue comme création et s’y rassemble tout entière. Le dieu est muse et l’homme est l’inspiré : son œuvre marque le temps, signe la temporalité du geste artistique ou poétique qui fait du créateur in fine le seul « dieu ». 34
A la recherche du « tragique » (lectures)
Je m’efforcerai maintenant d’éclairer mon sentiment du tragique à travers plusieurs lectures dont aucune d’entre elles, il me faut bien l’avouer, ne m’a offert une approche satisfaisante sur ce sentiment8. D’abord celle d’Héraclite, dont les fragments constituent, me semble-t-il, la première fenêtre ouverte sur la vision tragique ; puis celle de Nietzsche, dont la sensibilité tragique se fraye un passage entre dionysiaque et apollinien dans une multitude de textes, bien au-delà de La naissance de la tragédie ; ensuite celle de philosophies dites « existentialistes » telles que celles de Heidegger et de Jaspers ; puis viendra un rapide éclairage sur un certain regard de Jacques Lacan ; ensuite une réflexion sur la philosophie d’un contemporain, Clément Rosset, dont le premier ouvrage a revendiqué très clairement le terme « tragique ». Enfin, 8 Il manque ici assurément une lecture attentive de ce « tragique » que Léon Chestov a interrogé principalement à partir des auteurs russes (Dostoïevski, Tolstoï) ; voir La philosophie de la tragédie, Dostoïevski et Nietzsche (1901) : il serait particulièrement intéressant d’examiner ce que le renoncement de Dostoïevski à l’humanitarisme de la raison et de la conscience morale signifie de « tragique » chez cet auteur. Mais si Raskolnikov (Crime et châtiment) ne parvient pas à se repentir de son crime (« peut-être, une erreur »), s’il « fuit, écrasé on ne sait pourquoi » , dit Chestov, il cherche pourtant à justifier son malheur, ce qu’il ne parvient à faire que dans la lecture de la résurrection de Lazare dans l’Évangile, c’est-à-dire par le recours à l’idée suprême de l’immortalité de l’âme. N’est-ce donc pas la finitude qui fait son seul tourment ? Seul son christianisme peut l’en délivrer, et en cela il semble qu’il n’accède pas davantage au sentiment du tragique que Miguel de Unamuno. 35
après avoir brièvement introduit le sentiment du tragique dans la problématique de l’intentionnalité à partir de Husserl, j’évoquerai le tragique sous le regard de la foi avec Miguel de Unamuno9. En chacune de ces lectures, c’est la problématique du temps comme ce qui nous affecte10 qui guide notre interrogation : qu’est-ce donc que le temps nous dit de notre dasein, seul point d’ancrage du mot « être » ? En quoi le temps est-il décisif pour notre entente du mot « exister » ? C’est tout le sens de notre méditation autour du tragique : notre regard affecté par le strabisme du temps, cette torsion de notre existence entre désir et finitude, entre la dynamique du sens et la passivité extatique devant l’insensé, entre la création et la facticité11.
9 A la lecture de Chestov (Kierkegaard et la philosophie existentielle (1936), on s’interrogera également : y a-t-il un sentiment du tragique chez Kierkegaard, pour lequel « foi » et « rédemption » demeurent les mots-clés ? 10 La « pure affection de soi », dit Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique. 11 L’emploi du mot « factivité » (néologisme) est préférable à celui de « facticité » qui reste trop connoté à l’artificiel, au feint, au « factice » : il faut désigner par là le « fait d’être » dans sa parfaite contingence. 36
1.
Y a-t-il une philosophie antique tragique ?
A cette question, certains auraient sans doute attendu la réponse du côté de Lucrèce, considéré souvent comme un poète et philosophe tragique. Outre le fait que de bonnes études ont déjà été faites sur cet auteur12, je n’ai vu pour ma part dans le De natura rerum, qu’une longue élégie où le dégoût et la lassitude de vivre génèrent une perpétuelle angoisse, qui ne peut se surmonter que passagèrement par une sorte d’« amour intellectuel » de la Nature, d’une allure assez spinoziste : « J'ai voulu par mon chant séduire ton esprit, Le temps qu'il ait compris le seul remède utile : Connaître entièrement la nature des choses ». Le tragique que je propose ici n’est ni lamentation ni désespoir et ne peut en tous cas se réfugier vers une solution « intellectualiste ». En choisissant de me pencher sur Héraclite, qui propose lui aussi la connaissance salvatrice du logos universel, je ne suis pas sûr d’avoir vraiment éviter cet écueil propre à la philosophie : croire que la connaissance peut nous permettre de surmonter ce sentiment. Toute réflexion sur le tragique est assurément toujours trop abstraite car, comme le dit Kierkegaard, « un semblable penseur abstrait est un être ambigu, un être fantastique qui vit dans l’être pur de l’abstraction (…) et quand on lit dans ses écrits que penser et être sont une même chose, on se dit, en voyant sa vie, que cette existence qui est identique à la pensée, ce n’est pas précisément être homme. » Or le tragique est 12 L’une de celles-ci est récente : André Comte-Sponville, Le miel et l’absinthe, poésie et philosophie chez Lucrèce, Paris, 2008. 37
exclusivement existentiel. Mais dire cela, c’est encore penser, encore philosopher. Je ferai donc contre mauvaise fortune bon cœur en payant mon tribut à la « rationalisation », et ce d’autant plus sans regret que c’est justement dans l’effort pour rendre signifiant que le tragique s’ouvre à nous, face à l’absurdité de ce-qui-est.
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Etude sur Héraclite
(Nous utilisons ici la numérotation B des fragments selon Diels-Kranz (DK))
Si l’on en croit Nietzsche13, « la philosophie est dangereuse lorsqu’elle n’est pas en pleine possession de ses droits » et qu’elle se cache ou se retire de la Cité et de sa « culture ». Mais la philosophie a-t-elle jamais été « légitimée » ? Peut-être chez les grecs, à partir du VIème siècle avant J.C. Si tel est le cas, il faut dire avec Nietzsche que « si nous interprétions correctement l’ensemble de la vie du peuple grec, nous ne trouverions que le reflet de cette image qui, émanant de ses plus hauts génies, rayonne en couleurs plus brillantes » et que « d’autres peuples ont des saints, les grecs ont des sages ». Cela signifie que les philosophes grecs ont été les fleurons, les plus hautes manifestations de la culture grecque et que c’est donc bien « dans le bonheur, en pleine force de l’âge, forte (d’une) bouillonnante allégresse, d’une vigoureuse et victorieuse maturité virile » que la philosophie grecque a prospéré. Et pourtant Nietzsche parle bien de la « grandiose solitude » de ces hauts personnages de l’esprit qui se succèdent à partir de Thalès, puisqu’il n’existait alors aucune classe ou corporation des philosophes et qu’il fallait à chacun d’eux « l’énergie de trouver sa forme propre ». C’est peut-être que la culture grecque jouissait alors de la puissance de se régénérer, de se remettre ellemême en question à travers chacun de ces génies, solitaire en cela qu’il inventait sa propre voie, et pourtant reconnu par la Cité comme « une étoile de première grandeur dans 13 La philosophie à l’époque de la tragédie des Grecs, 1. 39
le système solaire de la civilisation ». Privilège extraordinaire qui ne s’est sans doute jamais renouvelé dans l’histoire occidentale. Paradoxe pour nous aujourd’hui que ce « philosophe-roi » solitaire et admiré à la fois. S’il en est ainsi, la question est posée : y a-t-il eu un philosophe tragique dans l’antiquité grecque avant Socrate ? Avant Socrate bien sûr, ou plus précisément avant le Platon « socratique » de la maturité (car on peut s’interroger sur le Platon des dialogues aporétiques), car le tragique ne saurait s’accommoder de cet optimisme dialectique, de la foi en la raison argumentative, qui règne dans les derniers dialogues. Si l’on fait du philosophe grec présocratique un simple fleuron de la pensée collective de la Cité grecque – ce que, en tant que personnage original, il n’est pas -, alors la réponse à la question sera négative, car le philosophe tragique se démarque nécessairement de la pensée « ambiante » ou traditionnelle. La « grandiose solitude » de ce philosophe serait donc une forte présomption en faveur de la naissance d’un « type » tragique au cours des deux siècles précités. Une autre manière de dégager un tel type serait de suivre la voie tracée par l’interprétation que Marcel Conche donne d’Héraclite14 en voyant en lui l’individu isolé qui, dans son isolement même, découvre la voix du logos universel (qui est donc aussi bien celui qui régit telle Cité que telle autre). Hélas, « l’universel », Hegel le savait fort bien, prétend toujours engloutir dans sa lumière de cave toutes les différences singulières, résoudre dans sa toutepuissante dialectique toutes les tensions qui traversent la pensée, c’est-à-dire la vie et, qui plus est, l’existence humaine. On peut donc se demander si un tel héraut de la « vérité universelle » peut encore être un tragique.
14 Héraclite, Fragments, Paris 1986. 40
Avant Héraclite : Thalès et Anaximandre Thalès15 de Milet (première moitié du VIème siècle avant J.C.), qui ne nous a laissé aucun écrit, est le premier philosophe grec qui se dégage de la personnification (humaine ou divine) et accède au concept abstrait dans l’intuition métaphysique du « tout est un », mais qui, en sa qualité de mathématicien physicien, transpose cette formule dans la métaphore physique du « tout est eau ». Il donne ainsi au mystère l’apparence empirique, alors même qu’il prétend à la connaissance de l’essence de toutes choses, du « fondement » (arche) indiscernable par l’esprit commun. Il fait résonner dans une pseudo-réalité phénoménale toute l’harmonie de l’univers, dont il se veut le reflet en sa qualité de « sage » (sapiens). Thalès peut être considéré comme le philosophe qui nous fait pressentir le tragique en cela qu’il donne à l’unité inintelligible, au fond (ou principe) insondable, la figure d’une signification empirique, écartelant ainsi la parole (logos) entre sa propre finitude et l’infini du sens. Face à l’infinité du sens possible (qui n’est que la face apparente du non-sens radical), il ressent sa finitude et l’exprime métaphoriquement dans un pseudo-concept empirique susceptible (illusoirement) d’initialiser une chaîne de significations dans la temporalité d’une création ou invention de sens. Anaximandre, son contemporain de Milet, sans doute le premier auteur en prose, n’est pas un philosophe tragique, bien qu’il ait peut-être effleuré cette intuition. Son affirmation majeure est étonnante : seul le vide indifférencié peut être principe de toutes choses. Il y a là le 15 Pour Thalès, comme pour Anaximandre, nous avons trop peu de sources pour apprécier valablement ce qu’ils ont voulu nous signifier. Toute interprétation de leur parole peut être en cela considérée comme abusive. 41
paralogisme absolu : Être = Néant. Cela présuppose que « ce qui est vraiment » c’est l’éternel en repos et sans forme. Puisque toute qualité déterminée d’un étant le conduit à sa disparition, Anaximandre renverse abusivement la proposition en disant que l’éternel ne peut être éternellement que s’il est le sans-essence : il est cequi-est, sans autre détermination et parce que sans détermination. Il le nomme « l’Indéfini », ce qui ne fait que montrer l’impossibilité de définir ce principe absolu16. Mais la question reste posée : pourquoi vouloir ainsi garantir le devenir des choses périssables en lui donnant un éternel principe (fondement et commencement) ? Cette question se redouble ainsi : comment ce qui est éternel, donc hors de l’emprise du temps, pourrait-il être un (éternel) commencement dans le temps ? Seul ce qui est périssable est pensable (déterminable) et le principe d’Anaximandre est l’impensable car sans essence. La pensée paraît donc porter en elle une malédiction, celle de ne pouvoir rien dire du principe absolu, malédiction donc elle se venge chez Anaximandre en la projetant sur le devenir des choses déterminées : on parle alors avec lui de « faute » à « expier » dans le devenir. Mais pourquoi vouloir « justifier » l’être en devenir et ouvrir ainsi la porte à cette malédiction jetée sur lui du fait de l’impossibilité de penser le principe absolu ? La pluralité des étants est apparue à Anaximandre comme en contradiction avec l’unité (unicité) du principe. Cette contradiction lui est insupportable et il pense la résoudre par une morale de la faute qui pèserait sur l’existence. Il y a là une illusion féroce : il n’y a pas de royaume de l’Etre éternel absolu, donc pas d’« exil » hors de ce royaume. Il 16 Comme le dit fort bien Albert Rivaud, « l’Indéfini » est un autre nom pour le chaos, à savoir ce qui n’est pas un monde (cosmos) : Le problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste (1906), § 64. 42
n’y a pas « l’éternité » puis sa déchéance dans « le temps » : nous sommes temps, une seule fois pour toutes. Anaximandre aperçoit bien la contradiction être/devenir comme non-sens absolu – en cela il met la main sur la première face du tragique – mais il s’y englue, s’y immerge jusqu’à s’y noyer, en voulant la résoudre, la dépasser - ce qu’il tente de faire par la « faute » - ; il ne sait pas accéder à la seconde face du tragique, à savoir la joie toute philosophique d’avoir posé ce non-sens indépassable et le bonheur d’effectuer une lecture à rebours : c’est l’être éternel et immuable qui est une malédiction, une déchéance du devenir, seule perfection d’une existence qui crée, invente le sens dans l’altération et l’altérité. Héraclite : le devenir et son logos Héraclite d’Ephèse, né au moment où Milet et Anaximandre disparaissent, est celui qui glorifie cette seconde face : il renverse Anaximandre et il pourrait bien être le premier véritable penseur tragique17. Il n’y a pas pour Héraclite deux mondes distincts, l’un physique, l’autre métaphysique, mais un seul, qui n’est pas celui de l’être éternel et immuable, mais celui du devenir de toutes les choses périssables, sous la loi du flux et du reflux, de la naissance et de la mort, d’une altération incessante. Il a l’intuition du « mouvant » comme seule réalité, que notre pensée conceptuelle cherche désespérément à saisir en le figeant dans des concepts ou des notions mathématiques. « Toute chose, en tout temps, recèle en elle-même son contraire » : il n’y a pas dans cette phrase un pêché contre le principe de contradiction 17 C’est là une hypothèse largement redevable à Nietzsche qui est loin d’être validée (voir la Note à la fin de cet article). 43
logique18 mais une intuition de ce que Kant nommera (voir Introduction du concept de grandeur négative) une « opposition réelle », interne à tout système, par laquelle il trouve son équilibre dynamique momentané. Cela signifie que tout ce qui « est » n’a de consistance que dans cette activité incessante de forces internes qui sont des « négatifs » réciproques, mesurant leurs puissances relatives. Le temps n’est rien de plus que le passage d’un équilibre à un autre sans rupture ou discontinuité, dans une perpétuelle destruction de l’un par l’autre (Chronos dévore ses propres enfants). Ainsi « tout coule » (panta rhei) : « être » c’est se modifier, s’altérer de par l’effectivité de ces forces qui s’opposent, sans jamais aucune halte sinon illusoire (pour notre entendement et/ou pour nos sens). Il y a là la première dimension de l’intuition du tragique : tout est embarqué dans le devenir comme lutte continuelle entre les forces opposées sans que le conflit puisse être résolu dans un état stable qui soit un but final en lequel ce devenir trouverait un accomplissement. C’est là le nonsens sans fond, ce qu’Héraclite nomme la « justice » (Dikè) éternellement régnante : ce n’est pas « le châtiment de ce qui est devenu », il n’y a pas là comme pour Anaximandre une « expiation », une « culpabilité », une « condamnation », mais seulement une pleine nécessité dont il n’est pas possible de dégager un principe ou fondement absolu autre que sa propre manifestation : cela est, et il est « juste » qu’il en soit ainsi parce que cela est. Non-sens absolu du point de vue de notre entendement et de sa « causalité » tyrannique. Schopenhauer a sans doute été victime de cette tyrannie en tirant d’Héraclite une leçon « pessimiste », celle d’un vouloir-vivre qui s’abîmerait dans les affres de sa propre consumation. Au 18 Contrairement à l’interprétation hâtive d’Aristote (Métaphysique Γ III, 1005 b23). Il s’agit là d’une enantiodromie (terme pourtant péripatéticien) ou génération par les contraires. 44
nom de quoi aurions-nous à désespérer du devenir, si ce n’est au nom d’une chimère, de ce qui ne peut pas être et que nous appelons « l’être immuable, en repos, inaltérable » ? Le pessimisme n’a rien de tragique, car pour le tragique la lutte (Eris) est toujours bonne car fructifiante : peu lui importe que les fruits deviennent toujours surs s’ils ne sont consommés ! Précisément, entrons dans la lutte à travers toute forme de création et savourons ses fruits ! Puisque le principe ou fondement absolu s’est dérobé, tous les sens possibles sont ouverts : il nous suffit de les mettre en œuvre dans ce devenir incessant qui ouvre tous les champs possibles de l’altération. Ainsi se découvre l’autre visage du tragique : tout peut advenir, c’est là la nécessité, faisons-le donc advenir et la « justice » retiendra toujours « le meilleur » (optime). Il y a là une sorte d’optimisme qui n’a rien du rêve d’un idéal (un « monde meilleur ») mais tout d’une joyeuse lucidité : ce qui est est le meilleur, et ce non pas en vertu d’une « harmonie préétablie » par une sagesse suprême transcendante, mais en vertu des forces mises en présence dans ce devenir désirant qui règne en nous et autour de nous. Il n’est pas sûr qu’Héraclite ait accédé à cet optimisme tragique, mais il nous a en quelque façon ouvert la voie vers lui. Héraclite se serait-il renié dans certains des fragments qui nous sont parvenus ou est-ce nous qui croyons percevoir des contradictions là où il n’y en a pas ? Il a dit « l’un c’est le multiple » mais lui aussi semble être devenu physicien pour baptiser « feu » le principe absolu et nous parler de vapeurs, d’eau et de terre, en déclinant ainsi toutes les figures de la matière, de la plus subtile à la plus grossière, afin de nous donner des repères dans le flux continuel du devenir ; et redoutant de tomber dans le gouffre de l’Indéfini d’Anaximandre, il a voulu faire de ces figures des essences génétiques (par condensation et
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dilatation) originelles, en faisant du devenir un double mouvement : d’ascension vers le feu pur originel où tout l’univers se consume jusqu’à « satiété » (satisfaction de son besoin de réduction à l’essentiel) puis de déclin, de redescente vers la multiplicité où règne la démesure (hybris)19. C’est ainsi du moins qu’on l’entend le plus fréquemment : « la satiété engendre la démesure », dit Théognis, qui revient à son tour vers la réduction essentielle. Est-ce pour cela qu’Héraclite se mit à « larmoyer » sur le processus universel où la culpabilité du devenant semblait retrouver une sorte de châtiment en se résorbant dans l’élément qui l’avait engendré ? Anaximandre l’avait-il repris dans ses filets ? « L’Indéfini » avait-il simplement trouvé un nom d’emprunt, celui du « Feu » ? Mais Héraclite a trouvé la grande intuition qui semble l’avoir préservé de s’abîmer dans ce pessimisme moral que Schopenhauer n’a pas su éviter. Comment cela fût-il possible ?20 Tel serait l’éclair de la pensée héraclitéenne : l’état de satiété de ce monde réduit à l’essentiel est celui de l’artiste qui, dans l’œuvre accomplie, a le sentiment fugace d’avoir apaisé son désir de création : il s’est repu de celleci, il s’est consumé à la flamme de ce désir et il atteint ainsi l’état nirvanesque, la douce ataraxie de celui qui a enfanté. « Enfanter » veut dire à la fois « faire un enfant » et « faire l’enfant », c’est-à-dire à la fois créer et jouer comme un enfant, car l’artiste est un enfant. C’est bien en effet d’enfant que nous parle Héraclite : le principe, le 19 A propos de cette démesure, se pose une autre question : si la nature est toujours la bonne lutte (eris) qui produit l’accord unissant les contraires, comment se fait-il que l’homme introduise la démesure, l’excès ? Serait-il donc hors nature, « un empire dans un empire » ? Ne serait-ce pas plutôt que l’équilibre naturel est plus souvent un idéal rêvé qu’une réalité ? 20 Je suivrai ici Nietzsche dans sa réflexion (La philosophie à l’époque tragique des Grecs, 7). 46
Feu, « joue aux dés » comme un enfant qui s’enivre de jeu, s’en repaît jusqu’à l’illusion d’avoir totalement réduit le monde à son pouvoir d’imaginer. Voilà comment l’innocence de l’enfant déleste le devenir de son poids de culpabilité. Désir d’éternité que celui de vouloir enfanter dans la beauté (voir le Banquet de Platon) d’une œuvre d’art comme d’un monde imaginaire. Et cette « éternité » ce n’est rien d’autre que le sentiment passager que, dans l’œuvre, le temps s’est arrêté un instant, l’illusion d’une halte. Mais voilà le Feu-artiste reparti pour se construire, pour s’inventer un univers, pour s’épancher dans son désir, et la flamme qui le dévore reprend vigueur jusqu’à la nouvelle œuvre qui elle-même se consume pour laisser place à une autre au fur et à mesure qu’elle s’accomplit. Ainsi va l’univers en son principe, comme un artiste qui se consume en son œuvre, aussi innocent que l’enfant qui joue au jeu du paraître/disparaître, construire/détruire, ordonner/désordonner, etc. Il fallait, selon le mot de Nietzsche, cette « vision esthétique » où il accueille le monde dans son devenir sans autre but que le plaisir tout innocent de se faire et défaire, pour qu’Héraclite retrouve le chemin du tragique que bordent les écueils du nihilisme et du ressentiment, de la culpabilité et de la vengeance. Le non-sens du devenir est devenu son innocence, son malheur est devenu sa joie21. 21 Je ne suivrai pas Nietzsche dans certains fragments posthumes (par exemple, FP 26 (67) 1884, FP 7 (4) 1886-1887) où il paraît voir au contraire chez Héraclite une vision morale. En effet la régularité du devenir selon la loi de la « contrariété qui s’accorde » n’implique nullement une telle vision pour un univers où il n’y a que « justice » et jamais injustice, où « le mal » n’a aucune effectivité. L’innocence du devenir que proclame Héraclite ne peut faire bon ménage avec la morale. Il y a chez Héraclite une sublimation triomphante du perpétuel changement, de la sempiternelle variation de tout ce qui est selon la nature ; cette sublimation ne peut s’accommoder de la « faute ». 47
Une question demeure toutefois : faut-il donc nécessairement ce regard planant du haut de l’universel pour enfin trouver cette libération, cette joie insensée du sens sans fondement ? Est-il donc impossible d’en découvrir le chemin à hauteur d’homme, de l’individu singulier dans son expérience de vie originale ? Nietzsche a sanctifié ce point de vue universel, totalisant, comme l’eut fait un Spinoza pour lequel les « modes » ne faisaient que décliner la « substance unique ». Marcel Conche est parfaitement clair à ce sujet22 : il n’y a de logos ou discours vrai qu’universel (commentaire du fragment 2) et tout discours entaché de singularité (essentiellement par le désir multiforme) est nécessairement faux. En partant d’un tel axiome, on peut légitimement se demander si le seul Discours vrai n’est pas celui de la matière et de ses lois physico-chimiques, seule partie « commune » qui s’impose à tous les êtres naturels, pardelà toute singularité. Pourtant on remarque que, si le Feu est l’élément principiel pour Héraclite, c’est parce qu’il est le plus subtil ou « pur », autrement dit le plus immatériel (et en cela Héraclite n’aurait pas contredit Aristote lorsque celui-ci dit que la matière ne saurait être principe). Il est l’élément infiniment mobile, plastique, protéiforme, qui se propage, s’éteint puis se ranime, le symbole même de la naissance et de la mort de toutes choses. Si le Feu est « l’Un » en tant que principe, c’est encore parce qu’il est ce en quoi se rejoignent in concreto un corps sensible, visible dans la nature, et une « âme » comme principe de mouvement par elle-même, principe de vie : en cela il est à la fois cause ou fondement et réalité empirique archétypale de tout ce qui vit : il est le logos de l’univers (Kosmos), l’Un vivant23. Or cet « Un » est aussi bien l’univers tout 22 Voir ci-après Note à propos d’un commentaire… 23 On peut penser qu’il y a là une sorte de préfiguration lointaine du Deus sive natura de Spinoza. Robin n’hésite pas à parler d’un 48
entier que l’individu singulier, à savoir ce qui se suffit à soi-même dans son devenir. On voit à quel point nous sommes ici très loin d’une détermination physiciste du principe mais aussi d’une vision nécessairement totalisante. Héraclite paraît ne jamais avoir emprunté la voie d’un « matérialisme » pour lequel le monde matériel serait l’unique réalité développée selon les lois du mouvement. Il paraît plutôt avoir suivi celle d’un panthéisme où le principe actif en toute chose est « divin » car possédant la « raison » (gnome)24 capable d’instaurer un logos. Ce divin il le nomme « le Feu ». Ce Feu « brûle », c’est-à-dire se développe à mesure qu’il détruit, génération et corruption tout à la fois ; il est ce logos brûlant en chaque unité individuelle vivante qui devient selon le jeu des forces contraires, il est l’activité d’une « âme », d’un « souffle chaud » qui gouverne toute unité organique. Le « logos universel » paraît donc pouvoir être compris tout aussi bien du point de vue de chaque monade singulière, au sens où chacune suit le chemin de son propre ordre interne (cosmos) en vertu de la loi de l’équilibre en devenir des contraires. Les hommes, en général, le plus souvent, n’accordent pas aux choses une présence attentive, dégagée de leur affairement dans ses finalités pratiques25. Le philosophe et le poète sont capables de cette présence libre, ce qui ne signifie pas qu’ils s’abstraient de toute
« panthéisme » héraclitéen qu’il qualifie de « physique » (La pensée grecque, p.90). Il ne saurait pourtant être physique au sens de « matériel », puisque le Feu, principe du Tout est l’élément « le plus incorporel », comme le dit bien Robin lui-même (ibid.). 24 Fragment 78. 25 Voir le commentaire de M. Conche à propos des fragments 17 et 113. 49
expérience subjective singulière, car la pensée est désir26, désir de cette présence même et de la lumière qu’elle peut leur apporter. Cette expérience de la pensée s’accomplit sur le mode du « comprendre » chez le philosophe, comme éclaircissement du theorein : observer en vue de dégager une essence (eidos) ; elle s’accomplit sur le mode du « ressentir » chez le poète, comme é-vocation de l’affect ou de l’impression (aesthesis). Il ne s’agit nullement, ni chez l’un ni chez l’autre, de laisser la « chose en soi » se donner elle-même dans sa soi-disant « vérité universelle », car ce ne serait là que choséifier (projeter dans « le Monde ») une simple idée de cette vérité, en lui donnant la guise d’un simple être-immédiat-avec-toutes-choses. L’attention pensante aux choses s’enracine au contraire dans une présence singulière qui se revendique pleinement comme désir d’observation eidétique ou d’évocation affective, où l’enjeu demeure celui d’une manière d’êtreavec-soi-même d’un individu singulier : qu’on le veuille ou non, son être-au-monde est bien son être-au-monde, son être-à-ce-monde qui est le sien27. Il faut revenir au 26 En admettant que le philosophe cherche la « vérité universelle » ce qui serait surprenant pour un homme qui a fait du doute davantage qu’une « méthode » - n’est-ce pas un désir qui préside à cette recherche ? Qu’est-ce donc que ce philosophe « sans désir particulier », dont nous parle M. Conche (p.83) ? Si l’on entend seulement par « désir » l’appétit du gain ou des honneurs ou la luxure, l’affirmation est tenable, mais pas au-delà ; or il est bien d’autres désirs, comme autant d’autres modalités du grand « Désir » (voir notre texte intitulé Parcours de pensée et d’autres textes publiés), modalités qui ne sont pas serviles mais qui se suffisent à elles-mêmes, dans leur plénitude noble et joyeuse, et qui se rassemblent toutes sous le verbe « créer » (« enfanter dans la beauté », dit Diotime de Mantinée). 27 Il nous paraît d’autant plus surprenant que M. Conche, après avoir fait clairement d’Héraclite le penseur de l’universel par-delà toute subjectivité singulière, accorde aisément à celui-ci le qualificatif de « philosophe tragique » (voir ci-après Note supplémentaire, dernière note de bas de page), comme si le tragique tenait au seul point de vue de « l’universel ». 50
philosophe et au poète comme personnages dans leur singularité, engagés dans leur présence-au-monde, l’un sur le mode du theorein et l’autre sur celui de l’aesthesis, modes existentiels où ils ne sont nullement les simples miroirs d’un logos universel qui serait offert à leur bonne volonté ou disposition, mais où ils sont au contraire ceux qui se sont détachés des faux-savoirs de leurs collectivités d’appartenance (ce que M. Conche appelle les « vérités particulières ») afin de se retirer en eux-mêmes au point d’accéder à cette seule conviction : il n’y a pas de savoir universel28 (ou, s’il y en a un, il nous est inaccessible) mais seulement cet effort et cette ascèse de l’individu singulier vers sa pensée la meilleure29, celle qui lui offre sa puissance active optimale, celle – et c’est là que le principe héraclitéen peut prendre tout son sens et toutes sa valeur – de l’accord le plus haut des forces contraires qui œuvrent dans son désir. Ainsi M. Conche voit juste en confiant la philosophie à « l’individu pensant dans l’isolement », mais cela ne signifie pas que celui-ci renonce à sa « subjectivité » pour atteindre le « Discours du vrai »30 ; cela signifie qu’il se recueille dans son expérience de vie pour affirmer ce qui lui donne le pouvoir d’éclaircir toutes choses. Ce n’est que l’outil qu’emploie le philosophe, à savoir le concept, qui peut lui donner 28 Je suis donc là aux antipodes de l’affirmation de M. Conche dans son commentaire du fragment 70 : « (l’enfant pour devenir un homme) doit s’individualiser afin de rencontrer l’universel », phrase dont, à proprement parler, je ne comprends pas le sens. 29 C’est là, me semble-t-il, le sens le plus profond que l’on puisse donner au fragment 74 : « Il ne faut pas agir et parler comme les enfants de nos parents » ; ce qui implique, pour l’individu dont l’âme dialogue avec elle-même (comme le veut Platon), de trouver la forme de vérité qui est proprement la sienne (ce qui n’exclut pas pour autant toute possibilité de partage et de rencontre avec un autre pensant). 30 Comment pourrait-il être le porte-parole de ce « Discours vrai », s’il est, comme le dit fort bien M. Conche, celui qui « met en péril toute certitude » (p.61) ? 51
l’illusion de pouvoir prétendre à la « vérité universelle », illusion à partir de laquelle tout sentiment du tragique n’a plus lieu d’être. Le poète, lui, est à l’abri d’une telle prétention car sa parole, qui se veut mimer une impression émotionnelle, établit un point de jonction entre le corps et l’esprit qui nous recentre pleinement sur notre singularité et n’a de sens qu’en elle. Écoutons les platoniciens, lesquels ne lâchent jamais prise facilement : si « tout coule » (panta rhei), nous disent-ils, quid de l’essence ou nature de chaque chose, sans laquelle il ne paraît pas possible qu’il y ait le moindre logos, la moindre loi dans le devenir ? N’est-on pas dans l’obligation de reconnaître que quelque réalité ne flue pas, demeure invariable, si l’on ne veut pas que tout cela ne nous mène au chaos le plus total, à l’émiettement de tout ? Il faut tenter de mieux comprendre le double mouvement qui s’établit en chaque unité individuelle aussi bien que, si l’on en croit Héraclite, dans le tout de l’univers. D’une part, « le conflit est commun » (fragment 80), non pas simplement en ce sens qu’il est partout mais au sens fort où il crée toujours une communauté entre les opposants31, et qu’ainsi, bien que la contrariété soit le droit ou la règle (même fragment), de ce qui diffère naît le « bel ajustement » (fragment 8), ajustement par contre-tension « comme pour l’arc et la lyre » (fragment 51) : cela signifie que « ce qui s’oppose à soi s’accorde avec soi » (fragment 51) dans cette communauté en tension avec son 31 Puisque tout coule, tout est dynamis, il est plus juste de parler de « contraires » ou d’ « opposés » (Fragment 51) en tant que forces, plutôt que de simples « différents » (Fragment 8) qui seraient statiques, donc résistants au flux. Mais si l’opposition, en tant qu’elle crée une « communauté », n’est pas discordance erratique, l’effet de cette dynamique n’est pas pour autant une harmonie paisible mais plutôt un accord, un équilibre provisoire. 52
négatif32. Dans cette tension se tient l’accord de chaque tout, accomplie par le jeu des forces contraires, accord qui n’est pas leur simple résultante mais l’effectuation même de cette tension réciproque. En posant les deux grands mouvements universels d’ascension-consumation des choses vers l’élément pur igné33 et de retombée-expansion de l’igné vers les choses multiples (à travers les éléments eau et terre), Héraclite ne fait qu’élargir à la dimension d’un cycle universel à double phase l’application du principe de contrariété ou opposition interne à toute chose en devenir se développant vers sa propre fin. Robin a bien vu ce double mouvement : « l’évolution et l’involution, tout en s’opposant et se compensant, se prolongent l’une dans l’autre »34. Ainsi les mouvements contraires peuvent alterner dans une succession mais, encore plus profondément, se produire aussi dans une même unité dont ils établissent l’équilibre provisoire, en variation continuelle. Chaque unité individuelle constitue un tel système d’équilibre toujours évolutif. L’intuition tragique chez Héraclite On peut même s’interroger : y a-t-il vraiment là deux mouvements ? N’est-ce pas plutôt un seul et même mouvement, celui du devenir, à double face dans la mesure où chaque moment de progression (« vers le haut ») est en même temps un mouvement de retour en arrière (vers le bas), comme un cercle tournant sur luimême, dont chaque point serait lui-même un tel cercle ? Le fragment 60 le laisse entendre assez clairement : « une 32 Robin commente dans le même sens (La pensée grecque, p.90). 33 Cependant, si tous les contraires de tous les incessants conflits subsistent, si aucun ne triomphe seul définitivement, on comprend mal ce que peut bien être cet embrasement périodique dans lequel le Feu deviendrait seule réalité. 34 La pensée grecque, p.89. 53
seule et identique sont la route montante et la route descendante ». Ce serait, mieux encore, un cercle qui, luimême ainsi que chacun de ses points, tournerait inlassablement dans deux sens inverses parallèlement. Hélas, les représentations spatiales sont toujours ici d’autant plus inadéquates que ce mouvement à double sens n’est rien d’autre que le temps lui-même, où chaque instant d’un vivant est à la fois retour en arrière par la mémoire et pro-tension par le projet. C’est peut-être cette densité existentielle du temps dont Héraclite a eu le sentiment tragique à travers toutes ces métaphores équivoques, où physicisme et théosophie semblent se mêler. Quoi qu’il en soit, si l’on explore cette voie d’un mouvement unique à double sens, l’idée d’une fin périodique du monde (qui existait déjà chez Anaximandre) se trouble considérablement35, et l’on peut s’interroger : Héraclite n’a-t-il pas cédé à son orgueil de « prophète », là où l’image aurait dû rester symbolique ? A moins qu’il n’ait été influencé par la théosophie orphique qui vit sans doute le jour en Grèce peu avant sa naissance36. En disant que le chemin montant et le chemin descendant est le même, je pense que ce même philosophe qui a posé comme principe que « tout coule » et qui parle en termes dynamiques des conflits et des ajustements entre 35 On conçoit mal ce que serait cet « état de satiété » qu’atteindrait le monde consumé dans le Feu. Il ne peut être l’apaisement de tout désir donc de tout mouvement pour un monde qui est en perpétuel changement ; d’autant plus que ce monde consumé s’abîmerait ainsi dans le « Feu », c’est-à-dire dans cela même qui est principe de mouvement et de vie. Et comment un monde nouveau pourrait-il reprendre sa course à partir de cette halte dans l’inerte d’un monde détruit ? On peut raisonnablement attribuer ces énigmes à l’héritage d’Anaximandre, comme le fait Nietzsche, ou bien y voir l’ombre de l’orphisme. 36 Outre l’importance des « cycles », dans le mysticisme orphique l’idée de cathartique est centrale : on peut y voir une parenté avec celle de consumation dans le Feu principiel d’Héraclite. 54
forces contraires ou opposées, ne peut pas avoir voulu signifier une simple identité spatiale de la route comme lieu, mais bien le mouvement d’un parcours du devenant. Mettons de côté l’énigme d’un va-et-vient cosmologique (réduction-combustion vers le Feu puis renaissanceexpansion à partir du Feu). Il reste que ce même mouvement du parcours temporel propre à toute réalité qui devient, pourrait bien être à deux versants, à double sens (« vers le haut, vers le bas ») en cela que le devenant va vers sa destruction à mesure qu’il se développe et s’affirme37 : sa finitude et sa puissance active sont nécessairement corrélées, chacune des deux n’est que l’envers de l’autre : telle est l’unité tragique du « chemin »38. Les platoniciens se sont trompés sur le devenir héraclitéen. Dans le devenir il y a la loi interne de chaque devenant et de chaque ensemble de devenants ; dans le jeu il y a une nécessité : tout jeu, tout art a ses règles et qu’y at-il de plus sérieux qu’un enfant qui joue, qu’un artiste qui crée ? Puisque, entre les forces antagonistes, il y a création de communautés, de systèmes de corrélations électives, ceux-ci constituent autant de paramètres stabilisateurs ou régulateurs, en vertu desquels le devenir n’est pas 37 On notera que cette manière de comprendre ce « même chemin » s’accorde tout à fait avec le commentaire de Plutarque à propos du fragment 91 (« on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve ») : « une substance mortelle (…) en même temps (ama) se constitue et se défait, apparaît et disparaît ». Comme le dit fort bien M. Conche dans son commentaire du panta rhei : dans le devenir héraclitéen, nul besoin d’un « troisième terme », « chaque terme est en soi un processus », et nous ajouterons, puisque les contraires sont indissociables, « un processus à double sens ». 38 Bien sûr, même si le principe du jeu des forces contraires est applicable à tout ce qui se transforme d’une manière ou d’une autre, cette unité tragique du devenant temporel ne prend vraiment sens que pour un existant, et le sentiment du tragique n’a de sens que pour cet existant qui perçoit la tension des contraires, à savoir l’homme. 55
erratique ou anarchique comme le redoutait Platon. Tous ces systèmes de corrélations en devenir ce sont les « essences » ou natures, lesquelles ne sont pas seulement génériques mais peuvent aussi être singulières, c’est-à-dire propres à tel ou tel individu. Il y a bien des âmes, qui ont chacune leur puissance propre, et si l’on peut croire qu’Héraclite s’est voulu le penseur d’un principe universel, il n’a pas pour autant fait de la singularité une apparence ou une illusion mais bien ce qui, dans sa propre logique interne, pouvait affirmer une image symbolique de celle de la nature tout entière. Héraclite n’était-il pas le plus orgueilleux des philosophes et ne se voulait-il pas, conformément au précepte du dieu delphien, à la recherche de lui-même avant toute chose ? Quant à cet enfant qui joue (fragment 52) avec ces systèmes en tension régulée qui ont chacun leur propre nécessité interne, si Héraclite l’a parfois nommé « Feu » puis « Zeus », ouvrant la porte à un théisme universel ou panthéisme39, pour ma part, comme le fait le fragment 52, je le nommerai « temps »40, ce qui nous fait et défait, ce dont nous sommes tissés. C’est en lui que la contrariété trouve son élément, car il est cet antagonisme entre ce qui clôt, ce qui finit, et ce qui ouvre le cours, libère le flux de toutes choses. C’est un temps « destinal » : il destine l’homme à la fois à la fin et à la création.
39 Le fragment 50 nous invite à ce panthéisme où s’affirme la raison unique de toutes choses. Si panthéisme il y a, à la manière de Spinoza, comment le concilier avec la toute-puissance du devenir (laquelle n’a rien de spinoziste), sinon en nommant « Dieu » ce qui n’est que la dynamique constitutive interne à chaque chose ? 40 C’est d’ailleurs ce que dit explicitement Lucien de Samosate dans Les enchères des philosophes, 14. 56
Note supplémentaire Je pense qu’il y a dans le « tout coule » (panta rhei) d’Héraclite le ferment d’une pensée tragique, mais toutes les affirmations du penseur d’Éphèse (ou du moins l’explication qu’on peut en donner) ne s’accordent pas nécessairement avec une telle vision. Dans son commentaire du fragment 50, Marcel Conche41 dit en substance ce qui suit. Le discours vrai ou logos détient la sagesse à laquelle il faut que l’homme se conforme en convenant que « tout est un ». Le logos est celui de la nature qui recueille en elle la sagesse unique, celle de l’unité des contraires. L’homme doit dépasser les oppositions figées qu’il pose spontanément – bien/mal, juste/injuste, vie/mort – et les exclusions qu’il en tire concernant ce qui est négatif – le mal, l’injuste, etc. – et qu’il considère comme ne devant pas être ; il doit accéder à l’unité des contraires dans un devenir où tout est juste selon la nature. Il devient ainsi « sage » en tant que partie intégrante de l’ordre universel qu’il sanctifie. Ainsi, libérer en soi le logos, c’est se libérer d’une « subjectivité » indûment abstraite de l’ordre naturel. Pourtant, comme le dit ce même commentateur dans son explication du fragment 1, Héraclite pose une séparation entre la vérité du logos et l’être de ce sur quoi porte le logos, séparation à partir de laquelle on en arrive à dire que « le discours vrai est toujours le même, mais aucun « être » ne reste le même (…) (donc) Héraclite dissout toutes choses dans le devenir sauf la vérité, sauf l’affirmation de ce devenir universel ». Tout cela apparaît passablement confus, sauf à le lire en bon kantien, à savoir en faisant du logos le discours 41 Op.cit., pp. 23-28. 57
de notre entendement (ce qui ne serait pas légitime puisque le logos se veut chez Héraclite discours vrai propre à la nature elle-même) et en faisant de « l’être » la « chose en soi ». Ce serait là assurément une lecture totalement « hors sol » d’un philosophe qui vivait 500 ans avant l’ère chrétienne. Si l’on cherche à rester au plus près de la parole héraclitéenne et que l’on prend en compte le commentaire de M. Conche, on ne peut pas ne pas y voir une énorme difficulté. En effet, si le logos est celui de l’ordre naturel, comment concilier un tel « réalisme » du discours vrai avec la séparation (non-corrélation) qu’Héraclite semble bien poser « entre le Discours de la vérité, d’une part, et, d’autre part, la totalité des choses » ? Si cette séparation est en fait celle posée entre le logos comme affirmation éternelle (et éternellement vraie) du devenir universel et ce devenir lui-même, alors, puisqu’il n’y a rien de vrai qui ne soit en devenir, puisque toute vérité est celle du devenir, il y a là une antinomie manifeste : soit cette « affirmation » propre au discours vrai n’est rien d’autre que la manifestation même du devenir et alors il n’y a pas lieu d’établir la séparation, soit il y a une telle séparation42 et l’affirmation elle-même n’est plus un discours vrai car hors du devenir43. On ne peut se sortir d’embarras en suivant ce que dit M. Conche dans son commentaire du fragment 7244, à savoir que ce Discours vrai ou logos ne « gouverne » pas le monde mais ne fait que le « décrire », le « dévoiler » tel qu’il est « en soi ». Affirmer que ce Discours « ne fait que dire ce qui est déjà là », c’est certes rappeler qu’il n’est 42 Ce qu’affirme clairement M. Conche en disant que “le logos est hors du tout pour révéler le tout en sa vérité” (p.36). 43 C’est là une reformulation de la critique platonicienne du Sophiste : si tout est devenir aucune affirmation (aucun discours) ne tient, ou bien, si l’on affirme que tout devient, cette affirmation est hors devenir, donc s’autodétruit. 44 p. 65. 58
qu’un « discours » qui énonce, qui exprime ; mais il énonce un principe, une raison – ce qui est aussi logos – qui régit bel et bien ce monde, si tant est que c’est bien d’un Discours « de vérité » qu’il s’agit. On n’a fait que reculer inutilement d’un pas en disant que le Discours est l’énoncé descriptif (logos) d’un principe gouvernant (logos) le monde. Ce n’est donc pas ainsi qu’on peut valablement séparer l’affirmation du devenir selon sa loi et ce devenir lui-même, car on peut toujours nous dire à nouveau que la vérité de ce Discours condamne une telle séparation, et inversement. Encore faut-il savoir quel est ce « devenir » qui serait seule réalité. Il semble bien que le « tout devient » signifie pour Héraclite que « rien n’est » (formule qu’il aimait beaucoup dans sa jeunesse), au sens où rien n’est stabilisé dans une identité pérenne : le changement, l’altération (alloiosis) est constitutive de tout ce qui advient dans ce devenir. En cela la séparation entre devenir et loi du devenir n’a pas de sens : la loi du devenir c’est le devenir lui-même. Mais il semble que l’on puisse redonner un sens à cette séparation en posant à part du devenir la loi relative au mode fondamental du devenir, à savoir le conflit entre les contraires : ainsi le logos serait hors devenir en ce qu’il est simplement l’énoncé du comment tout devient45. Voilà sans aucun doute la seule manière de se sortir de l’embarras énoncé ci-dessus. A partir de là, on peut cependant rester dubitatif sur le sens qu’Héraclite a donné au « couler » de toutes choses. Certes, si nul ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, cette image laisse à penser que le temps héraclitéen est bien le « nôtre », irréversible dans sa différenciation, dans son altération de toute chose. Mais lorsque, commentant la loi héraclitéenne des contraires dans le 45 L’explication la plus claire de cette manière de comprendre se trouve dans le commentaire de M. Conche du panta rhei, pp.469-470. 59
devenir universel, on entend M. Conche dire avec force que « pour Héraclite, toutes les données du problème de l’existence sont déjà là, et (qu’) il ne s’agit pas de connaître ce qui arrivera – tel ou tel évènement -, mais bien plutôt d’être celui pour qui rien d’important ne peut arriver. » et que « la loi de l’unité des contraires, selon laquelle arrive tout ce qui arrive, est là toujours, et avec elle le négatif ne peut manquer de revenir, de se reproduire toujours »46, on peut s’interroger : ce devenir-là n’est-il pas plutôt un « revenir », dans l’alternance infinie des unités accordant les contraires ? Ce temps-là ne fait que « dissocier pour associer » indéfiniment ces éléments impérissables ; il n’est plus ouvert sur l’invention, plus rien ne peut vraiment « arriver » qui ne soit déjà là : il ne nous expose plus au tragique de la création toujours enchaînée à la destruction, comme des pas sur la neige en un pays où il neige sans cesse et où tout s’efface : nous ne sommes plus alors dans ce devenir où tout n’arrive qu’une seule fois et une fois pour toutes. De cette antinomie entre le devenir et son logos hors devenir, M. Conche conclut : « c’est pourquoi (Héraclite) sépare la vérité du sujet connaissant ». La séparation s’effectuerait donc entre, d’une part, « l’être » des choses naturelles, comme « catégorie sujette à caution, de l’ontologie commune » relevant d’une « subjectivité », et d’autre part, la vérité du devenir saisie par une « intelligence transsubjective ». On voit mal ce que peut bien être une telle « transsubjectivité » qui n’aurait rien d’une subjectivité, sauf à en faire une « intelligence divine », Dieu n’étant pas un sujet mais le monde lui46 p. 39-40. En lisant cette interprétation, on ne peut pas ne pas penser que Nietzsche a peut-être puiser là l’intuition de « l’éternel retour ». Cette intuition est-elle compatible avec le tragique, c’est là une question majeure. 60
même ou « l’âme » du monde. La solution serait donc un théisme universel avec sa théosophie. A partir de là, assurément, il n’y aurait plus rien de tragique dans la parole héraclitéenne, mais une sagesse qui, accueillerait paisiblement le logos en suivant l’ordre universel de la nature. Héraclite serait ainsi le philosophe qui, se débarrassant de sa subjectivité, porterait la parole du logos. Tout le problème est que l’on va ici jusqu’à prétendre se débarrasser de la subjectivité « connaissante » : quel serait donc cet Héraclite qui parle ainsi, puisqu’on ne pourrait même plus parler, à la manière de Spinoza, d’un amor intellectualis dei sive naturae ? Il n’est pas impossible qu’Héraclite en soit venu effectivement à s’ériger en prophète de la vérité éternelle « en soi ». Il nous est relativement facile d’expliquer ainsi sa parole en suivant M. Conche. Il nous est beaucoup plus difficile, à nous autres qui venons deux mille cinq cents ans après l’éphésien et deux siècles après Kant, de comprendre vraiment cette explication. Nous sommes en effet aujourd’hui fermes sur nos assises lorsque nous disons que le « tout coule » ne relève pas d’une « catégorie » de notre entendement mais d’une intuition, celle précisément du temps, hors duquel aucun devenir ne saurait être affirmé. On voit mal comment cette intuition pourrait être « transsubjective » au sens de « divine » (et encore moins si l’on fait de Dieu le monde lui-même), car on saisit mal ce qu’est ce « temps » qui ne serait pas l’élément ou la forme intuitive de l’être-au-monde d’un existant, mais qui serait le simple cours-du-monde ou le simple mouvement des choses. Déjà Aristote dit bien que le temps est le nombre (arythmos) du mouvement, non le mouvement lui-même, ce qui est déjà lui donner une forme. Il n’y a pas de temps-des-choses car les choses n’ont ni passé ni avenir mais un simple « présent » qui n’est rien d’autre que leur état. Nous ne pouvons dissocier
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le temps de notre présence aux choses et il n’est pas de « présent » pour nous sans un passé et un avenir dont il est la disjonction/rejonction entre mémoire et projet. Aussi, si l’on part du panta rhei, comme Héraclite semble bien l’avoir fait, nous ne comprenons plus comment on peut en arriver, sans tomber dans des paradoxes infinis, à cette simple vision théosophique de la vérité universelle, sauf à renier précisément le propre de l’intuition initiale : notre être temporel au monde. C’est proprement cette intuition qui contient en elle le principe même du tragique, tel que nous le vivons aujourd’hui, mais nous ne pouvons vraiment savoir si Héraclite, lui aussi, l’a bien vécu ainsi. Ne soyons pas avare de notre enthousiasme ! Audelà des apories que sa parole (rapportée) soulève, faisons gloire à Héraclite d’avoir trouvé, sans pour autant en avoir eu claire conscience, la source du tragique47 : la toutepuissance de la contrariété, dont l’archétype absolu est finalement celle du sens et du non-sens. Toute la question est de savoir si l’unité triomphe de la contrariété comme le ferait la solution dialectique d’une contradiction, ou bien si l’unité s’affirme dans la tension irrésolue de la contrariété toujours présente. Le tragique naît seulement dans la seconde hypothèse. 47 C’est d’ailleurs ce que M. Conche accorde explicitement à Héraclite à la fin de son commentaire du fragment 72 : « Tel est le philosophe tragique », dit-il à propos de celui qui, comme Héraclite, voit les contraires comme indissociables dans notre existence : bonheur et malheur, joie et douleur, beauté et laideur. Il y a là effectivement la manifestation du tragique : Iphigénie fait de sa mort injuste la juste gloire de son existence. Mais comment ne pas voir qu’il y a là la démarche singulière d’une subjectivité qui s’approprie la nécessité et qui en fait son mode d’être-au-monde, et non pas on-nesait-quel miroir d’une vérité universelle en soi ? Une autre femme se serait abîmée dans la plainte et les supplications, elle seule en a fait sa mort signant sa vie. 62
Héraclite a semé la bonne graine : l’opposition ou lutte (la bonne Eris) des contraires est génératrice de toutes choses. Mais le fruit le plus savoureux de cette graine, nous le cueillons aujourd’hui. L’opposition fondamentale, celle de la finitude insensée et de la création (le désir d’engendrer dans la beauté, poièsis), est la tension constitutive de tout vivant48, sa dynamique interne nommée ici tragique, toujours ressentie peu ou prou chez l’existant humain, jamais résolue – et c’est un bien car son « dépassement » signifierait la paix du néant, le nirvana des morts-vivants.
48 Voir l’excellent commentaire de M. Conche du fragment 80, page 440. 63
2. Nietzsche et le tragique
Mon regard sur le tragique ne suit pas la dichotomie que Nietzsche développe dans La naissance de la tragédie et quelques autres écrits de jeunesse, dichotomie entre art musical ou lyrique, qui exprimerait la « vérité en soi » comme « Volonté », et arts plastiques ou picturaux, qui n’en donneraient que l’apparence phénoménale. L’œuvre, centre de gravité du tragique, qu’elle soit non seulement musicale ou picturale mais encore philosophique ou poétique, demeure selon moi cette réalité phénoménale qui concentre en elle-même la tension de notre vouloir avec le sentiment violent de la finitude, comme le fait la corde avec le bois de l’arc bandé ou celui de la lyre (images héraclitéennes). C’est cette tension qui fait naître le sentiment du tragique. Nietzsche en fait le royaume de Dionysos mais il en ouvre les portes à Apollon, le dieu archer et conducteur des muses. Bien sûr, on sait que Nietzsche a vu dans le « tragique » de la tragédie grecque l’union de deux « pulsions esthétiques », l’apollinienne et la dionysiaque. Mais cette « union » reste énigmatique si l’on ne s’efforce pas de saisir qui, de Dionysos ou d’Apollon, en détient véritablement la clef. Après La naissance de la tragédie publiée en 1872 alors qu’il avait vingt-huit ans, Nietzsche ne publiera pas de texte majeur consacré à la tragédie ou au tragique, mais cette problématique demeurera, dans l’ombre de Dionysos, toujours présente au cœur de ses écrits, puisque le terme « tragique » se retrouve encore dans ses ouvrages publiés et dans les fragments posthumes datés de 1888-1889, soit des dernières années de sa vie intellectuelle. Y a-t-il une 65
claire vision du tragique chez Nietzsche au cours de ces presque vingt années de pensée philosophique ? Vision, oui sans aucun doute ; claire, rien n’est moins sûr : elle donne en tout cas l’impression d’avoir été nuancée, sinon fluctuante, d’autant plus que la plupart des écrits où les mots « tragédie » ou « tragique » figurent sont (hormis la Naissance) des fragments posthumes souvent très fragmentaires. Il semble que l’on puisse déceler une certaine inflexion du regard de Nietzsche sur le tragique à partir du milieu des années 1880 : l’attachement à Dionysos s’y fait moins présent de manière exclusive, la prise en compte du versant apollinien s’y marque davantage, le pessimisme est tenu à distance et même souvent clairement renié. Je tenterai, dans cette brève étude, de dégager dans quelques textes publiés (autres que La naissance49) ou fragments, certaines de ces variations du regard nietzschéen sur le tragique. Premier regard sur le tragique Le premier texte développé que Nietzsche ait écrit sur le tragique est La vision dionysiaque du monde. Il date de 1870 et repose sur une grande dichotomie50 : d’un côté 49 Nietzsche n’a écrit aucun livre sur la problématique du tragique à proprement parler. La naissance de la tragédie est d’abord et essentiellement, comme son nom l’indique, un livre sur la tragédie grecque, et non sur « le tragique » en tant que tel, bien qu’il contienne les fondements de la vision nietzschéenne du tragique. Une étude de la Naissance nécessiterait tout un long ouvrage. A travers la présente étude, j’ai cherché à éclairer ma propre vision du tragique, et celle-ci ne saurait se limiter à une réflexion sur la tragédie grecque ou sur le tragique chez les philosophes grecs (voir à ce sujet mon étude cidessus. Y a-t-il une philosophie tragique antique, étude sur Héraclite), puisque depuis le dix-neuvième siècle (à partir de Schopenhauer), la problématique du tragique a pris un élan considérable. 50 Voir notamment § 4. 66
le dionysiaque, c’est-à-dire le lyrisme (les bacchantes de Dionysos chantent), la musique (elles jouent de la flûte), autant d’expressions de la « volonté » universelle ; de l’autre l’apollinien, c’est-à-dire l’épopée ou le récit épique, comme plaisir de l’image, de la beauté phénoménale plastique, picturale. Le dionysiaque c’est « la destruction de l’individuation, l’union avec le génie de l’espèce, et même avec la nature », exprimée par « la symbolique du corps, par les gestes de la danse » : il y a en lui « l’ivresse du sentiment dans le son » ou « lyrisme ». Il cherche une « transfiguration » de l’existence qui ouvre la porte à une « vie joyeuse dans le mépris de la vie », le « triomphe de la volonté dans sa négation »51. En lisant ces lignes du jeune Nietzsche, on ne peut pas ne pas penser que c’est là le pessimisme de Schopenhauer qui triomphe encore : « la volonté se nie » dans la dissolution de toute unité individuelle pour atteindre une forme universelle – « la nature unique de la volonté » - dans une « hallucination » (Wahn) exacerbée. L’apollinien, quant à lui, est assimilé faussement à une forme de « sainteté » dans « un monde parfait de rêve ». Dans le dernier alinéa de ce texte, Nietzsche entrevoit bien l’union des deux « pulsions artistiques » : le dionysiaque « pénètre » dans la vie apollinienne pour faire de l’apparence le « symbole » artistique d’une « vérité » au-delà de cette apparence. Il y a là quelque chose qui s’apparente au « logos » héraclitéen, découvreur d’une « vérité universelle » du devenir dont l’énonciation serait hors devenir52 : la vie est ainsi magnifiée, non plus comme apparence mais dans une vérité « en soi » 51 § 3. 52 Voir mon article sur Héraclite, et notamment la lecture de celui-ci par Marcel Conche. 67
exprimée par la musique (dernier mot du texte) ; celle-ci est l’expression directe de « la volonté » elle-même, « génie de l’existence »53. Apollon devient le serviteur de Dionysos, l’instrument de son triomphe. Derrière toute cette vision il y a ce postulat majeur selon lequel le principium individuationis serait « un état prolongé de faiblesse de la volonté »54, autrement dit, que le vouloir-vivre, en sa forme la plus haute et la plus intense, serait une manifestation de la Nature universelle, du grand Organisme. Pourtant l’orgie barbare, comme « excitations narcotiques et déchaînement des instincts printaniers », n’a eu d’autre effet que la « lacération » de Dionysos, et c’est Apollon, dieu du principium individuationis, qui a reconstitué l’image du dieu mis en pièces, qui l’a guéri de sa démesure, qui lui a redonné vie. Bien qu’il ait affirmé dans d’autres textes bien postérieurs que « La volonté » n’existe pas mais une multitude de vouloirs singuliers, Nietzsche ne s’est jamais vraiment détaché de ce postulat selon lequel la perfection du vouloir serait à la mesure de son universalité. C’est là, me semblet-il, l’erreur majeure qui lui a été soufflée par une survivance de la métaphysique schopenhauerienne : celle qui veut encore croire à la « vérité en soi ». Dans ce texte de jeunesse, c’est en fait une conception du dithyrambe qui est guidée par cette vision dionysiaque, et non une conception de la tragédie ellemême, dans laquelle on ne doit pas oublier en effet que le chœur tragique parle (raconte) à travers des images apolliniennes55. Il y a donc là un glissement de sens du « tragique » : de celui de la tragédie comme épopée 53 § 4. 54 § 1. 55 Voir à ce sujet le fragment posthume (FP) 8 (46) de l’hiver 187071. 68
apollinienne racontant une histoire tragique (une existence douloureuse telle que celle d’Ulysse dans l’Odyssée homérique), vers celui du dithyrambe de Dionysos comme métamorphose lyrique (danse et musique) de l’existence. Dans ce glissement de sens, la « belle apparence » apollinienne a été mise de côté au profit de l’incarnation de Dionysos dans la bacchanale lyrique. Il y a dans la vision dionysiaque la prétention suprême : celle de faire parler la « vraie voix » de la nature56, qui « présente le métaphysique (…) la chose en soi »57 dans son lyrisme musical (idée schopenhauerienne). Elle se veut « langage universel » du monde, son « royaume intime », le « cœur des choses », autrement dit, ce fond unique du vivant, audelà des phénomènes : c’est « l’en soi » qui apparaît, qui devient lui-même belle forme dans le symbolisme musical. Illusion que de croire ainsi magnifier la vie en lui donnant son « sens absolu », alors qu’elle n’apparaît jamais immédiatement que comme le non-sens absolu, à savoir la destruction absurde dans le devenir. Pour échapper à ce non-sens on invente le logos parfait de l’universelle Nature58 : la vérité du monde physique devient alors métaphysique, en l’occurrence bien vite théologique, car la nature n’est que le domaine du dieu Dionysos, puissance originelle et éternelle. Apollon et les formes rêvées de la belle apparence n’en sont plus que les ornementations, une sorte de sur-transfiguration, l’onguent qui apaise la douleur de vivre dans le flux destructeur, juste à la mesure de notre « aptitude » à la supporter59.
56 Voir La naissance de la tragédie, 16, in fine. 57 Ibid. 58 Ce que semble avoir fait Héraclite, si l’on en croit Marcel Conche. 59 Voir La naissance, § 25. 69
Les écrits des années 70 Comme nous allons le voir, Nietzsche a longtemps (toujours ?) gardé ce point de vue « dionysiaque » sur le tragique. Dans Aurore (1882), il reste fidèle à cette vision et ce n’est que dans les textes des dernières années (à partir de 1885-1886) que semble se faire jour une certaine inflexion pour s’en dégager60. Il est clair que, dans la Naissance publiée en 1871, mais encore lorsqu’il écrit Richard Wagner à Bayreuth publié en 1876, il ne conçoit l’art tragique que comme essentiellement dionysiaque. Dans le chapitre 24 de la Naissance Nietzsche suit une vision clairement héraclitéenne dans laquelle le douloureux, le laid, le dysharmonique, participent du jeu des contraires dont l’antagonisme génère chez le spectateur de la tragédie un « plaisir esthétique » (une « jouissance originaire ») qui peut seul « justifier » l’existence dans toute son horreur et son absurdité. Comme il le dit dans le quatrième chapitre du Richard Wagner à Bayreuth, la tragédie (le « sens tragique », tragisch gesinnt) appelle l’individu à se libérer de l’angoisse de la mort et du temps (« contrebalancer et dépasser tout combat ») en se fondant dans l’univers (« comme un Tout ») par une intuition instantanée du sacré (heiliges), lieu de résidence du divin : c’est le dieu qui, comme un enfant joue aux dés61, joue le devenir du monde dans le sempiternel conflit des contraires. La vision est là clairement dionysiaque, par opposition à l’apollinisme de « l’épopée dramatisée » qui est exclusivement « plaisir pris à l’apparence » (Lust am Scheine) et guérison ou 60 Des fragments posthumes pourtant très tardifs (printemps 1888), tels que 14 (222) et (24), maintiennent cependant la vision exclusivement dionysiaque, ce qui rend douteuse cette « inflexion ». 61 Nietzsche fait explicitement référence à cette image héraclitéenne dans le chapitre 24. 70
« salut par l’apparence »62 (Erlösung durch den Schein) individuelle. Toute la question est bien celle-ci : le « tragique » est-il un appel lancé à l’individu pour renoncer à lui-même en se fondant dans le tout de la Nature, en suivant la sagesse divine qui le guide, dans sa sublimité esthétique, ou bien est-il ce regard lucide sur la finitude de la belle forme individuelle dans toute sa puissance expressive, créatrice des formes apparentes, posées comme un voile transparent mais doux sur le fond douloureux et absurde de l’existence ? J’ai choisi résolument la deuxième voie de l’alternative, le Nietzsche des années 70 choisit clairement la première. Il est vrai que si le tragique est un « conflit insoluble », comme Nietzsche le dit explicitement dans le chapitre 11 de la Naissance, la fusion dionysiaque dans la totalité universelle est bien une manière de prétendre le résoudre malgré tout : se fondre dans la douleur pour la surmonter par une émotion esthétique. La vision « apollinienne », elle, maintient l’antagonisme dans la mesure où elle le glorifie, où elle sublime cela même qui demeure la source du conflit douloureux : l’individu dans sa singularité finie, exposée au devenir destructeur, individu qu’elle sublime en en faisant une œuvre d’art, celle du vivant créateur dont la puissance de créer engendre toutes formes dans la beauté. C’est bien dans la contrariété du dionysiaque terrifiant et de l’apollinien inventeur de formes que surgit le tragique, mais pour que cette contrariété soit et demeure vivante il faut que le « poète », l’individu poiétique, s’affirme dans toute sa puissance créatrice face à l’absurdité du fond dionysiaque : c’est Apollon qui féconde la vision dionysiaque et engendre véritablement le tragique.
62 Socrate et la tragédie grecque (1871), § 1. 71
Après la Naissance, la problématique du tragique ne circule plus que par occurrences dans les textes de Nietzsche, dont aucun ne lui est consacré à part entière. Les occurrences sont très dispersées dans les fragments posthumes et les ouvrages publiés, dispersées mais nombreuses. La problématique reste présente en sourdine mais les accords de cette « basse continue » se font de plus en plus rares. Toutefois on en trouve jusqu’en 1888 et 1889, derniers mois de la vie intellectuelle de Nietzsche. Le regard du « fidèle de Dionysos » continue de percer le plus souvent, parfois même avec des mots qui sonnent comme étrangement apolliniens, comme nous allons le voir dans quelques exemples. Les fragments posthumes contemporains de la Naissance nomment « tragique » l’union du dionysiaque et de l’apollinien que cet ouvrage s’efforce d’éclaircir. Ainsi l’homme tragique est désigné comme n’étant rien d’autre que la Nature elle-même - identification dionysiaque -, mais en tant qu’elle est cette force suprême de création qui enfante dans la douleur63 - comme le fait l’artiste lyrique dionysiaque - ; et la « connaissance tragique » n’est, par rapport à « l’être unique originaire » (la Nature dionysiaque), qu’ « une représentation, une image, une puissance d’illusion »64 (d’essence apollinienne). Encore plus clairement : « ce que nous nommons « tragique » est justement cette élucidation apollinienne du dionysiaque : quand nous exposons en une série d’images ces impressions entremêlées que produit ensemble l’ivresse du dionysiaque »65. Si l’homme tragique se sait (connaît) comme tel, son « savoir » passe nécessairement par une image ou représentation : il est donc en quelque façon sous la puissance apollinienne de la création et non dans ce qui 63 FP (1870-1871), 5 (94). 64 FP (1870-1871), 6 (3). 65 FP (1870-1871), 7 (128). 72
serait le logos même de la vérité universelle. Le tragique, s’il s’abandonne à l’ivresse dionysiaque d’une fusion avec le tout de la Nature, ne dit rien. Il faut l’élucider dans l’image apollinienne, dans l’œuvre de la poièsis, qui fait de notre « défaite » (face à l’horreur du devenir) une « victoire »66 et accomplit ainsi notre singularité créatrice dans l’élan même de cette existence qui nous engloutit dans son flux. Apollon porte à la lumière ce qui n’est qu’une ombre : dieu solaire, il « élucide » notre être-versla-fin. Un autre fragment dit ceci : « L’homme tragique comme Socrate musicien »67. Le mot « musicien » nous interroge : y a-t-il dans la « musique » un art proprement dionysiaque, qui ne doive rien à Apollon, et qui serait une expression directe, immédiate (sans médiation d’une image ou représentation), du fond terrifiant de la Nature destructrice en son devenir ? Nietzsche l’a pensé, comme en attestent la Naissance et d’autres textes. Mais attention : le fragment précité fait référence au fameux passage du Phédon, « Socrate, pourquoi n’as-tu pas appris la musikè ? ». Or la musikè n’est pas seulement la « musique » mais toute forme de composition d’une œuvre. Il s’agit bien là de créer : comment une création pourrait-elle advenir dans l’expression directe, immédiate, de cela même qui détruit (l’horrible devenir) ? Certes, en elle-même, la musique ne « dit » rien, elle n’est ni image ni discours ; mais elle évoque, elle appelle le mot, la vision, l’impression tactile ; elle n’est jamais totalement dissociée du poétique, du pictural, du plastique. Ainsi, même dans la musique, le « savoir tragique » se sublime en une forme de poièsis qui « compose » ; la vision terrible de l’existence absurde se métamorphose en œuvre d’art ou de la pensée, en toute forme d’œuvre sublime d’un individu qui exprime, signifie (fait un signe) à sa 66 Ibid. 67 FP, 8 (13). 73
manière. « Il nous faut vouloir l’illusion : en elle réside le tragique »68 : oui, mais l’illusion de l’ivresse dionysiaque se veut toujours fusion avec la « vérité en soi » de la Nature universelle ; le rêve apollinien est plus lucide car il sait que cette « vérité en soi » est elle-même illusoire : elle n’est que l’oubli de la médiation essentielle, celle de l’artiste singulier qui « invente un monde », et « le monde » est toujours une invention. Nietzsche n’a pas suivi clairement cette vision plus apollinienne du « tragique ». On voit dans un fragment de 187569 à quel point, encore admirateur de Wagner, il fait de la musique l’élément dionysiaque qui se sépare de tous les autres arts : alors que ceux-ci développent les images de « l’apparence » au service de l’individu face au tragique, la musique exprimer le fond, l’en-soi de toute chose comme « volonté universelle » à laquelle l’individu doit s’identifier comme « volonté devenue impersonnelle », « (s’approchant) de la sainteté et de l’accès à la négation de soi » pour un « monde meilleur, innocent, plein d’amour ». Il n’est pas douteux que si Nietzsche, douze ans plus tard, avait relu de tels fragments, il les aurait bien vite détruits.
68 FP, 19 (35) de 1872. 69 FP, 12 (24). 74
Entre Dionysos et Apollon Quoi de plus apollinien que ce paragraphe d’Aurore (1881-1882)70 où il est dit que c’est à une âme fortement « personnelle » que convient la poésie tragique pour l’adoucir par une affection sympathique, et non pas à une âme prête à s’engouffrer dans n’importe quelle passion (telle que peut l’être l’âme « dionysiaque ») ? Mais plus loin71 la vision dionysiaque l’emporte sans équivoque. Pourquoi Zarathoustra redescend-il parmi les hommes ? On peut croire que, comme le fait chaque soir le soleil qui sombre derrière l’horizon, c’est pour apporter la lumière à ceux qui sont encore dans la nuit. Le dieu solaire c’est Apollon, non Dionysos qui n’aime rien tant que les fêtes nocturnes. Mais cette surabondance de sagesse joyeuse n’a pourtant rien d’apollinienne, si l’on en croit ce paragraphe : le « gai savoir » (où le rire s’allie à la sagesse) dont il s’agit est celui qui dit « l’espèce est tout, l’individu n’est rien », celui qui affirme l’innocence de la vie comme instinct de la sauvegarde de l’espèce, dénué de toute fin, de toute raison ou explication, et qui décharge ainsi l’individu de toute responsabilité, de tout sérieux, de tout « il faut » ; c’est le moment où la tragédie s’achève dans le « rire innombrable » (nous retrouverons un peu plus loin ce regard « tragi-comique » porté par Nietzsche où le « tragique » paraît céder la place au « gai savoir » d’un dieu ou d’un enfant tout innocent dans son jeu). Mais n’est-ce pas là l’illusion d’un tragique qui se retire pour se fonder en raison, qui se nie lui-même pour devenir cette téléologie de l’espèce que l’on nomme « instinct de conservation » ? Et comment ne pas rire de cet entêtement stupide d’un tel vouloir-vivre à tout prix ? D’abord ne 70 Aurore, 172. 71 Aurore, 342. 75
faut-il pas, comme Nietzsche l’a fait lui-même, remettre en question le postulat de cette vie qui veut la vie, et lui opposer que « la vie veut la puissance » ? Le véritable tragique, celui qui voit clairement le non-sens du devenir, ne cède jamais, ne s’efface jamais, ne s’abrite jamais derrière un sens absolu tel que la « conservation de l’espèce » ; car enfin, pourquoi donc une telle conservation ? La réponse est impossible. Dans ce paragraphe d’Aurore c’est encore Nietzsche le dionysien à la recherche de « l’un primordial », de l’en-soi universel, qui parle ici du tout-puissant instinct spécifique de la Nature. Mais le véritable tragique, celui de la tension continuelle entre l’absurde panta rhei et le créateur (qui veut la puissance et non la vie), ne s’efface pas car les deux termes de la contrariété subsistent, inconciliables et pourtant indissociables, dans la mesure où le non-sens demeure irrémédiable et où la création est cette affirmation toujours renaissante d’un individu humain dans toute sa signification singulière que l’on nomme une « œuvre ». Les deux restent face à face dans leur contrariété dynamique, sans laquelle il n’y a ni œuvre ni sentiment du tragique. Quant aux « doctrinaires du but de la vie » dont parle ici Nietzsche, ils n’ont jamais été en aucune façon des créateurs tragiques, car ils croient toujours peu ou prou dérober le sens à un en-soi universel (tel Prométhée croyant dérober le feu à Zeus), alors que l’homme tragique sait qu’il invente le sens face à une existence qui n’en a pas par elle-même. Là est le tragique : l’existence d’un individu donne le sens qu’elle n’a pas. Je reviens sur cette idée d’« innocence », à propos de l’un des textes les plus énigmatiques de Nietzsche sur le tragique : « le sens du tragique croît et décroît avec la sensualité »72. La sensualité (Sinnlichkeit) est la recherche 72 Par-delà le bien et le mal (1886), § 155. 76
de la satisfaction maximale des sens ; c’est une exigence du corps ou, plus exactement comme l’eut dit Platon, de l’âme à l’écoute du corps. Lorsque cette sensualité est inséparable de la spiritualité, comme cela se produit dans la création ou la contemplation de l’œuvre d’art73, alors apparaît le tragique, à l’opposé d’une vision chrétienne qui a établi une coupure radicale et insurmontable entre les deux. Le tragique croît à proportion de cette sensualité qui est inséparable de la spiritualité, et non à proportion de cette sensualité qu’une spiritualité viendrait racheter (la « rédemption »). Mais qu’est-ce qu’une sensualité de l’esprit ou une spiritualité des sens ? Nietzsche y voit l’acquiescement dionysiaque total à la vie, là où « l’acte sexuel évoque profondeur, mystère, respect »74 : dans cette sensualité-là, la sauvagerie des instincts, vecteurs des sensations, est assimilée, intégrée par l’intelligence. Esprit et sens, les deux se neutralisent comme des contre-forces, mais non pas pour se supprimer l’un l’autre (ataraxie ou stupide luxure) mais pour se magnifier, se porter l’un l’autre au plus haut point de développement possible, pour que croisse la force vitale. « Je vous conseille l’innocence des sens », dit Zarathoustra75. Dans Nietzsche contre Wagner, Nietzsche affirme qu’ « entre sensualité et chasteté il n’y a pas de contraste nécessaire » ; il peut s’établir entre elles un équilibre instable à trouver : cet équilibre est celui de la sensualité innocente, sans malignité ni mauvaise conscience, force vitale favorable au développement de l’individu. Spinoza ne disait-il pas que plus le corps est affecté de diverses manières, plus l’âme est apte à percevoir les choses et à se connaître76, et 73 Nietzsche parle de la volonté chez Wagner d’atteindre « la plus haute spiritualisation et la plus haute sensibilisation de son art » (La généalogie de la morale, III, 3). 74 FP (1888), 14 (89). 75 Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté. 76 Ethique, II, propositions XIV et XXIII. 77
qu’elle sera d’autant plus active et joyeuse qu’elle sera la « cause adéquate » de ces affections du corps77 ? L’âme est une telle « cause adéquate » quand ces affections conviennent à son identité propre (son « essence » disait Spinoza) et deviennent ainsi des « actions » ; et quelles sont nos « actions » les plus parfaites sinon celles par lesquelles nous « œuvrons » et faisons ainsi de notre vie elle-même une « œuvre d’art » ? Enfin, pour en revenir au tragique comme à cette unité des sens et de l’esprit, comment ne pas penser que cet équilibre favorable à l’individu ne peut se faire jour que lorsque l’apollinisme vient en donner la mesure transfigurée ? De nombreux autres textes laissent apparaître chez Nietzsche une intonation beaucoup plus apollinienne de sa parole à propos du tragique, parfois même alors que c’est encore de « dionysiaque » qu’il parle. Selon Nietzsche, la musique est la source que l’œuvre tragique vient interpréter : ainsi le récit mythique assimile le lyrisme, dont les affects sont mis en images interprétatives78. Ainsi, dès 1871, il nous dit clairement que « le mythe dans la tragédie doit nous sauver de l’orgiasme musical » et que « la musique exige des images : elle veut Apollon le guérisseur »79. Une quinzaine d’années plus tard il reprendra ce point de vue. Dans le Gai savoir c’est l’art de la « belle parole », du « geste éloquent » et de « l’esprit clair »80 au bord du gouffre qu’il désigne comme l’essence même du tragique. Il aspire à ce moment (vers 1882) à la « satisfaction d’être soi » (zufriedenheit mit sich !)81, met en garde contre le souffrant qui, « par appauvrissement de la vie », cherche 77 Ethique, III, définitions I et II 78 FP, 9 (125). 79 FP, 13 (2). 80 Gai savoir, § 80. 81 FP, 4 (61). 78
« la délivrance de soi ou bien l’ivresse, les convulsions »82, même si, quelques lignes plus loin, là où l’on attendrait un hommage à Apollon, il parle encore de « l’homme dionysien » et de son « désir du devenir destructeur » par « surabondance de force ». De même, quelques années plus tard, il évoque chez le poète tragique une « volonté de vie » inextinguible, celle de « personnifier soi-même l’éternelle joie du devenir (…) l’approbation de l’anéantissement et de la destruction »83 : étrange individualisation du fond dionysiaque destructeur ! Il voit bien pourtant clairement que la dimension singulière de l’individu non seulement ne se dissout pas dans le sentiment du tragique, mais au contraire s’affirme comme la puissance de création qui fait fructifier la contrariété des forces en devenir et qui la célèbre ainsi joyeusement : l’être présent créateur, assez bienheureux en lui-même pour accueillir souffrance et destruction, engloutit le devenir et le digère dans sa force créatrice84. Il est essentiel de noter que chez Nietzsche reste constant le fait que le tragique est indissociable de « l’œuvre », celle de l’artiste, du poète, de l’écrivain, etc. Ainsi dans Humain, trop humain, il qualifie bien de « tragique » l’incapacité des grands hommes à « différer leur œuvre »85, mais encore plus clairement le « plaisir à 82 Gai savoir, § 370. 83 Ecce homo (1889), La naissance de la tragédie, 3 (je souligne). Dans ce texte, dont la vision est la même que celle des FP, 14 (22) et (24) évoqué plus haut, Nietzsche reconnaît sa dette envers Héraclite dans son affirmation du tragique comme « acquiescement à la contradiction et à la guerre ». Il est curieux qu’il nomme encore « dionysiaque » celui qui continue à s’affirmer comme « personne tragique », en disant oui (das Jasager) à la vie comme puissance de créer la belle apparence (Schein), laquelle est proprement apollinienne. 84 Voir aussi FP (1888), 14 (89). 85 Humain, trop humain (1878), I, § 61. 79
créer », fut-ce sans spectateur ni auditeur86. Certes, puisqu’on ne remédie pas au tragique87, Goethe a bien raison de nous interroger : pourquoi aller chercher le tragique plutôt que la douce harmonie88, si chercher le tragique signifie s’abandonner au désespoir de l’absurde ou sombrer dans le pessimisme schopenhauerien ? Mais la lucidité du regard tragique, dans la mesure même où elle est indissociable de la belle apparence de l’œuvre, n’est plus pessimisme et désespoir, mais tension affirmative de l’individu vivant. Nietzsche désignait comme instinct dionysiaque la capacité de « surmonter le tourment de l’être par la métamorphose de la création », ou encore « la torture du devoir-créer »89. Mais si le « bonheur dionysiaque » ne s’accomplit que dans « la destruction de (toute) apparence, même la plus belle »90, l’œuvre tragique, elle, ne peut s’accomplir que sous le signe d’Apollon, non pas simple spectateur comme on l’a pensé trop souvent, mais créateur d’apparences signifiantes (donnant sens), d’interprétations plus ou moins fluctuantes, plastiques, en vue de « l’élévation de l’homme »91. Enfin le triomphe d’Apollon est consacré plus clairement par certains textes. L’art y apparaît92 comme la vision de rêve qui apaise le combattant dans sa lutte contre la nécessité (anankè) terrible du « tout coule », panta rhei. Ce combat mené par ce qui œuvre a quelque chose de « sublime » et « plein de sens », même si l’absurdité du flux destructeur ne s’efface pas ; il y a dans la vision 86 Humain, trop humain (1878), I, § 157. 87 Voir par exemple FP (1878), 29 (1), mais surtout Humain, trop humain (1879), II, 23 : le tragique « incurable ». 88 Le voyageur et son ombre, 124. 89 FP (1885), 2 (110). 90 Ibid. 91 FP (1885-1886), 2 (108). 92 FP (1875), 11 (20) ; repris dans Richard Wagner à Bayreuth, 4. 80
onirique de l’art ce qui montre le chemin en condensant dans une œuvre le sens de tous les élans vitaux : « empêcher que l’arc ne se brise », l’arc de la tension entre l’anankè insensée et l’effort du soi d’affirmer un monde (« comprendre »), tension « exigée de l’individu ». C’est dans un passage d’Humain, trop humain93 que Nietzsche célèbre peut-être le mieux le triomphe d’Apollon. La force poétique peut « (recréer) la belle image de l’homme, à l’affût de ces cas l’âme grande et belle (…) est encore possible au milieu de notre monde », où elle peut « apparaître à la vue » en s’intégrant dans « des situations équilibrées », en rompant avec l’image archaïque exacerbée par les « passions »94 : « Force, bonté, douceur, pureté, une mesure innée, spontanée, dans les personnages et leurs actes », quoi de plus apollinien dans ces créations poétiques, celles « de la grandeur humaine toujours croissante », loin du « manque de mesure et de maturité » ? Et qu’est qu’une « œuvre » (poièsis) sinon ce qui a trouvé sa mesure et son accomplissement (rien à ajouter ni à retrancher), même si elle conduit nécessairement à une autre création ? Un éclat de rire en conclusion Pour finir, je mettrai en exergue le centre de gravité de « l’esprit tragique » qui, ne l’oublions pas, est une certaine « sensibilité » au monde, un certain ethos : l’opposition à une certaine vision chrétienne et, de 93 II, 99. 94 Dans la Généalogie de la morale, II, 7, Nietzsche met en garde contre ces spectacles et mises en scène de la douleur qui prennent à témoin les dieux, car il y a derrière elles la volonté de réduire l’absurde, le non-sens, par une explication métaphysique de la douleur de vivre. 81
manière parfaitement claire, à tout pessimisme ou nihilisme95. Le « drame » chrétien est la mise en scène du « grand pécheur »96 : l’homme, joyau de la Création, image imparfaite du Créateur. Le tragique, tel qu’il paraît prendre naissance chez un penseur grec comme Héraclite97, est dénué de toute idée de péché et d’expiation, de faute et de punition. Mais plus radicalement, le tragique se dresse en opposition au pessimisme et au nihilisme, dont le christianisme n’est bien souvent que l’une des figures98. Si le tragique est un sentiment alors, comme tout sentiment, il implique dans son mouvement même un « jugement sur la valeur de la vie »99. Ce qui a provoqué une répulsion ou simplement une émotion négative, à savoir tous les ravages de la finitude, peut générer une condamnation de la vie ; à partir de là c’est le nihilisme ou le pessimisme et leur « ressentiment » qui règnent. L’homme tragique est au contraire celui qui dit : « pourquoi condamner la vie sur le simple chef d’accusation qu’elle n’a pas de sens ? Je vous appelle à lui en donner selon votre mesure ! Je ne vous appelle pas à un renoncement mais à une métamorphose sublime, à une élévation de la vie !100 ». 95 Voir à ce sujet mon essai Philosophie et poésie tragiques, pour renverser le nihilisme, Paris, 2020. 96 Le voyageur et son ombre, 156. 97 Voir mon étude sur Héraclite : Y a-t-il une philosophie antique tragique ? On ne peut pas considérer Anaximandre comme un penseur tragique, car on trouve chez lui les premières traces d’une explication de la palingénésie des âmes par l’idée de châtiment et d’expiation. 98 Il y a de ce point de vue un énorme contre-sens dans certains ouvrages parus sur le « tragique » qui assimilent naïvement celui-ci au nihilisme. 99 FP (1875), 9 (1). 100 FP (1886-1887), 5 (50) et 7 (31). 82
Nietzsche le dit clairement : l’âge tragique est celui du « combat contre le nihilisme ». L’apparence est ce fruit de l’interprétation qui constitue un puissant antidote au « monde vrai » ou « monde idéal » du ressentiment nihiliste. L’artiste ou le philosophe tragique aime l’apparence et non ce faux « monde vrai » : « l’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien »101. Le tragique dionysien n’est pas un pessimisme mais un « tonique »102, si l’on entend par « dionysien » cette puissance de faire du plus terrifiant non-sens un levier, un point d’appui ou d’impulsion pour la création. Mais pour cela, il faut qu’Apollon ait accordé les cordes de sa lyre. Je dirai enfin que le dernier regard de Nietzsche sur le tragique est peut-être celui du tragi-comique. L’hypothèse est hasardeuse car fort peu de textes en témoignent. Déjà dans Le voyageur et son ombre (1879) il trouvait quelque chose de « dérisoire » dans cette « fierté tragique » que ses souffrances inspirent à l’homme, qui a la vanité de s’en croire le centre du monde et la fin de toutes choses : ici le tragique a quelque chose de grotesque. Le tragique commence quand l’homme cesse de se lamenter, de s’abandonner à la « résignation »103 de la douleur de vivre et de l’insatisfaction, à ce « pessimisme moderne » né avec Schopenhauer, qui reste le pessimisme de toujours : un nihilisme qui se targue de « réalisme » au nom de valeurs idéales (« la vie telle qu’elle devrait être »)104. Dans son ultime Généalogie de la morale105, Nietzsche dénonçait dans la fête dionysiaque une exacerbation terrifiante des passions, un débordement 101 Crépuscule des idoles, La raison dans la philosophie, 6. 102 FP (1888), 15 (10). 103 FP (1884), 25 (86). 104 FP (1887), 10 (58). 105 II, 7. 83
du ressenti, qui se complaît à son spectacle et en devient risible en quelque sorte : pour celui que le non-sens ne désespère pas mais « tonifie », la puissance tragique du créateur s’accomplirait ainsi dans un formidable éclat de rire. Dans ses œuvres, Phoibos n’est-il pas le « radieux » ? C’est dans l’œuvre que le créateur fait l’épreuve du tragique. La vision dionysiaque, dans toute sa lucidité face à l’abîme du devenir, demeure stérile tant que la poièsis apollinienne n’est pas venue lui opposer son effort pour donner du sens. Certes, quand elle n’a plus le « logos insensé » dionysiaque pour toile de fond ineffaçable, la création n’est plus qu’un produire aliénant où la liberté du pouvoir-être-soi se dissout. Mais pour l’homme, dans toute sa puissance d’agir in concreto comme mise en œuvre de son désir, le sentiment du tragique naît de son pouvoir de contrarier la « vision effroyable » par l’invention persistante de soi.
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3. L’existentialisme et le tragique La lecture d’un auteur c’est un regard sur cet auteur et un regard sur un auteur n’est pas « la vérité de » cet auteur (qui ne la détient pas lui-même). Mon regard sur les existentialistes qui vont suivre n’échappe pas à cette règle. Il n’est qu’un miroir tendu à ma propre vision du tragique.
Être-au-monde et transcendance : le jeu Qu’il soit de l’essence de l’homme d’être-aumonde (car son être-dans-le-monde est immédiatement et essentiellement un être-au-monde), cela tient non pas au fait qu’il aurait, comme l’affirme Heidegger, un soi-disant rapport « ontologique » (et non plus seulement « ontique ») à ce monde, autrement dit un rapport à l’être (dont il serait le « gardien » ou le « berger ») et non plus seulement aux étants106, mais cela tient au fait qu’il est un vivant. Tout vivant est un être-à-l’égard-du-monde ; même si un très grand nombre d’entre eux sont « pauvres en monde », ils n’en sont jamais totalement dépourvus. « Transcender » ne signifie pas « nous rapporter à l’être » comme le voudrait Heidegger ; cela signifie d’abord simplement que jamais un vivant n’est enfermé en luimême, autrement dit, qu’il est dans le monde sur le mode du toujours-ouvert (car lorsqu’il croit se « fermer », c’est encore là une manière d’être-au-monde, sur le mode du 106 Il n’est pas vrai que ce soit parce que nous dépassons l’étant vers « l’être » que nous pouvons nous rapporter à l’étant ; autant dire que c’est parce que nous nous éloignons de quelque chose que nous pouvons l’aborder (paradoxe que, d’ailleurs, Heidegger a cultivé à plusieurs reprises). 85
refus). Mais cette ouverture n’est pas une échappée : elle est au contraire une appartenance, un être-auprès, une implication (et pas seulement un être-au-milieu-de). Ainsi chaque vivant s’emporte lui-même, se met en jeu dans son appartenance et son égard à ce monde. Mise en jeu : le mot « jeu » est lancé. On sait que Heidegger a formulé107 l’hypothèse que l’être-au-monde de l’homme serait en son essence un jeu. Le monde se manifeste à nous, et nous-mêmes aux autres vivants, comme une multiplicité mouvante, changeante, aléatoire, pleine de contingence ; et pourtant nous sommes pleinement impliqués en lui, nous ne pouvons en faire un simple à côté, un accessoire, un ersatz. Mais précisément, qu’y a-t-il de plus multiforme, changeant, imprévisible, et en même temps de plus « sérieux », de plus « prenant » qu’un jeu, quand on joue vraiment, quand on devient « le joueur » ? Regardez l’enfant : il ne simule jamais quand il joue. Mais, dira-ton, il y a bien d’autres situations où l’homme s’implique avec tout le sérieux possible et qui n’ont rien d’un jeu. Il y a pourtant, dans toutes ces situations, quelque chose qui est « en jeu ». Il n’y a pas que dans les jeux que l’on se laisse « prendre au jeu » ; dans tout notre être-au-monde, nous sommes pris au jeu, nous sommes toujours sérieusement sur le mode du jeu. Quel est donc ce mode ? D’abord celui de l’évènement : partout où je désire, où je décide, le jeu commence, je me mets à jouer, avec tous les imprévus, les accidents, les hasards du jeu. Il y a là une folle liberté, il y a « du jeu », comme dans un rouage mal ajusté ; tout peut s’interrompre et se bouleverser à tout moment : je suis exposé, je me risque. Mais pourtant, pas de jeu sans règles, et les règles font partie du jeu, il y a en elles quelque chose de « joueur », car c’est l’esprit du jeu qui les a inventées ; ainsi le jeu se développe-t-il, se 107
Voir Introduction à la philosophie, § 36. 86
déploie-t-il à travers ses propres règles. Imprévu, incertain, exposant, risqué, et pourtant obéissant à des règles : comment ne pas voir là l’image parfaite du devenir où nous sommes embarqués, ce jeu de Zeus comme celui d’un « enfant qui joue aux dés », dont parle Héraclite ? Et jamais le jeu n’est joué deux fois de la même façon, comme la baignade dans les eaux du fleuve, dont il parle encore. Nous voilà donc « au monde », comme engagés dans le flux du devenir qui joue aux dés avec nous-mêmes, hasard et nécessité à la fois, chance et malchance, toujours injuste en quelque façon et pourtant toujours équitable en ses règles (il faut jouer le jeu, c’est le jeu qui veut cela). Mais ne serait-ce pas « jeu de mots » que tout cela ? Et pourquoi pas ? Certes le devenir destructeur (car au jeu nous finissons toujours, un jour ou l’autre, par perdre) n’est pas affaire de mots. Mais l’homme a-t-il jamais cherché à abolir le hasard et la nécessité autrement que par les mots ? Par la science d’abord, et toute science commence en nommant les choses ; et puis par toutes les œuvres humaines qui signifient, d’une manière ou d’une autre (car même sans mots elles nous « parlent »). Dans tout cela c’est le langage qui joue et nul n’en donne une plus claire image que le miroir de la poésie. Ainsi, au-delà du simple être-au-monde de tout vivant, il y a l’être humain qui existe dans l’interface de cette claire conscience du devenir « joueur » et de toutes les créations du logos humain : l’intervalle qui les sépare et les unit indissociablement à la fois est celui d’une existence tragique. Au terrible jeu du devenir, cette roulette russe où le hasard est tissu de nécessité, répond le désir humain et sa mise en œuvre risquée. Dans ce risque monte une joie profonde, car quoi de plus joyeux que de jouer ?
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Le nihilisme de Heidegger Dans son être il en va, pour l’homme, de cet être même108. Cette formule, clef du discours heideggerien, peut être entendue comme suit : l’homme n’a d’autre essence que son existence (dasein) – principe existentialiste. La définition aristotélicienne de l’homme comme cet animal qui possède le logos est ainsi réinterprétée : le logos de l’homme ne fait que recueillir le souci de son existence. Voilà toute la « soïté » (Selbstigkeit), tout l’être-soi de l’homme : son être-là se comporte d’abord eu égard à la menace de la finitude. Cela pourrait s’entendre comme une certaine lecture de Spinoza – « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être »109, lecture qui assimile le conatus à la toute-puissance de l’instinct de conservation, lecture qui n’est d’ailleurs sans doute pas la bonne110. Oui mais voilà, la menace de la finitude (l’êtrevers-la-mort, sein zum Tod) est, pour Heidegger et ses épigones, le signe de la « nullité » (Nichtigkeit) du dasein humain, « jeté » dans un monde où il est l’étranger et non
108 Etre et temps, § 4 (12) : « dans (l’)être (du Dasein), il y va pour cet étant de cet être » , « il appartient donc au Dasein d’avoir en son être un rapport d’être à cet être. » (traduction de François Vezin). Si « être » ne peut pas être entendu ici autrement que comme « exister », et si cet esse (existere) de l’homme c’est pour Heidegger le temps, il ne nous dit jamais explicitement ce qu’est « le temps » (le second volume d’Etre et temps ne paraîtra pas), mais il est plus que vraisemblable qu’il faut sous-entendre par là la « nullité » de l’existence humaine, son zum Tod. 109 Ethique, III, prop. VI. 110 Il faut selon moi rattacher cette proposition à la proposition XII de la même partie de l’Ethique : « L’Âme, autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance d’agir du Corps » (je souligne). Il ne s’agit donc pas simplement de subsister en l’état. 88
le maître111. A partir de là, cet être-vers-la-mort s’entend comme un être-pour-la-mort, pour cette mort qui le débarrasse de cette étrangeté angoissante. Le risque de dérive est d’affirmer que le « souci » d’exister n’a d’autre sens que cette angoisse, et que le soi ne peut atteindre sa « soïté » qu’en se dissolvant dans cela même qui génère cette angoisse et qui va l’en libérer : c’est la liberté dans le néant. C’est la sagesse du Silène qui triomphe ici : « tu ne pourras t’accomplir (trouver ton essence) que dans la mort » : Heidegger n’hésite pas à désigner la mort comme « la possibilité la plus haute » du dasein. Ainsi l’existence, comme essence de l’homme, est un néant. Et l’on voudrait que tout cela ne soit pas pur nihilisme112 ? D’autant plus que se rajoute à cette toute-puissance du « rien », un reste du vieux socle chrétien dont Heidegger a hérité en affirmant la « culpabilité » du dasein : là encore l’ambiguïté des termes n’est pas innocente. Le Silène luimême cherchait à nous convaincre que l’existence était en elle-même une faute. « L’être-là, en tant que tel, est coupable », « le vouloir-avoir-conscience (de son existence) se détermine pour cet être coupable » : ces deux phrases en disent suffisamment pour jeter encore 111 Pour Heidegger, la « nullité » de l’homme tient à sa finitude, mais aussi à sa dispersion (Zersteuung), à son éclatement au milieu de l’étant : il ne peut se « concentrer », s’en tenir à l’essentiel, c’est-àdire aux degrés les plus élevés de son existence, et en cela il est « coupable ». N’y a-t-il pas là chez Heidegger, bien qu’il s’en défende, une vision chrétienne toute négative de la récurrente légèreté du dasein ? Tout comme la finitude est éminemment « positive » (elle est constitutive du dasein et, à ce titre, ne peut induire sa « nullité »), que serait donc la teneur de l’homme, son intensité d‘existant, sans cette légèreté sur fond de laquelle elle tranche résolument ? 112 Je n’exclus pas le fait que l’attirance de Heidegger pour le régime nazi soit l’effet le plus monstrueux de ce nihilisme. Il y a dans la vision totalitaire du national-socialisme quelque chose de cataclysmique : une fascination pour la mort (« viva la muerte ! », criaient les franquistes espagnols), celle des guerriers de l’Apocalypse. 89
davantage une ombre mortifère sur la parole heideggerienne. Tout cela sent horriblement mauvais pour un nez tragique. C’est précisément là où la nécessité ne va nullement de pair avec la culpabilité (Iphigénie n’est coupable de rien) que le tragique surgit. C’est justement parce que le devenir destructeur (Kronos dévorant ses enfants) est totalement indifférent à l’individu dans sa singularité et notamment dans sa singularité éthique, que celui-ci peut vivre tragiquement. Ce n’est pas le non-être mais le non-sens qui est maître du jeu (Camus l’a bien compris) et l’homme ne veut nullement s’y abandonner (Spinoza l’affirme clairement113) : il donne du sens (voir Iphigénie à Aulis) et s’affirme comme tel ; là est le tragique. Il y aurait toutefois une ouverture authentique possible du discours heideggerien sur le tragique si l’on pouvait comprendre la Nichtigkeit du dasein non pas comme sa condamnation mais au contraire comme cette obscurité et absurdité du fond de laquelle il pourrait surgir en pleine lumière et « s’acheminer vers la parole ». En un sens assez pascalien, ce serait alors dans la claire vision de sa finitude (et de l’errance inquiète par laquelle il cherche à l’oublier) que le dasein pourrait s’élever vers les degrés supérieurs de son existence, par ses décisions majeures et ses œuvres essentielles. Heidegger l’a-t-il vraiment entendu ainsi ? Rien ne nous permet, me semble-t-il, de l’affirmer, car c’est bien souvent la pure et simple facticité, l’être-jeté (Geworfenheit) au monde de l’homme qui paraît lui suffire pour affirmer sa « nullité ». Toutefois, ce verdict de « nihiliste » à propos de Heidegger serait définitif si d’autres textes ne venaient infléchir sensiblement son discours114. Heidegger pose un 113 Ethique, III, prop. X, XI, XII, XIII corollaire. 114 Il en est ainsi notamment du cours de 1929-1930 traduit sous le titre Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, 1992 ; voir 90
principe pour toute démarche philosophique, à savoir ne jamais considérer un concept comme « étant là », donné, offert à disposition pour notre entendement, mais au contraire comme l’ouverture d’une orientation dégagée par une interrogation. L’entendement quotidien n’appréhende toutes choses que comme données là : pour lui, « le monde » n’est pas le centre d’une problématique qui s’ouvre sur le questionnement de l’essence humaine comme existant (Dasein), mais il est simplement ce qui est là (da sein) et nous-mêmes (avec nos propriétés, capacités) au milieu ; il suffit d’ouvrir les yeux, les oreilles et de calculer notre action quotidienne sur ce « donné ». Aussi, dit Heidegger, lorsque je dis : « le dasein est un être-versla-mort » (Être et temps, § 46 et sv.), cette phrase peut être mal entendue, au sens où peut le faire l’homme-auquotidien ou encore à sa manière le poète, à savoir : chaque jour nous rapproche de notre mort, nous « passons »115, nous sommes embarqués dans un fleuve qui est là, coulant vers le grand déversoir qui nous fera chavirer dans le néant (ou un « autre monde » ?). « Comme le temps passe ! », dit l’homme-au-quotidien, et le poète enfonce le clou avec élégance : « Ô temps suspend ton vol… ». Alors la phrase de Heidegger peut être entendue ainsi : nous sommes des êtres-pour-la-mort, il faut donc philosopher c’est-à-dire « apprendre à mourir », dans le souci permanent de notre précarité, de notre cheminement vers la fin. Mais tout cela nous paraît notamment le §70. Par ailleurs, Joël Balazut a soutenu en 2005 une thèse de doctorat intitulée « L’impensé de Heidegger et l’essence du tragique ». J’avoue ne pas avoir trouvé cet impensé qui ferait du tragique l’essence même du Dasein chez Heidegger, dans sa relation à l’Etre comme physis, même si le sentiment du tragique naît bien en quelque façon de cette relation. 115 J’ai écrit moi-même un recueil de poésie intitulé « Poèmes passant », mais il ne s’agit pas de poésie à propos du passage, ce sont les poèmes eux-mêmes, comme instants de création, qui sont passants. 91
proprement insupportable, « invivable » ! Alors n’y pensons pas, faisons comme si nous étions immortels ; il ne restera plus que cette ombre passagère qui viendra de temps en temps voiler notre soleil : « le temps passe, plaisir d’amour ne dure qu’un moment, vivons le présent, quel qu’il soit, car après tout, avec le temps, va, tout s’en va… ». Il y a bien là une expérience incontournable, celle de notre temporalité, de notre finitude radicale, et pour peu que nous nous y abandonnions, c’est le sentiment dionysiaque de l’horrible nuit du devenir destructeur qui s’empare de nous. Mais voilà, l’instant n’est pas que le momentané sur la pente du déjà-plus, il peut être aussi « flamboiement » (le terme est employé explicitement par Heidegger, sans autre éclaircissement) : cela veut dire qu’il peut être la signature d’un agir « résolu »116, qui dégage un horizon, celui d’une élévation, d’une affirmation plus forte de ce qui a, ainsi « à exister ». Nous voilà revenus sur les traces du « grand Désir » qui nous traverse. Alors le Dasein serait ainsi (et Heidegger en formule l’hypothèse, comme « en passant ») ce qui se fraye un chemin dans le va-et-vient ou plutôt dans la disjonction entre sa quotidienneté oublieuse et passive (même lorsqu’elle prétend mémoriser et agir) et son affirmation la plus insigne, sa singularité. Faire de ma finitude mon extrême possibilité, mon pouvoir-être le plus haut, qu’est-ce alors sinon l’acte « résolu », à savoir celui qui pourrait être ultime, mon « œuvre », à la fois la plus proche et la plus lointaine, étrave dressée face au courant 116 Encore un mot écrit par Heidegger et non éclairci. Le mot français vient de l’ancienne langue : soudre signifiait « dissoudre, défaire ». On pourrait dire qu’est « résolu » ce qui signe un pouvoir-être libre, dégagé d’une charge, autrement dit, ce qui met en œuvre notre pouvoir-être en le libérant de ce qui était noué, emmêlé, confus, embarrassé. Il faudrait assurément tout un long travail philosophique pour éclairer ce terme, qui prend naissance philosophiquement avec la prohairesis aristotélicienne, comme « décision ». 92
du fleuve ? C’est là mon tragique : je ne suis pas simplement là comme une feuille de saule dérivant sur les eaux sans raison, je suis à être, à mettre-en-œuvre, à signifier par arrachement à l’absurde dissolution. Il y a bien trop d’équivoques, d’ambiguïtés, de « chemins qui ne mènent nulle part » chez Heidegger pour que nous le suivions « résolument ». Non, la mort n’est pas « la possibilité la plus haute » du dasein. Non, il n’y a pas d’autre « être-en-faute » du dasein que sa responsabilité d’avoir-été-ceci : mais alors pourquoi la nommer ainsi ? Non, il n’y a pas de « nullité » du dasein mais seulement son inachèvement constitutif117. Il faut 117 Nous partageons donc la « perplexité » de Paul Ricoeur (voir La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, notamment les pages 464466) face à ce qu’il nomme « l’obturation » chez Heidegger des « ressources d’ouverture de l’être-possible par l’insistance sur la thématique de la mort ». Ce que Spinoza avait parfaitement énoncé, à savoir que l’homme est un être de désir, Heidegger l’a certes repris à son compte à travers le primat qu’il accorde à l’être-possible dans le projet ou « devancement de soi » ; et comme ce devancement cherche la plénitude du « meilleur », il le nomme à sa façon « l’être-toutpossible du dasein ». Mais « l’authenticité » veut que nous nous placions sous l’horizon permanent de la finitude qui traverse toute résolution possible : ainsi la dimension existentiale fondamentale du « souci » sera-t-elle toujours à la jonction du pouvoir-être et de l’êtrevers-la-fin. Certes on ne peut guère contredire l’affirmation de Heidegger selon laquelle « la possibilité la plus propre du dasein » serait la mort, dans la mesure où celle-ci est indépassable, l’ultime certain où tous les projets se résorbent. Mais pour autant, Ricoeur voit juste en interrogeant : faut-il donc parler d’un « être-pour-la-mort » et, dans l’ambiguïté de ce « pour », faire de cette facticité absurde du terme final une quelconque destination (qui, comme toutes les destinations, cherche en quelque façon à retrouver du sens là où il n’y en a pas) ? Heidegger parle sans ambages de la « nullité » du dasein : comment ne pas comprendre dans cette parole ce nihilisme auquel Ricoeur répond ainsi : « l’angoisse qui met son sceau sur la menace toujours imminente du mourir ne masque-t-elle pas la joie de l’élan du vivre ? ». C’est en cela que Heidegger, comme tout nihiliste (de même 93
donc nous débarrasser de toutes ces tonalités nihilistes pour ne retenir que l’unique intuition de ce philosophe qui s’énonce ainsi : nous sommes temps. Après avoir lu Heidegger et l’avoir gardé en mémoire tout en prenant nos distances avec lui, comment pourrions-nous donner à cette intuition un horizon tragique ? Il faut pourtant éviter d’être trop injustement ingrat envers Heidegger. Si l’on évite les impasses où il nous mène à travers la « question de l’Être », si l’on soustrait par ailleurs ces relents d’un christianisme mal digéré, et que l’on recentre son propos sur le seul binôme propre au dasein, celui de son être-jeté-au-monde et de son êtreprojeté118, alors nous trouvons là assurément les linéaments du tragique, car l’être-jeté signe le non-sens absolu de notre existence en même temps que l’êtreprojeté invente le sens de multiples façons ; et ce « en même temps » est le paradoxe même de notre temporalité. L’appel que le dasein peut se lancer à lui-même est un appel à son pouvoir-être. Cet appel est factif en cela que tout « positiviste »), ne saurait accéder au sentiment du tragique. Il s’est pourtant bien placé au cœur de celui-ci, en sachant voir que c’est un même mouvement que le projet et l’être-vers-la-fin (puisque ce qui n’a nul projet ne saurait finir). Mais il n’a pas su (ou voulu) en supporter l’affect dans la tension entre ces deux pôles, tension qui se nomme « existence ». Il est bien vrai que, comme le dit Ricoeur, l’ouverture du pouvoir-être « non saturable » et la fin « en forme de clôture » s’entrechoquent. Et c’est cette collision, inévitable et insurmontable, qui désigne justement le sentiment du tragique. C’est dans l’homme tragique que la « jubilation » de la vita activa dans l’oeuvre vient s’opposer à ce qui, sans elle, finirait par ne plus être qu’une « obsession métaphysique » : la mort destinale. En cela Ricoeur nous exhorte à juste titre à « explorer les ressources de l’expérience du pouvoir-être en deçà de sa capture par l’être-pour-lamort ». En ce sens, et parce qu’elle est « mortelle », c’est bien la vie que médite « l’homme libre » de Spinoza : sa « sagesse » est de savoir que sa finitude est aussi sa puissance. 118 « Etant jeté, le Dasein est jeté avec le genre d’être du projeté », Sein und Zeit, § 31. 94
qu’il fait simplement partie de son être-au-monde inéluctable. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est proféré et encore moins entendu. Cet appel exige un regard lucide sur son être embarqué dans le devenir qui l’expose doublement, à la contingence insensée d’être là et, corollairement, à l’avoir-à-être en projet. Par cet appel il est comme mis en demeure de sortir ou non du présent sans cesse reconduit de la préoccupation quotidienne. Pour lui l’appel est lancé depuis sa mémoire de l’irrémédiable avoir-été-ceci, et vers l’avoir-à-être en projet – en cela les deux versants de son être-temps sont inséparables bien que contraires. Le dasein est pris dans une double facticité : celle d’un toujours-déjà-là, à savoir le fait qu’il est au monde de manière inéluctable et qu’il a été ceci de manière irrémédiable, mais aussi celle d’un avoir-à-être en projet qui tient tout simplement à ce qu’il est désir. Le toujours-déjà-là peut être parfaitement ignoré en tant que tel, et l’avoir-à-être peut l’être tout autant : hélas, il en est ainsi dans la préoccupation ordinaire, par laquelle l’êtresoi singulier n’est nullement mis en jeu, mais au contraire mis entre parenthèses au profit de l’habileté ; entendons par « habileté » le simple savoir-être-au-mieux avec les autres existants et les choses. A contrario, entendre l’appel c’est d’abord répondre présent face à la finitude : mon être-vers-la-fin traverse tout le flux de mon existence ; autrement dit, c’est accueillir pleinement119 la facticité absurde de ce déjàavoir-été toujours imminent, de cette récurrence de la fin. C’est là le premier mode de ma temporalité, celui de mon anéantissement constitutif (et non accidentel). Mais entendre l’appel c’est aussi et simultanément - c’est là toute la tension d’exister – mettre en jeu dans le projet mon pouvoir-être-soi singulier inaliénable, chaque fois 119 Cela pourrait être ce « vouloir-avoir-conscience » dont parle Heidegger. 95
que la situation le rend possible (et pas seulement nécessaire). Que désigne la « situation » ? Elle désigne ce qui m’invite, sans nécessairement me contraindre120, à affirmer mon ethos propre, c’est-à-dire ce qui me fait renaître in situ à celui que je me fais être, autrement dit, cet autre mode de ma temporalité qu’est la maturation121 du soi. C’est dans cette tenue-ensemble des deux manières de me temporaliser que se révèle tout le tragique de notre existence : être assigné à devenir soi dans le courant du déjà-finir. Jaspers : presque tragique L’existentialisme de Heidegger me paraît verser ainsi trop facilement dans un nihilisme incompatible avec une vision tragique. Qu’en est-il de la philosophie de Karl Jaspers ? Même si son existentialisme ne me paraît pas être une pensée tragique à proprement parler (sa vision chrétienne de la « transcendance » y fait finalement obstacle), il constitue un terreau plus favorable à celle-ci. En effet que nous dit-il ? D’abord que l’existence n’est pas le simple esse d’un être-là jeté au monde (comme c’est finalement le cas pour Heidegger), mais qu’elle est une certaine puissance, un certain pouvoir-être de cet être-là : « l’homme est possible existence dans l’être-là ». C’est là ce que Jaspers nomme la « liberté » de l’homme. Ce terme ne me convient pas pleinement car il a quelque chose d’incantatoire, il a la gratuité d’une exhortation. La liberté réelle, manifeste de l’être-là c’est le désir. L’homme sans 120 La « situation » n’est pas nécessairement « limite » comme le voulait Jaspers. 121 Nous employons là un mot qui pourrait être une traduction du mot allemand Zeitigung qui désigne chez Heidegger la « temporalisation », l’œuvre du temps. 96
désir n’est pas libre. Je préférerais donc dire que cette puissance d’exister c’est le désir122. « L’être » devient ainsi l’œuvre possible d’un existant en son désir. C’est comme désir que l’existence déborde sur le pensable (donc sur toute essence ou détermination pensée) et ce débordement est une ouverture pour la puissance créatrice d’un existant : voilà bien ce que Jaspers nommait « le germe, bien que disparaissant, d’une création du monde ». Bien que disparaissant, car ce pouvoir-être n’est jamais mis-en-œuvre une fois pour toutes, imperturbablement ; au contraire il est sans cesse « appelé » et doit répondre, autant qu’il le peut, dans chacune de ces « situationslimites » dont parle Jaspers, où l’homme met à l’épreuve sa « décision », là où le pensable, prévisible, programmable, calculable, a déjà atteint sa « limite ». C’est ce que Jaspers nomme « transcender ». S’il s’agit là d’un « par-delà le logos », je l’admets et ce que je nomme ici « désir » n’est rien d’autre qu’une telle transcendance, sans qu’il faille y voir un quelconque regard vers le divin (sauf à voir un daimon dans tout désir). Il y a bien là quelque chose d’étranger, d’in-familier, dans la mesure où le désir est sans fondement ou principe, où la décision est sans garantie ni caution. Mais ce que cette étrangeté pourrait avoir d’angoissante est apaisé par le baume de la mise-en-œuvre, de la poièsis du désir. Le « transcender » tragique du désir c’est son œuvre, sa création (poièsis). Enfin, dans la mesure où toute œuvre peut être considérée comme un appel à la « communication » avec les autres existants, j’accepte l’idée de Jaspers selon laquelle il y a là un accomplissement de la puissance existentielle de l’homme ; mais je n’y vois qu’un effet bénéfique et non
122 Je rejoins ainsi Spinoza disant que « le désir (appetitus) n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme » (Ethique, III, prop. IX, scolie). 97
une condition, car, comme le dit Nietzsche, le musicien peut éprouver la joie de jouer sans avoir de danseurs. Je dirais du désir ce que Jaspers dit de ce qu’il nomme « liberté de l’homme » : il ne peut être garanti que si l’homme ne sait pas ce qu’il en est de l’être. Non seulement le désir n’est pas conditionné par un percevoir ou concevoir préalable, mais il ne peut même se déployer que sur fond d’impensé, d’impensable en ce qui concerne « ce qui est ». La transcendance du désir s’accomplit audelà de cet impensable, au-delà du « cela est » irréductible à tout logos. L’être est un déjà-là « englobant » (terme de Jaspers) toute pensée, inaccessible à tout logos ; on ne peut lui donner aucun principe ou fondement, il y a même une hyperbole abusive à parler de « l’être » : éclaté, fragmenté, déchiré, il déborde la pensée de partout et en tout sens, il est proprement l’insaisissable. Mais dans ces fractures, fragmentations, déchirures, s’ouvrent pour nous des voies d’existence que nous éclairons de notre mieux. Dans tous ces manques, discontinuités, viennent se glisser les œuvres, ces créations par lesquelles chaque « soi » singulier se veut lui-même comme « transcendé ». Il faut, nous dit Jaspers « exhausser l’impensable » : je l’entends comme autant de manières d’élever le simplement donné, de surmonter l’irréductible et pourtant innommable « cela est », de le surmonter vers ce qui est résolu, vers la décision mise en œuvre, autrement dit la création : en elle c’est le « soi » qui se surmonte dans le « je » œuvrant. Recueillie en elle-même, rassemblée sur son logos interne, l’œuvre appelle (tout sens appelle). Entendu, cet appel est déjà devenu une autre création, tout aussi recueillie sur son logos, l’une et l’autre de ces œuvres se faisant écho : c’est ainsi que j’entends la « communication » dont Jaspers a voulu faire la clef de voûte de toute existence. Je n’en ferais pour ma part qu’une agréable compagne, qui n'est
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pas absolument indispensable (la solitude sied si bien à la philosophie !) mais peut néanmoins nous indiquer de nouveaux chemins. « Transcendance » L’existence est une intime conviction : nous sommes déjà immergés en elle avant même de la questionner. Je suis celui que je me fais et je me fais celui que je suis. Je suis sur le mode du « à faire », toujours en avant de moi-même et pourtant toujours déjà là. Dans le « projet » je m’excède sans cesse, sur le mode de l’inachèvement : là est le sens de toute « transcendance » ou « extase ». Aucune dialectique ne peut surmonter cette fuite en avant, cette échappée que meut le désir d’optimum ; l’existence ne s’accomplit jamais dans un résultat ou une synthèse ou un bilan. Dans « exister » il y a l’impérieuse intuition d’une impérieuse injonction, et cette intuition ne peut se développer en objet-de-savoir : elle colle parfaitement à une dynamique, à la puissance active du « se faire ». Parler d’« existence » c’est participer à un affect, au sentiment d’un effort, d’une poussée débordant toute dialectique ou savoir dianoétique. C’est cet effort, cette impulsion, que Jaspers nommait « origine » (Ursprung), le bond (Sprung) primitif (Ur), et participer à ce bond premier c’est être soi, c’est-à-dire être à soi-même sa propre nécessité comme auteur, créateur irrécusable d’une œuvre, quelle qu’elle soit. On peut nommer cela « authenticité ». Si « transcendance » chez Jaspers signifie ce surgissement de soi dans la création, dans cette poièsis qui est un ethos, alors je me sens proche de cette philosophie-là, par opposition au ruminement heideggérien de la « nullité » angoissante ». Le tragique est dans le sentiment à la fois de ma finitude et de ce
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pouvoir-être-soi originel et original. Le tragique est dans ce choc entre les deux, dans cet être-là proprement insensé et qui cèle pourtant en lui-même tout sens possible. « Le pas risqué dehors », ainsi le poète nomme-t-il cette « transcendance » : « Lapidez-moi encore de ces pierres du temps « qui ont détruit les dieux et les fées, « que je sache ce qui résiste à leur parcours et à leur chute (…) « et si c’était, oui, ce simple pas risqué dehors » Philippe JACCOTTET, A la lumière de l’hiver. Existentialisme, existence, existence tragique L’existentialisme cherche toujours en quelque façon une essence de l’être humain en tant qu’il existe. En cela il pourrait n’être qu’un essentialisme de plus et se renier ainsi lui-même. Mais tout essentialisme repose peu ou prou sur l’adhésion à la vieille identité parménidienne être = pensée ; or l’existentialisme cherche l’existant dans ce qui va par-delà le penser et ses déterminations (qui se veulent essentielles) ; ou plutôt il le cherche dans la tension entre toutes les formes du logos (parole et raison) et l’innommable terrifiant et insensé : en cela il peut être existentialisme tragique. Pour cela deux conditions sine qua non : d’abord qu’il ait renoncé à toute entente de « l’être »123 et notamment à toute entente conceptuelle 123 Ce à quoi Heidegger, contrairement à Jaspers, n’a jamais renoncé puisqu’il voit même dans cette entente l’essence de l’être humain ou dasein. La question est fort bien posée à sa manière par Jean Wahl : « peut-on à la fois donner une théorie de l’existence comme étant le fondement de toutes choses et édifier une théorie de l’être en général ? » (Introduction à la pensée de Heidegger, Cours donnés en 100
(donc à la vieille identité parménidienne), ensuite qu’il ne soit pas simplement le contemplateur (la contemplation suppose toujours en quelque façon que la vérité, la révélation de l’essence, est proposée, offerte à qui sait la découvrir) mais le créateur, celui qui met un monde en œuvre.
Sorbonne de janvier à juin 1946, Leçon XV). Ma réponse sera négative. L’inspiration existentialiste ne saurait reposer sur une « entente de l’être » en tant que tel ; une telle « entente » demanderait à être expliquée (donc clairement distinguée de celle des étants multiples), ce qui renvoie à s’interroger sur ce qu’est « entendre » ou « comprendre » pour un dasein. L’existentialisme ne peut envelopper qu’un sentiment confus de la question de l’être (ce qui est nommé parfois « entente pré-ontologique ») sous cette forme lapidaire : pourquoi ce qui est plutôt que rien ? question pleine d’affect mais sans réponse. 101
4.
Le tragique entre désir et langage
En commençant ma réflexion je me suis efforcé de dire comment le sentiment du tragique naît à la croisée de notre temporalité et de notre désir d’ « enfanter dans la beauté ». Mais toute tendance ou appétition humaine se prend dans la toile du langage et c’est cette prise que la psychanalyse lacanienne interroge plus particulièrement124. Pour elle le langage est un jeu de rapports entre une multiplicité synchronique de signifiants possibles, jeu réglé par un « système codé » instauré par d’autres « parlants »125 qui s’impose au petit enfant, système à partir duquel se constitue une « chaîne signifiante » diachronique. La demande signifiante marque le désir de son empreinte, et ce avant même toute verbalisation effective chez le tout petit car le jeu des rapports codés s’établit d’abord dans une tonalité intuitive affective avec l’autre parlant référent : le code est d’abord affectivo-moteur dans son appréhension de « l’Autre » (celui-qui-parle). Plus tard, à partir de la prise en compte du « désir de l’Autre » (propre à l’Autre) qui peut ou non accéder à la demande du sujet, s’établit non pas seulement un jeu de choix de formulation successifs, mais encore un véritable jeu de substitutions, de déplacements, de masques entre les signifiants, qui démultiplie les significations et opacifie la dyade signifiant/signifié : ainsi entre-t-on dans la dimension de « l’inconscient » dans l’épaisseur du langage - c’est aussi là que s’ouvre le jeu 124 Voir à ce sujet Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, notamment la leçon I du 12 novembre 1958. 125 Ces déjà-parlants sont autant de porteurs d’ « identification primaire » car ils fonctionnent comme des législateurs des noms auxquels le petit enfant cherche à s’assimiler. 103
« métonymique » ou « poétique » du verbe. Le sujet s’efforce de situer son désir dans l’espace du désir de l’Autre : il cherche son « horizon d’être » dans l’intervalle de jeu entre ce qu’il dit de lui-même désirant et l’articulation langagière (la formulation verbale adressée à l’Autre). Pour le sujet, l’histoire de la formulation verbale de son désir et le flux de son vécu affectif à l’égard de l’Autre (celui qui peut ou non le satisfaire) sont loin d’être réglés harmonieusement l’un à l’autre. L’Autre est lui-même désir et la relation du sujet à cet autre désir est pour lui génératrice d’angoisse, sentiment confus (presque sensation pure) qui vient l’effleurer en passant de son aile sombre mais peut aussi l’imprégner, « atroce, despotique, plantant son drapeau noir », comme le dit le poète. On sait que la psychanalyse s’efforce de nous montrer comment le sujet se défend contre l’angoisse (« avec son moi », dit Lacan) dans un système de relations imaginaires flexibles avec l’Autre-qui-le regarde : c’est dans le rapport à l’image de l’autre que le moi va fonder sa propre image originaire (Urbild), à partir de la position symbolique d’un « Idéal du moi » (le moi vers lequel il tend, constitutif de son horizon d’être). Ainsi le sujet vient-il situer son désir dans l’espace du fantasme, à savoir le rapport de lui-même parlant à l’Autre imaginaire (l’image de l’autre) : c’est dans cet espace qu’il va « accommoder » son désir à la jointure du symbolique (la formulation signifiante du désir) et de l’imaginaire (les images « idéalisantes »). L’angoisse de la confrontation au désir de l’autre trouve remède dans cette « accommodation ». « Le désir est métonymie de l’être », nous dit Lacan. On peut le comprendre au sens où ce que je suis ne se dit, ne s’exprime que par le désir, ou plutôt comme désir (« essence de l’homme » selon Spinoza) : je m’exprime sur le mode de la tension vers ce que je suis 104
dans mon pouvoir-être, donc comme ce perpétuel écart avec moi-même à résorber ou réduire. Moi-même je suis un « autre » et l’Autre n’est aussi qu’une figure de moimême, dans ma perpétuelle inquiétude. On peut formuler l’hypothèse que cette inquiétude a pris sa source dans la situation de désaide (Hilflosigkeit, dit Freud) que connaît le petit enfant éprouvant la faim ou le besoin de sécurité affective, et qu’elle a pris ultérieurement diverses formes selon l’histoire du sujet. Néanmoins, l’homme existe, et en cela son « désir » s’est dissocié du besoin ; bien au-delà de tout effort pour subsister, il est devenu le signe, le marqueur existentiel. Qu’est-ce à dire ? Le sujet est engagé, embarqué dans la parole qui a lieu dans le rapport à l’Autre, qu’il soit cet autre ou luimême (car il se parle plus souvent à lui-même qu’à un autre). Dans ce lieu de parole, nous dit Lacan, il y a un « signifiant manquant » : le sujet lui-même comme désir. Si l’on en croit Lacan, le signifiant qui pourrait le manifester comme tel serait « phallus ». Ce signifiant qui pointe toute la puissance désirante du sujet est l’interdit : il est métaphorisé de multiples façons et l’image du sujet apparaît dans ces métaphores adressées à l’autre. Derrière tout cela, n’y a-t-il pas ce que Lacan a lui-même entrevu, sans en dire davantage ? « Ce que (le langage) voile toujours, c’est, au dernier terme, la mort. ». L’ombre portée du « désir » c’est justement ce qui ne peut être ni exprimé ni entendu, ni de l’autre ni de soi-même, et qui en cela génère l’angoisse de la coupure de toute relation à l’autre aussi bien qu’à soi : « la mort », le non-signifiant voilé. « La mort » est ce mot non-signifiant qui pointe chez le sujet l’impossibilité de dire ; mais le sujet passe outre cet inaccessible au langage à travers toutes les figures métaphoriques de son désir : l’indicible devient ainsi « l’interdit », ce qui « ne se dit pas » mais peut se travestir à l’infini. Le désir du sujet s’accommode devant 105
l’Autre, à travers une multitude de fantasmes qui le déguisent, et cela en lieu et place du signifiant manquant impossible : la mort, le sans-sujet, l’impossible pour soi. Nous sommes là, sans que jamais Lacan ait prononcé le mot et sans même sans doute qu’il en ait eu l’intuition126, au bord du tragique, car toutes les figures de notre désir que sont nos œuvres sont autant de signifiants au défi de cela même qui fait échec au sens, à savoir notre finitude comme sujet (être-désirant).
126 Rien n’est moins sûr cependant, car j’ai souvenir d’une leçon au cours de laquelle, dans un silence « de mort », Lacan avait lancé d’une voix sépulcrale, devant un amphithéâtre médusé, cette phrase : « Car tout ceci ne serait-il pas proprement insupportable si nous n’avions la certitude que cela devait nécessairement, un jour ou l’autre, finir ? » Ce dernier mot résonne encore à mes oreilles : il ne manquait que la secousse finale de la sixième symphonie de Mahler, dite Tragique. 106
5. La « philosophie tragique » de Clément ROSSET
Clément Rosset écrivit en 1960 à l’âge de vingt ans un ouvrage intitulé La philosophie tragique127, dont luimême dira trente ans plus tard que, « du point de vue de l’écriture », il n’y avait « rien à sauver », mais que pourtant « le fond tient ». Bien qu’il soit bien difficile de passer-outre à certaines « formes », je me contenterai donc d’examiner le « fond », qui me paraît totalement intenable à force de cultiver le paradoxe. Mais la parole de Rosset, comme toutes les paroles, n’a finalement d’importance qu’en ce qu’elle permet à son auditeur de faire entendre la sienne. S’approprier le tragique Le sans-voie (a-poros) et sans-voix (l’Innommable) c’est la fin de toute existence, pétrifiante à tout jamais, sans recours, sans retour. Ici l’interprétation échoue sur le sable du non-sens128. A partir de là tous les sens possibles apparaissent comme entachés d’incomplétude, toutes les œuvres apparaissent comme « inachevées », ce pourquoi d’autres surgissent sans cesse. L’évènement qui nous appelle au tragique est d’abord la fin d’une singularité, de cet individu ; 127 Paris, 2003 (édition originale 1960). 128 Voir Nietzsche, fragments posthumes (FP), 1870-71, 9 (28). 107
évènement qui génère l’affect, le sentiment du tragique. Sur cet affect vient planer la pensée de la finitude comme irrémédiable (sans remède) ; avec cette pensée se découvre le non-sens absolu, première face du tragique de l’existence : le mort en instance c’est moi, c’est toi, c’est lui… ; c’est l’ombre tragique jetée sur toute joie. L’évènement tragique, c’est pour nous une collision129. Toute pensée qui donne sens, qui « comprend130 », part de ce choc affectif avec le non-sens de la fin. C’est là une collision avec notre désir de croître en créant et d’augmenter ainsi notre puissance active, donc notre joie. C’est pourquoi surmonter ou dépasser le tragique ne peut être qu’un leurre, car cela supposerait d’effacer la collision en renonçant à son désir : « la vie ne vaut rien, elle ne vaut pas la peine qu’on la « prenne au tragique » ; il y a là un jugement moral porté sur la vie en forme de « consolation » - en cela Rosset voit juste en affirmant que le tragique est inconsolable. A partir de là, il nous appartient de vivre, d’inscrire l’affect du tragique dans notre temporalité qui est devenir (ce à quoi Montaigne nous invite à sa façon), en l’accueillant comme une opportunité inépuisable de joie. Nous sommes ainsi appelés, non pas au « bonheur », à un optimisme de détournement, de divertissement (au sens pascalien), non pas à un pessimisme de lamentation et de résignation, mais à cette poièsis qui porte la finitude au 129 Précisons que nous ne partageons pas le point de vue de Rosset selon lequel il y aurait dans le tragique nécessairement une « surprise ». Certes le ressenti du tragique est brutal, saisissant ; mais il n’est pas nécessairement imprévu : l’annonce d’une mort, même attendue, génère un tel ressenti. Le tragique n’est d’ailleurs pas inhérent à une situation empirique en tant que telle, même si une telle situation peut en libérer le sentiment de façon violente. 130 « comprendre le monde à partir de la souffrance, c’est là le tragique dans la tragédie », Nietzsche, FP 1875, 6 (20). 108
revers de sa puissance d’enfanter, qui porte « l’irréconciliable » (terme de Rosset) du non-sens à l’envers de toute signification. Cette poièsis est assurément la seule contre-force à l’affect du tragique dans ce qu’il a de dévastateur : elle génère une sorte d’équilibre instable, précaire, toujours à restaurer, face à la Moïra destructrice. Une autre stratégie est celle du « bonheur », que dénonce à juste titre Rosset, à savoir l’évitement du tragique par un renoncement (ou une réduction a minima) à la joie, c’est-à-dire à toute affirmation de soi comme donneur de sens. Ce n’est pas en renonçant ainsi à ce que l’affect tragique vient compromettre que l’on pourra accueillir pleinement cet affect et le « vivre » dans la lumière joyeuse du principe apollinien d’individuation (et en cela notre route se sépare de celle de Rosset) ; c’est au contraire dans l’affirmation de ce principe, en gardant sur lui le regard lucide131 qui éclaire l’horizon de toute poièsis132. Le tragique peut être une collision destructrice de l’individu qui le ressent ; il s’agit de ne pas nous abîmer en lui mais de laisser naître la contre-force qui nous permet de « vivre tragiquement » : ce qui suppose (contrairement à ce que Rosset affirme volontiers) d’accepter le tragique, non pas en s’y soumettant (ce qui peut se faire en renonçant à la singularité) mais en l’intégrant pleinement et sans réserve dans l’affirmation de soi, ce qui s’accomplit dans la pensée ou l’œuvre d’art tragique. Sans cette poièsis la joie n’a aucun ancrage 131 Les poètes (la poésie n’étant que l’une des formes de la poièsis) ne sont pas des illuminés inconscients, comme le voulait Platon qui cherchait à les chasser de la Cité, mais des habités du tragique qui savent en faire mûrir le fruit le plus savoureux. 132 Le terme de « rebelle au tragique », employé par Rosset p.34 (mais dévalué p.79) pour qualifier la joie salutaire, nous gêne considérablement. Contre le sentiment du tragique pourquoi donc se rebeller (inutilement) ? On peut au contraire l’accueillir en neutralisant sa charge destructrice par la poièsis apollinienne. 109
terrestre (or le tragique est un affect terrestre et non olympien). Je reviendrai sur ce point : nous ne sommes pas joyeux du simple fait d’être encore vivant, la « joie de vivre » s’ancre toujours dans ce que nous vivons et vivre vraiment quelque chose c’est toujours créer en quelque façon133. Mais, encore une fois, cette « joie » n’est pas une défense ou une réaction contre le tragique ; elle est plutôt une manière de s’approprier le tragique, d’en faire un élan, une dynamique créatrice : le tragique n’est pas le tragique tant qu’il n’est pas le ferment de nos plus belles créations, fussent-elles les plus illusoires. Il y a chez Rosset un élément fondamental de sa vision que je ne partage pas avec lui : le lien indissociable qu’il établit entre le tragique et le caractère illusoire de toute « liberté » humaine. Il est vrai que le tragique ne ressort pas du domaine de la « responsabilité » au sens de la faute, de la culpabilité, ou même du « mérité/immérité » : en cela il y a en toute situation ou état d’âme tragique une véritable innocence. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut faire du tragique un royaume où toute « liberté » est par essence exclue. Si Rosset procède à une telle exclusion, c’est fondamentalement parce qu’il a assimilé la liberté au simple pouvoir de « choix » d’un sujet en face de plusieurs chemins possibles. Il n’a en fait de la liberté qu’une conception toute négative : ne pas être empêché de faire quelque chose du fait de quelque entrave ou imperfection ou déficience134. Même quand il parle de la liberté d’ « orienter sa vie », il n’y voit qu’un droit de choisir sans être empêché, rien de plus. Cette « orientation » est pourtant bien autre chose qu’un simple choix que l’on peut exercer plus ou moins arbitrairement : 133 Entendre une musique ne suffit pas à la « vivre » : pour la vivre il faut l’écouter de telle manière que son écoute nous engage à la « jouer » en nous-même, à nous en faire les nouveaux interprètes. 134 Voir p. 39. 110
elle est le fruit d’un pouvoir-être qui s’engage, elle est la véritable autonomie d’un vouloir. Quand Rosset parle de « préférence intime », il y a là précisément la véritable liberté d’un pouvoir-exister : il n’y a vraiment liberté que dans ce qui engage une existence. La « valeur préexistante » qui dicte au Rodrigue du Cid son choix n’est pas, comme l’affirme Rosset, cette nécessité sans liberté (le « naturel » de Rodrigue), mais elle est précisément sa véritable liberté, comme puissance d’être à soi-même sa propre nécessité. Il ne s’agit pas de réintroduire la notion de pêché au sens chrétien (voir le bien et faire le mal), et en cela cette liberté n’est pas coupable au regard d’un devoir-être transcendant ; mais il s’agit d’affirmer l’innocence d’un pouvoir-être, d’une volonté libre (au sens où Nietzsche parle d’ « esprit libre »), qui fait de la nécessité tragique – celle du flux destructeur et absurde de l’existence – le corrélat d’une puissance de créer, d’affirmer des valeurs, d’exprimer une singularité. Iphigénie n’est pas simplement celle qui n’est pas libre de ne pas mourir injustement, mais celle qui fait de sa mort injuste inéluctable cette nécessité dont elle fait sa liberté d’être soi135. 135 Rosset verrait peut-être là un « paradoxe (faussement) génial » (p.45), mais il n’agit pas là d’une « explication » astucieuse du tragique, mais plutôt d’un certain ethos de celui qui n’est pas simplement tragique en abdiquant toute liberté. Si « être religieux » est une telle abdication comme le prétend l’auteur, alors je ne suis décidément pas « religieux ». Curieuse « religion » que celle de cette irresponsabilité ! Aucune pensée religieuse n’est tragique, mais toute pensée religieuse réussit ce tour de force du vrai « paradoxe » : réconcilier la fatalité avec la culpabilité. Rosset lui-même cultive le paradoxe de « l’irresponsabilité responsable » (voir p.47). Si Rosset entend par « religieux » l’idée que la valeur de l’homme relève en lui d’un « principe supérieur (qui lui est) inhérent », « indépendant de sa volonté » au sens où il ne fait pas l’objet d’un choix délibéré de sa part, je peux bien lui concéder cette notion (bien que la dénomination me semble inappropriée), mais alors pourquoi affirmer que cette 111
Cette puissance de s’affirmer face à cela même qui vient heurter de plein fouet notre désir d’être nous-même, n’est pas simplement comme le veut Rosset la force d’ « assumer une situation tragique », d’ « accepter d’être homme (…) dans un destin vierge de toute responsabilité »136, car cela ne serait finalement rien d’autre in concreto que de se soumettre à ce destin : si on ne la qualifie pas davantage, la « responsabilité face au tragique de l’irresponsable » n’est rien de plus que cette soumission au fatum. Cette puissance de s’affirmer est bien plus que cela, à savoir non pas la responsabilité de ceux qui courbent la tête en se sentant coupables ou bien en se soumettant au fatum, ni même la fière responsabilité du « héros », mais la responsabilité d’être cet homme-là qui a fait de « l’existence tragique » une existence qui signifie par elle-même, dans la mise-en-œuvre (en-ergon) de son énergie (energeia). Le tragique n’est pas un pessimisme Je ne suivrai pas non plus Rosset quand il parle « du tragique, du pessimisme, lié à la robustesse, à la force vitale, à l’instinct de vie »137. Le tragique n’est ni pessimisme138, ni optimisme (que Rosset vilipende copieusement). Il est bien force vitale, instinct de vie, mais valeur « dépasse infiniment l’homme » (ce qui est là une idée proprement « religieuse ») ? 136 Responsabilité que Rosset assimile trop facilement à la « culpabilité », en disant deux lignes plus loin : « faire face à un mal qui ne résulte de nulle culpabilité » (p.46) (je souligne). 137 p.50. 138 Si Nietzsche a abandonné l’idée selon laquelle « le pessimisme tragique est la seule source de la joie » (p.70), c’est parce qu’il a, nous semble-t-il, perçu à quel point le pessimisme était un subterfuge à l’égard du tragique. 112
le pessimisme est au contraire reniement, renoncement à la vie : il est l’une des formes du nihilisme. Le tragique ne s’abîme pas dans l’insensé douloureux comme le fait le pessimisme. Il n’élude pas davantage cet insensé comme le fait l’optimisme. Il a bien la claire « vision de l’horrible vérité qui anéantit », mais il n’est pas pour autant ce désir qui « s’élance vers la mort » et renie l’existence. Le tragique ne s’accomplit pas dans la fête dionysiaque comme désir de mort pour l’individu à la recherche de « l’unité primordiale ». Il ne s’en tient pas à la sagesse du Silène, dont le nihilisme proclame que le mieux est encore de mourir au plus vite, à défaut de ne pas être né. La « gravité », la « profondeur du souci » qui habite l’homme tragique ne s’exprime pas dans le « nous sommes une même fête », à la recherche de « l’évangile de l’harmonie universelle » en laquelle chacun se fond, « réconcilié »139. Qu’est-ce donc que cette communion universelle dans le silence, sinon une prière muette où l’homme reste pétrifié devant l’horreur insensée de la mort prochaine inévitable ? Le renoncement à la parole est fascination par le nonsens : ainsi le bacchant dionysiaque vient-il se dissoudre dans l’inintelligible destructeur : où est donc la force vitale de celui qui, voyant l’horreur destructrice de l’individu, s’abandonne au génie de l’espèce, à « l’identique en l’homme » ? C’est bien d’un abandon qu’il s’agit, abandon à cela même qui me détruit. La liberté est abolie, « nous ne pilotons rien », nous sommes livrés à « l’automatisme »140. Mais c’est là encore se tromper sur la liberté : elle n’est pas cette infinité de possibles indifférents qui s’ouvre par « manque de nécessité », elle s’accomplit au contraire dans la nécessité que se donne cet individu, dans sa lutte sous le signe de la contrariété, signe dont la manifestation 139 Toutes ces expressions surprenantes figurent pages 54 et 55. 140 Rosset le dit clairement : « l’automatisme (…) est toujours, par essence, le tragique lui-même » (p.57). 113
première et fondamentale est précisément son donner-dusens (ce semein qui est un poiein) face à l’insensé de tout ce qui devient. C’est justement parce que l’absolue nécessité d’un devenir absurde ne réduit pas l’homme à « l’automatisme » que le tragique se révèle pleinement dans cette nécessité pour chaque individu d’inventer, de créer (sinon « de toutes pièces », du moins pour l’essentiel), sans aucune caution ou garantie. Si le tragique peut « se contempler » dans l’enthousiasme et la joie, ce n’est pas en s’abandonnant à « ce que l’on ne peut refuser » (qu’on le nomme fatum, « automatisme » ou Dieu avec Pascal). Ce n’est pas ainsi que l’on « lutte contre la nécessité ». Curieux « ennemi du tragique »141 que celui qui s’enfonce dans sa contemplation et s’en fait une « fête » ! En fait on ne lutte pas contre la nécessité, fut-ce en s’y abîmant, puisqu’elle est la nécessité. On ne combat pas l’absence radicale de sens qui fait l’horreur de l’existence en devenir, première face du tragique. On ne fait que lui donner une compagne de route, seconde face du tragique, dont la voix discordante génère « l’harmonie » des contraires dont parlait Héraclite : cette compagne est la puissance poiétique d’inventer, entre tous les sens possibles, celui qui convient à cet individu qui crée ; c’est bien là, quoi qu’on en dise, notre « liberté », que l’illusion ne saurait empêcher d’être « belle apparence ». Derrière la joie du « pas encore mort ! » que clame Rosset142, se tient cachée la sagesse du Silène : être heureux de bientôt devoir mourir. La « joie tragique » n’est pas celle d’être encore en vie, mais celle de « faire de sa vie une œuvre d’art », ainsi que le disait Nietzsche, et 141 « Quel ennemi pour l’homme que le tragique ! » (p.61). Nous ne nous attarderons pas sur le jugement de Rosset à propos du mal, de l’ignorance, qui sont pour lui de « pâles adversaires » aux « atours anodins et rassurants » (sic !) en comparaison du tragique : cette comparaison nous paraît pour le moins inappropriée. 142 p.61. Voir page 62 pour la sagesse du Silène. 114
pour cela il faut œuvrer. On ne peut « se mesurer avec un destin »143 qu’en étant proprement soi-même, non pas simplement comme « encore vivant » mais comme s’affirmant dans l’élan créateur d’une existence. Rosset at-il jamais été « joyeux, confiant en (sa) force, en sa valeur, en sa raison d’être »144 autrement qu’en écrivant ses livres ? Seul celui qui « engendre dans la beauté » (et mime ainsi l’éternité, dirait Platon) est joyeux. En dehors de l’octave en musique tonale, il n’y a pas d’ « harmonie » au sens d’accord parfait, encore moins d’ « harmonie (originaire) perdue »145. Il n’y a que le jeu (héraclitéen) de la contrariété (qui a inspiré à Nietzsche « l’instinct dionysiaque ») : « aimer la dissonance » signifie accepter la contrariété des forces sans cesse renaissante, comme moteur du devenir. Non pas l’ « adorer »146 mais l’accepter pour la faire fructifier. Déborder de vie n’est pas « déborder sur la vie », encore moins la « réfuter »147. Celui qui sort de la vie ne fait que chercher à échapper au tragique par le pessimisme ou l’optimisme. Chaque existence est en elle-même une « dissonance » que celui qui existe doit trouver et cultiver pour en faire sa différence, sa mélodie, son chant, sur la basse continue du devenir destructeur absurde. La dissonance est dans la singularité ; il n’y a pas de 143 p.62. 144 p.64. 145 p.66. 146 p.67. Je mets en garde contre toute tentation de faire du « tragique » le dieu d’une nouvelle religion, objet d’adoration ou de « vénération » (p. 79). Puisqu’il n’y a pas de tragique sans cette absurdité radicale du devenir que toute idée de « Providence » cherche à réfuter, il ne saurait y avoir de « Providence tragique » comme le veut Rosset (p.79), ce qui n’est là qu’un autre nom de l’amor fati, à travers lequel le dionysiaque cherche à se réconcilier avec l’irréconciliable, cherche à se convaincre de « valoir la vie » (p.80). 147 Respectivement page 68 et 69. 115
dissonance dans le chœur des bacchants de Dionysos. Oui, il faut « reconnaître le tragique »148, mais non pas pour s’y noyer comme Narcisse dans sa propre image, mais en lui tendant le miroir de la parole signifiante (aussi diverse soit-elle), comme son anté-chant (mot rilkéen), son contrepoint. Le oui « enthousiaste » à la vie ne peut s’exprimer autrement qu’en s’inventant « une vie »149. Rosset a touché une seule fois, me semble-t-il, le véritable cœur du tragique, en disant : « L’irresponsabilité, l’absurde si l’on veut (…) est la révélation du sens »150. Malheureusement il n’en dit pas davantage et n’explicite 148 Cette « reconnaissance » signifie chez Rosset non seulement « claire vision » mais aussi « gratitude » ; or toute gratitude suppose en quelque façon une « réconciliation » : c’est donc une réconciliation avec l’irréconciliable, ce qui rend le propos paradoxal, pour ne pas dire antinomique. Tout cela ne prend sens que dans l’amor fati, l’adoration du « dieu » (expression récurrente chez Rosset, par exemple p.81) nommé tragique. 149 Rosset voit fort bien que « l’estime de soi » est le fluide énergétique qui permet de dire « oui à la vie ». Le « suicidé » est un malade de l’estime de soi. Il surestime la vie en lui accordant une valeur qu’elle n’a pas. En elle-même la vie n’ « a » pas de valeur, pas plus qu’elle n’a d’absence de valeur : elle n’est pas un « bonheur » en soi. Mais ce qui vit donne de la valeur en donnant sens par l’œuvre d’un sujet existant. Seul celui qui donne sens dans son œuvre peut atteindre l’estime de soi. Il ne s’agit pas de valoir « plus que la vie » (la formule de Rosset est malheureuse car elle laisse entendre que la vie « ne vaut pas assez »), mais il s’agit d’être celui qui vaut en tant que donnant la valeur par son ergon. C’est là la médiation manquante dans la parole de Rosset, qui se contente de dire que « la source suprême de l’estime de soi n’est autre que la révélation tragique » (p. 74). Il y a là un cercle qu’il convient d’éviter car il n’éclaire rien. Si « révélation » il y a, elle est celle d’une tension, d’une contrariété irréductible et pourtant indépassable entre le non-sens horrible de l’existence (« la vie ») et le sens singulier d’une existence (« une vie ») ; mais pour que cette tension se « révèle », il faut les deux termes de la contrariété, et pour cela il faut qu’un existant œuvre pour le sens. 150 p.70. 116
nullement cette formule, que finalement j’ai tenté de développer de multiples façons. Pourtant le mot « révélation » méritait bien cet éclaircissement. Comme le bain photographique est (dans la photographie argentique) le révélateur de l’image, le fond absurde du devenir destructeur, l’omniprésence et l’omnipotence de la finitude, constituent cette basse obstinée sur laquelle se détache le sens existentiel de l’œuvre (ergon) dans toutes les tonalités (ou atonalités) possibles. Le cri de délivrance de Rosset, « il suffit que la vie soit tragique pour qu’elle ait un sens »151 résonne à nos oreilles : un sens à tout prix ! un sens plutôt que rien ! Oui mais la vie ne prend jamais sens en tant que telle (ce pourquoi les hommes ne veulent pas la vie pour la vie, mais la puissance), elle demeure l’horrible absurdité ; et pour lui opposer une contre-force en tant que telle, il faut que nous donnions le sens, que nous l’inventions par toute forme de création, afin que la tension tragique vienne au jour. Le tragique n’est pas un fondement, un « principe du monde »152. C’est une manière d’être (ethos), une certaine « sensibilité » (en cela Nietzsche a vu juste en le cherchant du côté de l’émotion esthétique), et une certaine puissance (energeia) et disposition (exis).
151 p.94. Au contraire, le monde n’a pas de principe et c’est bien ce non-sens qui constitue la première face (la plus immédiate) du tragique. Il n’y a pas non plus de « droit à la mort » (p.93) à conquérir : la mort n’est pas un droit mais un fait, brutal dans son inintelligibilité. 152 Rosset, p.91. 117
6. Intentionnalité et tragique Existence et objet Qu’il s’agisse des objets physiques classés dans la hiérarchie des genres et des espèces ou bien des objets formels de type mathématique153, ce ne sont là que des objets, tels que notre conscience intentionnelle les construit, constituant ainsi ce que Husserl nomme le « réel transcendant ». Mais il est une autre « réalité » : celle du flux des vécus immanents à cette conscience ; et c’est dans cette immanence que prend son véritable sens la singularité individuelle, qui est l’expression d’une existence, laquelle ne peut jamais être un objet constitué mais la puissance (dynamis) constituante qui s’éprouve dans sa temporalité active, dans sa durée créatrice. L’existant, en tant que tel, n’a pas d’essence ; il est un hors-essence. « Essence singulière » est une contradiction dans les termes car une essence est nécessairement la détermination d’un objet intentionnel, soumis à la fois à la généralisation (hiérarchie des genres et des espèces) et à la formalisation (à travers les catégories formelles de l’objectivité). L’existant, en tant que tel, n’est jamais saisi comme un objet154. Il ne peut s’appréhender que comme 153 Voir à ce sujet la distinction entre Formalisierung et Generalisierung chez Husserl, Ideen I, §13. 154 Il est toujours possible de chercher, comme le fait Husserl (Ideen I, § 81, p.164), à objectiver le moi comme ce « continuum de vécus » dont le temps serait la « forme constante ». Effectivement ces rétentions de rétentions et ces protentions de protentions dont parle Husserl sont bien constitutives de cette mémoire et de ce projet qui sont les vecteurs de toute activité d’une conscience donatrice de sens : il y a là la forme active de toute intentionnalité, autrement dit la temporalité de notre puissance transcendante (constitutive d’un 119
un « soi » à travers ses vécus. En cela je parlerais volontiers d’une intuition de l’existence, en un sens bien différent de cette « intuition » des essences dont parle Husserl. Le « ceci là » ne suffit pas à désigner l’existant car il n’est qu’une individualité (un « un ») qui peut n’avoir aucune singularité : tel, par exemple, le « 1 » mathématique qui est un ceci là parfaitement indifférent à tout autre « 1 ». Ce que Husserl nomme le « fonds eidétique matériel » du ceci là et qui est une « essence substrat » sans forme155, est encore une essence, c’est-àdire une détermination pensée de la matière à travers une propriété objective, par excellence celle de l’extension (qualité première des corps selon Descartes). Si le ceci là en question est un objet relevant de la seule science physique (ou de cette physique naïve qu’est l’attitude naturelle), alors ce « fonds eidétique » lui est tout à fait approprié et suffit à poser sa première détermination ou « essence ». Mais s’il s’agit d’un existant alors il n’a plus rien d’ « essentiel » car il manque tout à fait cela même qui existe, à savoir cette puissance de constituer un monde qui s’éprouve en tant que telle en chacun de ses vécus : là est la véritable « intuition », dont la forme est la monde). Mais la continuité de cette forme que serait selon Husserl le « maintenant actuel », comme « impression » qui subsiste dans un continuum de rétentions et se projette dans un continuum de protentions, ne saurait masquer son inanité : le maintenant est ce disparaissant où la présence s’évanouit, de telle sorte que le jaillissement de la conscience constituante s’engloutit dans une multiplicité infinie absurde où tout effort de mémoire et de projet s’épuise irrémédiablement. A partir du « maintenant ponctuel » il n’est d’ailleurs pas possible que se constitue un véritable continuum mais une simple répétition à l’infini où la durée créatrice propre à ce qui existe ne saurait prendre forme : le maintenant est la fragmentation d’une impossible présence où ce qui existe se disperse dans la nuit dévastatrice d’un temps désactivé, distendu, insignifiant. 155 Ideen I, § 14 in fine. 120
temporalité (ce que Kant nomme « sens interne »). Cette temporalité traverse toute l’activité constituante du sujet transcendantal, qui éprouve ainsi sa puissance donatrice de sens originaire, elle-même infondée et pourtant incontournable (la « mettre entre parenthèses » est impossible). Mais cette épreuve de la puissance de signifier est en même temps celle de cet « infondé », de cette insurmontable contingence qui est pour nous une absurde nécessité : ce qui existe tend vers son pouvoir-être et, dans cette mesure même, s’enfonce irrémédiablement dans un avoir-été où sa puissance s’anéantit. De la double face de cette épreuve peut naître en lui le sentiment du tragique. Donation de sens et non-sens de la donation : la contradiction tragique Comme on le sait, Husserl distingue156 d’un côté l’objet noématique – le « noème » ou unité de sens ayant en propre son « objectivité » (puissance de constituer un « objet »), de l’autre tous les donnés « hylétiques » (la matière sensible) et noétiques (propres aux visées objectives) qui sont autant de vécus réels de la conscience. Il en arrive ainsi à séparer trois « unités », celle du noème, celle des composantes noétiques, et celle du rapport des composantes noétiques à l’objet noématique, et finit par poser une « corrélation » nécessaire et réciproque entre ces unités. Ces trois unités n’en sont-elles pas qu’une seule ? La distinction ainsi établie n’est-elle pas une pure abstraction qui n’a de signification que du point de vue d’une analyse formelle et non quant au vécu de la conscience in concreto ? Celle-ci, en tant qu’elle est à la 156 Ideen I, § 97, p.204. 121
fois réceptive d’une matière (hylè) et intentionnelle (constitutive d’un objet dit « réel »), ne connaît qu’un seul et même vécu, celui de la constitution intégrale de ce noème complet par ses actes noétiques. N’est-il pas préférable de prendre cette unité complète pour seul contenu « phénoménologique », ce qui eut été la manière la plus directe de faire cette « eidétique » dont parle Husserl, centrée sur cette essence de toute l’activité de la conscience qui implique que, comme il le dit lui-même, en chacun de ses actes « elle ait son objet et qu’elle l’ait en tant qu’unité d’une certaine composition noématique »157. Ce que l’on nomme « conscience » n’est en effet rien d’autre que cette puissance de faire de la réalité naturelle (le monde auquel elle est ouverte) des « objets », c’est-àdire des unités de sens noématiques fluctuantes, constituées à partir d’un donné hylétique reçu et des actes intentionnels qui lui donne forme « objective ». Cette puissance n’est rien d’autre que celle d’exister, à savoir cette « source ultime » dont parle lui-même Husserl et qui exprime, de manière in-objective et pourtant exclusive de toute autre, le « soi ». La constitution de ce que Husserl nomme « moi pur » ne doit pas être réservée à la temporalité comme dimension de notre seule réceptivité, c’est-à-dire du fait que nous soyons livrés au monde, exposés à cette hylè qui s’impose à nous, et que cette exposition soit l’empreinte de notre finitude, de ce devenir absurde vers la fin. La constitution de ce que je suis s’accomplit d’abord et spontanément dans mon activité intentionnelle, par laquelle je m’affirme en me donnant un monde de significations ; et cette activité est aussi marquée du sceau de la temporalité, mais comme durée créatrice, chemin pour le sens. C’est précisément dans cette double face de 157 Ibid., p. 205. 122
la temporalité d’une conscience « noétique » que le sentiment du tragique vient s’emparer d’elle comme sentiment de son existence même. Le « pur vécu » est celui d’un « moi pur », d’un soi inobjectivable en dehors de son acte donateur de sens158 dont il éprouve le vécu. On ne peut rien en dire en tant que « moi pur » sinon que, dans cet acte même, il existe, il est le « qui » dont on ne peut donner le sens comme on le fait de n’importe quel objet intentionnel. Derrière cette impossibilité de dire le « moi pur », il y a toutefois quelque chose de décisif : exister c’est justement dire, donner le sens sans relâche et pourtant on ne peut rien en dire, cela n’a pas de sens. On ne peut jamais dire que les manières dont l’existant se livre, se consacre au monde en donnant sens, et les manières dont il vit ces actes donateurs de sens159. Faut-il alors distinguer les actes de mon être-au-monde et mes vécus de ces actes ? Non point, car ces actes sont en eux-mêmes des vécus. La distinction ne pourrait se justifier qu’entre mes actes et les vécus de ma réflexion sur ces actes ; or ces vécus sont ceux de ces actes de réflexion qui sont bien distincts des premiers, et qui sont tout aussi indiscernables de leurs propres vécus. Ainsi, de ces actes qui sont des vécus, de ces vécus qui sont des actes, le « moi pur » est proprement indiscernable (sinon de manière purement abstraite) : il est à la fois ce qui vit ses actes et ce qui agit en vivant. Husserl voit en tout vécu une double face160 : l’une « orientée » vers le sujet vivant et l’autre vers tous les objets intentionnels des 158 Le mot « sens », que j’emploie ici lato sensu, correspond à ce que Husserl nomme le « noème complet », avec toutes ses « couches noématique » de « valorisation » in concreto, et non ce pur abstract d’une logique formelle que serait le noème-support ou noyau d’un sens logique ou d’un sens « objectif » : voir à ce sujet, par exemple, Ideen I, § 91, p.189, ou encore § 95, p.198. 159 Voir Ideen I, § 80, p.161. 160 Ibid. 123
actes donateurs de sens. Certes, mais ces actes sont ceux du sujet vivant, car c’est le même existant qui donne le sens et qui « se vit » donnant le sens. Ainsi l’existant est le lieu de cette disjonction immanente (jamais objectivée) : d’un côté il est celui qui est-au-monde, pure intentionnalité objective qui peut se démultiplier à l’infini par la réflexion et le raisonnement, surabondance irrépressible de sens ; d’un autre côté il est celui qui se vit, dans la dimension d’un sens interne où il s’appréhende comme l’incontournable, l’irrécusable, et pourtant proprement insensé (on ne peut rien en dire d’autre que lui-même). Mais ces deux côtés sont indissociablement unis dans chacun de ces actes intentionnels qui sont autant de vécus. Voilà la disjonction tragique : elle se loge au cœur même de notre nature intentionnelle et pourtant c’est la spontanéité naïve de celle-ci qui peut nous la masquer au quotidien, en nous engluant dans ses actes incessants. L’éclairement du tragique n’est possible qu’à partir du moment où l’on quitte la logique modale formelle et où l’on entre dans le champ de la contradiction irréductible, insurmontable, entre le « nécessaire » et le « contingent » au niveau existentiel. Le tragique est ce sentiment qui s’empare de moi dans le déchirement entre la nécessité de ma finitude (mon être-vers-la-mort) et mon affirmation comme donateur de sens. Cette affirmation n’a rien de « contingent » au sens de « facultatif » : elle est absurde mais elle est pour moi une nécessité. Le déchirement se vit entre la nécessité de cette affirmation (je ne peux pas ne pas donner sens, quel qu’il soit) et la contingence ou facticité de mon devenir (je suis jeté là en ce monde sans raison ni finalité absolue) : c’est là le vécu tragique proprement dit. Ainsi ce qui donne sens et en cela existe est aussi, en tant qu’il existe, livré à la finitude dans la facticité d’un devenir singulier. Dans cet « aussi » se tient la 124
contradiction insoluble, jamais « constituée », qui fait toute sa réalité tragique. Exister n’est pas le simple équivalent d’ « être réel » au sens où « réel » signifie : être un objet empirique. Le sens propre d’ « exister » convient seulement au constituant intentionnel, lequel exprime un existant, un « soi » donateur de sens. Cette existence, jamais objet, est fondatrice, jamais fondée : elle donne sens sans elle-même en avoir, elle est le mystère de la création au cœur de la facticité la plus absurde : elle est le tragique. Le trésor sans nom Dans En chemin vers la parole (Unterwegs zur Sprache), Heidegger commentant l’expérience que le poète Stefan George fait de la parole, dit ceci : « c’est dans l’acceptation pour lui de ne pas dire, qu’au poète vient se dire le rapport de mot à chose ». Jusque là il suffisait au poète d’apporter un songe, un prodige, une hallucination, à la déesse du destin (« l’antique Norne ») pour que celle-ci trouve au fond des eaux de ses fontaines le nom qui convenait pour « faire être » ce trésor. Mais un jour il apporta à la déesse une merveille qu’elle ne put lui permettre de nommer. C’est depuis ce jour qu’il fit une tout autre expérience de la parole. Jusqu’à ce jour, lui aussi comme tout autre humain, il « nommait » et son dire accomplissait l’insatiable donation de sens tout autour de lui, saisissant « dense et fort » dans le mot ce qui n’était encore que fantasme de son désir. Maintenant tout est pour lui bien plus profond. La merveille qu’il vient d’apporter, si elle portait un nom comme à l’ordinaire, gageons qu’il faudrait la nommer « existence » ; mais pour elle le nom faillit, car elle est au-delà de tout nommer. Pourquoi ? Parce qu’elle est la situation même de nommer, le rapport 125
de parole à ce qui se présente maintenant ; et en tant que telle elle est innommable car on ne peut lui donner sens : en elle la signification ordinaire n’a plus cours, car elle tend, derrière notre être signifiant projectif, la toile de fond de notre être-jeté-là proprement insignifiant. C’est dans cette expérience de l’impossibilité de dire (nommer) que s’ouvre une tout autre dimension de la parole, qui nous met en présence de cette innommable source où elle puise en même temps qu’elle s’efface. Ainsi la temporalité tragique de notre dire nous écartèle dans ce surgissement/retrait du signifier.
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Le tragique au confluent des deux visages du temps Le sentiment du tragique s’inscrit au cœur de notre temporalité. Ceux-là même qui nous ménagent une porte de sortie hors du temps ont pourtant, eux aussi, évoqué ce sentiment, comme ce fut le cas de Miguel de Unamuno. Avant de recentrer encore une fois le tragique sur la dimension du temps, je m’interrogerai : un tel sentiment peut-il s’accommoder de la foi ? Le tragique et la foi Tragique et immortalité de l’âme Pour l’homme religieux le sentiment du tragique peut surgir lorsqu’il s’interroge sur l’immortalité de l’âme, question par laquelle sa foi est pleinement mise à l’épreuve de son entendement. Le monde sensible est là, tout autour de lui, et son propre corps y participe. Il ne connaît rien d’autre que ce monde, mais quelque chose l’appelle vers un « autre monde » pour lequel ni les formes de sa sensibilité ni les catégories de sa raison théorique ne lui sont d’aucun secours, qui plus est auquel celles-ci sont toutes disposées à lui apporter un cinglant démenti : le voilà déchiré, et pour vaincre son désarroi il lui faut puiser
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toutes ses ressources dans la force mystérieuse de « l’appel »161. A mon tour de m’interroger sur la question qui fait ici tout l’enjeu du sentiment tragique pour le fidèle. En nous et autour de nous tout est changement, altération162. Là où il y a changement il y a mouvement et là où il y a mouvement il y a force. En nous et hors de nous tout est force. Les philosophes ont longtemps parlé (et parlent encore) de « substance » (ce qui demeure gisant dessous), mais nul ne peut, en partant de la substance, se donner et encore moins comprendre le mouvement. La substance est une fiction par laquelle notre entendement cherche à trouver un point d’appui pour neutraliser, mettre entre parenthèses le mouvement. La force au contraire est immédiatement mouvement ; même là où le mouvement est empêché, neutralisé, c’est une contrariété de forces qui est en jeu. Il faut donc parler en termes de « forces » et non de « substances » si l’on veut être immédiatement en prise avec la réalité phénoménale qui est la nôtre. « Phénoménal » veut dire : qui apparaît (phainestai). L’ « apparaître » est encore un mouvement (celui de se montrer) en relation avec ce que Leibniz nommait une « monade », une unité de vie, c’est-à-dire ce qui perçoit et désire, autrement dit en relation avec un autre mouvement, celui de percevoir et désirer ; et cette relation n’est rien d’autre que ce que les philosophes modernes après Husserl ont nommé notre « intentionnalité » ou notre « être-aumonde » ; pour ce qui ne perçoit ni ne désire, pour ce qui 161 Cet appel pour le chrétien chez Unamuno vient de la compassion de laquelle naît l’amour de toutes les choses finies qui souffrent du manque d’infini. 162 Là où rien ne me paraît changer (par exemple, lorsque je dis que je demeure ce même « moi »), ce n’est que la continuité d’un certain changement (ces petites différences insensibles dont parlait Leibniz), souvent imperceptible, qui s’effectue. 128
n’est pas « au monde », il n’y a aucun apparaître. Distinguer les espèces du mouvement, comme l’a fait Aristote, est une chose ; distinguer les types de forces ou les types d’énergies exerçant ces forces, en est une autre, plus riche en déterminations et en compréhension. Les physiciens ont déterminé différentes énergies de la matière (cinétique, thermique, nucléaire, etc.) quant à leurs sources et à leurs effets. Ne se préoccupant que de celles qui peuvent faire l’objet d’une expérience sensible, ils ont négligé de distinguer d’autres forces qui pourtant nous apparaissent tout autant mais qui relèvent d’une tout autre « logique » ; il y a là pourtant une grande dichotomie fondamentale parmi les forces. Les unes, celles de la matière, relèvent de ce que l’on pourrait nommer « puissance passive » ; y participent la pesanteur ou la gravitation ou encore l’attraction chimique, et bien d’autres qui toutes se rangent sous les principes d’inertie et d’entropie : elles tendent toutes à un certain état d’équilibre ou de repos, elles suivent une logique de constance sinon d’invariance, une logique de structuration a minima, une logique de répétition, d’indifférenciation. Les autres sont ces forces qui appartiennent en propre aux unités de vie appétitivo-perceptives et relèvent d’une « puissance active », au sens où elles suivent un principe de néguentropie et tendent à renouveler le mouvement, selon une logique de variance, de différenciation, de structuration optimale sinon maximale. L’optimal étant bien souvent pour une unité de vie son simple maintien en l’état (qui ne peut être qu’un état métastable), on raisonne volontiers comme si le principe d’autoconservation était sa seule vérité, mais l’autoconservation n’est qu’un pis-aller dans une logique de croissance, d’élévation optimale, pour une unité de vie en situation dans un environnement de forces en lutte perpétuelle.
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Ce dualisme de forces ou de puissances permet d’éviter non seulement l’écueil du dualisme substantiel cartésien (et néo-cartésien), pour lequel un parallélisme stérile des substances rend inintelligible une multitude de phénomènes (dont le premier est le simple mouvement corporel volontaire) sauf à recourir à des stratagèmes métaphysiques (occasionalisme chez Malebranche, harmonie préétablie chez Leibniz, unité de la substance divine chez Spinoza), mais aussi l’écueil des monismes matérialistes ou idéalistes, qui se condamnent aux mêmes incompréhensions. Certes il est toujours possible, pour un esprit scientiste qui veut à tout prix s’en tenir à ce qui peut seulement être « validé » dans une expérience sensible, d’attribuer à la matière les forces de la puissance active aussi bien que celles de la puissance passive, mais il faut bien reconnaître que cette attribution reste un parfait mystère, car la physique et la chimie ne nous expliquent jamais que les conditions sans lesquelles ces forces ne peuvent s’exercer et non leurs causes intelligibles ; et l’on ne comprend pas pourquoi la matière dite « organique » pourrait par elle-même générer les phénomènes de la vie, alors que toute autre matière ne le peut pas. Le dualisme dynamique a le grand avantage sur les monismes de ne pas effectuer ab initio une réduction arbitraire à l’un des deux côtés de notre réalité phénoménale ; il a aussi l’avantage sur le dualisme substantiel d’être immédiatement en prise avec un monde en perpétuel mouvement, en nous et hors de nous, et de pouvoir aisément unir ses deux parties ; car autant les substances en tant que telles ne sauraient se combiner ou agir l’une sur l’autre, autant les forces peuvent toujours se conjuguer, composer entre elles : en effet, si leur logique est bien antinomique, le simple fait d’être en présence les unes des autres (et elles le sont de facto dans la réalité phénoménale) rend inévitable les adaptations, compromis, conciliations en tous genres que
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mettent en œuvre toutes les formes de puissance active confrontées à la puissance passive de la matière : c’est là le principe même de toute vie dans son être-au-monde. Mais si ce dualisme dynamique s’inscrit résolument en faux contre tout réductionnisme matérialiste de ce monde, il ne peut que rester en suspens face à la question de l’immortalité de l’âme, autrement dit, selon notre perspective, quant à la capacité des forces actives à subsister séparément des forces passives. D’un strict point de vue logique, le fait de les avoir distinguées et leur antinomie fondamentale rendent possible une telle subsistance des unes sans les autres. Toutefois un grand nombre de fonctions mises en œuvre par les forces néguentropiques, telles que les fonctions désignées comme « organiques » au sens large du terme, n’ont plus lieu d’être dans cette vie d’après la mort pour une âme immortelle. Il ne resterait plus pour elle comme énergie à déployer que celle qui pourrait l’être sans se confronter en aucune façon avec les forces matérielles, et nous n’avons aucun point d’appui qui nous permette d’affirmer cette possibilité : qu’est-ce donc qu’une âme intellective subsistant indépendamment d’un cerveau où l’énergie électrique met en mouvement les circuits neuronaux ? Nul ne peut le concevoir. C’est donc là une tout autre question qui relève, comme Unamuno le dit fort bien, de la foi, comme aspiration humaine à l’immortalité, à laquelle la raison ne peut porter secours, et qui est même parfaitement antirationnelle163. Quant à dire avec Unamuno que la foi est du côté de la vie, que la raison en est « l’ennemie », et que « c’est un combat tragique, c’est le fond de la
163 Ce pourquoi les intellectuels raffinés d’Athènes ont chassé Paul de leur cité et ce pourquoi Tacite accusait la doctrine chrétienne de l’immortalité de l’âme d’être une superstition nuisible au genre humain. 131
tragédie, le combat de la vie contre la raison »164, il y a là un pas que je ne franchirai pas. C’est d’ailleurs là un paradoxe, car la « vie » qui est maintenant la nôtre ne saurait être comprise à partir de la foi si celle-ci est l’affirmation d’une réalité (l’âme subsistant après la mort) supposant la disparition de toute fonction organique : c’est donc bien d’une tout autre « vie » dont il s’agirait là, une vie que nous ne pouvons que formuler comme une hypothèse, dont nous ne pouvons rien faire de plus que la poser ; elle suppose en effet la négation même de toute notre activité psychique dans ses conditions actuelles. Certes, la formulation d’un jugement ou d’un raisonnement ou encore notre imagination ont pour condition et non pour cause l’activité neuronale de notre cerveau ; quant à la cause, nous n’en savons rien. Mais en disant cela nous ne faisons que confirmer la simple possibilité de l’hypothèse de l’immortalité de l’âme, rien de plus. Bien sûr, si nous ne pouvons comprendre cette immortalité, nous ne pouvons pas davantage comprendre la disparition de l’âme, sa dissolution dans le néant ; tout simplement parce que, au moment même où nous tentons de la comprendre, elle suppose la négation de cet acte même, et comme le dit fort bien Spinoza, dans la dixième proposition du troisième livre de son Ethique, « une idée qui exclut l’existence de notre Corps, ne peut être donnée dans l’Âme mais lui est contraire ». C’est d’ailleurs pour cela que la foi est invoquée ici. Le « tragique » chez Unamuno est dans l’appel vers l’immortalité « substantielle » ou « personnelle » et vers son fondement divin, appel lancé dans un monde où il ne peut être entendu par la raison qui s’efforce de le déchiffrer. C’est le rapport de la créature à son Créateur qui est tragique chez Unamuno. C’est un tragique hérité 164 Le sentiment tragique de la vie, V. 132
de Pascal, et cette transcendance nous laisse entrevoir un espoir in fine (« je crois en l’origine immortelle de cette aspiration à l’immortalité », Le sentiment tragique…, III). Ce sentiment qui s’inscrit pour Unamuno dans un horizon de transcendance, est-il encore vraiment « tragique » ? Pour ma part j’en doute fort : certes il y a bien chez ce fervent catholique une déchirure profonde entre la foi en l’immortalité personnelle et la raison mondaine incrédule, mais il y a, dans la foi même ici-bas et dans la vie au-delà de la mort, une issue, une résolution de la contrariété : le sens de la Création divine finit par triompher dans l’apothéose de cette vie immortelle. C’est dans la Création qui réside le sens absolu qui apaise tout conflit. Mais la question reste posée : pourquoi la foi serait-elle nécessairement une exigence de la vie ? Pourquoi nous faudrait-il absolument être « consolé » ? Pourquoi nous faudrait-il cet appel vers la transcendance pour être « heureux » ici-bas et d’ailleurs, comme Rosset l’a bien compris, au nom de quoi cette tyrannie du « bonheur » ? Non, la raison ne me satisfait pas et ne m’apporte pas le repos, mais qu’est-ce que l’apaisement ici-bas sinon la mort, l’arrêt de « notre pendule » inquiet ? Toute inquiétude n’est pas nécessairement triste et malheureuse ; elle peut être joyeuse, de la joie de sentir cette incertitude, ce « rien n’est joué », cette prodigieuse fragilité du pouvoir-être. Il est vrai que, si nous ne sentons pas que nous sommes immortels, du moins sentons-nous que cette possibilité nous taraude, mais faut-il nécessairement nous dégager de cette inquiétude ? Ce que le fidèle appréhende, dans la « question de l’immortalité de l’âme » (à laquelle il a déjà répondu), c’est l’opposition, la contrariété entre cette vie terrestre et « une autre vie ». Cette opposition-là pourrait bien être la transposition allégorique d’une autre contrariété, immanente celle-là à la vie terrestre, laquelle à 133
la fois génère, invente le sens avec prodigalité et de multiples manières, et désespère le sens puisque tout fondement absolu se dérobe. Pour ma part, je perçois cette « soif d’immortalité » dans toute œuvre humaine ici-bas : c’est dans l’expression de soi par cet « enfantement dans la beauté » sous toutes ses formes que l’individu humain joue une certaine « immortalité », dans cette écume du sens qui prolifère, sans ce « quelque chose de constant et d’assuré » que Descartes a prétendu trouver par la méditation dans l’existence de Dieu. Mon sentiment du tragique est celui d’un cogito sans Dieu, dont le sum n’est que dans l’acte donneur de sens, sans espoir que le sens nous soit « donné ». Une histoire tragique : le créateur et son œuvre « Celui qui crée se crée et celui qui se crée, meurt » Miguel de Unamuno, Brouillard, XXXI. Miguel de Unamuno publia en 1914 un roman (« novelle ») intitulé « Brouillard » (Niebla), dans lequel il « met en scène » cette vision qu’il avait tenté d’expliciter un an plus tôt dans son livre « Le sentiment tragique de la vie », ouvrage philosophique qui mériterait une analyse plus approfondie. Je me contenterai de quelques brèves réflexions sur son roman, dont la force expressive suffit déjà à nous interroger. « Je suis né pour souffrir, pour mourir », dit Auguste, le personnage central de Brouillard, accablé par l’injustice humaine qui l’expose à « la conscience de la mort incessante » - ce « suprême abus », dont parle Camus. Cette conscience est l’épreuve même d’exister, d’être embarqué dans ce devenir qui nous engloutit et dont
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toute souffrance est le signe avant-coureur. Son ami Victor cherche à lui venir en aide en lui proposant de jouer hardiment la « comédie » de l’existence, de devenir luimême une sorte de « personnage de novelle », autrement dit de faire de sa propre vie une œuvre, qu’elle soit d’art ou de littérature ou de toute autre chose. Dans l’œuvre la vie trouve une image d’elle-même où la coupure entre réel et imaginaire s’estompe, où la limite entre ce qui n’est déjà plus et ce qui n’est pas encore se brouille : ainsi, l’art (ce qui œuvre), dans toute son énergie, nous consume (une création tue son créateur) en même temps qu’il nous invente : « si tu es devenu père de toi-même, c’est que tu es devenu ton propre fils », dit Victor à son ami. Aussi, si l’œuvre nous fait oublier que nous existons, si elle nous en fait douter en défiant l’atroce nécessité de l’être-vers-lafin, ce n’est pas pour autant que tout est néant : c’est là l’erreur de Victor, qui sera aussi celle d’Auguste et qui le mènera au suicide165. Si le cogito de Descartes n’est rien, comme l’affirme Victor, c’est d’avoir été entendu comme un « je suis une chose pensante (sum res cogitans) », alors qu’il pointe au contraire cette pure intuition d’une existence (sum) qui déborde toute pensée (et dont le cogito n’est que le signe et le vecteur). Ce n’est pas la vérité de ce-qui-est-pensé dans le cogito qui importe, mais c’est la vérité de cette puissance qui pose le cogito, de cette énergie qui signifie, qui invente le sens, alors même 165 Pour ne pas être tué tout à fait par son œuvre, Unamuno devra conclure en tuant Auguste, en le « suicidant ». Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Auguste, il n’est pas dans sa « logique intime » de se suicider, car le suicide n’a aucune logique propre, dans la mesure même où l’acte du suicide est une manière ultime de donner sens à la vie (qui par elle-même n’en a pas) en la supprimant, ce qui est l’incohérence suprême. Mais le suicide d’un personnage de roman comme Auguste est d’abord et essentiellement une manière de plus pour l’auteur de signifier en œuvrant à la fin d’une histoire de vie dont il reste le maître. 135
qu’une sombre absurdité nous mène à la fin de toutes choses : c’est cela jouer la « pantomime » de l’existence, signifier à la rencontre de cet insensé qui fait de nous des « créatures » de passage. Auguste a cru qu’il était simplement « né pour mourir » et il a suivi la parole du Silène en se supprimant, alors qu’il était, comme chacun de nous, un personnage qui s’invente et n’est rien d’autre que cette invention (laquelle n’est pas « fiction » mais bien notre seule « réalité »). « Ni mort, ni vivant », dit Unamuno à son personnage (qui n’est autre que luimême) : ni mort car l’œuvre qu’est l’histoire d’Auguste a bien été écrite et demeure, ni vivant car, dans cette œuvre, le fond dionysiaque terrifiant qu’est « la vie » a été surmonté. Unamuno, lui le « Dieu espagnol », existe bel et bien en écrivant son livre. Comme Descartes affirmant « cogito, sum », il ne peut plus « rêver qu’il existe » : en cela Auguste, ce personnage venu narguer son auteur, « outrepasse ses droits » car en venant le défier ainsi il n’aura fait que prolonger un peu plus l’œuvre intitulée « Brouillard », marquant l’existence de son auteur. Unamuno, moi-même, vous-mêmes, « créatures de Dieu » peut-être, mais chacune créant son histoire une fois pour toutes. Savoir et foi, angoisse et inquiétude Un homme qui ne voyait de salut que dans la « foi » fut le premier à se revendiquer d’une « philosophie existentielle » et non plus spéculative (comme celle que Hegel avait parachevée) : Sören Kierkegaard166. Il ouvre 166 Les principaux textes de Kierkegaard sont : Le concept de l’angoisse (1844) ; Le traité du désespoir (1849) ; voir aussi La répétition (traduction française, Paris, 1933). 136
une perspective radicalement différente de celle de la pensée depuis son origine grecque : une dé-couverte (aletheia) qui ne se limite pas au savoir des lois de la nature, un dévoilement qui ne prétend pas nous faire accéder à une vérité ou une certitude objective, mais demeure un affect, une certaine sympathie singulière, originale, avec ce qui nous est essentiel, avec ce qui constitue notre enjeu d’existant et qui reste impossible à traduire dans un « on sait que » à l’usage commun. Que nous acceptions les lois de la nature c’est là une nécessité (le principe même de la « Nécessité ») si nous voulons survivre, mais que nous les adorions comme les nouveaux dieux de la raison moderne (que Platon vénérait déjà et que la Raison universelle développe en sa dialectique chez Hegel), c’est là pour Kierkegaard une réduction de l’homme, une amputation de son pouvoirêtre. La connaissance de ces lois « objectives » protège l’homme, lui garantit une survie ou subsistance toute relative, mais elle ne peut l’élever vers ses degrés supérieurs ; elle peut même, on le sait désormais, lui donner les moyens de préparer sa propre ruine. Seul peut élever l’homme sans risquer de le mener à sa perte ce dévoilement qu’est l’interrogation de son dasein, l’éclairement de l’enjeu du fait d’exister, pour lequel aucune science dianoétique ne lui est d’aucun secours. Est-il nécessaire, comme l’affirme Kierkegaard, de se donner tout entier à la « foi », c’est-à-dire de vivre en Dieu, pour accéder à ce dévoilement ? Là est bien la question. C’est l’angoisse, on le sait, l’angoisse face à la Nécessité, face à « l’impossible » selon les lois de la nature, qui est la source de l’interrogation existentielle chez Kierkegaard. Seul remède au « péché » que constituent les pleins pouvoirs de la raison, c’est la Foi qui 137
nous délivrera de l’angoisse en nous montrant d’autres « possibles ». Qu’elle soit cet affect face à l’arbitraire toute-puissance du Créateur, capable à tout moment de « néantiser », ou qu’elle soit simplement née du savoir de notre finitude, c’est toujours la même angoisse du néant167 qui a jeté l’homme à corps perdu vers la connaissance de la nature et vers la connaissance de ce qui est bon et mauvais comme moyen de protection ; l’ordre du cosmos était rassurant car il était possible de le maîtriser peu ou prou pour améliorer ses conditions de vie ; l’ordre « éthique » venait parachever cette « vie meilleure ». Ce pouvoir de la science et de la morale se suffit à lui-même. Mais s’il n’y a ni Création, ni face à face avec un Créateur, alors il n’y a plus de « péché » dans cette volonté de savoir, comme l’ont cru les chrétiens lecteurs fidèles de la Bible. Quant à cette imperfection intrinsèque de l’être fini individuel, que les Grecs ont imaginée depuis Anaximandre et Héraclite comme un châtiment des dieux, aucune Foi ne pourra lui porter secours et seule la résignation peut en résulter. A partir de là, la question est lancée à Kierkegaard : le « péché » n’est-il pas seulement la tentative désespérée de trouver une raison à notre inquiétude d’exister, toujours à la marge du néant vers lequel nous allons irrémédiablement et que nous défions pourtant résolument à chaque instant de notre pouvoir-être
167 Voir notamment le concept d’angoisse, 36. Kierkegaard, dans d’autres passages (par exemple 56) voit dans l’angoisse l’effet d’un « vertige de la liberté », qui tombe en « syncope ». Mais c’est bien l’angoisse du néant qui aboutit à cette syncope de la liberté, laquelle en se relevant se jette sur le savoir des lois de la nature et des lois de la raison pratique ; la vision biblique que suit Kierkegaard affirme que c’est ce savoir qui fait du néant une nécessité et un fatum auquel l’homme ne peut plus que se résigner, oubliant ainsi que tout est possible pour celui qui vit en Dieu dans la Foi ; là commence le péché, la chute de l’homme. 138
en donnant du sens, ici ou là, d’une manière ou d’une autre ? L’angoisse proprement dite est une suspension (la « syncope ») ou neutralisation de notre pouvoir-être-ensignifiant ; en tant qu’état permanent elle ne peut mener qu’à la folie et à la mort. Elle n’est pas, comme l’affirme Kierkegaard, le commencement de la philosophie, car l’angoisse est paralysante, stérilisante, et qui est dans l’angoisse ne se met pas à philosopher : philosopher c’est déjà échapper à l’angoisse. Mais ce n’est pas pour autant échapper à cette « inquiétude » dont parlait Leibniz après Locke (uneasiness) et qui est coextensive à l’existence même. L’inquiétude est féconde : elle est l’impetus de notre Désir, qui est toujours celui de nous affirmer nousmême, en signifiant selon toutes les modalités, nonobstant notre être-vers-la-fin. Kierkegaard a vu juste : cette affirmation ne passe pas nécessairement par un vouloircomprendre (intelligere) né de l’étonnement « théorique » ; mais la faire passer par la Foi n’est pas non plus une nécessité : ce n’est que sa manière à lui, Kierkegaard168, de résoudre la contradiction intrinsèque de notre existence, entre pouvoir-signifier et finitude. À moins d’élargir le sens du mot « foi » au-delà de cet abandon à Dieu qui résonne comme un reniement des « choses terrestres » (que Kierkegaard assume volontiers très souvent) ; à moins d’en faire un consentement qui ne soit ni passivité ni échappatoire, un consentement qui soit glorification de l’existence et non sa condamnation : on pourrait alors trouver un tel affect dans la création poétique ou artistique, mais peut-être aussi dans certains 168 En cela cette manière kierkegaardienne est tout fait respectable, si ce n’est en ce qu’elle valide pleinement le principe de toute sa philosophie selon lequel philosopher, pour le philosophe, n’est rien d’autre que s’efforcer d’apporter une réponse ou tout au moins un éclaircissement à « son problème ». 139
actes politiques sublimes (comme celui d’Iphigénie, par exemple). Ni l’un ni l’autre « L’un ou l’autre », tel est le dilemme effrayant qui déchire Kierkegaard : soit la soumission au diktat de la Nécessité et, pour prix de cette résignation à la loi du « réel rationnel » qui délimite le possible et l’impossible, recueillir l’absolution des sages, être couronné par la morale du « tu dois » (te soumettre à ce qui est) ; soit, n’en déplaise à Spinoza, pleurer, crier, maudire, se dresser pour défendre son « honneur » face à l’insensé, et pour cela abandonner toute vérité à « l’Absurde », au « Scandale », c’est-à-dire, puisque le suprême abus c’est bien la mort, puisque la source de toute nécessité c’est bien le devenir, le flux temporel qui nous mène vers la fin, chercher alors dans la Foi le remède à l’angoisse du néant et croire en l’impossible Résurrection – celle de Lazare, à laquelle le Raskolnikov de Dostoïevski fait appel in fine. Car c’est bien de cela qu’il s’agit finalement : la foi en l’immortalité, en la « répétition » de la vie. Ce « soit...soit » est-il bien raisonnable, est-il bien nécessaire ? Certainement pas aux yeux de ceux qui ont choisi le premier « soit » : ceux-là ont déjà répondu de par leur choix puisqu’ils se sont arrogé les droits exclusifs du « raisonnable » ? Mais le raisonnable est-il bien la valeur suprême ? Certainement oui quand il s’agit de notre bienêtre terrestre auquel veille la raison et son bras séculier, la science. Mais déjà Socrate a torpillé cette assurance, lui qui pourtant nous exhorte à la raison : ne faut-il pas, face à la Nécessité, plutôt que de s’y abandonner, mener cette catharsis dont parlaient les Grecs, et qui consistait à élever 140
son âme en la détachant du corps et des biens terrestres auxquels elle est encore aliénée ? Il y aurait dans cette purification la figure essentielle de la morale, le principe suprême de tout « tu dois ». Ce serait donc par une démarche résolue d’ordre éthique et non par une soumission ou acceptation passive, que nous pourrions nous libérer de cette gorgone pétrifiante qu’est la Nécessité : sous diverses figures, la raison trouve ainsi son accomplissement dans la morale, chez Socrate, comme chez Spinoza (amor intellectualis dei), comme chez Kant (l’impératif catégorique, hors de toute motivation sensible). Ainsi déjà le premier « soit » est-il sérieusement modulé, infléchi. Quant au second, nous poserons cette question : faut-il voir à tout prix dans l’êtrevers-la-fin irrémédiable un abus, une injustice contre laquelle il nous faudrait nous révolter, nous dresser en la maudissant ? Et pourquoi faudrait-il ce bond dans l’immortalité, hors du temps qui tisse tout vivant ? Suprême ironie, n’est-ce pas là rejoindre Socrate et son « immortalité de l’âme, sa catharsis au fort relent de ressentiment contre la vie terrestre ? Oui, l’homme peut se dresser face à l’impérialisme de la « raison commune » et de sa « lumière naturelle » ; qui plus est, il ne fait rien d’autre que se dresser ainsi dans l’affirmation singulière de soi à chaque fois qu’il crée, qu’il devient lui-même « le créateur », dévoilant en son œuvre ce qui pour lui est vraiment, ce qui met en jeu proprement son dasein. Cette œuvre n’a pas besoin d’une autre « foi » qu’en l’oeuvrer lui-même, celle que ce dasein se donne à lui-même, foi en lui-même, sans besoin d’éternité, sans chercher à résoudre la contradiction existentielle, glorifiant son parcours de vie créatrice, maturé par un temps qui n’est plus seulement le terrible destructeur. Ainsi, chaque fois qu’il signifie dans son œuvre (et Kierkegaard lui-même l’a fait), l’homme se dresse devant sa finitude, « sur ses propres épaules »
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comme le dit Nietzsche, pour mieux célébrer sa joyeuse et généreuse temporalité.
Tragique et temporalité « Temporalité » est bien ce point aveugle autour duquel tourne tout sentiment du tragique. Pouvons-nous nous en approcher ? Il serait bien étonnant de trouver un point de départ pour cette approche chez un penseur chrétien et pourtant… Avant d’arriver jusqu’à lui, faisons fonctionner l’imagination la plus commune. Quand nous parlons du temps, c’est l’image d’un fleuve qui nous vient à l’esprit. Plaçons-nous sur le bord de ce fleuve. Il s’écoule vers l’estuaire, en provenance de sa source. L’estuaire en aval vers lequel il se dirige c’est donc l’avenir (à venir pour lui). La source d’où il vient c’est donc le passé, où il prenait son élan il y a quelques heures. Mais est-ce bien aussi clair ? Ce qui vient vers moi, qui suis sur la berge et qui représente volontiers le « présent », ce sont ces masses d’eau encore en amont de ma position, d’autant plus longues à venir à moi qu’elles sont encore proches de la source du fleuve. L’avenir est donc orienté vers la source et le passé est toute cette eau qui s’éloigne de moi vers l’estuaire. Me voilà désemparé. Alors prenons comme point de repère ce volume d’eau contenu dans une bouteille qui dérive sur le fleuve, ou plutôt prenons place dans une barque et laissons-nous dériver. Nous avons la conviction d’avoir rétabli le premier « ordre » que nous avions déterminé, celui où l’avenir est bien cet estuaire vers lequel nous voguons, et le passé derrière nous en direction de la source. Alors que faut-il donc en penser ? 142
D’abord que toute cette imagerie avec ses différents « points de vue » est proprement inadéquate ; parce que ces points de vue sont fixes, même la barque qui, en elle-même, est un lieu où je puis fort bien me reposer sans me préoccuper du fleuve en mouvement. Ces points sont tous en quelque façon pris en dehors du temps ; ils sont des lieux, des parties découpées dans l’espace, et Bergson a vu juste : chaque fois que nous cherchons à comprendre le temps à partir du schème spatial qui régit nos représentations, alors nous nous enfonçons dans sa mésentente. Pour en sortir il faudrait que nous soyons cette eau qui court entre les berges, autrement dit (puisque le fleuve n’est qu’une métaphore), il faudrait que nous soyons le temps. Et finalement (sauf à dire que nous sommes déjà dans l’éternité et que cette vie n’est qu’un rêve), nous le sommes bel et bien : le dasein est temps, le temps est l’existence même du dasein. Si nous étions simplement ce rocher sur la rive du fleuve, ou cette eau prisonnière de la bouteille, ou encore cette barque dérivant, alors le temps n’aurait finalement aucune réalité, aucun sens : pour qu’il en ait il faut que j’existe, que je sois ce dasein qui s’éprouve comme temporalité. Il n’y a donc pas d’explication objective, pas de « connaissance » possible du temps, mais une simple épreuve : nous nous « sentons temps », nous éprouvons le temps comme notre constitution même, comme ce qui fait que nous existons – ce qui ne signifie pas bien sûr que nous ne puissions bâtir une physique qui nous permette d’analyser le mouvement pour en calculer les effets, en prévoir les causes, en un mot ordonner, organiser notre monde quotidien. Mais il faut bien dire que toute tentative de comprendre le temps à partir d’un certain ordre, dit de « succession », autrement dit, à partir de la décomposition, de l’articulation (arythmos) d’un certain mouvement objectivé (celui de l’eau ou de la barque), est ainsi vouée
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aux apories. Il faut donc que nous « demeurions avec le temps », que nous « restions en lui » ? Mais ces mots « demeurer », « rester », sont inappropriés, puisque le temps est éprouvé comme un changement, une altération continue (que toute décomposition en éléments discrets oblitère nécessairement) ; et les prépositions « avec » ou « en » (dans) le sont encore davantage puisqu’elles réintroduisent le point de vue spatial : en parallèle ou à l’intérieur. Le temps est notre présence (qui n’est pas « instant présent » ou « maintenant ») au sum (celui qui est la véritable épreuve du cogito) et rien d’autre. Et si nous demandons à notre « réflexion sur le temps » (expression encore inappropriée) de nous en dire davantage, c’est là peine perdue et totale incompréhension. C’est là tout le sens profond du paradoxe pointé par Saint Augustin : quand nous parlons du temps, nous croyons savoir ce que nous disons, mais si nous cherchons à l’expliquer, nous ne savons plus ce qu’il en est. En fait, nous « savons » bel et bien ce qu’il en est et c’est « l’explication » qui est inappropriée, car ce « savoir » du temps est d’une tout autre nature. A partir de là nous pouvons sentir toute la fertilité de ce paradoxe : nous existons comme temps et cette existence fait sens (elle n’a pas d’autre effectivité que cette donation), mais lorsque nous cherchons quel sens elle a, alors nous n’arrivons à rien car précisément elle n’en a pas – c’est pourquoi échouent les « significations du temps ». Tel est le sens proprement tragique du temps, par lequel toutes ses significations objectives volent en éclats alors que toute sa « réalité » se recueille dans le verbe même d’exister. Il y a là à l’évidence un antagonisme, une disjonction : le temps est l’oxymore fondamental, celui de notre existence même. Bergson remarquait que l’inclination naturelle de l’esprit humain consiste à se représenter le changement 144
comme ce qui vient se surajouter à une réalité préalable invariable, immuable, et à décomposer ce changement en une série d’états stables, parfaitement identifiables, dont il ne serait que la juxtaposition et le « passage » (terme passablement confus) de l’un à l’autre. Ce que propose Bergson est le renversement complet de cette perspective qui ne fait qu’aboutir aux paradoxes des éléates sur le mouvement et aux apories intellectuelles qui traversent la réflexion philosophique depuis l‘Antiquité. La pente naturelle de notre esprit s’inscrit dans la logique et la grammaire de notre discours où un sujet substantiel (ce qui se tient dessous dans son identité stable) se voit doté d’attributs, comme autant de déterminations tout aussi stables qui sont des schèmes ou structures formelles (définissables à partir de certaines « essences ») réduisant les incessantes variations à ce qui nous permet de les identifier en les décomposant en une série d’états. Et cette logique verbale est au service de nos contraintes de communication sociale et d’action sur les choses qui nous environnent au quotidien, contraintes auxquelles la science nous permet de répondre en nous donnant les principes et les lois mathématiques, physiques et chimiques qui les gouvernent. Cette logique naturelle, si elle permet à la science de nous assurer un empire sur des « objets » autant que sur des « personnes » ou « sujets » en paramétrant et calculant notre action sur eux, satisfait ainsi nos intérêts pratiques au détriment de notre capacité de compréhension169 de cela même qui pourtant nous affecte sans discontinuer et nous interroge de manière essentielle, à savoir la temporalité qui est la nôtre. En effet, par ce travail de notre entendement mathématicien et physicien, le temps et ce qui s’accomplit dans le temps, à savoir le changement, 169 Voir La pensée et le mouvant, la perception du changement, Paris, 1934, notamment p. 181. 145
demeurent incompris en tant que tels, pour la raison que le temps, à savoir la durée même de tout ce qui existe, a été considéré comme une variable inessentielle qu’il suffirait de réduire à des schèmes spatiaux maîtrisés par la géométrie et le calcul. Si l’on renverse le postulat fondamental de notre entendement spontané, c’est-à-dire la substantialité du réel, et que l’on affirme le changement et le mouvement comme « la réalité même », ainsi que l’énonce Bergson170, alors c’est bien cette réalité même que cet entendement a échoué à saisir, et c’est une autre manière de penser, une autre discipline de l’esprit humain qu’il nous faut solliciter pour nous approcher et demeurer au plus près de ce « réel » qui ne répond plus à notre intérêt pratique plus ou moins immédiat mais à notre souci existentiel le plus radical. C’est proprement cette manièrelà que Bergson nomme « l’intuition philosophique »171, et qui n’est ni une inspiration irrationnelle ou antirationnelle de nature plus ou moins mystique, ni une métaphysique de la transcendance spirituelle ou idéale. Elle prétend au contraire partir « des choses mêmes » et non des concepts ou idées qui en sont les marques symboliques. Pour cela elle veut se couler et s’installer (ce que Bergson nomme 170 On trouve chez Cassirer (La philosophie des formes symboliques, 3. La phénoménologie de la connaissance) la même démarche que celle de Bergson : « Partout où il s’agit de désigner des déterminations et des rapports temporels, le langage se voit d’abord assigner la médiation de l’espace » (traduction française, Paris, 1972, p.189) . Cassirer dénonce alors cette « ontologie réaliste » dont la dialectique aporétique « renaît chaque fois que la pensée tente de maîtriser le concept du temps en le subordonnant au concept général de l’être », concept hérité de Parménide et de l’école éléatique ; il propose de renverser ce rapport de subordination, en faisant du temps le fondement et « l’horizon de toute entente de l’être » comme le voulait Heidegger, dans une « analyse purement phénoménologique de la conscience » (p.192). 171 Bergson la nomme aussi « métaphysique » par opposition aux sciences de la matière. 146
souvent « sympathiser ») au cœur de ces choses, dans ce qu’elles ont de réalité indivisible, continue, infiniment mouvante, dans ce qu’elles ont de convenance, de congruence avec nous, c’est-à-dire en ce qu’elles nous sont apparentées en tant que nous existons temporellement. Comment ne pas voir alors que Bergson, tout en cherchant à demeurer au plus près du réel phénoménal qui nous entoure, s’inscrit en faux contre la démarche kantienne en affirmant une « métaphysique » capable d’atteindre « l’absolu » et en proposant une intuition philosophique du « noumène » ? Ainsi a-t-il cru pouvoir affirmer une « durée » multiforme de toutes choses dans laquelle s’exprimerait un « élan vital » universel, porteur d’une « évolution créatrice ». Pourtant, en partant du postulat bergsonien situé au plus près de la réalité naturelle phénoménale qui est la nôtre, à savoir que le changement continu, indivisible (sinon par l’analyse géométrique et mathématique), est la réalité même, on ne peut que conclure ceci : puisque là où il y a mouvement et changement il y a force, il n’y a donc de réalité que de force. C’est donc une certaine force qui est à l’œuvre là où il y a temps. On peut alors, dans une perspective phénoménologique, désigner cette force comme celle d’une conscience intentionnelle ; mais on peut aussi aller plus loin en considérant qu’il n’y a conscience intentionnelle que là où il y a existence, et que toute temporalité relève ainsi d’une dimension existentielle. Là où Bergson me paraît avoir fait fausse route, c’est en considérant ce type de force propre à ce qui existe, à savoir une force inventive, créatrice de différences, expressive de la temporalité d’un élan vital, et en l’étendant à l’univers tout entier, dans une perspective plus ou moins spiritualiste ou animiste. On s’écarte de ce monisme d’une dynamique vitale universelle en opposant à ces forces créatrices les forces 147
matérielles, celles des « choses » proprement dites, qui résistent au changement, qui contrarient tout effort de différenciation, en suivant un principe d’entropie, en cherchant le degré zéro de variation à force de répétition et d’inertie. Certes on peut avec Bergson affirmer que ce degré zéro n’est jamais atteint, que tous les états de la matière sont toujours plus ou moins métastables, et qu’il y a bien toujours présentes ces « oscillations » ou « vibrations » imperceptibles qui font que la matière n’est jamais totalement en repos ; mais la matière physicochimique inorganique atteint souvent un état de repos relatif suffisant pour que tout changement ne puisse plus intervenir en elle que de manière exogène, ab externo, sous la forme d’une dégradation, d’une usure, d’une dissolution ou décomposition : il en est ainsi de la plupart des objets matériels qui nous entourent, mais aussi de nombreuses choses naturelles (par exemple les roches ou les métaux), mais encore de la matière organique qui est la nôtre (ou celle des autres vivants) lorsque le vieillissement des « monades » qui y président à la vie ne permet plus à leur force vitale de la régénérer. « Qu’il s’agisse du dedans ou du dehors, de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même (…) il y a du changement mais il n’y a pas de choses qui changent »172.Pas de choses sous le changement comme son support fixe ou substratum, pas d’objet inerte, invariable, sinon dans la représentation spatiale géométrique qui détermine nos repères en vue de notre activité pratique173 : ainsi Bergson a-t-il eu l’intuition
172 La pensée et le mouvant, p.189. 173 Déjà Leibniz définissait la « monade » comme un centre d’activité appétitivo-perceptive et il avait bien compris que c’était pour les besoins du calcul mathématique au service de notre maîtrise de la matière que nous réduisions le continu en une infinité de 148
d’une réalité mouvante, qui se fait en un élan multiforme indivisible, indécomposable car ininterrompu. Plonger au cœur du réel, c’est donc se couler dans cette mouvance qui nous constitue, puisque nous ne sommes rien d’autre que cette activité appétitivo-perceptive par laquelle notre « monade » se transforme, en relation avec d’autres monades et avec une matière perpétuellement métastable. Pour un existant, durer en restant « le même » (idem) est une illusion, car durer c’est toujours changer en s’enrichissant d’une mémoire, d’une expérience qui transforme incessamment son présent. La chose inerte, elle, ne dure pas, elle se tient simplement en l’état autant qu’il est possible et ne se transforme par décomposition / recomposition que sous l’effet de facteurs externes qui viennent contrarier son inertie. Ce que nous nommons « le temps », avant d’être pour notre entendement mathématique ce par quoi il mesure le mouvement, est d’abord et essentiellement la modalité ou la forme sous laquelle le mouvement nous affecte. Quand notre entendement l’analyse avec ses catégories et ses concepts, nous en perdons l’intuition pure car nous le projetons alors inévitablement dans une représentation symbolique spatialisée et numérisée qui nous en donne seulement une multitude de prises de vue fixes. Dans tout ce qui existe en une durée continue, il est impossible de reconstituer la totalité indivisible du mouvement incessant avec ces figures inertes qui résultent de sa décomposition en éléments substantiels à l’usage de notre analyse intellectuelle à visée théorico-pratique174. En conséquence différences discrètes (par exemple la circonférence du cercle en une infinité de points de départ de tangentes). 174 Cassirer le dit aussi à sa manière : « aucune route ne ramène en fin de compte de la catégorie métaphysique de substantialité à l’intuition pure du temps » et rappelle que pour Leibniz c’est le temps « monadologique », celui de la conscience intentionnelle, qui 149
jamais notre intellect analytique, travaillant par concepts et par notions mathématiques, ne pourra nous permettre d’aborder ce réel auquel nous participons le plus simplement et immédiatement, à savoir cette « durée réelle » dont parle Bergson, qui est le temps comme « évolution créatrice », invention continue de modifications multiples. Pourtant l’homme ne cesse de se fier à cet intellect, parce qu’il est au quotidien l’homo faber dont la pragma est organisée par le savoir mathématique et le langage conceptuel. Alors que l’animal, par sa perception sensible et son appétition, reste au plus près de cette durée intuitive, l’homme fait du sens, crée, invente sans cesse davantage à partir de ce qu’il conçoit et calcule, et s’éloigne ainsi de plus en plus de son vécu immédiat le plus simple, pour s’abîmer dans un monde paramétré, articulé selon ses schémas intellectuels. À son travail incessant pour signifier de cette manière vient se heurter la conscience intermittente de sa propre finitude, autrement dit de l’autre face du « temps », antagoniste avec la « durée », à savoir le temps destructeur par vieillissement, corruption et dissolution ; et c’est seulement sous cette forme que l’homme pragmatique, tout affairé à sa maîtrise de la matière, appréhende le temps, s’adonnant alors aux passions tristes et aux réflexions amères sur « le temps qui passe trop vite ». Passé, présent et avenir sont les trois manières d’orienter notre regard qui nous sont données dans l’intuition immédiate du temps et ce serait sans aucun doute une erreur de réserver exclusivement le vrai sens temporel au seul « souvenir pur » d’une mémoire « spirituelle » (et non plus simplement motrice), comme le fait Bergson dans Matière et mémoire. L’avenir n’est pas seulement une fin de notre activité pratique immédiate constitue le premier selon la nature (proteron tê physei) dont il faut partir. 150
mais peut être aussi le fruit de notre « prospection spirituelle » comme le remarque Cassirer qui ajoute que « dans le temps de l’histoire on ne peut établir entre la fonction du souvenir et celle de l’action (une) coupure tranchée » car « l’une et l’autre s’y interpénètrent constamment », si bien que « ce n’est que dans la mesure où l’esprit lui-même devient, s’épanouit en direction de l’avenir, qu’il peut se contempler dans l’image du passé »175. Toutefois l’homme peut s’affirmer en signifiant cette unité rétro-projective de sa temporalité par d’autres manières que celles de l’intellect conceptuel et calculateur, par exemple dans la poésie ou les arts ; il peut alors s’ouvrir à ces manières de comprendre, de donner sens à travers des formes, qui lui donnent accès au plaisir d’une certaine contemplation, d’un certain amor intellectualis ou encore d’un certain consentement émotionnel à « ce qui est », c’est-à-dire à ce point toujours changeant où ce qui fut et ce qui sera trouvent leur confluence. Ces formes d’expression peuvent alors étayer en lui le sentiment du tragique, c’est-à-dire le sentiment étrangement enivrant de la contradiction insurmontable entre cet élan vital multiforme de signifier qui se nomme existence et cette absurdité de l’inévitable fin, autrement dit au sentiment de son déchirement existentiel entre les deux puissances indissociables de ce Janus qu’est « le temps », comme durée créatrice et être-vers-la-fin. Le sentiment du tragique se fait jour au cœur même de la singularité de l’individu, car cette singularité est à la fois cet optimum, ce « plus haut » qu’il recherche sans cesse pour lui-même à travers sa puissance créatrice (par la pensée, la science, les arts,…) et ce qui le livre à la déréliction, à la solitude la plus radicale, dont la forme la plus violente est sa finitude, son être-vers-sa-propre-fin, 175 Ibid., p. 213-214. C’est ce que Cassirer nomme le « sens historique », proprement humain. 151
qu’il ne saurait partager avec aucun autre individu. Dans cette disjonction, dans cet écartèlement irréparable entre ce moi qui s’efforce de s’accomplir dans son Désir et ce moi qui dérive vers la fin à tout jamais, le tragique s’empare de lui, parce qu’il est un seul, une seule fois, une fois pour toutes. Il n’y a rien derrière le voile de Maya, car il ne s’agit pas d’un voile mais de la seule réalité ; il n’y aucun « reste de l’être » derrière la singularité176 qui se dissout dans la mort mais demeure notre seul pouvoir-être créateur : là est le tragique.
176 « La mort, c’est un sommeil, où l’individualité s’oublie : tout le reste de l’être aura son réveil », Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, I, § 54. Sans doute une lecture attentive serait nécessaire pour en décider, mais il est vraisemblable que Schopenhauer ne connaît pas le tragique car pour lui, par-delà la singularité temporelle, par delà l’individualité apparente, l’« en soi » demeure éternellement comme « Volonté », exprimée dans la continuité immuable de l’espèce : Apollon n’est que le masque de Dionysos, l’un des deux termes de la disjonction tragique n’est qu’illusion temporaire, et le règne de la Volonté est à l’image du royaume de Dieu : celui de la paix éternelle. 152
Conclusion Alors que Kierkegaard voulait une « philosophie existentielle » qui ne puisse s’accomplir sans la « Foi », celle qui a été recherchée ici se veut tragique, car la déchirure de l’existence n’y trouve aucun échappatoire. Pourtant elle n’est pas une philosophie de la souffrance, mais celle d’une inquiétude plutôt joyeuse. Si nous sommes sans espoir, pourquoi faudrait-il que ce soit désespérant ? C’est bien le néant qui est l’Objet d’angoisse, laquelle, comme on le sait, n’a pas d’objet proprement dit. Le néant génère l’angoisse justement parce qu’il ne peut être un objet : il est le « rien » et c’est ce qui fait de l’angoisse une paralysie, une pétrification (qui n’empêche nullement une vaine agitation), une impuissance à faire et à penser. Comme le dit si bien Kierkegaard, dans l’angoisse nous sommes comme hors du temps, nous ne vivons plus, tout est immobile. Pourtant ce « rien » est fascinant comme le regard de la Gorgone et, dans cette fascination, il paraît « être » en quelque façon, envahissant à la manière de Protée. La raison en est que nous ne pouvons concevoir que ce qui est, d’une manière ou d’une autre – ainsi l’angoisse naît-elle là où la pensée (et son cogito) finit. C’est bien comme remède à l’angoisse que les religions ont inventé un « autre monde » à la place du néant. Comme Protée le néant s’est métamorphosé de diverses façons dans notre esprit, comme une sorte d’ombre de ce qui est, et plus particulièrement celle-ci : puisque nous ne pouvons rien dire de ce « rien » sinon que nous sommes des êtres finis et qu’il est le signe même de notre finitude, nous en avons fait « notre néant », notre être-pour-le-rien : il devint ainsi l’empreinte de notre 153
« nullité », la tache du rien sur notre existence. Et puisque nous étions destinés au rien, c’est donc qu’il y avait là l’apothéose de notre « destination » : nous étions traversés de part en part par le destin, totalement soumis à la terrible Nécessité. La Nécessité, tel est le nom donné depuis les grecs à ce rejeton du néant qui nous suit pas à pas, que nous ne pouvons supporter et qui pourtant nous habite comme une malédiction. Elle signe toute l’absurdité du esse embarqué dans le devenir vers sa fin, vers le « ne plus être » inintelligible. Tout notre « savoir », celui des phénomènes de la nature (objets de connaissance) aussi bien que celui du bien et du mal, se veut une sorte d’antidote destiné à différer l’effet de ce que croyons être nécessairement un poison, en reculant notre fin grâce aux sciences et au bon ordre de la morale. Ce n’est pas là une abdication devant notre néant, comme le croyait Kierkegaard, mais l’expression même de cette volonté de puissance qui transit notre durée, notre temps de vivre. Toutes les significations (donations de sens) par lesquelles nous affirmons notre existence, par lesquelles nous signons notre Désir, sont ainsi des contre-forces opposées à notre finitude, créant autant d’intervalles entre nous et notre fin, comme autant d’espaces libres pour notre inquiétude tragique. Le christianisme nous enjoint d’aimer Dieu ; c’est d’aimer le temps qu’il est question ici. L’inquiétude ne pourra être joyeuse que pour celui qui aime sa temporalité. À la question « qu’est-ce que le tragique ? » a-t-il été répondu ? Le tragique n’est-il pas justement cela même qui fait échec au « qu’est-ce que » ? Mais alors qu’est-ce donc que cela même qui fait ainsi échec au « qu’est-ce que » ? Question qui tourne en boucle, impossible à dénouer. Simple jeu de mots ? Non point. Si l’on répond à la question, on risque fort de faire du tragique une notion 154
comme une autre, pouvant se résoudre en une essence, se circonscrire par un concept. Avec le tragique il y a un surgissement qu’aucune recherche de l’essence, aucun travail du concept n’étaient préparés à affronter. Ce surgissement se signe par l’affect d’angoisse dès lors que le travail dialectique sur les notions paraît impuissant et que le « ce que c’est » se dérobe. Pourtant il ne s’agit pas d’un simple échec de l’intellect, d’une simple impasse pour l’entendement qui ne serait qu’une aporie provisoire, à combler par un re-travail. Le « jusant » de l’angoisse s’accomplit alors même que le travail de l’entendement se déploie pleinement et atteint même son acmé dans la plénitude des significations. C’est l’activité même de penser, de s’efforcer de donner du sens qui porte cet affect comme son envers, mieux encore son revers. Mais pour qu’un revers puisse surgir il faut qu’il y ait un retournement, une saisie en retour. Cette saisie en retour n’est pas simple réflexion, au sens où le langage conceptuel l’entend ordinairement, à savoir comme démarche spéculative. C’est plutôt un saisissement, comme on peut dire qu’un évènement nous « saisit ». Au cœur de ce développement du travail de l’entendement nous sommes saisis par quelque chose que nous sentons comme nous étant « le plus proche » et « le plus propre », et qui pourtant manifeste un éloignement et une étrangeté. Un éloignement propre à ce qui se dérobe, brouillant, estompant, effaçant peu à peu une effectivité, celle de notre réalité présente, ce cogito qui s’intuitionne « au présent ». Une étrangeté où s’altère, se défigure ce qui nous était « bien connu ». C’est dans ce conjointement du proche et du lointain, du propre et de l’étranger, que l’affect d’angoisse vient prendre place. Mais qu’est-ce donc qui vient ainsi instaurer ce jeu du proche/lointain, du propre/étranger, à l’origine de ce retrait où la donation de sens vient échouer ? Ce qui nous a saisi porte un nom qui
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rassemble en lui-même ce qui hante toute la philosophie, ce qui constitue son écueil et son péril, mais aussi ce qui lui donne pourtant son vrai titre de noblesse, ce qui fait toute sa grandeur : le temps. Il faut plutôt dire notre temporalité, autrement dit à la fois cette pure factivité par laquelle nous sommes jetés là, mais aussi cette maturation qui fait de nous sans cesse des « disants ». Voilà ce qui surgit au cœur de notre logos déployé : nous sommes temps. Nous sommes ce devenir qui engloutit tout présent et disjoint toute effectivité en une rétention et une protention, où ce qui n’est pas encore n’est déjà plus, dans ce flux de la mémoire et du projet, vers la chute finale : ainsi nous nous éloignons ou plutôt nous sommes éloignés irrémédiablement. Nous sommes ce qui s’altère, rendu méconnaissable, ruinant savoir et sagesse, nous désidentifiant, comme étranger à nous-même177. Nous voilà « ailleurs » et « autre », sans cesse ex-sistant, différencié, distancié de ce qui pourrait être notre identité propre, essentielle. Et pourtant nous manifestons notre temporalité dans cette activité (« incessante ») de donner du sens et c’est au cœur de cette activité que cet ailleurs et cet autre ont surgi. Toute la phénoménalité du temps, à savoir tout notre travail de créer, d’inventer des significations, devient l’enveloppe où vient se loger en creux cette finitude radicale qui éloigne et altère, où le sens se trouve définitivement perdu. Le sentiment du tragique se pose sur ce déchirement. En lui l’affect d’angoisse s’étend, s’étale, se lisse, se stabilise en un « c’est ainsi », ecce homo : il cède alors la place à la belle inquiétude d’un désir : celui de vouloir dire cela, un vouloir qui s’installe durablement, pour toute une vie à philosopher.
177 C’est bien ainsi que Platon entend la temporalité comme ce qui nous éloigne de la « réalité vraie », celle des Idées qui sont toujours ce qu’elles sont. 156
Postface
Toute la méditation qui s’achève laisse apparaître le sentiment du tragique au moment où le temps de la création vient se heurter au temps de la destruction, au moment où la volonté créatrice s’affirme alors même que tout fondement s’est irrémédiablement dérobé. Ni la Grèce antique, ni le monde chrétien ne s’est véritablement approché de ce tragique-là, qui surgit à notre époque audelà du nihilisme. Si l’on laisse de côté la terrible sagesse du Silène – « il eut mieux valu ne pas être né » , qui est la seule pour laquelle l’existence en elle-même est coupable, la tragédie grecque n’est pas une condamnation de l’existence en tant que telle mais toujours de telle existence, celle d’un individu héroïque(ou de sa lignée), maudit par un ou des dieux malveillants (vengeurs, punisseurs) jamais sans raison, fut-elle des plus mauvaises. Encore ce tragique peut-il trouver sa rédemption, par exemple chez Sophocle où s’ouvre une voie vers le salut dans une sorte d’apothéose glorieuse : ainsi la tragédie devient-elle drame sacré dans une « sanctification », telle que celle d’Oedipe à Colone. Pour le chrétien il n’y a pas de tragique178, puisque la finitude, l’incomplétude ou l’imperfection de la créature humaine, source du pêché (qui constitue le drame moral de l’existence humaine pour le chrétien), est 178 Paul Ricoeur laisse encore une place provisoire au « tragique » chez le chrétien, tant que l’amour de Dieu n’a pas encore complètement effacé en lui le spectre de la colère du Dieu punisseur. Mais ce Dieu-là n’est-il pas une pure fiction que le chrétien ne saurait vraiment prendre au sérieux ? 157
surmontée par l’avènement du Christ qui accomplit la victoire sur la mort et la rédemption des péchés : il n’y a là finalement qu’une histoire dramatique et moralisatrice, qui trouve sa fin heureuse dans un « évènement divin ». Il y a un sentiment tragique qui n’est ni celui que nous inspire la tragédie grecque ni celui qui pourrait s’accommoder de la dramaturgie chrétienne179. La tragédie grecque ne laisse pas davantage de place au non-sens que ne le fait le roman chrétien. Oedipe découvre la pleine signification de son histoire et c’est dans cette découverte que sa souffrance prend toute son ampleur, car la connaissance n’est pas pour lui libératrice comme elle peut l’être pour Socrate par la dialectique ou pour le chrétien par la révélation biblique. Le sentiment tragique, tel que peut l’éprouver le philosophe ou le poète aujourd’hui, n’est pas le même : il se tient dans la lucidité face au nonsens (auquel aucune transcendance ne peut remédier d’une manière ou d’une autre180) comme ombre portée au cœur même de toute signification ; autrement dit, ce sentiment se loge dans la contradiction insoluble qui règne entre notre élan vital porteur de sens multiforme et ce même 179 Ce tragique-là échappe totalement à l’alternative entre la vision de Nebel (Weltangst und Götterzorn, Stuttgart, 1951) et celle de Gouhier (Le théâtre et l’existence, Paris, 1952), le premier ne comprenant le tragique que dans la descendance de la tragédie grecque, comme Destin imposé par le dieu méchant, le second le comprenant au sens trop large d’un rapport de soumission à toute forme de transcendance. Il y a un tout autre tragique : celui d’un existant dans la temporalité strictement immanente de son être-au-monde. 180 En cela ce tragique ne s’apparente d’aucune façon à celui que Gouhier commente. Peut-être toutefois la parole du Christ en croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » - est-elle « tragique » en cela que l’abandon, le délaissement par toute transcendance, pourrait bien être la seule manière pour le chrétien d’entrevoir ce sentiment. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme Ricoeur, là où l’absurde fait irruption, on ne retombe pas « en deçà du tragique », mais au contraire on y aborde. 158
élan vital en tant qu’il s’inscrit dans un devenir, une temporalité qui nous destine au non-sens, à l’absurdité de la fin irrémédiable181. C’est parce que nous sommes des êtres-vers-la-fin, dans cette temporalité qui nous transit, que nous créons, inventons sans cesse ; c’est parce que nous sommes sous l’égide de l’absurde que nous multiplions le sens. Le tragique est dans cette faille irréductible où sens et non-sens se heurtent sans que nous puissions échapper à leur collision. L’homme découvre ainsi l’antinomie absolue de son existence : il fallait que tout soit proprement insensé pour qu’il puisse inventer sans cesse des significations, pour qu’il puisse donner du sens à une existence qui n’en a pas. A partir de là, il sait que toutes ses œuvres sont autant d’offrandes sur l’autel de l’absurde, à l’image des églises devenues les cryptes ou les stèles du Dieu mort : là est sa lucidité, là est son « savoir tragique ». Ce « savoir » -là, si nous avons tenté ici de l’éclaircir par une parole « raisonnée », nous sentons bien que c’est une interrogation existentielle qui résonne en lui le plus profondément. Aussi, mieux que dans tous les textes philosophiques, c’est peut-être in fine au détour d’un roman que le sentiment du tragique nous empoigne véritablement. Relisons un passage de la Recherche de Marcel Proust, tout à la fin du livre Le côté de Guermantes. Le « temps qu’on perd », la vie mondaine, ne laisse aucune place à la véritable existence, celle de la création. Mais elle lui laisse toute la place lorsqu’elle 181 Contrairement à ce qu’affirme Gouhier, ce n’est pas le drame qui a l’apanage de « la présence de la mort ». Cette affirmation a certes un sens si l’on entend par là la mort d’un personnage sur le théâtre du drame, comme évènement dans l’histoire de ce drame. Mais la « présence de la mort » est au cœur du sentiment tragique si l’on entend par là notre finitude. 159
devient l’objet même de cette création, littéraire ou artistique (et il en est de même de toute autre création). Ainsi, tant qu’elle se vit, la mondanité (ses « passetemps ») est une agitation stérile. Quand toutes ces occupations cessent, alors elles se métamorphosent chez l’auteur de la Recherche (et chez son personnage dans la Recherche) en écriture d’une œuvre romanesque, et commence alors l’être-soi de l’auteur. Proust a « perdu » les trente-cinq premières années de sa vie, et nous perdons tous chaque jour des heures précieuses dans l’oisiveté ou l’effervescence de la préoccupation quotidienne. Lorsque pour l’auteur de la Recherche sonne l’heure de la création par le renversement de sa manière d’être, c’est sous l’horizon de l’imminence possible de la mort : dans la pleine lumière de la finitude, l’œuvre se fait jour, à contrecourant de la mort-qui-menace. Quoi d’étonnant si la lucidité vient en présence de ces survivants, morts-vivants, que sont les invités de la dernière matinée mondaine (dans Le temps retrouvé), pétrifiés, momifiés dans leur anachronisme, répétant les scènes absurdes du théâtre de leur affairement stérile ? Les masques tombent dans la lumière crue du temps destructeur, dont seul le temps d’œuvrer pourra libérer celui qui peut ainsi donner du sens. Instant tragique que celui de la collision de ces deux horizons temporels. Il est vrai que déjà cet instant est venu précédemment affleurer dans le roman, simplement au détour d’une certaine situation, sans avoir encore ce visage de la nécessité qui surgit seulement à la fin du Temps retrouvé. Je veux parler de la scène des souliers rouges, au moment où le duc et la duchesse de Guermantes s’affairent pour partir à une soirée de Madame de Sainte Euverte et où Swann apprend à la duchesse qu’il va bientôt mourir. La futilité dérisoire des occupations quotidiennes éclate au grand jour de ce Swann-qui-va-mourir. N’importe qui pourrait mettre des souliers rouges ou noirs pour partir à
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une fête, mais seul Swann éprouve l’imminence de sa propre fin. Avec une robe rouge « on » met plutôt des souliers rouges, mais la finitude d’une existence est toujours la sienne, pour « soi ». Le heurt violent entre ce « on » et ce « sois », la duchesse le reçoit en plein cœur et, plutôt que de l’accueillir affectivement, elle préfère le déni ; et elle pour qui « tout peut se résoudre par des dîners », elle propose à Swann un repas pour « en reparler » : elle recouvre l’éclair tragique sous la nuée de la banalité des préoccupations quotidiennes, comme nous le faisons si souvent. Là encore c’est donc l’être-vers-lafin et le non-sens absolu du « une seule fois » de toute existence qui déchirent la toile. C’est parce que Proust est lui-même un survivant que menace la momification qu’il lui faut partir à contre-courant et œuvrer sur l’aile du temps qui mûrit toute signification. Les sommets de l’écriture (et de la lecture) qui sont ces « moments de vérité » dont parle Roland Barthes, où la belle forme rencontre l’affect, comme point de jonction entre le désir (sous toutes ses formes) et l’irrémédiable, entre l’élan existentiel qui signifie et son amortissement irréversible, ce sont précisément les épreuves tragiques d’une œuvre et d’une existence à la fois. L’homme qui « se surmonte » dans la création, dans l’invention de sa singularité passagère, face à cet être-vers-la-fin sans raison : c’est cela, la cime et l’abysse, la lumière et la nuit qui se joignent, indissociables. C’est cette union qui sans cesse « reviendra éternellement »182. 182 La pensée de « l’éternel retour » chez Nietzsche s’accomplit dans un amor fati, un « oui de l’être » (et à l’être) qui n’est pas bien loin de l’amor intellectualis dei spinoziste. Il y a dans la fin de Zarathoustra un apaisement qui rappelle la « béatitude ». Si le transitoire se résout 161
Je ne suis rien mais je suis : c’est cette dualité qui se répète, « éternel vivant » mimant le retour des sphères en chaque point de leurs ellipses.
ainsi en se sanctifiant dans le cycle éternel où il devient le « périodique », cette pensée (qui, selon Löwith, est la pensée de Nietzsche) s’avère inconciliable avec la tension du tragique dans sa volonté créatrice. 162
Table des matières Préambule…………………………………………………
page 9
Le tragique : entre désir et finitude …..…………… 13 Le désir…… …………………………………………. 13 Le tragique…………… ………………………………….17 Trois regards sur le tragique : être, temps, liberté 23 1. Esse : le débord tragique……………………………… 23 2. Le tragique et le temps………………………………….25 Le temps bain révélateur du tragique………… …………25 Notre temporalité tragique:« mort et transfiguration » 27 3. Tragique et liberté……………………………………. .. 31 A la recherche du tragique (lectures)……………........35 1. Y a-t-il une philosophie antique tragique ? .....................37 Etude sur Héraclite…………….………………………. 39 Avant Héraclite : Thalès et Anaximandre…………….…. 41 Héraclite : le devenir et son logos……………………….. 43 L’intuition tragique chez Héraclite………………….…… 53 Note supplémentaire…………………………………… 57 2. Nietzsche et le tragique…………………………………65 Premier regard sur le tragique…………………….……. 66 Les écrits des années 70………………………………..… 70 Entre Dionysos et Apollon…………………………… 75 Un éclat de rire en conclusion……………………………. 81 3. L’existentialisme et le tragique……………………… 85 Être-au-monde et transcendance : le jeu………………… 85 Le nihilisme de Heidegger…………………………….… 88 Jaspers : presque tragique……………………………..….. 96 Transcendance……………………………………………. …99 163
Existentialisme, existence, existence tragique…………100 4. Le tragique entre désir et langage…………………… 103 5. La « philosophie tragique » de Clément Rosset….........107 S’approprier le tragique………………………...……..107 Le tragique n’est pas un pessimisme…………………. 112 6. Intentionnalité et tragique……………………..…….. 119 Existence et objet...………………………………...…. 119 Donation de sens et non-sens de la donation : la contradiction tragique……………………………….….121 Le trésor sans nom………………………………..………..125 Le tragique au confluent des deux visages du temps127 Le tragique et la foi……………………………………127 Tragique et immortalité de l’âme…………………………127 Une histoire tragique : le créateur et son œuvre….… 134 Savoir et foi, angoisse et inquiétude……………..…….136 Ni l’un ni l’autre……………………………….………140 Tragique et temporalité…………….……….………... 142 Conclusion…………………………………………….153 Postface…………………………………………….... .157 Table des matières………………………….………...163
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Une existence est à la fois ce qui donne sens et ce qui est livré à une finitude insensée. C’est là que se tient la contradiction insurmontable qui fait toute sa réalité tragique : elle donne sens sans elle-même en avoir, elle est le mystère d’une puissance de créer au cœur d’un devenir sans raison. En interrogeant certains philosophes, depuis Héraclite jusqu’à Clément Rosset en passant par Nietzsche et le courant existentialiste, ce texte s’efforce de retrouver quelques traces de ce sentiment du tragique.
Jean-Pierre Coutard, docteur en philosophie, est l’auteur d’ouvrages dont la problématique gravite autour du désir, de la singularité du « soi » et de sa temporalité.
LA PHILOSOPHIE EN COMM U N Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren En couverture : reproduction d’une mosaïque romaine du 1er siècle représentant des masques du théâtre tragique et de la comédie provenant des fouilles de Pompéi et Herculanum.
ISBN : 978-2-14-048657-9
18 €
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ
(d’Héraclite à Clément Rosset)
Jean-Pierre Coutard
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ
Jean-Pierre Coutard
TRAGIQUE ET TEMPORALITÉ (d’Héraclite à Clément Rosset)