Sophus Lie. Une pensée audacieuse (French Edition) 2287251715, 9782287251719

Book by Stubhaug, Arild

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Sophus Lie. Une pensée audacieuse (French Edition)
 2287251715, 9782287251719

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Sophus Lie Une pensée audacieuse

Springer Paris Berlin Heidelberg New York Hong Kong Londres Milan Tokyo

Arild Stubhaug

Sophus Lie Une pensée audacieuse traduit par Marie-José Beaud et Patricia Chwat

Arild Stubhaug Grimsrudveien 88 2442 Hyggen, Norway

Traductrices Patricia Chwat Professeur agrégé de mathématiques Lycée Janson de Sailly 106, rue de la Pompe 75016 Paris

Marie-José Beaud Professeur agrégé d’anglais 11, rue de la Chine 75020 Paris

Publication originale en Norvégien Det var mine tanker djervhet. Matematikeren Sophus Lie © 2000 H. Aschehaug & Co. (N. Nyguard), Oslo ISBN : 82-00-22297-8 Traduction anglaise The Mathematician Sophus Lie. It was the Audacity of my Thinking. © Springer-Verlag Berlin Heidelberg 2002 ISBN : 3-540-42137-8

ISBN-10 : 2-287-25171-5 Springer Paris Berlin Heidelberg New York ISBN-13 : 978-2-287-25171-9 Springer Paris Berlin Heidelberg New York

© Springer-Verlag France, 2006 Imprimé en France Springer-Verlag France est membre du groupe Springer Science + Business Media Cet ouvrage est soumis au copyright. Tous droits réservés, notamment la reproduction et la représentation, la traduction, la réimpression, l’exposé, la reproduction des illustrations et des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation des banques de données. La loi française sur le copyright du 9 septembre 1965 dans la version en vigueur n’autorise une reproduction intégrale ou partielle que dans certains cas, et en principe moyennant le paiement de droits. Toute représentation, reproduction, contrefaçon ou conservation dans une banque de données par quelque procédé que ce soit est sanctionnée par la loi pénale sur le copyright. L’utilisation dans cet ouvrage de désignations, dénominations commerciales, marques de fabrique, etc. même sans spécifications ne signifie pas que ces termes soient libres de la législation sur les marques de fabrique et la protection des marques et qu’ils puissent être utilisés par chacun. La maison d’édition décline toute responsabilité quant à l’exactitude des indications de dosage et des modes d’emplois. Dans chaque cas il incombe à l’usager de vérifier les informations données par comparaison à la littérature existante.

SPIN : 11402817

Maquette de couverture : Jean-François Montmarché Mise en page : Nicolas Puech

Remerciements Alain Beaud, Anne-Marie Bucquet, Danièle Cayla, Jean-Marie Chaffraix, Michèle Djian, Rose Petazzoni et Dominique Risterucci nous fournirent une aide précieuse par leurs judicieux conseils et leurs patientes relectures. Thierry Hoffnung apporta sa caution médicale. Didier Muller accepta de revoir les traductions des citations allemandes. Nicolas Puech prit en charge les aspects techniques de ce projet avec énergie et assura la mise en page de l’ouvrage. Springer-Verlag France, en la personne de Nathalie Huilleret, nous renouvela sa confiance. Sensibles à leur zèle et à leur gentillesse, nous les remercions chaleureusement d’avoir porté un intérêt aussi vif au destin de Sophus Lie.

Marie-José Beaud et Patricia Chwat

Note des traductrices : cette traduction se veut aussi fidèle que possible, notamment dans le respect du style des propos tenus par Sophus Lie et ses proches — aussi bien les tournures de phrase, la ponctuation que les répétitions. Toutefois, certains passages ont nécessité quelques adaptations pour le public français.

Note de l’éditeur : nous adressons nos remerciements à la fondation NORLA (MUNIN), dirigée par Madame Middelthon, pour son soutien financier lors de la réalisation de cette traduction.

Sommaire L’environnement familial

1

1

L’arbre généalogique

3

2

L’enfance à Nordfjordeid

9

3

L’adolescence à Moss

23

Le parcours scolaire

33

4

Le lycée Nissen

35

5

La vie d’étudiant

47

6

Un jeune homme sans vocation

71

Un homme de son temps

83

7

À la découverte des mathématiques

85

8

Un mathématicien est né

93

9

Premier séjour à l’étranger

99

10 Professeur sur décision de l’État

Professeur à Christiania

133

149

11 De longues fiançailles

151

12 1873, une année décisive

193

13 Enfin, le mariage

211

viii

Sophus Lie, une pensée audacieuse

14 Monsieur le Professeur et son épouse

221

15 Sous le couvert de « la percée moderne »

231

16 Des travaux en cascade

247

17 Le milieu mathématique en Norvège et à l’étranger

265

18 Des perspectives trop limitées à Christiania

291

19 La nomination à Leipzig

309

Professeur à Leipzig

323

20 Au cœur de la grande ville de Leipzig

325

21 La dépression nerveuse

349

22 La gloire internationale

361

23 En conflit

381

24 Les élèves norvégiens

403

La fin du chemin

411

25 Retour en Norvège

413

26 La dernière année

443

Annexes

464

Chronologie

465

Notes et commentaires

469

Les descendants de Sophus Lie

513

Bibliographie des travaux publiés par Sophus Lie

519

Remerciements de l’auteur

533

Bibliographie générale

535

Index

550

Table des illustrations 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32

Sophus Lie et sa femme Anna . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 Le presbytère d’Eid . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Eid . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Johan Herman Lie (père de Sophus) . . . . . . . . . . . . . . 12 Fredrik Lie et Laura Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 John Herman Lie et son épouse . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 Photo de la famille Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Moss dans les années 1890 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Mariage de Dorothea Lie et Johan Vogt . . . . . . . . . . . . 27 Le lycée classique et moderne Nissen . . . . . . . . . . . . . . 34 Sophus Lie étudiant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Sophus Lie militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 La salle de gymnastique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Ole Hartvig et Carl Anton Bjerknes . . . . . . . . . . . . . . 52 Ole Jacob Broch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54 Ludvig Sylow, Kristofer Janson, Axel Blytt et Armauer Hansen 56 Le salon vert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Berlin en 1867 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Hermann von Helmholtz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Karl Weierstrass, Leopold Kronecker, Ernst Kummer . . . . . 102 L’École normale supérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Charles Hermite, Camille Jordan, Émile Picard et Gaston Darboux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 Une du Dagbladet le 12 octobre 1870 . . . . . . . . . . . . . . 121 Studenterlunden et l’université de Christiania . . . . . . . . . 150 Portrait de Sophus Lie par Erik Werenskiold . . . . . . . . . 153 Ernst Motzfeldt, Axel Lund et Ossian Sars . . . . . . . . . . 154 Amund Helland, Elling Holst et Axel Thue . . . . . . . . . . 155 Bjørnstjerne Bjørnson, Edvard Grieg et Fridtjof Nansen . . . 156 La route vers Risør, tableau peint par Jacob Munch . . . . . 160 Anna Birch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Victor Bäcklund, Hieronymus Zeuthen et Luigi Cremona . . . 198 Couvertures de Archiv for Mathematik og Naturvidenskab et des Acta Mathematica . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

x

Sophus Lie, une pensée audacieuse 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55

Une du Ny illustreret Tidende . . . . . . . . . . . . . . . . . . Romsdalshorn, tableau peint par Johan Fredrik Eckersberg . L’université de Leipzig, en 1890 . . . . . . . . . . . . . . . . . La Seeburgstrasse à Leipzig, en 1890 . . . . . . . . . . . . . . Felix Klein, Adolf Mayer, Friedrich Engel et Georg Scheffers . Couvertures des Mathematische Annalen . . . . . . . . . . . . Alfred Clebsch, Carl Neumann, Hermann Amandus Schwarz et Eduard Study . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Wilhelm Ostwald . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le 22 de l’Eugenies gate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Henri Poincaré, Arthur Tresse, Ernest Vessiot et Élie Cartan Sophus Lie, Amund Helland, Fridtjof Nansen et Kristian Birkeland . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Axel Blytt, Karl Carda, Edgar Odell Lovett, Alf Guldberg et Kristian Birkeland . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elling Holst . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La famille Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La famille Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sophus Lie en photo et peint par Gustav Lærum . . . . . . . Sophus Lie sur son lit de mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . La bibliothèque Deichman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sophus Lie en pique-nique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sigurd Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Felix Klein, Friedrich Engel, Eduard Study et Hermann Weyl Buste et tombe de Sophus Lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une du Aftenposten . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

200 298 313 324 328 329 330 331 412 416 417 418 419 446 447 448 449 464 492 493 494 495 496

Première partie

L’environnement familial

Figure 1 – Sophus Lie et sa femme Anna à la fin des années 1890 à Åsgårdstrand.

Chapitre 1

L’arbre généalogique La famille du mathématicien Sophus Lie remonte, du côté paternel, à un certain Peder Lauridtzen, originaire de Strømsø, un village qui fait maintenant partie de la ville de Drammen, à l’ouest d’Oslo. Au moment du recensement de 1665, Peder Lauridtzen, était alors âgé de soixante ans. Loin d’être un commerçant établi, il vivait de petits métiers : vraisemblablement journalier, il pêchait également dans le fjord à bord d’un petit bateau qu’il possédait. Ce recensement mentionnait aussi ses deux fils, âgés de quatorze et seize ans. Trente ans plus tard, on retrouve dans les registres paroissiaux de Bragernes/Drammen, le nom de l’aîné, Lars Pedersen, tailleur et responsable des chevaux à Åssiden — près de Drammen — à la ferme Lie dont il fit son patronyme. Dans divers rôles d’impôt, le métier indiqué pour Lars Pedersen Lie est celui de capitaine des armes1 , le grade de sous-officier le plus élevé. Il vivait à Øvre Sund, point de passage très animé au bord de la rivière Drammen, là où la route des charrettes venant de Konsberg arrivait au bac. De son second mariage avec Marthe Christendatter, naquirent trois filles et deux garçons. À la mort de Lars Pedersen Lie survenue en 1738, son plus jeune fils, Andreas, l’arrière-grand-père de Sophus Lie, avait dix-sept ans. Il allait connaître une remarquable ascension sociale : parti de rien, sans même un diplôme de droit, il monta progressivement dans la hiérarchie des fonctionnaires, devenant bailli, tout d’abord pendant onze ans à Råbyggelaget dans le département d’Adger, puis pendant six ans dans la commune de Rakkestad. Sans doute dut-il sa réussite à ses talents et à son travail, mais peut-être aussi dans une certaine mesure, à son mariage — en 1754 — avec Sidsel Maria Leerberg, fille de Mads Jensen Leerberg, aubergiste et négociant à Christiania, et de Sidsel Margrethe Petersen, elle-même fille d’un bailli de la région de Ringerike. En effet, deux ans après son mariage, Andreas Lie reprit les affaires de son beau-père qui venait de mourir. En outre, il acquit une expérience juridique pratique au service du bailli et du préfet du département 1 N.d.T.

: en français dans le texte.

4

Sophus Lie, une pensée audacieuse

d’Oppland. Il fut ensuite nommé bailli de Råbyggelaget en 1765. À cette occasion, on souligna « l’expérience et la compétence », ainsi que « la fidélité, le zèle et autres qualités » d’Andreas Lie. Il eut une fille et deux fils. Le plus jeune, Lars Lie, grand-père de Sophus Lie, naquit en 1770. Lars Lie avait douze ans à la mort de son père tandis que sa mère était déjà décédée depuis longtemps. Le jeune orphelin prit alors la mer, mais, au cours de l’une de ses premières traversées, il tomba du mât de hune et perdit un œil. Il quitta alors la marine pour entrer au service d’un fonctionnaire de justice dans le sud du diocèse d’Akershus2 . Dans les années 1790, après avoir obtenu une licence en droit avec la mention convenable, il travailla comme clerc à Ringerike, au nord de Christiania, puis chez le juge Heyerdahl à Høland, à l’est de Christiania, près de la frontière suédoise. Là, il rencontra Caspara Fredrikke Gill qu’il épousa en 1798. Elle mit au monde onze enfants dont sept atteignirent l’âge adulte et parmi eux, le père de Sophus Lie. Dans la famille, on fit, désormais, référence aux traits physiques et moraux hérités des Gill qui marquèrent un grand nombre de leurs descendants sur plusieurs générations. En effet, Caspara Gill était la fille du pasteur de Høland, Jonas Gill, surnommé le « fort ». Doté d’un physique impressionnant, séduisant, certainement d’un tempérament assez impétueux, mais chaleureux et direct, il avait la réputation d’être très robuste. Sa famille descendait — à la cinquième génération — d’un certain Christen, originaire de la presqu’île danoise du Jutland et employé à l’administration de l’évêché de Kristiansand, au sud de la Norvège. Cette famille acheta par la suite la ferme Gill où naquit, en 1738, Jonas Gill. Après avoir fréquenté l’école cathédrale de la ville et passé l’examen artium, il obtint une licence de théologie et, à vingt-sept ans, partit comme missionnaire au Groenland « où il fit du très bon travail pendant sept ans ». Il resta ensuite un an à Copenhague, dans l’attente d’une affectation. En 1773, il fut nommé pasteur de la paroisse de Nes dans le Hallingdal, dans la partie orientale du plateau de Hardangervidda, entre Bergen et Christiania. Dès qu’il apprit cette nouvelle, juste avant Noël, il se mit en route pour rentrer à la ferme Gill, par bateau jusqu’à Lillesand, situé sur la côte au nord de Kristiansand, ensuite à pied. Comme il était fatigué, il décida, en passant devant le presbytère de Tvedt, de demander à son collègue de lui prêter un cheval. La femme du pasteur, seule à la maison avec ses trois filles à ce moment-là, invita ce jeune et fringant ecclésiastique à entrer. On raconte que, pendant que les jeunes filles s’empressaient autour de lui, leur mère aurait demandé à Gill s’il n’avait pas besoin de quelqu’un pour tenir sa maison maintenant qu’il avait une affectation. Trois mois plus tard, Gill épousa l’une des sœurs, Rebekka Dorthea Pettersen. Le jeune couple vécut neuf ans à Nes, puis s’installa à Høland où Jonas Gill exerça ses fonctions avec beaucoup d’autorité pendant plus de vingt ans. Par la force de sa volonté, il imposa ordre et obéissance à tous, aussi bien dans sa paroisse qu’au presbytère ou au sein de sa famille, même s’il 2 Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, le diocèse et le département d’Akershus s’étendaient tout autour de Christiania principalement au nord, à l’est et au sud-est.

1. L’arbre généalogique

5

était parfois considéré comme rigide et têtu. Selon certaines rumeurs, il avait généralement plusieurs procès en cours ; par exemple, il avait prétendu que de nombreux objets avaient disparu du presbytère à son arrivée. Sa femme était obligée d’intervenir lorsque Gill s’emportait trop vivement contre l’un ou l’autre de leurs quatorze enfants. Apprenant un jour qu’un groupe de « vauriens », disciples de Hans Nielsen Hauge3 tenait une réunion dans sa paroisse, Gill s’y rendit en personne et interrompit l’orateur qui, disait-il, « se comportait en hypocrite, les yeux exorbités, s’exprimant d’un ton prétentieux et satisfait ». Il le jeta dehors et fit sortir tous les assistants qui tombèrent directement dans les bras d’un officier prêt à les conduire à la gendarmerie. Le lendemain, quatre d’entre eux, connus pour être des disciples de Hauge et que Jonas Gill décrivait comme « des hypocrites et des vauriens », furent condamnés et envoyés en prison à Christiania. Jonas Gill déjà veuf depuis trois ans, mourut trois plus tard. Douze de ses enfants atteignirent l’âge adulte et onze d’entre eux eurent une nombreuse progéniture. Les quatre garçons devinrent tous officiers, les huit filles firent de beaux mariages et l’une d’elles, Caspara épousa Lars Lie. Lars Lie était juge vacataire à Høland quand, en 1804, lui et son épouse partirent pour Copenhague, probablement afin d’améliorer leur situation financière. Le couple avait alors trois garçons, mais il n’emmena dans la capitale que leur fils aîné John. Les deux autres restèrent à Høland, l’un chez des parents et l’autre chez de « braves paysans ». Le benjamin, futur pasteur et père de Sophus Lie, se prénommait Johan Herman — vraisemblablement comme le poète Johan Herman Wessel — mais on l’appelait plus simplement Johan. Quant à John, il devint un médecin très célèbre à Christiania et comme il vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans, Sophus Lie fréquenta souvent sa maison. Johan et John Lie reçurent une éducation sérieuse, tant à Høland qu’à Copenhague. Après trois années de vaches maigres dans la capitale danoise, leur père fut nommé juge à Stjør- og Værdalen, près de Trondheim, puis en 1808, la famille alla vivre dans la région de Levanger, au nord de Trondheim où elle acheta la ferme Gilstad à Skogn. Le père et l’oncle de Sophus Lie évoquaient souvent leurs belles années d’enfance dans cette ferme qui dominait le village et le fjord. Ils se rappelaient avec émotion leur vie très agréable et les nombreuses rencontres et activités avec les familles qui constituaient la « crème de la société » de cette région. Cette femme forte et dynamique tenait parfaitement sa grande maison. Tous louaient sa bonté et sa générosité. Quand des pauvres venaient frapper à la porte de la ferme, elle leur donnait souvent des vêtements de son mari. Le juge Lie imposait le respect par son comportement et son physique solide et râblé. De ses trois fils, Johan, lui 3 Hauge était un évangéliste populiste qui gagna à sa cause de nombreux paysans norvégiens. Il fustigeait la paresse et la vanité des pasteurs de l’Église officielle luthérienne, vantait les mérites du « travail manuel honorable » de la terre et engageait les paysans à se lancer dans les affaires et le commerce. Ses idées continuèrent à influencer le luthéranisme norvégien bien après sa mort.

6

Sophus Lie, une pensée audacieuse

ressemblait le plus physiquement. Lars Lie jouait volontiers du violon. Bon violoniste (ce fut aussi le cas de son fils Johan), c’est à lui que l’on fait remonter le don de la famille Lie pour la musique. Si Sophus Lie ne semble pas en avoir hérité, son neveu Sigurd Lie devint, en revanche, un compositeur célèbre. Lars Lie était aussi grand amateur de tir à la carabine et ses traces de chevrotines « décoraient » tous les bâtiments de la ferme. À la fin de sa vie, devenu veuf, il vécut avec sa plus jeune fille Edle, née en 1815, qui en 1829, à la mort de son père, s’installa chez son frère aîné puis, chez Johan. Dès l’âge de neuf ans, en 1808, John, fut envoyé à l’école cathédrale de la ville épiscopale de Trondheim où Johan le rejoignit à treize ans en 1816, bientôt suivi du cadet Fredrik. Les trois garçons logèrent d’abord chez le lieutenant-colonel Dons, puis à partir de 1820, Johan vécut quatre ans chez le commandant Mathias Cecelius Stabell, beau-frère de madame Dons. Il tomba amoureux de la plus jeune fille de la maison, Mette Maren, et l’épousa quelques années plus tard. En 1824, Johan alla passer l’examen artium à Christiania, muni d’une lettre du directeur de l’école cathédrale de Trondheim attestant de ses capacités remarquables ; il était présenté comme un élève très attentif, à l’attitude modeste et correcte. Il réussit l’examen avec la mention très bien et l’année suivante il obtint cette même mention à l’ examen philosophicum, puis entreprit des études de théologie. Suite à des vols ou à des malversations à la ferme de Skogn, sa famille connut de graves difficultés financières et ne put subvenir à ses besoins. Il fut logé gratuitement pendant trois ans à la résidence universitaire de Regentsen, donnant des cours particuliers pour gagner sa vie. Il dut également s’occuper de l’un de ses jeunes frères, de sept ans son cadet, Mads Severin surnommé « l’arracheur de racines » en raison de sa force physique. Ce dernier était venu faire des études à Christiania, mais il abandonna avant d’avoir obtenu un diplôme et finit agent de police à Levanger. À l’université, Johan Lie faisait partie de la Société de musique. Il jouait du violon avant les représentations théâtrales et participait à des concerts. En 1829, il obtint une licence de théologie, avec la mention très bien pour les parties théorique et pratique, puis il rentra à Trondheim. Il y fut employé comme vacataire pour enseigner la religion au lycée. Il était en même temps professeur non titulaire à l’école cathédrale et afin de payer ses dettes le plus rapidement possible, il se chargeait aussi d’un certain nombre de services religieux pour le compte du pasteur de l’église Notre-Dame. Au printemps 1832, grâce à des lettres de recommandation de ses différents employeurs, il fut nommé à la direction du lycée moderne de Molde4 . Comme ce lycée — le premier du genre dans la région — venait tout juste d’être créé cette année-là, essentiellement grâce à une souscription, et qu’il recevait peu de subventions de l’État, Lie ne fut nommé que professeur principal faisant office de proviseur. Cependant, avec un salaire de cinq cents speciedaler5 et un logement 4 Molde

est une ville côtière, sur le fjord de Romsdal, entre Bergen et Trondheim. speciedaler ainsi nommé en référence au thaler allemand valait cinq ort (ou mark) ou cent vingt skilling. 5 Le

1. L’arbre généalogique

7

gratuit dans l’enceinte de l’école, il pouvait maintenant épouser Mette Maren Stabell, alors âgée de vingt-cinq ans. Aussi bien du côté de son père, le commandant Stabell, que de sa mère, née Scharffenberg, elle descendait d’excellentes familles. Depuis l’époque du conseiller C. B. Stabell, au dixseptième siècle, les Stabell avaient toujours appartenu à la bonne société de Trondheim, se distinguant dans l’enseignement et le commerce, tandis que les branches de l’arbre généalogique des Scharffenberg ployaient sous un grand nombre d’officiers supérieurs. Les jeunes mariés s’installèrent à Molde à l’automne 1832. Johan Lie passe pour avoir été un professeur particulièrement brillant et apprécié. Sous sa direction, le lycée se développa considérablement. L’enseignement dispensé s’adressait à deux types d’élèves : ceux qui envisageaient de poursuivre des études supérieures et qui apprenaient le grec et le latin, et les autres à qui l’on enseignait l’anglais et les matières commerciales. Cependant, quand Johan soumit sa candidature au poste de professeur principal et proviseur titulaire du lycée de Molde, le ministère — qui souhaitait moderniser le système scolaire et le rendre plus accessible à l’ensemble de la population — lui préféra un philologue. Après ce refus, Johan Lie postula à une fonction ecclésiastique, mieux rétribuée, même s’il avait le sentiment que « sa vraie vocation était de continuer à enseigner ». C’est d’ailleurs en considération de ses qualités d’enseignant que la paroisse de Nordfjordeid (généralement appelée simplement Eid) lui fut confiée en 1835, à une époque regorgeant de théologiens ! (Six autres candidats avaient sollicité cette charge.) Pendant les quatre années passées à Molde, Johan Lie et sa femme eurent trois enfants, un fils et deux filles dont l’une mourut en bas âge.

Chapitre 2

L’enfance à Nordfjordeid Johan Lie fut nommé pasteur au mois de juillet 1835. Pourtant, ce ne fut semble-t-il qu’en mai de l’année suivante que le couple, leur fils de trois ans Fredrik et leur bébé Mathilde quittèrent Molde pour le presbytère de Nordfjordeid. Eid était une grande paroisse, riche de traditions. Elle fut la deuxième du Nordfjord — après Selje — à voir s’élever sur ses terres une église. À l’époque de la Réforme, elle avait été, avec ses six églises, l’une des plus importantes de l’évêché puis elle fut partagée en deux. La moitié dont le pasteur Lie avait la responsabilité, pour un salaire annuel de six cent cinquante speciedaler, se composait de l’église principale d’Eid et de deux églises annexes, Starheim, au bord du fjord, et Hornindal, à l’intérieur, sur la rive du très grand lac de Hornindal. Village essentiellement agricole, Eid tirait d’importantes ressources complémentaires de la chasse et de la pêche, ainsi que du transport des marchandises. Il présentait une particularité : un champ de manœuvres, le plus souvent appelé tout simplement « la place », qui jouait un grand rôle dans la vie des habitants. Cette place datait du dix-septième siècle lorsque le roi Christian IV et son gendre Hannibal Sehested organisèrent, dans chaque paroisse, les paysans norvégiens pour former une armée afin de se défendre contre la Suède. Alors qu’à cette époque, l’exercice militaire avait généralement lieu à côté de l’église du village après le culte du dimanche, on construisit, à Nordfjordeid, l’un des premiers vrais champs de manœuvres du pays. Petit à petit, la place de Nordfjordeid devint le terrain d’entraînement permanent d’un bataillon militaire formé de plusieurs compagnies. À partir de 1828, quand il fut décidé que l’entraînement des recrues ne se ferait plus sur le terrain paroissial de chaque village, mais sur de véritables champs de manœuvres, Nordfjordeid connut une activité intense, tous les étés. Soldats et officiers affluaient de toute la région de Fjordane et de Sunnmøre. De « grands spectacles » se déroulaient sur la place, des parades où ils défilaient, en uniformes rutilants, à pied ou à cheval. Les gens du pays et ces militaires vivaient en bonne intel-

10

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Figure 2 – Le vieux presbytère d’Eid où Sophus Lie naquit en 1842.

ligence. Tous les hommes, quel que fût leur grade, logeaient chez l’habitant et, en général, ceux qui venaient d’une même ville ou d’un même village revenaient au même endroit, année après année. C’était une importante source de revenus aussi bien pour ceux qui louaient des chambres que pour les commerçants locaux et les femmes d’un certain âge qui se chargeaient de laver les vêtements. La fanfare du bataillon qui se produisait en plein air toute la journée était fort appréciée non seulement de ceux qui faisaient les foins, mais aussi de tous les autres habitants du village. Pour le pasteur, la présence des soldats se traduisait par une assistance plus nombreuse au culte et de fréquentes visites de courtoisie de la part des officiers. La famille Lie semble s’être rapidement intégrée au village. Les rapports des visites pastorales, en particulier ceux de Wilhelm Frimann Koren, doyen du Nordfjord qui vivait au presbytère de Selja et venait à Nordfjordeid une fois par an en tournée d’inspection, nous renseignent sur la vie du presbytère et les responsabilités du pasteur. La première de ces inspections eut lieu dès le mois de septembre 1836. Le conseil presbytéral et les employés de l’église d’Eid ainsi que les conseils presbytéraux des églises annexes y assistèrent. Les registres officiels de l’église et les procès-verbaux des conseils furent déclarés « bien tenus », les requêtes, souhaits et plaintes des diverses parties y étant dûment consignés. De même, le presbytère fut scrupuleusement inspecté et

2. L’enfance à Nordfjordeid

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Figure 3 – Eid dans le Nordfjord, vers 1880, vu du presbytère. Photo prise par le pasteur Nielsen, l’un des pères du Parlement norvégien et prédécesseur du pasteur Lie dans cette paroisse.

l’on nota que, lors de l’entrée en fonction du pasteur, certaines choses manquaient. Le doyen jugea cette affaire si sérieuse qu’il conseilla à Lie d’engager une procédure judiciaire contre son prédécesseur pour le contraindre à payer « les réparations nécessaires ». Le prédécesseur de Lie était un Danois, Nikolai Nielsen, l’un des pères de la Constitution d’Eidsvoll qui, après quatorze années passées à Eid avec sa nombreuse famille, avait été nommé dans la paroisse bien plus enviable de Borgund, dans le département de Sunnmøre. Bien que le presbytère tombât pratiquement en ruine, Johan Lie n’exigea aucun dédommagement. Au contraire, les Lie semblent avoir mis un point d’honneur à restaurer, peu à peu, les nombreux bâtiments délabrés. À l’arrivée de Lie, même si l’église principale était en bon état, il manquait toutefois la Bible ainsi que le calice et la patène qu’utilisait le pasteur pour ses visites aux malades. Cela avait déjà été indiqué lors d’une précédente inspection et le marguillier, le capitaine Leganger, avait promis d’y remédier. À la ferme paroissiale, certaines pierres tombées des murs devaient « être remplacées au plus vite ». Les deux églises annexes ne nécessitaient aucune réparation, mais le marguillier considérait ne pas devoir fournir une chaise

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Figure 4 – Johan Herman Lie, père de Sophus, pasteur à Eid de 1836 à 1851.

spéciale et une Bible pour le soliste du chœur de l’église de Starheim, ni son sermonnaire personnel pour celle de Hornindal. Le doyen examina minutieusement les rites et les pratiques religieuses : la célébration de l’Eucharistie n’avait pas été négligée et l’instruction des jeunes avait progressé grâce à la création d’une école et à l’emploi de huit instituteurs itinérants. À la fin de l’année 1835, l’école comptait dans sa caisse dix-huit speciedaler et dix-huit skilling. Le doyen avait apporté dix-huit exemplaires d’un abécédaire publié par l’Association des instituteurs de Christiania, à distribuer aux enfants pauvres de toutes les écoles du district. Le rapport indiquait aussi le montant du fonds de secours aux indigents et mentionnait que la vaccination annuelle contre la variole avait été dûment effectuée. En dehors de ces questions pastorales, il était fait état de plaintes de la population contre un négociant local, Claus Wiese ; il vendait toutes sortes de marchandises, en particulier du poisson, dans son magasin et son entrepôt en bord de mer. On lui reprochait d’embaucher de la main-d’œuvre dans les paroisses voisines, en général des couples avec des ribambelles d’enfants, qui plus tard, quand ils n’auraient plus de travail, risquaient de rester dans le village, à la charge du fonds de secours aux indigents. On se plaignait aussi que le cafetier ne respectât pas la législation sur la vente d’eau-de-

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Figure 5 – À gauche : Fredrik, frère aîné de Sophus, professeur principal à Kristiansand. À droite : la sœur de Sophus, Laura, directrice de la Fondation Eugenia à Christiania.

vie. Comme cette accusation se répétait, le doyen et le pasteur estimèrent devoir la signaler aux autorités publiques afin que le châtiment de la loi pût « s’abattre sur le coupable ». En ce qui concernait la moralité de Nordfjordeid, les manifestations d’ébriété continuaient à prendre « une forme choquante ». Ce rapport sur la situation générale dans la paroisse, à l’arrivée de Johan Lie, était signé du doyen Koren, du pasteur Lie, du capitaine Leganger ainsi que de six employés de la paroisse « que l’on aida à tenir la plume ». Près de deux ans plus tard, le doyen Koren notait, à l’occasion d’une nouvelle inspection, que tous les bâtiments avaient été agrandis, le cimetière était bien entretenu, les registres et livres de la paroisse parfaitement tenus. La Bible avait retrouvé sa place, mais il manquait toujours le calice et la patène. Il félicitait les paroissiens de leur modestie et de leur ardeur au travail. De plus, l’ancien « penchant pour la boisson, si largement répandu » avait régressé. Le négociant Wiese s’était engagé à contribuer à ce bon ordre. Le fonds de secours aux indigents fonctionnait bien, même si de temps en temps, on voyait encore venir des mendiants des environs. Le pasteur Lie avait largement développé l’enseignement dans la paroisse qui comptait maintenant neuf écoles, dont sept itinérantes. Enfin, la plupart des gens semblaient satisfaits de son rôle de médiateur dans les affaires civiles.

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Figure 6 – John Herman, frère de Sophus de deux ans son aîné, lieutenant-colonel à Bergen, avec sa femme Petra Thaulow Kloumann et leurs huit enfants.

À l’automne 1837, naquit le troisième enfant de la famille, Laura, future directrice de la fondation Eugenia1 . De toute la fratrie, Sophus sera le plus proche de cette sœur. Cette année 1837 marqua une étape importante vers la démocratie en Norvège avec l’adoption de la loi instaurant des conseils municipaux. Eid devint alors une commune autonome dont le pasteur Johan Lie fut le premier maire élu. Il prit ses fonctions le 1er janvier 1838 et, à l’exception des années 1842 et 1843, les exerça tant qu’il vécut à Eid, pendant près de douze ans. Les affaires auxquelles il présidait maintenant n’étaient guère plus importantes que celles dont il avait eu la charge auparavant : problèmes d’église, d’école et de secours aux indigents. À cette époque, la municipalité ne disposait pas de budget et les factures étaient réglées au fur et à mesure de leur arrivée. Les procès-verbaux des conseils municipaux témoignent des sujets couramment débattus : comment assurer le financement de la bibliothèque municipale, à qui attribuer une concession pour ouvrir « un magasin qui vendrait de 1 La fondation Eugenia, ainsi nommée en l’honneur de la reine de Suède Eugénie Bernardine Désirée, fut créée en 1823 pour « éduquer » et instruire des jeunes filles pauvres venues de tout le pays, en particulier pour leur enseigner l’économie domestique.

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tout », était-il souhaitable d’avoir un médecin de district à Nordfjordeid et fallait-il vraiment plusieurs sages-femmes et plusieurs personnes pour les vaccinations ? Le conseil souhaitait vivement que chacun réduisît ses dépenses lors des mariages, baptêmes et enterrements ; il encourageait aussi à davantage d’abstinence et de modération. De toute manière, il fallait absolument mettre fin à l’habitude déplorable de faire du bruit et de s’amuser dans la pièce où reposait le corps d’un défunt avant son enterrement ! Pour obtenir une licence permettant d’ouvrir un commerce ou une affaire, il suffisait, généralement, de disposer des fonds nécessaires à condition de ne pas vendre d’alcool ou de ne pas faire trop de concurrence à Wiese. Les sommes versées pour l’obtention de cette autorisation allaient à la bibliothèque municipale. Wiese remplit la fonction de maire adjoint pendant plus de dix ans et si l’on en croit les comptes rendus des réunions, il se montrait bien plus actif que le maire Lie au conseil municipal. Il avait maintenant ouvert une auberge et était passé maître dans l’art de contourner les différents règlements et lois. Accusé de vendre de l’eau-de-vie, il dut plusieurs fois promettre de s’amender et contribuer financièrement au bien de tous pour apaiser les choses. Une anecdote assez amusante courut sur les débuts de Johan Lie comme maire. Quand le magistrat de la région fit le tour des communes pour donner des instructions aux nouveaux élus, il trouva la porte de la salle municipale d’Eid grande ouverte malgré le froid très vif. Au cours de la rencontre qui suivit, le premier édile lui expliqua que, selon la loi, les portes ne devaient pas être fermées lors des délibérations. Sans aucun doute, les domaines de prédilection du pasteur restaient l’éducation et l’enseignement. En même temps qu’il fondait des écoles primaires, il encourageait les jeunes gens les plus doués à poursuivre leurs études. L’un d’eux, Martinus Monsson Bjørlo, partit à l’école normale d’instituteurs, sur l’île de Stord, au sud de Bergen et revint ensuite créer une école du soir pour des « garçons ambitieux » souhaitant devenir enseignants. Plus tard, il devint maire adjoint, médiateur au tribunal civil et maire de la ville quand le pasteur Lie quitta Eid. Ce dernier tenta aussi d’envoyer à l’école normale de Stord un autre jeune homme, Hans Jönsson, désireux d’y entrer ; ses parents refusèrent, voulant qu’il reprenne l’exploitation paternelle. Hans, que plus tard on appela le vieil Hans Utigard, devint un menuisier extrêmement habile ; il forma de nombreux apprentis dont certains fréquentèrent par la suite l’école professionnelle de Holmøyane à Hornindal. Tout à la fin de son mandat de maire, Johan Lie suggéra de construire une école secondaire qui verrait le jour grâce à l’obstination des habitants et qui ferait d’Eid un important centre éducatif. Au début de l’année 1839, naquit au foyer du pasteur une fille, Dorothea, l’année suivante un deuxième fils, John Herman, puis, le 17 décembre 1842, Sophus. Il fut baptisé à la maison par son père à l’âge de deux mois, en raison peut-être d’une dégradation soudaine de sa santé ; toutefois, les baptêmes à

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Figure 7 – Photo prise en 1873 à Tvedestrand où Sophus séjournait fréquemment chez sa sœur Mathilde et son beau-frère, le docteur Fredrik Vogt. De gauche à droite : Tordis, Johan (futur professeur de métallurgie), Herdis, Eleonora, Mathilde (à la fenêtre) et Ragnar (futur professeur de psychiatrie).

la maison n’étaient pas rares. À cinq mois, il fut baptisé officiellement et son nom de Marius Sophus dûment inscrit dans le registre paroissial. Ses parrains et marraine furent le doyen Koren, la femme du lieutenant de police Steen, le médecin du district J. W. Cammermeyer et son assistant. Les années 1842 et 1843 semblent avoir été difficiles pour le pasteur Lie ; il se peut même qu’il ait souhaité quitter Nordfjordeid. Il ne se représenta pas à l’élection municipale, laissant la place de maire à un fermier et il sollicita la charge de pasteur de l’église Notre-Dame de Trondheim. Apparemment, Jacob Neumann, l’évêque de Bergen dont dépendait le pasteur Lie, trouvant cette demande déplacée, accompagna le dossier d’un commentaire acerbe sur « l’audace de notre postulant ». Lie retira donc sa demande. En 1844, il occupa de nouveau la fonction de maire et l’année suivante, passa trois mois à l’étranger, voyageant en compagnie d’un autre pasteur et d’un propriétaire terrien. En 1846, il renouvela sa candidature pour Trondheim et malgré la lettre de l’évêque qui le présentait, cette fois-ci, comme « l’un des pasteurs les plus remarquables de notre diocèse », il n’obtint toujours pas satisfaction. Il continua à briguer, sans succès, divers autres postes, y compris à Christiania, souhaitant obtenir « une nouvelle affectation plus près de l’université et de ses associations », comme il l’écrivait dans l’une de ses lettres de candidature.

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Figure 8 – La famille Lie s’installa à Moss en 1851 (photographie de Moss datant des années 1890).

Le pasteur Lie était très musicien. Dans le récit de son périple à l’étranger — voyage qui le mena à Copenhague, Hambourg, Berlin, Leipzig, Dresde, Vienne, Munich, Cologne, Paris et Londres — il décrivit avec force détails les musiques qu’il avait entendues. Au presbytère de Nordfjordeid, pendant les longues soirées d’hiver en particulier, il jouait du violon avec l’aîné de ses fils, accompagné au piano par sa fille Mathilde. Assis autour de l’unique bougie posée sur le piano, les autres enfants apprenaient leurs leçons pendant ces séances de musique. Sophus y assistait certainement et l’anecdote qu’aimait raconter le pasteur eut peut-être lieu au cours d’une de ces soirées : le petit garçon s’était endormi avec une crêpe à moitié mangée dans la bouche. Les deux instincts, la faim et le sommeil, avaient comme lutté pour avoir le dernier mot. L’enfant, siège de cette confrontation, était resté la bouche ouverte devant ce conflit avec une énergie et une résistance exceptionnelles jusqu’à ce que le sommeil l’emportât sur la faim. Outre la musique, le pasteur Lie enseigna lui-même à ses enfants l’histoire et la géographie en allemand, suivant la coutume de l’époque, et leur fit lire des ouvrages faciles dans cette langue. À un moment, un répétiteur de Hornindal le seconda et, en 1847, l’aîné Fredrik partit au lycée classique de Bergen. La tante Edle, venue vivre au presbytère, se chargea de l’instruction des autres enfants, ce qui lui faisait dire, sur ses vieux jours, qu’elle avait été le premier professeur de mathématiques de Sophus. À Eid, elle fit connaissance

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de l’assistant du médecin Cammermeyer, le docteur Hirsch ; elle l’épousa peu après et ils quittèrent Nordfjordeid. Du haut de ses quatre ou cinq ans, le petit Sophus dut ressentir la ferveur avec laquelle tous travaillaient au presbytère. La prospérité qui gagna cette paroisse et les éloges dont elle fut ultérieurement l’objet durant le pastorat de son père plongeaient leurs racines dans ces années-là. L’ordre et la prospérité allaient de pair aussi bien à la maison que dans la ferme. Déjà lors de la venue du doyen en 1840, le rapport indiquait que certaines planches devaient être changées dans la grange à foin qui servait aussi d’étable. Deux ans plus tard, le doyen Koren estimait qu’il fallait en construire une nouvelle et, chaque année, il le rappelait. Une commission composée du pasteur et de deux fermiers finit par être constituée pour réaliser ce projet, mais les travaux ne commencèrent qu’en 1847. Ils progressèrent ensuite rapidement, sous la conduite d’un nouvel employé, un certain Batolf Nilsen Gausemel qui venait d’être embauché. (Par la suite, on l’appela le pasteur Batolf, mais en réalité, il semble plutôt avoir été responsable de la ferme.) À partir du printemps 1847, madame Lie et Batolf s’employèrent à transformer la propriété en cette ferme modèle dont tous parleraient plus tard. Nils B. Maurseth, le fils de ce dernier, entendit souvent son père dire : « C’est à madame Lie que je le dois » ou « C’est madame Lie qui me l’a appris. » Batolf donnait au pasteur et à son épouse des conseils pour la ferme. On raconte que Lie lui aurait déclaré : « Je ne connais personnellement pas grand-chose au travail de la ferme et à tout ce qui s’y rapporte, pourtant je vois bien qu’il y a beaucoup de choses qui ne vont pas et, en particulier, je ne suis pas content des chevaux ! » Il fallait, en particulier, au pasteur un cheval rapide pour se déplacer dans sa vaste paroisse. Le premier printemps, Batolf se contenta, néanmoins, de garder les vieux chevaux et de remettre en état les harnais et la voiture qui en avaient bien besoin. À la fin du printemps, il vendit le cheval du pasteur et acheta, dans un village voisin, un étalon bai dont Johan Lie fut si content qu’ensuite, il ne pouvait plus s’en passer pour aller faire ses visites paroissiales à Starheim et à Hornindal, un trajet long de trois milles norvégiens — soit trente-quatre kilomètres2 — sur la glace en hiver. Lors de ces occasions, Batolf conduisait d’autant plus volontiers qu’il en profitait pour rendre visite à des amis et des parents en amont du fjord. Lie et Batolf s’entendaient fort bien. Lors de ces longs voyages en carriole, les conversations allaient bon train ; sans doute parlaient-ils beaucoup de religion et des travaux de construction en cours. En remontant le long du lac de Hornindal, quand ils passaient à la pointe de Spjøt où, selon la rumeur, le pasteur Spjøt s’était noyé, ils se remémoraient souvent une histoire remontant à l’époque de la peste noire et devenue une sorte de légende. Dans les villages du Nordfjord, ce fléau dévastateur était comparé à un vieux couple dont l’homme aurait tenu un balai et la femme un râteau. Là où l’homme balayait, les gens mouraient, alors que là où la femme ratissait, 2 Le

mille norvégien valait à cette époque 11,295 km.

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certains survivaient. D’autres décrivaient la peste comme un cavalier armé d’une immense faux, allant par monts et par vaux sur un cheval blanc et semant la maladie sur son passage. Quoi qu’il en fût, la peste ravagea toute la région et en particulier, Hornindal et Stryn. Elle toucha d’abord les petits enfants, puis les adultes, enfin les personnes âgées. Le pasteur Spjøt s’affairait à courir partout pour assister les mourants et les persuader de faire pénitence en léguant leur ferme à l’église ou au pasteur. Il réussit si merveilleusement dans cette entreprise que la plupart des fermes de Hornindal tombèrent dans son escarcelle. Pourtant, un jour où le pasteur Spjøt descendait le fjord en bateau pour se rendre sur la péninsule qui prendrait plus tard son nom (Spjøteneset, ou la pointe de Spjøt), en contemplant cette vallée magnifique, il s’exclama soudain : « Ô, bel Hornindal ! Autrefois tu appartins à de nombreux propriétaires, mais désormais tu es mien ! » Il se leva, étendit les bras, perdit l’équilibre, passa par-dessus bord et se noya. Dans ses sermons sur la providence divine et le salut des âmes, le pasteur Lie racontait aussi la mésaventure arrivée à un habitant de Hornindal. Cet homme avait traversé le lac pour aller traiter des affaires et voir des gens à Nordfjordeid. Quelques jours plus tard, il monta dans sa barque pour rentrer chez lui. Il faisait chaud et aucun vent ne soufflait. Après avoir ramé un bon moment sous le soleil brûlant, il commença à s’assoupir ; il s’allongea alors au fond du bateau et s’endormit. La rivière alimentant le lac était gonflée par la fonte des neiges, et le courant, extrêmement fort à ce moment-là, fit reculer l’esquif. Depuis le rivage, les gens virent une barque vide se précipiter vers Kviafossen, la terrible chute d’eau au bout du lac. À la dernière seconde, l’homme se réveilla et sentit que la situation était désespérée. Néanmoins, il saisit fermement les rames, se rassit dans le bateau et le guida du mieux qu’il put à travers cette chute d’eau bouillonnante, réputée infranchissable. Aussi étrange que cela pût paraître, l’homme et sa barque accostèrent en aval, arrêtés par un brusque virage du cours d’eau. L’homme avait réussi à traverser les eaux impétueuses, évitant les pierres et les rochers qui auraient pu briser l’embarcation comme une coquille d’œuf. La moralité de l’histoire du pasteur Lie était que, malgré le calme et la présence d’esprit dont il avait fait preuve au moment critique, cet homme ne devait pas sa survie à son habileté mais au fait qu’il avait placé sa vie entre les mains de Dieu. Le presbytère comptait six garçons de ferme et six servantes, deux chevaux, vingt-cinq bovins, soixante ovins. La montagne fournissait le bois de chauffage et le saumon était si abondant dans les eaux du presbytère que les domestiques demandaient dans leur contrat à ne pas en manger plus de deux ou trois fois par semaine. Tous les ans, en janvier, certains employés participaient à la pêche à la morue, et rapportaient une grande quantité de poisson salé. Un hiver où il fit si froid qu’une épaisse couche de glace recouvra le fjord, les paysans d’Eid et de Hornindal allèrent en traîneau sur la glace jusqu’à la mer et rentrèrent avec des harengs et autres poissons dont ils firent d’abondantes réserves.

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Les habitants du presbytère apprécièrent fort ces merveilleux dons du Seigneur. Bien sûr, Batolf fut chargé d’aller en voiture à cheval sur le fjord gelé chercher le poisson au bord de la mer. Plus tard, il raconta à son fils qu’au moment où il s’apprêtait à partir pour ce long trajet par un froid mordant, la femme du pasteur était sortie pour voir si tout était en ordre. « Il va sûrement faire très froid pendant ce voyage, Batolf », lui avait-elle dit. Il lui avait répondu : « Oh, ça ira », mais elle avait alors ajouté : « Attends un moment, Batolf » et elle était allée chercher dans le bureau du pasteur les vêtements de voyage de son mari. Puis après avoir revêtu Batolf de la tête aux pieds de cette armure de fourrure, elle s’était écriée : « Maintenant nous pouvons réellement te souhaiter bon voyage ! » Tandis que le cheval piaffait, Batolf l’avait remerciée poliment de sa bonté et de sa sollicitude avant de se mettre en route. Sur le trajet, beaucoup l’avaient salué d’un coup de chapeau, pensant croiser le pasteur ! Comme cette année-là le presbytère avait beaucoup trop de poissons, madame Lie en donna une bonne partie aux pauvres et aux nécessiteux, mais la pêche au hareng n’était pas un privilège. Tout le monde avait le droit d’y participer et y était fortement incité par la fierté « de ne devoir sa chance qu’à soi-même ». Au presbytère, on ne manquait de rien. De temps en temps, le cordonnier passait et toute la famille était alors équipée de chaussures neuves. L’étoffe dont on faisait les vêtements et dont on tapissait les sièges était tissée à la maison. Quand des invités venaient, madame Lie donnait ses instructions à la gouvernante et aux domestiques à l’avance pour pouvoir tenir compagnie à ses hôtes sans se soucier de tâches ménagères et il arrivait à la famille du pasteur d’accompagner ses invités lorsqu’ils se rendaient chez quelqu’un d’autre dans la région. L’été, le terrain de parade s’animait particulièrement et les officiers étaient fréquemment reçus au presbytère pour des soirées au cours desquelles souvent on dansait. Quand la fête battait son plein, madame Lie faisait parfois venir Batolf, qui était souple et avait le pied léger, et lui demandait de danser pour les invités. La lecture des rapports, procès-verbaux et autres, montre que, dans ces années-là, l’enseignement fonctionnait bien. Quand, de toute évidence, un enfant négligeait l’école, on recommandait sans tarder de punir parents ou tuteurs récalcitrants. Les indigents étaient secourus, même si, malheureusement, comme partout ailleurs, des mendiants indésirables continuaient à errer dans le village. La bibliothèque, fréquentée par de nombreux lecteurs, recevait régulièrement de nouveaux ouvrages. En 1848, elle en possédait environ quatre cents, mais le conseil municipal renâclait à lui accorder une subvention annuelle régulière, malgré des demandes réitérées. Les vaccinations avaient lieu une fois par an, occupant jusqu’à trois personnes. La moralité du village était un sujet récurrent dans les rapports du doyen. Tous les ans, on y notait la rareté des naissances illégitimes et la population était félicitée pour son ardeur au travail ; toutefois, les commentaires concernant l’ivresse variaient. Une année, il semblait que la consommation d’alcool « n’était pas en augmentation », une autre année « elle baissait », sauf à Hornindal où, pour la

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troisième année consécutive, on constatait que « l’ivrognerie » était un vice assez répandu ; des ventes illégales d’eau-de-vie, en toute impunité, étaient signalées. En 1844, même si la consommation de bière avait dépassé celle d’eau-de-vie, elle « semblait avoir des effets aussi nocifs ». L’année suivante, l’ivresse « était de nouveau en augmentation » et menaçait de « corrompre la jeune génération ». Vers la fin de son séjour à Eid, le pasteur Lie avait réussi à mettre fin aux ventes d’alcool illégales et, de nouveau, l’ivresse était « en diminution » ; mais pour ce qui était de la vente de bière près des églises, « il fallait toujours considérer cela comme de la provocation ». À cette époque se répandit dans la région la mode des vins maison, préparés à partir de fruits. Leur consommation dépassa bientôt celle de la bière et de l’eau-de-vie, pour les fêtes de Noël et autres réceptions. Ni l’Église, ni les hommes politiques n’y trouvaient à redire. Au contraire, faire son vin soi-même relevait du grand raffinement. Les épouses de pasteur cultivaient souvent cet art appris à l’étranger et donnaient leurs recettes. Les louanges que tressèrent à madame Lie les gens du village pour son travail à la ferme du presbytère trouvèrent, peut-être en partie, leurs fondements dans son excellent vin. Peut-être aussi madame Lie apprit-elle aux villageois à placer, bien en évidence sur le rebord de leurs fenêtres, des pots de plantes odorantes, comme c’était alors l’usage dans les presbytères. Laura, la deuxième fille de madame Lie, nourrira une grande passion pour les fleurs. Sophus Lie grandit donc dans un village où régnaient bonnes mœurs et discrète prospérité. Paysans et pêcheurs y vivaient en bonne intelligence et chaque été, la venue des militaires lui apportait un air de fête. En somme, on menait, au presbytère, une vie exemplaire. Au cours de ces années, Sophus Lie fut témoin de la construction de nombreuses granges et étables, et surtout d’une nouvelle église dans le village, la plus vaste de la région du Nordfjord. Neuf cents fidèles pouvaient s’y tenir, ce qui suffisait, même l’été, quand la population décuplait. Le pasteur Lie joua certainement un rôle crucial dans cette entreprise qui avait nécessité des démarches longues et laborieuses. Cette construction achevée, le pasteur Lie sollicita, une fois de plus, un nouveau poste, soit parce qu’il avait le sentiment d’avoir achevé son œuvre à Eid, soit parce qu’il s’inquiétait pour les études de ses enfants. En effet, son fils aîné était déjà parti au lycée à Bergen, et bientôt John Herman et Sophus seraient en âge d’y aller. À la fin de l’année 1850, Johan Lie fut nommé pasteur de la paroisse de Moss. Après son départ, les gens du village se souvinrent longtemps combien le presbytère avait été prospère et bien tenu à cette époque-là : « Jamais avant, ni après, le presbytère ne fut ce qu’il avait été au temps de Lie. » Ils en attribuaient le mérite essentiellement à « l’épouse de Lie, une forte femme, qui, dès le petit matin, veillait à toutes les affaires de la ferme avec zèle et énergie ». Ils vantaient aussi les qualités de pédagogue du pasteur Lie qui, en particulier, faisait le catéchisme dans l’église même. À ce sujet, le doyen Koren écrivait : « Quand il prononce ses sermons édifiants devant les jeunes, dans l’église, il le fait avec tant de chaleur et d’enthousiasme, qu’il

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faut bien reconnaître qu’en tant que catéchiste chrétien, il occupe une place remarquable. » Sous sa conduite, la chorale de l’église avait pris de l’ampleur et les paroissiens s’étaient maintenant mis en tête d’obtenir un orgue pour l’église principale. L’église qui fit plus tard l’objet de restaurations existe encore avec sa plaque commémorative portant l’année de sa construction et le nom de l’architecte... Claus Wiese. Si le vieux presbytère brûla en 1902, il reste encore, dans la ferme, la grange datant de cette période.

Chapitre 3

L’adolescence à Moss Sophus avait à peine neuf ans quand la famille Lie, avec ses sept enfants — deux ans après Sophus, un petit Ludvig Adler était venu au monde — quitta Nordfjordeid. Après avoir traversé le Nordfjord, ils gagnèrent le Sognefjord en voiture à cheval, le remontèrent pendant plusieurs jours, franchirent par la vieille route les montagnes du Jotunheim jusqu’à la vallée de Hallingdal, redescendirent vers Drammen et Holmestrand sur le fjord d’Oslo où ils prirent le bateau à vapeur jusqu’à Moss. Ce périple constitua probablement le premier grand voyage de Sophus Lie. Sachant combien par la suite il aimait admirer le spectacle de la nature, on peut supposer qu’il apprécia cette expédition et la diversité de tous ces paysages. En route, les Lie furent témoins de la fameuse éclipse de soleil du 28 juillet 1851, au cours de laquelle, selon maints témoignages, les poules s’envolèrent vers leur perchoir et les chevaux commencèrent à ruer. Quand enfin la lumière revint et que les oiseaux se remirent à chanter, l’atmosphère mystérieuse créée par l’obscurité se dissipa de manière fort étrange. Ce départ de Nordfjordeid fut certainement plus pénible pour le reste de la famille. En effet, quitter une vie qu’ils aimaient tant n’était guère aisé. Au début, madame Lie éprouva des difficultés pour s’adapter à Moss et elle perdit son entrain. D’après sa fille aînée, dans les premiers temps, mère et filles se sentirent comme des poissons hors de l’eau. À leur arrivée, elles portaient des « corbeaux », des coiffes empesées en fin calicot à fleurs, ornées de plis et de volants, qu’elles avaient confectionnées elles-mêmes pour se protéger du soleil. Une septuagénaire eut pitié d’elles et offrit à madame Lie de lui prêter un chapeau, ce que cette dernière accepta bien volontiers. Même si pour se rendre chez la modiste, elle devait marcher dans la rue avec un vieux chapeau qui avait beaucoup servi, c’était malgré tout, toujours mieux que de coiffer son « corbeau » ! Le pasteur Lie se présenta à Moss avec d’excellentes références. Selon une lettre de recommandation du doyen Koren de Nordfjord, il se distinguait,

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en particulier, par le soin qu’il apportait à ses sermons, « où l’on [retrouvait] la richesse de pensée, l’ordre sacré et l’essence du christianisme, qui [témoignaient] à la fois d’un travail de recherche approfondi et d’une grande aisance, et à travers lesquels il [faisait] preuve d’une pensée méthodique ». L’évêque Neumann de Bergen décrivait Lie comme l’un des prêtres les plus compétents du diocèse, orateur remarquable, excellent catéchiste ainsi que directeur de consciences pieux et zélé, s’acquittant de sa charge avec grande sagesse. Selon le successeur de Neumann, l’évêque Kjerschow, le pasteur Lie était un homme d’ordre, droit et accompli, qui se consacrait à son travail pastoral avec énergie et sérieux. Lors de sa nomination, le ministère du Culte indiquait que la situation de l’Église, à Moss, exigeait un pasteur aussi exceptionnel que lui par ses capacités et son autorité. Parmi les neuf candidats, le pasteur Lie, « considéré à tous égards comme un fonctionnaire remarquablement compétent et zélé dans ses fonctions ecclésiastiques, tout comme un orateur particulièrement doué », se détachait nettement. Ce poste était plus lucratif que celui de Nordfjordeid. Il procurait un revenu estimé à mille cinquante speciedaler, dont quatre-vingts sous forme de logement gratuit. Moss devait sa prospérité à trois activités principales : la sidérurgie, le commerce du bois et la distillerie. La ville avait connu un grand essor dans les vingt dernières années, essentiellement grâce à la distillerie dont la production annuelle culmina à deux millions et demi de litres en cette année 1851 précisément. Le pasteur Lie se montra rapidement très satisfait des conditions de vie à Moss ; en particulier, il apprécia les possibilités offertes en matière d’éducation, vraisemblablement l’une des principales raisons qui l’avaient poussé à solliciter ce poste. Ses fils devaient aller à l’université et son fils aîné fréquentait déjà le lycée classique de Bergen. S’il était resté à Nordfjordeid, il aurait dû envoyer ses deux autres fils dans le même genre de lycée classique — la Norvège en comptait sept à l’époque : d’une part, les écoles cathédrales situées aux sièges des quatre diocèses et d’autre part, des lycées dans les trois plus grandes villes — ou leur faire poursuivre leurs études à la maison, en se chargeant lui-même de leur éducation ou en engageant un professeur particulier qui risquait d’être difficile à trouver. En dehors des lycées classiques, il existait maintenant à certains endroits ce qu’on appelait des lycées modernes, à orientation plus scientifique, qui préparaient aussi à l’examen d’entrée à l’université, l’examen artium. À Moss, une ancienne école commerciale avait été transformée en l’un de ces établissements en 1832. Lie, pasteur de la paroisse, siégeait de droit au conseil d’administration avec le juge et trois représentants municipaux élus. Il connaissait bien ce type d’établissement pour en avoir dirigé un à Molde et il ne fait pas de doute qu’il avait été choisi comme pasteur de Moss, en grande partie, à cause de son expérience et de son intérêt pour l’enseignement. Après le décès en fonction de son prédécesseur, Peder Monrad — dont le fils Marcus Jacob Monrad deviendrait un éminent professeur de philosophie —, la ville était demeurée sans pasteur pendant plus d’un an. Le désir du

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ministère de placer à ce poste un fonctionnaire particulièrement compétent ne suffit pas à expliquer une telle situation. La véritable raison se niche plutôt du côté des difficultés que traversait le lycée à ce moment-là. Tout le monde se plaignait de l’enseignement qui était dispensé. Les professeurs démissionnaient, les remplaçants se succédaient, les parents retiraient leurs enfants du lycée et leur faisaient donner des cours particuliers. Les critiques portaient tout autant sur les méthodes d’enseignement que sur l’organisation de la scolarité. Dans ses dernières années passées au conseil d’administration, Monrad avait écrit : « Il me paraît évident que les gens vont continuer à organiser, réorganiser et réformer le lycée jusqu’à ce qu’ils l’aient entièrement désorganisé. La question est de savoir quand et où il faut le faire ; et souvent quand on parle de ce qui est faisable et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est utile et de ce qui ne l’est pas, on ne sait même pas soi-même ce que l’on entend par là ou ce qu’il faudrait entendre par là. » Quelques mois seulement après leur arrivée à Moss, à l’automne 1851, John Herman et Sophus furent inscrits au lycée moderne de la ville qui atteignait alors l’effectif record de quatre-vingt-un élèves. De nouveau, l’ordre régnait, le respect et la confiance avaient été rétablis, en grande partie grâce au proviseur Nicolai Moursund Harboe, un professeur chevronné qui avait pris ses fonctions en 1849. Le pasteur Lie ne semble avoir rencontré aucune difficulté dans son travail et ses relations avec le lycée. Les études étaient divisées en trois cycles, de deux ans chacun, et les frais de scolarité annuels variaient entre six et dix-huit speciedaler. Dans le premier cycle, où les élèves étaient généralement les plus nombreux, les enfants avaient de huit à dix ans. Tous les semestres, le lycée envoyait aux parents un bulletin scolaire avec un classement. À neuf ans, Sophus semble avoir été bien préparé puisqu’aux premiers examens de décembre 1851, il obtint la meilleure appréciation — excellent — en histoire générale et en histoire biblique. Dans la plupart des autres disciplines, il obtint très bien. Ses notes étaient plus faibles en orthographe et en écriture seulement ; si l’on en juge par son bulletin, le jeune Sophus ne brillait ni en orthographe, ni en écriture, ni en norvégien. Néanmoins, il s’appliqua et peu à peu, atteignit l’appréciation très bien ou presque très bien dans ces matières également. Après une année, il passa dans le deuxième cycle, où il ne se classa d’abord que cinquième mais termina premier. En outre, Sophus Lie paraît avoir été, tout au long de sa scolarité à Moss, un élève discipliné, au comportement modèle. En mathématiques, réparties en « calcul domestique et commercial », « géométrie » et « arithmétique », il était toujours le meilleur et passait aux yeux de ses camarades pour une sorte d’« oracle », mais en histoire biblique, histoire générale et histoire naturelle aussi, il obtenait constamment les meilleures notes. Les études secondaires de Sophus Lie révèlent essentiellement une grande diversité d’aptitudes. Aux côtés du proviseur Harboe et de différents chapelains, enseignaient aussi des séminaristes. Quand en 1855, on dut procéder au remplacement de l’un d’entre eux, l’offre d’emploi spécifiait : « La maîtrise de l’anglais sera un

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excellent atout pour obtenir ce poste. » L’anglais était devenu une langue couramment enseignée, mais à Moss, contrairement à d’autres endroits, il n’avait pas remplacé le français, « puisque, pour l’instant, l’exportation de bois de la ville se fait davantage vers la France que vers l’Angleterre, et puisque la majorité des élèves du lycée seront employés, soit dans le commerce, soit dans la marine ». Le proviseur Harboe conçut de vastes projets pour le lycée, non seulement concernant le programme des études et les horaires des diverses matières, mais aussi la division en cycles et les méthodes d’enseignement. Il proposait, par exemple, d’introduire dans la scolarité la physique et la chimie aux dépens des « langues mortes », le latin et le grec. Pour réorganiser le lycée, il prit conseil à Christiania, auprès du plus éminent réformateur pédagogique, Hartvig Nissen qui jouerait un rôle majeur dans l’éducation de Sophus Lie. Nissen fit quelques commentaires sur le projet de Harboe, mais dans l’ensemble, il approuva la réorganisation de Moss. Le plus intéressant est peut-être la référence de Nissen à l’importance du dessin et des croquis dans l’instruction. Il préconisait de consacrer plus de temps au dessin et de développer à la fois « le dessin à main levée et le dessin à la règle » en les rattachant à l’enseignement des mathématiques. Sophus ne connut pas l’achèvement de ces transformations. Néanmoins, la dernière année de sa scolarité, le grec et le latin ne figuraient plus à l’examen, contrairement aux sciences, peut-être. Sophus obtint presque excellent en anglais, une nouvelle matière, tout comme dans les autres « langues vivantes », le français et l’allemand. Si les études ne posaient pas de problème aux enfants Lie, il n’en allait pas de même à la maison. Alors qu’au lycée — sous l’autorité du pasteur Lie et du proviseur Harboe — tout se passait pour le mieux, en revanche, pour madame Lie et ses filles, la transition entre la campagne et la ville soulevait des difficultés. S’adapter à la mode de Moss et se faire une place dans la société exigèrent du temps. Assez rapidement, les Lie se lièrent d’amitié avec la famille du juge David Vogt, une personnalité reconnue de la ville qu’il avait représentée au Parlement pendant quatorze ans. Ces deux familles se fréquentaient, non seulement à cause de leur position sociale — le pasteur et le juge étaient tous deux fonctionnaires de l’État et dans leur vie professionnelle ils traitaient souvent les mêmes affaires — mais aussi, en raison d’attaches communes au village de Nordfjordeid. Le père de Vogt avait été juge au tribunal de première instance du Nordfjord au début du siècle. Quand en 1809, il était mort dans l’exercice de ses fonctions, son fils aîné, le futur ministre Jørgen Herman Vogt, avait pris sa succession. David l’avait rejoint et lui avait servi d’assistant pendant trois ans. Il vivait alors juste en face du presbytère de Nordfjordeid. À Moss, il se plaisait à évoquer les heureuses années passées autrefois dans ce village.

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Figure 9 – Photo du mariage de Dorothea, sœur de Sophus, avec Johan Vogt, frère du mari de sa sœur aînée Mathilde, le 21 octobre 1866. Fredrik et Johan étaient les fils du juge David Vogt de Moss. Rangée du fond, de gauche à droite : Laura Lie, Mme Brendal (née Raven et épouse de l’avocat Brendal), Fredrik Lie et sa femme Amalie (née Nielsen), les mariés Johan Vogt, (capitaine de navire) et Dorothea (appelée Thea dans la famille), Fredrik Vogt, Amanda Lie (née Afzelius et mariée au cousin de Sophus, Johannes) et l’avocat Brendal (qui devint juge à Ringsaker). Rangée du milieu, de droite à gauche : John Lie (oncle paternel de Sophus) et sa femme Fredrikke (née Grønvold), le pasteur Lie, Maria Magdalena Vogt (née Juul), Mariane Sofie Ross (née Stabell, tante maternelle de Sophus) et sa fille Mathilde Wessel. Première rangée, de gauche à droite : Sophus Lie, Magda Vogt, Albertine Vogt (née Bjerkstrøm, mère de Magda), Jørgen Herman Vogt, Agnes Vogt (née Smith), Mathilde Vogt (sœur de Sophus), sa fille Eleonora et David Vogt (étudiant).

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Moins d’un an après leur arrivée, une catastrophe frappa la famille : en avril 1852, après une courte maladie, madame Lie mourut subitement. Pour Mathilde, sa mère n’avait pas supporté le passage d’une vie saine et active à la campagne à l’atmosphère de la ville. Elle avait aussi beaucoup regretté Nordfjordeid ; elle ne se sentit pas chez elle à Moss où elle ne réussit jamais à atteindre la même notoriété et la même position sociale qu’au village. Après sa mort, le climat familial changea radicalement. À dix ans, Sophus voyait brusquement les portes de son enfance heureuse se fermer définitivement ; sa sœur Laura, de cinq ans son aînée, était, paraît-il, si déprimée qu’elle voulait suivre sa mère dans la tombe. Désormais, le bien-être de la famille reposait entièrement sur les épaules du pasteur qui supporta difficilement cette épreuve. Des contradictions émaillent les propos concernant la vie du pasteur devenu veuf. Ses filles prétendirent qu’à la maison, il était devenu plus autoritaire et exigeant, alors que de nombreux faits montrent qu’il accomplissait ses tâches pastorales avec beaucoup moins d’énergie. Après quelques années passées à Moss, il devint pourtant très populaire et son franc-parler était fort apprécié. Il avait gagné le respect et l’affection de ses paroissiens. Ses sermons arides et très ennuyeux justifiaient peut-être son qualificatif de « fonctionnaire zélé », mais il n’était en aucun cas un « orateur de talent ». Cependant, le pasteur Lie porte certainement une partie de la responsabilité de la diminution de la pratique religieuse à Moss. Ce déclin fut si considérable que l’évêque du diocèse, Jens Lauritz Arup, s’en inquiéta. Pendant cette période, le pasteur Lie soutint pourtant toute une série d’initiatives. L’année-même de la mort de son épouse, fut créée à Moss une Société missionnaire qui se réunissait, à l’école, deux dimanches après-midi par mois. Les autres dimanches, les mêmes locaux servaient à des réunions de la Société de tempérance. Quelques années plus tard, le pasteur Lie inaugura ses séances de « lecture de la Bible » qui avaient lieu, en général, un dimanche sur deux à quatre heures. Pour ces « lectures de la Bible », il se fit progressivement remplacer par les meilleurs étudiants en grammaire et en théologie enseignant au lycée. Quatre ou cinq ans plus tard, Lie autorisa des laïcs à diriger ces réunions, mais les fidèles se plaignirent qu’ils s’écartaient du texte et Lie dut les rappeler à l’ordre. Le pasteur Lie s’occupait aussi de l’orphelinat municipal, des indigents et autres associations de bienfaisance. Il faisait toujours le catéchisme dans l’église avec la même ardeur. Lors d’une visite d’inspection de l’évêque, il convoqua à l’église, le dimanche, tous les paroissiens confirmés les deux années précédentes pour que l’évêque pût les interroger ; le lundi, à l’école, il lui présenta tous les enfants rassemblés autour de leurs enseignants. Il s’intéressait aussi beaucoup à la chorale dont il tenta d’améliorer la qualité en recrutant douze jeunes garçons de l’école locale pour renforcer les voix féminines. Il célébrait l’Eucharistie plus souvent, en général un dimanche sur deux et tous les premiers vendredis du mois. Le Jeudi saint et le jour de l’Ascension, il organisait une journée de prières. Malgré toutes ces activités, on lui reprochait, néanmoins, de ne pas inspirer plus de ferveur religieuse à ses paroissiens.

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À la maison, les trois filles — âgées de quatorze, seize et dix-sept ans — étaient chacune responsables de « leur semaine » avec l’aide d’une jeune domestique embauchée à la mort de madame Lie. Plus tard, les deux aînées, Mathilde et Laura, évoquèrent cette période où la vie leur semblait rude. Le petit déjeuner se composait de pain et de lait et le dîner de bouillie ordinaire avec du lait, sauf le dimanche. Quand Mathilde faisait retoucher le décolleté de sa robe, elle devait, accompagnée de la couturière, se rendre dans le bureau de son père afin de lui montrer qu’elles ne retiraient que le minimum de tissu autour de la gorge. Il avait strictement interdit à ses filles de se promener dans la rue avec des jeunes gens ; lors des nombreux bals de Noël, elles étaient obligées de faire preuve de retenue et de « refuser » au moins une invitation. Deux ans à peine après le décès de leur mère, en 1854, le plus jeune fils, Ludvig Adler, mourut à son tour, âgé de neuf ans. Sophus, maintenant petit dernier, vivait chez son père avec son frère John Herman et ses trois sœurs ; Fredrik, avait entrepris des études de sciences à l’université de Christiania. Chez le pasteur, on devait impérativement se coucher à dix heures et souffler immédiatement sa bougie. Quand, adultes, les filles revenaient passer des vacances à la maison avec leurs enfants, elles étaient encore tenues de se plier à cette règle, même lors des longues journées d’été. L’aînée, qui pourtant n’approuvait pas cette mesure, raconta bien plus tard qu’elle en était si imprégnée que dans sa propre maison de Tvedestrand, tous les enfants étaient au lit à dix heures, été comme hiver. Chez les Lie, on ne devait jamais dire : « Tu mens ! » Un jour où Sophus n’avait pas dit tout à fait la vérité, Laura se serait écriée : « Encore une fois, tu fais erreur ! » Sous la férule de son chef, la famille Lie menait une vie frugale. Les filles devaient déterminer, au sou près, les sommes nécessaires à leurs tenues et leur père leur donnait l’argent correspondant. Dans un sourire, Mathilde expliqua, un jour, qu’il était resté toute sa vie si attaché à ces calculs mesquins que dans son testament, il avait précisé qu’elle, par exemple, devait recevoir une somme équivalant à cet « argent de poche ». Quatre ans à peine après l’arrivée de la famille à Moss, Mathilde épousa, à vingt ans, Fredrik Vogt, fils du juge. Ce médecin, de sept ans son aîné, s’était comporté héroïquement lors d’un début d’épidémie de choléra à Christiania et de malaria dans les îles de Halver, sur la côte nord-est du Skagerrak. Depuis quatre ans, il exerçait dans le district de Tvedestrand où ils vécurent plus de trente ans. Dix ans après, la plus jeune des filles Lie, Dorothea, se maria avec un autre fils Vogt, Johan, futur chef pilote de Moss. Les familles du pasteur et du juge restèrent toujours en très bons termes. Les deux chefs de famille partageaient la même vision des problèmes scolaires et religieux ; ils adoptaient fort certainement le même point de vue sur la lutte contre l’alcoolisme. Alors que la production d’eau-de-vie s’avérait essentielle pour la ville, le juge Vogt menait un combat acharné contre l’alcoolisme à la fois dans ses fonctions locales et au Parlement, au détriment de sa popularité. Chez lui, l’alcool était banni : même pas un verre de champagne lors du mariage de ses fils ! Sans suivre cette intransigeance, le pasteur Lie avait pu constater les

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effets nocifs de l’alcool et après bien des années d’effort, il obtint finalement satisfaction : la vente de bière et de vin fut interdite à Moss le dimanche matin, entre dix heures et midi. Le pasteur Lie avait la réputation d’être un homme solide, d’une nature très résistante. Il lui arrivait de passer la nuit sur le divan de son bureau. Grand marcheur, il n’hésitait pas à parcourir à pied toute la rive occidentale du fjord d’Oslo pour se rendre à Tvedestrand et voir sa fille aînée, son gendre et ses petits-enfants de plus en plus nombreux. Le dimanche, il ôtait sa vieille perruque grise et en coiffait une autre, toute neuve, une noire bien plus belle qui le rajeunissait beaucoup. Cependant, de moins en moins de fidèles assistaient au culte dominical. D’une part, les commerçants et artisans s’accordaient à trouver terriblement ennuyeux les sermons du pasteur Lie et d’autre part, posséder son banc à l’église était passé de mode, mais ces deux raisons ne suffisaient pas à expliquer ce manque d’assiduité. Comme dans tout le reste du pays, dans les années 1850 à Moss, le réveil religieux avait commencé à diviser les chrétiens. L’évêque et le pasteur Lie craignaient que ce renouveau n’amenât certains à quitter officiellement l’Église, ce qui ne s’était pas encore produit à Moss. Diverses sectes tenaient des réunions, parfois dans les locaux des écoles, parfois dans leurs propres salles. Des groupes de « réveillés », de gens « cherchant leur salut », et d’autres qui n’étaient d’accord ni avec le pasteur ni avec le dogme, finirent par semer la discorde et l’intolérance. Lie estimait de son devoir de mettre ses paroissiens en garde contre un christianisme superficiel et de pacotille qui risquait de les mener très facilement à l’orgueil et au sectarisme. Il dénonçait une propension exagérée à « l’édification » et aux grands discours religieux, proclamant que « les grandes choses se font en silence ». Dans ce conflit, sa position était claire. Du haut de sa chaire, il s’était écrié que l’« on peut aussi se goinfrer de la parole de Dieu ». Il avait alors provoqué un vif débat dans la ville pour savoir si l’« on pouvait aller trop loin dans la piété », si elle possédait vraiment des limites et si au-delà de ces limites se manifestaient des « effets funestes ». Ce « fanatisme religieux qui semblait devenir incontrôlable » empoisonna les dernières années de la vie du pasteur, à une époque où seule sa fille Laura vivait encore avec lui, les autres enfants ne lui rendant visite que pour de courts séjours de vacances. En juillet 1856, Sophus Lie terminait ses études secondaires, meilleur élève du lycée. Les enseignants avaient beau inciter leurs élèves à poursuivre leurs études, la plupart entraient directement dans la vie active. Seuls six ou sept pour cent se dirigeaient vers les études supérieures comme Sophus et John Herman. Celui-ci devait se perfectionner en mathématiques pour pouvoir entrer à l’École militaire de Christiania. Sophus manquait des connaissances nécessaires en latin et en grec pour réussir l’examen artium qui lui ouvrirait les portes de l’université. Pour améliorer son niveau, il pouvait soit prendre des cours particuliers à la maison, soit s’inscrire dans un lycée classique. L’alternative était alors courante et souvent, on recourait à ces deux possibilités :

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d’abord quelques années de cours particuliers, puis le lycée classique. Sophus Lie n’échappa pas à cette règle : il resta un an chez son père puis partit à Christiania. Il est cependant difficile de fournir des précisions sur cette première année. À l’automne, son frère prit des cours particuliers à la maison pendant que, fort probablement, le pasteur Lie se chargea de faire progresser Sophus dans le domaine des langues anciennes. En revanche, il est avéré qu’il attrapa la rougeole à son tour, comme tous les autres enfants Lie. Le pasteur pourrait avoir gardé son plus jeune fils un an à la maison par souci d’économie. En effet, les frais mensuels de scolarité au lycée Nissen s’élevaient à trois speciedaler, outre le coût de la pension, et tout élève qui avait deux mois de retard dans le paiement pouvait être exclu des cours. À Moss, le pasteur Lie fit de son mieux pour permettre à ses fils de poursuivre leurs études et se montra également soucieux d’assurer un avenir à ses filles. Il souhaita également agir comme un bon pasteur. Les descriptions fourmillent sur son compte. Certes ses sermons débordaient d’ennui, mais il était un homme sobre, aux centres d’intérêt multiples. Il témoignait, à sa façon tranquille et modérée, d’une foi dans le progrès. Curieux de toutes les questions scientifiques, il organisait des conférences publiques, destinées plus particulièrement aux travailleurs de Moss. Données par des professeurs de la ville dans les locaux des écoles, elles bénéficiaient du soutien de l’Association ouvrière. Le pasteur Lie espérait ainsi qu’une meilleure connaissance des lois de la nature montrerait la main de Dieu dans la création ; il ne soutenait les sciences que « dans la mesure où elles servent à révéler le Créateur et améliorent les conditions de vie. »

Deuxième partie

Le parcours scolaire

Figure 10 – Le lycée classique et moderne Nissen, une réussite pédagogique et financière qui allait servir de modèle à tout l’enseignement secondaire en Norvège.

Chapitre 4

Le lycée Nissen Au mois de janvier 1857, John Herman fut admis comme cadet à l’École militaire de Christiania. Au mois d’août, Sophus le rejoignit dans la capitale pour suivre les cours du lycée Nissen et acquérir en deux ans les connaissances nécessaires pour obtenir l’examen artium. Les deux frères s’installèrent dans le quartier agréable et tranquille de Pilestredet, chez une certaine demoiselle Meyer qui nourrissait une passion pour les fleurs. Ses plantes d’appartement placées sur le rebord de la fenêtre et visibles de la rue envahissaient jusqu’à la chambre des garçons. Dans une lettre à Laura, restée à Moss, John Herman écrivait que les plantes de mademoiselle Meyer leur rappelaient, à Sophus et à lui, leur sœur et son goût pour les fleurs. Au fait, comment se portaient ses vingt-quatre espèces d’acacias ? Les deux garçons qui avaient toujours dans leur chambre, un rosier, deux pieds de lierre et un géranium, se demandaient si cet amour des fleurs était une caractéristique de la gent féminine. Leur frère aîné, Fredrik, qui avait neuf ans de plus que Sophus, vivait aussi à Christiania. Entré à l’université en 1852, il avait passé son examen philosophicum deux ans auparavant et préparait maintenant une licence ès sciences. Cette nouvelle filière, créée en 1851, menait à un emploi de fonctionnaire ; elle était destinée à former de bons professeurs de sciences pour les écoles secondaires. Souvent, le dimanche, les fils Lie rendaient visite à leur oncle John Lie qui, depuis 1840, habitait au 16 de l’Øvre Vollgate avec son épouse Fredrikke et ses deux enfants. Ce médecin était considéré comme un grand original, à cause de sa clientèle et de sa façon de vivre. Il comptait parmi ses patients nombre d’artisans de la ville et fréquentait beaucoup de personnages influents, mais il avait toujours soigné gratuitement les gens de condition plus modeste. Sa maison, très accueillante, renfermait des meubles de valeur et des quantités de gravures, de lithographies et de portraits d’hommes célèbres. Dans sa bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, l’oncle Lie, qui traduisait des ouvrages médicaux en norvégien, possédait une merveilleuse collection de livres de médecine rares et d’ouvrages historiques. L’été, il fai-

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sait diverses « excursions », et l’hiver de « très sérieuses promenades à ski ou en patins à glace ». Aux dires de ses contemporains, « il y avait en John Lie beaucoup de l’énergie débordante du vieux Scandinave. Il affirmait fièrement que nul ne pouvait le tromper et que personne ne pouvait l’ébranler une fois qu’il avait pris une décision, même si elle était totalement déraisonnable. » Ami et médecin de Henrik Wergeland1 , il l’avait soigné jusqu’à sa mort, lui fournissant de la morphine dans ses derniers jours. Les liens entre les deux familles Lie se maintinrent de nombreuses années grâce à des visites et une correspondance nourrie. Quand Sophus Lie entra au lycée Nissen, il avait déjà acquis de solides connaissances de base puisqu’il fut admis en quatrième année d’études latines. Cette classe, l’avant-dernière avant l’examen, comprenait une douzaine d’élèves, tous nés vers 1842. Les camarades de Sophus avaient déjà passé entre deux et sept ans au lycée, la plupart d’entre eux y avaient suivi toutes leurs études. Certains habitaient dans des chambres en ville, les autres chez leurs parents. Le succès du lycée Nissen — qui comptait près de cinq cents élèves, répartis en vingt-trois sections — s’expliquait : en effet, il innovait en proposant après des études générales, à la fois un enseignement moderne et classique. Cet établissement était situé dans l’un des bâtiments les plus magnifiques et les plus imposants de la ville, au bas de Pilestredet (actuellement au 7 de la Rosenkrantzgate) et avait été construit en 1847 par l’architecte Johan Henrik Nebelong, qui avait aussi dessiné le château de plaisance du roi Oscar sur l’île de Bygdøy2 et participé à la décoration intérieure du palais royal à Christiania3 . Ce splendide édifice répondait à un double objectif : faire face à l’afflux croissant d’élèves et symboliser l’esprit nouveau. Par son architecture, sa pédagogie et son organisation, le lycée Nissen représentait la modernité et suscitait l’admiration. Les idées réformatrices qui l’inspiraient exercèrent rapidement une influence considérable sur tout le système scolaire norvégien, en grande partie grâce à son fondateur Nissen qui occupa plus tard des postes importants au ministère du Culte et de l’Instruction. Nissen avait créé ce lycée en 1843 avec son ami, le mathématicien Ole Jacob Broch. Après avoir fréquenté l’école cathédrale de Trondheim de 1829 à 1832, quand le père de Sophus Lie, jeune diplômé de théologie de douze ans son aîné, y enseignait, Nissen était entré à l’université en 1835 pour y 1 Wergeland fut l’un des plus grands poètes lyriques norvégiens. Dans ses œuvres complètes réunies en vingt-trois volumes et publiées en 1940, s’expriment avec fougue les idéaux humanitaires et libéraux de la Révolution française et du Romantisme. La passion amoureuse, la guerre, la liberté et l’oppression, l’histoire et la mythologie nordiques constituèrent ses grands thèmes d’inspiration. 2 L’île de Bygdøy est située en face d’Oslo. Elle est maintenant reliée à la terre ferme et abrite la ferme royale, des bateaux vikings et autres musées, plages, résidences et ambassades. 3 Nebelong avait aussi lancé un programme de restauration de diverses stavkirke, ces églises norvégiennes en bois qui datent du Moyen-Âge. Quelques-unes ont résisté aux ravages causés par la nature et au vandalisme et se dressent toujours dans certaines régions de Norvège.

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poursuivre des études de philologie, discipline particulièrement bien adaptée à une future carrière dans l’enseignement. C’était exactement ce type de diplômé que le ministère avait préféré au pasteur Lie pour diriger le nouveau lycée moderne de Molde. Bien qu’en principe un diplôme de langues et de lettres fût équivalent à tout autre diplôme de théologie, de droit ou de médecine, les salaires des diplômés de philologie étaient beaucoup plus bas, et donc, en partie pour cette raison, cette discipline attirait peu de candidats : en moyenne, un étudiant sur vingt seulement la choisissait. Au début des années 1840, ce bastion des défenseurs du système d’enseignement traditionnel selon lesquels toute véritable culture reposait sur l’étude du latin et du grec, commença à évoluer. Avec l’apparition d’innovations technologiques dans de nombreux domaines, la nécessité d’un enseignement plus complet se faisait de plus en plus sentir. Les lycées Nissen, celui de garçons fondé en 1843 et celui de filles qui ouvrit ses portes en 1849, tentaient précisément de répondre à ce besoin et quand, en 1851, Broch créa un enseignement scientifique à l’université, sanctionné par une licence d’enseignement, les sciences furent enfin véritablement reconnues. Nissen avait choisi la philologie, suivant en cela l’exemple de Fredrik Moltke Bugge, proviseur de son lycée à Trondheim, qui exerça longtemps une grande influence dans le domaine de l’éducation, à la tête du mouvement des « nouvelles humanités ». Il soutenait que seules les langues anciennes donnaient une bonne formation intellectuelle, contrairement aux langues modernes, aux grammaires trop simples pour constituer le socle d’une pensée rigoureuse. Cependant, d’une part, de nouvelles idées pédagogiques faisaient leur chemin et, d’autre part, beaucoup de gens souhaitaient comprendre les fondements des progrès techniques qui se manifestaient dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Dès le début des années 1830, deux visions de l’école et de l’enseignement s’étaient dessinées, soulevant de vives polémiques entre tenants des langues anciennes d’un côté et partisans des langues modernes et des sciences de l’autre. Tout le monde donnait son avis dans cette querelle entre les nouveaux humanistes et les soi-disant scientifiques, la question centrale étant de savoir si les langues anciennes, latin et grec, devaient céder la place aux langues modernes et aux sciences. Les uns qualifiaient les langues anciennes d’« études du passé », on parlait de cimetières où de jeunes cyprès vigoureux pousseraient sur les ossements fantomatiques du latin, une métaphore destinée à montrer que la culture ne naissait plus de la grammaire latine. Les autres accusaient le réalisme des temps nouveaux de représenter le matérialisme, l’utilitarisme, les connaissances encyclopédiques et une vision du monde purement scientifique. Les deux positions avaient leurs adeptes, mais la balance pencha progressivement du côté des sciences. Nissen était intervenu au milieu de cette polémique. Doté à la fois d’une solide culture classique et d’une vision claire des nouvelles exigences en matière d’éducation, il avait habilement réussi, grâce à ses talents de diplomate, à réconcilier considérations utilitaires et nobles idéaux culturels. Il avait compris les besoins économiques et pratiques de la population et, dès le départ,

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le succès de son lycée classique et moderne lui conféra autorité et crédibilité. Comme on pouvait le lire sur l’invitation à l’inauguration du lycée en 1843, il s’agissait d’« un système scolaire reposant sur des principes issus des bouleversements pédagogiques de notre époque qui ont progressivement obtenu l’adhésion de tous ». Sur le plan pédagogique comme sur le plan financier, ce lycée connut une réussite immédiate. Le nombre d’élèves augmenta très rapidement : trois ans seulement après son ouverture, il comptait cent vingt élèves, deux fois plus que la vénérable école cathédrale. Parmi les enseignants dont l’âge moyen ne dépassait pas vingt-cinq ans, beaucoup étaient d’anciens camarades d’université de Nissen, d’autres étaient des étudiants boursiers ; par la suite, nombre d’entre eux firent une carrière d’universitaire, de parlementaire ou de ministre. Enseigner au lycée Nissen était prestigieux : Peder Christen Asbjørnsen et Jørgen Moe, Eilert Sundt et Ole Vig4 y exercèrent tous. Cet établissement mettait davantage l’accent sur les sciences et les mathématiques que ne le faisaient les écoles cathédrales et les lycées classiques, mais la filière moderne n’était qu’une sorte d’« école destinée à former l’élite des citoyens ». Pour beaucoup d’élèves, ce cycle de trois ans servait de préparation à l’École militaire. Seule la section classique permettait de passer l’examen artium dont le niveau en latin et grec restait très élevé. Toutefois, Nissen et la majorité des jeunes professeurs de son lycée doutaient très sérieusement que le programme de l’examen artium fût le meilleur pour préparer les élèves aux études supérieures. Leurs arguments étaient très convaincants. Peut-être, finalement, n’était-il pas possible de former à la fois la mémoire, l’intelligence et l’esprit critique ? De toute manière, apprendre du latin par cœur ne pouvait — en aucun cas — être considéré comme un entraînement de la mémoire en général : ce n’était qu’un entraînement à la mémoire des mots. La conception moderne de l’intelligence humaine était contraire à la vieille théorie selon laquelle seules les langues anciennes pouvaient donner une formation solide. Comme l’on savait que le cerveau humain effectuait les mêmes opérations, que l’on étudiât le latin, le norvégien, la religion ou les mathématiques, il devenait impossible de défendre la supériorité des langues anciennes avec la même conviction. La culture générale nécessitait désormais un cadre et un contenu plus larges ; les lycées classiques, où dominaient les langues et cultures anciennes, tout comme les vieilles écoles primaires, qui n’enseignaient que la religion et la lecture, étaient trop limités. À une époque nouvelle, caractérisée par le progrès technique et la révolution industrielle, devaient répondre des connaissances nouvelles à tous les niveaux, ce qui nécessitait une refonte complète du système scolaire. 4 Asbjørnsen et Moe réunirent et publièrent des récits tirés du folklore, comme les frères Jacob et Wilhelm Grimm en Allemagne et Hans Christian Andersen au Danemark. Sundt étudia les traditions culturelles, la structure de la société et les pratiques sociales de son pays ; il est considéré comme le père de la sociologie norvégienne. Vig, poète lyrique, fut un grand défenseur du folklore ; il contribua à la création de bibliothèques populaires et au développement de l’éducation populaire en Norvège.

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Nissen parvint, à sa façon, à rassembler des idéaux divergents : l’idéal scientifique, l’idéal démocratique et l’idéal national. Grâce à l’organisation qu’il mit en place, l’État et les autorités locales coopérèrent pour mener à bien cette réforme. Lorsque leurs écoles avaient atteint un certain niveau, les municipalités recevaient un soutien financier, l’État reconnaissant qu’il devait former non seulement de bons fonctionnaires, dans les lycées classiques et les universités, mais aussi de bons citoyens susceptibles de jouer un rôle politique au niveau local. Le jeune Sophus Lie se retrouva au beau milieu de ce processus de transformation de l’école. À l’automne 1857, juste au moment où il entrait au lycée Nissen, une querelle qui couvait depuis plusieurs dizaines d’années atteignit son paroxysme avec le projet gouvernemental de supprimer la composition latine à l’examen artium. Certains suggéraient de remplacer le latin, jusque-là obligatoire, par l’anglais. Jamais la Norvège ne connut de débat pédagogique plus virulent. Les journaux publièrent de nombreuses lettres de lecteurs extrêmement polémiques dont les auteurs souhaitaient souvent demeurer anonymes par crainte de subir des attaques personnelles. La Société des étudiants organisa une réunion pour tenter de sauver la composition latine et lors du vote qui suivit une bataille acharnée, il y eut cent soixante-dix voix contre et... cent soixante-dix pour. L’adoption de ce projet par le Parlement le 12 octobre 1857 représenta le triomphe de la pédagogie scientifique et des idées de Nissen qui estimait que les différentes matières devaient avoir une importance égale puisque l’éducation avait aussi des objectifs pratiques et nationaux. Cette décision devait connaître un grand retentissement par la suite, mais pour Sophus Lie, comme pour tous les autres élèves du lycée classique, ses conséquences furent immédiates. Rédiger en latin n’était plus obligatoire, mais le niveau de compréhension et de traduction en latin et en grec exigé pour l’examen artium restait élevé : treize heures par semaine sur trente étaient encore consacrées aux langues anciennes, huit au latin et cinq au grec. Martin Kirkgaard Holfeldt était le professeur de latin de Sophus Lie. Il s’était distingué par ses excellents résultats à l’examen artium et avait obtenu sa licence de philologie en 1853. Âgé alors de vingt-six ans, il était très actif à la Société des étudiants où il avait participé à diverses commissions et siégé au bureau. Il était aussi membre du comité directeur du Théâtre norvégien. Il donnait des devoirs écrits deux fois par semaine, une version latine à faire à la maison, et un devoir sur table pour lequel il fallait non seulement traduire mais aussi rédiger, comme dans l’ancien système. Au programme, figuraient l’Énéide de Virgile, ainsi que des œuvres de Tite-Live et d’Horace. Les élèves utilisaient la grammaire du Danois Johan Nicolai Madvig, le plus éminent spécialiste de Scandinavie, dont Nissen avait suivi les cours, un temps, à Copenhague. Ils étudiaient aussi l’histoire de l’Antiquité et la littérature ancienne dans des manuels.

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Nissen enseignait lui-même le grec. Il faisait étudier l’Iliade d’Homère ainsi que des œuvres de Platon et de Plutarque. Pour la grammaire, les élèves utilisaient également un manuel de Madvig. Nissen avait toujours affirmé que pour apprendre les langues, il y avait une règle d’or — aller du plus simple au plus difficile — et qu’il fallait avoir des bases solides avant de commencer le grec. Il insistait sur l’importance de l’oral, de la langue maternelle, et de l’histoire comme sources de connaissance de la vie, à la fois de l’homme et de la nature. Dans les grandes classes de la section classique, le professeur de norvégien était Monrad. Outre le rôle éminent qu’il jouait à l’université, il donnait chaque semaine, depuis douze ans, deux heures de cours au lycée Nissen. Il passait alors pour le plus grand théologien et philosophe du pays et était très écouté sur toutes les questions de société. Porte-drapeau des conservateurs dans la querelle scolaire, il s’opposait diamétralement à Nissen sur beaucoup de points. Au plus fort de la controverse sur la composition latine, il avait mené la lutte pour son maintien, donnant une série de conférences sur l’importance des études classiques. Le fait qu’il ait continué à enseigner dans cet établissement prouve en premier lieu la volonté de compromis de Nissen, mais aussi, probablement, le désir de Monrad de continuer à imprimer sa marque sur de jeunes esprits. Nissen et Monrad avaient été respectivement président et vice-président de la Société pour le développement de la culture populaire à ses débuts en 1852. Pour tous les deux, des réformes s’imposaient, la population devait recevoir la formation la plus complète possible pour répondre à ses besoins. Il en allait de la culture de la nation ! Pour Monrad cependant, penser que tout le monde devait acquérir le même niveau de pensée abstraite et « une multiplicité de connaissances, très éloignées des conditions de vie et des besoins réels du peuple » constituait une erreur. Il fallait tenir compte de l’avis des gens et ne pas ajouter artificiellement de nouvelles connaissances sans les rattacher complètement à ce qui existait déjà. Surtout, il fallait veiller à ne pas creuser un trop grand fossé entre les générations. Bien entendu, la langue norvégienne devait s’imposer, dans un pays désormais souverain, mais elle le ferait lentement, par étapes. Au début, « la langue norvégienne » devrait être telle qu’ « elle apparaît dans les écrits et les paroles des Norvégiens cultivés », et de là on passerait graduellement au norvégien de tous les jours. Il était convaincu que le théâtre avait un rôle à jouer dans l’éducation morale du peuple et que l’art, sorte de « prescience » prophétique, était nécessaire au processus de développement d’une nation indépendante dans la mesure où il pouvait donner une image glorieuse du peuple norvégien dans le passé, le présent et l’avenir. Néanmoins, Monrad considérait que la science représentait la plus haute forme de savoir, même si ses progrès étaient plus lents que ceux de l’art. Au lycée Nissen, il enseignait principalement la poésie lyrique et didactique. Dans ses cours, il présentait une « vue d’ensemble de la rhétorique » dont les élèves devaient répéter les éléments essentiels par écrit. Monrad entraînait aussi ses élèves à l’oral et toutes les deux ou trois semaines, il exigeait une « rédaction sur un sujet de réflexion ».

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Six mois après son arrivée au lycée, Sophus suivit les cours d’histoire d’un jeune professeur de vingt-cinq ans, Oluf Rygh. Avoir été reçu à la licence de philologie avec une mention spéciale lui avait attiré un grand renom. Il fut ensuite chargé de cours à l’université et, à trente-trois ans, il y obtint une chaire d’histoire. En dépit de sa solide formation classique, Rygh partageait les idées de Nissen sur le rôle des langues modernes et des sciences au lycée. Dans toutes les sections classiques, il enseignait, deux heures par semaine, l’histoire de la Norvège en s’appuyant sur le manuel de Peter Andreas Munch, Udtog af Norges Historie [« Morceaux choisis d’histoire de la Norvège »], et l’histoire mondiale dont, en dernière année, le programme commençait à la Révolution française. Le professeur de religion, Joachim Fredrik Buchholm, titulaire d’une licence de théologie, était un ancien élève du lycée Nissen qu’il avait quitté depuis neuf ans. Deux heures par semaine, pendant ses cours d’histoire biblique et d’histoire de l’Église, les élèves étudiaient l’Évangile selon saint Jean et les cinq premiers chapitres de l’Épître de saint Paul aux Romains, dans le texte original. En langues modernes, allemand, français et anglais, les grandes classes de la section classique avaient trois professeurs. G. Hansen, licencié ès théologie, enseignait l’allemand. Il donnait des textes à traduire par écrit ou à l’oral sans préparation et, toutes les deux ou trois semaines, un essai à rédiger à la maison. Son auteur préféré semble avoir été Schiller dont il fit étudier Wallenstein et Guillaume Tell en entier. Markus Schnitler, diplômé de lettres, enseignait le français et Hans Ross, diplômé de théologie, l’anglais, à raison de deux heures par semaine pour chaque matière. Le programme comprenait des textes tirés de divers manuels et qui étaient, soit imposés comme par exemple des extraits de romans de Dickens, soit librement choisis, mais l’anglais n’était pas encore une matière d’examen. Les deux dernières années, les élèves suivaient trois, puis quatre heures de mathématiques par semaine. Lors de la création du lycée, Broch avait été évidemment chargé de tous les cours de mathématiques. Après son départ en 1848, le frère de Hartvig Nissen, Johannes Musæs Nissen le remplaça, puis, les cinq dernières années avant l’arrivée de Sophus Lie, Sjur Sexe et Hartvig Caspar Christie furent responsables de cette matière. (Quelques années plus tard, ils devinrent tous deux professeurs d’université : Sexe, en minéralogie et géographie physique, et Christie en physique.) En réalité, à cette époque, l’enseignement des mathématiques dépendait encore largement de Broch. Non seulement, comme professeur d’université, il formait les futurs enseignants (Christie fut ainsi le premier à se présenter à la licence ès sciences en 1855), mais il déterminait aussi le niveau de connaissances exigé pour l’examen artium. Il était si sévère que beaucoup échouèrent à cet examen, notamment Henrik Ibsen en 1850 et Bjørnstjerne Bjørnson en 1852. Pendant la scolarité de Sophus Lie, le lycée Nissen adopta de nouveaux livres de mathématiques. Pour l’arithmétique et la géométrie, les ouvrages de Bernt Michael Holmboe des années 1820 — dont on utilisait la nouvelle

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édition de Jens Odén et de Carl Anton Bjerknes — furent remplacés par ceux de Broch. Les petites classes étudiaient déjà le manuel de géométrie de Broch de 1855 qui fut progressivement introduit dans les classes suivantes au fur et à mesure que les élèves avançaient. La première année, Sophus Lie eut pour professeur de mathématiques Ludwig Sylow, amené à jouer un rôle très important dans sa vie et dont les travaux allaient faire date dans l’histoire des mathématiques. Évoquant leur première rencontre au lycée Nissen, Sylow se souvenait que même si Sophus Lie était le meilleur élève en mathématiques, il n’avait pas vu en lui « un futur mathématicien ». La deuxième année, l’enseignement des mathématiques semble avoir rencontré quelque problème. Lors de la rentrée scolaire de l’automne 1858, Sylow fut nommé professeur principal à Fredrikshald5 et les classes supérieures du lycée Nissen attendirent un an avant de retrouver un professeur de mathématiques titulaire en la personne de Cato Guldberg qui avait peut-être remplacé Sylow l’année passée. Hans Smith Hiorth paraît avoir exercé une influence considérable sur le lycée. Âgé de cinquante ans, ce professeur originaire du Danemark avait beaucoup voyagé en Europe et depuis plus de dix ans, il enseignait la géographie dans toutes les classes. Très tôt, il avait publiquement critiqué les lycées classiques tels qu’ils existaient. « Les activités scolaires doivent concerner l’être humain tout entier » et pas seulement « la formation intellectuelle, morale et religieuse », avait-il affirmé, conformément aux idées de Nissen. Il avait précisé : « quand le corps et l’esprit, quand l’intelligence, la sensibilité et la volonté se développeront harmonieusement », les idéaux physiques et esthétiques seront également essentiels. Le lycée Nissen, magnifique bâtiment de deux étages entouré d’un grand jardin, possédait à l’arrière une vaste salle de gymnastique, très haute de plafond. Dès la création de l’école, la gymnastique avait été considérée comme une matière importante. Beaucoup regrettaient de ne pouvoir en faire plus de deux heures par semaine, estimant que l’idéal eût été une heure tous les deux jours. La toute nouvelle Société de gymnastique de Christiania avait utilisé ce local, avant de faire construire — cette année-là, en 1857 — le premier gymnase de Norvège. Sophus Lie semble avoir été immédiatement attiré par cette salle de gymnastique et peu à peu, il devint un fervent adepte de ce sport. L’été, les élèves pratiquaient la natation ; le lycée ne possédait pas son propre bassin, mais il avait conclu un accord donnant à ces derniers accès aux bains militaires. Le professeur de gymnastique, également responsable de la préparation militaire, était le lieutenant-colonel Ulrik Sinding Rosenberg. Il était spécifié dans le programme des études que les jeunes gens devaient être entraînés à « la défense de la patrie ». Le lycée avait récupéré deux cents fusils de l’armée pour que les élèves les plus âgés apprissent à les charger et à s’en servir. 5 Fredrikshald, ville de garnison proche de la frontière méridionale avec la Suède, s’appelle aujourd’hui Halden.

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Ils s’entraînaient à former les rangs et à tirer des salves en ligne comme dans l’infanterie. Six ou sept jours par an étaient entièrement consacrés à ces exercices qui se terminaient par ce que les élèves considéraient comme une distraction : des « manœuvres en forêt », dirigées par le professeur de gymnastique assisté de jeunes officiers et de deux joueurs de clairon. Selon le lycée, le bénéfice de ces exercices ne résidait pas seulement dans la préparation militaire, mais aussi dans l’esprit de corps créé entre les élèves, ainsi que dans le sens de l’obéissance absolue et de la solidarité qu’ils y acquéraient. Le lycée avait une devise : « Maintiens la chaîne ! », dont on expliquait ainsi le sens symbolique : « Si lors d’un jour de classe, quelqu’un ne fait pas de son mieux, il retardera les autres, il les empêchera de progresser et il privera ses camarades de la joie que procurent des progrès réguliers et constants. Donc, Maintiens la chaîne ! » Si par hasard le bon esprit et le ton juste « cessaient d’inspirer l’un ou l’autre, il trahirait la confiance de ses professeurs et de ses camarades : il ne maintiendrait pas la chaîne. » Sophus Lie se trouvait encore au lycée quand les élèves se mirent à porter une casquette noire, entourée d’une cordelette blanche et ornée d’un bouton de soie blanche. Dans les grandes classes, se répandit aussi l’usage de nouer autour de son cou une cravate spéciale portant l’inscription : Maintiens la chaîne ! Parmi ses condisciples, Sophus Lie se lia, avec Ernst Motzfeldt, d’une amitié qui devait durer toute sa vie. Ernst lui apportera un soutien indéfectible Sophus fréquentera de plus en plus sa maison et sera presque considéré comme un membre de la famille. Ils avaient tous les deux le même âge mais quand Sophus entra au lycée Nissen, Ernst y avait déjà passé trois années. Ce dernier était le fils d’Ulrik Motzfeldt, juge à la Cour suprême et de Pauline Birch. De longue date, le juge Motzfeldt jouait un rôle très important dans la vie officielle de la Norvège ; en 1857, il était président du Parlement et membre de diverses commissions officielles. Dans les années 1830, il avait fait partie du comité éditorial du journal Vidar et avait été le rédacteur en chef de Den Constitutionelle [« Le Journal constitutionnel »], organe de l’intelligentsia, lu par le gouvernement et les conservateurs. Dans sa maison où grandissaient les cinq enfants issus de ses deux unions (devenu veuf, il s’était remarié), régnait une atmosphère conservatrice. Pourtant, bien qu’il ne partageât probablement pas totalement les idées de Nissen sur l’enseignement, il avait souhaité, comme beaucoup d’autres hommes influents, que son fils reçût ce type d’éducation, considérée comme extrêmement moderne. Parmi les camarades de classe de Sophus Lie, figuraient aussi Julius Riddervold, fils du ministre du Culte Hans Riddervold, et plusieurs enfants de notables. À cette époque, la capitale Christiania — siège du Parlement, de l’université, de la Cour suprême et de toutes les autres institutions représentatives d’un pays indépendant — comptait à peine trente-cinq mille habitants. En

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ces temps de prospérité, elle connaissait une activité intense. On construisait de nouveaux immeubles, plus vastes, le commerce était florissant et le chemin de fer avait fait son apparition, donnant rapidement naissance à un nouveau quartier très animé autour de la gare. En 1852, l’université avait inauguré ses bâtiments dans l’artère principale qui venait de prendre le nom de Karl Johans Gate. Formant les fonctionnaires, elle jouissait alors d’un grand prestige, mais à cette période aussi, l’administration et la finance tissèrent les liens qui allaient favoriser le développement de la vie sociale et économique du pays. Den Norske Creditbank (La Banque norvégienne de crédit), par exemple, fut fondée en 1857 à l’instigation du professeur de mathématiques Broch qui créa également une compagnie d’assurances. Il supervisa la construction du réseau ferré et des premières installations du télégraphe, en même temps qu’il participait à d’innombrables commissions et conseils d’administration en rapport avec les systèmes de mesures et de statistiques, la finance et l’assurance, tant au niveau public que privé. Au moment de l’arrivée de Sophus Lie à Christiania au mois d’août 1857, parut dans un hebdomadaire, l’Illustreret Nyhedsblad [« Journal illustré »] le résumé du récit de voyage d’un Français, Louis Énault, décrivant l’atmosphère de la capitale norvégienne. On pouvait y lire : « L’université de Christiania est le siège d’études très sérieuses. On pourrait peut-être accuser cette université d’être trop orientée vers un enseignement purement utilitaire et de chercher à atteindre trop rapidement des résultats pratiques en science, accusation que l’on ne saurait porter contre les universités de Göttingen, Heidelberg, Bonn ou Iéna, où l’on semble plutôt prêt à quitter la terre pour aller se perdre dans les hautes sphères de l’idéologie. Ces deux excès sont également répréhensibles. Ce but, poursuivi de façon si évidente, entraîne l’université norvégienne un peu loin des chemins nobles que suivent les universités françaises et anglaises. En Norvège, on trouve une amorce de culture qui doit se terminer à un moment donné, loin de la formation qui ne s’acquiert que par plusieurs années d’efforts patients. On néglige beaucoup trop les humanités anciennes qui engendrent l’homme cultivé. Pendant mon séjour à Christiania, j’ai rencontré de nombreux étudiants. J’y ai vu des intellectuels froids, possédant de grandes qualités de compréhension et au demeurant des gens charmants ; très peu de poètes et bien trop de mathématiciens. » Cet ouvrage était traduit et présenté par Ludvig Ludvigsen Daae, futur professeur d’université, qui avait commencé l’étude du latin à huit ans et était, paraît-il, la dernière personne en Norvège à parler et à écrire cette langue couramment. Il n’est donc pas étonnant que, à propos de la suppression de la composition latine, Daae ait traité, dans l’Illustreret Nyhedsblad, ses adversaires de « raisonneurs superficiels » et de « snobs anglicisés ». Le professeur Monrad préconisait, au contraire, « de façon générale, aussi bien l’étude des civilisations anciennes que modernes ». Néanmoins, dans la capitale norvégienne, dominait l’opinion de Voltaire, pour qui Archimède avait plus d’imagination qu’Homère.

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Du point de vue culturel, les années 1850 furent riches, même si certains les ont considérées comme une période intermédiaire, une pause, un entracte, avec des artistes mineurs avant la grande « percée moderne » représentée par Ibsen, Bjørnson et la littérature de l’âge d’or qu’accompagnaient des peintres et des compositeurs de premier plan. Camilla Collett se fit remarquer en publiant, en 1854 et 1855, son roman en deux parties, Les Filles du préfet (Amtmandens Døtre) ; le récit paysan de Bjørnson publié à l’automne 1857, Synnøve Solbakken, annonça une nouvelle époque. La même année, la pièce d’Ibsen, Dame Inger d’Østraat (Fru Inger til Østraat), fut mise en scène au théâtre de Christiania. Par ailleurs, le théâtre étudiant connut une période faste au cours des années 1850. Le grand événement théâtral de 1857 fut le tohu-bohu soulevé par la pièce satirique Gildet paa Mærrahaug eller den fortryllede Agurk, [« La Fête à Mærrahaug ou Le Concombre charmant »]6 . Dans cette comédie, le concret, le physique et le terre à terre remplaçaient avec humour le surnaturel des derniers romantiques, ses fantômes, ses bois, ses nymphes et ses sorcières. Son auteur, le philologue Olaf Skavlan que Sophus Lie connaîtrait bien par la suite, se cachait derrière le pseudonyme de Jokum Pjurre. Après deux ans au lycée Nissen, Sophus Lie se présenta à l’examen artium avec neuf de ses camarades et six élèves de l’école cathédrale de Christiania. Sur les cent neuf candidats de tout le pays, quatre-vingt-dix-huit furent reçus dont la moitié environ avaient suivi des cours particuliers. Cette année-là, l’examen artium commença le 3 août et comprenait d’abord trois épreuves écrites, deux compositions en « langue maternelle » et une version latine. Ensuite, venaient les oraux, en latin, grec, allemand, français, religion, histoire, géographie, arithmétique et géométrie. Le premier jour, les candidats choisissaient entre deux sujets : « Description d’un jour d’été à la campagne » ou « L’état de l’Europe à l’époque de la Réforme de Martin Luther ». Sophus Lie choisit le premier, mais il tomba malade et ne put composer les deux jours suivants. Les résultats de l’écrit devaient être donnés le 11 août. Comme il avait réussi la première épreuve, il fut autorisé à passer plus tard les deux autres qu’il avait manquées. Pour la deuxième épreuve, il traita le sujet suivant : « Comparaison entre deux législateurs : Lycurgue et Solon » et il dut traduire un texte en latin d’environ deux cent soixante-dix mots. Il réussit ces épreuves, mais sur l’horaire de convocation aux oraux imprimé par le lycée, son nom fut inscrit à la main, probablement car il avait passé les épreuves plus tard pour cause de maladie. Les interrogations orales s’étalaient sur seize jours et les candidats étaient répartis en seize groupes de six ou sept. Cet examen difficile et très complet était si angoissant que, la veille des oraux, l’un des camarades de classe de Sophus Lie, Johan Fredrik Johannesen dont le père avait été négociant à 6 « La Fête à Mærrahaug », du nom de la colline de Christiania — appelée aujourd’hui St. Hanshaugen — où les chevaux étaient gardés, était la parodie d’une pièce d’Ibsen, La Fête à Solhaug (Gildet på Solhaug), mise en scène l’année précédente.

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Christiania, mourut soudainement. Le lycée publia le communiqué suivant : « En lui, le lycée a perdu l’un de ses candidats à l’examen artium les plus prometteurs et en lui, sa mère, malheureuse veuve, a perdu ce qu’elle avait de plus cher et de meilleur, son fils unique, brillant espoir pour l’avenir. » Sophus Lie réussit avec les meilleures notes, c’est-à-dire 1 ou excellent dans toutes les matières d’oral, sauf en grec où il obtint 2. Sa note ne descendit à 3, soit bien, qu’en « rédaction en langue nationale », mais dans sa classe, seul Riddervold mérita une meilleure mention dans cette matière. En latin, Lie eut 2, soit très bien. On fit le total des notes : il obtint 15, son meilleur ami Motzfeldt 14 et Riddervold 16. Ils étaient les trois premiers de leur classe ! Par la suite, Ernst laissa entendre que Sophus, déçu par sa note de grec, avait, notamment pour cette raison, renoncé à entreprendre des études de philologie. En mathématiques, l’examinateur extérieur était Sylow et celui du lycée, Broch. Tous deux lui accordèrent les meilleurs notes en arithmétique et géométrie, bien qu’aucun enthousiasme pour les mathématiques ne se perçût.

Chapitre 5

La vie d’étudiant À la rentrée 1859, Sophus Lie s’inscrivit en sciences à l’université royale Fredrik de Christiania. Entre l’examen artium et le début des cours à l’université, Sophus et son ami Ernst effectuèrent une courte randonnée à pied aux environs de la capitale. Sophus Lie pouvait attendre avant de s’orienter définitivement vers une discipline particulière. En effet, la licence d’enseignement était précédée d’une série d’examens probatoires composant l’examen philosophicum qui pouvait être préparé en un an, mais auquel beaucoup — comme Sophus — consacraient un an et demi. À l’automne de l’année 1859, deux options furent proposées pour la première fois à cet examen philosophicum, témoignant de la lutte féroce entre langues anciennes et sciences. Ces options n’impliquaient pas une orientation définitive vers une licence d’enseignement spécifique et pouvaient être complétées par d’autres diplômes. Sophus préféra la filière scientifique : peut-être avait-il déjà décidé de poursuivre des études de sciences, ou bien tout simplement, suivait-il une voie correspondant à l’ancien système instauré par la loi de 1845. L’adoption d’un nouveau système qui faisait la part belle aux humanités et aux études classiques était considérée par certains comme l’aveu que l’on avait avancé trop vite et trop loin dans le secteur des sciences, après la loi sur l’université de 1845. En effet, la création d’une licence ès sciences avait sonné l’heure de la victoire pour ces disciplines qui dépendaient encore de la faculté de philosophie. Le programme, très général, de cet examen philosophicum et son importance pour la formation des étudiants fut un sujet sur lequel Sophus Lie devait plus tard prendre vivement position à la fois à l’université et dans la presse. L’obligation de passer ces deux examens, l’examen artium et l’examen philosophicum, avant de pouvoir s’inscrire en licence, était une vieille tradition héritée des universités danoises. Cette règle, imposée en 1675 par le chancelier Peder Griffenfeldt dans le but de relever le niveau scientifique du pays et de renforcer les connaissances de base des futurs enseignants, avait

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Figure 11 – Sophus Lie, étudiant.

probablement été inspirée par la Suède où des mesures avaient déjà été prises afin d’améliorer l’enseignement dans les lycées classiques et les universités. La première loi sur l’université de 1824 visait à compléter l’enseignement donné dans les lycées classiques. Il s’agissait de vérifier les connaissances des étudiants dans des matières aussi utiles à tous que la philosophie et les mathématiques, l’astronomie et l’histoire naturelle, les langues anciennes et l’histoire. L’hébreu restait obligatoire pour les étudiants en théologie, comme dans l’ancien système dano-norvégien. Dans la loi de 1845, les sciences remplacèrent le latin et le grec, principalement grâce à l’action du professeur Anton Martin Schweigaard à l’université et au Parlement. Le programme de l’examen philosophicum comprenait alors la philosophie et cinq matières scientifiques : les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie et l’histoire naturelle. La philosophie y tenait une place particulière — les étudiants devaient suivre les cours de cette discipline pendant au moins deux semestres sur les trois où ils étaient proposés — d’où le nom d’examen philosophicum. Cet examen se divisait en trois parties : la première portait sur les mathématiques et l’histoire naturelle, la deuxième, sur la zoologie, la systématique de la botanique ainsi que l’astronomie et la troisième, sur la physique et la chimie. Au premier

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Figure 12 – Quand il était à l’université, Sophus Lie — au centre de la rangée du fond — avait envisagé une carrière militaire mais sa mauvaise vue mit un terme à ce projet.

semestre, les étudiants ne pouvaient passer que la première partie du diplôme et ensuite seulement, ils étaient autorisés à se présenter aux deux autres. La loi de 1845 consacra la victoire définitive des sciences dans la formation générale. En dehors d’un diplôme en sciences des mines, l’examen philosophicum constituait à cette époque le plus haut diplôme scientifique. Depuis longtemps, le latin ne fournissait plus matière à un examen final. En 1847, Broch soutint la première thèse de doctorat en norvégien. Seule la liste des cours de l’université était d’abord imprimée en latin, puis traduite en norvégien, pratique qui persista jusqu’au semestre de l’automne 1894. Le programme de l’examen philosophicum de 1845 fut sévèrement critiqué par les théologiens, les philologues et les juristes qui prétendaient n’avoir nul besoin de ce qu’ils apprenaient en mathématiques, astronomie et autres sciences. Selon la faculté de théologie, on aurait mieux fait de mettre l’accent sur les matières essentielles comme l’examen de conscience et le sermon. L’époque où les pasteurs enseignaient les sciences à la population était bien révolue ! Sans nier les mérites de ces dernières, la faculté de théologie était d’avis que l’époque n’avait que faire de connaissances plus étendues, qu’« il ne fallait pas développer la culture générale aux dépens de l’approfondisse-

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ment » et que bon sens et concentration étaient les bases de toute avancée scientifique. Ces considérations déterminèrent, à la rentrée 1859, le choix des matières de l’examen philosophicum. Il fut décidé que les étudiants qui en présenteraient trois parmi l’histoire, le norrois, le latin ou le grec seraient dispensés de chimie et de plus, leur programme d’histoire naturelle se limiterait à une introduction générale. Le principe de suivre les mêmes études était donc abandonné, ce qui devint un fait acquis avec la division, l’année suivante, de la faculté de philosophie en faculté d’histoire et de philosophie d’une part et faculté de mathématiques et sciences de la nature1 d’autre part. La fin de cet « enseignement unique » fut encore plus manifeste lorsque les querelles scolaires et universitaires des années 1860 aboutirent notamment à la séparation de l’ancien lycée classique (appelé école latine) en une filière classique et une filière scientifique (ou moderne), délivrant respectivement l’examen artium de latin et de sciences. Aucun autre examen ne provoqua autant de débats en Norvège. Les livres de souvenirs regorgent d’anecdotes sur des professeurs légendaires ainsi que sur d’étranges questions posées en cours ou à l’examen ainsi que sur les réponses apportées. En effet, le professeur ou le maître de conférences qui dispensait l’enseignement faisait aussi partie du jury et afin être populaires, la plupart des enseignants fournissaient, à leurs étudiants inquiets, les informations qui leur permettraient de réussir brillamment. Ceci amenait les étudiants à « bachoter », souvent la veille de l’examen uniquement, en se concentrant sur les sujets qui devaient sortir. Selon la vieille expression de Ludvig Holberg2 , on les traitait de « bandits à moitié éduqués ». Certains professeurs adoptaient une notation si généreuse que la direction de l’université dut intervenir pour les inciter à plus de modération. Pour un étudiant qui avait obtenu de brillants résultats à l’examen artium, les matières de l’examen philosophicum étaient jugées faciles et il pouvait, jusqu’à un certain point, les étudier seul. Beaucoup conciliaient la préparation de l’examen philosophicum avec un emploi de précepteur à la campagne. D’autres s’y consacraient totalement, pensant qu’ils en tireraient un gain pour leurs études ultérieures. Sophus Lie semble avoir été de cet avis et bien qu’en 1859, il effectuât une rentrée désinvolte en manquant souvent les cours, il témoigna ensuite d’un grand sérieux. Quand le professeur Broch commença ses trois heures de cours de mathématiques par semaine le 9 septembre 1859, Sophus Lie ne se trouvait pas à Christiania. Il était rentré chez lui à Moss, souffrant de ce que, dans une lettre à Motzfeldt, il qualifiait de « terribles maux d’estomac ». Les deux amis allaient échanger, au cours des années, une abondante correspondance dont cinquante-huit lettres de Lie à Motzfeldt nous sont parvenues (pour 1 N.d.T.

: cette faculté sera, dans ce livre, appelée plus brièvement faculté des sciences. né à Bergen mais ayant étudié à Copenhague, était poète, philosophe, historien et dramaturge. Il est considéré comme le Molière danois et norvégien. Ses pièces, souvent satiriques, furent jouées dès 1722. 2 Holberg,

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Figure 13 – En 1856, les étudiants obtinrent leur propre salle de gymnastique au coin de l’Universitetsgate et de la Kristian IVs gate. Cette photo montre la salle dans son état actuel.

sa part, Sophus ne conservait pas celles de son ami). Les toutes premières datent de cette période. Sophus Lie y racontait qu’il souffrait toujours de ses maux d’estomac qui le privaient de toute activité. Pendant plusieurs jours, il« n’avait eu l’esprit à rien, sauf à lire des romans, ce qui en soi n’est pas une mauvaise occupation quand on a, comme moi, dans ces circonstances, de bons (ce qui veut dire d’agréables) romans », constatait-il. Il se plaignait de compter très peu d’amis à Moss, et ces derniers « étaient si occupés par leurs affaires qu’ils n’avaient pas le temps de faire autre chose ». Quand il commença à aller mieux, il marcha trois heures jusqu’à la paroisse voisine de Råde, à une vingtaine de kilomètres de Moss, pour rendre visite à l’un de ses camarades du lycée Nissen, Lauritz Bassøe, mais il eut la désagréable surprise de constater que celui-ci était absent. Il en fut très déçu : « Mais j’en ferai le reproche à Bassøe quand je retournerai en ville. Cet imbécile m’a lui-même invité et puis il est sorti ; et maintenant, que de temps perdu, que de tracas ! », écrivait-il ; à propos de ses futures études, il ajoutait : « Évidemment, je vis dans l’ignorance totale en ce qui concerne les cours et donc, [...] tu me rendrais grand service si tu m’éclairais un peu à ce sujet et que tu me disais ce que tu as pensé des cours et, en tout cas, si tu les as trouvés indispensables ou non. » La réponse de son ami serait décisive car elle déterminerait la date du retour de Sophus à Christiania. Motzfeldt étudiait le droit, mais les cours pour l’examen philosophicum étaient, au début, communs. Tout comme les cours de mathématiques du professeur Broch, ceux d’histoire naturelle du professeur Halvor Rasch, suivis par une cinquantaine d’étu-

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Figure 14 – À gauche : Ole Hartvig Nissen qui fonda le lycée Nissen en 1843. Il devint par la suite le principal réformateur du système éducatif. À droite : Carl Anton Bjerknes, professeur de mathématiques, célèbre pour ses expériences et ses théories en hydrodynamique.

diants en moyenne, suscitaient maints commentaires. Rasch enseignait six heures par semaine « l’anatomie des organes dans les règnes animal et végétal, la physiologie et la systématique générale », et en dehors de ses leçons, qui se déroulaient dans les nouveaux bâtiments de l’université dans la Karl Johans Gate, il emmenait les étudiants voir les plantes du jardin botanique, dans le quartier de Tøyen. Après son absence au début du mois de septembre, Sophus reprit rapidement ses études dans la capitale. En décembre, il connaissait si bien le programme qu’à l’examen, il obtint la meilleure note, soit 1, dans les deux matières. La plus mauvaise note que donnait le professeur Rasch était 3, c’està-dire bien. Réputé très généreux avec les candidats qui ne savaient guère que distinguer une rose d’un lys, il aurait certainement attribué une bonne note à quiconque lui aurait expliqué que la couleur sombre du sang était causée par une substance qui se trouvait dans les veines et ressemblait à de la suie dans un tuyau. En revanche, le professeur Broch se montrait très sévère. Le programme de mathématiques incluait « la stéréométrie, la trigonométrie

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plane et sphérique, les équations et les premiers fondamentaux de l’algèbre, y compris la résolution d’équations simples et du deuxième degré », questions qui correspondaient probablement aux manuels d’arithmétique et d’algèbre qu’il publia en 1860. Comparés aux anciens manuels de Holmboe, ceux de Broch se rapprochaient davantage de la réalité quotidienne ; cependant, leur contenu plus vaste et plus riche les rendaient difficiles à utiliser sans l’aide d’un professeur. Il n’est pas inintéressant de noter que Broch y soutenait que le postulat d’Euclide sur les droites parallèles pouvait être démontré. En janvier 1860, Sophus Lie aborda la deuxième partie de l’examen philosophicum. Au cours du semestre de printemps, il étudia l’astronomie et la systématique de l’histoire naturelle. Les cours d’histoire naturelle étaient donnés par le professeur Rasch tandis qu’un maître de conférences, Carl Frederik Fearnley, était chargé de l’astronomie. L’astronomie comprenait « une vue générale des principales thèses d’astronomie sphérique et théorique, accompagnée d’une description du matériel et des instruments astronomiques les plus courants et de leur utilisation ». Ces derniers — les instruments et leur utilisation — étaient présentés à l’observatoire, magnifique bâtiment de l’université situé dans la propriété Solli. Fearnley passait pour quelqu’un de taciturne, de distrait et de renfermé, qui ne voulait de mal à personne. Pourtant, il fut responsable de l’échec du projet de Lie qui souhaitait poursuivre une carrière en astronomie après la licence ès sciences. En juin, à l’examen d’astronomie et de systématique de la zoologie, Sophus Lie obtint de nouveau l’appréciation excellent avec la note de 1 dans les deux matières. Il ne lui restait plus à passer que la troisième partie de l’examen philosophicum, c’est-à-dire la chimie, la physique et la philosophie qui durait deux semestres. Pendant le semestre de printemps, Sophus avait assisté — quatre heures par semaine — aux cours de psychologie donnés par son vieux professeur de norvégien, le professeur Monrad, et il ne les avait guère appréciés, semble-t-il. Pendant les vacances d’été, il rentra chez lui, à Moss. Il devait, avec son père, assister au couronnement solennel du roi Charles XV dans la cathédrale médiévale de Trondheim. Malheureusement, le pasteur Lie ne pouvait s’absenter aussi longtemps : un grand nombre de sectes religieuses et de prédicateurs itinérants tentaient d’exercer leur influence sur ses paroissiens. Sophus fut donc obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il irait l’année prochaine ! En effet, son père promettait de visiter Trondheim et la région où il avait passé son enfance, en compagnie de ses trois fils ; Fredrik aurait terminé sa licence et John Herman, serait sorti de l’École militaire. Et le pasteur Lie d’obliger Sophus à rendre visite, « très gentiment » et « par devoir fraternel », à sa sœur Mathilde et à son époux. Depuis plus de trois ans, il ne les avait pas vus et il ne connaissait même pas leurs trois enfants. Sophus avoua à son ami Ernst que même s’il n’avait pas envie d’aller à Tvedestrand, il ne pouvait pas le dire sans être traité de « frère indigne ». Il ajoutait : « Quand on commence à me parler de devoir fraternel, c’est comme quand Monrad parle de moralité, je ne sais pas si je dois avancer ou reculer. » Il fit donc un séjour dans la propriété du médecin, profitant du soleil d’été sur le fjord et la

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Figure 15 – Ole Jacob Broch, professeur de mathématiques, parlementaire et ministre, qui dirigea, à partir de 1879, le Bureau international des poids et mesures à Sèvres.

ville. Les années suivantes, Sophus passa plusieurs étés à Tvedestrand, pour son plus grand plaisir et celui de la famille Vogt. Le semestre d’automne débuta au mois de septembre. Dans le cadre de la physique qui comprenait aussi la météorologie, le maître de conférences Christie avait, lors du semestre précédent, enseigné l’électricité et la thermodynamique. Il poursuivait maintenant par la mécanique et l’acoustique. Sa réputation de traiter le programme de façon claire et simple lui valait jusqu’à soixante-dix auditeurs dont il suscitait l’enthousiasme en ponctuant ses cours très vivants de remarques humoristiques. Hans Henrik Hvoslef expliquait la chimie. Les leçons de philosophie se répartissaient entre Monrad, chargé de l’éthique et de l’histoire de la philosophie classique, et Johan Sebastian Welhaven, poète et professeur, responsable de la « propédeutique philosophique » (enseignement préparatoire à la philosophie). Ils donnaient des cours en alternance sur les différents domaines de cette discipline, en s’appuyant sur de petits recueils dont Monrad avait autorisé la publication. L’éloquence brillante de Welhaven, sa voix magnifique et sa maîtrise de l’art oratoire inégalée provoquaient l’admiration générale. Toujours ponctuel, il montait sur l’estrade, dans le plus grand amphithéâtre, l’amphithéâtre no 6,

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parcourait l’auditoire du regard, fixait avec une punaise un petit morceau de papier sur le pupitre et retenait l’attention des étudiants pendant trois quarts d’heure ; puis il ôtait la punaise, rangeait la feuille dans sa poche et partait sans prononcer un mot. Plus tard, beaucoup racontèrent que s’ils avaient peu retenu de son enseignement, ils gardaient le souvenir d’un professeur extraordinaire, plein de fougue, dont les paroles s’enchaînaient avec aisance et facilité. L’interrogateur Welhaven pouvait se montrer très exigeant et se moquer des candidats les plus faibles. Sophus Lie n’entrait pas dans cette catégorie ; néanmoins, la philosophie fut la seule matière où il n’obtint pas la meilleure note (seulement 2). Il termina ses examens en décembre 1860, avec un 1 en physique et en chimie. Pour l’ensemble de l’examen philosophicum, Sophus Lie reçut l’appréciation excellent et termina l’un des deux premiers de sa promotion. Vinrent ensuite ce qu’il appela « des vacances de Noël bien méritées » chez son père. En janvier 1861, il aborda la licence ès sciences. Âgé de dix-neuf ans, il entamait les études que son frère Fredrik achevait alors. À cette époque, sur les cinq cent soixante étudiants de l’université, une douzaine seulement avait choisi les sciences. La licence ès sciences avait été créée par le professeur Broch, dix ans auparavant. Sa première mission consistait à former des professeurs de sciences compétents mais elle avait aussi pour objectif de fournir « un puissant soutien à l’avenir de l’activité technologique ». Les premiers candidats furent diplômés en 1855. Les vingt années suivantes, parmi la cinquantaine d’étudiants qui obtinrent cette licence, presque tous devinrent professeurs ou proviseurs de lycées, neuf enseignèrent à l’université et très peu jouèrent un rôle dans la vie économique du pays. Le programme comprenait trois parties, correspondant chacune à des disciplines spécifiques. La première, la plus lourde, incluait les mathématiques, la géométrie, la mécanique, le génie mécanique et le dessin industriel. Sophus Lie mit trois ans pour venir à bout de cette partie, mais un an seulement pour chacune des deux autres. Broch, responsable de ce cursus, donnait la plupart des cours de la première partie. D’après Elling Holst, il y abordait une série de grands thèmes, touchant à « presque toutes les branches des mathématiques ». Les rapports annuels de l’université nous informent qu’en 1861, six à huit étudiants suivirent les cours de Broch sur les intégrales généralisées, la géométrie plane analytique et la statique. Bjerknes, ancien boursier devenu maître de conférences, enseignait les fonctions complexes, la statique, la théorie du génie mécanique, la stéréométrie analytique et le théorème des résidus de Cauchy sur plusieurs semestres dans la première partie de la licence. Christie, lui, traitait le magnétisme terrestre. Sophus Lie semble avoir été très heureux au cours de ces années-là. En dehors de ses études universitaires, il retrouvait souvent ses amis, lors de fêtes, de conférences, de randonnées ou au gymnase. La gymnastique jouissait

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Figure 16 – Les compagnons de randonnées de Sophus Lie : Ludvig Sylow (en haut, à gauche), Kristofer Janson (en haut, à droite), Axel Blytt (en bas, à gauche) et Armauer Hansen (en bas, à droite).

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alors d’une grande popularité. Le lycée Nissen possédait un grand gymnase et dès sa fondation en 1855, essentiellement sous l’impulsion d’immigrants allemands, l’association de gymnastique de Christiania entreprit la construction d’un nouveau gymnase sur des terrains appartenant à l’université en face de la Kristian IVs Gate. À partir de l’automne 1856, les étudiants purent utiliser ces locaux qu’ils réclamaient depuis dix ans. Sophus Lie et ses amis — notamment Motzfeldt et Armauer Hansen, un étudiant en médecine entré à l’université en même temps qu’eux et diplômé la même année que Sophus — s’y entraînaient ensemble. Hansen acquit par la suite une réputation internationale en découvrant le bacille de la lèpre et en combattant cette maladie3 . Dans ses Livserindringer og betragtninger [« Souvenirs et réflexions »], ouvrage publié en 1910, il racontait qu’ils s’amusaient souvent à se balancer aux anneaux et à exécuter des sauts périlleux arrière. Un jour que Sophus s’était « envolé très haut et [était] retombé au sol sur son postérieur », il les avait couverts d’injures pour avoir ri « alors qu’il s’était presque tué ». Au beau milieu de ces injures, il s’était arrêté brusquement et avait marmonné : « C’est bizarre, car j’avais calculé très exactement quand je devais lâcher. » Hansen ajoutait : « Il ne lui vint jamais à l’esprit qu’il avait peut-être lâché les anneaux plus tard qu’il n’aurait dû le faire d’après ses calculs. » Il précisait que pour sauter au cheval d’arçon, Sophus était très méthodique : « Il crachait par terre à l’endroit d’où il devait prendre son élan, puis il mettait le pied gauche sur le crachat, faisait sept pas en arrière, et enfin il s’élançait ». Autour du trio formé par Lie, Motzfeldt et Hansen, gravitait un groupe de camarades, étudiants, gymnastes et montagnards enthousiastes. La vénérable Société des étudiants était leur grand lieu de rencontre. Les étudiants s’y réunissaient pour discuter, organiser des fêtes ou faire du théâtre. Dans les années 1850, de nombreuses associations avaient vu le jour pour débattre de questions professionnelles et scientifiques : les littéraires avaient fondé les Littérateurs, les linguistes, les théologiens et les étudiants en médecine avaient leur propres sociétés et en 1859, les étudiants en sciences formèrent l’Association des scientifiques et minéralogistes. Tous ces groupes étaient généralement très proches de la Société des étudiants et la plupart tenaient leurs réunions dans ses locaux de l’Universitetsgate. Les étudiants pouvaient y suivre des conférences dans leur discipline, se réconforter avec un verre de bière, ou parfois un hareng fumé (plus rarement, un bol de punch) et quand le moral était particulièrement bon, ils dansaient « la ronde et la chaîne de l’amitié » avant d’aller se promener dans le parc du palais royal. Il arrivait que des sujets abordés dans ces associations fissent ensuite l’objet de débats plus larges à la Société des étudiants. Par exemple, ce cas se produisit quand les théologiens étudièrent Søren Kierkegaard et lancèrent le débat suivant : « L’idée de devenir pasteur dans l’Église d’État est-elle défendable ? » 3 N.d.T. : en 1873, Hansen découvrit ce bacille, appelé également « bacille de Hansen ». Pour la première fois, un micro-organisme était reconnu responsable d’une maladie chronique chez l’homme. Cette maladie sévissait alors en Norvège : en 1875, on comptait 2100 lépreux, mais en 1912 (à la mort de Hansen), seulement 300.

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En dehors de l’Association des scientifiques dont il se montra l’un des membres les plus actifs, Sophus Lie ne fut jamais grand amateur d’associations. Il partageait probablement l’opinion de son ami Hansen : « À part cela, il n’y avait rien de bien intéressant à la Société des étudiants dans ces années-là ». Le samedi soir, on s’asseyait simplement à une grande table pour boire « un punch à peine acceptable et prononcer des discours ennuyeux ; on se devait d’être pédant et spirituel ». Les étudiants en droit saisissaient cette occasion pour faire assaut de subtilité. Après la fondation de l’Association de médecine, Hansen n’assista pratiquement plus jamais aux réunions de la Société, sauf pour les événements les plus importants ; il semble que Sophus Lie en fit de même, préférant fréquenter l’Association des scientifiques. L’Association des scientifiques développa ses premières activités indépendamment de la Société des étudiants, dans des locaux loués à un facteur d’orgues dans l’Akersgate, mais le lien avec cette Société engendra des dissensions sur la nature de l’association, son importance, ainsi que ses activités sociales et scientifiques. En janvier 1861, au moment même où — au début de ses études de sciences — Sophus y adhéra, l’Association des scientifiques se réunit pour la première fois dans les locaux de la Société des étudiants, au grand dam de ceux qui s’intéressaient essentiellement aux questions scientifiques. Ces réunions qui commencèrent par se tenir tous les jeudis soir, attiraient généralement une douzaine de participants dont Lie, l’un des plus assidus. Elles consistaient, en principe, en un exposé scientifique présenté par l’un des membres, mais il arrivait souvent que personne n’en eût préparé et, dans ce cas-là, les ambitions scientifiques restaient limitées. Trente ans plus tard, à propos des étudiants en sciences des années 1860, Sophus Lie écrivait : « Nous nous réunissions à l’Association des scientifiques pour des exposés et des débats sur des questions théoriques et parfois aussi pédagogiques. Même si les exposés auxquels nous avons assisté ainsi avaient rarement une haute valeur scientifique, je suis convaincu que la plupart tiraient un grand bénéfice de cette activité indépendante. » La liste des thèmes développés par les membres de l’Association des scientifiques présente une variété impressionnante : exposés sur la glaciation, les phénomènes de reproduction chez les plantes, les langues et l’origine des espèces, l’addition de tas hexaédriques de boulets de canon, le développement par Gauss des axes magnétiques, les séries d’Euler, l’histoire de la statique, l’origine des chiffres arabes, l’histoire des mathématiques. Pendant toute une période, le concept de travail fit l’objet de débats animés. Le frère aîné de Sophus participait très activement aux réunions de cette association. L’année où Sophus y entra, Fredrik exposa les lois de Kepler. Il était déjà intervenu sur les fonctions développables en série, la formule de Taylor, certains théorèmes de géométrie et les sections coniques. Sophus attendit deux ans avant de prendre lui-même la parole, et à partir de ce moment-là, il devint l’un des membres les plus dynamiques de l’Association. Thorvald Broch, étudiant d’une grande culture scientifique et grand amateur d’œuvres littéraires en

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tout genre, semble avoir été une source d’inspiration dans ce milieu où il s’exprima souvent, à la fois sur des questions scientifiques et le programme de la licence ès sciences. Au printemps 1861, il entama une série d’exposés sur la portée géométrique des équations différentielles, sujet si difficile qu’après le sixième, la série fut interrompue avec l’accord de tous. Néanmoins, cette entreprise était très stimulante car Broch posait des questions de mathématiques ardues qui n’avaient pas encore reçu de réponse. Par la suite, Sophus Lie devait plus ou moins reprendre ce rôle à l’Association. On ignore si, au cours de l’été 1861, le pasteur Lie tint sa promesse et Sophus visita Trondheim. Contrairement aux prévisions de l’année précédente, ses deux frères n’avaient pas terminé leurs études. John Herman ne quitta l’École militaire qu’en septembre et prit son poste à Bergen peu après, alors que Fredrik termina sa licence ès sciences en décembre et fut presque immédiatement nommé professeur au lycée Nissen. Le benjamin fut donc peut-être contraint de rester à Moss cet été-là — il n’avait, de toute façon, pas les moyens d’aller à Trondheim sur ses propres deniers — ou peut-être rendit-il de nouveau visite à la famille de sa sœur à Tvedestrand. Toujours est-il qu’au mois de septembre, il fut de retour dans la capitale pour entamer le semestre d’automne et cette année-là, il assista à toutes les séances du jeudi de l’Association des scientifiques. Le professeur Broch poursuivait ses cours sur « presque toutes les branches des mathématiques », pendant que Bjerknes et Christie continuaient à enseigner leurs matières respectives. Vraisemblablement, Sophus Lie pratiquait toujours la gymnastique avec autant d’enthousiasme ; il allait très certainement camper dans les forêts de Nordmarka, au nord de la ville, ou passer la nuit au bord du fjord. Hansen se rappelait que le samedi soir, avec ses amis, il ramait vers une île située dans le fjord près de Sandvika, à l’ouest de Christiania. Là, ils jouaient aux cartes, tard dans la nuit, et vers les quatre heures du matin, ils repartaient pour chasser les canards qui s’envolaient vers le fjord. Il racontait : « Je n’ai pas souvenir que nous ayons jamais tué de canard, nous tirions toute la matinée sur des bouteilles à moitié ou complètement pleines qui descendaient vers la mer, je ne me souviens pas non plus si nous en avons jamais touché. Mais c’était quelque chose de sain et d’insouciant et la fin de la journée, nous revenions en ville à la rame. » L’été 1862, en compagnie de Motzfeldt et de Kristofer Janson, étudiant en théologie de la même promotion qu’eux, Sophus Lie entreprit sa première grande randonnée en montagne. Les trois amis quittèrent Christiania par un bel après-midi de la fin juin pour se diriger vers ce qui a toujours été considéré comme l’un des plus beaux endroits de Norvège : le Telemark et Tinn avec la cascade de Rjukan4 , la vallée du Vestfjord et le haut sommet du Gausta 4 Pendant l’occupation de la Norvège, lors de la seconde guerre mondiale, on y produisit de l’eau lourde. Pour les services secrets britanniques et américains, cela parut être l’indication du développement d’une capacité nucléaire, dans le cadre de l’effort de guerre de l’Axe. Avec l’aide des Anglais, la résistance norvégienne sabota les installations de Rjukan.

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dont ils firent l’ascension. Dans ses mémoires écrits cinquante ans plus tard, Janson a relaté leur arrivée à Hjartdal. Morts de fatigue, ils désiraient passer la nuit à l’auberge. La soirée était avancée et, en raison d’un baptême dans une ferme voisine, il ne restait là qu’une servante. Au beau milieu de la nuit, le couple de propriétaires rentra mais la femme hurlait : elle voulait retourner à la fête à la ferme ! Elle criait si fort que pour la faire taire, son mari l’enferma dans le grenier à grain et la battit avec une telle violence que la servante courut alerter les gens à la ferme. Plus tard dans la nuit, les voisins en habits de fête arrivèrent dans un grand vacarme. Ils donnèrent de grands coups dans la porte du grenier à grain, libérèrent la captive et tous repartirent à la fête. Ce fut alors au tour de l’aubergiste de se faire insulter. Janson ajoutait que lorsqu’il lui avait expliqué ensuite qu’il était peu chrétien de battre sa femme, le paysan s’était contenté de répondre : « Quand la laine du mouton est pleine de poux, il faut la battre. » Janson a fourni bien d’autres détails sur cette randonnée, et une lettre de Sophus Lie décrit la suite de leur périple en montagne. Quand ils arrivèrent à Mo, ils furent si chaleureusement reçus au presbytère qu’ils restèrent une semaine. « C’est qu’il y avait beaucoup de filles enjouées, jeunes et bien portantes, et nous étions étudiants », commentait Janson en racontant comment, dans la cour, la femme du pasteur et les garçons de la ferme participèrent au jeu quand ils jouèrent au furet dans la cour. Les trois étudiants apprirent « les jeux traditionnels du presbytère tels que le lièvre dans le four, le bouc attaché à la colonne du lit (le bouc ne se comporta pas de manière correcte et fut renvoyé), les petites branches de sapin sous les draps, etc. » Selon Janson, les six filles du pasteur s’intéressaient particulièrement à Sophus Lie. Un peu auparavant, au cours du voyage, Ernst avait essayé de lui couper les cheveux, mais pour lui faire une blague, il lui avait creusé « une vallée profonde au milieu du crâne ». Sur la tête de Sophus, disait-on, on pouvait reconnaître « la vallée du Vestfjord » et « le sommet du Gausta ». Les filles du pasteur trouvèrent très amusant de tenter de niveler le Gausta avec leurs ciseaux ; cependant, nul ne sait si Sophus apprécia cette familiarité. Son compagnon de voyage écrivit simplement : « Sophus, qui avait bon caractère, ne perdit pas patience mais il eut la chance, lorsqu’il partit, d’avoir sa vallée du Vestfjord sauvegardée de justesse. » De Mo, Lie et Janson comptaient se rendre à Bergen où vivaient les parents de ce dernier et le frère de Sophus, John Herman. Pour cela, il leur fallait d’abord aller en barque vers Vinje, dans le Telemark puis continuer vers l’ouest. De son côté, Motzfeldt continua par la montagne jusqu’à Bykle, puis descendit la vallée du Setesdal vers le sud pour aller voir sa fiancée à Christiansand, avant de revenir à Christiania. Comme il avait quitté Mo un jour avant ses deux amis, Sophus lui raconta dans une lettre leur dernière soirée au presbytère si accueillant. À leur grande surprise, toutes les dames avaient insisté pour faire sortir l’épouse du pasteur dans le jardin, où elle s’était installée, et, très solennellement, avait chanté une sérénade composée, pour l’occasion, en l’honneur des deux étudiants. Cette femme, Louise Ma-

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rie, née Poppe, était la cousine de Ludvig Lindemann, célèbre folkloriste qui avait séjourné au presbytère l’été précédent, en 1861, et y avait composé sept mélodies que madame Louise avait interprétées pour lui, y compris le bientôt célèbre « Ola Glomstulen5 ». Le départ du presbytère avait tiré en longueur. Après la touchante sérénade d’adieu dans le jardin, Janson avait dû prononcer un discours. Lie précisait que cela lui avait rappelé « un de ses discours de Copenhague ; c’était encore du réchauffé », faisant allusion à une réunion d’étudiants à laquelle Janson et Motzfeldt avaient participé dans la capitale danoise, au début de l’été. D’après Lie, l’une des filles du pasteur était tombée amoureuse de Janson et lui avait confié « que ces journées seraient inoubliables ». Sur la rive, en attendant le bateau, Janson avait de nouveau parlé, puis les deux étudiants avaient « lancé à neuf reprises, un hourra tonitruant pour Mo, auquel le pasteur [Elling Friedrichsen] avait répondu ». Lie concluait ainsi son récit : « Alors que le bateau glissait sur l’eau, nous avons chanté une chanson et nous avons continué tant que nous avons pensé que l’on pouvait nous entendre ; puis nous avons agité nos casquettes, les dames leurs mouchoirs et tout a été fini. » Quand Sophus écrivit cette lettre à son ami Ernst, dix jours plus tard, il était arrivé à Bergen. La randonnée dans la montagne s’était bien passée ; ils avaient « bien marché, bien mangé (c’est-à-dire beaucoup), bien dormi et il avait plu tout le temps ». Ils avaient trouvé refuge au presbytère de Vinje où on leur avait signalé le passage — quatre ou cinq jours auparavant — de deux de leurs camarades, Otto Lund et Georg Kent, repartis depuis vers l’ouest, en direction de Haukeli. Le lendemain, Lie et Janson les avaient rattrapés ; malheureusement, leur flasque d’eau-de-vie était tombée de leur sac à dos et s’était brisée ! Lie ajoutait : « Depuis, Janson y pensait toujours avec tristesse ». Il poursuivait son récit : « En général, le chemin était facile à trouver. À deux reprises, nous avons dû passer des rivières à gué. C’était extrêmement désagréable. Dans la montagne, nous avons rencontré quelques marchands de chevaux, et [traversé] plusieurs alpages, nous n’avons donc manqué de rien. » Ils avaient atteint Røldal, et le lendemain, Odda : « Au début, le chemin était très escarpé, en particulier une montée ne voulait jamais s’arrêter ; les deux derniers milles, nous avions la grand-route, également dans la descente ». Ils avaient logé à l’hôtel : « Comme presque partout dans la région du Hardanger et à Voss, on trouve des hôtels où l’on peut séjourner très agréablement ; mais le prix est élevé. Nous avons dû puiser dans nos réserves. » Depuis Odda, ils avaient pris le bateau à vapeur pour remonter le [Sør]fjord et les deux autres étudiants avaient débarqué à Ullensvang. Lie et Janson, pour leur part, avaient traversé le fjord du Hardanger vers Granvin et fait « une excursion à Hulvik, le plus joli coin du Hardanger, 5 N.d.T : l’histoire d’Ola Glomstulen est connue de tous les écoliers norvégiens à travers cette chanson. On la retrouve aussi dans de nombreux livres de lecture. On trouve sa mélodie à l’adresse suivante : www.hisf.no/alu/musikk/it/html/songar/ola_glomstulen.htm.

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mais [ils avaient] très envie de dormir » et leurs vêtements trempés n’avaient pas séché complètement. En arrivant à Voss, épuisés et pratiquement sans le sou, ils étaient passés devant l’hôtel sans s’arrêter puisqu’ils espéraient loger chez un ami étudiant, Jens Stub Irgens, dont ils savaient qu’il habitait chez ses parents, dans la propriété du bailli. « Nous avons demandé à parler à cet étudiant qui est sorti, mais cet imbécile s’est excusé en disant qu’il ne pouvait pas nous dire d’entrer car sa famille venait de se mettre à table pour dîner. Cela nous semblait une raison de plus [pour nous inviter] mais, comme nous n’avons pas pu le lui faire comprendre, nous avons dû retourner tout penauds à l’hôtel. » Voss était, selon Lie, « un grand village, très joli ». Sur l’Osterfjord, ils avaient essuyé un tel orage que le bateau avait dû faire halte à Dale et repartir vers Bergen seulement le lendemain. Là, « au milieu de la place, nous nous sommes séparés poliment ». Malgré le mauvais temps à la fin, ils se déclaraient « pourtant extrêment contents du voyage ». Sophus passa deux semaines chez son frère à Bergen. Il y rencontra quelques jeunes gens de sa connaissance, assista à un bal d’étudiants vêtu d’un habit de soirée qu’il avait emprunté. Au début du mois d’août, il partit pour Christiania, probablement à pied. Il écrivit simplement à Ernst : « Il faut que je fasse la route du retour d’une seule traite, sinon je crains que ma caisse ne saute et maintenant je n’ai plus de réserves où je pourrais puiser. » Sophus Lie rentra bien à Christiania les premiers jours de septembre, pour le début du semestre d’automne. Il abordait la seconde moitié de cette première partie du programme de sciences si difficile. Le professeur Broch qui instruisait dans « pratiquement toutes les branches des mathématiques », venait d’être élu membre du Parlement et, conséquence importante pour les mathématiques, il fut remplacé ce semestre et le suivant par Sylow. Celui-ci enseignait la théorie des fonctions, le calcul différentiel et intégral, la théorie de la rotation des corps solides, l’hydrostatique et l’hydrodynamique ainsi que, à la demande de Broch, il faisait surtout un cours sur la théorie des équations algébriques. Il fut l’un des premiers en Europe à exposer la théorie des groupes de Galois. Deux ou trois étudiants seulement assistaient à ces derniers cours dont Sophus Lie. La lecture des manuscrits de Sylow révèle qu’il étudiait les travaux de Galois et d’Abel portant sur la résolubilité des équations algébriques. Il connaissait les dernières avancées en ce domaine et lui-même, apporta une contribution significative au développement de l’algèbre avec les « sous-groupes de Sylow ». Au cours du printemps 1863, Sophus Lie prononça sa première conférence à l’Association des scientifiques. Selon le compte rendu d’une séance d’avril, il déclara qu’« étudier les développées des courbes était un bon entraînement aux équations différentielles ». La semaine suivante, il en donna une deuxième « sur les courbes qui sont égales à leurs développées itérées n fois », pour laquelle nous possédons encore des notes et des schémas. Le professeur Broch avait certainement abordé la question des développées, notion courante en mathématiques, même si elle ne figurait pas expressément au programme de ses cours. Puisque la cycloïde est une courbe égale à sa développée, Lie tentait

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probablement une généralisation. En tout cas, cela prouvait une analyse profonde et précise de la relation entre les figures géométriques et les équations différentielles. À l’approche des vacances estivales, Sophus projeta d’effectuer, en compagnie d’amis, sa première randonnée dans le Jotunheim ; cette région de haute montagne devenait une destination très prisée des marcheurs. Sur leur chemin qui les mena — via Lillehammer — à Vestre Gausdal, les étudiants furent invités à une noce dans une ferme où ils s’amusèrent « énormément ». Sophus impressionna tous les gars du village en se soulevant aux anneaux et en se cognant la tête au plafond trois ou quatre fois de plus que les autres. Plus loin, ils rencontrèrent trois belles filles de ferme bien délurées qui, selon les propres termes de Lie étaient « dénuées de toute timidité superflue ». Au début du semestre d’automne, Lie présenta lors de la première séance de l’Association des scientifiques — au mois de septembre 1863 — le problème suivant : « Peut-on, par différentiation, obtenir le développement en série d’une fonction de sinus en des multiples d’une série de la variable cosinus et réciproquement ? » Dès le mois suivant, il emprunta des livres à la bibliothèque de l’université et d’abord les Eléments de calcul infinitésimal de Jean-Marie Duhamel, l’un des grands mathématiciens à Paris. À la fin de ce semestre, il devait passer l’examen sanctionnant la première partie de la licence. Il suivait les leçons d’aérostatique et d’aérodynamique du professeur Broch, l’essentiel du travail consistant à répéter les connaissances enseignées aux cours. Il avait à cœur d’être reçu premier, mais il prit certainement le temps d’assister à la grande célébration du cinquantenaire de la Société des étudiants qui se déroula en grande pompe, avec discours de ministres, de professeurs et d’étudiants. Motzfeldt s’exprima au nom des étudiants « des universités sœurs » (de Suède et du Danemark). Deux chansons furent composées spécialement pour l’occasion, l’une par Ibsen et l’autre par Jokum Pjurre, alias Olaf Skavlan. Ibsen exhortait ainsi les étudiants : En avant, jeune Norvégien !/ Il le faut, jour et nuit !/ Partout où il s’agit/ Du combat qui est le tien,/ En avant ! En avant ! Pjurre évoquait le rayonnement de la Société des étudiants actuelle, par rapport à ses premières années, si misérables. Il la comparait à « un mendiant qui, depuis le pas de la porte, s’était élevé jusqu’au trône royal et siégeait maintenant dans un palais ». Sophus Lie fut reçu à l’examen de décembre avec la meilleure appréciation, excellent, avec les félicitations. Trente ans après, dans un article où il évoquait ces premières années à l’université, Lie exprimait son admiration pour « la forte personnalité de Broch » qui avait imprimé sa marque sur tout l’enseignement des mathématiques et compensé les limites d’une discipline représentée par une seule personne : « Grâce à ses cours brillants, pleins de vie et de fougue, Broch réussissait à communiquer à son auditoire son enthousiasme pour les mathématiques. » Cependant, Lie constatait également

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que« toute la personnalité de Broch était mue par des forces puissantes vers les applications pratiques plutôt que vers la science pure [...] que ses aptitudes scientifiques étaient plutôt celles d’un physicien que celles d’un mathématicien ». Néanmoins, Broch » avait accordé aux mathématiques une place prépondérante dans le programme de la licence ès sciences, car d’après Lie, « cet homme à l’esprit pratique savait qu’une bonne école avait davantage besoin de professeurs de mathématiques que de professeurs de toute autre science. » Sophus Lie consacra les deux années suivantes à finir sa licence, et avec du recul, ces deux dernières parties lui semblèrent presque accessoires : « La physique, la chimie, l’astronomie, la minéralogie, la géologie, la botanique, la zoologie et la géographie physique étaient considérées par beaucoup à l’époque comme secondaires. En tout cas, peu d’étudiants réussissaient à avoir des bases solides et des connaissances approfondies dans ces matières. » De ce fait, il avait peu à dire sur ces cours. « Quand j’étais étudiant, parmi tous les cours de sciences, les cours de mathématiques de Broch et plus tard, ceux de Bjerknes et de Sylow étaient ceux qui répondaient le mieux aux exigences de la licence d’enseignement », écrivait-il. Lie ne pensait pas à lui en prétendant que les étudiants brillants en mathématiques n’étaient pas dans les premiers dans les autres sciences et vice versa. Lui, pour sa part, voulait absolument tout savoir parfaitement et être le meilleur dans toutes les disciplines. Il ambitionnait d’obtenir excellent aux trois parties de l’examen et ainsi de réussir avec les félicitations. Il faillit y parvenir. Le printemps et l’été 1864 furent des périodes très troublées. Les comptes rendus de l’Association des scientifiques montrent qu’en mars « Lie commença une conférence sur les éléments de la théorie de l’impact » (on s’intéressait beaucoup à l’époque à l’étude physique de la collision des corps) ; toutefois, l’Association fut dissoute un mois plus tard, pour cause de public insuffisant. La gravité de la situation politique préoccupait trop les étudiants pour qu’ils pussent se préoccuper de ces questions scientifiques. En effet, la guerre des Duchés — opposant au Danemark, la Prusse et l’Autriche — sema la consternation à l’université comme au Parlement. Toutes les belles paroles sur la fraternité et la solidarité scandinaves, répétées depuis des années dans les réunions d’étudiants nordiques, furent sérieusement mises à l’épreuve en février 1864 quand les forces militaires prussiennes passèrent la frontière danoise et pénétrèrent dans le Schleswig, forçant les Danois à la retraite. La Société des étudiants, dont Motzfeldt était l’un des dirigeants, devint le lieu de discussions passionnées où la défense inconditionnelle de la patrie était souvent présentée comme le devoir suprême. Fin mars, le Parlement avait, lors d’une session extraordinaire, voté une motion autorisant le roi à envoyer « des troupes de ligne » soutenir le Danemark ; toutefois, les conditions étaient formulées de telle manière que de toute évidence, la Norvège ne participerait pas à cette guerre. La réticence des paysans qui siégeaient au Parlement était légitime — ils formaient encore la plus grande

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partie de l’armée norvégienne — mais qu’en était-il de « ceux qui avaient fait des études et étaient habitués à manier des idées » ? Prétendre que seuls les fils de paysans faisaient de bons soldats était une « pure farce » ! Le 2 avril, Christopher Bruun, jeune théologien de trente ans, tint un discours enflammé à la Société des étudiants. Engagé volontaire aux côtés du Danemark, il encouragea ses auditeurs à le suivre, mais au moment de partir, il se retrouva seul ! Malgré l’attitude héroïque de Bruun, tous savaient que le Danemark était condamné à perdre. À peu près au même moment, Ibsen, chantre du scandinavisme — il avait écrit, en décembre 1863, le poème En Broder i Nød [« Un frère dans le besoin »] pour réveiller et appeler « à l’action, avec force et hardiesse, un peuple endormi ! » — déçu, partit à l’étranger où il resta vingt-sept ans. Ce même printemps, la célébration du cinquantième anniversaire de la Constitution norvégienne souleva une autre controverse. La commémoration devrait-elle avoir lieu le 17 mai, jour de l’adoption de la Constitution d’Eidsvoll, ou le 4 novembre, jour de l’adoption de la Constitution révisée, après l’union avec la Suède ? Les liens entre la Norvège, le Danemark et la Suède, à la fois passés et présents, continuaient à diviser l’opinion. Une Société scandinave avait vu le jour à Christiania, mais le mouvement se scinda rapidement entre un scandinavisme à trois pays et un scandinavisme à deux pays, selon que l’on défendit avec beaucoup d’ardeur la cause du Danemark ou que l’on suggéra, comme meilleure solution, une fusion de la Suède et de la Norvège. Sur le modèle suédois de la « bourse du 4 novembre », le roi Charles XV instaura une bourse annuelle accordée à un Norvégien afin d’aller étudier dans une autre université scandinave. La première de ces bourses de voyage fut attribuée à Motzfeldt pour lui permettre de passer un an à Uppsala. Au Danemark, la guerre continuait. De nombreux membres de la Société des étudiants se réunirent, en tenue militaire, pour créer une « école d’instruction capable d’accueillir jusqu’à deux cents aspirants officiers de réserve » où Sophus Lie s’entraîna en compagnie d’autres volontaires au cours de l’été 1864. Même si un cessez-le-feu avait été déclaré et les Danois contraints de battre en retraite sur tous les fronts, certains craignaient la reprise de la guerre. L’armistice fut cependant signé en août, suivi d’un traité définitif, quelques mois plus tard, par lequel le Danemark perdait le Schleswig et le Holstein. Les registres de l’armée mentionnent que l’étudiant en sciences Sophus Lie fut « engagé par le ministère des Armées », le 18 juin 1864. La formation des aspirants officiers de réserve devait à l’origine durer huit, mois en réalité, elle n’excéda pas trois ou quatre semaines. À ce moment-là, semblet-il, Sophus Lie envisageait une carrière militaire ; il dut y renoncer car un astigmatisme altérait trop sa vue. Par la suite, il effectua normalement son service militaire, long de cinq ans en temps de paix. Pendant ce lustre, il servit quelques mois comme lieutenant de réserve dans la brigade d’infanterie de Trondheim, passa un an à l’École militaire où il fut responsable des examens de mathématiques, puis finit par être transféré à la milice territoriale, selon la procédure en vigueur.

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La deuxième partie de la licence ès sciences comprenait la topographie, la géographie mathématique, la géographie physique, la physique et la chimie. Dans ces disciplines, Sophus Lie retrouva de nombreux professeurs qu’il avait connus lors de sa préparation à l’examen philosophicum : Fearnley en topographie et géographie mathématique, Christie en physique (pour la première partie de la licence, Lie avait probablement déjà suivi ses cours qui duraient plusieurs semestres), Sexe en géographie physique et Peter Waage en chimie avec Hvoslef comme assistant de laboratoire. Il présenta ces matières à l’examen de décembre 1864 et quelques mois plus tard, il écrivait à Motzfeldt, à Uppsala : Comme tu peux l’imaginer, pendant tout le dernier semestre, je n’ai pratiquement vécu que pour la deuxième partie. Mon occupation essentielle, fort agréable, a été d’absorber la chimie organique et de faire les travaux pratiques. Maintenant, Dieu merci, tout cela est terminé et cela s’est même terminé de façon ridiculement heureuse. La chimie analytique l’avait laissé « relativement indemne » mais, à propos de la chimie organique, il avouait : « J’ai fait quasiment fait tourner en bourrique Waage avec certains des calculs qu’il avait été assez imprudent pour inclure dans son cours ». Quant à la physique et à la topographie, il estimait s’être montré à la hauteur de sa « réputation passée », probablement une allusion à ses résultats obtenus à l’examen philosophicum. Mais hélas, en géographie et météorologie, les matières de Sexe, je n’ai pas été très bon. J’ai été interrogé sur des choses dont je n’avais jamais entendu parler de ma vie, certainement assez simples, mais je n’ai pas assez d’audace pour faire comme si j’étais familier avec des choses qui me sont totalement inconnues. Néanmoins, Christie et Waage ont été assez raisonnables pour déclarer que je devrais avoir un excellent sans réserve. "La géographie physique était une matière trop peu importante pour être vraiment prise en considération, et ce d’autant plus qu’il n’en existe aucun manuel". Mais Sexe a avancé qu’il avait fait des cours sur cette matière et que je n’y avais pas assisté plus de trois ou quatre fois. Finalement, après une demi-heure de délibération houleuse, ils ont décidé que sur le relevé de notes j’aurais un très bien mais ils ont ajouté que ce très bien n’excluait pas la possibilité de félicitations (en fait trois excellent suffisent), une conclusion dont je me suis particulièrement réjoui. Au cours de l’automne 1864, Lie avait effectué une période militaire sous le commandement du premier lieutenant Halvdan Wang qui, trois ans plus tard, devint professeur de gymnastique à l’université. Dans une lettre adressée à Ernst au début du mois de février 1865, Sophus expliquait s’être mis à l’escrime et apprécier surtout le fleuret. Toutefois, passer de la parade à

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l’attaque était « particulièrement difficile pour moi qui suis tellement novice quand il s’agit de distinguer les coups », déplorait-il. Il avouait à son ami un sentiment d’infériorité par rapport à lui en escrime ou pour le tir. En effet, Motzfeldt était, depuis de nombreuses années, l’un des meilleurs tireurs de la capitale et il avait remporté les premiers prix dans les concours de l’Association de Christiania pour la pratique des armes. L’hiver, jusqu’à soixante-dix hommes s’entraînaient à la baïonnette et au fleuret dans le gymnase du lycée Nissen, dans le cadre de cette association ; elle s’occupait également de ski, sport qu’elle fut probablement la première à proposer à ses membres dès l’hiver 1861-1862. Sophus Lie racontait aussi qu’il jouait au billard mais sans se montrer aussi acharné que son ami Theodor Blehr. « Selon mes observations probablement, sinon certainement, fiables », on trouve Blehr de quatorze heures à minuit à la salle de billard. Même si depuis le début de l’année, il remplaçait un professeur du lycée Nissen qui s’était cassé la jambe, Sophus pouvait écrire à Ernst : « Je ne suis pas trop occupé. Je vais aller voir, ou plus exactement je devrais aller voir, les collections zoologiques, mais tu peux imaginer comme c’est agréable avec la température actuelle. » La troisième partie des études de sciences, l’histoire naturelle que Sophus Lie abordait maintenant, comprenait la zoologie, la minéralogie et la botanique. Le professeur de zoologie, Jens Esmark, avait, dès l’hiver, emmené ses étudiants sur le terrain, aux environs de Christiania. À cette époque, un zoologiste de réputation internationale, le professeur Michael Sars, donnait aussi des cours à l’université. Malgré son renom, ses cours trop spécialisés ne rencontraient guère de succès. Lie n’était probablement pas l’un de ses quatre ou cinq auditeurs qui assistaient à ces leçons sur les mollusques, même si l’on a retrouvé, dans ses papiers, un carnet contenant des notes intitulées Mollusca, Krustacea, Radiata. Fort heureusement, le professeur Esmark traitait ces sujets de manière plus élémentaire, à la satisfaction de l’étudiant Lie qui ne ressentait pas la nécessité de tout connaître à fond. Trente ans plus tard, Lie écrivait, à propos des cours de géologie et de minéralogie donnés par Theodor Kjerulf : « Les cours — certainement excellents — de Kjerulf étaient faits pour les étudiants de géologie et contenaient donc plus de détails que nécessaire pour la licence ès sciences ». Pourtant, les registres de la bibliothèque universitaire montrent qu’au printemps 1865, Sophus Lie emprunta le livre de Kjerulf en allemand sur la géologie du sud de la Norvège, ainsi que d’autres ouvrages sur la flore norvégienne et la faune scandinave, sujets qui figuraient au programme. Un petit carnet de notes et de dessins de botanique très bien tenu illustrant le cours de Frederik Christian Schübeler se trouve aussi dans les archives de Sophus Lie. Au début du mois de juin 1865, Sophus écrivit de nouveau à Ernst : Ces derniers mois, j’ai fait, chaque semaine, deux ou trois sorties botaniques, zoologiques ou géologiques. En ce sens, la troisième partie des études est très agréable. Je ne suis pas d’accord avec la plupart des étudiants en sciences qui se plaignent amèrement

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Sophus Lie, une pensée audacieuse d’être maintenant obligés à la fin, après avoir si longtemps étudié des choses abstraites, de se préoccuper de sujets infantiles, relevant du bachotage. Si l’on étudie ces matières comme elles devraient l’être, c’est-à-dire surtout à l’extérieur, dans la nature, elles sont dans un premier temps intéressantes et en outre, je crois qu’elles comblent une grande lacune dans l’éducation abstraite des mathématiciens.

Lie s’intéressait beaucoup au rôle des scientifiques dans une conception plus vaste de la « culture ». Dans ses lettres à Motzfeldt, il se montrait optimiste sur leur place et leur importance dans la société puisque Nissen venait d’être nommé chef de bureau au ministère du Culte et de l’Instruction où avait été créée une « commission scolaire ». Sophus Lie estimait, en effet, que le ministre Riddervold, subissait trop l’influence de ses gendres, les professeurs Waage et C. Guldberg. Il considérait, comme de bon augure, une sorte de manifeste que Nissen avait publié dans le quotidien Morgenbladet [« Le Journal du matin »], ajoutant : « J’ai donc bon espoir d’être professeur principal avant l’âge de trente ans et, en tout cas, c’est toujours quelque chose ». Lie expliquait également qu’il souhaitait donner des cours particuliers à des étudiants passant l’examen philosophicum et plus tard, préparer aussi des candidats à l’entrée à l’École militaire. Il s’agissait de cours de sciences d’un niveau élémentaire ; pourtant, ces matières étaient intéressantes et « utiles à enseigner car, ce faisant, on acquiert des bases encore plus solides », expliquait-il. Enfin, il s’excusait auprès de son ami de ne pas avoir remboursé les onze speciedaler qu’il lui devait, mais il avait mis longtemps à récupérer une partie de l’argent qu’il avait lui-même prêté. L’été approchait et Sophus Lie projetait une nouvelle randonnée en montagne, cette fois avec Axel Blytt, fils du professeur de botanique Matthias Blytt. Axel, qui avait un an de moins que Sophus, était déjà professeur assistant et conservateur de la collection de botanique de l’université. Tous les étudiants en sciences devaient connaître l’ouvrage intitulé Flora écrit par ces deux naturalistes. Cet été, le jeune Blytt entreprenait un voyage d’étude dans la région du Sogn et Lie voulait l’accompagner, pendant un mois au moins, « pour faire mon éducation de botaniste sous ses auspices », disait-il, et étudier les sciences de la nature de façon concrète. Blytt devint professeur de botanique à l’université et un an après ce voyage dans le Sogn, il fut témoin, à Londres, des discussions passionnées soulevées par la théorie de l’évolution de Charles Darwin. Après avoir voyagé avec Blytt, Lie devait rejoindre son ami Blehr, qui venait de terminer sa période militaire à Bergen. En compagnie d’un autre étudiant peut-être, ils parcourraient « le Søndfjord et le Nordfjord jusqu’à Lom et le Høifjeldene où, très vite, je commencerai à me retrouver », écrivait-il. À l’automne 1865, Lie termina ses études universitaires par les examens de la troisième partie du programme qui comprenait la minéralogie, la zoologie et la botanique. Il n’obtint que 2, c’est-à-dire l’appréciation « très bien ».

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Il lui était donc maintenant impossible d’obtenir la licence avec les félicitations. Motzfeldt expliqua par la suite que Lie avait été blessé et très déçu de n’avoir pu atteindre l’objectif qu’il s’était fixé. Celui-ci, pour sa part, prétendait qu’après la deuxième partie, l’année précédente, il avait abandonné tout espoir de félicitations et visé alors une carrière militaire. Après avoir appris qu’il avait une trop mauvaise vue, il avait exprimé, dans ses lettres à Ernst, le désir de devenir professeur principal de sciences dans un lycée. Toutefois, à présent, ces projets d’avenir ne semblaient plus lui convenir. Son diplôme en poche, Sophus Lie s’interrogeait, perplexe, sur son avenir. On ignore pourquoi il avait changé d’avis et s’il avait subil’influence des grands débats sur l’importance des sciences dans l’enseignement qui divisaient la Société des étudiants. En effet, d’aucuns y affirmaient, avec vigueur, que « l’étude des humanités devait être placée plus haut que l’étude de la nature, puisque l’esprit domine la nature ».

Chapitre 6

Un jeune homme sans vocation Quand il rentra à Moss à Noël 1865, Sophus Lie souffrait de dépression car selon Motzfeldt, il n’avait pas obtenu la meilleure note à l’examen ; cependant, son ami sous-estimait l’ampleur du mal. Après être resté presque trois mois chez son père, il répondit à un courrier d’Ernst : « Merci et encore merci pour ta lettre. Je la considère comme un signe qu’au moins toi, tu ne me rejettes pas, bien que tu saches que je suis un être désespéré. » Il continuait en disant qu’« en vérité », il s’estimait « sans objectif, sans idées, superficiel, mauvais ». Malgré tout le temps qu’ils avaient passé ensemble durant ces dernières années, il ajoutait : « Tu ne me croiras pas, pourtant je te raconterai mon histoire à l’occasion ». Il le suppliait de lui conserver son amitié qui seule lui permettrait « peut-être, même si la probabilité en [était] maintenant très faible », de réussir à lutter pour trouver « une place dans la société ». En guise de conclusion, il terminait ces quelques lignes par : Quand je t’ai dit adieu avant Noël, je pensais que c’était pour maintenant et pour toujours car j’avais l’intention de me suicider. Mais je n’en ai pas la force. Je vais donc essayer de vivre. Que s’était-il passé ? Que voulait-il dire par « sans objectif, sans idées et superficiel » ? Qu’avait-il exigé de lui-même qu’il n’avait pu accomplir ? Comment en était-il arrivé à décider que la meilleure ou la seule solution résidait en une mort misérable ? À cette époque, il était beaucoup question, surtout dans le milieu étudiant, de but ou de vocation dans la vie, de la nécessité de se fixer une tâche et d’assumer un engagement personnel. Tout doute ou toute hésitation à ce sujet était contraire à cet idéal et considéré comme un échec. Le patriotisme et la foi dans le scandinavisme avaient été sérieusement ébranlés lors de la guerre des Duchés en 1864. L’appel vibrant de Bruun demandant que

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l’on laissât de côté les grandes idées abstraites pour s’engager dans la vie et l’action, tout comme son attitude héroïque pendant la guerre, illustrait parfaitement cet idéal. Cependant, quand il avait quitté la Norvège pour rejoindre les champs de bataille du Danemark, Bruun s’était retrouvé seul. Beaucoup d’étudiants, comme Lie, avaient préféré se porter volontaires pour effectuer un service militaire dans leur propre pays. Ce comportement apparaissait comme de l’indifférence et de la lâcheté comparé à tous les discours précédents sur l’union scandinave. Certains allaient même jusqu’à parler de trahison, d’autres avaient recours à de grandes théories pour opposer à ces exigences morales et à cet idéal d’action une attitude esthétique face à la vie. Ibsen, considérant que la Norvège avait renié ses promesses, était parti pour l’Italie, déçu de l’abandon du scandinavisme et des espoirs romantiques du peuple norvégien qui s’était montré impuissant, sans volonté ni courage. À Rome, il allait écrire son célèbre drame en vers Brand, superbe évocation d’un homme auquel Dieu avait assigné une mission et que sa vocation amenait à exiger « tout ou rien ». Deux mois après la publication de cette pièce, en mars 1866, le Parlement norvégien accorda à Ibsen une pension de poète, quelques années seulement après qu’il avait été dit à Christiania qu’il avait failli mourir, faute d’inspiration. Tout montre que Sophus Lie était ambitieux mais qu’il ne savait pas où exceller. Peut-être faut-il y voir la cause de son angoisse et de sa dépression. N’ayant pas obtenu les meilleurs d’excellents résultats à ses examens, il s’interrogeait : avait-il vraiment sa place parmi les plus grands et d’ailleurs, cette place, à laquelle il aspirait si confusément, existait-elle vraiment ? Peut-être traversait-il une crise d’identité où la mort semblait préférable à une vie médiocre. Quoi qu’il en fût, il choisit la vie médiocre. Après avoir renoncé à son « intention de se suicider », il commença, en mars 1866, par se demander s’il devait embrasser une carrière de professeur. Il retourna à Christiania consulter Motzfeldt à ce sujet et chercher de l’aide auprès de son frère aîné chez qui il pourrait loger, au 22 de la Dronningensgate. Après avoir enseigné les mathématiques et la géographie au lycée Nissen pendant quatre ans, Fredrik venait d’être nommé professeur au lycée de Drammen ; Sophus pouvait donc reprendre son poste dans la capitale. Quand dix-huit ans plus tard, Sophus évoquait cette période de sa vie — dans une lettre à son ami le mathématicien Felix Klein — il employait les adjectifs « mélancolique » et « excentrique » pour qualifier son état d’esprit. Il pensait avoir perdu toute sa puissance de réflexion, il ne ressentait ni intérêt particulier, ni vocation professionnelle. Rétrospectivement, il disait qu’il lui avait fallu six à huit mois pour reprendre confiance dans ses capacités. À cette époque, Ernst s’était beaucoup occupé de lui, l’entraînant dans de longues marches dans la forêt de Nordmarka au nord de Christiania pour que, épuisé physiquement, Sophus pût retrouver le sommeil. Cette amitié avec Motzfeldt amena Sophus à s’installer, en 1866, dans la maison de la famille d’Ernst. Sa mère, veuve depuis un an, allait jouer un rôle de plus en plus important dans

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Figure 17 – Le Salon vert, un cercle d’étudiants et d’universitaires qui prit le nom du salon de la Société des étudiants où, après le dîner, il se réunissait pour boire du café, fumer et débattre des questions du jour. Le portrait de Sophus Lie occupe la quatrième place à partir de la gauche de la troisième rangée à partir du haut.

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la vie de Lie. Pendant huit ans, jusqu’à son mariage, Sophus continua à louer une chambre chez les Motzfeldt, au 1 de la Grottebakke. Selon certains signes, la mélancolie de Lie persista au cours du printemps et de l’été 1866, voire même jusqu’à l’automne. En vivant auprès de son frère à Christiania, Sophus se rendit progressivement compte qu’être lié par un poste permanent au lycée Nissen n’était pas la bonne solution. Les années précédentes, il avait gagné de l’argent en donnant des leçons particulières à des étudiants qui préparaient l’examen d’entrée à l’École militaire. D’une part, il pouvait poursuivre cette activité de tutorat et même la développer et d’autre part, il espérait obtenir le poste qui allait se libérer à l’observatoire dont le directeur-adjoint Henrik Mohn avait été choisi pour diriger le nouvel institut météorologique créé au cours de l’été 1866. Les ouvrages qu’il emprunta à la bibliothèque de l’université penchent en faveur de cette hypothèse. Sophus Lie passa l’été chez les Vogt à Tvedestrand. Son neveu Johan, futur éminent professeur de minéralogie et de géologie, n’oublia jamais l’été de ses huit ans. Le récit qu’il fit par la suite permet de reconstituer l’épisode dramatique dont il fut la victime. Cet été-là, l’oncle Sophus organisa des cours de natation pour son neveu et ses amis. Quand ils sortaient à la rame dans le fjord, assis dans le bateau très reconnaissable du docteur Vogt pour lequel il fallait trois paires de rames, noires à l’extérieur et rouges à l’intérieur, l’oncle Sophus se tenait toujours à l’arrière, muni d’une écope pleine d’eau, prête à être déversée sur le garçon qui ne ramerait pas en cadence. Un dimanche où ils étaient sortis, il se mit en tête de jeter son neveu par-dessus bord avec une ceinture de sécurité. Une brise plus que fraîche soufflait dans le fjord et quand le petit Johan fut dans l’eau, sa frêle silhouette toute mince fut emportée su la crête des vagues. Le bateau dérivait mais ils avaient perdu de vue le garçonnet. Toutefois, depuis le rivage, les habitants surveillaient le bateau du docteur car, disait-on, on ne savait jamais ce qui pouvait se passer quand Sophus Lie était là ! Quand ils aperçurent que le fils de leur médecin n’était plus à bord, ils mirent leurs propres bateaux à l’eau, repérèrent Johan, le sortirent de l’eau tout bleu de froid et l’enveloppèrent dans un manteau. Lorsque Sophus — dont le bateau avait dérivé à plusieurs centaines de mètres — revint près d’eux, il éclata d’une colère sans pareille. Il exigea que son neveu le rejoignît immédiatement à son bord et s’habillât mais les habitants refusèrent, voulant au contraire qu’il changeât de vêtements. Devant cette attitude, Sophus les traita de tous les noms, les couvrit d’injures et menaça de leur briser le crâne si son neveu ne remontait pas dans son bateau. Finalement, Johan changea de vêtements et toute la ville de Tvedestrand les accueillit quand ils regagnèrent la terre ferme. Plus tard, se serait répandue dans la région une expression que les mères utilisaient pour intimider leurs enfants : « Si tu n’es pas sage, Sophus Lie viendra te prendre ! » Deux interprétations couraient sur cet accident. D’après ceux qui tenaient cette histoire du professeur Vogt lui-même, tout était parti du fait que le jeune Johan avait irrité son oncle en exprimant la vieille idée que « puisque les animaux savent nager, les hommes

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doivent donc pouvoir le faire », ou bien c’était le contraire et l’oncle Sophus avait voulu démontrer que dans un effort désespéré pour ne pas se noyer, le garçon saurait instinctivement nager. L’éminent professeur de minéralogie et de géologie Johan Vogt ne révéla jamais s’il avait ainsi appris à nager... À Christiania, Sophus continua, cet automne-là, à se comporter de façon étrange, comme le montre cette anecdote. Plantons le décor, cette fois-ci, dans l’enceinte de l’observatoire où fermement décidé à faire carrière en astronomie, Lie alla « donner un coup de main à Fearnley ». Il suivit les cours de ce professeur et se familiarisa avec la routine de l’observatoire, mais, à ce que l’on dit, le professeur Fearnley ne voulait absolument pas de Lie comme assistant, leurs caractères trop différents ne leur permettaient pas de s’entendre. Quelle n’était pas l’angoisse de Fearnley quand, par temps froid, il voyait Lie sauter par-dessus son matériel et ses installations pour se réchauffer, tel un gymnaste au cheval d’arçon ! Un jour que, soit par distraction, soit pour calmer les envies d’air frais de son assistant, le professeur avait enfermé Lie dans une pièce au premier étage, le jeune homme n’hésita pas à sauter par la fenêtre. Cet exploit physique mit un terme définitif à sa période d’essai, Fearnley refusait d’avoir à faire quoi que ce soit avec une telle force de la nature, fruste et indomptée ! Il écrivit au conseil de l’université pour demander un délai : il fallait surseoir avant de nommer quelqu’un à ce poste, non pas que trouver un candidat hautemement qualifié fût impossible, mais « le soussigné ne pourrait guère porter un avis fondé sur les dispositions et les aptitudes physiques et intellectuelles [du candidat] à exercer la fonction d’observateur en astronomie sans un essai préalable. » Le conseil refusa de le suivre ; cependant, Sophus comprit d’où venait le vent et s’abstint de toute demande. Le professeur Fearnley parvint vraisemblablement à ses fins en obtenant la nomination de Hans Geelmuyen, encore étudiant à ce moment-là. Bien qu’il eût décidé de continuer à vivre, Sophus Lie semble avoir persisté dans une conduite suicidaire. Il ne pouvait qu’être conscient que sa conduite à l’observatoire ne favoriserait pas sa carrière, pourtant il s’obstinait à défier les autorités. En dépit de l’opposition qu’il avait rencontrée, il poursuivit dans la voie de l’astronomie. Il emprunta une série de livres sur ce sujet, cherchant à approfondir ses connaissances en donnant non seulement des leçons particulières, mais aussi des conférences. Au cours du semestre suivant, il sollicita des autorités universitaires, le conseil de l’université, l’autorisation de tenir des « conférences populaires » dans les locaux de l’université. La faculté des sciences, dont dépendait cette permission, la lui refusa, seuls Bjerknes et Waage se prononçant en sa faveur. Lie ne se laissa pas arrêter par cet échec. Il obtint de la Société des étudiants le petit amphithéâtre pour ses « conférences populaires d’astronomie » gratuites qui, au cours du semestre de printemps de 1867, réunirent — deux ou trois fois par semaine — une cinquantaine d’auditeurs. D’après Holst qui devint son étudiant et son biographe, il était célèbre pour sa « façon exceptionnellement vivante, excentrique et presque grotesque » d’illustrer ses conférences.

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Le Salon vert (voir la photo page 73) occupa une place très importante dans la vie de Lie à cette période. Ce cercle d’étudiants et d’universitaires se réunissait tous les jours après le dîner, dans un salon à côté de la salle à manger de la Société des étudiants pour y prendre le café et fumer, puisqu’il était interdit de fumer là où l’on mangeait. En général, quinze à vingt personnes se rassemblaient dans cette pièce qui devait son nom à la couleur de ses tentures. Si ces réunions étaient ouvertes à tous, tous n’y étaient pas les bienvenus. De temps en temps, on y croisait le poète et journaliste Aasmund Olavsson Vinje, venu y lire des extraits de ses articles et se joindre à la discussion. Nordahl Rolfsen, Skavlan et Otto Blehr1 entre autres, le fréquentèrent assidûment. Sophus y avait de bons amis, comme Amund Helland — également un habitué des lieux — qui allait, avec d’autres, promouvoir une nouvelle conception de la géologie et soulever une polémique dans laquelle Lie s’impliquerait. Celui-ci ne semble pas avoir participé très activement aux débats du Salon vert. Il était plus à l’aise au tableau noir ! Cependant, le progressisme social de ce groupe et la franchise avec laquelle les questions d’actualité étaient abordées ne pouvaient manquer de lui plaire. Au début de l’été 1867, il fut appelé, dans le cadre du service militaire, au bataillon Innherred dans le Trøndelag, conséquence directe de son engagement pendant la guerre des Duchés trois ans auparavant. Cependant, son ardeur pour l’armée n’était peut-être plus aussi vive, car le chef du bataillon Innherred à Skogn écrivit à Motzfeldt en demandant pourquoi Lie n’avait pas répondu à l’appel des autorités militaires le 23 mai. Était-il malade ou une autre raison expliquait-elle son absence ? Finalement, Sophus se présenta à la date dite et bientôt, depuis le camp, il écrivit à son ami : « Nous nous amusons bien, nous sommes très occupés, il fait beau et les gens sont agréables. » Au cours des deux bons mois que dura cette période, la force et l’endurance exceptionnelles du lieutenant de réserve Lie firent grande impression. Ainsi, « pendant son service », il parcourut à pied le trajet aller et retour du camp de Skogn à Trondheim, soit quatre milles norvégiens (quarante-cinq kilomètres) dans chaque sens sans que cela l’empêchât de se lever à six heures le lendemain matin. Une fois sa période militaire achevée à la fin du mois de juillet, Sophus rentra à Christiania, puis rendit probablement visite à son père, à Moss, avant la rentrée universitaire. Ses revenus provenaient toujours essentiellement de ses leçons particulières, très demandées, semble-t-il. Ce semestre-là, il compta parmi ses élèves Alexander Kielland2 ; bien plus tard, il aurait dit — selon 1 Rolfsen, éducateur, poète et auteur connu de manuels scandinaves, contribua à l’éveil d’une conscience nationale norvégienne et au développement de la langue norvégienne. Skavlan, déjà mentionné, était un poète appartenant au mouvement romantique norvégien, un homme de lettres et un spécialiste de l’histoire de la littérature norvégienne. Blehr, homme de loi à qui l’on devait la réforme juridique et membre éminent du parti libéral (Venstre), fut actif d’abord au Parlement de Norvège et de Suède, puis après l’indépendance, au Parlement norvégien. Il fut Premier ministre de son pays à deux reprises, avant puis après l’indépendance de la Norvège. 2 Kielland était un auteur très controversé qui passa un diplôme de droit en 1871, dirigea

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Friedrich Engel, un de ses proches collaborateurs — que Kielland présentait si peu d’aptitudes pour les mathématiques qu’il ne comprenait pas comment il avait pu devenir un romancier célèbre ! Toutefois, ses cours n’enrichissaient guère Lie qui, d’après des documents de l’époque, contractait de plus en plus de dettes, au restaurant de la Société des étudiants, chez le tailleur et le libraire, ou encore envers madame Motzfeldt. Au cours du semestre d’automne 1867, il continua ses conférences gratuites d’astronomie — toutefois moins régulièrement que le semestre précédent — dans une salle plus petite, toujours dans les locaux de la Société des étudiants. À la fin du semestre, il assura aussi des cours de mathématiques, de trigonométrie et de stéréométrie, destiné à « la plus grande partie des nouveaux étudiants qui à l’artium avaient obtenu les meilleures notes en mathématiques ». Fort de ces références, il sollicita de nouveau, auprès du conseil de l’université, l’autorisation d’utiliser un amphithéâtre pour « donner des conférences d’astronomie jusqu’à trois fois par semaine dont le bénéfice serait versé au fonds consacrés aux bâtiments de la Société des étudiants ». Probablement afin d’appuyer sa demande, il indiquait qu’il publierait bientôt « un manuel d’astronomie » et que cent étudiants « souhaitaient suivre [ses] conférences d’astronomie ». Il joignait une liste de gens déjà inscrits, concluant ainsi : « Je crois avec cela pouvoir fournir la preuve que les étudiants apprécient mon activité qui me coûte beaucoup de temps et de travail sans me rapporter quelque revenu, qui pourtant gêne profondément mon emploi de répétiteur qui repose sur un véritable amour de la science. » Une fois encore, il essuya un refus. Ses conférences étaient probablement considérées comme superflues et faisaient concurrence aux cours du professeur Fearnley. On peut s’étonner que Sophus Lie, ambitieux comme il semble l’avoir été, ait persisté dans un domaine où il voyait, à l’évidence, qu’il ne pourrait aller de l’avant. Peut-être que l’envie de défier l’ordre établi était aussi forte que son intérêt pour l’astronomie. Le projet de manuel d’astronomie n’aboutit jamais. Les papiers qu’il a laissés contiennent quelques notes de cours manuscrites qui auraient pu servir de point de départ à un tel livre. Lie préféra s’atteler à une autre publication, un petit volume qui reprenait probablement l’essentiel de son enseignement de mathématiques pour « la grande partie des nouveaux étudiants » mentionnés plus haut. Cet opuscule de trigonométrie, imprimé au plus bas coût, se terminait par la trigonométrie des triangles sphériques. Il peut être considéré comme le premier ouvrage de mathématiques de Sophus Lie. On a dit par la suite qu’il rédigea cette brochure afin de convaincre ses amis que somme toute, il n’allait pas si mal. En effet, si l’on en croit Holst, beaucoup encore « s’inquiétaient de sa santé mentale ». Même si Sophus considérait ne plus être dépressif depuis un an, ses proches pensaient toujours que une briqueterie pendant dix ans et était imprégné d’idées radicales, notamment celles de Darwin, Heinrich Heine, Stuart Mill, Georg Brandes et Kierkegaard. Il publia de nombreux romans et récits critiquant la société, dénonçant en particulier l’hypocrisie des classes sociales et de la religion.

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son équilibre restait fragile. Quand, à la mi-novembre 1867, il sollicita une bourse importante attribuée à des scientifiques de talent déjà titulaires d’une licence d’enseignement, Lie résuma ses deux dernières années en ces termes : « Depuis l’examen final, j’ai continué — à l’exception des six premiers mois où ma santé m’en a empêché — mes études de mathématiques, tout en ne donnant pas plus que les cours nécessaires pour vivre modestement. » Sa demande fut soumise au conseil de l’université qui la rejeta une fois de plus, estimant que, « pour l’instant », on ne pouvait pas lui attribuer cette bourse car il avait « fourni trop peu de précisions sur ses études ». Six mois plus tard, le conseil de l’université repoussa encore une demande de bourse de voyage « du legs Hjemstjerne-Rosencrone », bien que la faculté des sciences eût, cette fois-ci, émis un avis favorable. L’état d’esprit qui imprègne une époque a parfois, sur ses contemporains, des conséquences difficiles à vraiment comprendre rétrospectivement. Ainsi, la vie humaine était alors pensée comme une lutte permanente et incessante entre des forces constructives et destructives ; pour faire triompher le bien dans cette arène, chacun devait trouver en lui-même, dans ses propres forces et son autonomie le sens de sa destinée et de sa vocation sur terre. Ce souci d’avoir une vocation constituait une sorte de pacte et un engagement à mener, au plus profond, par celui qui en était le sujet. Une personne douée était une image de Dieu et elle se devait d’accomplir son destin. Quand doutant de son avenir, Sophus Lie sciait la branche sur laquelle il était assis, il manifestait peut-être le désir que ce pacte fût plus évident, qu’un refus encore plus net le remît sur la bonne voie, une fois tous les obstacles balayés. Cet automne-là, l’un des plus grands penseurs du moment, le Danois Rasmus Nielsen, vint à Christiania, invité par la Société des étudiants. Il y prononça seize conférences intitulées « Difficultés et conditions de la vie spirituelle dans les pays nordiques », sorte de réflexions sur la relation entre la religion et les sciences, qui connurent un grand succès. Ces conférences mirent la discussion philosophique à l’ordre du jour dans le milieu universitaire. Le grand ami de Sophus Lie, Hansen, rapportait dans ses mémoires que l’on débattait alors des « mouvements de pensée qui émergeaient en Europe » dans le cadre de « réunions privées ». Cependant, quand « le célèbre professeur danois, Rasmus Nielsen vint à Kristiania », il alla l’écouter à la Société des étudiants. Malheureusement, il ne le trouva pas à la hauteur de ses espérances. « J’ai prêté la plus grande attention à ces conférences et j’ai été très déçu ». Pour illustrer ses propos, Nielsen s’appuyait sur les mathématiques, ce qui, quelques années auparavant, au Danemark, avait été à l’origine d’un violent désaccord avec le professeur Adolf Steen qui l’accusait d’utiliser les mathématiques d’une manière erronée. Dans les « réunions privées » mentionnées par Hansen, on évoqua ce différend — Sophus Lie en entendit-il parler ? Les lacunes scientifiques du philosophe justifiaient probablement le jugement sévère porté par Hansen. Pourtant, certaines personnes furent très impressionnées par Nielsen et avant son départ, au cours d’une grande fête donnée

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en son honneur, le poète Andreas Munch célébra « le héros de la pensée des vallées du Danemark ». L’intense activité déployée à cette époque par Sophus Lie finit par lui valoir une responsabilité importante au sein de la Société des étudiants. Il jouissait déjà d’une certaine notoriété : le titre honorifique de « directeur général du punch » ne lui avait-il pas été conféré au cours du semestre de printemps ? Cette charge consistait à surveiller, lors des fêtes, l’état du bol de punch, objet de toutes les convoitises. Au mois de décembre 1867, lors de la publication de la grande liste d’honneurs de Sa Majesté le Cochon à l’occasion d’une sorte de carnaval, il fut nommé écuyer honoraire. Il entrait ainsi dans les rangs des nobles dignitaires qui, en grande pompe, conduisaient la fête solennelle du Cochon. Pour la troisième fois, la Société des étudiants organisait ces réjouissances qui atteignirent cette année-là une ampleur inégalée, au point que les fêtes du Cochon suivantes s’en inspirèrent. L’origine de ces célébrations remontait à la fête de l’arbre de Noël de 1857, lorsque l’on avait placé une tirelire en forme de cochon « pour recueillir les offrandes en petite monnaie des membres de la Société des étudiants ». Cette initiative était due à la Commission des bâtiments chargée de la construction de locaux indépendants pour la Société des étudiants dans l’Universitetsgate. Quand les plans furent terminés, cette commission instaura, le 9 avril 1859, la première fête du Cochon au cours de laquelle l’Ordre royal du Cochon fut créé. La suivante se déroula, deux ans plus tard, lors de l’inauguration des nouveaux bâtiments de la Société. Bien entendu, les frais de la construction n’étaient pas entièrement couverts et Sophus Lie avait l’intention d’alimenter ce « fonds pour les bâtiments de la Société des étudiants » avec ses conférences d’astronomie. La vieille tirelire, symbole et emblème de la Société des étudiants, fut accidentellement cassée en 1865. Quelques fidèles chevaliers du Cochon fournirent alors un nouveau cochon taillé dans le bois, à la prison pour dettes. En 1867, au cours d’une cérémonie grandiose avec cantates et hymnes, il fut reçu avec tous les honneurs. À cette occasion, huit personnes furent intronisées chevaliers du Cochon et deux, parmi les plus fidèles, se virent élevées à la dignité de commandeur et grand-croix. On chanta des hymnes solennels en hommage à chaque membre de cette noble cour : le maître de cérémonie, les deux chambellans et l’écuyer, Sophus Lie. Ces vers témoignaient de la bienveillance à l’égard de ce dernier. Ils exprimaient la confiance en ses capacités et son avenir, rappelant son enthousiasme de conférencier, son ardeur à faire signer des pétitions et ses efforts pour publier ses travaux de mathématiques dans une édition peu onéreuse. L’année suivante allait se révéler décisive pour Sophus Lie. En effet, 1868 marqua un tournant dans sa vie : enfin, il avait clairement déterminé sa vocation. Selon l’expression qu’il employa lui-même plus tard, de toute évidence « il y avait en lui un mathématicien ». En réalité, au début de l’année, la situation n’avait pas changé. Il donnait toujours ses conférences d’astronomie à la Société des étudiants devant une modeste assistance, dans « la pièce à

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côté du petit amphithéâtre » à présent et songea, un temps, écrire un manuel d’astronomie. Malgré l’impossibilité de prouver qu’il donnait des cours particuliers, il est plausible d’avancer qu’il poursuivait cette activité. D’après les registres de la bibliothèque, il avait emprunté, dès janvier, l’œuvre majeure d’Euclide, Les Élements, les quinze livres réunis en 1546 dans une superbe édition. Les carnets de travail de Lie contiennent alors des réflexions sur la place de la théorie des nombres en géométrie. Ce contact avec Euclide n’était pas son premier et il avait déjà emprunté la Géométrie de Descartes, mais au printemps 1868, en étudiant les fondaments de la géométrie, il répondait à un objectif précis. Parallèlement, il aborda un nouveau sujet, les fonctions elliptiques, l’un des thèmes les plus actuels du moment. Les deux professeurs de Lie, Broch et Sylow, avaient travaillé sur ces fonctions, un domaine qu’Abel avait ouvert par ses recherches si novatrices. Au printemps, Sophus Lie emprunta des livres sur cette question, essentiellement dus à la plume de mathématiciens français, et en mai, les œuvres complètes d’Abel publiées, en 1839, par Holmboe. Songeait-il à l’événement de l’été, la grande rencontre de scientifiques scandinaves prévue à Christiania, pour s’intéresser aux fonctions elliptiques ? Probablement voulait-il mettre à jour ses connaissances, sinon dans le but de faire une intervention, du moins afin de pouvoir participer aux débats. Ce congrès scandinave constituerait un facteur déterminant dans la suite de sa carrière. En juillet 1868, il assista à de nombreuses conférences où il côtoya divers mathématiciens scandinaves. Il noua des liens d’amitié avec deux professeurs danois, Steen et Hieronymus Zeuthen, qui l’encouragèrent à explorer de nouvelles pistes. Le premier fit un exposé sur « l’intégration des équations différentielles linéaires au moyen d’intégrales définies », alors que le second défendit, avec ferveur, la nouvelle géométrie. Il avait soutenu une thèse sur les sections coniques et s’intéressait aux problèmes fondamentaux de géométrie. À Paris, il avait suivi les cours du grand géomètre Michel Chasles. Les deux congrès précédents s’étaient tenus respectivement à Copenhague, en 1860 et à Stockholm, en 1863. Celui de Christiania était le dixième du genre et le premier après l’épouvantable guerre des Duchés. Les travaux scientifiques les plus récents et d’une qualité remarquable y furent présentés devant trois cent soixante-huit participants. Par exemple, le botaniste suédois Fredric Areschoug expliqua le rapport entre les nouvelles théories de Darwin et le problème de « l’origine de la végétation européenne », la théorie darwinienne de l’évolution n’était pas encore considérée comme la pire ennemie de la doctrine de la Création et de la foi. Ce congrès comprenait neuf sections. Selon les comptes rendus, « la plupart des chercheurs en sciences étaient logés chez l’habitant » et ceux qui souhaitaient prononcer des conférences devaient se faire connaître aux organisateurs le premier jour. Dans la section de « physique et mathématiques », Steen et Zeuthen prirent la parole. Sylow fit une communication intitulée : « Sur le critère pour résoudre par radicaux une équation algébrique quand elle est irréductible et que son degré est un nombre premier ». Deux autres

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mathématiciens norvégiens intervinrent : Cato Guldberg, chercheur boursier, et le docteur Axel Guldberg. Le professeur de médecine Christian Boeck présenta le thermomètre qu’il avait conçu. Toutefois, Lie fut surtout intéressé par la conférence de géométrie « Sur un nouveau système de coordonnées de l’espace » dans laquelle Zeuthen exposa les travaux de Chasles ainsi que ceux des mathématiciens allemands August Möbius et Julius Plücker, travaux que Lie étudia l’automne suivant, période d’intense activité pour lui. Lors de ce congrès, Lie revit Sylow pour la première fois depuis son remplacement effectué à l’université cinq ans auparavant. Après la mort de Lie, il raconta que, lorsqu’ils se retrouvèrent, son ancien élève se plaignit d’avoir perdu les notes prises à son cours, sur la théorie des groupes de Galois, et demanda à lui emprunter son manuscrit. À cette occasion, il fit un commentaire que son ancien professeur ne devait jamais oublier, compte tenu des futurs travaux de Lie : « Je pense que la théorie des groupes va devenir très importante ». Sylow en déduisait qu’il avait déjà commencé à utiliser la théorie des groupes dans les transformations géométriques et déjà compris que les théorèmes et le cadre conceptuel de la théorie des groupes seraient essentiels pour ses recherches. Dans une lettre écrite à Klein seize ans plus tard, Lie confiait avoir d’abord rencontré de grandes difficultés lorsqu’à l’automne 1868, il s’était sérieusement mis à la géométrie. Il avait dû fournir de gros efforts afin de comprendre intégralement les travaux de Chasles et ses tentatives pour reconstituer les ouvrages perdus d’ Euclide. A posteriori, il disait n’avoir jamais pensé avant 1868 qu’il produirait un jour des travaux de recherche originaux et novateurs. Tout au plus se préparait-il à l’enseignement des mathématiques en cherchant seulement à dénoncer les lacunes des manuels qui ne mettaient pas en évidence la cohérence interne des concepts fondamentaux des mathématiques. Il déclara un jour : « La route vers les mathématiques fut pour moi longue et pénible ». Dans son discours prononcé à la mémoire de Lie en 1899, Holst soulignait la différence entre la jeunesse de Lie où celui-ci s’était intéressé à des sujets très divers et la période suivante où il s’était concentré sur « une seule idée ». Selon Holst, « la transition entre ces deux états » s’était traduite par « une crise profonde dont le plus proche équivalent est à comparer avec un éveil du sentiment religieux dans la vie des grands prophètes ».

Troisième partie

Un homme de son temps

Figure 18 – Berlin, 1867.

Chapitre 7

À la découverte des mathématiques Lie découvrait maintenant la géométrie moderne ; elle le fascinait et il s’y consacrait totalement. Cette discipline qui remontait principalement aux ouvrages d’Euclide, datant de plus de deux millénaires, se développa considérablement au dix-neuvième siècle. Réunissant en des théories cohérentes des notions et des méthodes anciennes et nouvelles, elle s’écarta de plus en plus de ce que l’on entendait autrefois par géométrie et se libéra d’une perception directe du monde. D’abord appelée géométrie astrale ou géométrie imaginaire, elle prit progressivement le nom de géométrie non euclidienne. Au dix-neuvième siècle, en bien des lieux, elle souleva autant de polémiques que la théorie de l’évolution de Darwin. En Angleterre en particulier, on assimila la géométrie non euclidienne au darwinisme et au relativisme, censés représenter des forces antireligieuses. Effectivement, la théorie de l’évolution et la géométrie non euclidienne s’appuyaient sur des modes de pensée radicalement nouveaux. La religion et les méthodes de raisonnement classiques tentaient de faire entrer tous les phénomènes, sans exception, dans un cadre immuable, de définir la pensée selon une formule unique et nécessaire dont les variations s’expliqueraient par l’existence de différentes natures humaines. En revanche, les théories modernes suggéraient que presque rien n’était visible, accessible ou descriptible en termes réels et absolus. Tout ne pouvait être vu et décrit que dans les limites du connu, et donc, en fin de compte, tout était relatif. La question fondamentale portait maintenant sur la nature humaine ou divine de la connaissance. Dans les milieux intellectuels de France et d’Allemagne, le lien entre mathématiques et philosophie n’était pas aussi étroit que dans ceux de GrandeBretagne où la question de la géométrie non euclidienne n’était pas seulement soulevée dans les publications spécialisées ; les journaux populaires affirmaient que, aussi sûrement que Dieu existe, la somme des angles d’un triangle est

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de cent quatre-vingts degré et vice versa. Depuis des générations, on faisait entrer dans les jeunes têtes la vieille géométrie euclidienne, parfait modèle de science absolue et certaine, formant des esprits clairs au raisonnement logique. Cette science était indiscutable : elle décrivait la réalité, en totale conformité avec la compréhension humaine du monde environnant. La nouvelle géométrie non euclidienne, dans laquelle la somme des angles d’un triangle — tels ceux qui se trouvent sur une sphère — est différente de cent quatre-vingts degrés, représentait un danger pour l’éthique et la morale ; de plus, elle remettait en question tout espoir d’aboutir à une connaissance scientifique absolue. En montrant qu’en mathématiques il pouvait exister des points de vue différents, elle menaçait toute conception autoritaire du savoir. Le philosophe le plus éminent de l’époque, Emmanuel Kant lui-même, considérait la vieille géométrie euclidienne comme inhérente à l’esprit humain, puisqu’elle découlait naturellement de nos moyens d’observation et de connaissance du monde extérieur. Depuis longtemps, la géométrie classique occupait une position dominante dans la hiérarchie des connaissances. En physique et en biologie, tout comme dans l’éthique et la religion, il fallait retrouver le même type de certitude qu’en géométrie. En quelque sorte, on considérait que tout le savoir relevait de la même sphère. Non seulement cette nouvelle géométrie sapait l’idée de connaissance parfaite dans tous les domaines, mais elle semblait aussi avoir été créée par l’homme au lieu d’être dictée a priori, dès l’origine, par le monde dans lequel il vivait. Le « royaume des connaissances » accumulées de longue date s’écroulait, non sans provoquer de violentes réactions. Au cours du dixneuvième siècle, une sorte de fossé, de clivage se forma. Malgré les progrès de la technologie, gages d’un meilleur avenir matériel, on se rendit progressivement compte des limites de la science. Différentes sciences commencèrent à se développer de façon autonome pendant que les études de psychologie et d’éthique furent exclues du champ scientifique ; cette séparation s’effectua sans volonté explicite et, par exemple, sans mention de ce que désormais l’on attendait de l’éthique. La conscience que des cultures différentes pouvaient avoir leur propre légitimité et identité transformait presque toutes les vérités, considérées alors comme absolues, en superstitions absurdes. Le changement devenait la norme, la permanence et l’ordre faisaient figure d’exceptions. Sophus contribua à propager cette conception fondamentalement nouvelle de la science. Toutefois, rien n’indique que le fils du pasteur Lie établît un lien entre la géométrie moderne et sa relation personnelle avec Dieu. En fait, il semble avoir gardé toute sa vie une foi d’enfant. Il était certainement « peu pratiquant » ; il lui manquait « la sincérité qui convient à la prière », comme il l’écrivait à sa femme en 1890, depuis la clinique psychiatrique d’Ilten où il était soigné, en lui demandant, pourtant : « Prie Dieu que je retrouve vite la santé et laisse, comme avant, prier les enfants pour que Dieu me protège. » Si la rencontre de Sophus Lie avec « l’œuvre de sa vie », la géométrie moderne, fut — selon ses propres termes — « longue et pénible », les événements

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se précipitèrent quand il eut découvert qu’« il y avait un mathématicien caché en lui ». Moins d’un an après le congrès des scientifiques scandinaves, Lie acquit une certaine notoriété avec la publication — grâce au soutien financier de Motzfeldt — des huit pages de son premier article intitulé « Repræntation af Plan-Geometriens Imaginære » [« Représentation des imaginaires en géométrie plane »]. Néanmoins, en Norvège, les deux professeurs de mathématiques Broch et Bjerknes ne le comprirent pas et lorsque Lie fit parvenir cette étude à la Société des sciences de Christiania, ils se montrèrent, dans un premier temps, très critiques. Une fois de plus, son ami vint à sa rescousse. Il s’adressa au secrétaire de la Société des sciences, le professeur Monrad, qui s’intéressa immédiatement aux travaux de Lie et lui obtint le soutien nécessaire en dehors du milieu mathématique, en particulier parmi des gens qui comprenaient encore moins que Broch et Bjerknes. La Société des sciences de Christiania accepta de financer la publication d’une version plus détaillée de la « théorie des imaginaires » que Broch l’encouragea à traduire en allemand et qui lui valut une bourse de voyage. Au cours de l’automne 1869, cet article parut dans le Journal de Crelle sous le titre : « Über eine Darstellung des Imaginären in der Geometrie » [« Sur une représentation géométrique des imaginaires »]. Cette revue avait gagné la reconnaissance mondiale en publiant l’essentiel des traités d’Abel, si bien qu’en Europe — grâce à cette publication — beaucoup de mathématiciens importants découvrirent le nom du Norvégien Sophus Lie. La nouvelle géométrie trouvait ses fondements dans la « géométrie » classique, utilisée depuis des temps immémoriaux par les arpenteurs. Euclide, qui vivait et travaillait à Alexandrie au troisième siècle avant Jésus-Christ, n’était pas le premier géomètre et peut-être même pas le plus grand de son temps, mais il avait réussi à réunir les connaissances en géométrie de son époque et à les formuler parfaitement, de façon claire et cohérente dans ses Élements. En plus de la géométrie, cet ouvrage rassemblait tout le savoir mathématique accumulé jusque-là. Euclide donnait des définitions et des preuves si systématiques et si précises que, depuis lors, on parle de géométrie « euclidienne ». Pendant plus de deux mille ans, elle a formé la base de l’enseignement des mathématiques dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Avant de pouvoir parler rationnellement de différentes figures et de différents plans, les concepts de « point », « ligne », « ligne droite », « triangle », « cercle », etc. furent définis. Un point était « ce qui ne peut pas être divisé », une ligne « une longueur sans largeur », la ligne droite une ligne « telle que la distance entre deux de ses points soit la plus courte possible » et ainsi de suite. En plus de définitions de ce type, les fondements de la géométrie euclidienne comprenaient des postulats et des notions communes. Par postulats, on entend des affirmations qu’on est obligé d’accepter, tandis que les notions communes ou axiomes sont des affirmations considérées comme évidentes et donc universelles. De ces postulats et de ces axiomes découlaient des propositions qui prouvent des vérités géométriques et montrent comment construire les figures.

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Euclide a formulé cinq postulats. Les quatre premiers, courts et aisément compréhensibles, sont faciles à accepter, mais le cinquième — qui a toujours posé problème — allait donner naissance à une géométrie entièrement nouvelle. Les trois premiers postulats énoncent les propositions suivantes : il est possible de tracer une et une seule ligne droite entre deux points donnés, toute ligne droite peut être prolongée à l’infini des deux côtés, on peut tracer un cercle ayant pour centre un point quelconque et un rayon de longueur donnée. Le quatrième postulat affirme simplement que tous les angles droits sont égaux entre eux. En revanche, le cinquième, à la formulation plus complexe, a toujours été considéré par d’éminents scientifiques comme une faille dans un ouvrage par ailleurs élégant et parfait. Ce célèbre postulat affirme que lorsqu’une droite coupe deux autres droites et que la somme des angles intérieurs d’un même côté est inférieure à deux angles droits, alors les deux droites prolongées à l’infini se rencontreront et elles se rencontreront du côté où la somme des angles est inférieure à deux angles droits. Cette théorie euclidienne des droites parallèles peut aussi se formuler de manières différentes : par exemple, à partir d’un point donné en dehors d’une droite, on peut tracer une parallèle, et une seule, à cette droite, ce qui équivaut au fait que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à cent quatrevingt degrés, soit deux angles droits. Les livres d’Euclide inspirèrent, au cours des siècles, force interprétations et commentaires ; si l’usage était de les adapter aux différents niveaux et pratiques de l’enseignement, d’aucuns commencèrent à remettre en cause le cinquième postulat. Au fur et à mesure que les mathématiques et les sciences furent utilisées afin de résoudre des problèmes techniques et pratiques, certaines présentations d’Euclide apparurent comme trop théoriques et trop complexes pour une utilisation courante. Dès le dix-septième siècle, au théorique et au spéculatif furent opposés le pratique et l’utilitaire. Les applications concrètes des mathématiques devinrent progressivement aussi importantes que leur capacité à développer une réflexion formelle subtile et à permettre une pensée logique vigoureuse. Apprendre les définitions d’Euclide et comprendre les propositions qui en découlaient — avec une présentation formelle et théorique, selon la tradition classique — devint de moins en moins la règle dans l’enseignement. Dans les années 1830, une violente polémique illustra ce débat. Deux professeurs de l’université de Christiania et autrefois amis intimes du grand Abel, Holmboe et son aîné d’onze ans Christopher Hansteen, publièrent chacun un manuel de géométrie plane et soulevèrent une vive controverse. Celui-ci, plutôt tourné vers le concret, critiquait l’approche théorique de Holmboe et son manque de considérations utilitaires. Il reprochait à son cadet, comme à toute l’école euclidienne, d’avoir fait de la rigueur formelle et de la stricte adhésion à des théories les caractéristiques essentielles de la géométrie. « J’estime, écrivait-il, que, du point de vue de la logique, la définition euclidienne des droites parallèles, telle qu’elle est acceptée par la plupart des géomètres,

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est aussi fausse que possible. » Dans le dessein d’améliorer l’approche euclidienne, et plus qu’un entraînement théorique à exercer une pensée logique, il préconisait une géométrie fondée sur la « perception immédiate » qui fournirait aux élèves des outils afin de résoudre les problèmes pratiques. Sa devise n’était-elle pas : « Nul n’a besoin de preuve que le soleil est levé quand il est ébloui » ? Hansteen développa ultérieurement sa conception du parallélisme pour y inclure les courbes, mais cette querelle entre mathématiciens norvégiens appartenant à la première génération de professeurs d’université — les prédécesseurs de Broch et Bjerknes, professeurs de Lie — se distinguait de celle qui se développait alors dans le reste de l’Europe. La définition euclidienne des droites parallèles y était aussi attaquée, ce qui représentait une véritable rupture entre les géométries ancienne et nouvelle, mais d’une manière fondamentale qui dépassait les prises de position des mathématiciens norvégiens. Un profond fossé séparait la nouvelle géométrie des autres sciences ; à tout point de vue, elle était plus théorique que l’ancienne et il fallut attendre longtemps avant qu’elle ne suscitât des applications pratiques. Les mathématiques pures, dont l’objectif premier ne s’inscrit pas dans un champ utilitaire, naquirent au début du dix-neuvième siècle ; ce siècle fut leur âge d’or et surtout celui de la géométrie. Le terrain avait été préparé par la géométrie projective, domaine dans lequel s’illustrèrent, entre autres, les Français Gaspard Monge, Jean Victor Poncelet et Chasles ainsi que leurs rivaux allemands, August Möbius et Plücker. Cependant, les mathématiciens considérés comme les fondateurs d’une géométrie non euclidienne cohérente furent le Russe Nikolaï Lobachevsky et le Hongrois János Bolyai qui, indépendamment l’un de l’autre, développèrent leur théorie à la fin des années 1820. Au même moment, le grand mathématicien allemand Carl Friedrich Gauss affirmait publiquement se trouver, depuis longtemps, sur la piste d’une géométrie non euclidienne, mais il s’était abstenu de publier la moindre ligne, par crainte de soulever un tollé, en particulier de la part de Kant et de ses disciples. En effet, ce dernier estimait très difficile d’avoir connaissance d’une réalité hors des filtres et des lentilles uilisés par les sens humains. Et voilà que maintenant se développait une géométrie qui proposait une approche entièrement nouvelle de l’espace ambiant ! Cette géométrie non euclidienne ne pouvait susciter de réactions et de commentaires que parmi des mathématiciens réceptifs. Un tel milieu qui se développa dans le reste de l’Europe seulement dans les années 1860-1870 n’existait pas en Norvège où dominèrent, jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, Hansteen et Holmboe. Toutefois, Otto Aubert — un jeune mathématicien qui mourut en 1838, à l’âge de vingt-neuf ans — s’était, en son temps, intéressé à l’évolution de la géométrie. Grâce à lui, l’université de Christiania se serait procuré quelques livres importants de Poncelet et Plücker, les deux géomètres cités par Zeuthen à Copenhague, en 1868. Ce dernier n’était pas au fait des travaux de Lobachevsky et de Bolyai, mais il était bien connu des deux autres mathématiciens.

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D’après les archives de la bibliothèque, Sophus Lie emprunta d’abord, à l’automne 1868, le premier des deux volumes du livre de Poncelet, Applications d’analyse et de géométrie et, selon Holst, son premier ouvrage important publié en 1822 sous le titre Traité des propriétés projectives. Ce mathématicien, né en 1788, fut l’un des principaux architectes de la géométrie projective, partie fondamentale de la nouvelle géométrie. Après avoir gardé un mois ce premier tome, Lie emprunta le second en octobre 1868. Il lut probablement avec beaucoup d’intérêt la préface de ces deux volumes et fut certainement encouragé par les passages où l’auteur décrivait son long et difficile cheminement vers la géométrie. Après des études à l’École polytechnique, Poncelet avait été nommé lieutenant et s’était rapidement fait remarquer par ses qualités d’ingénieur militaire, avant d’occuper des postes de responsabilité dans l’armée et dans l’enseignement (ses ponts levants furent considérés comme des modèles techniques et sa roue hydraulique — une roue à aubes courbes permettant d’utiliser l’énergie de l’eau deux fois plus efficacement qu’avec les anciennes roues hydrauliques — fut copiée dans toute l’Europe). En 1812, quand Napoléon envoya cinq cent mille soldats à l’assaut de la Russie, ce jeune lieutenant de vingt-quatre ans dut suivre la Grande Armée. Affecté à un régiment du génie, il résolut certainement plus d’un problème technique lors de sanglants combats. Lorsque les soldats, mourant de faim, durent battre en retraite au mois de novembre, Poncelet fut laissé pour mort sur le champ de bataille de Krasnoï et rayé des rôles de l’armée française. Une patrouille russe remarqua son uniforme d’officier, se rendit compte qu’il respirait encore et le ramena aux autorités. Poncelet fut interrogé, fait prisonnier, puis envoyé à l’Est, à Saratov, sur la Volga. En quatre mois, il parcourut mille deux cents kilomètres à pied. Il écrivit lui-même dans la préface de son traité de mathématiques n’avoir survécu à cette épreuve que « par une faveur spéciale de Dieu » et « grâce à l’énergie physique et morale dont la nature l’avait heureusement doué à vingt-quatre ans ». Il avait marché « vêtu des lambeaux d’un uniforme français, mangeant le pain noir des paysans russes » à travers les « plaines silencieuses et glacées où, dans ce fatal et exceptionnel hiver de 1812, se faisaient souvent sentir des froids par lesquels le mercure du thermomètre se solidifiait ! »1 Prisonnier pendant presque deux ans, il avait, sans livre ni matériel, développé là, à Saratov, de nouveaux concepts de géométrie. Certaines propriétés et relations dans une figure restent invariantes quand elle est projetée sur un autre plan. Ces propriétés, dites projectives, établirent les fondements d’une nouvelle théorie. Pendant sa captivité, Poncelet travailla sur ces projections et imagina d’ajouter certains éléments géométriques déterminés situés à l’infini. Par exemple, le complété projectif d’une droite (respectivement d’un plan) s’obtient en lui adjoignant un point (respectivement une droite) à l’infini. Ainsi, il pouvait affirmer que deux droites coplanaires se coupent toujours, éventuellement à l’infini. 1 N.d.T.

: voir J. V. Poncelet, Applications d’analyse et de géométrie, t. 1, p. viii.

7. À la découverte des mathématiques

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La géométrie projective étudie uniquement les propriétés d’une figure conservées par perspective. Ainsi, dans le plan projectif, il est impossible de distinguer, par exemple, les figures classiques du cercle, de l’ellipse, de la parabole et de l’hyperbole. Cependant, cette théorie fournit un outil pour, notamment, étudier une relation entre quatre points quelconques mais alignés, appelée birapport. Poncelet avançait — grâce à ses points et droites à l’infini — l’idée de l’invariance, par projection, du birapport de quatre points alignés, théorie qui, parmi d’autres, allait permettre de mieux appréhender la nature réelle des espaces géométriques. L’un des principaux apports de Poncelet à la géométrie réside dans ce que l’on appelle le principe de continuité. Il eut l’intuition que, de toute évidence, les propriétés d’une figure reconnues comme suffisamment générales devaient se retrouver dans celles déduites de la figure initiale par des changements continus. Il en tira des conclusions hardies sur comment les points d’intersection réels trouvaient leurs correspondants en imaginant que les droites coupaient la droite à l’infini. Poncelet n’avait éprouvé nul besoin de démontrer ce principe de continuité, mais d’autres mathématiciens n’eurent de cesse d’en établir la preuve et d’attribuer des valeurs numériques aux points imaginaires à l’aide d’un système d’équations. Ces deux façons différentes d’aborder la géométrie sont maintenant qualifiées de synthétique et d’analytique. La méthode traditionnelle, purement géométrique et adoptée par Poncelet, est dite synthétique par rapport à l’approche analytique qui emprunte à d’autres domaines mathématiques des techniques analytiques et algébriques. Au fur et à mesure que le caractère formel des mathématiques comme langage commun de communication était privilégié, l’approche analytique en vint à prédominer. Néanmoins, Lie suivrait la tradition synthétique. Poncelet mourut en 1867, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Onze ans plus tard, Lie allait publier l’article de Holst : « Om Poncelet’s Betydning for Geometrien. Et Bidrag til de moderngeometriske Ideers Udviklingshistorie » [« De l’importance de Poncelet pour la géométrie. Contribution à l’histoire du développement des idées en géométrie moderne »]. Qui avait été le premier, à qui fallait-il en attribuer la primauté et qui était le meilleur ? Les discussions autour de ces questions étaient, à l’époque, importantes et occupaient une très grande place. Dans son article, Holst louait le mathématicien français : « aucun autre géomètre pur du siècle ne le dépasse en terme d’importance fondamentale ». Ce point de vue s’opposait totalement à celui défendu par Chasles qui mettait Poncelet sur le même plan que d’autres mathématiciens contemporains et largement derrière Monge et Lazare Carnot, grand homme de la Révolution. Lie et Holst considéraient qu’il représentait une nouvelle approche, une généralisation de la géométrie, en phase avec l’analyse et l’algèbre. Dans cette reconnaissance de Poncelet parmi « les géomètres purs de ce siècle », les travaux de Bernhard Riemann semblent avoir été méconnus. Les mathématiques se divisaient, à cette époque, en trois branches principales : l’analyse, l’algèbre et la géométrie. Dès la fin du dix-septième siècle,

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Isaac Newton et Gottfried Leibniz avaient introduit l’outil le plus important pour l’analyse, le calcul infinitésimal. Grâce à ce concept, les fonctions se traitaient également par des méthodes analytiques ; afin de permettre de comprendre les phénomènes dans l’espace, un type d’équations entièrement nouveau, les équations différentielles, était apparu. Dès lors, les lois de la physique pouvaient s’exprimer sous forme de fonctions et être étudiées au moyen d’équations. Pourtant, dans le domaine majeur de l’analyse, subsistait un problème essentiel : on intégrait seulement une faible partie des équations différentielles et personne ne savait quelles propriétés de ces équations empêchaient leur résolution. En analyse comme en algèbre, les équations et les fonctions occupaient une place essentielle. Avec Abel, une ère nouvelle dans l’étude des fonctions algébriques avait vu le jour dans les années 1820. En démontrant qu’il était généralement impossible de résoudre les équations de degré strictement supérieur à quatre par les calculs habituels, il avait ouvert des champs d’investigation totalement inexplorés jusque-là. Néanmoins, l’existence de solutions dans de nombreux cas particuliers posait un certain nombre de questions : quelles équations pouvaient être résolues ? Quels critères déterminaient cette possibilité ? Quand il mourut à vingt-six ans, en 1829, Abel n’y avait pas complètement répondu, mais peu après, le Français Évariste Galois allait bouleverser les mathématiques en réussissant à décrire et à classifier ces solutions d’après certaines propriétés de symétrie. Vers 1830, il introduisit le concept de groupe, un outil mathématique fort utile. (Galois mourut à vingt et un ans, en 1832, en se battant en duel pour une femme.) Dans un premier temps, pendant quelques dizaines d’années, les groupes et la théorie des groupes furent essentiellement appliqués aux équations algébriques, mais de nouveaux domaines les attendaient. Lie admirait Abel et bientôt, il fut pressenti afin de participer à la publication des travaux de son illustre concitoyen. La vie et le sort de ce dernier, souvent évoqués autour de Lie, en public comme en privé, lui fournirent une source d’inspiration, même s’il ne partageait pas son goût pour l’algèbre pure. Le nom de Lie, comme ceux d’Abel et Galois, devait rester attaché au concept algébrique de groupe. Si Lie réussit à résoudre des équations différentielles, ce fut grâce aux travaux d’Abel et de Galois sur la résolution des équations algébriques. En s’inspirant de la géométrie, il élabora sa propre théorie des groupes, celle des groupes continus, qui se révélerait particulièrement efficace pour exprimer la symétrie en géométrie et en analyse. Les idées de Lie devaient donner naissance à une nouvelle discipline majeure en mathématique, appelée tout simplement la théorie de Lie. Des termes comme algèbre de Lie, groupe de Lie et symétrie de Lie commencèrent à être utilisés vers 1930, dans le cadre de la mécanique quantique. De nos jours, la théorie de Lie est essentielle pour les mathématiciens et les physiciens du monde entier et elle trouve sans cesse de nouvelles applications dans les sciences modernes.

Chapitre 8

Un mathématicien est né Au cours de l’automne 1868, Lie connut une période très stimulante. Il puisa son inspiration non seulement dans les livres de Poncelet, mais aussi dans ceux de Plücker dans lesquels il trouva un appareil conceptuel et un langage mathématique pour exprimer ses propres idées. Il étudia également les ouvrages de Carnot, William Hamilton, Luigi Cremona, Möbius, Jeno Hunyadi, Richard Townsend, Hermann Grassmann, George Salmon et autres. Il emprunta de nombreux numéros des principales revues mathématiques de l’époque : le Journal de Crelle de Berlin, le Journal de Liouville, les Comptes Rendus de l’Académie des sciences de Paris et les Philosophical Transactions de la Royal Society de Londres. Il ressentait désormais le besoin de trouver un forum de discussion qui lui permettrait de débattre de ses idées avec d’autres mathématiciens de Christiania et fut l’une des chevilles ouvrières de la remise sur pied de l’ancienne Association des scientifiques qui avait cessé toute activité depuis 1864. Il décida alors — avec une bonne dizaine de personnes dont la plus connue était l’un de ses anciens camarades du lycée Nissen, Carl Berner1 , un membre très actif de l’ancienne organisation — de la transférer de la Société des étudiants, dans l’Universitetsgate, vers des locaux loués, au 7 de la Nedre Vollgate. Selon la légende, Sophus traversa toute la ville en portant sur son dos le lourd tableau noir de l’Association, probablement le 25 octobre 1868. Toujours estil que ce cercle fêta, par la suite, sa fondation à cette date et trois ans plus tard, cette chanson fut composée : Sophus Lie sur son dos a porté le tableau Comme Samson la porte de Gaza Jusqu’à Svartfejerbakken, tout là-haut C’est ainsi que tout commença. 1 Berner

était, comme Lie, diplômé en sciences. Ce membre du parti libéral dirigea une école technique à Bergen ; il devint ministre du Culte et de l’Instruction et travailla, au Parlement, à la dissolution de l’union de la Norvège et de la Suède en 1905.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse [...] Celui qui montre le plus d’obstination C’est toujours Sophus Lie ; Il s’est construit une réputation En « nouvelle géométrie ».

D’après les comptes rendus de séances, Sophus Lie était le membre le plus actif de cette société. Trois jours après le déménagement, il prononça une conférence « Sur la nouvelle géométrie » qu’il reprit, en l’approfondissant, quelques semaines plus tard. Il était président de l’association et en cas de défaillance, il lui arrivait d’assurer, à l’improviste, la conférence hebdomadaire du mercredi. Même s’il n’avait pas personnellement rédigé le rapport de séance, Lie y portait des commentaires. Ainsi, lorsque Berner présenta un exposé sur « les grandeurs géométriques » dans lequel il définit la somme et le produit en termes géométriques et montra notamment que « des grandeurs algébriques, positives et négatives, pouvaient être considérées comme un cas particulier de grandeurs géométriques », Lie ajouta quelques remarques historiques « sur le développement, à notre siècle, du concept de grandeur par le biais des imaginaires de Cauchy et des quaternions de Hamilton ». Au cours de la première année qui suivit la renaissance de l’Association des scientifiques, les conférences portèrent notamment sur le glacier du Jostedal, la planète Vénus, la théorie des nébuleuses de Laplace et « l’âge de la famille humaine ». Le brouillon de la première conférence de Lie à l’automne est conservé dans les archives de Lie. Il commence ainsi : Messieurs ! Dans cette conférence à l’Association des scientifiques, je me suis donné pour objectif de susciter l’intérêt des jeunes mathématiciens de l’université pour la géométrie nouvelle. Contrairement à la géométrie traditionnelle, la géométrie nouvelle ne se caractérise pas par sa méthode. En réalité, à l’intérieur de la géométrie nouvelle, il existe différentes méthodes distinctes pour traiter les mêmes choses. On peut nommer Poncelet, Möbius, Chasles comme représentants de ces méthodes distintes. Lie expliquait que l’ancienne géométrie se référait à des figures dans des systèmes de coordonnées cartésiennes lesquelles étaient définies à l’aide d’équations entre les coordonnées, alors que le géométrie nouvelle utilisait une « multitude » de coordonnées. L’ancien système était hérité de Descartes et de la géométrie analytique, le nouveau représenté notamment par Möbius, Plücker. Ce point serait détaillé dans une prochaine conférence. Puis, Lie résumait brièvement les méthodes de Möbius, Poncelet et Chasles, indiquant le titre et le numéro des journaux scientifiques contenant leurs articles. Les

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travaux de Chasles présentaient « une combinaison surprenante de la géométrie nouvelle et de l’ancienne ». En effet, les trois livres perdus d’Euclide — Les Porismes, reconstitués par Chasles — montraient que les Grecs connaissaient déjà des courbes essentielles en mathématiques, appelées sections coniques. Obtenues par l’intersection d’un plan et d’un cône, elles définissent des cercles, des ellipses, des paraboles ou des hyperboles. D’après Chasles, Euclide et ses contemporains avaient compris que ces courbes se déduisaient les unes des autres par différentes projections et qu’en réalité, toutes les sections coniques étaient des projetées en perspective d’un cercle. Selon toute vraisemblance, on pouvait affirmer que les Grecs avaient une bonne compréhension des étroites relations de réciprocité entre ces courbes. En conclusion de ces quelques remarques préliminaires, Lie affirmait que, pour lui, la différence entre la géométrie ancienne et la géométrie nouvelle résidait davantage dans « la nature même des objets qu’elle étudie » que dans la méthode. Puis il abordait le thème principal, « à savoir la méthode de Poncelet ». Il présentait l’ellipse comme la projetée orthogonale d’un cercle, il en définissait les diamètres conjugués et montrait que les secteurs délimités par ces diamètres avaient la même aire. À la fin du brouillon de cette conférence, il soulignait que pour étudier certaines figures, il était plus aisé de considérer sa projetée. La projection constituait donc un outil efficace que certains mathématiciens avaient utilisé, par exemple pour étudier le birapport de quatre points alignés. Au cours de l’automne 1868, outre ses nombreuses conférences à l’Association des scientifiques prononcées devant dix à quinze auditeurs, Lie donna des cours particuliers qui constituèrent sa principale source de revenus. Ce semestre marqua surtout le début de ses recherches personnelles. Selon certains témoignages, il formula sa « Théorie des imaginaires » dès le mois de décembre. On ne sait s’il prit des vacances à Noël, bien que son neveu de dix ans, Johan, eût écrit de Tvedestrand pour inviter son « cher oncle » — il ne l’avait pas vu depuis bien longtemps — à venir passer les fêtes avec eux. En février 1869, Lie exposa devant ses camarades de l’Association les « principes de sa nouvelle théorie des imaginaires » et pour l’ « illustrer, il utilisa quelques exemples ». Quelques mois plus tard, dans un compte rendu de séance, on pouvait lire : « S. Lie a communiqué une partie des résultats qu’il a obtenus grâce à sa théorie des imaginaires, principalement ceux relatifs aux propriétés de l’hyperboloïde à une nappe ». Cette « théorie des imaginaires » qui, publiée ensuite dans le Journal de Crelle, valut à Lie une notoriété immédiate, constitue son premier travail de recherche personnel. Pour souligner que cette nouvelle géométrie traitait d’objets que l’on ne pouvait ni voir, ni se représenter aisément, on commença par la nommer géométrie astrale ; dans ses travaux, Lobachevsky avait choisi l’expression « géométrie imaginaire ». Il est de tradition, dans l’histoire des mathématiques, d’utiliser l’adjectif imaginaire pour un objet qu’il est difficile d’appréhender. Ainsi, les nombres appelés imaginaires faisaient depuis longtemps partie de l’appareil conceptuel

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des mathématiques, quoique dans un contexte totalement différent. Cette notion avait été utilisée pendant au moins deux ou trois siècles avant de devenir plus facilement compréhensible. Avec les nombres réels, ces « nombres imaginaires » forment les « nombres complexes ». Par analogie avec la géométrie cartésienne, la géométrie fondée sur les nombres complexes prit le nom de géométrie imaginaire. Comme Poncelet, Hamilton et Grassmann avaient vainement tenté de donner une représentation exacte de ce qu’ils appelaient points et courbes imaginaires du plan complexe, Lie s’attela à cette tâche et résolut le problème avec sa « théorie des imaginaires ». À l’instar des lignes de contour qui remplacent, sur une carte plane, la troisième dimension, Sophus Lie attribua alors un poids spécifique aux points imaginaires du plan, comme on remplace la quatrième dimension de notre espace perceptible. Quand tous ces points furent pourvus d’un poids, il put alors prouver que la réunion de ces points massifs de l’espace remplissait un plan, le plan complexe, et que les points massifs de poids nul formaient une droite de ce plan. Il put alors considérer que cette droite — appelée droite nulle — représentait la droite imaginaire du plan. Il réussit à déterminer une relation invisible à l’œil nu de manière suffisamment simple pour la décrire : les droites imaginaires du plan complexe peuvent se déduire des droites réelles de l’espace ordinaire. En d’autres termes, Lie était parvenu à transposer des propriétés géométriques du monde réel au monde imaginaire et ce principe suscita un vif intérêt. La possibilité de représenter des propriétés appartenant à un domaine par des propriétés définies dans un autre se révéla riche de conséquences. Lie pouvait, désormais, traduire toute proposition de géométrie plane en une autre proposition de géométrie dans l’espace, ainsi que mettre en évidence et établir des relations géométriques entre les figures du plan réel et celles du plan complexe. Sophus Lie souhaitait étudier à l’étranger, dans les grands centres de recherche en mathématiques. En février 1869, il déposa donc une demande de bourse de voyage auprès du conseil de l’université. L’article qu’il publia un mois plus tard joua en sa faveur et la faculté des sciences émit un avis positif, d’autant plus que le professeur Broch était très désireux de voir les travaux de Lie traduits et publiés en allemand. Au début d’avril, lors de l’examen des candidatures par le conseil de l’université, Sophus Lie fut bien placé — en neuvième position parmi treize candidats, au nombre desquels figuraient également Hansen et Ibsen. Les quatre cents speciedaler accordés suffisaient pour passer six mois à Paris et six autres en Allemagne.2 Durant le printemps 1869, Lie semble avoir consacré l’essentiel de son travail à la rédaction de différentes versions de sa « théorie des imaginaires » : d’abord les huit pages éditées grâce au soutien de son ami Motzfeldt, puis les deux articles publiés par la Société des sciences (le second étant plus 2 N.d.T. : d’après le site www.norwayheritage.com, un speciedaler de 1867 équivalait à vingt-cinq dollars et quatre-vingt-deux cents américains de 1997.

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étoffé que le premier), enfin la traduction en allemand. Toutefois, avant de la publier dans le Journal de Crelle, il en avait envoyé une première version à des mathématiciens avec lesquels il était en relation, comme le professeur Steen, rencontré l’été précédent. Dans sa lettre d’accompagnement, il écrivait : « Si Monsieur le Professeur avait la bonté de regarder le travail ci-joint, qui expose des théories que je pense fécondes, il me serait extraordinairement précieux d’écouter son avis. Ici, dans mon coin perdu, il n’y a personne qui s’intéresse à la géométrie. » Lie attachait manifestement une grande importance à signaler qu’il était le premier à publier ces résultats. À une lettre adressée à la Société des sciences concernant l’article en question, il avait joint un résumé de ses théories. « Mon désir est par ce moyen d’assurer si possible ma priorité sur ces idées, qui à mon avis sont fécondes, et que j’ai raison de considérer comme nouvelles. » Au printemps, en plus de ses conférences, ses publications et ses cours particuliers, Sophus Lie trouva aussi le temps de remplacer un professeur au lycée Nissen. Cependant, ses revenus étaient encore insuffisants. Il devait de l’argent à la fois à sa logeuse, madame Motzfeldt et à son fils qui avait financé l’impression de son article. Toutefois, Sophus et Ernst étaient tous les deux persuadés que ce n’était que le début d’une grande carrière et que la chance continuerait à lui sourire. Lie avait bon espoir de se voir attribuer, d’ici la fin de l’année, une importante bourse de recherche de l’université. Les étudiants donnèrent une fête à l’occasion du départ du professeur Broch qui entrait au gouvernement. Le président de la Société des étudiants prononça un discours et Sophus Lie, au nom des scientifiques et des minéralogistes, exprima sa profonde gratitude ainsi que son attachement à leur professeur respecté. Un peu plus tard, dans une lettre à son ami Motzfeldt, Lie souhaitait que Sylow se portât candidat à la chaire laissée vacante par Broch. Il avait entendu dire que Bjerknes serait favorable à sa nomination et Broch aussi sans doute qui, en tant que ministre, « aurait certainement une influence indirecte sur l’attribution du poste. » Au cours de l’été 1869, Sophus partit en randonnée, avec sa sœur Laura, dans le Telemark, avant de se rendre à Tvedestrand, dans la maison de Mathilde et du docteur Vogt. Il arriva à la fin du mois de juillet et resta un mois. Là, il écrivit à Motzfeldt qu’une partie de la bourse de voyage qu’il comptait recevoir devrait être consacrée à rembourser ses dettes, car le séjour dans le Telemark s’était révélé plus onéreux que prévu. Il passait ses journées à revoir son article pour la Société des sciences et notait qu’il « devenait de plus en plus long » ; il a « nécessité plus de travail que je ne l’avais pensé », constatait-il. De retour à Christiania à la fin du mois d’août, il emprunta aussitôt six numéros du Journal de Crelle.

Chapitre 9

Premier séjour à l’étranger Un beau jour de septembre 1869, Lie quitta Christiania pour se lancer dans le vaste monde. Il avait prévu de passer par Copenhague où il espérait recevoir de judicieux conseils, mais il quitta le bateau à Fredrikshavn, au Danemark, choisissant de rejoindre l’Allemagne et Berlin par la péninsule du Jutland. Dans une lettre au professeur Zeuthen, il expliquait les raisons de ce changement d’itinéraire : « Je n’ai malheureusement pas le pied marin, et j’ai honte de dire que lorsque nous sommes arrivés à Fredrikshavn, la matière l’a emporté sur l’esprit. J’ai préféré le Jutland à Copenhague. » Passer par cette capitale l’obligeant à reprendre le bateau, il poursuivit donc son voyage par la route. Quand il s’adressa à Zeuthen, Lie se trouvait depuis deux mois à Berlin où il logeait au 52 de la Kronenstrasse. Il avait déjà rencontré des mathématiciens allemands et il précisait au professeur danois : « Comme vous le savez, les Allemands et les Français ne s’aiment pas, ni en politique, ni en sciences. » À propos de son projet de passer le premier semestre à Berlin et le second à Paris, « pour étudier tout particulièrement la géométrie dans ces deux villes », on lui avait laissé entendre en Allemagne qu’« il ne trouverait rien à Paris et que les mathématiciens français un peu importants [étaient] des vieillards décrépits ». Lie ne partageait pas entièrement ce point de vue : un séjour à Paris serait profitable « du fait que toute ma formation scientifique est française. Après avoir d’abord commencé de m’intéresser à la géométrie (depuis un an et demi), j’ai fait connaissance avec les littératures allemande et anglaise. » Pendant ces quinze mois environ passés à l’étranger, moitié en Allemagne, moitié en France, Lie entretint une abondante correspondance avec ses amis et connaissances dont la partie conservée renseigne sur sa vie, ses rencontres et ses travaux. Motzfeldt, en particulier, reçut plus de vingt lettres dont la première, écrite à Berlin, le vendredi 6 octobre contenait les lignes suivantes : « Je vis ici submergé par les Scandinaves, ce qui n’est pas désagréable ; on re-

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çoit des visites des uns et des autres, mais les gens ne peuvent pas comprendre que l’on soit plus occupé qu’eux et parfois, ils peuvent devenir gênants. » Il était heureux d’avoir rencontré un certain docteur Svendsen venant de Lund (en Suède), de Meyer originaire de Bergen et de Peter Schjøtt futur professeur de grec et membre du gouvernement Sverdrup à Christiania en 1888-1889. Il se réjouissait que le semestre commençât, car de jeunes Allemands arrivaient ; « je pourrai peut-être faire la connaissance de quelques bons scientifiques », espérait-il. Sophus racontait sa vie quotidienne : « J’ai vu pas mal de choses ici ; le musée est splendide bien que je me rende compte qu’il a beaucoup de points faibles (par exemple, la collection d’antiquités scandinaves). Dans les collections de minéralogie, j’ai plusieurs fois eu le plaisir de voir des noms norvégiens indiquant la provenance. L’aquarium est intéressant bien que les bons Berlinois aient la faiblesse très commune de chanter leurs propres louanges. » Il décrivait également la célèbre salle de bal de l’Orpheum. Il la trouvait belle et elle témoignait, en particulier, « d’un certain goût raffiné par l’utilisation de l’éclairage au gaz avec des lampes de couleur dans la salle de bal et le jardin. » Au cours de ce séjour, Lie, alors âgé de vingt-sept ans, établit des relations personnelles avec de nombreux scientifiques, tant allemands que français, et à cet égard, ce voyage à l’étranger fut déterminant pour son avenir. L’hostilité « politique et scientifique » entre les deux grandes puissances européennes allait s’aggraver avec la guerre de 1870 dans laquelle le jeune Norvégien se trouva impliqué et par la suite, il aurait souvent l’occasion de servir de lien entre les scientifiques de ces deux nations. Quand à l’automne 1869 Lie arriva à Berlin, l’Allemagne comptait deux principaux centres de recherches mathématiques, Berlin et Göttingen, représentant deux courants absolument antagonistes. Trois grands noms se signalaient à Berlin : Ernst Kummer, qui avait alors cinquante-neuf ans, Karl Weierstrass, cinquante-quatre, et Leopold Kronecker, quarante-six. Cette école traitait les questions mathématiques à l’aide d’un raisonnement purement abstrait, dégageant les propriétés des objets mathématiques grâce au pouvoir critique de la logique. Les mathématiques étaient intrinsèquement infaillibles et les relations mathématiques pouvaient être considérées pratiquement comme des vérités d’inspiration divine. Malgré leur insistance sur une logique rigoureuse, Kronecker et Weierstrass n’hésitaient pourtant pas à user d’un vocabulaire romantique. « Dichter sind wir » [Poètes nous sommes], disait le premier ; il attribuait au mathématicien un rôle proche de celui de l’artiste et prétendait que la connaissance des nombres rationnels, point de départ d’un mathématicien, se fondait sur une intuition. Et Weierstrass d’affirmer : « Ein Mathematiker, der nicht zugleich ein Stück von einem Poeten ist, wird niemals ein vollkommener Mathematiker. » [Un mathématicien qui n’a pas aussi une part de poète, ne deviendra jamais un mathématicien accompli.] Versé dans la théorie des fonctions, il développait et approfondissait magistralement les travaux d’Abel. Kummer se consacrait depuis longtemps

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Figure 19 – Hermann von Helmholtz, professeur de physique et physiologie, qui, après la mort de Gauss survenue en 1855, régna sur les sciences en Allemagne. Le champ de ses importantes découvertes couvre plusieurs domaines. Son mémoire de 1868 sur les bases de la géométrie inspira de nombreux mathématiciens. Ses axiomes de géométrie étaient proches des travaux de Lie qui, grâce à ses nouvelles théories compléta progressivement ceux de Helmholtz mais les Allemands désapprouvèrent la façon dont Lie en avait souligné les points faibles. À partir des données communiquées par nos sens, Helmholtz soutint (bien plus radicalement que ne le ferait Sigmund Freud plus tard) que la plupart des processus liés au cerveau sont inconscients.

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Figure 20 – Les trois sommités de l’école de Berlin que Lie rencontra au cours de l’automne 1869. En haut : Karl Weierstrass. En bas à gauche : Leopold Kronecker. En bas, à droite : Ernst Kummer.

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à la théorie des nombres — il avait notamment dégagé la notion de « nombres idéaux premiers » — quand soudain, vers 1860, il se tourna vers la géométrie où depuis son nom reste attaché à une célèbre surface1 . Pour lui, la géométrie aussi ne pouvait progresser qu’à partir de raisonnements et de preuves d’une rigueur absolue. En revanche, l’école de Göttingen faisait plutôt reposer ses interprétations mathématiques sur la perception et des méthodes géométriques, attitude qualifiée à Berlin de manque de rigueur. Son principal représentant, Alfred Clebsch, réputé être un enseignant exceptionnellement brillant, s’intéressait beaucoup aux liens entre l’algèbre et la géométrie. Pour utiliser une expression moderne, il se servait de l’intuition géométrique afin de démontrer les relations entre les intégrales abéliennes et les courbes algébriques. Depuis ses études à Christiania, Lie connaissait la démarche rigoureuse de l’école de Berlin, mais pour ses travaux personnels, il se montrait éclectique et puisait, au gré de ses besoins, dans les différentes théories et méthodes. Il avait envoyé son premier traité sur « les imaginaires » à Clebsch et l’approche géométrique des tenants du synthétisme en France — Poncelet et Monge — lui était la plus familière. Son séjour à Berlin lui permit d’approfondir encore sa connaissance de la littérature mathématique. Très au fait maintenant des recherches en cours, il ne pouvait que constater les correspondances entre ses propres idées et les théories d’autres scientifiques. Klein, son compagnon le plus proche à l’époque, attira son attention sur Theodor Reye — de l’École polytechnique de Zurich — qui, quelques années auparavant, avait déjà étudié ce même « complexe de droites » que Lie avait traité « au moyen des imaginaires ». À ce propos, Lie avouait dans une lettre à Zeuthen : « Ce que j’ai publié jusqu’à présent ne contient probablement rien de fondamentalement nouveau. Mais en tout cas à mon avis, ma méthode présente de l’intérêt. » Klein n’avait que vingt ans mais il avait été l’élève de Plücker et à la demande de Clebsch, il s’était chargé de la rédaction des derniers traités de son maître2 que Lie avait étudiés à Christiania car, tout comme celui-ci, il s’intéressait à la géométrie des droites. Klein semble avoir été immédiatement impressionné par l’audace des idées de Lie qui, pour sa part, apprécia l’étendue de la culture mathématique de Klein et son goût pour la science. La première rencontre entre ces deux jeunes hommes eut lieu à la Société mathématique de Berlin, probablement le 24 ou le 25 octobre ; en effet, tous deux envoyèrent des lettres datées du 31 octobre — Sophus à son ami Ernst, à Christiania, et Felix à sa mère, à Düsseldorf — dans lesquelles ils précisaient s’être rencontrés « une semaine » aoparavant. Ce dernier écrivait : « Parmi les jeunes mathématiciens dont j’ai fait la connaissance, il y en a un qui m’im1 N.d.T : une surface de Kummer est une quartique possédant, en général, seize points doubles et seize plans tangents. 2 N.d.T. : Klein, assistant de Plücker, avait soutenu sa thèse sous la direction de ce dernier en 1868. Peu après mourait Plücker, laissant inachevée sa Neue Geometrie des Raumes gegründet auf die Betrachtung der geraden Linie als Raumelement [« Nouvelle géométrie de l’espace établie en considérant les lignes droites comme des éléments de l’espace »], œuvre posthume publiée l’année suivante.

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pressionne beaucoup. C’est Lie, un Norvégien dont je connaissais déjà le nom par un article publié à Christiania. D’une certaine façon, nous nous intéressons tous les deux aux mêmes choses, si bien que les sujets de conversation ne manquent pas. Mais nous ne sommes pas seulement réunis par le même amour [des mathématiques], mais aussi par une certaine opinion critique sur la façon dont les mathématiciens ici [à Berlin] profitent du travail des autres, et particulièrement des étrangers pour se donner de l’importance ». Dès lors, ils développèrent une amitié personnelle et une coopération scientifique qui les soutiendraient, à la fois, dans leurs vies et dans leurs recherches. Dans sa lettre à Motzfeldt, Lie mentionnait Klein à propos d’une lettre du professeur Clebsch. En effet, outre son premier article, Lie lui avait envoyé « deux élégants théorèmes qui résultent de mes théories », ainsi qu’il les qualifiait lui-même. En réponse, Clebsch avouait ne pas vraiment connaître ces théorèmes, mais encourageait son correspondant à prendre contact avec Klein qui, en ce moment, se trouvait également à Berlin et vivait au 11 de la Carlsstrasse. Lie ajoutait : « Tout à fait par hasard, Klein et moi avons fait connaissance il y a une semaine et nous sommes déjà de très bons amis. Nous nous connaissions mutuellement auparavant par nos travaux qui ont plusieurs points communs. » Dans cette ville, il avait aussi fait quelques autres « bonnes connaissances scientifiques » et avoir « écrit pour le Journal de Crelle » lui avait été d’un grand secours, soulignait-il. Dans l’ensemble, il semblait très satisfait : « Ces derniers temps (tout comme avant), j’ai eu beaucoup de chance avec mes travaux scientifiques et je continue à voir mon avenir scientifique sous de belles couleurs. » Lie jugeait essentiel que Motzfeldt, resté à Christiania, gardât confiance dans le futur mathématique de son ami ; aussi dans sa correspondance, Sophus insistait-il sur la foi en ses possibilités, sa bonne fortune et les éloges dont le couvraient de plus en plus les mathématiciens qu’il rencontrait. Pendant ses études à l’étranger où il se forgeait une réputation de mathématicien, tant par ses travaux que par ses contacts avec d’autres scientifiques, il maintenait les relations avec son pays ; inquiet de ses lendemains, il se souciait d’obtenir un poste à son retour. Il demandait sans cesse à Ernst, qui le soutenait sans relâche, de lui rendre des services et de poser pour lui des candidatures à des postes ou à des bourses de recherche. Après avoir été, pendant quelques années, avocat à la Cour d’appel, Motzfeldt était, depuis 1869, avocat à la Cour suprême. L’année précédente, il avait épousé Else Gram et le jeune couple habitait, dans la capitale, une maison digne de son rang, dans la Skippergate. Sophus avait autorisé son ami à prélever de l’argent sur sa bourse de voyage afin de le lui envoyer à l’étranger ou de régler ses dettes chez des libraires, restaurateurs et tailleurs de Christiania. En plus des quatre cents speciedaler de sa bourse, Lie pouvait compter sur cent autres que son père lui avait promis pour le printemps 1870. Cette somme paraissait suffisante pour son séjour à l’étranger, mais il devait songer aux jours qui suivraient son retour. Il avait fourni des lettres de recommandation du lycée Nissen et des attestations d’étudiants à qui il avait donné des cours

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particuliers afin d’obtenir un poste à l’institut des cadets de la marine à Horten. (Cette école technique, sur la rive occidentale du fjord d’Oslo, avait vu le jour en 1854, suite à une décision prise par le Parlement.) Dans sa lettre de candidature, il avait précisé qu’il serait libre dès l’été 1870 et depuis Berlin, il demandait à Motzfeldt de se renseigner à ce sujet. Serait-il possible d’utiliser ultérieurement le reste de sa bourse de voyage s’il se trouvait contraint de commencer à travailler à Horten plus tôt ? S’agissait-il d’un poste permanent et Ernst connaissait-il le nom des autres candidats ? Apprenant, peu après, que ce poste revenait au lieutenant Jens Koch, il accueillit cette nouvelle « avec plus de sérénité que je ne le devrais peut-être », déclarait-il à son ami et ajoutait : « De plus, à dire vrai, je n’ai pas très envie d’aller m’enterrer à Horten. » Pendant son séjour à Berlin, Lie attendait impatiemment les premières épreuves des travaux que la Société des sciences de Christiania devait lui soumettre pour correction avant de les publier. Il pressait Motzfeldt de se rendre à l’imprimerie Brøgger et Christie dans le but de demander qu’on les lui envoyât, « puisqu’à bien des égards, la publication la plus rapide possible de mon travail est une question de vie ou de mort », affirmait-il. Ernst pouvait-il aussi lui faire parvenir, le plus vite possible et par la voie la plus économique, quarante des exemplaires gratuits qu’il avait exigés ? Au professeur Monrad qui lui avait promis plus de cinquante exemplaires gratuits, il écrivait : « J’en veux cent », tout en se demandant si, dans l’avenir, il ne pourrait pas conclure un accord avec la Société des sciences afin qu’elle mette à sa disposition des fonds qui lui permettraient de faire imprimer ses œuvres à l’étranger. « Cela aurait été nettement mieux pour moi (bien plus rapide et bien moins cher). » À plusieurs reprises, Lie avait mentionné l’aide fournie par Monrad ; « la courtoisie que, maintenant comme autrefois, il montre à mon égard » pourrait être de bon augure pour ce projet. Il confiait à son ami avoir « hâte de voir [son] travail publié », car il trouvait constamment dans des périodiques étrangers des « résultats que j’ai déjà obtenus ou qui sont dérivés de mes théorèmes », expliquait-il. Heureusement, après avoir discuté avec Klein, il pouvait affirmer : « ma méthode est tout à fait nouvelle et à ce jour, une série de propositions intéressantes que j’ai faites n’ont pas été publiées par d’autres. » « Mais que dois-je faire à propos de la bourse de recherche ? », demandaitil à Ernst en le pressant de se renseigner sur le sort réservé à ceux qui avaient sollicité et reçu cette allocation alors qu’ils se trouvaient à l’étranger. Étaientils rentrés immédiatement ? Dans ses lettres datant de cet automne-là, Sophus ne cessait d’exprimer son inquiétude concernant l’allocation spéciale, une bourse de recherche qui, selon ses statuts, était accordée à de jeunes scientifiques méritants. Il craignait que lors de l’examen de sa candidature, son ancien professeur de physique, le professeur Christie qui le trouvait « arrogant » n’usât de sa grande influence en sa défaveur. Dans cette lettre du 31 octobre, il essayait de se rassurer : « Ce qui doit arriver arrivera. Ces messieurs ne pourront pas m’ignorer indéfiniment. »

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À ce moment-là, il commençait à suivre des cours. « Il n’y a aucune difficulté avec la langue », affirmait-il, au contraire des conversations. Il participait à un « séminaire de mathématiques » dirigé alternativement par les professeurs Kummer et Weierstrass. Comme aucun enseignement sur plusieurs des « sujets qui [l’intéressaient] spécialement » n’était dispensé, il avait « davantage de temps pour [son] propre travail ». Grâce à ses conversations avec Klein et « quelques autres bonnes connaissances scientifiques », il affirmait tirer « grand bénéfice » de son séjour. Lie se montrait peu disert sur les autres aspects de sa vie berlinoise. « Dans l’ensemble, les choses se passent comme à la maison, avec les changements nécessaires. Le soir, je vais de temps en temps au théâtre. Et quelques soirs, j’ai été dans des sociétés d’étudiants en sciences. "Bier" [La bière] joue ici comme partout un grand rôle. Je rencontre beaucoup de Norvégiens. » Il demandait à Motzfeldt de lui envoyer quatre-vingts speciedaler, l’équivalent de cent vingt thaler allemands, pour acheter des livres, car dans les bibliothèques, les bons ouvrages étaient toujours sortis. En outre, il devait s’acquitter, à Berlin, de droits universitaires et il ignorait si, en France, il devrait en faire de même. Lorsque Sophus s’adressa à Ernst à la mi-novembre, il s’inquiétait une fois encore de la bourse de recherche. Il joignait une lettre de recommandation flatteuse de Clebsch et priait son ami, « en raison de l’importance de cette bourse », de la montrer à Christie, en ajoutant : « Bien que Christie ne soit pas vraiment un scientifique, il a cependant du respect pour la science. » Il était plein d’espoir, escomptant que son ami pourrait faire un usage judicieux de cette lettre laudative. Deux semaines plus tard, Sophus envoya à ce dernier deux autres recommandations, l’une émanant de Zeuthen à Copenhague, l’autre de Reye à Zurich, à utiliser « en [sa] faveur pour l’allocation spéciale ». Le mathématicien danois rendait hommage à la démarche mathématique de Lie et à la façon dont il appliquait sa méthodologie. « Vous montrez qu’elle fonctionne et qu’elle dépasse toutes les autres. Vous montrez que vous savez vous en servir et en tirer des conclusions fécondes sur les transformations géométriques. » Pour sa part, Reye avait trouvé très intéressant son article sur la représentation des imaginaires et s’étonnait de voir que Lie, grâce à un principe simple et entièrement nouveau, avait abouti au même complexe de droites que celui dont il avait parlé dans sa célèbre Geometrie der Lage [« Géométrie de position »]. Il concluait par ce compliment : « Avec votre géométrie des imaginaires, vous avez fait une découverte très heureuse. » Lie passa une semaine, de la fin du mois de novembre, en compagnie de l’un de ses anciens amis étudiants, le médecin Axel Lund, venu lui rendre visite à l’improviste. Lund rentrait en Norvège car, pour reprendre les termes de Lie, il « ne supportait pas d’étudier » loin de chez lui. Comme son séjour à l’étranger avait été bref, Axel avait « excessivement d’argent et donc j’ai fait de mon mieux pour alléger son fardeau », ajoutait Sophus. Que firentils de cet argent ? Lie dit seulement qu’ils le dépensèrent « dans les musées et théâtres ». Toute sa vie durant, il garderait des liens avec ce docteur qui devint un praticien célèbre à Christiania et le soigna jusqu’à sa mort.

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Au cours de cet automne, il fut invité, un dimanche soir, à une réception chez le professeur Kronecker. « Des dames étaient présentes et nous avons passé le temps comme en Norvège, conversations, jeux de société, etc. » Un mois plus tard, il avouait : « C’est avec nostalgie que je pense à la neige et à la glace en Norvège. Ici nous avons du brouillard, de la pluie et de la boue et nous n’aurons rien d’autre dans les mois qui viennent. » Quand Lie apprit qu’Axel Guldberg se portait également candidat à l’allocation spéciale de recherche, il décida d’adresser immédiatement « une lettre très circonstanciée à Bjerknes », membre du comité d’attribution de cette bourse ; il lui rappelait ses propres paroles selon lesquelles, il ne pouvait « être question de comparaison entre A. Guldberg et [lui] en tant que mathématiciens ». Dans ce courrier du 3 décembre, il implorait « instamment » son ancien professeur et « avec force, de faire valoir la perception de l’esprit scientifique de Guldberg que vous et Sylow, par exemple, partagez », écrivait-il. Lie s’étonnait que la faculté des sciences de Christiania ne pensât pas qu’il méritait « une miette de soutien » de plus que les autres candidats, tels les zoologistes Axel Boeck et Ossian Sars qui, tous les deux, bénéficiaient déjà de postes de titulaires en sciences et recevaient un salaire. À l’évidence, « à l’intérieur des diverses facultés, il y avait habituellement des intrigues menées par diverses personnes plus ou moins obscures », mais il n’avait jamais imaginé que l’on pût le rejeter après sa dernière publication. En présentant des excuses pour « la passion » qui animait sa lettre, il lançait cette attaque : Si je devais encore être écarté, je pourrais me consoler [dans le fait] que ces dernier temps, j’ai trouvé une reconnaissance chez des hommes comme Kummer, Zeuthen, Klein, Reye (en partie aussi Clebsch), ce qui a certainement plus de valeur que l’honneur douteux, dans les circonstances présentes, d’obtenir une allocation spéciale de recherche à Christiania. Dans quelques années, sinon plus tôt, vous conviendrez avec moi que le refus que je subis constamment se justifie seulement parce que je n’ai pas prouvé que mon esprit scientifique n’est pas une quelconque plante verte. Son ami Ernst lui avait fourni la liste des autres candidats et Sophus lui avait répondu n’avoir aucun avis sur eux mais « c’est probablement une absurdité de faire un parallèle entre moi et certains d’entre eux (excepté Sars) », avait-il précisé. Il souhaitait vivement obtenir cette bourse afin de pouvoir prolonger son séjour de six mois et ainsi se rendre à Milan au printemps, car : « Pour le moment (assez curieusement), les conditions à Paris sont défavorables à la science. » Il avait ajouté : « Il y va de l’honneur de l’université de ne pas m’écarter. » Au milieu du mois de décembre, l’université se déshonora ! Cette bourse était décernée d’une part, aux deux frères Ernst et Ossian Sars et d’autre part, au philologue Gustav Storm. Même si ce n’était « pas une nouvelle heu-

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reuse » pour lui, Lie était malgré tout content : « [ce sont] des gens comme les frères Sars et Storm qui me sont préférés ». Par Bjerknes, il avait appris que Christie l’avait fermement soutenu contre Guldberg, mais que l’on reprochait à sa candidature d’être, en partie, « présentée avec arrogance ». Et Lie de commenter : « Je le crois volontiers. [...] Ma candidature était adressée à un conseil de profanes. Comme au printemps, j’avais choisi avec soin une forme qui obligerait la faculté à se prononcer », et dans la même lettre, il poursuivait : « Quand j’écris abondamment sur moi-même et mon esprit scientifique, c’est en relation avec l’échelle que l’on a le droit d’utiliser à Christiania. » Lie s’expliquait ainsi, semble-t-il, parce qu’il savait que Motzfeldt, en compagnie de leur ami commun Berner, projetait de publier dans la presse un article critiquant tout le « système des bourses ». Lie lui demandait de ne pas mentionner son nom, en lui rappelant les faits : « Jusqu’à présent, je ne me suis jamais exprimé d’une manière telle que mes travaux se trouvent si élevés pour que les gens de Christiania ne puissent les comprendre. La branche des mathématiques à laquelle je me consacre depuis un an et demi n’est pas la plus difficile des sciences. » Il s’agissait d’un champ de recherche relativement nouveau, sur lequel peu de mathématiciens s’étaient penchés. D’un côté, il avait l’impression d’avoir beaucoup de chance, car il avait « la possibilité de trouver quelque chose dans un domaine peu exploré », mais d’un autre côté, il était moins heureux, car même dans le meilleur des cas, il pouvait seulement « en rendre compte à un public très limité ». Sa demande de bourse ayant été repoussée, Lie voulut alors solliciter de l’université de Christiania la somme de deux cents speciedaler en plus de l’allocation de voyage qu’il avait déjà obtenue. Beaucoup d’étudiants en médecine recevaient bien plus que les quatre cents daler qui lui avaient été attribués pour son séjour d’un an à l’étranger ; « n’est-ce pas une chose absurde ? » demandait-il à Motzfeldt. Il suppliait son ami d’intercéder auprès de son ancien professeur, le ministre Broch, par qui la demande devait passer. Sophus voulait rencontrer, à l’Institut polytechnique de Milan, le mathématicien italien Cremona, écrivait-il à Ernst et il concluait sa lettre par : « À présent, cette année, il faudrait que je noue des relations pour la vie. » Malgré le refus de l’université à Christiania, Lie passa un excellent mois de décembre à Berlin. Il fit alors, en quelque sorte, sa percée dans le milieu des mathématiques ou, tout au moins, le pensa et il en fut galvanisé. Ce moment décisif s’était produit dans le cadre du « séminaire mathématique » dirigé alors par Kummer. Sophus avait connu un « triomphe » qu’il relata ainsi à son ami Ernst : Le professeur Kummer nous a proposé de tester nos capacités dans la discussion sur toutes les congruences des droites du troisième degré. Par chance, deux mois auparavant, j’avais résolu un problème (sur lequel presque rien n’a été publié) qui, d’un côté était un cas particulier de celui mentionné ci-dessus, mais qui, d’un autre côté,

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était bien plus général. Kummer qui savait que je m’intéressais aux congruences de droites m’a prié de faire un exposé. Lie avait préparé son intervention (un développement du paragraphe vingthuit de son dernier article) et Klein en avait présenté un résumé. Ensuite, « Kummer, d’une manière particulièrement flatteuse », avait remercié Lie pour son exposé et l’avait encouragé « à étudier plus en détail une certaine congruence du troisième degré, sur laquelle il avait lui-même travaillé ces deniers temps. » Dans ses propres recherches, Kummer avait rencontré des difficultés « qu’il n’avait pas surmontées » et, grâce à la méthode et aux principes de Lie, il envisageait désormais une façon plus simple de traiter le problème. « Au cours d’un exposé affreusement long, il [avait] présenté les propriétés caractéristiques de ladite congruence » et posé des problèmes « dont la solution l’intéresserait énormément ». Intervenant alors, Lie avait impressionné autant Kummer que les autres participants. Je me suis trouvé sur le champ dans l’heureuse position de pouvoir faire observer à Kummer que son problème pouvait être considéré comme un cas particulier de ce qui avait déjà été traité. Une seule des propositions auxquelles il se référait était fausse (vraisemblablement une erreur de mémoire de Kummer qui, du reste, ne s’était intéressé à ce sujet qu’à titre préliminaire).[...] À la fin, j’ai pu répondre sur le champ à plusieurs des questions qu’il désirait particulièrement résoudre. Lie fut de nouveau chargé de préparer un exposé, cette fois encore avec l’aide de Klein. Sophus ne cachait pas à son ami que non seulement son intervention lui avait valu un énorme triomphe personnel, mais qu’il avait aussi bénéficié d’un « extraordinaire coup de chance », car, en général, on accordait très difficilement la parole dans les milieux scientifiques, surtout à Berlin. En Allemagne, les professeurs berlinois constituent une aristocratie scientifique qui se considère comme détentrice de toute la sagesse du monde (en tout cas, c’est ainsi que sont dépeints les mathématiciens berlinois). Contrairement à ce qui se passe dans plusieurs universités allemandes plus petites, il est particulièrement difficile d’entrer en contact avec lesdits messieurs. Jusqu’à présent, je n’ai pu parler mathématiques qu’une seule fois avec chacune des trois sommités de Berlin (Kronecker, Kummer et Weierstrass). On ressent à une telle occasion que l’on est devant un roi du royaume de la science. Dans l’avenir, j’espère avoir davantage d’occasions de parler avec Kummer, en particulier. On peut dire du mal des Prussiens pendant des heures. Ils savent penser, il n’y a aucun doute là-dessus. Si je devais dire quelque chose

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Sophus Lie, une pensée audacieuse de leurs défauts, ce serait à propos de leur manière de faire cours. En tout cas, d’après mon expérience, on ne peut pas les absoudre du péché de verbiage. Un autre inconvénient de ces cours d’université est qu’ils ne sont pas associés à des travaux définis. Ici, on écrit toujours.

Lie comparait les conditions de travail et de recherche en Norvège et en Allemagne. Le séminaire de mathématiques de Berlin ne s’adressait pas à des étudiants ordinaires, mais à des docteurs et des maîtres de conférences qui, leurs études universitaires achevées, s’intéressaient désormais à « un ou plusieurs problèmes dont les solutions attendaient leur tour dans la science ». L’organisation des études en Allemagne n’était pas non plus la même : on entrait « dans sa spécialité très jeune » et « à l’âge de vingt, vingt-deux ans », les étudiants avaient déjà acquis « une compétence remarquable ». Pendant qu’à l’université de Christiania, « on écoutait des cours sur la science telle qu’elle était il y a une vingtaine d’années, à Berlin, on présentait les questions scientifiques du moment. » De ce fait, en Norvège, une fois diplômé, on n’avait guère « un très haut niveau scientifique » et il fallait encore travailler de nombreuses années — « sinon exactement tout le temps qu’il m’a fallu », précisait-il — pour pouvoir participer « à la discussion des problèmes contemporains ». En Allemagne, il était presque de règle que tout brillant scientifique eût déjà produit « des travaux de valeur » au cours de ses études. Il concluait sa lettre en avouant : « Je suis incapable de savoir si Kummer pensait tout ce qu’il a dit. » Quelques jours plus tard, établissant un rapprochement entre son ancien état dépressif et l’approbation que rencontraient désormais ses projets de recherche, il faisait remarquer à son ami : « On ne veut certainement pas l’admettre, car il faut se garder de juger sur les apparences, mais le fait est que j’ai sous-évalué mes propres capacités scientifiques pendant de nombreuses années (1864-68). C’est cela et non pas le contraire qui a été mon malheur. » À l’approche de Noël, Lie demanda à Motzfeldt de présenter ses vœux à sa mère qu’il avait d’ailleurs saluée personnellement à plusieurs reprises au cours de l’automne, et de saluer « ceux de mes camarades quand tu auras l’occasion de rencontrer, ajoutait-il. Je vous souhaite un joyeux Noël à toimême et ta famille ». Sophus remerciait son fidèle ami pour tous « ses efforts en faveur de [ses] intérêts futurs » en avouant : « Mes lettres, comme tu vois, ne parlent que de moi et de ma science, mais mon monde ne va pas au-delà. » En janvier 1870, il écrivit de nouveau : « Pour ma part, j’ai passé Noël tranquillement ; récemment, j’ai été invité une ou deux fois. » D’« une soirée scandinave avec bal et comédie », à laquelle il avait assisté entre Noël et le Jour de l’An, il rapportait « une petite scène ». L’un des acteurs était censé déchirer un peu son pantalon accidentellement au cours de la pièce, mais « on avait vu une jambe entière ». Lie précisait qu’« heureusement, les dames

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norvégiennes qui avaient accepté l’invitation avaient déjà trouvé une raison de se retirer. » Par ailleurs, comme ses fonds étaient bas, Motzfeldt pouvait-il lui envoyer, au 52 de la Kronenstrasse, une lettre de change de cent daler ? Lie avait appris, par Helland, qu’il avait une chance de recevoir la bourse Nicolaysen et peut-être un peu d’argent du legs Rosencrone. Il pourrait alors se rendre à Milan pour le semestre d’automne, sinon il devrait rentrer au début du mois d’août et dans ce cas, il espérait pouvoir gagner de l’argent dès son retour à Christiania comme examinateur de mathématiques pour l’examen artium. Il demandait à Ernst — « si tu en as le temps » — de se renseigner sur cette possibilité et lui suggérait de s’adresser à Nissen. Toutefois, précisait-il, « je suis tout à fait conscient que si l’on ne veut pas de moi comme examinateur, on peut certainement trouver des objections ; je ne ferai aucun effort pour y répondre. » Lie avait maintenant découvert qu’aucun de ses articles ne serait publié par la Société des sciences de Christiania pendant son séjour à l’étranger et il demandait à son ami d’en informer le professeur Monrad. Un peu plus tard cependant, grâce à Clebsch, Lie ferait publier un petit article dans les Mathematische Annalen de Göttingen et par la suite, certains de ses travaux seraient acceptés par cette gazette de Clebsch. En attendant, il travaillait avec Klein à « une étude qui paraîtrait sans doute cet été dans cette dernière revue. » Il envisageait maintenant de rester à Berlin jusqu’à la fin du mois de février, avant de se rendre à Göttingen « pour faire personnellement connaissance avec Clebsch ». Selon toute probabilité, il passerait aussi « quelques jours sur les bords du Rhin en compagnie de Klein », puis ils partiraient ensemble pour Paris. Au début de l’année suivante, Lie présenta un nouvel exposé sur ses travaux en cours, au « séminaire de mathématiques ». Cette fois, la réaction de Kummer le déçut quelque peu. Celui-ci estimait qu’« une riche abondance d’idées originales avait été investie » dans l’exposé de Lie, « mais qu’il n’avait pas vraiment réussi à le suivre », ce qui faisait dire à Lie : « Je n’avais certainement pas d’autre intention que de donner une idée de mes recherches. On devrait utiliser un moment différent pour se frayer un chemin dans mon processus de pensée. » Pourtant, il avait sûrement escompté que Kummer serait capable de comprendre son exposé : « Je suis persuadé que dans ce cas il aurait voulu dire quelques mots que j’aurais appréciés. » Dans sa dernière lettre adressée à Ernst depuis Berlin, Sophus promettait de suivre le conseil de son ami : il solliciterait du conseil de l’université un supplément à la bourse de voyage qu’il avait reçue, mais il en laisserait le montant à la discrétion de « ces doctes messieurs ». Il n’y croyait guère, mais refusait de déployer « des efforts extraordinaires à cet effet ». Plus d’une fois, il avait envisagé de demander à Kummer ou à Clebsch « quelques mots de recommandation », mais il avait toujours hésité et s’était abstenu d’entreprendre la moindre démarche.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse « Au cours de cette longue année dernière, j’ai souffert de devoir toujours défendre ma position grâce à des lettres de recommandation. J’ai dû prendre beaucoup sur moi pour demander à des gens de dire un mot en ma faveur et je l’ai fait car la nécessité le commandait ».

En conclusion, bien qu’il pensât utile de prolonger son séjour à l’étranger, il préférerait y renoncer plutôt que d’avoir à solliciter de qui que ce soit une nouvelle attestation. Avant de quitter Berlin au mois de février, il s’adressa de nouveau au professeur Bjerknes et le pria « encore une fois, de parler de [son] cas, une demande auprès du conseil de l’université pour une bourse HjelmstjerneRosencrone de cent cinquante speciedaler afin de [lui] permettre, pendant trois ou quatre mois à Milan ou à Cambridge, de continuer [ses] études ».labelargent En effet, les milieux mathématiques italiens et anglais jouissaient à Berlin de « la meilleure réputation possible ». Lie citait leurs membres les plus éminents : Arthur Cayley, James Sylvester, Salmon, Hamilton, Cremona, Francesco Brioschi et Giuseppe Battaglini. Clebsch avait donné à Klein un travail portant sur Battaglini ; dans son séminaire, Kummer était parti des recherches de Hamilton datant des années 1840 et Klein s’intéressait depuis longtemps à celles de Cayley, en particulier à ses Notes on Lobachevsky’s Imaginary Geometry de 1865. Lie décrivait ainsi l’ambiance qui régnait alors à Berlin : « Tout le monde se plaît à démolir, dans la mesure de ses moyens, les mathématiques françaises actuelles. » L’antipathie de Kummer à l’égard des Français remontait probablement à une expérience traumatisante, vécue dans son enfance. Lors de l’occupation de sa ville natale de Sorau par l’armée napoléonienne, les soldats atteints du typhus avaient contaminé toute la population et le père de Kummer, médecin de cette ville, en était mort quelques semaines plus tard. Le bruit courait que l’une des premières contributions du jeune orphelin à la science avait été de calculer la trajectoire des boulets de canon afin de repousser un assaut ennemi. En dépit de son « vieil amour des mathématiques françaises », Lie souhaitait séjourner à Cambridge « pour s’inspirer des nouvelles mathématiques anglaises (les quaternions et l’algèbre moderne) qui, sans aucun doute, [devaient] être considérés comme le progrès le plus remarquable de ces dernières décennies ». Néanmoins, il envisageait de se rendre d’abord à Milan, car ainsi qu’il l’écrivait : « J’entrevois plus facilement la possibilité d’aller un jour à Cambridge qu’à Milan. » Lie répétait à Bjerknes les compliments — déjà transmis à Motzfeldt — de Zeuthen et de Reye sur ses travaux et pour relater ses deux exposés au « séminaire de mathématiques », il reprenait les propos écrits à Ernst. Cependant, il informait, non sans fierté, son ancien professeur que la Société des sciences de Göttingen était en train de publier le second, « avec l’approbation de Clebsch » et que sitôt arrivé à Göttingen, dans quelques jours, il lui enverrait un tirage de cet article.

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Bjerknes fut également avisé qu’avant son départ de Berlin en compagnie de Klein, ce dernier devait faire une conférence sur leurs « recherches communes » et Lie de commenter : Je considère comme une chance extraordinaire que Klein, qui est un élève remarquable (bien qu’encore très jeune) de Plücker et Clebsch, soit resté à Berlin ce semestre. Nous partons ensemble pour Paris et si je reçois cet argent, également pour Milan ou Cambridge. Une fois de plus, Lie rappelait qu’au moment où il recevait ses quatre cents speciedaler, deux étudiants en médecine en avaient reçu respectivement cinq cents et six cents pour passer un an à l’étranger. Il s’était trouvé deux fois en compagnie du vieil ami de Bjerknes, Johann Poggendorf — « le vieil homme est encore frais et vert » — mais il n’avait pas eu l’occasion de le saluer de sa part. En revanche, il transmettrait aussitôt ses amitiés au professeur Schering3 , à Göttingen. Il concluait ainsi : « Je resterai deux semaines à Göttingen. Mon cheminement de mathématicien relève de l’école que Clebsch représente en Allemagne. » Lie quitta Berlin le 28 février afin de se rendre à Göttingen, en passant par Magdebourg et Potsdam. À son arrivée, il assista à « la bringue d’adieux » que font les étudiants en fin de semestre, ce qui conforta une opinion émise précédemment par Motzfeldt : « Les très beaux discours sur des idées sont quelque chose qui nous [dans les pays nordiques] est plutôt spécifique. » Malgré son « écœurement pour leur côté superficiel », Lie devait bien reconnaître qu’à Christiania, les étudiants étaient autrement mieux organisés que dans la plupart des universités étrangères. À Berlin, bien sûr, on trouvait « des corporations d’étudiants, des sociétés scientifiques et de timbaliers », mais à Paris, apparemment, cela n’existait pas. Le séjour à Göttingen auprès de Clebsch semble avoir comblé tous les espoirs de Lie. Celui-ci écrivit à Zeuthen : « Clebsch, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que mathématicien, a quelque chose d’étrangement séduisant » et il avouait qu’il aurait aimé demeurer plus longtemps à Göttingen. Lie avait été invité, le 10 mars à vingt heures, à « boire une tasse de thé » chez Clebsch qui avait convié une partie de ses amis. Là, il avait rencontré le professeur Stern, très content de lui raconter que son compatriote Bjerknes avait suivi ses cours et il avait chargé Lie de le rappeler au bon souvenir de son ancien étudiant. Klein, quant à lui, était retenu à Berlin par des problèmes personnels, jusqu’à la fin du semestre. Il avait, en outre, promis de ne pas partir avant d’avoir fait un exposé sur la généralisation du concept de distance par Cayley (en Allemagne, le semestre universitaire d’hiver durait jusqu’à la mi-mars, puis lui succédait un mois de vacances, avant le début du semestre d’été). Au cours de ses deux semaines à Göttingen, Lie avait reçu 3 N.d.T. : Ernst Schering dirigeait, à l’observatoire de Göttingen, le département d’astronomie théorique, de géodésie et de géomagnétisme.

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quatre lettres de Klein expliquant qu’il serait ravi de le rejoindre dès qu’il aurait réglé les problèmes pratiques ; néanmoins, ils durent attendre presque un mois pour se retrouver. Deux ou trois jours après la soirée chez Clebsch, Lie quitta Göttingen en compagnie de Meyer, son camarade bergenois. Évidemment, il raconta son voyage à Motzfeldt. Ils avaient passé une journée à Cologne où « la cathédrale est d’une beauté impressionnante », ils avaient visité « rapidement, en un après- midi, Bruxelles qui par bien des aspects vaut le coup. Beaucoup de bâtiments médiévaux ». Enfin, Paris ! « Immédiatement dès le premier soir, nous sommes allés sur les Grands Boulevards (Montmartre...). Tu peux croire qu’il y a de la vie avec ces cafés et ces boutiques splendides et la foule qui fourmille. » À Paris, les cours avaient repris. Lie y assistait une ou deux fois le matin « en partie pour [se] faire l’oreille à la langue » et fort naturellement, il choisit ceux de mathématiques : « Les cours de mathématiques ne sont pas difficiles à suivre dans une langue étrangère. » En revanche, le français de tous les jours lui causait plus de problèmes. Quand, au bout de deux semaines, il assista à une représentation théâtrale, il fut obligé de reconnaître qu’il n’aurait rien compris si l’intrigue n’avait pas été aussi simple et « la pièce aussi visuelle et évidente ». Cependant, l’argent lui filait entre les doigts et il attendait avec impatience les cent speciedaler que son père lui avait promis. Il pria Motzfeldt de lui envoyer immédiatement en francs l’équivalent de dix speciedaler à l’Hôtel Molinié, 30 passage du Commerce, 32 rue de l’École-de-Médecine4 où il logeait dans ce qu’il appelait « une piaule d’étudiant ». Puisqu’une allocation spéciale de recherche était maintenant offerte à Christiania, il comptait qu’Ernst s’en occupât à sa place, citant une lettre de Bjerknes qui l’incitait à poser sa candidature en ces termes : « Veillez à postuler à l’allocation spéciale de recherche ; mais faites-le sans grand espoir, car la probabilité est grande pour que l’obtienne la faculté où l’on manque de gens. » L’attitude de Bjerknes inspirait à Lie ce commentaire désabusé : « Il est triste d’avoir pour soutien un homme dont le principe est que dans, ce monde mauvais, la vérité est vouée à échouer constamment. ». Lie ne trouva dans la capitale française aucune association d’étudiants où rencontrer ses pairs. « Les gens qui se connaissent vont dans les mêmes estaminets, les mêmes bals ; apparemment, c’est tout », déplorait-il. Dans sa correspondance avec Motzfeldt, un voyage que celui-ci pourrait effectuer à Paris l’été suivant tenait désormais une place importante. Sophus le comblait de conseils. Paris valait vraiment une visite. « Berlin est assez agréable, mais n’est encore rien comparé à Paris. » Ernst gagnerait à venir « au début du 4 N.d.T.

: le passage du Commerce est le nom porté aujourd’hui par la Cour duCommerce-Saint-André qui va de la rue Saint-André-des-Arts au boulevard Saint-Germain. Le percement de cette artère détruisit la partie de ce passage qui allait au-delà.

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printemps, avant qu’il ne fasse trop chaud ». Pourtant, les premières semaines avaient été marquées par « un temps désespérément froid » et Sophus se plaignait de ne pouvoir trouver « un poêle en faïence ordinaire, ni du bois, à un prix raisonnable ». Cependant, le plus important restait le français. « La langue est une chose capitale. Bien sûr. Mais note bien qu’il n’est pas nécessaire de la maîtriser parfaitement pour tirer tout le plaisir de cette visite. » Il lui indiquait les meilleurs livres afin de perfectionner son français et le temps à y consacrer chaque jour. « Il est vrai qu’on n’a jamais assez de bases en langues, mais on ne peut rien y faire. » Aller au théâtre était le plus difficile ; toutefois, on pouvait acheter le texte des pièces dans les librairies et ainsi se faire une idée de ce qui était donné sur scène ; il était alors « extraordinaire comme comprendre ce qui se disait devenait très facile ». Lie ajoutait qu’en plus du jeu « limpide », il y avait « les mimiques et les gesticulations si caractéristiques qui t’aideront énormément, toi [Motzfeldt, l’excellent tireur] qui voit si bien. » Paris offrait bien d’autres particularités : Ici, on apprécie le spectacle tout autant avec les yeux qu’avec les oreilles.[...] Jusqu’ici (j’ai de si mauvais yeux), je me suis essentiellement limité à me promener et à tout regarder. Ici, le spectacle est dans la rue. L’esprit de spéculation attire l’acheteur avec tous les artifices possibles. Si comme moi on n’est pas du genre à acheter toutes les sortes de belles choses, on peut alors s’amuser à peu de frais. Sophus détaillait ses charges, également dans le but de prévenir Ernst du coût de son séjour à Paris. En dehors des vêtements et des livres « qui étaient sa source de dépense la plus importante », il versait chaque mois, cinq speciedaler pour sa chambre, trois speciedaler pour un petit déjeuner composé d’un café au lait5 , de pain et de beurre ; pour un « déjeuner comme on l’appelle ici », il devait encore payer cinq speciedaler et enfin pour dîner, quatre speciedaler ou quatre speciedaler et demi. « Comparé à Christiania, c’est terriblement cher ; mais quand on a un appétit normal, on a du mal à dépenser moins. » Il avertissait son ami qu’en tant que nouveau venu à Paris, il débourserait bien plus pour la nourriture, comme la plupart des « touristes norvégiens ». Lie poursuivait en lui précisant les prix d’une tasse de café, d’une place de théâtre, de la visite d’un musée ou d’un trajet en autobus. « Au café de La Regeance (sic) où je lis les journaux norvégiens, on peut avoir un café pour dix sous », « pourboire compris », sinon, quatorze sous était un prix normal « sur les [Grands] Boulevards ». Le théâtre coûtait cher : les deux fois où il y était allé le premier mois, il avait payé, à chaque fois, trois francs pour une place au troisième balcon. Les meilleures places valaient de seize à vingt francs. Les théâtres plus petits étaient un peu moins onéreux. Il ne connaissait pas le tarif des autobus, « car jusqu’à présent, je 5 N.d.T.

: en français dans le texte.

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me suis toujours servi de mes deux jambes ». En résumé, Motzfeldt pourrait « s’amuser » et vivre « très convenablement » pour une somme comprise entre deux speciedaler et deux speciedaler et demi par jour, mais s’il voulait loger dans « un véritable hôtel » et manger à « la Table d’Hote (sic), etc. », dans ce cas, il était possible d’engloutir chaque jour « des sommes incroyables, sans faire preuve de prodigalité ». Sophus remerciait Ernst de sa lettre et de l’argent, ainsi que d’avoir agi « de son mieux » afin de faire « avancer ses intérêts ». « Dommage que Dame Fortune ne propose pas une réconciliation. » En effet, Lie avait appris que la bourse de recherche avait été accordée à un médecin, Jacob Worm-Müller, auquel il ne reprochait rien d’autre. « Mais je crains que c’est mon destin, être toujours laissé pour compte. » Un poste s’était libéré à « l’École polytechnique » de Trondheim, mais Lie pensait n’avoir aucune chance de l’obtenir : « C’est avec peu d’espérances excessives que je rentrerai bientôt. » Néanmoins, on percevait une lueur d’espoir dans son courrier de Paris, écrit mi-avril : « Je continue à être satisfait de mes travaux scientifiques. » À peine un mois plus tard, il résumait ainsi ses quatre premières semaines à Paris : « J’ai beaucoup étudié — en gelant constamment. L’après-midi je sortais généralement trois ou quatre heures dans Paris. J’ai fait peu de connaissances pendant cette période et appris un peu de français. » La venue à Paris de Klein, qui s’installa dans le même hôtel que Lie, bouleversa la vie de celui-ci. Depuis leur séparation, ils avaient échangé plusieurs lettres. Dans la dernière, ils avaient convenu que le mardi 20 avril au matin, Lie irait à la gare du Nord chercher Klein, lequel viendrait par le train de nuit d’Aix-la-Chapelle, où la veille il aurait rencontré Reye, professeur à l’Institut polytechnique. Tout se déroula comme prévu, ils se retrouvèrent à la gare le mardi matin et durant les huit à dix semaines suivantes, leurs recherches avancèrent considérablement. Le 2 mai, Lie écrivait à Zeuthen, à Copenhague : « C’était pour cela que je venais à Paris. Une raison essentielle était qu’ainsi je serais en compagnie de Klein, un jeune homme aussi aimable que brillant. » Avec Klein, il continuait à étudier le complexe de Reye avec « les congruences, les caustiques, les courbes complexes, etc. » et notamment, une « famille de surfaces » qui possédait différentes propriétés ; en particulier, les courbes définies par l’intersection de deux de ces surfaces étaient « remarquables dans la mesure où de nombreuses transformations les transformaient en elles-mêmes. » Le 12 mai, Lie écrivait à Motzfeldt : « Après l’arrivée de Klein, nous avons commencé à prendre des informations en français. Nous avons fait la connaissance de certains des jeunes mathématiciens les plus importants, avons été pour le dîner chez quelques professeurs. » Lie et Klein travaillaient la plupart du temps avec Gaston Darboux, du même âge que Lie, et Camille Jordan, de quatre ans son aîné. Klein — qui avait déjà entamé une correspondance avec Darboux — avait été sollicité pour écrire un article sur Plücker dans un nouveau périodique français, le Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques. Il avait volontiers accepté d’y

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exposer les derniers travaux de son maître en rapport avec les découvertes les plus récentes en ce domaine. Darboux était spécialiste des courbes et des surfaces régulières, notions qui relèvent de la géométrie différentielle. Cette géométrie étudie les propriétés des voisinages de points appartenant à une courbe ou à une surface, à partir de fonctions données dérivables. Son objectif consiste à décrire tout ce qui se passe le long d’une courbe et sur l’ensemble d’une surface. Darboux cherchait à définir une théorie générale des surfaces. Il réussit à associer la géométrie différentielle aux équations différentielles, permettant ainsi d’inscrire la géométrie dans un cadre analytique. Il avait établi de nouvelles relations, clairement vérifiables, entre des objets géométriques et des équations différentielles explicites. Lie s’inspirerait des travaux de Darboux. Jordan venait de faire paraître son important Traité des substitutions et des équations algébriques où, pour la première fois, la pensée de Galois était rendue accessible à un public plus large de mathématiciens. Dix ans plus tôt, Jordan avait été chargé de la publication des œuvres de Cauchy qui venait alors de mourir et, en cherchant des textes inédits, il avait retrouvé des lettres de Galois qui l’avaient beaucoup étonné et intéressé. Dans les années 1860, il avait donc publié une série d’articles afin d’exposer en détail les théories de Galois, mais, en cette année 1870, pour la première fois, il rassemblait et mettait en forme ses théories. Cette description systématique de la théorie des groupes lui valut le prix Poncelet6 . Lie et Klein suivaient ses cours avec beaucoup d’attention et Jordan reconnaissait en eux deux de ses élèves les plus doués. Sous son influence, cet été-là, ils s’intéressèrent rapidement à la notion de groupe qu’ils considérèrent comme un outil très performant en géométrie et dans d’autres domaines des mathématiques. Lie commença à utiliser ce concept dans des descriptions et des transformations géométriques et eut l’idée des propriétés invariantes par un tel groupe de transformations. Avec Klein, il étudia les courbes et les surfaces dans lesquelles une infinité de transformations projectives permutables étaient possibles. Cette étude aboutit à deux articles sur ce qu’on appelait les « courbes-V » que Chasles présenta à l’Académie des sciences qui les publia dans son organe. Les Comptes rendus de l’Académie des sciences offrait un grand avantage : on pouvait y faire imprimer son texte en une semaine. Dans sa lettre du 12 mai, Lie notait : « Pour l’instant, nous avons un printemps très agréable. Avec leurs arbres magnifiques, les Boulevards se montrent en cette saison sous leur plus bel aspect. » Ce soir-là, il s’était assis à son bureau dès son « retour des Boulevards où on s’attendait à du spectacle ; on dit qu’hier, parmi la populace, beaucoup ont été tués. Mais aujourd’hui, 6 N.d.T. : ainsi que le précise l’Académie des sciences (voir les Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. 71, p. 101) qui le décerne : « Aux termes de l’acte de donation, le prix Poncelet [fondé, en 1868, par la veuve du mathématicien] est destiné à l’auteur de l’Ouvrage qui aura le plus contribué aux progrès des Sciences mathématiques pures ou appliquées, publié dans les dix années qui auront précédé le jugement de l’Académie.

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comme bien souvent déjà, une bonne averse a sauvé Paris d’un bain de sang. » Sophus conseillait à Ernst qui envisageait de venir passer un mois à Paris à partir de la mi-juin, d’arriver plutôt fin mai ou début juin « car le beau monde n’est pas encore parti à la campagne [et] donc il y a beaucoup de choses à voir au théâtre, au bois de Boulogne, etc. » Plus tard, il pourrait également être incommodé par la chaleur et puis : « On dit que tout le monde quitte Paris l’été. » Klein et Lie resteraient à Paris jusqu’à la fin juillet. « De grands changements dans notre date de départ ne sont guère pensables. Nous ne nous sommes pas encore définitivement décidés pour Milan ou Cambridge. » Klein venait d’écrire à Cayley, à Cambridge, et lui posait plusieurs questions ; de sa réponse, dépendrait leur décision. À toutes fins utiles, Lie avait commencé à se préparer en lisant un peu d’anglais. Par ailleurs, il avait vu dans les journaux norvégiens qu’une nouvelle allocation spéciale de recherche était offerte ; il comptait poser de nouveau sa candidature, mais sans espoir d’une réponse favorable. Pourtant, plus tard dans l’année, persuadé du contraire, il écrivit à Motzfeldt : Quand on a été — je pourrais dire assez irréfléchi — ou en tout cas assez audacieux pour se lancer dans la science, alors on se met à penser aux conditions idéales pour que le résultat ne soit pas un avorton. Si je recevais une bourse de recherche, je crois que je pourrais travailler de manière bénéfique au développement des sciences dans notre pays. C’est de la vanité, mais je ne peux pas avoir envie de travailler si je n’ai pas un idéal. Du reste j’ai suffisamment d’expérience pour hésiter à m’imposer des sacrifices matériels. Lie avait entendu dire que le professeur et ministre Broch — en congé de maladie depuis mai et en convalescence dans la ville d’eaux d’Ems, près de Coblence, sur les bords du Rhin — viendrait peut-être à Paris. Il espérait avoir l’occasion de « s’entretenir avec Broch » de son avenir. « Je crois que je peux dire que je suis si supérieur, comparé à la foule des étudiants en sciences chez nous, qu’il est impossible que je revienne comme simple soldat ou encore moins. » Il avait aussi appris que certains de ses amis et camarades en Norvège s’étaient mariés, ce qui lui inspirait cette remarque : « Chaque fois que l’un de mes camarades se fiance ou se marie, j’ai quelques pensées mélancoliques, moi qui me suis considéré comme un vieux garçon depuis si longtemps. J’ai franchi le Rubicon, et si j’en crois mon obstination, je ne reviendrai jamais en arrière. » Motzfeldt et son ami Axel Bruun passèrent un mois à Paris à partir de la mi-juin. Ils repartirent, selon Motzfeldt, « juste avant le déclenchement de la guerre franco-allemande ». Ce sont les seules indications que nous possédions sur la rencontre à Paris des trois amis norvégiens, sinon que Klein aurait apprécié l’ami de Sophus ; en effet, par la suite, ce dernier transmit souvent les salutations de l’un à l’autre.

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Figure 21 – L’École normale supérieure où étaient enseignées les mathématiques théoriques les plus avancées. Quelques normaliens allèrent suivre, à Leipzig, assister aux cours de Lie. En reconnaissance de son rôle primordial dans la poursuite de l’œuvre de Galois, Lie fut invité, lors des célébrations du centenaire de l’École, à parler d’Évariste Galois, le plus illustre des normaliens. Très tôt, Lie tissa avec le milieu mathématique français des liens qui se renforcèrent sa vie durant. En 1892, il fut nommé membre de l’Académie des sciences, la plus haute distinction que pouvait décerner la France à un scientifique étranger.

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Figure 22 – Quelques mathématiciens français particulièrement éminents. En haut, à gauche : Charles Hermite. En haut, à droite : Camille Jordan. En bas, à gauche : Émile Picard. En bas, à droite : Gaston Darboux.

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Figure 23 – Dagbladet, le 12 octobre 1870 : « Un savant norvégien emprisonné comme espion allemand » (cet événement fut aussi rapporté, le même jour, dans d’autres journaux). En bas : au cours de ses randonnées en montagne, Lie fit, pendant un temps, une série de dessins ; celui-ci date de l’été 1887.

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À Paris, en plus de Darboux et Jordan, Klein et Lie firent connaissance de deux autres mathématiciens, Liouville âgé de soixante ans et Chasles de soixante-dix sept ; d’après Lie, celui-ci « avait l’air terriblement décrépit », mais néanmoins était assez alerte pour le rencontrer « tous les lundis à l’Institut ». Toutefois, ce fut au contact de Darboux et de Jordan — ils se voyaient régulièrement à la fois dans les cours publics et lors de rencontres privées — que les nouvelles idées prirent forme, surtout pour Lie. Bien des années plus tard, Klein rapporta la péripétie suivante, survenue au début de juillet 1870. S’étant levé tôt, il s’apprêtait à sortir quand Lie, encore au lit, l’avait appelé et s’était mis à lui raconter qu’il avait trouvé, pendant la nuit, une relation entre les courbes tangentes principales (courbes asymptotes) à une surface et les lignes de courbure d’une autre surface. Klein fut incapable de comprendre ces explications, mais elles concernaient une transformation droite-sphère dans laquelle, au lieu d’opérer sur les sphères, Lie utilisait des hyperboloïdes à une nappe qui coupaient une conique réelle donnée et il soutenait que les courbes tangentes principales à la surface de Kummer étaient nécessairement des courbes algébriques du seizième degré. L’intuition de cette nuit-là fut à l’origine de ce qu’on appela, par la suite, les transformations de contact. La démonstration d’une relation entre les courbes asymptotes d’une surface et les lignes de courbure d’une autre surface prouvait qu’en choisissant les bonnes constantes, on pouvait envoyer des droites de l’espace sur des sphères. Lie en déduisit sa transformation droitesphère qui généralisait la géométrie des droites de Plücker et démontrait la possibilité d’établir une géométrie de l’espace, construite sur des sphères. Ces transformations remarquables et ces correspondances entre deux espaces constitueraient, l’année suivante, les fondements de sa thèse de doctorat : Over en Classe geometriske Transformasjoner [« Sur une classe de transformations géométriques »]. Peu après cette découverte nocturne, Lie fit parvenir à la Société des sciences de Christiania un compte rendu de ses résultats afin de s’assurer que personne ne lui volerait ses idées. Tout au long du dixneuvième siècle, ce moyen fut assez répandu pour établir, en cas de doute ou de discussion, la primauté d’une découverte. La lettre adressée à la Société des sciences était datée de Paris, le 5 juillet : Je me permets de communiquer à la Société les résultats scientifiques suivants dans le but de m’en assurer la primauté. Grâce à ma théorie des imaginaires, j’ai trouvé une transformation géométrique qui transporte une propriété descriptive des lignes droites sur une sphère correspondante ; ainsi à deux lignes droites qui se coupent répondent deux sphères qui se touchent. J’en ai déduit qu’il est toujours possible, au moyen d’opérations algébriques, de ramener la détermination des courbes tangentes principales à une surface à la détermination des lignes de courbures d’une autre surface et réciproquement.

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La surface de Kummer du quatrième degré et de la quatrième classe a des courbes tangentes principales algébriques du seizième degré et de la seizième classe. Ainsi peut-on aussi dire évidemment que lesdites courbes sont algébriques sur une surface d’ondes, la surface complexe de Plücker, etc. Cette lettre contenait quatre autres points dans lesquels il développait ses résultats sur les surfaces minimales et les transformations logarithmiques. Le surlendemain, Lie rédigea en collaboration avec Klein un long courrier pour la section de mathématiques de l’université de Berlin. Ils y présentaient l’état des mathématiques, leur public, les revues et la production mathématique récente, en France. Tout en s’efforçant d’être objectifs, ils se rendaient bien compte de la difficulté d’évaluer le mérite de travaux qui échappaient à leur propre domaine de recherche. Néanmoins, ils affirmaient que l’étude des mathématiques en France ne se situait plus au niveau atteint cinquante ans auparavant et qu’il ne s’agissait pas là seulement de leur sentiment personnel, mais d’une opinion largement partagée dans tous les milieux mathématiques. L’absence de perspectives de carrière et un enseignement très centralisé pouvaient l’expliquer, mais, selon Klein et Lie, les mathématiciens français se reposaient depuis trop longtemps sur leurs lauriers et avaient ainsi perdu l’ambition de faire de nouvelles découvertes. L’autosatisfaction mène toujours au déclin, les Français eux-mêmes le reconnaissaient qui désormais s’efforçaient d’infléchir cette évolution. Ils privilégiaient les nouvelles mathématiques et suivaient avec beaucoup d’intérêt le programme des études de cette discipline en Allemagne où un mathématicien dirigeait le ministère de l’Instruction. Un nouveau périodique, le Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, fondé pour contribuer à ce redressement, publiait les dernières recherches ; toutefois, recruter de bons collaborateurs dans un large domaine susceptible d’éveiller l’intérêt d’un vaste public présentait bien des difficultés. Heureusement, Darboux était l’un des principaux responsables de cette publication ; ses grandes connaissances et sa capacité à les exposer clairement auguraient bien de l’avenir ! Dans ce rapport, Klein et Lie soulignaient qu’un article se rédigeait différemment dans les deux pays. Alors que les mathématiciens français mettaient principalement l’accent sur la clarté et la simplicité afin que le maximum de gens pût le comprendre, la tendance en Allemagne était peut-être de condenser les explications, de telle sorte qu’il devenait presque incompréhensible pour un non-spécialiste. Ils préféraient incontestablement la première méthode : « Le but d’un travail de mathématiques est raisonnablement d’être compris, pas seulement de susciter de l’admiration pour l’auteur. » Klein et Lie affirmaient qu’en France, la production mathématique récente devait sa clarté et sa précision géométrique à Monge. Ils mentionnaient les travaux de Joseph Serret et de Joseph Bertrand ainsi que ceux de Darboux et de Jordan. Ils citaient ce dernier qui, dans son grand Traité des substitutions, avait — dans la tradition de Galois — fourni des critères portant sur la

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résolubilité des équations algébriques. Des apports de Darboux, ils retenaient la proposition selon laquelle on peut, en chaque point d’une surface, calculer deux courbures ; ils la signalaient, non seulement parce qu’elle était proche de leurs recherches, mais aussi parce qu’elle revêtait une certaine importance. Au début de juillet, Klein et Lie envisageaient, finalement, de se rendre en Angleterre, mais d’abord, ce dernier voulait effectuer un petit voyage en Suisse, simplement pour voir ce pays et marcher dans la montagne. Les circonstances en décidèrent autrement : le 19 juillet, la guerre fut déclarée. Peu de jours auparavant, vraisemblablement le 16, Sophus avait écrit, « en toute hâte car Klein s’en allait dans une heure ou deux », à son ami : « Mon cher Ernst ! Les gens sont fous. Depuis hier, on considère la guerre entre la France et la Prusse comme inévitable. Quand ces lignes te parviendront, tu sauras sûrement ce qu’il en est. » La situation politique obligea Klein à partir pour se présenter aux autorités militaires et aller combattre dans les rangs d’en face. De son côté, Lie — porteur d’un passeport d’un pays neutre — comptait rester dans la capitale jusqu’à la fin du mois, essentiellement afin de soumettre « une nouvelle note à l’Académie parisienne ». Puis, il voyagerait en Suisse et en Italie avant de rentrer par l’Allemagne ; il regagnerait la Norvège, en décembre. Par ces temps devenus incertains, il demandait à son ami de lui envoyer tout l’argent disponible, immédiatement à cette « adresse, jusqu’à nouvel ordre : Mont Parnasse no 35 » et il lui écrivait : Les Parisiens sont une race étrange. Récemment, ils n’auraient pas donné deux skilling de l’honneur de l’empereur, du gouvernement ou particulièrement du Sénat. Au sénat ! était une insulte. Maintenant ils sont tous enthousiastes ; unis dans la haine de la Prusse. Le soir, sur les Grands Boulevards, c’est terrible. [Si] noirs de monde qu’on est obligé de suivre le flot. Au demeurant, tout fonctionne presque dans le calme et l’ordre. La seule altercation a été provoquée par une petite foule qui criait Vive la paix ! De ces manifestations pourtant, on en rit seulement. Autrement, passe là une de ces étranges troupes dont le mot d’ordre est Au Berlin (sic), Vive la guerre ! Il disait avoir vu peu de mouvements de troupes, « en partie parce qu’ils ont lieu la nuit ». Dans sa lettre suivante, écrite à Paris le dimanche 31 juillet, il se plaignait d’« une température effrayante ces deux dernières semaines ». De telles « conditions anormales », jour après jour et nuit après nuit, rendaient « presque malade ». Il se réjouissait de quitter Paris. Il allait envoyer une malle de livres et de vêtements chez lui, à Moss, et peut-être qu’Ernst pourrait recevoir un paquet d’exemplaires de son article qui devait être publié incessamment dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences. Ces quinze derniers jours, il avait reçu deux fois des nouvelles de Klein, qui, au

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premier tour, avait été déclaré inapte au service actif et passerait probablement la guerre en effectuant une sorte de service civil. La correspondance portait également sur les mathématiques. En cette fin de juillet, il corrigeait ses propres calculs sur les singularités de la courbe tangente principale à la surface de Kummer et félicitait Lie de ses travaux. La dernière lettre de Klein qui parvint à ce dernier, à Paris, était datée de Düsseldorf, le 8 août. Quelques jours plus tard, Lie quitta Paris à pied en direction du sud. Il n’avait emporté que ce qui tenait dans son sac à dos. Il avait l’intention de traverser la campagne française à pied jusqu’aux montagnes suisses, puis de continuer vers Milan dans le dessein de rencontrer Cremona. Toutefois, il ne dépassa pas Fontainebleau, car, pris pour un espion allemand, il fut arrêté et jeté en prison. Incapable de prouver son innocence, il y passa un mois. Il existe différentes versions de cette mésaventure et des raisons pour lesquelles il fut arrêté, certaines dues à Lie lui-même, d’autres embellies afin d’en accentuer le côté sensationnel. Toujours est-il que le gros titre à Christiania de Dagbladet [« Le Journal »] — « Un savant norvégien emprisonné comme espion allemand » — valut à Lie une grande notoriété dans sa patrie. Il avait été arrêté puis interrogé, car il marchait en se parlant à lui-même si fort que quiconque pouvait entendre qu’il s’exprimait dans une langue apparemment étrangère. Circonstance aggravante, son passeport, non revêtu du cachet de la légation norvégienne à Paris, n’était pas valable. D’ailleurs, il n’aurait certainement servi à rien d’insister auprès de la police française sur le fait qu’il était norvégien. Sa situation ne s’améliora pas quand la police trouva dans ses papiers des lettres en allemand, noircies de signes étranges et de formules sibyllines, portant le tampon de Metz où l’armée allemande était cantonnée. Dans ses carnets, figuraient peut-être aussi quelques dessins de paysages représentant des fortifications françaises. Lorsque tentant de se défendre, Lie signala qu’il était mathématicien et que les codes secrets n’étaient rien d’autres que des signes mathématiques, on vit là une vieille ficelle (les mathématiciens travaillaient depuis bien longtemps sur les codes secrets et sur les messages chiffrés). Il aurait pu essayer de prouver qu’il était effectivement mathématicien, mais on dit que Lie, sachant combien peu de ses collègues étaient capables de lire ses travaux, se serait écrié : « Jamais, de toute éternité, vous ne serez capables de comprendre cela ! » Enfin il se rendit compte du danger ! Il fit alors un effort et commença ainsi : « Donc, Messieurs, je veux que vous considériez trois axes perpendiculaires deux à deux, l’axe des x, l’axe des y et l’axe des z... » ; pendant qu’il leur dessinait des figures dans l’air avec la main, ces messieurs éclatèrent de rire et n’en demandèrent pas davantage. Un garde interrogé sur le sort réservé aux prisonniers de son espèce, lui répondit : « D’habitude nous les fusillions à six heures du matin. » Il passa les quatre semaines suivantes à Fontainebleau, mais dans la prison où il fit des mathématiques ; il travailla en particulier sur sa géométrie des sphères et sa théorie des transformations de contact. Selon son propre

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témoignage, il consacra aussi de longues heures déprimantes à la lecture de romans de Walter Scott, traduits en français. Il parvint également à envoyer quelques lettres. Du moins à Paris, Darboux eut-il vent de sa situation et grâce à ses contacts politiques, probablement avec l’aide de Gambetta luimême, alors ministre de l’Intérieur, il le fit libérer le 10 septembre. En fait, Darboux se rendit à Fontainebleau et réussit à convaincre les autorités que les notes incriminées représentaient bien des signes et des figures mathématiques et que les noms allemands désignaient ceux de mathématiciens connus. Une fois assis, en toute sécurité dans, le train pour Genève, le lendemain de sa libération, Sophus écrivit à Ernst : « Si tu veux savoir la vérité, jamais le soleil ne m’a semblé briller si fort, jamais les arbres n’ont été si verts qu’hier, quand je suis allé, en homme libre, à la gare de Fontainebleau. » Tard dans la nuit, il arriva en Suisse. À la gare puis aux nombreux arrêts situés tout le long du trajet, « il y avait beaucoup de scènes à voir : des jeunes gens qui, à l’évidence le fusil à la main pour la première fois, se rendaient à Paris et des femmes et des enfants en Suisse. » De son séjour en prison, il retenait : « Ce n’est pas un grand malheur maintenant que c’est passé mais cela aurait pu devenir une affaire horrible en ces temps troublés. » Sauf au début où il croyait qu’un jour ou deux suffiraient à régler sa situation, il avait « vraiment pris les choses avec philosophie » et il tirait de cette expérience la conclusion suivante : « Je crois qu’un mathématicien est relativement bien fait pour la prison. » Dans un sens, s’il reconnaissait porter lui-même la responsabilité de son malheur, la légation norvégienne à Paris à laquelle il avait expressément demandé conseil aurait certainement dû le prévenir qu’« un visa était nécessaire ». D’aucuns lui conseillèrent de porter plainte puisque la légation n’avait pas accompli son travail ; il envisageait de le faire si, ainsi, « [je] pouvais rendre service à mes compatriotes », expliquait-il. Il demanda à Motzfeldt d’étudier, à l’occasion, la question. Maintenant, il projetait de « parcourir » la Suisse et désormais, pour le joindre, il faudrait adresser le courrier à la poste restante de Milan. Sophus arriva à Milan le 3 octobre 1870 et raconta son voyage à Ernst. La randonnée à pied en Suisse s’était bien déroulée, le temps avait été propice en général. La Suisse est un pays charmant avec une nature magnifique, où les beaux paysages sont concentrés, offrant les contrastes les plus frappants. Si je réunis tout ce que j’ai vu séparément en Norvège, alors c’est comparable ; mais en Suisse tout est rassemblé. Cependant nous avons une chose de mieux qu’en Suisse, et ce sont nos merveilleux fjords. Parmi les endroits qui lui étaient apparus « dans toute leur gloire », il mentionnait « Chamouni (sic), le Mont-Blanc et la Mer de Glace, Ravyl (le col de la Gemmi), l’Oberland bernois avec le Faulhorn, Grindelwald ». Il

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ajoutait : « La vision de l’intérieur de la neige et des massifs de glace est tout étrangement magnifique. » La chance l’avait seulement desservi au MontRigi. « On voyait bien les montagnes à l’horizon, mais à mes pieds, le lac des Quatre-Cantons, le lac de Zoug, étaient cachés par le brouillard épais qui s’étendait en bas. » Il n’avait pas rencontré beaucoup d’autres voyageurs —« la guerre a détruit l’essentiel du tourisme aussi » — mais partout, se trouvaient beaucoup d’Anglais et d’Anglaises, au demeurant des « marcheurs accomplis ». Il considérait extrêmement « étrange de voir, tout en haut d’une montagne, d’un vrai sommet, pas d’un plateau comme en Norvège, des hôtels de quatre ou cinq étages » ! Il n’avait fait que cinq ou six courses de montagne difficiles, seulement celles dont les livres stipulaient : « Guide absolument pas nécessaire ». Il aurait beaucoup aimé escalader le Mont-Blanc mais cela aurait coûté « une somme assez énorme, trois ou quatre cents francs. » Ce jour-là, il était monté à Argentière — juste en face du Mont-Blanc — d’où, s’il avait eu ses jumelles, il aurait pu suivre « la colonne de secours qui venait de partir à la recherche des corps de onze personnes qui avaient péri ». À propos des montagnes, « si escarpées mais pas vraiment comme en Norvège », il notait : « Il est étrange de suivre un large chemin creusé dans la montagne d’où n’importe qui pourrait, au vrai sens du terme, d’un bond, descendre dans la vallée à des centaines de pieds plus bas. » Quand on passait le Saint-Gothard, le changement dans la nature, la végétation et le type humain était vraiment remarquable. On ne voyait plus que « d’épaisses chevelures brunes » et les Italiennes étaient « nettement plus belles que celles que j’ai vues ailleurs au cours de mes voyages, surtout les paysannes italiennes. Ici à Milan, elles ont bien trop le type parisien », constatait-il. La ville de Milan n’était pas si grande qu’en deux jours il n’avait pu la parcourir et voir « un certain nombre de ses curiosités ». Elle « a un arc de triomphe qui surpasse ceux de Paris » et « le Dôme me semble plus beau que celui de Cologne, même s’il n’est pas aussi grand. » Sophus pensait demander à Ernst de lui envoyer de l’argent pour aller jusqu’à Rome. Son séjour en prison lui avait permis de faire quelques économies, bien qu’il eût dû payer sa nourriture et une partie de ses dépenses, « Dieu seul sait pourquoi » ! Il envisageait maintenant de rester trois semaines à Milan, puis trois autres à Göttingen où il espérait retrouver Klein ; il rentrerait chez lui fin novembre. D’après une lettre de son ami, Sophus était maintenant presque certain d’obtenir une bourse et d’être nommé chargé de recherche. Ah, si c’était seulement vrai, il pousserait bien jusqu’à Rome, lui répondit-il. Il préparait une thèse qu’il espérait soumettre pour le doctorat au début de l’année suivante, mais il priait Ernst de ne pas en parler à Christiania. En revanche, il voulait absolument savoir si le poste à « l’Institut polytechnique de Trondheim » avait été attribué. Fondé cette année-même, cette école était au cœur du débat permanent sur l’enseignement supérieur technique en Norvège. Plusieurs professeurs d’université s’intéressaient à cette question, contrairement à leur institution.

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Sophus resta à Milan trois semaines où il consacra l’essentiel de son temps à sa thèse. Et la rencontre avec Cremona ? Nulle mention de cet événement mais des lettres suivantes laissent penser qu’il ne vit pas le mathématicien italien ; peut-être ce dernier était-il alors, tout simplement, absent de Milan. Le 24 octobre, Lie quitta la capitale lombarde, muni d’un « billet de train pour un circuit, à prix réduit » valable quatorze jours. Il s’arrêta à Turin, Gênes et Florence, y resta chaque fois une journée, puis séjourna une semaine à Rome. Il repartit par Bologne et Venise puis arriva, le 9 novembre, à Munich. Durant ce périple, il écrivit deux lettres à Motzfeldt et une à Bjerknes dans laquelle il décrivait ses expériences. En Italie, ils ont une richesse infinie de monuments, d’églises, de châteaux, etc. Sur beaucoup de choses, je n’ai aucun avis ; mais il y en a beaucoup aussi qui me font grande impression. [...] L’Italie présente un intérêt tout particulier par le parfum de l’histoire qui imprègne tout. Ces deux semaines italiennes furent, constatait-il, « naturellement trop courtes mais pour moi qui n’ai aucun sens de la peinture et qui recherche seulement des impressions, c’était suffisant. » Dans ses lettres à Ernst, il le priait, sans cesse, de lui rendre des services et de lui envoyer de l’argent. Une fois de plus, son ami fut chargé de s’occuper de son dossier relatif à la bourse. Pouvait-il le préparer avec « une note à la Société des sciences » et expédier « une candidature pour le poste de Trondheim ». Afin d’appuyer sa demande de bourse de recherche, Lie voulait également joindre un rapport de Clebsch si ce dernier répondait favorablement à « une épître scientifique » qu’il allait lui envoyer prochainement. Lie escomptait bien cette fois que le ministre Broch prononcerait un mot en sa faveur ; il avait certainement connaissance des compliments formulés par les professeurs de Berlin. Lie tenait de Klein que trois des « sommités de Berlin » l’avaient évoqué « comme un mathématicien intelligent ». S’adresser à son ancien professeur soulevait un problème : devenu ministre, ce dernier ne voudrait peut-être pas intervenir dans les affaires de l’Université. Dans ce cas, Sophus envisageait de se procurer « une attestation » de ses qualités scientifiques auprès de son bon ami Helland « ou d’un autre de mes camarades scientifiques ; mais cette affaire demande un doigt de diplomatie. Dans ce cas, tu dois être prudent, ne pas t’avancer en mon nom », recommandait-il à Ernst qui devait aussi lui envoyer soixante speciedaler, à la poste restante de Munich. Après avoir prié son ami de demander à sa mère s’il pourrait, en cas de retour à Christiania, louer une chambre chez elle, il terminait par ces mots : « Comme d’habitude, je t’assaille d’une masse de corvées. Et je ne peux que te remercier pour les services inestimables que tu me rends. ». De Rome, il écrivait le 30 octobre, au professeur Bjerknes : Quand, dans quelque temps, je reviendrai de mon voyage à l’étranger, mon souhait est d’obtenir un poste où je pourrai poursuivre

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mes études scientifiques dans des conditions pas trop défavorables et d’un autre côté, d’obtenir un domaine d’activité qui ne pourrait être également couvert par tout autre étudiant. Je souhaite donc soit obtenir une bourse de recherche, soit obtenir un emploi de professeur de mathématiques à l’École technique de Trondhejm. Il espérait que Bjerknes interviendrait en sa faveur pour l’allocation spéciale de recherche ; quant au poste de Trondheim, il ignorait « quels critères » seraient appliqués. « En Allemagne, où ces écoles ont un caractère plus prestigieux, on essaie toujours d’avoir des scientifiques comme professeurs. » Il indiquait également qu’il approfondissait la note que, par l’entremise de Motzfeldt, il avait envoyée à la Société des sciences et qu’il espérait pouvoir présenter ce travail au début de l’année dans le cadre d’une thèse de doctorat. Quand, depuis Munich, Sophus s’adressa à Ernst, le 9 novembre, il savait que le père de Hans Geelmuyden, le vieux capitaine de marine âgé de cinquante-quatre ans, Christian Geelmuyden, avait obtenu le poste de Trondheim. Après avoir convenu que sa candidature était parvenue trop tard, il ajoutait : « Dieu merci, je n’ai jamais pensé que je pourrais obtenir le poste en question. » Les soixante speciedaler que son ami devait lui envoyer à la poste restante de Munich n’étaient toujours pas arrivés. Lie se retrouvait pratiquement démuni, mais demeurait quelques jours dans la capitale bavaroise, dans l’espoir de recevoir cet argent. Je me trouve dans une situation misérable. Le plein hiver, avec la neige et le vent, a déjà envahi Munich et je n’ai que de légers vêtements d’été. Dès que j’aurai l’argent, je me procurerai des vêtements chauds. Sinon, Munich est une ville intéressante, des galeries d’art splendides, des monuments, etc., si seulement il faisait un peu plus chaud. Lie avait prévu de rejoindre Klein chez ses parents à Düsseldorf, mais faute d’argent, il serait obligé de prier celui-ci de payer son billet. Après avoir attendu plus d’une semaine à Munich, il demanda à faire suivre son courrier à la poste restante de Düsseldorf et écrivit à Motzfeldt de lui télégraphier dans cette ville, à la poste restante ou mieux encore à l’adresse de Klein, au 15 de la Bahnstrasse, si cet argent était déjà parti pour Munich. Depuis leur séparation, à Paris, au milieu du mois de juillet, Klein et Lie avaient maintenu une relation épistolaire et celui-ci conservait soigneusement les lettres de son ami allemand. Après avoir été exempté de service militaire, ce dernier s’était mis à la disposition de l’organisation de secours aux blessés créée à Bonn, au début du mois d’août 1870. Il se réjouissait à la perspective de se rendre utile — comme tous ces jeunes gens qui portaient une casquette et au bras gauche, un bandeau blanc décoré d’une croix rouge — et d’aller,

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sur le champ de bataille, donner à manger et à boire aux blessés, exaucer leurs derniers vœux, écrire des lettres, etc. En attendant son départ pour le front, il habitait chez ses parents, à Düsseldorf. Là, il se concentrait sur les mathématiques et il avisa Lie que s’il devait ne pas revenir, une éventualité à envisager, tous ses papiers seraient envoyés à l’adresse de Motzfeldt à Christiania, afin qu’il les lui remît ; Lie y découvrirait des propriétés remarquables d’un système de quinze transformations ponctuelles permutables. Klein espérait recevoir rapidement et fréquemment des nouvelles de son ami ; d’une façon ou d’une autre, il trouverait toujours le temps de lui répondre. « On peut penser bien quand on est dans les conditions les plus étranges. » Un mois plus tard, après avoir consacré presque quatre semaines à assister les blessés sur le champ de bataille, Klein, surmené, tombait malade. La lettre suivante venait de Bouillon où il menait sa convalescence, ce qui lui donnait le temps d’écrire ses impressions sur la guerre. Il ne s’était jamais trouvé en première ligne, mais à Metz et à Sedan, il avait aidé au transport des blessés et à leur évacuation vers des hôpitaux de campagne. Peut-être, pensait-il, sa contribution avait-elle été inutile, mais avoir été, pendant ces semaines, détaché de toute spéculation mathématique ou philosophique l’avait profondément marqué. Dans les premiers temps, il s’était senti — avant d’être épuisé — beaucoup plus heureux, l’esprit plus léger que depuis fort longtemps et il en escomptait un effet bénéfique. Lie comprenait certainement cette réaction, car il n’avait pu manquer de remarquer sa fatigue, l’été précédent : comment, jour après jour, il avait dû se forcer à faire des mathématiques, dès lors son métier. Klein espérait et croyait avoir surmonté cette période difficile ; le plaisir de se livrer à cette activité le regagnerait vite. Quant à ses projets, dès qu’un armistice serait conclu, il retournerait chez lui à Düsseldorf, puis de là, dès que possible, à Göttingen afin de reprendre ses travaux scientifiques. Comment allait leur étude commune du complexe de droites de Reye ? Convalescent à Bouillon, Klein pouvait seulement constater : « La sagesse vient avec le temps. » De retour du front au début d’octobre, il tomba de nouveau malade. On diagnostiqua « une fièvre gastrique » (le typhus). Aussi quand Lie remonta vers le nord en novembre, se trouvait-il toujours chez ses parents à Düsseldorf. Depuis son séjour en prison à Fontainebleau, Lie lui avait écrit au moins deux lettres contenant des mathématiques, lettres que Klein, malade, avait laissées de côté « avec une sorte de sentiment de tristesse ». Toutefois, il se portait de mieux en mieux et lorsque Lie arriva à Düsseldorf au milieu de ce mois, il était sur pied et mangeait presque normalement. Tous deux se retrouvèrent avec un vif plaisir et d’après tout ce que l’on peut en juger, leur rencontre se montra à la hauteur de leurs espérances. Lie exposa vraisemblablement ses transformations de contact et ils reprirent leur collaboration sur le travail entrepris à Berlin qui devait y être publié dans les Monatsberichte [« Comptes rendus mensuels »]. Lie passa dix jours dans la famille de Klein qui souhaitait le garder auprès de lui le plus longtemps possible. Il avait cependant déjà quitté Düsseldorf

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quand arriva une lettre que Kummer leur avait adressée à tous les deux, depuis Berlin, le 26 novembre. Il avait appris la participation héroïque de Klein à la défense de sa patrie et les mésaventures de Lie pris pour un Allemand en France. Il ne pouvait s’empêcher d’exprimer sa haine profonde de tout ce qui était français : la conduite des Français envers l’Allemagne constituait « une flétrissure » qui déshonorait la nation française. « En termes de décence et de moralité, la France en tant que nation est tombée au plus bas et cette chute ne fera que continuer. » En fait, Kummer voulait surtout parler du traitement des surfaces du quatrième degré à seize points doubles par Lie et Klein. Il tenait à publier ce travail dans le prochain numéro des Monatsberichte de l’Académie de Berlin. Considérant — comme tous les mathématiciens de Berlin — que la géométrie ne pouvait se développer que sur des preuves suffisamment approfondies, il pressait Klein et Lie de lui fournir des démonstrations un peu plus détaillées de leurs résultats concernant cette surface du quatrième degré. À son retour à Christiania, en décembre, Lie reçut de Klein une copie de ce courrier. Dans sa lettre d’accompagnement, il se réjouissait que leurs « désirs et espoirs » fussent plus que comblés par l’attitude de Kummer et il était déjà en train de préparer le texte de l’article « Über die Haupttangenten-Curven der Kummer’schen Fläche »] [« Sur les courbes tangentes principales à la surface de Kummer »] en vue de sa publication. Il l’enverrait à Lie, dès que possible, pour obtenir son accord. Il regrettait que Lie eût dû partir si vite ; depuis ce moment, il n’avait rien fait d’important, seulement quelques observations au sujet des « courbes-V » sur lesquelles il continuerait à travailler. Par ailleurs, Lie avait oublié son guide Bädeker à Düsseldorf. Lie adressa à Klein ses corrections et ses remarques sur ce texte, accompagnées d’une photo de Motzfeldt qu’ il lui avait demandée. Ainsi, le 15 décembre, à Berlin, Kummer put envoyer à l’impression l’article sur les courbes principales tangentes ou asymptotiques à des surfaces de Kummer.

Chapitre 10

Professeur sur décision de l’État Quand Sophus Lie rentra à Christiania, en décembre 1870, son nom était sur toutes les lèvres : le grand savant norvégien pris pour un espion allemand et emprisonné en France ! Et Lie lui-même de raconter son histoire très volontiers, du moins au début. Un nimbe de célébrité sensationnelle l’auréolait. Qui ne connaissait ce conquérant des hautes montagnes, cet espion présumé qui consacrait sa vie à des mathématiques auxquelles la plupart ne comprenaient goutte ? Ses marches quotidiennes n’étaient-elles pas habituellement de trois ou quatre milles par jour (entre trente-quatre et quarante-cinq kilomètres) voir six ou sept si besoin était ? Une chanson avait même était écrite en son honneur : Huit milles par jour oh, oh ! Son lourd sac sur le dos Pour Sophus, c’est du gâteau. Lorsqu’étudiant à Christiania, il désirait aller voir sa famille, il parcourait à pied les six milles qui le séparaient de Moss. D’aucuns racontaient qu’un samedi, il avait effectué l’aller-retour pour venir prendre un livre chez lui et qu’il avait quitté Moss sans même saluer son père, sorti pour affaires. Tant d’anecdotes couraient désormais sur son compte, qu’il finit par craindre que sa réputation de mathématicien ne fût entachée. Elling Holst fit alors la connaissance de Lie. Il devint rapidement son élève, puis maître de conférences de géométrie et publia plusieurs articles biographiques sur Sophus Lie1 . À propos de sa première rencontre avec celuici, il nota :« Dès la première minute, il me fit grande impression. Grand, élancé et mince, et pourtant de carrure athlétique, blond, avec un visage ouvert, 1 Holst écrivit aussi des recueils de poèmes et de comptines pour enfants. Il fut l’un des premiers en Norvège à publier des chansons folkloriques comme « Rame, rame jusqu’au banc de poissons », « Ferre, ferre le cheval », « Hop, dit l’oie », « La vieille sorcière et le manche à balai », et bien d’autres. (Voir p. 419.)

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sympathique, courtois et aimable, il se montrait, quand on le connaissait mieux, d’une volonté virile, chaleureux et sensible, comme le prouvaient ses enthousiasmes scientifiques ou ses sympathies personnelles. » À l’université, les mathématiques ne suivaient pas exactement l’évolution escomptée par Lie, depuis l’étranger. Après le départ de Broch, entré dans le gouvernement de Frederik Stang, la chaire de mathématiques pures n’avait pas été attribuée à Sylow que Lie, comme tant d’autres, considérait le plus qualifié. En effet, le débat qui opposait, en matière de diplôme et de formation, la science théorique à la technique avec ses applications pratiques était reparti de plus belle. L’Université voulait absolument maintenir la distinction entre professeur de mathématiques pures, d’un côté et de mathématiques appliquées, de l’autre. En principe, Broch occupait le premier poste et Bjerknes le second, mais en réalité, les cours de Broch de ces dernières années avaient plutôt porté sur ses matières de prédilection, telles la mécanique et autres connaissances plus orientées vers les applications pratiques. Bjerknes, en revanche, s’en était principalement tenu à la théorie, à la seule exception du génie mécanique, discipline dans laquelle d’autres, au demeurant, se révélaient bien plus compétents que lui. Il se rendait probablement aussi compte qu’il n’avait pas réussi à développer les applications pratiques et techniques des mathématiques comme il l’aurait dû, selon ce qui nous appellerions aujourd’hui la définition de son poste. En tout cas, il semble s’être facilement laissé persuader de reprendre la chaire de mathématiques pures de Broch. Il libérait ainsi un poste de mathématiques appliquées que Sylow — qui travaillait sur la théorie des équations dont il était l’un des meilleurs spécialistes européens — ne pouvait en aucun cas briguer. Bjerknes, qui le savait bien et s’en désolait, fit longuement campagne pour « que la distinction entre mathématiques pures et mathématiques appliquées fût abolie » ; une telle disposition aurait profité à Sylow. Cependant, prédomina la conviction que l’Université devait « exercer une influence féconde » sur « les sciences de l’ingénieur et le génie mécanique ». Dans une lettre d’excuse adressée à Sylow, Bjerknes exprimait ses regrets : « Les gens font si peu cas de personnes comme moi et vous. Même s’il y avait un Abel en vous, cela ne servirait guère. » Dans un autre courrier, il précisait : « Les gens font si peu cas des personnes "pures". Elles devraient, si possible, être aussi utilisées que le sont les pures machines ; mais alors, elles pourraient aussi servir pratiquement à tout et ce n’importe où et n’importe quand. » À l’automne 1869, Cato Guldberg fut ainsi, à trente-trois ans, nommé professeur de mathématiques appliquées. Après la licence ès sciences, il avait étudié, en Allemagne et en France, les mathématiques, le génie mécanique et la dernière avancée en mécanique, la théorie de la chaleur. Rédacteur de la Polyteknisk Tidsskrift [« Revue polytechnique »] depuis 1863, il était entré, quatre ans plus tard, à la Société des sciences et avait obtenu un poste de chercheur à l’université. Il siégeait à plusieurs comités de direction et conseils d’administration. En 1868, il avait remplacé Broch à l’université de Christiania pendant son mandat au Parlement et s’était activement occupé de

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résoudre des problèmes pratiques et techniques en même temps qu’il menait ses recherches en physique-chimie. Avec son beau-frère, le professeur de chimie Waage, il allait découvrir la célèbre « loi d’action des masses » [appelée également loi de Guldberg-Waage] qui permet de déterminer les équilibres chimiques. Quoique à cette époque, l’Université soutînt que son rôle n’était pas de dispenser un enseignement purement technique, les applications pratiques de la science occupaient une place prépondérante. Au Jardin botanique, le professeur Schübeler, fondateur de la Société d’horticulture, montait des expositions de plantes utiles. En zoologie, le professeur Rasch étudiait principalement l’apiculture, la pêche et les roches convexes propices à l’ostréiculture. La recherche à long terme, à l’utilité incertaine, éveillait un intérêt moindre. Pendant le séjour de Sophus Lie à l’étranger, deux grands hommes étaient décédés en Norvège : Michael Sars, au cours de l’automne 1869, et Schweigaard, pendant le mois de février 1870. Le grand spécialiste de zoologie marine était mort dans la discrétion et le dénuement ; des scientifiques français et anglais avaient dû organiser une collecte internationale de grande envergure afin de subvenir aux besoins de sa famille ! En revanche, le professeur Schweingaard avait été enterré aux frais de la ville de Christiania en l’église de la Trinité, décorée à l’extérieur d’épicéas de dix mètres de haut et à l’intérieur de cyprès en pots tout le long des murs. Le chœur de l’église était drapé de crêpe noir, et sous un baldaquin décoré de cordons d’argent à profusion, se tenaient cent chanteurs choisis parmi les membres des sociétés chorales des étudiants et des marchands. Sur les bancs, se pressaient toutes les personnalités de la capitale. Des temps nouveaux se préparaient, en particulier dans les milieux étudiants qui, comme d’habitude, donnaient le ton aux débats de société. Les conversations abordaient le besoin de changements orientés vers davantage de liberté et de justice. Le mérite de ce mouvement revenait en grande partie à Bjørnson qui présida la Société des étudiants à partir de janvier 1870, assisté d’un bureau de quatre membres élus dont Ernst Motzfeldt. (En ce temps-là, être étudiant n’était pas nécessaire pour entrer au bureau, il suffisait d’avoir été étudiant.) Ce dernier ne soutint pas son président, mais ne rallia pas pour autant le camp de l’opposition déclarée. Son attitude modérée, lors des nombreuses et véhémentes batailles rangées qui firent rage par la suite, lui gagna la considération générale. L’ouverture des conférences et fêtes de la Société des étudiants à tous figura dans la liste des nouvelles mesures adoptées par le bureau de Bjørnson. Les obsèques grandioses de Schweigaard dans la capitale — de nombreuses villes organisèrent en sa mémoire des cérémonies qui rassemblèrent des foules considérables — suscitèrent des débats passionnés sur ce qu’étaient et devraient être les valeurs culturelles du pays. Un groupe d’étudiants avait, certes, entouré le cercueil lors de l’enterrement. Bjørnson lui-même avait écrit une cantate chantée à l’église, puis il avait présidé la cérémonie à la mémoire du défunt qui s’était déroulée à la Société des étudiants.

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Pourtant, quelques jours plus tard, quand le journal conservateur Morgenbladet lança une vaste campagne pour ériger un monument dédié à Schweigaard — dépeint comme l’unique homme intègre du pays et sa providence éternelle — la réaction de Bjørnson fit éclater au grand jour un conflit latent. Dans une notice nécrologique publiée dans le Norsk Folkeblad [« Journal norvégien du peuple »], il comparait Schweigaard à Wergeland et il préconisait de consacrer d’abord le poète. Schweigaard n’avait donné aucune impulsion à la nouvelle vie de la nation ; il avait été « le plus grand régulateur logique » de son temps et il tenait sa grandeur de son activité régulatrice, c’est-à-dire de ses remarquables interprétations juridiques, si importantes aux yeux de ses concitoyens. En exaltant les mérites de Wergeland, brillant exemple de ce type d’hommes qui sont une source d’inspiration pour leur pays et dont la nation a toujours besoin, Bjørnson déclencha une tempête de protestations haineuses, mais provoqua aussi des débats plus libres et plus ouverts sur les priorités nationales. À son retour en Norvège, malgré son peu d’expérience pratique dans la recherche, Sophus Lie voyait s’ouvrir devant lui un bel avenir. La rumeur selon laquelle il allait recevoir une bourse se révéla fondée : nommé chargé de recherche en mathématiques en janvier 1871, il entama immédiatement sa carrière d’enseignant à l’université. Holst qualifiait son enseignement de « particulièrement vivant et stimulant ». Comme il n’utilisait généralement que peu ou pas de notes, ses cours consistaient en « une série d’improvisations inspirées, pleines d’instants de génie. Il saisissait merveilleusement ce qui caractérisait une grande idée transcendante. » Toujours à partir de ce mois, il assura aussi quelques heures de cours au lycée Nissen afin de gagner un peu d’argent et de régler ses dettes. Il se représenta à la présidence de l’Association des scientifiques où, au début de l’année suivante, il prononça une conférence sur les Porismes d’Euclide et leur interprétation par Chasles, ainsi que sur les complexes de droites. Il prenait généralement son dîner dans la salle à manger de la Société des étudiants, puis buvait un café dans la pièce voisine, en compagnie de ses amis du Salon vert, mais ne fumait jamais. Comme naguère, il louait une chambre chez madame Motzfeldt, au 1 de la Grottebakke (en face de Grotten, célèbre résidence d’artistes construite en 1840 et qui donne aujourd’hui sur le parc du palais royal). Bjerknes et C. Guldberg occupaient alors les deux chaires de mathématiques, mais à la faveur de circonstances inattendues, ce nombre allait doubler au cours des semestres suivants, au profit de Lie notamment. Pendant l’hiver et le printemps 1871, Lie se consacra principalement à la rédaction de sa thèse de doctorat Over en Classe geometriske Transformationer [« Sur une classe de transformations géométriques »]. Il en avait écrit la plus grande partie en allemand et devait maintenant la traduire en norvégien puisque seuls le norvégien et le latin étaient acceptés. Après la première thèse en norvégien — présentée par Broch en 1847 — aucune autre n’avait été soutenue pendant vingt ans ; obtenir le grade de docteur paraissait être

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pratiquement « tombé en désuétude » ces dernières années. Au demeurant, il s’agissait d’un événement fort rare : entre sa fondation en 1811 et 1867, l’université Fredrik de Christiania n’avait accueilli que trois soutenances. La difficulté de l’exercice portait sa part de responsabilité : le candidat ne disposait que de quelques heures pour préparer une leçon sur un sujet imposé par le jury. Néanmoins, quand le temps de préparation, en 1871, passa à vingtquatre heures, les soutenances demeurèrent extrêmement rares : entre 1867 et 1877, on en compta seulement onze. Lie soutint sa thèse au mois de juin 1871 et présenta ses travaux en exposant d’abord quelques généralités. Comme chacun sait, le développement rapide de la géométrie durant notre siècle dépend intimement de considérations philosophiques sur le caractère de la géométrie cartésienne, considérations qui dans leur forme la plus générale sont exposées par Plücker dans ses travaux les plus anciens. Pour ceux qui ont pénétré l’âme des travaux de Plücker, il n’y a rien de fondamentalement nouveau dans l’idée que l’on peut utiliser comme élément de géométrie dans l’espace, toute courbe qui dépend de trois paramètres. La raison pour laquelle personne, à ma connaissance, n’a concrétisé cette idée doit résider dans le fait qu’on n’a trouvé aucun avantage qui pourrait en résulter. J’ai donc été le premier à entreprendre une étude générale de la théorie mentionnée précédemment, et j’ai trouvé que, par une représentation particulièrement singulière, on peut rapporter la théorie des courbes tangentes principales à celle des lignes de courbure. Dans sa thèse, Lie étudiait et approfondissait la transformation droitesphère qu’il avait découverte l’année précédente à Paris. Il prenait comme point de départ la transformation de contact qui, grâce au choix de constantes appropriées, permettait d’envoyer des droites de l’espace sur des sphères. Par une méthode entièrement nouvelle, il établissait des liens entre géométrie projective et géométrie euclidienne ; le langage mathématique dans lequel ce raisonnement s’exprimait était, lui aussi entièrement nouveau. La tâche fut donc extrêmement ardue pour les trois membres du jury, les deux professeurs de mathématiques Bjerknes et Guldberg, assistés du professeur de métallurgie Emil Münster. Pendant tout l’oral, Münster demeura coi ; Guldberg commenta sans doute quelques points de détail, incapable de comprendre les intentions de Lie. Quant aux mathématiques classiques de Bjerknes, elles paraissaient si éloignées des mathématiques exposées que, selon des témoins, la discussion ne réussit jamais à s’engager. Holst, l’un des nombreux auditeurs qui avaient attendu cette soutenance avec impatience, devait ultérieurement rapporter cette journée de juin 1871 : Lie avait été brillamment reçu docteur mais « pas âme qui vive n’avait compris un traître mot. » Lors de la réception qui

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s’ensuivit le soir même, ses amis entonnèrent ce chant composé en l’honneur du héros de la fête : Messieurs Bjerknes et Guldberg, professeurs éminents, Dans la plus haute salle, par toi étaient conquis, Si délicieusement flottaient tes paroles d’argent, Quand d’or semblait le silence de Münster, ébloui ! [...] Un cercle est rond, une ligne est une longueur, Et parmi les astres qui brillent au firmament, Toi, telle une étoile de première grandeur, Tu circules parmi la foule, sereinement. Vive le docteur Sophus Lie ! Ce titre, il l’a bien mérité. Tous ses amis ici réunis Lèvent leur verre à sa santé. [...] Les neuf strophes de ce poème étaient dues à la plume alerte de son ami Skavlan qui avait reçu une bourse de recherche à l’université en même temps que lui. Spécialiste de l’histoire de la littérature, il avait soutenu, trois mois auparavant, une thèse intitulée Ludvig Holberg som Komedieforfatter [« Ludvig Holberg, auteur de comédies »]. Après le succès remporté par sa pièce Gildet paa Mærrahaug eller den fortryllede Agurk [« La Fête à Mærrahaug ou Le Concombre charmant »], il avait écrit une autre comédie Babels Taarn [« La tour de Babel »], représentée l’année précédente sous l’égide de la Société des étudiants sur la scène d’un grand théâtre (Det Norske Teateret) et qui avait connut une heureuse fortune. Six ans après son doctorat, Skavlan deviendrait le premier professeur de littérature européenne en Norvège. En octobre 1871, lors de la célébration du troisième anniversaire de l’Association des scientifiques, une chanson écrite pour remercier Lie de sa contribution au renouveau de l’Association évoquait aussi son nouveau statut de docteur, symbolisé par son couvre-chef. Celui qui montre le plus d’obstination C’est toujours Sophus Lie ; Il s’est construit une réputation En « nouvelle géométrie ». D’atroces fonctions imaginaires, À vous faire éclater le cerveau De leurs flots nous inondèrent, Quand, de docteur, Lie reçut le chapeau. Lie rentra probablement chez son père, à Moss, passer une partie des vacances d’été. Il lui fallait maintenant préparer la publication, par la Société des sciences de Christiania, de sa thèse de doctorat dont une version plus complète en allemand, de cent douze pages, parut dans les Mathematische Annalen en automne. Cependant, un été sans longue course en montagne était

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inconcevable ! Sophus s’en alla donc parcourir les sommets du Jotunheim. Fin juillet, depuis Fagernes, une station de montagne de ce massif, il écrivit au professeur Bjerknes afin de lui demander la liste de ses travaux scientifiques, car il avait entrepris de référencer toute la littérature mathématique norvégienne pour un périodique allemand, le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik [Annuaire des progrès des mathématiques], qui avait commencé à paraître à Berlin. La thèse de doctorat de Lie connut, à travers l’Europe, un grand retentissement. À Paris, Darboux, dont l’opinion faisait référence, estima que le travail de Lie représentait « l’une des plus belles découvertes en géométrie moderne ». Lie n’allait pas demeurer chargé de recherche à Christiania ! Il se vit bientôt offrir la possibilité de prouver sa valeur. Lorque le Suédois Carl Hill libéra, à l’automne 1871, la chaire de mathématiques qu’il avait occupée quarante ans à l’université de Lund, Lie posa sa candidature. Pendant près d’un demi-siècle, il avait dominé les mathématiques dans son pays où il faisait figure d’institution. Les premiers numéros du Journal de Crelle — revue fondée en 1826 — contenaient, outre les grands traités d’Abel sur les fonctions elliptiques, des articles de Hill, généralement rédigés en latin. Les milieux progressistes norvégiens s’émurent de voir Sophus Lie figurer parmi les cinq candidats à ce poste, dans le pays frère. La Norvège subissait une défaite, son mathématicien le plus doué devait quitter la patrie pour aller en Suède ! De toutes parts, s’élevèrent des protestations, venues non seulement de ses amis du Salon vert et de l’Association des scientifiques, mais aussi de l’étranger. Clebsch à Göttingen et Cremona à Milan adressèrent des témoignages de soutien en faveur de Lie. Broch — membre du gouvernement et ancien professeur de mathématiques — possédait des relations dans tous les camps et, de ce fait, joua un rôle clé dans les événements ultérieurs. Tous les ministres norvégiens, à tour de rôle, devaient participer au gouvernement à Stockholm pendant un temps, considéré par certains comme une sorte de bannissement. Après avoir longtemps différé ce séjour et présenté de nombreuses requêtes pour en limiter la durée, Broch avait fini par obtenir que son année obligatoire en Suède fût réduite de moitié. Il se trouvait à Stockholm — il devait rentrer à Christiania, en février 1872, après un séjour de six mois — au moment où la chaire de Lund fut déclarée vacante. Dans le but d’empêcher son compatriote de participer à la lutte féroce pour la succession de Hill, il s’efforça de lui assurer d’excellentes conditions de travail à Christiania. Dès qu’il reçut du professeur Clebsch une lettre des plus flatteuses sur les travaux de Lie, sur la puissance et l’originalité de ses recherches, il la transmit au conseil de l’université de Christiania, probablement dans le dessein d’insister sur la nécessité de créer un nouveau poste. L’Association des scientifiques s’associa à cette requête, demandant l’institution d’une chaire extraordinaire destinée au docteur Lie « pour le bien de notre Université et l’honneur de notre pays ». Mettre en application les changements envisagés dans l’organisation des études exigeait davantage de professeurs et les trente signataires, dont Holst, Berner et Helland, parta-

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geaient tous l’avis que l’éminent docteur Lie était « un enseignant compétent et doué ». L’initiative de cette lettre adressée au ministre Broch, auquel « le succès des sciences dans notre pays » tenait sûrement à cœur, revenait à Helland. Sans aucun doute, le Salon vert déploya le plus d’énergie en faveur de Lie. Ce groupe d’amis progressiste, convaincu que le conseil de l’université n’engagerait aucune action afin de garder Lie, décida d’en appeler à la presse en vue de susciter un grand mouvement dans l’opinion publique en faveur de la création de cette chaire. Le correspondant permanent dans la capitale du quotidien Bergenposten [« Le Courrier de Bergen »] répondit. Theodor Blehr, juriste de trente-trois ans et en poste à Christiania depuis peu d’années, publia un article à sensation et pleins de fougue sur le mathématicien. Il avait choisi d’intervenir en rédigeant une lettre adressée à la rédaction du journal. Il déclarait d’emblée que rencontrer des difficultés par « les plus grands esprits » pour se faire apprécier dans les petits pays était « un fait notoire », puis il désignait ce Norvégien qui avait été « si chanceux de gagner à un âge relativement jeune la reconnaissance des pays étrangers ». Ensuite, Blehr racontait, tel un conte de fées, l’histoire de Sophus Lie avec tous les ingrédients propres à éveiller l’intérêt. Il était une fois un homme qui avait obtenu les meilleures notes à tous les examens, mais qui, néanmoins, était mieux connu comme étant « un voyageur excentrique » ; ses randonnées fabuleusement longues et menées à un train d’enfer étaient devenues légendaires et il avait inspiré la chanson : Huit milles par jour oh, oh ! ... Suivait une description de sa tenue quand il partait marcher : un chapeau et jamais plus de quatre vˆ(e)tements. Il grimpait d’abord correctement bien habillé, puis roulait ses manches ainsi que le bas de son pantalon et baissait ses chaussettes. Avec un tel accoutrement, il n’était pas difficile de comprendre pourquoi les gens le confondaient avec un vagabond, voire pire. Cet article rapportait, non sans humour, comment Lie avait été accusé de vol (à Fredrikshald) et soupçonné de meurtre (dans le Trøndelag) : il allait à pied, à vive allure, quand on découvrit qu’un crime avait été commis. Le lieutenant de police fut convoqué en toute hâte ; il sauta dans sa carriole, se lança, aussi vite que possible, à la poursuite de l’horrible monstre, mais ne put jamais rattraper le marcheur véloce ! La lettre faisait également la part belle à l’épisode de Fontainebleau où le mathématicien avait été pris pour un espion allemand. Le journaliste mentionnait aussi les triomphes scientifiques remportés par Lie à l’étranger. La lettre du professeur Clebsch adressée au ministre Broch fut citée dans sa traduction en norvégien : « Votre excellent Lie fournit constamment les travaux les plus brillants et j’admire autant sa puissance de travail que l’originalité et l’indépendance d’esprit de sa démarche. Il ne lui sera peut-être pas facile de percer, car ses travaux sont trop profonds et trop bons pour le grand public, mais le temps y pourvoira, et je ne doute pas que l’avenir aura à parler de ce grand mathématicien norvégien. » Blehr signalait qu’à la demande de Lie des lettres de soutien étaient parvenues à Lund, venant de Berlin, Göttingen, Copenhague, Milan et Paris, et que

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parmi ce concert de louanges émanant des « mathématiciens les plus célèbres de notre temps », il n’avait la place de citer qu’une seconde lettre, celle de Cremona, de Milan. Ce dernier admirait « les idées [de Lie] qui sont de vraies découvertes, déguisées, en quelque sorte, sous une forme trop modeste et trop concise » et il avait trouvé dans ses travaux « des pensées originales et précises appliquées à la résolution de questions très vastes et très difficiles ». Ce vénérable mathématicien fit certainement la plus forte impression sur les lecteurs avec cet aveu : « J’aurais avec plaisir renoncé à tous mes travaux si seulement j’avais eu la chance de découvrir ce que monsieur Lie a découvert et en maintes occasions j’ai dit à mes amis que la patrie d’Abel possédait encore un autre jeune talent à qui la géométrie sera bientôt redevable de progrès extraordinaire. » Il n’exprimait qu’un seul souhait : que Lie prît davantage en considération « les facultés de compréhension limitées du public ». Jugeant que Lie présentait ses idées de façon trop succinte, il finissait sa lettre par cette recommandation : « Si vous vouliez vous attacher à atteindre l’éminente clarté d’Abel, comme je crois que vous avez hérité de son génie créatif, votre renom et la diffusion de votre oœuvre ne connaîtraient pas de limites. » En conclusion, le journaliste affirmait que de tels compliments ne manqueraient pas de produire le plus grand effet à Lund, puis il formulait cette constation mobilisatrice : « Mais, monsieur le rédacteur en chef, notre pays ne peut pas être si pauvre qu’il ne puisse pas offrir un poste correct dans sa patrie à un scientifique si exceptionnel ! » Cet article fut publié le 14 février et lorsque Bergenposten arriva à Christiania quelques jours plus tard, de larges extraits du papier de Blehr furent en une semaine reproduits dans les journaux de la capitale : Dagbladet, Aftenbladet [« Le Journal du soir »], Den Norske Rigstidende [« La Gazette norvégienne du royaume »] et Morgenbladet ; le premier et le dernier soulignaient la phrase « notre pays ne peut pas être si pauvre que... » Un courant s’était créé dans l’opinion. L’étape suivante consistait à proposer au Parlement la création d’une chaire extraordinaire en faveur de Lie et ce fut bientôt chose faite. Dix jours seulement après l’article de Bergenposten, cette demande était officiellement présentée devant le Parlement. Le mérite d’une telle célérité semble devoir revenir à un petit groupe de parlementaires — appelé le collegium politicum — qui avait élaboré et signé cette demande. Animé de convictions nettement libérales alliées à une méfiance déclarée en les excès de la bureaucratie, il exerçait depuis de nombreuses années une grande influence au Parlement. Parmi ces sept hommes, se trouvaient l’éminent homme politique Johan Sverdrup, le juriste et futur ministre Ludvig Daae et le médecin-chef Daniel Danielsen qui, connaissant bien la rédaction de Bergenposten, avait probablement pris l’initiative de cette action. Sur ces événements du 24 février au Parlement, le rapporteur de la motion, Ludvig Daae, écrivait dans son journal intime : « Au moment même où la proposition était présentée, monsieur Lie qui, dans la galerie cherchait à tout prix à écouter et ainsi molestait d’autres personnes, fut saisi par le collet par un policier et jeté dehors. Nous verrons si cela est de bon ou de mauvais

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augure. » Ce n’était certes pas « de mauvais augure » ; avec le soutien de Sverdrup, l’issue du vote ne faisait aucun doute mais la création d’une chaire extraordinaire attribuée à Sophus Lie fut acceptée après deux ou trois heures de débats au Parlement, le 26 mars. La nomination des professeurs était traditionnellement une prérogative du gouvernement. Des parlementaires, estimant que ce genre d’initiative ne relevait en aucun cas de la Chambre, émirent donc des objections de pure forme. En réalité, la proposition relative à cette chaire s’inscrivait dans le contexte d’une polémique plus générale qui se développa lors de cette session parlementaire de 1872 : le rapport de force entre le Parlement et le gouvernement. Le dépôt d’une motion sur la participation des ministres aux discussions parlementaires posait explicitement le problème. Pendant toute sa carrière de ministre, Broch — contrairement au chef du gouvernement Fredrik Stang — s’était montré ardent partisan d’un rapprochement entre le pouvoir exécutif, cantonné dans un splendide isolement, et les représentants élus. Dès son retour de Stockholm, en février, il avait infligé une cuisante défaite à Stang avec le vote de la loi sur la conscription. Tandis que ce dernier souhaitait maintenir les anciens privilèges attachés à la condition sociale, la nouvelle loi, par souci d’égalité et d’uniformisation, imposait maintenant un service militaire à tous. Beaucoup espéraient une autre victoire de Broch dans cette nouvelle proposition relative à la participation des ministres. Afin d’assurer une discussion de fond sur cette question et d’autres, les élus avaient demandé, à l’unanimité, la prolongation de la session parlementaire au-delà des trois mois statutaires. Le gouvernement refusa et chargea... Broch d’annoncer cette décision au Parlement, précisément le jour où la proposition concernant la chaire de Sophus Lie était présenté, montrant clairement ainsi que cette nomination relevait aussi du problème de la répartition des pouvoirs. Soutenir la proposition en faveur de Lie revenait en réalité à soutenir Broch et sa position sur l’accès des ministres aux discussions du Parlement. Parmi les quinze députés qui participèrent au débat, seuls deux s’opposèrent à cette initiative, l’un, Otto Løvenskiold, car il revenait — par principe — au gouvernement de nommer les professeurs d’université et l’autre, le chef du parti agrarien, Søren Jaabæk, car cette chaire représentait une dépense « inutile », une objection courante. Cependant, la Chambre ne retentit que de louanges tressées en l’honneur de Lie. Un élu voulait conserver à la Norvège « cet homme qui nous fait tant penser à Abel » ; un deuxième rappelait que l’on ne pouvait pas « laisser ce remarquable mathématicien, ce brillant homme de sciences, subir le même sort qu’Abel » ; un troisième voulait préserver « pour l’université le capital et la réserve de talent scientifique dont on parle ici » ; un quatrième considérait comme un « honneur national » de soutenir ce « génie exceptionnel ». Les expressions « qualités extraordinaires », « talents qui justifient de grands espoirs pour l’avenir », « dons extraordinaires » qui pour rien au monde ne devraient « se perdre pour notre pays »... déferlaient. La proposition fut votée par quatre-vingt cinq voix contre seize, et ainsi fut créée une chaire extraordinaire de mathématiques accompagnée

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d’un salaire annuel de huit cents speciedaler. Sophus Lie devenait devenait professeur d’université et il allait avoir trente ans. En revanche, la motion relative à la participation des ministres aux discussions parlementaires fut repoussée et Broch battu.) Généralement considéré comme « un homme de progrès modéré », il se voyait dans un rôle d’intermédiaire, une sorte de centriste dans le nouveau paysage politique qui se dessinait, dans lequel le parti conservateur Høyre était de plus en plus menacé par le parti libéralVenstre en plein essor. Dans les premiers temps, beaucoup pensaient que Broch pourrait jouer un rôle d’unificateur et faire un possible chef de gouvernement, un vote de défiance envers le ministère Stang était de plus en plus envisagé. Ce conflit entre Broch et Stang allait marquer le début d’une lutte constitutionnelle de douze ans, entre le Parlement et le gouvernement, dont Stang remporta la première manche. Après sa démission acceptée le 28 mai 1872, Broch fut immédiatement nommé professeur extraordinaire de mathématiques. En automne, il accéda à la présidence du conseil de l’université (position équivalente à celle de recteur dans le futur). Il s’occupa ensuite essentiellement de faire adopter le système métrique et de réaliser l’union monétaire scandinave, avec le passage à la couronne basée sur l’étalon-or2 . Salué comme « le plus grand écrivain et la plus grande autorité des pays nordiques sur les questions monétaires », il entra progressivement dans de nombreuses commissions internationales mais en politique intérieure, Broch fut relégué au second plan. Les années suivantes, le Parlement norvégien créerait plusieurs chaires extraordinaires, mais dans les milieux conservateurs le concept de « professeur parlementaire » garda toujours une connotation négative. Onze ans plus tard, dans une lettre à son ami Klein, Lie commentait sa nomination de « professeur parlementaire » et rapportait qu’en Norvège, la rumeur avait circulé que ce poste lui avait été attribué en raison de ses sympathies politiques, sous prétexte que la bienveillance du Parlement à l’égard d’un individu particulier ne pouvait s’expliquer autrement. L’intelligentsia conservatrice de Christiania doutait que ce poste lui eût été accordé en raison de ses contributions à la science et de son érudition. « Cela m’exaspère toujours d’entendre cette histoire absurde selon laquelle je ne serais jamais devenu professeur d’université si le Parlement n’avait pas été au courant de mes sympathies politiques ». Il assurait Klein qu’il n’avait pas dit un mot à un seul membre de l’opposition avant qu’on ne lui offrît ce poste : « C’est la vérité. » À Lund, la chaire de mathématiques demeurait vacante et Emanuel Bjørling dut attendre l’automne de l’année 1873 avant de succéder à Hill. Les débats s’étaient montrés si virulents et si navrants que le gouvernement suédois décida d’adopter de nouvelles modalités : il prendrait sa décision après qu’un groupe de trois experts se fut prononcé sur les mérites des postulants. 2 En 1875, le système métrique fut introduit et les mesures familières tels que le pied, l’aune, la brasse, le baril, le fût, le pichet, le pot, la livre Bismer, le mark, l’once cédèrent la place au mètre, au litre et au gramme. Le speciedaler et le skilling furent remplacés par la couronne et l’øre, le speciedaler étant échangé contre quatre couronnes.

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L’heureux élu avait participé activement aux discussions et s’était enquis auprès du professeur Bjerknes qui, sans hésitation, avait désigné Sophus Lie comme le plus doué des cinq candidats, les trois autres étant les Suédois Göran Dillner, Edvard von Zeipel, et Victor Bäcklund. Durant l’été 1872, le tout nouveau professeur Lie trouva le temps de faire deux randonnées en montagne. En juillet, il traversa le Telemark, via Kongsberg, pour rendre visite à sa sœur et à son beau-frère à Tvedestrand. En chemin, il écrivit à Motzfeldt et lui demanda de lui envoyer de l’argent. « Cela va aller bien mieux maintenant que j’ai un meilleur salaire », assurait-il ; malheureusement, il se plaignait que dans le Telemark « le soleil le plus désastreux » lui avait fait mal aux yeux. En compagnie de son ami et de son épouse, il devait, le mois suivant, effectuer une marche bien plus longue et l’itinéraire suivant avait été arrêté : gagner Lillehammer via Gausdal, traverser en bateau le lac Espedal, puis continuer vers Sikkilsdalen jusqu’aux sommets du Jotunheim. Cependant, depuis Tvedestrand, Lie avouait ne pas être assez en forme pour faire alors une randonnée aussi éprouvante : Bien que je crois vraiment que je supporte des efforts aussi intenses qu’à ma meilleure époque, je considère cependant plus judicieux d’éviter tout effort violent. Je dois, en fin de compte, prendre soin, en général et en particulier, avant tout de mes yeux. Il avait le sentiment que la pression du travail et les charges de ces dernières années avaient sapé ses forces. Dans une lettre ultérieure (adressée à Leipzig, à Adolph Mayer, il admit que durant l’été 1872, il était « devenu un peu nerveux », mais il ajouta : « Heureusement, ma nomination de professeur me permettait de vivre un peu plus raisonnablement. » Son séjour de quelques semaines à Tvedestrand semble lui avoir été bénéfique puisqu’il avait finalement décidé d’accompagner les Motzfeldt sur « les hauts sommets ». Au même moment, il reçut une lettre inattendue de Jordan postée de Trondheim. Le mathématicien français qui visitait les pays nordiques avec un groupe d’amis, lui demandait de venir le rejoindre à Christiania le 22 juillet, ses amis étant pressés de reprendre leur voyage dès le lendemain. Sophus revint donc en bateau à vapeur à Christiania, après avoir fait parvenir un message à Sylow, de l’autre côté du fjord à Fredrikshald, l’invitant à venir rencontrer Jordan, dans la capitale. Selon Holst, probablement présent, Sylow avait expliqué à Jordan, au cours d’une promenade dans les environs de Christiania, son célèbre théorème sur l’existence de sous-groupes maximaux dont l’ordre est une puissance d’un nombre premier. Plus tard dans l’année, il publierait dans les Mathematische Annalen l’article intitulé « Théorème sur les groupes de substitution » qui ferait à jamais des groupes de Sylow une notion courante et un outil de travail essentiel en mathématiques. Sur le moment, nul doute que le grand Jordan de Paris eut du mal à saisir les affirmations surprenantes de Sylow, mais il ne tarda pas à être convaincu. Quelques jours après, le mathémacien norvégien reçut une lettre

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expédiée depuis un bateau à vapeur voguant sur un canal suédois, dans laquelle Jordan affirmait avoir déjà trouvé des applications de son théorème et, de retour à Paris, il fit accélérer la publication des travaux de Sylow. Au cours de l’année 1872, la Société des sciences de Christiania publia quatre articles de Lie sur les méthodes d’intégration des équations différentielles du premier degré et sur la théorie des invariants des transformations de contact. Lie continuait à entretenir une correspondance mathématique très fournie avec Klein. Depuis que les deux amis s’étaient séparés à Düsseldorf en novembre 1870, ils avaient échangé des idées, des interprétations et des projets de nouveaux travaux. Leur troisième mémoire commun — portant sur des courbes qui étaient globalement invariantes par transformations linéaires — parut au cours de l’été 1871 dans les Mathematische Annalen. Klein, alors maître de conférences à Göttingen, avait espéré venir en Norvège cet été-là pour poursuivre sa collaboration avec Lie, mais, faute d’argent, ce projet échoua. Dans ses lettres, Klein évoquait ses recherches ainsi que ses cours de mathématiques et de physique. Il décrivait le milieu des jeunes scientifiques de Göttingen qui travaillaient sur des sujets très variés, extrêmement intéressants et il expliquait qu’il s’était fait remarquer dans un débat public (avec Otto Stolz) sur la géométrie non euclidienne. Sur la recommandation de Clebsch, Klein serait nommé professeur de mathématiques à l’université d’Erlangen, en 1872, à l’âge de vingt-trois ans seulement. Lie entama sa carrière de professeur d’université par un congé sans solde de deux mois pour aller en Allemagne rendre visite à Klein ; il passa par Copenhague et rencontra Zeuthen avec lequel il « bavarda deux ou trois heures ». De Göttingen, il écrivit à Motzfeldt : « Mon voyage s’est bien passé, à part le fait qu’à Fredericia [au Danemark], je n’ai pas vu qu’il fallait choisir entre deux trains et malheureusement, j’ai pris le mauvais. » Il était donc arrivé plus tard que prévu à Hambourg et de même à Göttingen où il logeait chez Klein. Il se portait « remarquablement bien » et comptait rester trois semaines à Göttingen avant d’accompagner Klein à Erlangen. Sur le chemin du retour, il s’arrêterait deux ou trois jours à Berlin. Comme d’habitude, Sophus demandait à Ernst de lui faire suivre de l’argent. Sur son salaire de soixante-sept speciedaler, il en voulait cinquante et avec le reste, Motzfeldt devait payer le loyer à sa mère. Il était « étonnant comme tout avait beaucoup augmenté depuis 1869 » ! Après être restés pratiquement deux ans sans se voir, Lie et Klein se retrouvèrent à Göttingen, au début de septembre 1872. Deux ou trois semaines auparavant, Klein avait écrit à Lie : « Tu vas me retrouver changé, [mais] quand même pas complètement, avec des aspects qui visiblement sont tout autres qu’avant, surtout [quand j’étais] à Paris. Maintenant, je suis le plus souvent une personne très gaie qui, avant tout, se consacre aux mathématiques ; oui, je me consacre aux mathématiques, avec beaucoup de sérieux, mais cependant pas avec cette gravité lugubre et sinistre d’autrefois. »

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Quelques mois plus tôt, Klein s’était plaint de manquer de persévérance et d’être incapable de fournir un travail intense, affirmant que la visite de Lie était cruciale pour lui, aussi bien d’un point de vue personnel que scientifique. À Göttingen, Lie eut, outre la joie de retrouver Klein, le grand plaisir de faire la connaissance du mathématicien Adolf Mayer. Celui-ci était professeur à Leipzig où il travaillait sur les équations aux dérivées partielles du premier ordre ; grâce à l’analyse, il avait développé des méthodes d’intégration qui correspondaient parfaitement aux méthodes que Lie utilisait en géométrie. Afin de poursuivre leur échange sur différentes méthodes d’intégration, Mayer, homme aisé et nouvellement marié, invita chez lui Lie qui demeura trois semaines. Une abondante correspondance s’ensuivit et leurs liens d’amitié se renforcèrent lorsque, quatorze ans plus tard, Lie également enseigna à Leipzig. L’événement le plus important de l’automne 1872 fut le départ de Klein pour Erlangen. Sur la route vers cette destination, Lie passa l’essentiel de son temps, à Francfort et à Heidelberg, à rencontrer des mathématiciens, dont Max Noether et Jacob Lüroth, comme il l’écrivit à Motzfeldt. J’ai plutôt étendu mes relations parmi les jeunes mathématiciens allemands. Cela a pour moi moins d’intérêt de connaître les plus âgés dans la mesure où, presque sans exception la productivité dans notre discipline décroît avec l’âge de manière effrayante. Selon la coutume, Klein devait, pour marquer son entrée en fonction à Erlangen, prononcer une leçon inaugurale. De cette Antrittsrede, naîtrait un traité, Le programme d’Erlangen qui revêtit par la suite une grande importance, car il portait sur l’essence de la géométrie et ses principes universels. En octobre, Lie et Klein passèrent ensemble deux ou trois semaines à Erlangen où ils discutèrent de mathématiques et surtout de ce cours que Klein allait donner. Le titre en était Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen. Il souhaitait y présenter le fruit de sa collaboration avec Lie dans les méthodes utilisées et le résultat des recherches effectuées. Dans le programme d’Erlangen, Klein établit des analogies entre les différentes méthodes géométriques et montra les relations qui pourraient exister entre la géométrie projective, la géométrie des droites de Plücker et la géométrie des sphères de Lie. Pour ce faire, il fallait d’abord déterminer les objets géométriques, puis définir leur utilisation. Un objet géométrique devait être pensé comme un objet d’un espace dont les points du contour pouvaient être munis de coordonnées. Cette figure pouvait, de multiples façons, se déplacer le long d’une droite, se réfléchir dans un plan et tourner. Ces nombreuses façons formaient différents groupes de transformations. La tâche constituait à étudier les propriétés de cette figure qui demeuraient inchangées, c’est-àdire invariantes, sous l’action de ces divers groupes. Cette classification des points de vue géométriques, entièrement nouvelle, allait se répandre dans le

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milieu mathématique, peut-être davantage grâce à Lie qu’à Klein. L’ordre et l’unité ainsi créés devinrent le fondement d’une pensée structurale caractéristique. Par cet effort pour repérer et identifier des structures dans ce qui est variable et changeant, les mathématiciens ouvrirent la voie à d’autres chercheurs scientifiques. Lie serait volontiers resté plus longtemps à Erlangen, comme en témoigne une lettre adressée à Motzfeldt dans laquelle il lui demandait d’essayer de faire prolonger son congé jusqu’au 15 novembre. Même s’il prévoyait de rentrer à Christiania dans les tout premiers jours de novembre, Sophus lui écrivait : « Je voudrais vraiment avoir les mains libres. Il est possible qu’il soit d’une grande importance pour moi de passer quelque temps à Leipzig et Berlin. » Outre « un temps d’automne agréable », il rapportait de ce mois d’octobre : « Il y a ici une profusion de bonnes choses, en particulier la fameuse bière d’Erlangen, qui, cependant, à mes yeux, a moins d’attrait que le raisin que l’on cueille en ce moment. » Pendant ce séjour, Lie et Klein évoquèrent aussi l’avenir, le mariage et la vie de famille. Si l’on en juge par la correspondance qui suivit, ils souhaitaient tous deux « trouver un havre de paix dans un bon foyer », mais, en tout cas, aucun des deux ne mentionna de projet concret lors du voyage, bien concret et réel celui-là, qu’ils firent ensemble, à pied, de Nuremberg à Fürth et qui leur laissa un très bon souvenir. Lie semble avoir renoncé à rendre visite à Mayer à Leipzig sur le chemin du retour et il ne resta probablement à Berlin qu’un jour ou deux. Tous les témoignages s’accordent pour affirmer qu’il regagna Christiania, au début du mois de novembre. Le 7 novembre, le professeur Clebsch mourut subitement à Göttingen. Beaucoup de ses anciens étudiants se tournèrent alors vers Klein, devenu désormais, en Allemagne, la nouvelle autorité dans le domaine de la recherche en géométrie. Lie ne devait jamais oublier la période qui suivit la disparition de Clebsch. En effet, madame Motzfeldt, chez laquelle il continuait de louer un logement, avait invité sa nièce Anna Birch ; celle-ci venait de Risør, ville côtière du Skagerrak, située non loin de Tvedestrand. Lie avait déjà rencontré la jeune fille âgée de dix-huit ans, lors d’une précédente visite qu’elle avait rendue à sa tante dans la capitale et depuis quelque temps, il possédait sa photographie. Il l’invita à l’accompagner au théâtre. Jusqu’à Noël, Lie donna probablement des cours, comme cela avait été prévu avant son congé ; en décembre, on put lire dans les journaux qu’il avait été élu membre correspondant de la Société des sciences de Göttingen. Avant de partir chez sa sœur à Tvedestrand pour les fêtes de Noël, il envoya à Anna Birch sa demande en mariage. Il lui écrivait qu’à la faveur de son « voyage de Noël à Tvedestrand », il passerait par Risør où il espérait « la veille de Noël, entre trois et quatre heures de l’après-midi », la rencontrer pour « savoir quel destin [lui était] réservé. »

Quatrième partie

Professeur à Christiania

Figure 24 – Studenterlunden et l’université de Christiania vus de Karl Johans gate.

Chapitre 11

De longues fiançailles Quand Sophus Lie lui rendit visite, chez ses parents, à Risør la veille de Noël 1872, Anna Birch accepta sa demande en mariage, à la seule condition que leurs fiançailles seraient tenues secrètes pendant un temps : elle était bien trop jeune pour s’engager. Leurs fiançailles durèrent finalement vingt mois, bien trop longtemps au goût de Lie. Ils se rencontrèrent plusieurs fois, à Risør, à Christiania et à Moss dans sa maison et pendant la plus grande partie de leurs fiançailles, ils échangèrent une abondante correspondance. Près de quatre-vingt-dix de ces lettres nous sont parvenues, essentiellement celles de Sophus qui, pour sa part, ne semble pas avoir conservé la correspondance d’Anna datant de cette période. Sa demande en mariage était ainsi formulée : Mademoiselle Anna Birch ! Depuis la première fois où j’ai fait votre connaissance, mon plus cher désir a été de gagner votre amour. Je sais bien qu’il me manque beaucoup des qualités auxquelles vous attachez certainement un grand prix ; mais si maintenant, malgré tout, j’ose vous demander de devenir un jour ma femme, c’est que je suis intimement convaincu que vous ne rencontrerez jamais aucun homme qui tiendra à vous autant que moi. Je ne peux pas vous offrir une situation sociale brillante ; mais la chance me suit de façon particulière dans mon travail et je peux espérer un avenir honorable. Si toutefois ma lettre vous surprenait, si vous pensiez qu’il vous est impossible de répondre à mon désir, alors je vous supplie d’attendre de m’avoir parlé avant de prendre une décision définitive. Il est dans mon intention de faire passer mon chemin par Risør pour mon voyage de Noël à Tvedestrand. La veille de Noël, entre

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Sophus Lie, une pensée audacieuse trois et quatre heures de l’après-midi, j’espère avoir une conversation avec vous afin d’apprendre quel destin m’est réservé. Sophus Lie

Pourvu du oui d’Anna, il se rendit à Tvedestrand. Là, il définit pour la première fois — dans une lettre adressée à Mayer, à Leipzig — ce qui, plus tard, serait apelé une algèbre de Lie. Il avait résolu la question de savoir comment se comportaient certaines rotations qu’il avait précédemment décrites avec ses groupes (les futurs groupes de Lie) quand elles se composaient de différentes façons. La veille du Jour de l’An, il retourna à Risør et fort probablement, parcourut à pied les trois ou quatre milles qui séparaient les deux villes. En tout cas, il repartit à pied, bien que le père d’Anna lui eût conseillé de prendre une voiture à cheval. Quelques jours plus tard, dans une lettre à Anna, il commentait ainsi sa première visite dans la famille de sa fiancée : Ma très chère Anna ! Je n’arrive pas à comprendre comment moi, qui n’ai certainement jamais été timide, j’ai pu devenir, ces derniers jours, un pauvre imbécile. Néanmoins, bien que je n’aie apparemment aucune raison d’être gêné devant vos parents, cela semble avoir été le cas, quand j’ai voulu repartir à pied la veille du Nouvel An et que j’ai oublié de vous faire penser à votre vieille photographie. Sophus avait reçu une nouvelle photo d’Anna, mais il souhaitait vivement reprendre l’ancienne. « En une année, j’ai passé tant de bons moments à la regarder », écrivait-il. À son avis, les deux photos ne donnaient qu’« une idée extrêmement incomplète » de son « doux visage ». La photographie d’art en était tout juste à ses débuts. Avec ces deux premières visites, se posa le problème de savoir comment tenir leurs fiançailles secrètes. Le père d’Anna avait conseillé à Sophus de prendre une voiture plutôt que de marcher pour éviter qu’on ne le vît à Risør. Sophus expliqua ainsi à Anna son refus : « Quand j’ai quitté Risør la veille du Nouvel An, j’étais certain que je ne rencontrerais personne de connaissance. En tout cas, je peux vous assurer que nul ici n’a été surpris de me voir partir à pied ; car les gens savent que je trouve du plaisir dans les marches excentriques. Si j’avais suivi le conseil de votre père et pris une voiture, cela se serait remarqué bien davantage. » Dans une lettre, il racontait les fêtes à Tvedestrand. En dépit d’un temps épouvantable, il s’était amusé du mieux possible à la maison avec sa sœur, son beau-frère et les enfants. « Ils nous invitent à Tvedestrand pour Pâques. Je suis sûr que vous vous plairez ici ; car je ne connais pas de gens plus aimables que mon beau-frère Vogt et ma sœur, tous les enfants sont aussi très gentils. » Ayant déjà effectué de nombreux séjours à Tvedestrand, il y connaissait beaucoup d’amis. En 1866, il avait été « le boute-en-train de

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Figure 25 – Portrait à l’huile de Sophus Lie, peint en 1902 par Erik Werenskiold, probablement d’après un dessin plus ancien.

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Figure 26 – En haut, à gauche : Ernst Motzfeldt, juge à la Haute Cour et, un temps, ministre. En haut, à droite : Axel Lund, médecin installé à Christiania et devenu médecin personnel de Lie à la fin de sa vie. En bas : le professeur Ossian Sars, réputé pour ses études en zoologie.

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Figure 27 – En haut : Amund Helland, géologue, écrivain et professeur, par Erik Werenskiold. En bas, à gauche : Elling Holst, mathématicien et écrivain. En bas, à droite : le professeur Axel Thue, à l’origine de la grande tradition norvégienne dans la théorie des nombres.

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Figure 28 – En haut, à gauche : Bjørnstjerne Bjørnson, l’un des grands poètes norvégiens qui, dans les années 1890, s’employa activement à faire rentrer Lie en Norvège. En haut, à droite : Edvard Grieg que Lie vit plusieurs fois à Leipzig. En bas : Fridtjof Nansen, que Lie rencontra à maintes reprises et avec lequel il conçut des projets, notamment pour le jubilé d’Abel en 1902.

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toute la jeunesse de Tvedestrand », durant « une période de six semaines » de vacances : « Tous les jours, nous faisions des tours en voile, à la rame, à terre. » Il était maintenant convié, avec une centaine d’autres personnes, pour le réveillon du Nouvel An, à un dîner « et plus tard, à un bal » chez Fritz Smith, homme influent de Tvedestrand. Il espérait qu’Anna s’amuserait bien au bal le jour du Nouvel An et qu’elle avait aussi eu « beaucoup d’autres plaisirs ces jours-ci ». À ce propos, il lui expliquait : Quand j’étais jeune étudiant, je ne savais pas ce que je préférais, les courses en montagne ou les bals l’hiver à Moss. Ces dernières années, je ne peux pas nier que les plaisirs des bals se sont, à mes yeux, quelque peu fanés ; mais les choses vont se présenter différemment maintenant que j’ai une bien-aimée si charmante qui sans doute aura encore longtemps envie de danser. Trois questions préoccupaient Sophus. Il était impatient d’échanger les anneaux, il se demandait comment leur correspondance resterait secrète et il voulait la revoir sur le chemin du retour vers Christiania. Pour l’achat des bagues, ce serait une erreur « impardonnable d’aller chez n’importe quel bijoutier ici, dans ces petites villes où les bavardages vont bon train ». Ne vaudrait-il pas mieux qu’il attende d’être rentré à Christiania ? Il pourrait alors demander conseil à madame Motzfeldt. En ce qui concernait « la protection de notre secret », Anna ne devait éprouver aucune crainte. En dehors de sa sœur et de son beau-frère à Tvedestrand, de madame Motzfeldt et de sa fille Ida à Christiania, seuls son père et sa sœur Laura à Moss étaient informés de leurs fiançailles. Quant à leur correspondance future, Anna pourrait alternativement envoyer les lettres « sous enveloppe » à madame Motzfeldt ou à Laura qui les lui feraient suivre. Pour tromper la vigilance des postiers de Risør, il pourrait lui confier un paquet d’enveloppes sur lesquelles son beau-frère Vogt aurait écrit le nom et l’adresse de Laura. De son côté, il demanderait à madame Motzfeldt, à Ernst ou à Ida, à tour de rôle, d’écrire des enveloppes adressées soit à elle, soit à sa mère ou à son père. Il suggérait : Tout de suite dès le début, écrivons-nous souvent. En effet, vous me connaissez encore si et les lettres sont la seule façon de mieux nous connaître, pour l’instant. Cela nous permettra de nous révéler l’un à l’autre. En ce qui me concerne, je crois vraiment que je sais tout sur vous depuis longtemps. Votre âme charmante et pure m’est apparue dès le premier instant. Sophus avait envisagé de rentrer à Christiania à bord du bateau à vapeur qui longeait la côte de Kristiansand à Christiania et qui, le mardi 7 vers trois heures, passerait devant Risør. Il comptait venir à pied à Risør où il arriverait la veille. Vers quatre heures de l’après-midi, il lui rendrait une visite « qui

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ne devrait pas durer longtemps ». Si elle avait prévu d’assister à un bal ou à une soirée ce jour-là, il viendrait chez elle le mardi matin avant de prendre le bateau, l’après-midi vers trois heures. « Souvenez-vous, chère Anna, qu’il va s’écouler beaucoup de temps avant que nous ne nous revoyions. Nous ne devrions pas pousser trop loin la prudence. » Sophus concluait sa lettre en avouant qu’il n’osait vraiment pas « effleurer le mot de mariage » cette foisci, mais « à Pâques nous pourrons commencer à élaborer des projets pour l’avenir ». Les événements ne déroulèrent pas exactement comme Sophus l’avait espéré. Anna répondit certainement très vite en expliquant que, pour ne pas ébruiter leurs fiançailles, il ferait mieux de ne pas revenir. À Risør, certains avaient remarqué sa visite, la veille du Jour de l’An. Sophus n’accueillit pas cette nouvelle avec sérénité. Il dit à sa sœur et à son beau-frère qu’il irait à pied prendre le vapeur à Arendal et il y envoya ses bagages, mais le dimanche 5 janvier au matin, il partit par la grand-route dans la direction opposée. Il avait calculé qu’en marchant comme d’habitude, il pourrait rejoindre le bateau à Horten pour traverser le fjord jusqu’à Moss. Il arriva, en effet, à Horten avant le bateau et, en attendant, ce mercredi matin, il commença cette lettre : « Très chère Anna ! Vous avez raison de dire que, tant que nos fiançailles seront secrètes, nous devons nous arranger pour que cela ne se sache pas. Votre lettre m’a été doublement précieuse, pour ne pas dire plus, puisque c’était la première, mais elle m’a causé une amère déception et m’a beaucoup peiné, ce qui, chère Anna, ne vous surprendra pas. En effet, je compte les jours, les heures qui me séparent du moment où je pourrai de nouveau voir vos beaux yeux clairs. Il lui racontait son voyage : Je me suis bien servi de mes jambes ces jours-ci ; il faisait si beau et, le soir, il y avait les plus magnifiques clairs de lune. Les gens pensent que j’ai des goûts étranges, mais cela renforce mes muscles et mes nerfs et en outre, quand je parcours la campagne comme un vagabond, je me sens si bien. J’ai pour habitude de toujours me plonger dans mes pensées et je construis des châteaux en Espagne pour l’avenir. Vous comprenez bien qui y tient le premier rôle. La seule diversion a été quand j’ai trouvé aux environs de Brevik, tard dans la soirée, un homme ivre mort endormi dans la neige par quelques degrés au-dessous de zéro, au milieu des bois. Comme j’ai pensé qu’il allait mourir de froid, je l’ai traîné sur un quart de mille (et il pesait presque une tonne). Plus loin, j’ai failli être attaqué par un Suédois aux environs de Tønsberg, mais, si ça s’était terminé aux poings, je crains, malheureusement pour lui, que c’est le Suédois qui aurait eu le dessous.

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Le bateau à vapeur accosta à Horten et Sophus monta à bord pour se rendre à Moss où il retrouva son père et Laura : « À mon arrivée, deux lettres de l’étranger m’attendaient. J’ai une telle chance dans mon travail. Je vous avais dit que, peu avant Noël, j’avais été élu correspondant de la Société royale des sciences de Göttingen, un grand centre de recherche en mathématiques depuis de longues années. C’est un grand honneur, d’autant plus inattendu que le professeur Clebsch de Göttingen, à qui je dois tant, est mort depuis deux mois. » Ces deux lettres venaient de Klein et de Darboux. Pendant les vacances de Noël, Klein s’était rendu à Göttingen afin de travailler sur la biographie et les papiers de Clebsch. Il souhaitait à son ami bonne chance pour les équations aux dérivées partielles et lui proposait toute l’aide dont il pourrait avoir besoin pour ses publications. Darboux ne tarissait pas d’éloges sur les travaux de Lie qu’il n’avait pas encore eu le temps d’étudier avec toute l’attention qu’ils méritaient ; il corrigeait une petite erreur dans une équation différentielle dont il avait déjà parlé et rappelait que les mathématiciens français aimeraient bien disposer d’une nouvelle édition des œuvres d’Abel, « le célèbre compatriote » de Lie. La première édition, due à Holmboe et publiée en 1839, était incomplète et, en outre, elle était épuisée. Lie et Sylow avaient donc été chargés d’en préparer une nouvelle. Darboux avait retrouvé dans les Annales de Gergonne un article d’Abel omis dans la première version et Chasles avait informé Lie de l’absence de certains travaux. Depuis Berlin, Weierstrass transmettait quelques suggestions pour le futur ouvrage. Lie communiqua à Sylow toutes ces informations en soulignant combien une nouvelle édition, plus complète, des œuvres d’Abel était attendue. « Nous pouvons être particulièrement satisfaits, il me semble, bien que de mon point de vue il aurait été correct de donner une caractéristique de la position d’Abel dans les sciences. » Lie et Sylow mirent huit années, ponctuées de nombreuses rencontres et lettres, pour mener à bien cette tâche. Dans une lettre adressée à celui-ci, le 20 décembre 1881, Lie en attribuait l’initiative à Clebsch : c’était « une démarche de Clebsch auprès de moi qui a donné lieu à cette édition. » En janvier 1873, Lie rapportait à Sylow qu’il était « plongé dans les équations aux dérivées partielles », sujet qui occupait également Mayer. Puisque pour l’instant, ils travaillaient tous les deux « avec ardeur », cela « avançait étonnamment bien ». Il ajoutait : « J’ai, en tout cas, appris à Mayer à respecter la manière de penser qui, par une grave erreur, est appelée géométrie moderne. » Évoquant son travail, il la jugeait comme « une partie des mathématiques qui, en tout cas, est parmi les plus importantes », même s’il était « enclin à considérer la théorie des invariants au sens large comme l’essence et le noyau des mathématiques ». Klein ayant prétendu que Darboux utilisait certaines idées de Lie « d’une manière incorrecte », ce dernier pensait qu’il avait probablement « montré à Darboux la bonne voie », ce qui lui faisait dire : « J’espère que cela ne perturbe pas trop ma relation avec Darboux que j’estime énormément. » Néanmoins, il exprimait quelques réserves au sujet

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de celui-ci « qui, comme la plupart des Français, n’est pas particulièrement remarquable d’un point de vue scientifique, même s’il est pourtant un homme à la fois charmant et honnête. »

Figure 29 – La route vers Risør, tableau peint par Jacob Munch en 1821 (commande royale). Cette route et ce paysage étaient ceux que Sophus Lie pouvait voir quand, dans les années 1870, il rendait visite à sa fiancée Anna Birch, à Risør. Au cours de l’un de ses voyages sur cette route appelée aussi la grand-route orientale, il lui écrivit : « Le temps était si beau et le soir j’ai eu le plus exquis clair de lune. Les gens pensent que j’ai des goûts étranges ; mais cela renforce les muscles et les nerfs et en outre je me trouve si bien en parcourant la campagne comme un vagabond. J’ai l’habitude de toujours marcher plongé dans mes pensées et de construire pour l’avenir des châteaux en Espagne ».

Sophus promettait à sa fiancée de lui parler plus longuement de ses amis étrangers ultérieurement. « Ils ne sont pas si nombreux ceux avec qui j’échange des lettres, mais la correspondance que j’entretiens avec chacun d’eux n’en est que plus riche. Du reste, mes amis se plaignent amèrement que, depuis mon dernier voyage à l’étranger, j’ai été négligent dans ma correspondance. Vous savez certainement qui en porte la responsabilité. » En rentrant à Christiania, il lui enverrait une longue missive. Même si, selon ses propres termes, « un pauvre imbécile tenait la plume », il souhaitait que leur correspondance

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donnât à Anna « une connaissance approfondie, et autant que possible, totale de [sa] personnalité ». Dans ses prochains courriers, il avait donc l’intention de lui raconter tout ce qui lui arrivait et il ajoutait : De toute façon, ma vie a été pauvre en incidents extérieurs pendant de longues périodes ; mais ma vie intérieure a été riche. Souvent, je me suis senti amèrement abandonné dans mes projets, mes espoirs ; souvent, ils sont restés longtemps étouffés. Sophus tenait tout particulièrement à se charger des lectures de sa fiancée et, à cet effet, lui demandait s’il y avait « des lectures » qu’elle appréciait. « Ne croyez pas que je veuille faire de vous un bas-bleu. Mais comme votre esprit est pourvu de tant de richesses, je suis sûr que, dans quelques années, vous pourriez regretter de ne pas avoir bien utilisé votre temps maintenant. » Avait-elle « beaucoup lu d’ouvrages scientifiques » ? Il pourrait, par exemple, emprunter pour elle, à la bibliothèque de l’université, les deux livres très populaires Le monde avant le Déluge et Le monde après le Déluge du professeur français Louis Figuier. Se rappelant que madame Motzfeldt lui avait affirmé qu’Anna lisait plutôt trop que pas assez, il ajoutait : « Mais bien sûr, vous devez absolument veiller à votre santé. Rien ne me peinerait davantage que de voir, la prochaine fois que nous nous rencontrerons, que vous avez perdu le rose de vos joues ou votre vigueur juvénile en quelque sorte. » Comme luimême avait toujours été en bonne santé — « Ma santé a toujours été aussi solide qu’un roc » —, il ne s’était pas soucié jusqu’à présent de mener une vie saine, mais, récemment, il avait « essayé de vivre raisonnablement, en faisant des promenades en plein air etc. Néanmoins, le meilleur conseil est : cherchez le plaisir et la satisfaction d’être dehors ; l’été, faites des voyages en bateau, allez en montagne, l’hiver servez-vous activement de vos patins à glace. À propos de patins à glace. Dois-je vous envoyer de bons patins à glace ? » Par ailleurs, ne connaissait-elle pas assez bien à Risør la famille Horn pour leur parler des fiançailles ? Ainsi, de temps en temps, il pourrait lui écrire chez eux. « Si je prends soin de vous fournir des enveloppes avec l’adresse écrite de la main d’un étranger pour qu’il n’y ait aucun danger, peu importe si vos amis de Risør espionnent vos gestes et votre correspondance. » Quant aux « gens de Risør » qui l’ennuyaient, en particulier un étudiant du nom d’Opsahl, cela n’avait rien de surprenant : « Je comprends bien que les jeunes gens de Risør, avec leurs yeux d’Argus1 , veuillent défendre la plus belle perle de Risør » et Lie concluait : J’espère que vous pourrez me dire que vous vous êtes bien amusée pour Noël et que vous n’avez pas été trop horriblement ennuyée par vos amis avec leurs plaisanteries sur votre Sophus Lie 1 N.d.T

: géant aux cent yeux.

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À peine rentré à Christiania, Sophus dut « prendre ses jambes à son cou » et retourner à Moss. Son père, venait de disparaître le 18 janvier, à l’âge de soixante-dix ans. Le surlendemain, Sophus envoya à Anna la lettre suivante : Très chère Anna ! La tristesse et la joie se mêlent dans la vie. Je ne pensais absolument pas que se serait mon sort aujourd’hui, de vous informer que, subitement mon cher père après deux jours de maladie sans souffrance s’en est allé vers la mort calmement et paisiblement, samedi 18 janvier, à cinq heures et demie de l’après-midi. Comme la plupart des membres de ma famille, mon père avait toujours été plus robuste que le commun des mortels. Jusqu’à la fin, il avait si bien conservé sa force physique que Laura prétend que pendant les dix à quinze dernières années, il a une seule fois, pour raison de maladie, négligé ses devoirs de pasteur. Ses facultés mentales n’étaient pas tout à fait aussi intactes, mais le changement avait été si lent et si minime qu’il n’en avait pas eu conscience. Sophus et ses deux sœurs qui vivaient à Moss n’avaient remarqué « l’affaiblissement de [leur] père avec l’âge » que par « quelques très petits traits innocents ». Six mois plus tôt, il avait décidé de changer la vieille perruque qu’il portait depuis vingt ans pour une élégante perruque neuve, qui, à l’évidence, « aurait mieux convenu sur la tête d’un jeune homme que sur celle d’un vieillard ». Cependant, cela n’aurait pas été si grave s’il n’avait, en même temps, eu l’idée que, puisque ses cheveux lui donnaient l’air tellement plus jeune, il devrait en être de même pour sa barbe ; sur quoi, il avait teint « la barbe blanche qu’il portait avec fierté depuis tant d’années ». Le seul autre symptôme de la maladie de son père avait été la perte d’appétit et une somnolence accrue qui l’avait poussé à garder le lit quelques jours. Sophus ajoutait : « La mort est arrivée de façon imperceptible et, à tous égards, elle a été aussi facile et bonne qu’on peut le souhaiter. »Malgré sa peine, il était content que son vieux père« ait quitté si doucement et si tranquillement une vie qui, dans l’avenir, lui aurait certainement causé plus de déceptions et de chagrin que de bonheur. » Sophus connaissait bien les difficultés que son père avait rencontrées vers la fin de sa vie. Avec le réveil piétiste et l’apparition de prédicateurs laïcs, dans les années 1850, certains avaient commencé à reprocher au pasteur Lie une approche libérale du christianisme. En chaire, il s’était élevé contre une religiosité facile et superficielle, soulignant que ce christianisme quelque peu romantique amenait facilement à faire preuve d’orgueil et à s’ériger en censeur. Pourtant, cette foi populaire, fondée sur l’expérience individuelle, ne cessait de progresser au sein de l’Église officielle, sous l’influence de Gisle Johnson ; ce professeur de théologie célébrait souvent les offices religieux avec des prédicateurs laïcs qu’il traitait ouvertement comme ses égaux. Les courants antiépiscopaux ne cessaient de gagner de l’ampleur. Malgré ses difficul-

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tés financières, le pasteur Lie avait songé à démissionner à soixante-dix ans ou à se faire aider par un jeune vicaire qu’il paierait lui-même. Se sentait en bonne santé, il avait adoptée cette dernière solution, au demeurant fréquente. Le pasteur allait fêter son soixante-dixième anniversaire en mars et certains fidèles craignaient qu’il n’engageât alors un vicaire aux conceptions théologiques trop libérales. La semaine précédant sa disparition, précisément, il avait reçu la visite de trois hommes qui avaient, disait-on, exprimé des doutes sur l’intensité de sa vie spirituelle. Comme le pasteur Lie mourut quelques jours seulement après cet incident, des rumeurs se mirent à circuler selon lesquelles il avait été très choqué par cette visite inopportune. Les trois hommes seraient venus avec des ordres et l’auraient presque menacé, s’il ne suivait pas leurs conseils. D’aucuns voyaient là la cause de son décès. À la mort du pasteur Lie, le journal Moss Tilskuer [« Témoin de Moss »] fit paraître un article qui désignait et critiquait ces trois hommes ; l’un d’eux enseignait au lycée et devrait être renvoyé pour s’être opposé à son supérieur. Le 22 janvier, le Moss Tilskuer publia une notice nécrologique intitulée : « Le pasteur de notre paroisse ». Après un bref résumé de la vie du pasteur Lie, on y lisait : « Donc, pendant près de vingt-deux ans, le défunt, un homme d’honneur âgé a vécu et travaillé dans cette paroisse. Il n’avait certes pas la réputation d’être l’un des ecclésiastiques les plus brillants et il aurait été le premier à le reconnaître, mais il avait cette confiance et il avait raison de l’avoir, pour accomplir sa tâche avec intégrité, loyauté et bonne volonté. » Plus qu’en prédicateur inspiré, il s’était comporté, toute sa vie durant, un vrai pasteur : modéré, paisible et attentionné. Il prêchait toujours l’Évangile avec entrain et il faisait preuve de calme, d’honnêteté, de modestie et d’humanité envers tous. « Pour cela, le pasteur Lie doit, comme père de famille bien-aimé, fonctionnaire consciencieux, comme homme d’honneur et chrétien digne de la bienveillance et de la considération de tous, [...] pour cela, son souvenir doit être longtemps conservé et béni dans la paroisse de Moss. » Les obsèques furent célébrées le surlendemain. Sophus avait prévenu parents et amis ; il s’était occupé de régler tous les détails pratiques relatifs à l’enterrement. Le Moss Tilskuer décrivit le long cortège funèbre, « on n’avait jamais vu autant de monde dans cette ville pour aucun officiel ou aîné ». En tête, marchaient le conseil municipal, le conseil des travailleurs et les trois doyens. Le plus âgé, le doyen émérite Gude, s’était attardé dans la maison du défunt pour évoquer le père de famille et lui dire « au revoir, de la part de ses très proches ». Un chœur d’hommes avait alors entonné les premières mesures d’un chant de sept strophes composé spécialement à l’occasion. Le cercueil somptueusement paré — « de deux cents à trois cents très belles couronnes », ainsi que Sophus l’écrivait à Anna — avait été porté jusque dans la nef de l’église, accompagné par un chœur d’une cinquantaine de jeunes filles qui avaient reçu la confirmation l’année précédente. L’assistance avait entonné des cantiques, le doyen Bassøe avait pris la parole, puis les chants avaient repris. Ensuite le cercueil avait quitté l’église, porté jusqu’au cimetière par les citoyens les plus éminents, les représentants élus, les membres

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du conseil municipal et ceux de l’association ouvrière à tour de rôle. Le troisième doyen avait présidé la cérémonie au cimetière. Le doyen Hartmann, après avoir longtemps enseigné au lycée de Moss, était devenu pasteur à Horten. Pendant toute la durée des funérailles, les magasins de la ville étaient restés fermés. Le journal promettait de publier les sept strophes du chant funèbre. Cinq jours plus tard, le Moss Tilskuer fit paraître la réponse des trois hommes accusés d’avoir fait indûment pression sur le pasteur Lie. Tous trois pouvaient assurer les lecteurs du ton cordial adopté lors de la discussion ; le pasteur Lie avait approuvé leur désir de voir le ministre du Culte « faire le choix parmi les candidats » et en fait, Lie avait finalement jugé cette conversation à la fois agréable et utile. Il avait même souhaité que les fidèles vinssent discuter avec lui plus souvent « quand cela a lieu d’une manière si amicale ». Sous cet article, le médecin du district apportait des précisions : il avait soigné le pasteur et ni Lie, ni ses proches n’avaient jamais suggéré que la rencontre avec ces trois hommes pût avoir servi « d’antichambre » à la maladie du pasteur. Sophus exprimait la même opinion dans sa lettre à sa fiancée, tout en ajoutant : « Père néanmoins, comme la plupart des hommes d’Église, particulièrement les plus âgés, avait été, ces dernières années, harcelé par des piétistes qui ne trouvaient pas son travail pleinement satisfaisant. » Une pierre portant l’inscription suivante fut érigée sur la tombe du pasteur Lie : La paix brillait dans tes yeux, Et dans tes actes, la foi en Dieu, En soupirant, la palme plie Bien trop ténue est notre vie. Sophus resta une semaine à Moss, « débordé par les problèmes relatifs au décès et aux obsèques du père », comme il le disait lui-même. Il écrivit trois lettres à son frère Johan Herman, à Bergen ; celui-ci répondit être intéressé par les draps et l’argenterie, ainsi que par l’argent de la vente de la maison. En revanche, il pensait que personne ne voudrait les meubles et il était d’avis que ce qui restait dans la maison ne devrait pas être vendu, mais plutôt partagé. Pendant son séjour à Moss, Sophus reçut trois lettres d’Anna. Il la remercia de l’autoriser à lui écrire si souvent : « Vous pouvez être sûre que j’utiliserai cette permission » et lui demanda de l’appeler dorénavant Sophus. Ayant appris qu’elle souffrait d’une forte grippe, il se hâta de lui donner deux conseils : « Le premier et le meilleur est de ne pas laisser passer un seul jour de soleil sans faire une promenade salutaire ; le second, auquel on se limite en général, est de se protéger des refroidissements soudains. » Sophus et Anna discutaient maintenant de l’achat des bagues et du moment propice pour annoncer leurs fiançailles. Il avait reçu « la mesure pour la taille de la bague », mais sa sœur Thea lui avait appris que prendre une mesure précise était très difficile. « Je veux donc réfléchir pour trouver une méthode meilleure. J’ai précisément une idée en ce moment. » Dans la lettre

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suivante, il précisait : « Je me suis donné beaucoup de mal pour trouver un moyen acceptable de prendre cette mesure. Je réponds partiellement en vous envoyant un petit morceau de bois sur lequel j’ai indiqué par deux traits noirs la largeur maximale de mon annulaire droit. De plus, je vous fais un petit anneau de fil de fer qui devrait être de la taille exacte. » Dans l’entourage de Sophus comme dans celui d’Anna, la tenue secrète de leurs fiançailles suscitait diverses réactions. La plupart jugeaient ces scrupules absurdes, d’autant plus que, dans ces circonstances, un autre homme risquait de demander en mariage celle qui s’était engagée en secret et de s’exposer ainsi à un refus embarrassant, sans en connaître la véritable raison. Sophus suggérait qu’à Pâques, au début d’avril, ils devraient réunir leurs familles à Tvedestrand pour annoncer officiellement leurs fiançailles. Toute sa famille se réjouissait de leur union. « Ils commençaient à craindre que je ne devienne un vieux garçon » et son défunt père, « dans ses derniers jours, avait parlé avec tant de bonheur de nos fiançailles ». Anna estimait « horrible » que la nouvelle fût connue, mais Sophus était convaincu que sa « perception de la chose changerait petit à petit ». S’ils ne se voyaient pas à Pâques, ce serait pour lui « extrêmement douloureux », toutefois il ajoutait : « Tout de même, je suis tout à fait sincère quand je vous dis qu’à ce sujet, vous ne devez pas prendre mes désirs trop en considération. » À Christiania, les relations avec madame Motzfeldt, sa logeuse et confidente, commençaient à se détériorer. Il est vrai qu’elle prenait grand intérêt à leurs fiançailles — le père d’Anna n’était-il pas « l’un de ses frères préférés » — mais elle s’était montrée désagréable et d’humeur instable tout l’hiver. « Je ne comprends pas bien madame Motzfeldt. [...] Avant Noël, quand pour des raisons que vous connaissez, j’étais aussi d’une humeur extrêmement irritable, inévitablement nous avons eu quelques accrochages. » Après Noël, une fois qu’elle avait appris les fiançailles, une ou deux disputes avaient encore éclaté. Sophus ne s’en estimait aucunement responsable puisqu’il avait fait « des efforts excessivement respectables pour la contenter ». Il l’évitait et, tout en lui étant reconnaissant de ce qu’elle avait fait pour lui, il priait Anna de ne pas se méprendre sur ce « petit avertissement » : Madame Motzfeldt a la faiblesse qu’elle cherche à entrer dans la confidence de tout le monde et, ensuite, elle abuse de la confiance, on doit donc la surveiller. Vous pensez peut-être que ce sont des mots forts. Mais croyez bien qu’elle m’a parlé de nombreuses fiançailles qu’elle a provoquées ou fait échouer par ses intrigues. Elle a, par exemple, éconduit des soupirants. Sophus avait l’impression que madame Motzfeldt cherchait à les séparer. Il avait été très irrité et indigné de la façon dont elle l’avait reçu à son retour des vacances de Noël : « Elle voulait à peine me féliciter ; elle a dit que c’était de votre devoir de l’informer des fiançailles etc. » et la conversation s’était poursuivie « dans les pleurs, avec des accès de colère insensés ».

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Madame Motzfeldt avait souligné la grande différence d’âge entre Sophus et Anna, bien qu’elle, personnellement, eût été de quinze ans plus jeune que son mari, et elle avait reproché à Sophus toutes ses « mauvaises habitudes », faisant « une multitude de remarques déplacées ». Selon ses propres termes, il était resté « étonnamment calme », mais il confiait à Anna : « Je suis certainement excusable de ne pas pouvoir chasser l’amertume que je ressens profondément. » Il s’efforçait maintenant de retrouver le climat antérieur, ce qui « avait ses difficultés et, de temps en temps, je fais encore des faux pas ». Madame Motzfeldt était, peut-être, en un certain sens, animée de bonnes intentions, cependant elle avait la faiblesse « d’être incapable de laisser les choses aller calmement à leur façon » et, de toute manière, elle n’avait aucun droit de se comporter comme elle l’avait fait. Sophus écrivait à Anna : « Je sais que vous pensez comme moi que personne ne devrait s’interposer entre deux fiancés » et ainsi, si quelque chose la tracassait, elle devrait le consulter, « et en tout cas, jamais madame Motzfeldt », sa tante. Ni à moment-là, ni plus tard, Sophus ne semble avoir envisagé que peut-être, cette dernière aurait souhaité voir sa propre fille Ida épouser Sophus, un professeur d’université à l’avenir prometteur. Anna, baptisée Anna Sophie, appartenait à une excellente famille, aussi bien du côté maternel que paternel. Son père, Gottfrid Birch, avait étudié le droit. Il avait deux ans de plus que sa sœur, madame Motzfeldt. Leur frère aîné, qui avait pris le nom de son grand-père paternel, Christian BirchReichenwald, était une personnalité très connue puisque, de 1858 à 1861, il avait dirigé le gouvernement norvégien. Ensuite, son destin avait pris un tour de plus en plus tragique. Ami intime du roi Charles XV, il avait ainsi été porté au pouvoir ; pourtant, il n’avait pas réussi à mettre à profit cette situation privilégiée pour atteindre ses objectifs politiques et il s’était senti humilié par cet échec. Soutenu par sa confiance et sa foi dans le pouvoir royal, il avait renforcé l’indépendance de sa propre administration, mais dans le même temps, il avait laissé l’opposition croire à la possibilité d’un changement de système politique. Il s’était de ce fait retrouvé, sans l’avoir vraiment voulu et, en tout cas, sans la confiance des différents camps politiques, chargé, en quelque sorte, d’organiser une transformation radicale du système qui allait se réaliser par la suite. Birch-Reichenwald en avait conçu de l’amertume et avait quitté la vie publique en 1869 pour devenir juge, dans les environs de la capitale, dans le département d’Aker. Ses tendances maniaco-dépressives étaient alors devenues de plus en plus perceptibles. Le père d’Anna, souffrait aussi de cette maladie. Quatre ans avant les fiançailles de Sophus et de sa fille, il avait été mis à la retraite pour maladie mentale, après avoir occupé un poste de responsabilité aux douanes de Risør. Sa carrière avait débuté à Christiania au ministère et dans l’armée, puis il avait été receveur des douanes à Vadsø pendant six ans, avant d’être nommé à Risør en 1866. À l’époque où il travaillait à Christiania, il avait épousé Marie Elisabeth Simonsen et leur fille Anna était née en 1854. Malheureusement, deux ans plus tard, la mère d’Anna était décédée, à vingt-neuf ans

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seulement. Le père d’Anna s’était alors remarié avec Ellen Marie Johansen, sa gouvernante, semble-t-il. Même s’il s’agissait en fait de sa belle-mère, Anna l’appelait toujours « maman » ou « ma mère ». La mère d’Anna, Marie Elisabeth Simonsen, était la fille du bailli Daniel Simonsen, lui-même fils d’un armateur, Niels Henrik Saxild Simonsen de Risør. Cet armateur se trouvait être aussi le grand-père maternel d’Abel et donc, le grand-père maternel d’Anna était l’oncle d’Abel. Lors de la première visite de Sophus Lie à la famille d’Anna, la conversation avait notamment porté sur certaines preuves dans la ville qui attestaient ces liens de parenté avec Abel et Sophus avait vivement souhaité voir ces documents. Quelques jours après les obsèques à Moss, il écrivit à Anna : Vous ne pouvez pas imaginer quelle étrange coïncidence représente, pour moi, le fait que ma fiancée soit une proche parente d’Abel, mon grand, quoique inaccessible idéal. D’autres liens unissaient les familles de ces deux jeunes fiancés. Christian Birch-Reichenwald avait épousé sa cousine, Jacobine Motzfeldt, tante d’Ernst2 . Pour diverses raisons, les familles Birch-Reichenwald et Lie avaient été fréquemment en relation. À certains moments, madame Birch-Reichenwald s’était occupée des sœurs de Sophus et Birch-Reichenwald avait assisté aux obsèques du pasteur Lie. En raison du décès du père de Sophus, attendre Pâques pour annoncer officiellement les fiançailles semblait recueillir l’assentiment général ; toutefois, Birch-Reichenwald et son épouse estimaient suffisant un délai d’un mois. « Lui, en particulier, rappelait d’épouvantables exemples où des fiançailles secrètes pouvaient provoquer des malheurs ; ils étaient en général dus au fait que la dame en question avait reçu, entre-temps, d’autres demandes. » Dans une lettre à Anna, Sophus déclarait partager ce point de vue : « L’homme qu’une dame secrètement fiancée a éconduit a de bonnes raisons de déplorer son sort. » En outre, les Birch-Reichenwald craignaient que le père d’Anna, s’il retombait malade, pût « parler aux gens de cette question ». Madame Motzfeldt doutait fort d’une telle éventualité ; quant à Sophus, il écrivait : « D’après l’impression que j’ai de votre père, une telle chose me semble totalement impensable. Vous, chère Anna, qui le connaissez, vous sauriez s’il y avait un danger à cet égard. » En 1864, le père d’Anna avait déjà été soigné pendant deux mois à l’asile de Gaustad, à proximité de Christiania. À l’automne 1867, il avait de nouveau été mis en congé de maladie et avait été passé dix mois à l’asile de Gaustad où son frère, le ministre Birch-Reichenwald, avait payé soixante-huit skilling par jour pour lui assurer « un meilleur traitement »3 . 2 N.d.T. : les pères de Christian Birch-Reichenwald et de Jacobine Motzfeldt avaient épousé deux sœurs Stenersen. Anna Birch, sœur de Christian, s’était mariée avec son cousin, le juge Ulrik Motzfeldt, frère de Jacobine. 3 N.d.T. : en 1855, un asile psychiatrique fut inauguré à Gaustad. Cet établissement public, le premier du genre en Norvège, comptait trois cents lits. Les malades (hommes et

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Anna approuva la décision de Sophus : ils annonceraient officiellement leurs fiançailles à Pâques. Sophus lui répondit immédiatement, en exprimant l’espoir qu’Anna l’accompagnerait à Moss après Pâques pour faire plus ample connaissance de ses sœurs, Laura et Thea. De son côté, il était très occupé. Son travail et sa correspondance s’étaient accumulés lors de son dernier séjour à Moss, mais il ajoutait : « Pour l’instant, la seule chose que je craigne vraiment, c’est de perdre votre amour. Si vous pouvez me le conserver, alors je suis aussi sûr qu’il est donné à un être humain de l’être que l’avenir sera lumineux et bon pour nous deux. » Il était aussi en mesure de lui indiquer qu’à la suite de la mort de son père, sa situation financière s’était nettement améliorée : Il n’y a plus maintenant d’obstacle financier à notre mariage. C’est à vous et à votre famille de décider quand il aura lieu. Soyez convaincue, ma très chère Anna, qu’aussi grande que soit mon impatience de vous appeler mon épouse, je ne tenterai pourtant jamais d’exercer quelque influence déplacée sur votre volonté à ce sujet. Au cours du mois de janvier, Sophus avait envoyé plusieurs livres à Anna. Apparemment, ils provenaient pour la plupart de la bibliothèque familiale de Moss, cependant il ne savait pas s’ils « répondaient aux bons critères » qui, d’après Anna, étaient indispensables « pour décider si un livre est amusant ou non ». Si elle les « trouvait ennuyeux », elle pouvait tout simplement les laisser de côté. Par ailleurs, il venait juste de voir une édition anglaise illustrée des « œuvres complètes de Dickens, dont dix-neuf ou vingt cahiers sont parus » et il les lui enverrait à moins qu’elle ne répondît immédiatement qu’elle préférait autre chose. « Personnellement, je suis encore nul en anglais (je ne peux lire que des articles scientifiques ou un article de journal facile), mais j’ai l’intention de progresser dans cette langue ; peut-être pourriez-vous, une fois, être mon professeur ? » Comme elle ne possédait aucun bon dictionnaire et aucune bonne grammaire d’anglais, il lui en enverrait aussi. À la fin du mois de janvier, Sophus proposait aussi de lui faire parvenir la bague, si le bijoutier tenait sa promesse, et si elle n’était pas à sa taille, elle devait la renvoyer immédiatement avec des instructions pour la faire modifier. Sophus était très soucieux de procurer des livres à Anna hors de toute « obligation que je pense à vous imposer ; seulement une occasion que j’espère vous créer ». Il jugeait ses demandes beaucoup trop modestes : « Vous avez oublié de me dire quels sont les livres anglais dont vous avez envie. En attendant, je vous envoie donc seulement un ouvrage classique de Goldsmith que peut-être vous connaissez déjà. » Il lui redemandait si elle ne voulait pas étudier l’anglais puis ajoutait : femmes) étaient, selon leur fortune, répartis en deux classes : dans la première, réservée de fait à une minorité, ils payaient eux-mêmes les frais et bénéficiaient de meilleures conditions que ceux relevant de la seconde, à la charge des autorités.

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Il me semble qu’il y a une erreur qui court dans nos relations sociales, que nos jeunes dames, après qu’à l’école elles ont été gavées de bien plus de connaissances que souhaitées, abandonnent ensuite tout rapport sérieux avec les livres. N’êtes-vous pas d’accord avec moi sur ce point ? Je ne dis pas que nos dames devraient faire les mêmes études que nous, mais seulement qu’elles devraient, toute leur vie, garder une miette d’intérêt pour les livres. Et si vous en convenez, ce qui est certainement le cas, alors le meilleur début est de se lancer dans l’une de nos langues de culture. C’est une chose délicieuse de pouvoir lire l’allemand, le français, l’anglais ou certaines de ces langues avec la même facilité que le norvégien. Les grands pays ont une littérature infiniment grande et plus intéressante que notre pauvre petite Norvège ! En même temps, je vous envoie un ouvrage de Hartvig qui après un rapide coup d’œil me semble bien intéressant. Moi-même, je ne connais au fond que si peu la botanique, la zoologie et la géologie ; mais je me suis cependant tellement occupé de ces sujets que j’ai trouvé un vif intérêt pour la nature et ses merveilles. Au printemps et à l’été il faut que j’aie la permission, quand nous nous promènerons, de vous raconter et de vous apprendre le peu que je sais. À Risør, Anna était souvent reçue dans la maison du bailli Zwilgmeyer, père de quatre filles dont les âges variaient entre dix et vingt-deux ans. Les deux aînées Louise et Dikken étaient les meilleures amies d’Anna qui avait un an de moins que Dikken, la cadette. Toutes les trois appartenaient au même milieu, partageaient la même vie sociale et sortaient ensemble pour se promener et flirter avec le sexe opposé. Si le bailli Zwilgmeyer faisait donner à ses filles une solide éducation ménagère pour en faire des « denrées prisées » sur le marché du mariage, il veillait aussi à leur procurer une bonne culture générale, digne de leur position sociale. Outre la préparation des repas, la couture et la broderie, elles jouaient du piano et lisaient les ouvrages d’auteurs célèbres ainsi que des journaux. Anna, membre de leur cercle d’amis, y trouvait certainement ses « bons critères pour un livre amusant ». Les discussions de ces jeunes filles devaient souvent porter sur le statut de la femme, si elle était tenue de « se marier ». Ce thème, très fréquemment abordé dans ce milieu, fournirait, en partie, la matière des livres dus à la plume de Dikken qui devint un(e) écrivain(e) célèbre dans son pays. Elle-même et deux de ses sœurs restèrent célibataires, la quatrième finit par épouser, assez tard, son cousin4 . Anna avait confié à Louise le secret de ses fiançailles en lui faisant promettre de n’en rien dire à sa cadette. Dès la fin du mois de février, Anna reçut pourtant de celle-ci une lettre de félicitations lui souhaitant beaucoup de bonheur, « toute [sa] vie, aux côtés de [son] professeur bien-aimé ». Toutefois, Dikken se plaignait : « C’était méchant de sa part » de ne pas lui 4 N.d.T.

: Louise se maria en 1885, à l’âge de trente-quatre ans.

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avoir immédiatement parlé des fiançailles. Autrefois, elles avaient décidé ensemble quels hommes elles épouseraient : Anna, un pasteur et Dikken, un juge. Maintenant, Anna se préparait donc à devenir femme de professeur au lieu de femme de pasteur, commentait Dikken qui ne pouvait se faire à l’idée qu’Anna fût réellement fiancée. Elle se réjouissait de la voir avec Sophus Lie et elle aurait donné beaucoup pour s’être trouvée dans un coin, lorsque Sophus avait demandé Anna en mariage. Pendant les vacances de Noël, Sophus avait commandé des skis et une luge à la ferronnerie de Nes, juste à côté de Tvedestrand. Quand ces objets arrivèrent à Christiania par le bateau à vapeur, fin janvier, il voulut immédiatement essayer la luge et il fit ce rapport à Anna : « Elle a l’air absolument parfaite et j’espère que vous viendrez souvent faire de la luge avec moi. » Évoquant « le froid et les remarquables pistes de luge » de la capitale, il se souvenait d’une promenade en luge, en compagnie de ses camarades Ernst Motzfeldt et Axel Bruun, ainsi que d’« un certain nombre de messieurs et de dames ». Autrefois, nous partions, camarades, une ou deux fois par hiver le samedi après-midi à deux milles de la ville et nous rentrions chez nous le dimanche. Nous faisions l’aller et le retour en luge et le samedi soir, nous buvions des grogs. Ernst était l’âme de toutes ces expéditions, que ce fûssent des sorties en luge, des parties de chasse aux oiseaux de mer sur le fjord ou des randonnées pédestres. La luge de Sophus Lie allait « acquérir une certaine célébrité » dans la capitale. Son bois de qualité merveilleusement travaillé et ses patins forgés dans le meilleur acier la rendaient à la fois rapide et facile à conduire avec la barre de direction. « Novice dans l’art de conduire une luge », Sophus avait effectué plusieurs sorties loin de la ville avec des amis et des connaissances et à l’occasion de « tour de luge avec des dames », pour les impressionner, ses camarades venaient emprunter sa luge. Il commençait à établir des plans pour les vacances d’été qu’il passerait avec Anna. Il lui soumettait trois propositions : rester d’abord un moment à Moss, puis un autre à Ringerike, chez sa tante (à elle) madame Burchhardt et enfin entreprendre une grande randonnée à pied avec sa sœur Laura à l’intérieur de la Norvège. Lui, « marcheur expérimenté », connaissait les plus beaux paysages : par Valdres « avec de petits détours dans le massif du Jotunheim, vers [les lacs] Bygdin et Tyin, puis vers Sogn et peut-être un peu plus du diocèse de Bergen. On ne peut pas faire un plus beau circuit en Norvège. » Aussi bien à Moss qu’à Ringerike, elle pourrait, si elle le désirait, « apprendre tant et plus » et se perfectionner dans « les tâches d’une maîtresse de maison ». Sophus transmettait toujours à Anna les amitiés de Laura (à Moss) qu’une douleur au bras provenant, d’après Sophus, « d’un tremblement nerveux causé

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par la mort de mon père », empêchait d’écrire. Il se proposait de joindre à sa lettre un portrait de sa sœur, qui lui inspirait le commentaire suivant : « Vous voyez qu’elle n’est pas une belle dame », mais il ajoutait : « vous pouvez avoir totalement confiance en Laura, comme si elle avait été votre propre mère. » Après avoir posté la lettre, il s’aperçut qu’il avait oublié d’y joindre la photo ; dans le courrier suivant, il s’expliquait : « Je ne crois pas que vous pourriez me traiter de distrait ; mais j’avais cette fois-là encore beaucoup de choses en tête. Cette fois-ci, je suis tout à fait certain de vous envoyer son portrait. » Il lui donnait des nouvelles de sa famille à Christiania, de son oncle, le seul frère de son père encore en vie, le docteur John Lie et de son épouse. « Tous deux sont gentils, mais un peu originaux ». Il parlait aussi de leur fils, le prosecteur5 Johannes Lie « qui, lui-même, est un homme très ordinaire ; mais sa femme, une dame suédoise, Amanda, est une dame extraordinairement sympathique que vous aimerez beaucoup. Elle a environ trente-trois ans et six enfants, mais en outre c’est une dame remarquablement belle et élégante. » Sophus avait espéré qu’Anna viendrait à Christiania avant Pâques. Quand il apprit que les Birch-Reichenwald ne pouvaient pas la recevoir, il essaya de trouver une autre solution. Vous pouvez être sûre que je vais contraindre toutes mes facultés d’invention pour arranger cela. [...] Si je tenais tant à ce que vous veniez ici, c’était bien sûr en partie parce qu’il me tarde tant d’avoir l’occasion de vraiment parler avec vous ; mais c’était aussi parce que je suis excessivement désireux de vous procurer quelque plaisir. J’ai à moitié pitié de vous, car vous êtes fiancée à un homme que beaucoup ne considéreraient plus comme un jeune homme. Je voudrais tellement que vous connaissiez les joies et les plaisirs de la jeunesse au cours de cette période qui va, avant que nous soyons mariés. Les « plaisirs » que Sophus mentionnait consistaient en un « bal à l’Association » et des pièces de théâtre, si elle le souhaitait. En qualité de professeur à l’université, il avait été invité à l’ouverture solennelle du Parlement, ce qui promettait d’être « particulièrement intéressant car le nouveau roi ne manquera pas d’adresser au Parlement des paroles graves en ces temps de discorde ». Le roi Oscar II venait d’accéder au trône de Suède et de Norvège, après la mort du roi Charles XV survenue le 18 septembre 1872. L’une des questions mises à l’ordre du jour concernait plus particulièrement Sophus et n’était pas dépourvue de conséquences pour Anna : Au prochain Parlement, une motion est déposée pour que les œuvres du mathématicien Abel soient éditées de nouveau par le professeur principal Ludwig Sylow de Fredrikshald et moi-même, en association. Dans ce cas, je recevrais une modeste allocation de 5 N.d.T. : le prosecteur était un préparateur en anatomie à la faculté de médecine, plus particulièrement chargé des dissections.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse voyage. Si cela se fait, comme j’ai de des raisons de le penser, j’ai un plan à mettre au point qui probablement vous semblera à première vue un peu osé, dont vous ne devrez jamais parlé à quiconque. J’aimerais attendre notre mariage pour ce voyage à l’étranger et, si vous le souhaitez, je vous emmènerai à Paris une semaine ou deux. Les voyages ont toujours été ma passion et je désire profondément que vous, pendant que vous êtes jeune et avez la curiosité de la jeunesse, voyagiez et voyiez beaucoup de choses. L’idée est un peu audacieuse ; mais fiez vous à moi, je ne vous en aurais jamais parlé si je ne considérais pas, en vérité, que mon plan puisse se réaliser.

Selon Sophus, Oscar II s’efforçait, au cours de son premier séjour dans la capitale norvégienne, de « gagner [le cœur de] tout le monde » et avait eu « bien de la chance à cet égard ». Chaque jour, on avait entendu dire que le roi s’était rendu çà et là pour mieux connaître son peuple, ses conditions de vie et les institutions. Il avait même, un soir, assisté à une représentation au théâtre de la Société des étudiants et Sophus était également présent. Celuici comptait voir de nouveau le souverain, lors d’une séance de la Société des sciences, toutefois il confiait à Anna : « Je ne peux pas vraiment dire que je ressente le besoin de me chauffer au soleil, dans l’éclat de la cour. » Février venait de commencer et il restait deux mois jusqu’à Pâques. À Christiania, Sophus donnait ses cours et poursuivait ses recherches : Mes seuls cours à l’université, excepté les examens, sont constitués de trois heures l’après-midi ; à côté de cela, j’enseigne une heure par jour au lycée Nissen. Je peux donc disposer de tout le reste du temps selon mon plaisir et comme chaque jour je ne consacre jamais beaucoup d’heures particulièrement à mes travaux scientifiques, j’ai ordinairement du bon temps. À l’occasion de la foire traditionnelle du début de février, Sophus bénéficiait de quelques jours de vacances et il racontait à sa fiancée qu’avec des amis « de la Société des étudiants (où nous mangeons ensemble) », il avait fait « une sortie en luge passablement longue, à un demi-mille de la ville » et de plus : « Maintenant, la journée, nous avons la patinoire. » Il espérait qu’à Risør, ils profitaient d’un aussi beau temps d’hiver, et que, si c’était le cas, elle était « dehors, pour de telles distractions ». Il s’inquiétait : « Suis-je ennuyeux quand je vous prie inlassablement d’utiliser votre temps quand il fait beau pour sortir et respirer le bon air ? » La période de la foire donnait traditionnellement lieu à de nombreuses réceptions. Sophus rapportait à Anna une une soirée amusante dans la maison des Motzfeldt avec cinq amies d’Ida qu’il nommait toutes : Julle et Alette Wedel, Caroline Wedel, mademoiselle Ihlen et mademoiselle Platou6 . En un an à peine, Julle, avec laquelle il aimait plaisanter, s’était transformée : la 6 N.d.T.

: Platou et Wedel sont les noms de deux grandes familles norvégiennes.

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jeune fille naguère menue pouvait désormais « rivaliser avec n’importe quelle paysanne, avec ses bonnes joues et son embonpoint ». Par ailleurs, il ne pouvait comprendre qu’une jeune fille aussi intelligente qu’Alette consacrât du temps à l’apprentissage des travaux ménagers et il ajoutait : S’il y a bien quelque chose qui est clair pour moi, c’est qu’une jeune fille, qui n’est pas fiancée et qui envisage la possibilité de passer sa vie sans se marier, doit chercher à se créer un but dans la vie, qu’il soit grand ou petit, qui pourrait donner à sa vie un contenu. Rien n’est plus terrible que d’entendre ces filles entre deux âges parler d’un couvent de demoiselles comme avenir. C’est aussi fou que d’être enterré vivant. Je bous quand je pense à ces choses-là. À présent, Sophus ne se plaisait plus autant dans le foyer des Motzfeldt. La tante d’Anna se montrait « d’une humeur épouvantable et horriblement changeante », aussi bien avec ses proches qu’avec sa famille. Il confiait sans ambages à sa fiancée qu’il envisageait de déménager, même s’il savait que cela fâcherait madame Motzfeldt. « Autrefois, nous passions des soirées vraiment extrêmement agréables, mais maintenant il arrive rarement que nous ayons quelque plaisir dans ces murs. » Il espérait que madame Motzfeldt avait remarqué qu’il se donnait « un mal fou pour elle en toutes occasions » et, dans le but de l’amadouer, il avait même, un jour, invité Ida à faire une promenade en luge. Sophus avait prévu de se rendre à Moss afin d’apprécier la situation après la disparition de son père. Étant le seul fils du pasteur à vivre près de Moss, il s’était chargé des problèmes relatifs à la maison. Il entretenait donc une « correspondance terriblement abondante » avec ses frères, beaux-frères et sœurs, même si presque tout était en ordre. « Mon père était un homme d’ordre », disait-il. Le nouveau pasteur par intérim habitait chez Laura qui n’avait toujours pas surmonté son « tremblement nerveux ». Je vais probablement me servir de mes jambes pour aller à Moss ou pour en revenir. C’est vraiment une route monotone et ennuyeuse à parcourir à pied, mais en partie j’y trouve une seule chose, faire de l’exercice toute une journée, qui me fasse vraiment plaisir ; en partie parce que je sais que je suis si bien ensuite. Voyez-vous la leçon que j’ai reçue l’été m’a mis la peur au ventre. [...] Je ne me sens jamais aussi bien que lorsque j’ai marché pendant trois ou quatre milles ; il me semble alors que je redeviens un adolescent de dix- huit ou dix-neuf ans. C’est une chose que les dames ont rarement eu l’occasion d’éprouver, à quel point un véritable bon exercice fait du bien. Fin février, Sophus se plaignait des « routes pénibles pleines de neige qui fond presque dès qu’elle touche la terre ». À Anna qui disait s’être bien

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amusée à Risør, « en patins à glace et au bal », Sophus répondait : « Faites seulement attention de ne pas sortir dans le froid quand vous avez trop chaud. Rien n’est plus dangereux. Du reste, il s’est bien passé la même chose avec la glace à Risør qu’ici quand la neige est tombée par-dessus. » Sophus avait reçu de Klein et Mayer, « qui sont tous les deux mes excellents amis », des félicitations à l’occasion de ses fiançailles. Il brûlait d’en faire part à Anna et de lui traduire certains passages de leurs lettres. Mayer lui avait écrit : « Mes vœux de bonheur les meilleurs et les plus sincères pour tes fiançailles. Vous verrez qu’une vie complètement nouvelle commence quand on ne reste plus seul ; mais une âme se joint à votre vie, et remplit le cœur autant, et même plus, que l’étude l’esprit. On connaît alors le vrai sens de la vie, la vraie joie de vivre. » Sophus ajoutait : « Je n’ai pas besoin de vous dire que déjà depuis longtemps j’ai reconnu la vérité des paroles de Mayer et que j’attends avec impatience le moment où j’aurai plus d’une occasion de les vérifier. » Klein avait également envoyé « ses meilleurs vœux de bonheur du fond du cœur », tout en lui faisant remarquer : « Cela, je ne l’aurais réellement pas cru que tu pourrais me devancer. Te rappelles-tu notre conversation quand nous avons marché de Nuremberg à Fürth. Ce jour-là nous avions convenu que c’était une bonne chose de trouver un havre de paix dans un bon foyer. Que maintenant tu commences à le faire m’amuse d’autant plus que, pour ma part, quand naguère de semblables pensées me passaient par la tête, immédiatement je me disais : non alors tu ne pourras plus travailler et Lie ne le permettra jamais. Je ne peux pas vraiment te dire si je suivrai bientôt ton exemple. Que je le fasse un jour est évidemment à prendre au sérieux. » Sophus commentait à l’intention de sa fiancée les propos de son ami : C’est un très bel homme, au charme tout à fait extraordinaire. Les femmes de son pays sont très attirées par lui. Je n’ai certes pas eu souvent l’occasion de faire de telles observations, car comme vous le verrez dans sa lettre, quand nous étions ensemble, je ne lui ai pas permis de penser à danser et à ce genre de choses. Il me semblait alors que nous pouvions mieux occuper notre temps. Il a envisagé de venir en Norvège cet été. Cela devrait être très agréable pour vous aussi ; car Klein est l’une des personnes les plus charmantes que l’on puisse rencontrer. Sophus voulait préparer Anna à la réunion de famille prévue pour Pâques à Tvedestrand, où ils annonceraient officiellement leurs fiançailles. Son frère aîné Fredrik et son épouse arriveraient de Kristiansand où Fredrik venait, cette année-là, d’être nommé professeur principal à l’école cathédrale. Le second frère de Sophus, John Herman — le lieutenant Lie de Bergen — serait présent, peut-être accompagnée de sa femme. Sophus présentait ses belles-sœurs en ces termes : Petra Klouman, mariée avec le lieutenant, était « l’une de [ses] parentes les plus charmantes » et son autre belle-sœur, Amalie

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Nielsen, « une personne à tous égards particulièrement estimable ; mais son comportement n’est pas vraiment agréable, du moins lors de la première rencontre. » Sophus envoya à Anna un recueil de poèmes de Tennyson et une grammaire anglaise, malheureusement le manuel Cent heures d’anglais qu’elle avait apparemment demandé, était épuisé. À la librairie Cammermeyer, il avait remarqué « tout un rayon de romans anglais d’auteurs connus » et, dans sa prochaine lettre, il lui fournirait une liste de titres afin qu’elle puisse lui indiquer ceux qu’elle aimerait recevoir : « Croyez-moi, ma chère aimée, je ne connais pas de plus grand désir que de vous apporter quelque plaisir. » De son côté, Anna transmettait les salutations de son amie, mademoiselle Zwilgmeyer et Sophus priait Anna de la saluer de sa part en lui disant qu’il espérait « vite pouvoir la voir dans notre maison ? ». Le point d’interrogation suivant « notre maison » montrait manifestement que, si Sophus souhaitait se marier rapidement, sa fiancée ne partageait pas cette envie. Dès le milieu de février 1873, Sophus craignait qu’elle ne fût « bien trop dure » lorsqu’il commencerait à évoquer la date de leur union. Vous ne pouvez pas savoir l’intensité de mon désir de vous conduire dans votre future maison. Croyez-moi, mon adorée, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’à tous égards vous y soyez bien. Et un peu plus loin : « M’en voulez-vous si je vous prie de penser un peu à apprendre à tenir une maison pour plus tard ? J’imagine que vous n’avez pas exactement fait beaucoup d’études pratiques dans cette direction. » Il lui répétait que, l’été, à Moss, puis à Ringerike, elle aurait l’occasion d’apprendre « un peu ce genre de choses » et poursuivait : « Mais n’avez-vous pas dans votre propre maison, tout naturellement, tenu un peu la maison. Je ne vous fâche pas quand même ? Croyez-moi, c’est autant la pensée de votre bonheur futur que du mien qui dicte mes paroles. On entend si souvent parler des soucis et des inquiétudes de jeunes épouses qui ne se sont pas préoccupées de cela à temps. » Une pensée lui était venue tout à coup : « En tout cas, j’ai la conscience claire après vous avoir écrit cette dernière [phrase]. Je vous prie donc, ma chère Anna, de me dire dans votre prochaine lettre que vous n’êtes pas fâchée après moi. » On ne connaît pas la réponse d’Anna. Sophus, de son côté, commença son courrier suivant en annonçant que cette fois-ci elle lirait certainement « une mauvaise lettre », car à l’instant même où il s’était assis pour l’écrire, il avait appris la mort subite, à l’âge de quarante-deux ans seulement, de l’un de ses anciens professeurs à l’université, le professeur Christie. « En fait, je n’ai jamais eu de relations très étroites avec Christie, qui en de nombreuses occasions m’a certainement beaucoup soutenu ; mais dans une telle circonstance, on voit de façon horriblement évidente combien même ses propres calculs sont incertains. »

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Cette fois, Sophus ne parlait ni « de questions ménagères », ni de « tenir une maison », il remerciait et félicitait plutôt Anna avec profusion, d’avoir écrit à madame Motzfeldt, comme il le lui avait demandé : « Assurément, j’ai toujours eu le sentiment que vous étiez la jeune fille la plus gentille et la plus charmante que j’aie jamais rencontrée ; je l’avoue, et même plus, je le répète qu’une fois de plus, vous m’en avez donné une nouvelle preuve ». Sophus commençait à préparer le voyage à la montagne prévu l’été suivant. Madame Motzfeldt,, « directement ou indirectement », le désapprouvait. Elle soutenait que sa nièce n’était pas assez forte physiquement pour une expédition si éprouvante et lui avait énuméré tous les tristes cas dans lesquels des dames, certainement par imprudence, avaient contracté de graves affections, lors de randonnées pédestres, « y compris des maladies mortelles ». Sophus lui avait rappelé que son propre fils, Ernst, avait fait avec sa femme, plusieurs excursions en montagne sans aucun incident et Else n’était « certainement pas une force de la nature ». De plus, Sophus projetait d’emmener un cheval qu’Anna pourrait monter en cas de mauvais temps et Laura, « randonneuse passionnée », les accompagnerait. Il redoutait que sa tante ne fît échouer ce projet, confiait-il à sa fiancée : « Ce serait une grande perte, presque irremplaçable pour nous deux. » Afin de prendre en défaut madame Motzfeldt et d’aider Anna à paraître « raisonnable et réfléchie », Sophus écrivait à cette dernière force détails rassurants : « Tant que nous n’aurons que du beau temps, vous verrez que ce sera le voyage le plus agréable que vous n’ayez jamais fait. » Il envisageait « de prendre le train et le bateau à vapeur en passant par Ringerike et le Randsfjord ou [le lac] Spirilen [Sperillen]. De là, ils suivraient la grand-route qui traverse la région du Valdres et østre [Øystre] Slidre » et, dans les hautes montagnes du Valdres, ils marcheraient « deux ou trois jours sur les sommets qui, là, se montrent dans leur pleine gloire ». Quant à la suite : Ne vous imaginez pas que vous êtes obligée de devenir une sportive endurcie. Notre circuit en montagne consistera en : un demimille de plat, jusqu’au premier refuge ; deux milles le long du lac de Bygdin, où il y a quatre ou cinq refuges remarquables très bien aménagés ; un demi-mille de plat jusqu’à un nouveau refuge ; cinq quarts de mille le long du lac de Tyen [Tyin] où se trouvent plusieurs alpages d’été ; un demi-mille de plat jusqu’à la grand-route. Comme je l’ai mentionné auparavant, nous aurons un cheval avec une selle de femme ; et en outre, un guide. Afin de rassurer Anna, il affirmait être « un randonneur aussi expérimenté que permis » et personne plus que lui ne se souciait d’éviter que « quelque chose pût [lui] arriver ». Puis il continuait à décrire le voyage : « En descendant vers Sogn et la région de Bergen, avec un peu de chance, nous nous profiterons d’un peu de tranquillité dans l’un ou l’autre des très jolis endroits le long du Sognefjord. »

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Anna semble avoir été séduite par le projet de Sophus puisqu’il commença ainsi sa lettre suivante : « Ma très chère Anna. Mille mercis pour votre bonne et chère lettre. Vous devez comprendre que cela me fait extraordinairement plaisir que vous ayez un aussi grand désir que moi de voir notre grande randonnée d’été se réaliser. » Il se réjouissait aussi qu’elle ne s’effrayât pas « la petite fatigue qui, pour sûr ne pouvait pas être évitée ». Quand elle viendrait à Moss, elle pourrait s’entraîner à monter à cheval : « Il est extrêmement agréable, me semble-t-il aussi, d’aller au galop sur un cheval. » Le moment des fiançailles officielles commençant « heureusement à se rapprocher », il lui demandait l’autorisation d’annoncer leur futur mariage à certains de ses amis les plus intimes. Par exemple, il inviterait au théâtre, la semaine prochaine, Axel et Barbra Motzfeldt, qui de plus étaient des parents proches, et à cette occasion le leur dirait. « En observant les précautions nécessaires », il souhaitait également en faire part à d’autres amis et il nommait Axel Bruun, Axel Lund et Otto Aubert. En tout cas, Anna n’élèverait probablement aucune objection à ce qu’il commandât des cartes de visite à son nom à elle. Ainsi, pour informer leurs parents et amis des fiançailles, il suffirait de glisser leurs deux cartes de visite dans une même enveloppe : « Ce n’est pourtant pas très rare d’annoncer des fiançailles de cette façon ? Naturellement, en même temps, nous pourrions bien sûr leur écrire longuement si nous devions en avoir envie. » Qu’en pensait-elle ? Pouvait-il mettre les cartes de visite dans les enveloppes et les envoyer début avril, lorsqu’il quitterait Christiania pour la rejoindre à Risør ? À cet effet, il avait besoin des adresses de ses amis qui « devraient recevoir l’annonce officielle des fiançailles ». Anna avait probablement suggéré de commander des cartes de visite portant leurs deux noms, car Sophus répondit : « Par galanterie, je mettrai votre nom en premier. » Il les posterait de Christiania, le matin où il prendrait le bateau à vapeur pour Tvedestrand. L’après-midi, Anna rejoindrait Sophus à l’escale de Risør et ses amis recevraient donc les lettres contenant « la nouvelle des fiançailles » après le départ du bateau. À Pâques, la glace risquait de ne pas avoir fondu dans le fjord de Tvedestrand. Dans ce cas, le bateau ne pourrait pas accoster et ils devraient aller de Risør à Tvedestrand par la route. Pouvait-elle se renseigner afin de savoir comment se procurer un cheval et une voiture ? Dans une grande ville comme Risør, il était certainement possible de trouver « un meilleur moyen de transport que la chaise de poste habituelle » et il lui rappelait que désormais, il paierait tous ses frais de voyage. S’il devait débarquer à Risør, il précisait : Vous ne devez « absolument pas venir me chercher sur le quai, je peux comprendre que cela vous gêne. Je me rends bien compte que, si vous attendiez sur le quai, les gens de la ville, d’une manière ou d’une autre, vous accableraient de leurs questions indiscrètes. » Il ne lui faudrait que très peu de temps après l’arrivée du bateau pour aller chez elle. Il formulait cependant une petite prière : « S’il fait mauvais et que, pauvre de moi, j’ai très mal à la tête, ce qui malheureusement m’arrive fréquemment en mer, vous devrez me supporter. J’ai été créé pour être sur la terre ferme : là, je ne suis pas plus malheureux que les autres. »

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Pâques arrivait dans quatre semaines et au cours de ce mois, Sophus écrivit quatre ou cinq lettres à sa fiancée ; quand elle ne répondait pas assez vite, il s’inquiétait : « C’est certainement stupide de ma part et je ne sais pas si j’ai les nerfs malades ; mais je ne retrouve pas mon équilibre tant que je n’ai pas été calmé par une lettre de vous. » Comme Anna évoquait les sautes d’humeur de son père, Sophus compatissait : quel chagrin de voir « la santé et l’esprit d’un père si fragiles » et il ajoutait : « Mais là, les gens ne peuvent certainement être d’aucun secours. » D’après les quelques conversations qu’il avait tenues avec monsieur Birch, il estimait possible d’aborder avec lui « n’importe quel sujet » ; pourtant, il laissait à sa fille le soin de décider, désormais, des propos à dire ou bien à taire dans un souci d’apaisement. Constatant que le père d’Anna n’aimait pas qu’elle s’éloignât de la maison, même pour de courtes périodes, Sophus se préoccupait de sa réaction lorsqu’il la conduirait à l’autel. Il avouait volontiers envier ceux de ses amis déjà installés dans leur confort familial, « le confort d’un foyer qu’en ce sens, je n’ai jamais connu ; mais qu’en même temps, je suis, à la vérité, si sûr de trouver à vos côtés ». Le « plus grand désir » de Sophus était que le mariage eût lieu dès que possible. Une fois réunis à Pâques, ils devraient envisager la date de la cérémonie, puis quand elle viendrait à Moss, ils devraient « penser à acheter tout ce qu’il faut pour une nouvelle maison ». Totalement ignorant en la matière, « je dois donc compter sur vous », constatait-il, mais avoir toujours réussi à s’occuper de « tout ce qui était nécessaire » le rassurait. Être « d’accord sur le principe d’acheter le mobilier et autres » l’étonnait. À son avis, les jeunes mariés vivaient souvent au-dessus de leurs moyens ; ils se laissaient « emporter par leur vanité » et pensaient uniquement à ce qui paraîtrait « vraiment magnifique et élégant pour leurs invités ». Il voulait être suffisamment riche pour pouvoir voyager, ce que beaucoup considéraient comme « un luxe ». « Les voyages, surtout en été, sont un bienfait pour les femmes comme les hommes, les gens mariés comme ceux qui ne le sont pas ». S’ils « se mariaient en automne (plus tard, il n’en était pas question ! ! !) », ils pourraient passer la première partie de l’hiver à Christiania, puis aller à Paris « à condition que le Parlement accordât de l’argent pour les œuvres d’Abel », et ils y resteraient tout le printemps. « Le printemps est le moment la plus agréable pour être à Paris [...] Rien n’est plus joli que de voir le joli vert tendre des feuilles nouvelles poindre au milieu de cette grande ville. » À Risør, Anna se plaignait des murmures et des commérages courant sur ses fiançailles ; même le postier avait lancé quelques insinuations ! Sophus l’exortait à poursuivre sa correspondance malgré « ces affreuses personnes ». Comme « les gens dans l’ensemble ont l’esprit si pauvre et n’ont rien ou presque rien à quoi s’intéresser », ils éprouvent un « énorme intérêt pour les fiançailles des autres ». Dans la capitale aussi, circulaient désormais des rumeurs désagréables sur leurs fiançailles. Sophus en expliquait ainsi l’origine : « Une de mes connaissances, l’historien Ernst Sars, venait juste de passer quelques semaines à

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Fredrikshald où il avait été invité à donner une série de conférences pour le public cultivé de la ville ». Lors d’une soirée, une inconnue s’était approchée de lui et avait commencé à lui dire « beaucoup de choses » sur Sophus Lie, sans qu’il comprît réellement pourquoi. D’après ce qu’avait dit Sars, il supposait que cette femme était une amie d’Anna. À la fin, elle avait affirmé avec conviction que Sophus Lie était fiancé à Anna Birch. Sars avait alors cru que les fiançailles étaient officielles et avait rapporté cette nouvelle à Christiania, à la Société des étudiants et au Salon vert ; comme précisément ce soir-là, Sophus n’y avait pas dîné, on avait dit qu’il était déjà parti pour Risør. « Bien sûr, le lendemain, je n’ai pas eu de mal à les détromper ; et je croyais que cette rumeur avait été étouffée dans l’œuf », qu’ils s’étaient tous laissés « duper par mon air honnête », ajoutait-il. Si la dame qui avait informé Sars était vraiment une amie d’Anna et si elle estimait devoir, à ce sujet, écrire à cette éventuelle amie, Sophus l’encourageait à user d’un ton « aussi conciliant que possible » dans son courrier. « Évidemment, il est honteux d’abuser ainsi de votre confiance, mais les gens après tout ont des faiblesses sur ce point. » Sophus apprit plus tard qu’il s’agissait de Louise Zwilgmeyer. Dans la capitale, la mi-mars était merveilleuse, un « magnifique temps d’hiver avec un chaud soleil ». Sophus décrivait avec enthousiasme une joyeuse promenade en luge. D’abord « des dames et des messieurs, quinze ou seize couples en tout » s’étaient réunis vers midi pour prendre le petit déjeuner chez le juge assesseur Brunn. De là, rassemblés dans dix à douze voitures à cheval, ils étaient montés, à un demi-mille de Christiania, en haut d’une « grande colline, dans l’est du département d’Aker » où, « sous un soleil des plus agréables », ils avaient fait trois ou quatre heures de luge. « Il faut reconnaître que tout n’est pas allé remarquablement bien, car il y avait beaucoup trop de neige. Mais quand on va faire de la luge avec des dames, il vaut mieux, en général, ne pas aller trop vite, surtout quand, comme moi, on n’est pas un maître dans le noble art de la direction. » Il poursuivait son récit : « Nous nous sommes bien amusés, et pensez ! à ma connaissance, pas une seule fois un habit ou quelque belle tenue n’ont été touchés. » Avant et après leur promenade en luge, ils s’étaient rendus dans une ferme appartenant à un membre de la famille de Bruun, où « du vin et des gâteaux » leur avaient été servis. « Vous pouvez donc imaginer que l’ambiance a bientôt été très animée. » De retour, ils étaient tous partis s’habiller pour participer, le soir, à un dîner suivi d’un bal. Pour sa part, Sophus avait « couru donner un cours à l’université » et il ajoutait ce commentaire : « À dire vrai, je suis très fortement enclin à admettre que mes auditeurs ont trouvé dans mon cours, qui, en tout cas n’en a pas été plus mauvais pour autant, un peu de l’ambiance du tour de luge. » Après son cours, Sophus avait participé à « un bal réellement amusant, un vrai bal de jeunes » (il était le seul homme âgé de plus de vingt-trois ans). Une amie d’Anna, « madame Nissen, née Prebensen » figurait parmi les dix épouses présentes et, précisément parce qu’elle était une amie d’Anna, il avait essayé de se montrer « aussi charmant que possible à ses yeux ».

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Quand Anna ne faisait aucune remarque sur les lettres de Sophus, il interprétait son « silence » à son « avantage » de telle façon qu’il lui avait écrit : « Je suis certain que vous ne vous êtes pas méprise sur leur ton dans le fond. » Son insistance répétée à envisager un mariage prochain avait conduit Anna à exprimer de l’« affliction ». Aussitôt, il lui avait répondu : Je vous laisserai effectivement avoir une liberté totale. Je vais complètement abandonner toute idée de mariage avant l’automne, si vous ne changez pas d’avis à ce sujet.[...] Sur un sujet aussi important, je ne voudrais pour rien du monde exercer la moindre influence déplacée sur votre libre détermination. Toutefois, il rapporta que les tantes d’Anna à Christiania, madame Motzfeldt et Jacobine Birch-Reichenwald, avaient un jour abordé le sujet des fiançailles et déclaré inutile d’attendre l’hiver pour le mariage. Il leur avait répondu que dans la mesure où leur nièce elle-même se sentait trop jeune, il ne voulait pas « exercer une pression trop forte » et il répétait à Anna : « Si, quand nous en parlerons à Pâques, vous exprimez comme votre désir que nous attendions jusqu’à l’hiver, alors je m’y plierai. » Jacobine Birch-Reichenwald écrivit alors à sa nièce pour lui exprimer sa grande joie devant ce mariage. À son avis, Anna devrait remercier Dieu de lui permettre d’entrer dans une famille si gentille et si intelligente. Tante Jacobine louait les sœurs de Sophus ; toutes étaient exceptionnellement aimables, brillantes et bonnes et elles pourraient aider et soutenir Anna pour tout et lui apprendre beaucoup de choses. Elle devait se réjouir d’accompagner, à l’occasion des fêtes de Pâques, Sophus et Laura chez Mathilde à Tvedestrand. Au demeurant, ce n’était pas la première fois que tante Jacobine donnait un conseil à Anna. Trois ou quatre ans auparavant, celle-ci avait confié à sa tante qu’elle voulait quitter l’école à Risør et recevoir la confirmation tout de suite. Cette dernière lui avait alors fermement répondu que c’était absolument trop tôt et qu’elle espérait sincèrement qu’Anna retrouverait le désir d’apprendre. Elle estimait qu’Anna voulait abandonner ses études en raison de ses lectures, beaucoup trop de romans ! et elle l’avait encouragée à s’en ouvrir à madame Zwilgmeyer. Pâques approchait. Fin mars, Sophus trouvait « infiniment bizarre » que dans une semaine seulement, il retrouverait Anna et qu’ils pourraient enfin se parler sans craindre que des étrangers pussent « les voir et faire des remarques ». Il lui confiait : « Je me réjouis de ce moment magnifique jusqu’au tréfonds de mon âme. Puisse cela me réussir à vous attacher encore plus fort à moi. » Si les espoirs de Sophus devaient se réaliser, les premières lettres échangées après Pâques laissaient entrevoir des obstacles. Des désaccords avaient surgi entre les deux fiancés, notamment la date du mariage.

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Très chère Anna ! D’abord, mes plus profonds remerciements pour la semaine passée qui, grâce à votre gentillesse, me restera toujours un souvenir précieux. Merci, ma très chère amie, pour tous les signes d’amour que vous m’avez donnés et pardonnez-moi si vous avez l’impression que, de temps en temps, j’ai été trop importun et audacieux dans mes souhaits et mes attentes. Cependant, réfléchissez aussi à toutes ces choses sur lesquelles nous n’avons pas été tout à fait d’accord, cela a été réellement si absurde de ma part, comme d’ailleurs vous l’avez pensé un jour. Donc, ma plus chère et ma meilleure amie, si vous arrivez, après mûre réflexion, à la même conclusion qu’à Pâques, même si cela m’est très difficile, très pénible, j’essaierai alors de devenir, comme nous le disons en plaisantant, plus humble. En tout cas, écrivez-moi, ma plus chère, ma plus précieuse amie, qu’au moins vous ne m’estimez pas moins qu’avant. Écrivez-moi pour me dire que, sur tous les points essentiels, je suis comme vous le croyez et le souhaitez. Si vous le faisiez, ma chère Anna, vous seriez alors vraiment adorable. Anna était restée quelques jours à Tvedestrand, après le départ de Sophus. Elle se plaisait chez les Vogt et s’était très bien entendue avec Laura. Dans une lettre adressée à « sa mère » à Risør, Anna racontait que les Vogt possédaient « une charmante maison qui est aussi dans le style suisse, mais plus grande et plus jolie que la nôtre » — et que « sans arrêt », les enfants l’appelaient « tante Anna » ; « ils m’aiment tellement ». Pendant son séjour, Anna avait partagé la chambre de l’aînée des filles, de trois ans sa cadette, et elles étaient devenues « plutôt bonnes amies ». Eleonora dite Lella serait bientôt confirmée et selon Sophus, elle avait déjà exprimé le souhait de venir vivre à Christiania, chez son oncle et Anna une fois qu’ils seraient mariés. Sur la route du retour, Sophus s’était arrêté à Risør. Il s’était entretenu avec la mère d’Anna et en avait conclu qu’elle partageait son avis sur « la date de notre mariage ». Pourtant, il répétait, encore une fois : « Mais naturellement, ma très chère amie, si vous maintenez votre décision, alors, aussi mal que cela me fera vraiment, je devrai me tenir à votre merci ». Il espérait qu’ils pourraient en reparler quand, dans un proche avenir, elle viendrait à Moss et qu’elle continuerait à lui écrire « bien et souvent ». Il la suppliait : « N’ayez pas peur de laisser paraître un peu d’affection de temps en temps. Si j’en avais eu la permission, je vous aurais envoyé des baisers par centaines par la poste et demandé la même chose en retour. » Et de conclure : « En tout cas, n’ayez pas peur de moi parce que je suis si terriblement impatient de vous avoir constamment près de moi. » Avant de recevoir cette lettre, Anna en avait écrit une que Sophus reconnaissait être gentiment tournée ; toutefois, il avait cessé de s’émerveiller de sa gentillesse puisque cela semblait venir « d’elle même ». Il continuait à considérer absurde son jugement sur la date du mariage. « Vous êtes une petite

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dame têtue ; mais j’espère que vos aimables qualités se développeront plus intensément que les rigoureuses. » Il trouvait presque « scandaleux » qu’elle ne lui dît pas qu’il lui manquait, mais, bien sûr, elle évitait de le faire afin de ne pas solliciter son orgueil. Elle devait reconnaître que s’il n’était pas toujours modeste, il se montrait vis-à-vis d’elle « l’homme le plus humble du monde ». Un autre sujet le préoccupait. Elle avait raconté avoir pris beaucoup de plaisir à un trajet en voiture à cheval, de Tvedestrand à Arendal, or il se rappelait son refus de rentrer à Risør en voiture avec lui, car elle trouvait « qu’il était si désagréable » de voyager en voiture à cheval. Il commentait en ces termes cette péripétie : « Vous voyez que je vous surprends en contradiction avec vous-même ; je devrais vraiment vous condamner à faire pénitence de la manière que vous savez bien quand vous viendrez à Moss. Mais je serai aussi gentil que vous l’êtes, en général et je crois que c’étaient des motifs respectables qui vous rendaient réticente à voyager en voiture avec moi. » Après Pâques, la vie de Sophus dans la capitale avait pris un tour nouveau. Naguère « ennemi des visites » qu’il qualifiait alors de formalités mondaines, il se réjouissait désormais de recevoir tant de personnes lui présenter leurs vœux de bonheur à l’occasion de ses fiançailles. Il avait entendu dire que beaucoup de ses amis avaient depuis longtemps abandonné tout espoir de le voir convoler et il l’expliquait ainsi à Anna : Trente ans, ce n’est pas vraiment très vieux pour un homme qui vient de se fiancer. Mais le fait est que déjà vers seize, dix-sept ans, j’étais très développé intellectuellemnt et physiquement. C’est pourquoi cela fait si longtemps que je suis un adulte et pourquoi on croit volontiers que je suis bien plus âgé. Déjà, quand j’avais dixhuit, vingt ans, il en était ainsi, même si, à Moss ou en randonnée, je me comportais de façon aussi juvénile et je m’amusais autant que les autres. À cette époque, je dansais et, en vérité, je courtisais, avec mes pauvres moyens, l’une ou l’autre de mes vieilles amies. Puis vinrent une série d’années pendant lesquelles, pour ainsi dire, je ne me suis préoccupé ni de bal, ni de plaisir ; où je n’a en tout cas prêté aucune attention aux jeunes dames. Et ainsi mes amis avaient renoncé à croire que je tomberais amoureux un jour et que je me fiancerais. Grâce à vous, ma très chère, il en a été autrement. Et j’espère fermement que vous verrez que dans ma forte constitution il y a encore un fond pas si petit de désir juvénile, d’ardeur juvénile. Chère Anna vous devez prendre soin de moi et me corriger quand il vous semble que je commence à devenir vieux et ennuyeux ainsi vous verrez que tout ira bien. L’annonce officielle des fiançailles, et les visites et les réceptions qui en avaient suivi, l’avait « un peu » dérangé et forcé à travailler « d’autant plus intensément » le reste du temps. Outre la rédaction définitive promise avant

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Pâques des articles destinés à la Société des sciences de Christiania, une autre tâche l’attendait, l’édition des œuvres complètes d’Abel en collaboration avec Sylow. Celui-ci habitant Fredrikshald, ils se retrouvèrent fin avril, à mi-chemin, c’est-à-dire à Moss, pour commencer à organiser ce projet. Un incident l’avait mis de mauvaise humeur et, dans le feu de l’action, poussé à écrire « une lettre complètement stupide » à sa très chère Anna. Il s’agissait de la polémique engagée autour de l’un de ses « meilleurs amis », Amund Helland, qu’Anna aussi considérerait plus tard comme son ami. Celuici « jeune étudiant en minéralogie », avait, « avec une intelligence remarquable », toujours « produit d’excellents travaux » dans son domaine. Malheureusement, il s’était laissé entraîner dans « une sorte de querelle scientifique avec le professeur Kjerulf » et, selon Lie, à cette occasion, Helland « n’avait peut-être pas exprimé tout le respect que des gens bornés estiment dû par un jeune homme à un professeur ». Quoi qu’il en fût, des éléments conservateurs, à Christiania, avaient entravé la carrière scientifique de Helland. Ce conflit portait, notamment, sur la façon dont les glaciers avaient formé le relief du pays. D’après Helland, les fjords, les vallées et les lacs résultaient de l’érosion par l’eau et la glace, au cours des âges. Pour le milieu scientifique établi — l’entourage du professeur Kjerulf —, ils provenaient plus probablement de fissures dans la croûte terrestre. Sophus Lie se montrait l’un des fervents partisans de Helland, identifiant, semble-t-il, le combat de son ami en faveur d’une nouvelle démarche scientifique au sien. Il racontait à Anna qu’avant Pâques, avait éclaté « une grande bataille à la Société des sciences » où dans le cours de la discussion,il avait remporté « une brillante victoire » et ajoutait : Mais nos adversaires travaillent en silence, avec des insinuations médisantes, de sorte que l’issue semble assez incertaine. Néanmoins, je finirai par triompher. Ma devise a toujours été : En avant, marche. J’ai remporté de nombreuses victoires ici dans ma vie ; mais elles ont presque toujours commencé par une défaite ; donc, même si les défaites me vexent, elles m’excitent en même temps. D’un autre point de vue, il se déclarait comblé : « Sachez que mes travaux scientifiques connaissent régulièrement de plus en plus de succès à l’étranger, plus particulièrement en Allemagne où je suis personnellement le plus connu. » À l’occasion de son anniversaire, le 24 avril, Sophus envoya à sa fiancée trois lettres, avec ses « vœux les plus sincères ». En connaissait-elle d’autres qui écrivaient autant de lettres de vœux ? Il était convaincu qu’elle se réjouirait de ce courrier abondant et lui demandait : Donc, récompensez-moi en m’envoyant une lettre vraiment affectueuse. Racontez-moi que vous vous sentez si heureuse de vos fiançailles et que vous songez à l’avenir à mes côtés avec une telle

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Sophus Lie, une pensée audacieuse joie, faites-le et alors vous serez comme toujours ma charmante demoiselle. Avez-vous le sentiment que cette demande témoigne d’un manque de confiance de ma part ? Il ne faut pas le penser. Croyezmoi, tous les hommes qui aiment leur bien-aimée ne voudraient pas autre chose que recevoir de telles lettres, toujours, encore et encore. J’ai l’affreux soupçon que toutes mes lettres ont une étrange ressemblance entre elles. Mais ce n’est pas dans chaque cas une ressemblance désagréable. N’est-ce pas ?

Il se réjouissait qu’elle ait maintenant atteint dix-neuf ans : « Dix-huit ans sonne si horriblement jeune, quand, au même moment, je dois avouer mes trente ans. Trente et dix-neuf, me semble-t-il, vont bien ensemble, même si je pense que vous auriez pu avoir un fiancé plus jeune. Mais, je ne vais pas vous laisser me quitter pour ce genre de raison. » Au contraire, il s’émerveillait de se sentir beaucoup plus jeune « à la fois d’esprit et de corps » depuis qu’il « avait ainsi une jeune bien-aimée charmante délicieuse. » Pour son anniversaire, il voulait lui offrir « un petit bijou en or », mais comme il n’était pas sûr de ce qu’elle aimait — « Vous avez meilleur goût que moi qui ne m’y connais dans ce genre de choses » — elle recevrait à la place dix speciedaler et s’acheterait ce qu’elle voulait quand elle viendrait à Christiania. Les prétendants d’Anna à Risør n’avaient pas complètement disparu, malgré l’annonce officielle des fiançailles. Sophus écrivait : « Je me réjouis de savoir que votre adorateur Petersen est tombé dans un état d’apathie. Cela me ferait le plus grand plaisir s’il en était de même avec J. P. et M. P. Mais il y a certainement peu de chances que cela se produise. » Sophus était ravi chaque fois qu’il recevait une lettre d’Anna : « Comme chacune de vos paroles aimables et tendres est un rayon de soleil sur ma route ! » Espérant que viendrait bientôt le temps où il pourrait toujours « trouver la lumière et l’espoir dans ses chers yeux, si bons », il ajoutait en post-scriptum : « Voulez-vous m’envoyer un baiser dans votre prochaine lettre. Mille vœux de bonheur, mille baisers Votre Sophus. » Avant de retrouver sa fiancée à Moss pendant la Pentecôte, et peut-être à Christiania plus tôt, il s’inquiétait. « N’êtes-vous pas aussi un tout petit peu impatiente de me retrouver ? Pourtant, vous savez bien que j’ai juré d’être, en tout, aussi gentil qu’il m’est possible de l’être. » Durant cette période d’attente, Sophus s’efforçait de garder le même rythme de correspondance, bien qu’il ne sût pas toujours vraiment quoi dire. « Le fait est que mes pensées vont constamment vers vous et j’ai toujours grand besoin de vous le raconter. » Il demandait l’indulgence pour « la minceur de [ses] lettres » mais « une arrière-pensée égoïste » le poussait à écrire fréquemment : il pouvait ainsi espérer recevoir davantage de lettres d’elle en retour. Il se surprenait à rédiger « une toute petite lettre » quand, au départ, il avait eu l’intention de se limiter à quelques mots : « N’est-ce pas remarquable ? À votre avis, quelle

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en est la raison. » En tout cas :« Maintenant vous ne doutez certainement plus que je vous aime tellement, comme les autres leur bien-aimée. N’est-ce pas mon enfant ? » Par ailleurs, il était très occupé. Revoir ses propres articles de mathématiques et en relire les épreuves pour la publication, ainsi que collaborer avec Sylow sur les œuvres complètes d’Abel, toutes ces tâches exigeaient beaucoup de temps. De plus, Broch avait sollicité son avis sur un candidat au poste de Lund qu’il avait brigué l’année précédente, car ce scientifique travaillait sur « des questions qui ont certaines ressemblances avec des questions dont je m’occupe », expliquait-il à sa fiancée. Néanmoins, il la rassurait : « Et ainsi vous parlez comme si je faisais passer les mathématiques avant vous. Doutezvous que je pourrai concilier les deux ? Ou bien pensez-vous qu’un jour, vous en serez jalouse. » En lisant une des lettres d’Anna, il s’était senti « très fier de la petite femme cultivée » qu’il allait épouser. En particulier, il lui rappelait le jour où ils avaient parlé d’un baron français de passage à Risør. Elle avait prononcé « son nom avec un accent tout à fait correct » et il poursuivait : « Vous n’êtes certainement pas très souvent complimentée pour votre culture et donc j’espère que mon compliment vous fera plaisir. » Avec l’aide du Seigneur, nous formerons un vrai couple heureux. J’en suis persuadé. Et pensez je commence à croire que je ne serai véhément et méchant que très rarement. Et que je vous aimerai toujours est absolument certain. Cepenant, Anna ne voulait toujours pas entendre parler de mariage ; elle semble ne pas avoir voulu venir à Christiania puisque la lettre suivante de Sophus commençait ainsi : Très chère Anna ! Vous savez certainement que je ne suis pas ravi de votre dernière lettre (aussi chère me soit-elle, comme toujours) dans laquelle vous me faites part du souhait de vos parents que vous restiez encore quelque temps à Risør. Ma première idée a été de vous télégraphier pour vous implorer de venir pourtant, mais après réflexion, je dois admettre que vos parents ont le droit, que je ne veux absolument pas contester, d’exiger des choses de vous. Il avait envisagé de souligner dans son télégramme qu’elle devait agir selon « sa conviction personnelle » mais qu’il « se languissait fort« d’elle. Malgré tout, il était arrivé à la conclusion qu’il n’y avait « vraiment rien à faire ». Vous savez, je crois que vous devez considérer comme un signe que je suis presque trop dévoué, que je supporte si patiemment ce dur destin. (J’ai également donné un signe de cet extraordinaire

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Sophus Lie, une pensée audacieuse degré de dévotion à Noël. Vous étiez assez cruelle pour m’interdire de passer par Risør au retour.) En tout cas, ma très chère Anna, cela a été un grand chagrin d’apprendre que je ne vous reverrai pas avant si longtemps. Mais donc, quand nous nous retrouverons, voudrez-vous bien être vraiment très charmante et gentille ? Pensez que je trouve presque un peu ironique qu’après m’avoir annoncé des nouvelles aussi tristes, vous exprimiez l’espoir que, dans l’avenir, je sois toujours de la plus belle humeur. Du reste, il dépend pour la plus grande part de vous de me maintenir constamment de bonne humeur ; l’une des premières conditions est que vous veniez vite à Moss.[...] Anna, ma très chère ! N’êtes vous pas bien trop méchante en ce qui concerne la date de notre mariage. Ne savez-vous pas qu’une jeune fille qui est fiancée devrait être accommodante et gentille à ce sujet

Il indiquait de nouveau qu’il avait mis à sa disposition de l’« argent pour l’équipement et les meubles et tout comme on dit » et que « l’organisation des choses ne devrait causer aucune difficulté de quelque sorte ». Après lui avoir rappelé que, dans une lettre précédente, il avait déjà expliqué combien à différentes reprises il lui avait été dévoué, il insistait : Maintenant soyez également en retour dévouée et accommodante quant à la décision concernant la date de notre mariage. Vous savez bien que par nature vous êtes charmante et gentille. Et en fait vous voulez aussi l’être. Ne soyez pas fâchée après moi, ma très chère Anna, que je revienne toujours sur ce sujet. Vous devez seulement y voir le signe que je vous aime beaucoup et que j’attends avec une très grande impatience le moment merveilleux où je vous aurai toujours près de moi. Il la pressait de lui fournir plus de détails sur elle-même, sur ses activités et sur sa santé : Était-elle remise de son rhume ? Sortait-elle souvent et rendait-elle visite à d’autres personnes ? Était-elle « capable de se promener ? » Sur son compte, il écrivait : « Moi-même, je ne peux guère raconter ce genre de choses car ma vie se déroule de façon très monotone. Je ne suis jamais malade je rencontre les mêmes personnes tous les jours ; je vais rarement à des réceptions (sur ce point je veillerai à devenir une autre personne, quand je deviendrai un mari heureux) jamais au théâtre etc. » La seule « activité sociale » qu’il pratiquait, « en tout cas régulièrement », consistait à fréquenter, une fois par semaine, un petit « club de loisirs » fondé par des amis ; au printemps, ils firent également « de courtes excursions dans les îles, ce qui [était] énormément amusant ». Sophus priait Anna de transmettre ses salutations à son amie, mademoiselle Zwilgmeyer et déplorait de ne pas avoir eu l’occasion de faire sa

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connaissance : « Je suis si présomptueux que je crois que les gens se font une meilleure opinion de moi en parlant avec moi qu’en me voyant seulement. » Dans une lettre suivante, il faisait ce commentaire sur la relation d’Anna avec son amie : « Je ne m’immiscerai pas dans les secrets que vous avez avec elle. » Par ailleurs, il pouvait lui rapporter qu’avec son cousin, le prosecteur Lie et son épouse Amanda, il songeait à acheter une maison ; son beau-frère Vogt viendrait le conseiller à ce sujet, mais la décision finale ne pourrait être prise qu’avec Anna, à Christiania. Il concluait : « Écrivez-moi une lettre vraiment charmante, écrivez que vous viendrez bientôt et que vous avez un peu pensé à vous rallier [à mon point de vue] quant à l’automne. » Anna dut répondre qu’elle arriverait à Moss la semaine avant la Pentecôte car Sophus la remercia immédiatement pour sa « chère lettre » : Comme il sera amusant de se promener ensemble dans la belle nature et de parler de l’avenir et de nos espérances. Depuis que je suis fiancé avec vous, il me semble que l’avenir se présente à moi, clair et radieux. Quand nous nous retrouverons à Moss, nous irons certainement beaucoup de fois nous promener ensemble à Gernerlund, un grand bosquet ravissant avec des allées et des bancs ; à la vérité, il se trouve un peu loin de la ville ; mais ainsi nous aurons l’avantage de ne pas y rencontrer beaucoup de personnes. Je ferai de mon mieux et essaierai de ne pas quémander trop de baisers ; mais mon Anna, chère mienne, si vous vouliez en retour essayer d’être en cela un peu plus généreuse que, assez curieusement, vous avez bien voulu l’être jusqu’à présent. Vous verrez, sur ce point, nous allons très bien nous entendre. Si seulement, une fois de temps en temps, il vous venait l’idée de me donner un baiser, nous serions alors en accord sur le fond. Mais j’ai bien peur que quand vous lirez ces lignes vous ne frappiez dans vos mains d’étonnement que je ne pense pas seulement au moment qui viendra où vous ne serez plus si réticente à me laisser vous embrasser ; mais où vous vous permettrez même de m’embrasser. Pensez-y, mon Anna, chère mienne ! Des choses aussi étranges se sont produites beaucoup de fois avant. Il lui rappelait qu’au moment où il s’était déclaré, elle avait eu le sentiment « que le simple fait d’être fiancée était absolument horrible ». Cette crainte désormais surmontée, elle ne devrait pas se montrer « assez cruelle pour dire » qu’il valait mieux « attendre et toujours attendre pour le mariage ». Il espérait profondément qu’après le séjour à Moss, « le fait de quitter la maison » et de vivre toujours avec lui serait perçu « comme quelque chose de moins terribie » qu’elle ne le pensait pour l’instant. Quant à l’achat de la maison, peut-être là aussi valait-il mieux attendre qu’ils fussent mariés d’autant plus qu’il ne savait guère, et elle non plus, comment être propriétaire. Toutefois, il y réfléchissait :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Je suis affreusement curieux de savoir comment nous allons tenir notre maison. Malheureusement, je n’ai aucun sens de l’ordre ; mais je me console en me disant que je peux apprendre tout ce qui est nécessaire et, dans une maison, l’ordre est la première condition. Fondamentalement, j’ai une très grande énergie une fois que j’ai décidé quelque chose. Mais vous, mon Anna, chère mienne, vous êtes, bien sûr, très ordonnée ? Ne croyez-vous pas du moins qu’au début, vous devrez être un peu indulgente avec moi, puisque je promets de m’amender aussi sur ce point. Vous voyez, j’ai pris les résolutions les plus nobles.

Sinon, avait-elle lu quelque chose en anglais récemment ? Faisait-elle des progrès en français et devrait-il lui envoyer des livres ? S’était-elle perfectionnée « dans son rôle de future maîtresse de maison » ? En tout cas, elle ne devait pas se dire que cela ne pressait pas, mais plutôt — ce qui était à moitié vrai — qu’elle en connaissait déjà la moitié ! Enfin, il ne fallait pas lui répondre que ses lettres étaient ennuyeuses. Ne se rappelait-elle pas le jour où, à Tvedestrand, il l’avait priée de ne pas l’aimer moins parce qu’il n’était pas « capable d’être amusant » et où elle lui avait répondu qu’il n’était pas obligé d’être amusant ? Sophus résumait les choses ainsi : « J’essaierai d’être aussi peu ennuyeux qu’il m’est possible. » Le séjour à Moss avec Anna autour de la Pentecôte semble avoir été agréable, en dépit des sempiternels problèmes de mariage. Dans la première lettre qui suivit, il la remerciait « de toute l’amabilité » qu’elle lui avait montré. Elle devait absolument soigner son refroidissement, car même si ce n’était pas « une chose si dangereuse », son « rhume pouvait prendre des proportions » dont ils souffriraient tous les deux. Il lui rappelait qu’elle n’était pas « une force de la nature au point de vue santé ou constitution ; et la vie exige de l’énergie chez les femmes comme les hommes », précisait-il. Elle devrait donc profiter de l’été afin de rassembler des forces pour l’avenir et il concluait : « Vous devez certainement penser que je suis ennuyeux avec mes leçons de morale ; mais votre bon sens vous dira que j’ai raison ; et vous vous rendez bien compte que je suis guidé par de bons motifs quand j’écris comme je l’ai fait. » Dans une lettre suivante, à propos de la Pentecôte, il se justifiait de nouveau : Vous êtes persuadée que je manque d’élégance parce que je vous demande toujours plus que vous ne voulez donner, parce que je parle toujours du bel avenir qui viendra, dont je suis sûr, car, entre nous, il y a des affinités si profondes que les désirs de l’un deviennent inconsciemment et immédiatement ceux de l’autre. Il lui était reconnaissant de toutes les preuves d’amour qu’elle lui avait données et affirmait : « Et en outre il est enfin dans l’ordre de la nature que l’homme demande et la femme donne. »

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À propos de la date du mariage, il estimait avoir finalement fait « une grande concession presque inconcevable ». Cela avait été « un grand chagrin infini de devoir renoncer définitivement à l’espoir d’être avec vous de façon permanente cet automne. Admettez que j’ai tenu honnêtement ma parole que vous seriez totalement libre. » Ils avaient convenu de ne plus en parler pendant un temps, pourtant, Sophus ne pouvait pas s’empêcher d’écrire : « Vous avez rempli mon âme ; de sorte que presque toutes mes pensées et mes espoirs pour l’avenir s’appuient sur vous et en tout cas, sont liés à vous. » Pour leur mobilier, Sophus était d’avis que mille speciedaler étaient plus que suffisants et citait l’exemple d’amis. Axel Bruun, grandement logé et qui possédait un piano et des meubles de prix, avait dépensé mille quatre cents speciedaler. Axel Lund, également grandement logé et qui avait meublé avec beaucoup d’élégance les nombreuses pièces, en avait déboursé onze cents, y compris le mobilier de son épouse. Sophus faisait remarquer que tous deux étaient « des enfants de riches ». Combien Ernst Motzfeldt avait payé, il l’ignorait, mais il estimait qu’avec le mobilier d’Else, il s’était acquitté de mille speciedaler. « En aucun cas vous ne devez avoir peur que je sois trop pingre. Je considère seulement juste d’être raisonnable. Croyez-moi ; le danger est plus grand que je comble trop plutôt que trop peu vos désirs dans ce domaine. » Il avait aussi envisagé de lui assurer une pension de veuvage, peut-être huit cents speciedaler seraient-ils suffisants, mais ils verraient avec le temps, et il poursuivait : « Malheureusement presque tous mes amis ont une meilleure situation que moi. Cela vous gênera-t-il que nous devions vivre de façon plus modeste ? » Si Lie ne considérait pas avoir atteint le sommet de la richesse, en revanche, il ne doutait pas, en mathématiques, d’être sur une pente ascendante. Au début du mois de juillet, il écrivit à Anna : « Dans l’ensemble, tout va extraordinairement bien dans mon travail scientifique. Je rencontre sans cesse plus de reconnaissance que je ne pouvais en attendre ». Il lui racontait « l’agréable surprise » venant de Paris : dans une lettre, Darboux l’informait qu’il avait été élu membre d’« une association scientifique de ce lieu » — la Société Philomatique de Paris — et, entre parenthèses, Sophus rappelait à Anna son élection avant Noël à « la célèbre Société royale des sciences de Göttingen ». Darboux aurait également vivement souhaité que Klein entrât à la Philomatique, mais en France, le ressentiment envers la nation allemande restait encore, à tous les niveaux, très vif. En prévision d’un éventuel voyage de Lie à Paris, Darboux lui signalait que, depuis la guerre, le coût de la vie à Paris avait augmenté de dix-neuf à vingt pour cent et que les prix ne faisaient que grimper. Il ajoutait n’avoir toujours pas trouvé le temps d’écrire une ligne sur les « Berührungs-Transformationen » (transformations de contact) de Lie. Celui-ci avait soumis le mois précédent ce mémoire de vingt-sept pages à la Société des sciences et l’avait fait publier à ses frais, pour pallier la lenteur de cette académie.

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Avec l’été vint pour Lie le temps de la grande excursion en montagne avec sa sœur Laura et Anna. Sa dernière lettre avant que sa fiancée ne vînt le rejoindre se terminait ainsi : « Portez-vous bien, ma meilleure amie, et la plus chère, et j’espère que notre prochaine rencontre et toute notre randonnée ne seront pas obscurcies par les nuages que nous avons malheureusement rencontrés la dernière fois. » Nous avons peu d’indications sur leur voyage, cependant il semble certain qu’ils atteignirent les montagnes du Jotunheim et passèrent la nuit dans les chalets du Touring Club de Norvège (créé cinq ans auparavant, en 1868) à Tyin et Gjende puisque, à la suite d’une dispute avec le gardien de l’un de ces refuges, Ivar Beito, Lie fut convoqué, en automne, devant le bureau exécutif de cette association « pour y être confronté à Ivar Beito ». À ce propos, Sophus fit à sa fiancée le commentaire suivant : « Ce ne sera pas amusant » mais le motif de ce différend n’est pas précisé. Était-il lié à une polémique qui éclata quelques jours plus tard lors de l’assemblée générale annuelle d’automne du Touring Club, à la Société des étudiants ? Deux points en particulier y furent débattus : d’une part,« en cas de concurrence », les membres devaient-ils avoir priorité sur les non-membres, et d’autre part, les membres devaientils payer pour passer la nuit dans un chalet de l’association ? » Après un échange de vues approfondi, il fut décidé qu’un paiement serait « imposé à tout voyageur », mais que les membres devraient « bénéficier d’un traitement préférentiel pour obtenir des places ». Sophus racontait à Anna dans une lettre, quelques mois plus tard, que l’homme à la barbe rousse qui leur avait fait traverser à la rame le lac de Tyin et les avait conduits à Nystuen avait surgi dans la capitale cet hiver avec un coq de bruyère que, selon Sophus, il aurait donné à Anna si elle avait été là. Il lui rappelait aussi un autre « souvenir de voyage » : leur séjour chez Helland. Dans ses lettres, Sophus transmettait fréquemment à Anna des photos et les amitiés de Helland, « ton ami Helland », sur le compte duquel il lui racontait toujours quelque chose. Ses descriptions enflammées des montagnes de Norvège rencontraient un large écho chez Sophus et sa fiancée. L’article « Om fjeldene » [« À propos des montagnes »] qu’il écrivit en 1872, dans la revue annuelle du Touring Club de Norvège, s’accordait avec la perception que le public avait de la beauté de ces paysages. Les montagnes ouvrent une vue du temps comme les étoiles de l’espace ; on ne mesure pas la taille de Sirius en pouces et la distance en temps des montagnes nécessite de plus grandes unités que l’année. Il y a beaucoup de sagesse à prendre des montagnes ; c’est une longue histoire sur laquelle la lumière est jetée. [...] Lorsque la vue est dégagée au-dessus d’une région, là de temps en temps peut se pressentir l’histoire de la formation des montagnes de cette région ; c’est comme avec un visage humain où souvent beaucoup peut se lire. Chaque pierre construit le paysage d’après sa nature : des formes plates ou ondulées indiquent le plus souvent une lente accu-

11. De longues fiançailles mulation en strates de sédiments marins sur de longues étendues ; mais se dresse si soudainement une vaste paroi abrupte au-dessus de cette terre plate que tu pressens la pierre volcanique et la catastrophe. Au point le plus haut et le plus escarpé de ces formations montagneuses vient souvent à l’esprit l’idée de révolution. Tout au sommet d’un pic, on sent jaillir en soi ces grandes pensées qui se manifestent généralement par une révolution. Quand une montagne doit naître, cela ne se passe certainement pas toujours en douceur. Il faut faire de la place pour toutes les formes nouvelles qui veulent apparaître ; les vieilles pierres doivent être brisées, pliées et fendues ; des acides toxiques, de la vapeur métallique et d’autres diableries infernales surgissent en même temps et bien des animaux innocents ou de ravissantes plantes qui probablement méritaient de vivre disparaissent ; mais quand ce sommet se dresse là, c’est une merveille de plus qui est venue au monde pour des siècles.

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Chapitre 12

1873, une année décisive Après leur périple en montagne, Sophus, sa fiancée, et sa sœur Laura regagnèrent la capitale à la mi-août. Celles-ci y passèrent quelques jours, logeant à l’hôtel, puis elles poursuivirent leur chemin vers Moss où Anna fit un court séjour avant de rentrer chez ses parents à Risør. À Christiana, Sophus était plus absorbé que jamais par son travail. Tous les jours, il consacrait plus de six heures à faire passer l’examen d’entrée à l’université et deux heures à travailler avec Sylow à « la nouvelle édition des œuvres d’Abel ». En outre, il devait corriger les épreuves de ce qu’il appelait ses « affaires en cours ». Au mois d’août, il fit une communication à la Société des sciences de Christiania, intitulée : « Über eine Verbesserung der JACOBIMAYERschen Integrations-Methode » [« Sur une amélioration de la méthode d’intégration de JACOBI-MAYER »]. Même si le rythme de leur correspondance était moins soutenu, Sophus et Anna continuaient à s’écrire au moins une fois par semaine. Parfois, Lie, trop occupé par ses travaux de mathématiques, se plaignait d’être « un peu négligent ». Cela ne signifiait en rien, disait-il, que leurs « tendres sentiments » avaient diminué, il se sentait seulement plus sûr de la « garder » et il lui demandait, dans son style habituel : « Mais vous, ma mienne si chère, vous ne pensez pas vraiment que je suis un amoureux tiède et indifférent ? » Il proposait de faire un saut jusqu’à Risør, à n’importe quel moment, quand elle le souhaiterait pour l’encourager d’un baiser, ajoutant : « Je suis assez présomptueux pour penser que vous ne seriez pas si mécontente que je vienne à l’improviste vous faire un, peut-être deux baisers, n’est-ce pas ? » Au cours de l’été, Sophus et Anna étaient convenus de se marier l’année suivante en mars et lui, du moins, considérait cet accord comme définitif. Dans ses lettres, Sophus ne fit allusion que deux fois à leur randonnée en montagne et aux moments qu’ils avaient partagés, l’été précédent. La première fois, apparemment parce qu’elle lui avait rappelé ces bons souvenirs, il lui écrivait : « C’est vrai, moi aussi je pense sincèrement que nous avons vraiment passé des moments extrêmement agréables ensemble cet été [...] »

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Anna n’avait pas seulement fait la connaissance de Helland mais aussi celle de la famille de son fiancé à Christiania. Elle avait rencontré le vieil oncle John et son épouse ainsi que leur fils, le prosecteur Johannes Lie, sa femme Amanda — fille d’Arvid Afzelius, célèbre écrivain, traducteur et folkloriste — et leurs deux fils. Anna s’était liée d’amitié avec sa future cousine que Sophus lui avait d’ailleurs décrite précédemment comme « une dame extraordinairement sympathique ». Au cours de l’automne, Sophus transmit régulièrement à Anna le bon souvenir de l’oncle John et de son épouse qui demandaient toujours de ses nouvelles, ainsi que celui d’Amanda et de Johannes. Sophus n’approuvait pas toujours la façon dont ils élevaient leurs enfants. Amanda laissait aller ses enfants « en sabots de bois, à l’école », ce qui faisait dire à Sophus : « Ces sabots ne sont pas si laids quand ils sont recouverts de cuir ; mais leurs amis se moquent de ces pauvres garçons. Il est difficile de se représenter les enfants avec sabots de bois et la mère avec de la soie et des bijoux en or ! » Sophus avait envisagé de déménager après les vacances d’été car les relations restaient tendues dans la maison Motzfeldt, mais le mariage étant désormais fixé au printemps, il devenait moins nécessaire de chercher un autre logement. « Par peur des scènes », il évitait sa logeuse et expliquait à Anna que, suite à des insinuations de madame Motzfeldt, il avait acheté un cadeau d’anniversaire pour Ida, « sinon cela aurait causé des histoires ». Pourtant, cette dernière, dont la chambre était contiguë à celle de Sophus, avait reçu une amie et avait donné « un spectacle honteux jusque tard dans la nuit ». Au cours des jours d’été qu’ils avaient passés ensemble dans la capitale, les deux fiancés s’étaient rendus chez le photographe. Sophus envoya à Anna plusieurs tirages où ils figuraient tous les deux ; elle pourrait ainsi les offrir à ses amies de Risør. Il y joignait des photos de « votre ami Amund Helland » et de Klein. Malheureusement, disait-il, ce cliché n’était qu’« une mauvaise restitution de cette personne, dont vous savez que j’ai toujours vanté le charme au plus haut point ». Il possédait aussi des photos de Tvedestrand, représentant Anna avec les enfants Vogt et des photos de son frère de Bergen, John Herman, entouré de sa famille. Ajoutées à toutes celles envoyées par des amis allemands et français, elles lui permettraient bientôt de « remplir deux albums ». Pour Noël, il envisageait de faire cadeau aux parents d’Anna d’un grand portrait de leur fille et dans ce contexte, il faisait une deuxième allusion à leur voyage à la montagne : Cet été nous avons eu un certain nombre de conflits qui devraient maintenant disparaître. Comme je l’ai dit si souvent, et c’était sans aucun doute la vérité, nous tenions tous les deux beaucoup trop à notre indépendance. Des fiançailles, et encore plus un mariage, imposent aux deux partenaires certains liens auxquels il faut s’habituer. Et j’ai certainement été souvent méchant dans mes exigences vis-à-vis de ma charmante demoiselle, toute mienne ; mais vous ver-

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rez ma meilleure amie, toute mienne ; qu’au bout du compte, je ne suis pas si méchant que ça. Lorsqu’il envisageait l’avenir, il ne pouvait souhaiter que de passer ses jours à ses côtés et il s’en étonnait : N’est-il pas étrange, je ne puisse vraiment pas dans le fond me comprendre moi-même, que je sois si totalement lié à vous. Mais vous devrez bien aussi me supporter quand de temps en temps des violences s’emparent de moi. Croyez-moi, mon Anna, chère mienne, si seulement vous compreniez exactement comment me prendre, alors vous pourriez, peu à peu, me délivrer de ces excès. Vous continuerez bien sûr à m’aimer, n’est-ce pas, même si de temps en temps je suis encore un peu méchant ? L’année 1873 devait constituer une étape décisive dans la vie de Sophus Lie. Alors qu’au cours du printemps et de l’été, il n’avait pensé qu’à sa très chère Anna, à un point tel qu’il comprenait à peine lui-même, à l’automne, son avenir mathématique semble lui être nettement apparu : désormais, il consacrerait sa vie aux recherches qu’il venait d’entamer. Ces dernières années, il avait travaillé sur les équations aux dérivées partielles qui lui avaient fourni la matière de plusieurs articles. Il entretenait une correspondance suivie avec Mayer à Leipzig qui se penchait sur le même sujet. Au-delà des méthodes d’intégration (c’est-à-dire de résolution de ces équations) qu’il développait alors, Lie discernait déjà des théories beaucoup plus générales et, de fait, ses travaux joueraient, dans le futur, un rôle crucial dans des domaines qu’il n’aurait guère pu prévoir. Assez tard dans sa vie, il résuma lui-même certaines de ses contributions aux mathématiques dans le journal Aftenposten [« Le Courrier du soir »] du 25 novembre 1896 : il avait fondé « une théorie des groupes continus » et montré « que cette théorie [était] le fondement naturel de la théorie des équations différentielles et de la géométrie différentielle ». Peu de temps auparavant, en 1895, il déclarait dans les Leipziger Berichte [« Comptes rendus de Leipzig »] : « La théorie des équations différentielles est la discipline la plus importante des mathématiques modernes. »

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Vers le début du dix-huitième siècle, Leibniz et Newton, fondateurs du calcul intégral et différentiel, avaient résolu des équations différentielles simples qui furent utilisées pour décrire et expliquer le système des planètes. Cet outil mathématique acquit rapidement une importance essentielle pour le développement de la physique laquelle devint, par bien des aspects, une véritable science à l’aide de ce nouvel apport. L’existence de changements et de processus naturels que nous percevions comme continus, est devenue vérifiable, grâce, en partie, à la possibilité de les représenter par des modèles mathématiques abstraits bien plus performants. Tous les changements de grandeurs physiques, par exemple le mouvement des corps en chute libre ou l’orbite d’une planète autour du soleil, peuvent être décrits par des équations différentielles. Dans une équation ordinaire, l’inconnue est un nombre x, mais pour résoudre une équation différentielle, on cherche une fonction f . Alors qu’une équation ordinaire consiste souvent en une relation entre différentes puissances de l’inconnue x, une équation différentielle est une égalité entre une fonction inconnue f et certaines de ses dérivées f  , f ”, etc. Même si, désormais, les processus, les changements et les phénomènes de la nature pouvaient en principe être décrits et modélisés au moyen de systèmes d’équations différentielles, de grandes difficultés subsistaient : pouvoir d’abord établir ces équations était fort rare, puis les résoudre, encore plus ! Les équations pour lesquelles existait une méthode d’intégration semblaient n’être que des cas particuliers, totalement aléatoires. Faute d’une théorie générale, on recourait à diverses méthodes et astuces particulières, très compliquées, pour déterminer ces solutions. Au dix-huitième siècle, l’analyse mathématique était progressivement devenue presque synonyme d’étude des équations différentielles. Toutefois, les mathématiciens tâtonnaient et ne fournissaient des réponses qu’au coup par coup — comme s’ils résolvaient des énigmes, sans aucune théorie générale — plongés dans le domaine des conjectures et des tentatives expérimentales. Sophus Lie allait trouver le moyen de sortir de cette situation confuse et problématique. Dans les premiers modèles utilisés pour décrire les mouvements des planètes, on supposait que la masse d’une planète se concentrait en son centre de gravité, les planètes étant donc assimilées à des points mathématiques. De ce fait, la théorie de la gravitation de Newton avait été à l’origine des équations différentielles linéaires du premier ordre. Dans les travaux suivants, le concept de base — celui d’un pôle d’attraction et d’une force d’accélération indépendante du temps — fut tenu pour universel et, par suite, les modèles et les méthodes expliquant ces processus furent progressivement perfectionnés. Ainsi, ceux qui reposaient sur plusieurs variables, par exemple en utilisant des quantités dépendant à la fois du temps et de la position dans l’espace, nécessitaient des équations aux dérivées partielles, c’est-à-dire des équations avec des fonctions inconnues à plusieurs variables et leurs dérivées partielles. Ces équations s’avèrent fondamentales pour l’ensemble des théorèmes rela-

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Figure 30 – En haut : photo d’Anna Birch. En bas : lettre de la demande en mariage de Sophus à Anna Birch à laquelle elle répondit lorsqu’il vint lui rendit visite à Risør, la veille du Noël 1872. Cette lettre est traduite page 151.

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Figure 31 – Quelques mathématiciens, amis de Lie : En haut : Victor Bäcklund, professeur à Lund. En bas, à gauche : Luigi Cremona, professeur à Milan. En bas, à droite : Hieronymus Zeuthen, professeur à Copenhague.

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Figure 32 – En haut, à gauche : couverture de la nouvelle publication scientifique que Sophus Lie lança en 1876 avec Ossian Sars et Jacob Worm-Müller. En haut, à droite : couverture du premier numéro des Acta Mathematica publié à Stockholm en 1882. Cette revue, dirigée par le professeur Gösta Mittag-Leffler, acquit rapidement un très grand prestige dans le monde des mathématiques et continue à paraître de nos jours. En bas : photo de Gösta Mittag-Leffler.

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Figure 33 – Première page du Ny illustreret Tidende à l’occasion du départ de Sophus Lie pour Leipzig. Cet article, non signé, fut rédigé par Amund Helland.

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tifs à des phénomènes physiques, non seulement dans tous les domaines de la physique, mais aussi dans toutes les sciences. Elles servent à formuler les lois de la nature, lois que l’expérimentation permet de vérifier. Par exemple, les équations aux dérivées partielles peuvent décrire comment soit la chaleur ou le son se propagent à travers les solides, les liquides ou les gaz, soit les charges électriques engendrent un champ énergétique, soit l’huile et autres liquides s’écoulent dans un réservoir. Derrière les phénomènes mécaniques, optiques, météorologiques, astrophysiques, électroniques et élastiques, derrière les ondes et les explosions, rougit toujours « la lueur incandescente » des équations aux dérivées partielles. Alors qu’à Leipzig, Adolf Mayer avait étudié les équations différentielles de manière purement analytique, les travaux de Lie des années 1872 et 1873 les abordaient de façon plus conceptuelle. « Malheureusement, en mathématiques, nous utilisons chacun des langages différents. Ou, en tout cas, raisonnons de façon totalement différente », avait écrit Lie à Mayer, au mois de décembre 1872, quand ce dernier avait, lui aussi, formulé pour la première fois ce qui, plus tard, s’appellerait une algèbre de Lie. Dans sa thèse de doctorat, Lie avait utilisé des transformations particulières et par leur biais, il avait démontré que des droites de l’espace pouvaient être envoyées sur des sphères d’un autre espace. Les résultats ainsi obtenus avaient mis en lumière de nouvelles propriétés fort intéressantes relatives à des surfaces étudiées à l’époque, telle la surface de Kummer. Quand, au cours de l’hiver 1872-1873, Lie se tourna vers la théorie générale des équations aux dérivées partielles, il prit, pour point de départ, ces transformations géométriques. Dans ses travaux publiés à Christiania en mai 1872, il avait déjà exposé une nouvelle méthode, plus simple, d’intégration des équations aux dérivées partielles ordinaires du premier ordre. La méthode de Lie, qui reprenait les théories sur lesquelles avait travaillé Mayer, demandait beaucoup moins d’opérations d’intégration que celles de Cauchy, Gustav Jacobi et Johann Pfaff. Vingt ans plus tard, en 1893, dans une préface de trois pages à un manuel sur les équations aux dérivées partielles qui deviendrait bientôt un classique de l’enseignement des mathématiques, Sophus Lie résuma la chronologie de ce développement. Deux ans après sa parution en français, cet ouvrage1 du mathématicien Édouard Goursat serait publié en allemand. Lie avait accepté d’en rédiger la préface, non pas que ce livre nécessitât une préface, écrivaitil, mais parce que cela pourrait peut-être contribuer à le faire connaître et utiliser. Le premier mathématicien auquel Lie faisait référence était Joseph Lagrange qui, dans les années 1770, avait réussi à réduire toutes les équations aux dérivées partielles du premier ordre à un système d’équations différentielles ordinaires. Le pas suivant avait été franchi par Monge qui, par un rai1 N.d.T. : Leçons sur l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre faites à la faculté des sciences de Paris aux candidats à l’agrégation, Hermann, Paris, 1891.

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sonnement géométrique et en introduisant le concept de caractéristique avait expliqué pourquoi la méthode de Lagrange fonctionnait si bien. Évidemment, Lagrange, Monge et leurs contemporains ne travaillaient que dans l’espace ordinaire à trois dimensions ; pourtant, ils considéraient depuis longtemps que certains concepts étaient aussi valables dans un espace à n dimensions. La généralisation de cette théorie, en 1814, par Pfaff qui avait démontré que toute équation aux dérivées partielles du premier ordre à deux variables pouvait être équivalente à un système d’équations différentielles ordinaires (dans un espace à trois dimensions) avait constitué un grand progrès. Quelques années plus tard, Cauchy était parvenu, par l’analyse, au même résultat. Puis, après la démonstration par Hamilton que de nombreux problèmes liés à des processus dynamiques se rattachaient subtilement à des équations aux dérivées partielles du premier ordre, Jacobi avait réussi à exprimer encore plus clairement ces relations. Il avait démontré que la solution de tous les problèmes de dynamique relevait des équations aux dérivées partielles du premier ordre et il avait imaginé ce qui s’appellerait la méthode d’intégration de HamiltonJacobi. Celle-ci fut l’objet de critiques et remplacée par d’autres méthodes dont toutefois, on se rendit progressivement compte qu’elles pouvaient être unifiées en utilisant des développements conceptuels appropriés de la méthode de Cauchy. Jacobi avait alors de nouveau proposé une méthode qui, selon Lie, lui avait valu une certaine célébrité, mais qui, en réalité, se rapprochait de la celle de Pfaff. Certes, Jacobi avait apporté des améliorations essentielles permettant d’éviter certaines opérations d’intégration ; pourtant, sa méthode, comme toutes les autres, contenait des exceptions. Pour Lie, la contribution la plus importante de Jacobi en ce domaine résidait dans l’invention et l’application du concept de déterminant fonctionnel et de l’identité de Jacobi. L’introduction du concept de transformation de contact infinitésimale, dont Lie signalait qu’il avait été utilisé entre autres par William Thomsen, Peter Tait et Rudolf Lipschitz, avait permis des avancées significatives sur ces questions. Lie, lui-même, apparaissait à l’étape suivante, au début des années 1870 ; non seulement on s’était rendu compte des insuffisances des anciennes méthodes d’intégration, mais on avait aussi trouvé le moyen d’y remédier et ainsi on avait pu progresser. Dans sa préface au livre de Goursat, il eut également l’occasion de citer ses propres travaux. Il avait pu établir la théorie générale des transformations de contact sur des bases plus solides et de ce fait, aboutir à une généralisation de ces concepts en combinant la théorie analytique de Pfaff et les découvertes en géométrie de Poncelet et de Plücker. Les exceptions pouvaient maintenant se traiter aisément ; des problèmes, auparavant considéré insolubles, devenaient banals et se résolvaient aisément. Lie expliquait que l’on était parvenu à la simplification de l’intégration grâce à la théorie des invariants différentiels et des transformations infinitésimales. Ces nouveaux concepts mathématiques complexes avaient donné à la théorie sa vraie dimension et permis de la formuler de manière entièrement rationnelle. Lie concluait que l’ouvrage de Goursat, dont un tiers portait sur ses travaux, constituait la meilleure introduction à ces questions jamais écrite.

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En 1873, néanmoins, Lie peinait encore à bien formuler ses réflexions conceptuelles. En automne, il décida donc de les traduire dans le langage de l’analyse mathématique, espérant ainsi se faire mieux comprendre de Mayer et d’autres mathématiciens. Il s’efforça de développer cette formulation analytique dans les travaux qu’il publia à Christiania, et encore davantage dans les articles sur les équations aux dérivées partielles qui parurent par la suite dans les Mathematische Annalen. Lie se consacra entièrement à ce travail, laissant à Mayer complète liberté pour apporter des changements de détail dans ses articles lors de leur publication. Les analystes ne furent pas totalement convaincus par la démarche de Lie : ils lui reprochèrent de s’appuyer, dans ses démonstrations, sur un raisonnement synthétique déguisé en analytique. Cet argument empêcha longtemps les idées de Lie de se diffuser. Comme les autres mathématiciens, Mayer semble ne pas avoir suivi Lie au-delà de ses équations aux dérivées partielles du premier ordre et Lie ne l’informa plus en détail de ses découvertes sur la théorie des groupes. Les théories novatrices, que Lie développait alors, s’ancraient dans l’utilisation du concept de symétrie pour résoudre les équations aux dérivées partielles du premier ordre. Sa théorie de l’intégration des équations différentielles (avec des transformations infinitésimales connues) permettrait l’étude de structures dans d’autres domaines, tels les groupes continus de dimension finie. Lie essayait maintenant de déterminer tous les groupes continus de dimension finie de transformations ponctuelles planes. Ses lettres et ses notes ne contiennent aucune trace expliquant comment il avait trouvé cette idée et ses premiers résultats. Toutefois, d’après ce qu’il écrivit plus tard, il était, déjà en octobre 1873, sur la piste d’une théorie des groupes continus de transformations. Cette idée très audacieuse demanderait, pour atteindre son but, beaucoup de persévérance, en raison du nombre colossal de calculs nécessaires. Comme il le raconta lui-même, il vécut les trois années suivantes, mathématiquement parlant, entièrement plongé dans les groupes de transformations et problèmes d’intégration. Il disait rencontrer peu de gens et sortir moins souvent qu’à l’accoutumée. Cependant, Holst se rappellerait, vingt ans plus tard, une promenade à l’automne au cours de laquelle Lie l’avait entretenu de nouvelles idées qui étaient « d’une ampleur plus grandes et aux applications plus vastes que tout ce qui s’était jusque-là présenté devant lui. Il avait réussi à créer dans le cadre de la pensée mathématique générale le pendant d’un principe génial imaginé pour la théorie des équations par un épigone d’Abel, GaloisÉvariste Galois un jeune garçon français mort trop tôt, et nommé d’après lui théorie de Galois ou théorie des groupes. » Autour de cette théorie des groupes ou méthode de symétrie que Lie développa pour les équations différentielles, se constituerait un impressionnant cadre structurel englobant les groupes continus et infinitésimaux Cette superstructure définit la théorie moderne de Lie, avec les concepts de groupes et algèbres de Lie, concepts indispensables à la description des symétries continues. Que les lois de la physique se fondent sur les symétries continues a été

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de mieux en mieux compris ; les théories les plus modernes sur les particules élémentaires ne peuvent être formulées sans l’apport de la théorie de Lie. En cet automne 1873, les lettres que Sophus envoyait à sa très chère Anna révèlent qu’il se consacrait bien davantage aux mathématiques qu’auparavant. Il lui raconta un jour, en s’excusant, qu’il s’était assis et s’apprêtait à lui écrire, « mais à ce moment précis j’ai reçu de Leipzig une lettre de Mayer qui m’a intéressé au plus haut point dans la mesure où il pensait avoir reconnu une erreur dans un de mes travaux. Il m’a semblé que je devais sur-le-champ lui expliquer cette question et pendant que je le faisais j’ai oublié que le temps passait, si bien qu’il a finalement été trop tard pour écrire à ma bien-aimée. » Il poursuivait en l’implorant : « Vous ne devez pas vous fâcher contre Mayer parce qu’il est passé avant vous cette fois-ci. Il a eu bien plus de raisons d’être fâché contre vous. Vous savez que nous avons correspondu très activement cet hiver et l’année passée. Cet été j’ai été négligent avec les réponses. » Plusieurs lettres de Mayer étaient restées en souffrance et en septembre et octobre, Mayer et Lie n’échangèrent aucun courrier. Toutefois, au début de novembre, Lie lui envoya « de longues lettres scientifiques », trois jours de suite, et le quatrième, il pouvait en lire une que Mayer lui avait adressée, avant même d’avoir reçu les siennes. Comme pour suggérer qu’en mathématiques aussi la télépathie existe, Sophus confiait à l’élue de son cœur : « Imaginez-vous, nous avions écrit en même temps. » Il reçut ensuite une autre lettre de Mayer à laquelle il répondit le mois même : Mes remerciements les plus sincères pour vos deux lettres auxquelles pourtant je ne vais pas répondre aujourd’hui. Je veux plutôt vous expliquer pourquoi je ne peux pas écrire de lettres plus longues pour l’instant. Ceci vient de ce que je concentre toutes mes forces intellectuelles sur une recherche mathématique qui m’intéresse extrêmement. J’ai obtenu des résultats particulièrement intéressants et j’attends beaucoup plus. Il s’agit d’une idée qui a son origine dans des travaux précédents de Klein et de moi, à savoir sur l’introduction de concepts de la théorie des substitutions dans la théorie des équations différentielles. Après avoir brièvement formulé quelques propositions préliminaires et exprimé l’espoir de trouver une méthode générale pour donner à toutes les équations aux dérivées partielles une « forme canonique », il concluait : « Pour le moment, je suis dans un grand état d’exaltation ; puis-je ne pas être trop déçu dans mes espérances. » Au cours de cet automne, Lie commença aussi à correspondre avec Klein « un peu plus activement », selon ses propres termes. De retour d’un long voyage effectué en Angleterre, il évoquait longuement les mathématiciens rencontrés. Dans une lettre à Anna, Sophus expliquait qu’en fait, Klein aurait

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aussi eu des motifs de se plaindre qu’il (Lie) « avait baissé en amabilité ». Il ajoutait : « Moi qui pendant si longtemps lui ai écrit plusieurs lettres par semaine je suis devenu vraiment négligent. Mais c’est en partie votre faute. Mais vous êtes pardonnée en raison de votre amabilité. » Klein envisageait de venir en Norvège l’été suivant et Sophus, escomptant alors être effectivement marié, écrivait à sa future épouse : « Ne sera-t-il pas amusant d’avoir un invité. Vous verrez que vous en viendrez à l’apprécier. Je suppose déjà que vous avez un lit et des draps pour lui. Mais dans le pire des cas, j’accepterai de payer. » Pour montrer à sa fiancée que les mathématiques ne l’absorbaient pas totalement, il racontait très longuement les quelques sorties que malgré tout, il faisait. D’abord « la fête des moissons », une fête populaire dont elle avait certainement eu connaissance dans les journaux. Il y avait beaucoup à voir et les quelques heures passées n’avaient pas suffi. Le plus amusant avait été un cirque avec deux sortes de chevaux et il expliquait : « c’est-à-dire que c’est plutôt un homme qui est à la fois le cheval et le cavalier. Ou bien, ce sont deux hommes qui forment un cheval. » Dans le premier cas, un homme portait « autour de la taille une sorte d’objet en paille qui le faisait ressembler à un cheval » et dans le second, le cheval était composé de deux hommes, l’un formant l’avant-train, l’autre l’arrière-train, tous deux cachés sous un costume de cheval. L’un de ces hommes qui s’était probablement entraîné toute sa vie à hennir, était si petit qu’il ne pouvait servir que d’arrière-train, de sorte que son hennissement semblait provenir d’un « ventriloque » commentait le professeur Lie qui concluait : « C’est incroyable comme ils semblent vivants, on dirait de vrais chevaux et de vrais cavaliers. » Il racontait aussi une soirée très animée à l’occasion de la fête annuelle de l’Association des scientifiques à laquelle tous les professeurs de la faculté des sciences avaient été conviés. Sophus ayant remis l’Association sur pied cinq ans plus tôt, on lui avait porté des toasts « à trois reprises différentes » et il avait été acclamé solennellement. Il demandait à Anna, sans ajouter de point d’interrogation : « N’êtes-vous pas fière de moi. » Alors que les autres professeurs étaient partis à minuit, il était resté jusqu’à deux heures du matin. « Nous avons improvisé des stevje2 entre autres et comme plusieurs étudiants avaient beaucoup d’esprit, nous avons vraiment passé un moment agréable. » Il s’était également rendu à ce « club de loisirs » dont il était membre, mais qu’il fréquentait très irrégulièrement ; toutefois, il l’assurait vouloir y remédier. Il avait ausi reçu la visite du professeur Broch, « un homme charmant et très sympathique ». De retour de Paris et de Berlin, ce dernier était venu le saluer de la part de ses nombreuses relations. Son « ami Helland », dont Sophus lui transmettait constamment les amitiés, avait été refusé à la Société des sciences. Cette décision, qui avait soulevé des protestations vé2 Les stevje sont des chansons improvisées très proches des calypsos antillais. Elles sont composées sur des mélodies traditionnelles, par des chanteurs qui rivalisent entre eux. Elles comprennent soit des couplets qui riment, soit, comme au Moyen-Âge, des couplets qui riment aux deuxième et quatrième vers.

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hémentes et entraîné la défaite de presque tout le bureau de la Société lors des élections de l’automne, lui inspirait ce commentaire : « De tels faits se sont rarement produits avant. Du reste, c’est d’une confusion effrayante dans toute notre Société des sciences qui ne jouit pas précisément d’une si grande réputation. » Son propre statut de fiancé lui inspirait les remarques suivantes : Sinon, entre parenthèses, il est remarquable à quel point toutes les jeunes dames sont devenues plus prévenantes depuis que je suis fiancé. Dans le fond, j’ai beaucoup d’estime pour beaucoup d’entre elles. J’essaie de vous rendre jalouse, mais cela me reste en travers de la gorge ; j’ai le sentiment que, comparée à toutes les autres, vous êtes le soleil ! ! ! Pensez si vous m’écriviez ou m’en disiez autant ! Mais je peux certainement attendre bien des années avant que vous n’en arriviez là. À Risør, Anna apprenait le français, cet automne. Sophus s’en réjouissait, considérant ce fait de bon augure pour leur futur voyage à Paris. Après s’être désolé que son professeur de français se montrât, selon elle, si sévère, il ajoutait : « Pensez je ne nourris pas la moindre crainte que vous vous laissiez intimider. D’après mon expérience, vous possédez le courage nécessaire. » Sophus encourageait aussi l’élue de son cœur à poursuivre dans la voie que lui avaient montrée ses sœurs Laura et Thea, à savoir le tricot et la couture et, à cette fin, il lui envoya même une machine à coudre. Il avait probablement été incité à ce geste par la grande exposition industrielle qui, de juin à septembre 1873, s’était installée à Drammen. Ces manifestations, fréquentes à l’époque, se tenaient dans le double but de favoriser le commerce et d’instruire le public des produits nouveaux et des technologies les plus récentes. De grandes expositions universelles étaient organisées pour répondre aux besoins de commercialisation des principaux secteurs. Londres avait accueilli la première en 1851, puis Paris la suivante. Bergen avait été, en 1847, le siège de la première exposition industrielle norvégienne ; celle de Drammen, inaugurée par le roi Oscar II, attira quatre-vingt mille visiteurs. Sur les quelques mille cinq cents présentations, plus de la moitié concernaient l’artisanat et l’industrie. La Société d’entraide de Moss, animée par Laura Lie, y remporta la médaille d’argent pour ses gants en tricot. Ces « gants de Moss » devinrent rapidement un article très recherché que Sophus et sa fiancée contribuèrent à diffuser. « Je serai le représentant de Laura et Thea du mieux que je pourrai ; mais je ne peux pas savoir si Laura sera contente », écrivait Sophus à Anna. Ensuite, il conseillait à l’élue de son cœur de ne pas en faire trop : « Seulement, ne devenez pas trop consciencieuse. Pensez que ma très chère petite pourrait courir le danger de devenir un parangon de vertu. » En tout cas, il espérait qu’Anna n’avait pas lu le feuilleton qui paraissait dans le journal Aftenbladet car cette histoire lui rappelait fort désagréable-

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ment leurs propres fiançailles. Cependant, il entreprit de la lui raconter dans une de ses lettres : Le vieil homme et la jeune femme se disputaient que c’en était un plaisir et pensez simplement parce qu’ils étaient tous deux sans la moindre raison d’être jaloux l’un de l’autre. Il est vraiment remarquable à quel point les gens font preuve de stupidité pour se créer des tourments inutiles. En ce point, nous avons été plus intelligents. Mais à d’autres égards j’ai peur que nous nous soyons comportés aussi stupidement ; car j’ai peur que lorsque de temps en temps il nous est arrivé de nous disputer c’était seulement un manque d’intelligence ; car lorsque deux personnes tiennent l’une à l’autre, comme nous, on devrait, avec un peu de réflexion, éviter tous les désaccords. Donc nous devrons la prochaine fois essayer d’être plus avisés ; pensez comme nous serons bien ensemble, quand nous ne serons plus en désaccord. Car quoi que vous disiez maintenant, je crois toujours dans le fond que nous parviendrons à une harmonie aussi complète que possible pour deux êtres humains. Quelques mois plus tard, il pouvait l’assurer que « ça allait très bien à la fin » dans le feuilleton d’Aftenbladet. « Pensez-y c’était pareil l’homme et la femme tenaient vraiment beaucoup l’un à l’autre ; mais les deux se tourmentaient à l’idée que l’autre ne tenait pas vraiment à lui ou à elle. » Dans cette lettre, Sophus faisait aussi des commentaires sur le temps d’automne qui risquait d’affecter sa santé : « Il est incroyable de constater à quel point le temps a une influence sur mon bien-être. J’ai vraiment besoin de soleil, en tout cas en cette saison ; l’été, il peut y en avoir trop. » Un jour de temps maussade, il exprimait son grand regret qu’elle ne fût pas près de lui pour l’encourager, mais peut-être cela rappelait-il à Anna d’autres occasions précédentes, « où par vilain temps, je laisse ma mauvaise humeur déborder sur vous parce que vous n’avez aucune envie de sortir par mauvais temps. Mon enfant, vous ne devez pas avoir peur que, dans l’avenir, je vous ennuierai ainsi. » Sophus considérait la vie au grand air comme le meilleur remède à la plupart des maux. Cet automne-là, il souffrit de rhumes, un « violent rhume » comme il le qualifia une fois. Dans ces cas-là, il n’était « disposé à rien, même pas à écrire des lettres à [sa] petite bien-aimée si douce ». Rester trop longtemps enfermé constituait l’unique cause de ses refroidissements : « J’ai été sans doute trop studieux tout l’automne et trop peu au grand air. Il est remarquable de voir comment on devient fatigué et las de tout dans ces circonstances. » Dans une lettre à son ami le docteur Lund, il exprimait courtoisement ses regrets de ne pas pouvoir venir dîner, comme prévu :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Mon cher Axel ! Je crains qu’un assez gros rhume qui a détruit à un même degré ma tête, mon humeur et mon bien-être dans l’ensemble, fait qu’il m’est impossible de me présenter demain. En même temps, je dois dire qu’une multitude de conditions qui en partie se présentent sous un jour nouveau et en partie sont profondément modifiées me forcent à me décommander. J’espère que tu me rendras le service de faire mes respectueuses excuses aux dames pour ma condition dans ce cas dans l’ensemble. Je m’en charge avec bonne volonté et confiance.

Cet automne-là, il avait eu aussi des problèmes dentaires. Quand, finalement, il s’était rendu chez le même dentiste qu’Anna lors de son séjour à Christiania, tout s’était passé beaucoup mieux qu’il ne le s’était imaginé. Les soins n’avaient pas été « particulièrement douloureux ». Les deux plus grosses caries étaient situées dans « les dents de sagesse qui sont rarement bonnes à quelque chose », mais la troisième concernait une dent « ordinaire ». Le dentiste l’avait félicité pour « la solidité de ses dents » et avait ajouté qu’Anna aussi avait « des dents extrêmement bonnes ». Il ne lui avait pris que douze skilling pour ses trois caries et celle d’Anna (par comparaison, à l’époque, l’affranchissement d’une lettre ordinaire coûtait trois skilling). Pour l’anniversaire de Sophus, le 17 décembre, sa fiancée lui envoya ses vœux et une paire de chaussons. Dans un premier temps, Sophus la remercia en plaisantant sur ce cadeau, signe prémonitoire de l’autorité qu’elle exercerait quand ils seraient chez eux : « Vous comptez déjà que vous me soumettrez complètement à l’usage des chaussons. » Néanmoins, la lettre d’Anna l’avait laissé pantois. Soudain, elle voulait remettre le mariage à une date indéterminée. Il estimait qu’elle se laissait influencer par « l’inconstance » de son père. Il ne pouvait pas sérieusement penser que, « de son propre chef », elle avait pu prendre une telle décision, sinon il devait croire qu’elle ne l’aimait pas. Il ne pouvait pas renoncer à la « confiance en votre amour », écrivait-il, cette conviction qui faisait depuis si longtemps « la joie de [sa] vie ». Il comprenait bien que se séparer d’elle représentait un déchirement pour ses parents. Pour sa part, il avait promis, à Noël, de prendre en considération son jeune âge : « Et j’ai tenu parole. » Je vous ai promis de n’exercer aucune pression indue sur vous en ce qui concerne le choix de la date de notre mariage. Que Dieu m’aide, je ne connais aucune promesse que je n’aie tenue aussi vaillamment et honnêtement. Ainsi j’ai abandonné l’idée de l’automne 1873. Mais j’ai votre parole que vous m’épouserez en mars 1874. Vous me l’avez promis de nombreuses fois. Six mois ont passé sans que vous vous rétractiez. Si maintenant, sans aucune raison impérative, vous rompiez votre promesse, ce serait la plus grande offense, la pire

12. 1873, une année décisive humiliation que vous pourriez m’infliger. Cela jetterait l’ombre du malheur sur notre avenir. Anna, ma très chère vous me trouvez peut-être dur ; mais il est de mon devoir de dire ce que je pense. Et je ne peux pas vous libérer de votre promesse. [...] Je vois la raison de votre lettre qui est que vous êtes une bonne fille ; mais vous savez : la femme abandonnera ses parents et suivra son mari. [...] Ce sera un désastre pour nous deux si vous rompez votre promesse.[...] J’étais si heureux dans la certitude que je pourrais bientôt vous appeler mienne. Ne laissez pas la douleur infinie, que vous avez éveillée dans votre dernière lettre, durer longtemps.

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Chapitre 13

Enfin, le mariage Après la joie initiale des retrouvailles, disputes éprouvantes et déclarations d’amour sincère ponctuèrent de nouveau le séjour de Sophus et Anna, lors des vacances de Noël 1873, à Risør, chez monsieur et madame Birch et à Tvedestrand, chez Mathilde et Fredrik Vogt. La date du mariage constitua leur grande « pomme de discorde », selon les propres termes de Sophus. Une fois de plus, il dut accepter le report de la cérémonie, fixée désormais au début du mois d’août 1874. Au cours de l’hiver et du printemps suivants, il tenta de se réconforter en rappelant à Anna que si leur relation était fondée sur « sa bonne volonté et son grand amour », les choses ne se seraient cependant pas si bien passées si elle n’avait pas été « aussi bonne et gentille ». Bien évidement, elle tenait à lui « presque autant qu’il ne pourrait jamais le désirer ». Parfois, assailli de remords, il se sentait « d’une humeur affreuse » à l’idée de l’avoir harcelée « si honteusement à Noël » ; cependant, le souvenir de tous les bons moments partagés lui redonnait courage et optimisme. Des signes de son amour, elle lui en avait donné beaucoup, jamais elle n’avait été aussi charmante et, s’il semblait se contredire, elle ne devait pas oublier que « le cœur humain est parfois chose curieuse ». En dehors de la « question du mariage », un autre motif de malentendu avait surgi entre eux : le « sens de la dignité ». À Risør, alors que Sophus souhaitait quitter le bal de Noël avant la fin, Anna avait tenu à rester jusqu’à une heure avancée de la nuit. S’il s’était alors montré « un peu désagréable », ce n’était pas, comme elle le croyait sans doute, parce que cela l’ennuyait d’attendre, en la regardant danser. Au contraire, l’assurait-il, « sa plus grande joie au bal à l’avenir » serait de la voir danser. Il était, lui-même, grand amateur de danse, mais à son âge, aucun homme n’avait plus envie de danser. Non, un autre motif avait gâché la soirée et il le lui expliquait : « Je pense que vous n’étiez pas autorisée à considérer comme allant de soi que je devais rester à attendre la fin. C’est vraiment la vérité. C’était la dignité qui était coupable. » Au fur et à mesure que le temps passait, il attachait de moins en

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moins de prix à cette « dignité » qui avait représenté pour lui une véritable camisole de force. « Plaise à Dieu que vous partagiez ce sentiment », ajoutaitil. Il pouvait maintenant annoncer triomphalement : « Oui la dignité, cette dignité à laquelle vous pouvez croire, va recevoir son passeport dans un avenir proche. » En ce début d’année, à Christiania, il dut informer sa famille et ses amis du report de la date du mariage de mars à août. Pour justifier ce changement, il invoquait essentiellement la santé du père d’Anna qui traversait une très mauvaise période : quand il n’était pas assis sur le divan et dormait, il était saisi d’une grande angoisse à l’idée du départ de sa fille. Cette explication, également fournie par la belle-mère d’Anna, satisfaisait toute la famille de Sophus, que ce fût à Christiania, à Moss ou à Tvedestrand. Les « gens de Tvedestrand » trouvaient même très louable qu’Anna « ne pensât pas, comme les jeunes filles en général, qu’il était si facile de se marier ». Seule Laura, en savait davantage puisque Anna avait expressément souhaité connaître son opinion. Lorsque, par son frère, elle avait appris qu’Anna regrettait d’avoir décidé de son propre chef de repousser le mariage, Laura avait répondu qu’en réalité, il ne s’agissait pas là d’une « catastrophe irréparable ». Sophus partageait ce point de vue et ne s’étonnait même qu’Anna se sentît trop jeune pour se marier, puisque l’année précédente, elle s’était déjà jugée trop jeune pour se fiancer. Néanmoins, à Christiania, les tantes d’Anna, madame Motzfeldt et madame Birch-Reichenwald attribuaient ce changement de date à d’autres causes. Selon les propres termes de Sophus, elles avaient « rouvert les vieilles blessures » en suggérant qu’en fait, leur nièce « n’était pas vraiment amoureuse » de lui. Poussé par ces insinuations, il avait écrit à Anna ce qu’il appela ensuite avec remords « cette affreuse lettre » — une des lettres qu’elle semble avoir jetées. Paradoxalement, leur différend les amena à s’écrire plus souvent que jamais. « Ne croyez-vous pas que, lorsque des désaccords dangereux surgissent entre deux personnes qui s’aiment, cela se traduit d’habitude par le fait qu’elles s’écrivent moins souvent. Ne pouvons-nous pas essayer de mettre fin à cette impasse en considérant notre désaccord comme plus violent que dangereux ? » demandait Sophus. Il avait commencé, il l’admettait, mais elle avait « réagi sur ce sujet très rapidement ». Il ajoutait : « En vérité, vous n’êtes pas tout à fait parfaite. Mais vous le devenez suffisamment. » Selon lui, leur relation avait évolué ainsi : au début, il avait été « cruellement méchant » envers elle. Pendant cette première période, ils s’étaient mal comportés, l’un comme l’autre, mais dans les circonstances présentes, il ne pouvait s’expliquer l’attitude d’Anna que parce qu’elle « n’était pas attachée » à lui. Je crois que j’ai fait tout mon possible pour vous rendre heureuse ; mais vous ne m’avez encore donné aucun signe de votre amour. J’ai l’impression que vous attachez plus de prix à la compagnie des autres qu’à la mienne, que mes désirs ont si peu de poids à vos yeux.

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Une autre « base d’explication » qui n’était pas « si douloureuse » pour son « amour », ni « si infiniment blessante » pour « sa fierté et son amourpropre » lui était progressivement venue à l’esprit : dans les premiers temps de leurs fiançailles, elle avait éprouvé de l’affection pour lui, puis elle en était venue à l’aimer davantage, même si, à son avis, ce sentiment était encore bien loin de cet amour qui « pénètre toute votre âme, ce qui sera un jour le cas, je l’espère ». Elle devait être « clairement consciente » que, quand il avait été dur avec elle, ce n’était pas par manque d’amour — en effet, elle ne pouvait absolument pas douter qu’il eût toujours tenu à elle de toute son âme — non, quand il avait été méchant, c’était parce que son « amour avait été repoussé ». Il n’éprouvait plus aucune amertume et espérait que, lors de leur prochaine rencontre, à Pâques, « une entente totale régnerait » entre eux. Sans aucun doute, ils allaient se sentir de plus en plus proches : « par-dessus tout, nous avons progressivement appris à avoir de plus en plus confiance l’un dans l’autre. » Si toutefois « un peu de friction » survenait encore, leur amour n’en souffrirait pas le moins du monde, il en était convaincu. D’ailleurs, dans la plupart des autres fiançailles, « le soleil ne brillait pas toujours » — il croyait que ces « entêtements d’amoureux » se manifestaient différemment chez la plupart des autres et particulièrement quand il s’agissait de jalousie, ils étaient plutôt exceptionnels : elle n’avait pas été jalouse de lui et il n’avait jamais eu de cause de jalousie : « Je m’admire moi-même dans le fond d’avoir tellement confiance en vous que je ne suis pas jaloux de vous. » Il savait bien qu’elle était encore invitée par deux ou trois jeunes gens de ses amis à Risør, mais comptait qu’elle se tenait bien et se réjouissait même quand elle se promenait avec eux. Il se disait persuadé qu’ils avaient « surmonté les plus grosses difficultés : ce n’est même pas l’œuvre d’une journée pour réunir deux volontés en une seule », concluait-il, en lui rappelant qu’il lui envoyait un speciedaler pour ses « divertissements ». La longueur même de cette lettre prouvait, une fois de plus, qu’il était « exceptionnellement charmant et amoureux » et pour la taquiner, il lui posait cette question : « N’est-il pas fastidieux que je puisse me faire de tels compliments. » Sophus revenait sans cesse sur les sacrifices que, de son côté, il avait dû consentir, en raison de tout le temps passé à lui écrire et à se soucier d’elle. À Christiania, il s’était coupé de « ses anciens amis et anciennes activités » et se sentait maintenant « seul, abandonné » et « presque malheureux ». Sa « correspondance scientifique avec l’étranger », en particulier, souffrait de ses fiançailles, « mais, croyez-moi, cela est plus que compensé par le fait de penser à ma très chère demoiselle, ma bien-aimée. » Continuer à lui rapporter tous les événements intéressants de sa vie sociale et montrer que sa vie quotidienne n’était pas entièrement consacrée aux mathématiques revêtaient aux yeux de Sophus une importance capitale. Il disait profiter de toutes les occasions « de promenades en patins à glace » et réfutait l’idée qu’il ne prenait pas soin de sa « santé » : « Au contraire. Mais le fait est que cet hiver à cause d’Abel et autres concours de circonstances

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dont je ne suis pas maître du temps, j’ai eu beaucoup trop à faire. » Une autre fois, comme elle lui demandait pourquoi il avait refusé une sortie, il se justifia par « la fatigue due à un excès de travail ». À l’avenir, il organiserait différemment son travail : « Depuis le moment où j’ai commencé de me consacrer à Abel, j’ai constamment eu beaucoup trop à faire. » Il envisageait de réduire sa contribution à la publication des œuvres d’Abel ce que confirmeraient ses futurs propos : en effet, il allait affirmer que l’essentiel du mérite devait revenir à Sylow car il avait effectué la majeure partie du travail. Cela n’empêcha pas Lie, les années suivantes, de consacrer beaucoup de temps à retrouver les documents les plus importants, à se tenir constamment en relation avec Sylow et l’imprimeur, puis à relire et corriger maintes fois les épreuves. Au printemps, en mai 1874, il confia à Anna : « Nous avons eu d’énormes difficultés ces temps-ci, Sylow et moi pour trouver un accord concernant l’impression des œuvres d’Abel. Maintenant, il semble enfin que nous allons conclure un accord juste. » Sophus décrivait aussi à sa fiancée les soirées auxquelles il avait été invité chez Ernst Motzfeldt, Otto Aubert, l’oncle John, ainsi que ses cousins Johannes et Amanda, à l’occasion d’une grande fête. Des professeurs et des étudiants avaient aussi organisé une réception pour le départ à la retraite du professeur Rasch : « C’était un peu trop cérémonieux ; sinon c’était plutôt amusant ; votre ami Amund Helland y était aussi. » De nouveau, Sophus se disait « très impliqué dans le conflit concernant Helland qui était toujours mené avec une grande vigueur à l’intérieur de l’université ». Cette fois-ci, il s’agissait du poste de chercheur boursier de Helland. D’après Sophus, le professeur de géologie Kjerulf, s’était senti personnellement offensé par les travaux de Helland et s’opposait « bec et ongles » à sa nomination. De ce fait, Sophus estimait improbable que Helland obtînt le moindre poste. En revanche, Ernst Sars, qu’Anna avait aussi rencontré, était pratiquement certain d’être nommé professeur (par le Parlement), « même si lui aussi avait des ennemis qui travaillaient vigoureusement contre lui ». Son frère, le zoologiste Ossian Sars, ne tarderait pas non plus à obtenir une chaire. « L’affaire Helland » inspira à Sophus ce commentaire sur sa propre nomination, deux ans auparavant : « Cela s’est passé plus tranquillement pour moi, je n’avais alors aucun ennemi ; maintenant, j’ose dire que comme j’ai commencé à me mêler de diverses querelles, purement scientifiques, moi aussi je rencontrerais des opposants. » Pendant le carnaval, Sophus avait résisté aux pressions de madame Motzfeldt pour qu’il accompagnât Ida. Toutefois, quand il avait, par hasard, rencontré « sa grande amie, Julle Wedel », il avait songé « qu’il aurait été amusant d’être son cavalier » et, à ce propos, il avouait : « Il est absolument remarquable que je n’aie jamais été amoureux de Julle, car j’ai toujours trouvé qu’elle était splendide et adorable. Mais cela vient sûrement que j’ai toujours considéré qu’elle n’était pas assez intelligente. » Plus tard ce printemps-là, lors du mariage de mademoiselle Wedel, Sophus écrivit à sa fiancée : « Vous pouvez aisément imaginer comme elle est jolie en ce grand jour. Et surtout,

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elle respire la santé, elle est plus vigoureuse et elle a les joues plus roses que les filles de la campagne. Je ne pense pas que le jour de votre mariage vous aurez l’air aussi pleine de santé ; mais je compte certainement que vous serez vraiment radieuse quand je vous mènerai à l’autel. » La date du mariage était fixée au 11 août. Dès mars, Sophus écrivit au professeur Bjerknes pour lui demander de le remplacer au jury de l’examen artium en août. En contrepartie, Lie proposait de se charger de l’examen philosophicum qui serait terminé avant les vacances d’été, en expliquant : « Le fait est que j’envisage de me marier en août. Plusieurs circonstances font qu’il me serait particulièrement incommode d’être à Christiania au mois d’août. » Pâques approchait et Anna ne paraissait guère impatiente de le revoir. Même s’il en fut très surpris, il lui pardonna, en attribuant la raison à des migraines provoquées par l’air printanier ou peut-être par la « chlorose » ou « les pâles couleurs »1 , maladie dont souffraient beaucoup de jeunes filles à Christiania. Il lui conseillait de se montrer « raisonnable » pour qu’il pût éprouver de la fierté devant « ses joues rouges » et « son air radieux ». Une seule chose l’inquiétait encore : le voyage en bateau jusqu’à Risør. En retour, il s’attendait donc à ce qu’elle lui fût reconnaissante « d’entreprendre ainsi, encore et toujours, des voyages aussi désagréables » pour passer quelques jours avec elle. « La nervosité me gagne quand je pense à tous mes voyages à Risør et à Moss. Mais je compte certainement recevoir une précieuse récompense à la fois maintenant à Pâques et ce qui est plus important tout au long de la vie. Ne le croyez-vous pas aussi, mon enfant ? » Sans doute lui répondit-elle très vite qu’elle se réjouissait de son arrivée, car il écrivit immédiatement : « Non pas que j’aie eu du reste l’ombre d’un doute à cet égard ; car j’ai eu un signe plus que positif que vous trouviez ma compagnie vraiment agréable ; mais je pense que c’est si bien que ma chère petite bienaimée s’habitue à ne pas être trop souvent timide à me raconter qu’elle tient à moi et qu’elle se languit de moi. » Selon Sophus, la solution la plus agréable, aussi bien pour eux que pour les parents d’Anna, consisterait à partager leur temps entre Risør et Tvedestrand, comme lors des vacances précédentes. « Mais vous devrez enfin être gentille à Tvedestrand et ne pas me rendre à nouveau jaloux de Johan. Du reste, je vous assure très sérieusement que j’ai été très jaloux à Pâques dernier des enfants à Tvedestrand, car vous sembliez trouver leur compagnie plus divertissante que la mienne. Mais vous étiez alors si timide, ma pauvre enfant. » Quels rôles jouèrent « la timidité » et la « dignité » au cours de ces vacances de Pâques, Sophus ne le dit pas. Il se contenta de la remercier d’avoir été « si infiniment bonne et douce à Pâques ». Pendant ce séjour, elle devait avoir exprimé la crainte qu’il la considérerait avec plus de froideur, quand, 1 N.d.T. : cette maladie, également appelée anémie essentielle des jeunes filles, se caractérise par la teinte jaune verdâtre de la peau.

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avec le temps, elle ne serait plus aussi jolie. Il tentait « de prononcer quelques mots de réconfort » : Il est sûr que je dois commencer par avouer que peut-être, pendant la courte période où nous nous connaissions avant nos fiançailles, je n’aurais pas été aussi attiré par vous si vous n’aviez pas été aussi ravissante et, surtout, aussi innocente et pure. C’est pourquoi cela peut sembler une bonne idée de proclamer d’avance qu’avec le temps, et même si vous ne ressemblez plus à ce que vous êtes maintenant, je ne vous en estimerai pas moins. Mais voyez-vous, chère enfant, si vous deviez réellement perdre de votre beauté, entre-temps l’amour m’aurait rendu aveugle à vos défauts. Penser chère enfant, que je suis si méchant pour que j’envisage la possibilité que la raison pour laquelle à Pâques je trouvais que vous étiez si parfaite, réside en partie dans un tel aveuglement. Ne trouvez-vous pas que cela est honteux. Quand après les vacances de Pâques ils s’étaient séparés et qu’il avait quitté Risør à bord d’un bateau à vapeur, un étrange incident s’était produit. Bien qu’il fût resté debout sur le pont supérieur et eût fait tout son possible pour que, sur le quai, Anna pût le reconnaître, elle avait donné l’impression de ne pas l’apercevoir. Il se souvenait : « Vous regardiez constamment dans d’autres directions[, vers d’autres parties] du bateau. Je me suis consolé en me disant que certainement ma pauvre petite bien-aimée me cherchait ; pensez vous aviez presque l’air un peu triste de ne me trouver nulle part. » À son retour à Christiania, l’attendaient des lettres de Mayer et de Klein. Ce dernier, croyant que le mariage s’était déroulé au mois de mars, continuait à exprimer son intention de venir passer un mois en Norvège l’été suivant, à partir du milieu d’août. Il s’en réjouissait d’avance et demandait quel niveau en norvégien était souhaitable. Le mariage étant reporté au 11 août, Sophus lui suggéra de retarder son voyage en Norvège et de « venir plutôt à Paris », où Anna et lui prévoyaient de passer leur lune de miel et où il travaillerait à l’édition des œuvres d’Abel : il voulait retrouver son « Traité de Paris », disparu dans les archives. Sophus escomptait également renouer avec Darboux et Jordan. Dans une lettre à sa fiancée, il décrivit à nouveau Klein comme « une personne incomparablement charmante ». Quant à Mayer, qu’il espérait également rencontrer à cette occasion : « Il n’a peut-être pas un esprit aussi attrayant que Klein, mais il est aussi incomparablement charmant. Je suis très fier que mes amis sont plus fiables que vos amies. » Cette dernière remarque faisait allusion aux liens d’Anna avec mademoiselle Louise Zwilgmeyer qui, à ce moment-là, ne tenaient plus qu’à un fil. Il n’oublia pas non plus l’anniversaire de sa fiancée, le 24 avril. Pour ses vingt ans, elle reçut de lui trois lettres et un télégramme : « Vous ne pouvez certainement pas vous plaindre que les certitudes ont refroidi mon ardeur,

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n’est-ce pas ? » En souhaitant que leurs fiançailles aient contribué à rendre heureuse l’année qui venait de s’écouler, il soulignait : Dans le fond j’estime maintenant, aussi modeste que je sois par ailleurs, que vous avez particulièrement eu de la chance avec vos fiançailles. Car je suis maintenant relativement quelqu’un d’assez respectable et en tout cas je suis extraordinairement gentil. Je suis plutôt trop gentil que pas assez. Pour son anniversaire, il lui offrit ses meilleurs vœux — « Que Dieu veuille que ce soit une heureuse année qui commence aujourd’hui. Que Dieu veuille que le pas important que vous allez faire cette année soit pour vous vraiment le meilleur. » — et vingt speciedaler, à valoir sur l’achat d’un pianoforte « pour notre maison ». Comme il s’était mis à la recherche d’un logement convenable, il voulait savoir s’il pouvait prendre une décision tout seul si, après en avoir trouvé un à son goût, il devait trancher rapidement. « Dans ce cas, mon enfant, vous devrez bien vous résigner à ce que je n’ai pas pris votre avis. » Il lui envoya également le livre qu’elle lui avait demandé ; en attendant l’ouverture du bureau de poste, il avait commencé à le feuilleter : « Je dois d’ailleurs avouer qu cela ne rend en aucune manière honneur à votre goût que vous trouviez si bien ce que vous en avez lu. À mon avis c’est un roman assez niais et insignifiant. Mais je ne l’ai pas vraiment lu, donc mon jugement est peut-être trop sévère. » À sa requête, il lui avait déjà envoyé Min Hustru og jeg [« Ma femme et moi »], un récit à la mode de l’écrivain danois Henrik Scharling. Il avait, à présent, décidé de lui faire lire un ouvrage de Jonas Lie, l’un de ses auteurs favoris, dont il recommanda les romans à Anna à plusieurs occasions. Beaucoup de gens, y compris Sophus peut-être, croyaient que Jonas Lie et lui étaient parents. Dans sa troisième lettre, une étrange impression l’avait envahi à la pensée du prochain anniversaire d’Anna. « Nous serons alors deux vieux mariés très dignes », avait-il écrit et il imaginait le moment où « la timidité et la pudeur qui laissent encore leurs traces sur vous auront complètement disparu. Et alors, vous serez à mes côtés, totalement confiante, sans aucune réticence. Ne le croyez-vous pas aussi ? » Leur différence d’âge, qui semblait préoccuper Anna, n’avait, à ses yeux, aucune importance. D’ailleurs, il ne se sentait pas plus vieux qu’à vingt-trois ans. « [Son] caractère ou [sa] façon de penser et de parler » n’avaient guère changé depuis cette époque. Si vous êtes en tout point parfaite, alors vous verrez qu’aussi petit à petit il se trouve que nous nous entendons parfaitement bien en ce qui concerne l’âge aussi. Mon Dieu j’aurais aussi bien aimé qu’il fût un peu plus petit. [...] Croyez-moi mon enfant, d’autres jeunes filles qui se marient n’ont pas plus d’expérience que vous ; et la plupart sont bien moins intelligentes que vous. [...] Dès que vous

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Sophus Lie, une pensée audacieuse aurez été mariée quelques mois, vous vous étonnerez vous-même d’avoir pu penser que vous étiez trop jeune pour vous marier.

Sophus était intimement convaincu qu’elle deviendrait « aussi heureuse que n’importe qu’elle épouse » et il en donnait la preuve suivante : « La Nature vous a dotée de nombreux talents et j’ai rencontré peu de gens (je n’en connais pas d’autre qu’Ernst Motzfeldt) aussi faits que vous pour le bonheur. Et là, vous ne devez pas croire que je pense à vous comme à une gentille bien-aimée. Non, je pense à votre heureux caractère. » Tout au long du printemps, ils se réjouissèrent d’échanger des lettres. Sophus pria simplement Anna d’excuser sa grosse écriture : il s’était mis à utiliser une plume d’oie et il ne savait pas la tailler. Par ailleurs, il lui fit remarquer qu’ils n’avaient pas eu de désaccords depuis longtemps. Vous pouvez croire mon enfant qu’ils vont devenir beaucoup plus rares que nous ne l’imaginions tous les deux il y a un an par exemple. C’est une infiniment bonne chose que nous ayons surmonté ce qui alors aurait pu nous séparer. C’est si étrange, ce n’était essentiellement rien d’autre qu’un malentendu ; mais c’est peut-être en général la raison. À l’avenir, soyons aussi ouverts que nous l’avons été jusqu’à présent et vous verrez, ma chère demoiselle que les choses iront aussi merveilleusement que dans tous les romans. Selon Sophus, écrire des lettres constituait « un assez bon thermomètre pour mesurer la chaleur des sentiments entre deux amoureux ». Sans cesse, il revenait sur leur histoire pour tenter d’en analyser les hauts et les bas et établir ainsi leur avenir sur des bases plus solides. Les motifs qui le rendaient autrefois « irritable » avaient maintenant disparu. « Car si au début vous étiez assez indépendante, il me semble que tout indique que dans l’avenir vous serez trop soumise plutôt que le contraire. » Elle finirait, à coup sûr, par devenir une « une petite épouse exemplaire » et si, de son côté, elle n’était pas tout à fait certaine qu’il serait, lui, « un mari exemplaire », il tentait de la rassurer : « Soyez tranquille mon enfant, je suis aussi persuadé qu’un jour dans l’avenir, vous me ferez des compliments. » Elle n’aimait pas s’entendre toujours dire qu’elle était si « gentille », mais il insistait, car, chez elle, la gentillesse était « une qualité poussée à un très haut degré ». Il parvenait simplement à ne pas parler d’elle comme étant « gentille » quoiqu’il fût fermement convaincu qu’elle était « sous le soleil la plus gentille et la meilleure fille. » Un jour de printemps particulièrement agréable, il était allé marcher dans les champs et les bois le long de la rivière Frogner : « Je ne connais rien de plus plaisant que d’aller se promener à pied le long d’une belle rivière et de voir les reflets du soleil à travers les arbres. » Il n’avait regretté que l’absence d’Anna à ses côtés : « Dites-moi, vous vous languissez-vous parfois de moi.

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Une vraie fiancée le fait ; mais bien sûr, vous pensez qu’une vraie fiancée sans doute se languit, mais ne le dit pas ? » Une autre fois, il reçut une lettre qu’il caractérisa comme « vraiment un peu triste mais résignée » et qu’il attribuait à un mal de tête. « Si n’importe qui d’autre l’avait lue, il aurait eu peine à imaginer qu’elle avait été écrite par une future mariée heureuse, car en vérité nous savons bien tous les deux que vous l’êtes. » Dans sa lettre suivante, Anna racontait qu’elle avait attrapé les oreillons. Sophus s’entretint immédiatement avec son oncle le médecin John Lie qui le rassura ; la maladie était en général bénigne, mais suite à des imprudences, elle pouvait se révéler « extraordinairement dangereuse ». Anna se rétablit vite. L’état de santé de son père s’améliorait et il voulait être suffisamment en forme pour assister à son mariage, pensait-elle. Toutefois, son père et sa belle-mère se désolaient de devoir la perdre. Il finit par devenir évident que Klein ne les rejoindrait pas à Paris. Sophus se déclara « sincèrement attristé » qu’il ne vînt, ni en Norvège, ni à Paris. « Les Allemands y sont tellement haïs », expliqua-t-il à Anna en ajoutant : « Vous ne pouvez pas imaginer comme il est malheureux que Klein et moi ne puissions pas être ensemble cet été. De telles rencontres sont décisives pour notre travail pendant des années. » Klein avait aussi exprimé sa grande déception de ne pas pouvoir passer quelque temps avec Sophus : « J’aurais maintenant été ravi de venir te voir et de pénétrer à nouveau l’âme de tes travaux », mais une petite rencontre à Paris, forcément brève en raison de « la désagréable situation politique », ne serait guère satisfaisante. Sophus rappela à Anna qu’il aimerait rendre visite à Mayer, soit à l’aller, soit au retour. Y voyait-elle un inconvénient ? « En trois ou quatre jours, nous pouvons certainement parler de beaucoup de choses en mathématiques. Mais c’est un homme agréable, vous penserez certainement du bien de lui. ». Par ailleurs, elle lui avait appris qu’une de ses tantes, mademoiselle Birch, irait d’abord au Havre pour se baigner, puis certainement à Paris pendant leur séjour. À condition qu’elle ne restât pas trop longtemps, ce ne serait pas désagréable, car elle pourrait tenir compagnie à sa nièce quelques jours pendant qu’il essaierait de trouver le manuscrit d’Abel dans les archives. Anna pouvait-elle lui envoyer son certificat de baptême dont il avait besoin « pour lui ouvrir un compte d’épargne en cas de veuvage » ? Et de constater : « Il est étrange, de voir comme tout se précipite. Le mariage approche à si grands pas que même mon impatience s’est quelque peu calmée. » Après leur nuit de noces dans un hôtel de Risør, ils avaient prévu de prendre le bateau jusqu’à Larvik, d’où ils embarqueraient le lendemain sur le paquebot pour Fredrikshavn au Danemark. Il comptait réserver une cabine : « Une petite pièce avec deux couchettes pour nous. L’une est au-dessus de l’autre. Je prendrai certainement celle du haut. En ce cas, il faut que je fasse attention à mettre ma tête au-dessus de vos pieds. » Néanmoins, Sophus avait décidé qu’en cas de mauvais temps à Larvik, ce jour-là, bien que cela coûtât

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plus cher, ils voyageraient par la route, via Christiania et la Suède. « Du reste je compte sur ma bonne étoile qui généralement ne m’abandonne pas. » Anna approuvait ces projets, si ce n’est qu’elle aurait préféré passer quelques jours à Risør après la cérémonie. Leur seul différend dorénavant portait sur la publication religieuse des bans. Anna voulant attendre le plus longtemps possible, Sophus, une fois de plus, accepta de se plier à ses exigences, tout en précisant : « Mais je ne veux pas vous promettre que dans l’avenir je me conformerai à des désirs absurdes. Ne suis-je pas méchant, n’avez-vous pas peur ? » Au début de juillet, Sophus se disait très pris par son travail sur les œuvres d’Abel. Ses amis avaient commencé à quitter la ville : Helland accomplissait son voyage d’été comme tous les ans, Axel Bruun et son épouse étaient partis pour la Suisse, sa sœur Laura et une amie se rendraient à pied à Tvedestrand en passant par le Telemark. Les Motzfeldt se préparaient à aller dans la station balnéaire de Sandefjord bad ; Ernst et Else envisageaient d’aller marcher dans la région de Valdres, avant de terminer leurs vacances d’été à Asker, près de Christiania. « J’ai moi-même l’intention en juillet d’entreprendre ma randonnée habituelle », précisait-il. Suivait une liste de fêtes et de visites prévues avant son départ : une soirée chez madame Bruun et une fête dans la maison d’été du docteur Lund. Il fallait aussi aller chez les Birch-Reichenwald et madame Blytt et, bien sûr, il rendrait visite à Ernst et Else à Asker « où tout le monde va depuis que nous avons le train. » (La ligne de chemin de fer de Christiania à Drammen via Asker avait été ouverte en 1872.) « La randonnée habituelle » de Sophus suivit en partie le chemin parcouru avec Motzfeldt et Janson, douze ans auparavant, et il ne regagna Christiania que le 3 août, après trois bonnes semaines de marche. Il ne lui en restait qu’une avant son mariage à Risør. Il écrivit alors à Anna : « Pensez je suis profondément heureux à l’idée que notre mariage se déroulera en toute tranquillité. » En effet, il avait appris qu’aucune tante d’Anna n’y assisterait, mais il se félicitait de la présence de Birch-Reichenwald. Le 6 août, il lui expliquait que, dans deux jours, il allait prendre le bateau à vapeur ; il apporterait plusieurs cadeaux de mariage de la part d’amis et, dès son arrivée à Risør, il louerait une chambre d’hôtel. Elle pouvait venir le chercher sur le quai, si elle le souhaitait, et sa lettre se terminait ainsi : « Soudain j’ai eu l’idée que selon toute probabilité humaine, ceci est probablement la dernière lettre que vous recevrez de moi au cours de nos fiançailles. »

Chapitre 14

Monsieur le Professeur et son épouse Sophus et Anna se marièrent à Risør, le 11 août 1874. La cérémonie semble s’être déroulée tranquillement, ainsi que le souhaitait Sophus. Ils partirent en voyage de noces et arrivèrent, comme prévu, à Paris où ils restèrent jusqu’au milieu du mois d’octobre. Là, ils habitèrent au 8 de la rue de Bagneux (dans le quartier de Vaugirard1 ). Ils furent « très contents » de ces semaines. Lie se réjouissait que le temps fût si clément, écrivait-il à Motzfeldt après avoir passé un mois dans la capitale. Sur son séjour, il précisait : Ici les jours s’écoulent très régulièrement. La plupart du temps, je lis ou j’écris, à la maison ou dans une bibliothèque. Puis, nous consacrons généralement deux ou trois heures de notre temps à un monument ou à un autre. Ensuite, je me rends chez quelque connaissance et à la fin, je reste parfois pour la soirée. Anna a aussi été invitée mais, dans la mesure où les convives sont essentiellement des hommes, elle n’a aucune envie d’y participer. Si nous sommes invités chez un couple de mes amis, ce qui ne s’est pas produit depuis longtemps, alors je l’emmène volontiers avec moi. Cette fois encore, Ernst, de retour à Christiania, fut sollicité. Bien que son « estimation financière » lui parût correcte, Sophus demanda à son ami de lui envoyer, « par sécurité », cent vingt speciedaler prélevés sur ses salaires d’août et de septembre. Après s’être arrêté à Paris, le couple prévoyait de rester une petite semaine en Allemagne puis de rentrer en Norvège pour se retrouver à Christiania au début du mois de novembre. Anna livra aussi ses impressions sur son séjour. Après un mois passé dans la capitale, elle écrivit à sa « maman », restée à Risør. Elle évoquait avec 1 N.d.T. : depuis 1935, la rue de Bagneux porte le nom de Jean Ferrandi, en hommage à ce conseiller municipal du sixième arrondissement, mort cette année-là.

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enthousiasme la vaste forêt peuplée de grands acacias à travers laquelle ils avaient roulé le dernier jour pour atteindre Paris, la maison où ils habitaient et la vie à l’extérieur, dans le vaste monde. Dans la pension où ils avaient élu domicile, elle s’était liée avec deux Anglaises. Elle se débrouillait assez bien en anglais et une dame — qui logeait aussi là — lui enseignait le français, un jour sur deux. La jeune épousée brodait des taies d’oreiller et envisageait, avec plaisir, son retour à Christiania où elle retrouverait tous ses « beaux objets ». Anna espérait que « maman » pourrait leur rendre visite dès leur retour à Christiania et « tout voir dans [leur] maison ». Elle était infiniment reconnaissante envers sa belle-mère d’avoir pris soin de son linge et de ses cadeaux de mariage — plusieurs couettes, des nappes, des serviettes, d’imposants meubles de cuisine — et « d’avoir pensé à trouver un laurier-rose », lui rappelant que, désormais, elle ne devait plus donner ces arbustes. Ici tout est infiniment amusant, comme tu peux l’imaginer. Je vois tant de choses extraordinaires. [...] Nous sommes aussi allés au théâtre. Cet après-midi, Sophus et moi nous sommes promenés jusqu’à un palais qui s’appelle le Luxembourg et sommes allés dans le jardin qui est merveilleux. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’ici, nous ne dînions pas avant sept heures mais en attendant, nous achetons toujours du raisin et des gâteaux. [...] Samedi, nous étions au bois de Boulogne et nous avons assisté à une course de chevaux ; c’était extrêmement amusant. Le Tout-Paris était présent et c’était donc un endroit très distingué et très élégant. Le lendemain, dimanche, elle poursuivait : Hier soir, nous nous sommes énormément amusés au cirque ; il y avait tant de jolis chevaux et d’habiles écuyers. [...] Cet après-midi, nous sommes allés à Versailles et avons vu le magnifique château ; ici, c’est le plus grand et il y a beaucoup de tableaux merveilleux. C’était très amusant. Nous sommes arrivés là par une petite ligne de chemin de fer. [...] Sophus est profondément gentil comme tu peux l’imaginer ; comme il ne sait pas quoi faire pour me distraire, nous passons des moments merveilleux. [...] Nous sommes aussi très bien installés. Anna racontait aussi à sa belle-mère que la tante Elise était venue du Havre leur rendre visite et que toutes deux avaient acheté de la soie pour confectionner une robe : « Nous avons acheté la vert clair ; elle est vraiment belle. Nous en avons acheté 30 aunes2 et ainsi je pourrai ajouter des ornements ; la rouge clair était trop légère ; tu ne l’aurais pas aimée non plus. [...] Penses-tu que j’aie besoin d’une nouvelle robe en laine cet hiver ? » Un peu plus loin, elle écrivait : « Je crois que je vais acheter une robe en laine, car 2 Une

aune mesure 62,77 centimètres.

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je dois en avoir une quand je suis invitée à Christiania. Sophus me donnera de l’argent pour des parements de fourrure, j’en suis presque certaine, et ils seront magnifiques. » Lie avait reçu de l’Académie des sciences une sorte de permission qui l’autorisait à aller fouiller dans les archives afin d’étudier le manuscrit original du fameux « Traité de Paris » d’Abel. Pour Lie et Sylow, voir ce texte et le comparer à la version imprimée présentaient le plus haut intérêt. Abel avait déposé cet article à l’Institut, au cours de l’automne 1826 ; il était alors resté sur le bureau du grand Cauchy, puis tombé dans l’oubli. Il fut retrouvé juste après le décès de son auteur. La décision fut alors prise de le publier, mais la révolution de Juillet en empêcha la concrétisation. Aussi le « Traité de Paris » ne figurait-il pas dans la première édition des œuvres d’Abel parue en 1839 sous la direction de Holmboe. Il fallut attendre l’année 1841 pour retrouver le manuscrit, puis l’imprimer. Que ce texte se trouvât alors à Paris, tout le monde en était convaincu ! Pendant que Lie séjournait à Paris, Sylow était en Allemagne à la recherche d’informations concernant les travaux et les manuscrits d’Abel et, d’une certaine façon, ils essayaient de coordonner leurs efforts. Il avait obtenu de ne plus exercer au lycée de Fredrikshald, pendant quatre ans, à partir du mois d’août 1873, afin de se consacrer aux œuvres d’Abel. Au cours du mois de septembre, Lie envoya deux lettres à Sylow, alors à Göttingen. Lie s’obstinait à vouloir lire le texte original d’Abel, mais des difficultés surgirent, ralentissant son travail. Il écrivait à Sylow : « Ici, il faut observer un grand nombre de formalités. Il en résulte donc un retard car la commission qui donne l’autorisation de voir les manuscrits ne peut se réunir qu’une fois par mois. Il ne sera guère possible de rapporter le manuscrit. » S’il avait seulement pu le voir, il aurait « éclairci les points litigieux et se serait chargé d’en établir une copie fiable ». Lie rapportait qu’il étudiait soigneusement Abel, qu’il pensait avoir compris la difficulté persistante du « Traité de Paris » et il affirmait, non sans optimisme : « Quand nous recommencerons, je pense que ma participation à ce travail sera très efficace. » Weierstrass avait avisé Lie de quelques écarts entre le texte original d’Abel et sa version imprimée. Dans sa réponse, Lie l’informait également que Sylow voulait le rencontrer à Berlin. À Göttingen, ce dernier trouva une lettre du professeur Bjerknes — qui, de son côté, commençait à rédiger une imposante biographie d’Abel — lui annonçant qu’un cahier ou un livre d’exercices d’Abel avait été découvert. À la demande de Bjerknes, madame Holmboe avait cherché des papiers d’Abel, dans le grenier et dans tous les tiroirs. Elle avait ainsi trouvé ce cahier en piteux état, abîmé par le feu et l’eau. En son temps, le professeur Holmboe avait rassemblé chez lui tous les manuscrits d’Abel, mais en 1850, l’année même de sa mort, la maison avait été endommagée par un important incendie. Les trois personnes qui travaillaient alors sur la vie et l’œuvre d’Abel — Bjerknes, Sylow et Lie — espéraient recueillir davantage de matière dans

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cette maison détériorée par les flammes. Cependant, Lie considérait que, dans ces circonstances, il fallait impérativement dans la future édition des œuvres d’Abel distinguer « les choses qu’Abel avait lui-même éditées, des travaux qu’il avait gardés et qu’il aurait probablement considérés comme inaboutis ». Lie découvrit — « après beaucoup de billevesées et de contradictions » ainsi qu’il le mentionnait dans une lettre adressée à Sylow le 17 octobre — que le manuscrit d’Abel était égaré. Le « Traité de Paris » n’était plus conservé dans les archives de l’Institut et ce, fort probablement, depuis son impression en 1841 ! Tout le monde ignorait ce qu’il était devenu, mais l’Italien Guglielmo Libri était soupçonné de l’avoir volé, une fois imprimé. Il fallut attendre 1952 pour que le mathématicien Viggo Brun retrouvât ce manuscrit à Florence... la ville natale de Libri. Si Lie ne put poursuivre son travail sur le « Traité de Paris », il raconta à Sylow que leur ami, le mathématicien Jordan, avait lu les deux volumes des œuvres d’Abel, édités initialement par Holmboe et qu’il avait corrigé des fautes. « Nous avons ici, du moins, un point de départ sûr », commentait Lie. Son ami Darboux avait réussi à négocier le prix et la vente de la nouvelle édition des œuvres d’Abel avec l’éditeur Gauthier-Villars. Ce dernier s’engageait à en vendre entre cent cinquante et deux cents exemplaires en France, en Italie et en Angleterre, en contrepartie d’un rabais de quarante pour cent sur le prix de vente estimé à trente francs. Darboux leur conseillait également d’imprimer l’œuvre d’Abel à Paris. Lie considérait que, pour l’instant, il était encore trop tôt pour y songer, mais qu’ils pourraient peut-être le mettre en concurrence avec l’imprimeur Grøndahl de Christiania s’il ne travaillait pas correctement : tout pourrait être effectué mieux « et beaucoup moins cher à Paris ». Il faudrait encore sept ans, avec force travail pour les éditeurs et l’imprimeur ainsi que pour la mise au point du contenu mathématique et du texte français, et cette édition des œuvres d’Abel serait enfin prête. Lie transmit à Sylow les amitiés de Jordan qui avait trouvé des résultats particulièrement intéressants pour celui-ci. « Tu peux me croire, j’ai fait beaucoup de visites utiles », concluait Lie, mentionnant deux rencontres avec le professeur Broch, de passage à Paris. Lie envoya, depuis la capitale, trois lettres à Mayer en Allemagne. L’une évoquait ses préoccupations quant à l’édition des œuvres d’Abel et faisait état des projets concernant la date et les conditions de leur prochaine rencontre en Allemagne. Dans une deuxième, écrite le 5 octobre, il rapportait que la veille, il avait discuté du problème des trois corps — quand la position et la vitesse de trois corps ou planètes qui s’influencent mutuellement sont connues à un instant, comment déterminer ces dernières à un autre — avec le mathématicien Victor Puiseux et il avait notamment évoqué le prix que l’Académie décernerait sur ce sujet, appelé perturbation. La question était posée en ces termes : « Perfectionner en quelque point essentiel la théorie du mouvement de trois corps qui s’attirent mutuellement, suivant la loi de la nature, soit en ajoutant quelque intégrale nouvelle à celles déjà connues, soit en réduisant d’une manière quelconque les difficultés que présente la so-

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lution complète du problème. » Mayer et Lie en avaient déjà débattu, dans leur correspondance. Chacun était convaincu que son propre travail méritait la récompense. Malheureusement, ils n’avaient pas prêté attention à la date limite à laquelle il fallait répondre. Lie apprit, par l’entremise de Puiseux, que le prix n’était pas décerné, qu’il n’était pas sûr que le délai fût prolongé et que leurs travaux ne résolvaient pas directement le problème. Toutefois, Lie continuait à penser que dans la mesure où les articles qu’il avait publiés avec Mayer sur les équations aux dérivées partielles simplifiaient considérablement la question, ils méritaient d’être pris en compte. Toujours est-il que six mois plus tard, Puiseux présenta le rapport final sur le sujet3 . Dans la troisième lettre, Lie laissait éclater sa déception : « Avez-vous lu le rapport de Puiseux sur le problème des trois corps ? Il est plutôt ridicule. Quand ce que ces messieurs désirent depuis si longtemps arrive, ils l’ignorent presque. » Au début du mois d’octobre, Lie reçut à Paris deux courriers de Klein. Comme il n’était pas parti pour la Norvège, il s’était rendu en Italie, mais rentrerait en Allemagne au milieu du mois d’octobre où il espérait bien revoir Lie. Il lui proposait une rencontre à trois — Lie, Mayer et Klein — le 18 octobre au soir à Cologne puis, le lendemain, ils iraient à Düsseldorf où Klein escomptait pouvoir les loger chez ses parents qui se réjouiraient de revoir Lie et son épouse. Comme prévu, ils se retrouvèrent à Cologne puis voyagèrent jusqu’à Düsseldorf. La sœur de Klein devant accoucher de son quatrième enfant, aucune chambre n’était disponible pour Lie et Anna. Avec Mayer, ils logèrent donc à l’hôtel Zum Breidenbacher Hof, le seul — selon Klein — où un couple pouvait aller. Toutefois, Klein ne disposait que de peu de jours car il devait retourner à Erlangen, au plus tard le 26 octobre ; en chemin, il dut même reporter plusieurs rencontres prévues à Leipzig. Les trois mathématiciens passèrent ensemble une petite semaine à Düsseldorf. Ils étaient très heureux de se revoir, particulièrement Klein et Lie. Dans l’une de ses premières lettres suivant cette rencontre, Klein confia à Lie : « Quand je pense à toi, j’ai très souvent le sentiment d’une longue séparation, peut-être sans issue, de la meilleure 3 N.d.T. : ce rapport, lu et adopté le 30 novembre 1874, commentait les quatre réponses parvenues. « Parmi les pièces adressées à l’Académie [...], une seule remplit la double condition de renfermer le nom de l’auteur dans un pli cacheté et d’être parvenue au Secrétariat avant le 1er juin 1873 : c’est celle qui porte le no 1. Les pièces nos 2 et 3 sont des ouvrages imprimés, publiés avec les noms de leurs auteurs ; enfin la pièce no 4 n’est arrivée qu’après la clôture du Concours. [...] Le volume en langue allemande, qui se trouve sous le no 2, contient des recherches étendues et importantes sur le calcul des pertubations et sur la théorie du mouvement de la Lune. Les brochures, aussi en allemand dont la réunion compose le no 3, renferment l’exposition d’une méthode remarquable pour l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre. Mais, outre que ces travaux ne répondent pas directement au programme proposé, la circonstance qu’ils sont imprimés et portent les noms de leurs auteurs ne permet pas de les comprendre dans le Concours. [...] En résumé, la Commission est d’avis qu’il n’y a pas lieu de décerner le prix, et comme la question a déjà été proposée deux fois, sans qu’il y ait été donné de solution satisfaisante, elle pense qu’il y a lieu de la retirer du Concours ». Voir les Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. 79, juillet-décembre 1874, p. 1535-1537.

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partie de moi-même. » Le concept romantique de l’âme sœur semble avoir été trouvé une grande résonnance chez Klein. Le séjour à Düsseldorf suscita une importante communication : Klein rédigea un article inspiré par un exposé oral des nouvelles idées de Lie et édita, à son intention, ce texte qui parut quelques mois plus tard dans les Göttinger Nachrichten [« Nouvelles de Göttingen »] sous le titre « Über Gruppen von Transformationen » [« Sur des groupes de transformations »]. Ce premier article de Lie, long de huit pages et consacré à la théorie des groupes, établissait par ailleurs des analogies avec la conception de la géométrie de Klein exposée dans son programme d’Erlangen. Sophus et Anna quittèrent Düsseldorf le 24 octobre et s’arrêtèrent vraisemblablement quelques jours à Berlin et à Copenhague. Ils arrivèrent à Christiania au début du mois de novembre et pendant deux semaines — ininterrompues, selon Sophus — aménagèrent leur nouveau foyer, à l’adresse suivante : « Hægdehougen, Fru Blytt Gaard » [Colline du jardin, propriété de madame Blytt]. Madame Blytt était la veuve du professeur Matthias Blytt et donc la mère de l’ami de Sophus, Axel Blytt, jeune chercheur en botanique. Quand il chercha un logement, Sophus quitta finalement la mère d’un ami, madame Motzfeldt, pour aller chez celle d’un autre. Trouver alors un appartement dans la capitale n’était guère aisé. Christiania4 — l’orthographe officielle était alors Kristiania5 — comptait entre quatre-vingt et quatrevingt-dix mille âmes. À la faveur d’une activité industrielle et commerciale en plein essor, des bureaux, des boutiques et des ateliers occupaient de plus en plus le centre de la ville. Quatre cents nouveaux appartements, seulement, étaient disponibles chaque année et ce fut dans ce contexte difficile que Sophus et son épouse s’établirent dans la capitale. Les cadeaux de mariage et les effets personnels d’Anna arrivèrent, par bateau, de Risør. Sophus apporta aussi quelques meubles de sa maison à Moss, notamment des chaises de la salle à manger. Le jeune couple eut alors la chance d’avoir à son service Stina Pettersen qui avait travaillé à Moss chez Thea, sœur de Sophus. Pendant de nombreuses années, cette jeune bonne apporta un soutien inestimable à Anna dans les tâches domestiques. Celle-ci semble avoir été douée pour aménager le nouvel appartement et le rendre agréable même si elle ne s’y sentit jamais tout à fait à son aise. Ils y vécurent un peu plus de six mois, jusqu’à l’été 1875. Sophus écrivit à ce moment-là à son épouse, alors chez ses parents à Risør tandis qu’il effectuait sa randonnée annuelle dans les montagnes : « Tu peux être sûre que nous ne retournerons pas habiter chez madame Blytt ». 4 Sophus, qui était conservateur dans l’usage de la langue, ne suivit jamais les nouvelles règles de l’orthographe et écrivit toujours Christiania. Les deux formes pour le nom de la capitale norvégienne furent longtemps utilisées. 5 La capitale de la Norvège, fondée vers 1400 avant Jésus-Christ, abandonna le nom d’Oslo en 1624, au profit de Christiania, en hommage au roi Christian IV ; en 1877, l’orthographe devint Kristiania. En 1925, la ville reprit son nom initial.

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Peu après son retour, Lie écrivait à Mayer que le séjour à Düsseldorf serait essentiel pour ses futures recherches. Après avoir publié trois ou quatre petits papiers à Christiania, il voulait les rassembler en un grand article pour les Mathematische Annalen et développer simultanément les aspects analytique et synthétique de son point de vue. De surcroît, il envisageait, au cours des prochaines années, d’écrire un livre qui présenterait globalement les équations aux dérivées partielles. Il pensait que la compréhension de son travail serait facilitée par la publication et la lecture séparée de ses thèses, même si, en réalité, elles étaient interdépendantes. Lie s’obstina, durant quelques années, à nourrir ce projet de réunir ses travaux sur les équations aux dérivées partielles. Klein lui écrivit que la prestigieuse maison d’édition Teubner de Leipzig, sur sa recommandation et celle de Mayer, publierait assurément un tel ouvrage. Lie reprit ses cours à l’université de Christiania, ce qu’il ne considérait guère comme très contraignant. Le programme des cours de cet automne annonçait qu’il devrait « enseigner, deux heures par semaine, les applications du calcul intégral et différentiel à la géométrie analytique » alors que les précédents programmes étaient pourvus de la mention suivante : « Précisera ultérieurement ses cours ». Il continua également ses recherches sur les travaux disparus d’Abel. Il s’agissait, pour l’heure, d’un mémoire qui, au début de l’année 1824, avait accompagné sa demande d’obtention d’une bourse de voyage et qui avait circulé entre différents ministères. Intitulé « Integration af Differentialformler » [« Intégration des formules différentielles »], ce papier promettait de contenir des idées particulièrement intéressantes. Lie reçut une réponse négative de la part du ministère du Culte et de l’Instruction. Ce texte d’Abel avait disparu sans laisser la moindre trace et aujourd’hui encore, on ignore où il se trouve. Peu de temps après la rentrée de novembre 1874, Holst, licencié ès sciences depuis le mois de juin, partit à son tour à l’étranger, en Allemagne, grâce au soutien d’un négociant fortuné de Drammen, sa ville natale. Lie avait prévu des étapes dans ce voyage effectué par son étudiant, l’un de ses meilleurs élèves. À Düsseldorf, il avait parlé de lui à Klein et à Mayer et, en cours de route, un programme d’études avait été arrêté à son intention. Lors ce séjour à l’étranger long de sept mois, Lie écrivit à Holst plusieurs lettres assorties de maints conseils et encouragements et il [oeuvrait à Christiania pour qu’à son retour, le jeune homme pût bénéficier d’une bourse de recherche. Dans leur correspondance, Lie et Klein évoquaient aussi les travaux et l’avenir de Holst. « Si tu en as la possibilité, rends-toi immédiatement à Erlangen. Je t’offre cinq speciedaler pour couvrir une partie de cette dépense supplémentaire » constituait la première recommandation et promesse de Lie à Holst. Alors que le jeune homme avait, par ailleurs, reçu le conseil de se rendre à Berlin, son professeur insistait : « Crois-moi, il n’y a rien pour toi à Berlin à moins que tu n’aies la chance, comme moi, d’y rencontrer un nouveau Klein. » Holst suivit le conseil de Lie et celui-ci répondit : « Selon toute probabilité, tu ne le re-

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gretteras pas. » Il précisait qu’à Erlangen, Klein était « aussi éminent comme chercheur que comme enseignant » et sa nomination professeur à l’École polytechnique de Munich en fournissait une « preuve éclatante ». Lie assurait son élève qu’il pouvait, « en toute confiance », suivre la voie que Klein lui proposerait, mais le préparait aux difficultés qui pourraient surgir de sa formation à Christiania « où les cours à l’université sont encore tournés exclusivement vers les vieux domaines classiques » ; il pourrait, à maintes reprises, se sentir « découragé » dans l’« un des centres de la recherche moderne ». Cependant, il ne devait pas abandonner : « Ne perds pas courage. [...] Soudain un jour se lèvera où une lumière brillera devant toi. » Lie nourrissait de grandes espérances pour Holst : « Klein fera ce qu’il pensait finalement, c’est-à-dire te mener à mes idées et ainsi, quand tu seras rentré, nous pourrons travailler ensemble. Tu peux le croire, nous trouverons quelque chose. » Sur l’existence qu’il menait dans la capitale, Lie s’en tenait à quelque anecdote domestique : « Par ailleurs, comme je suis encore un jeune marié, je suis fortement distrait. Ainsi ma correspondance avec l’étranger se trouve tout simplement sur une étagère. Salue Klein de ma part. Du reste, je lui écris immédiatement. » De son côté, Klein soulignait, dans un courrier destiné à Lie, qu’il jugeait Holst géomètre talentueux, mais que des connaissances dans le domaine des mathématiques modernes lui manquaient encore. Aussi, était-il souhaitable qu’il restât le plus longtemps possible en Allemagne et le suivît à Munich. Dans une lettre ultérieure, écrite à Munich en mai 1875, Klein confiait à Lie sa difficulté à organiser les futures études de Holst, excessivement indépendant et intéressé par trop de sujets. Klein avait renoncé depuis longtemps à lui enseigner l’analyse moderne et après de nombreux essais, il lui avait donné un problème de géométrie pure, lié à un sujet sur lequel lui-même avait travaillé, c’est-à-dire les structures définies sur les surfaces du troisième degré. Il entretenait également Lie des différents titulaires des postes occupés dans le milieu mathématique allemand, et le priait de saluer son épouse ; il lui annonçait, encouragé par son exemple, son prochain mariage et envisageait de venir en Norvège, l’année suivante, accompagné de sa femme. (Aucune autre information ne transpira de ce projet de voyage en Norvège pour l’année 1876.) N’ayant pas obtenu de bourse pour Holst, Lie lui expliqua les luttes d’influences qui sévissaient entre les différentes facultés de Christiania. Beaucoup — il désignait les professeurs Waage et Schübeler — s’opposaient vivement à ce qu’une bourse de recherche revînt à un mathématicien ; en outre, le professeur Bjerknes ne souhaitait aucun nouveau boursier en mathématiques. Lie ajoutait, consterné, que ce dernier lui avait demandé de jouer de toute son influence pour dissuader Holst de poser sa demande. Cependant, le professeur Broch avait chaudement soutenu Holst. « Il sait comment s’y prendre », commentait Lie qui caractérisait ses propres aptitudes en ces termes :

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En revanche, je suis peu apte à mettre en route les choses, comme tu le sais, j’ai peu de talent à réunir les foules.[...] Il va y avoir un passage douloureux pour toi entre l’Allemagne et Christiania, en ce qui concerne le monde scientifique. Là-bas, tu es habitué à parler avec des gens qui croient en eux et qui croient en toi ; ici, tu rencontreras essentiellement des gens qui ne croient pas en l’avenir de la science et qui, de toute manière, sont fondés à croire que personne d’autre qu’eux-mêmes ne puisse faire quelque chose. Un brouillard glacé règne ici dans le monde scientifique aussi loin que je le sache. Il est donc fatal que je sois diamétralement opposé à Klein au sujet de l’aptitude de pouvoir pénétrer la pensée d’autrui. Lie entretenait également une correspondance nourrie avec le Suédois Bäcklund, de trois ans son cadet. Il avait postulé à l’automne 1871 pour occuper la chaire de mathématiques à Lund, mais desservi par son jeune âge, il avait été écarté. Cette candidature avait déclenché l’avalanche de sympathies qui entraîna le Parlement, l’année suivante, à nommer Lie professeur. Elle entraîna également des conséquences décisives pour Bäcklund. Une aimable secrétaire de l’université l’avait autorisé à lire les travaux que Lie avait envoyés pour appuyer sa demande. Il entra ainsi dans le milieu mathématique où il travailla longtemps ; il accéda à la célébrité en créant un concept appelé dans la littérature mathématique les transformations de Bäcklund. Il fut d’abord inspiré par les premiers travaux de Lie sur les équations aux dérivées partielles et dans leurs lettres, ils échangeaient et commentaient leurs nouveaux articles. Lie considéra toujours l’œuvre de Bäcklund comme la plus grande contribution suédoise aux mathématiques. Leur relation épistolaire fut particulièrement intense en cette fin d’automne 1874 et au cours des années suivantes. La formation de Bäcklund relevait de l’astronomie et de la mécanique. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 1868, il avait déterminé la latitude de l’observatoire de Lund nouvellement construit. L’année suivante, il fut nommé maître de conférences en astronomie à l’université de Lund où il occupa ultérieurement les chaires de professeur de mécanique et de physique avant de finir recteur. Si une grande partie de l’œuvre de Bäcklund traite de mécanique et de théories physiques, il doit sa postérité à son travail effectué dans le domaine des mathématiques pures où ses relations avec Lie furent importantes. À partir du travail de Lie sur les transformations ponctuelles bien connues, fut mise en évidence une autre classe de transformations — les transformations de contact — ayant la propriété de laisser invariante une équation différentielle. Alors se posa la question suivante : existe-t-il d’autres transformations pourvues de cette propriété ? Bäcklund en était venu à démontrer que tel n’était pas le cas, mais il prouva aussi l’existence d’une infinité de nouvelles transformations qui pouvaient conserver une équation différentielle donnée ou un système donné d’équations différentielles. Ces transformations

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et leurs propriétés reçurent peu à peu le nom de transformations de Bäcklund. L’exemple le plus important de cette transformation est la méthode qu’il trouva en 1883 et qui donne la marche à suivre pour transformer une surface ayant une courbure négative constante en une nouvelle pourvue de la même propriété. Lie s’attacha toujours à procurer à Bäcklund les meilleures conditions de travail et essaya de l’aider autant qu’il le pouvait avec des explications supplémentaires. Au-delà de considérations relevant du domaine des mathématiques pures, leur correspondance abordait divers remaniements dans le milieu scientifique nordique. Par la suite, beaucoup déplorèrent que Bäcklund, en raison de sa position et de ses obligations d’enseignement, ne se fût pas exclusivement consacré aux mathématiques pures. Après un intense échange épistolaire poursuivi durant l’hiver et le printemps suivant, Bäcklund rendit visite à Lie, à la fin du mois de juin 1875. Anna était partie à Risør pour l’été et dans une lettre, Sophus lui racontait la venue de son ami suédois : « Nous avons passé un moment très agréable et abondamment parlé de mathématiques. » Bäcklund remerciait aussi Lie pour cette délicieuse semaine à Christiania. Leur correspondance se poursuivit avec, en toile de fond, l’évocation des problèmes de transformations, la rédaction d’articles et les efforts de Bäcklund pour obtenir un poste de professeur tant convoité. Au début du mois de juillet, Lie partit à la montagne et, pendant un mois, marcha en compagnie de Motzfeldt et de Bruun. De Lillehammer, il écrivit à Anna : « Ici nous avons une belle soirée exceptionnellement claire. La différence entre ici et Christiania est très importante. Mais le plus agréable est la fraîcheur ; quand nous serons dans les montagnes, j’espère qu’il fera encore plus froid. » Ils gravirent de hauts sommets dans le massif du Jotunheim, longèrent le lac de Gjendin, rendu célèbre grâce à Peer Gynt, d’Ibsen. Sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent chez Bjørnson qui, tôt dans l’été, avait emménagé dans sa nouvelle maison au nord de Lillehammer, à Aulestad, dans la vallée de Gausdal. Motzfeldt, qui avait été membre du bureau de la Société des étudiants aux côtés de Bjørnson, se trouvait à Aulestad quelques jours avant Lie qui se hâtait de rejoindre Christiania. Anna, toujours à Risør, prévoyait de rentrer une bonne semaine plus tard, au milieu du mois d’août. « Tu peux me croire ; ce n’est pas agréable pour moi de rester seul », lui écrivait Sophus. Depuis la capitale, il lui envoya cinq speciedaler, raconta qu’il faisait terriblement chaud, mais que ses fleurs se portaient bien. « Il semble que Stina ait bien fait les choses. » Lui-même avait « beaucoup à faire » dans la mesure où il faisait passer l’examen artium. Il terminait sa missive par : « Ma petite femme me manque beaucoup et j’espère la revoir très vite. »

Chapitre 15

Sous le couvert de « la percée moderne » À partir de l’automne 1875, Anna et Sophus habitèrent la demeure des Tandberg1 , une villa d’été dans Drammensveien, et ils y restèrent plus de quatre ans. Ils louèrent un appartement au premier étage de cette maison. Tandberg mourut quelques années plus tard et d’après le recensement, son épouse, la « mère de famille Charlotte Tandberg », devint « propriétaire de manufacture ». Les citadins aisés avaient leurs résidences et leurs terrains alignés le long de Drammensveien, une artère principale desservant aussi bien le centre de la ville que sa périphérie immédiate. Beaucoup de nouvelles constructions et leurs extensions se trouvaient implantées en bordure de rues adjacentes et dans d’autres quartiers. Cet automne vit la première ligne de tramway dans les rues de la capitale. Elle reliait Homansbyen (aujourd’hui, aux alentours du stade Bislett) via Stortorvet (« la grand-place », dans le centre de la ville) au (vieil) Oslo ; sur les hauteurs, des chevaux tiraient les voitures. L’autorisation de créer cette ligne avait été accordée sous réserve que fût utilisée la force des chevaux et non la vapeur. L’inauguration, célébrée le 6 octobre, rassembla un public nombreux. Les voitures étaient bondées. La première année draina près d’un million et demi de voyageurs. Les voitures à chevaux marquaient une étape dans la modernité ; l’amélioration des communications contribua naturellement à l’expansion de la ville peu d’années plus tard, portant alors sa population à plus de cent mille âmes. Lie mettait entre dix et quinze minutes pour aller de sa maison dans Drammensveien — devant le palais royal où la grandiose statue équestre du roi Charles-Jean, œuvre de Brynjulf Bergslien, avait été dévoilée à l’automne — à l’université où il donnait ses cours dont la préparation continuait à lui 1 Les

familles fortunées de Christiania se rendaient dans leurs résidences estivales à la campagne, à la périphérie de la ville. Ces maisons, construites dans des lieux tranquilles, étaient ceintes de grands jardins.

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demander peu de temps. En règle générale, il parlait sans note et impressionnait son auditoire par sa maîtrise souveraine du sujet. Le programme des enseignements pour ce semestre d’automne stipulait que le professeur Lie annoncerait plus tard le contenu de ses leçons, ce qui dans la pratique signifiait qu’il continuerait à enseigner trois heures par semaine « les applications du calcul intégral et différentiel à la géométrie analytique », comme les deux semestres précédents. L’automne suivant, le texte fut modifié : le professeur extraordinaire Sophus Lie « continuera ses cours de géométrie analytique quatre heures par semaine ». Le contenu de son enseignement n’était probablement guère éloigné des « vieux domaines classiques » que Lie lui-même — dans une lettre à Holst — avait critiqué comme étant les seuls dispensés à Christiania. Les mathématiques classiques devaient évidemment être étudiées avant de pouvoir aborder autre chose et la licence ès sciences, « l’examen permettant d’enseigner les sciences », visait avant tout à former des professeurs de sciences pour les écoles secondaires. Lie — qui enseignait à ces derniers — n’avait pas de collègue et aucun de ses élèves ne pouvait l’assister dans ses recherches. Ses seuls contacts en la matière étaient épistolaires, essentiellement noués avec Klein et Mayer en Allemagne. Holst rentra de l’étranger au cours de l’été 1875. Au mois d’août, il avait épousé Inger Skavlan, sœur d’Olaf Skavlan, professeur de littérature et ami de Lie. Il devint professeur à l’école Aars et Voss à Christiania et l’année suivante, chercheur en mathématiques, un poste obtenu grâce à Lie. Ce dernier semble encore un temps avoir formé l’espoir que si son ancien élève devenait mathématicien, celui-ci pourrait collaborer avec lui et l’aider dans ses propres recherches. En qualité de nouveau chercheur, Holst se vit attribuer une bourse pour étudier à Copenhague. Il remporta le concours scientifique organisé par l’université et gagna la médaille d’or pour son essai « Om Poncelets Betydning for Geometrien. Et Bidrag til de moderne geometriske Ideers Udviklingshistorie » [« Sur la signification de Poncelet pour la géométrie. Une contribution au développement historique des idées géométriques modernes »], un travail dont Lie garantit officiellement la qualité en le faisant publier par l’université de Christiania. Par la suite, Holst bénéficia de subsides pour pouvoir étudier à Paris ; il publia plusieurs articles de géométrie et fut reçu docteur en 1882 avec une thèse intitulée « Et Par synthetiske Methoder især til Brug ved Studiet af metriske Egenskaber » [« Quelques méthodes synthétiques en usage, notamment, pour l’étude des propriétés métriques »]. Holst était réputé être un enseignant à l’inspiration originale autant parmi les étudiants qui apprenaient les mathématiques pour l’examen philosophicum, que parmi ceux qui passaient la licence ès sciences. Quand enfin en 1895, il devint maître de conférences, il se sentit investi du « devoir particulier d’enseigner les mathématiques générales pour l’école, d’une manière scientifique ». Malgré le soutien et les encouragements qu’il lui prodiguait, Lie sut assez vite que son ancien élève ne satisferait jamais tous ses espoirs, ne serait jamais un collaborateur et ne lui apporterait pas l’aide escomptée dans ses travaux de recherche. Dès 1876, Lie avait compris ce que Holst voulait et pouvait faire

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dans la recherche mathématique. Il en avait informé Klein qui connaissait également les capacités mathématiques du jeune homme et lui répondit : « Je partage ton opinion sur Holst. Tu peux cependant le saluer de ma part quand tu le verras ». Lie resta toujours en contact étroit avec Holst, le rencontrant ou lui écrivant et quand il quitta l’université de Christiania, son ancien élève prit en charge une partie de son enseignement. Celui-ci œuvra aussi pour le retour de Lie en Norvège et rédigea les premiers articles biographiques sur son compte. Vue de l’extérieur, la correspondance avec les Allemands Klein et Mayer continua à nourrir l’inspiration de Lie. Revenu de son voyage de noces, Klein lui confiait que désormais, il se sentait en meilleure condition et mieux disposé que jamais pour travailler. Il s’était trop dispersé ces dernières années et il s’attelait de nouveau à l’« Analysis situs » (topologie), ajoutant que Lie ne s’y intéressait pas particulièrement. Il voulait aussi rédiger un article, prévu depuis longtemps, sur les équations aux dérivées partielles ; ce texte ne devrait pas être original, mais instructif. Il demandait à son ami de lui renvoyer la lettre reçue à la fin du mois de juillet et contenant une partie des formules dont il avait besoin. Il serait aussi très reconnaissant à Lie de lui préciser par écrit ce qui, selon lui, dans le travail de Klein, méritait d’être inclus dans l’article. Apparemment, Lie ne satisfit pas à cette requête et ne retourna pas ce courrier qui fut retrouvé parmi ses papiers posthumes. Avant les vacances d’été, Lie avait envoyé son article sur les équations aux dérivées partielles à Klein pour qu’il l’imprimât dans les Mathematische Annalen et ce dernier lui annonça, en octobre, que trois feuilles étaient prêtes. La revue publierait également un travail de Bäcklund sur ses transformations ainsi qu’une note de Zeuthen sur des points singuliers. Klein se plaignait, pour l’instant, de ne pouvoir écrire et de ne pas avoir trouvé la forme adéquate pour ses commentaires critiques du travail de Darboux. Cependant, l’idée de disposer d’un journal où l’on pouvait débattre, exprimer librement ses points de vue, comblait ses désirs. Quelques mois plus tard, Klein pouvait raconter que Darboux lui avait écrit pour la première fois, depuis deux ans et demi, et demandé des références sur des articles publiés dans les Mathematische Annalen. Ainsi qu’il le confiait à Lie, il s’en réjouissait, il partageait tellement d’intérêts avec le mathématicien français et il voulait, pour l’heure, mettre de côté ses critiques le concernant ; il travaillait plutôt bien à ses études sur les courbes planes ; son activité au sein des Mathematische Annalen l’occupait beaucoup ; de manière fort inattendue, Motzfeldt lui avait rendu visite et le mathématicien Ferdinand Lindemann voulait inclure dans son manuel tout ce qu’il avait écrit au cours de ces années sur les transformations de contact et les équations différentielles générales. Sophus et Anna entretenaient de bons rapports avec leurs familles respectives. Anna écrivait régulièrement à sa belle-mère, à Risør. Dans la capitale, ils avaient, par ailleurs, l’habitude de fréquenter les Birch-Reichenwald et

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les Motzfeldt. De son côté, Sophus semble avoir eu des contacts réguliers avec son oncle John et son épouse, qui habitaient dans l’Øvre Vollgate, ainsi qu’avec son cousin Johannes, Amanda et leurs enfants. Le docteur Lie, âgé de soixante-quinze ans, avait éveillé l’attention des autorités en postulant à l’emploi vacant de médecin militaire de brigade. Le ministère écarta évidemment sa candidature, mais le fringant septuagénaire se présenta au roi Oscar pour lui montrer qu’il avait autant de force qu’un jeune homme. Le roi ne revint pas sur la décision prise, mais ordonna que cet honnête homme — déjà décoré de la médaille de l’ordre de Wasa — fût fait chevalier de l’ordre de Saint Olav « pour son action méritante au sein de l’administration ». Les relations avec les sœurs de Sophus, Laura et Mathilde, ainsi que la famille de cette dernière à Tvedestrand, semblent avoir été maintenues. Encouragée par les retombées économiques de l’exposition industrielle qui s’était tenue à Drammen en 1873, Laura souhaitait ouvrir une école à Moss destinée aux futures servantes, projet qui ne se réalisa jamais. Puis elle chercha une place d’enseignante dans la capitale, mais sa démarche fut, dans un premier temps, vaine. Elle partit pour Christiania à l’automne 1875 et peu après, fut engagée chez un homme d’affaires aisé comme intendante et gouvernante des quatre enfants. Après avoir passé quelques années dans cette maison, située au 13 de la Drottningens gate, elle devint institutrice dans la capitale — avec un salaire de sept cent vingt couronnes — d’abord à l’école de Kampen2 , puis sept années durant à l’école de Ruseløkken, un autre quartier ouvrier de la ville. Enfin, en octobre 1886, elle devint, pendant plus de vingt ans, la directrice de la fondation Eugenia à Christiania. Ses grandes capacités, tant dans les disciplines théoriques que dans les activités pratiques, étaient appréciées de tous et, à ce que l’on dit, elle faisait preuve de qualités pédagogiques exceptionnelles aussi bien dans l’école qu’à l’extérieur. En particulier, elle réussissait à faire travailler les enfants et pendant la rude saison hivernale, elle aidait les élèves et les parents de son district en leur procurant des vêtements et de la nourriture. Au cours de toutes ces années, Laura resta proche de Sophus, d’Anna et de leurs trois enfants qui aimaient beaucoup leur tante. Les liens entre Sophus et ses frères semblent avoir été plus ténus. Il n’entretenait guère de relation avec son frère aîné Fredrik, professeur principal à l’école cathédrale de Kristiansand. Sophus et Anna avaient davantage de contacts avec le lieutenant-colonel John Herman, à Bergen. Ce dernier adressa même une lettre à Anna en décembre 1875 dans laquelle il exprimait le souhait de pouvoir développer une correspondance avec sa belle-sœur depuis qu’elle était « entrée dans l’association la plus tendre en s’établissant aux côtés du frère Sophus comme sa meilleure moitié ». John Herman enseignait les mathématiques au lycée de Bergen et travaillait aussi dans les bureaux militaires de cette ville. Son épouse, fille du général Klouman de Bergenhus, donna naissance à dix enfants dont deux moururent en bas âge. Le lieutenant2 Kampen

était habité par les ouvriers et leurs familles. Aujourd’hui, au vingt et unième siècle, ce quartier rénové qui abrite des maisons en bois du dix-neuvième siècle, est ceint de bâtiments qui témoignent de la modernité d’Oslo au siècle dernier.

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colonel Lie consacrait tout son salaire à l’entretien du ménage et à l’éducation des enfants ; il se plaignait de la vie chère ! Toutefois dans le domaine des transports maritimes, les conditions étaient beaucoup plus favorables et Lie avait noué, à Bergen, de bonnes relations avec les capitaines et les armateurs. Ainsi quand le pasteur Lie avait partagé de l’argent entre ses enfants, Laura et Sophus s’étaient associés à John Herman pour acheter « des parts de bateaux ». Laura apporta mille speciedaler — soit quatre mille couronnes actuelles — et les deux frères, des montants vraisemblablement plus élevés. Pour minimiser les risques, ils avaient décidé de prendre trois parts dans des navires différents. Alors que John Herman fournissait les informations sur ce qui était à vendre, Sophus semble, les premières années, avoir pris en charge le suivi des comptes avant d’en confier la gestion à John Herman. Le début des années 1870 marqua une période de grande prospérité dans tous les domaines de la vie économique et, notamment, le commerce maritime. La Norvège était la plus grande nation maritime, après l’Angleterre et les États-Unis. Quand la conjoncture économique prit — au cours des années 1874 et 1875 — un tour moins favorable, les profits dans le fret se maintinrent à un haut niveau et pendant encore cinq ans, le commerce maritime demeura exceptionnel. En 1876, John Herman informa Sophus que l’un des navires dans lequel ils avaient des quirats procurait un bénéfice de neuf pour cent, alors que le taux de rendement des autres secteurs était habituellement de moitié. L’exploitation du navire qui traversait la mer Baltique, chargé de bois de construction, procurait les sources de revenus les plus substantielles. Un autre qui voguait vers l’océan Atlantique était moins rentable. Cette association familiale dura une bonne dizaine d’années. En 1886, John Herman considéra que les temps étaient devenus très difficiles et qu’il vaudrait mieux vendre les parts pour acheter des obligations bancaires ; trois mille couronnes échurent alors à Sophus. Pour l’heure, Lie — contrairement à Sylow — ne suivait guère le travail en cours sur l’édition des œuvres d’Abel. Il répondait de temps en temps à quelques demandes émanant de l’imprimeur Grøndahl mais la véritable tâche commença quelques années plus tard lors de la relecture des corrections. Lie reçut, en décembre 1875, une lettre du mathématicien allemand Carl Borchardt lui demandant les dates de publication de différents fascicules du Journal de Crelle entre 1826 et 1829, période au cours de laquelle Abel avait fourni ses travaux les plus remarquables. Après la mort de ce dernier, une polémique avait surgi au sujet du mathématicien allemand Jacobi pour savoir dans quelle mesure il avait fait quelques emprunts à Abel et se les était attribués. Aussi était-il très important de connaître avec exactitude les dates de publication des différents articles de Jacobi et d’Abel pendant cette période. La paternité de la découverte préoccupait beaucoup le professeur Bjerknes alors qu’il rédigeait la biographie d’Abel. Après avoir étudié les dates des lettres et des Journaux, la conclusion de Bjerknes était sans appel : Abel était le précurseur et Jacobi s’était attribué indûment certains de ses

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résultats. Quoi qu’il en fût, il était honteux, selon Bjerknes, que Jacobi n’ait jamais mentionné dans ses travaux le nom d’Abel. Lie ne semble guère alors avoir participé à cette querelle et l’on ignore s’il put satisfaire Borchardt. On peut s’étonner que ce dernier, qui avait succédé à August Crelle à la tête de la rédaction du Journal de Crelle3 et écrit dans cette revue pendant les vingt dernières années, ignorât ces dates. Quand la biographie de Bjerknes parut peu après, en 1880, Lie se montra très critique à l’égard de cette préoccupation qui avait agité l’esprit de Bjerknes, attitude d’autant plus surprenante qu’il était et serait confronté à cette problématique de la paternité de ses propres travaux. Les contacts avec le mathématicien suédois Bäcklund se prolongèrent en 1875 et 1876. Au moyen de lettres et de rapports, ils se tenaient mutuellement au courant des productions étrangères ; ils discutaient de problèmes professionnels, principalement des travaux de Darboux et de ses méthodes d’intégration. Au début de l’année 1876, le professeur Leo Königsberger s’adressa, depuis Dresde, à Lie pour lui demander des références sur ses travaux en lui précisant que ce serait un honneur d’avoir son nom ainsi que la liste de ses publications. Ce dernier répondit rapidement et reçut une lettre de remerciement. Cette même année, Lie eut le privilège d’être l’un des douze membres d’honneur étrangers de la Mathematical Society de Londres. Un événement, important dans le milieu universitaire norvégien, marqua également cette année-là. La création du nouveau journal scientifique, Archiv for Mathematik og Naturvidenskab [« Archives de mathématiques et de sciences de la nature »], contribua très rapidement à doubler le nombre des publications scientifiques annuelles en Norvège. Lie comptait parmi les trois personnes qui avaient pris l’initiative de cette revue dans laquelle il publierait une série d’articles. Pouvoir imprimer ses recherches sur la théorie des groupes revêtait pour lui une grande importance ; les parutions de la Société des sciences se faisaient trop rares et, dans les magazines étrangers, il aurait volontiers publié ses travaux au caractère plus synthétique. Cependant, des raisons idéologiques plus profondes justifiaient l’existence d’un tel périodique. Beaucoup critiquaient les difficultés rencontrées pour faire connaître des idées et des recherches nouvelles dans le microcosme des élites bien-pensantes. Cette nouvelle revue scientifique était fondée pour s’opposer farouchement et ouvertement à celle qui régnait en Norvège, le Nyt Magazin for Naturvidenskaberne [« Nouveau magazine des sciences de la nature »], qui avait succédé à la toute première publication scientifique, le Magazin for Naturvidenskaberne, créée en 1823, et dans laquelle Abel, notamment, avait fait ses débuts d’écrivain scientifique. 3 N.d.T.

: après la disparition de Crelle en 1855, Borchardt dirigea, de 1856 jusqu’à sa mort en 1880, le Journal für die reine und angewandte Mathematik, appelé au cours de cette période le Journal de Borchardt.

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Le professeur de géologie Kjerulf, membre de la rédaction du Nyt Magazin for Naturvidenskaberne, luttait, avec opiniâtreté et avec d’autres, pour empêcher Helland d’exprimer de nouvelles théories scientifiques. Lie, qui avait soutenu ce dernier à la Société des sciences, était parvenu à la conclusion, après le dénouement de cette crise, que le milieu scientifique était trop limité en Norvège. Depuis 1854, paraissait la Polyteknisk Tidsskrift, revue très liée au milieu scientifique mais plus orientée vers le développement expérimental en technologie et en sciences. Helland — mis à l’écart, censuré et dénigré — avait dû se tourner vers la Suède afin de publier ses travaux, avec le soutien du professeur Adolf Nordenskiöld4 . Helland symbolisait le conflit qui opposait, en Norvège, les jeunes scientifiques à l’administration en place. Pour nombre d’entre eux, fonder de nouvelles publications s’imposait et pour beaucoup, les personnes actives qui participaient à la production scientifique se divisaient entre sympathisants des partis Høyre et Venstre, un clivage qui gagnait peu à peu toutes les institutions, aussi bien privées que publiques. Dans les différentes disciplines, la lutte contre le milieu établi se menait sur divers fronts. Lie, le zoologue O. Sars et le médecin Worm-Müller partipaient à la rédaction de la nouvelle revue les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Dans le milieu des sciences de la nature, Helland et sa conception du développement de la géologie étaient controversés. Son travail était discrédité. S’opposant à l’interprétation établie selon laquelle les vallées et les fjords s’étaient formés dans des failles originelles, Helland soutenait celle d’une intense activité érosive des glaciers et par conséquent, leur aptitude à creuser des vallées et des fjords. Pour étayer sa thèse, il avait notamment mesuré des boues charriées par les rivières qui sortaient de glaciers norvégiens. En 1875, il s’était rendu au Groenland pour mesurer la vitesse de glissement des glaciers. Les mesures qu’il y avait faites l’avaient conduit à considérer qu’ils pouvaient avancer de vingt-deux mètres en un jour et avaient provoqué une grande émotion, car elles constituaient une nouvelle preuve écrasante que l’activité des glaciers suffisait à expliquer ce paysage raviné. Toutefois, la grande divergence entre la théorie conceptuelle et le point de vue pragmatique porta avant tout sur la question de l’origine, du développement et de l’évolution des êtres vivants depuis les premiers temps. Avec sa théorie de l’évolution, Darwin avait créé un séisme dans les milieux, non seulement scientifiques, mais aussi universitaires et intellectuels et même au sein de larges couches de la population. Son livre, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, parut en 1859. De nombreux scientifiques norvégiens connaissaient les travaux et les théories de Darwin dans les années 1860. Le professeur M. Sars représentait la personnalité norvégienne la plus à même d’apprécier les nouvelles théories. Il avait dressé la carte des espèces 4 N.d.T.

: cet explorateur suédois découvrit notamment, en 1878-1879, le passage maritime du Nord-Est, entre le nord de l’Europe et l’Asie, par l’océan Arctique et le détroit de Béring.

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marines vivant le long de la côte norvégienne, dans la mer Adriatique et la mer Méditerranée. Il avait étudié le développement de ces espèces et établi des liens entre les espèces vivantes et les fossiles. Après avoir d’abord rejeté les théories de Darwin, Sars s’était peu à peu laissé gagner par ces nouvelles idées donnant du relief à ses travaux personnels. En 1869, seulement six mois avant sa mort, il s’était clairement exprimé à ce propos dans un discours prononcé à la Société des sciences et intitulé « Om Resultater vundne ved Undersøgelser af støre Havdybder » [« Sur des résultats issus de recherches sur les grandes espèces marines »]. Dans le manuscrit, on peut lire : « Pour ma part, je dois reconnaître ouvertement, qu’aveuglé par les anciens préjugés, je n’étais pas enclin à soutenir les thèses de Darwin ; mais plus j’y ai réfléchi et plus je suis, surtout conduit par mes études ultérieures, amené à reconnaître la vérité de cette théorie. » À la mort de M. Sars, son fils Ossian le remplaça à la rédaction du Nyt Magazin for Naturvidenskaberne dans lequel le jeune Sars publiait ses propres travaux quand il participa à la création des Archiv for Mathematik og Naturvidenskab dont il assura la pérennité de l’édition jusqu’à sa mort, survenue plus de cinquante ans après. Il était l’un des collaborateurs les plus prolixes avec, à son actif, près de soixante articles. Il marcha aussi sur les traces professionnelles de son père. Il étudiait les animaux marins et mena à cet effet plusieurs expéditions dans les eaux norvégiennes et étrangères. Peu à peu, il se retrancha de la compagnie des hommes pour se consacrer aux crustacés dont il devint spécialiste mondial. La majorité des huit mille pages qu’il a laissées, minutieusement illustrées par ses propres soins, concerne les crustacés et beaucoup furent publiées dans les Archiv ainsi que dans des livres et des revues étrangères. Dans les années 1870, il avait fermement soutenu la théorie de l’évolution de Darwin et ses conséquences. Il avait publié, en 1872 et en 1875, deux cours universitaires réunis sous le titre « On some remarkable forms of animal life from the great deeps of the Norwegian coast » [« Sur quelques formes remarquables de la vie animale dans les grandes profondeurs de la côte norvégienne »]. Le premier était en partie fondé sur des papiers laissés par son père alors que le second présentait les nouvelles découvertes sur « Brisinga coronota ». Pour la première fois, il écrivait en anglais ; il exprimait son point de vue sur la contribution révolutionnaire de Darwin en biologie et rendait un hommage à la zoologie par le choix de cette langue qui constituait peut-être un obstacle pour Kjerulf, le rédacteur en chef germanophone du Magazin. Pour O. Sars, le darwinisme expliquait comment des phénomènes complexes et nouveaux pouvaient surgir et se développer. Le débat sur la théorie de l’évolution portait essentiellement sur la place de la religion dans la science. Plusieurs plaintes émanèrent du conseil de l’université concernant l’enseignement de Sars, car ce dernier n’avait pas été autorisé à donner des cours aux âmes fragiles qui venaient à l’université pour préparer l’anneneksamen. Il enseignait uniquement au niveau de la licence pour les étudiants en sciences et en médecine.

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Au cours des années 1870, Ossian et son frère aîné Ernst Sars étaient les plus farouches représentants des nouvelles théories qui avaient alors cours partout et suscitaient des débats. Ernst soutenait que l’histoire, dans une grande mesure, pouvait se comprendre comme la nature. En Norvège, il était plus connu que son frère. L’année qui suivit la fondation des Archiv for Mathematik og Naturvidenskab, cet historien fut le moteur de la Nyt norsk Tidsskrift [« Nouvelle revue norvégienne »]. Skavlan le rejoindrait cinq ans plus tard au sein de cette revue qui s’appelait alors Nyt Tidsskrift. Les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab étaient la réponse norvégienne aux nouveaux courants qui irriguaient la science européenne. Le changement de pensée, appelé en Scandinavie percée moderne, trouva ainsi son porte-parole scientifique. Les mentalités et les comportements étaient au cours de ces années remis en cause, une foi optimiste et positive en l’avenir et ses possibilités de vie meilleure se manifestait. En littérature, le réalisme prospérait ; il mettait les problèmes essentiels « en débat » et sa fonction était utile pour la vie personnelle et sociale. Le milieu universitaire s’était ému de la nomination d’E. Sars au poste de professeur d’histoire, intervenue au mois de mai 1874, dans les mêmes conditions que celle de Lie. Le Parlement était à l’origine de cette dernière mesure et beaucoup soutenaient ces deux initiatives. À l’intention d’Anna, Sophus commentait que, cependant, la nomination de Sars par le Parlement avait eu lieu malgré une virulente opposition déclarée, émanant des membres du milieu universitaire bien établi qui était encore un bastion de la haute administration. La réaction des autorités universitaires était intervenue l’année où Sophus et Anna étaient en voyage de noces à Paris. Le professeur de médecine Ernst Lochmann — spécialiste des médicaments, des poisons et de l’hygiène — était l’un des plus grands opposants à Sars et aux idées dont il se réclamait. Quand, en septembre 1874, Lochmann s’adressa aux nouveaux étudiants dans la salle des fêtes de l’université, il repoussa avec véhémence ce qu’il considérait comme des tendances contagieuses et dangereuses aussi bien dans les sciences que dans la vie culturelle norvégienne. La matière de son discours reposait sur les sciences de la nature et leur place dans la pensée contemporaine. Après avoir rapidement constaté les énormes progrès et les bénéfices que les sciences de la nature avaient incontestablement apportés à l’humanité, il avait prononcé une diatribe cohérente sur, selon lui, la fin programmée du développement des sciences de la nature. Ces dernières avaient, d’après lui, trouvé leurs limites, elles donnaient leur avis et ne se privaient pas d’intervenir dans des domaines qui n’étaient pas de leur ressort. L’esprit matérialiste se propageait, affirmait Lochmann, l’homme le plus puissant au sein de la faculté norvégienne de médecine. Quand seules les forces physiques et chimiques ainsi que les cellules étaient reconnues comme réelles, beaucoup de scientifiques ne croyaient plus en l’immortalité de l’âme mais seulement en ce qu’un cerveau développé et en constante amélioration était capable de reconnaître, soutenait Lochmann qui voyait dans cet esprit scientifique un lien étroit avec le positivisme d’alors.

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Quand les mathématiques, la physique et les statistiques furent utilisées dans létude des comportements humains et le champ des sciences de l’esprit, il n’y eut plus la moindre place pour Dieu, mais seulement de grandes lois de la nature que l’humanité devrait de plus en plus découvrir et comprendre. Pour ces incroyants, l’humanité n’était qu’un courant où l’individu était poussé, sans volonté, exonéré de toute faute et déchargé de responsabilité personnelle. Se référant à Émile Zola, Lochmann affirmait qu’un liquide comme le vitriol était innocent et ne pouvait être blâmé pour son caractère corrosif, que le sucre était doux et ne devait pas être loué pour cette raison ; de même, l’homme ne devait pas non plus être tenu responsable de ses actions. Le professeur norvégien se moquait : les crimes, le suicide, les maladies mentales tout comme la religion et la morale devraient être considérés comme les résultats des grandes lois de la nature, du climat et du sol ! Que de telles conceptions eussent nécessairement aussi des liens avec l’extrême gauche politique, ne pouvait assurément surprendre personne ! Il exprimait ses prophéties les plus sombres en ces termes : les positivistes et les matérialistes pouvaient en apparence représenter l’image éblouissante de la civilisation moderne, mais ils portaient suffisamment en eux le germe de la ruine de la société. Sans croyance en l’immortalité, sans pensée d’un jugement et sans responsabilité, l’individu et la société couraient à leur perte. On parlait d’un agent de contamination qui s’apprêtait à propager des épidémies et avec l’expérience du professionnel, Lochmann apportait les arguments suivants : tout comme la médecine moderne montrait que les agents de contamination pouvaient être enrayés et stoppés, la véritable hygiène pouvait également empêcher l’infection de la littérature et de la vie intellectuelle. L’une des tâches les plus impérieuses dans ce combat était le maintien des courants modernes de la pensée en dehors de l’université, laquelle devait — comme par le passé — se fonder sur des bases chrétiennes. La faculté de théologie avec, à sa tête Johnson, fut désignée pour servir d’exemple. Bien qu’elle ne se fût pas activement opposée au professeur E. Sars, cette faculté n’abritait pas en son sein et dans les mêmes proportions, des porteurs de germes dangereux comme celles de philosophie, d’histoire et de sciences ! À la faculté de médecine, dans le propre cercle scientifique de Lochmann, certains étouffaient dans ce milieu confiné et voulaient faire campagne pour une nouvelle recherche plus libre. Depuis les années 1820, les médecins avaient leur propre revue — appelée d’abord Eyr5 puis, en 1840, Norsk Magazin for Lœgevidenskaben [« Magazine norvégien de médecine »] — mais elle ne les satisfaisait pas. Le troisième homme qui, aux côtés de Lie et d’O. Sars, siégeait à la rédaction du nouveau journal Archiv for Mathematik og Naturvidenskab était le médecin Worm-Müller, qui avait huit ans de plus que le premier et trois ans de moins que le second. Après des études de médecine et quelques années d’une intense activité médicale dans la capitale, Worm-Müller avait décidé de se consacrer à la 5 N.d.T. : ce premier journal médical, publié entre 1826 et 1837, portait le nom de la déesse de l’art médical dans la mythologie scandinave.

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science et depuis 1865, soit depuis près de six ans, il vivait à l’étranger, essentiellement à ses frais. Il avait étudié la physiologie dans les meilleures universités d’Allemagne et d’Autriche, prononcé des conférences lors de réunions de chercheurs en Allemagne et publié des articles. Son premier grand travail livrait une enquête sur l’influence de la chaleur et des tissus chimiques dans les forces électromotrices agissant dans les muscles et les nerfs. En 1870, il avait obtenu une bourse de jeune chercheur à l’université de Christiania, tout comme O. Sars et Lie un an plus tôt. En 1873, Worm-Müller fut nommé professeur extraordinaire de physiologie et dirigea l’institut de chimie et de physiologie qu’il avait fondé. Il avait publié en allemand une série d’articles et pas des moindres dans les Plügers Archiv für die gesammte Physiologie [« Archives de Plüger pour l’ensemble de la physiologie »], « Om Hjertets Mekanik og Klappespil » [« Sur la mécanique et les battements du cœur »], « Om Papillarmusklernes Funktion » [« Sur la fonction des muscles papillaires »]. Il fournit des analyses solides sur le diabète fondées sur une série de recherches physiologico-chimiques, il mit en exergue l’effet du bromure de potassium sur le diabète et mesura la quantité de glucose dans les urines. Worm-Müller était considéré comme un scientifique débordant d’énergie, jamais fatigué de mener et de vérifier ses expériences. Sa perpétuelle bonne humeur en faisait un enseignant populaire et les étudiants racontaient constamment force anecdotes sur son compte. Cependant, il souffrait de plus en plus d’asthme, ce qui l’empêcha progressivement de travailler et il mourut en 1889, âgé seulement de cinquante-cinq ans. Quelques années plus tard, Helland le remplaça à la rédaction des Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Les études et les recherches ayant pour objets des thèmes inscrits dans le présent et le réel se révélaient maintenant d’actualité. Les théories qui décrivaient et recensaient le développement de la vie de l’homme et des animaux sur terre comme dans l’eau ainsi que la formation des paysages coloraient la vie intellectuelle de cette époque. La représentation objective de la réalité, le réalisme accompagné de desseins clairs et didactiques, la croyance dans le progrès, important facteur de la vie intellectuelle, étaient sur toutes les lèvres. Du Danemark, parvinrent les idées de Brandes promouvant la « libération de la pensée » de tout lien social et traditionnel, notamment le christianisme. Cette conception parut si radicale qu’en cette année 1876, Brandes fut interdit de cours à l’université de Copenhague. La nouvelle foi dans l’évolution et le progrès s’opposait au rêve romantique et religieux d’un millenium. En littérature, l’approfondissement psychologique devint une qualité essentielle et, contrairement au culte romantique du moi, on exigea alors qu’à travers les caractéristiques de chacun se devinât le type social ; la relation étroite entre l’individu et sa classe sociale devint une exigence du réalisme pour peindre un personnage. Il était important de caractériser « l’espèce » à laquelle il appartenait, en observant sa famille, son milieu, son environnement. Des modèles existaient ainsi que des invariants, y compris dans le psychisme humain ; il s’agissait de révéler les lois de la

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vie intellectuelle et du comportement. En Norvège, on admettait également les « caractères nationaux », différents selon les régions et une culture paysanne, administrative, déterminée par la nation s’érigeait contre une culture internationale, importée. Le professeur de philosophie Monrad, au faîte de sa gloire et de son pouvoir universitaire dans les annés 1870, joua également un rôle important dans le combat contre le darwinisme et le positivisme au sein de l’université et de la société. Même si l’ancien professeur de philosophie et de norvégien de Lie n’avait jamais eu la moindre compétence pour apprécier le contenu mathématique des travaux de son étudiant, il avait été l’un des premiers à parler du cas de celui-ci et avait contribué à favoriser la publication en 1869 de sa « Imaginær-Theorie ». S’il refusait de partager les positions théologiques dogmatiques de Lochmann et de ses semblables, Monrad réagissait vigoureusement contre le rapprochement entre les animaux et les hommes, réfutant en cela les thèses du darwinisme. Il maintenait que les lois de la nature se manifestaient comme celles de la pensée et c’est pourquoi, en principe, peu de différence, voire aucune, ne séparait la philosophie spéculative de la recherche empirique. Cependant, les faits ne devaient pas être mis sur la même ligne que les idéaux et les lois de la nature jamais substituées aux lois éthiques ainsi que le positivisme le préconisait. Les lois de la vie sociale ne pourraient pas être établies en considérant que le point de départ de l’homme se trouvait dans la sensibilité, les passions et les instincts ; ce réexamen sur lequel les positivistes avaient insisté était, au mieux, imparfait. Après le discours de M. Sars prononcé devant la Société des sciences six mois avant sa mort, cette docte assemblée se proposa — grâce au professeur Monrad — d’éclairer le débat et de discuter du darwinisme et du positivisme en organisant une série de conférences. Il s’ensuivit en 1874 la parution du livre Tankeretninger i den nyere tid. Et kritisk rundsue [« Courants de pensée dans les temps nouveaux. Un panorama critique »], traduit en allemand cinq ans plus tard. Dans cet ouvrage, Monrad utilisait des concepts mathématiques pour prouver que la véritable connaissance et le savoir ne pouvaient être entièrement fondés sur l’expérience. Les fers de lance du positivisme — Auguste Comte et Stuart Mill — avaient effectivement « la pensée la moins mathématique, affirmant que les lignes, les points de la géométrie [étaient] des réalités physiques, que le point [était] minimum visibile, la ligne sans épaisseur » et, par voie de conséquence, que les axiomes mathématiques étaient aussi « des vérités expérimentales, des généralisations issues de l’observation ». Pour les positivistes, le postulat d’Euclide — sur les droites parallèles — faisait l’objet de l’expérience humaine et y trouvait toute sa légitimité. Selon Monrad, la conséquence d’un tel raisonnement était insensée : « La proposition selon laquelle deux lignes droites ne pourraient entourer aucun espace est une induction issue de toutes les expériences que nous avons faites, d’une part, à partir de lignes existantes, réelles, externes et, d’autre part, de lignes que nous avons construites en notre for intérieur. » Comme les

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positivistes n’excluaient pas « ce qui était impensable », il existait donc « la possibilité que nous pussions finalement faire usage de ce qui contredisait l’expérience » et considérer comme une absurdité totale l’idée que deux droites pussent enserrer un espace. Monrad affirmait que la pratique et l’observation pouvaient très certainement avoir été des fondements psychologiques et historiques pour que l’homme ait pu arriver à cette vérité générale et à beaucoup d’autres ; cependant, « lorsqu’elles avaient finalement été trouvées, elles ne reposaient pas sur ces expériences, mais étaient évidentes en elles-mêmes, puisque le contraire se montrait impensable. » Monrad donnait l’exemple suivant : « Supposons que quelqu’un, par exemple, au moyen de pommes ou de noix soit conduit à considérer comme irréfutable que 3 + 1 = 2 × 2 » ; alors, après et pour toujours, cette égalité sera nécessaire, l’expérience ne pourra jamais montrer autre chose. Envisager « l’impensable comme un facteur psychologique, non empreint de logique » était une attitude contraire à l’esprit des axiomes mathématiques. La certitude de ces axiomes devrait-elle seulement « relever de nos préjugés les plus enracinés » ? Non, répondait Monrad ; il existe des vérités au-delà des expériences. « La ligne droite est un concept qui a certaines qualités nécessaires » et que « deux droites ne puissent enclore un espace » est une vérité irréfutable pour l’éternité. Lie ne commenta jamais cette argumentation émanant de son vieux professeur et bienfaiteur. S’il l’avait fait en utilisant ses compétences mathématiques, il l’aurait très vraisemblablement compliquée et rendue méconnaissable pour Monrad et ses contradicteurs. Dans la géométrie moderne, le postulat d’Euclide sur les droites parallèles n’était plus le seul, mais aucune expérience extérieure ne venait alimenter de nouvelles recherches et participer à la connaissance mathématique. Les mathématiciens des autres pays ne semblent pas avoir essayé de présenter leurs points de vue dans ce débat sur l’empirisme et le positivisme. Il est vrai qu’à une époque, l’institution universitaire anglaise, tout imprégnée de tradition, avait essayé d’exclure la géométrie non euclidienne de son enseignement, l’estimant aussi révoltante et blasphématoire que le darwinisme. Dans les années 1870 et au-delà, les mathématiciens, en général, considéraient que l’étude de l’histoire de leur discipline représentait une perte de temps, un gaspillage, une activité de peu de valeur, voire presque méprisable. Si les anciens points de vue étaient exacts, ils avaient leur place dans les nouvelles théories mathématiques. En revanche, s’ils étaient erronés, il ne fallait évidemment ni les étudier, ni s’en préoccuper... telle était l’attitude à adopter. Cependant, se développait une certaine « superstition » concernant le pouvoir des équations différentielles pour résoudre les énigmes du monde et ceux qui étaient pourvus de l’esprit le plus pratique croyaient avoir trouvé, avec la théorie des fonctions et, en premier lieu, celle de Weierstrass, le parfait outil de réflexion. Plus que par le débat philosophique général d’alors, le monde mathématique se laissa surprendre, en 1876, par une publication livrant des travaux posthumes de Riemann, mort depuis dix ans. Les idées qu’ils contenaient firent date même si beaucoup ne les comprenaient pas.

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Les aspects historiques des mathématiques restaient irrévocablement dans l’ombre. Les derniers articles de journaux rédigés par Lie et consacrés à l’enseignement des mathématiques inclinent à penser qu’il conservait un intérêt certain pour ce sujet. Il se sentait, plus probablement, heureux de vagabonder dans une science où il ne pouvait être ni surveillé, ni contrôlé, où il pouvait mener ses recherches en paix, où il n’était pas tenu d’être responsable devant la société de ses points de vue et de devoir se défendre des critiques — orales et écrites — émanant d’observateurs intéressés par les opinions du moment. Lie semble n’avoir jamais souffert d’un conflit entre sa foi et ses recherches scientifiques. À l’écart du débat d’alors, il pouvait consacrer toute son énergie à travailler. Il était plus difficile de montrer une telle concentration dans les disciplines en proie à des luttes intestines autour du positivisme qui dressait des obstacles intellectuels dans le travail et confinait la recherche dans les limites de l’acquis au détriment de son développement. En mars 1876, sortit le premier numéro des Archiv for Mathematik og Naturvidenskab contenant, sur trente-neuf pages, « Theorie der TransformationsGruppen (Erste Abhandlung) » de Sophus Lie. Dans le deuxième, en mai de la même année, il signa deux articles et poursuivit, en septembre, avec la publication d’un quatrième article. La première année, il publia ainsi cent vingt pages et dans la décennie suivante quarante articles. Lie se concentrait maintenant sur la théorie des groupes, car il avait compris que pour mener à bien la résolution des problèmes d’intégration des équations différentielles, il devait étudier les propriétés des groupes qu’il utilisait. Au cours du printemps 1876, il réussit à élaborer une nouvelle théorie générale de l’intégration. La vie avec Anna et l’atmosphère qui régnait dans le foyer qu’abritait la maison des Tandberg favorisaient les conditions de travail de Sophus. Anna s’était très rapidement glissée dans le rôle d’épouse de professeur et prenait plaisir à participer à la vie sociale de la capitale. La jeune Stina s’occupait avec zèle des tâches domestiques pratiques, en particulier le chauffage au charbon. Depuis l’été 1875, le père d’Anna se retrouvait à l’asile de Gaustad où il resta plusieurs années. Selon les registres de cet établissement, il était « extrêmement sensible et ombrageux » et souvent « blessé par des choses insignifiantes » ; toutefois, il pouvait être « paisible » et se montrer « raisonnable » mais « à contre-cœur, s’habillait soigneusement ou se laissait peigner et laver ». On avait aussi noté à Gaustad, que monsieur Birch, invité un jour chez son gendre, avait « plusieurs fois sur le chemin renoncé à la promenade parce qu’il devait s’arranger un peu, parce que l’invitation était venue trop tard, le voyage de retour trop tôt, etc. ». Au cours de ces années, monsieur Birch s’était rendu, pendant des périodes favorables, à plusieurs reprises chez sa fille qui habitait le bas de la ville ; on rapporte qu’un jour il se promenait dans la ville sans permission : « Quand un surveillant fut envoyé le chercher, il rentrait vers l’asile. »

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Pour Anna, la maladie de son père faisait partie de son quotidien et elle s’en accommodait. En revanche, une nouvelle bien plus sérieusement arrivée ce printemps 1876 en provenance de Risør la préoccupa gravement : sa bellemère était tombée malade et avait une tumeur au sein. Madame Birch se rendit dans la capitale au cours de ce printemps pour faire ôter cette tumeur. L’opération semble s’être passée aussi bien que possible et quand l’été arriva, Anna se rendit à Risør pour retrouver sa « maman ». Cependant, il devint peu à peu évident que cette dernière souffrait d’un cancer. Ayant fini ses cours qui, ce printemps 1876, avaient mobilisé son énergie à raison de quatre heures hebdomadaires, consacrées à « la géométrie analytique », Sophus envisageait avec plaisir sa randonnée annuelle. Dans la première moitié du mois de juillet, il écrivit à Mayer que la température à Christiania s’élevait à une trentaine de degrés et qu’il était grand temps de se rendre dans les montagnes « pour trouver une température plus adaptée à [sa] constitution ». Il profita de cette correspondance pour évoquer sa nouvelle théorie imprimée à Christiania et préciser que ses articles pour les Mathematische Annalen ne seraient pas prêts avant le mois de septembre. Quant à ses autres projets, il travaillerait cet hiver sur les transformations de contact et les équations aux dérivées partielles sur lesquelles il pensait écrire vingt-cinq feuilles. Son but était d’inscrire ses travaux dans une perspective et de les organiser selon un plan cohérent. En même temps, il voulait aussi lui communiquer des choses importantes et, notamment, son souhait d’accorder au théorème de Mayer — si maintenant Mayer l’autorisait à le faire — une place importante aux côtés des théorèmes de Poisson-Jacobi. Il souhaitait se rendre en Allemagne, l’automne suivant, et il espérait que Mayer et Klein, comme d’habitude, l’aideraient. De tous ces plans, seul ce voyage se réalisa. Lie entretenait une correspondance similaire avec Klein. Il lui annonçait qu’il avait généralisé deux théorèmes de Jacobi et démontré que l’un d’entre eux n’était qu’un cas particulier ; ils ne constituaient donc pas deux propositions différentes, contrairement à ce qu’avait affirmé Jacobi. Sophus partit dans les montagnes et Stina garda la maison. Le 23 juillet, elle écrivait à Anna, alors à Risør, que les fleurs poussaient bien et que le calme régnait dans l’appartement et la capitale. Anna et Sophus se retrouvèrent à Christiania à la fin du mois d’août. Il poursuivit, pendant l’automne, son cours « sur la géométrie analytique » à raison de quatre heures hebdomadaires. Au sujet de ses recherches, il confiait à Mayer (en novembre 1876) qu’il travaillait « plutôt âprement », qu’il appliquait ses idées aux groupes de transformations et qu’il était plein d’espoir. Au mois d’octobre, il corrigea les épreuves de son article sur les nouvelles méthodes d’intégration des équations de Monge-Ampère qui parut dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab au début de l’année 1877. Au début de la nouvelle année, il se blessa l’épaule, ce qui l’empêcha un temps de travailler. En mars, il écrivait à Mayer : « J’ai trop de projets ! » Les compétences de Lie en théorie des groupes semblent l’avoir mené à améliorer

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et simplifier les solutions d’une série de problèmes posés plus tôt. Pour déterminer les solutions exactes d’équations différentielles, on utilisait, en général, des propriétés de symétrie de l’équation. Il dégagea des méthodes pour mettre en évidence ces propriétés. Il précisait à Mayer — dans une lettre reçue le 3 avril 1877 — que dans ses études des équations aux dérivées partielles, il voulait aussi traiter le problème de Pfaff, les équations différentielles homogènes et non homogènes. Au mois d’avril 1877, Lie reçut, de Munich, une lettre — signée de Philipp von Seidel mais à laquelle Klein n’était sans doute pas étranger — contenant une invitation pour se rendre dans cette ville et y prononcer des conférences en septembre. À la même époque, il écrivait à Mayer : Il est assez ridicule que j’aie encore du mal à écrire à cause de mon épaule qui par ailleurs n’est pas sérieusement abîmée. Cependant, ces circonstances n’affectèrent en aucune manière mes spéculations mathématiques. Bien au contraire. Et à vrai dire, c’est plutôt comique ; au cours de ces dernières années, je fis toujours mes découvertes quand j’étais quasiment exposé à une sorte de malheur. Au printemps 1872, j’avais souffert des yeux et trouvé au même moment les méthodes d’intégration. En janvier 1873, mon père mourait et je travaillais sur la théorie des groupes. Au printemps 1876, plusieurs malheurs touchaient des très proches de la famille de ma femme et, exactement les mêmes jours, je trouvais ma nouvelle théorie sur l’intégration. En janvier 1877, je me blessais l’épaule en sorte que je ne pouvais plus continuer à travailler à mon bureau et le soir même, j’avais une illumination sur les surfaces minimales, une idée qui, de toute façon, me procura beaucoup de satisfactions. Toujours dans le même sens, je peux encore citer que l’idée capitale de mon traité « Über Komplexe » me vint un soir à Paris quand j’étais, pour ainsi dire, endormi. Peu de temps après, j’étais en prison à Fontainebleau et je trouvai là le calme le plus approprié pour développer mes découvertes d’alors qui, d’ailleurs sans comparaison, me donnèrent la plus grande satisfaction. Anna et Sophus attendaient la naissance de leur premier enfant pour le mois de mai. Cet événement favoriserait-il son inspiration pour de nouveaux travaux ?

Chapitre 16

Des travaux en cascade Le 21 mai 1877, Anna donna naissance à une fille, baptisée Marie et appelée le plus souvent Lillemor [Petite mère] ou Maia, voire encore Mai. Au milieu du mois de juillet, Anna, sa fille et Stina partirent pour Risør alors que Sophus entreprenait sa randonnée annuelle dans les montagnes. Le 17 juillet, Anna lui écrivait que le voyage en bateau depuis Christiania avait été agréable, que Lillemor avait dormi comme une souche, qu’elles étaient arrivées dans de bonnes conditions et avaient été bien reçues à Risør. « Maman » trouvait que le bébé était le portrait d’Anna au même âge. La lettre contenait aussi « un tout petit baiser de Maia ». La lettre était envoyée au sanatorium de Grandalen où Sophus, selon ses plans, devait s’arrêter après avoir traversé la ville de Hønefoss, située sur la route des hauts sommets. Anna pouvait raconter que Maia avait un appétit glouton, un bon estomac, mangeait « deux ou trois fois par jour » et pesait « vingt-quatre Mærker » (environ six kilogrammes). « Maman », quant à elle, pouvait rester toute la journée à tenir Lillemor dans ses bras et Stina qui faisait, tous les jours, une longue promenade avec Maia, appréciait beaucoup Risør. Anna rapportait qu’elles avaient des poules et des poulets et qu’ainsi elle mangeait des œufs matin et soir. « Maman » gagnait de l’argent en ayant tous les jours, pour le dîner, entre cinq et onze pensionnaires. Dans une autre lettre — adressée à l’hôtel alpin de Røsheim à Lom, dans le massif du Jotunheim —, elle mentionnait par ailleurs que, tous les jours, elle mangeait aussi du saumon pour le dîner, qu’elle rendrait visite aux Zwilgmeyer et qu’elle était « profondément heureuse de se retrouver à la maison ». De son côté, Sophus n’éprouvait pas non plus de souci d’ordre matériel. Il se réjouissait de savoir qu’Anna et le bébé se portaient bien ; il était content de sa randonnée qui répondait à ses attentes et il pensait qu’il pourrait ensuite se concentrer sur les mathématiques nouvelles. Dans une lettre adressée à Mayer et datée « Dans les montagnes, le 27 juillet 1877 », il écrivait qu’en raison de la naissance de sa fille, il n’avait guère travaillé depuis longtemps ; néanmoins, il avait beaucoup pensé à son livre qui devrait rassembler toutes

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les théories liées aux équations différentielles et à l’existence de différentes intégrales. Il voulait rédiger ce travail le plus simplement possible et, même s’il doutait parfois de lui, il espérait que, d’une manière ou d’une autre, il pourrait réussir dans son entreprise si Mayer et Klein voulaient bien l’aider. Après sa marche, Sophus avait prévu de se rendre presque immédiatement en Allemagne pour se trouver à temps à Munich où se réunissaient des chercheurs en sciences de la nature ; il souhaitait rencontrer Mayer et Klein et passer quelques mois avec eux. Il avait décidé avec Anna que pendant presque tout ce temps, elle resterait à Risør, avec le bébé et Stina. Avant de quitter les montagnes, il avait reçu une lettre très aimable de Klein qui avait tout arrangé, s’était occupé des papiers et l’invitait chez lui pour quelque temps. Là, ils pourraient s’organiser ainsi qu’ils l’avaient fait quand ils habitaient ensemble à Paris au cours de l’été 1870. Ils travailleraient ensemble aussi souvent qu’ils le souhaitaient et quand l’un désirerait être seul, il lui suffirait de fermer sa porte. Durant ce congrès de chercheurs, Sophus devrait trouver une chambre en ville, car Klein avait promis d’héberger son beaufrère, le physicien Lommel, et son épouse. Entre des considérations pratiques et des commentaires, Felix glissait : « Ce que tu écris sur la rigueur m’intéresse particulièrement. » Dans le contexte où il l’utilisait, Lie employait vraisemblablement le mot « rigueur » au sens de « bien rédigé ». Sophus rentra à Christiania au milieu du mois d’août. Anna lui confiait que si elle se réjouissait qu’il eût fait un excellent voyage, elle déplorait la durée de son séjour à l’étranger : « Que Dieu fasse que nous soyons tous de nouveau réunis en novembre, quoique le temps passe si vite. » Elle parlait de leur fille qui avait les joues rouges et riait de tout son cœur aux cabrioles d’un chaton. Anna le remerciait pour l’envoi de son petit colis contenant une bouteille de Porto et un demi-speciedaler destiné à acheter un vêtement pour la petite. Elle choisirait une chemise de laine pour fêter les trois mois de Lillemor, le 21 août. De Risør, Anna rapportait que « maman » se sentait bien et travaillait trop tandis que mesdames Zwilgmeyer et Carstensen — qui avaient toutes les deux entre soixante-dix et quatre-vingts ans — iraient à Christiania, pour y être opérées du ventre. Anna écrivit une lettre le 23 août que Sophus trouva à Copenhague. Elle le remerciait pour deux lettres, une carte postale, de l’argent et un livre « élégant1 » qu’il lui avait envoyés. Cet ouvrage qui traitait de l’éducation et de la croissance des enfants l’avait rendue « anxieuse car il était infiniment difficile d’élever les petits et il y avait tant de considérations qu’il était quasiment impossible de les prendre toutes en compte. Ne le crois-tu pas aussi ? » Enviait-il son ami Klein « qui [avait] un fils et [lui] seulement une fille ? » Anna racontait que Lillemor avait les joues rondes ; elle joignait une petite boucle de cheveux et lui souhaitait « un séjour à Munich vraiment agréable et intéressant ».

1 N.d.T.

: en français dans le texte.

16. Des travaux en cascade

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Anna et Sophus correspondirent régulièrement pendant le séjour de ce dernier à l’étranger. Anna commençait ses lettres par « Cher Sophus », puis « Cher époux », « Mon cher époux » et le 10 octobre « Mon cher époux à moi ». Il lui répondait par « Très chère et précieuse Anna ! » et « Ma très chère Anken. Tu es ma précieuse épouse gentille et courageuse ». Elle parlait de la petite, de ses « petits bras doux, ils sont si ronds et si épais ». Un jour, survint un événement qui attrista Anna. En visite chez les sœurs Zwilgmeyer — Louise et Dikken qui était revenue de la capitale — Louise avait dit que Maia avait de petits yeux parce que ses joues étaient trop grosses. Anna considérait ces propos comme terriblement méchants, mais elle avait si bien réussi à dissimuler ses sentiments qu’elle avait accepté de se promener le soir avec les sœurs Zwilgmeyer. Pour comble, Louise s’était invitée à séjourner chez Anna à son retour à Christiania avec le bébé et Stina. Sophus devait rentrer d’Allemagne la première semaine de novembre et Anna se demandait comment son époux réagirait si Louise partageait leur appartement. Cette dernière devait se rendre dans la capitale pour se faire soigner les dents et même si Anna pensait qu’il était indécent de se comporter ainsi, elle n’avait pas pu faire autrement que d’accepter ; elle écrivait à Sophus : « Cher doux époux, si seulement tu étais là, je pourrais te demander ce que je dois faire. » Avait-elle bien fait ? Louise avait dit que l’on n’était pas des amis, si l’on ne pouvait pas s’inviter pour quelques jours ! Venus de Tvedestrand, Mathilde et son mari rendirent visite à leur bellesœur. Ce déplacement à Risør était motivé par l’état de santé de « maman » qui, de nouveau, allait mal depuis le mois de septembre. Le docteur Vogt déconseillait une nouvelle opération et pensait préférable de cacher la vérité à madame Birch. Répondre aux questions de « maman » sur sa maladie effrayait Anna. Elle ressentait une « angoisse mortelle » à l’idée que d’autres dans la ville pussent évoquer la maladie de sa belle-mère et de ce qu’elle devrait alors dire. Elle écrivait à Sophus : « Ta lettre est mon seul réconfort et ma seule joie de ces jours » et ajoutait qu’après avoir eu connaissance du diagnostic, elle était incapable de sortir et de se promener avec ses amies. Elle rentrerait à Christiania plus tôt, probablement autour du 22 septembre. Quand elle tenait sa fille dans ses bras, elle ne pouvait pas se sentir vraiment malheureuse. Maia souriait et riait « avec un plaisir si intense, pauvre petite ». Son oncle la trouvait « exactement comme » Sophus et selon Anna également, elle ressemblait à son père quand elle dormait. Sophus répondit de Munich que les « douloureuses nouvelles » l’avaient profondément affecté « à cause de [sa] pauvre mère ainsi que d’[elle] et de Maia ». Il considérait comme juste que sa « mère » ne fût pas forcée, contre son gré, de subir une nouvelle intervention chirurgicale qui, selon lui, lui procurerait plus de souffrance que de soulagement. « La précédente opération n’avait pas vraiment amélioré son état » et Anna ne pensait-elle pas non plus que sa « mère maintenant avait bien vu que la première opération n’avait pas été efficace ! » Sophus s’en était entretenu avec sa sœur et son beau-frère et, en retour, il avait reçu une lettre en ce sens. Il avait écrit à Ernst depuis

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qu’il croyait que la famille de Christiania obligerait la malade à subir une nouvelle opération. Si toutefois une intervention chirurgicale était envisagée, Anna lui enverrait immédiatement un télégramme ; il rentrerait aussitôt au cas où l’opération serait pratiquée à Christiania, « car il est de mon devoir de rester à tes côtés en des temps si lourds », affirmait-il. Il ne permettrait pas — par égard pour elle, pour l’enfant ainsi que pour madame Tandberg — « de laisser une opération sous chloroforme se dérouler dans sa maison », mais se souciait de trouver « une chambre digne et des soins de qualité ». Il voulait lui envoyer de l’argent et lui demandait de lui télégraphier si un événement se produisait car « dans certaines conditions, il n’[était] pas approprié d’économiser à contretemps ». Que Dieu te bénisse et te donne de la force dans ces temps si lourds. Et espérons que tout ira mieux que maintenant. Tant de fois jusqu’à présent, l’aide est arrivée quand elle était la plus nécessaire. J’ai donc encore bon espoir cette fois.

Sophus se réjouissait qu’Anna se fût décidée à rentrer dans leur appartement à Christiania et il espérait qu’elle trouverait les clés à l’endroit même où il les avait laissées : « La clé de notre chambre à coucher est enfoncée dans le sofa de couleur sombre. Les clés du secrétaire se trouvent posées près de l’appui-tête de mon lit. La clé de l’entrée se trouve dans le tiroir de ma table de toilette », lui avait-il précisé. Retrouver la capitale représentait une épreuve horrible pour Anna. Savoir que sa belle-mère était « seule avec sa grande souffrance » l’affectait profondément. La première nuit à Christiania, elle ne put s’empêcher de pleurer dans son sommeil, comme elle le confiait à son époux. Elle décrivait la scène d’adieux déchirante, sur le quai à Risør. Elles avaient décidé, toutes les deux, d’être « courageuses et de ne pas pleurer sur le quai », mais, une fois arrivées tandis que le bateau à vapeur accostait, « des gens vinrent pour faire monter à bord l’armateur Jørgensen » atteint de folie et qui devait se rendre à l’asile de Gaustad. « Il ne voulait pas monter à bord et sa femme s’accrochait à son bras. » La scène était dramatique. « Maman éclata en sanglots et s’évanouit presque. Tout le monde sur le quai avait vraiment peur. » Si Anna se sentait envahie d’une immense tristesse, la situation était encore pire pour madame Birch qui ne cessait de pleurer de plus en plus et qui, finalement, fut prise en main par une dame qui la raccompagna chez elle. Anna monta à bord « infiniment malheureuse » de savoir sa belle-mère si malade et « si profondément chagrinée par [son] départ ». Anna écrivait : « Cher Sophus, je suis infiniment préoccupée au sujet de maman car, lorsque j’étais là-bas, elle me donnait du courage en étant, elle-même, si joyeuse et persuadée qu’elle n’encourait aucun danger. Mon Dieu, comme ma chère maman doit beaucoup souffrir. Elle n’a jamais eu la vie facile, du moins depuis sa rencontre avec papa. Et comme elle a été attentionnée avec nous pendant toutes ces années. » Anna confiait

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à Sophus que lorsqu’elle se retrouvait seule, elle ne pouvait guère retenir ses larmes. Cinq ou six cas cas de variole s’étant déclarés dans la capitale, Anna se demandait si Maia devait être vaccinée et où elle devrait aller dans ce cas. La question de l’opération de madame Birch continuait à se poser. À Risør, les deux médecins Hjorth et Scheen exprimaient des opinions différentes et Sophus se réjouissait de savoir que le premier et son beau-frère Vogt s’accordaient pour trouver une intervention chirurgicale peu judicieuse. Toutefois, Anna précisait que le cousin Johannes Lie, quant à lui, ne suivait pas cet avis : « On ne peut jamais dire que c’est trop tard », disait-il. Pour sa part, Sophus croyait en une amélioration sans opération, mais Anna lui répondit : Non Sophus, tu parles d’espoir d’une amélioration, moi je n’en ai plus. Comment un cancer peut-il être guéri quand il est aussi étendu que celui de maman et quand les tumeurs ne sont pas enlevées, elles ne peuvent disparaître d’elles-mêmes... cela ne s’est jamais produit. Moi aussi j’ai entendu parler d’un certain type de cancer guérissable, mais seulement lorsqu’il y a une petite tumeur, qui est ôtée immédiatement. Alors il est arrivé que la tumeur ne revienne plus. Mais je ne le crois pas quand le mal est si important. Sophus essayait de réconforter sa « précieuse épouse gentille et courageuse » : « Tous les jours, je prie pour que Dieu fasse que ta pauvre chère mère aille, très vite, mieux que les deux dernières années. Si quelqu’un mérite le bonheur, c’est bien elle. Et j’espère toujours qu’elle recevra sa récompense aussi dans ce monde. » Sophus comprenait que le retour à Christiania était « horrible » mais espérait que bientôt elle trouverait « tout agréable » et il écrivait : « Accepte toute l’aide dont tu as besoin. Je me réjouis tellement de rentrer auprès de ma tendre épouse et de ma petite Maia. » Une lettre qu’il avait écrite — dans les montagnes, avant son voyage à l’étranger — à son ami Motzfeldt montre que toutefois des difficultés subsistaient : Cher Ernst ! Je me vois contraint de faire appel à ton obligeance coutumière. Comme je te l’ai peut-être déjà indiqué auparavant, les frais de la maladie de ma belle-mère ont excédé d’environ vingt Spd le montant maximum que je peux y consacrer. Tu me rendrais un grand service, et je crois que tu veux bien le faire, en me faisant rembourser par sa famille ces vingt Spd. La dépense que je devrais cependant supporter est si considérable que j’en sentirai longtemps la douleur. [...] Si tu parles avec madame Birch de ce qui touche à cela, je peux te raconter que je suis, pour l’instant, très mécontent de la manière dont elle se comporte à l’égard d’Anna. Madame Birch se permet de la harceler pour ce qu’elle ou moi ne faisons pas comme madame Birch pense

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Sophus Lie, une pensée audacieuse que nous devrions faire. Si, malgré la demande de madame Birch, je ne passe pas la voir avant mon voyage, la raison est que je suis plutôt sûr que j’en viendrais, involontairement, à tenir un discours un peu tranchant. Et pourtant, je le fais à regret, alors qu’au fond, elle a de bonnes intentions.

Depuis Munich, Sophus écrivit à Anna qu’il se sentait « très bien ». L’épouse de Klein2 était « particulièrement aimable » et son fils « un gentil garçon robuste » mais la femme de Mayer était souffrante et devait garder le lit. Klein et Mayer évoquaient l’idée « de faire une fois dans l’avenir un voyage à Christiania », et ce dernier pourrait venir l’été prochain, « car comme tu le sais bien, il est solide ». Sophus se réjouissait de rencontrer « beaucoup d’amis mathématiciens » à ce congrès de chercheurs qui devait s’ouvrir dans quelques jours. Il remerciait Anna d’écrire si souvent. Il lui demandait de saluer Helland et de lui apporter des nouvelles aussi souvent que possible. Lie prononça sa conférence au « 50. Versammlung deutscher Naturforscher und Ärtze » [« 50e congrès de médecins et chercheurs en sciences de la nature »] le 19 septembre. Intitulée « Über Minimalflächen, insonderheit über algebraische » [« Sur les surfaces minimales, notamment algébriques »], elle s’appuyait sur un article de quarante pages, paru au mois de mai dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Un participant releva une erreur relative à l’expression d’une formule dans le cas où la surface minimale était double. Trois jours plus tard, Lie envoyait une « rectification » à la Société des sciences de Christiania qui l’imprima dans les semaines qui suivirent. (Les surfaces minimales peuvent être simplement considérées comme les plus petites surfaces qui s’étendent entre des points donnés, lesquels sont considérés comme un cadre dont la surface ne peut sortir. La surface qui apparaît après qu’un anneau est plongé dans une eau très savonneuse, puis exposé à l’air, est ainsi une surface minimale, comme la plupart des surfaces que l’on peut observer dans la nature dans la mesure où la « paresse » de la nature préfère le plus facile, le plus léger et semble « choisir » la « solution » minimale, la plus rapide, la plus courte.) Après cette réunion à Munich, Lie envisageait de séjourner encore un mois en Allemagne. De Christiania, Anna lui apprit que du bois et huit tonneaux de charbon avaient été livrés et qu’elle avait entreposé le tout pour l’hiver derrière les doubles-portes. Elle ne savait pas si elle devait acheter du beurre pour quinze ou seize speciedaler et en avoir pour l’hiver. « Tu dis si souvent que je ne dois pas trop économiser, mais mon aimé, je suis si prudente et ne veux pas payer plus que cela ne vaut », écrivait-elle. Elle ajoutait qu’elle n’était pas sortie aussi souvent que Sophus la priait constamment de le faire ; néanmoins, la petite Josephine, la fille du cousin Johannes et de son épouse Amanda, venait souvent voir Maia et c’était à la fois agréable et convivial. Maia aimait rester éveillée et que l’on s’amusât avec elle. À l’exception de quelques petites 2 N.d.T. : Felix Klein était marié avec Anna Hegel, petite-nièce du philosophe Friedrich Hegel.

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douleurs provoquées par une poussée dentaire, elle se portait très bien, rapportait Anna. Cependant, elle confiait avoir trouvé, avec stupéfaction, trois ou quatre cheveux blancs, non pas sur ses tempes, mais sur la partie arrière de sa tête : « Je les ai mis dans mon portefeuille. » Anna précisait, par ailleurs, que Louise Zwilgmeyer était arrivée de Risør comme prévu et que sa sœur Dikken avait offert une très belle robe au bébé. Anna avouait avoir passé un agréable moment avec elle et consignait dans sa lettre les propos que Louise lui avait tenus à propos d’une tante qui avait souffert d’un cancer du sein pendant dix ou onze ans et avait subi cinq opérations. Cette femme aurait tenu en échec le cancer avec un jus de plante que l’on pouvait se procurer en Allemagne. Anna demanda à son mari de lui en rapporter. On ignore si Sophus en acheta effectivement, mais toujours est-il que sa belle-mère vécut encore deux ans et demi avant de succomber. Parmi les autres événements survenus dans leur foyer, Anna racontait avoir reçu la visite d’Ernst Motzfeldt, ainsi que celle de son père — alors plutôt en bonne santé — et de sa belle-sœur Laura. Leur neveu Johan de Tvedestrand, alors âgé de dix-neuf ans, était resté quelques jours avec elle ; il devait se faire examiner les yeux et Anna précisait qu’il avait l’air bien et que sa vue était bonne. Le jeune homme — auquel Sophus avait appris à nager dans le fjord de Tvedestrand onze ans auparavant — était, depuis un an, étudiant en sciences ; après une année passée à l’École polytechnique de Dresde, il était revenu à Christiania. Cet automne-là, la crue de l’Akersalv, qui sépare les parties orientale et occidentale de la ville, fournissait l’un des sujets de conversation dans la capitale. Les rives étaient inondées et les habitants, qui n’y étaient pour rien, avaient subi des dégâts si importants que les propriétaires du fleuve, qui depuis longtemps avaient énergiquement défendu leur droit de propriété, durent alors admettre la nécessité d’un contrôle par la ville. Le 15 octobre, Sophus prit le chemin du retour. De Berlin, il précisait que tout allait « particulièrement bien ». Anna lui répondit qu’elle se réjouissait d’aller l’accueillir très prochainement à la gare. Sophus rentra dès les premiers jours de novembre. Sur « le secrétaire », l’attendaient des livres et des lettres. Bäcklund lui demandait son soutien pour obtenir une chaire à Lund et des mathématiciens allemands lui avaient écrit : August Weiler de Mannheim, Lebrecht Henneberg de Freibourg et Hermann Schwarz de Göttingen. Ce dernier le remerciait pour les papiers qu’il lui avait envoyés. Il espérait également rencontrer Lie à Uppsala, où l’Académie des sciences l’avait invité à participer à un congrès. Lie commença ses cours à l’université. Selon le programme officiel, il enseignait cinq heures par semaine « la géométrie analytique et la stéréométrie ». Peut-être débuta-t-il ses cours plus tôt que prévu car sa sœur Mathilde écrivait à Anna qu’il « était merveilleux que Sophus fût rentré si tôt ». Elle remerciait aussi Anna et Sophus pour leur « gentillesse envers Johan » et continuait par : « [Johan] écrit qu’il se plaît tellement chez vous et je trouve,

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naturellement, qu’il est préférable de savoir qu’il est parfois chez vous ; car la vie d’étudiant, confinée dans une chambre louée offre trop de liberté et ne conduit à rien de bon, en particulier pour Johan. » Peu après son retour, Lie put lire une lettre de madame Klein et répondit, en décembre, qu’après en avoir eu connaissance, il avait immédiatement décidé d’envoyer à son époux un portrait d’Abel qu’il avait réussi à trouver. Il le lui envoyait avec, en même temps, ses vœux de Noël. Il la saluait aussi de la part d’Anna et l’informait que son épouse et sa fille se portaient bien. Il demandait à madame Klein de saluer son mari et de lui dire qu’il travaillait intensément sur les groupes de transformation et qu’il lui écrirait aussi. Cependant, plusieurs mois s’écoulèrent avant que Lie ne s’adressât à Klein et cela seulement quelques semaines après avoir reçu une lettre de ce dernier de Munich. Quand enfin Lie — probablement à la fin du mois de mai 1878 — se décida à répondre, il reconnaissait aussi avoir « passé presque tout l’hiver comme un ermite ». Lie confiait qu’en dépit des encouragements et du réconfort que Mayer et Klein lui avaient apportés, il avait été déçu par son voyage à l’étranger entrepris l’automne précédent. Il expliquait son désappointement non seulement par les mauvaises nouvelles relatives à la maladie de sa belle-mère mais aussi, plus vraisemblablement, par sa colère contre luimême, provoquée par son erreur sur les surfaces minimales. En outre, Schwarz — qui, aux dires de Lie, était ouvertement « un homme de mauvaise moralité » — parlait de cette erreur aussi bien en Allemagne qu’en Suède et en Norvège partout où, depuis, Lie se rendait ; d’autres propos d’Alexander Brill l’avaient également irrité. Lie s’exprimait en ces termes dans cette lettre : Dans l’ensemble, j’étais extrêmement mécontent et irrité. Et je ne pouvais garder mon équilibre qu’en produisant quelque chose de mathématique, ce qui me rendait, à nouveau, estimable à mes yeux. Commme, au début, je n’avais guère de succès avec les surfaces minimales, je me tournai vers les groupes de transformations qui, vraisemblablement, seront le résultat le plus importante de ma vie. [...] Mon résultat principal qui s’étend à toutes les dimensions, est que le groupe linéaire est le seul qui posède, dans l’infiniment petit, la plus grande transitivité possible. Ainsi, ma supposition première se trouve heureusement confirmée.3 Il avait recommencé à travailler sur les surfaces minimales et obtenu de bons résultats. « Je suis presque sûr qu’il sera d’une grande utilité pour cette théorie [des groupes de transformations] de développer le traitement synthétique à côté de l’analytique », écrivait-il à Klein. Il publia ses découvertes dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Dans les deux premiers numéros parus en cette année 1878, il avait signé quatre articles, et dans 3 N.d.T.

: le texte original de cette lettre rédigée en allemand se trouve page 254.

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les deux suivants, deux autres consacrés aux groupes de transformations et aux surfaces minimales. Il pouvait aussi rapporter qu’il commençait à rédiger quelques travaux portant sur les surfaces minimales pour les Mathematische Annalen ; le premier — daté de Christiania, le 20 juin 1878 — fut imprimé l’année suivante. Au début du mois de mai, Lie reçut une nouvelle lettre de Henneberg, alors à Zurich. Il le remerciait de lui avoir envoyé ses articles et se réjouissait de ce que certains de ses propres théorèmes avaient pu trouver une si belle application. Lie confia à Klein qu’il était heureux d’avoir développé une relation amicale avec Henneberg. Ils entamèrent leur correspondance après la réunion de Munich, à l’automne 1877. Lie considérait que Henneberg avait « trouvé quelques très beaux théorèmes sur les surfaces minimales » et affirmait que ses nouvelles recherches en ce domaine rejoignaient les travaux de ce dernier aussi bien que ses propres études antérieures. (Lie lui avait écrit que, dans ses travaux personnels, il lui donnerait la priorité mais ajoutait que la découverte de Henneberg pouvait seulement avoir exercé une influence sur la manière dont lui-même avait découvert une erreur dans ses propres recherches.) Sur le travail scientifique actuel de Klein, Lie écrivait qu’il envisageait également de s’intéresser à la théorie des fonctions elliptiques d’un point de vue géométrique. Il ajoutait : « Il est vraiment remarquable que si peu de gens aient acquis une façon de penser intégrant une dimension géométrique aussi hardie. Plücker nous l’a bien enseignée ; en tout cas nous devons lui en être toujours reconnaissants. » À l’université, Lie semble s’être senti plus libre qu’auparavant pour fixer le contenu de ses leçons. Selon le programme officiel, il devait enseigner durant le semestre de printemps 1878, « trois heures par semaine, la géométrie de l’espace » et consacrer les deux heures restantes « à un thème » qu’il « déciderait après une conférence avec les étudiants ». L’utilisation précise de ces deux heures demeure inconnue, mais Lie commença à donner de plus en plus de cours sur ses propres recherches. Dès le semestre suivant, il enseignait, outre « la géométrie de l’espace », deux heures « sur les transformations de contact ». Le 2 novembre 1878, Holst écrivait à Sylow qu’il se réjouissait que Lie expliquât ses propres travaux, précisant qu’il considérait comme un grand progrès le fait que l’on pût dispenser, à Christiania, des cours de mathématiques contemporaines. En plus de « ses transformations de contact », Lie avait commencé à aborder « ses équations aux dérivées partielles ». À la maison, la petite Maia grandissait « de manière très heureuse » ; Anna avait été malade pendant l’hiver et le printemps, mais heureusement se rétablissait, ainsi que le rapportait Lie à Klein, au début de l’été 1878. Lie avait terminé son grand traité sur les surfaces minimales au mois de juin. Il était deux fois plus long que prévu et devrait être publié l’année suivante dans les Mathematische Annalen. Cependant, peu de temps avant

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d’envoyer son manuscrit à Klein, il avait décelé quelques petites erreurs. Il voulait donc garder son texte pour l’examiner tranquillement une nouvelle fois. Lie reconnaissait qu’il n’était pas dans ses habitudes d’agir ainsi : J’ai toujours été convaincu que mon travail devait apporter une contribution méthodique de valeur. De petites inexactitudes sont, en quelque sorte, insignifiantes pour moi personnellement. Mais je ne peux escompter que les gens aux connaissances modestes qui, en partie, vont recevoir mes nouvelles considérations géométriques avec méfiance, aient la même attitude. Ces dernières lignes contiennent ouvertement une allusion à l’erreur relevée dans son exposé à Munich et, plus de deux ans après, il demandait à Klein si quelqu’un n’en avait pas découvert une nouvelle dans son article. Au début de l’été, Lie évoquait aussi sa prochaine recherche ayant pour objectif de développer une relation générale entre la théorie de la courbure pour les courbes algébriques gauches et celle des surfaces algébriques minimales. Il espérait y parvenir d’une « manière analytique élégante » mais il y consacra, toutefois, plus de temps que prévu. La température dans la capitale, excessivement élevée pendant ces premiers jours de juillet, rendait presque impossible tout travail. Sophus avait hâte de se retrouver sur les hauts sommets. Le 7 juillet, il confiait à Sylow qu’il s’apprêtait à entamer sa randonnée et qu’il retournerait à Christiania au début du mois suivant, au plus tard le 15 août « afin de s’occuper de l’artium », tout au long des deux semaines que durait l’examen. L’objet essentiel de sa lettre visait à s’assurer que Sylow pouvait se libérer de l’école, au moins jusqu’en septembre, pour se consacrer entièrement au travail sur Abel. Le Parlement avait, l’année dernière, accordé une somme de cinq mille cinq cent quarante couronnes pour « continuer l’édition des travaux laissés par le mathématicien Abel », et il espérait que Sylow pourrait aussi bénéficier des « fonds alloués à l’édition des travaux d’Abel ». Le ministère annonça que les salaires des professeurs allaient augmenter. Cette mesure était la bienvenue pour Lie. Ces dernières années, ses revenus étaient très insuffisants, rapportait-il à Klein. Il était toujours « professeur extraordinaire » ; deux ans auparavant, Bjerknes avait proposé Lie pour un poste de professeur ordinaire, mais selon ses procès-verbaux, le conseil universitaire nourrissait d’autres projets. L’année suivante, en 1878, professeurs extraordinaires et ordinaires furent pareillement rémunérés. Les vacances d’été se déroulèrent comme l’année précédente : Sophus partit pour les montagnes et Anna pour Risør avec leur fille. Sophus revint à l’université pour l’examen artium, une tâche qu’il qualifiait de « fastidieuse, mais pas aussi pénible que les années précédentes ». Depuis Risør, Anna lui annonçait que leur petite fille avait été souffrante et que le voyage de retour devait être différé. Le 22 août, Sophus lui écrivait :

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Mon Anken bien-aimée ! D’après ta lettre, je comprends que notre Maia se rétablit. Que Dieu fasse que tout aille bien pour elle à l’avenir. Tu ne dois évidemment pas rentrer avant que Scheen [le médecin de Risør] ne considère le voyage sans danger. Autrement, tu ne dois pas sortir par mauvais temps, en particulier quand le vent vient du sud. À Christiania, ils avaient une nouvelle bonne en la personne de Karen. Sophus voyait bien qu’elle aussi déplorait l’absence d’Anna et de Maia ; par ailleurs, elle était « de bonne volonté et gentille » et faisait de « son mieux ». Il avait prié Anna de commander deux boisseaux de pommes — « C’est la quantité que nous avons l’habitude d’acheter » — et il lui demandait de payer le docteur Scheen « quatre Spd ou plus selon les circonstances ». Dans la phrase suivante, il parlait de payer une garde-malade « cinq couronnes [...] et davantage, si elle veille plus souvent notre trésor ». Sophus concluait par son admonestation bien connue : Tu dois absolument faire attention à ta propre santé pendant ces jours-ci. Comme je l’ai déjà dit, mange et bois bien, et sors beaucoup. Salue affecueusement ta chère mère de ma part. Porte-toi bien, ma bien-aimée. Et j’ai hâte de te retrouver ainsi que Maia. Je suis pleinement rassuré quand je peux moi-même m’occuper de vous. Embrasse Maia pour moi et salue-la de la part de son papa qui se languit beaucoup de vous deux. Trois jours plus tard, il envoyait, à son « Anken bien-aimée », un nouveau courrier qu’il souhaitait être le dernier qu’elle lirait à Risør avant de partir : « Il me semble que je suis un mari hors pair pour écrire des lettres. Mais toi aussi, tu as été une bonne épouse. » Dans la capitale, le temps avait été beau et le vent était venu du nord : « Que Dieu fasse que tu aies un temps aussi beau dimanche, que tu puisses voyager. Mais comme je te l’ai dit, si le vent souffle tu dois, pour l’amour de Dieu, attendre. » Il avait donc prévu de se munir de châles et de couvertures pour les attendre sur le quai, à leur arrivée à Christiania. « Il se met à faire froid le soir et nous devons être vigilants, surtout avec notre chère Maia », précisait-il. Il lui demandait de « donner sur le vapeur un bon pourboire à l’employée afin qu’elle [vous] aide toi et l’enfant ». De la capitale, il rapportait également que le père d’Anna était parti « à Ringvold voir les Burchhardt » et il ajoutait : « C’est très aimable de leur part. » Il racontait en outre qu’au cours de sa partie de chasse, Motzfeldt avait tué des perdrix des neiges et des rennes. « Maintenant, il doit être fier et avoir beaucoup d’histoires à raconter », affirmait-il. Pendant l’automne, Lie assura ses cinq heures de cours hebdomadaires dont deux s’appuyaient sur le début de ses recherches ; Holst avait qualifié ces

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derniers — suivis par quatre étudiants — de progrès heureux et significatifs dans l’enseignement qu’offrait l’université. Dans le cadre de ses propres recherches, Lie poursuivait ses travaux sur les surfaces minimales, les courbes géodésiques, les surfaces à courbure constante, les surfaces de translation4 et les groupes de transformations. Les articles se succédaient pratiquement sans interruption et paraissaient en premier lieu dans sa « propre » revue, les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab où il les numérotait ainsi : « Theorie der Transformations-Gruppen I, II, III, IV, V » [« Théorie des groupes de transformations »], « Sätze über Minimalflächen I, II, III » [« Théorèmes sur les surfaces minimales »], « Beiträge zur Theorie der Minimalflächen I, II » [« Contributions à la théorie des surfaces minimales »], « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung I, II, III, IV, V » [« Sur la théorie des surfaces à courbure constante »], « Weitere Untersuchungen über Minimalflächen » [Recherches ultérieures sur les surfaces minimales »], entre autres. Il avait aussi beaucoup travaillé à rédiger de plus grands articles dans les Mathematische Annalen de Göttingen afin de toucher un plus large public. Dans sa correspondance avec Klein, il évoquait souvent un travail sur les groupes de transformations pour les Mathematische Annalen ; Lie en termina la rédaction l’année suivante, et l’article commença à être publié en juin 1880 sous le titre « Theorie der Transformationsgruppen I ». Entre-temps, il avait fait paraître deux études sur les surfaces minimales dans les Mathematische Annalen — en complément de neuf autres imprimées pour la plupart en allemand dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab — et deux dans les annales de la Société des sciences dont l’une, sur les liens entre les surfaces et leur rayon de courbure, fut traduite en français et publiée dans le Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques. Lie considérait que les théories de la courbure et des courbes géodésiques constituaient un bon champ d’application pour la théorie des groupes de transformations. Au sujet de son important traité sur les groupes de transformations, il écrivait à Klein au début de l’année 1879 : Je pense beaucoup à une publication dans les Annalen de mes groupes de transformations que je peux maintenant mieux présenter (plus rigoureusement et plus simplement qu’avant). Mon but est de présenter cette théorie de telle façon que le lecteur n’ait pas besoin de connaître les derniers travaux sur les équations différentielles et les transformations de contact. Je dois me dépêcher de faire ce travail, car les idées, que je considère comme miennes, commencent à se répandre et sont utilisées (notamment par des Français auxquels j’ai envoyé mes travaux) ; elles sont présentées comme nouvelles et utilisées sous des formes particulières. Je ne sais pas s’il est mieux 4 N.d.T. : une surface de translation est la réunion de courbes translatées les unes des autres.

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de commencer par la théorie générale ou par des applications intéressantes. Si mon énergie, qui, au demeurant, est pour l’instant satisfaisante, continue à bien se maintenir, alors la théorie générale aussi bien que les applications des équations différentielles trouveront un traitement étoffé. Lie avait reçu de Reye un travail sur la géométrie des sphères — « une géométrie qui utilise une sphère comme un point » — et il exprimait à Klein sa colère à l’encontre de ce mathématicien qui, délibérément, avait omis de mentionner que d’autres l’avaient déjà développée assez longuement. Lie faisait remarquer qu’il était plutôt « comique » que Reye se fût plaint que Lie et Klein avaient avancé que Chasles avait découvert le complexe du tétraèdre, bien avant lui. La famille Lie menait une vie très agréable dans la demeure des Tandberg. « Je vis très bien » est une phrase récurrente dans la correspondance. Si Sophus et Anna maintenaient les contacts avec leurs familles, leur vie sociale ne se développait guère en dehors de ce cadre. Un cruel événement survint en avril 1879 quand l’oncle John fut renversé par un tramway. Le médecin — alors octogénaire — perdit six dents, fut blessé à une jambe, eut la mâchoire inférieure fracturée et souffrit d’une commotion cérébrale. Cependant, le vieil homme — qui se considérait comme un jeune homme et était perçu par la société comme un original — ne se reposa que peu de temps avant de reprendre ses activités parmi les pauvres de la ville et au sein des cercles militaires. Quand il mourut deux ans plus tard, en janvier 1881, tous les officiers en poste à Christiania se retrouvèrent à son enterrement célébré avec faste car, pour eux, John Lie était le vieux docteur le plus sympathique que l’on pût imaginer. Au cours de l’été de cette même année, Sophus entreprit sa randonnée annuelle dans les montagnes, accompagné cette fois de son neveu Johan [Vogt]. Cinquante ans plus tard, ce dernier évoquant ses souvenirs racontait qu’un matin, après avoir passé la nuit dans un refuge, le responsable s’enquit de leurs noms. Quand il entendit Vogt et Lie, il répondit immédiatement que si Lie se prénommait Sophus, il connaissait une chanson sur son compte. Vogt se rappelait seulement le couplet : « Huit milles par jour, oh, oh/ Son lourd sac sur le dos/ Pour Sophus, c’est du gâteau. » Il faisait remarquer que le « lourd sac » était une expression impropre, puisque le sac de Lie ne contenait généralement que peu de choses. Lie revint dans la capitale au milieu du mois d’août pour faire passer l’examen artium ; il avait désormais acquis la réputation d’être un examinateur juste et équitable. Au cours de l’automne, une violente crise éclata parmi les quinze membres de « la députation pour l’examen artium ». Le professeur d’égyptologie, Jens Lieblein, proposait de supprimer les épreuves écrites de mathématiques pour l’examen artium classique. Maintenant qu’il

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existait une voie scientifique choisie évidemment par ceux qui avaient « du goût et des aptitudes pour les mathématiques et les disciplines scientifiques », il estimait absurde que les personnes douées, mais totalement dépourvues de capacités à apprendre les mathématiques eussent leurs carrières universitaires ruinées par une très mauvaise note en mathématiques. Les exigences (orales et écrites) dans une matière secondaire, comme les mathématiques dans la filière classique, devaient être revues à la baisse. Lieblein obtint le soutien de la majorité de la députation. Lie rédigea un rapport détaillé au conseil de l’université dans lequel, s’il affirmait son accord pour que les épreuves écrites fussent « en général allongées dans les matières principales », il s’inquiétait d’un affaiblissement de la position des mathématiques provoqué par de tels changements ; il doutait que « quiconque pourvu de dons seulement en d’autres matières [eût été] jusqu’à présent renvoyé de l’université en raison de l’écrit en mathématiques ». Le conseil envoya la proposition de Lieblein au ministère qui, l’année suivante, répondit qu’aucun changement dans l’attribution de l’examen artium classique n’était d’actualité. Le travail d’édition des œuvres d’Abel avait longtemps été laissé aux soins de Sylow mais maintenant que la publication avait débuté, Lie participait au travail de correction des épreuves. À l’automne, Lie insista pour que Sylow quittât son poste de professeur principal à Fredrikshald afin de se consacrer exclusivement à ce travail. La maison Grøndahl assurait l’impression. Au milieu du mois d’août 1879, l’imprimeur avait précisé sa position. Il se plaignait des conditions misérables et de la trop faible rémunération pour son travail qui exigeait beaucoup de temps. Aussi menaçait-il de raconter son histoire au journal Aftenposten. Lie lui proposa immédiatement cinq speciedaler supplémentaires et se procura cette somme. L’impression put donc se poursuivre, feuille après feuille avec une lecture des première, deuxième et troisième épreuves. À l’université, Lie continuait ses cours à raison de trois heures consacrées à « la géométrie plane analytique » et de deux à « un chapitre de géométrie supérieure ». Dans la correspondance échangée avec Klein à cette époque, au-delà des considérations ayant trait aux mathématiques, la perspective d’un nouveau séjour parisien fut évoquée. Celui-ci avait prévu de se rendre dans la capitale et Lie lui confia : « Cela me ferait très plaisir, si nous pouvions à nouveau visiter ensemble Paris. Presque dix ans ont passé depuis que nous y étions ensemble. J’envisage un voyage à l’étranger en 1881, mais je pourrais peutêtre voyager dès 1880. » Le projet de se retrouver à Paris, à l’automne 1880, commençait à prendre forme. Lie écrivait : « À Paris, je serai surtout un auditeur dans tes conversations et discussions avec différents mathématiciens. Ce sera du reste un rôle qui me convient bien ». Lie mentionnait qu’au cours de l’hiver 1879-1880, Holst serait à Paris et il ajoutait : « Le livre de Holst sur Poncelet est, me semble-t-il, plein de mérite, car il contient beaucoup d’éléments historiques. »

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Holst avait bénéficié d’une bourse de l’État pour effectuer un voyage à Paris et en Angleterre afin de poursuivre ses études en vue d’un doctorat. Depuis le mois d’octobre 1879, il séjournait, avec son épouse, à Paris d’où il rapportait — à Lie — ses rencontres avec des mathématiciens français. Dans sa réponse, celui-ci se réjouissait que les idées de Holst fussent reconnues et considérées comme novatrices « par ceux qui [avaient] la compétence de pouvoir les juger ». Lie poursuivait : Pour ce qui me concerne, je n’ai pas une grande compréhension de ces choses pour la bonne raison que je suis passablement ignorant dans cette partie de la géométrie. [...] Je peux seulement te recommander de poursuivre tes idées jusqu’au bout de leurs conséquences. Par ailleurs, tu dois naturellement utiliser ton temps à Paris pour te familiariser avec les travaux les plus importants que produisent actuellement les mathématiciens français. Parmi les plus âgés, tu sais que j’apprécie particulièrement (hormis Chasles) Bonnet dans « L’Analyse appliquée à la géométrie ». C’est une bonne chose pour les Français que leurs travaux soient aussi bien rédigés. Je peux presque comprendre tous leurs travaux mais en revanche si peu ceux des Allemands. Depuis Christiania, Lie adressa ses derniers traités à Holst, en lui demandant de les transmettre à des amis et des connaissances à Paris. Lie lui suggérait de rencontrer d’abord le mathématicien Amédée Mannheim ; « il parle allemand, autant que je me le rappelle » et Lie lui rapportait qu’il avait aussi écrit à Mannheim pour lui demander « de te donner des conseils, particulièrement de te dire quels jeunes géomètres tu pourrais rencontrer avec profit ». Mannheim voulait aussi le présenter à des mathématiciens qu’il pourrait rencontrer, à l’« Académie » ou ailleurs. Lie poursuivait à l’intention de Holst : « À cette occasion, tu pourras [les] saluer de ma part et dire que tu as quelques-uns de mes traités et, à la fin, leur demander si tu peux leur rendre visite et déposer les traités. » Il ajoutait : « Par ailleurs, je réitère mon souhait que tu n’abuses pas trop du temps des mathématiciens français. » Outre le nom de Mannheim, il citait ceux de Darboux, Maurice Lévy et Georges Halphen. Lie invitait Holst à accomplir également des missions plus spécifiques : « À l’occasion, demande à Darboux, ou à un autre, s’il y a eu ces dernières années quelques écrits en France sur les surfaces dont les rayons de courbure sont liés par une relation, en particulier les surfaces à courbure constante. » Lie apprit alors par une lettre de Darboux que celui-ci avait rencontré Holst qui lui paraissait être un bon géomètre et un garçon très bien. Le mathématicien français savait que Lie avait travaillé sur la généralisation de la théorie des équations concernant les courbes pour remplacer les surfaces courbes par des surfaces dépendant de quatre paramètres. Darboux souhaitait citer ces travaux, il désirait savoir où ils étaient publiés et suggérait d’échanger les

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revues qu’ils animaient, les Archiv contre le Bulletin. Lie répondit aussitôt aux deux questions et reçut, en retour, une lettre de remerciement. À Christiania, des subsides avaient été alloués à Lie afin d’acheter des modèles d’objets mathématiques et, de Paris, Holst lui envoya une estimation financière de ces derniers. Dans une lettre écrite à Klein au début de l’année 1880, Lie mentionnait qu’il disposait de deux cents marks pour acheter des modèles géométriques ; il avait déjà commandé « les polyèdres semi-réguliers de Catalan » et demandait à Klein de lui faire des propositions pour utiliser la somme restante. Au cours de l’hiver 1879-1880, la famille Lie quitta la maison des Tandberg pour celle des Schønheyden dont l’adresse ultérieure fut Drammensveien 84. Le déménagement paraît avoir été soudain et ce départ inattendu fournit la matière d’une des anecdotes courant par la suite sur le génie de Lie. Dans une lettre non datée adressée à Holst, Lie se contentait de préciser : « Comme je viens juste de déménager, je t’ai oublié pendant une semaine ; mais tu devais avoir suffisamment à faire. » Holst cependant en apprit davantage, car l’un de ses amis rapporta, bien plus tard, que Lie fut, en réalité, congédié par madame Tandberg. Cette décision pourrait avoir été légitimée par le comportement singulier de Lie : lorsqu’il réfléchissait, il déambulait volontiers dans l’appartement, une épée à la main, et l’enfonçait si profondément dans le plafond qu’il pouvait s’y suspendre en décollant les pieds du plancher. La propriétaire l’avait probablement vu faire et immédiatement décidé de le renvoyer. Lie annonçait à Klein au début de l’année 1880 que son voyage à Paris pour l’automne suivant était quasiment décidé et il s’en réjouissait. Toutefois, comme il devait attendre le printemps pour savoir si l’université lui allouerait l’argent nécessaire, il ajoutait : « J’espère ne pas rencontrer d’autres difficultés bien qu’un homme responsable d’une famille ne soit jamais sûr de rien. » La grossesse d’Anna et la naissance du deuxième enfant prévue pour l’été semblent avoir perturbé ses projets. Peu de temps après, Klein lui écrivit pour lui proposer, fort opportunément, de reporter le voyage. Lie lui fit aussitôt part de son accord et de sa décision d’attendre l’année suivante. Il continuait à espérer qu’ils pourraient partir ensemble et précisait : « Je n’envisage guère d’aller tout seul à Paris. » Après avoir passé cinq ans à Munich, Klein venait d’être nommé à Leipzig et Lie l’en félicita chaleureusement. Lie avait beaucoup de travail pour ce printemps : « Je me bats avec les surfaces à courbure constante. Cela avance. Mais chaque pas demande des calculs abominables qui me semblent jusqu’à présent inévitables », écrivait-il à Klein auquel il confiait être persuadé de pouvoir déterminer, en s’appuyant aussi sur les recherches de Luigi Bianchi, toutes les surfaces à courbure constante. La démonstration contenait également des méthodes d’intégration différentes de celles trouvées par Monge, Ampère, Darboux ou Lévy. Il remerciait Klein et toute la rédaction des Mathematische Annalen pour le prochain numéro dans lequel quatre-vingt-dix pages seraient consacrées aux travaux de Lie

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sur les groupes de transformations : « Pour moi, c’est un grand encouragement. Et j’ai vraiment besoin d’un encouragement venu de l’étranger, car ici, à Christiania, pas une seule personne ne lisant mon travail, il n’y a rien à espérer pour moi. » Au cours du second semestre universitaire, Lie assurait, comme d’habitude, « cinq heures hebdomadaires en géométrie plane et de l’espace ». Il concédait, à l’adresse de Klein : « Depuis 1872, je n’ai pas utilisé toute mon énergie pour le travail et cependant, je me sens de plus en plus satisfait. » Le 9 juin, « maman » Birch mourait à Risør et le 5 juillet, Anna donnait naissance à une deuxième fille, baptisée Dagny, appelée plus couramment Dadi.

Chapitre 17

Le milieu mathématique en Norvège et à l’étranger Aucun document ou lettre ne mentionne si Sophus effectua son habituelle randonnée dans les montagnes au cours de l’été 1880. Resta-t-il pour seconder Anna avec Maia, alors âgée de trois ans, et demeurer à côté de la petite Dadi ? Anna — qui semble s’être beaucoup intéressée aux cheveux — coupa, au cours de ces mois-ci, une boucle sur la tête de son époux. Elle la conserva dans une feuille de papier sur laquelle elle nota : « Sophus Lie, 38 ans » lequel n’avait, contrairement à elle, aucun cheveu blanc. À la fin du mois de juillet, Lie écrivit à Klein qu’il avait eu une fille et qu’il avait avancé d’un grand pas dans sa théorie sur les surfaces à courbure constante. Il espérait, disait-il, terminer, au cours du semestre d’automne, un grand article sur ce sujet destiné aux Mathematische Annalen et, très en retard pour la rédaction de ses publications dans cette revue, il concluait par : « Pour l’instant, il ne m’est pas possible de faire autrement. Je suis impatient de savoir comment mes groupes de transformations seront lus et s’ils ne contiennent pas d’erreur. » Dans la seconde moitié du mois d’août, Lie fit passer, comme d’habitude, l’examen artium. À l’université, il poursuivit ses cours à raison de cinq heures hebdomadaires « sur la géométrie de l’espace ». Durant l’automne, il passa surtout son temps chez lui — avec Anna et les enfants — à Skarpsno1 , au 84 de Drammensveien. Aucune correspondance ou visite de parents et d’amis n’est mentionnée. Le téléphone venait à peine d’être installé et à cette époque, Christiania comptait seulement cent soixante-neuf abonnés. Les articles de Lie continuaient à paraître dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Il reçut, à la fin de l’année, une lettre de Darboux l’informant que ses travaux étaient très appréciés à Paris et que l’intérêt particulier et la bienveillance qu’ils suscitaient étaient liés à l’utilisation des 1 N.d.T.

: Skarpsno se trouve dans la banlieue ouest de la capitale.

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surfaces que Lie avait trouvées. Darboux lui-même s’extasiait devant les solutions élégantes de Lie et il lui envoya une traduction française de l’un de ses travaux qu’il envisageait de publier dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences. Le travail relatif à l’édition des œuvres d’Abel arrivait à son terme. Le temps consacré à la lecture des épreuves était pratiquement écoulé, mais d’importants problèmes linguistiques subsistaient, il fallait rédiger la préface et mettre au point la page de titre. Si Abel avait écrit la plupart de ses traités en français, quelques-uns d’entre eux — rédigés en norvégien et en allemand — furent traduits en français. Ses lettres, exprimées en norvégien, subirent le même sort. Quant à sa correspondance avec son ami allemand, le rédacteur Crelle, une question se posa : devait-elle être imprimée en allemand alors que tout le reste l’était en français ? « Cela me paraît absurde », confiait Lie à Sylow. Selon lui, quelques pages en allemand dans un livre rédigé en français créeraient une surprise et donneraient « au lecteur moyen, qui n’avait lu ni la préface et ni les notes, l’impression que tout ce qui était publié avait été écrit dans la langue d’origine ». En guise de post-scriptum concernant les œuvres d’Abel, Lie ajoutait : « J’ai trouvé une théorie de l’intégration vraiment remarquable qui, entre autres, permet de trouver une intégrale contenant autant de paramètres que l’on veut. » Sylow souhaitait demander conseil au professeur Broch au sujet de la traduction. Ce linguiste éminent était bien connu des milieux étrangers. Marié à une Allemande, il résidait alors à Paris et depuis deux ans occupait les fonctions de directeur du Bureau international des poids et mesures, sis à Sèvres. Sa position honorifique le conduisait à travailler ardemment pour introduire des normes pour les poids et mesures dans la communauté internationale. Il n’était guère possible de jouir d’une plus grande réputation que la sienne dans le milieu scientifique. Toutefois, Lie émettait des réserves : Broch ne voudrait « certainement pas se pencher sur la question » et comme il voulait influencer Broch, il lui serait difficile d’être impartial dans sa présentation. Cependant, Lie s’en était ouvert à ce dernier et rapportait à Sylow que Broch n’éprouvait aucune « sympathie particulière » pour l’une ou l’autre possibilité. Finalement, il fut décidé de tout traduire en français. Pendant que Lie et Sylow travaillaient sur les œuvres d’Abel, le professeur Bjerknes avait, quant à lui, consacré un temps comparable à la rédaction de la biographie de ce dernier. Tout au long de l’année, Sylow et Bjerknes avaient échangé leurs points de vue et leurs idées sur la vie et les activités du jeune mathématicien. Les premières parties de la biographie d’Abel rédigée par Bjerknes parurent à Stockholm dans la Nordisk Tidskrift [« Revue nordique »], éditée par l’Association Letterstedt2 en 1878 et 1879. Des 2 N.d.T. : l’homme d’affaires suédois Jacob Letterstedt, après des débuts difficiles dans son pays, partit pour le Cap où il fit fortune. Intéressé par les expéditions scientifiques qui arrivaient en Afrique du Sud, il laissa dans son testament une importante somme destinée à accorder des bourses et des prix scientifiques. L’Association Letterstedt pour l’indus-

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extraits étaient aussi connus grâce à des articles parus dans la presse norvégienne. Bjerknes insistait de plus en plus sur la mise en exergue de ce que l’on avait appelé « cette noble compétition » entre Abel et le mathématicien allemand Jacobi, laquelle aboutit à ce qu’ils fussent tous deux crédités du mérite d’avoir fondé la théorie des fonctions elliptiques. La rédaction de la Nordisk Tidskrift, jugeant ces textes trop difficiles pour ses lecteurs, décida — en 1880 — de publier l’intégralité de la biographie d’Abel sous forme d’un cahier supplémentaire. Au début de l’année 1881, Lie commentait, à l’adresse de Sylow, la biographie rédigée par Bjerknes. Il écrivait, le 17 février 1881 : « Elle contient des choses qui ne sont pas heureuses. Quelques hypothèses hardies sont, pour ainsi dire, élevées au rang de vérité quoiqu’elles manquent, à mon avis, de justifications décisives. » Au cours de ses recherches, Bjerknes était parvenu à un résultat considéré comme sensationnel, ayant eu pour objectif de démontrer que le principal traité d’Abel dans cette « compétition » avait été imprimé deux mois avant la date à laquelle Jacobi avait envoyé son mémoire. Bjerknes avait émis l’hypothèse fort probable que le mathématicien allemand avait, durant cette période, étudié les travaux d’Abel. Sa conclusion était claire : son compatriote avait été victime d’une grande injustice. D’une part, Jacobi s’était bien gardé de citer Abel et les avancées significatives de celui-ci dans le développement conceptuel des théories sur lesquelles lui-même travaillait. D’autre part, Jacobi omit par la suite de donner des informations claires sur le contexte historique de leurs découvertes respectives. Abel mourut en 1829 — un an seulement après cette fameuse « compétition » — et par voie de conséquence, ne put jamais revendiquer la primauté de ses découvertes. Jacobi lui survécut vingt-deux ans. Il fonda une école de pensée à Göttingen, qui influença Klein, laissa des travaux que Lie avait initiés, mais se limita à n’exprimer qu’une grande admiration à l’égard d’Abel. Dans une autre lettre, le 11 août 1882, Lie précisait à Sylow ses objections concernant le livre de Bjerknes. Ce qui le heurtait le plus, disait-il dans sa correspondance, était que « Bjerknes [semblât] vouloir dépouiller Jacobi d’une partie de l’honneur de sa plus grande découverte : l’inversion des intégrales algébriques » ainsi que des expressions quelque peu désobligeantes comme « Jacobi marche sur ses [ceux d’Abel] talons » et « l’indélicatesse » de Jacobi. Lie estimait aussi que le fait que Bjerknes n’eût pas mentionné l’« assistance3 » procurée par ceux qui travaillaient sur les œuvres complètes d’Abel devrait avoir des conséquences. Si Sylow avait bénéficié de l’aide de Bjerknes, ce dernier n’en avait-il pas « reçu dix fois plus que nous », demandait-il, et il poursuivait : « Je considère qu’il y a aucune raison pour que toujours nous trie, la science et l’art fut fondée grâce à cette donation afin de développer les relations culturelles entre les pays scandinaves et créa dans ce but, en 1878, Nordisk Tidskrift för vetenskap, konst och industri [« Revue nordique pour la science, l’art et l’industrie »]. Cette revue contenait essentiellement des essais, des articles et des comptes rendus d’ouvrages nordiques. 3 N.d.T. : en français dans le texte.

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acceptions les impertinences de Bjerknes, et en conséquence, pour que nous lui témoignions une courtoisie qu’il ne mérite pas. » Sylow, qui pendant ce travail avait beaucoup parlé avec Bjerknes et fréquenté sa maison, ne considérait pas cette attitude comme aussi évidente. Peut-être pensait-il aussi à son avenir : il était seulement professeur principal au lycée de Fredrikshald ; ses propres recherches mathématiques et son travail sur les œuvres d’Abel pourraient évidemment le qualifier pour obtenir une meilleure situation. Bjerknes comptait alors parmi les savants les plus réputés d’Europe. Venu à Paris pendant l’été 1879, il avait présenté des preuves expérimentales de ses nouvelles découvertes hydrodynamiques devant un parterre fourni de scientifiques européens. L’été suivant, il avait répété ses expériences, à Stockholm, lors du congrès scandinave des chercheurs en sciences de la nature et, en 1881, il fut invité, à Paris, à faire la démonstration de ses appareils dans le cadre de l’Exposition internationale de l’électricité. Au printemps 1881, Lie effectua un voyage en Suède. Il se rendit à Uppsala et à Stockholm où il rencontra, pour la première fois, le mathématicien Gösta Mittag-Leffler qui, après quelques années passées avec succès comme professeur à Helsinki, venait de rentrer pour diriger l’École supérieure de Stockholm qui devait devenir l’université4 . Lors de cette entrevue, Lie suggéra de fonder un journal mathématique nordique dirigé par Mittag-Leffler, aucun périodique de mathématiques pures n’existant au Danemark, en Islande, en Finlande, en Suède ou en Norvège. Mittag-Leffler, qui nourrissait également le désir secret de donner aux sciences leurs lettres de noblesse, voulut concrétiser cette suggestion. Ainsi parut au mois de décembre de l’année suivante, le premier numéro des Acta Mathematica [« Actes mathématiques »], une revue qui, d’emblée, connut un retentissement important. De nos jours, cette publication existe encore et figure parmi les plus prestigieuses du monde mathématique. À peine vingt mois s’écoulèrent entre le moment où l’idée — « notre idée », comme la qualifiait Lie — de créer un magazine nordique fut lancée et celui où Mittag-Leffler put solennellement en remettre au roi le premier fascicule. Pendant cette période, les deux mathématiciens échangèrent une correspondance nourrie, puis maintinrent des liens amicaux. Lie écrivit douze longues missives dans lesquelles il proposait et commentait des projets ainsi que des initiatives tactiques. Il semble avoir, à l’origine, imaginé le concept d’une revue destinée essentiellement aux chercheurs nordiques. À propos de l’apport norvégien, il livra ses réflexions à Mittag-Leffler en ces termes, le 6 septembre 1881 : Ici en Norvège, nous y participerons de notre mieux ; mais nous sommes si peu et nous ne pouvons, toute proportion gardée, en faire plus. J’ai néanmoins l’espoir que Sylow et Bjerknes deviennent plus 4 N.d.T. : fondée en 1878, la Stockholms Högskola acquit officiellement le statut d’université en 1960.

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productifs. Ils pourraient fournir des contributions particulièrement remarquables, à condition qu’ils le veuillent véritablement. Malheureusement, on peut difficilement compter sur eux. Par ailleurs, Broch n’écrit plus guère sur les mathématiques. Quant au professeur de mécanique Guldberg, il produit toujours quelque chose, parfois avec Mohn sur des thèmes météorologiques, de temps en temps avec le professeur Waage sur des sujets de chimie mathématique. Le professeur Guldberg est un homme compétent, mais j’ai peu d’information sur la portée de son activité scientifique. Nous avons donc le docteur Guldberg que Sylow et moi plaçons très bas. Enfin, Elling Holst qui ne manque pas de talent et qui, à l’occasion, peut fournir des travaux vraiment bons. Parmi les anciens étudiants, il y en a peu en lesquels j’aie quelque espérance. Les derniers changements dans notre organisation universitaire ont malheureusement porté préjudice aux mathématiques, alors que les sciences de la nature et la physique sont, au contraire, mieux traitées qu’auparavant. Selon Lie, il était donc raisonnable d’attendre de la Norvège « une contribution annuelle de huit feuilles5 — dont la moitié de [sa] part ». La Suède et le Danemark devraient « facilement pouvoir fournir le double » et il concluait par : « Avec un tel calcul, nous aurons donc suffisamment de matière, d’autant plus que nous pouvons certainement compter sur des contributions de mathématiciens allemands, français, anglais et italiens. » Lie demandait à Mittag-Leffler de prendre en charge la correspondance avec Zeuthen qui avait initialement exprimé un certain scepticisme à l’égard de ce projet quand il l’avait contacté à Copenhague. De son côté, Mittag-Leffler semble avoir, peu à peu, envisagé de plus grandes possibilités. Lie fut aussi convaincu assez vite que ce dernier était « mille fois plus diplomate » que lui et, à maintes reprises, il s’adressait à lui en ces termes : « Mais quand tu écris, cela a plus de poids. » Lie considérait que la contribution du mathématicien suédois constituerait en elle-même une caution économique ou morale suffisamment probante pour la promotion de cette revue scientifique. Au cours de l’été 1881, Lie partit en randonnée dans les montagnes, accompagné de Motzfeldt. Le 7 juillet, ils se trouvaient à Lillehammer, et cette fois-ci, ils ne se dirigèrent pas — comme ils l’avaient fait très souvent auparavant — vers l’ouest du côté du Jotunheim, mais vers Rondane. S’ils avaient continué dans cette direction, ils seraient passés par Aulestad où, selon ses dires, Motzfeldt se serait volontiers arrêté pour revoir Bjørnson. Ce dernier, de retour d’Amérique en mai, s’était vivement prononcé contre le pouvoir royal et en faveur d’une république norvégienne. Un an plus tôt, Motzfeldt avait par ailleurs reçu la mission de vendre la propriété d’Aulestad, mais n’avait encore trouvé aucun acquéreur. 5 Une

feuille imprimée correspond à seize pages in-octavo.

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Selon le journal de Motzfeldt, ils furent tous les deux du voyage à Rondane. Ils rentrèrent à Christiania au début du mois d’août et le mois suivant, Lie écrivait à Mittag-Leffler : Au retour de ma randonnée dans les montagnes vers le 12 août, une pile de papiers urgents m’attendait, en particulier des corrections relatives aux Archiv et à l’édition [d’Abel] mais aussi celles des examens de nos étudiants qui, cette année, sont inhabituellement difficiles. Lie et Sylow n’avaient toujours pas décidé qui devrait être cité et remercié dans la préface à l’édition des œuvres d’Abel. Lie campait sur sa décision de ne pas faire apparaître le nom de Bjerknes, mais s’en remit à Sylow avec la recommandation suivante : « Vous devez maintenant décider au nom du Ciel. » Lie souhaitait, pour sa part, que Bjerknes fût seulement mentionné pour sa biographie d’Abel et précisait, le 11 septembre 1881 : « Du reste, Bjerknes a ces jours-ci le vent en poupe lequel l’a conduit à ce que des dilettantes savants suivent, à Paris, ses expériences avec intérêt. » Il ajoutait : « Certainement, il a toujours été dans mon attitude vis-à-vis de Bjerknes de chercher à éviter les conflits. Mais il pose de trop grandes exigences. » Peu de jours avant, le 6 septembre, Lie s’adressait à Mittag-Leffler, en Suède : Ici les journaux norvégiens rapportent fréquemment que les appareils du professeur Bjerknes font grande sensation à l’Exposition internationale de l’électricité de Paris6 , ils seraient même la perle de l’exposition. Se peut-il vraiment que ce soit vrai ? As-tu entendu quelque chose en ce sens directement de Paris ? Bjerknes qui, pendant de nombreuses années fut, comme Sylow, réservé, n’est actuellement pas très libre de monter un petit canular ici chez lui. Il se bat maintenant pour pouvoir créer un institut d’hydrodynamique dans notre université avec une subvention annuelle de 4000 couronnes. À Paris, beaucoup — notamment dans les colonnes de la revue anglaise Nature — considéraient les expériences de Bjerknes comme étant les plus intéressantes de toutes7 . Il reçut la plus haute distinction de l’Exposition 6 N.d.T. : installée dans le palais de l’Industrie, construit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855 et remplacé depuis 1900 par les Petit et Grand Palais, l’Exposition accueillit 1 764 exposants et 673 473 visiteurs. Voir Linda Aimone et Carlo Olmo, Les Expositions universelles (1851-1900) (collection « Histoire et société »), Belin, 1993, p. 55, 56 et 301. 7 N.d.T. : ces expériences de Bjerknes sont notamment décrites dans l’article « Expériences de M. Bjerknes. Imitation inverse des phénomènes électriques et magnétiques par des phénomènes hydro-dynamiques » de La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, 9, no 441, 12 novembre 1881, p. 369-371 qui les qualifie, à la fin de l’article, de « remarquables travaux ».

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avec les Américains Graham Bell (pour son téléphone) et Thomas Edison (pour sa lampe à incandescence), l’Allemand Werner von Siemens (pour sa dynamo et son tramway) et sept autres participants. La présentation de la page de titre fut aussi l’objet de discussions. Lie ne souhaitait pas qu’apparussent le titre des éditeurs ni le nom des sociétés scientifiques auxquelles ils appartenaient. Aussi, exprima-t-il sa position en ces termes : « D’un point de vue typographique, ce sera hideux. Et pourquoi un lecteur a-t-il donc besoin de savoir si nous occupons ou non telle situation ? Nous nous présentons comme des mathématiciens norvégiens. Voilà. » Lie pouvait arguer du fait que sur ses cartes de visite ne figurait que son nom suivi d’aucun titre. Cela pouvait « être interprété comme de l’arrogance8 », disait-il mais comme il ne les donnait qu’à des personnes qui le connaissaient, il s’en accommodait. Très vite, l’ordre d’apparition de Lie et de Sylow se posa. Lie hésitait ! L’usage préconisait l’ordre alphabétique et le L précédait « malencontreusement » le S. « En revanche, vous avez fourni un plus gros travail que moi pour cette édition », écrivait Lie qui, néanmoins à regret, tenait à occuper la seconde position. « C’était la raison pour laquelle depuis un an j’avais proposé de vous confier toute l’édition », poursuivait-il. Inspiré d’une suggestion de Lie, un compromis fut finalement adopté : la préface indiquerait explicitement la façon dont les deux mathématiciens s’étaient réparti le travail et les notes de chaque article seraient signées. Les commentaires de Lie étaient beaucoup moins nombreux et fournis que ceux de Sylow dont les notes, en maints endroits, constituaient presque des rédactions indépendantes. En dernier lieu, Lie précisait que tous savaient réellement qui, des deux scientifiques, avait le plus travaillé et qu’en tout état de cause, tous ceux qui — en Norvège comme à l’étranger — avaient été en contact, pendant ces sept dernières années, avec Sylow et avec lui, au même titre que tous ceux qui avaient été en contact avec Bjerknes, ajoutait-il perfidement, connaissaient la réalité. Lie se préoccupait de la situation et de l’avenir de Sylow. Il essaya, sans succès, de lui proposer de poser sa candidature à la chaire vacante de professeur à Helsinki. Il était« stupide de sa part » de ne pas postuler, commentait Lie à l’adresse de Mittag-Leffler, tout en poursuivant : « Il a raison de se considérer trop lésé ici en Norvège, bien que sa propre modestie en soit pour une part responsable. [...] Il est extraordinaire que son savoir et sa finesse soient liés à une si petite envie de créer. Il est diablement fort ; c’est certain. » Lie écrivit par ailleurs à Sylow : « J’ai la conviction, jusqu’à un certain point, que, pour l’essentiel, vous aurez ce que vous méritez. Que dans l’avenir, il en soit de même pour moi est également certain. » Ce que Lie fit discrètement pour aider Sylow est inconnu mais quinze ans plus tard — Sylow était alors âgé de soixante-quatre ans et toujours professeur principal à Fredrikshald — Lie écrivit un article virulent dans le journal Aftenposten intitulé « Sur Abel, 8 N.d.T.

: ce nom est en français dans le texte.

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Évariste Galois et Ludwig Sylow ». Il s’agissait de garantir à Sylow une situation dans laquelle il « pourrait consacrer toute son énergie à la rédaction de ses idées mathématiques ». Deux ans après, Sylow était nommé professeur extraordinaire à Christiania, où il fut un enseignant stimulant jusqu’à sa mort, survenue vingt ans plus tard. Au cours de cet automne 1882, Lie et Sylow durent résoudre le problème du sous-titre de l’édition des œuvres d’Abel. Depuis Paris, Broch écrivit que « Nouvelle édition » devait être mentionné et non « Seconde édition », la première de 1839, due à Holmboe, étant lacunaire. Il souhaitait faire préciser que cette édition bénéficiait du soutien « du Gouvernement Norvégien » et non « de l’État Norvégien ». Il fut convenu que Lie aborderait ce point avec le professeur Storm. Quand les œuvres complètes d’Abel furent enfin présentées — deux tomes in-quarto, contenant respectivement six cent vingt et une et trois cent trente-huit pages — à Christiania, solennellement devant la Société des sciences le 9 décembre 1881, on pouvait lire sur la page de titre : « ŒUVRES COMPLÈTES DE NIELS HENRIK ABEL. NOUVELLE ÉDITION PUBLIÉE AUX FRAIS DE L’ÉTAT NORVÉGIEN PAR MM. L. SYLOW ET S. LIE ». Lie travailla beaucoup à la diffusion de ce livre chez les mathématiciens de l’Europe entière et reçut, à cette occasion, de nombreuses lettres de remerciements. Il veilla, par l’intermédiaire de Gauthier-Villars à Paris, à la vente de cet ouvrage en France, en Grande-Bretagne et en Italie. En deux ans, Gauthier-Villars en acheta deux cent cinquante exemplaires. En Allemagne, trouver un réseau de distribution approprié exigea, au début, un peu plus de temps. Lie tenait à une présentation solennelle du livre. Weierstrass s’y employa à Berlin, et Broch, à Paris. Lie, quant à lui, pria Mittag-Leffler de le faire devant l’Académie des sciences de Suède. À Leipzig, Klein apporta son aide en faisant acheter cent exemplaires par la grande maison d’édition Teubner. Peu après, Lie envoyait ce résumé à Mittag-Leffler : Dans le fond, il est remarquable qu’Abel soit si peu lu dans la version originale de ses textes par la grande majorité des mathématiciens qui le connaissent seulement indirectement. Combien ont, par exemple, lu son mémoire de Paris qui, outre le théorème d’Abel, contient néanmoins in nuce9 ce que l’on appelle le génie « riemannien ». Il est vrai que le traité est bien difficile à lire. Quelques mois plus tard, Weierstrass envoya à la bibliothèque universitaire de Christiania tous les manuscrits et les lettres que possédait l’Académie de Berlin et Lie proposa, par le truchement de l’université, qu’à titre de remerciement, Weierstrass fût décoré d’un ordre norvégien de première importance. Pourtant, il n’en fut rien et Lie lui expliqua que la cause résidait très « vraisemblablement » dans le fait que « le parti au gouvernement me voit d’un 9 N.d.T.

: littéralement dans la noix c’est-à-dire en lui-même.

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mauvais œil, moi qui ai été nommé professeur à l’initiative du Parlement et qui eo ipso10 suis considéré comme appartenant aux plus rouges d’entre les rouges (sans la moindre raison par ailleurs) ». Dans la préface à l’édition des œuvres d’Abel, de nombreuses personnes étaient remerciées pour leurs « sages conseils et [...] précieux concours ». Pour le compte des Norvégiens, figuraient les noms de Broch et évidemment du défunt Holmboe, cité pour son travail relatif à la première édition, mais nulle mention de Bjerknes, si ce n’est à la fin de cette préface, rédigée ainsi : « Au moment où nous achevons cette édition, M.Bjerknes, professeur à l’Université de Christiania, vient de publier une biographie détaillée d’Abel, fondée sur des recherches étendues, dans laquelle il a tenu compte des matériaux recueillis pour cette édition. Dans ce travail intéressant on trouve réunies à peu près toutes les données accessibles de la vie d’Abel. Tout en exprimant le vœu que cette biographie soit traduite dans une langue plus généralement connue, nous devrions faire observer que nous ne partageons pas toutes les vues de l’auteur, bien que nous reconnaissions avec lui que c’est à Abel en première ligne que la science doit la découverte des fonctions elliptiques proprement dites »11 . Bjerknes s’attendait à ce que son livre sur Abel dérangeât les lecteurs étrangers avertis car il avait brisé la légende de « la noble compétition » au profit de son pays. Toutefois, il fut profondément déçu que ses points de vue ne recueillissent pas l’approbation générale dans sa propre patrie. Il fit savoir, en des termes virulents, à Sylow et à Lie, que la préface aux œuvres d’Abel offrait le lieu le moins propice pour exprimer des réserves à l’égard de quelqu’un qui se battait pour que justice fût rendue à Abel. Lie confia à Sylow : « Bjerknes est profondément révolté que nous nous déclarions en désaccord avec certains de ses points de vue et "cela même dans un texte principal et non secondaire". » (Lie utilisa à une autre reprise la préface d’un livre pour expliquer clairement les évolutions de sa pensée. Le livre de Bjerknes parut en français quatre ans plus tard, à Bordeaux, dans la traduction du mathématicien Jules Houël qui avait aussi correspondu avec Lie.) Lie était soulagé que l’édition des œuvres d’Abel fût achevée et il l’écrivait à Klein et à Mittag-Leffler. Tant que ce travail était en cours, il n’avait pas voulu être payé. Lorsque cet ouvrage fut publié, cinq cents speciedaler demeuraient disponibles après le paiement de tous les frais nécessités pour l’édition des œuvres d’Abel. Aussi informa-t-il Sylow qu’il en exigeait quatre cents, non pas à titre d’honoraires, mais pour compenser ses pertes financières des années 1874-1878. En effet, en raison de son travail sur Abel, il avait dû refuser d’enseigner et de bénéficier ainsi de revenus supplémentaires ; au cours de ces années, il avait seulement reçu « des appointements avec un supplément pour 10 N.d.T. 11 N.d.T.

: par conséquent. : Œuvres complètes de Niels Henrik Abel. Nouvelle édition, t. I, p. v.

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la cherté des vivres » pour un montant de neuf cent cinquante speciedaler, ce qui « n’était nullement suffisant pour l’entretien de ma famille, y compris la caisse pour les veuves », constatait-il. Cela l’avait également conduit, « malgré une gestion budgétaire rigoureuse, à contracter des dettes ». Il confiait aussi à Klein que le travail sur l’édition des œuvres d’Abel ces dernières années avait entravé ses recherches personnelles et il espérait que la rédaction des Mathematische Annalen remarquerait qu’il disposait désormais de davantage de temps pour se consacrer à ses propres articles. Le premier qu’il préparait traitait des courbes géodésiques et faisait donc intervenir les surfaces à courbure constante. Lie priait Klein de saluer Mayer et de lui dire qu’il prendrait rapidement contact avec lui. « Je me suis, pendant des années entières, tenu à l’écart, pas vraiment volontairement. Mais cela est seulement arrivé, tout naturellement », écrivait-il, et quelques mois après encore à Klein : « Je crois que ma force de travail est passée par un minimum à l’automne 1881. J’espère qu’il s’écoulera de nombreuses années avant qu’elle n’atteigne le prochain maximum. » 1882 fut également une année chargée et mouvementée pour Lie. Au cours du semestre de printemps, il dispensait deux heures d’enseignement par semaine « sur la géométrie plane cartésienne », deux heures « sur quelques chapitres de la géométrie nouvelle » ainsi qu’une heure « sur les fonctions elliptiques ». En avril, il envoya à Klein et aux Mathematische Annalen son article sur les courbes géodésiques en précisant qu’il suivait avec le plus grand intérêt, certes dans les grandes lignes, les « progrès prodigieux et remarquables » accomplis dans le développement de la théorie des fonctions. « Les perspectives que tu as présentées dans ton programme [d’Erlangen] se réalisent de plus en plus », livrait-il à Klein, non sans admiration. Lie semble avoir tardé à confier à Klein qu’il entretenait également une correspondance suivie avec Mittag-Leffler. Celui-ci était à cette époque en étroit contact avec des mathématiciens français, en particulier avec Charles Hermite, et trois de ses étudiants exceptionnellement talentueux : Paul Appell, Émile Picard et surtout Henri Poincaré. Dès le mois de novembre 1881, Mittag-Leffler avait avisé Lie qu’il plaçait les travaux de Poincaré parmi les avancées mathématiques les plus importantes de ce siècle. Lie lui répondit : Je suis, d’une certaine façon, personnellement intéressé de savoir si Poincaré a raison de prétendre qu’il peut intégrer n’importe quelle équation différentielle linéaire homogène à coefficients rationnels + resp. algébriques. En effet, pour intégrer de telles équations différentielles, j’ai retrouvé depuis longtemps la signification de toutes les transformations infinitésimales qui conservent n’importe quelle équation différentielle ordinaire ou aux dérivées partielles. Si la supposition de Poincaré est exacte, je pourrai alors intégrer n’importe quelle équation différentielle y(n) = f (x, y, y  , ..., y (n−1) ) qui, par une quelconque tranformation inconnue (entre x et y ou entre x, y et y  ), pourrait se retrouver sous une forme linéaire dans laquelle

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je supposerais seulement que f est une fonction rationnelle ou algébrique de x, y, y  , ..., y (n−1) . De même, on pourrait intégrer certaines autres classes d’équations différentielles algébriques qui admettent des transformations infinitésimales inconnues. Halphen se préoccupe de l’intégration des équations différentielles qui admettent (une infinité, de nombreuses, ou même) toutes les transformations linéaires. Pour aussi précieuses que ces recherches soient probablement, il est à remarquer, cependant, qu’il est d’assez peu d’importance que les transformations concernées soient linéaires. Le principal est que les équations différentielles concernées admettent un groupe de transformations. Il concluait par : « J’ai commandé les mémoires de Poincaré mais ils sont malheureusement épuisés. » Dans une lettre adressée à Mittag-Leffler, il indiquait également qu’il avait, ainsi que Sylow, reçu une longue missive d’Hermite qui leur témoignait sa satisfaction pour les réserves qu’ils avaient émises sur Bjerknes dans la préface aux œuvres d’Abel. Lie ne put s’empêcher de faire ce commentaire : « Il est remarquable qu’un homme aussi avisé et prudent que Bjerknes ait pu se compromettre comme il l’a fait sur quelques points. » Lie savait que Mittag-Leffler travaillait aussi sur une biographie d’Abel ; il exprimait un vif intérêt pour ce livre à venir mais ajoutait : « Sois un peu prudent quand tu évoqueras ce sujet avec Bjerknes. Il essaiera certainement de t’en dissuader. » Bjerknes et Mittag-Leffler continuèrent à correspondre régulièrement ; l’ouvrage de Mittag-Leffler sortit l’année suivant le décès de Bjerknes, vingt ans plus tard. La réaction de Lie à propos de la position de Bjerknes sur la priorité qu’il accordait à Abel peut également se justifier par la situation d’alors. Lie écrivait à Mittag-Leffler : « Si nous Scandinaves — qui, de fait, disparaissons comparés au nombre d’Allemands — mettons en avant les droits d’Abel avec quelque avantage, nous devons alors, en tout premier lieu, nous garder de commettre une injustice à l’encontre de Jacobi. » Mittag-Leffler se consacrait de plus en plus à la revue nordique et Lie semblait s’en accommoder fort bien. Mittag-Leffler brillait dans l’art de résoudre les problèmes financiers et d’organisation ; il entretenait aussi d’excellents contacts avec le milieu économique et politique suédois ainsi qu’avec les cercles scientifiques européens. Dans son pays, il profitait de son amitié avec le mathématicien et ministre Carl Johan Malmsten. Dans le même temps, quelques événements vinrent perturber le monde de l’édition. À Berlin, les deux grands mathématiciens Kronecker et Weierstrass avaient — en 1880, après la mort de Borchardt — pris la direction du prestigieux Journal de Crelle. Le second, ancien professeur de Mittag-Leffler, était un ami fidèle, mais ce dernier doutait des capacités administratives des deux mathématiciens que l’on disait ne pas s’entendre. Il craignait que la revue si réputée ne s’effondrât et que la concurrence d’un nouveau périodique nordique n’accentuât ce déclin susceptible de provoquer, en contrepartie, une

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réaction allemande négative à l’encontre de l’initiative nordique. Quant à Lie, ses préoccupations le tournaient plutôt vers les Mathematische Annalen et Klein qui occupait de plus en plus, à Göttingen, la fonction de rédacteur en chef. Dans sa correspondance avec Mittag-Leffler, Lie mentionnait, à maintes reprises, qu’il voulait continuer à livrer des articles pour les Mathematische Annalen et précisait qu’il ne pouvait s’imaginer que Klein, ou un quelconque ami de ce dernier, combattrait l’idée d’un journal nordique tout en ajoutant : « Une autre chose est que la rédaction des Math. Annalen risque de ne pas se réjouir d’une initiative qui les privera de bien des travaux. » La condition préliminaire pour la revue nordique était, selon les mots de Lie, qu’elle « reproduisît seulement des articles dans les grandes langues de culture. Cette exigence doit être satisfaite si l’on veut concourir dans le marché mondial. » Lie et Mittag-Leffler s’échangeaient aussi leurs travaux mathématiques et le premier commentait, en février 1882 : « Tes grandes découvertes en théorie des fonctions et en calcul intégral ont ma grande admiration et ma sympathie ; j’essaie de mon mieux, autant que le temps me le permet, de me faire une idée sur l’essentiel des avancées dans ces domaines. Je regrette d’avoir, malheureusement, si peu étudié la théorie des fonctions dans ma jeunesse et il m’en coûte de combler ces lacunes à présent. » À propos de ses propres recherches, Lie écrivait : « Je crois que mes groupes de transformations (sur lesquels j’ai d’abord écrit dans les Math. de Göttingen à la fin de 1874) trouveront une signification particulière dans la théorie des équations différentielles à deux variables si les suppositions de Poincaré sont correctes. » Le mois suivant, il ajoutait : « Il y a là une différence essentielle d’une part, entre tes recherches et celles de Poincaré sur les fonctions et les équations différentielles et d’autre part, mes travaux plus modestes sur les groupes de transformations et les équations différentielles où la précision joue un rôle différent chez toi et chez moi qui, somme toute, étudie les fonctions analytiques. » Il formula, à l’intention de Mittag-Leffler, sa « première idée » en les termes suivants : « Je peux dire que je cherche à transposer dans la théorie des équations différentielles, les idées qui, en ce qui concerne les équations algébriques, ont donné naissance au principe des équations abéliennes. » Au cours du printemps, Lie essaya de convaincre « des Norvégiens fortunés » de contribuer financièrement à la revue nordique mais trouva assez vite que ces perspectives ne s’avéraient « guère prometteuses ». Il s’en ouvrit à Bjerknes qui considérait le professeur Torkel Halvorsen Aschehoug comme la personne la mieux à même de les conseiller. Lie confirma à Mittag-Leffler qu’il était « l’homme adéquat » : il s’intéressait aux sciences, « pas seulement aux mathématiques » et par-dessus tout, il exerçait une grande influence sur « le parti Høyre, c’est-à-dire le parti qui [avait] le pouvoir ». En Suède, Mittag-Leffler avait toujours bénéficié de dons très importants pour le journal — le roi notamment soutenait l’entreprise — et Lie précisait : « Si notre situation politique n’avait pas été si désespérée, nous aurions peut-être pu

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obtenir quelque chose du Parlement. Mais juste en ce moment, il se produit subitement un changement regrettable dans les libéralités que le Parlement a montrées, jusqu’à présent, pour les sciences. » Néanmoins, le gouvernement norvégien promit d’accorder, en 1883, mille couronnes, ce qui correspondait à la somme donnée par ses homologues danois et suédois. Le premier comité de rédaction se composait uniquement de mathématiciens nordiques12 . Si Lie décidait bien sûr qui pouvait y siéger, le véritable responsable était Mittag-Leffler qui, en premier lieu, prit contact avec ses amis mathématiciens à Paris. Il était arrivé à la conclusion qu’ils vivaient dans une époque qui ressemblait aux années 1820, quand les fonctions elliptiques furent découvertes. Au même titre que le jeune Abel avait alors fait connaître le Journal de Crelle nouvellement créé, le jeune Poincaré voulait assurer le succès du journal nordique. À la fin du mois de mars 1882, MittagLeffler annonça ouvertement à ce dernier le rôle pour lequel il était pressenti. Celui-ci répondit favorablement et commença aussitôt à envoyer ses travaux à Stockholm. Lie confiait à Mittag-Leffler : « S’il en est véritablement ainsi que tu puisses compter sur la très large contribution de Français que tu cites, il est alors presque certain que cela suffira à asseoir la réputation du journal. » Ils eurent raison ; les Acta Mathematica acquirent très rapidement une réputation internationale, car Poincaré participait à cette revue13 . La bonne volonté des mathématiciens allemands fut reconnue puisque Weierstrass, Kronecker, Kummer et Schering furent décorés d’un ordre royal suédois. Dès le printemps 1882, Lie sembla certain de ne pas enseigner le semestre suivant et de bénéficier d’une bourse pour aller à l’étranger ; il espérait retrouver Klein à Paris : « Ne penses-tu pas faire aussi un voyage à Paris ? Ce serait drôle de se rencontrer de nouveau à Paris. Nous pourrions, une nouvelle fois, nous rendre à Sceaux et boire un café sous les arbres, aller admirer les hippopotames dans le jardin zoologique, et peut-être nous retrouver un soir à La Closerie des Lilas. Réfléchis-y ! » Connaissant la santé fragile de son ami asthmatique, Lie était réservé quant à la perspective de voir ses souhaits s’accomplir. Lie précisait : « Moi, ce sont les nerfs qui ne sont pas solides » et ajoutait : « Pour moi, rien n’est aussi profitable, autant pour mon corps que pour mon esprit, qu’un voyage à l’étranger. C’est rester assis pendant des heures et écrire qui me fatigue. » Juste avant la fin du semestre, vers le mois de juin 1882, alors qu’il avait reçu la confirmation de sa bourse de voyage, il écrivait qu’il n’abandonnait pas l’espoir que Klein vînt à Paris : En ce qui concerne ta santé, j’espère que maintenant cela va bien. Et d’abord, je crois que tu pourrais difficilement trouver un meilleur 12 N.d.T. : on y trouvait, répartis explicitement par pays, six Suédois (dont Bäcklund, Hugo Gyldén qui avait grandi et débuté sa carrière en Finlande, Malmsten et MittagLeffler), quatre Norvégiens (Bjerknes, Broch, Lie et Sylow), trois Danois (dont Zeuthen) et le Finlandais Lorentz Lindelöf. 13 N.d.T. : « Théorie des groupes fuchsiens » de Poincaré ouvre la revue. Voir Acta Mathematica 1882, t. 1, p. 1-62.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse compagnon de voyage ; tu trouveras toujours en moi une amitié et une sympathie inconditionnelles. Un voyage en ma compagnie serait donc probablement moins inquiétant que pas de voyage. Pour moi, il est essentiel d’être avec toi et en ta compagnie.

À Paris, Lie souhaitait faire comprendre à Halphen que nombre de ses propositions n’étaient que des corollaires de théorèmes sur les transformations infinitésimales que lui, Lie, avait publiées depuis longtemps. Il signalait aussi, à l’adresse de Klein, que ses travaux et ceux du mathématicien Edmond Laguerre présentaient plusieurs points communs, notamment ceux qui s’inscrivaient dans ses recherches sur les invariants des équations différentielles linéaires. Lie priait Klein, dès qu’il en aurait la possibilité, d’écrire à Poincaré pour lui rapporter qu’il aimerait le rencontrer à Paris, ajoutant : « Je crois que mes théories sur les transformations peuvent, avec profit, être combinées avec ses prodigieuses recherches. » La réalisation de ce projet s’avérait fort délicate ! La dégradation des relations entre Klein et Poincaré, devenues de plus en plus difficiles, constituait certainement une des raisons pour lesquelles Klein, au-delà même de son état de santé précaire, refusait de retrouver Lie à Paris. Les années précédentes, Klein — s’inspirant des études de Riemann — s’était tourné vers une approche géométrique de la théorie des fonctions et il avait publié, durant l’automne 1881, un traité approfondi sur un nouveau type de fonctions algébriques, un travail qui serait à ses yeux le meilleur et le plus important de sa carrière mathématique. Cependant, il avait appris, six mois plus tôt, en mai 1881, que le jeune Poincaré, à Paris, avait commencé à publier les points essentiels d’une nouvelle théorie applicable à un type de fonctions, appelées automorphes et que Poincaré nommait fuchsiennes, en référence au mathématicien allemand Lazarus Fuchs. Les études de Poincaré étaient très proches de celles de Klein qui était rapidement entré en contact avec le mathématicien français. Ils avaient, à partir du 12 juin 1881, échangé une correspondance amicale et une « compétition » s’était engagée entre eux pour essayer de formuler un grand théorème qui devait simplifier et fonder la théorie. Klein réussit à énoncer un tel théorème et à élaborer une stratégie pour le prouver, mais cette « compétition » devait lui causer un épuisement psychique lourd de conséquences. Poincaré joua aussi un rôle important auprès de Lie. En pensant à son voyage imminent à Paris, Lie s’adressa — avant les vacances d’été de 1882 — à Mittag-Leffler : J’avais pensé te demander de me présenter à Poincaré. Peut-être à quelque occasion, quand tu lui écriras, pourras-tu lui raconter que je séjournerai à Paris au cours des mois d’octobre et de novembre prochains et que j’aimerais beaucoup faire sa connaissance. [...] Paris va peut-être redevenir le centre des mathématiques. Il me semble que cela se dessine dans de nombreuses branches. Je crois que c’est un

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avantage pour le monde si les Français reviennent au premier plan, car il est certainement infiniment plus agréable de lire les travaux français qu’allemands. On ignore où Anna et les deux fillettes, âgées alors de deux et cinq ans, passèrent l’été. Peut-être une partie à Skarpno et une autre à Åsgårdstrand14 , comme cela allait devenir la règle. Comme d’habitude, Lie grimpa dans les montagnes vers le Nordfjord et y resta la plus grande partie du mois de juillet. Au milieu du mois, il retrouva Nordfjordeid, son village natal, puis continua vers Stryn et escalada, de nouveau, quelques montagnes en direction de Lillehammer. Il regagna la capitale au début du mois d’août en raison de l’examen artium. Il resta à Christiania environ un mois avant de partir pour l’étranger. Le registre d’automne des cours universitaires mentionne à propos du professeur Lie « Séjourne à l’étranger avec une bourse publique ». À Copenhague, il rencontra Zeuthen et ils parlèrent avec beaucoup d’espoir du périodique nordique. Lie pensait écrire un grand article sur les surfaces à courbure constante ; il lui était important de convaincre Zeuthen de la nécessité de contribuer à cette revue. Lie confiait à Mittag-Leffler : Pour ce qui concerne la théorie des fonctions, le journal va, d’un coup, occuper une position dominante. En revanche pour la géométrie, qui représente un si grand nombre des publications lues, il est d’une importance capitale de gagner les Danois, en particulier Zeuthen. Il est vrai que, pour le moment, l’analyse et la géométrie n’avancent pas à la même vitesse ; mais néanmoins, il est à mes yeux indispensable que le journal puisse aussi élever sa position en géométrie. Lie quitta Copenhague pour rejoindre Klein et son épouse à Leipzig d’où il écrivit à Anna qu’il avait « eu une conversation longue et intéressante avec Klein. Nous irons demain chez Mayer qui habite à la campagne ». Par ailleurs, il allait « très bien » et souhaitait qu’il en fût de même pour elle et les enfants. Il lui demandait de saluer tout le monde, « en particulier Laura » et rappelait son futur itinéraire et les adresses où elle pourrait le joindre. De son côté, Klein annonçait à Poincaré, le 19 septembre 1882, que Lie lui avait, pendant quelques jours, rendu visite et qu’il souhaitait le rencontrer, à Paris, d’ici un mois. Il précisait par ailleurs que son « ami S. Lie » était « vivement intéressé par les avancées qui avaient eu lieu, ces derniers temps, dans la théorie des fonctions », même s’il n’était pas un spécialiste de ce domaine. Après sa visite à Leipzig, Lie devait, conformément à ses projets, s’arrêter en Suisse — successivement à Pontresina, Andermatt, Zermatt et Genève — pour regagner ensuite Paris, au début du mois d’octobre. Il respecta à la lettre l’itinéraire qu’il s’était tracé. « Pour moi qui suis norvégien et un vieux 14 Situé sur la rive occidentale du fjord d’Oslo, Åsgårdstrand fut également la résidence d’été du peintre expressionniste Edvard Munch. Voir aussi son tableau Mélancolie.

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touriste, la Suisse est particulièrement intéressante », confiait-il à Klein. Lie se promena quelques semaines dans les montagnes et arriva, en pleine forme, dans la capitale. Là, il s’installa dans la pension, sise 8 rue de Bagneux, où, huit ans auparavant, il avait passé sa lune de miel avec Anna. Si la maîtresse des lieux — madame Maurvais — était décédée, la pension continuait à accueillir des étrangers de différentes nationalités, surtout des Anglais et des dames, mais il n’avait, jusqu’à présent, « presque pas adressé la parole à qui que ce soit ». Les prix étaient bas : six francs par jour. Toutefois, il y mangeait si peu qu’il envisageait de partir rapidement. « Pour huit francs par jour, je pourrai sans aucun doute trouver une bonne pension », affirmait-il. Il racontait à son épouse avoir rendu visite à un mathématicien, reçu une invitation émanant d’un autre ; en outre, Broch se trouvait, pour l’heure, à Paris. Sophus demandait à Anna de lui indiquer sa pointure pour les gants et essayait de savoir si elle correspondait à celle en usage en France ; le cas échéant, elle devrait découper et lui envoyer « le bord supérieur du gant (le poignet) qui montre la circonférence du poignet ». Il commençait à réfléchir à ce qu’il pourrait rapporter en Norvège. Il demanda l’aide d’Anna pour les présents destinés aux enfants. « Il n’est pas nécessaire qu’ils soient peu coûteux. Je réunirai peut-être en un le cadeau de Paris et celui de Noël. » Il la félicitait de n’avoir pas oublié d’envoyer un télégramme à Motzfeldt à l’occasion de son mariage. Veuf depuis l’année précédente, Ernst s’était remarié en septembre avec Margrethe, sœur d’Else, sa défunte épouse. Dans ce même courrier, il demandait à Anna de dépenser l’argent « du mieux possible, comme nous [avions] à peu près l’habitude de faire ». Il lui faisait quelques recommandations utiles en lui précisant notamment que si des lettres arrivaient en provenance des éditions Gauthier-Villars ou Teubner, elle devait les ouvrir et que dans l’hypothèse où elles concerneraient les œuvres d’Abel, elle devait se rendre dans le bureau de Horn, alors secrétaire au ministère. Si elles étaient à caractère privé, elle devait les lui envoyer « comme toutes les lettres de l’étranger et les imprimés sous bandes », à l’exception des grands paquets américains qui contenaient l’« American Journal édité par Sylvester ». Depuis Paris, Sophus envoyait régulièrement des missives à Anna et la remerciait de lui écrire aussi souvent. Ses « chères lettres » lui procuraient un vif plaisir, surtout quand elle évoquait les enfants. Lie s’adressait aussi à Holst, Klein et Mittag-Leffler et leur contait ses expériences dans la capitale. Dans les premiers courriers destinés à ses amis mathématiciens, il soulignait, en termes dithyrambiques, la position et les contributions de Klein. Il connaissait la rivalité qui opposait les scientifiques allemands et français ; désormais, il savait dans quelle voie il était engagé. Il avisait Holst : « Klein est et reste un pur esprit mathématique par excellence15 . Sa santé n’est malheureusement guère satisfaisante. Mais aucun changement n’est à attendre tant qu’il travaille ainsi. » Il faisait allusion à 15 N.d.T.

: les deux derniers mots sont en français dans le texte.

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l’enseignement de Klein qui exigeait beaucoup de temps et à ses importantes contributions aux Mathematische Annalen ainsi qu’à sa « compétition » scientifique avec Poincaré. En marge d’une lettre à Holst le 7 octobre 1882, il s’interrogeait : « Et si nous créions ensemble une association mathématique cet hiver ? Essentiellement tournée vers la géométrie et l’analyse pure. Aucune sphère dans l’eau ! Du moins avec modération ! » La dernière phrase était une allusion directe aux expériences de Bjerknes. De Paris, Lie rapportait à Mittag-Leffler : « Klein souhaite naturellement entretenir les relations les plus amicales avec le périodique » et ajoutait : « Klein est un mathématicien beaucoup plus intéressant que la majorité des spécialistes allemands de la théorie des fonctions ne veut l’admettre ou peutêtre le comprendre, si seulement sa santé ne freinait pas trop sa force de travail. » Après sa première rencontre avec les mathématiciens français, il écrivait — sur un ton qui se voulait rassurant — à Klein : « À Paris, tu as une très bonne cote ! » Toutefois, il constatait : « Je pense néanmoins comme Abel : c’est beaucoup plus difficile de gagner l’intimité des Français...16 » (Abel compare, en ce domaine, les Français aux Allemands). Si Lie voulait gagner le respect des mathématiciens français, il souhaitait, avant tout, faire connaître ses propres travaux ; il y parvint, mais pas autant qu’il l’avait désiré. Il s’étonnait auprès de Mittag-Leffler, après les toutes premières rencontres : Il est curieux que mes travaux qui, sans comparaison, sont les plus originaux et de la plus grande portée suscitent infiniment moins d’intérêt que ceux, à mes yeux, d’une moindre importance. Mais ainsi va le monde. Ses « travaux de la plus grande portée » concernaient la théorie sur les groupes de transformations et son intention était, au premier rang, d’éveiller l’attention sur ce sujet, grâce à des conversations qu’il souhaitait entretenir avec Hermite. « J’accorderai beaucoup de prix à ce que, à l’occasion tu me recommandes aussi auprès d’Hermite », demandait-il à Mittag-Leffler et il poursuivait : « Avec Picard, qui est manifestement un suppôt de Satan, j’ai moins de points communs même si, à son insu, sa thèse de doctorat contenait seulement des choses que j’avais publiées depuis longtemps. » Dans une lettre destinée à Klein, il racontait : « À l’Académie, j’ai rencontré Halphen, Darboux, Poincaré, Lévy et Stephanos ; ils étaient tous très obligeants. [...] À l’Académie, j’ai aussi parlé avec Tchebychev — un vieil homme merveilleux, aussi vif qu’un adolescent. Il a parlé d’une multitude de sujets et il a publié des choses qui provenaient de notes posthumes d’Abel. Il a aussi parlé d’équations différentielles du premier ordre dont le multiplicateur peut être explicité quand on connaît une transformation infinitésimale. »17 16 N.d.T.

: cette dernière phrase est en français dans le texte. : cette lettre figure aussi, page 76, dans l’article « Three Letters from Sophus Lie to Felix Klein on Parisian Mathematics during the Early 1880’s. Translated from the 17 N.d.T.

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Il témoignait à Holst sa joie d’avoir rencontré Cyparissos Stephanos : « Il semble avoir été généralement reconnu comme un mathématicien talentueux. » Hermite avait immédiatement quitté l’Académie à l’arrivée de Lie. Poincaré — que Lie avait du mal à comprendre en raison d’un léger défaut de prononciation — pouvait rapporter qu’il avait déjà reçu les corrections de Mittag-Leffler pour son article destiné au périodique nordique ; Weierstrass, qui n’avait pas encore livré sa contribution, en retarda la parution. Lie confiait à Mittag-Leffler qu’il travaillait sur un article pour la revue : Avant de t’envoyer mon premier texte, je veux d’abord m’assurer, auprès de Darboux et d’autres, que son contenu est nouveau. J’ai bien sûr toujours assez de matière. Le problème est que mon premier travail doit être court, facile à lire et de valeur. Ces trois exigences limitent mon choix jusqu’à un certain point. Lie n’arrivait pas à décider du sujet qu’il devait traiter ; en fait, il ne parvint jamais — même plus tard — à publier la moindre ligne dans les Acta Mathematica. Toutefois, ainsi que Mittag-Leffler le remarquait (dans cette revue, à la mort de Lie) : « C’était même lui qui avait le premier compris que l’époque était venue d’éditer un grand journal mathématique scandinave. »18 Alors que rien de particulier ne s’était encore produit, Lie, au milieu du mois d’octobre, racontait à Anna, en Norvège, que tout avançait et allait aussi bien qu’il le souhaitait : « Depuis que je suis arrivé à Paris, il fait beau presque sans interruption. Pense qu’ici la chaleur est même étouffante et même le soir, quand le soleil est couché. Je n’ai pas encore eu besoin de mon pardessus de demi-saison. » Il lui rappelait les rues et les endroits où ils avaient été ensemble, en particulier « la belle sortie au bois de Vincennes où [il était] allé avec [elle] seulement une fois. » Il lui précisait également : « Au café de la Régence, j’ai maintenant à ma disposition les journaux Morgenbladet et Dagbladet ; tu n’as donc plus maintenant à m’écrire les nouvelles. » Très certainement, il avait aussi remarqué que Jonas Lie — l’écrivain norvégien dont il avait précédemment parlé avec sympathie — était alors arrivé à Paris. Deux mois plus tard, en décembre 1882, Bjørnson vint aussi dans la capitale avec sa famille et ils restèrent cinq ans, alors que Jonas Lie et son épouse y séjournèrent vingt-quatre ans. Les meilleurs romans de l’époque étaient français, les meilleurs acteurs venaient de France, les critiques et les journalistes français étaient considérés comme les plus amusants et les plus brillants. Cependant, les poètes — et ultérieurement les peintres — norvégiens étaient préoccupés par le manque German by David E. Rose », The Mathematical Intelligencer, 1985, 7 (3), p. 74-77. 18 N.d.T. : Acta Mathematica, 1899, 22. La courte nécrologie fut rédigée en français, comme une grande partie des articles d’alors, l’allemand étant l’autre langue utilisée. La situation évolua au profit de l’anglais. Ainsi, en 1982, dans le tome 148, André Weil écrivit « Mittag-Leffler as I remember him » alors que le mathématicien suédois s’était essentiellement exprimé en français.

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de morale qui entachait l’esprit des Français. « La moralité de la France » fut toujours vue d’un mauvais œil par les Norvégiens. Ainsi, dans un courrier envoyé à E. Sars le 2 mars 1884, Bjørnson comparait « la conscience du péché » chez les Norvégiens et les Français en ces termes : ces derniers « n’ont pas de scrupule, la plupart d’entre eux, à conquérir une femme et bien entendu cela ne choque pas non plus leur morale, contrairement à nous qui considérons cela comme un péché et, pourtant, le faisons ». Dans l’une de ses premières lettres où il décrivait à son épouse la vie sociale au sein de la pension, Sophus y aurait peut-être fait allusion en précisant : « Ici, il y a peu de messieurs en lesquels je pourrais certainement me reconnaître. » Lie rencontra à maintes reprises les mathématiciens français non seulement dans de grandes réunions et à l’Académie, mais aussi personnellement. Il fut invité à prononcer une conférence, le 3 novembre, à la Société mathématique de France. Il avait remarqué que ses travaux de géométrie étaient plus connus en France qu’en Allemagne ; il espérait toujours trouver « une oreille ouverte » pour sa théorie des groupes de transformations, mais il savait bien que pour s’imposer et montrer sa maîtrise, il devait fournir des travaux assortis d’applications plus novatrices. À propos de son futur discours à la Société mathématique, il écrivait : « Je dois chercher, à cette occasion, à faire de la publicité pour mes théories de l’intégration. » Halphen et Laguerre avaient, ces dernières années, travaillé sur les recherches concernant les invariants différentiels et relevant des méthodes d’intégration du groupe projectif du plan ; Lie semble alors avoir fait évoluer ses premières études sur la théorie de l’intégration vers un système complet de transformations infinitésimales connues pour trouver des méthodes plus efficientes et plus simples. Avec Hermite — qui avait disparu si soudainement lors de la première rencontre — Lie aborda ultérieurement « toute sorte de sujets ». Il rapportait à Klein que si le mathématicien français avait une nature amène, il ignorait jusqu’à quel point celui-ci avait compris ses explications. La phrase la plus extraordinaire qu’il avait entendue dans la bouche d’Hermite — qui, à ce que l’on dit, ne pouvait pas lire un seul mot d’allemand — était que Mittag-Leffler lui avait confié que les mathématiciens allemands haïssaient leurs collègues français. Les protestations de Lie n’avaient pas été entendues. Hermite — qui passait aussi pour un dévot — s’était prononcé très vivement et énergiquement sur cette question nationaliste ; Lie avait émis des réserves sur les propos attribués à Mittag-Leffler : ils avaient dû être très déformés ! Hermite, très intéressé d’entendre des frictions et des désaccords entre les mathématiciens français et allemands, présentait la situation à Paris comme idyllique. « Ce n’est certainement pas mieux à Paris qu’en Allemagne », commentait Lie à l’intention de Klein. Hermite, fort naturellement, louait Weierstrass, mais il déplorait que son exposé fût si difficile à lire et il soulignait que Fuchs était le mathématicien allemand qui rédigeait ses théories le plus clairement. Il avait également approuvé les résultats de Klein, mais d’une manière si imprécise

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et si vague que Lie n’était pas certain qu’il les connût vraiment. « Ce n’est pas vrai, Fuchs est la bête noire de Klein », avait affirmé Hermite. Lie avait alors répondu que si Klein lui-même reconnaissait les contributions de Fuchs, il pensait certainement qu’en France, on attribuait à ce dernier des mérites pour ce que d’autres — Riemann, par exemple — avaient fait auparavant. « Mais nous le savons bien ! » avait répliqué Hermite. Ces considérations révélaient une partie de la matière des conflits auxquels Klein était en train de succomber. Tôt dans sa correspondance et sa « compétition » avec Poincaré, Klein s’était fait remarquer par ses expressions pompeuses dans le choix les noms des fonctions nouvelles, une source de polémiques que Poincaré, pour sa part, semble avoir jugées totalement futiles. Ce dernier publia ses premiers travaux originaux sous le titre Mémoires sur les fonctions fuchsiennes19 . Le point de départ avait été un élément qui se trouvait dans les travaux de Fuchs considéré, dans le cadre des mathématiques allemandes, comme l’un des meilleurs représentants de l’école de Berlin. Selon Klein, il était complètement insensé d’utiliser le nom de Fuchs, pour d’une part, des raisons purement factuelles et d’autre part, éviter d’établir le moindre lien entre Berlin et Paris. Quand Poincaré commença, sans plus de ménagement, à utiliser l’expression fonctions kleinéennes, Klein en fut contrarié et proposa : « fonctions invariantes par un groupe de transformations linéaires », avant d’utiliser ultérieurement « fonctions automorphes ». Fuchs et d’autres se mêlèrent à ce débat ; la préoccupation de Klein concernant cette dénomination devint plus qu’une question de priorité. Il semblait avoir été davantage poussé dans ses retranchements plutôt que couronné des lauriers dont il avait d’abord espéré que son travail serait récompensé. Appelez ces fonctions n’importe comment, par exemple « Schall und Rauch20 », se moquait Poincaré, citant avec désinvolture Faust de Goethe. Pour encourager Klein, Lie lui rapportait les avis des mathématiciens français sur son compte : Darboux et Stephanos — qui envisageaient de lui rendre visite à Leipzig — tout comme Halphen, reconnaissaient ses talents. Poincaré avait proclamé à l’occasion que « toutes les mathématiques étaient une histoire de groupes » ; Lie avait alors évoqué le programme d’Erlangen que manifestement Poincaré ignorait. Celui-ci avait reconnu avoir d’abord lu Klein avec difficulté, mais à présent, il n’en était plus de même. Darboux et Jordan avaient confirmé que Klein exigeait beaucoup de ses lecteurs en explicitant insuffisamment ses démonstrations. Lie s’était longuement entretenu avec Jordan ; ce dernier venait de perdre sa mère et l’avait invité à assister à l’enterrement. Sur le compte des mathématiciens français, Lie précisait : « Picard est le gendre d’Hermite. Il fait naturellement l’effet d’être très intelligent. » Hermite était presque « trop courtois » et n’avait pas cette « agilité d’esprit » dont, par exemple, Picard était pourvu ; il avait certainement informé son beau-père des travaux allemands les plus importants que ce dernier ne pouvait lire lui-même. 19 N.d.T.

20 N.d.T.

: Acta Mathematica, 1882, t. 1, p. 193-294. : bruit et fumée.

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Lie était plutôt satisfait de ses propres travaux et de leur accueil à Paris. Il était flatté que Darboux les eût non seulement beaucoup étudié, mais, de surcroît, présentés à la Sorbonne. Pourtant, il était regrettable que le mathématicien français continuât encore à les exploiter et à les « piller ». Lie précisait à l’adresse de Klein : « Il apporte de légers changements et publie sans me citer. À présent, il a commencé avec les surfaces à courbure constante. Je dois, pour cette raison et le plus vite possible, remanier mes travaux de Christiania pour les Math. Annalen. » Lie essayait d’expliquer à Halphen — qu’il jugeait « particulièrement sympathique » et qui, par ailleurs, connaissait ses travaux sur les surfaces minimales — les liens entre sa propre théorie de l’intégration et les invariants différentiels d’Halphen. Il envisageait d’aborder précisément ce thème ultérieurement et dès le mois d’octobre, il avisait Klein qu’il avait déjà évoqué ce sujet avec Hermite, Poincaré, Picard ainsi que Jordan et Pafnouti Tchebychev qui, tous deux, l’avaient encouragé énergiquement. Poincaré, en revanche, l’avait attentivement observé lors de cette rencontre, tout comme Picard ; pour cette raison, il craignait que la reconnaissance d’Hermite ne fût essentiellement verbale : « Hermite est un homme du monde dans la conversation, mais semble à présent être un peu vieux », ajoutait Lie. Lie commentait aussi ses rencontres avec les mathématiciens Ossian Bonnet, Lévy, Bouquet et Mannheim. Le premier était très affable et vivement intéressé par ses études géométriques, mais « colossalement gros ». Du deuxième, il précisait seulement que ce bon mathématicien connaissait peu ses théories de l’intégration. Il remerciait Jean-Claude Bouquet d’avoir, avec Charles Briot, si merveilleusement reconnu Abel. Les propos émis par Hermite sur Abel et Jacobi dans ses cours prononcés à la Sorbonne étaient cependant « singulièrement incorrects ». Selon Lie, il avait déclaré qu’Euler avait déjà interverti les intégrales, que dans les domaines où Abel était le précurseur, Jacobi et Abel étaient arrivés simultanément aux mêmes découvertes et que dans ceux où Jacobi était très avancé, Abel n’était jamais intervenu. (C’était tout de même bien Hermite qui avait affirmé qu’Abel avait donné suffisamment de grain à moudre pour plusieurs siècles !) Lie était sorti avec Mannheim boire une bière, accompagné de Résal, le directeur du Journal de Liouville21 . Pour l’heure, cette revue bien connue jouissait néanmoins de peu de considération à Paris, pouvait rapporter Lie, lequel ajoutait qu’il le comprenait fort bien après avoir entendu Résal parler de la nouvelle direction dans laquelle s’orientait la théorie des fonctions, montrant ainsi qu’il n’avait manifestement rien compris. Mannheim était, comme toujours, charmant : « c’est vraiment un homme bon, et il m’avait mis en garde contre Darboux dont il avait les meilleures raisons de se méfier. » Toutefois, il précisait : « Je dois pourtant parler avec Darboux car c’est lui qui me 21 N.d.T. : après la mort de Liouville, Henri Résal assura pendant dix ans la direction du Journal de mathématiques pures et appliquées. En 1885, ce mécanicien, membre de l’Institut, céda sa place à Jordan qui demeura à la tête de cette publication, jusqu’à sa mort.

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comprend le mieux. Et je dois payer pour ce plaisir. En tout cas, la science l’exige. » Selon Lie, Darboux avait, de surcroît, l’habitude de se moquer de la plupart des mathématiciens ; Klein échappait à ses sarcasmes ainsi qu’à ceux d’Halphen, pourvu du même défaut. Dans une lettre ultérieure, Lie annonçait à Klein que Darboux avait convolé avec une jeune fille pauvre ; lorqu’il était venu, avec Anna, en voyage de noces à Paris, huit ans plus tôt, Darboux menait alors une vie assez modeste ; mais depuis qu’il avait succédé à Chasles22 , sa situation pécuniaire s’était améliorée. Le mois d’octobre s’écoulait agréablement. Quand le temps se rafraichît, Lie s’acheta un manteau, un chapeau et un parapluie pour cent francs. Le 3 novembre, sa présentation, à la Société mathémathique de France, de ses méthodes d’intégration impressionna l’auditoire et sa réputation s’accrût. Quelques jours plus tard, il envoyait une lettre à Anna dans laquelle il lui rappelait qu’il souhaitait lui faire un cadeau d’un montant de cent francs, en partie pour compenser son absence. « Je dois bien faire les choses afin que tu sois contente de ce que j’achète » et il indiquait que cela devrait être quelque chose en or. « C’est dans le fond ce que je préfère » et de plus « le souvenir le plus durable du voyage à Paris ». Sophus songeait à une broche et un médaillon. « Il vaut mieux acheter peu de belles choses que beaucoup de médiocres » et il précisait qu’il avait été « prodigieusement économe ». Il lui demandait néanmoins de lui envoyer de l’argent : trente francs à Paris et cent francs à Copenhague qu’il recevrait sur le chemin du retour. Je me réjouis de rentrer. Je compte les jours jusqu’à mon départ. Et pourtant, tout va bien pour moi ici et je serai amené, à plusieurs reprises, à envisager un nouveau voyage à l’étranger. La prochaine fois, ce sera probablement en Allemagne, à Leipzig. Quand j’étais en Suisse, je me suis demandé à maintes reprises s’il ne serait pas possible qu’une fois dans l’avenir, nous puissions avec les enfants voyager ensemble en Suisse. Je pensais que Mai et moi pourrions marcher ensemble et que toi et Dagny pourriez rester quelques jours, là où l’on ne peut plus avancer avec le train, dans l’une de ces pensions ravissantes qui se trouvent dans les endroits les plus beaux. Qui sait ! Si la chance sourit, ce rêve pourra peut-être se réaliser un jour. Le froid commençait à se faire sentir ; chauffer les appartements était difficile. « Je reste souvent assis chaudement habillé, ou avec mon pardessus et une couverture sur les genoux. De cette façon, la situation est supportable. » Il ajoutait : « J’ai acheté pas mal d’images pour les enfants et dois me soucier d’acheter des rubans de soie. » Comme il était plus facile de trouver des 22 N.d.T. : à la mort de Chasles survenue en 1880, Darboux occupa alors, à la Sorbonne, la chaire de géométrie supérieure.

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images pour Mai que pour sa sœur, il priait son épouse de trouver un cadeau qu’elle pourrait donner à la cadette « de la part de papa. » Ils avaient, du reste, décidé qu’Anna consacrerait deux couronnes à chaque fillette pour leur offrir quelque chose. « En même temps, montre à Dadi ma photographie pour qu’elle n’oublie pas son papa ». Il lui rappelait : « Habille bien les enfants. Elles doivent avoir assez de sous-vêtements pour ne pas attraper froid. » Le 14 novembre, Lie reçut, de Poincaré, une invitation ainsi libellée : « Seriez-vous assez bon pour nous faire le plaisir de venir dîner chez nous [66 rue Gay-Lussac] samedi prochain sans aucune cérémonie, à 7 heures ». Il répondit le lendemain, en allemand : « C’est avec grand plaisir que j’accepte votre aimable invitation. J’ai essayé récemment de vous trouver chez vous, mais je n’ai pas laissé ma carte, puisque j’avais l’intention de refaire une visite. »23 Le même jour, il envoyait à la Société des sciences de Christiania, une « communication » mathématique sur l’intégration d’un système d’équations différentielles. Néanmoins, il semble avoir passé l’essentiel de la fin de son séjour parisien à chercher une broche et un médaillon, à telle enseigne que dans des lettres ultérieures adressées à Klein et à Mittag-Leffler, il se reprochait d’avoir pris contact trop tard avec Picard et Appell. Dans les vitrines, il voyait « beaucoup de médaillons, mais en revanche très peu de broches », écrivait-il à Anna et il lui demandait : « Seraient-elles passées de mode ? Elles sont peut-être derrière ! [...] En ce qui concerne les broches, il n’est pas nécessaire, n’est-ce pas, qu’elles soient ovales et sans coin ? » Sophus paraissait avoir trouvé une solution : « Comme tu peux trouver de belles choses pour 90-100 couronnes à Christiania, ce n’est donc pas la peine que j’achète ici à moins que je ne trouve des choses vraiment belles. J’espère que tu peux te fier à moi. En tout cas, je ne m’épargnerai aucune peine. » Il racontait à Anna qu’il déployait une grande activité. Invité tantôt pour le petit déjeuner, tantôt pour le dîner, il comptait, désormais, dans la « société mathématique »24 . Il ajoutait : « Mais on se sent toutefois un peu seul ici. [...] Je me réjouis sincèrement de rentrer sous peu à la maison, ce qui est encore le mieux. » Selon ses projets, il devait quitter Paris le 22 novembre au soir, être à Copenhague le 25 et rendre visite à Zeuthen, puis continuer par Lund pour rencontrer Bäcklund et enfin arriver chez lui le 1er ou 2 décembre. Il arriva à Christiania — peut-être avec un médaillon ou une broche — au début de décembre et semble, le reste du mois, avoir passé beaucoup de temps à la maison ; s’il essaya d’accorder son rythme à celui d’Anna et des fillettes, il s’efforça de résumer son voyage et la vie du milieu mathématique. À Stockholm, le 12 décembre, Mittag-Leffler présenta — avec force cérémonie — le premier numéro des Acta mathematica. Lie confiait à Klein ses appréhensions devant le style grandiloquent de Mittag-Leffler : « S’il com23 N.d.T. : la correspondance échangée entre Henri Poincaré et Sophus Lie est reproduite et traduite dans les Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, Université Pierrre et Marie Curie, Paris, 1988, nos 10/A et 10/B. Voir no 10/A, p. 163, 151 et 165. 24 N.d.T. : en français dans le texte.

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mence à se fatiguer, je crains la décadence. D’ici là, je m’attends à ce que tout se passe bien durant quelques années. Le moment est parfaitement bien choisi, car les découvertes de ces dernières années feront certainement date dans l’histoire des mathématiques. » Lie écrivait que le scientifique suédois n’était pas seulement un mathématicien exceptionnel et un compagnon hors pair, mais aussi « un homme bon » ; il ajoutait que Mittag-Leffler était trop un « diplomate intrigant » pour pouvoir s’accorder avec un homme aussi peu diplomate que lui. Les recherches de Klein lui inspiraient le commentaire suivant : « Je ne doute pas que pour tes travaux préparatoires si importants concernant les découvertes de Poincaré, tu ne gagnes l’attention que tu mérites. » Lie ignorait fort probablement le malheur qui avait frappé son ami, à Leipzig. De graves crises d’asthme ajoutées au surmenage et à la « compétition » avec Poincaré avaient conduit Klein — alors âgé de trente-trois ans — à une dépression qui entraîna, des années durant, une faiblesse aussi bien physique que psychologique. Sur cet automne, Klein écrivit ultérieurement : « Ma force de travail productive proprement dite, en mathématiques théoriques, a atteint ses limites en 1882. Tout ce qui suivit plus tard, ne concerne — dans la mesure où il ne s’agit pas de rédaction — que des détails. C’est pourquoi Poincaré avait le champ libre et avait publié, dans les Acta mathematica » entre 1882 et 1884, ses cinq grands mémoires sur les nouvelles fonctions. Par la suite, Klein continua à souffrir de dépression nerveuse pendant quelques années, puis fut estimé et connu comme un enseignant talentueux, un bon rédacteur, voire un organisateur scientifique, plutôt qu’un véritable chercheur. Lie écrivait à Mittag-Leffler, le 24 décembre 1884 : Je suis dans l’ensemble, très satisfait de mon séjour à Paris même si (comme Abel) je me réunis avec les Allemands avec lesquels je me sens sur un plus grand pied d’intimité. À Paris, on a toujours l’impression que les hommes, aussi courtois soient-ils, sont très occupés. Pour l’instant, il y a une grande vie mathématique à Paris. J’ai le pressentiment que la domination allemande en mathématiques commence à faiblir. Et bien que j’aie beaucoup de bons amis parmi les Allemands, cela me va droit au cœur. Car je préfère naturellement de très loin lire les travaux mathématiques français plutôt qu’allemands. À Paris, c’est avec Darboux que j’ai le plus de points commmuns et, dans une moindre mesure avec Halphen, Laguerre et Lévy qui sont tous des mathématiciens éminents, originaux et talentueux. Je te suis reconnaissant de m’avoir introduit auprès d’Hermite et de Poincaré. Cela m’a, bien entendu, intéressé de parler avec eux, même si mes connaissances sont trop limitées dans les champs où ils brillent. Poincaré est difficile à comprendre, car il parle souvent indistinctement. Néanmoins je le comprends assez pour avoir, à plu-

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sieurs reprises, été vivement impressionné par sa puissance intellectuelle exceptionnelle. Picard et Appell m’ont tous les deux fait une excellente impression et je regrette d’avoir attendu si longtemps pour les rencontrer. Presque tous les mathématiciens français ont parlé de ta revue. À Paris, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, Picard prédisait un brillant avenir aux travaux de Lie sur les groupes de transformations. Lie, stimulé par ces propos, voulut battre le fer tant qu’il était chaud ; il espérait terminer la rédaction de deux grands articles pour les Mathematische Annalen sur les équations et les invariants différentiels ainsi que les groupes continus.

Chapitre 18

Des perspectives trop limitées à Christiania Selon le programme officiel, Lie enseigna, au cours du semestre du printemps 1883, « deux heures par semaine la géométrie cartésienne de l’espace et trois heures la géométrie supérieure ». La correspondance avec Mittag-Leffler se poursuivait ; le sujet traité en premier lieu portait sur le soutien au nouveau journal, Acta Mathematica. Lie faisait le point sur la situation politique en Norvège et déployait son l’énergie à rencontrer les autorités susceptibles d’allouer des fonds. Cependant, il devait d’abord combattre l’idée, partagée aussi par Mittag-Leffler, selon laquelle — en raison de sa nomination de professeur par le Parlement, dix ans auparavant — il devait exercer une « influence particulière sur les dirigeants de Venstre ». Il écrivait : « Quand le Parlement décida de me nommer professeur, je n’avais, au sens propre, jamais adressé le moindre mot à un seul membre du Parlement. » Par la suite, il avait, il est vrai, à quelques occasions, « approché quelques parlementaires pour présenter des choses » auxquelles il s’intéressait et il répétait qu’il voulait aussi « des aides privées » pour les Acta Mathematica. Lie ne croyait pas que la situation politique exerçât quelque influence sur l’accord d’une subvention à cette nouvelle revue scandinave : « Venstre n’a aucune raison de voir d’un mauvais œil Broch, Bjerknes, Sylow ou moi et notre Høyre apporte toujours sa voix pour ce genre de crédits quand le gouvernement les propose. » Le ralliement de Bjerknes à Venstre lors des dernières élections pouvait aussi susciter de la bienveillance. Que Broch, par ailleurs, ait donné « son nom » représentait également un soutien de taille. Lie se faisait l’écho de l’opinion générale selon laquelle beaucoup de membres du parti libéral considéraient qu’ « une issue acceptable concernant notre présent désaccord » serait que Broch devînt le nouveau Premier ministre du pays.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse En ce qui concerne Broch et moi-même (tu excuseras le rapprochement qui, à ce sujet, est absurde, mais le monde est ainsi fait), nous sommes tous les deux, à cet égard, d’accord sur la politique et considérons que nos partis politiques rivalisent de bêtise.

L’élection parlementaire du mois d’octobre 1882 — appelée également « l’élection de la Haute Cour de justice » et qui se déroula pendant le séjour parisien de Lie — fut le prélude à une nouvelle phase de l’histoire politique de la Norvège. Désormais, la lutte pour le pouvoir que se livraient les deux partis — Venstre et Høyre — devint une réalité ancrée dans toutes les couches de la société. Le nouveau Parlement — composé de quatre-vingt-trois députés libéraux et de trente et un conservateurs — se réunit au mois de janvier 1883 et, trois mois plus tard, approuva une accusation de la Haute Cour de justice prononcée à l’encontre du gouvernement en exercice. Le procès déboucha, l’année suivante, sur l’instauration du parlementarisme comme nouvelle forme de gouvernement en Norvège1 . Le rapporteur au sein de la commission budgétaire lors de cette session parlementaire était Hagbard Berner. Ce vieil ami de Lie du Salon vert avait été aussi rédacteur en chef au journal Dagbladet au moment de la violente polémique autour de Helland. Un autre membre de ce cercle, Holst, entra dans ce quotidien au printemps 1883. Afin de recevoir des crédits norvégiens pour les Acta Mathematica, MittagLeffler avait demandé à l’historien E. Sars d’écrire une recommandation. Lie trouvait l’idée bonne et rapportait que ce dernier s’était, « en sous-main », renseigné auprès de lui. Toutefois, une seule incertitude demeurait. Lie craignait que d’aucuns pussent considérer la revue comme un obstacle à la contribution à « nos organes nationaux » mais il croyait ferme que Sars recommanderait les Acta Mathematica « sans la moindre réserve ». Au début du mois de mars, Lie informa Mittag-Leffler qu’il n’avait pu tenir sa promesse d’envoyer « un article plus substantiel » à cause d’une part, de son voyage à l’étranger et d’autre part, de ses propres « recherches » ; il ajoutait : Je savais que pour toi la chose principale était de te procurer des travaux émanant des auteurs les plus célèbres pour ainsi asseoir la réputation des Acta. Je peux, à la vérité, m’imaginer qu’il est 1 N.d.T. : le roi (de Suède) désignait le Premier ministre, indépendamment de la majorité parlementaire. En 1872, le Parlement vota un amendement à la Constitution selon lequel le gouvernement devrait sortir « de la pénombre des bureaux » et défendre sa politique devant le Parlement. Le roi usa de son droit de veto. Les libéraux, emmenés par Sverdrup, soutenaient que le veto du roi ne s’appliquait pas aux réformes constitutionnelles. Cet amendement fut encore voté à trois reprises et le roi, soutenu par ses ministres de Høyre, maintint sa position. En 1880, le Parlement déclara l’amendement valide, mais le gouvernement refusa de s’y soumettre. Forte de sa majorité au Parlement acquise en 1882, Venstre put faire passer les ministres en jugement devant la Haute Cour de justice qui les condamna à se démettre de leurs fonctions. Le roi accepta le jugement.

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souhaitable pour toi d’avoir également et rapidement des travaux norvégiens. Je pense avoir raison de considérer que tu te trouveras mieux servi avec des travaux provenant d’un autre de mes compatriotes. Mittag-Leffler semble ne pas avoir été très satisfait de l’engagement de Lie dans les Acta Mathematica ; de son côté, ce dernier ne considérait pas nécessaire de faire de la publicité pour ce périodique dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab, car tous ses lecteurs étaient informés. Dans la Nyt Tidsskrift [« Nouvelle Revue »] dont les rédacteurs en chef étaient E. Sars et Skavlan, les critiques du magazine scientifique étaient signées des initiales A. H., très vraisemblablement celles d’Amund Helland. Après avoir déclaré que l’on ne pouvait guère en parler comme d’« un compte-rendu avisé de travaux mathématiques » — « car aucune voie royale vers les mathématiques n’[était] donnée » —, il faisait un éloge appuyé de cette initiative et de tous les éminents mathématiciens qui avaient participé à cette entreprise. La seule réserve émise par A. H. concernait les étrangers qui pourraient être déconcertés par « le lien constitutionnel de la Norvège à la Suède », si la Norvège devait donner des articles à « un journal suédois ». Lie dut de nouveau rassurer Mittag-Leffler en lui rappelant que les membres les plus influents de la commission budgétaire se prononceraient très certainement en faveur de la subvention ; il attirait également son attention sur le fait que Venstre voulait développer « son soutien à la science » et que Høyre était animé « par des principes beaucoup moins nobles ». L’inquiétude du mathématicien suédois devait relever d’« un malentendu provenant d’une déclaration qui [avait] été, sans doute, teintée de mauvais sentiments momentanés ». Lie poursuivait : Je te prie d’être convaincu que je ne suis pas le seul à admirer la manière si supérieurement habile avec laquelle tu diriges les Acta mais que, parallèlement, je travaille, à la façon qui me semble la plus judicieuse, pour obtenir une subvention de l’État norvégien. Quant à ses propres travaux mathématiques, il précisait : En ce qui concerne mes éventuelles contributions aux Acta, je dois avant tout te dire que je sais très bien que mes travaux sont lus par très peu de mathématiciens. On considère que mes traités sont trop mal rédigés. Dans ces conditions, je suis moi-même peu enclin à écrire beaucoup pour la première livraison des Acta. En même temps, mon intention a toujours été de fournir une contribution. Il m’est seulement difficile de me décider pour savoir ce que je dois t’envoyer. Lie avait une vision prosaïque des propos flatteurs que Mittag-Leffler et les mathématiciens français lui avaient adressés. Il écrivait :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Je voudrais te dire, par ailleurs, que j’ai très certainement ma part de vanité et de prétention mais cependant je comprends bien que l’on utilise la soustraction et la division devant des éloges injustifiés.

Le 23 mai, Lie pouvait annoncer à Mittag-Leffler que mille couronnes étaient attribuées annuellement aux Acta Mathematica — en contrepartie de trente exemplaires de la revue — mais il ajoutait : « Notre Société des sciences s’est vue dépouiller de la moitié de sa subvention. » La Société des sciences de Christiania avait reçu deux mille couronnes et cette aide avait été accordée en échange de contributions à des publications professionnelles pour un montant total de trois mille couronnes dont mille revinrent aux Acta Mathematica. Que Lie utilisât l’expression « s’est vue dépouiller » peut signifier qu’il ne partageait pas entièrement l’opinion sur la situation scientifique émise par des membres de son vieux cercle d’amis, notamment Helland. La discussion sur l’aide accordée à la Société des sciences avait été longue et amère ; l’essentiel de l’argumentation en faveur d’une réduction de la subvention avait été mené par Helland qui, déjà dans plusieurs articles, s’était plaint de « coquetteries » et de « corporatisme ». D’autres s’étaient emparés du nom de Société des sciences de Christiania, pointant qu’il s’agissait d’une « société de nature plus locale ». En taillant dans les aides publiques et par suite, en obligeant cette société à se procurer des fonds par ses propres moyens, beaucoup espéraient que la Société s’ouvrirait à toute personne intéressée par les sciences qui pourrait devenir membre en s’acquittant d’une cotisation annuelle. Un tel système apporterait des revenus qui excéderaient la somme que l’État avait maintenant réduite ; il briserait avant tout l’antique système de guilde et rendrait « l’accès aux discussions et aux délibérations de la Société » rigoureusement égal pour tous. C’était une démocratisation en harmonie avec de multiples comportements d’alors. Pourtant, la Société des sciences n’adopta pas cette organisation et l’amputation de la moitié des crédits publics conduisit, notamment, à une limitation de l’activité dans le domaine des publications. Durant l’hiver 1882 et le printemps de l’année suivante, Lie correspondit d’une part avec Mayer et Klein, à Leipzig, et d’autre part avec Poincaré, à Paris. En février, il rapportait à Mayer qu’il avait, au cours des derniers mois, beaucoup avancé dans la théorie des groupes de transformations. « Auparavant, je m’étais limité, pour l’essentiel, aux groupes à un nombre fini de paramètres. Toutefois, il y a aussi des groupes à une infinité de paramètres. Maintenant, je maîtrise aussi ces groupes. » En mars, il écrivait à Poincaré : D’abord, je vous remercie très cordialement pour la très grande bienveillance que vous m’avez témoignée lors de mon séjour à Paris.

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Ensuite, je vous remercie sincèrement pour les brillants travaux que vous m’avez envoyés au fur et à mesure. Je connaissais vos anciens travaux à l’exception de votre thèse que j’avais commandée il y a longtemps, sans succès, auprès de Gauthier-Villars. C’est avec un véritable plaisir que j’ai lu votre mémoire dans les Acta I,12 . Ce que j’admire le plus (au-delà de la généralité du résultat), c’est la simplicité des moyens que vous avez utilisés pour venir à bout d’un problème si difficile. Pourvu que vos travaux ultérieurs, dont tout le monde mathématique attend impatiemment la publication, ne requièrent pas de connaissances plus grandes que les miennes en théorie moderne des fonctions ! J’espère que je vais parvenir à pénétrer vos théories. Car la théorie des fonctions est d’un intérêt nouveau et réel pour moi, précisément à cause de vos nouvelles fonctions. Je me permets de vous décrire un peu quelques résultats que j’ai obtenus au cours des derniers mois. Je souhaitais, en effet, attirer de toute façon votre attention sur les groupes continus (que je dis brièvement : groupes de transformations). Je crois qu’ils joueront également un certain rôle dans la théorie des équations différentielles. [...] Je vous envoie en même temps la photographie d’Abel que j’avais omis de vous envoyer plus tôt. Je regrette cet oubli d’autant plus que le portrait d’Abel sera dans les Acta. J’avais pourtant commandé le portrait en question pour vous bien avant que Mittag-Leffler ne m’ait écrit au sujet du portrait pour les Acta. Pour terminer puis-je vous prier de transmettre mes salutations à votre aimable épouse.3 Poincaré répondit aussitôt et lui envoya une photographie de lui-même ; à propos des « groupes qui laissent invariante une équation différentielle du 1er ordre, comme par exemple le groupe des transformations conformes », il lui demandait des précisions en ces termes : « il me semble que vous entendez par équation différentielle du 1er ordre une relation entre plusieurs points du plan et les tangentes à diverses courbes passant par ces points. Ai-je bien compris votre pensée ? » Dans sa réponse, Lie joignait huit feuilles ; « [elles] contiennent un résumé, bien que très incomplet, des principes de ma théorie. [...] Je serais heureux si je parviens, avec l’explication ci-jointe, à vous donner une idée de mes recherches. » Il concluait par : « Aujourd’hui je n’ai parlé que de mes propres recherches. Mais il faut que je vous dise, déjà dans cette lettre, l’admiration qu’a suscité en moi votre dernier travail4 paru dans les Acta. »5 2 N.d.T.

: « Théorie des groupes fuchsiens » ouvre le premier cahier de la revue. : Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, 1988, no 10/A, p. 151153 et 165-167. 4 Sur les fonctions fuchsiennnes. 5 N.d.T. : Ibid., p. 163,164, 153-155 et 168,169. 3 N.d.T.

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Au printemps, Lie racontait à Klein qu’il avait passé, dans l’ensemble, un bon hiver ; il continuait à être content de sa puissance de travail et il lui enverrait, probablement au cours de l’été, « une grande théorie de l’intégration ». Il ne semble pas avoir voulu s’appesantir sur l’évolution de la maladie et de la dépression frappant son ami. Comme à l’accoutumée, Lie ne commentait pas seulement ses propres travaux. Il espérait, dans quelques mois, avoir terminé cette « grande théorie de l’intégration », un prolongement et un développement des articles publiés dans les Göttingen Nachrichten depuis l’année 1874. Il discutait des recherches d’Halphen et craignait que ce dernier ne voulût pas lui rendre justice. Il confiait par ailleurs que le dernier travail de Picard l’intéressait au plus haut point. Il mentionnait que la détermination — faite par Bäcklund — des courbes géodésiques planes à courbure constante n’était qu’un simple corollaire de l’un de ses propres résultats. Il expliquait qu’il travaillait, à nouveau beaucoup, sur les groupes de transformations et les équations différentielles, après avoir consacré plusieurs années essentiellement à la géométrie. Il soulignait qu’au fur et à mesure que les années passaient, il avait de plus en plus acquis la certitude que la théorie des groupes de transformations conduirait la théorie des équations différentielles sur une toute nouvelle voie, dès lors qu’il pourrait rassembler et rédiger tous ses résultats. Il concluait par : « J’espère que tout va bien pour toi maintenant. » Sophus passa un mois de l’été 1883 dans les montagnes norvégiennes pendant qu’Anna, tout comme l’année précédente, resta à la maison à Skarpsno avec les deux fillettes, Mai et Dagny, âgées alors de six et trois ans. L’itinéraire de Sophus est inconnu, mais il recommmandait, dans une lettre adressée à Mittag-Leffler, « la plus intéressante route de Trondheim à Veblungsnes (près de la ville d’Åndalnes) dans le Romsdal » : En chemin de fer jusqu’à Støren. Par la route jusqu’à Opdal, à travers [la vallée de] Sundalen jusqu’à Sundalsøren (qui est le seul endroit dans Sundalen où l’on peut passer une bonne nuit ; pourtant, nos étapes entre Støren et Aune dans la région d’Opdal sont meilleures). Depuis Sundalsøren, une magnifique excursion d’environ quatres heures le long de Litledalen et [le lac de] Litledalsvandet, d’abord un ou deux kilomètres en bateau puis presque tout le reste par route jusqu’au lac. Depuis Sundalsøren, avec le vapeur, jusqu’à Eidsørenn. Puis la route jusqu’à Eidsvaag. (De là, une excursion extrêmement intéressante par bateau et sur route jusqu’à Nøste, au bord du Erdsfjord et en montant la vallée à mi-chemin vers [le lac de] Eikesdalsvandet qui compte parmi les premières curiosités de la Norvège. À [...] Eidsøren avec le vapeur jusqu’à Veblungsnæs, d’où l’on peut poursuivre cette excursion extrêmement intéressante vers Isterdalen ou bien Hen, pour atteindre le revers [des sommets] des Vængetinder et de Romsdalhorn. Veblungsnæs est une étape agréable, soit on fait l’effort d’atteindre Ladested ou Aandal (ap-

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pelé également Næs) [Åndalnes)] ou Aak qui est le plus connu. Une route plus courte, mais tout aussi belle, même si elle n’est pas grandiose est la suivante : depuis Throndhjem jusqu’à Ørkedalsøren [Orkanger] avec le vapeur local. Sur la route à travers [la vallée d’] Ørkedal et Surendal jusqu’à Stangvik. De là, le bateau et la route vers Thingvold et Eidsøren et de là comme au-dessus. Le chemin habituel de Veblungsnæs à Sondmør s’effectue avec le vapeur jusqu’à Vestnæs et de là, par la route jusqu’à Ørskog. Les plus grandes curiosités dans le Sondmør sont Norangsdalen, Hjørendfjord et Geiranger. Mittag-Leffler, qui envoyait à Lie les nouveaux cahiers des Acta Mathematica au fur et à mesure de leur parution, lui fit aussi parvenir « l’ouvrage de Cantor ». Lie l’en remercia chaleureusement ; il l’avait lu avec « le plus grand intérêt » et dans sa réponse, précisait : « Je crois volontiers que c’est un travail fondamental. » Lie ne parvint jamais à donner un article qui pourrait être publié dans les Acta Mathematica et progressivement ses relations avec Mittag-Leffler s’en ressentirent. En septembre 1883, il confiait à Klein : « J’envoie bientôt un grand article aux Math. Annalen. Je suis assez mécontent de monsieur Mittag-Leffler. » Il poursuivait : J’espère que tu es en bonne santé. Cela fait exactement un an que je t’ai rendu visite à Leipzig. La prochaine fois que j’irai en Allemagne, je resterai plus longtemps. Je me sens seul, effroyablement seul ici à Christiania où personne ne comprend ni mes travaux, ni mes intérêts. Du reste, nous avons pour l’heure une situation absurde en Norvège. Un fanatisme et une bêtise indescriptible de tous côtés. La dernière phrase se référait, très certainement, à la bipolarisation VenstreHøyre qui se développait et entravait toute initiative indépendante. L’article qu’il espérait bientôt livrer aux Mathematische Annalen pourrait être celui portant sur les invariants différentiels qui fut imprimé l’année suivante. Cependant, il était sur le point de faire paraître, à Christiania, un travail très important sur les groupes continus à une infinité de paramètres et à cette occasion, la théorie des groupes de transformations avait progressé d’un grand pas ; ce mémoire de cinquante-six pages intitulé « Über unendliche continuirliche Gruppen » [« Sur les groupes continus infinis »] fut publié par la Société des sciences. Cette fois encore — et certainement en guise de consolation et d’encouragement — Lie répétait à Klein les propos que les mathématiciens français tenaient sur son compte et lui suggérait d’effectuer un séjour à Paris qui le réconforterait et l’inspirerait. Quant à lui-même, il précisait se trouver des points communs avec beaucoup de mathématiciens français, mais ajoutait :

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Figure 34 – Romsdalshorn, tableau peint par Johan Fredrik Eckersberg en 1865. Sophus Lie était un randonneur passionné et il était admiré pour ses longues et éprouvantes expéditions, par monts et par vaux, à travers le pays. Il fut un membre actif du Touring Club de Norvège dès sa création en 1868 et en fut, un temps, l’un des dirigeants. Lie fut l’un des premiers à promouvoir les grandioses paysages montagneux du Romsdal et de l’intérieur du Nordmøre. Rentré chez lui, il écrivait à son épouse, vraisemblablement au cours de l’été 1879 : « De Molde nous sommes allés vers [la vallée d’] Eikesdal qui, comme je te l’ai déjà dit, court parallèlement à [la vallée de] Romsdal. C’est ici que Bjørnson écrivit son célèbre poème "Over de høie Fjelde" [Au-dessus des hautes montagnes]. La vallée est, surtout dans son extrémité supérieure, étonnamment étroite. Il y a beaucoup de cascades magnifiques ».

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« Si je pouvais un jour maîtriser l’art de me mettre en valeur, ce serait bien. Mais il semble que je n’y parviendrai jamais. » Lie commentait l’interruption de sa relation épistolaire avec Poincaré en ces termes : « Poincaré m’impressionnait sur plusieurs points ; néanmoins, je n’arrivais pas à nouer de véritables contacts scientifiques avec lui. » Lie louait un article de Stephanos paru dans les Mathematische Annalen et en septembre 1883, il jugeait un papier — émanant d’Engel, un jeune mathématicien — que lui avait envoyé Klein et rédigé en ces termes : « Un homme tel qu’Engel devrait étudier mes travaux sur les groupes de transformation dans les Math. Annalen ». On ne sait pas si cette réaction donna l’idée à Klein de considérer Engel comme un collaborateur possible de Lie, mais toujours est-il que Klein en vint à suggérer, peu après, que le jeune Engel pourrait venir, à Christiania, aider Lie dans son travail d’écriture et de rédaction de ses théories, une éventualité que ce dernier ne prit jamais la peine de considérer. Au mois de décembre 1883, l’université américaine Johns Hopkins de Baltimore proposa à Klein de succéder à Sylvester6 . Pourtant, l’intéressé hésitait à se prononcer devant cette offre exaltante et stimulante ; il s’en ouvrit à Lie qui lui conseilla immédiatement d’accepter, même si, à titre personnel, il considérait ce départ comme « une grande perte » et regrettait que Klein s’éloignât autant : « À Leipzig, on pouvait toujours te rencontrer. » Si ses étudiants naturellement souffraient aussi, le plus grand souci de Lie portait sur les Mathematische Annalen dont il était la cheville ouvrière ; Lie ne pouvait imaginer un remplaçant : « Un tel poste est à mes yeux exceptionnellement difficile et requiert de nombreuses qualités qui sont rarement réunies. » Néanmoins, Lie croyait qu’un séjour à Baltimore de cinq ans serait très profitable et stimulant ; il tirerait bénéfice de s’éloigner de la rivalité qui l’opposait à l’école de Berlin qui, selon Lie, était loin d’avoir apprécié « les brillants travaux de géométrie » de Klein à leur juste valeur. Dans la mesure où sa santé n’était guère florissante, il pouvait partir avec « honneur » : « La victoire est tienne. [...] Je crois, du reste, que ta réputation grandira beaucoup avec un voyage à Baltimore. » Encore une fois, Lie lui rappelait que sa cote était élevée auprès des jeunes mathématiciens à Paris. Ces derniers, ainsi que leurs collègues britanniques, suivraient son activité à Baltimore avec encore plus d’attention ; l’école de Berlin ouvrirait les yeux quand il arriverait en Amérique. Lie espérait que là-bas Klein pourrait consacrer davantage de temps à ses propres travaux bien qu’il ne sût en rien si le climat lui conviendrait. Toutefois, il prodiguait sans équivoque ce conseil à son ami : Je crois cependant qu’il serait profitable, tant pour ta santé physique que mentale, de quitter l’Allemagne pour quelques années. Ta réputation en sortira notablement grandie ; tu trouveras vraisemblablement plus de temps pour ton activité scientifique et, en tout cas, tu seras suivi attentivement par un plus grand cercle. De plus, 6 N.d.T.

: Sylvester était alors invité à occuper la chaire de géométrie à Oxford.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse c’est un événement très important qui arrive, dans la mesure où tu trouveras en Amérique un espace propice à l’exercice de ton activité.[...] De toute façon, ton épouse pourra te donner les meilleurs conseils.

Lie se réjouissait que Klein voulût publier, dans les Mathematische Annalen, leur petit article consacré aux courbes tangentes aux surfaces de Kummer déjà paru dans les Monatsberichte [« Comptes rendus mensuels »] de l’Académie de Berlin autour de Noël 1870. « L’époque des sphères pendant les années 1870-1872 fut pour moi une époque heureuse, que je regarderai toujours avec plaisir », ajoutait-il. Klein l’avait aussi aidé en se procurant une transcription des leçons de Weierstrass qui lui était envoyée d’Allemagne à la fin de l’année 1883. Pour Lie, elles correspondaient très bien à ses projets concernant les cours universitaires. J’essaie en effet de réformer peu à peu l’enseignement à Christiania. Avant ma nomination, il n’existait pas la moindre trace de géométrie nouvelle et à peine un peu de présentation de la théorie des fonctions de Cauchy, Abel, Jacobi et leurs successeurs. (Je parle des cours à l’université.) J’ai instauré au fur et à mesure (et avec de grandes précautions) une série de cours de géométrie assez élaborés bien que modestes. J’ai aussi commencé à exposer (même si des yeux envieux et mauvais me suivent) la théorie moderne des fonctions et avec le temps on en fera quelque chose. Je dois toutefois être prudent, car, d’une part, la théorie des fonctions n’est pas ma spécialité et d’autre part, les étudiants peuvent toujours trouver matière à protester quand les exigences deviennent plus grandes. La situation mathématique actuelle est très mauvaise, même si Broch (qui est maintenant établi à Paris), Bjerknes et Guldberg sont des personnes talentueuses. Le plus grand obstacle est que, pour l’examen, il suffit de reproduire. Avant que je devienne docteur, il n’y eut presque aucune thèse, seulement trois entre 1811 et 1869, et je ne parle pas uniquement des thèses de mathématiques, mais de toutes les thèses de doctorat. Ces dernières années, la situation s’est améliorée. Tu ne dois pas oublier que la Norvège n’existe vraiment que depuis ce siècle. Lie se souciait beaucoup de savoir si Klein irait en Amérique. Il savait bien qu’à Leipzig, ce dernier jouissait d’une grande sympathie, mais il continuait de penser qu’un voyage à Baltimore le rajeunirait : « Tu as le talent (dont je suis malheureusement dépourvu) de gagner facilement la sympathie. Et je ne doute pas que tu trouveras en Amérique la même sympathie, tandis que tu t’éloigneras de tes ennemis. » « Aujourd’hui aussi, un peu de mathématiques », notait Lie qui maintenait que la théorie des invariants par déformation, développée notamment

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par Gauss et Minding, était un cas particulier de sa théorie générale des invariants ; il considérait que le fait que sa théorie contînt aussi d’autres théories spécifiques, représentait « plus un avantage qu’un inconvénient » : Ma principale contribution dans le domaine des groupes continus infinis réside en fait dans ma définition de ces concepts qui m’a toujours semblé vague et imprécise. Après être arrivé à la définition, j’ai facilement trouvé la méthode pour tous les groupes infinis. En tout cas, la théorie générale sur les invariants pour les groupes infinis est née de façon simple. J’ai cependant remarqué que tandis que l’existence et la théorie des équations différentielles pour les groupes infinis — aussi bien synthétique qu’analytique sans trace de preuve directe de calcul — sont évidentes dès lors que l’on pense à une variété continue transformée par un groupe continu, je peux encore comprendre non pas synthétiquement, mais seulement analytiquement, que tout groupe continu infini détermine des invariants différentiels. Après quelques observations sur les courbes planes, les invariants des équations différentielles du quatrième ordre et — selon la terminologie actuelle — les groupes de dimension finie, il écrivait : « Comme tu vois, je continue à me mouvoir dans un espace limité. Mais il est assez grand pour que j’aie suffisamment à faire toute ma vie. » De son côté, Klein commençait à réunir ses anciens travaux pour les publier à nouveau dans les Mathematische Annalen et Lie lui demanda s’il comptait aussi y faire figurer son « texte du programme » énoncé à Erlangen : « C’est assurément ton travail le plus important depuis l’été 1872. Il serait maintenant mieux compris qu’alors. » En réfléchissant à l’invitation à Baltimore, Klein se préoccupait de sa succession à Leipzig et, d’emblée, le nom de Lie s’imposa à son esprit. Au début du mois de janvier, ces projets furent soumis à ce dernier qui réagit avec grand plaisir ; il accepta peut-être « avec excès », comme il répondit à Klein, le 26 janvier. Pourtant, s’il quittait effectivement Christiania pour Leipzig, il devait immédiatement se rendre dans cette dernière ville pour tout régler avec Klein, et avant tout, découvrir personnellement « si la chaleur et la lumière de l’été ne seraient pas préjudiciables à [son] œil gauche ». Comme Anna devait accoucher au mois de mai, un tel voyage ne pouvait être entrepris avant juin, juillet ou août ; il soulignait que, de toute façon, il était préférable de ne pas exiger une réponse rapide, mais qu’il accueillait volontiers une telle proposition. « Je ne peux pas me prononcer plus résolument. » À Christiania, Lie essayait d’améliorer « sa santé et son système nerveux », négligés depuis longtemps. Il confiait à Klein : « J’ai toujours eu une constitution physique extrêmement solide », tout en demeurant convaincu que les verres qui lui avaient été prescrits en 1872 présentaient un défaut non négligeable et qu’à la suite de l’amélioration qui devait leur être apportée, il

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n’était « pas impossible voire probable » que son œil gauche fût mieux corrigé pour supporter la lumière plus vive du soleil. « J’ai toujours cru, en vérité, que j’avais de bons yeux, même si je n’ai jamais eu une bonne vue. » À cette époque, en janvier 1884, il n’avait pas évoqué avec Anna son éventuel déménagement à Leipzig, mais il assurait Klein être certain qu’elle n’élèverait aucune difficulté, bien au contraire. Elle lui avait, depuis longtemps, suggéré, plaisantant à moitié, de prendre une année sabbatique pour emmener sa famille en Allemagne ou en France, précisant même : « Et à Leipzig il se trouve de plus (pour autant que je le sache) toujours de nombreuses jeunes dames norvégiennes qui y font leur éducation musicale. » En revanche, Lie se préoccupait de la quantité de cours et d’examens dont il aurait la charge à Leipzig et dont Klein l’avait entretenu. Toutefois, il appréciait que son ami, dans son enseignement, eût fait état de la théorie des courbes et des sujets qui lui étaient liés et il ajoutait : « Monge (après Poncelet et Plücker) a toujours été pour moi un brillant modèle. » En réponse à la proposition de Klein de lui succéder à Leipzig, mais aussi aux questions que ce dernier lui avait posées, Lie citait les mathématiciens qui lui étaient familiers, les revenus et les devoirs qui lui incombaient comme professeur à Christiania ; il avait également joint une petite présentation de lui-même jusqu’à leur première rencontre, survenue en 1869. Après avoir mentionné Monge, Poncelet et Plücker, il poursuivait : Malheureusement, je ne connais Steiner qu’indirectement, tout comme Hesse et Staudt ; en revanche, je connais bien Möbius et Chasles. Parmi les nouveaux géomètres, outre toi et Darboux, j’en connais très peu. Par exemple, je connais seulement les travaux de Clebsch, Zeuthen et Cremona tout comme ceux de Beltrami, Reye et presque aucun de ceux de Dini, von Manheim, Sturm, Schubert. Weingarten est particulièrement prometteur. Enneper n’est pas mauvais, Hoppe, Bäcklund et Bianchi non plus. Je sais que Stephanos a fait de grandes choses en géométrie. Le dernier travail de Bianchi est très bon et celui de Bäcklund encore meilleur. La majorité des autres soi-disant géomètres, comme par exemple Brill, Noether, Lindemann, ne travaillent pas vraiment sur ce que j’appellerai la véritable géométrie. Quant aux salaires versés à Christiania, Lie notait qu’un professeur ordinaire gagnait par an, en début de carrière quatre mille cinq cents couronnes soit cinq mille marks, après cinq ans cinq mille couronnes soit cinq mille cinq cent cinquante-cinq marks, puis cinq mille cinq cents couronnes soit six mille cent onze marks après dix ans d’ancienneté et enfin six mille couronnes soit six mille six cent soixante-six marks, au-delà de la quinzième année. Il relevait qu’une vingtaine de professeurs parmi les plus âgés recevait une indemnité de logement d’environ six cents couronnes. Les professeurs extraordinaires ne formulaient pas, quant à eux, une telle exigence ; les cinq dernières années,

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ils étaient payés comme les professeurs ordinaires. Le traitement de Lie s’élevait alors à cinq mille cinq cents couronnes et devrait atteindre, en 1887, six mille couronnes. Il mentionnait qu’à tout moment il pouvait, s’il le désirait, devenir professeur ordinaire — la faculté le lui avait également proposé — mais la différence de salaire était si mince qu’il n’en tirerait guère de profit. Son statut de professeur extraordinaire lui accordait un peu plus de liberté, en particulier pour obtenir l’autorisation de partir un certain nombre d’années. Alors que les professeurs ordinaires étaient contraints d’enseigner cinq heures par semaine, le service hebdomadaire des professeurs extraordinaires offrait beaucoup plus de souplesse, variant généralement entre deux et quatre heures. Lui-même, depuis 1872 — quand il avait volontairement pris la responsabilité de l’intégralité du cours de géométrie — travaillait comme un professeur ordinaire et il avait souvent enseigné six heures par semaine. En outre, Lie soulignait que la plupart des professeurs à Christiania consacraient seulement une partie de leur temps à leurs cours et aux sciences ; en outre, diverses tâches leur procuraient des revenus supplémentaires. Au cours des douze années où il avait été professeur, lui-même avait ainsi gagné environ trois mille marks, essentiellement par son travail sur l’édition des œuvres d’Abel. Au travers de sa lapidaire autobiographie et de l’évocation de son cheminement scientifique, il confiait à Klein que pendant les dernières années où il avait étudié, il était devenu « mélancolique et excentrique » et croyait même avoir perdu ses « facultés intellectuelles ». Au début de l’automne 1868, il avait commencé à approfondir sérieusement, mais non sans difficulté, la géométrie : « Pas une seule personne ici [à Christiania] n’a la moindre idée sur la géométrie. » Après avoir élaboré, au mois de décembre 1868, sa « théorie des imaginaires », il ne douta plus un seul instant de sa vocation. « Broch, qui par la suite devint ministre7 , s’intéressa à moi », ajoutait Lie et il concluait par : « Tu connais le reste. » À Leipzig, Klein envisagea peu à peu de refuser la proposition flatteuse émanant de l’université de Baltimore, pour des raisons de santé et d’argent. Cette décision suscita le commentaire suivant de Lie : « C’est peut-être le mieux pour toi, même si je n’en ai aucune certitude. » Et sur sa propre situation : « Il y a vraiment beaucoup de raisons pour que je quitte Christiania ; l’homme a néanmoins une certaine inertie où qu’il soit, c’est ainsi. Et la vie que je mène ici est, à maints égards, très agréable. » Au cours de l’hiver et du printemps, Lie et Reye échangèrent quelques courriers. Ce dernier lui envoya son dernier travail sur les complexes linéaires et quadratiques, mais exprimait quelques réserves sur la manière dont Lie et Klein, dans leur mémoire commun sur les surfaces et les courbes, avaient fait référence à Chasles en liaison avec le complexe du tétraèdre. Lie convenait 7 N.d.T. : après avoir été député de 1862 à 1869, Broch devint ministre de la Marine et des Postes entre 1869 et 1872 puis directeur du Bureau international des poids et mesures.

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que cet article, publié à Paris au cours de l’été 1870, contenait — peutêtre en raison de sa brièveté — quelques lacunes qui cependant pouvaient être aisément comblées et il rendait hommage à l’apport méritoire de Reye dans ce domaine. Toutefois, quand Lie s’aperçut que, dans ses travaux, Reye citait parcimonieusement Klein et ne mentionnait pas son nom, il « se fâcha vivement » et le signala à son ami : « Le fait est que Kummer a attiré son attention sur nos choses qu’il avait étudiées de près et ensuite il n’a pas mentionné mon nom et le tien seulement de manière incomplète. [...] Pour moi, on dirait qu’il ose m’oublier, ce qui est impossible en ce qui te concerne. » Lie rapportait qu’à Paris, Darboux s’était également montré très critique à l’égard de Reye, et de fait le considérait comme quelqu’un qui piochait dans les textes des autres qu’il se contentait de compiler sans aucun apport personnel. Lie s’en prenait aussi à Mittag-Leffler, coupable d’avoir refusé la publication d’un texte envoyé par Klein aux Acta Mathematica : Mittag-Leffler est également un homme singulier. Il m’a en tout cas dupé d’une manière fort civile. Ce que tu racontes est bien étrange et m’agace au plus haut point. Mais il se considère comme le seul et unique rédacteur en chef. Même s’il peut vraiment me remercier de ce que la Norvège et le Danemark se soient associés à la Suède pour publier un journal auquel la Norvège apporte une contribution de mille deux cents marks, il m’a blessé à maintes reprises et de la façon la plus sensationnelle. Il est excessivement arrogant. Pour lui, Weierstrass, Hermite, Poincaré et Leffler sont quatre grands mathématiciens d’aujourd’hui, et les deux derniers les plus grands du futur. Pour lui, les autres sont, pour la plupart, nuls. Lie commentait aussi cet événement à Sylow, dans une lettre datée du 1er février 1884. Après avoir rapporté le refus notifié à Klein, et constaté que Mittag-Leffler semblait ainsi marcher « sur les traces des Berlinois », Lie concluait : « Leffler est certes intelligent, mais je ne fais pas grand cas de ses autres capacités. » Le seul courrier que Lie expédia cette année à Mittag-Leffler fut une petite note écrite à la hâte, en réponse à une question : « Cela me ferait très plaisir si madame Kowalewska entrait à la rédaction des Acta. » Dans une lettre rédigée au printemps suivant, Lie entretenait Klein de ses activités scientifiques et personnelles. Il évoquait d’abord son mémoire sur les invariants différentiels — qui serait bientôt envoyé aux Mathematische Annalen et au sujet desquels il espérait que Klein et Mayer lui feraient part de leurs remarques avant que ce texte n’allât à l’imprimerie — un second travail « sur la détermination des groupes continus en calculant avec des invariants différentiels » et l’application de cette théorie à une série de problèmes. Ensuite, il exprimait l’espoir de pouvoir, au cours du printemps, envoyer à Klein deux grands travaux avec, pour point de départ, des mémoires sur les équations

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différentielles et les groupes continus, travaux qui développaient ses articles écrits en 1874 et publiés dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab en 1883. Puis il abordait ses relations personnelles : Dans mes travaux actuels, j’insiste sur mes contacts anciens avec toi et nouveaux avec Halphen, Poincaré (et Picard). En ce qui concerne ma relation avec toi, j’ai dû souligner que mes travaux sur les équations différentielles et ta théorie des transformations ne sont pas, comme de simples mathématiciens l’ont insinué ou cru, un quelconque exposé ou développement de tes idées. Ma position est, en un sens, difficile. Je sens, au plus haut point, que ma relation avec toi a été de la plus grande importance pour moi. Et de même, il est sûr que, déjà avant de me rendre en Allemagne, je m’intéressais, grâce à Plücker, il est vrai de façon vague, à l’étude des transformations de contact et que cela m’a ouvert de grandes perspectives, malgré des aspects obscurs. Le 22 avril 1884, Anna donna naissance à un fils. À l’instar de la fille aînée qui portait le prénom de sa grand-mère maternelle, le bébé fut baptisé Herman, comme son grand-père paternel. Lie écrivait à Mayer quelques jours plus tard : « Ma femme vient d’avoir un fils... De sorte que, manifestement, des parties de mon travail ne sont pas suffisamment travaillées. » Il évoquait son étude sur « les équations différentielles qui admettent un groupe infini continu ». Lie répétait qu’il avait éprouvé des difficultés pour répondre aux exigences que demandait la rédaction d’une présentation analytique mais il faisait remarquer qu’avec ce travail en cours il n’avait pas dit son dernier mot sur cette « théorie étendue qui s’avérait avoir tant d’analogies avec la théorie des équations d’Abel-Galois ». Le but de cette étude était, avant tout, de s’assurer la primauté : « Car un travail dans les Math. Ann. ne sera pas ignoré comme dans un [journal] norvégien. » Un bon mois auparavant, Lie avait envoyé son article sur les invariants différentiels, lequel avait été lu et apprécié par Mayer et Engel à Leipzig, ce dont Lie les avait profondément remerciés. Lie se mit à considérer la venue d’Engel à Christiania avec sérieux. Lie répondit à Klein qu’Engel serait chaleureusement accueilli à la fin du mois de mai et il promettait de lui accorder beaucoup de temps s’il venait effectivement à cette période de l’année. Qu’Engel pût être satisfait par ce séjour n’allait pas de soi : « Car Christiania n’est pas un bon endroit pour les mathématiques et les cours qu’il pourrait avoir ne lui seraient d’aucun profit quand ils sont — et ils doivent l’être — trop élémentaires. » Il était très laconique sur le compte des jeunes mathématiciens : Holst était certainement un homme charmant et son dernier travail sur les invariants métriques contenait en germe quelque chose de bien, mais il était trop occupé par la musique, l’art et la politique. Engel ne pourrait pas non plus beaucoup profiter de Bjerknes, car ses réflexions s’engageaient dans deux domaines restreints : « L’un est

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"l’injustice de Jacobi envers Abel" et l’autre "les sphères dans les fluides". Et les deux parties, en tout cas pour moi, m’ennuient depuis longtemps et il est rare de trouver de nouvelles pensées chez lui. » Lie pourrait lui-même, tous les matins, passer une ou deux heures avec lui après ses cours et en tout cas les après-midi : « Nous ne manquerons pas de matière. La théorie sur les groupes de transformations pourra être notre sujet. » Il énumérait ainsi une série de tâches plus concrètes qu’il accomplirait avec l’aide d’Engel. À la fin du mois de juin, Lie s’adressait à celui-ci : Cher monsieur Engel ! Quand à la fin de 1883, Klein me suggéra pour la première fois que vous pourriez venir à Christiania, cette idée me parut si étrange que je n’ai même pas répondu. Quand, plus tard, il m’a de nouveau fait cette suggestion, j’y ai souscrit des deux mains. Ce serait pour moi et mes recherches un très grand avantage si ce projet se réalisait. Je connais bien vos aptitudes, non seulement par les propos laudatifs de Klein et de Mayer, mais aussi par l’intermédiaire de vos travaux indépendants et intéressants dont je vous remercie sincèrement, tout comme de vos précieuses remarques sur mes derniers travaux que je vous renvoie très rapidement à Leipzig. Serez-vous satisfait d’un séjour ici, est certainement une autre question. Je peux seulement promettre que je ferai de mon mieux. En particulier, si je peux maintenir ma puissance de travail, qui d’ordinaire n’est pas trop développée, je mettrai beaucoup de temps à votre disposition. [...] Ces derniers temps, la politique a requis ici toute l’attention. Précisément ces derniers jours, il est arrivé une chose extraordinaire qui m’accapare entièrement, même si naturellement je consacre aussi quelques heures au travail de rédaction. Dans une lettre destinée à Klein, Lie écrivait qu’il avait été « très touché » par la préface que Klein avait rédigée pour son cours sur l’icosaèdre (« Vorlesungen über das Ikosaeder ») et dans laquelle il lui attribuait plus de mérites qu’il ne pensait mériter. Lie se réjouissait de pouvoir à nouveau entrer « en contact » avec les idées de Klein : « Il est dommage que nous n’ayons pas réussi à mieux nous suivre mutuellement. » Lie précisait qu’il pourrait également présenter ses travaux d’une manière presque aussi simple que Klein. Il discutait de l’emploi par Klein du mot « isomorphe » qu’il avait lui-même écrit « gleichzusammengesetzt ». Il craignait qu’Halphen n’utilisât ses idées sans citer, comme toujours, son nom. Par ailleurs, il s’indignait que Darboux eût un jour déclaré, presque mot pour mot, qu’un mémoire publié à Christiania n’était pas à respecter. Lie commentait la situation politique dramatique qui frappait son pays en juin 1884 : « De grandes choses se passent ces jours-ci à Christiania. » Le gouvernement essuyait une crise et Broch fut rappelé depuis Paris pour former un gouvernement d’union ; toutefois, le centre était trop faible et Broch échoua

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dans son entreprise. Cependant, ces « négociations de juin » marquèrent une nouvelle ère dans la vie politique du pays, un gouvernement de hauts fonctionnaires laissait la place à un gouvernement parlementaire reposant sur des partis représentant le peuple. L’attitude de Sverdrup qui constitua son gouvernement en s’appuyant sur les modérés et concentra tous les pouvoirs entre les mains du Parlement ne se distinguait guère de celle de Broch. Lie résumait ainsi la situation : « C’est maintenant la première fois qu’en Norvège un gouvernement est formé avec des membres de l’opposition. Les passions sont vives et tout est politique. Espérons que les esprits vont maintenant se calmer. » Le voyage de Sophus dans les montagnes, cet été-là, semble avoir été plus court et différent de celui qui avait été prévu, selon ce qu’il en révéla lui-même plus tard, mais sans plus de précisions. À la fin du mois de juin, Anna lui envoya une lettre — à Sogndal, dans l’ouest du pays, mais qu’il eut au retour — dans laquelle elle se plaignait de ne pas avoir de ses nouvelles depuis une semaine ; la petite Mai, âgée de sept ans, avait elle-même écrit à son père. Depuis leur domicile à Skarpsno, Anna lui racontait que les enfants se portaient bien, qu’ils avaient des fraises, mais qu’elle n’avait pas pu se baigner depuis trois jours. En effet, l’eau était montée ; elle avait presque recouvert le jardin et inondé la cabine de bains. « Les petites filles » étaient « très gentilles pendant la journée et le petit garçon exceptionnellement mignon. » Une montagne de courrier l’attendait en provenance du ministère, de Mayer, d’Engel, des éditions Teubner, des Mathematische Annalen, de France et d’Italie. Son frère Fredrik était dans la capitale, car son fils passait l’examen artium. Le seul souci d’Anna concernait Josephine, la bonne qu’ils avaient depuis cinq ans, qui cherchait une autre place. Anna était contrariée de devoir « engager une bonne » encore une fois alors que Josephine était devenue « si prévenante envers le petit garçon ».

Chapitre 19

La nomination à Leipzig Engel arriva à Christiania en septembre 1884 et y demeura neuf mois. Il devint le plus proche collaborateur de Lie. Consacrant une grande partie de sa vie aux travaux mathématiques de ce dernier, Engel fut la cheville ouvrière de la publication de ses Gesammelte Abhandlungen (« Édition intégrale des traités »). À maintes occasions, Engel évoqua ses liens avec Lie et notamment leur première rencontre à Christiania, à l’automne 1884, dont le souvenir fut rappelé en ces termes : Quand j’appris à le connaître, Lie était au sommet de sa force, une véritable force de la nature germanique qui dégageait immédiatement une endurance et une énergie physique hors du commun. À la vérité, il était tout naturellement connu chez ses compatriotes en tant que marcheur, mais il faut savoir qu’à cette époque il était plus facile, en Norvège, d’évaluer un marcheur qu’un mathématicien. [...] Depuis 1884, son corps avait quelque tendance à l’embonpoint mais sans trace de lourdeur. Son large visage s’ornait d’une longue barbe blond clair imposante. Ses yeux gris-bleu regardaient calmement derrière d’épais verres qu’il portait en raison de sa myopie. [...] Sa voix était forte et puissante, mais quand il parlait haut, le timbre de sa voix ne correspondait pas à l’importance de sa corpulence. Son caractère était franc et ouvert, il n’avait aucun préjugé et, pour cette raison, inspirait spontanément confiance. Dès le premier instant, on sentait qu’il fallait être très franc devant lui et qu’il se montrait exactement tel qu’il était. Il parlait, sans réserve et très ouvertement, des personnes qui lui étaient antipathiques ; avant tout, il haïssait toute trace d’intrigue et était donc très enclin à user de la dénomination d’intrigant, et avait un grand penchant pour débusquer les intrigues. [...]

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Le but de mon voyage était double : d’une part, je m’immergerais sous la propre direction de Lie dans ses théories et d’autre part, j’exercerais une sorte de pression sur lui pour l’obliger à commencer à travailler à une présentation cohérente de ses grandes théories à laquelle je donnerais un coup de main.

De son côté, Lie avait — peu de temps avant la venue d’Engel — détaillé ses projets dans deux missives. Dans celle adressée à Klein, au mois de mai 1884, il soulignait que la « Theorie der Transformationsgruppen I », déjà imprimée dans les Mathematische Annalen au cours de l’été 1880, résultait d’un travail de qualité, même si certaines parties isolées étaient tellement développées que je n’osais pas mener à terme mon raisonnement synthétique (c.à-d. mon opération avec les concepts) et qu’elles durent être placées dans l’analyse. Je peux maintenant, avec l’aide d’Engel, continuer avec ce qui, depuis très longtemps, a été commandé et imprimé par les Annalen : 1) Détermination de tous les groupes infinis des transformations de contact du plan qui ne peuvent être ramenés aux groupes de transformations ponctuelles. 2) Détermination de tous les groupes infinis du plan. 3) En plus, une troisième étude générale des groupes continus d’une variété de dimension n. Une autre série de travaux que j’ai déjà partiellement rédigée à titre provisoire traitera des invariants d’un groupe fini ou infini qui engendre un plan et cette nouvelle théorie concerne les équations différentielles. Des recherches géométriques différentes pourront aussi nous donner de la matière. Dans la lettre écrite en juin à Engel alors que la venue de ce dernier à Christiania était certaine, Lie s’expliquait : L’analogie entre la théorie des substitutions et la théorie des transformations m’a toujours hanté lors de mes recherches sur les équations différentielles qui admettent un groupe continu infini. J’ai toujours opéré avec des concepts tels que les sous-groupes, les sousgroupes invariants, la transitivité dans l’infinitésimal, la primitivité, etc. Quand j’appelle synthétique mon procédé de découverte, j’entends par là que d’une part, je fais intervenir le concept de variété, d’autre part que j’ai intégralement opéré avec les concepts. On peut démontrer que ces problèmes d’intégration se réduisent à certaines équations auxiliaires d’ordre défini et avec des propriétés définies,

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alors qu’une plus grande réduction est généralement impossible. Jusqu’où peut-on mener cette analogie avec les équations algébriques, je ne peux pas le dire pour la bonne raison que je ne connais presque pas la théorie des équations. J’attends beaucoup de vous dans cette direction. Au sujet de cette analogie avec la théorie moderne des fonctions, je ne sais strictement rien. Âgé de vingt-trois ans, Engel — également fils de pasteur — rencontra Lie à Christiania et reçut, selon ses propres dires, « l’accueil le meilleur du monde ». Quand il eut quatre ans, son père devint professeur de religion dans une école secondaire de Greiz — à quatre-vingts kilomètres au sud de Leipzig — où Engel accomplit sa scolarité jusqu’à l’âge de dix-huit ans avant de commencer sérieusement l’apprentissage des mathématiques, essentiellement à Leipzig, mais aussi à Berlin où il apprit à connaître Weierstrass et l’école de Berlin. Cependant, ce fut à Leipzig qu’il fut reçu au Staatsexamen au début de l’année 1883. Six mois plus tard, il devenait docteur après avoir soutenu une thèse, dirigée par Mayer, sur les transformations de contact. Le Staatsexamen, qui autorisait à enseigner dans les écoles secondaires, constituait le premier degré de la carrière universitaire allemande puis venait la thèse de doctorat (appelée aussi dissertation) et enfin l’habilitation qui permettait d’occuper un poste à l’université. Après avoir passé une année sous les drapeaux à Dresde, il revint à Leipzig, au printemps 1884, pour suivre le séminaire de mathématiques de Klein dans le but d’écrire sa thèse d’habilitation. À ce stade de son parcours universitaire, Klein et Mayer étaient intervenus pour le faire bénéficier d’une bourse de l’université de Leipzig (la bourse Kregel von Sternbach) et du soutien de la Société royale des sciences de Saxe, à Leipzig ; ils lui recommandaient de se rendre chez Sophus Lie, à Christiania. Sur ses neuf mois passés dans la capitale norvégienne, Engel notait aussi : Lie avait certainement pensé depuis longtemps fournir un travail plus important sur les groupes de transformations, mais il n’était pas encore avancé au point d’avoir effectivement commencé. Sans l’aide extérieure procurée par ma venue, ce projet ne se serait probablement jamais réalisé. Il aurait subi le même sort qu’un travail sur les équations différentielles du premier ordre qu’il avait envisagé dans les années soixante-dix mais qui n’alla jamais au-delà d’un plan détaillé et peut-être de quelques chapitres. Lie s’était vraiment résolu à écrire un travail sur les groupes de transformations. Ce ne serait pas une introduction aux éléments de la théorie, à la portée de tous. Ce ne serait pas un livre populaire mais quelque chose qui m’était très cher : il voulait donner une présentation large, rigoureuse et systématique. Ce serait donc un travail de fond qui aurait vocation à s’inscrire dans la pérennité. Aussi avons-nous commencé d’emblée « à fond de train », comme Lie avait l’habitude de dire.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Nous nous rencontrions deux fois par jour, le matin chez moi et l’après-midi chez lui. Il déroulait, régulièrement et à voix haute, le fil de ses pensées sur les chapitres qui, selon ses plans, devaient être traités. Pour m’aider à rédiger le premier jet, il me donnait une petite ébauche, en quelque sorte un squelette que je devais pourvoir en chair et en sang. De cette manière, j’eus du même coup le meilleur guide du monde dans la théorie des groupes dont j’avais seulement une connaissance extrêmement parcellaire à mon arrivée à Kristiania. Chaque jour, j’étais émerveillé à nouveau par la splendide construction que Lie avait échafaudée, tout seul pour lui, et qu’il avait en tête. Je remarquais que ses traités donnaient seulement une représentation très faible de l’ampleur et de la profondeur de son univers conceptuel. À Noël 1884, la première version était terminée et Lie peaufinait pour lui-même l’ensemble, car il voulait, à présent, arrêter le plan de la rédaction définitive. À partir de la fin du mois de janvier 1885, nous abordâmes de nouveau la rédaction ; les chapitres prêts furent retravaillés et de nouveaux furent abordés. Quand à la fin du mois de juin 1885 je quittai Kristiania, un monticule de manuscrits s’entassait qui, selon les calculs de Lie, devrait donner environ trente feuilles [rappelons qu’une feuille imprimée correspond à seize pages in-octavo]. Aucun de nous ne soupçonnait alors que la version définitive de ce travail exigerait encore huit ans et quelques mois et que ces trente feuilles deviendraient cent vingt-cinq. [...] Mais il faut ajouter qu’à de rares exceptions près, toutes les théories que l’on trouve dans les trois gros tomes de la « Theorie der Transformationsgruppen » de Lie étaient déjà en possession de Lie quand j’arrivai à Kristiania. En réalité, la tâche consistait seulement à mettre au point des détails et à présenter le tout selon une cohérence systématique.

Quand Engel revint à Leipzig au mois de juillet 1884, il continua à travailler dans l’esprit de Lie. Il rédigea sa thèse d’habilitation intitulée « Über die Definitionsgleichungen der continuirlichen Transformationsgruppen » [« Sur les équations de définition des groupes de transformations »] qu’il avait pour l’essentiel rédigée à Christiania. De plus, lors de sa soutenance, Engel parla des applications de la théorie des groupes aux équations différentielles. Quand il commença à enseigner, en qualité de chargé de cours à l’université de Leipzig, il inaugura ses cours par une série de leçons sur la théorie des équations différentielles du premier ordre. Pendant le séjour d’Engel à Christiania, Lie avait adressé plusieurs courriers à Klein dans lesquels il commentait sa collaboration avec le jeune étudiant, mais il ne fournit jamais une description complète. Peu de temps après l’arrivée d’Engel, Lie écrivait : « Je suis entièrement d’accord avec toi et

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Mayer pour reconnaître les grands talents d’Engel. Il pense scientifiquement et possède, de surcroît, le sens de l’originalité. »

Figure 35 – L’université de Leipzig, en 1890. Leipzig était, avec Dresde, la ville la plus importante du royaume de Saxe. L’université, fondée en 1409, était l’une des plus anciennes d’Allemagne. Elle était dans tous les nombreux domaines richement dotée : bibliothèques, salles de travail, instituts, séminaires, laboratoires... Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’université et la ville connurent une période florissante aussi bien sur le plan culturel que scientifique. Leipzig était un centre musical et, depuis longtemps, un lieu de rencontre obligé pour les éditeurs allemands. Leipzig était alors en train de devenir une ville industrielle de première importance ; la population croissait, de nouveaux faubourgs étaient annexés à la ville. L’université s’attachait les meilleurs chercheurs et scientifiques dans maintes disciplines. Pendant les douze années qu’il passa à Leipzig, Lie créa une « école » et devint une figure essentielle du milieu mathématique européen.

Lie exprimait sans cesse sa satisfaction sur la qualité de la rédaction ; vers Noël 1884, il espérait que ce travail pourrait, le temps aidant, aller encore plus vite. Quand il serait achevé, Lie envisageait ensuite, pour lui-même, un travail sur les équations différentielles et « comme une possibilité plus lointaine qui se [présentait] devant moi, un troisième travail sur les applications géométriques de ces théories ». Pendant le printemps 1885, il rapportait que le programme qu’il s’était fixé à l’automne était, pour l’essentiel, accompli « avec la précieuse aide d’Engel ». « Les difficultés théoriques » n’étaient pas nombreuses mais

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elles résidaient « naturellement dans la fixation des concepts fondamentaux ». Lie confiait également qu’au cours de l’année, il était parvenu à dégager une plus grande généralité dans ses théories et qu’il aurait suffisamment à faire pour le futur. Au cours de cette entreprise, Lie avait également informé Klein du travail personnel d’Engel en vue de sa thèse d’habilitation. Lie vantait les belles et nombreuses applications que ce dernier avait trouvées au moyen de nouvelles méthodes générales afin de déterminer tous les groupes continus : Ce travail donne l’impression que les compétences d’Engel sont davantage de nature analytique que purement conceptuelle. Il est cependant difficile d’en juger quand je confisque, pour l’essentiel, sa force de travail. J’ai, en somme, une impression très favorable de lui. Et dans ces circonstances, on peut s’attendre à beaucoup de travaux utiles de sa part. Il est bien possible qu’avec le temps, il devienne un mathématicien véritablement éminent. Quand Engel fut nommé professeur, il était avant tout connu comme le grand spécialiste des mathématiques de Lie ; ses travaux de recherche et ses intérêts se portèrent, en grande part, sur différents aspects des théories de Lie. Presque quarante ans après, Engel se remémorait ce qui avait débuté à Christiania, cet automne 1884 : Les trois quarts de l’année que j’ai alors réussi à passer ici en compagnie ininterrompue de Lie sont encore inoubliables pour moi. Je les compte parmi les moments les plus heureux de toute ma vie, tout comme la longue série d’années où il me fut accordé d’être le collaborateur de Lie et de posséder sa confiance absolue.1 Parallèlement à sa collaboration intense et étendue avec Engel, Lie donnait ses cours à l’université de Christiania. Pendant l’automne 1884, il consacrait trois heures par semaine à « la géométrie projective plane » et deux autres heures à un sujet qu’il préciserait ultérieurement, si l’on en croit le programme officiel. Le semestre suivant, il réserverait quatre heures « à la géométrie projective plane et une heure par semaine aux équations aux dérivées partielles ». Durant l’automne 1885, il développait « cinq heures par semaine la géométrie projective de l’espace » et au cours du printemps 1886, il devait « enseigner six heures par semaine la géométrie projective de l’espace ». Parmi les étudiants qui commençaient à suivre les leçons de Lie à l’automne 1884, figurait Axel Thue — alors âgé de vingt et un ans — qui devint professeur et éminent mathématicien. Les premières années, Thue prenait très soigneusement en note les cours de Lie et après leur mise au propre, 1 N.d.T.

: Friedrich Engel, 1922, p. 108.

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ces leçons se présentaient presque comme un livre de cours. En revanche, selon d’autres témoignages oraux, elles n’étaient pas toujours aussi structurées. Cependant, tous affirmaient que les leçons de Lie se distinguaient de celles des autres professeurs ; elles étaient pleines de vie et d’une spontanéité qui tranchait sur les autres cours magistraux ; sa pensée et sa voix claires, son vif intérêt et sa forte personnalité, tout concourait à faire de lui un maître dans l’art de l’enseignement, disait-on. D’une manière brillante, il pouvait jeter la lumière sur les liens cachés entre une série de différents résultats mathématiques et en posant des questions contradictoires aux étudiants, il les poussait à participer activement à la résolution de problèmes. Certains de ses cours tournaient à la conversation cordiale alors que d’autres étaient très mouvementés ou solennels. Il n’écrivait jamais ses cours à l’avance et n’avait jamais de notes. Quand un problème était résolu et discuté, il résumait, sur place, les raisonnements qui avaient permis de conclure. Il pouvait jubiler quand il trouvait une méthode particulièrement élégante ; en revanche, quand un calcul de temps à autre échouait, il pouvait aussi interrompre le cours en jetant la craie vers le tableau et sortir précipitamment de la salle. Thue rencontrait aussi des difficultés pour reprendre ses notes. Il rapportait à Holst, le 20 juin 1885 à Tønsberg, qu’il avait « rayé quelques-uns des cours les moins intéressants de géométrie supérieure ». En sus de l’enseignement et de sa collaboration avec Engel, Lie restait toujours impliqué dans le milieu scientifique de son pays. Au printemps 1885, la situation de Helland suscitait de nouveau des remous. Le 2 mars, naissait l’Association mathématique. Lie ne semble guère avoir su apprécier les antagonismes personnels opposant bon nombre de ses relations et il pouvait inviter à sa table des personnes qui ne se parlaient plus. Anna rapporta ultérieurement à son fils un dîner horrible donné chez eux, à Skarpsno. Il avait convié des membres de Venstre, notamment Helland, ainsi que Motzfeldt, Lund et d’autres de sensibilité contraire. Il en résulta que les représentants des tendances politiques diamétralement opposées n’échangèrent pas la moindre parole de toute la soirée. Au mois d’août, Klein — en poste à Leipzig — fut invité à occuper une chaire à l’université de Göttingen. Même si, vraisemblablement, il hésitait encore une fois, l’idée de succéder à des mathématiciens tels que Gauss, Riemann et Clebsch l’influença très certainement. Il accepta la proposition et demanda que Lie le remplaçât. Après une période d’incertitudes, le projet se réalisa. Cependant, Klein dut se battre pour que Lie lui succédât. D’abord, le poste devait être maintenu ; il aurait été plus simple que la chaire de Klein restât vacante, la majorité ne craignant pas un affaiblissement des mathématiques dans la ville, tandis que d’autres durent être convaincus que l’étranger Sophus Lie était l’homme de la situation. Par l’intermédiaire de sa faculté,

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Klein fit envoyer ses arguments au ministre de la Culture de Saxe. Il soulignait que parmi les nombreux géomètres qui — à travers des études diversifiées — étaient parvenus à d’importants résultats, un homme, indéniablement, émergeait du lot : Lie, avec ses « idées indépendantes, les conséquences rigoureuses de son travail et ses nobles ambitions », serait en mesure de « fonder une école de géométrie indépendante ». Qu’Engel fût revenu de Christiania « avec une quantité de points de vue nouveaux » servait également la cause de Lie. Celui-ci s’était déjà exprimé en faveur d’une nomination en Allemagne qui lui offrirait « une possibilité de briser l’isolement » dans lequel il vivait en Norvège. Depuis Berlin qui occupait une position dominante — avec la présence, notamment, du puissant Weierstrass — les théories de Lie, qui commençaient peu à peu à être connues, subissaient de sévères critiques. D’aucuns affirmaient que les fondements de la théorie de Lie étaient si insuffisamment développés qu’il fallait les reprendre à la base. Weierstrass s’était vraisemblablement prononcé en ce sens ; par ailleurs, un autre argument jouait en la défaveur de Lie depuis qu’il avait révélé ne pas comprendre la théorie des intégrales abéliennes, thème que Weierstrass et ses élèves approfondissaient à Berlin. Certains avançaient que les travaux de Lie contenaient, pour l’essentiel, une méthode théorique remarquable qui se contentait de démontrer que quelques problèmes — en premier lieu, les équations différentielles de Lagrange et d’Euler — pouvaient se résoudre par le biais d’une autre méthode plus élaborée. Le mathématicien Georg Frobenius2 soutint cet avis, mais semble avoir, par la suite, modifié son jugement. Schwarz, alors professeur à Göttingen et appuyé par Weierstrass, représentait l’un des concurrents les plus sérieux à ce poste. La Prusse, où se trouvait Berlin, et la Saxe ne pouvaient intervenir dans les décisions de l’une et de l’autre. Toutefois, Weierstrass écrivit le 20 décembre 1885 à Schwarz que si l’université de Leipzig avait été prussienne, il aurait publiquement dit que l’étranger Lie — en dépit d’une quantité de bons travaux — n’était « ni d’un point de vue scientifique ni comme enseignant » suffisamment remarquable pour justifier qu’on le préférât à de véritables « compatriotes » actuels. Weierstrass concluait ainsi : « Maintenant, on en vient à l’appeler un nouvel Abel que l’on doit s’assurer à tout prix. Un beau début pour une nouvelle ère sous la présidence de Klein ! » Le ministre de la Culture et de l’Instruction à Dresde, capitale de la Saxe, décida officiellement, le 18 décembre 1885, d’attribuer la chaire à Lie. De son côté, Lie s’était, à travers une correspondance nourrie avec Klein, déjà préparé, en un mois de temps, à ce que cette décision devînt réalité. À la fin du mois de novembre, il avait écrit à son ami Motzfeldt :

2 N.d.T.

: en poste à Zurich de 1875 à 1892, Frobenius occupa ensuite, grâce à l’influent Weierstrass qui avait dirigé sa thèse, la chaire à Berlin laissée vacante par le décès de Kronecker.

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Cher Ernst ! Tu as entendu dire, sans doute, que j’envisageais de devenir professeur à Leipzig. Le salaire de sept mille cinq cents marks ne devrait pas au fond me pousser à quitter Christiania ; mais les grandes institutions, une sphère d’activité différente et plus grande me tentent. J’en ai assez de notre misérable situation scientifique (en particulier avec des imbéciles tels que la majorité de mes collègues de faculté). Que beaucoup de considérations personnelles me retiennent est évident ; mais le résultat est que je me lance dans le monde pour voler de mes propres ailes. D’emblée, Lie avait eu envie d’accepter le poste à Leipzig ; Anna semble l’avoir soutenu dans ce projet même si, cette fois, l’idée de déménager ne la satisfaisait plus entièrement, tout au moins au début. Lie aurait aimé garder « le droit de se retirer » de son poste de Christiania sans devoir le solliciter ou y être nommé à nouveau. Si les liens avec la Norvège et sa capitale se rompaient, il devrait, par lui-même, s’assurer une pension de retraite à Leipzig, ce qui représentait un investissement financier important. L’idée de ce qui pourrait arriver si lui ou un membre de sa famille tombait malade le préoccupait ; il craignait que ses capacités de travail ne fussent altérées par la chaleur de l’été, mais il espérait pouvoir s’y habituer rapidement et, en cas de nécessité, il pourrait porter des verres bleus qui le protègeraient de la lumière. Il prit conseil auprès de Motzfeldt pour savoir comment demander un congé sans solde et s’il devait effectuer cette démarche pour un nombre précis d’années ou pour une durée indéterminée. À qui devait-il s’adresser ? Au Parlement qui l’avait nommé ? La grande question était de savoir si le ministre de Saxe approuverait un tel arrangement, un détachement sans salaire pendant une durée fixée ou non. Comment s’adressait-on en Allemagne à des hommes aussi importants qu’un ministre de la Culture ? Telles étaient les questions qu’il posait à Klein et il ajoutait : « Nous avons ici, depuis 1814, des relations simples, très urbaines et semi-républicaines ». Lie soulignait à l’intention de Klein que le poste à Christiania pourrait rester vacant puisque initalement il lui avait été attribué personnellement, non pas pour dispenser des cours, mais pour poursuivre ses recherches : « Ma situation est donc, d’une certaine façon, similaire à celle de nos poètes tels que Bjørnson, Ibsen, qui perçoivent des pensions de poète et vivent pour la plupart à Paris, Dresde, Munich, Rome. » Le Parlement avait accordé, en 1885, des pensions de poète à trois d’entre eux et elles s’élevaient, pour chacun, à mille six cents couronnes par an. Ibsen demeurait à Munich, Bjørnson était toujours à Paris et vivait essentiellement à crédit lequel atteignait quinze mille couronnes. À l’automne 1885, Kielland se vit refuser, pour la première fois, cet argent ; l’argumentation présentée par certains élus fut ressentie, par beaucoup, comme un reliquat du parlementarisme : il en est ainsi quand le peuple décide ! Lie semble aussi, dans le sillage

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de cette affaire, avoir adopté, peu à peu, un autre point de vue sur « l’opinion publique » et les aptitudes du peuple à prendre les bonnes décisions. Suivant les conseils de Motzfeldt et de Klein et après avoir écrit personnellement au Premier ministre Sverdrup « d’une manière aussi habile que possible », Lie demanda et obtint un congé sans solde pour une durée indéterminée et sans que le ministère de la Culture de Saxe n’eût, en aucune façon, à en tenir compte. Les professeurs norvégiens pouvaient interpréter cette initiative comme une certaine liberté de pouvoir imposer leurs propres conditions. Johan, le neveu de Lie, venu ce printemps chercher conseil auprès de son oncle afin de connaître la meilleure façon d’être admis à la Société des sciences, en donnait un exemple : « Ici chaque professeur fait exactement ce qu’il veut. Le seul professeur de chimie, à savoir Waage, a obtenu une permission de plusieurs mois pour aller en Terre sainte et faire un pèlerinage à Jérusalem. » Content de sa bonne fortune, Lie se réjouissait d’aller à Leipzig. Il prendrait son poste le 1er avril 1886 ; dès la mi-février, il se rendit sur place pour se faire une idée des cours et des séminaires, prendre connaissance des prix et trouver un logement afin de pouvoir emménager avec sa famille au milieu du mois d’avril, juste avant le semestre d’été qui, à Leipzig, débutait cette année le 28 avril. Les difficultés rencontrées par son frère aîné, professeur principal à Kristiansand, avaient peut-être incité Lie à s’assurer une pension et à ne pas totalement abandonner son poste à Christiania. En effet, tombé malade à l’automne 1885 et ne travaillant plus, Fredrik avait dû, de ses propres deniers, payer un remplaçant. Pour échapper à son environnement, il était venu dans la capitale et, durant tout l’automne, passa, chaque jour, entre deux et trois heures chez Anna et Sophus. Selon ce dernier, son épouse, pour cette raison aussi, était alors lasse d’entendre parler d’un éventuel déménagement à Leipzig ; elle tomba malade autour de Noël, fort certainement à cause de « l’atmosphère pesante que la triste maladie de mon frère » avait laissée dans la maison, expliquait Lie à Klein. Son autre frère, John Herman qui vivait à Bergen, écrivait son espoir que leur frère aîné pût avoir « la force de s’en sortir [...] car cela [sa guérison] dépend, en particulier, d’une forte volonté ». Lui aussi désirait aider financièrement Fredrik, mais depuis que le transport maritime de fret rencontrait des difficultés, il devait soigneusement évaluer le montant de sa contribution. Dans cette lettre, il s’associait à sa famille pour féliciter Sophus et tous se réjouissaient de cette proposition venant de Leipzig. Il le remerciait d’avoir hébergé leur fille aînée Augusta, âgée de dix-huit ans, venue chercher du travail dans la capitale. Elle leur avait souvent écrit et raconté comment elle avait passé de très heureux moments chez son oncle et sa tante. Son père précisait qu’elle était contente d’avoir trouvé une place dans un bureau, où elle gagnait cinquante couronnes par mois. Une fois tous les doutes balayés et toutes les formalités accomplies, Anna semble s’être enthousiasmée pour le projet. Des personnes qui avaient habité

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à Leipzig, ils n’entendaient que des avis favorables. Klein et son épouse répondirent aux questions de Lie sur les conditions de vie à Leipzig et notamment sur le prix de la location d’un logement dont ils avaient besoin, à savoir une cuisine, une petite chambre pour la bonne d’enfants qu’ils avaient la chance d’emmener, une chambre à coucher pour lui et Anna, deux chambres pour les enfants, un bureau, une salle à manger et enfin un salon. La maison ne devait pas être trop ensoleillée, ni trop éloignée de la campagne environnante. Lie soulignait que son épouse et lui étaient habitués à vivre modestement ; les prix de la viande, du sucre, des vêtements et des choses courantes étaient sensiblement les mêmes et, tout compte fait, Lie concluait que le déménagement, d’un point de vue économique aussi, serait le mieux pour eux. Cette opinion se trouva renforcée quand il apprit qu’il recevrait deux mille marks pour les frais de déménagement. « Un déménagement de Christiania à Leipzig est une histoire terriblement compliquée, mais comme d’autres personnes ont réussi, il devrait en être de même pour moi », assurait-il à Klein. Pour finir, il évoquait la succession de ce dernier. Lie lui demandait ce qu’il avait enseigné, l’informait de sa possible série de cours et de son souhait de ne pas commencer ses leçons avant neuf heures du matin. Il ne cessait de s’interroger. Devait-il prononcer une leçon inaugurale et dans ce cas, devait-elle revêtir la forme d’un discours public ou d’un cours ? Il révélait à Klein : « En général, je parle de mathématiques très facilement et couramment sans note. En revanche, s’il ne s’agit pas de pures mathématiques, je ne peux guère parler sans notes. Je n’ai aucune mémoire pour les sujets non mathématiques. » Lie remercia Mayer de lui avoir envoyé l’édition des œuvres de Möbius publiée par Klein : « Möbius était un classique, un pionnier clair et simple. » Peu après, Lie déclarait à Klein que le monde n’honorerait et n’apprécierait jamais assez à sa juste valeur son travail sur les groupes de transformations et leur application aux autres disciplines : « Dans la petite mesure où j’ose me comparer à Möbius, j’ai cependant tendance à croire que la reconnaissance, dans certaines limites, de mes propres travaux croîtra avec le temps. » Lie se rendit à Leipzig, au milieu du mois de février. En chemin, il rencontra Bäcklund à Lund, s’arrêta trois jours dans le Schleswig à cause de la neige, eut à Göttingen une conversation si amicale avec Schwarz — son principal concurrent pour le poste à Leipzig — qu’il écrivit à Klein qu’il n’y avait personne, à part lui, qui le comprenait aussi bien. Toutefois, Schwarz lui avait aussi rapporté quelques « vérités » désagréables, notamment que Lie ne devait pas croire qu’il devait sa nomination à Leipzig uniquement à ses mérites scientifiques, mais aussi parce qu’il ne s’intéressait pas à la théorie des fonctions. Pendant ce voyage de Sophus, Anna et les enfants habitèrent un temps chez Ernst et son épouse. Lie leur écrivit chez ces derniers : Je cours partout comme un fou. Je suis certain d’avoir, ce moisci, fait plus de visites (autour de 70-80) que pendant toutes les an-

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Sophus Lie, une pensée audacieuse nées où j’étais à Christiania. Tout le monde est ici très prévenant. Néanmoins, il y a bien un ou deux mathématiciens qui ne sont pas de Leipzig que j’ai croisés, et que j’irrite. Pour autant que je le sache, l’université allemande n’a jamais appelé de professeur de mathématiques étranger autre qu’Abel3 et moi. (Dans ce calcul, je ne tiens pas compte des Suisses.) C’est assez comique. Si, à Christiania, je me suis souvent senti traité injustement, j’ai en vérité gagné aussi un honneur indu.

Il racontait aussi à Anna qu’il était très affairé et « toujours par monts et par vaux ». Il lui demandait : « Tous les jours, fais lire à Mai de l’allemand à haute voix. » Il lui rappelait que sa dernière lettre pour Leipzig devrait être expédiée au plus tard le 10 mars, et que les prochains trois ou quatre jours, il pourrait être joint poste restante à Copenhague et à Malmø. Le départ de Lie fut fêté à Christiania le 10 avril avec des discours et des chants spécialement composés pour cette occasion. Bjerknes intervint au nom de la faculté et du milieu scientifique. Il commença par rappeler que « nous » appartenions à « un peuple peu nombreux à la lisière du monde » et que l’on ne pouvait pas attendre du travail scientifique accompli ici dans « notre pauvre petit pays » dans « des conditions difficiles » autre chose qu’« une contribution modeste, peu notable pour tout l’ensemble ». Comme « notre université » était jeune, et son accès aux moyens et au pouvoir limité, on ne pouvait s’attendre à ce qu’elle eût vocation à être un fer de lance dans tous les domaines scientifiques qui ne cessaient alors de se développer. Il souligna cependant que, de temps en temps et souvent de manière inattendue, les conditions pouvaient être favorables, que cela s’était déjà produit une fois auparavant dans « les premiers jours de l’université » et précisément dans la même discipline que celle que Lie honorait, à savoir les mathématiques, science dans laquelle un Norvégien avait gagné une renommée mondiale qui provoquait de la part des pays étrangers l’envie de les accueillir « pour l’avancement de leur propre science ». Bjerknes établit une longue comparaison avec Abel et ses contributions, puis expliqua combien l’enseignement des mathématiques en Norvège, et pas seulement au niveau universitaire, s’était amélioré depuis l’époque d’Abel. Il commenta aussi les années d’études de Lie et, avant tout, le développement de sa pensée et ses études personnelles. Bjerknes proclama : « Celui qui réussit à accomplir quelque chose de mieux, doit aussi, d’une certaine façon, être un autodidacte. » Il exprima, au nom de ses collègues, sa gratitude pour tout ce que Lie avait « fait pour l’avenir de la science et, grâce à cela, aussi pour l’honneur de notre pays » et pour sa contribution au sein de l’université. Il ajouta : « La perte dont elle souffre est grande au moment où vous la quittez. » Il demanda à Lie de se souvenir quand, une fois à l’étranger, il aurait 3 La nomination d’Abel à l’université de Berlin arriva en Norvège deux jours après la mort du mathématicien, survenue en avril 1829.

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« quantité de facilités » et d’assistants à sa disposition et qu’il pourrait en plus « débattre de sujets scientifiques dans un large cercle de professeurs, doctorants et docteurs », qu’il avait « accédé à toutes ces gloires de notre cher vieil amphithéâtre no 33 ». Bjerknes concluait par : « N’oubliez donc pas universitas regia fredericiana4 . N’oubliez pas ce pays où l’on étudie tranquillement, ce pays à la nature magnifique. C’est un foyer pauvre mais il a nourri ses fils les plus doués. » Le texte de la chanson qui suit avait, très certainement cette fois aussi, été écrit par le professeur de littérature Skavlan sur l’air de « Il était une fois un brave homme... » : Dans les sciences, comme chacun sait Est instaurée la république Et commme président à vie Un mathématicien est élu. [...] Il parle sa propre langue Que peu savent lire, écrire ; Un volapük pour Pierre et Paul Dont la langue n’existe plus. Notre Sofus Lie étudia Un dialecte de cette langue Que seuls deux ou trois de cette famille Déchiffrent avec peine. Mais Sofus Lie, il parle aussi Une langue que tous connaissent ; C’est la langue chaleureuse du cœur, Qui lui amène de bons amis. C’est le véritable volapük De toutes les villes du monde Pour tous ceux qui ne connaissent pas Un mot de X et de Y. Maintenant Sofus Lie part pour Leipzig Et de nouveaux amis arrivent ; Mais, les vieux amis, il les a ici Qu’il ne trouve jamais là. Il reviendra bien une fois. Quand le mal du pays Réveille énergiquement notre vieil ami Leb’ wohl, auf Wiedersehen ! 4 N.d.T. : l’université de Christiania, fondée en 1811, porte le nom du roi de Danemark et de Norvège, Frédéric VI, qui régnait alors.

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Le lendemain de cette grandiose fête d’adieu, le Ny illustreret Tidende [« Nouveau journal illustré »] s’ouvrait sur une présentation et un portrait du professeur, le docteur Sophus Lie. Le dessin était signé H. G. Olsen et le texte Helland. Aux côtés d’informations biographiques et d’éloges concernant son activité — comme scientifique à l’intérieur et hors de l’université, comme randonneur dans les montagnes et comme un citoyen proche de Venstre, on pouvait lire : Par sa nomination au poste de professeur de géométrie à l’université de Leipzig, le professeur Lie reçoit la plus grande distinction que l’on puisse, en somme, accorder à un scientifique. [...] Les vérités scientifiques que le professeur Lie a mises en lumière seront connues d’assez peu de personnes, car aucune voie royale ne mène aux mathématiques. La société mathématique, dans ses plus grands moments, manquera toujours de la reconnaissance populaire dont jouit un inventeur du téléphone ou un explorateur heureux. Néanmoins, il est reconnu, de toutes parts, que les nouvelles étendues qui sont conquises dans le champ mathématique sont les possessions les plus magnifiques de l’esprit humain et les fondements les plus sûrs sur lesquels les autres sciences de la nature sont bâties. [...] Maintenant, au moment où le professeur Lie quitte sa patrie, on peut supposer qu’à Leipzig il bénéficiera de conditions plus favorables pour ses futures recherches mathématiques. Nous avons, toutefois, le ferme espoir qu’il n’abandonne pas définitivement l’université norvégienne et c’est en formant le vœu qu’après quelques années, il veuille revenir, que nous osons considérer sa nomination à l’université de Leipzig comme un événement véritablement heureux. Avant son départ, Lie fut nommé chevalier de l’Ordre de saint Olav. Il demanda à Klein s’il devait en informer les autorités saxonnes, ajoutant : « Aussi démocrate que je sois, je ne suis pas, dans les circonstances actuelles, mécontent de cet honneur, insignifiant en lui-même. »

Cinquième partie

Professeur à Leipzig

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Figure 36 – La Seeburgstrasse à Leipzig, en 1890.

Chapitre 20

Au cœur de la grande ville de Leipzig Lie arriva avec sa famille à Leipzig au milieu du mois d’avril 1886. Il avait quarante-quatre ans, Anna trente-deux, et les enfants respectivement neuf, quatre et deux ans. Ils emménagèrent au rez-de-chaussée d’une maison sise au 5 de la Seeburgstrasse — à quelques minutes de l’université — et ils y demeurèrent pendant les douze années que dura leur séjour en Saxe. Lie commença ses cours avant sa leçon inaugurale et sa réception officielle, au début du semestre d’été. L’année universitaire à Leipzig se divisait en deux semestres ; celui d’été s’étendait de la mi-avril à la mi-août puis, après deux mois de vacances, débutait le semestre d’hiver qui se terminait à la mi-mars, suivi d’un autre mois de vacances. Lie apprécia rapidement cette organisation de l’année scolaire, même s’il était habitué en Norvège à être libre au milieu de l’été — entre les semestres de printemps et d’automne — où pour échapper à la chaleur estivale, il partait chaque été dans les montagnes. Toutefois, enseigner à Leipzig pendant la plus chaude saison lui semblait naturel et bien : « Ici, en juillet, on ne peut pas faire de voyage, tout au moins à pied », écrivait-il à Motzfeldt ; en outre, la chaleur était moins gênante quand on travaillait et, de plus, les maisons à Leipzig étaient certainement conçues pour que la chaleur ne donnât pas sa « véritable puissance ». Il racontait à son ami que sa propre maison dans la Seeburgstrasse n’absorbait pas la chaleur et il ajoutait : « Si j’avais eu une telle maison dans Drammenveien, je me serais senti heureux. » Engel qualifia plus tard le choix de cette maison de « particulièrement malencontreux. Alors que la maison où ils habitaient à Kristiania était accueillante et lumineuse avec une jolie vue sur la baie de Frogner, il avait choisi à Leipzig, par crainte du soleil, une résidence qui était trop dans l’ombre des grandes maisons qui l’environnaient. » La proximité des parcs et des deux départements de mathématiques avait également incité Lie à prendre cette

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décision. La famille emménagea au 5 de la Seeburgstrasse avec « les meubles et tout le mobilier », ainsi que la jeune bonne Andrine qu’ils avaient à Christiania. En raison de nouvelles constructions, l’adresse devint le 33 de la Seeburgstrasse, en 1891-1892. Lie fut enregistré sur les registres du personnel de l’université de Leipzig, à partir du 20 janvier 1886, comme professeur de géométrie ainsi que directeur du séminaire mathématique et de l’institut. Peut-être fut-il donc rétribué dès son arrivée, dans la mesure où les salaires étaient versés à la fin de chaque trimestre. En tout cas, cette somme aurait été fort appréciée : « Il va de soi que j’ai une quantité terrible de dépenses. » Il déplorait le coût de la vie un peu plus élevé ici et espérait que les dépenses pour la maison n’excèderaient pas de deux à trois cents couronnes celles de Christiania, bien que le prix de la viande fût le double. En revanche, les vêtements étaient moins chers, « mais ici nous devons nous habiller avec plus d’élégance dans la mesure où un professeur ordinaire est un grand homme à Leipzig » ; ainsi, il ne croyait pas, tout bien compté, pouvoir économiser sur un poste de dépenses et, de plus, le loyer était beaucoup plus élevé. Même s’il gagnait plus qu’en Norvège, il résumait en ces termes la situation à son ami Motzfeldt : « Le résultat est que je me débrouille plutôt bien. » En outre, il continuait, comme les quatre ou cinq dernières années, à mettre « un peu de côté pour les enfants ». Le premier cours de Lie de ce semestre, intitulé « Application du calcul intégral et différentiel à la géométrie », avait lieu du mardi au vendredi, entre douze et treize heures ; le lundi, entre dix et douze heures, il tenait son séminaire sur l’« Application de la théorie des transformations infinitésimales aux équations différentielles ». D’après les archives, quatorze étudiants suivaient régulièrement ses cours, ce premier semestre ; au fil du temps, ce nombre varia un peu pour se stabiliser, les dernières années, à une bonne vingtaine. Sous l’impulsion de Klein, le recrutement en mathématiques avait été, à Leipzig, très — voire trop — important. Comme beaucoup d’étudiants avaient étudié les mathématiques, le besoin de professeurs dans les écoles secondaires était couvert pour plusieurs années et les candidats devaient attendre six ou sept ans pour obtenir un poste. En conséquence, le nombre des étudiants en mathématiques commençait à décroître au moment de l’arrivée de Lie et cette évolution se poursuivit : de quatre-vingts à l’été 1886, il tomba à une vingtaine seulement, huit ans plus tard. Au début, Lie fut très affecté que ses cours sur des sujets généraux fussent suivis par un auditoire beaucoup plus réduit que celui qu’il avait escompté. Il éprouva également des difficultés à conserver ses étudiants plusieurs semestres durant. Les étudiants allemands passaient en général quatre ans à préparer le Staatsexamen, qui était quasiment du niveau du doctorat allemand, mais inférieur au doctorat norvégien et, a fortiori, au doctorat français. À Leipzig, Lie était non seulement professeur, mais assi directeur du séminaire de mathématiques qui fonctionnait presque comme un institut indépendant et qui était dévolu aux études géométriques. Fondé six ans auparavant par Klein, il s’inspirait du séminaire mathématique créé par Weierstrass et Kummer à

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Berlin, en 1861. (C’est dans ce cadre que Lie avait impressionné son auditoire à Berlin, en 1869, en résolvant, séance tenante, un problème sur lequel travaillait Kummer.) Il se divisait en deux départements, chacun disposant d’un assistant et de ses propres locaux. Le premier — où Engel travaillait commme bibliothécaire — se trouvait dans le centre de la vieille ville, au 24 de la Ritterstrasse. Le second, où Lie donnait l’essentiel de ses cours, était situé au 32 de la Brüderstrasse dans le spectatorium de Czermak1 et disposait, en outre, d’un grand amphithéâtre bien éclairé. Il abritait une collection de modèles mathématiques placée sous la responsabilité de Friedrich Schur. Celui-ci, deux ans après l’arrivée de Lie, obtint un poste à Dorpat2 . Engel le remplaça et devint aussi l’assistant du département II. Lie habitait à michemin — à une petite dizaine de minutes à pied — de ces deux bâtiments. Dans son séminaire, Lie essayait de prolonger l’enseignement de Klein et dans la correspondance qu’ils échangeaient, Lie — dans les premiers temps — lui demandait souvent des conseils pratiques. Il trouvait volontiers du temps pour travailler avec les cinq ou six étudiants qui suivaient son séminaire et les premières années, il incitait et aidait beaucoup d’étudiants à passer une thèse. Lie comparait jusqu’à un certain point l’enseignement dans les séminaires allemands avec celui dispensé par l’École normale supérieure et il considéra comme une grande reconnaissance, tant pour le contenu de son enseignement que pour ses qualités de scientifique, le fait de commencer à recevoir — dès 1888 et à l’initiative de Poincaré, Picard et Darboux — des élèves de cette grande école. À partir de 1890, Lie fut — avec Adolph Mayer, Carl Neumann, Heinrich Bruns et Wilhelm Scheibner — l’un des cinq professeurs de mathématiques à Leipzig, mais parmi les cinquante-six étudiants qui, au cours de ces années devinrent docteurs, vingt-six avaient choisi Lie pour diriger leur thèse et certains avaient poursuivi ses idées. Quand Lie arriva à Leipzig, l’université comptait trois mille deux cent cinquante et un étudiants, soit plus du triple qu’à Christiania. Parmi eux, quatre-vingts fréquentaient les cours de mathématiques (au lieu de deux cent cinquante, peu d’années auparavant). Les étudiants étaient inscrits selon leur provenance géographique : la Saxe où près de la moitié étaient domiciliés, un autre État allemand ou un pays étranger. Cette proportion se retrouvait également chez les étudiants en mathématiques qui comptaient aussi six étrangers originaires de Bulgarie, d’Autriche, de Turquie et d’Amérique du Nord. Leipzig était, avec Dresde, la ville la plus importante du royaume de Saxe, alors membre de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Une sorte de rivalité opposait la ville de Dresde, culturelle et administrative, à celle de Leipzig, plus commerciale et industrielle. 1 N.d.T. : le spectatorium de Czermak est un institut de physiologie privé qui porte le nom de son fondateur, le médecin Johann Czermak, à l’origine de la laryngologie moderne. 2 N.d.T. : Dorpat est l’ancien nom de la ville estonienne de Tartu qui abrite, depuis 1632, une université fondée par les Suédois.

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Figure 37 – En haut, à gauche : Felix Klein. En haut, à droite : Adolf Mayer. En bas, à gauche : Friedrich Engel. En bas, à droite : Georg Scheffers.

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Figure 38 – En haut : Mathematische Annalen, la revue allemande dans laquelle Lie publia nombre de ses importants traités. En bas à gauche : page de titre du premier tome de l’œuvre essentielle de Lie. Les deux tomes parurent en 1890 et 1893. En bas à droite : leçons de Lie. Page de titre de l’exemplaire personnel de Lie. La bibliothèque de Lie fut achetée par l’État norvégien en 1900 et mise à la disposition des étudiants de l’université de Christiania dans « De realstuderendes læseværelse » [les salles de travail des étudiants en sciences] ouvertes en 1908.

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Figure 39 – En haut, à gauche : Alfred Clebsch. En haut, à droite : Carl Neumann. En bas, à gauche : Hermann Amandus Schwarz. En bas, à droite : Eduard Study.

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Figure 40 – Wilhelm Ostwald, qui vint de Riga en Lettonie, devint professeur de chimie physique et se lia d’amitié avec Lie pendant les premières années que celui-ci passa à Leipzig. Il reçut, en 1909, le prix Nobel de chimie.

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L’université de Leipzig, fondée en 1409, était l’une des plus anciennes d’Allemagne. Elle était richement équipée : des bibliothèques, des salles de travail, de multiples séminaires, des instituts et des cliniques, deux laboratoires de chimie, un observatoire, un musée minéralogique et un jardin botanique. Depuis les années 1850, l’université connaissait une grande prospérité pour partie liée à l’implication du souverain précédent, le roi Jean Ier , qui, au cours de ses vingt années de règne débuté en 1854, avait attiré de nombreux hommes de premier plan dans l’administration scientifique et culturelle de l’État. Le roi lui-même avait été un historien et un brillant philologue ; il s’était fait remarquer pour des études réalisées sur Dante, en livrant notamment une traduction en vers de la Divine Comédie, agrémentée d’un appareil critique. Les mathématiques avaient aussi bénéficié d’un traitement de faveur. Le roi Jean avait eu pour ministre de la Culture, Carl von Gerber, que Lie avait rencontré en février 1886 quand, à Dresde, il s’était renseigné sur les conditions de travail d’un professeur à Leipzig. Le mathématicien Oskar Schlömilch avait été l’un des scientifiques en poste au ministère de la Culture et de l’Instruction publique. Pendant plusieurs années, il avait édité le Zeitschrift für Mathematik und Physik [« Journal de mathématiques et de physique »]. Il avait facilité la nomination de Klein à Leipzig en 1880 et, grâce à cette initiative, ce dernier avait pu fonder l’institut de recherche et organiser le séminaire mathématique. Outre ses responsabilités administratives liées à l’enseignement des mathématiques dans les écoles primaires et secondaires de Saxe, Schlömilch était aussi conseiller pour les mathématiques auprès des éditions Teubner. Lie évoluait dans un milieu qui savait apprécier la recherche mathématique. Il était très bien traité par la maison Teubner, ses collègues de Leipzig et l’administration saxonne. Il écrivait en Norvège pour expliquer combien « les sciences étaient à l’honneur » à Leipzig et que les choses étaient beaucoup plus faciles quand « la considération pour la science » bénéficiait toujours d’un grand poids. Il se sentait le bienvenu. Il avait trouvé les meilleures conditions pour publier ses travaux et il voulait fonder une « école » dans la ville. À l’instar de l’essor de l’université, Leipzig connaissait une période florissante. La ville abritait des cliniques universitaires royales, deux hôpitaux publics, un hôpital homéopathique réputé, un hôpital pour enfants, trois institutions pour aveugles, un établissement pour les sourds-muets, un orphelinat et une fondation tenue par des diaconesses. L’industrialisation battait son plein, la ville s’agrandissait et la population ne cessait de croître. Alors qu’en 1886, la ville comptait environ cent soixante-dix mille âmes, douze ans plus tard au moment du départ de la famille Lie, elle rassemblait plus de quatre cent mille habitants. Dès les XVe et XVIe siècles, Leipzig avait été une grande place financière et économique. Troisième plus grande ville commerciale d’Allemagne, après Berlin et Hambourg, elle accueillait trois grandes foires annuelles, au Nou-

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vel An, à Pâques et à la saint Michel. Dans le secteur de distribution des livres, elle avait longtemps occupé une position prépondérante et disputait à Francfort la première place dans le domaine de l’édition. À la fin du XIXe siècle, Leipzig, naguère ville commerçante, était devenue un centre industriel de premier plan et à partir de cette époque, le prolétariat ne cessa de se développer. Aux industries de l’édition et du papier, s’ajoutaient alors les industries métallurgiques avec des fonderies et la fabrication de machines, d’installations électriques et de moteurs ; on produisait des denrées alimentaires ; on y construisait notamment de grandes brasseries, des usines textiles et chimiques. Après avoir passé deux étés dans la ville, Lie écrivait à Motzfeldt : « Je crois que les fumées de Leipzig atténuent la lumière du soleil. » De nombreuses constructions monumentales et de vénérables églises étaient érigées dans les vieux quartiers. Les maisons étaient hautes et les rues étroites. Toutefois, de grandes places s’étendaient dans la ville, dont l’Augustus-platz, considérée comme l’une des plus belles d’Allemagne, où s’élevait la vieille université. Leipzig pouvait s’enorgueillir d’un hôtel de ville magnifique, de plusieurs théâtres joliment décorés — tant à l’extérieur qu’à l’intérieur — de salles de concerts, du Gewandhaus, d’un palais de justice impressionnant et d’une bibliothèque universitaire abritant de riches collections dont le palais de justice et la bourse du commerce étaient, eux aussi, dotés. La ville offrait également une académie des arts et une école des arts et métiers, plusieurs musées, des parcs, un château, un jardin zoologique ainsi qu’une serre en verre et en fer où poussaient des palmiers. Elle possédait, par ailleurs, un champ de courses public et un très grand établissement réservé aux divertissements, abritant un cirque et une salle de concert dotée d’un des plus imposants buffets d’orgue d’Allemagne. Neuf journaux politiques paraissaient à Leipzig qui comptait aussi de multiples sociétés et associations dont la Société royale saxonne des sciences. Conçue par Leibniz, le grand homme de la ville, elle ne vit le jour qu’en 1846, année du bicentenaire de la naissance de ce dernier. Elle se divisait en deux sections, celle de mathématiques-physique et celle de philologie-histoire. Lie en fut très vite membre et publia une série de ses traités dans les comptes rendus de la Société. Au début du XVIIIe siècle, Jean-Sébastien Bach, le Cantor de Leipzig, avait fait de cette ville une grande place musicale. Richard Wagner y était né et y avait grandi et Robert Schumann y avait joué un rôle essentiel. Leipzig s’affirmait de plus en plus comme l’un des centres musicaux les plus importants d’Allemagne, position renforcée par la création, en 1843, du premier conservatoire d’Allemagne par Felix Mendelssohn-Bartholdy. Trois ans après que le nouveau Gewandhaus fut terminé, en 1884, le conservatoire royal de musique de Leipzig disposait de sa propre salle de concert. L’ensemble formé par ces deux bâtiments constituait un véritable quartier musical. Les gens accouraient de toute l’Europe et d’Amérique pour écouter, enseigner et apprendre la musique. Quand, en 1893, le conservatoire fêta ses cinquante ans, il comptait six mille élèves dont plus de la moitié étaient étrangers, notamment d’origine nor-

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végienne. À l’automne 1891, Sigurd Lie, alors âgé de vingt ans, vint étudier au conservatoire de Leipzig. Pendant les deux petites années de son séjour, il se rendait fréquemment au domicile de son oncle. Le jeune homme, qui avait déjà contracté la tuberculose, eut à Leipzig une crise sévère et mourut à trente-trois ans. Il composa des pièces orchestrales et s’attacha principalement à mettre des poèmes en musique. Au conservatoire, il étudia la composition avec Carl Reinecke3 qui, en son temps, avait été professeur de Johan Svendsen4 et d’Edvard Grieg. Ce dernier vint plusieurs fois à Leipzig où il rencontra Lie. Nombre de poètes connus avaient également vécu et étudié à Leipzig, liant de diverses manières leurs œuvres artistiques à la ville. Schiller y avait habité et écrit son Lied an die Freude [« Hymne à la joie »] ; Schlegel, Novalis et d’autres grands noms du romantisme y avaient étudié. Goethe avait situé plusieurs actions de Faust dans l’une des plus grandes caves de Leipzig. Plus tard, Theodor Fontane y avait fait ses études. Leipzig pouvait aussi se prévaloir d’un riche passé historique. L’événement politique majeur le plus souvent évoqué, était la grande bataille livrée, en 1813, à Napoléon Ier . La bataille des Nations vit s’affronter deux cent mille hommes dont beaucoup furent blessés et périrent, notamment le poète et héros de la liberté, Theodor Körner, âgé de vingt-deux ans. Le monument érigé pour honorer ce jeune patriote flamboyant servit de modèle, en Norvège, à celui d’Abel. La famille Lie fut bien accueillie ; madame Anna et les enfants se plurent parmi leurs amis, au sein de la société et à l’école, à tel point que lorsqu’ils durent regagner la Norvège, le départ fut difficile. Quant à Lie, d’emblée, il se sentit bien dans la grande ville de Leipzig et il pouvait écrire à son ami Motzfeldt, juste après son arrivée : Mes nerfs, qui étaient considérablement éprouvés ces derniers temps à Christiania, commencent maintenant à retrouver le calme. J’ai déjà fait mes trois premiers cours et il me semble qu’ils étaient irréprochables. J’espère que mes auditeurs ne sont pas trop en désaccord avec mon sentiment. Le 29 mai, Lie prononça sa leçon inaugurale, intitulée « Über das Einfluss der Geometrie auf die Entwicklung der Mathematik » [« De l’influence de la géométrie dans le développement des mathématiques »], devant un large public et en présence du roi Albert Ier de Saxe, obéissant ainsi à la vieille tradition allemande. Il prêta ensuite serment. En qualité de professeur ordinaire, Lie était maintenant membre de l’assemblée plénière de l’université composée 3 N.d.T. : pianiste, compositeur et chef d’orchestre, Reinecke fut aussi chef musical du Gewandhaus. 4 N.d.T. : violoniste et compositeur, Svendsen fut également considéré comme le plus grand chef d’orchestre scandinave de son temps.

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de soixante-quatre professeurs. À plusieurs reprises, il louerait cette assemblée érudite et disciplinée aux dépens des relations occasionnelles et professionnelles souvent superficielles qu’il avait connues à l’université de Christiania, même si, à la fin, il se plaignait de n’exercer aucune réelle influence au sein des instances dirigeantes de l’université. Lie fut officiellement invité à Dresde. Son épouse l’accompagnait quand il « eut une audience avec Sa Majesté, selon la tradition de Leipzig ». Dès le premier été de son installation, il avait loué une maison en dehors de la ville où lui et sa famille — obéissant aux critères et aux usages de la bourgeoisie locale — pourraient jouir de la vie à la campagne. Ce lieu, Berga sur l’Elster, se trouvait entre cinquante et soixante kilomètres au sud de Leipzig et était très fréquenté l’été par la grande bourgeoisie de la ville. L’adresse de la location, « Angermühle » [« le moulin du pâturage »], pourrait signifier que la maison se trouvait au fond d’une vallée près d’une rivière ; ultérieurement, ils allèrent à l’hôtel de cette petite ville. Lie parlait simplement de la maison comme étant « à la campagne en Thuringe (en Saxe-Weimar) ». La famille se rendait « à la campagne » au mois d’août, après la fin du semestre d’été. Sophus s’arrêtait généralement une semaine à Berga avant de poursuivre pour effectuer sa randonnée de quinze jours en Suisse et au Tyrol. Il confiait à Motzfeldt : Je suis curieux de savoir si je pourrai ainsi réaliser mon projet qui est de faire une randonnée pédestre, chaque été, jusqu’à l’âge de soixante ans. Jusqu’à présent, cela se passe bien même si, de temps en temps, je trouve pénibles les grandes ascensions avec un sac sur le dos. Le premier été à Leipzig avait été plutôt frais : « Mais la question se pose de savoir ce qu’il en est habituellement ou quand l’été est exceptionnellement chaud », s’interrogeait-il avant de poursuivre : Nous nous plaisons vraiment bien ici. Les Saxons sont une race infiniment sympathique. Tant envers Anna qu’envers moi, ils font preuve de la plus grande bienveillance possible. [...] Anna, pour autant que j’ai pu le remarquer, n’a pas eu véritablement le mal du pays. La petite Marie, âgée de neuf ans, avait éprouvé quelques difficultés d’adaptation, car, à son arrivée, elle n’avait trouvé aucun enfant à qui parler. À l’école, elle ne comprenait guère, mais quatre mois plus tard, son père pouvait déclarer : « Maintenant elle est devenue incroyablement bonne en allemand et se trouve très bien ici. » Pour sa part, Lie considérait que plusieurs années lui seraient nécessaires pour pouvoir « juger s’il avait été judicieux » de se rendre à Leipzig. D’emblée, la charge de travail de Lie se révéla lourde. Dix à douze heures de cours, le

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suivi de ses étudiants et ses propres recherches nourrissaient son programme hebdomadaire. « Un inconvénient est que les cours et les autres activités professorales requièrent beaucoup plus de temps ici qu’à Christiania où nous, les mathématiciens, coulions, à ce titre, des jours heureux. » En retour, il espérait que l’enseignement à Leipzig « porterait ses fruits dans une tout autre direction qu’à Christiania ». L’un de ses élèves, Gerhard Kowalewski, relatait dans ses mémoires : « Lie aimait enseigner, surtout quand il s’agissait de ses propres idées, et il avait des contacts très vivants avec ses étudiants.[...] Pendant ses cours, il avait l’habitude de nous poser des questions [...] et ne le prenait pas trop mal si celui qui avait été interrogé ne connaissait pas la réponse ; il se tournait alors vers un [autre] parmi l’élite.[...] Lie ne portait jamais de cravate. Il arborait une longue barbe en lieu et place de cravate. [...] Et au début de ses cours, il avait pour habitude d’ouvrir son col, d’un geste rapide, tout en disant : "J’aime la liberté". » Toutefois, le ton cordial de la conversation dont Lie usait à Christiania était difficile à utiliser dans une langue étrangère. Après une année passée à Leipzig, Lie confiait à Klein que s’il avait l’habitude d’improviser ses leçons à Christiania, il devait ici, où les exigences s’avéraient bien plus grandes, travailler d’une tout autre façon : « Maintenant je prépare mes cours et tâche, pour ainsi dire, de les mémoriser comme un acteur. Mais jusqu’à présent, cela n’a pas très bien réussi. » Être étranger l’obligeait toujours à penser d’abord à la langue et ensuite seulement au contenu mathématique. « Parler une langue étrangère m’a été beaucoup plus difficile que je ne le croyais », déplorait-il. Il était « trop vieux pour devenir un Allemand pur sang ». Il s’en ouvrait à son ami Motzfeldt : alors qu’en Norvège, cinq minutes par jour suffisaient à ses préparations, il devait ici, en raison du niveau et de l’utilisation de la langue allemande, employer trois heures pour mettre au point tous les détails et de plus, il devait guider ses étudiants. Néanmoins, il était « vraiment très content » de ses leçons et espérait que les étudiants partageaient son opinion. Ses propres théories également « d’un point de vue pédagogique, se montraient bien utiles », assurait-il à Klein. Enseigner et diriger les travaux de ses élèves lui prenait beaucoup plus de temps qu’il ne l’aurait désiré et sur le plan personnel, le séjour dans « les plaines de Leipzig » ne se déroulait pas sans heurt. Outre l’allemand qu’il ne maîtrisait pas aussi bien qu’il l’aurait souhaité, les habitudes et les codes sociaux étaient nouveaux et différents ; dans les instances dirigeantes de l’université, il avait le sentiment de ne jamais pouvoir faire valoir suffisamment son point de vue. La Norvège commençait à lui manquer, ses amis de la capitale et surtout la nature. Après une petite année à Leipzig, il confiait à Motzfeldt : « Les promenades rafraîchissantes et la belle nature à Christiania me manquent. » De nouveau, un an après :« C’est extraordinaire, mais d’année en année, je suis de plus en plus attaché à la nature. Cela me manque tellement à Leipzig que c’est ce qui, un jour, me fera rentrer en Norvège. » À l’automne 1888, il revint pour la première fois dans son pays, seul, mais

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en envisageant un autre voyage, avec les siens, deux ans plus tard. Avant que ce projet ne devînt réalité, maints événements changèrent le cours de la vie de la famille Lie et le voyage escompté attendit l’année 1892. La pression du travail, les problèmes de collaboration et les soucis familiaux rendirent Lie insomniaque et tourmenté jusqu’à provoquer, à l’automne 1889, une dépression nerveuse. Lie fut invité à Berlin à la fin du mois de septembre 1886 dans le cadre du congrès allemand des sciences de la nature qui restait le grand lieu de rassemblement de tous les chercheurs en la matière, depuis la médecine jusqu’aux mathématiques. Quatre ans plus tard, les mathématiciens se retireraient et créeraient la Deutsche Mathematiker-Vereinigung ou DMV [Union des mathématiciens allemands]. L’agréable perspective de pouvoir rencontrer Klein poussait Lie à entreprendre ce voyage et d’avance, il lui avait écrit : « Il y a beaucoup de sujets dont je voudrais te parler. Écrire est trop long. » Lie logerait au Grand Hotel, sur l’Alexanderplatz. Empli d’énergie, il racontait, pendant le voyage, à Motzfeldt : « Si j’accomplis tout ce que je souhaite, je ferai mieux connaître ma personne et mes idées. » Au cours de ce congrès, Lie prononça, le 21 septembre, une conférence intitulée « Tatsachen, welche der Geometrie Urgrunde liegen » [« Les réalités sur lesquelles reposent les fondements de la géométrie »], un commentaire sévère et très critique du travail accompli par le chercheur allemand Helmholtz. Lie démontrait que les nouvelles théories sur les groupes de transformations fournissaient une explication meilleure et plus complète des problèmes concernant les fondements de la géométrie que celle apportée par Helmholtz dans son fameux « Über die Tatsachen, die der Geometrie zu Grunde liegen » [« À propos des réalités sur lesquelles repose la géométrie »] paru en 18685 . Engel et Mayer jouèrent un rôle essentiel dans l’entourage professionnel de Lie. Puis Lie eut la chance, dès sa première année à Leipzig, de rencontrer un élève remarquable en la personne de Georg Scheffers. Il prenait des notes très précises sur les leçons qui, revues ultérieurement sous la direction du maître, donnèrent naissance à trois livres, publiés par Teubner. Les deux premiers offrent la meilleure introduction à la théorie des groupes et de l’intégration de Lie, alors que le troisième est consacré à ses recherches en géométrie. Cependant, le travail de rédaction constituait la partie la plus lourde de l’activité de Lie à Leipzig. Il poursuivait sa collaboration avec Engel. Son œuvre principale, Theorie der Transformationsgruppen, sortit également chez Teubner — le plus grand éditeur scientifique — en 1888, 1890 et 1893, en trois volumes totalisant deux mille pages. Elle contenait aussi les groupes de transformations, commencés à écrire à Christiania, avec l’aide d’Engel. Lie à Leipzig et Klein à Göttingen échangeaient une correspondance régulière à caractère professionnel et privé. Klein, Lie et Mayer étaient considérés — à Berlin, mais pas seulement — comme formant un groupe que l’on avait affublé du nom français de « société thuriféraire ». Le nom thuriféraire dé5 N.d.T. : cet article parut dans les Göttinger Nachrichten, voir J. Dieudonné, op. cit., p. 471. L’attitude de Lie à ce sujet est développée page 383.

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signe dans la liturgie un clerc chargé de l’encensoir et sa connotation quelque peu péjorative soulignait ici les louanges mutuelles qu’ils se décernaient. À Leipzig, Mayer, devenu professeur émérite, avait renoncé à son poste de professeur ordinaire au profit de Lie. Engel, alors âgé de vingt-cinq ans, était toujours chargé de cours et le resta durant quelques années. La collaboration avec Lie se poursuivait, même si ce dernier éprouvait des difficultés. Dans une lettre adressée à Klein le 2 novembre 1886, il exprimait son désespoir devant la lenteur d’Engel. En un mois, il n’en avait pas fait plus que lui en un jour à Christiania. Il en avait déjà évoqué ce problème avec le jeune homme sur un ton badin, mais après Noël, il provoqua une discussion sérieuse qui s’avéra bénéfique et le travail put reprendre de façon satisfaisante, du moins Lie présentait-il ainsi la situation à Klein. Durant ces années, Lie soulignait souvent les « bonnes relations » qu’il entretenait avec ses collègues, excepté le professeur Neumann. Dès la première année, Lie avait remarqué que plusieurs participants à ses séminaires posaient des demandes écrites pour travailler avec Neumann. Après six années passées à Leipzig, Lie écrirait à Motzfeld, le 27 février 1892 : « Neumann et moi n’avons jamais échangé, ni oralement ni par écrit, le moindre propos désagréable ; mais nous nous ignorons mutuellement. » Neumann avait été professeur à Bâle et Tübingen avant d’être nommé à Leipzig, à l’âge de trente-six ans, en 1868, l’année même où mourut Möbius qui avait travaillé dans cette université durant plus d’un demi-siècle. Neumann resta aussi à Leipzig jusqu’à son décès survenu en 1925, alors qu’il atteignait l’âge vénérable de quatre-vingt-treize ans. L’un des premiers, il avait relevé le caractère fondamental des travaux mathématiques de Riemann. Ami de jeunesse et d’études de Clebsch, il avait fondé avec lui les Mathematische Annalen, mais, après la mort de son ami, intervenue en 1872, il s’était peu à peu retiré de la rédaction du journal. Klein et Mayer avaient alors repris sérieusement les choses en mains et transformé cette revue en l’une des plus importantes de son temps. Neumann orientait ses recherches personnelles vers la théorie du potentiel, une théorie des fonctions analytiques guère éloignée de celle des équations différentielles ; cette branche des mathématiques recevait — et reçoit toujours — de larges applications dans les domaines de l’électrostatique et du magnétisme. Si l’on en croit la rumeur, Neumann avait proposé de prendre Lie comme collègue, non pas en vertu de ses capacités mathématiques, mais parce qu’il ne s’intéressait pas à la théorie des fonctions. D’après Lie, Neumann avait été aussi, en son temps, un « ennemi de Klein » et avait ainsi favorisé la décision de ce dernier de quitter Leipzig, ce qu’il confirma effectivement plus tard. Au sujet de ses sept premiers semestres passés comme professeur à Leipzig, Lie écrivait — depuis Berga, le 28 juillet 1890 — à Motzfeldt : Neumann est un mathématicien éminent et un enseignant exceptionnellement remarquable. Il a un penchant malsain pour concurrencer ses collègues. Alors qu’en Norvège, les professeurs se répar-

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tissent les matières, ici chacun enseigne ce qu’il veut. Tant que Klein était ici, il [Neumann] enseignait toujours la même chose que lui. Bien que Klein soit pour le moment le premier professeur de mathématiques en Allemagne, les raisons de son départ de Leipzig furent pourtant les chicanes de Neumann. Je dispense toujours deux sortes de cours : l’un élémentaire en géométrie et l’autre de niveau plus élevé sur mes propres théories. Neumann enseigne maintenant la géométrie chaque semestre et toujours ce que je dois faire le semestre suivant (je suis un plan précis dans mes leçons élémentaires). Je suis irrité plus que je ne peux dire face à une telle bassesse. Cependant, mon enseignement se porte bien. Les étudiants viennent volontiers vers moi. Quelques années plus tard, Lie commentait cette concurrence avec Neumann : Je crois bien que maintenant je l’ai quasiment battu ; en tout cas, j’ai des étudiants autrement plus intéressants que lui. Tous les jeunes mathématiciens de Leipzig (dont deux ou trois ont été, de mon temps, appelés à l’étranger) se regroupent autour de moi et travaillent sur mes sujets. Cependant, ce ne fut pas en tout premier lieu grâce à sa stature professionnelle que Lie initialement gagna le respect parmi la grande majorité des universitaires. Quand, à la fin du mois d’octobre 1886, le recteur Franz Delitsch accueillit les nouveaux professeurs, l’attention se porta sur Lie. Ce doyen de théologie et assyrologue réputé, dans son discours de bienvenue destiné à Lie, se surprit à dire qu’il savait de quelle manière indigne les représentants des paysans au Parlement norvégien avaient traité le noble roi Oscar et qu’il comprenait fort bien que Lie quittât Christiania avec plaisir pour rejoindre Leipzig. En entendant ces propos, Lie se leva et protesta énergiquement avant de quitter la salle, à la consternation générale. Le recteur lui envoya par la suite une lettre dans laquelle il lui présentait, en des termes presque humbles, ses excuses les plus sincères. Si l’on ignore la réaction de Lie, en revanche on sait qu’il se plaignait de devoir se plier à ce qu’il considérait comme étant des formalités rigides et une étiquette excessive. Par exemple, il commentait sa leçon inaugurale, dans une lettre adressée au professeur d’histoire Storm à Christiania, de la manière suivante : « Chaque affaire de la sorte est accompagnée d’une importante accumulation de détails qui prennent beaucoup de temps. » Pour donner un exemple épouvantable des subtilités formelles, il expliquait qu’il avait dû se présenter cinq fois dans un service administratif à cause de leur « jeune bonne qui les accompagnait depuis la Norvège [...] et ainsi jusqu’à l’infini ». Et de conclure : « Pour un homme aussi peu formaliste que moi, tout cela est une plaie d’autant plus qu’une damnée ponctualité est exigée. » Lie se consolait à la pensée qu’avec le temps toutes ces tracasseries administratives diminueraient ; sinon elles deviendraient une contrariété

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constante, soulignait-il. Après deux années passées en Allemagne, il écrivait de nouveau au professeur Storm : Ma famille et moi nous réjouissons de pouvoir de nouveau, dans l’avenir, nous allonger dans l’herbe à Ladegaardsøen6 ou à Frognersæteren7 sans risquer d’avoir un policier derrière notre dos. On a toujours le sentiment ici de devoir être sur ses gardes. Et quelle exquise liberté (certainement trop grande) n’avions-nous pas en Norvège. Néanmoins, les conditions à l’université de Leipzig continuaient globalement à lui faire « une bonne impression » ; les sciences étaient à l’honneur, les points de vue scientifiques pesaient de tout leur poids et les discussions au sein de la faculté étaient « infiniment plus élevées que celles à Christiania ». De plus, la vie scientifique à Leipzig fournissait « une riche occasion d’entendre des propos d’autres personnes sur des sujets intéressants » et Lie ajoutait, à l’intention de ce même professeur Storm : Ici, comme à Berlin ou à Paris, beaucoup de temps est pris sur les travaux scientifiques en raison de la multitude des inconvénients qui se manifestent quand on se trouve dans un centre scientifique. Jusqu’à ce jour, je n’ai guère eu de temps pour travailler ; mais cela devrait s’arranger. À Christiania, mon travail était trop tourné uniquement vers les mathématiques. Je considère qu’il n’est pas impossible que peu à peu je puisse trouver que c’est un avantage, pour toute mon activité, que la vie me place devant des exigences de natures plus variées. Lie lisait régulièrement la presse norvégienne, Aftenposten et Verdens Gang [« Le Cours du monde »] ainsi que Dagbladet et Morgenbladet. Peu à peu, il avait pris l’habitude de se rendre au Mercure — le café des artistes et de la presse — après la fin de ses cours, à midi ou à une heure. Là, il se perdait dans la lecture des journaux jusqu’à ce que le vieux serveur Franz, familier de nombreux professeurs, l’interrompît pour lui rappeler qu’il était presque deux heures. Dans sa correspondance adressée à ses amis restés en Norvège — Motzfeldt mais aussi notamment Storm, Holst, Helland, Lund — il livrait, avec passion, ses commentaires sur la situation en Norvège. Il critiquait sévèrement la vie politique et abordait minutieusement les articles traitant de l’enseignement et de la vie universitaire. Au cours de l’été 1888, Lie convenait qu’il était « drôle » que le gouvernement Sverdrup recueillît tant de critiques et il partageait l’avis de Motzfeldt, 6 Bygdøy, situé sur le front de mer à Oslo, où s’élèvent aujourd’hui les ambassades, les musées et la ferme royale, était autrefois une île abritant une ferme et appelée Ladegaardsøen qui signifie littéralement l’île de la grange. 7 Ce parc se trouve à la lisière de la capitale.

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considérant qu’il était « humiliant pour un Norvégien » qu’un homme comme le paysan Lars K. Liestøl entrât au gouvernement. Quand l’année suivante, celui-ci quitta le gouvernement avec « trois mille couronnes d’indemnité », Lie considérait que c’était bien mérité quand on promeut « cette sorte d’homme dépourvu de valeur ». Le professeur de droit, Fredrik Brandt, qui depuis 1887 était à la tête de l’université norvégienne, était, selon Lie, « le plus impossible parmi les impossibles ». Pour illustrer l’état de son pays, Lie évoquait le cas du vieux directeur de l’observatoire, Carl Fearnley qui, pendant plus de vingt ans, avait été professeur d’astronomie. Il jouissait d’une brillante situation sociale, profitait de revenus importants et possédait une magnifique résidence. Cependant, Lie le considérait comme « un jocrisse », dépourvu de « bon sens » et qui, en conséquence, était devenu « un imbécile, et rien d’autre ». À titre « d’exemple parfait d’une espèce de gens qui bénéficient de considération à l’université de Christiania », Lie proposait le professeur de physique Oscar Schiøtz qui, à son avis, n’avait « pas le moindre mérite scientifique, une activité professorale médiocre, aucune initiative. Mais correct : c’est-à-dire se rangeant toujours à l’avis des soi-disant autorités, qu’elles connaissent ou non le sujet ». Si en Norvège, les étudiants en sciences en savaient moins qu’en Allemagne, ce n’était pas, au fond, très important. Que l’université dans la plupart des disciplines proposées eût un niveau inférieur ne semblait pas l’être davantage. « En revanche, que dans les branches techniques liées à l’industrie, on reste indéfiniment à l’arrière [était] un très grand malheur pour le pays. » Il était par ailleurs difficilement acceptable que l’instruction reçue par les officiers norvégiens fût de moins bonne qualité que celle dispensée dans les autres pays. Lie critiquait également la conception de la politique scolaire en vigueur en Norvège. Il ne comprenait guère que les compétences techniques pussent seulement s’enseigner grâce à « la construction d’instituts polytechniques ». Au contraire, si l’on créait de tels instituts techniques « avec un faible équipement et des professeurs norvégiens mal payés », dans ces conditions, il faudrait attendre des lustres avant que le pays ne produisît de bons techniciens. Il préconisait que le gouvernement norvégien accordât de hauts salaires aux « techniciens norvégiens qui avaient suivi, avec grand succès, les cours d’une école technique secondaire allemande ». Ainsi, pensait-il, on pourrait obtenir rapidement beaucoup de gens capables. Quand Lie apprit la mauvaise fortune qui frappait le fret maritime en Norvège, il proposa une solution très simple : « Les marins norvégiens devraient se lancer dans la pêche à grande échelle. Ils pourraient approvisionner les marchés anglais et allemands. En outre, il est incompréhensible que l’on n’ait pas compris là-haut que l’on a, avant tout, besoin d’un enseignement technique et, notez bien cela, avec une grande proportion d’enseignants étrangers bien rétribués. » La même conclusion revenait sans cesse après chaque tirade sur la situation dans son pays : « Non, ce qui me fait revenir [vers la Norvège], ce sont mes amis personnels, les considérations sur l’avenir de mon épouse et des enfants

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et, à la fin, mais ce n’est pas la moindre raison, le climat et la nature de la Norvège ». Il espérait qu’Anna et les enfants « profiteraient pour la vie » de leur séjour à Leipzig. Les enfants avaient ici l’occasion d’apprendre « différentes choses, au moins l’allemand et la musique » et il ajoutait : « Maintenant, tout ce que je peux faire, c’est veiller à ce que leur développement physique ne souffre pas. » En ce qui le concernait, il voulait créer une école, publier ses travaux et profiter de ces années pour « étudier la Suisse, le Tyrol, etc. ». Les autres nouvelles concernant la famille apprenaient toujours que les enfants se plaisaient, qu’ils faisaient « de rapides progrès dans la langue ». Lors du premier hiver, ils avaient montré « un appétit exceptionnel », surtout l’aînée ; après le dîner, elle avait cependant encore faim et ne se sentait pas très bien. D’après Sophus, Anna avait été « totalement convaincue que Mai souffrait de brûlures d’estomac ». Sophus avait remarqué que la fillette ne mangeait pas assez et contre la volonté de son épouse, il avait décidé que pendant trois ou quatre jours tout serait mis en œuvre pour que Marie fût convenablement nourrie. « Le résultat fut impressionnant. Cette enfant s’est sentie rassasiée et maintenant rayonne d’énergie et de santé », racontait-il à Motzfeldt. Puis, il revint sur l’hiver : Le début de l’hiver fut ici détestable, sombre et triste. Après Noël, nous avons eu un bel hiver avec de la neige et de la glace. Mes fillettes ont bien patiné. J’ai moi-même au début de l’hiver appris à glisser sur des patins aux lames polies. J’ai dû le faire, car ici il n’y a guère d’autres moyens de se déplacer. J’ai tout de suite mal commencé, je suis tombé à la renverse et je me suis fait mal à une main qui est encore douloureuse. Mais, heureusement, je ne me suis pas laissé décontenancer et depuis, je me débrouille bien. Anna a aussi recommencé après plusieurs années d’interruption. Il livrait également à son ami : « La vérité que je crois devoir admettre est que j’ai eu quelques belles promenades dans les forêts avec une neige étincelante. Le seul dommage était que ce n’était pas une forêt de conifères. » Il regrettait de ne pas « voir le soleil briller à travers les sapins sur la neige immaculée ». La famille Lie passa les vacances d’été de 1887 à nouveau dans sa maison à Berga, en fait seulement Anna, les enfants et la jeune bonne Andrine car Sophus préparait ses cours. Cet été-là, après avoir rejoint les siens « à la campagne », il continua à pied dans les montagnes suisses, revint à Berga, puis toute la famille regagna Leipzig. Il écrivait à Darboux, à Paris : « Les moments passés dans les montagnes, où je n’ai aucune pensée logique, ont toujours été les meilleurs de l’année. » Au cours de l’automne, Anna et les enfants furent contraints de retourner encore une fois à Berga. Andrine était tombée malade puis transportée à l’hôpital où « une fièvre typhoïde maligne à manifestations abdominales »

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avait été diagnostiquée. En raison du grand risque de contagion, tous déménagèrent et la maison fut désinfectée de fond en comble « par fumigation de soufre et de phénol ». Le premier cas de typhus venait ainsi de se déclarer, cette année-là, à Leipzig. Après une semaine passée à l’hôtel, Anna et les enfants allèrent « à la campagne ». Sophus partit, pour quinze jours, en randonnée dans le Tyrol avant de rejoindre sa famille et de revenir à la maison, dans la Seeburgstrasse. Andrine mourut à l’hôpital. Bien que personne d’autre n’eût contracté la maladie, leur nouvelle « bonne allemande » refusait de toucher la moindre chose qui avait été au contact d’Andrine et Anna devait pratiquement tout faire elle-même, confiait Lie à Motzfeldt, ajoutant qu’il avait été occupé « à prendre des mesures de sécurité », des semaines entières. « Le plus horrible dans cette affaire est qu’il peut y avoir des raisons de craindre que des défectuosités dans les conduites d’eau de mon appartement soient à l’origine de la maladie et qu’en outre, l’agent de contamination se trouve toujours dans la maison ». Cet épisode désorganisa aussi ses « prévisions financières », comme il le déplorait. À l’automne 1887, débuta l’impression du premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen qui sortit en juin 1888. Il comptait une quarantaine de feuilles (soit six cent quarante pages). Lie avait conclu avec les éditions Teubner l’accord stipulant qu’il recevrait quarante marks par feuille et vingt supplémentaires après la vente de quatre cents exemplaires ; cet arrangement convenait également à Engel qui partageait la moitié des gains. Lie avait initalement espéré soixante marks par feuille. Lie se satisfaisait de ses revenus et était « à tout prendre, très content » ; Anna et les enfants se plaisaient bien. « Pour ceux qui ont du temps et de l’argent, il y a, ici, matière à s’amuser. » Dans une lettre destinée à Storm, il remarquait que la consommation augmentait avec les revenus. Il s’en expliquait à Motzfeldt, au printemps 1888 : Comme mon épouse et les enfants doivent se passer de bien des choses à Leipzig, je considère qu’il est de mon devoir de faire tout mon possible pour leur rendre la vie agréable ; et cela coûte de l’argent. Dieu merci, nous nous plaisons ici, en particulier les enfants. Cependant, je souhaite toujours rentrer même si je sais fort bien que les conditions, à Christiania, ne me conviendront jamais. Il en est ainsi : quand on mène une vie comme la mienne, on ne se sent totalement bien nulle part. Il m’est très désagréable, ici, de ne pouvoir ni parler, ni penser, ni ressentir comme un Allemand. Étant donné ma nature, il n’est pas question de s’assimiler, ne serait-ce qu’un peu, au milieu ambiant. À mes yeux, les Allemands ont le même défaut majeur que le parti Høyre en Norvège, à savoir qu’ils comptent parmi les grands pharisiens. Je dis cela, bien que je reconnaisse volontiers qu’en Norvège, Høyre se situe bien au-dessus de

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Venstre, tout comme j’ai toujours la plus grande admiration pour tout ce qui est allemand.

Le militarisme qui ne cessait de croître sous le règne de l’empereur Guillaume II inquiétait Lie. Le service militaire fut prolongé au printemps 1888 et Lie, comme tous les autres professeurs allemands, s’efforçait d’y échapper. Cependant, la possibilité d’être enrôlé en cas de guerre existait et cela concernait de plus en plus l’Allemagne, « ce que je ne peux du reste m’imaginer tant que Bismarck est au pouvoir ». En ce cas, ce serait « une conséquence très désagréable de mes intérêts scientifiques qui m’ont attiré en Allemagne », rapportait Lie à Motzfeldt, en se rappelant la mobilisation des étudiants à Christiania en 1864 : « Si en 64, je n’avais guère envie de mourir pour le Danemark, je n’ai, en vérité, aucune envie de tomber aux côtés des Allemands ». Sur le « front » de son pays, il disait : Le monde tourne remarquablement à l’envers là-haut [en Norvège]. Il m’est impossible de sympathiser avec toute personne à tendance belliqueuse. Ce qui se passe ici est tellement semblable à ce qu’il en est là-haut que la distance semble vraiment ridicule.[...] En Norvège, on commet la grande erreur de ne pas comprendre que, de nos jours, on exige des connaissances et des compétences plus que jamais. Assurément, ici en Allemagne, on exagère le besoin de connaissances. Mais en Norvège ! Puis il entrait dans une discussion selon laquelle les écoles primaires et secondaires se portaient mal dans le système scolaire norvégien. « Comme toute l’école est foncièrement si peu économique en Norvège ! » Néanmoins, il concluait par : « Je laisse courir ma plume et ne pèse pas mes mots » et affirmait que son grand intérêt pour la Norvège et sa situation l’amenaient vraisemblablement à juger « dans la précipitation et sans doute trop souvent un peu de travers ». Le plus grand danger pour la Norvège est que la compétence n’est pas reconnue. À cet égard, Høyre n’est pas tellement mieux que Venstre. Vois comme ils n’ont absolument pas utilisé Broch, par exemple. À la fin du semestre d’été en 1888, alors que la famille était vraisemblablement installée en toute sécurité à Berga, Lie partit pour la Norvège pour la première fois depuis son arrivée en Allemagne. Après son voyage, qui probablement dura un mois, il écrivait à Motzfeldt : « Tout mon séjour en Norvège reste pour moi comme un rêve. » Son déplacement à l’étranger l’avait comme doté d’« une autre échelle de valeurs pour tant et plus de choses » :

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Ce qui, du reste, m’a fait la plus forte impression était le contraste entre le superbe site étonnant de Christiania et les alentours ennuyeux de Leipzig. Cela ne me dispense pas de considérer que làbas, chez nous, tout est petit comparé à ce que j’observe ici ; mais le grand a aussi ses revers. Nous continuons à bien vivre. Je maudis entre tout les problèmes que me causent les étudiants. À cet égard, c’est un contraste vraiment comique entre l’indifférence du professeur norvégien pour son auditoire et l’attention retorse que montre (dans son propre intérêt) le professeur allemand vis-à-vis de ses étudiants. Anna et les enfants avaient passé d’agréables moments pendant son séjour en Norvège. « Les enfants se plaisent vraiment beaucoup [...] Anna se porte bien et reçoit fréquemment des billets pour aller aux concerts donnés au Gewandthaus de la part de nos amis fortunés. (Personnellement, j’ai compris que je ne suis pas assez musicien pour rester assis deux heures, en tenue de gala, uniquement à écouter.) » Parmi ces amis riches, figuraient au premier plan Mayer et son épouse. Issu d’une famille aisée de négociants qui entretenait d’étroites relations avec la maison de banque Frege8 , Mayer avait ainsi pu se satisfaire d’une situation de professeur émérite et céder son poste à Lie. La maison du couple était très hospitalière et les réceptions étaient, à ce que l’on dit, très réussies, grâce à leur don pour inviter des gens qui s’accordaient. La vie sociale était très intense à Leipzig pendant les mois de janvier et de février et Lie, alors âgé de quarante-sept ans, confiait à Motzfeldt, le 24 février 1889 : À mon grand âge, je recommence à danser. C’est incompréhensible comme les épouses des professeurs allemands à un âge assez avancé (autour de la quarantaine) attachent un tel prix à la danse. Comme je trouve qu’ici il faut profiter de chaque occasion pour bouger sainement, je me suis lancé dans la danse (trois ou quatre fois par an) considérant que c’est un moyen facile d’améliorer ma santé et ma cote. Cet hiver 1889, Lie reçut des skis de Norvège et décrivait son bonheur à son ami : Les enfants sont sortis plusieurs fois avec les patins et, pense donc, hier et aujourd’hui avec les skis. Aujourd’hui nous avons fait une promenade à skis vraiment remarquable ; à la vérité avec de méchantes pentes. Mais pour les enfants, c’est pour l’instant plus qu’assez. 8 N.d.T.

: fondée en 1739 par Christian Gottlob Frege, cette banque appartenait à l’une des plus riches familles de Leipzig qui comptait parmi ses membres le parrain de Bismarck et le logicien Gottlob Frege.

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Plus de cinquante ans plus tard, Marie évoquait ces petites tranches de leur existence familiale, particulièrement révélatrices des aspirations profondes de son père et de ses exigences : « Nous devions être sains de corps et d’esprit. Chaque dimanche, toute la famille devait faire une longue promenade. Nous étions tenus de sortir avec nos patins et à la fin des années 80, il avait fait envoyer, depuis la Norvège, de petits skis. On n’avait certainement jamais vu cela auparavant à Leipzig. Nous les avons portés jusqu’au parc le plus proche et nous les enfants étions tout sauf heureux quand les gens nous montraient du doigt et criaient : Regardez les esquimaux ! » Lie apprit, au printemps 1889, qu’il était membre de la Société des sciences de Copenhague et dans une lettre adressée à Zeuthen qu’il soupçonnait d’être à l’origine de cette initiative, Lie remerciait de l’honneur qu’on lui témoignait et en profitait pour décrire, à son vieil ami, un peu sa vie et livrer son point de vue sur différents sujets : Tout va bien pour moi, même si comme tout bon Norvégien, j’ai la nostalgie de ma maison en Norvège. Ce sont surtout la nature et le climat qui me poussent vers le Nord. Si la situation politique n’était pas si foncièrement fâcheuse et mauvaise en Norvège, je ne me serais sans doute pas expatrié. Si les choses pouvaient revenir un peu dans l’ordre là-bas, au pays, j’y retournerais. À la vérité, je dois d’abord avoir publié plusieurs travaux importants pour lesquels j’ai besoin d’une aide stylistique et linguistique. Lie réfléchissait aux avantages et inconvénients à attacher autant d’importance aux cours et au travail avec les étudiants ainsi qu’on le faisait à Leipzig. L’enseignement tel qu’il était organisé et encadré entravait incontestablement la production scientifique de ceux qui le dispensaient, mais les obligeait aussi à « suivre les évolutions, dans les grandes lignes » : En revanche, la modestie des conditions en Norvège n’est pas propice à un développement de la production. On vit dans la sérénité et l’on suit ses propres pensées. En Allemagne et en France, la plupart des savants ont des connaissances extraordinaires ; mais l’originalité ne se niche que chez peu d’entre eux. À vrai dire, on s’efforce ici de préparer les étudiants à une production originale, mais les résultats ne correspondent pas au travail monstrueux ainsi fourni. Ici en Allemagne, cela vaut aussi bien pour les sciences que pour la vie en société : on est impressionné, au premier regard, par ce qui est étranger, mais on remarque, très vite, que ce sont les mêmes pensées, les mêmes modèles que l’on rencontre partout. Les Allemands se laissent gouverner par la mode. Lie remarquait par ailleurs que l’Allemagne et la France avaient, dans une certaine mesure, commencé à « échanger leurs rôles » :

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La décadence scientifique en France [autour de 1850] provenait de ce que l’on ignorait tout ce qui n’était pas français ni de ce qui donnait le ton à Paris. Le danger est grand que Berlin exerce [maintenant] une aussi mauvaise influence. En tout cas, il est frappant que si peu de mathématiciens de valeur se trouvent parmi les jeunes allemands. Où trouve-t-on un Picard ou un Appell, je n’exige pas un Poincaré. Cette situation était d’autant plus remarquable que, selon Lie, le nombre des étudiants en mathématiques en Allemagne était « exceptionnellement élevé » dans les années 1873-1883. Klein, à Göttingen, demeurait — aux yeux de Lie — le seul à diriger maintenant « une véritable école mathématique », en Allemagne, mais à l’intention de Zeuthen, il ajoutait : Mais on ne peut pas contester que malgré toutes les brillantes qualités que possède Klein, différents défauts marquent toutefois son activité ; elles pourraient certainement faire contrepoids, en partie, à la partialité berlinoise. Lie exprimait des idées analogues dans une lettre écrite, à la même époque, à Mittag-Leffler : Les Parisiens se distinguent à nouveau dans les mathématiques comme dans les anciens temps. En revanche, en ce qui concerne l’Allemagne, j’ai depuis longtemps la ferme impression qu’il y a un déclin. L’impression du deuxième tome de la Theorie der Transformationsgruppen commença au début du mois de juin 1889. Pendant l’été, Lie relut les épreuves. D’après les dates inscrites sur les feuilles corrigées qu’il renvoyait au fur et à mesure à l’éditeur, Lie passa la majeure partie du mois d’août dans la maison d’été à Berga. Si l’on en croit Engel, il ne se sentait pas « à la hauteur ». Le manque d’intérêt qu’il pensait que le monde mathématique lui témoignait le décourageait et le rendait irritable : « Attends un peu que mon travail sur les groupes de transformations soit achevé et je serai alors un tout autre homme », disait-il à Engel.

Chapitre 21

La dépression nerveuse Alors qu’il entamait son huitième semestre de cours à Leipzig, Lie souffrit d’une dépression nerveuse, se sentant « saisi par un désespoir sans limite ». Il accepta d’être soigné dans une clinique psychiatrique à Ilten, près de Hanovre, où il resta sept mois. Peu de temps après avoir quitté Ilten, au cours de l’été 1890, et retrouvé sa famille à Leipzig, il se rendit dans leur maison d’été à Berga avec femme et enfants. Là, après quinze mois de silence, il écrivit à Motzfeldt, resté à Christiania, pour lui raconter ce qui s’était passé : Cher Ernst, Je peux enfin te donner un peu d’informations sur la raison de la sérieuse maladie de nerfs dont j’ai souffert et dont je continue encore à souffrir de temps en temps. Mes nerfs n’ont jamais soutenu la comparaison avec ma force musculaire et ma constitution physique robuste. Je sentais, depuis plusieurs années, que ma résistance nerveuse était plutôt faible ; mais je n’ai jamais songé à m’inquiéter sérieusement car je ne ressentais rien. Je crois qu’il fut très peu judicieux que je répondisse à cet appel tentateur de Leipzig, bien que durant ces années ma production fût extraordinaire. Après avoir décrit ses victoires scientifiques et ses progrès avec les nouveaux travaux en préparation, Lie expliqua les difficultés et les déceptions qu’il avaient rencontrées dans son enseignement, avec les étudiants comme avec ses collègues. Puis il revint sur ce qui, à ses yeux, avait provoqué sa maladie ; il remonta dans le temps jusqu’à l’automne 1888, alors qu’il s’était rendu seul en Norvège pour retourner ensuite à Leipzig : Alors que j’étais rentré de Norvège depuis deux ans, ma chère et précieuse femme me raconta qu’elle redoutait d’avoir un cancer du

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Sophus Lie, une pensée audacieuse sein (Ne lui en parle pas). Elle avait vraiment une boule qui devait l’angoisser. Je ne peux pas te dire quelle impression effroyable cela me fit. Je sentais que je n’avais pas la force de rester courageux face à un tel malheur qui nous frappait elle et nous. Je fus suffisamment lâche pour l’empêcher de se rendre chez un docteur. Elle consulta un médecin, seulement un an après. Il lui fit espérer que la boule disparaîtrait avec un traitement externe. Vinrent alors quelques mois pleins d’une effroyable anxiété, Anna était très courageuse. Mais je faisais attention jour et nuit, j’étais terrorisé et j’avais peur pour elle et pour nous. À la fin, je commençai à dormir très mal, puis je ne dormis presque plus. Je comprends, seulement maintenant, que j’étais davantage en danger qu’elle. (Au cours de l’hiver, Anna a subi une petite opération et on pense qu’elle est totalement hors de danger. Dieu fasse que ce soit le cas.) Comme j’ai déjà été glacé d’effroi, mon désespoir est maintenant sans limite. Hélas, j’ai toujours été un homme impulsif. J’ai eu pour règle d’avoir la plus grande confiance en moi-même. Mais quand cette confiance m’a fait défaut, c’en fut vraiment fait de moi.

Le premier médecin qui traita Lie pendant sa maladie fut le docteur Friedrich Albin Hoffmann, le directeur de la polyclinique universitaire de Leipzig. Dans son rapport en date du 16 novembre 1889, il nota un « groupe de symptômes menaçants d’origine nerveuse » et il adressa Lie à Paul Flechsig — le grand psychiatre de l’université — qui, le 24 novembre et en accord avec le médecin Max Sänger, l’envoya dans la clinique de Ilten. Le professeur Sänger semble avoir été un ami proche de la famille Lie. Il avait épousé une Norvégienne, Helga Vaagaard, originaire de Ringerike, et leur fils Hans devint l’un des meilleurs amis de Herman, le fils de Sophus et d’Anna. Ce gynécologue jouissait d’une très grande réputation ; en 1882, il avait introduit la pratique de la césarienne — appelée aussi opération de Sänger1 — et il déployait une très grande activité scientifique. Helga était une amie d’enfance de Nina Grieg2 qui consultait également Sänger, « un jeune, génial gynécologue » comme l’écrivait Edvard Grieg à son frère au printemps 1888. Huit ans plus tard, à Leipzig, il opérait Nina de la poitrine. Fort étrangement, Lie, qui entretenait des relations si intimes avec le milieu médical, ne consulta pas Sänger à l’automne 1888, au moment de la découverte de la boule dans le sein de son épouse. Qu’une aide si proche fût dédaignée signifie peut-être que Lie avait établi le bon diagnostic selon lequel le germe de sa maladie était bien présent et qu’entreprendre la moindre action dans une telle situation exigeait des forces dont il était dépourvu. 1 N.d.T. : plus précisément, Sänger mit au point, en 1886, la technique de la césarienne dite, aujourd’hui, « classique », qui permit de lutter contre les hémorragies et sans mutilation. 2 N.d.T. : la cantatrice Nina Grieg fut l’une des plus grandes interprètes de mélodies de son siècle, notamment de celles de son époux, le compositeur Edvard Grieg.

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À Ilten, Lie était soigné par le docteur Ferdinand Wahrendorff dans sa « maison de soins privée pour les neurasthéniques et les névrosés ». Dans la mesure où il payait lui-même son traitement, son dossier médical constitué par le docteur Wahrendorff, mais aujourd’hui perdu, fut probablement envoyé au docteur Flechsig avec lequel il resta en contact à son retour à Leipzig. Depuis 1872, Flechsig s’était intéressé aux études anatomiques du cerveau. Ancien assistant de Carl Ludwig, l’un des fondateurs de la physiologie scientifique, il fut aux côtés du physiologiste russe Ivan Pavlov l’un des élèves les plus connus de Ludwig. En 1877, Flechsig devint, à l’âge de trente ans, professeur de psychiatrie à l’université de Leipzig où il fit construire une nouvelle clinique universitaire destinée aux malades mentaux. Il fut également recteur à deux reprises et le discours qu’il prononça, quand il occupa ce poste pour la première fois en 1894, fit grande sensation dans le milieu universitaire — notamment parmi les philosophes et les théologiens — ainsi que dans de plus larges couches de la population au moment de sa publication, deux ans plus tard, sous le titre « Gehirn und Seele » [« Le cerveau et l’âme »]. Avec un grand sérieux professionnel, Flechsig se faisait le porte-parole d’un point de vue entièrement matérialiste. Il considérait l’âme comme une fonction du corps, s’appuyant pour cela sur les considérations suivantes : d’une part, la conscience existait uniquement chez les êtres vivants et d’autre part, cette forme de conscience qui se manifestait chez les individus à travers leur propre expérience des sentiments et des événements évoluait avec les fluctuations de l’état du corps. Ce qui était appelé la manifestation de l’âme était l’expression de la vie, induisant un processus vital qui se distinguait d’un autre de nature semblable — notamment le système nerveux — par la manière dont ils se présentaient à la conscience. Dans le prolongement des études qu’il avait entreprises sur l’anatomie du cerveau au cours de sa longue vie, Flechsig décrivit le cerveau humain ; il dressa aussi la carte « du circuit » du système nerveux central ; un important faisceau nerveux de la moelle épinière porte du reste son nom. Ses archives à Leipzig, qui contenaient vraisemblablement le dossier médical de Lie, furent détruites par les bombes lors de la deuxième guerre mondiale. Toutefois, des lettres de Mayer écrites à l’intention de Klein apprennent qu’en novembre 1889, Lie souffrait, selon Flechsig, d’une neurasthénie avancée. Le psychiatre — qui, dans ses fondements théoriques, avait toujours lié le psychique et le physique — considérait que le mal du pays, l’excès de travail et les contrariétés provoquées par les collègues constituaient les causes profondes de l’état de son patient. Au fait des relations au sein de l’université, il insistait sur les difficultés rencontrées avec le professeur Neumann. Mayer ne partageait pas cette opinion, car Lie s’était ouvert à lui, il y a fort longtemps, de son souci provoqué par la tumeur présente dans le sein d’Anna tout en lui arrachant, en même temps, une promesse solennelle de silence. Au mois de novembre 1889 (donc avant l’hospitalisation), Mayer notait la fébrilité de Lie. Certes, ce dernier assurait toujours ses cours et poursuivait, avec l’aide d’Engel, l’écriture du deuxième tome consacré à la théorie des

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groupes de transformations, mais il ne participait plus aux réunions régulières organisées par l’université. Son anxiété grandissait et Mayer précisait que Lie refusait d’en parler à quiconque, à l’exception peut-être du corps médical. Bien que Mayer se rappelât sa promesse accordée au moment où Lie « vidait son cœur », il écrivait à Klein que l’origine de la nervosité de leur ami ne dépendait pas de son travail, mais plutôt d’événements en provenance de Norvège. Peut-être travaillait-on à son remplacement en Norvège et essayait-il de rentrer dans son pays ? Toujours selon Mayer, Anna avait commencé à remarquer, dans les sept semaines qui précédèrent l’hospitalisation, un changement dans le comportement de son époux. Ce dernier avait écrit, le 15 novembre, à la faculté de philosophie, pour l’informer de son obligation, en raison de son état de santé et sur avis médical, de prendre un long congé et il demandait à être déchargé de son enseignement. Le 24 novembre, Mayer vint sur le quai de la gare pour dire au revoir à Lie qui partait pour la clinique psychiatrique. Il trouva ce dernier apathique et parlant si bas qu’il lui fut pratiquement impossible de saisir ses propos à l’exception cependant d’une prière de saluer Klein. De son côté, celui-ci fit part à Mayer de sa surprise totale devant une telle évolution : à ses yeux, Lie avait toujours incarné la « force primordiale norvégienne » qui se jouait des grandes tensions dont il s’était rendu prisonnier et qui devait les vaincre aisément. Toujours selon ces lettres de Mayer, Lie aurait été envoyé à Ilten, car Flechsig connaissait le psychiatre Ludwig Meyer qui, pendant ses années de pratique à Göttingen, avait adressé plusieurs de ses patients dans cette clinique et avait vivement recommandé cet établissement proche de Hanovre. Mayer suggérait que Klein, par l’entremise de ce psychiatre de Göttingen, pourrait en apprendre davantage sur le séjour de Lie dans la clinique du docteur Wahrendorff. Il espérait que Lie serait complètement guéri, suivant ainsi la même voie que Lipschitz qui y avait été soigné. Ce dernier avait été, en 1868, professeur de Klein à Bonn et occupait en Allemagne une place de référence parmi les mathématiciens qui étudiaient les travaux de Riemann. Après avoir exercé comme médecin généraliste dans les environs d’Ilten, puis avoir effectué de courts séjours d’études dans des cliniques psychiatriques situées à Vienne et à Prague, Wahrendorff avait fait construire la sienne en 1863. L’année suivante, il y soignait vingt-quatre patients issus des couches aisées de la population, chacun versant entre quinze et trente marks par mois. Il accueillit progressivement les gens envoyés par les autorités municipales dans son établissement ouvert aux personnes des deux sexes. Si l’effectif des malades, des médecins et des infirmiers ainsi que celui des employés dans la cuisine, la buanderie et le jardin augmentaient, certains traitements thérapeutiques relevaient de ce que l’on appelait « les soins familiaux ». Le nombre de personnes ne devait pas être trop élevé, les patients devaient avoir le sentiment de participer à une vie familiale assortie de certains devoirs concernant la maintenance et les tâches quotidiennes. Les malades vivaient, soit séparément soit à deux ou trois dans une même pièce, et beaucoup de chambres

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étaient louées chez des familles respectables du village. Pour obéir aux prescriptions de la clinique, une chambre devait être spacieuse, aérée, et pouvoir abriter au moins un lit et une armoire fournis par l’établissement, ainsi qu’une chaise. L’armoire contenait la garde-robe constituée d’une tenue pour le dimanche — une veste avec une jupe ou un pantalon — et de vêtements pour tous les jours, à savoir deux bonnets, six chemises, six paires de bas, deux paires de souliers, six mouchoirs, deux fichus et enfin deux blouses ou deux pantalons, tous en toile de lin bleu. Les patients recevaient de l’aide pour leur entretien personnel et en dehors des repas et des traitements qui semblent avoir été très médicalisés, ils étaient libres de se déplacer — avec ou sans infirmier — dans les environs, parmi les habitants. Au cours des années 1880, des professionnels vinrent de différents pays d’Europe et des États-Unis pour étudier les méthodes instaurées par Wahrendorff et l’organisation pratique mise en œuvre dans la campagne d’Ilten. Durant son hospitalisation, Sophus correspondit régulièrement avec Anna qui, avec les enfants, lui répondit de son mieux. Il reste trois lettres de Sophus. La première, écrite au cours des premières semaines, s’ouvrait par ces mots : Ma très précieuse Anna ! [...] Je peux presque dire que maintenant je vis vraiment à l’écart du monde. Seules tes lettres maintiennent le lien. Il se languissait de son foyer et y serait revenu immédiatement, si seulement la maladie ne requérait pas « une surveillance régulière ». S’il partait d’ici, il pourrait seulement aller « dans une autre institution et la différence ne serait pas bien grande ». Il poursuivait : Il est lourd pour moi de devoir abandonner une épouse ravissante et adorable et des enfants charmants ; je prie Dieu de pouvoir rentrer. Si je recouvre rapidement la santé, je n’aurai très certainement aucun souci pour nos finances. Le mauvais état de mes nerfs m’ôte particulièrement tout courage. Dès qu’ils s’amélioreront, mon énergie reviendra aussi, du moins c’est ce que disent les médecins. Prie Dieu que je retrouve vite la santé et laisse, comme avant, prier les enfants pour que Dieu me protège. Peut-être étendra-t-Il vite Sa grâce sur nous. Tu peux compter sur moi pour faire tout mon possible pour recouvrer la santé au plus tôt. Mais je devrai toujours te rappeler que tu devras être indulgente vis-à-vis de moi, si jamais je rentre. Je ne veux pas t’accabler d’arrogance et de violence. Qui dit qu’à Leipzig je force le respect en tant que professeur ? Ce que tu me racontes sur les enfants, en particulier sur Mai, me va droit au cœur. Laisse notre petit garçon commencer l’école à Pâques. Embrasse les enfants pour moi tous les jours. Envoie-moi ton portrait le plus récent qui se trouve dans le tiroir de mon bureau, à droite. Lors de mon départ, je n’avais pas le cœur

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Sophus Lie, une pensée audacieuse d’emporter quoi que ce soit, même si j’y songeais. Je ne veux pas de portrait des enfants pour l’instant. Je pense à eux tout le temps. Il m’est infiniment cher de savoir que tout le monde vous montre de l’amitié. Assurément, vous le méritez. Porte-toi bien, ma précieuse et adorable épouse qui est tellement meilleure que je le mérite. Supporte ton malheur avec courage et résignation. Je n’ai aucun don pour cela mais toi tu peux le faire. Résiste à toutes les tentations, fais-le dès le début ; après, c’est autrement plus difficile. Apprends également aux enfants à chercher Dieu, à ce qu’ils deviennent des êtres humains heureux et bons. Que Dieu vous garde tous. Sophus

Dans la marge, il avait rajouté : « La grippe a sévi ici, mais je m’en suis sorti. » Dans la deuxième missive rédigée au début de l’année 1890, Lie remerciait à nouveau son épouse. « Tu ne peux pas t’imaginer quel prix j’attache à tes lettres et comme je suis touché par leur contenu », lui précisant que son « caractère adorable se reflétait » dans ses lignes. Par ailleurs, il n’était pas en mesure de répondre à ses questions portant sur la scolarité de leur fils Herman, âgé de six ans : « Si nous pouvions escompter être en Norvège l’été prochain, je souhaiterais qu’il ne fréquente pas une école allemande, considérant que toi et Mai pourriez trouver du temps pour lui donner un peu d’instruction. » Cependant, si une telle situation ne se présentait pas, il valait mieux l’inscrire à l’école où Sophus espérait seulement qu’il aurait « un bon maître et surtout de bons camarades ». Il ajoutait qu’il commençait à lire un peu et la remerciait de lui avoir envoyé l’ouvrage de Walter Scott : « Cependant, quand je déchire de temps en temps mes lettres en petits morceaux parce que je ne suis pas content de ce que j’ai écrit, je recommence. J’ai déjà commencé à en lire un bout maintenant. » À l’en croire, il pensait continuellement à Anna et aux enfants : de combien avaient-ils grandi, qui fréquentaient-ils... les gens étaient-ils gentils avec eux ? Il priait son épouse de se nourrir suffisamment et il se désolait que Mai souffrît encore de l’estomac. Il concluait en ces termes : Sur moi-même, il n’y a pas grand chose à raconter. Je ne suis pas vraiment très content de moi mais je fais de mon mieux. En tout cas, je te demande de me conserver ton amour. Avec toutes mes fautes, je peux néanmoins te dire qu’en vérité je vous ai toujours aimés, toi et les enfants, et que j’ai toujours voulu le meilleur pour vous. Dans la troisième lettre envoyée le 10 février 1890, il exprimait sa joie devant la douceur de l’hiver « si propice aux promenades » et sa conviction que si la neige se mettait à tomber, cela n’irait pas « plus vite qu’à Leipzig pour

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déblayer les routes ». À Leipzig, le deuxième tome de la Theorie der Transformationsgruppen, sorti des presses, allait être mis en vente le même mois ; Engel devait évidemment recevoir sa part et Sophus informait son épouse qu’il écrivait immédiatement aux éditions Teubner afin qu’elle puisse recevoir l’argent qui lui permettrait de « payer à Engel les trois cents marks qu’il désirait ». Toutefois, il avait autre chose sur le cœur : « Je me sens maintenant si éloigné que j’éprouve le besoin de voir des portraits des enfants. » Il ne souhaitait pas une photo rassemblant toute la famille, mais des portraits individuels. « Plus tard, j’aurai certainement envie de voir le groupe dont je ferai moi-même partie », précisait-il. Mes progrès ne sont pas aussi rapides qu’ils le devraient. Hélas, je suis a priori aussi inapte que possible à subir une maladie sérieuse. Dans cette grande détresse, je me désespère si honteusement et j’ai de nouveau consacré indûment autant de temps à rassembler mon courage pour vivre. Mais j’espère que cela va aller. Pardonne-moi ma précieuse épouse pour tous les soucis et les chagrins que je t’ai causés. Mon plus grand but sera, en fonction de mes capacités, de tout faire bien de nouveau. [...] Porte-toi bien ma précieuse épouse. Prie Dieu d’éclairer mon esprit et de ne m’apporter que de bonnes pensées. Il est difficile pour un homme de mon caractère de porter la croix qui m’est imposée. Je ferai de mon mieux et avec l’aide de Dieu, tout ira bien. J’essaie de prier Dieu d’alléger le plus possible le fardeau qui pèse sur moi. Je n’ai pas encore la bonne sincérité pour la prière. Mais je dois me l’approprier. Ne crains pas que je développe des scrupules religieux superflus. Malheureusement, je suis depuis longtemps si peu religieux ; je vois maintenant que seule la religion peut me donner le chemin de la santé. Et toi, ma très précieuse, cherche aussi le réconfort et l’aide chez Dieu. Quasiment au même moment, Mayer rapportait à Klein qu’il avait reçu une lettre du docteur Wahrendorff lui annon¸ant une amélioration progressive de l’état de Lie. Au cours des mois suivants, Lie parvint à envoyer deux traités mathématiques. L’un « Über die Grundlagen der Geometrie (Erste Abhandlung) » [« Sur les fondements de la géométrie (Premier traité) »] fut aussitôt imprimé dans les annales de la société scientifique de Leipzig ; il développait le travail que Lie avait présenté au congrès des chercheurs en sciences de la nature à Berlin à l’automne 1886 sur les théories de Helmholtz. Il envoya le second à Engel qui, devenu assistant, le remplaçait maintenant à l’université et rédigeait le manuscrit de Lie qui parut un an et demi plus tard en trente-six pages sous le titre « Die Grundlagen für die Theorie der unendlichen continuirlichen Transformationsgruppen (Erste Abhandlung) » [« Les fondements pour la théorie des groupes de transformations continus et infinis »].

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Depuis Ilten, Lie commençait alors à renouer des contacts avec le monde extérieur. Eduard Study avait été chargé de cours à Leipzig en 1885 durant trois ans, puis il avait obtenu un poste à Marburg. Être chargé de cours signifiait enseigner sans être titulaire, ni rétribué. Pour exercer en cette qualité en Allemagne, il fallait avoir publié une sorte d’habilitation ; ni une licence, ni une thèse de doctorat ne suffisait. Quand était sorti le premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen en juin 1888, il avait — avant de quitter Leipzig — rédigé un rapport important et très laudatif sur l’ouvrage. Maintenant que le deuxième était paru et que Lie allait mieux, il lui avait écrit à Ilten et le complimentait chaleureusement. Du fond de son cœur, il souhaitait à Lie de bonnes choses alors que sa femme le saluait ; il priait aussi Lie de saluer sa chère épouse. Les deux familles avaient entretenu de bonnes relations à Leipzig et dans la correspondance échangée depuis maintes années, chaque mathématicien n’omettait jamais de saluer l’épouse et la famille de l’autre. Le 2 mai, Lie s’adressa à Mayer et le remercia chaleureusement de l’avoir aidé en lui envoyant les papiers nécessaires pour obtenir une autorisation de sortie plus longue. Dans cette lettre, il confiait que lorsqu’il avait souffert de sa dépression l’automne dernier, il s’était senti « saisi par un désespoir sans limite », puis son état, pendant un temps, avait même empiré. Il espérait néanmoins réussir « à revenir à la vie ». Il constatait des améliorations ; ainsi, il s’était peu à peu remis au travail et avait reçu une série de ses manuscrits qu’il essayait de rendre plus accessibles, mais il nourrissait de profondes inquiétudes quant à son avenir et sa santé. Si la situation évoluait selon ses désirs et s’il guérissait, il continuerait à publier ses théories. Si les choses tournaient mal, une éventualité qu’il ne pouvait malheureusement pas écarter, ses publications sauveraient au moins ses enfants « de la ruine ». Il était triste d’être si soudainement arraché à son activité scientifique, déplorait-il — sans parler de sa famille — mais que sa chère Anna là, à la maison, se fût toujours montrée si admirable et remplie d’une telle « force de caractère » lui apportait une consolation absolument extraordinaire. Lie priait Mayer de saluer ses collègues, notamment Engel. Si sa santé et son énergie ne se dégradaient pas, il voulait immédiatement et avec Engel commencer à travailler au troisième tome ; il ajoutait que même s’il ne recouvrait jamais la santé, ce troisième volume de la Theorie der Transformationsgruppen devrait paraître. Pour l’instant, l’achèvement de cet immense travail constituait sa préoccupation principale. Il devait, avec regret, abandonner l’idée d’un travail essentiel sur la théorie de l’intégration mais il ajoutait : « Vessiot, mon élève français, sera mon héritier en ce domaine tout comme Engel, Schur, Killing, Study, etc. le sont dans le domaine des groupes de transformations. » Dans un courrier destiné à Klein le 17 mai 1890, Lie avouait être « très malade » et que ses chances de guérison étaient minimes. Il appréciait le personnel de la clinique qui faisait « tout ce qui était possible » pour lui, mais il ne pouvait pas se couler dans le rôle du patient, ce qui expliquait ses problèmes. Toutefois, s’il ne voulait plus évoquer « ces tristes circonstances », il

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constatait que, malgré tout, il avait réussi à se ressaisir et qu’il recommençait à s’intéresser aux sciences. Tant que ses forces le porteraient, il travaillerait à développer ses idées aussi loin qu’il le pouvait : « Hélas, la vanité a été le principe directeur de ma vie. Et elle ne m’a toujours pas abandonné. » Deux semaines après, il s’adressait, de nouveau, à son ami : Si je ne parle ni de mon épouse et ni de mes enfants, c’est parce que cela est trop douloureux. Malgré toutes mes fautes, j’ai consacré ma vie à ma famille. L’avenir qui m’attend est sombre. Je dois être heureux tant que je peux travailler. Dans la vie, le travail a toujours été mon ami. J’espère recouvrer la santé. Mais je n’attends plus de bonheur pour moi. Qu’un Dieu plus miséricordieux protège mon épouse et mes enfants. Mittag-Leffler essaya, depuis la Suède, d’entrer en contact avec Lie. Anna lui envoya un télégramme le 28 mai contenant ce message : « Mon mari parti en voyage longtemps. » Toutefois, Anna se rendit à Ilten, un bon mois après. Le registre de l’établissement hospitalier consigne, très brièvement, que le 3 juillet 1890, Lie fut emmené par son épouse ; le diagnostic révélait une « mélancolie incurable ». Après être resté plus de sept mois dans la clinique, Lie se retrouvait donc à Leipzig, dans sa maison où il vécut d’abord reclus. Il envoya une lettre à Scheffers et lui proposa de travailler ultérieurement. Lie avait vraisemblablement appris, que pendant son absence due à sa maladie, son élève avait reçu, de la part de Klein, une offre intéressante à Göttingen. Cependant, Scheffers avait réservé sa réponse ; il accepta immédiatement la proposition de son professeur et exprima le vœu que ce dernier se rétablît bientôt. Après quelques semaines passées dans la Seeburgstrasse, la famille Lie au grand complet partit pour sa résidence d’été à Berga. Là, Sophus écrivit à son ami Motzfeldt, le 28 juillet, pour lui expliquer les véritables raisons de sa maladie. D’abord, il rappelait comment la tumeur d’Anna l’avait empli « de peur et de terreur », rendu insomniaque et nerveux à un point tel qu’il avait dû abandonner ses cours et « aller dans un établissement pour les nerfs ». Il racontait un peu sa vie dans la clinique puis détaillait les raisons pour lesquelles Anna était venue le reprendre : Je fus malheureusement un patient impossible. Je crus tout le temps que les médecins ne comprenaient pas ma maladie. On me soigna avec de l’opium, à des doses effrayantes, pour apaiser mes nerfs, mais cela ne fut d’aucune aide. Pas plus que les somnifères. Il y a trois ou quatre semaines, le séjour dans la clinique me pesa. Je décidai de pourvoir par moi-même au rétablissement de ma santé et de mon sommeil.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse J’ai fait maintenant ce que les médecins disent qu’aucun être humain ne peut supporter, c’est-à-dire que j’ai arrêté l’opium. Cela m’a vraiment exténué. Alors qu’autrefois mon corps était si robuste, le manque d’opium m’a épuisé, m’a créé un estomac inconsistant, presque la diarrhée, de fortes suées nocturnes et autres diableries. Mais maintenant, depuis deux jours, j’ai (malgré l’avis des médecins) fait de l’exercice de manière significative : mes suées nocturnes ont considérablement diminué et mon estomac fonctionne de nouveau normalement. J’espère au cours de la semaine prochaine vaincre tous les effets néfastes provoqués par la cure d’opium. Je crois, pour ma part, que les médecins m’ont abîmé avec l’opium. Mes nerfs sont profondément endommagés, mais mon corps a maintenant retrouvé sa vieille force de cheval. Désormais, je me soignerai par mes propres moyens. Je marcherai du matin jusqu’au soir (ce que les médecins considèrent comme de la folie). De cette façon, je me débarrasserai de toutes les saletés provoquées par l’opium et progressivement, le sommeil reviendra naturellement. Tel est mon souhait. Anna m’a été très dévouée. Elle a montré une force de caractère au-delà de tout éloge. J’ai moi-même été totalement brisé, car je ne voyais plus le moindre espoir ; mais elle et les enfants ont été des anges sauveurs pour moi. Les mots me manquent pour exprimer mon admiration devant la force d’Anna pendant cette longue période. Elle a oublié tous ses propres problèmes et a pensé uniquement à moi.

Il espérait pouvoir reprendre ses cours — « à la vérité seulement un peu » — le semestre suivant, c’est-à-dire celui d’hiver qui débutait au milieu du mois d’octobre. J’espère réussir à être de nouveau moi-même au cours de l’hiver. Ici à Leipzig, les collègues et tout le monde me témoignent la plus grande bienveillance. On fait tout son possible pour me rendre mon équilibre. Je dois donc essayer d’aller bien de nouveau. J’espère toujours pouvoir rentrer un jour en Norvège. Mais je ne peux y songer avant d’avoir recouvré la santé. Être complètement guéri ne semble pas avoir été un vœu réaliste pour lui ; en tout cas, il ne croyait pas pouvoir travailler de la même manière qu’avant : Si je me considère, moi et ma famille, il est sûr que mon nom survivra. Il est vrai que dans la mesure où une partie essentielle de mon énergie est détruite, je ne connaîtrai jamais de mon vivant la renommée dont j’avais soif et que je voulais assurément avoir

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connue ; mais l’œuvre de ma vie survivra au temps et sera, au fil des années, de plus en plus appréciée ; aucun doute à ce sujet. J’ai reçu de la nature un esprit riche. Il concluait sa lettre en remerciant Motzfeldt et son épouse pour toutes leurs pensées et leur « affection » : Je n’écris que sur moi. La maladie rend égoïste. J’ai entendu avec une profonde compassion que toi et ton épouse avez aussi traversé une période difficile. Puisse un Dieu miséricordieux veiller sur nous tous. Il a posé sur moi une main terrible et lourde. Mais peut-être que des temps meilleurs reviendront. À Paris, Picard avait présenté la théorie des groupes de transformations de Lie et souligné son importance. Dans un courrier, rédigé au cours de l’été, et avant de se sentir suffisamment fort pour reprendre son travail à l’université, Lie remerciait Picard de son apport à la diffusion de sa théorie. Il évoquait aussi sa maladie et ses douloureux effets : Je souffre d’insomnie chronique. Cette maladie, associée aux médicaments utilisés pour la combattre, m’a tellement brisé que mon activité scientifique est comme arrêtée, même si mon corps robuste veut probablement vivre encore longtemps. Dans ces tristes circonstances incompréhensibles, le fait que tu sois allé aussi profondément dans la théorie des groupes fut pour moi un grand réconfort. La science fut le plus grand plaisir de ma vie. Qu’il me fût accordé de contribuer au développement de la science fut ma chance. Ma vie est, pour moi, proprement incompréhensible. Comme beaucoup de jeunes hommes, je ne soupçonnais absolument pas que j’étais pourvu d’originalité. C’est seulement à vingt-six ans que je compris soudainement que je pouvais créer. Pendant ces années 1869-1874, j’avais eu une foule d’idées que je développai seulement imparfaitement au cours du temps. Je fus particulièrement intéressé par la théorie des groupes et son importante signification pour les équations différentielles. Les publications étaient cependant désespérément lentes. Je ne pouvais pas rédiger et j’avais toujours peur de faire des fautes. Non pas ces petites fautes insignifiantes que mon ami compétent et néanmoins dépourvu de talent, A. Mayer, corrigeait si souvent pour moi. Non, c’étaient les fautes bien enracinées que je redoutais. Je suis content que ma théorie des groupes, qui existe maintenant, ne semble pas contenir d’erreurs fondamentales. À la vérité, les fondements de la théorie des fonctions devraient être mieux présentés.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Engel, mon assistant consciencieux mais lent, retarda probablement la publication de mes recherches. Ma condition d’étranger à Leipzig également accapara totalement ma force de travail.

Lie se remit progressivement au travail, mais il semble avoir éprouvé des difficultés à écrire quelque chose de nouveau. Quand les enseignements reprirent au mois d’octobre 1890, Lie fit son cours sur « la théorie des courbes gauches et des surfaces courbes », mais ne dirigea aucun séminaire. À peine un an après, il s’ouvrait à Holst : Je vais aussi mal qu’avant. Bien sûr, je dors et mon corps ne souffre plus mais mon esprit est brisé. Le découragement et un grand désespoir règnent sur mon âme. Les leçons ne me coûtent aucun effort mais toute autre tâche plus importante est au-dessus de mes moyens. [...] Porte-toi bien. Continue à être bon avec moi. Crois-moi : pour aussi malheureuse que ma vie soit devenue, il reste en moi un certain idéal de l’effort. Si j’en finis avec mon égoïsme chronique, j’ai cependant en moi et pour toute ma vie, le souhait de travailler pour la science à laquelle j’ai tout sacrifié. Maintenant que mes facultés sont perdues, je ne me considère plus seulement comme une épave mais comme un mort. Ne réponds pas à mes propos mélancoliques. Lie ne s’exprima plus sur sa maladie et les raisons de son découragement. Après sa dépression nerveuse, son hospitalisation et une période de convalescence, Lie semble ne plus avoir voulu penser à ce qui lui était arrivé mais en dépit de la renommée et du succès, il mena, à Leipzig, une vie bien différente. Ses collègues et ses amis voyaient de grands changements s’instaurer graduellement dans sa conduite ; travailler avec lui posait problème et sa méfiance ruinait de vieilles amitiés. Il était devenu, semblait-il, presque paranoïaque. Il se plaignait et prétendait que d’autres volaient et s’appropriaient ses idées pour les publier à des fins personnelles.

Chapitre 22

La gloire internationale Au cours du semestre d’été 1891, Lie semblait à nouveau débordant d’activité. Quand, au mois d’août, le semestre s’acheva, il partit en Norvège avec toute sa famille. Holst écrivit plus tard que la maladie de Lie dura jusqu’en 1892. Lie continuait à produire et à publier des travaux. Sa force créatrice ne s’était pas éteinte, il n’était pas « une épave », sa renommée s’étendait et peu à peu, d’autres utilisaient ses idées dans d’autres domaines. Un dictionnaire biographique paraissait en Norvège et le troisième tome qui contenait la lettre L devait sortir en mai 1892. Cette circonstance obligea Lie, au printemps 1892, à faire le point sur son activité et son œuvre scientifique. Le rédacteur et éditeur de cet ouvrage, Jens Brague Halvorsen, avait lui-même rédigé l’article consacré à Sophus Lie. Avant que le texte ne fût imprimé, il le lui envoya pour un examen et une sorte d’approbation. Lie réagit sur-le-champ dans une lettre adressée à Holst : « À mes yeux, sa biographie sur moi est d’une impudence sans bornes. [...] Si Halvorsen veut imprimer la biographie telle qu’elle se présente actuellement, je devrais alors le compter parmi mes ennemis. » (Halvorsen et Lie avaient, en leur temps, appartenu au Salon vert.) Afin que Holst pût participer et contribuer à une réécriture du texte, Lie lui envoya une somme d’informations dont il pourrait faire un « usage prudent ». Quand le dictionnaire sortit, on pouvait lire en note dans l’article sur Lie : « La présentation suivante des théories et des découvertes scientifiques du professeur Lie, aussi inconnues qu’incompréhensibles pour la plupart de ses compatriotes, est due à la gracieuse communication de M. le professeur principal Dr. phil. Elling Holst, faite à l’éditeur. » Avant de récapituler ses travaux scientifiques, Lie avait tenu à préciser à l’intention de Holst : « Je te prie de ne pas exagérer quoi que ce soit dans la biographie en termes trop vifs. Mais mes vingt années de travaux mathématiques méritent un traitement sérieux. [...] Ma biographie ne doit cependant pas souffrir de l’ignorance dans laquelle me tiennent logiquement

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les journaux norvégiens. » Sa « biographie scientifique » ne devait pas non plus se réduire à son « aventure à Fontainebleau ». Les propos laudatifs tenus par Cremona sur son compte devaient être biffés car, ainsi qu’il l’écrivait : « Cremona est un homme intelligent, mais il parle trop et de plus, il a, en 1872, abandonné les mathématiques qu’il avait approfondies avec brio pour occuper une charge pratique. » Lie signalait aussi qu’il était « incorrect » de dire qu’il avait rejoint l’école de Clebsch : « J’étais un ami de Clebsch mais, somme toute, j’ai engagé des polémiques avec la majorité de son école. En revanche, je me sens très proche de Klein que je compte parmi les élèves de Plücker. Nous avons étudié ensemble à Berlin et à Paris et nous nous sommes très fortement influencés mutuellement. Klein est pour l’heure le mathématicien le plus réputé d’Allemagne. » Lie commentait les raisons pour lesquelles la presse norvégienne, dans son ensemble « si disposée à rapporter les informations élogieuses concernant les activités des scientifiques norvégiens », l’avait alors ignoré : « Il est certain qu’avec mon caractère, je me suis créé des ennemis. » Néanmoins, il croyait plutôt à l’influence des journaux conservateurs Morgenbladet et Aftenposten qui « trouvaient approprié de donner au public l’impression que le professeur parlementaire était insignifiant ». Lie voulait donner le sentiment que son activité scientifique était devenue « appréciée par des personnes compétentes » et il en donnait l’aperçu suivant : Mon activité scientifique s’organise autour de trois directions principales : 1) la géométrie, 2) les équations différentielles, 3) la théorie des groupes de transformations. On pouvait inclure ici 4) les applications de la théorie des groupes de transformations à d’autres disciplines. Il ajoutait : La géométrie et les équations différentielles sont de vieilles disciplines auxquelles j’ai apporté, comme d’autres, ma contribution. En revanche, la théorie des groupes continus de transformations est aujourd’hui reconnue généralement comme une nouvelle et importante discipline fondée par moi, de la plus grande signification pour beaucoup d’autres disciplines mathématiques. Sa thèse de doctorat constituait son premier « travail important de géométrie » et s’ensuivit alors une série de traités qui s’en inspiraient. La géométrie des sphères — comme on l’appelait — qui avait éveillé la curiosité des cercles mathématiques fut développée ultérieurement par d’autres ; Lie mentionnait

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Klein, Darboux et Reye. Cette géométrie utilisait une transformation qui établissait une relation entre deux éléments essentiels de l’espace, la droite et la sphère. Lie se souvenait que Darboux avait qualifié ce travail de l’« une des plus belles découvertes de la géométrie moderne ». Parmi ses nombreux travaux géométriques, Lie insistait sur la recherche des surfaces minimales qui avait, à son tour, suscité et influencé de nouveaux travaux sur ces surfaces. Il avait également « contribué à de nouvelles avancées » dans deux autres branches de la géométrie : les courbes géodésiques et les surfaces à courbure constante. Dans le deuxième point, Lie privilégiait ses études des équations aux dérivées partielles du premier ordre, ainsi que les transformations de contact qui avaient provoqué l’enthousiasme et inspiré d’autres recherches. Elles avaient donné matière à ce que l’on pouvait trouver dans « presque tous les nouveaux manuels sur les équations aux dérivées partielles du premier ordre ». Parmi les livres les plus connus, Lie citait celui de Paul Mansion1 et soulignait, non sans fierté, que « la meilleure œuvre la plus récente et la plus importante » en la matière, en l’occurrence le manuel de Goursat2 , consacrait cent trente-quatre des trois cent trente-six pages que comptait cet ouvrage, à la présentation des théories qu’il avait « fondées ». Dans son livre consacré au problème dit de Pfaff, le mathématicien anglais Andrew Forsyth utilisait quarante pages pour expliquer comment Lie abordait cette question. La majeure partie de mon œuvre est toutefois consacrée à mes recherches sur les groupes continus de transformations qui ont pratiquement absorbé toute mon énergie. Je commençai en 1873 et je fis, dans les années 1876-1879 notamment, des communications détaillées qui furent presque toutes publiées en Norvège. Ces recherches furent peu considérées, elles étaient totalement nouvelles et, de plus, difficilement accessibles car les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab étaient peu diffusées et je ne pouvais envoyer que peu de tirages à part. En 1880, je publiai enfin un travail conséquent sur ce sujet dans les Mathematische Annalen et l’intérêt s’éveilla alors progressivement. Picard, le célèbre mathématicien français et membre de l’Académie des sciences, fit en 1883 un usage remarquable de ma théorie et attira ainsi sur elle une grande attention. En 1884, les professeurs Klein et Mayer engagèrent le docteur Engel (futur professeur à Leipzig) à se rendre à Christiania pour étudier mes théories et m’aider à les rédiger. En 1886, je fus appelé moi-même à Leipzig pour travailler sur mes théories. 1 N.d.T. : Théorie des équations aux dérivées partielles du premier ordre, GauthiersVillars, Paris, 1875. 2 N.d.T. : Leçons sur l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre faites à la faculté des sciences de Paris aux candidats à l’agrégation, Hermann, Paris, 1891.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse L’intérêt pour la signification de ces théories devint de plus en plus manifeste.

Quand il récapitulait les événements qui s’étaient déroulés au cours de ces huit dernières années, Lie relevait qu’à côté de ses propres travaux dans ce domaine, cinq autres études « qui traitaient exclusivement de [sa] nouvelle discipline » paraissaient, en moyenne, chaque année. « Il y a tout lieu de croire que ce mouvement va s’amplifier considérablement. » La quarantaine de travaux consacrés à cette « nouvelle discipline » émanait surtout de mathématiciens allemands. Pourtant, Lie soutenait que la France était beaucoup plus sensible à la valeur de ses théories. Pour étayer cette affirmation, il notait qu’au cours des quatre dernières années, quatre élèves de la fameuse École normale supérieure étaient venus à Leipzig pour les apprendre. Si, à Paris, l’on pouvait étudier tant à la Sorbonne qu’à l’École polytechnique, l’École normale supérieure dispensait l’enseignement théorique le plus avancé. Pour expliquer la portée de la présence de ces étudiants, il expliquait que cette école accueillait chaque année une vingtaine de jeunes Français bacheliers parmi les plus intelligents et que « ces jeunes hommes doués », après avoir suivi des cours pendant trois ans, occupaient les meilleurs postes dans les classes terminales des lycées ou à l’université. Les plus brillants pouvaient bénéficier d’une bourse pour étudier une année à l’étranger, notamment à Leipzig. Lie concluait par cette phrase : « Ceci est une reconnaissance extraordinaire de l’importance de mes théories. » Pour ce qui ressortissait au dernier point (les applications de la théorie des groupes de transformations à d’autres disciplines), Lie évoquait les applications significatives de sa « théorie des groupes à la géométrie et aux équations différentielles » qu’il avait lui-même proposées, dans une série d’articles. Il rappelait toutes celles trouvées par les « fameux mathématiciens français Picard et Poincaré », sans compter les contributions d’« un jeune mathématicien français extraordinairement prometteur », Vessiot. Ernest Vessiot, l’un des normaliens venus en 1888 suivre les cours de Lie, était sur le point de publier à Paris, durant ce printemps 1892, un traité majeur et volumineux dans lequel il utilisait les théories de Lie pour intégrer des équations différentielles. À ce sujet, Lie confiait à Mittag-Leffler, au mois de juin 1892 : « J’espère que ce travail fera comprendre à tous les mathématiciens que la théorie des groupes, telle que je l’entends, est importante pour la théorie des fonctions. » Lie pouvait aussi présenter à Holst une suite de propos élogieux relatifs à la « signification de ses théories » et pour conclure, il en avait choisi trois : celui tenu par Darboux à l’Académie des sciences, le compte-rendu de Study sur le premier tome de sa Theorie der Transformationsgruppen ainsi que la réaction de Picard après avoir lu le deuxième. L’impression du dernier tome commença au cours de ce printemps 1892 pour s’achever — après les différentes lectures des épreuves et corrections — un an et demi après, en septembre 1893. L’ensemble des trois volumes

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couvrait plus de deux mille pages. Le dernier était dédié à l’École normale et à ses professeurs Darboux, Picard et Jules Tannery. Lie se réjouissait de pouvoir aider leurs élèves, ce qu’il exprimait en ces termes : que « les jeunes mathématiciens les plus doués de France en compétition avec une série de mathématiciens allemands étudient mes recherches sur les groupes continus, la géométrie et les équations différentielles et en tirent de brillants résultats ». Dans l’avant-propos de ce tome, Lie avait formulé les critiques les plus acerbes envers ses collègues allemands, en premier lieu envers Klein ; elles rejaillirent sur son auteur et sa carrière en Allemagne. La critique relative au premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen que Study avait rédigée à sa sortie, en 1888, avait paru dans le journal de Schlömilch, le Zeitschrift für Mathematik und Physik. Il avait lu la deuxième épreuve du livre et remarquait que ce travail présentait un résumé des théories développées au fil des années par Lie et publiées, en partie, dans les Mathematische Annalen à Göttingen et les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab à Christiania. Le contenu de grande valeur de ces travaux était resté inconnu aux yeux du public scientifique, ce que Study expliquait d’une part, par la complexité de la présentation adoptée et d’autre part, par le faible impact de la revue norvégienne. À la lecture de cet ouvrage, on ne pouvait, cependant, qu’apprécier la chance qui avait permis à Lie de développer ses idées en toute tranquillité. Elles avaient si bien mûri que Lie avait alors pu « les formuler de façon harmonieuse et les considérer indépendamment, loin de la concurrence précipitée en vigueur de nos jours ». Study poursuivait en ces termes : « Ce n’est pas un livre auquel plusieurs auteurs ont collaboré pour étendre leurs théories à des cercles plus vastes. Ici, nous avons à faire à la création d’un seul homme, un travail original qui, de la première à la dernière page, traite de sujets entièrement neufs. » Il usait d’un ton presque prophétique : « Nous ne croyons pas que nous exagérons quand nous proclamons qu’il existe peu de domaines au sein de la science mathématique qui ne seront pas enrichis par les idées fondamentales de cette nouvelle discipline », avant de conclure : « Monsieur Lie mérite de trouver chez nous ce qu’il cherchait en quittant son pays. Puisse-t-il réussir à réunir un cercle d’élèves qui le suivra dans ces sillons prometteurs et nouvellement creusés et qui dans le cadre d’une collaboration heureuse avec lui pourra davantage développer la science sous des formes toujours plus élevées et plus belles. » Study — alors âgé de vingt-six ans et qui travaillait avec Lie depuis deux ans — exprimait de manière précise les propres espérances de celui-ci. Parallèlement à la parution de ses travaux, Lie souhaitait fonder une école à Leipzig consacrée à l’étude et à la diffusion de la théorie des groupes continus de transformations. Par le biais de son enseignement et surtout de la Theorie der Transformationsgruppen, il réussit à créer un centre mathématique fameux. Engel — qui collaborait aux trois tomes de la Theorie der Transformationsgruppen — occupait une place prépondérante aux côtés de Lie, tout

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comme Mayer — le vieil ami de Lie — même si, d’un point de vue professionnel, cette relation manquait d’intérêt. En revanche, les étudiants appréciaient ce professeur inspiré par les thèmes classiques du calcul des variations. Mayer et sa maison, jouissant d’une grande prospérité, semblent avoir été pour Lie et les siens une porte essentielle pour pénétrer dans la société de Leipzig. Outre Engel et Mayer, figurait bien évidemment Study, chargé de cours à l’université de Leipzig au moment où Lie y fut nommé, en 1886. Deux ans auparavant, il avait soutenu sa thèse de doctorat à Munich, influencé par l’Ausdehnungslehre3 de Grassmann qu’il considérait comme un fondement adéquat de la géométrie. L’année suivante, Study qui présentait — sous la direction de Klein — sa thèse d’habilitation, connaissait tous les travaux de Lie. Dès son arrivée, Lie fréquenta régulièrement Schur, chargé de cours et assistant au séminaire mathématique. Celui-ci donnait des exercices s’appuyant sur les cours de Lie et ce dernier confiait à Klein qu’ils se comprenaient tous les deux « fort bien ». Durant ses premières années à Leipzig, Lie poursuivit sa correspondance amicale avec Klein, à Göttingen. Ils échangeaient des photos de leurs enfants ; Lie évoquait son enseignement, son travail avec les étudiants et les relations entre professeurs. Il recherchait souvent ses conseils pour aplanir des difficultés matérielles ou pédagogiques. Il reçut notamment des notes de cours sur la géométrie cartésienne qui lui semblaient bien meilleures que le contenu des manuels connus. Au moment de la parution de son premier livre, il lui demanda s’il n’était pas superflu d’en envoyer un exemplaire à ses collègues Scheibner, Neumann et Karl von der Mühll, mais si le ministre de la Culture von Gerber ne devait pas en recevoir un. Klein, qui venait de quitter Leipzig, connaissait très bien les gens et les usages de la ville ; Lie attachait une vive importance à consolider l’enseignement organisé par son prédécesseur. Au cours de ce premier semestre, il rencontra pour la seule et unique fois un autre mathématicien allemand qui joua, pour lui et le développement de sa théorie, un rôle essentiel. À la fin du mois de juillet 1886, Wilhelm Killing s’arrêta à Leipzig. Professeur à Braunsberg, en Prusse orientale, il venait effectuer un remplacement à Heidelberg. De cinq ans le cadet de Lie, il avait étudié les mathématiques et la physique à Berlin où il avait notamment suivi les cours de Kummer et de Weierstrass. Il avait publié des articles sur la géométrie non euclidienne dans le Journal de Crelle tout en travaillant dans différentes écoles à Berlin et à Brilon, en Westphalie. En 1881, il devint professeur dans la petite ville de Braunsberg où le vénérable Weierstrass avait enseigné une trentaine d’années auparavant. L’université était mal équipée et la bibliothèque si pauvre que suivre l’évolution des mathématiques n’allait pas sans difficulté. Il occupa néanmoins ce poste durant dix ans, enseignant 3 N.d.T. : Die lineale Ausdehnungslehre, ein neuer Zweig der Mathematik [« La théorie de la dimension linéaire, une nouvelle branche des mathématiques »], paru en 1844, développe l’idée d’une algèbre dans laquelle des symboles représentant des objets géométriques comme le point, la droite et le plan peuvent être utilisés en adoptant certaines règles.

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le calcul intégral et différentiel, les bases de la chimie et l’astronomie ; il fut même un temps recteur. Il développa sa vision personnelle des concepts fondamentaux de la géométrie à partir de l’article de Helmholtz que Lie avait critiqué à Berlin, en 1886, lors du congrès des sciences de la nature. Killing et son épouse Anna — fille du compositeur et musicologue Franz Commer — étaient engagés dans le domaine social et religieux. Lui-même s’intéressait beaucoup à la nouvelle orientation scholastique qui voulait réconcilier les révélations sacrées et les lois de la nature et, en 1886, il entra dans l’ordre des franciscains. Condamné à un isolement mathématique à Braunsberg — dans des conditions peut-être pas si différentes de celles où vécut Lie à Christiania dans les années 1870 — Killing développa ses idées de son côté et emprunta la même direction que Lie. Il commença à travailler sur « les systèmes de mouvements infiniment petits » et quand en 1884, il envoya à Klein son travail « sur le développement du concept d’espace », il s’intéressa aussitôt aux recherches de Lie et à la participation d’Engel à ces dernières. On a prétendu, plus tard, que Killing avait, sans succès, essayé d’entrer en contact avec Lie et que, sur les conseils de Klein, il s’était alors adressé à Engel. En revanche, le fait suivant est avéré : en novembre 1885, alors que ce dernier se trouvait depuis six mois à Leipzig après ses neuf mois d’intense collaboration passés avec Lie à Christiania, il noua avec Killing une relation épistolaire de grande portée pour les deux hommes. Lors de sa venue à Leipzig en 1886, celui-ci rencontra son correspondant pour la première fois ; ils se retrouvèrent encore deux fois, mais après la disparition de Lie. Une entrevue — à laquelle assistaient également Study et Schur — réunit à Leipzig, au cours de l’été 1886, Killing, Engel et Lie et elle semble, au premier abord, avoir été placée sous d’heureux auspices. Lie confiait à Klein que Killing « avait vraiment des idées belles et importantes » mais ajoutait : « Dans d’autres domaines, il ne me donne pourtant pas une impression très solide. » Au cours de ses études, Killing était parvenu à la conclusion que les théories de Lie sur les groupes de transformations étaient décisives pour la recherche sur les fondements de la géométrie et sous la pression d’Engel, il avait modifié sa terminologie pour l’harmoniser avec celle de Lie. En 1886, il fit paraître Zur Theorie der Lie’schen Transformationsgruppen [« Sur la théorie des groupes de transformations de Lie »]. La méthode ici préconisée consistait à déterminer tous « les systèmes de mouvements infiniment petits dans une forme d’espace ». Elle revenait à étudier le système de transformations qui, muni de la composition, présentait une structure de groupe, s’apparentant à un concept très proche de celui que Lie avait exprimé plus de dix ans auparavant sans rencontrer d’écho. (Le problème consistait à trouver une expression des constantes structurelles qui conservent l’identité ; il conduisait à l’étude des invariants et, par voie de conséquence, à ce qui fut appelé les algèbres de Lie. En utilisant les concepts d’aujourd’hui, le problème était de classer les algèbres de Lie simples afin de pouvoir décider de leur résolubilité. Une algèbre de Lie est semi-simple si et seulement si la forme de Killing n’est pas dégénérée.)

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Après seulement un semestre, Lie pouvait se réjouir d’avoir obtenu que Study enseignât, dès le semestre suivant, la théorie des invariants en partant de ses recherches. Il précisait nourrir aussi « des projets » concernant Schur et ne manqua pas d’exprimer son contentement à son ami : « Comme tu vois, je commence prudemment à chercher à m’entourer. » Il souhaitait que Schur étudiât les recherches de Riemann, Helmholtz et Lipschitz afin de mettre en évidence leurs liens avec ses propres travaux et ceux de Klein. Pour sa part, Schur ne montrait guère d’enthousiasme devant une telle perspective, et quand le jeune homme — alors âgé de trente ans — songea à convoler, il ne lui resta que fort peu de temps et d’énergie pour suivre les recommandations de Lie. Certes il était consciencieux, mais, du moins selon ce dernier, considérait, par moments, comme avilissante sa tâche d’assistant, étroitement liée au travail de Lie. En mars 1888, Schur quitta Leipzig pour Dorpat. Toutefois, il continua à s’intéresser à la théorie des groupes de Lie, même si, de temps à autre, Lie réagissait vigoureusement devant ses résultats et ses méthodes de travail. En février 1892, il se plaignait à Klein que Schur présentât les bases de la théorie des transformations de manière trop simplifiée. Il rapporta ultérieurement que lorsque Schur donnait ses propres démonstrations des théorèmes de Lie, il devait ne pas omettre de mentionner l’auteur de ces propositions. Study, également, ne resta que deux ans à Leipzig après l’arrivée de Lie. À maintes reprises, Lie exprima à Klein sa satisfaction de collaborer avec Study qu’il appréciait personnellement et qui accomplissait un travail toujours de qualité. Il ajoutait : « Il a peut-être trop de cette modestie de bon goût qui fait défaut à Engel. Study est d’une nature aimable. Il est également doué. Il doit seulement trouver suffisamment d’énergie pour travailler ». Ce souci s’appuyait certainement sur le vif intérêt que portait Study à la biologie comme en témoignait l’impressionnante collection de papillons qu’il s’était constituée. Il enseignait la théorie des invariants aux meilleurs élèves de Lie et celui-ci souhaitait que Study accomplît l’énorme tâche de fondre convenablement la théorie des transformations et des invariants et de montrer ainsi comment cette seconde théorie pouvait profiter de la première. « L’époque est mûre pour les groupes de transformations », proclamait Lie à l’intention de Klein mais ajoutait aussitôt : « La théorie des transformations est la discipline de l’avenir. » Par ailleurs, Study se tournait vers la littérature mathématique et Lie semble avoir tenu compte de ses appréciations. Ainsi, ce dernier rapportait à son ami — à l’automne 1887 — que Study jugeait que Noether, à Erlangen, avait démontré une partie du dernier traité de Poincaré paru dans les Acta Mathematica. Malgré la sympathie qu’il éprouvait pour Lie et les bonnes relations qu’avaient établies les épouses et les enfants des deux mathématiciens, Study — accompagné de sa famille — quitta Leipzig, en 1888, pour Marburg où il fut aussi chargé de cours. Selon l’avis général, faire carrière dans l’enseignement s’avérait plus facile en Prusse qu’en Saxe. Après avoir passé l’année universitaire 1893-1894 aux États-Unis où il fut invité dans diverses facultés,

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Study revint en Allemagne. Il devint professeur à Göttingen, Greifswald et Bonn et introduisit les théories de Lie dans de nouveaux domaines. 1888 fut, pour Lie, une année riche en événements marquants. Dressons-en la liste : - la parution du premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen, son œuvre principale ; - le départ de Leipzig du chargé de cours, Study et de l’assistant Schur, mais qui, tous deux, continuèrent à travailler sur les théories de Lie ; - le séjour à Leipzig, durant le semestre d’été, de « deux jeunes hommes prometteurs » issus de l’École normale supérieure de Paris, pour suivre les cours de Lie ; - le premier voyage de Lie en Norvège depuis son arrivée à Leipzig et, à son retour, le début de son inquiétude pour la santé et la vie de son épouse qui dérégla son sommeil. Au cours de cette année, il commença également à craindre sérieusement que des forces et des personnes qui l’entouraient ne lui voulussent peut-être pas que du bien. Le pays connut aussi une année agitée : l’empereur Guillaume Ier disparut, son successeur Frédéric III mourut après quatre-vingt-dix-neuf jours de règne puis l’empereur Guillaume II accéda au pouvoir ; ses désaccords avec le chancelier Bismarck obligèrent celui-ci à partir deux ans plus tard, après avoir dominé la vie politique allemande pendant dix-neuf années. Le sentiment d’être « mal traité » trouvait son origine dans les travaux de Killing et la correspondance que celui-ci entretenait avec Engel. Au début de l’année 1888, les Mathematische Annalen publièrent la première partie de « Die Zusammensetzung der stetigen endlichen Transformationsgruppen » [« La constitution des groupes de transformations continus et finis »], un grand traité de Killing. Ce dernier précisait qu’il avait intégralement utilisé la terminologie de Lie grâce, notamment, à des discussions avec l’intéressé et il renvoyait le lecteur peu familier de cette théorie aux articles d’Engel. Cette référence perturba Lie ; il s’en ouvrit à Klein en lui précisant qu’il était « absolument mécontent » de la manière dont, ces dernières années, Engel avait développé, devant Killing, « en toute désinvolture », les idées qui lui appartenaient en propre, à lui et à lui seul. Qu’Engel eût négligé de prêter attention à cette primauté, expliquait l’intérêt que Killing portait à ses travaux au détriment de ceux de Lie. Toujours selon ce dernier, le mémoire de Killing contenait des erreurs graves et il s’en plaignait à Klein : « Le traité de monsieur Killing dans les Math. Ann. est un affront grossier envers moi et je tiens Engel pour responsable. Il a certainement dû relire les épreuves. » Lie tourna sa colère contre Engel alors que Klein était le rédacteur de la revue et, à ce titre, responsable de l’impression du mémoire de Killing. « Monsieur Engel semble s’être rendu en Norvège dans le but de s’approprier toutes mes idées », s’indignait Lie. Il ajoutait, toujours à l’attention de son

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ami, s’en être expliqué sérieusement avec l’intéressé qui avait reconnu avoir agi « incorrectement ». Pourtant, Lie ne voulait pas en rester là : « J’ai au cours du temps été mal traité par plusieurs mathématiciens mais un tel abus de ma confiance, je ne l’aurais pas cru possible. [...] Sur moi, on ne peut pas dire que je me sois, au cours du temps, approprié les idées des autres ou que je n’aie pas reconnu les mérites des autres. Concernant Engel, j’avais eu, avant son arrivée à Christiania, le net sentiment d’une folie prévenante peu commune dans sa famille. » Quelques lignes plus loin, Lie essayait, à sa façon, de dissiper quelques malentendus. « Après quelques jours, je reprends la plume. Je veux d’abord insister sur le fait que mes propos concernant Engel ne doivent pas être pris au pied de la lettre. Quand je suis en colère, mes mots dépassent ma pensée. Mais il me déroute de tant de façons, même si je reconnais aussi ses bons côtés. À Christiania, je pouvais m’isoler totalement ; cela avait ses mauvais côtés, mais pour mon caractère, de bons aussi. » Dans le paragraphe suivant, il évoquait l’événement marquant qu’avait représenté l’arrivée, à Leipzig et pour le semestre d’été, de deux jeunes Français brillants dans le but d’étudier ses théories. Arthur Tresse, âgé de vingt ans, et Vessiot, de trois ans son aîné, étaient venus sur les conseils et avec la recommandation des professeurs de l’École normale, notamment celles de Darboux, Picard et Tannery. Après avoir terminé ses examens, Vessiot avait enseigné une année à Lyon alors que son cadet était toujours élève. Lie confiait son enthousiasme à Klein : « Ils font de grands progrès et j’attends d’eux quelque chose, même s’ils ne restent qu’un semestre. Je travaille beaucoup avec tous les deux. » Vessiot et Tresse deviendront aussi de notables « messagers » des théories de Lie. Scheffers acheva sa thèse de doctorat au printemps 1889 et Lie écrivit, à ce propos, à Mittag-Leffler : Un de mes meilleurs élèves (Scheffers) t’envoie un travail qu’il a préparé sous mes yeux et qui fut considéré ici à Leipzig comme une dissertation méritant la meilleure note (1). Je crois que tu peux l’accepter en toute sécurité pour les Acta. C’est une bonne occasion de familiariser les lecteurs des Acta avec mes recherches sur les transformations de contact et les groupes de telles transformations. S[cheffers] possède un talent exceptionnel de la présentation et ses calculs menés avec soin apportent de nouveaux résultats. Au cas où tu accepterais le travail de S, j’aimerais écrire une petite note de deux pages qui, je l’espère, serait prise dans le même numéro. Lie précisait à Mittag-Leffler que la parution du mémoire de Scheffers dès l’automne 1889 comblerait ses vœux. Il fut imprimé dans les Acta Mathematica l’année suivante mais sans la note de Lie, empêché cette fois-ci par sa maladie et son séjour à Ilten de fournir cette contribution à la revue.

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La thèse d’habilitation de Scheffers s’intéressait aux groupes de transformations et fut terminée l’année suivante, pendant l’hospitalisation de Lie. Avec ce diplôme, Scheffers se trouvait donc qualifié pour enseigner dans les universités allemandes. Klein, en poste à Göttingen, lui proposa alors de venir le rejoindre. Cependant, le jeune homme — à qui l’on prêtait un grand talent de pédagogue — préféra rester à Leipzig où il s’acquitta avec plaisir des tâches nouvelles que lui confia Lie. Il occupa la fonction de chargé de cours à Leipzig de 1891 à 1897, année où il devint professeur à Darmstadt. L’impression des notes des cours de Lie mises au propre par Scheffers débuta aux alentours de Noël 1890 et six mois plus tard, paraissait — aux éditions Teubner — un livre épais de cinq cent soixante-huit pages, intitulé Vorlesungen über Differentialgleichungen mit bekannten infinitesimalen Transformationen [« Cours sur les équations différentielles avec des transformations infinitésimales connues »], préparé et rédigé par Georg Scheffers. Au printemps suivant, commença l’impression d’un deuxième recueil des leçons de Lie qui dura cette fois-ci un an et demi. En septembre 1893, paraissait le volume contenant huit cent dix pages et intitulé Vorlesungen über continuierliche Gruppen mit geometrischen und anderen Anwendungen [« Cours sur les groupes continus avec des applications géométriques et autres »], préparé et rédigé par Georg Scheffers. Les contacts de Lie avec Paris et l’École normale supérieure ne cessaient de se resserrer. Tresse et Vessiot faisaient progresser les théories de Lie, de différentes manières. Le second travaillait sur l’utilisation des groupes continus dans la résolution des problèmes d’intégration et d’équations différentielles ; il publia également un mémoire grâce auquel Lie espérait que l’importance de la théorie des groupes, selon « sa conception », pour l’étude des fonctions gagnerait la reconnaissance générale. Dans ces recherches, l’étude des groupes continus dits intégrables ou résolubles jouait un rôle essentiel. La résolubilité dépendait de la classification de leurs sous-groupes. (En termes actuels, le but était de trouver, par l’intermédiaire des constantes structurelles, la forme de Killing d’une algèbre de Lie simple.) Vessiot fournit le travail le plus avancé dans ce qui avait été longtemps l’un des problèmes majeurs posés par Lie, en l’occurrence construire une théorie de Galois adéquate pour les équations différentielles. Jules Drach, un autre élève français de Lie, faisait porter ses efforts dans cette direction. Tresse, quant à lui, entretint une correspondance nourrie avec Lie dont subsistent quatre lettres datées de 1892 et six de 1893. Il travaillait sur les invariants et au cours de l’automne 1892, il avisa Lie qu’il pouvait démontrer que, même dans les groupes infinis, le nombre d’invariants était fini. Pourquoi ne pas les appeler « groupes de Lie », demandait Tresse à propos de ces groupes dont les transformations étaient définies par des équations aux dérivées partielles ? Pour la première fois, semble-t-il, apparaissait l’expression « groupe de Lie ». Au cours de l’automne suivant, Tresse écrivait indifféremment « groupe de Lie » ou « groupe Lie ».

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L’un des camarades de classe de Tresse à l’École normale, Élie Cartan, était sorti major en 1891 avant de passer une année sous les drapeaux. Alors qu’il servait comme sergent, Tresse était retourné à Leipzig. Quand, au printemps 1892, il revint de son deuxième séjour auprès de Lie, il informa Cartan de la parution du traité de Killing, « Die Zusammensetzung der stetigen endlichen Transformationsgruppen », publié — en quatre parties — dans les Mathematische Annalen, entre 1888 et 1890. Ces pages livraient de substantiels résultats sur les groupes continus et leurs sous-groupes. Tresse confiait à son condisciple qu’après leur publication, des erreurs avaient été relevées dans les assertions concernant certains sous-groupes (les groupes dits nuls, qui de nos jours correspondent aux formes de Killing dégénérées) et qu’Engel avait entrepris de les corriger. Tresse suggérait à Cartan de chercher s’il ne s’y logeait pas d’autres erreurs et ce travail constitua une partie de sa thèse de doctorat. Le grade de docteur en France se situait bien au-dessus de son homologue en Allemagne, la thèse française ayant selon Lie « une originalité et même une valeur scientifique significative ». Les cent cinquante pages de la thèse de Cartan, soutenue en 1894 et intitulée Sur la structure des groupes de transformations finis et continus, marquèrent une étape fondamentale dans la théorie des algèbres de Lie. Déjà l’année précédente, il avait publié — à la demande de Lie — un article de vingt-cinq pages « Über die einfachen Transformationsgruppen » [« Sur les groupes simples de transformations » dans les Leipziger Berichte, article qui marquait les véritables débuts de Cartan. En septembre 1893, sortit le troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen : huit cent trente pages, incluant les annexes, auxquelles s’ajoutait un avant-propos de vingt pages où Lie prenait, de manière inattendue et outrée, ses distances avec Klein, son ancien meilleur ami. Ces dernières années, les relations entre les deux hommes s’étaient refroidies même s’ils continuaient toujours à correspondre, mais moins régulièrement que par le passé. La raison de ce désaccord relevait du domaine professionnel. Après la parution du premier tome de ce livre, Klein avait jugé intéressante une nouvelle publication de son programme d’Erlangen, datant de 1872. Il avait alors contacté Lie afin de savoir comment présenter leurs conditions de travail et leurs échanges d’idées, vingt ans auparavant. Lie avait violemment critiqué la manière dont Klein avait envisagé cette description. Le programme fut de nouveau publié et imprimé dans quatre revues de langues différentes, en allemand, en italien, en français et en anglais, mais dépourvu des commentaires de Lie portant sur sa participation personnelle à la rédaction de ce texte. Le milieu mathématique considérait de plus en plus ce programme comme essentiel dans le changement de paradigme en géométrie qui avait touché la dernière génération. Lie avait réservé une grande partie du troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen à une discussion approfondie concernant les hypothèses ou les axiomes sur lesquels devaient reposer les bases d’une géométrie — fallait-il ou non accepter le postulat d’Euclide — et qui devaient convenir aux géométries aussi bien classiques que non euclidiennes de Lobatchevski et de Riemann.

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Aux yeux de Lie, la perception qui émanait de la relation entre son travail et celui de Klein était à la fois insensée et trompeuse. Se sentant négligé et voulant remettre « les choses à leur place », il avait saisi la première bonne occasion et rédigé ce long avant-propos. La phrase maîtresse qui brisait leur amitié et ébranlait le milieu mathématique était la suivante : Je ne suis pas un élève de Klein, l’inverse n’est pas vrai non plus, bien que peut-être plus proche de la vérité. [Ich bin kein Schüler von Klein, das Umgekehrte ist auch nicht der Fall, wenn es auch vielleicht der Wahrheit näher käme.] Lie s’empressa d’ajouter qu’il n’avait pas écrit ces lignes pour critiquer « la production originale de Klein dans la théorie des équations algébriques et la théorie des fonctions » : Je place très haut le talent de Klein et n’oublierai jamais l’intérêt bienveillant avec lequel il a toujours suivi mes efforts scientifiques, mais je ne crois pas qu’il distingue avec suffisamment de précision, d’induction et de preuves, un concept et son application. Lie prétendait que Klein ne distinguait pas clairement le type de groupes qui était présenté dans son programme — par exemple, les transformations de Cremona et le groupe des rotations qui, selon la terminologie de Lie, n’étaient ni continus, ni discontinus — et les groupes que Lie avait définis au moyen d’équations différentielles. On ne trouve guère de trace de l’important concept d’invariant différentiel dans le programme de Klein. Ce concept sur lequel une théorie générale des invariants pourrait avant tout reposer, Klein n’en a cure et il a, en premier lieu, appris de moi que tout groupe défini au moyen d’équations différentielles détermine des invariants différentiels qui peuvent se trouver grâce à l’intégration de systèmes complets. Lie accordait à Klein le mérite, dans le domaine de la géométrie non euclidienne, d’avoir surtout popularisé ses prédécesseurs. En revanche, Lie relevait que dans leurs recherches sur les fondements de la géométrie, Helmholtz, Joseph de Tilly, Klein, Lindemann et Killing avaient tous commis de graves erreurs, en grande partie parce que des connaissances sur la théorie des groupes leur faisaient défaut. Pour conclure et peut-être aussi pour adoucir la sévérité de ses propos à l’égard de ses collègues allemands, il évoquait, avec dithyrambe, l’apport d’Engel : En reprenant mes idées dans le double but de simplifier et d’organiser leur présentation, j’ai depuis 1884, profité de l’aide constante

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Sophus Lie, une pensée audacieuse du professeur Friedrich Engel, mon excellent collègue à l’université de Leipzig. [...] Pour moi, le professeur Engel occupe une position à part. À l’initiative de F. Klein et d’A. Mayer, il se rendit en Norvège en 1884 pour me seconder dans la mise au point d’une présentation cohérente de mes théories. Il s’est lancé dans cette tâche, dont nous n’avions pas mesuré l’ampleur, avec un courage et une intelligence qui n’ont pas leurs pareils. Il a, en même temps, développé une importante série d’idées indépendantes, mais qu’il a renoncé, adoptant ainsi un comportement très altruiste, à présenter avec détails et cohérence. Il s’est contenté de petites communications dans les Mathematische Annalen et surtout dans les Leipziger Berichte, car il avait constamment voué son talent et le temps que ses cours lui laissaient, à travailler à une présentation détaillée, complète et organisée de mes théories et avant tout aussi exacte que possible. Je veux lui témoigner et, à mon avis tout le monde scientifique aussi, pour cette activité altruiste qui s’est étendue sur une période de neuf années, la plus profonde gratitude qui lui est due.

Lie remerciait également Engel du soutien qu’il lui avait apporté dans son enseignement à Leipzig. Cependant, le livre qu’il mentionnait dans le cadre d’une future collaboration avec Engel — un travail sur les invariants différentiels ainsi que les groupes infinis et continus et qui devait aussi contenir l’application de la théorie des groupes à l’intégration des équations différentielles — ne fut jamais rédigé et Engel semble ne jamais avoir commenté ce projet. En revanche, il poursuivit sa collaboration avec Scheffers et les deux hommes se mirent à reprendre les recherches entreprises par Lie dans le domaine de la géométrie avec l’idée de les réunir. L’impression de cette somme considérable débuta en décembre 1894 et un an et demi plus tard, paraissait aux éditions Teubner la Geometrie der Berührungstransformationen [« Géométrie des transformations de contact »] qui comptait neuf cent quatre-vingtquatorze pages avec les annexes. Ce volume offrait, avant tout, une présentation supplémentaire des travaux effectués par Lie entre 1869 et 1872. Si l’on pouvait lire sur la page de titre que ce livre écrit par Sophus Lie et Georg Scheffers constituait le premier tome, il ne connut pas de suite. En 1896, ce dernier obtint un poste de professeur à l’école technique secondaire de Darmstadt et s’y installa. Dans les cinq pages de l’avant-propos de la Geometrie der Berührungstransformationen rédigées à Leipzig au mois de février 1896, Lie tentait de relier les différentes branches des mathématiques : la géométrie, l’analyse et les mathématiques appliquées. Il brossait à grands traits une histoire des mathématiques. En partant de la géométrie grecque, il abordait, après avoir évoqué l’algèbre à l’époque de la Renaissance, l’introduction des coordonnées par Descartes qui avait créé la géométrie analytique, laquelle avait mené au concept de fonction et au travers de considérations géométriques, à l’intégra-

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tion et à la dérivation, au calcul infinitésimal et aux équations différentielles. Toutefois, le concept de transformation était devenu fondamental dans les mathématiques modernes. À partir de l’intuition géométrique, les transformations avaient, par l’intermédiaire des études sur les courbes et la courbure, donné naissance à de nouveaux concepts essentiels. Lie plaçait clairement ses propres travaux dans la lignée de ceux d’Abel et de Galois. Même si ces deux mathématiciens ne s’étaient guère tournés vers la géométrie, celle-ci s’était enrichie de nouveaux points de vue grâce aux idées d’Abel, tout comme celles de Galois avaient porté leurs fruits en analyse, en géométrie et en physique mathématique. Il fallait empêcher les mathématiciens de demeurer confinés à l’intérieur de leurs domaines de spécialité dont beaucoup s’étaient, par hasard, développés au cours du dix-neuvième siècle. Lie assurait que, dans ses recherches, il avait toujours pris en compte le fait que l’analyse et la géométrie s’aidaient et s’enrichissaient mutuellement, ce qui avait été autrefois le cas et il se souvenait en avoir parlé lors de sa conférence inaugurale, prononcée dix ans plus tôt. Il déplorait que dans la recherche mathématique en Allemagne, on fît, ces derniers temps, la part trop belle à l’analyse et il ajoutait : « Je crois qu’à ce sujet je suis aux côtés de Klein. Il a très bien compris, suivant en cela l’exemple de Riemann, que l’intuition géométrique peut d’une façon fructueuse stimuler l’analyse. » Outre ces livres — trois volumes en collaboration avec d’une part, Engel (pour un total de deux mille huit pages) et d’autre part, Scheffers (pour un total de deux mille soixante-douze pages) — Lie avait écrit durant son séjour à Leipzig près de quarante traités (pour un total de neuf cents pages in-octavo et cent trente-six in-quarto), pour la plupart édités par la société scientifique de Leipzig et imprimés dans la revue de cette association, les Berichte über die Verhandlungen der Kgl. Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig [« Comptes rendus des débats de la Société royale de Saxe des sciences de Leipzig »]. Si certains de ces textes développaient, corrigeaient ou explicitaient les théories qu’il avait naguère publiées, sous une forme concise ou suggestive, à Christiania dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab, nombre d’entre eux étaient totalement nouveaux et souvent motivés par le développement de ses théories conduit par d’autres. Sa production pouvait se diviser en trois parties : d’abord la matière brute dans le journal norvégien, puis des adaptations plus raffinées dans les Mathematische Annalen et finalement ces énormes livres écrits avec l’assistance d’Engel et de Scheffers. Ses contacts avec les mathématiciens français se renforçaient progressivement ainsi qu’en témoigne, en 1892, son élection à l’Académie des sciences comme membre correspondant, la plus haute distinction que la France pouvait accorder à un scientifique étranger. En outre, Lie était également considéré comme le meilleur médiateur et réconciliateur entre les savants français et allemands qui entretenaient encore une certaine méfiance après la guerre

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de 1870. Le mois d’avril de l’année suivante, il se rendit à Paris, répondant à l’invitation de Darboux et de Tannery. Les mathématiciens français lui montrèrent alors un intérêt et une admiration qui le réjouirent et inspirèrent ses futurs travaux. Dans une lettre adressée à Poincaré, il écrivait : « À l’heure actuelle le centre de gravité mathématique se trouve de nouveau à Paris et en France. » Après avoir commenté les propos de Riemann et de Weierstrass sur les fondements de la pensée géométrique tels qu’ils avaient été formulés par Euclide et après avoir discuté des notions fondamentales que sont le point, l’espace, la surface et la courbe, il poursuivait : « Ma théorie des groupes maîtrise bien les fondements de la géométrie d’une variété numérique mais pas du tout ceux de la géométrie dans l’espace ! ! »4 Dans la famille Cartan, d’aucuns prétendent que Lie venait dans la capitale française principalement pour rencontrer Élie Cartan. « On pouvait le voir souvent avec eux [de jeunes mathématiciens français] autour d’une table du Café de la Source, boulevard Saint-Michel ; il n’était pas rare que le dessus de marbre blanc de la table fût couvert de formules au crayon que le maître écrivait pour illustrer l’exposé de ses idées », rapportait Cartan dans ses souvenirs écrits cinquante ans plus tard5 . Il précisait que Lie était resté six mois alors qu’en fait, son séjour n’avait pas excédé trois semaines6 . En 1895, Lie fut de nouveau invité à Paris pour la célébration du centenaire de l’École normale supérieure, fondée en même temps que l’École polytechnique tandis que l’histoire de la Sorbonne remonte à 1257. Dans le cadre de ces festivités du mois d’avril 1895, il avait été prié de prononcer un discours à la mémoire d’Évariste Galois, bien que Picard fût en train de rédiger une biographie sur l’élève le plus réputé de cette école. Cette demande soulignait que Lie incarnait celui qui avait mené les idées de Galois sur les terres les plus fertiles. Dans son discours consacré à l’influence de Galois sur le développement des mathématiques, il évoquait aussi les similitudes avec son compatriote Abel, « l’idéal inaccessible » de sa jeunesse. L’année suivante, il approfondissait ce thème à l’intention de Picard : Vue de l’extérieur, la vie de Galois était aussi malheureuse qu’elle pouvait l’être. Nous pouvons seulement espérer qu’il trouvait une sorte de compensation dans la conscience de la force de son génie. Il est heureux pour lui et la science qu’il connût ses aptitudes et qu’il les utilisât dans un champ où les résultats jetèrent la lumière dans 4 N.d.T. : Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, 1988, nos 10/A et 10/B, p. 161-163 et 175-177. Cette lettre fut écrite au mois d’octobre 1892. 5 É. Cartan, « Un centenaire : Sophus Lie », dans F. Le Lionnais, Les Grands Courants de la pensée mathématique, Blanchard, Paris, 1962, p. 253-257 et plus précisément, p. 255-256. 6 N.d.T. : « En 1892 Sophus Lie vient passer six mois à Paris, s’intéressant avec une grande bienveillance aux recherches que de jeunes mathématiciens français consacraient à la théorie des groupes. [...] Pendant son séjour à Paris, le 7 juin 1892, l’Académie des Sciences de Paris se l’attachait comme membre correspondant dans la section de géométrie ». Voir ibid.

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toutes les directions. Son génie incluait aussi l’instinct qui est un composant nécessaire de tout esprit mathématique d’avant-garde. L’originalité de l’œuvre de Lie résidait précisément dans l’établissement d’une théorie de Galois pour les équations différentielles qui permettrait, en étudiant certaines propriétés de symétrie, de déterminer l’existence d’une solution. En s’inspirant des travaux d’Abel et de Galois sur les équations algébriques, Lie avait résolu des équations différentielles. Il avait apporté une dimension géométrique à l’étude de ces équations et développé de la sorte un procédé général d’intégration, lui-même fondé sur l’invariance d’une équation ou d’un système d’équations différentielles, en considérant un groupe continu de symétries. Les théories de Lie en matière d’équations différentielles et de groupes continus, telles qu’elles apparaissaient alors dans ses publications, offraient bien plus de perspectives que la simple utilisation des groupes de Galois pour les équations différentielles. Aussi d’autres mathématiciens s’emparèrent-ils de la pensée de Lie. À titre d’exemple, Picard orienta la théorie de Galois dans une autre direction, Study introduisit les théories de Lie dans d’autres domaines, Ludvig Maurer signa deux articles d’algèbre linéaire — l’un en 1888 et l’autre en 1894 — dans lesquels il prolongeait ces théories. Néanmoins, la place de choix revint à Cartan qui porta les idées de Lie à leur incandescence en mathématiques et en physique. Quoique Tresse introduisît, en 1892, l’expression « groupe de Lie » — cette désignation courait certainement déjà dans les cercles mathématiques — il fallut attendre Cartan, qui vers 1930 attacha, pour la première fois et de façon définitive, cette expression aux groupes qui depuis longtemps se logeaient au cœur des mathématiques et de la physique théorique. Quand sa thèse soutenue en 1894 et consacrée aux aspects algébriques des théories de Lie reparut en 1933, il ne fut pas nécessaire d’opérer la moindre modification. Deux des six tomes qui rassemblent les œuvres complètes de Cartan portent le titre général de « Groupes de Lie ». En 1934, Hermann Weyl — dont les travaux puisèrent leur inspiration dans ceux de Cartan, notamment — utilisa pour la première fois l’expression « algèbre de Lie ». Les groupes et algèbres de Lie sont les traductions respectives, en termes modernes, des groupes de transformations continus et infinitésimaux. Dans la mesure où les lois de la physique s’appuient de plus en plus sur les symétries continues, la théorie de Lie est devenue un fondement idéologique qui a profondément marqué l’évolution des mathématiques modernes et l’axiomatique mathématique. L’examen de l’index de l’Encyclopedic Dictionary of Mathematics montre qu’après Riemann, Lie est le mathématicien qui bénéficie du plus grand nombre d’entrées. Ses théories jouent toujours un rôle décisif dans de nouvelles branches des sciences de la nature et de la haute technologie. L’utilisation pratique des méthodes relevant des théories de Lie donne un aperçu des courants gazeux et liquides ; la théorie de Lie occupe une position privilégiée dans la théorie des ondes, la météorologie, les explosions, la mécanique, l’élec-

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tronique et l’optique. Elle agit aussi dans la théorie du contrôle qui étudie, afin de parvenir au résultat escompté ou optimal, la façon de manier les paramètres affectant le comportement d’un système qui intervient, par exemple, dans les automobiles, les bateaux, les plates-formes pétrolières, les avions, les robots et les satellites. Elle s’est aussi révélée fructueuse dans l’étude des procédés et des systèmes physiologiques ou biologiques. La théorie de Lie joua très tôt un rôle important en physique moderne. Weyl figura parmi les premiers qui lièrent le concept de symétrie au développement de la mécanique quantique. Ce concept intervient aussi dans le développement des groupes continus de dimension infinie ; des théories modernes, telles que celle des jauges des cordes, ne peuvent s’exprimer sans recourir à la théorie de Lie. Grâce à son apport, formuler les représentations qui devaient être celles de l’intérieur des atomes fut possible. Les mathématiciens et les physiciens semblent s’accorder pour attribuer à la théorie de Lie le statut de changement de paradigme dans la physique moderne et considérer que les conséquences du travail fondamental de Lie et de la théorie de la relativité sont comparables. Quand, à la fin des années 1920, Albert Einstein cherchait une théorie qui expliquât comment les phénomènes de la gravitation et de l’électromagnétisme pouvaient être issus des mêmes principes fondamentaux, il eut pour interlocuteur privilégié Cartan. Durant trois mois — de décembre 1929 à février 1930 —, ils échangèrent vingt-six lettres. Si Einstein trouvait en Cartan un expert mathématique, il n’en était pas moins fasciné par ses interprétations théoriques des représentations générales de l’espace, fondées sur des utilisations de groupes de Lie. Au milieu de cette correspondance abondante, Einstein expédia depuis Berlin une carte postale qui, le 11 janvier 1930, arriva à Paris, chez Cartan, où il avait écrit ces mots : « Pater Peccavi ! [mon Père, j’ai péché !] On peut même utiliser la plus belle théorie à l’envers ! Pardonnezmoi. Salutations cordiales A. E. » Entre parenthèses, il avait ajouté : « J’ai déterminé le système de coordonnées, la première fois à l’aide d’équations différentielles, la deuxième fois en fixant 4 variables. »7 À l’occasion du congrès international des mathématiciens réuni à Oslo en 19368 , Cartan prononça un discours sur Lie, intitulé « Le rôle de la théorie des groupes de Lie dans l’évolution de la géométrie moderne ». Avant d’aborder les aspects mathématiques, il évoquait l’hommage rendu par Lie à Galois 7 N.d.T. : « Pater Peccavi !/Man kann die schönste Theorie verkehrt anwenden ! Verzeihung/Herzlichen Gruss/A. E./ (Das eine mal habe ich das Koordinatensystem durch Differentialgleichungen, das andere mal durch Festlegen von 4 Variabeln bestimmt.) Voir Cartan 1979, p. 122-123. 8 N.d.T. : dans son article « Les congrès de mathématiciens » paru dans Les Grands Courants de la pensée mathématique p. 298-303, Rolin Wavre notait l’absence des Russes et des Italiens à ce dixième congrès et déplorait que la commission nommée par le congrès international de Zurich quatre ans auparavant — lequel accepta « avec reconnaissance un don de feu le professeur Fields permettant de remettre tous les quatre ans deux médailles d’or à de jeunes mathématiciens » — n’ait « pu, pour diverses raisons, arriver à un accord unanime, sur la question d’une organisation internationale des mathématiques ».

22. La gloire internationale

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lors de la célébration du centenaire de l’École normale supérieure et le génie d’Abel qui avait installé la Norvège à l’une des premières places dans cette science. Sur Lie, il disait : Un des plus grands hommages qu’on puisse rendre à un savant dont le génie a ouvert des voies nouvelles est de montrer l’influence que ses travaux ont eue, soit par eux-mêmes, soit par leurs prolongements sur le développement de la Science. La théorie des groupes continus de S. Lie intéresse un si grand nombre de disciplines mathématiques qu’il me serait difficile de les aborder toutes ; je me bornerai donc à vous parler [...] du rôle joué par la théorie des groupes dans les développements récents de la Géométrie ou plutôt j’essaierai de montrer comment elle éclaire ces développements et en révèle sous des tendances parfois divergentes, l’unité profonde.9 Beaucoup pourraient souscrire à ces propos tenus par Dieudonné en 1974 : Les groupes de Lie sont devenus le centre des Mathématiques ; on ne peut rien faire de sérieux sans eux.10 Engel voua une grande partie de sa vie à rédiger et annoter l’édition des traités de Lie tout comme ceux qui furent publiés, au fil du temps, dans différents journaux, un effort et un travail qui se concrétisa par les sept tomes de Sophus Lie. Gesammelte Abhandlungen. Les textes de Lie noircissaient plus de quatre mille pages au format in-octavo et ceux d’Engel plus de mille quatre cents. Les six premiers tomes sortirent de 1923 à 1937 et le dernier en 1960, dix-neuf ans après la mort d’Engel. Celui-ci bénéficia, pour la rédaction des deux premiers tomes, de l’aide du mathématicien danois Poul Heegaard, alors professeur à Oslo. L’édition de ces Gesammelte Abhandlungen fut rendue possible grâce à la participation en 1919 du fonds de la recherche de l’État norvégien et au soutien des Académies des sciences d’Oslo et de Leipzig. La responsabilité économique fut endossée par la toute nouvelle Association norvégienne mathématique et le livre fut conjointement imprimé par les éditions Teubner de Leipzig et Aschehoug d’Oslo. Les premiers projets de publication de ce corpus remontent immédiatement après le décès de Lie. En 1912, les éditions Teubner lancèrent un projet de souscription, mais les premiers résultats — une seule souscription en Norvège et quelques fonds en Allemagne — se révélèrent insuffisants à réaliser ce projet. Engel rédigea alors un article et le Parlement accorda de l’argent pour une souscription concernant quarante exemplaires, garantissant ainsi l’édition ; le travail put alors commencer en 1919. 9 Voir

93.

Comptes rendus du congrès international des mathématiciens, Oslo 1936, p. 92-

10 Voir J. Dieudonné, « Orientation générale des mathématiques pures en 1973 » dans Gazette des mathématiciens, Société mathématique de France, octobre 1974, p. 77.

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Engel participa, à maintes reprises, à l’élaboration et à la mise en œuvre de ce travail en Norvège. Quand, en 1922, il s’exprima devant l’Association norvégienne mathématique11 , il évoqua, notamment, les premiers moments passés avec Lie en 1884 à Christiania, le travail de rédaction et les tâches accomplies à Leipzig, la dépression nerveuse et les années qui suivirent ; il lui rendit surtout un vibrant hommage : Si la puissance de découvrir est l’aune à laquelle on mesure véritablement la grandeur d’un mathématicien, Sophus Lie doit alors compter parmi les premiers mathématiciens de tous les temps. Les nouveaux domaines qu’il a ouverts à la recherche mathématique sont si vastes, les méthodes qu’il a créées si fertiles et d’une grande, si grande portée, que fort peu seulement peuvent se mesurer à lui. À côté de la puissance de découvrir, on exige avant tout du mathématicien de la perspicacité et une chose est sûre : Lie était un mathématicien particulièrement perspicace. Mais elle le conduisait à délaisser ces problèmes qui avaient la réputation d’être difficiles ou dans la solution desquels beaucoup de mathématiciens avaient, sans succès, jeté leurs forces. Il n’était pas plus porté à se préoccuper des difficultés qui sont profondément enfouies dans les vieilles théories prétendues irréprochables. Il se cherchait lui-même ses problèmes et ses efforts consistaient à choisir ceux qui étaient captivants et néanmoins susceptibles d’une solution. Cela pouvait arriver quelques fois quand il avait la chance, sur son chemin, de résoudre des problèmes dont d’autres éminents mathématiciens n’arrivaient cependant pas à bout. Très certainement, il en était fier, mais seulement parce qu’il considérait que c’était une preuve incontestable de la fertilité et de l’utilité du choix et de la formulation de ses problèmes. Il ne recherchait pas lui-même ce genre de preuve, il était absolument sûr de son fait, et cette conviction inébranlable que ses méthodes et ses théories, un jour, — même si c’était seulement dans le futur — trouveraient leur usage et la reconnaissance attendue, ne l’avait jamais abandonné, y compris dans les périodes les plus sombres où la participation et la reconnaissance semblaient manquer de partout. Engel ne voulait pas dans sa rétrospective s’arrêter à de « tristes souvenirs » : « Dans ma mémoire, vit seulement une image de lui, joyeuse et charitable. » Ces changements s’étaient opérés quand Lie avait repris son travail à l’automne 1890, après sa dépression nerveuse : « Peu à peu, son esprit retrouva son ancienne agilité et il devint, au moins, en tant que mathématicien [l’incarnation parfaite de] l’ancien. Mais pas comme être humain. Sa méfiance et son irritabilité ne disparurent pas, crûrent même tellement avec les années qu’il rendit la vie pesante à lui-même et à tous ses amis. »12 11 N.d.T.

12 N.d.T.

: voir Engel 1922, p. 97-114. : ibid., p. 97-98, 113 et 112.

Chapitre 23

En conflit Alors qu’il était professeur à Christiania, au moment précis de ses fiançailles en 1873, Lie avait travaillé sur les groupes continus qui se révéleraient essentiels quand il formulerait les fondements de ses propres lois de la nature. L’Europe appréciait son travail, même s’il eût souhaité davantage de reconnaissance. Au cours des années 1870, il était resté en contact étroit avec Klein et Mayer en Allemagne et, dans une certaine mesure, avec des mathématiciens français. Un changement notable dans les relations avec ces derniers intervint en 1882, quand Lie donna des conférences à Paris. Picard, en particulier, prêta attention à l’utilisation que l’on pouvait faire des interprétations de sa théorie. La capitale le considérait de plus en plus comme l’un des mathématiciens les plus intéressants. Sa bonne réputation ne cessait de s’affermir, se consolidant avec la parution de ses textes, progressivement diffusés et étudiés. La prédilection que Lie portait à la tradition mathématique française et sur laquelle il s’était exprimé maintes fois était évidemment renforcée par les dithyrambes dont il faisait l’objet. En effet, ses théories mathématiques semblent avoir atteint ce que les Français considéraient comme le parfait équilibre entre les aspects utile et artistique des mathématiques, ce dernier allant dans la direction imprimée par « les mathématiques pour les mathématiques ». L’histoire des mathématiques françaises abonde en exemples illustrant, au cours du temps, les définitions différentes des mathématiques « utiles » et « artistiques ». Ainsi, Picard soutenait que Cauchy avait réussi à concilier les deux tendances ; Joseph Fourier personnifiait la première alors que Galois incarnait brillamment la seconde. Dans cette dernière moitié du dix-neuvième siècle, ces deux aspects de l’activité mathématique étaient, l’un et l’autre, considérés comme louables et nécessaires, grâce avant tout aux travaux de Poincaré et de Picard. L’analyse s’attachait au côté pratique et utile, l’étude des phénomènes naturels ressortissant, dans une grande mesure, aux équations différentielles. Lors du premier congrès international des mathématiciens, organisé à Zurich en 1897, Poincaré soulignait ces liens entre l’analyse et le monde extérieur :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Le seul objet naturel de la pensée mathématique, c’est le nombre entier. C’est le monde extérieur qui nous a inspiré le continu, que, sans doute, nous avons inventé, mais qu’il nous a forcés à inventer. Sans lui, il n’y aurait pas d’analyse infinitésimale ; toute la science mathématique se réduirait à l’arithmétique ou à la théorie des substitutions. Au contraire, nous avons consacré à l’étude du continu presque tout notre temps et toutes nos forces. Qui le regrettera ; qui croira que ce temps et ces forces ont été perdus ? L’analyse nous déroule des perspectives infinies que l’arithmétique ne soupçonne pas ; elle vous montre, d’un coup d’œil, un ensemble grandiose, dont l’ordonnance est simple et symétrique ; au contraire, dans la théorie des nombres, où règne l’imprévu, la vue est pour ainsi dire arrêtée à chaque pas.1

Helmholtz compte parmi les figures allemandes les plus imposantes du monde scientifique après la mort de Gauss, survenue en 1855. Il entama sa carrière universitaire de professeur, en 1849, à l’âge de vingt-huit ans, en enseignant la physiologie à Königsberg puis occupa une série de positions importantes et fit de grandes découvertes dans maints domaines. D’abord médecin militaire dans l’armée prussienne puis professeur d’anatomie à l’école des beaux-arts de Berlin, il avait ensuite occupé son premier poste à l’université. Après son séjour à Königsberg, il fut professeur d’anatomie et de physiologie à Bonn, puis de physiologie à Heidelberg et finalement de physique à Berlin. Là, il dirigea le nouvel institut physico-technique, une école dont le modèle fut copié par la suite dans d’autres pays. En 1851, Helmholtz avait déterminé la courbure de la cornée et inventé l’opthalmoscope, un instrument servant à éclairer et à examiner le fond de l’œil. Il avait ainsi permis non seulement d’accomplir de grands progrès dans l’établissement des diagnostics portant sur les maladies des yeux, mais aussi, de fournir des explications sur la perception de l’espace chez l’homme et audelà, sur la question des caractères fondamentaux de la géométrie. Il énonça le principe de la conservation de l’énergie et montra qu’elle prend de nombreuses formes dans la nature. Il avait travaillé sur la diffraction de la lumière et les théories de la vision colorée. L’étude des mouvements des fluides, en particulier des mouvements tourbillonnaires, l’avait entraîné vers des rives mathématiques. Grand amateur et connaisseur de musique, il s’était intéressé, entre autres, aux timbres des sons, aux résonances et à la signification des harmoniques dans les émissions sonores. Il avait prononcé nombre de conférences relevant de ces domaines d’activité aussi divers. Ses centres d’intérêt furent tels qu’il eut le mérite d’inspirer Louis Pasteur 1 Voir H. Poincaré, « Sur les rapports de l’analyse pure et de la physique mathématique », dans les Verhandlungen des ersten internationalen Mathematiker-Kongresses in Zürich vom 9. bis 11. August 1897, édités par Ferdinand Rudio, Teubner, Leipzig, 1898, p. 81-90, et plus particulièrement, p. 87.

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dans ses recherches bactériologiques, d’orienter Siemens dans sa découverte de la dynamo-électrique et d’apporter les fondements théoriques qui permirent à Heinrich Hertz de trouver les preuves expérimentales des ondes électromagnétiques de James Maxwell, appelées ondes radio et qui donnèrent naissance à la télégraphie sans fil, à la téléphonie, à la radio... Le point de départ pour beaucoup de scientifiques fut son article de 1868, « Über die Tatsachen, die der Geometrie zu Grunde liegen », sur les fondements de la géométrie, et qui trouvait sa source dans la thèse d’habilitation de Riemann sur les hypothèses de la géométrie. Ce texte avait inspiré Killing au début des années 1880 quand il avait commencé ses recherches qui le rapprochèrent des théories de Lie. Helmholtz avait voulu dégager les concepts géométriques de faits issus d’expériences, une attitude déjà suivie par Riemann qui pourrait se résumer en ces termes : quelle doit être la structure d’une variété à plusieurs dimensions dans laquelle un corps solide — c’est-à-dire un corps dont la distance entre deux points quelconques reste constante — peut se mouvoir aussi continûment et librement qu’il le fait dans l’espace usuel à trois dimensions ? Par son analyse physiologique de la courbure de l’œil, Helmholtz avait contribué à l’étude des fondements de la géométrie ; de nombreux mathématiciens se penchèrent sur le problème de l’espace de Riemann-Helmholtz. Depuis fort longtemps, Lie était évidemment convaincu que la théorie des transformations, qu’il était en train de développer, était liée à la géométrie non euclidienne. Dès l’automne 1875, il s’en était ouvert dans une lettre destinée à Mayer ; il avait relevé que « le travail de Helmholtz sur les axiomes de la géométrie » de 1868 revenait au fond à trouver une classe de groupes de transformations : « Je l’ai longtemps conjecturé et l’ai finalement vérifié en lisant son travail. » Déjà en 1883, Klein avait interrogé son ami pour connaître son sentiment sur les travaux géométriques de Helmholtz. La réponse avait été immédiate : ses résultats étaient corrects, mais il opérait, entre les nombres réels et imaginaires, une distinction guère utile. Un peu plus tard, après en avoir approfondi la lecture, Lie avait noté que ce traité souffrait de « lacunes essentielles » qu’il croyait impossibles de combler à l’aide des moyens élémentaires utilisés par son auteur. Il s’était donc attelé à compléter et à simplifier la théorie de l’espace de Helmholtz, précisant, à l’intention de Klein, « sans abandonner son raisonnement ». Quand en 1886, Lie avait participé à Berlin au congrès allemand des sciences de la nature, il avait ouvert sa conférence par ces paroles : « Le fameux article de Helmholtz, "Über die Tatsachen, die der Geometrie zu Grunde liegen" traite un problème qui a un lien très étroit avec la nouvelle théorie des groupes de transformations. » Il avait ajouté que Klein — également présent à Berlin — lui avait recommandé de considérer ce « problème important, mais aussi spécial » à l’aide de méthodes issues de sa théorie des groupes de transformations. Lie avait présenté ses conclusions : s’il pensait pouvoir poursuivre « les recherches du pionnier » Helmholtz, fournir des preuves plus détaillées s’avérait impossible.

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Lie avait donc continué à s’intéresser au problème de l’espace de Helmholtz et avait avisé Klein, en avril 1887, que les précédents travaux concernant ce problème avaient — de manière très satisfaisante — abouti, au moins en ce qui concernait les groupes de transformations finis et par suite, à un nombre fini de paramètres. Il restait encore à déduire quelques généralisations qui pourraient s’appliquer aux groupes infinis. Lors de son hospitalisation à Ilten, il avait repris ces recherches et ses deux articles publiés à Leipzig au printemps 1890 avaient traité de ce sujet. Quelques mois après avoir été interrogé au sujet de l’article de Helmholtz, Lie avait suggéré à Klein d’envisager une nouvelle publication de son programme d’Erlangen, en ajoutant à cette occasion : « C’est certainement ton travail le plus important de la période 1872. Il sera mieux compris maintenant qu’alors. » Le texte, finalement réimprimé en 1892, fut à l’origine d’un différend entre les deux mathématiciens. La raison qui avait poussé Lie à faire cette proposition en 1884 s’appuyait sur le fait que Klein préparait une publication, dans les Mathematische Annalen qu’il dirigeait maintenant, de certains de ses travaux antérieurs. Parmi ces derniers, figuraient les neuf pages consacrées aux surfaces de Kummer possédant seize points doubles, qu’ils avaient fait imprimer à Berlin en 1870. Quand ce petit article fut publié dans les Mathematische Annalen (tome 23, 1884), Lie s’offusqua de sa proximité avec la thèse de doctorat de Klein et d’autres de ses traités volumineux. Lie n’apprécia pas cette présentation. Klein n’avait-il pas voulu considérer leur article comme un prolongement de sa thèse, comme si Lie lui avait emprunté ses idées ? Cependant les liens furent maintenus au cœur de ce printemps 1884. Lie soulignait que sa relation avec Klein avait été « de la plus grande importance », mais aussi que, déjà avant son premier voyage en Allemagne, il avait été — par la lecture des écrits de Plücker — porté à s’intéresser aux transformations de contact, « de façon vague, évidemment ». En tout cas, Lie dut catégoriquement reprendre les quelques mathématiciens qui affirmaient que ses travaux sur les équations différentielles et la théorie associée des transformations étaient la mise en œuvre d’idées de Klein. Les années suivantes, Lie déplorait — dans ses lettres — que d’autres mathématiciens, souvent, pussent utiliser ses découvertes sans mentionner leur source. Le Français Halphen semble avoir eu, longtemps, le redoutable privilège d’être le plus malhonnête. En revanche, Lie se réjouissait que Darboux citât toujours ses travaux et que Picard insistât aussi fermement sur la signification de ses recherches traitant des équations différentielles. Quand, à l’automne 1884, Engel arriva à Christiania pour aider Lie, ce dernier prit en mauvaise part qu’Engel se mît aussitôt à parler de « notre théorie » et Lie lui fit très clairement comprendre que derrière cette théorie figurait une seule personne. Lie évoqua ce sujet pour la première fois au début de l’année 1888 alors qu’Engel correspondait depuis des années déjà avec Killing et avait ainsi révélé ses idées, mais de telle sorte que Killing, dans ses

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traités, les avait attribuées à Engel. Lie soulignait, à l’intention de Klein, que de toute évidence Engel lui devait d’avoir appris méthodiquement ces théories ; si Killing avait vraisemblablement eu quelques idées, la connaissance systématique lui faisait défaut et il devait à cette correspondance d’avoir pu en profiter. Dans l’avant-propos du premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen, Lie remerciait cependant Engel de sa contribution. Lie livrait le commentaire suivant à son ami : en raison de sa diligence, il méritait bien ces éloges « même si, depuis longtemps, il n’était pas aussi brillant que lui-même et Mayer l’avaient cru ». Lie précisait qu’Engel commettait fréquemment « des fautes de raisonnement » et que sa « remarquable confiance en lui-même » l’avait souvent amené, sans lui en faire part, à introduire des hypothèses qui limitaient la portée de ses idées. Lie regrettait aussi que Klein eût chargé Engel de rédiger la recension de la Theorie der Transformationsgruppen dans les Göttinger Anzeige [« Annonces de Göttingen »] : « Ce fut une bonne occasion pour lui de se parer des plumes du paon », dénonçait Lie envers Klein, sans toutefois critiquer ouvertement ce dernier qui avait fait paraître dans les Mathematische Annalen les traités de Killing. Toutefois, Lie doutait de l’attitude de Klein et lui écrivait : « Il est bien connu que tu as souvent signalé mes travaux comme illisibles. Tu trouveras peut-être cela justifié que l’on ne reconnaisse pas mes théories, tant qu’elles n’ont pas d’abord été recopiées par un autre. » Klein ne semble pas avoir répondu et Lie poursuivait : « J’ai trop cru en beaucoup de personnes, et maintenant je suis puni. » Il confiait à Klein qu’il devrait affirmer ses priorités avec plus de fermeté. Il s’était montré trop naïf : « J’ai vraiment une bonne nature. Quand je fais confiance à quelqu’un, je tiens le plus grand compte de ses intentions. Mais si je ressens comme maintenant que mes intérêts vitaux les plus grands sont en danger, alors je pense uniquement à lutter pour mes intérêts. Même vis-à-vis d’un aussi vieil ami que toi, je reste sourd. » Lie rédigeait ces lignes au début de l’année 1889 alors que paraissait la deuxième partie du traité de Killing. Il avait le sentiment que ses intérêts scientifiques étaient intégralement menacés et que Killing tout comme Engel était en train de lui voler l’antériorité de toutes ses propositions fondamentales. Lie recourait à un exemple bien connu dans l’histoire des mathématiques, à savoir la situation entre Abel et Jacobi, dans lequel Abel était représenté par Lie et Jacobi par les deux mathématiciens allemands. Toute personne qui lisait les premiers travaux d’Abel et de Jacobi était convaincue que le second avait publié les résultats sans démonstration, affirmait Lie, et il rappelait à Klein comment les deux mathématiciens s’étaient vus accorder la primauté des découvertes. Les faits les concernant avaient donc été présentés de manière erronée. Si Lie s’était montré initialement très critique devant la manière dont Bjerknes avait, dans son livre sur Abel, étudié la querelle de priorité, il soutenait devant Klein : « Dans l’ensemble, Bjerknes avait raison, c’est indéniable, même s’il s’est montré imprudent en avançant ses hypothèses sans apporter de preuve. »

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« La deuxième partie du traité de Killing est une honte », proclamait Lie qui ajoutait : « J’ai certainement confiance en Engel. Il n’avait toutefois pas le droit de communiquer mes théories à un autre mathématicien. Pour moi, c’est une vérité élémentaire. » Lie voulait envoyer, à ce sujet, un petit article aux Mathematische Annalen. En apprenant que la troisième partie du grand traité de Killing serait assortie d’une note qui expliquerait la situation et préciserait qui détenait la primauté des découvertes, Lie se tint sur la réserve et informa Klein que, si la situation était redressée, il préférait tirer un trait. Quand la note parut, Lie se montra satisfait. En effet, Killing lui attribuait l’honneur d’avoir fait des découvertes et des développements importants et il s’excusait d’avoir mis en avant Engel à ses dépens. Lors de la parution de la partie suivante du traité de Killing, Lie loua ce travail, assurant Klein qu’il l’avait trouvé « nettement mieux rédigé que les précédents », mais qu’en revanche, le contenu lui semblait encore inconsistant. Cependant, Killing était un « homme compétent » et Lie ajoutait : « Un travail peut être utile, même s’il apporte uniquement des choses qui me paraissent évidentes et superflues. » Au mois d’août 1889, il reprenait ces jugements dans une lettre toujours adressée à Klein. Il était loin d’avoir eu le temps de vérifier tout le travail de Killing qui contenait certainement des choses qui« méritaient l’attention ». Lie formait le vœu de pouvoir disposer, au cours de l’automne à venir, de suffisamment de temps pour étudier véritablement les résultats formulés par Killing. Malheureusement, Lie tomba alors malade et dut partir pour Ilten. Quand au cours du printemps 1890, Lie commença à se remettre, il adressa à Klein, depuis la clinique, une lettre dithyrambique à propos de ce travail : « Killing fait de belles découvertes. Si ses résultats sont corrects, ce que je crois, il fait preuve d’un mérite exceptionnel. » L’année suivante, Lie confirmait ses premières impressions : « J’ai de plus en plus éprouvé le plus grand respect à l’égard de Killing, même si ses premiers travaux, particulièrement, sont très en dessous de ce que l’on souhaite. Parmi mes successeurs, Killing est celui qui a développé la plus grande originalité. » Malgré tous ces propos laudatifs, Lie ne pouvait s’empêcher de relever des lacunes et des fautes importantes dans la présentation de ces travaux. Au mois de décembre 1890, Lie, dans un article rédigé par Scheffers, le lui avait reproché. Aux environs de Pâques 1891, Klein passa quelques jours à Leipzig. Il écrivit à Mayer, son vieil ami et collègue, qu’il se réjouissait de rencontrer d’anciennes connaissances et d’apprendre ce qui était advenu depuis qu’il avait quitté la ville, cinq ans auparavant. Il désirait surtout se rapprocher à nouveau « du cercle rassemblé autour des idées de Lie » et il comptait sur l’aide d’Engel pour y parvenir. De son côté, Lie lui avait écrit pour lui témoigner sa joie de le retrouver et de bavarder avec lui ; plus exactement, il avait précisé que même si pour le moment il profitait d’« un sommeil naturel suffisant », il craignait toujours une détérioration de cette situation. Néanmoins, il espérait pouvoir répondre aux questions de Klein portant sur son travail.

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Dans ce courrier, Lie exprimait également son désaccord sur la façon dont Klein avait présenté le problème de l’espace de Helmholtz dans un article paru dans les Mathematische Annalen. Il avait maintenant acquis la certitude que Helmholtz, dans le fond, ne prouvait rien, puisqu’il avait tout simplement écarté « les cas les plus difficiles ». Ce texte demeurait certainement du bel ouvrage, mais restait très incomplet selon Lie. Des lettres gardent quelques traces de cette rencontre entre les deux hommes survenue au cours du printemps 1891. Peu de temps après son séjour à Leipzig, Klein entretenait Mayer de ses conversations avec Engel et l’informait que Lie lui avait confié avoir presque achevé la rédaction du troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen... L’impression débuta, en fait, l’année suivante. Par ailleurs, Klein s’effrayait des jugements catégoriques que Lie portait sur certaines personnes — Forsyth et « le père Salomon ». Il déplorait que Lie travaillât trop exclusivement dans une « perspective leipzigeoise » et il l’avait encouragé à fondre et commenter certains de ses articles précédents pour élaborer de grands traités qui paraîtraient, à Göttingen, dans les Mathematische Annalen ; une synthèse de leurs travaux communs était aussi discutée. Klein considérait qu’une telle tâche pourrait « être un bon exutoire à ses sombres pensées ». Si le souhait de Klein de faire rédiger Lie partait d’un bon sentiment, il était également motivé par le besoin de fournir de la matière à sa revue. Lie ne satisfit pas ce désir, trop occupé qu’il était à terminer le troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen sans compter ses six heures de cours hebdomadaires. Au cours du semestre d’été 1891, il donna une série de cours sur « Les éléments de la géométrie analytique » destinés aux étudiants en sciences naturelles, à raison de deux heures hebdomadaires, et une « introduction à la théorie des groupes et leur application » pour les plus avancés ; il proposait aussi des exercices dans le cadre de son séminaire. L’université de Leipzig comptait en tout vingt-trois étudiants en mathématiques ce semestre et trente le suivant, dont neuf assistèrent aux cours de Lie. Parmi eux, figurait Tresse, déjà venu trois ans auparavant. Au cours de ce semestre d’hiver 1891-1892, qui courait de la mi-octobre 1891 à la mi-mars, de nombreux changements intervinrent chez Lie. Ses relations avec Paris se resserraient et se renforçaient alors qu’elles se relâchaient avec les mathématiciens allemands. Elles atteignirent leur apogée, d’une part avec l’élection de Lie à l’Académie des sciences comme membre correspondant en 1892 et, d’autre part avec la charge portée contre Klein dans la préface du troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen, à l’automne 1893. Entre ces deux faits saillants, se déroulèrent maints épisodes qui jalonnèrent avec plus ou moins d’importance l’évolution de Lie, le détournant, tant sur le plan personnel que professionnel, du milieu allemand au profit du cercle français. Quand, en janvier 1892, Lie avait envoyé une petite note à l’académicien Picard, proposant une nouvelle interprétation d’un théorème d’Abel qui résolvait un problème relevant de la théorie des fonctions, il savait qu’il sou-

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lèverait l’enthousiasme. Picard avait présenté ces quatre pages devant l’Académie quand il reçut le 15 février, seulement une semaine après, une nouvelle note, toujours liée au théorème d’Abel. Deux semaines plus tard, une troisième note de Lie fut portée à la connaissance de cette docte assemblée ; cette fois-ci, elle se nourrissait de remarques critiquant le fameux travail de Helmholtz de 1868. Ces trois communications furent immédiatement publiées dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences ; vingt-deux années s’étaient écoulées depuis le dernier envoi de Lie à l’Académie. Dans cette dernière note, Lie mentionnait aussi que Killing s’intéressait au problème de l’espace de Helmholtz, mais qu’il avait quasiment commis les mêmes erreurs fondamentales que Helmholtz ; afin de dissiper le moindre doute, il tenait à présenter des explications précises. Il réalisa son projet, notamment, dans un article publié dans les Leipziger Berichte dans lequel il critiquait les travaux de Klein, de Schur, de l’Italien Veronese et de Tilly ; Lie adoucit ultérieurement les reproches formulés à l’encontre de ce dernier2 . Pour sa part, Killing signa un article dans le Journal de Crelle de Berlin, consacré aux problèmes fondamentaux de la géométrie. Il écrivit à Lie, sur une carte postale jointe à l’article, que son travail était terminé depuis un long moment. Il ajoutait que si, maintenant au mois de mars 1892, il avait voulu donner une version définitive, il aurait nécessairement modifié certaines parties et tenu compte des travaux dus à d’autres mathématiciens, notamment les derniers publiés par Lie. Et de conclure : « Pour toutes sortes de raisons, j’ai préféré ne faire aucun changement, ni ajout. Avec ma haute considération. Très respectueusement W. Killing. » Indigné et fâché, Lie expédia rapidement plusieurs lettres à Killing, certainement émaillées de remarques cinglantes. Ce dernier attendit pour répondre que Lie eût d’abord envoyé une communication à la rédaction du Journal de Crelle et le fit d’une manière telle qu’elle scella définitivement la fin de leur relation amicale. Killing expliquait aussi comment, dans le texte incriminé, il avait souligné que la présentation dépendait du « premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen ». Maintenant que la querelle était devenue si vive, il estimait de son devoir de ne pas se montrer trop accommodant, afin de ne pas laisser croire que toutes les accusations lancées par Lie dans les diverses revues se justifiaient. Les critiques envoyées par celui-ci à la rédaction du Journal de Crelle étaient si infâmantes qu’elles conduisirent Killing à demander leur retrait et à réagir avec encore plus de vigueur. Il évoqua la conférence prononcée par Lie à Berlin, en 1886, sur les travaux de Helmholtz. D’une part, les arguments utilisés appartenaient à Weierstrass et d’autre part, il revendiquait la paternité du premier travail consacrant l’application 2 N.d.T. : Lie écrivait à Poincaré, en mars 1892, au sujet de cette troisième note : « Les recherches de de Tilly, je le trouve après coup, valent mieux que je ne l’avais d’abord cru, même si je continue à les trouver trop vagues. Voilà pourquoi je ne voudrais rien dire en sa défaveur. Si, dans mon texte, il se trouve des propos défavorables à de Tilly, ce dont je ne me souviens guère, je souhaiterais les voir supprimés. » Voir les Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, 1988, nos 10/A et 10/B, p. 159 et 173.

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des groupes de transformations à l’étude des fondements de la géométrie en se référant à son propre texte de l’été 1884, « sur le développement du concept d’espace ». La guerre entre les deux mathématiciens éclata en mars 1892, mais les combats ultérieurs s’avérèrent plus feutrés. Dans un premier temps, Lie semble avoir envisagé d’insérer une note acerbe dans le Journal de Crelle, puis un article plus détaillé dans la même revue, mais il préféra attendre. Les relations avec Paris et son élection comme membre correspondant à l’Académie des sciences revêtaient plus d’importance que les allégations de Killing. Ce dernier ne possédait-il pas aussi d’autres raisons pour affirmer ses mérites et se démarquer de Lie ? Le 1er mai 1892, il était nommé professeur à Münster. Au début du mois d’avril, Poincaré écrivit à Lie : « La Section de Géométrie est d’accord pour proposer votre nom au choix de l’Académie des Sciences pour la place de correspondant devenue vacante par la mort de Kronecker. Elle m’a chargé de faire le rapport sur vos travaux. Seriez-vous assez bon pour m’en envoyer la liste, afin de faciliter mon travail ? »3 Lie s’empressa de répondre : Je n’ai pas besoin de dire que j’apprécie énormément l’honneur qui m’est fait. Le peu de choses que je connaisse de la littérature mathématique, je l’ai surtout appris dans les ouvrages français. La théorie des groupes est avant tout une science française. En France, mes travaux ont obtenu beaucoup plus de reconnaissance qu’ailleurs. Voilà pourquoi mes sympathies mathématiques allaient déjà vers Paris lorsque les mathématiques fleurissaient encore en Allemagne. J’ai rassemblé en toute hâte un résumé de mes travaux. Il s’avère démesurément long. Mais je n’avais guère le temps de le rédiger. J’espère que mes notices allègeront considérablement votre travail. Malheureusement j’écris mal. Je n’ai pas trouvé nécessaire de faire un compte rendu de mes gros ouvrages. Ils ne sont que le développement de vieilles idées. J’ai écrit de mémoire. Il y a de petites inexactitudes ; en partie sans doute aussi de vraies fautes. Mais il n’était pas possible d’améliorer mon exposé.4 Lie s’attelait maintenant à rédiger un traité sur les fondements de la géométrie, destiné à l’Académie des sciences, mais il hésitait à l’envoyer. Le mois de mai était déjà arrivé et l’élection à l’Académie se rapprochait. Lie craignait de faire un geste qui aurait pu affaiblir ses chances. Il se demandait si Klein n’était pas un candidat aussi valable que lui et il semble que cela ait partiellement renforcé ses doutes et accru son anxiété. Des papiers de Lie 3 N.d.T. : Ibid., no 10/A, p. 165. Il est précisé, p. 178, que le rapport présenté par Poincaré doit se trouver dans le dossier de S. Lie déposé aux archives de l’Académie des sciences de Paris. 4 N.d.T. : Ibid., nos 10/A et 10/B, p. 160 et 174.

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— écrits en ce mois de mai — témoignent de son état d’esprit d’alors, ses états d’âme se retrouvant dans un brouillon de lettre destinée à Picard et surtout dans plusieurs à l’intention de Klein dans lesquels il se plaignait, en termes violents, que ce dernier lui avait volé la propriété de ses idées. Lie semble avoir perçu l’activité de Klein de ces dernières années sous un autre jour. Deux ans auparavant, celui-ci avait consacré une série de cours à la géométrie non euclidienne dans lesquels il donnait une présentation qui, selon l’interprétation de Lie, essayait illégitimement de s’approprier leur travail commun des années 1870-1872. Lie s’en était ouvert à Klein et ils s’en étaient entretenus lors de leur rencontre à Leipzig, au printemps 1891. Deux raisons alimentaient cette animosité, un an après. D’une part, Lie redoutait que Klein, d’une quelconque manière, pût détenir une influence qui aurait sonné le glas de ses espérances académiques et d’autre part, il s’était procuré les cours sur la géométrie non euclidienne dispensés par Klein à Göttingen. Lie se mit, lettre après lettre, à accuser Klein de malhonnêteté et de vol. On ignore s’il envoya ces lettres puisque l’on n’en a trouvé aucune trace parmi les papiers de Klein. Dans un courrier que ce dernier reçut le 6 mai, le ton était relativement doux, même si le contenu était haché : Tes cours constituent une charge constante contre moi. Tu me mets encore au défi de détruire la théorie de Helmholtz. Je finirai par le faire. Je montre (voir aussi les Comptes rendus de 1892) que la théorie de Helmholtz est absolument fausse, et la reconstruis et donne [...] deux solutions au problème. Tu publies un extrait de tes cours dans les Mathematische Annalen dans lequel tu me traites avec dédain. Je te fais observer d’une manière courtoise ton erreur colossale. Tu ne retires pas tes insultes, [...] et n’évites pas non plus dans ton cours, ici ou ailleurs, de profiter de mes présentations. Dans ton cours, tu fais sur moi une nouvelle observation insensée qui jette sur moi une lumière ridicule. Mes notes de 1886, évidemment tu ne les as pas lues une seule fois. J’en arrive au point essentiel. Tu te trompes si tu crois pouvoir chercher la renommée de cette manière. Le nombre de fautes dans ton cours est bien plus grand que tu ne le pressens. S. Lie Klein répondit en minimisant l’importance de l’affaire. Il soutenait, usant de formules diverses et variées, que l’ensemble de ces différends reposait sur des malentendus. Les cours n’étaient pas publiés (tout comme ceux de 1890 qui existaient seulement sous forme de notes prises par différents étudiants). La raison pour laquelle, dans sa référence à Helmholtz, il avait omis de mentionner le travail effectué par Lie en 1886, s’appuyait sur le fait qu’il s’était

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contenté cette fois de reprendre ce que Lie avait dit lors du congrès de Berlin à l’automne 1886 ; au même moment, il avait certainement écrit qu’il retournerait à la théorie des groupes de Lie, à une prochaine occasion. Arriva le mois de juin et le vote à l’Académie des sciences. Lie recueillit trente suffrages sur les trente-trois exprimés — deux se portèrent sur Cremona et un sur Schwarz — et fut donc élu membre correspondant. Ce choix réconforta et apaisa Lie qui dans les années suivantes n’exprima plus ses points de vue de la même manière éruptive que précédemment. Depuis Stockholm, Mittag-Leffler le félicita et Lie lui répondit : « Comme depuis de nombreuses années, j’ai, personnellement, attaché beaucoup plus de prix aux mathématiques françaises qu’aux allemandes, j’attache beaucoup de prix à l’intérêt que l’on nourrit en France pour mes théories. » Comme le semestre d’été s’achevait à Leipzig, Lie partit avec sa famille pour la Norvège et la ville de Moss. Puis Anna et les enfants s’installèrent vraisemblablement dans une pension à Åsgårdstrand, pendant que Sophus entreprenait une randonnée longue et harassante dans le massif du Jotunheim. De son côté, Klein s’était hâté, à Göttingen, de finir un compte rendu de leur travail commun. Dès le mois d’août, il avait achevé « Über unsere Arbeiten aus den Jahren 1870-72. Von F. Klein und S. Lie » [« Sur nos travaux des années 1870-1872. De F. Klein et S. Lie »]. Pour s’assurer que Lie partageait son avis sur la présentation et pouvait ainsi figurer comme co-auteur, Klein proposa une rencontre. Il exprimait l’espoir de pouvoir renouer. Lie répondit au début du mois d’octobre : « Cela me ferait très plaisir si tu venais à Leipzig comme tu en as fais part à Scheffers. » Et la semaine suivante : « Merci du fond du cœur pour ta gentille lettre. Je ne doute pas, moi non plus, que nous réussirons à régler la question de nos exigences prioritaires au sujet de nos publications communes. » Toutefois, Lie ajoutait qu’ils éprouveraient davantage de difficultés pour la réimpression de leurs « anciens travaux inaccessibles ». Lie l’avisait qu’il avait opportunément projeté, les prochaines années, de rendre accessibles les différentes idées contenues dans les travaux antérieurs qui n’avaient pas été retrouvés ou celles qui n’avaient pas été suffisamment prises en considération. Lie comptait accomplir cette tâche essentiellement avec l’aide de ses élèves, mais informait Klein qu’il était, malgré tout, disposé à faire paraître quelques-uns de ses plus anciens travaux sans les modifier. Le 19 octobre, Klein se trouvait à Leipzig et s’entretenait minutieusement avec Lie de ces comptes rendus puiqu’ils devaient figurer tous les deux comme en étant les auteurs. En l’absence de toute information sur ces échanges, on peut seulement constater que les deux protagonistes n’arrivèrent pas à conclure un accord. De retour à Göttingen, Klein rédigea un nouveau projet relatif à leurs travaux communs mais cette fois, signé uniquement de son nom. Le 1er novembre, Klein envoyait son texte à Lie qui lui répondait six jours après :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Cela me fait vraiment mal que nous nous soyons aussi mal compris. [...] J’ai lu scrupuleusement l’intégralité de ton manuscrit. Et j’ai malheureusement l’impression que tu ne réussiras pas à élaborer une présentation que je pourrai reconnaître comme correcte. Même certains points que j’avais déjà critiqués sévèrement sont dans ta présentation encore incorrects ou pour le moins trompeurs.

Lie suggérait que dans la mesure où ils ne réussiraient pas à se mettre d’accord, ils pourraient, chacun de son côté, donner leur version des faits et permettre ainsi au public mathématique de se forger sa propre opinon. Klein avait aussi proposé à Lie d’entrer au comité de rédaction des Mathematische Annalen. Ce dernier déclina cette offre en ces termes : « Figurer en tant que rédacteur secondaire, j’ai déjà essayé une fois avec les Acta Mathematica. Je ne recommence pas. » Un autre problème profondément ancré avait également surgi lors de leur rencontre à Leipzig, en l’occurrence leur correspondance scientifique et amicale échangée depuis des années. Déjà quatre ans auparavant, au moment de la parution du premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen, Lie écrivait à Klein : « J’ai relu avec plaisir toutes tes lettres (1870-1888). As-tu mes lettres des années 1870-1874 ? J’aurais vraiment envie de les voir, à l’occasion. Il serait très intéressant de voir comment certaines idées se sont développées depuis leur première ébauche. Mais ce n’est pas pressé. » Malheureusement, les lettres que Lie avait écrites à Klein avant 1878 étaient introuvables. Klein les avait probablement brûlées lors d’un rangement. Après sa suggestion, Lie poursuivait : Pour l’instant, je peux seulement déplorer que tu aies pu brûler mes lettres au contenu si riche. À mes yeux, c’est du vandalisme ; j’avais, de ta part, la promesse formelle que tu prendrais soin de ces lettres. Je t’ai déjà dit que ma période naïve est passée. Si jamais je m’en tiens à mes bons souvenirs des années 1869-1872, je dois néanmoins essayer de conserver pour moi ce qui, à mon sens, m’appartient. On dirait que, de temps en temps, tu crois avoir partagé une partie de mes idées après t’en être servi. Dans sa réponse, Klein exprimait d’abord une grande déception : « Je croyais vraiment que nous nous étions compris et que nous pourrions maintenant travailler de nouveau vers un but commun ». Il poursuivait en considérant que chacun publiât de son côté était le mieux. Klein aurait voulu que Lie lui indiquât les points précis de désaccord. Il désirait aussi examiner ses propres lettres, en possession de Lie et datant des années 1870-1872, afin de pouvoir reconstituer le cours des événements. Il revint donc à Leipzig autour de Noël pour démêler la situation. « À la place, tu viens avec des accusations et des reproches généraux qui ne mènent nulle part », accusait Klein et il

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ajoutait que si Lie n’arrivait pas à maîtriser sa méfiance, ils feraient mieux d’abandonner leur projet, et le plus tôt serait le mieux. Pour conclure, Klein préférait ne rien publier et se consolait avec l’aphorisme selon lequel avec le temps, on devient de plus en plus seul. Sur ces mots et cette lettre du 10 novembre 1892, se rompaient les liens entre les deux vieux amis. Lie semble avoir acquis le sentiment que Klein, néanmoins, publierait son manuscrit plus ou moins terminé. Il voulait donc aussi donner sa version sur cette querelle et il envisageait de s’exprimer dans l’avant-propos du dernier tome de la Theorie der Transformationsgruppen auquel il travaillait alors. Klein ne rentra jamais en possession de son texte puisqu’il priait Holst — dans une lette écrite le 24 avril 1899, peu après le décès de Lie — de le chercher dans les papiers de Lie concernant ce travail de rédaction effectué au cours de l’automne 1892. Ce livre étudiait le développement de la théorie des groupes de transformations, commentait des travaux sur la théorie des groupes dus à d’autres mathématiciens, analysait et critiquait le problème de l’espace de RiemannHelmholtz. L’impression de l’ouvrage débuta au mois de mars 1892 pour s’achever un an et demi après, en septembre 1893. Dans la version définitive, figurait aussi la phrase peu amène de Lie sur le compte de son ancien ami : « Je ne suis pas un élève de Klein, l’inverse n’est pas vrai non plus, bien que peut-être plus proche de la vérité. » Klein ne publia jamais son manuscrit et l’attaque de Lie releva plutôt du coup d’épée dans l’eau. David Hilbert, alors âgé de trente ans, exprimait en peu de mots la pensée partagée par beaucoup en Allemagne : « Dans ce troisième tome, sa mégalomanie brûle de tous ses feux. »5 Pendant les dix mois qui séparèrent les dernières lettres adressées à Klein du fameux avant-propos et au cours desquels il travaillait à la rédaction de son livre, Lie se détacha de l’Allemagne. Il écrivait à Darboux l’importance de son « amour de la science française » qui ne cessait de croître depuis son arrivée à Leipzig. Il parlait de l’année 1870 en Allemagne ; si elle avait été bénéfique dans le domaine politique, elle s’était révélée « fatale » aux mathématiques. De façon allusive, laissant néanmoins supposer qu’il se préparait à partir, il parlait ouvertement de son rêve de créer une école à Leipzig, avant son retour en Norvège. Il confiait à Holst au début de l’année 1893 : Par ailleurs, tout va très bien pour moi. Avec le sommeil, la joie de vivre et le travail sont revenus. Avec le temps, mes théories progressent très rapidement pas seulement en Europe mais aussi en 5 N.d.T. : Hilbert écrit alors à Klein en novembre 1893. Voir, p. xxv, l’article biographique « Marius Sophus Lie » dû à Elin Strøm dans The Sophus Lie Memorial Conference. Oslo 1992. Proceedings, Oslo 1994, p. ix-xxviii, rédigé sous la direction de Olav Arnfinn Laudal et de Bjørn Jahren.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Amérique. Pour le moment, on dit qu’il n’y a en France, aucun jeune mathématicien brillant qui ne se préoccupe de mes questions.

Au mois d’avril 1893, Lie passa dix-huit jours à Paris où il fut très bien accueilli. Les Comptes rendus de l’Académie des sciences présentèrent son travail en des termes laudatifs. Il fut reçu à l’Académie, rencontra Pasteur et tous les mathématiciens. Il fut invité chez Picard et Hermite, déjeuna avec Appell et Goursat, dîna chez Jordan en compagnie de Poincaré. Il assista à des cours donnés à l’École normale supérieure. Il rencontra son ancien étudiant Vessiot. Un soir, il se retrouva à boire « à minuit un verre de bière avec un mathématicien suédois », raconta-t-il à Anna, restée à Leipzig, en lui promettant d’être de retour, avec des cadeaux, pour le neuvième anniversaire de leur fils Herman, le 22 avril. Au mois d’août, après la fin du semestre d’été, Lie et sa famille partirent pour leur pays natal où ils firent tous une randonnée pédestre dans les montagnes. Lie s’octroya, en prime, un petit tour beaucoup plus fatigant ; un soir, il se trouva devant une rivière qui avait tellement enflé que le pont avait été emporté, rendant impossible toute traversée. Il n’osa rebrousser chemin dans les ténèbres et passa la nuit dehors, courant le long du cours d’eau pour se réchauffer et sifflotant tous les airs de son répertoire. À Christiania, ils rendirent certainement visite à deux sœurs de Sophus, Laura et Mathilde. Devenue veuve au mois de mars, cette dernière avait alors quitté Tvedestrand pour emménager dans un appartement de la capitale (au 4 de Dalsbergstien). Elle devait mourir d’une pneumonie, deux mois après le retour de la famille Lie à Leipzig. Sophus revint en Norvège à cette occasion. Sur le chemin, Lie avait l’habitude de s’arrêter à Copenhague et d’y rencontrer Zeuthen qui semble avoir trouvé ces visites rafraîssantes. L’ensemble de l’Europe scientifique faisait irruption, car Lie savait tout et connaissait tout le monde. Il apportait les dernières informations, comme on met de « l’huile nouvelle dans la lampe », expliquait le mathématicien danois. La parution à Leipzig, en septembre 1893, du dernier tome de la Theorie der Transformationsgruppen fut, pour Lie, l’accomplissement de l’œuvre de sa vie. Ses publications ultérieures ne furent que des développements et des modifications de résultats déjà établis. L’avant-propos lui créa des obstacles qui l’empêchèrent d’écrire un nouveau livre. Bien que dans ces pages, Lie louât « l’activité désintéréssée » et minutieuse d’Engel, il devenait difficile pour ce dernier, après les propos virulents dont Klein avait fait l’objet, de poursuivre dans ces conditions sa collaboration avec Lie et l’ouvrage prévu, consacré notamment aux invariants différentiels et aux groupes continus infinis, ne vit jamais le jour. Engel orienta sa carrière dans des directions lui donnant l’assurance de ne pas croiser Lie sur son chemin. Si l’on en croit Kowalewski, les relations entre les deux hommes se refroidirent à un point tel que les voir ensemble devint fort rare.

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Klein ne se trouvait pas en Allemagne quand parut cet ouvrage, mais aux États-Unis où il donnait une série de conférences. Le 6 août, il avait quitté le port de Bremerhaven et par le plus grand des hasards, il s’était trouvé sur le même bateau que Helmholtz — âgé de soixante-douze ans — et son épouse, invités aux États-Unis et à la grande Exposition universelle de Chicago. Les deux mathématiciens ne discutèrent pas seulement pendant les dix jours que dura la traversée, mais aussi lors de leur retour, deux mois plus tard. Klein évoqua ultérieurement ce voyage devant Königsberger. Ainsi, il aurait volontiers parlé science avec Helmholtz si au début, le mauvais temps ne l’en avait pas empêché. Un jour qu’ils discutaient des axiomes de Helmholtz concernant la géométrie de l’espace, le vieux savant s’était réjoui des explications de Klein telles qu’elles étaient présentées dans les Mathematische Annalen (tome 37, page 565) ; ils abordèrent alors les positions et les théories de Lie. Le lendemain, madame Helmholtz s’approcha de lui et le pria de ne plus entretenir son époux de sujets aussi difficiles : « Cela le fatigue trop. » Klein racontait la fin tragique de cette traversée. Alors qu’ils passaient la soirée dans le fumoir — bientôt rejoints par le capitaine et le jeune médecin de Boston qui accompagnait le vénérable scientifique — et que la mer était parfaitement calme, le temps était devenu chaud et humide en raison de la proximité d’un cyclone. Helmholtz s’était levé à dix heures — il était temps d’aller se coucher — avait disparu pour descendre un escalier plutôt raide. Klein avait alors entendu un bruit sourd mais n’y avait plus songé jusqu’à ce que le jeune médecin ne s’écriât : « Quelque chose est arrivé au conseiller ! » Trois années auparavant, son soixante-dixième anniversaire avait été célébré avec faste à Berlin par une fête internationale et l’empereur Guillaume II l’avait gratifié du titre civil le plus élevé. Helmholtz, victime d’un étourdissement, avait heurté les marches inférieures ; n’ayant pu se rattraper, il s’était blessé et saignait. Grâce aux excellents soins médicaux prodigués à bord, il put se remettre au travail quelques semaines après, mais mourut l’année suivante. Klein occupait à Göttingen une position de plus en plus importante. Le départ du professeur Schwarz en 1892 pour Berlin où il avait succédé à Weierstrass, parti à la retraite6 , lui avait laissé les mains libres. Il avait commencé, avant tout, par développer ses réformes tant scientifiques que celles touchant l’enseignement et accorda un poids plus important à la pédagogie. Le programme d’Erlangen devint l’un des traités mathématiques les plus lus. Sa réputation d’enseignant et de maître à penser pour les mathématiques plus avancées et leur développement technique ne cessait de croître. Après l’Exposition universelle de Chicago, il avait animé, à la Northwestern University d’Evanston, dans l’Illinois, un important séminaire où il avait parlé de Lie et de son travail. À cette occasion, il avait souligné que pour comprendre le génie du mathématicien norvégien, il fallait d’abord considérer ses premiers traités dans lesquels il se révélait « comme le véritable géomètre qu’il était ». 6 N.d.T.

: Weierstrass était alors âgé de soixante-dix-sept ans.

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Heinrich Weber occupa la chaire de Schwarz pendant trois ans puis finit sa carrière à Strasbourg. En 1895, arriva alors Hilbert, future grande étoile du firmament mathématique, et qui consacra Göttingen comme centre mathématique. De retour à Leipzig, Lie chercha à collaborer avec un jeune mathématicien fort prometteur, Felix Hausdorff. Celui-ci avait grandi à Leipzig et fréquenté d’abord le lycée Nicolai, dont il était sorti premier en 1887, puis l’université où il avait commencé à étudier les sciences de la nature, la physique expérimentale et les mathématiques. Avec Lie, il avait appris la géométrie projective et analytique, avec Engel la théorie des équations algébriques et avec Mayer le calcul intégral et différentiel. Parallèlement, il avait suivi des cours sur la philosophie, l’histoire du socialisme et les questions actuelles du travail. Il était resté un semestre à Berlin où son intérêt pour les mathématiques appliquées semble s’être éveillé. Revenu à Leipzig pendant l’été 1889, il avait alors écouté les leçons que Lie consacrait aux groupes de transformations et à leurs applications à la géométrie et à la mécanique. En 1893, Lie le considérait comme une sorte de collaborateur. Ayant achevé ses études universitaires, Hausdorff commença à enseigner, à l’automne 1895, en qualité de chargé de cours. Ses débuts furent laborieux, fort peu d’étudiants suivant son enseignement : un cours sur « les rotations et les formes des corps célestes » n’attira qu’un seul étudiant et son auditoire doubla pour « les projections cartographiques ». Le professeur le plus proche de Hausdorff était un collègue de Lie, le professeur Bruns. Hausdorff intervenait dans le domaine de ce dernier au moyen des instruments d’optique et des représentations des rayons lumineux qu’il pouvait utiliser grâce à ses outils mathématiques, notamment les transformations de contact. Lie l’aurait volontiers accueilli. Aussi quand Bruns, lors d’une réunion de la section de mathématiques-physique de la Société des sciences de Leipzig, présenta le traité de Hausdorff intitulé « Die infinitesimalen Berührungstransformationen der Optik » [« Les transformations de contact infinitésimales en optique »], Lie prit la parole : dans ses cours de 1872, il avait déjà montré que certains champs de la mécanique et de la physique, en particulier l’optique, étaient liés de la manière la plus appropriée et la plus belle à l’étude des transformations de contact et progressaient grâce à elle. Sur ces bases, Lie projeta une collaboration avec Hausdorff dans laquelle il envisageait de développer sa théorie des équations différentielles du premier ordre et d’aller au-delà du programme qu’il avait pensé, naguère, fixer à Engel. La coopération ne dura guère ; Hausdorff choisit une autre direction après avoir peut-être souffert de cette collaboration. Durant le semestre d’été 1896, il enseigna les mathématiques actuaires et les années suivantes, le calcul des probabilités et ce qu’il appelait « l’arithmétique politique », à savoir les jeux de hasard, les emprunts d’État, les finances et les statistiques. Ces cours acquirent une popularité telle qu’il dut les répéter intégralement. En 1898, il occupa un poste définitif à l’école de commerce nouvellement créée à Leipzig,

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la première du genre en Allemagne. Il donna par la suite, en 1908, des leçons sur les groupes continus de transformations à l’institut mathématique de Leipzig. Il introduisit de nouveaux concepts au sein de la théorie des groupes et ses Grundzüge der Mengenlehre [« Éléments de la théorie des ensembles »] de 1914 marquèrent les débuts de cette théorie et de la topologie. En 1894, la ville russe de Kazan décida de décerner un prix international pour honorer la mémoire de Lobatchevski7 . Le prix serait attribué à un mathématicien qui aurait fourni une contribution décisive à la recherche en géométrie et notamment dans le développement de la géométrie non euclidienne. En 1897, le comité chargé de ce prix désigna Klein pour présenter les travaux de Lie. Il insista surtout sur le troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen où la théorie était appliquée aux axiomes fondamentaux de la géométrie. Le rapport élogieux — publié l’année suivante dans les Mathematische Annalen — eut pour effet d’accorder, pour la première fois, cette récompense au mathématicien norvégien. Lie remercia Klein de son rapport et dans cette lettre écrite au cours du printemps 1898, la première depuis l’automne 1892, il lui annonça qu’il quittait Leipzig et s’en retournait dans son pays. Il lui expliquait que le nombre toujours croissant d’étudiants en mathématiques l’accablait de travail et qu’il ne pouvait maintenant plus les aider aussi efficacement que les premières années. Il se plaignait du peu d’influence qu’il avait exercée à la faculté et craignait que l’enseignement de la géométrie, en tant que discipline à part entière, ne disparût. S’il ne supportait toujours pas son collègue Neumann, il se montrait, en revanche, beaucoup moins sévère à l’égard de Mayer : « Mayer est un homme bon. Mais il a cette disposition à toujours agir comme une bonne d’enfants et ne comprend jamais que je ne veux pas être traité comme un enfant, en tout cas pas après avoir appris à connaître à fond le fonctionnement des relations à Leipzig. » Il ajoutait ne pas avoir à défendre la direction prise par la géométrie que Klein avait en son temps imprimée au sein de l’université : J’ai pendant ces douze années maintenu, aussi haut que je le pouvais, l’étendard de la géométrie. Il me serait douloureux de penser que mon départ pourrait entraîner la disparition d’un professeur de géométrie. Mais je ne connais aucun géomètre que je pourrais proposer. J’ai pensé à Study que je tiens pour un géomètre plutôt doué. [...] Si Study s’est préparé à enseigner, on peut penser à lui ; en tout cas, c’est l’opinion de Mayer. Klein répondit le 12 mai 1898. Il s’étonnait de la décision prise par Lie de rentrer à Christiania, même s’il connaissait fort bien la difficulté des relations à Leipzig. Au sujet du poste à pourvoir, il commentait les diverses 7 N.d.T.

: Lobatchevski passa presque toute sa vie à Kazan.

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propositions, tout en s’opposant farouchement au choix de Study ou d’Engel. Lie partageait, du reste, son avis sur ce dernier. Le 22 mai, Lie envoya officiellement sa lettre de démission au ministre saxon de la Culture, Paul von Seydewitz. Il expliquait qu’il lui pesait d’abandonner son « activité d’enseignement dans cette brillante université et de quitter son remarquable séminaire mathématique » et poursuivait avec « grand respect et sincère gratitude » : Si je veux néanmoins quitter Leipzig, c’est en premier lieu à cause des conditions climatiques et physiques présentes qui ne me sont pas favorables. J’ai encore besoin de beaucoup d’années pour réaliser mes projets de publication et je considère que Kristiania sera probablement beaucoup plus propice à ma santé et à ma puissance de travail que Leipzig. Une majorité de professeurs de la faculté de philosophie se prononça en faveur de Weber, de Strasbourg, et de Hilbert, de Göttingen, pour succéder à Lie ; s’ils refusaient tous deux la proposition, le poste devait échoir à Otto Hölder. Par le biais d’un vote spécial, auquel participait entre autres Neumann, Engel fut proposé. Weber et Hilbert déclinant l’offre, Hölder succéda à Lie. Le souvenir laissé par Lie en Allemagne repose, avant tout, sur les opinions émises par Klein et Engel dans leurs discours ou dans leurs textes rédigés peu de temps après le décès de Lie. À Göttingen, Klein prononça un discours qui rencontra un grand écho. Parmi tous les éloges dont il comblait son vieil ami, il suggérait que le génie et la folie étaient étroitement liés ; Lie avait été certainement victime d’un conditionnement psychique qui avait développé un délire de la persécution. En outre, il parlait de telle manière que l’on croyait entendre Lie. Engel s’exprima devant la Société royale des sciences de Saxe de Leipzig, ville où il était resté. En raison de sa collaboration à la publication des trois tomes de la Theorie der Transformationsgruppen, plusieurs avancements lui avaient été refusés, notamment après la parution du troisième tome et son sulfureux avant-propos. Quand un poste de professeur se trouva vacant à Königsberg, Hilbert écrivit à Klein avoir considéré la candidature d’Engel comme totalement inopportune. « Quoiqu’il n’ait lui-même rien écrit dans cet avant-propos, je le tiens d’une certaine façon responsable de l’animosité incompréhensible, personnelle et totalement superflue dont le troisième tome de l’œuvre de Lie consacrée aux groupes de transformations est remplie. » Dans son hommage funèbre, Engel loua « la puissance créatrice » de Lie qui avait donné « beaucoup de grain à moudre aux mathématiciens pour des générations » et il exprimait son admiration pour sa « confiance en le succès que ses méthodes et ses théories faisaient naître ». Et de conclure :

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Mais ce qui caractérise Lie est et demeure sa puissance créatrice, sa pensée mathématique originale. Il ne suivait pas les sentiers battus, mais les siens propres. Je le comparerai à un découvreur de sentiers dans la forêt vierge qui sait toujours trouver un chemin là où les autres, entourés de broussailles, abandonneraient par désespoir, le chemin qui toujours mène aux meilleurs points de vue sur les vallées et les montagnes romantiques inconnues. À Münster, Killing avait poursuivi son énorme travail sur les fondements de la géométrie et « les champs de vecteurs de Killing ». Il rédigea un manuel de géométrie analytique et s’engagea dans les problèmes d’enseignement et la formation des professeurs de gymnastique ainsi que dans les actions de bienfaisance religieuses. En 1900, il reçut le deuxième prix Lobatchevski et lors de la cérémonie de remise, prononça les mots suivants : « Une telle reconnaissance de mes travaux dont je connais trop bien les lacunes, je ne l’aurais jamais crue possible. » Study, le vieil ami et assistant de Lie, publia en 1904 un livre sur la perception réaliste des problèmes de l’espace et indiqua dans une note que les critiques de Lie sur le travail des autres mathématiciens, particulièrement celle concernant « la contribution de Helmholtz [semblaient] être tout simplement incorrectes ». Elle produisait un trouble que Lie, dans son examen critique et historique de Helmholtz, avait suscité avec sa monumentale théorie des groupes de transformations ; ainsi, il avait introduit des limites inutiles. Study espérait qu’une solution du problème de Riemann-Helmholtz serait trouvée avec des moyens simples et sous des conditions moins restrictives, et il voyait des signes annonciateurs en songeant à Hilbert et à Luitzen Brouwer. Dans un article sur la géométrie des sphères de Lie paru vingt ans après, Study écrivait : Sophus Lie avait les lacunes d’un autodidacte, mais il était également l’un des mathématiciens les plus géniaux qui ait jamais vécu. Il possédait aussi, et au plus haut degré, ce que l’on ne rencontre pas souvent et ce qui maintenant est devenu encore plus rare : une imagination créatrice. Les générations futures apprendront à estimer cet esprit qui voyait si loin mieux que nos contemporains qui savent exclusivement estimer la finesse pendant que la cohérence de toutes les choses qui se font connaître partout a presque totalement disparu du champ de vision. Dans une publication de 1924, Study reprenait ses propos de 1888 sur le premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen : « Les générations futures sauront accorder aux groupes de transformations la place dans les sciences que ce travail magnifique mérite. »

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Klein avait également souligné dans son rapport sur Lie, rédigé dans le cadre du prix Lobatchevski, que le mathématicien avait trouvé des erreurs importantes dans le raisonnement de Helmholtz, précisant comment ce dernier avait, implicitement et incorrectement, conduit ses assertions de la dimension finie au cadre infinitésimal. Quand, en 1921, Klein fit paraître à nouveau son mémoire sur la géométrie non euclidienne, il expliquait — dans une note — pourquoi, dans la première édition, il avait traité, superficiellement, la critique de Lie relative aux affirmations de Helmholtz. À cette époque, il ne connaissait des travaux de Lie relatifs à ce problème que ceux remontant à 1886, mais pas ceux produits ultérieurement. L’année suivant l’installation de Lie à Leipzig vit la venue, également des confins de l’Europe, d’un scientifique talentueux, Wilhelm Ostwald, alors âgé de trente-quatre ans. Il arrivait, avec sa famille, de Riga en Lettonie, pour occuper la chaire de chimie physique. Les deux hommes semblent avoir partagé les mêmes sentiments sur la vie sociale saxonne et le système universitaire allemand. Ils ne se fréquentaient pas seulement parce qu’ils étaient étrangers mais aussi parce qu’ils avaient des enfants du même âge. Les premières années, les deux familles se retrouvaient souvent. Dans ses souvenirs vieux de plus de quarante ans, Ostwald évoquait, avec un vif plaisir, ces visites chez les uns ou les autres, si différentes — aussi bien du point de vue social que culinaire — des invitations à Leipzig que tous les deux trouvaient insupportables. La maison très accueillante du professeur Mayer constituait la seule exception ; ils s’y rendaient volontiers en compagnie de leurs épouses. Pendant les dix-neuf années où il travailla à Leipzig comme enseignant, chercheur, auteur de manuels et organisateur, Ostwald propulsa la chimie physique au rang de discipline. Il agit comme précurseur dans des domaines tels que les constantes d’affinité et les équilibres chimiques, la catalyse, l’électrochimie, la thermodynamique. Sa loi de dissolution de 1889 et son procédé de synthèse de l’acide nitrique à partir de l’ammoniac8 en 1900 notamment permirent de lui décerner, en 1909, le prix Nobel de chimie. Dans son autobiographie publiée en 1927, Ostwald offrait une image plus intime de Lie. Il soulignait sa position et son rôle de mathématicien de premier rang de l’époque. Si Lie s’acharnait à défricher et à étendre de nouveaux domaines qu’il avait rendus accessibles, il ne ressemblait pas pour autant à un homme de sciences. Lie avait un physique imposant et lourd qui se retrouvait dans son visage. Quelque chose de primitif émanait de sa personne, « comme on se représente un mammouth », et son caractère recélait des traits fondamentalement nordiques. Il se tenait à l’écart des relations sociales quotidiennes, la science dans laquelle il se plongeait avec le plus grand ravissement le comblait tellement qu’elle ne laissait guère de place pour autre chose. Cependant, Lie avait progressivement commencé à souffrir de « la ma8 N.d.T.

: ce procédé permit à l’Allemagne de continuer à fabriquer des explosifs après le blocus allié de la première guerre mondiale. Voir dans l’Encyclopædia universalis, l’article « Ostwald » dans le deuxième tome de l’index.

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ladie spécifique aux mathématiciens ». Toujours selon Ostwald, elle frappait le cerveau mais, fort heureusement, pouvait se soigner dans la mesure où elle n’affectait pas les organes internes ; elle était provoquée par un surmenage touchant les mathématiciens les plus actifs dans les champs abstraits de la pensée. Le cerveau se trouvait alors incapable de se reposer suffisamment et de se détendre alors que les physiciens et les chimistes, par exemple, pouvaient le faire en contrôlant leurs idées au moyen d’expériences pratiques. Cette maladie avait mené Lie à devoir interrompre ses activités et à « suivre un traitement d’où il était revenu ombrageux, découragé et irritable ». Ostwald commentait laconiquement : « Cela eut aussi des répercussions sur notre relation. » Un conflit d’ordre professionnel surgit entre les deux hommes au début de l’été 1894. Lors d’une réunion — à Leipzig — de la Société royale des sciences, Lie releva de grandes lacunes mathématiques dans les considérations d’Ostwald sur les formes d’énergie de la nature ; ce dernier répondit un mois plus tard. Ostwald terminait son évocation de Lie en mentionnant sa mort précoce provoquée par un manque de globules rouges. « On ne connaît aucun remède contre cette maladie et c’est pourquoi le malade voit toujours très lucidement s’approcher le gouffre de la nuit éternelle. Après ce préalable, ce sombre destin a dû peser très lourd sur lui. » Engel avait aussi brossé un portrait de Lie après sa dépression nerveuse ; alors que ses capacités mathématiques étaient restées intactes, des modifications avaient altéré son caractère. « Le plus pénible fut qu’il n’accepta jamais de parler ouvertement des causes de sa mauvaise humeur. Les grandes marques d’honneur qui lui étaient décernées de toute part n’apportèrent pas non plus d’amélioration à ses dispositions d’esprit. Toutes les académies de renom l’élirent comme membre, à l’exception notable de l’Académie de Berlin. En 1897, le prix Lobatchevski lui fut décerné ; il était attribué pour la première fois. Il regardait tout cela comme un tribut qu’on lui devait, mais sans le moins du monde adoucir son jugement pessimiste sur les gens, en général, et sur les mathématiciens, en particulier. »9 En 1930, le professeur Johan Vogt essaya de caractériser son oncle en ces termes : « Nous voulons nous servir d’une image populaire. Chaque personne a en elle de la normalité et ce que l’on peut appeler de la folie. Je considère que la majorité de mes collègues ont quatre-vingt-dix-huit pour cent de normalité et deux pour cent de folie. Je considérerai que j’ai moi-même quatre-vingtquinze pour cent de normalité et cinq pour cent de folie. Mais Sophus Lie avait certainement davantage de la dernière. La rencontre entre un talent scientifique prononcé et une impulsivité qui souvent confine à l’immodéré doit certainement caractériser beaucoup de mathématiciens parmi les plus grands. Chez Sophus Lie, cette rencontre prévalait au plus haut point. » 9 N.d.T.

: voir Engel 1922, p. 112-113.

Chapitre 24

Les élèves norvégiens À partir de l’époque d’Abel, les jeunes scientifiques les plus prometteurs purent escompter recevoir une bourse pour étudier à l’étranger. Comme Lie occupait une situation prestigieuse à Leipzig, cette ville fut naturellement un but de voyage pour la génération suivante de mathématiciens. Lie incarnait, à tout le moins, la personne la plus capable pour conseiller où aller. Le premier à partir fut Axel Thue. Thue obtint sa licence ès sciences à Christiania au mois de juin 1889. Quelques mois auparavant, il avait bénéficié d’une bourse s’élevant à mille trois cent vingt couronnes pour aller étudier en Allemagne. Le professeur Bjerknes et Holst avaient appuyé sa candidature que Lie avait chaleureusement recommandée en spécifiant qu’il prendrait volontiers Thue comme élève. Cet avis précipita les choses et Thue arriva, dès son examen passé, alors que le semestre d’été était déjà entamé à Leipzig depuis plusieurs mois. Il aurait préféré attendre, mais Lie l’assura qu’il pourrait comprendre les cours qu’il ferait ce semestre — Lie enseignait ses propres théories et poursuivrait les deux semestres suivants — et que pour rattraper ceux auxquels il n’avait pu assister, il lui donnerait des leçons particulières. Pour s’assurer de la venue de l’étudiant, il envoya la lettre suivante à Holst, après la Pentecôte, le 20 juin : Tu peux dire à Thue qu’il serait intelligent de sa part de profiter de l’intérêt que je lui montre. En vérité, il n’a pas été dans mes habitudes de faire des efforts pour avoir des élèves à mes cours spéciaux. Maintenant que, pour une fois, j’ai levé mes yeux sur Thue, je serais au regret si mon offre devait être repoussée. Derrière cette dernière phrase, se dessinait la possibilité pour Thue de refuser l’offre qui lui était proposée à Leipzig et d’accepter de se rendre, à la place, à Berlin ou à Göttingen. Lie avait précédemment recommandé cette dernière ville aux autorités norvégiennes pour d’autres licenciés ès sciences.

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Ainsi, Vilhelm Bjerknes — le fils du professeur C. A. Bjerknes — s’y était rendu et il était aussi venu en 1889 à Bonn où il devint assistant de Hertz. Celui-ci continuait à étudier les ondes électromagnétiques qu’il avait produites et détectées trois ans auparavant. En pensant à Thue, Lie écrivait : Je l’enverrais à contrecœur à Göttingen où les cours, ce semestre, sont indubitablement simples et le semestre prochain à ce qu’on dit encore plus simples. J’ai d’autres raisons de regretter de voir Thue aller à Göttingen. Guldberg et Bjerknes y sont sur mon conseil. Ce serait trop inégal si Thue y allait aussi. À Berlin, d’après tous les témoignages, il y a peu à faire. À plusieurs reprises, de jeunes matheux ont quitté Berlin et sont venus vers moi. Lie confiait également à Holst : « L’été 1890, je viens, avec femme et enfants, pour une visite d’été en Norvège. La patrie brille deux fois plus quand on est loin. » Thue se rendit effectivement à Leipzig cet été 1889 et suivit les cours de Lie sur les transformations de contact, les transformations infinitésimales et les groupes de transformations ; quand il fut, a priori, assez familiarisé avec ces notions, Lie lui donna des leçons particulières. Thue rapporta lui-même à Holst, en Norvège, l’accueil que Lie lui avait réservé : « Presque tous les jours, nous travaillions ensemble en dehors des cours et même pendant les vacances, je profitais de son assistance importante. » Malheureusement, ce travail ne devait pas porter ses fruits. Si au début des vacances, Lie donnait des leçons particulières à Thue, à la fin du mois d’août, il gagna sa résidence d’été à Berga où, entre autres, il relut les épreuves du premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen. Pendant ce temps, afin de connaître le vaste monde, Thue se rendit notamment à Dresde où il contracta une jaunisse sévère, le contraignant à rester plus ou moins alité les sept mois suivants. Au mois de novembre, Lie souffrit de dépression nerveuse et partit pour Ilten. Depuis son lit de malade à Leipzig, Thue informa le conseil de l’université de Christiania qu’en compagnie de Lie il avait seulement étudié l’introduction de ce qu’il appelait « les découvertes de Lie », lesquelles exigeaient temps et persévérance. Les circonstances avaient brusquement interrompu son programme de travail avant qu’il ne fût mené à terme. Dans ces conditions, Thue ne pouvait présenter une quelconque avancée personnelle dans la théorie des groupes ; ses seuls efforts se limitaient à une nouvelle démonstration de l’un « des plus importants théorèmes de Lie ». Il devait donc informer le conseil — qui lui avait attribué une bourse — qu’il n’avait pas trouvé « de synthèse des théories grandioses et maintenant mondialement connues de Lie ». En revanche, un autre domaine lui avait apporté satisfaction. Les cours de Mayer sur le calcul des variations, qu’il avait également écoutés à Leipzig, l’avaient tellement inspiré qu’il les avait approfondis de son propre chef. Durant sa

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maladie, il avait « abondé d’idées » et trouvé même beaucoup de résultats concernant la théorie des nombres. Thue rentra en Norvège avant d’être complètement rétabli et obtint aussitôt, au printemps 1890, une nouvelle bourse d’un montant de mille quatre cents couronnes, afin de continuer ses études. À Leipzig, l’enseignement de Lie était suspendu, ce semestre d’été. Thue décida alors de ne pas poursuivre ses « études interrompues » et de se rendre à Berlin. Dans le prolongement des leçons de Mayer, il avait prouvé un théorème sur les surfaces réglées qu’il avait exposé devant la société mathématique de Berlin. Toujours dans cette ville, il avait assisté aux cours de Kronecker sur les équations algébriques, de Fuchs et de Helmholtz sur la mécanique rationnelle. Il appréciait l’enthousiasme communicatif de Kronecker, ainsi que sa façon de porter Abel aux nues en le qualifiant de « l’un des plus grands penseurs qui ait jamais vécu ». Thue resta à Berlin jusqu’à son retour en Norvège en juillet 1891. Là, il travailla à l’Institut technique de Trondheim avant de devenir, en 1903, professeur de mathématiques appliquées dans la capitale. Pendant les vingt années où il exerça, il ouvrit la voie à une tradition norvégienne de la théorie des nombres qui a gagné une réputation internationale avec Viggo Brun, Ernst Selmer et Atle Selberg. Thue eut aussi des successeurs dans le champ de la logique, en particulier Thoralf Skolem. Durant l’automne 1894, trois étudiants norvégiens se retrouvèrent à Leipzig : Alf Guldberg et Anton Alexander, licenciés ès sciences depuis deux ans, et le physicien Kristian Birkeland. Bénéficiant déjà d’une bourse de recherche de l’université et d’un poste fixe à l’institut de physique de Christiania, il effectua, pendant six mois, un voyage d’études en Allemagne. Il devait ultérieurement élaborer une théorie des aurores boréales et découvrir un procédé permettant d’extraire l’azote de l’air, méthode qui devint la base de la production d’engrais pour Norsk Hydro1 . Le fils du docteur Axel Guldberg et neveu du professeur Cato Guldberg obtint sa licence en 1892 et, en octobre de cette même année, partit pour Leipzig. Il suivit les cours de Lie et semble être resté dans cette ville jusqu’à la fin de l’été suivant, même s’il n’apparaît pas, comme c’était l’usage, dans les procès-verbaux en tant qu’étudiant étranger en mathématiques. Lie pensait le plus grand bien de Guldberg et loua à plusieurs reprises son travail. Ses premières recherches s’inspiraient des études de Lie concernant la théorie des groupes et se rapprochaient des contributions de Picard et de Vessiot portant sur les équations différentielles linéaires. Guldberg se rendit à Leipzig en 1894, nanti d’une bourse pour étudier à l’étranger. Peu de temps après, il retourna à Paris où il écouta Poincaré enseigner l’électrostatique, Picard et Hermite les fonctions elliptiques. Deux ans plus tard, il se trouvait à Göttingen et à Berlin où il suivit les cours de tous les mathématiciens connus : Klein, Schwarz, Hilbert, Fuchs. Il s’arrêta 1 N.d.T.

: Birkeland fut l’un des deux fondateurs, en 1905, de Norsk Hydro, la plus grande firme industrielle de Norvège et aujourd’hui l’une des plus importantes du monde dans le domaine de la production d’engrais et de métaux légers.

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un temps à Copenhague où il s’intéressa à l’assurance et aux mathématiques actuaires. Après avoir reçu une bourse universitaire en 1895 et soutenu sa thèse de doctorat à Christiania, la même année, il effectua une partie de ses séjours à l’étranger. De retour dans son pays, il enseigna, en 1903, les mathématiques aux élèves de l’École militaire et de l’École supérieure militaire, puis la mécanique à ceux de l’École des mines, ses études le poussant de plus en plus vers les mathématiques appliquées. Quand, en 1905, fut créé l’examen d’économie politique, il donna des cours de mathématiques actuaires et, plus tard, de statistiques et de probabilités. Dans quelques rapports annuels de l’université, il était considéré comme un « professeur de mathématiques actuaires », même si une telle chaire n’existait pas de façon formelle. Alexander reçut, en 1894, une bourse d’un montant de deux mille couronnes pour étudier à l’étranger. Dans sa justification de demande de bourse, on signalait qu’il avait été « si occupé par ses tâches scolaires et son travail de répétiteur » qu’il avait consacré peu de temps aux études scientifiques, mais qu’il souhaitait étudier sous la direction du professeur Lie à Leipzig et plus tard la théorie des fonctions à Paris ou à Heidelberg. Cette demande était appuyée par Bjerknes et Holst, les deux principaux responsables de l’enseignement des mathématiques au sein de l’université de Christiania. Durant ses années d’études, il s’était montré un membre très actif de l’Association scientifique où il était entré au début des années 1890 sous le nom du « philosophe Alexander ». Sur l’air de « Regarde les vallées fleuries de Norvège »2 , des membres de cette association avaient écrit des vers louant les meilleurs d’entre eux et Alexander à la silhouette fine et très allongée avait eu droit à : « Sur la montagne, au sapin fier/Nous pouvons comparer Alexander/Car tel un sommet puissant/Il s’élance maintenant/Trala la la lala/Nous autres sommes envieux/Il a obtenu un virgule deux/C’est un grand génie ! » Alexander avait déjà rencontré Lie à Christiania au mois d’août 1894. Il avait été reçu, selon ses propres mots, de manière « particulièrement aimable » par ce dernier qui l’avait exorté à poursuivre immédiatement sa route vers Leipzig. Dans un courrier adressé à Holst, Alexander raconta ultérieurement que Lie lui avait aussi beaucoup parlé de ses nombreux élèves à Leipzig et appris qu’il resterait probablement encore un an en Allemagne mais sans donner plus de détails. Lie lui avait aussi donné sa carte de visite sur laquelle il l’avait gratifié du titre de docteur, lui précisant que pendant les vacances d’été, elle lui ouvrirait les portes de l’institut mathématique de Leipzig et de sa bibliothèque très fournie. Alexander arriva à Leipzig, probablement avant le début du semestre d’hiver — qui commençait à la mi-octobre — et le retour de Norvège de Lie. La rencontre professionnelle entre Alexander et le professeur Lie ne se révéla guère heureuse. Dans une série de lettres adressées à son ami Holst, resté en Norvège et futur professeur, Alexander évoquait cette déception et 2 « Se Norges blomsterdal » est une chanson écrite dans les années 1860 sur une mélodie allemande, toujours populaire et entonnée lors de fêtes.

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explicitait ses propres attentes. Un mois et demi après le début du semestre, alors que Lie, à côté de son introduction à la géométrie projective, enseignait les applications de la théorie des transformations de contact dans les différents domaines des mathématiques pures et appliquées, il écrivait : C’est cette imagination désespérée dont je dois obtenir quelque chose, quelque chose de spécial. Avec les mathématiques, c’est maintenant le pire de tout. Et je ne suis que tempérament, seulement humeur, mauvaise humeur. Je ne parle pas beaucoup avec Lie, il fait partie des gens avec lesquels je ne peux rester. Et bien qu’il n’ait jamais été autre chose que bienveillant vis-à-vis de moi, je dois le dire, ce que j’ai vu sur lui, jusqu’à présent, n’a pas contribué à le placer très haut, à mes yeux. Je me demande s’il ne pense pas de même sur moi. Alexander, alors âgé de vingt-quatre ans, fit la douloureuse expérience de reconnaître que dans « les sciences mathématiques » il ne pourrait jamais « prétendre à quoi que ce soit » et il ajoutait amèrement : « Je n’aspire plus à continuer à souffrir. » Pour Alexander, restaient maintenant « les tâches scolaires » pour lesquelles il sentait vraiment avoir des dispositions et qui, de plus en plus, représentaient le but de sa vie. Sans pitié dans son amertume et son rejet, il s’en ouvrait à Holst : [La recherche mathématique] n’est plus quelque chose à quoi j’aspire, ni à devenir collègue de Lie ou à devenir moi-même un monstre intellectuel comme lui. Oui, je le sais, je dois faire attention, Birkeland me l’a dit. Mais à toi, je peux l’écrire. À Leipzig, Alexander et Birkeland logeaient dans la même maison et semblent avoir passé ensemble beaucoup de temps. Ce dernier, âgé de trois ans de plus qu’Alexander, racontait sur le compte de son ami abattu et déprimé : « Ses connaissances ne sont pas très étendues, son jugement n’est pas toujours certain, mais il a la foi. Il a une indifférence pour tout, ce que je pourrais appeler une conception de la vie d’esthète et il a une perception de la vie plus sûre et immédiate que moi. » Birkeland connaissait Lie qu’il avait déjà rencontré à Paris, au mois d’avril de l’année précédente, à plusieurs reprises. Il travaillait sur les transports d’énergie et la propagation des ondes en utilisant les équations de Maxwell et pendant ces quelques mois passés dans la capitale, il avait entamé une collaboration fructueuse avec Poincaré qui lui portait une haute estime. Birkeland, qui essayait, alors, d’obtenir un poste de chercheur boursier à l’université, demanda à Lie s’il pouvait lui apporter son soutien en utilisant dans sa recommandation un travail de géométrie énumérative3 qu’il lui avait montré. Birkeland livrait ses impressions parisiennes du printemps 1893 à Holst qui enseignait à l’université de Christiania et appuyait sa demande : 3 N.d.T.

: la géométrie énumérative est une branche de la géométrie algébrique dans

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Comme nous [Birkeland et Lie] étions souvent ensemble, j’ai pu me faire de lui une idée quasi complète. La première chose qui m’a frappé, après tout ce que j’avais entendu de sa tristesse, était qu’il était de bonne humeur et qu’il avait l’air très bien. Il se pourrait que les circonstances, au cours desquelles il était très fêté, l’eussent amené à un état provisoire ; je ne peux pas me prononcer ; mais il me semble peu probable que l’on puisse tout écrire à ce sujet. Il a une fâcheuse habitude, ce bon Lie ; il doit toujours déprécier les travaux scientifiques dus aux autres. Et il n’est pas tendre, le cher homme, mais dans le fond, il critique gentiment et on doit presque lui pardonner quand vers la fin de sa diatribe, il commence à rire tout bas et dit : « Oui, je suis tellement méchant de parler mal de personnes comme moi. »

Il précisait que Lie s’intéressait essentiellement aux mathématiciens « qui s’occupaient de groupes », donnant presque l’impression que les autres souffraient « d’une quelconque infirmité mentale ». En marge de cette lettre, il avait noté que son propos était peut-être trop sévère et ajouté « Cet homme est manifestement gentil. » Au cours de cet automne 1894, Birkeland semble avoir surtout travaillé seul ; il avait probablement accès à tous les laboratoires universitaires. On ignore combien de fois il rencontra Lie. Cherchait-il conseil auprès de lui quand surgissait un problème mathématique ? Birkeland rapportait à son ami Holst le fait suivant le concernant : alors qu’il parlait de ce dernier, Lie l’avait interrompu : « Oui, nous devons lui procurer un meilleur poste ; cela ne devrait pas être difficile, il est bien populaire chez nous. » Dans le brouillon d’un courrier relatif aux bourses de Guldberg et d’Alexander, adressé vraisemblablement à Christiania, au professeur Storm, Lie avait, non sans ironie, évoqué l’enseignement et les élèves de Holst. Si Alexander pouvait uniquement « se recommander d’examen et de mérites acquis dans le séminaire de Holst, il devait absolument être classé après Guldberg » et Lie ajoutait : « Tout comme le roi Midas qui changeait en or tout ce qu’il touchait, il est presque certain que quiconque s’asseyait aux pieds de Holst devenait à ses yeux un génie. Ceci est dit en toute connaissance de la gentillesse et des intérêts très variés d’E. Holst. » Toujours à Leipzig, Birkeland révélait à Holst qu’il avait le sentiment que Lie souhaitait rentrer en Norvège et il croyait qu’il le ferait dès que possible ; n’avait-il pas déclaré qu’il « se plairait sans aucun doute beaucoup mieux chez lui » ? Les deux hommes n’entretenaient pas de très bonnes relations, Birkeland ayant déploré que dans l’avant-propos du troisième tome de la Theorie der Transformationsgruppen Lie eût porté des critiques aussi violaquelle s’illustrèrent notamment Zeuthen et Schubert. Elle permet de dénombrer exactement le nombre de solutions complexes — sans pouvoir préciser celles qui sont réelles — de systèmes polynomiaux issus de problèmes géométriques et de définir ainsi la complexité de ces derniers.

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lentes à l’encontre des mathématiciens allemands. Ce dernier, qui avait cessé toute relation cordiale avec le jeune physicien, changea d’attitude quand il apprit que son compatriote s’était manifesté un soir au Neues Theater de Leipzig, lors de la représentation de la pièce d’Ibsen intitulée Petit Eyolf (Lille Eyolf). Quand le rideau s’était ouvert sur le troisième acte, l’ingénieur Borheim qui devait lever le drapeau norvégien tenait en ses mains le drapeau suédois marqué du sceau de l’union. Birkeland en avait conçu une telle irritation qu’il s’était levé et avait crié depuis son fauteuil d’orchestre : « C’est un scandale ! Un drapeau suédois ! Et vous devez être un Norvégien ! » Naturellement le public avait réagi ; Birkeland avait immédiatement quitté la salle, s’était précipité à la rédaction de l’un des plus grands journaux de la ville et avait pu faire imprimer, pour le lendemain, une note caustique. Lors des représentations suivantes, le véritable drapeau norvégien avait été hissé. « Ma foi, c’est vraiment bien fait », se serait exclamé Lie en apprenant cet incident et il l’aurait, sur-le-champ, invité chez lui. Petit Eyolf parut le 11 décembre 1894 ; le texte fut aussitôt largement vendu et la pièce jouée dans beaucoup de villes d’Europe. Progressivement, Alexander se plut de mieux en mieux à Leipzig, même s’il évoquait toujours son mal du pays, en dépit de l’attitude de Birkeland, « un ami charmant, constamment joyeux et constamment courageux ». Guldberg se montrait un compagnon attentionné, « redonnant courage » à Birkeland et convainquant Alexander de ne pas partir avant la fin du semestre. Après avoir abandonné l’idée de travailler avec Lie et de se consacrer à la recherche scientifique, Alexander fréquenta assidûment la bibliothèque de l’institut, où il lut « beaucoup la pédagogie mathématique », ainsi qu’une « école normale », créée depuis un an et qui organisait des sessions pratiques tous les quinze jours. Il étudia le système scolaire allemand et l’enseignement spécialisé à l’université qui ne lui semblaient guère meilleurs qu’en Norvège. En revanche, il était impressionné par l’avancée française en la matière. Cette connaissance, il la devait au jeune normalien (probablement Drach) qui, ce semestre, assistait aux cours de Lie et qui, selon Alexander, était « une véritable encyclopédie » sur ce sujet. Il livrait à Holst l’opinion qu’« en grand secret », ce Français lui avait confiée : « Ces Allemands ont beaucoup lu, ils sont très savants mais ils n’ont pas le sens de la mesure. » À l’issue du semestre d’été, Alexander quitta Leipzig pour Paris. Il était présent quand Lie parla de Galois lors du centenaire de l’École normale supérieure et ils eurent alors l’occasion de se rencontrer à maintes reprises. Il ne put s’empêcher de partager avec Holst la blessure qu’il avait alors ressentie : « Cet homme me répugne jusqu’au plus profond de moi-même. Il ne fait que dire du mal de moi à toutes les personnes que j’estime. » Évoquait-il les savants norvégiens que tous les deux connaissaient ou ses compatriotes qu’Alexander fréquentait ? Toujours est-il qu’il retrouvait souvent les artistes de son pays qui se réunissaient au café de la Régence. S’il était surtout en compagnie de Vilhelm Krag — son ancien camarade de classe de l’école ca-

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thédrale de Kristiansand — il voyait aussi Hans Jæger et Knut Hamsun. Sur le compte du futur prix Nobel de littérature, il rapportait : « Hamsun, qui venait de terminer un nouveau livre [« Pan »] est un type très intéressant. Grand et hardi comme il est, il suscite l’admiration de toutes les dames, il profite au plus haut point de son apparence et de sa force, il affectionne les poses esthétiques et les petites excentricités. Il va toujours ganté de noir, dehors comme dedans, ne se rend jamais, par principe, au théâtre et joue au whist avec passion. Au demeurant, il n’est pas trop noceur pour un Parisien, et selon les confidences d’amis intimes, il a un cœur très généreux. Produit de plusieurs façons une impression de naïveté. » Alexander rentra en Norvège où il acquit une autorité dans le domaine de la politique scolaire. Il travailla comme professeur principal de sciences à Bodø et à Skien4 puis, en 1903, à l’école cathédrale de Christiania, avant de devenir directeur des écoles supérieures de Lillehammer, Drammen et Skien, puis inspecteur à l’école normale de la capitale. Destinée à accroître les compétences pédagogiques des scientifiques et des philologues, cette école fonctionna régulièrement dès 1908. Alexander effectua des calculs d’astronomie pour plusieurs explorateurs polaires, notamment Nansen. Durant plusieurs années, il fut membre du bureau et président de l’Association nationale des philologues et des scientifiques qui, depuis 1984, porte le nom de Confédération norvégienne de l’enseignement. Dans les années 1930, Alexander entra au Parlement, siégea parmi les membres de Venstre et prit l’initiative de restructurer le conseil du personnel enseignant. Tout au long de ses activités scolaires, il défendit vigoureusement les compétences pédagogiques et les connaissances professionnelles. Il mit personnellement les siennes, acquises dans le domaine mathématique, à profit dans plusieurs manuels de cours5 .

4 Bodø est un port situé au nord du cercle polaire et Skien, la ville natale d’Ibsen, se trouve au sud-ouest du fjord d’Oslo. 5 Les livres de mathématiques d’Alexander restèrent en usage jusqu’à la fin des années 1960 et furent réimprimés ces vingt-cinq dernières années après avoir été revus par Thomas Skjulstad.

Sixième partie

La fin du chemin

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Figure 41 – Le 22 de l’Eugenies gate tel qu’on peut le voir aujourd’hui.

Chapitre 25

Retour en Norvège À Christiania, Nansen aborda, le premier, le problème de l’insatisfaction que Lie éprouvait dans « les plaines de Leipzig » et son souhait de retrouver l’université norvégienne. Nansen avait traversé le Groenland d’est en ouest à ski en 1888, une expédition harassante et risquée qui lui avait valu la gloire. De retour au printemps 1889, il s’était marié avec Eva Sars, sœur d’Ernst et de Ossian Sars. Chanteuse classique renommée, elle avait étudié la musique à Berlin et son répertoire comprenait les opéras, les lieder allemands et les mélodies norvégiennes. Son mari perçut sept mille couronnes des éditions Aschehoug1 pour son volumineux manuscrit relatant son voyage. Au printemps 1890, le livre — qui devait remporter un vif succès — commença à paraître sous forme de feuilleton et fut simultanément traduit en anglais et en allemand2 . Accompagné de son épouse, Nansen donna une série de conférences en Allemagne. À Berlin, il fut reçu par l’empereur Guillaume II à qui il offrit un exemplaire de l’édition allemande de son livre, Auf Schneeschuhen durch Grönland. Cet ouvrage populaire aida beaucoup au rayonnement du ski, sport alors considéré, en Europe, comme plutôt bizarre et circonscrit au grand Nord. Au cours de leur voyage, les époux Nansen se rendirent à Leipzig. Lie rencontra le grand explorateur et invita le couple, chez lui, le 16 novembre 1890. Nansen déclina cette proposition. Dans une courte lettre, il remercia chaleureusement Lie et son épouse de la gentillessse qu’ils avaient montrée en les invitant chez eux ce soir-là, puis expliqua : « Ainsi que je vous l’ai cependant dit, ma femme est vraiment folle de musique et comme nous ne resterons qu’un soir à Leipzig, elle préférerait aller à l’Opéra. J’espère que vous nous excuserez, je suis dans ces circonstances le chevalier servant de ma femme. » 1 N.d.T. : fondée en 1872, la maison d’édition Aschehoug est l’une des plus importantes de Norvège. 2 N.d.T. : Paa ski over Grønland. En skildring af den Norske Grønlands-Expedition 1888-1889 fut traduit en français, sous forme abrégée en 1891, sous le titre La première traversée du Grönland 1888.

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La position, la prospérité et la situation professionnelle de Lie impressionnèrent Nansen. Quand il regagna son pays, il évoqua le déplaisir de Lie avec tant de conviction qu’il fut rejoint pour envisager le retour du mathématicien. Quand Nansen partit au cœur de l’été 1893, le jour de la Saint Jean, à bord de son navire le Fram3 à la conquête — en traîneau — du pôle Nord, pour une expédition qui devait durer plus de trois ans, d’autres prirent la tête du mouvement de soutien à Lie et parmi eux l’un des amis de l’explorateur intrépide, le professeur de géologie Waldemar Christopher Brøgger. Au cours du voyage qu’il avait effectué en Italie en 1891-1892, il s’était arrêté à Leipzig pour songer avec Lie à un éventuel retour à l’université, en Norvège. L’action fut lancée quand, à Noël 1892, Holst exhorta le poète Bjørnson à rejoindre la campagne menée auprès du Parlement afin que ce dernier créât une chaire assortie d’un salaire suffisamment élevé pour que Lie approuvât aussitôt l’offre et rentrât au pays. Lie répondit à Holst : Je suis très touché par ton idée et celle de Bjørnson. On dit que tu es le père de ce plan. Quoi que recouvre exactement la dénomination de professeur de « théorie des groupes de transformations », j’accepte, bien entendu, cette idée avec un plaisir redoublé. Bjørnson jeta tout son poids dans le combat. Après avoir passé cinq années à Paris, il était revenu, à la fin de l’automne 1887, en Norvège. Là, il s’était engagé dans de nombreuses causes liées à la vie publique de son pays et, en tout premier lieu, la question de l’indépendance de la Norvège, alors en union avec la Suède. Dans cette lutte qui se rapprochait, comme beaucoup il pensait fondamental de réunir, en Norvège, tous ses compatriotes de grand renom. Le 26 février 1893, il s’adressa au célèbre mathématicien : Cher Sophus Lie ! Maintenant que notre peuple se voit refuser le droit à l’indépendance, sa grande force intellectuelle est, pour moi, la plus grande preuve de l’impudence de ce désaveu. Aucune nation n’a proportionnellement à sa population et à sa longévité un plus grand droit à se gouverner soi-même et ce droit nous l’avons gagné par notre réputation. La vôtre est si grande que nous n’avons pas les moyens de nous en dispenser, précisément maintenant. Néanmoins, nous le faisons aussi longtemps que vous vivez ailleurs comme professeur dans une université étrangère. Et si maintenant on vous demandait précisément de revenir ? Votre poste est toujours vacant ; si ici, précisément maintenant, un salaire plus élevé vous était proposé, qu’en diriez-vous ? 3 N.d.T.

: fram signifie en avant.

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Ce que vous avez à Leipzig, on peut à peine vous le proposer ; mais répondez-moi, si vous accepteriez entre huit et dix mille couronnes. Pour la cause de la patrie dans son combat ? Il est temps de rappeler que vous êtes des nôtres, que vous êtes pour nous le meilleur, et aussi celui qui sollicite, avec le plus de force, le patriotisme des parlementaires. Très respectueusement Bjørnst. Bjørnson Lie répondit : Cher monsieur Bjørnstjerne Bjørnson ! Merci et encore merci pour votre lettre cordiale que je n’oublierai jamais. Il est si rare pour un mathématicien de trouver compréhension et sympathie. C’est pourquoi il est doublement bon de recevoir un rayon de soleil venu d’une autre direction. De cœur et d’esprit, je suis et demeure Norvégien. C’est là mon plus grand honneur. Mes jeunes élèves apprennent vite que j’accorde plus de prix à être cité comme étant Norvégien que comme étant réputé. C’est pourquoi j’essaierai volontiers de me détacher de Leipzig, si ma patrie veut m’offrir une situation que je ne peux, en considérant le développement de mon activité scientifique, ainsi que l’avenir de ma famille, me défendre d’accepter. Lie faisait clairement comprendre qu’il ne demanderait pas « une pleine compensation » de son salaire à Leipzig ou de ce qu’il pourrait « avec certitude » obtenir à l’avenir ; en revanche, il ne voulait pas pour autant, comme cela avait déjà été son lot naguère à Christiania, se trouver « en bout de table ». Il livrait à Bjørnson : « J’ai ma fierté, moi aussi, et dans ce cas, je dois m’assurer qu’à ce poste je pourrai travailler de toutes mes forces, libre et indépendant. » Puis, il tentait de lui décrire sa situation actuelle, au printemps 1893. D’abord, il touchait « un salaire substantiellement plus élevé » qu’aucun professeur de Christiania n’avait jamais reçu, auquel s’ajoutaient des rentrées « conséquentes quoique variables » provenant de leçons, d’examens, de thèses ainsi qu’une partie des revenus de la faculté. « Ici, chaque activité est, en somme, payée séparément » et il poursuivait : Je suis responsable d’une bibliothèque mathématique de premier rang, d’une collection remarquable de modèles mathématiques et suis à la tête d’un institut mathématique qui n’a guère son égal dans le monde entier. J’ai deux assistants scientifiques rétribués par l’État, le professeur Engel et le chargé de cours Scheffers, ainsi que deux assistants de condition inférieure.

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Figure 42 – Henri Poincaré caricaturé lors d’une conférence. À droite, de haut en bas : Arthur Tresse, Ernest Vessiot et Élie Cartan.

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Figure 43 – Les clichés de cette page et de la suivante sont dus à Carl Størmer. Ce professeur de mathématiques prit, entre 1893 et 1896, une série de photographies des personnes célèbres de la capitale. En haut : Sophus Lie (à droite) avec Amund Helland. Au centre : Sophus Lie lors du retour de Fridtjof Nansen de son expédition à bord du Fram, le 9 septembre 1896. En bas : Kristian Birkeland.

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Figure 44 – De haut en bas : le professeur Axel Blytt dans un fiacre vers Østbanen [la gare de l’Est]. En dessous : le même devant l’université. En dessous encore : après le cours de Lie devant Urbygningen, l’un des plus anciens bâtiments universitaires situé dans la Karl Johan gate. De gauche à droite : l’Autrichien Karl Carda, l’Américain Edgar Odell Lovett, futur directeur du Rice Institute au Texas et le futur professeur Alf Guldberg qui tous trois avec Størmer — comme ce dernier l’explique — avaient suivi les cours de Lie dans l’amphithéâtre no 2, très vraisemblablement au cours du printemps 1896. En bas à droite : les deux mathématiciens non norvégiens, en compagnie de Kristian Birkeland, lors d’une excursion à Sognsvann.

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Figure 45 – En haut : Elling Holst et sa fille, photographiés par Carl Størmer. En bas : Elling Holst réunit des rimes et des comptines pour le livre Norsk Billedbog for Børn [« Livre d’images norvégien pour enfants »] qu’il publia en 1888, suivi de Ny samling [« Nouveau recueil »] en 1890 et de Tredie samling [« Troisième recueil »] en 1902. Le premier de ces livres est toujours réimprimé.

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Lie ajoutait que parmi les étudiants de Leipzig, s’offraient de grandes possibilités de trouver « des forces utilisables pour la réalisation de recherches particulières qu’[il considérait] comme utiles » ; il était aussi en état, par le biais d’un crédit annuel supplémentaire de trois mille marks, de se créer « tous les moyens mathématiques auxiliaires » qu’il pouvait souhaiter. Pourtant, avoir « formé trois jeunes collaborateurs vraiment excellents (Engel, Scheffers, Hausdorff) à [ses] propres travaux scientifiques » était le plus important. Il signalait, en particulier, le cas d’Engel qui, après avoir été à ses côtés pendant huit ou neuf ans, « avec une compétence remarquable », comprenait comment donner aux théories « la forme ample et transparente qui, en mathématiques en tout cas, est aussi nécessaire qu’en littérature et dans les arts, quand de nouvelles idées doivent trouver une compréhension totale ». Lie précisait que la principale motivation de ces jeunes gens était évidemment de puiser leur inspiration dans la collaboration avec lui, mais il rappelait qu’il devait aussi leur donner une petite récompense sous forme pécuniaire, environ mille marks, « ridiculement faible, eu égard au travail fourni ». S’il revenait en Norvège, travailler avec ses collaborateurs allemands serait beaucoup plus délicat et « la possibilité de trouver de nouveaux aides infiniment plus difficile » ; en outre, il devrait « rétribuer davantage cette assistance ». En effet, à Christiania, il ne pourrait jamais trouver des collaborateurs qui, comme eux, « étaient, à proprement parler, excellents ». Cela représenterait une perte significative, mais il continuait par : Je peux toutefois fermer les yeux sur tout cela, car je m’ennuie de mes parents et amis et peut-être encore plus du pays et des gens. Je m’imagine que ma force physique et intellectuelle sera beaucoup mieux préservée parmi les montagnes de la Norvège que dans les plaines de Leipzig. Il révélait au grand écrivain qu’auparavant, il n’avait jamais réfléchi sérieusement au fait que certains de ses compatriotes demandaient son retour : « Mais il en serait tout autrement si vous vouliez accepter de présenter cette proposition, car vos paroles trouvent un écho. » Il lui confiait : Vous comprenez que celui qui, toute sa vie, emploie ses facultés intellectuelles à l’extrême et qui d’un autre côté ne peut compter sur aucun revenu supplémentaire — ce que, de fait, la plupart des professeurs norvégiens ont — ne peut pas abandonner une bonne situation économique et scientifique sans avoir la certitude de retrouver une situation approximativement équivalente. Lie examina concrètement la proposition de Bjørnson. Il viendrait si les « autorités de l’État » pouvaient lui assurer neuf mille couronnes par an et de surcroît prendre les mêmes engagements que ceux que l’État saxon était disposé à honorer vis-à-vis de ses enfants sans ressources et de son épouse,

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au cas où il mourrait. Il révélait : « J’étais récemment quelque peu épuisé, mais suis de nouveau fort et courageux ; les risques encourus par les caisses de l’État norvégien ne sont donc guère élevés. » Lie, « tel un vieux maître de calcul », établit alors une estimation qu’il admettait pouvoir être boiteuse, mais le Parlement, en 1872, l’avait nommé professeur extraordinaire « sans attendre une autre compensation qu’un travail scientifique ». Cette activité scientifique, il l’avait menée au plus haut degré durant les sept années passées à Leipzig et sans que les caisses de l’État norvégien n’eussent payé le moindre salaire que le Parlement lui avait accordé. (Lie se comparait à Broch : nommé également professeur extraordinaire, il avait certainement perçu son salaire de professeur norvégien, même après avoir été responsable puis directeur du Bureau international des poids et mesures, à Sèvres.) Il affirmait que la somme ainsi économisée s’élevait, en comptant les intérêts capitalisés, à plus de cinquante mille couronnes, un montant qui pendant longtemps dépasserait celui qu’il exigeait maintenant. Lie assurait qu’il méritait cet argent. Cette somme était si considérable pour son pays qu’il pensait qu’il « pourrait marcher sur des chemins nouveaux et fertiles » ; pas seulement sur l’université, « même aussi sur nos officiers et techniciens, j’ai un mot à dire ». Et de conclure : Dans les jours anciens, la Norvège envoya les Vikings en expédition ; ils terrifiaient le monde, mais ils ouvrirent aussi de nouvelles voies et découvrirent de nouveaux pays. De nos jours, ce sont nos poètes qui impressionnent le vaste monde par leur pensée audacieuse et leur style brillant. Ne prenez pas en mauvaise part que je réclame un peu du même sang. Sans imagination, on ne devient jamais mathématicien et ce qui m’a donné une place parmi les mathématiciens de notre temps, malgré mon manque de connaissances et de style, ce fut l’audace de ma pensée. Même si je devais changer de cap à cause d’écueils trop nombreux et subir un naufrage, je partirais à l’assaut d’un nouveau pays, afin de combattre pour la justice et la vérité. Très respectueusement, votre reconnaissant et dévoué Sophus Lie Dans une lettre suivante, Lie développa son propos. L’État norvégien devait, dans les mêmes proportions que les autorités saxonnes, assurer l’avenir de son épouse et de ses enfants mineurs au cas où il mourrait. Si les parlementaires jugeaient cette disposition difficile ou inacceptable, il ne serait nullement fâché si ces derniers décidaient de lui accorder un salaire annuel d’un montant de neuf mille couronnes. Cependant, si une telle mesure était adoptée, il ne pourrait certainement pas venir immédiatement, du moins pas avant cette année (1893), ni probablement l’année suivante ; néanmois, il ajoutait : « Il serait pourtant raisonnable que, dans ces conditions, je vienne tôt ou tard. » Son épouse, jugeant qu’il faisait trop peu d’exercice à Leipzig et

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que la nature autour de Christiania l’attirerait dehors « comme dans les anciens jours », le poussait à retourner, un jour ou l’autre, en Norvège. Dans un brouillon de cette lettre, il avait mentionné qu’Anna considérait que si on lui promettait ces neuf mille couronnes par an, il devait rentrer même sans l’engagement d’une aide accordée à sa famille, s’il venait à disparaître. Lie maintenait ses exigences : « En vérité, c’est moi qui tiens à cette disposition, mais je peux m’imaginer, avec le temps, rallier l’opinion de mon épouse. En effet, nous considérons tous les deux que ma force de travail sera probablement mieux préservée à Christiania où j’aurai toujours envie de respirer l’air frais des jolis environs alors qu’ici, me promener n’est qu’un devoir ennuyeux ». Il constatait, amer : « Je crains bien que lorsque je suis venu ici pour la première fois, mes meilleures années étaient déjà passées. » Dans ce courrier, il notait : « Mais moi, qui n’ai jamais pu penser faire fortune, j’abandonnerai à regret la certitude que l’avenir économique de ma très chère est dans tous les cas assuré » et précisait que si le Parlement lui octroyait un salaire excédant neuf mille couronnes, il ignorait quelle serait sa réaction : « Les conditions évoluent d’année en année, à plus d’un titre. » Enfin, Lie demandait à Bjørnson que l’on ne débattît pas publiquement de sa situation. Il ne fallait pas donner l’« impression fausse » qu’il était en négociation directe avec les autorités norvégiennes plutôt qu’avec des personnes privées. Il faisait observer que s’il nouait des contacts avec d’autres autorités, il s’était engagé à en informer le ministère saxon, puis ponctuait : « On hurle avec les loups parmi lesquels on se trouve. » Bjørnson et Holst obtinrent d’autres soutiens à leur proposition de créer une chaire spéciale et bien rémunérée de théorie des groupes de transformations destinée à Lie. Très rapidement, Helland offrit son appui. Il citait les critiques élogieuses que les travaux de Lie avaient suscitées dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences et le Bulletin of New York Mathematical Society. Le professeur Bjerknes semble, à première vue, avoir omis d’apporter sa caution et à la fin du mois de mars 1893, Bjørnson lui écrivit pour lui demander si les propos de Holst — celui-ci considérait que Lie, déjà, avait « la même importance qu’Abel » pour ses travaux mathématiques — n’étaient pas exagérés et ne fondaient pas son attitude. Dans ce cas, la formulation devrait être modifiée ; Bjørnson souhaitait, avant tout, obtenir le nom « prestigieux » de Bjerknes. En fait, on ignore la véritable raison de ce refus. La faculté des sciences, réunie le 20 avril 1893, écrivit au Parlement pour lui recommander, dans l’hypothèse où le professeur Lie reviendrait, d’offrir à ce dernier « un salaire spécifique, dont le montant élevé correspondrait à sa grande importance mathématique ». Le professeur Brøgger représentait, dans cette faculté, l’un des fers de lance du mouvement prônant le retour de Lie. Dans une lettre adressée à Holst, le mathématicien leur demandait d’avancer prudemment. On ne devait pas pouvoir prétendre qu’il établissait des contacts avec le gouvernement : « Ma dignité ne s’accommode pas de laisser monsieur Bjerknes et ses collègues se prononcer sur ma compétence. Je rejette tout avis avec indignation. »

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Lie informait Holst que les conditions qu’il avait présentées dans sa réponse à Bjørnson étaient les plus modestes possibles, « puisqu’[il souhaitait] rentrer pour beaucoup de raisons », expliquait-il. Quel serait le montant de ses « pertes économiques », il était impossible de le dire « quand [ses] revenus n’[étaient] pas exactement fixés d’avance » ; cependant, il ajoutait : « Ceux qui me connaissent savent que je n’ai jamais menti pour obtenir un quelconque avantage. Mais ma situation m’interdit d’entrer dans les détails. » Seuls l’intéressé et le ministère connaissaient le salaire annuel de Lie. S’il en mentionnait le montant, les journaux norvégiens pourraient s’empararer de l’information et ainsi, il « serait compromis, selon les usages allemands ». Toutefois, pour aider Holst, il lui apprenait que des professeurs de l’université de Leipzig recevaient quarante mille marks par an, les mathématiciens gagnaient beaucoup moins, et récemment l’un d’entre eux avait refusé un poste à Munich pour un salaire fixe annuel de douze mille marks (soit dix mille huit cents couronnes). Dans une lettre à Helland, qui joua progressivement un rôle majeur dans cette action, Lie exprima le désir de quitter Leipzig. Il croyait pouvoir travailler « avec énergie, également chez lui ». Il espérait que le Parlement prendrait maintenant une bonne décision et proposerait « une offre raisonnable ». Pour huit mille couronnes, il ne viendrait pas « quelles que soient les circonstances » ; neuf mille couronnes constituaient une proposition « raisonnable, [...], même si elle n’était pas spécialement avantageuse pour moi. Je considérerai que dix mille couronnes représentent une offre favorable », écrivait-il. Il résumait son point de vue à l’intention de son ami : Ce qui me pousse vers la Norvège, ce sont deux raisons, en particulier 1) l’influence bénéfique que la Norvège a sur ma santé et ma force de travail [et] mon envie de travailler, 2) le désir que mes enfants deviennent des Norvégiens. Ce qui me retient ici est en particulier 1) que je travaille ici sur un plus haut piédestal, 2) les conditions économiques sont plus avantageuses, en particulier pour ma femme et mes enfants une fois que je ne serai plus. Pour obtenir l’approbation et soutenir la demande de retour de Lie, Holst rédigea, en décembre 1893, un article long de seize pages dans la Nyt Tidsskrift. Il présentait, de toutes les façons, la grandeur et l’importance des travaux mathématiques de Lie, ainsi que sa place dans les milieux mathématiques allemand et français. Il soulignait la singularité de la position que la Norvège occupait alors dans le monde mathématique — avec Abel et Lie, elle se situait dans les tout premiers rangs — et pour ceux qui croyaient que cela pouvait se comparer à une réputation musicale ou littéraire, il précisait : « Il est plus facile pour celui qui a seulement vu une cuve d’eau de se figurer la mer que pour celui qui connaît uniquement les mathématiques apprises à l’école de se représenter la qualité ou la portée de la pensée d’Abel ou de Lie

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ou leur grandeur. » Holst concluait : « Montrons que nous avons les moyens d’avoir nos grands hommes parmi nous. Peut-être que, tout compte fait, nous n’avons pas les moyens de les offrir aux pays de grande culture. » Holst signa aussi dans Folkebladet [« Le Journal du peuple »], le 30 avril 1894, un article sur Lie et la proposition du Parlement qui accordait un crédit supplémentaire particulier pour compenser la perte de son « exil doré et glorieux ». Finalement, le Parlement décida, le 9 juillet 1894 et par quatre-vingt-neuf voix contre douze, d’octroyer à Lie quatre mille couronnes qui s’ajoutaient aux six mille d’un salaire de professeur ordinaire. Dans les papiers du ministère, il était stipulé qu’entre deux et quatre milles couronnes étaient allouées à Sophus Lie pour « retrouver sa situation au sein de notre université » et que le Parlement avait consenti à lui donner le titre de « professeur de théorie des groupes de transformations ». Bjørnson, reparti à l’étranger, exprimait son enthousiasme, depuis la ville de Schwaz située dans le Tyrol, à son ami danois Christian Hviid, le 12 juillet 1894 : As-tu vu que nous avons voté pour le retour de Leipzig de notre grand mathématicien Sophus Lie ? Que nous lui donnons un salaire double ? Il est amusant que par deux fois au cours de ce siècle, nous avons eu le plus grand mathématicien contemporain ! L’université de Paris accorde, tous les ans, plusieurs bourses à de jeunes hommes pour l’écouter. Il va en être de même maintenant en Allemagne. Et nous avons aussi Fridtjof Nansen, comme tu sais, et notre grand combat politique, notre littérature, notre musique, notre art. Ça ira4 ! Pour connaître la réponse de Lie, quelques jours s’avérèrent nécessaires au cours desquels le bruit courut que, malgré tout, il refuserait cette proposition. Y avait-il un malentendu ? Moins d’une semaine après la décision adoptée par le Parlement, Lund osait, cependant, envoyer au mathématicien ses félicitations, espérant le retrouver bientôt à Christiania « parmi le vieux cercle d’amis ». C. Guldberg aussi l’assurait que le ministère répondrait à ses vœux. Lie accepta et annonça qu’il viendrait « aussi rapidement que les circonstances le lui permettraient ». Il écrivit au directeur du ministère qu’il fallait d’abord attendre quelque temps, car il devait achever la publication de ses travaux importants, toujours sous presse à Leipzig. À la fin de l’été 1894, Lie et sa famille vinrent passer les vacances en Norvège et à l’automne, l’université de Leipzig accueillit Birkeland, Guldberg et Alexander. 4 N.d.T.

: ces deux mots sont en français dans le texte.

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Un an après, à l’automne 1895, Lie informait le ministère norvégien que la situation avait évolué et qu’il désirait essayer de partager son temps entre les deux pays. Les deux années suivantes, il passerait presque huit mois à Christiania, du début du mois de mars jusqu’à la mi-octobre, et enseignerait à Leipzig uniquement pendant le semestre d’hiver. Dans ces conditions, il ne demandait évidemment pas de recevoir l’intégralité des dix mille couronnes, mais s’accommoderait fort bien de la moitié, une compensation pour « le manque de revenus que [son] absence de Leipzig, les voyages répétés avec [sa] famille et [ses] effets, un double loyer, les frais de scolarité, etc. occasionneraient ». Les autorités norvégiennes semblent avoir accepté cet arrangement puisque Lie affirmait que l’ancien Premier ministre Sverdrup lui avait promis une sécurité financière. Au mois de février 1896, Lie demandait à Motzfeldt de rencontrer personnellement le Premier ministre Francis Hagerup pour lui présenter son projet selon lequel il commencerait ses cours à Christiania dès les premiers jours du mois de mars. Motzfeldt, qui avait été ministre de la Justice dans le gouvernement conservateur d’Emil Stang de 1893 à 1895, était toujours ministre et Lie lui exposait ses motifs : Si je retourne définitivement en Norvège après m’être créé, grâce à dix années de travail, un champ d’activités vaste et brillant à Leipzig, je dois avoir quelques garanties de pouvoir trouver en Norvège un champ d’activités qui puisse me satisfaire. Si cela réussit, je pourrai seulement le savoir après en avoir fait l’expérience. Pour l’instant, j’ai justement la meilleure occasion de faire un essai. Une série de rapports sur l’université et l’enseignement est à l’ordre du jour [en Norvège]. J’ai l’intention de participer à de larges discussions variées sur ces sujets. Le point de vue qui sera alors adopté sera pour moi un signe afin de savoir si la Norvège a ou non un quelconque besoin de moi. Si l’on veut, par exemple, paralyser les mathématiques supérieures au sein de l’université, comme quelques personnes le proposent naïvement à l’heure actuelle, je n’ai rien à faire en Norvège. Cette « série de rapports concernant l’université et l’enseignement » alimentait un débat sur l’école et l’université, auquel Lie avait déjà contribué en signant trois articles dans Morgenbladet. Il voulait évaluer la force de son influence tout en gardant son poste à Leipzig. Il s’en expliquait à Motzfeldt : Pour de nombreuses raisons, je veux m’assurer une retraite (une possibilité de revenir) en Allemagne équivalente à celle qui m’est proposée maintenant, à Christiania. Que le ministre saxon de la Culture ait, de « sa propre initiative », ouvert la voie à un tel arrangement, pour profiter de mes forces aussi longtemps que possible à Leipzig, est une distinction sur laquelle il est difficile de se méprendre, pour qui connaît la situation universitaire en Allemagne.

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Les événements ne suivirent pas le cours prévu par Lie qui, deux mois plus tard, abandonna l’idée de partager son temps entre les deux pays. Plusieurs raisons expliquent ce revirement, au premier rang desquelles Lie, lui-même, plaçait la lenteur de la bureaucratie norvégienne. Il avait reçu l’autorisation du ministère saxon de quitter Leipzig dès la fin du semestre d’hiver — au début du mois de mars — pour commencer ses cours à Christiania, mais il attendait toujours la réponse officielle du côté norvégien. Au milieu du mois de mars, soit deux semaines après son arrivée, Lie envoya une lettre à Hagerup dans laquelle il lui présentait ses excuses pour lui écrire aussi tardivement et reconnaissait « un manque de courtoisie », en notant cependant qu’en Saxe, de telles affaires se réglaient en un ou deux jours. Le 2 mai, le gouvernement prit enfin une décision : il acceptait toutes les conditions posées par le mathématicien. On ignore si ce dernier, revenu entre-temps à Leipzig, connaissait cet accord avant son départ. Le 9 mai, il s’adressa de nouveau au Premier ministre et dans sa missive, il expliquait que, dans la mesure où il n’avait reçu aucune réponse au cours du mois d’avril à sa lettre de la mi-mars, il avait considéré que tout restait « comme par le passé ». Il en avait aussi fait part au ministère à Dresde où il avait partiellement renoncé à la permission de partir qui lui avait été déjà accordée. Il confiait à Motzfeldt : « Cher Ernst ! Avec moi, ce n’est jamais tranquille » et il lui racontait que ses deux mois d’absence de Leipzig lui avaient occasionné des dépenses supplémentaires, car il devait rembourser les frais de voyage de deux étrangers venus inutilement à Leipzig en raison de ce retournement de situation. La mesure prise par le Parlement, au mois de juillet deux ans auparavant, avait soulevé des difficultés et retardé la décision du gouvernement. Ce dernier abandonnait la proposition prise alors de changer le titre de Lie de « professeur de théorie des groupes de transformations » pour maintenir l’ancien, à savoir « professeur de mathématiques » et sur cette base, il lui était offert « une mise en disponibilité pendant les mois d’hiver, de la mi-octobre à la fin de février, pour les années 1896 et 1897 », période durant laquelle il recevrait un salaire annuel de cinq mille couronnes. Quand, le 19 mai, Lie apprit la décision de son gouvernement, la lettre qu’il avait adressée au Premier ministre était déjà arrivée et le ministère lui demanda, par écrit, si elle devait être considérée comme « une mise en disponibilité totale » de son poste à l’université de Christiania assortie de la mesure adoptée le 2 mai requalifiant son titre de « professeur de mathématiques ». Le ministère ne pouvait s’empêcher de relever la très grande impatience de Lie, lui rappelant que peu après son premier envoi du mois de mars, il avait été informé, à titre privé, que sa proposition de partager ses cours entre Leipzig et Christiania serait acceptée, ce qui lui avait été confirmé après les discussions provisoires menées par le gouvernement, le 22 avril. Pourquoi Lie était-il retourné à Leipzig et ce juste avant la réponse définitive du gouvernement ? Voulait-il, par l’intermédiaire de sa missive du 9

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mai, prendre de vitesse le gouvernement avec le changement de titre de sa chaire ? Au départ, il s’était donné deux ans pour voir si ses avis étaient pris en compte, si la Norvège avait « un quelconque besoin » de lui et peut-être ces deux derniers mois lui avaient-il suffi pour le savoir. Lors de ces deux mois passés à Christiania, il reprit contact avec d’anciens collègues, élèves et amis. La faculté des sciences ne prit aucune initiative pour favoriser ses conditions de travail mais il donna une série de cours à l’université auxquels Guldberg et Birkeland auraient assisté. Rien ne permet d’affirmer que, sur le plan personnel, des événements se fussent alors produits qui auraient pu modifier ses projets. Peu de temps après son arrivée en Norvège, il apprit le décès de sa sœur Thea, à Moss. Il assista aux funérailles et rapporta à Anna, restée à Leipzig, qu’il avait passé une partie de son temps avec ses neveux. À Christiania, il habita principalement chez sa sœur Laura. Il envoya plusieurs cartes postales à son épouse et à ses enfants, racontant les promenades, effectuées avec Laura et leurs neveux, sur les collines de Frognerseter. Il évoquait ses fréquentes visites à Motzfeldt en compagnie d’autres amis. Il avait été invité à une réception donnée par le professeur Bjerknes « dont l’épouse les saluait ». Il s’était également rendu chez Axel Guldberg « dont le fils Alf [était] venu chez [lui] », accompagné de ses « deux élèves étrangers » ; ils « avaient passé un agréable moment » et le professeur saluait son épouse. Il avait aussi passé une soirée « très agréable » chez Axel et Valborg Lund. Il demandait à Anna et aux enfants de « faire ce qui [était] raisonnable pour rester en bonne santé ». Sophus recevait aussi régulièrement du courrier d’Anna qui ne mentionnait guère de nouvelles inquiétantes. Dagny avait bien quelques problèmes scolaires mais Hermann était brillant et rapportait de bonnes notes. Sophus lui promit « une récompense » mais le mit en garde : « Fais attention quand tu joues aux Indiens avec une lance. » Comme l’anniversaire d’Anna se rapprochait — elle était née un 24 avril —, il dit aux enfants de demander dix couronnes à leur mère pour lui acheter un cadeau d’anniversaire et de fêter l’événement comme d’habitude — du vin pour le dîner et des gâteaux pour le thé — en précisant qu’il ajouterait cinq couronnes pour une excursion ou quelque chose de semblable. Le 26 avril, Lie annonça enfin que sa situation à Christiania était arrangée. Il n’avait pas reçu de réponse officielle du gouvernement car son « cas était en cours d’étude ». Il avisait Anna qu’il arriverait sous peu à Leipzig pour ramener toute la famille en Norvège. Apparemment, Anna ne répondit pas immédiatement. La décision d’interrompre le séjour en Norvège semble avoir été prise soudainement, Lie ne se donna pas le temps de prévenir ses collègues de l’université. Il chargea Birkeland d’informer tout le monde de son brusque changement de plan. Ce dernier lui écrivit à Leipzig, le 18 mai, espérant s’être acquitté au mieux de la tâche qui lui avait été confiée ; il assurait avoir agi de bonne foi en racontant aux professeurs Schiøtz et C. Guldberg que Lie n’était pas rentré pour continuer ses cours « en raison de circonstances imprévues ». Pour son propre compte, il ajoutait :

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Pour moi personnellement, ce fut une nouvelle très triste que vous ne soyez pas revenu pour continuer vos cours si intéressants. J’avais déjà commencé à espérer qu’avec votre aide, je pourrais avoir en main un outil adapté pour résoudre des problèmes dans lesquels je m’étais proposé, dans un proche avenir, de jeter toutes mes forces. Même si j’ai certainement déjà essayé, avec mes pauvres moyens, de souder le fer nécessaire, je ne suis pas allé bien loin et peut-être pourrais-je me trouver autrement plus chanceux que maintenant si je pouvais commencer mon travail sur la base de moyens mathématiques bien établis.

En conséquence, il demandait : « Où pourrais-je trouver dans vos travaux le traitement de la réflexion de la lumière venant de surfaces miroitantes ou de phénomènes apparentés ? Il serait très intéressant de pouvoir développer vos méthodes et les appliquer à des phénomènes plus généraux de la physique mathématique. » Lie maintint un seul de ses projets initiaux en intervenant dans le débat sur l’université et l’enseignement et il le fit pour être utile. Il s’était toujours intéressé à ces deux domaines et tenu au courant de la situation dans son pays. Ces questions surgissaient maintenant avec vigueur, car une commission officielle ad hoc devait présenter son rapport devant le Parlement, au cours de ce printemps 1896. D’importantes réformes sur l’enseignement secondaire figuraient à l’ordre du jour. Dans ce débat complexe, la participation originale de Lie se concentrait sur la question de savoir comment l’enseignement dans les écoles secondaires devait influencer les études universitaires. Déjà à l’automne 1895, il avait — par trois fois — écrit dans Morgenbladet et au cours du printemps suivant qu’il avait passé à Christiania, il s’était jeté dans le débat avec encore plus de force. Le résultat se concrétisa, en premier lieu, par quatre articles dans Morgenbladet et deux dans Dagbladet. Son ami Holst était la principale cible de cette controverse qui ne concernait pas seulement le niveau des compétences professionnelles, mais aussi la place de la pédagogie dans l’enseignement. La loi scolaire de 1869 avait introduit des changements fondamentaux dans l’enseignement secondaire, avec notamment une filière scientifique aux côtés d’une filière classique et une école moyenne qui était « une voie intermédiaire » entre l’école primaire et le lycée, pour créer un système scolaire général unifié dans le pays. Néanmoins, l’école secondaire fut perçue, pendant beaucoup d’années encore, comme une école pour les fonctionnaires et n’était guère populaire dans les milieux libéraux et nationaux. La filière classique était antinationale et exotique tandis que la filière moderne ne satisfaisait pas non plus les besoins de la nation dans les domaines techniques et culturels. Au Parlement, Venstre avait — sous l’influence de Sverdrup et de Jaabæk — cherché, à maintes occasions, à détacher l’école secondaire de l’enseignement public. Ce parti soutenait que l’intégralité de l’argent de

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l’État devait être utilisée pour promouvoir l’école primaire, l’école secondaire pouvant être laissée à la charge des initiatives privées ou communales. Toutefois quand les libéraux arrivèrent au pouvoir en 1884, beaucoup avaient changé d’avis et partageaient le point de vue soutenu par Høyre qui jugeait peu démocratique que l’État cessât d’accorder des fonds à l’école secondaire. Une révision de la loi scolaire de 1869 fut demandée ; beaucoup voulaient réduire encore plus la place dévolue au latin et renforcer les liens entre les écoles primaire et secondaire. Une commission scolaire fut donc créée en 1885 sous la nouvelle majorité politique. Elle concentra ses efforts sur l’école primaire, considérant qu’il revenait à l’école secondaire de trouver elle-même le meilleur modèle d’organisation. Quand le Parlement aborda le budget qui devait être consacré en 1889 aux écoles secondaires, toutes les questions relatives à ce domaine déclenchèrent de violents débats portant sur l’unification du système scolaire et, par voie de conséquence, les relations entre l’école primaire et l’école moyenne, les filières au lycée, l’existence même de l’école secondaire, le statut des langues classiques et de l’éducation physique ainsi que la place des filles dans l’enseignement. Il fut alors décidé de créer une nouvelle commission dont le Parlement étudiait donc, en 1896, les conclusions, déjà prêtes depuis deux ans. Pourtant, le Premier ministre Hagerup avait tardé à présenter ses propositions. En réaction contre les travaux de cette commission qui avaient, en fait, commencé depuis 1890, l’Association nationale des scientifiques et des philologues fut fondée à Christiania en 1892. Son but était de défendre les intérêts — professionnels et économiques — des enseignants pourvus d’une formation universitaire. Peu de temps après sa création, elle comptait déjà plus de deux cents membres. Lors de sa première assemblée générale annuelle, tenue dans la capitale en juillet 1895, Holst prononça un discours qui fit date. Il présenta et défendit — avec le philologue August Western, de Fredrikstad — une résolution qui préconisait un changement de la formation des enseignants de l’école secondaire. Elle fut adoptée – à l’unanimité moins une voix — et Holst fut tellement sollicité pour publier son discours qu’il autorisa Morgenbladet, à la fin du mois de septembre, à le faire sous le titre « Sur une réforme de la formation des enseignants de l’école secondaire ». Cette proposition de Holst motiva la première contribution de Lie dans le quotidien Morgenbladet, à l’automne 1895. Elle demandait que « la formation des enseignants [fût] modifiée, qu’à côté d’une matière principale ou d’un groupe de matières principales qui devenait l’objet d’un traitement scientifique minutieux avec l’accès à un travail indépendant, un enseignement propédeutique immédiatement approprié — plus qu’à présent — aux besoins de l’école ainsi qu’une pédagogie développée fussent exigés ». Holst soulignait que les divergences entre les « besoins de l’école » et l’enseignement universitaire avaient été, de tout temps, « remarquablement grandes » et il avançait que le fossé s’était davantage creusé ces dernières années. Il rappelait que l’ancienne licence ès sciences [qui permettait d’enseigner] instaurée par Broch en 1851 et composée de trois certificats obligatoires, avait

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été remplacée, dans les années 1870, par une licence d’enseignement comptant seulement deux certificats libres. L’ancienne licence, beaucoup plus complète, constituait une excellente base pour de futures études scientifiques ; elle avait aussi produit de bons résultats dans la formation des enseignants pour presque toutes les disciplines scientifiques. Holst jugeait invraisemblable que les études universitaires dans les années 1870 fussent ainsi réorganisées au moment où se faisait sentir un besoin si pressant de professeurs de sciences consécutif à l’instauration, en 1869, des lycées modernes et des écoles moyennes. La nouvelle licence dans laquelle les certificats étaient librement choisis avait pour conséquence que les enseignants ainsi formés devaient, dans l’exercice pratique de leur travail, instruire dans une série de matières échappant à leur domaine de compétence. Cette mesure avait conduit à l’émergence d’écoles où tous les enseignants présentaient « la même formation lacunaire », comme dans les années précédant 1850. Holst soulevait un autre point important, visant à démontrer que même si un professeur recevait de l’université la formation dans la matière où il enseignerait plus tard, les études universitaires étaient devenues si courtes que l’enseignement pratique atteignait un niveau très peu élevé. Il prenait l’exemple de sa propre discipline et soutenait que l’intégralité des études mathématiques universitaires ressortissait au domaine des mathématiques supérieures, alors que le travail pratique d’apprentissage à l’école relevait, quant à lui, des mathématiques élémentaires. Holst écrivait que « de ce premier champ [celui des mathématiques supérieures] aucun rayon de lumière ne [tombait] sur les autres dans lesquels il [l’enseignant] [devait] mener son action ». Parfois, cela pouvait même conduire à « une bévue pédagogique » quand un enseignant nouveau, dépourvu de toute directive, devait recourir à « des concepts ou des moyens d’explication qui appartenaient aux mathématiques supérieures ». Holst recommandait que la formation universitaire des professeurs de sciences fût établie « expressément selon les besoins de l’école » et que toutes les matières scientifiques qui devaient être apprises à l’école secondaire fussent dispensées par un seul et même homme. (Les femmes furent admises à passer la licence en 1884. Dès 1896, elles purent travailler dans les écoles secondaires, mais il fallut attendre 1906 pour qu’une femme devînt titulaire et ce fut, en l’occurrence, au poste le plus bas.) Holst lui-même avait déjà, à l’époque où il était chercheur boursier, essayé de pallier ce manque dont souffrait l’université, mais le départ de Lie en 1886 pour Leipzig lui avait occasionné une telle surcharge de travail qu’il avait dû cesser toute activité dans ce qu’il appelait « l’enseignement propédeutique ». Cependant, il n’avait pas abandonné. Quand Lie manifesta son désir de rentrer dans son pays en 1894, des étudiants en sciences — les plus jeunes comme les plus anciens — avaient proposé au Parlement la création d’« un poste de maître de conférences en mathématiques propédeutiques » à son intention. Holst se souvenait que les autorités avaient accueilli cette proposition avec un certain intérêt. Il concluait en espérant qu’à l’avenir serait établi un « parallélisme entre les mouvements simultanés en faveur de l’école et de la formation des enseignants ».

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Quand Lie, à Leipzig, lut ces lignes au début du mois d’octobre 1895, il ressentit, selon ses propres termes « comme un coup sur la tête ». Il rédigea immédiatement un article qu’il envoya à Morgenbladet. Dans la lettre de couverture adressée au directeur Nils Vogt, il rappelait que, depuis ces dix dernières années, il n’avait plus écrit dans sa langue maternelle. Comme son orthographe était vraisemblablement ancienne, il précisait : « Bien entendu, je verrais volontiers qu’un relecteur apporte les corrections nécessaires. » Dans son article intitulé « Sur les cours de mathématiques destinés aux futurs professeurs de sciences », Lie notait d’emblée qu’il avait toujours appuyé les demandes de bourses à l’étranger formulées par les étudiants en sciences. Si l’enseignement des mathématiques proposé par l’université de Christiania était certainement utile pour les futurs enseignants, il constituait « une base assez médiocre » pour les jeunes gens pourvus de dons mathématiques. Lie tournait en dérision les efforts de Holst pour donner au public l’impression que « les théories modernes et avancées en mathématiques » étaient enseignées dans la capitale. À la vérité, « il ne se trouve guère d’université dans les grands pays de culture où l’enseignement mathématique soit maintenu à l’intérieur de frontières aussi modestes qu’à Christiania », affirmait-il. Lie établissait des comparaisons avec l’Allemagne et la France et soutenait que l’enseignement mathématique en Norvège n’était pas « foncièrement différent » de celui dispensé à Paris par Lagrange et par Monge au siècle dernier. En Norvège, on continuait à n’enseigner que les mathématiques classiques — « extrêmement utiles pour les futurs enseignants » —, mais si limitées qu’il était difficile pour les étudiants norvégiens de suivre les cours dans les universités étrangères. Lie pensait certainement à ses anciens élèves norvégiens venus à Leipzig quand il écrivait : Il n’est donc pas surprenant que presque tous les étudiants en sciences sans exception qui obtiennent une bourse pour aller étudier les mathématiques à l’étranger se fatiguent très vite et cela les conduit rarement à autre chose qu’une critique négative et qu’un dilettantisme plus ou moins stérile. Lie avançait une série d’exemples pris dans les domaines où les mathématiques supérieures étaient un prolongement des mathématiques élémentaires. Des concepts aussi fondamentaux que ceux de « positif » et « négatif » relevaient des mathématiques supérieures et « la théorie géométrique des imaginaires », que nous pouvons maintenant attribuer à notre remarquable compatriote Caspar Wessel, était surtout appropriée à clarifier « les généralités des propositions et opérations arithmétiques ». En septembre 1895, Lie avait préfacé une nouvelle édition du traité de Wessel rédigé en 1796. Cartographe et arpenteur, ce dernier avait trouvé une représentation géométrique des nombres complexes, fournissant ainsi une bien meilleure compréhension de la nature de ces nombres. Le premier il avait fait cette découverte, avant Gauss (en 1799), le Français Argand (en

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1806) et d’autres à qui fut attribué cet honneur. Son traité, publié dans les Videnskabernes Selskab Skrifter [« Mémoires de la Société des sciences »] du Danemark en 1799, tomba par la suite dans l’oubli et fut redécouvert en 1894 grâce à un docteur en mathématiques danois Sophus Andreas Christensen5 . Dans cette préface, Lie écrivait : Les mathématiciens norvégiens ont pensé, jusqu’à ces derniers temps, que les mathématiques supérieures en Norvège avaient commencé avec Niels Henrik Abel. Ses recherches immortelles ouvrirent, comme chacun sait, des champs nouveaux et vastes dont le traitement, pendant des décennies, accapara les premières forces mathématiciennes du siècle. Néanmoins, il apparaît maintenant de manière hautement remarquable qu’avant Abel, il y eut un mathématicien norvégien qui, un quart de siècle plus tôt, avança des idées fondamentales qui indubitablement seraient devenues d’avant-garde si elles n’avaient pas été méconnues.[...] Si le travail de Caspar Wessel avait été retrouvé, il aurait depuis longtemps acquis une réputation dans le royaume mathématique aussi grande que celle de son frère Johan Herman Wessel dans la littérature norvégienne et de son oncle Petter Wessel (Tordenskjold) gagnée à la guerre. Dans son article, Lie donnait d’autres exemples de relations entre les mathématiques supérieures et celles d’un niveau moindre : « Les concepts de limite, de dérivation et d’intégration, qui constituent les fondements des mathématiques supérieures, jettent la lumière la plus vive sur les concepts qui se trouvent au plus profond des mathématiques élémentaires, à savoir le concept d’irrationalité ainsi que les concepts de longueur d’une courbe et d’aire d’une surface ». Lie concluait : « Je ne comprends pas qu’un professeur de mathématiques puisse oublier des vérités bien connues d’une importance si capitale. » Concernant les axiomes géométriques et la compréhension des premiers concepts et leurs relations mutuelles — où l’on doit effectivement recourir aux mathématiques supérieures —, on devrait plutôt « se consoler avec Euclide qui, toutefois, était un plus grand penseur que, par exemple, Hansteen et Holmboe, Legendre et Helmholtz, pour nommer seulement quelques mathématiciens » qui, selon Lie, avaient dépensé leurs forces dans de telles questions sans posséder les compétences nécessaires. Lie refusait aussi d’approuver les louanges de l’ancienne licence ès sciences tressées par Holst. Il « doutait fortement que les leçons de pédagogie eussent une valeur particulière » ; on devrait, à la place, introduire « un examen pratique d’enseignement comme ici à Leipzig », concluait Lie qui promettait aux 5 N.d.T.

: traduit en français par Zeuthen en 1897 sous le titre Sur la représentation analytique de la direction : un essai, cet unique traité de Wessel fut alors porté à la connaissance du monde mathématique. La traduction anglaise ne fut publiée qu’en 1999.

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lecteurs de Morgenbladet de s’exprimer sur « plusieurs questions voisines » si le temps le lui permettait. Dans sa réponse apportée à l’article de Lie le 31 octobre, Holst commença par exprimer « beaucoup de regrets » sur la contribution du mathématicien. Il révéla qu’être « à la fois étonné et chagriné par le ton dont l’article usait » était un sentiment très partagé. Pour finir, Holst mentionna que « des personnes de poids au sein du conseil de l’université », notamment, lui avaient apporté leur soutien chaleureux. « Que Lie se déclarât franchement et incontestablement contre toute la question elle-même et semblât vouloir utiliser l’autorité de son nom ainsi que son énergie personnelle pour contrarier la réalisation de ce souhait réitéré et de plus en plus unanime émis par les enseignants et les futurs enseignants » constituait, toutefois, la plus grande cause de ses regrets. Holst soulignait que ni lui ni un autre n’avait songé à donner un avis négatif sur l’enseignement des mathématiques à Christiania. Ils voulaient changer « la loi et le règlement » auxquels ils étaient soumis. Holst admettait que Lie avait fourni de bons exemples sur la façon dont les mathématiques supérieures pouvaient éclairer les mathématiques élémentaires. Il avait cependant utilisé l’image selon laquelle des mathématiques supérieures « aucun rayon de lumière ne tombait sur les plus inférieures » car il « avait besoin d’une formule courte et forte » pour évoquer, devant une assemblée composée, à moitié seulement, de scientifiques, « la quintessence de notre inquiétude devant le système actuel ». Aucune personne présente à l’assemblée générale annuelle de l’Association n’avait mal interprété ses propos. Il déplorait que la comparaison, une fois imprimée, fût « exprimée de manière trop absolue ». Néanmoins, il expliquait que « le véritable trou dans la formation des enseignants » existait toujours et béait ; il n’en était pas autrement en réalité avec « cette lumière qui autrefois tombait sur le métier d’enseignant depuis la formation des futurs enseignants acquise dans les mathématiques supérieures ». Il utilisait une image ou ce qu’il appelait « une comparaison » issue des contrées arctiques alors très populaires visant à considérer qu’en hiver aucun rayon de soleil et de chaleur ne pénètre à l’intérieur des iglous groenlandais. Pour les érudits, cette formulation portait en elle-même des inexactitudes qui les conduiraient à dire qu’une lampe à huile de foie de morue, qui brûle et éclaire l’intérieur, était en fait « de la lumière et de la chaleur du soleil transformées. [...] Et ces érudits ont raison », avançait Holst qui ajoutait : « Mais nous, qui parlons simplement, nous avons également raison. C’est le cas. Il en est vraiment ainsi, ici. La lumière tombe. Bien sûr, elle le fait, mais pas aussi directement qu’il le semble, selon les remarques de Lie ». Holst reprenait sa proposition dans laquelle, entre autres, un « cursus propédeutique » pourrait occuper une place capitale et pour conclure, il maintenait que ces réformes, selon lui, devraient rapprocher le système norvégien de la situation universitaire européenne. Le travail de formation de bons professeurs pour une école nationale unifiée, où les considérations utilitaires avaient aussi leur place, constituait une

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tâche prioritaire dans beaucoup de pays. L’Allemagne, qui possédait une école encore plus classique que la Norvège, accomplissait aussi, au cours de ces années, un profond travail de réforme. Les forces radicales au sein de l’école voulaient, pour répondre aux exigences du moment, augmenter la part de l’enseignement consacré à la langue allemande, à la culture générale, à l’histoire et aux sciences. Une association allemande importante et efficace avait été formée après que plus de vingt-deux mille signatures furent réunies, en 1888, pour exiger, de la Diète prussienne, une réforme scolaire. Dans nombre de milieux norvégiens, on soulignait, non sans fierté, que les réformes scolaires entreprises par l’Allemagne puisaient leur inspiration dans l’organisation scolaire mise en place et développée en Norvège après la loi de 1869. Les caractéristiques générales du développement européen auxquelles Holst se référait, quand il présentait ses plans et ses réformes, présentèrent un point de départ fort bienvenu pour Lie. Il envoya à Morgenbladet, au mois de novembre 1895, un article intitulé « Sur la formation des professeurs du secondaire en Allemagne et en France » et dans une lettre accompagnant ses propos, il écrivait à Vogt, le directeur du journal : À mon avis, il est à déplorer qu’en Norvège, dès que l’on considère l’école et l’université, on va trop vite d’une organisation bien établie à une autre fondamentalement différente. De cette façon, on passe souvent d’un extrême à l’autre. [...] Si l’on allait lentement, on ne risquerait pas d’aller aussi loin, si loin que l’on doit vite de nouveau faire marche arrière. Les changements dans l’enseignement secondaire devraient « être entrepris d’une main discrète », suggérait Lie. Il espérait que maintenant « plusieurs professeurs d’université plus âgés » répondraient aux violentes attaques qui surgissaient de toute part contre « les licences norvégiennes d’enseignement ». L’article de Lie parut en deux fois dans Morgenbladet. L’auteur affirmait d’abord que, nourri par son expérience personnelle, il connaissait les examens qu’il fallait passer pour devenir professeur, non seulement en Norvège et en Allemagne, mais aussi en France. En effet, les huit dernières années, l’École normale supérieure, « qui forme l’élite des futurs professeurs des universités et des écoles, avait envoyé, tous les ans, l’un de ses meilleurs bacheliers à Leipzig afin d’étudier mes théories sous ma direction », précisait-il. Des conversations avec ces « jeunes gens prometteurs » et son activité d’enseignant lui permettaient de juger des avantages et des inconvénients des systèmes de différents pays. Tout en demandant que son « action » ne fût, en aucune manière, interprétée comme une attaque contre quiconque, il soulignait que « des considérations sentimentales » ne l’empêcheraient pas non plus de combattre des opinions qu’il jugeait « fausses, préjudiciables, oui dangereuses, avec tout le sérieux que l’importance du sujet exigeait à [ses] yeux ». Lie avait adopté un ton objectif et sobre et s’étendait surtout sur la situation en Allemagne et en

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France. Pour terminer, il exprimait de nouveau ses idées personnelles. Après avoir indiqué que le poids de la pédagogie que Holst préconisait ne se rencontrait ni à Leipzig, ni à Paris et « guère ailleurs non plus », Lie concluait par : « Mais rien ne peut empêcher que, comme tant d’autres idéalistes avant lui, il ne fasse une expérimentation sérieuse dans cette direction. Il apparaîtra vite que ses idées ne possèdent pas les conditions vitales. » La discussion était avancée à ce point quand Lie était revenu dans son pays, en mars 1896, « afin de savoir si la Norvège [avait] ou non un quelconque besoin de [lui] ». Les débuts furent prometteurs. Lors d’une réunion des professeurs de sciences, tenue dans la capitale au début du mois d’avril, Lie fut suivi par la totalité des participants, à une exception près, pour demander au Parlement de proposer l’examen d’une nouvelle loi scolaire et de réformes pour l’enseignement secondaire. Sa réflexion se poursuivit par la publication d’un long article intitulé « Sur la formation des professeurs de sciences », un exposé très long, qui parut en quatre parties dans Morgenbladet entre la fin du mois d’avril et le début du mois de mai. Au cours de ces seuls deux derniers mois, Lie signa également deux contributions dans Dagbladet consacrées aux lycées modernes où il fit œuvre d’historien. La première s’intitulait « Joh. Sverdrup, Steen et A. M. Schweigaard à propos du lycée moderne » et la seconde « La place des disciplines scientifiques au lycée ». Lie avait joint au texte de son long article une lettre destinée à la rédaction de Morgenbladet : Si moi qui, dans le fond, n’ai jamais vécu que pour la science, je me lance maintenant dans la polémique et la lutte déchirante d’aujourd’hui, c’est avant tout dans le but d’affirmer l’autorité de la science et de l’université. Il poursuivait en se référant notamment à une réunion de la Société pédagogique de Christiania dans laquelle il avait, malgré de vives protestations, exprimé ses opinions : Quand j’entends [comme très récemment dans cette association pédagogique] la platitude et l’immaturité, pour ne pas parler de l’ignorance avec lesquelles de jeunes débutants, dont la propre action est certainement assez modeste, attaquent l’université en des termes si violents, je dois dire que je ne comprends pas que les propres membres de l’université ne répliquent pas fermement dans la presse populaire, en premier lieu. Je le ferai tant que mes compétences me le permettront. Mais le champ est vaste et les attaques nombreuses et malheureusement non des moindres en provenance des autorités de l’État.

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Lie envoya immédiatement l’article « Joh. Sverdrup, Steen et A. M. Schweigaard à propos du lycée moderne » au président du Parlement, Johannes Steen. Pour emporter l’assentiment de celui-ci, il conclut sa lettre d’accompagement en rappelant que « la commission scolaire des années 1865-1869 avait, en général, visé doublement juste en considérant l’école et la licence d’enseignement délivrée par l’université ». Lie défendait, dans ses articles, la vieille organisation. Il louait Broch qui, aidé de Schweigaard, avait élevé les mathématiques au rang de matière principale dans la première licence ès sciences de 1851 et il signalait le travail sur l’enseignement accompli par Bjerknes et Sylow. La nouvelle mouture de la licence ès sciences intervenue en 1876 — à laquelle, du reste, il n’avait pas participé — n’était qu’une révision toute naturelle. Les enseignants de l’université avaient en effet compris que l’ancienne forme exigeait trop de « talents variés et de puissance de travail chez les étudiants ». Lie pouvait accepter que Holst et d’autres voulussent redéfinir le programme de la formation des enseignants. « Beaucoup de chemins mènent à Rome et il y a aussi beaucoup de modèles pour une licence d’enseignement qui conduisent au but. » Toutefois, il relevait de son « devoir sacré » de combattre ce qu’il considérait comme une mauvaise interprétation des liens « entre les mathématiques élémentaires et celles appelées supérieures ». Il réagissait vigoureusement contre ce qui était dit et écrit, de toute part, sur l’enseignement des mathématiques et dans l’édition du 28 avril de Morgenbladet, il exprimait encore une fois les raisons pour lesquelles il devait « entrer en lice pour combattre les opinions qui, selon [son] entendement, [étaient] incorrectes et dangereuses » : J’ai, en somme, la profonde impression que le grand public n’a pas compris que les mathématiques ont été, depuis deux mille ans, une pierre angulaire pour la formation supérieure et que ce sont, avant tout, les mathématiques et les sciences de la nature qui, dans notre siècle, ont provoqué de grands progrès intellectuels et matériels dans les différents domaines. Lie avait conscience que ses points de vue n’étaient pas suffisamment pris en compte. Il commença probablement à répondre à l’« essai » qu’il s’était imposé avant de revenir dans son pays au mois de mars, ayant alors brandi la menace que si l’on voulait « paralyser les mathématiques supérieures au sein de l’université », il n’avait donc « rien à faire en Norvège ». Lie n’eut peut-être pas besoin de signes supplémentaires quand l’Association des scientifiques préféra s’adresser à Holst pour animer une discussion sur « une nouvelle organisation des études scientifiques ». Lie avait contribué à mettre cette association sur pied et beaucoup œuvré en sa faveur. Quand il avait défendu l’ancien système scolaire qui ne contenait aucun « cours de pédagogie », il avait présenté l’Association des scientifiques comme un forum où les étudiants en sciences recevaient la formation pratique et les connaissances les meilleures pour leur future activité professionnelle.

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Lie était mis « à l’épreuve » dans son pays : les étudiants en sciences voulurent que Holst leur expliquât comment la première licence ès sciences, si complète en 1851, était devenue dans les années 1870 — selon lui — plus mince, mais plus exigeante sur le plan professionnel. Cet examen, du fait de ces exigences plus élevées, était encore plus éloigné de l’école. Holst suggérait une division des études scientifiques en deux moitiés, l’une pédagogique et l’autre professionnelle, chacune demandant deux ans. Dans la partie pédagogique, les étudiants apprendraient comment enseigner toutes les matières scientifiques et comme base de ces connaissances, ils devraient s’intéresser à l’une de ces disciplines qui ferait l’objet d’un approfondissement scientifique dans la seconde partie. La discussion au sein de l’Association des scientifiques ne fut pas close le 21 avril et se prolongea une semaine, sans pour autant que Lie fût invité à y participer. La semaine suivante, il rentra à Leipzig, abandonnant l’idée de rester à Christiania huit mois par an. « Tout va rester comme par le passé », constatait-il. De retour à Leipzig, Lie semble s’être très rapidement acquitté de ses devoirs d’enseignant. Quand le semestre s’acheva à la mi-août, Lie revint passer ses vacances en Norvège, acccompagné de sa famille. Il envisageait d’aller dans le massif du Jotunheim. Il avait promis à Herman, alors âgé de douze ans, qu’ils escaladeraient le plus haut sommet du pays, le Galdhøpigg6 . Pendant son séjour en Norvège, qui s’étendit du mois d’août au début du mois d’octobre, la famille au grand complet se rendit dans le Jotunheim. Lie resta la plus grande partie du mois de septembre dans la capitale, alors qu’Anna et les enfants étaient probablement dans une pension à Åsgårdstrand où ils passaient habituellement leurs vacances. Toujours est-il que Lie se trouvait le 9 septembre — sans Anna et les enfants — parmi l’énorme foule qui se pressait sur le quai pour accueillir Nansen et ses hommes de retour de leur grande expédition polaire à bord du Fram. Ils pénétrèrent dans le fjord, escortés de bâtiments de guerre, de torpilleurs, de bateaux à vapeur, de voiliers et d’une flotte de petits bateaux. Le lendemain, Lie participa à l’immense fête que la capitale donnait en l’honneur de Nansen et de son équipage à Logen7 , dans la vieille ville. Il fut l’un des nombreux orateurs et lut les télégrammes de félicitations signés par les deux plus grandes sociétés scientifiques dont il était membre, l’Académie des sciences et la Royal Society à Londres ; il ajouta que les universités allemandes avaient suivi Nansen et son expédition polaire avec « la sympathie la plus chaleureuse et l’admiration la plus grande ». Lie était également présent quand la Société géographique fêta le voyage de Nansen. Peut-être se trouvait-il aussi parmi le 6 N.d.T.

: le Galdhøpigg culmine à 2469 mètres. : Logen tire son nom du bâtiment que les francs-maçons firent construire dans les années 1830. Pour pallier l’absence de grande salle de réception, la municipalité de la capitale s’associa au projet des francs-maçons qui souhaitaient avoir leurs propres locaux. En contrepartie, elle pourrait disposer de la salle des fêtes. L’édifice fut confié à la ville en 1862, à la condition qu’elle conservât cette salle. 7 N.d.T.

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vaste public qui se pressait à la fête populaire donnée le 13 septembre dans la forteresse d’Akershus dans laquelle Bjørnson salua l’expédition du Fram et proclama qu’elle avait accru l’honneur de la Norvège, renouvelé la confiance en soi du pays et transformé la nation tout entière en « une famille ». Lie se démarquait d’Ibsen qui voyait dans l’exploit de Nansen « un haut fait d’Indiens », mais les deux hommes se retrouvèrent parmi les vingt-sept personnalités qui, dans le sillage de « Nansen et de son action héroïque avec ses compagnons » invitaient maintenant à une collecte d’argent en vue de créer de meilleures conditions pour le travail scientifique norvégien. Cette collecte, dont le professeur Brøgger était la force vive, fut à l’origine de la fondation Nansen qui en peu de temps avait réuni un capital atteignant presque un million de couronnes. Afin de soutenir cette action, Lie prononça le principal discours, le 19 septembre, lors d’une réunion de la Société des étudiants. Il insista sur les conditions misérables que les sciences connaissaient en Norvège mais il souhaitait que beaucoup de Norvégiens doués pussent maintenant tenir la bannière de la science avec la même énergie que celle dont avaient fait preuve Nansen et ses hommes. Aftenposten et le Teknisk Ugeblad [« Hebdomadaire technique »] mentionnèrent ce discours. Lie avait vigoureusement affirmé les liens entre les mathématiques pures, le travail scientifique et la vie pratique avec ses innovations techniques. Une allusion à ce discours fut faite sept ans plus tard lors d’un appel lancé pour alimenter la fondation Nansen : De nos jours, la science se nourrit de chaque progrès sérieux, en particulier dans les domaines matériels. Ce pays, s’il veut participer à la concurrence mondiale, doit maintenir bien haut l’honneur de la science et ce, non seulement en raison de la publicité, mais en étant profondément convaincu de la valeur idéale et réelle de la science. L’enthousiasme de Lie à l’égard de Nansen et de la Norvège contribua peut-être à sa décision prise au mois de mars de la même année d’essayer de partager son temps entre Leipzig et Christiania. Grieg, qui se trouvait à Leipzig en février 1896, écrivait à son ami Rolfsen8 : « J’ai rencontré Sophus Lie et nous nous sommes serré la main très fort, partageant notre enthousiasme pour Nansen. Il fait aussi partie de ces Norvégiens qui, comme moi, sentent qu’il s’est passé quelque chose de grand en Norvège, qui nous donne une joie si intense comme si chacun en était le maître. » Pendant ses vacances, Lie continua à marteler ses opinions sur les réformes de l’enseignement secondaire. Depuis son départ soudain en mai de l’année précédente, la situation avait pris un tour tel qu’il se retrouvait aux côtés de Holst avec d’autres professeurs de sciences. Le Parlement avait voté une loi 8 N.d.T. : Nordahl Rolfsen s’intéressa notamment à la littérature pour la jeunesse. Il fonda un journal illustré pour les enfants et écrivit un livre de lecture s’appuyant sur des textes rédigés par des auteurs norvégiens et étrangers. Grieg souhaita mettre en musique des poèmes — pour certains dus à la plume de son ami — contenus dans cet ouvrage.

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sur l’enseignement public secondaire et beaucoup considéraient que de nombreux points conduiraient à une forte baisse du niveau en mathématiques et dans les autres sciences, en particulier dans les lycées modernes. Holst s’était exprimé à ce sujet dans l’édition du 10 juillet de Verdens Gang. Pour affaiblir davantage la voie classique, on envisageait de la remplacer par une filière historico-philologique. Les études dans cette dernière seraient, selon de nombreux avis, beaucoup plus faciles que dans la voie aussi bien classique ancienne que scientifique actuelle. Holst l’appelait « la grand-route vers l’université ». À son tour, elle affaiblirait le recrutement de la filière scientifique et par suite le niveau professionnel. Toujours selon Holst, en 1896, quatre lycéens sur sept choisissaient la voie scientifique et il ajoutait : « Cela signifie que plus de la moitié des étudiants ont investi dans des connaissances importantes et fondamentales dans ces domaines où, précisément, l’exercice de la pensée se trouve le mieux confronté aux exigences de la vie pratique. » Cette opinion s’accordait avec celle de Lie. Cependant, Holst avait également écrit le surlendemain, dans Morgenbladet — usant d’un petit ton taquin — que si la présentation du programme de formation des enseignants français que proposait Lie était correcte, elle n’était guère éloignée de celle que lui-même suggérait pour les norvégiens. Pourtant, il ne put s’empêcher d’exprimer quelques reproches sur la façon dont Lie avait critiqué ses « leçons propédeutiques ». Cette remarque alimenterait une nouvelle polémique, par journaux interposés, entre les deux vieux amis. De retour à Leipzig, Lie reprit la plume et signa, au début du mois de novembre, un article dans Morgenbladet intitulé « À nouveau sur la formation des professeurs de sciences français ». Lie avait posé à Tannery, le directeur des études scientifiques à l’École normale supérieure, une série de questions précises sur la manière dont, dans son école, l’enseignement pédagogique théorique était dispensé ainsi que son niveau. Lie avait reçu des réponses complètes et Tannery l’avait autorisé à les utiliser selon son gré. Lie en avait profité et fait imprimer, dans le même quotidien, ses questions accompagnées des réponses du mathématicien français. La conclusion était sans appel pour tous les lecteurs du journal : non seulement elle apportait un appui total à Lie qui soutenait le besoin et la nécessité d’une formation pédagogique théorique pour les futurs enseignants en sciences, mais elle montrait avec une très grande clarté que ce qui était déjà enseigné dans les lycées français était qualifié en Norvège de « théories d’un niveau élevé ». Pour finir, Lie maintenait que la version que Holst présentait, de ses dires et de ses écrits, était « incorrecte dans la forme et fausse dans le fond ». Il protestait contre la « licence poétique et hardie » que Holst utilisait coup sur coup pour « gâter, pour ne pas dire falsifier » ses propos. Lie ne put se retenir de railler son « adversaire acharné » et son « ton pédant de pédagogue ». Après avoir jonglé avec les concepts de « leçons propédeutiques de Holst » et de « leçons selon la recette de Holst », il soulignait qu’au fond il n’avait pas

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critiqué « les leçons propédeutiques que Holst faisait sur les mathématiques élémentaires » ; en revanche, ce dernier avait eu, pour sa part, le malheur de s’exprimer sur les leçons bien antérieures à son époque. Lie terminait par cette phrase énergique : « Mais grand Dieu ! Il y a bien des différences entre les gens. » Dans sa brève réponse imprimée dans Morgenbladet, Holst relevait que les nombreuses informations sur la situation de l’enseignement en France étaient intéressantes et révélaient que la présentation initiale faite par Lie était incomplète. Comparer la Norvège avec la France, grand pays riche, et utiliser l’École normale comme modèle pour la Norvège ne permettait pas vraiment de « toucher du doigt la réalité de notre terre natale ». Quant aux attaques personnelles dont il était la victime, Holst considérait que « les bévues anormales » de Lie étaient maintenant pires qu’auparavant et il écrivait : « Je déplore qu’un grand génie aussi brillant que Lie doive succomber à une faiblesse comme celle-ci. » Cet automne 1896 vit aussi la publication d’Illustreret Norsk Literaturhistorie [« Histoire illustrée de la littérature norvégienne »], le grand livre d’Henrik Jæger dans lequel « la littérature des sciences » était racontée sur plus de trois cents pages. Holst avait écrit sur les mathématiques norvégiennes, depuis Hauk Erlendsson9 (du XIVe siècle) jusqu’à Sophus Lie et ses élèves. Il y rappelait le salaire particulièrement élevé que le Parlement avait accordé à Lie pour obtenir son retour en Norvège et il concluait par la phrase suivante : « Nous pouvons ainsi espérer que Kristiania sera de nouveau, à l’avenir, l’endroit d’où ce Napoléon des mathématiques mènera ses théories à la victoire sur le champ de bataille. » Lie fit paraître son dernier article dans Morgenbladet en juin de l’année suivante. Sous le titre « Sur l’organisation des études universitaires », il donnait un sobre aperçu des idées qu’il avait présentées l’automne précédent devant les hommes politiques et les enseignants norvégiens ; il souhaitait qu’elles fussent imprimées maintenant car le Parlement allait de nouveau débattre de l’école. Dans la lettre d’accompagnement, il informait le directeur Vogt qu’un de ses collègues de l’université s’était enquis auprès de la rédaction du quotidien de la suite donnée à cet article, précisant que s’il n’était pas publié la semaine suivante, il serait donné à un autre journal. Lie justifiait ainsi la raison de cette attitude : « J’ai désormais plusieurs expériences du fait que Morgenbladet, comme tant d’autres journaux norvégiens, trouve plus aisément de la place pour des articles traitant de politique, de poésie et d’expéditions polaires que d’école et d’université. » Les expériences auxquelles se réfère Lie sont inconnues. Néanmoins, peu de temps après l’article paru dans Morgenbladet au mois de novembre sur la 9 N.d.T. : l’Islandais Hauk Erlendsson, qui vint à Oslo en 1299, réunit dans son Hauksbók des textes fondateurs de la littérature islandaise. Dans son ouvrage, il mentionnait pour la première fois, en Scandinavie, le système de numération indo-arabe et l’utilisation du chiffre 0.

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formation pédagogique à l’École normale, on pouvait lire dans Aftenposten un article intitulé « Sur Abel, Évariste Galois et Ludvig Sylow ». L’intention de Lie était d’assurer à Sylow, qui travaillait toujours comme professeur principal à Halden, une situation où il pourrait « consacrer toute son énergie à la rédaction de ses idées mathématiques ». Lie établissait des liens depuis Abel et Galois jusqu’à Sylow ; il citait des mentions laudatives émanant des mathématiciens allemands et français. Pour que les lecteurs puissent avoir « confiance » en ses propos, il rapportait que « lorsque la grande école scientifique qu’était l’École normale supérieure » avait fêté son centenaire, il avait été l’unique étranger à figurer dans le livre édité à cette occasion ; il y avait décrit l’influence que le grand génie mathématique Galois avait « exercée sur le développement des sciences de notre siècle ». Lie parvint à ses fins puisque l’année suivante, un poste de professeur extraordinaire fut créé à Christiania à l’intention de Sylow, mais assorti d’un salaire annuel réduit, atteignant seulement trois mille couronnes. Après son dernier article paru en juin 1897 dans Morgenbladet, Lie attendit encore plus d’un an avant de rompre ses liens avec Leipzig.

Chapitre 26

La dernière année Les derniers mois que Lie passa à Leipzig ne s’écoulèrent pas dans un climat aussi agréable que naguère ; la méfiance et les malentendus entachaient ses relations professionnelles. « Cher Mayer ! Vous m’êtes incompréhensible. Dans le privé, vous me montrez la plus grande bienveillance. Comme collègue et scientifique, vous m’offensez constamment. » Ainsi Lie s’adressait-il à Mayer dont les réceptions étaient les plus prisées de la ville. En revanche, Anna et les enfants menaient une vie de plus en plus facile : elle se plaisait à Leipzig et ils devenaient progressivement allemands. En 1897, Marie avait alors vingt ans et se trouvait encore dans le lycée de jeunes filles de mademoiselle le docteur Käthe Windscheid alors que Dagny, sa cadette de trois ans, fréquentait l’école supérieure de jeunes filles de mademoiselle Baur, pendant que Herman était inscrit au lycée Nikolai, l’un des plus réputés de la ville. Très longtemps après, le bruit courait dans la famille que Lie avait quitté Leipzig parce qu’il ne désirait pas, entre autres, que son fils portât l’uniforme allemand ; ce dernier était âgé de quatorze ans au moment du départ. Durant les vacances de l’été 1897, Lie fit une randonnée pédestre dans les Alpes suisses et italiennes, longea les lacs de Lugano et de Côme, traversa Milan puis Turin, Florence et Rome. Sa sœur Laura l’accompagna, accomplissant, cette année-là, son « grand tour » en Europe. Ensemble, ils revinrent vers le nord et rentrèrent à Leipzig à la fin du mois de septembre. Lie s’était réjoui de recevoir le prix Lobatchevski et de constater que le nombre d’étudiants en mathématiques avait crû, passant d’une vingtaine en 1895 à quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix durant les deux derniers semestres où il enseigna. Plus de vingt étudiants — dont certains venaient d’Amérique ou de Russie — assistaient à ses leçons de géométrie analytique et portant sur les transformations de contact. Au cours du semestre d’hiver 1897-1898, il organisa des séances d’exercices intitulées « Sur quelques nouveaux domaines des mathématiques ». Parmi ses « étudiants d’élite » qui suivaient les cours de Lie durant cette dernière période figurait Kowalewski,

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arrivé en 1896 après avoir fréquenté les universités de Königsberg et de Greifswald. Dans ses mémoires, rédigés plus d’un demi-siècle plus tard, il rapporta ses impressions sur son professeur. Il considérait « comme une grâce particulière de Dieu » d’avoir rencontré le « plus grand mathématicien de tous les temps » et d’en être devenu un familier. Pour sa part, Lie considérait Kowalewski comme l’un de ses étudiants allemands les plus doués. Celui-ci soutint sa thèse de doctorat au printemps 1898, sous la direction de Lie, puis sa thèse d’habilitation l’année suivante, avant de devenir, deux ans après, professeur à Greifswald. D’après ce témoignage, Lie n’était jamais en bonne santé, « son visage était souvent tout jaune », il souffrait fréquemment d’insomnies et de sensations de froid dans la tête. En raison de celles-ci, peut-être aggravées par le fait que sa chevelure autrefois abondante était devenue clairsemée, Kowalewski ajoutait que Lie avait pour habitude de porter un couvre-chef, un vieux chapeau noir tout usé, pendant ses cours en amphithéâtre. Obéissant à la pression familiale, il s’en acheta un nouveau et l’ancien fut soigneusement dissimulé par madame Anna. Quand il participa au conseil de l’université, il arbora sa nouvelle coiffure mais quand il se trouva quelques jours plus tard dans l’amphithéâtre, il avait remis son ancien couvre-chef. Les étudiants avaient ri et Lie s’était autorisé un sourire de satisfaction : il avait découvert la cachette de son épouse et troqué le chapeau neuf contre l’ancien, beaucoup plus souple et lui tenant mieux sur la tête. Lie aimait enseigner, en particulier ses propres théories. Il établissait de véritables contacts avec ses étudiants qu’il appelait souvent par leurs noms quand il répondait à leurs questions. Toujours selon Kowalewski, il était si sûr de son sujet et de la façon de le conduire, qu’il n’avait jamais besoin de se préparer. Il ouvrait la séance en demandant à voir les notes prises par un étudiant assis au premier rang, hochait la tête avec satisfaction, disait : « Oui, je me rappelle maintenant » et partait dans de brillants développements. Il arrivait aussi quand il se lançait au plus profond de sa théorie de l’intégration qu’il s’écriât : « Viens ici, Kowalewski, et dis-moi ce que nous devons faire. » Quand il s’adressait à ses « étudiants d’élite » qui, outre Kowalewski, comptaient un Grec, un Russe et quelques Américains, il proclamait volontiers : « Vous devez vous exercer avec les concepts fondamentaux de ma théorie comme un soldat avec son fusil. » Au cours de l’automne 1897, Poincaré lui avait écrit. Il se souvenait que lors de son passage à Leipzig quelques années plus tôt, Lie avait évoqué des surfaces qui « se doublaient par translation » et il se demandait maintenant si Lie avait publié un article à ce sujet. La réponse de ce dernier est inconnue, peu de trace subsistant de sa correspondance échangée avec les mathématiciens français à cette époque. Au cours de cette année, la Société des sciences de Leipzig publia quatre traités de Lie. Le premier concernait le théorème d’Abel et les variétés parallélisées. Dans le deuxième, Lie montrait comment il avait travaillé, toutes ces années, sur ce que l’on appelait les invariants intégraux, sans avoir utilisé ce concept et que les théorèmes que Cartan et Poincaré, entre autres, avaient maintenant formulés, résultaient immédiate-

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ment de ses théories sur les invariants différentiels ; dans le troisième, il avait approfondi ce sujet, alors que le quatrième traitait de la géométrie des droites et des transformations de contact. On ignore si Lie, tout seul ou en accord avec Anna, avait arrêté quelque projet fixant la fin de son activité à Leipzig. Toutefois, à la fin du semestre d’hiver en 1898, le voyage de rentrée en Norvège commença à prendre forme. Lie se rendit à Kristiania au milieu du mois de mars pour étudier les conditions de son retour. Il parla avec de vieux amis, rencontra le Premier ministre et dut aussi participer à des entretiens au ministère du Culte et de l’Instruction. Du ministre Wexelsen, il reçut la proposition suivante, datée du 23 mars : Il y a une possibilité pour vous d’occuper à nouveau votre chaire de professeur de mathématiques à l’université de Kristiania (anc. 1er juillet 1872) avec un salaire, un supplément pour les années de service et un supplément personnel pour un montant total de dix mille couronnes comme le Parlement en a décidé le 9 juillet 1894, et donnant suite à la résolution royale du 9 août 1894 [c’est-à-dire après la suggestion de Bjørnson et de Holst de lui accorder le titre de « professeur en théorie de groupes de transformations »], pendant que l’on considérait votre lettre au ministre comme une demande de retrait de la résolution du 2 mai 1896 [c’est-à-dire que l’acceptation de la proposition de Lie datant du printemps 1896 demandant à ne pas travailler pendant le semestre d’hiver et de recevoir cinq mille couronnes par an était annulée]. Le ministère, dans les limites que la loi lui permet, fera tout son possible pour faciliter le passage de vos enfants de la condition allemande à norvégienne dans les domaines scolaire et universitaire. Cinq jours plus tard, le ministre annonçait que Lie viendrait dès qu’il serait libéré de ses obligations en Saxe. Le conseil de l’université fut informé et considéra qu’à partir de ce jour, Lie occupait de nouveau sa chaire. Dans l’intervalle, le 25 mars, ce dernier assista également à une réunion de la Société des sciences. Il logeait chez sa sœur Laura, à la fondation Eugenia, et semble avoir alors signé un bail de location, courant à partir de l’automne, pour un appartement proche, dans Eugenies gate, une rue située dans une autre partie de la ville que celle où il avait habité avant de partir pour Leipzig. Il lui faudrait marcher davantage pour se rendre à l’université que lorsqu’il habitait Drammensveien qui donnait sur le fjord. Il expédia plusieurs cartes à Anna et aux enfants pendant son séjour dans la capitale. L’une destinée à son fils Herman porte les mots suivants : « Je pense que je dois t’écrire pour te raconter qu’aujourd’hui Fridtjof Nansen est venu à Eugenia pour me parler du monument Abel. Tu peux imaginer

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Figure 46 – La famille : Anna et Sophus avec leurs enfants Herman (né en 1884), Marie (née en 1877) et Dagny (née en 1880).

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Figure 47 – Deux clichés de la famille Lie. En bas, avec Laura — sœur de Sophus — assise sur les marches et le couple Lund à côté et derrière elle.

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Figure 48 – En haut : photo de Lie vraisemblablement prise lors de son séjour en Norvège au cours de l’automne 1888. En bas : ce dessin de Gustav Lærum accompagnait l’article nécrologique paru, le 21 février 1899, dans Verdens Gang.

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Figure 49 – Sophus Lie sur son lit de mort. Erik Werenskiold fit ce dessin le lendemain du décès de Lie.

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les enfants placés sur les marches et les fenêtres ; ils criaient des hourras en son honneur. Ce fut très jubilatoire. Je lui ai raconté que lorsque Kristiania avaît fêté son retour [il y a] un an et demi, Laura et moi avions participé à un magnifique banquet Nansen. Nansen a l’air vraiment bien ; il est un peu plus grand que moi. Son fils est désormais en bonne santé après la scarlatine et la petite Liv, qui a maintenant cinq ans, se porte bien. » Sur une autre carte, il s’adressait à son épouse en ces termes : « Je me porte très bien, mais je n’ai rien de particulier à te raconter. Demain je vais chez Ernst. [...] Le professeur J. Vogt est à Berlin. S’il vient chez nous, fais attention. C’est une bête malfaisante. » Lie pourrait avoir usé de cette expression à l’égard de son neveu, car celui-ci et Helland s’étaient, à maintes reprises, opposés. Lie arriva à Leipzig à la fin du mois de mars 1898 et s’accorda presque deux mois avant d’informer les autorités saxonnes de sa décision que ces dernières essayèrent, par tous les moyens, d’infléchir. Le ministre de la Culture, von Seydewitz, vint en personne de Dresde pour s’entretenir avec Lie, lui proposant de meilleures conditions s’il restait. Lie s’autorisa à figurer, comme d’habitude, sur le registre des cours qui devaient être dispensés le semestre suivant à Leipzig et qu’il devrait assurer. Quand le semestre d’été s’ouvrit le 18 avril, il se trouvait néanmoins à Rome où il rendait visite à Bjørnson qui, fatigué de la situation dans son pays, séjournait depuis deux mois dans la ville éternelle. Ce voyage en Italie, que Lie avait effectué en compagnie de sa famille, semble s’être déroulé à la satisfaction générale. Bjørnson confiait — le 25 avril, depuis la capitale italienne — à son ami, le professeur de littérature Christen Collin, resté en Norvège : « Sophus Lie était ici avec sa famille. Vous devriez le fréquenter ! C’est une expérience essentielle qui redonne foi en la vie ! Quel bonhomme ! » Lie formait de grands projets pour commémorer, en 1902, le centenaire de la naissance d’Abel. Il consacrait alors force énergie au monument en l’honneur de son illustre compatriote et il s’en était entretenu avec Nansen. Il envisageait une statue en bronze qui serait érigée devant l’université de Kristiania ; cette idée, qui courait en Norvège depuis plus de vingt ans, semblait pouvoir enfin se réaliser. Il soutenait également deux autres projets, peut-être pour affirmer sa propre position dans son pays. Le premier prévoyait la rédaction d’une grande histoire des mathématiques norvégiennes dans laquelle figureraient notamment les noms de Wessel, Abel, Broch, Bjerknes, Sylow, Holst ; Lie comptait offrir bien plus que les trente-quatre pages que ce dernier avait consacrées deux ans plus tôt à ce sujet dans l’ouvrage de Jæger, Illustreret Norsk Literaturhistorie. Le second, de dimension internationale et dont Lie était à la pointe, consistait à réunir de l’argent pour créer une fondation Abel. Lie souhaitait que cette institution décernât, tous les cinq ans, un prix à un travail accompli dans le domaine des mathématiques pures. Il était probablement inspiré par la collecte en cours et réussie en faveur de la fondation Nansen à moins qu’il ne pensât à Alfred Nobel1 qui, dans son 1 N.d.T.

: cette idée semble aussi inspirée par le prix Lobatchevski, décerné théorique-

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testament connu depuis le mois de janvier de l’année 1897, avait réservé une grande partie de son immense fortune à la remise annuelle de cinq prix. Trois relevaient du domaine des sciences : la physique, la chimie et la médecine — mais pas les mathématiques ; les deux autres concernaient la littérature et la paix, l’honneur d’attribuer ce dernier revenant au Parlement norvégien et les autres à l’Académie royale des sciences et à l’Académie suédoise. Lie prit contact avec tous ses collègues européens, évoquant les préparatifs de la célébration d’Abel. Il précisait explicitement que si le monument était érigé avec uniquement de l’argent norvégien, la fondation Abel devait être internationale ; un comité international décernerait le prix et étudierait les candidatures, même si la décision était prise en Norvège. Lie lança des invitations à souscrire et reçut aussitôt des réponses enthousiastes. Lors de son voyage en Italie, Lie avait voulu rencontrer Cremona à Rome et Bianchi à Pise mais les deux mathématiciens se trouvaient ailleurs. Cependant, le premier, depuis Rome, répondit rapidement, le 4 avril, qu’il soutenait ce projet et le second envoya, depuis Pise, une lettre — que son destinataire reçut le 21 avril — dans laquelle il exprimait ses profonds regrets d’avoir été absent au moment où Lie lui avait fait l’honneur de vouloir lui rendre visite ; il lui affirmait figurer parmi ses innombrables admirateurs et formait le vœu de pouvoir le rencontrer s’il comptait revenir bientôt en Italie, peut-être à Pise ou à Florence. Il suffirait à Lie de le prévenir afin qu’il ne manquât pas « une occasion si précieuse ». Depuis Paris, Picard l’assura, le 6 avril, tout comme son beau-père, Hermite, être favorable à la célébration de ce centenaire. Le premier soulignait que l’admiration pour Abel et la Norvège était vivante en France. Il se mettait à « la disposition » de Lie et le second lui donnait par avance deux cents francs pour le « Prix abélien » qu’il souhaitait instaurer à Kristiania. Picard lui confiait qu’il croyait aussi que la France pourrait verser une somme conséquente, que les universités et les lycées apporteraient leur participation ; il demandait à être informé du cours de son travail. Il émettait une seule réserve, préférant que le prix fût décerné tous les ans. Darboux réagit également positivement, le 27 avril. Il était entièrement prêt à servir pour honorer Abel et son centenaire. Il certifiait à Lie qu’il pouvait compter sur l’aide de tous les mathématiciens français. Forsyth, professeur au Trinity College à Cambridge, lui apporta, le 13 mai, son soutien. Lord Kelvin ferait de même ainsi que le docteur Salmon et beaucoup d’autres, ajoutait Forsyth qui par ailleurs remerciait Lie pour les commentaires qu’il avait rédigés sur son importante édition des textes de Cayley. De retour d’Italie, Lie trouva encore le temps d’effectuer un petit voyage à Berlin pour rassembler de l’argent pour la fondation Abel avant le début du semestre d’été à Leipzig. ment tous les cinq ans par des spécialistes de la discipline, et alimenté par une fondation créée à cet effet. Voir É. Cartan, « Un centenaire : Sophus Lie », dans F. Le Lionnais, Les Grands Courants de la pensée mathématique, Blanchard, Paris, 1962, p. 256.

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Pour la première fois depuis leur rupture intervenue plus de cinq ans auparavant, il s’adressa à Klein, en poste à Göttingen. Avant de lui demander sa coopération et son soutien à la fondation internationale, il le remerciait de son rapport rédigé pour le compte du prix Lobatchevski, et l’informait notamment de sa décision de quitter Leipzig et de rentrer à Kristiania. Dans sa réponse datée du 12 mai, Klein lui apportait son aide, ainsi que celle très probable de Hilbert, au sujet de la fondation Abel. Quatre jours plus tard, le 16 mai, Lie reçut une lettre de Frobenius qui, depuis Berlin, exprimait, tout comme Schwarz, son scepticisme devant l’idée d’une fondation Abel qui décernerait un prix pour récompenser des travaux mathématiques. Ils doutaient du principe des prix et Frobenius prétendait même qu’ils conduisaient souvent les jeunes talents hors du droit chemin. Également depuis la capitale prussienne, Fuchs l’assura, le 18 mai, de son soutien pour fêter le centenaire d’Abel. Néanmoins, il jugeait la proposition d’une fondation destinée à remettre périodiquement un prix Abel peu judicieuse en Allemagne. Tous les cercles de la ville savaient que Lie voulait rompre son contrat à Leipzig et qu’il avait lui-même engagé ce processus et le compte à rebours. Il relisait ses papiers et formait des piles de courrier, d’articles et de travaux non publiés. La plus grande partie des vingt mille folios qui composent son Nachlass2 semble avoir été classée par Lie lui-même au cours de ces derniers printemps et été passés à Leipzig. Le 8 juin, il reçut un aperçu des éditions Teubner sur les ventes des quatre dernières années et un état du stock de ses six ouvrages publiés par cette maison. Les trois tomes de la Theorie der Transformationsgruppen s’étaient respectivement vendus à soixante-huit, quatre-vingt-trois et quatre-vingt-un exemplaires et il en restait respectivement trois cent cinquante-huit, trois cent quatre-vingt-dix-sept et quatre cent soixante-seize. Le livre contenant ses leçons sur les équations différentielles avait été vendu à cent soixante-quinze exemplaires, mais quatre cent quatrevingt-deux attendaient des acquéreurs ; le livre consacré à ses cours portant sur les groupes de transformations avait trouvé cent dix-neuf clients, mais il en manquait encore quatre cent soixante-quatre. Le dernier ouvrage de Lie, paru au printemps 1896, et qui traitait des transformations de contact, s’était vendu à vingt-six exemplaires l’année précédente et il en restait six cent quarante-deux. Ses devoirs d’enseignant accomplis au début du mois d’août, Lie se rendit avec sa famille, une dernière fois, à Berga. Ils descendirent à l’hôtel de la Mairie et après quelques jours, il partit avec son fils, âgé de quatorze ans, à Bad Esler. Herman écrivait : « Chère maman. Papa et moi sommes maintenant assis au café de l’établissement thermal et nous écoutons un concert. Nous mangeons des gâteaux et nous buvons un café glacé. Merveilleux. » On ignore si, à cette époque, Lie se sentait malade ou fatigué et consultait un médecin. Il ne semble pas que Lie ait lui-même apporté quelques commen2 N.d.T.

: papiers laissés après sa mort.

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taires sur la maladie dont il commençait à souffrir et les médecins ne furent jamais les personnes vers lesquelles il se tourna en premier. Bad Esler était une ville d’eaux située à la frontière avec la Bohème, connue pour ses sources thermales et ses bains de boues minérales, une ville de cure où l’on soignait toutes les anémies et les troubles du métabolisme, les maladies de la peau et du cœur, ainsi que les rhumatismes et les maladies nerveuses. On ne dispose d’aucune information sur le départ de Leipzig, sur la date où les colis furent faits et envoyés à Kristiania, Lie s’étant au fil des années constitué une imposante bibliothèque. Kowalewski se rappelait que Lie avait pris congé de lui à Leipzig de manière « touchante » et l’avait assuré que, toujours, il lui « tendrait la main ». Hölder, le successeur de Lie, souhaitait le rencontrer avant son départ. Il lui écrivit, depuis son domicile à Oberhof3 , le 7 septembre. Il avait appris, grâce à Mayer, que Lie resterait à Leipzig jusqu’à la mi-septembre. Engel mentionna également ultérieurement que Lie était rentré à Kristiania au mois de septembre. Si l’on en croit Holst, il avait regagné la capitale norvégienne au moment où s’ouvrait le semestre d’automne, au milieu du mois de septembre. Sur la route du retour, Lie fit une halte à Göttingen pour saluer Klein et son épouse. Cette visite ne semble pas avoir rétabli l’amitié qui liait les deux mathématiciens. Leur correspondance demeura interrompue ; néanmoins, une sorte de réconciliation se serait instaurée entre les deux hommes. Klein dut s’apercevoir que Lie n’était pas en bonne santé, mais se retint de poser des questions sur son état au cours de l’automne. Cinq mois plus tard, le 27 janvier 1899, il confiait à Mayer : « Vous devez bien avoir entendu que malheureusement tout ne va pas encore très bien pour Lie » et il ajoutait que se remettre de « cette anémie épouvantable » qui avait également beaucoup pesé lors de sa réinstallation en Norvège suscitait certainement des difficultés. Quand et comment avait-il appris que Lie souffrait d’une « anémie » est inconnu. Quand la famille Lie arriva à Kristiania, elle emménagea au premier étage d’un assez grand immeuble neuf en briques haut de quatre étages, au 22 de la Eugenies gate. Construite, en 1892, dans un style néo-Renaissance par l’architecte Johan Grøstad, cette maison présentait une façade ornée de colonnes de stuc et de magnifiques corniches sculptées. L’appartement disposait d’un salon et d’un balcon orientés vers le sud-est, alors que les autres pièces, face au nord, ne recevaient pas la lumière du soleil. Herman fut inscrit à l’école Aars et Voss, en première année de lycée, Dagny en deuxième année pendant que l’aînée entamait ses études universitaires. L’un des derniers gestes de la famille Lie, avant de quitter Leipzig, semble avoir été de fêter, le 17 septembre, la réussite de Marie à ses examens. Le carton d’invitation, le menu et le programme musical de cette réception sont conservés dans les papiers de Herman. 3 N.d.T.

: cette ville se trouve à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest d’Erfurt.

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Selon le programme officiel des cours, Lie reprit immédiatement son enseignement : « Sophus Lie, docteur et professeur extraordinaire de mathématiques, a l’intention, durant les heures qui seront précisées ultérieurement, de traiter des équations différentielles. » Holst décrivit le retour de Lie en ces termes : « Il entama le semestre d’automne avec une série éblouissante de leçons qui fut plus qu’une confirmation de tout ce que l’on avait espéré. Deux élèves étrangers, un Autrichien et un Américain, l’avaient suivi et il forma, avec eux et l’élite des jeunes mathématiciens norvégiens, un séminaire privé du plus haut intérêt. Deux mois plus tard, il dut réunir ce séminaire chez lui. » Là, il recevait probablement uniquement les deux étudiants étrangers. L’Américain Edgar Odell Lovett de Princeton, dans le New Jersey, écrivit ultérieurement à madame Lie et à ses filles et se dépensa pour la publication de l’ensemble des traités de Lie qui prit la forme de sept volumes, les six premiers entre 1922 et 1937, le dernier en 1960. Que trouva la famille Lie de retour en Norvège, en 1898 ? Quelles étaient les préoccupations des gens de la capitale et quelles pensées animaient Sophus devant ce qu’il voyait ? La presse se préoccupait, en cet automne, de la remise du tout premier prix Nobel de la paix. Bjørnson se prononçait en faveur du tsar Nicolas II qui, de son côté, aurait affirmé que ce dernier était son écrivain préféré. D’autres souhaitaient partager ce prix entre quatre lauréats. Finalement, le prix ne fut pas décerné cette année-là4 à la satisfaction de beaucoup quand, quelques mois après, le tsar s’empara, à la suite d’un coup d’État, du gouvernement du grand-duché de Finlande. Par ailleurs, les journaux se faisaient régulièrement l’écho des progrès de l’expédition polaire arctique conduite à bord du Fram par Otto Sverdrup. Au mois de novembre, on pouvait applaudir Paul Lange og Tora Parsberg (Paul Lange et Tora Parsberg), la nouvelle pièce de Bjørnson qui traitait du rapport des forces dans la politique norvégienne. L’affaire Dreyfus revenait constamment dans la presse. Lie ne s’exprima jamais publiquement sur cette affaire. Il avait réagi contre la politique allemande qui avait supprimé, en Alsace et en Lorraine, la liberté de la presse et de réunion. Quelques années plus tard, après l’arrivée de Lie à Leipzig en 1888, Charles Appell, un propriétaire d’usine originaire d’Alsace et catholique, avait été accusé de haute trahison par le tribunal de Leipzig. Son frère, le mathématicien Paul Appell, se rendit dans cette ville pour suivre le procès et fut reçu dans les meilleures conditions par Lie. Celui-ci voulait tellement l’honorer qu’il l’invita à dîner, mais aucun de ses collègues allemands n’osa accepter de participer à cette soirée. P. Appell rapporta dans son livre, Souvenirs d’un Alsacien, l’aide que Lie lui avait apportée et louait son courage dans ces circontances difficiles. C. Appell fut condamné à une année de prison et neuf années de travaux forcés. En 1894, Dreyfus, juif et fils d’un autre propriétaire d’usine alsacien, fut à son tour condamné au bagne à vie par la 4 N.d.T.

: les cinq prix Nobel furent tous remis pour la première fois en 1901, l’économiste pacifiste Frédéric Passy et le fondateur principal de la Croix-Rouge, Henri Dunant, se partageant le prix Nobel de la paix.

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justice française. Zola, Bjørnson et bien d’autres5 remplirent les colonnes des journaux de prises de position, de pétitions et d’informations nouvelles sur ce verdict injuste. Lie semble ne s’être livré à aucune activité particulière dans la capitale norvégienne. Il donnait ses cours devant quelques étudiants, mais il n’était pas question de nouveaux articles. Bien avant son départ, il avait communiqué son dernier travail, sur les équations différentielles et les transformations de contact, à la Société royale de Saxe des sciences de Leipzig qui devait l’imprimer. Les journaux de Kristiania continuaient de promouvoir l’importance des sciences dans la vie quotidienne. Des appels pour nourrir la fondation Nansen étaient lancés et un comité fut mis sur pied pour recueillir davantage d’argent. La fondation Abel souhaitée par Lie ne cessait de perdre du terrain et trouver des idées pour gagner le public paraît avoir été trop difficile. Selon certaines sources, Lie se sentait si mal que, depuis la mi-novembre 1898, il n’avait plus la force de faire à pied le chemin qui menait de chez lui jusqu’à l’université. Il espérait pourtant recouvrer la santé et il avait prévu au semestre de printemps, à côté de son « séminaire privé », de donner « quatre heures par semaine de cours entre douze et treize heures sur les équations différentielles pour les plus avancés et deux autres heures hebdomadaires au même moment sur la géométrie analytique destinées aux débutants », dans l’amphithéâtre no 2. Lie dut bien s’entretenir, à un moment ou à un autre, de son état de santé avec son ami, le médecin Lund, qui pratiquait son art depuis plus de trente ans. En poste dans la capitale depuis quinze ans, il avait étudié les stations balnéaires et thermales d’Allemagne et de Suisse et il portait le même intérêt à ces villes en Norvège. Sa spécialité ne le tournait pas vers les maladies dont souffrait Lie. On ignore quand l’anémie pernicieuse fut diagnostiquée mais l’on raconta plus tard que Lie apprit la nouvelle la veille de Noël 1898. Cette révélation équivalait à une condamnation à mort. À ce moment, Kristiania accueillait un spécialiste de cette maladie de renommée internationale en la personne du professeur Søren Bloch Laache. Dès 1881, il avait reçu un prix pour son travail « Sur l’état des globules rouges dans les anémies secondaires » et deux ans plus tard, il publiait en allemand Die Anämie, un ouvrage qui lui avait valu cette réputation parmi les plus grands hématologistes de niveau international. Le professeur de Laache, Worm-Müller, ancien collègue de Lie et cofondateur de la revue Archiv for Mathematik og Naturvidenskab, avait également étudié et rédigé des articles sur les différents types d’anémie. Dans son livre, Laache avait tracé des 5 N.d.T. : Grieg réagit aussi contre le sort réservé au capitaine. Il séjournait chez son ami Bjørnson, à Aulestad, quand il reçut, au mois de septembre 1899, une invitation d’Édouard Colonne pour venir jouer à Paris. Cette lettre arriva alors que pour la deuxième fois, Dreyfus était condamné. Pour cette raison, le musicien déclina la proposition du chef d’orchestre et se laissa convaincre, par le gendre de son hôte, de laisser paraître sa réponse dans le journal... allemand Frankfurter Zeitung, provoquant ainsi l’ire de nombreux Français. Quand Grieg fut de nouveau invité au théâtre du Châtelet, il dut affronter, au mois d’avril 1903, une violente cabale qu’il parvint finalement à vaincre.

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courbes de fièvre, dessiné les globules rouges et donné leur nombre, ainsi que présenté en détail l’évolution de la maladie chez onze patients souffrant d’anémie pernicieuse. Sur les trois cents pages que comptait l’ouvrage, cent trente étaient consacrées à cette forme la plus dangereuse de l’anémie. Chez presque tous les patients que Laache avait suivis, le mal avait inexorablement évolué. Plus de la moitié d’entre eux étaient décédés moins de six mois après que Laache les eut rencontrés, quelques-uns avaient vécu plus longtemps et un seul avait recouvré la santé. Quand il soupçonna la nature du mal dont souffrait Lie, le docteur Lund, fait étrange, ne consulta pas Laache. Celui-ci travaillait au Rikshospital6 et possédait également sa propre clientèle. Peut-être encore une fois Lie répugnait-il à consulter un médecin qui aurait pu agir. Il s’était déjà conduit de la sorte au moment où Anna, à l’automne 1888, redoutait de souffrir d’un cancer du sein. Il avait alors manifesté son angoisse devant un diagnostic précis et vécu ce qu’un tel refoulement lui avait coûté. Il était devenu insomniaque puis, selon ses propre mots, empli d’un tel désespoir sans limite qu’il s’était effondré alors que le mal d’Anna s’était avéré relativement bénin. Cette maladie du sang était alors incurable. Dans ses travaux, Laache n’évoquait aucun remède autre que celui qui permettait de faire baisser les différentes sortes de fièvre. On savait que cette maladie s’accompagnait d’un manque de globules rouges. Comment pouvait-on pallier cette déficience ? Avant que cette corrélation ne fût définitivement découverte, on recommandait aux patients de manger des aliments riches en fer susceptibles d’augmenter le nombre de globules rouges. Dans la majorité des cas, le diagnostic était, cependant, établi trop tard pour que le seul changement de régime se révélât efficace. L’anémie pernicieuse est provoquée par une carence en vitamine B12 . La maladie se développe quand le patient ne peut plus assimiler cette vitamine essentielle à la division saine des cellules dans le corps. Un manque de vitamine B12 peut donc affecter toutes les cellules et de cette manière provoquer beaucoup de symptômes. Les problèmes oculaires constatés depuis des années pouvaient en constituer un. Très souvent, une division tardive des cellules peut aussi toucher la moelle épinière et le système nerveux. On parle alors de la psychose de la carence en vitamine B12 . Dans tous les cas, la maladie affecte l’équilibre ; un engourdissement des bras et des jambes modifie la façon de marcher. La peau devient livide, la sensibilité s’émousse, les mouvements de la langue et des mâchoires subissent des perturbations. Quand la fin approche, il est difficile de quitter le lit. La mort arrive néanmoins calmement et sans douleur. L’anémie pernicieuse peut être d’origine génétique. Elle frappe les adultes, particulièrement ceux d’un âge avancé. La maladie se développe, presque toujours, d’une manière progressive accompagnée de symptômes aigus. Dans ces conditions, il semble irréaliste de penser que si cette maladie avait été 6 N.d.T.

: le Rikshospital, fondé en 1826, est l’hôpital le plus important de la capitale.

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dépistée plus tôt chez Lie, par exemple, quand il avait souffert de sa dépression nerveuse, dix ans auparavant, il aurait pu en guérir. Sophus Lie mourut à son domicile, le 18 février 1899 à une heure et demie de l’après-midi ; son épouse était très certainement à ses côtés et, peut-être aussi, le docteur Lund qui rédigea le certificat de décès : « Cause du décès : anémie (pernicieuse) » — « Durée de la maladie : 1/2 - 1 an ». Il tenait vraisemblablement cette indication de l’intéressé. Les deux derniers mois, Lie dut prendre conscience qu’il allait mourir. Il est difficile de s’imaginer comment il se résolut à accepter calmement son destin, lui qui toujours voulait réagir avec fermeté face à d’importants événements. Aucun membre de sa famille ne commenta son attitude quand il apprit la vérité et l’interpréter comme si la fatigue et l’indifférence consécutives à l’anémie avaient tempéré ses réactions s’avère impossible à affirmer. Le décès de Lie semble être survenu soudainement, à la surprise générale. Les réactions affluèrent de toutes parts. La première émana de Holst qui, dès le lendemain, rédigea un long article de souvenirs dans Dagbladet. Après avoir commenté la funeste nouvelle, il décrivait la vie de Lie et sa place au royaume des mathématiques — il était l’« un des hommes les plus considérables que notre pays engendra au cours de ce siècle » — et après avoir mentionné « sa plus grande passion après sa discipline » à savoir l’amour de la nature norvégienne, il concluait par : « Personne n’a jamais suivi avec autant de chaleur et d’intérêt le cours des événements de notre pays que lui depuis son glorieux exil. » Lie mourut un samedi. Le mardi suivant, le conseil de l’université se réunit et décida que son enterrement serait célébré dans l’église de la Trinité selon « les dispositions de l’université ». Le conseil fit aussi un rapport sur le décès au ministère du Culte et demanda que madame Lie profitât des conditions économiques dont elle aurait bénéficié à Leipzig. Il semble également que les pouvoirs publics firent leur possible pour satisfaire ce vœu. Le Parlement décida ultérieurement, en réponse à l’offre de sa veuve, d’acheter la bibliothèque du mathématicien pour un montant de trois mille couronnes ; les livres furent donnés à l’université où ils constituent l’épine dorsale de la collection d’ouvrages situés dans la salle de lecture des étudiants en sciences. Un épisode cocasse intervint avant cette vente. Trois mois après la disparition de Lie, le 29 mai 1899, Engel s’adressait à Holst et lui demandait de chercher s’il ne se trouvait pas parmi ces volumes quelques-uns provenant de Leipzig, notamment les œuvres de Galois, la première édition de celles de Riemann et des tirés à part du Journal de Liouville avec une couverture bleue et revêtus du tampon de l’institut. Engel n’en était pas certain et pour cette raison ne voulait pas s’adresser directement à madame Lie. Il espérait que Holst aurait accès à la bibliothèque de Lie. On ignore si la requête aboutit. Les funérailles de Lie se déroulèrent solennellement le 24 février. L’église de la Trinité était comble. Le président du Parlement, le Premier ministre

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et le ministre du Culte et de l’Instruction se trouvaient à la tête des représentants officiels de la Norvège. D’après les journaux, des feuilles de laurier et de palmier décoraient l’autel, la chaire et les fonts baptismaux. Le bureau de la Société des étudiants, portant ses bannières drapées de crêpe noir, se tenait dans le chœur. La cérémonie commença par un chant écrit par Holst et entonné par les étudiants sous la direction de leur chef : Le chemin des étoiles profond dans le firmament, La houle du grain dans le vent, La mer, quand elle éclate et écume Même le doux cocon de l’été ; Tout est pesé, mesuré et compté Les forces, les routes, le temps, tout. Suivirent deux autres strophes sur les nombres et les mathématiques qui décrivaient sa grande créativité. Après, le pasteur — le docteur KroghTonning — évoqua la grandeur de la science, la volonté de Dieu et le sacrifice de Lie pour rentrer dans son pays qui put seulement lui offrir une tombe. Puis vint la dernière strophe : Tous remercient quand les grands Nous procurent le plaisir de voir une fois : Ici l’esprit se met lui-même à prendre la parole, Élève ton visage, fléchis ton genou : Merci que le grand interprète des pensées Soit né, soit nourri dans notre peuple. Le discours du pasteur et le chant de Holst furent intégralement reproduits le même jour dans Aftenposten avec de larges extraits des discours qui accompagnaient les dépôts de couronnes. Au nom de l’université, le professeur Schønberg, président du conseil de l’université, rendit hommage au défunt pour tout ce qu’il avait fait et rappela ce qu’avec son grand prédécesseur Abel, il avait apporté à la nation et à l’université norvégiennes ; il transmit également les condoléances des Académies des sciences de Rome et de Turin. Le professeur Brøgger déposa une couronne au nom de la faculté des sciences. Dans son discours, repris intégralement le lendemain par Aftenposten, il évoquait Abel et la surprise qu’une nation aussi petite que la Norvège au cours d’un siècle eût à nouveau produit « un mathématicien que beaucoup [considéraient] comme le plus grand de l’époque » et qui avait appris au peuple norvégien à respecter et à soutenir la science ainsi qu’à comprendre que conjointement avec la littérature et l’art, elle constituait « le fondement le plus important de notre droit à vivre notre propre vie comme un peuple à part entière ». Puis le professeur Mohn, qui déposa une couronne au nom de la Société des sciences, souligna combien Lie avait honoré la science et sa patrie. Le président du Parlement Ullmann souligna ce que Lie avait apporté

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à son pays, et exprima sa fierté que le Parlement l’eût, en son temps, « élevé à la position de professeur d’université ». Le Premier ministre Steen déposa, « avec un profond sentiment de tristesse », une belle couronne aux couleurs de la Norvège. Furent déposées ensuite une couronne, de la part de la Société des étudiants par son président Wilhelm Aubert, et une autre de la Société mathématique de Copenhague. Au nom de Mittag-Leffler, Holst en déposa une grande et belle décorée de rubans aux couleurs de la Suède. Eilif Peterssen accomplit ce geste pour le compte du Comité représentatif des artistes plasticiens. Bien d’autres couronnes furent envoyées, notamment par les professeurs du lycée de Hamar, l’Association des architectes et des ingénieurs norvégiens. Aftenposten terminait le compte-rendu de cette partie de la cérémonie en mentionnant celle déposée par Nansen sur le cercueil de Lie. Au son de l’orgue, le cercueil quitta l’église, porté par la famille très proche pendant que le professeur Helland et Otto Lund, inspecteur honoraire, prenaient la tête du cortège, tels des maréchaux, et que Motzfeldt, juge à la Haute Cour de justice, portait les décorations du défunt. Le cortège funéraire se dirigea vers le cimetière de Notre Sauveur, accompagné par la fanfare de la brigade militaire. Sur la tombe, le pasteur prit de nouveau la parole et le chœur des étudiants entonna des psaumes. Le soir même, la Société des sciences tint une réunion extraordinaire à laquelle participèrent madame Lie et ses enfants, le bureau du Parlement, le ministre du Culte, des professeurs et une assemblée fournie de personnalités et de savants. Sylow prononça l’éloge du disparu et avant de donner une description substantielle de la vie de Lie et de sa réputation, il insista sur la difficulté et l’impossibilité d’évoquer la mémoire du grand homme : « C’est vraiment la mauvaise fortune du mathématicien plus que des autres scientifiques que son travail ne puisse être présenté ou expliqué devant le grand public instruit et à peine devant une assemblée de savants venus de toutes les disciplines. » En provenance de tout le monde savant, des télégrammes et des messages de condoléances affluèrent à la Société des sciences, à l’université et chez la famille Lie. Anna avait fait imprimer des cartes de remerciements et répondit personnellement tant qu’elle en disposa. À Göttingen, madame Klein s’étonna toutefois que sa lettre de condoléances fût restée sans réponse. À Paris, l’étudiant en sciences Carl Størmer, alors âgé de vingt-cinq ans, informa la majorité des mathématiciens français du décès de son compatriote. On ne pouvait comprendre la grandeur de Sophus Lie qu’en étant à l’étranger, écrivait-il à Holst le 20 février 1899. Tous le connaissaient et rendaient hommage à ses idées qui les avaient inspirés. Toujours selon Størmer, Darboux avait été particulièrement affecté en apprenant cette disparition. « Il plaçait Lie si haut qu’il le comptait parmi l’un de ses meilleurs amis. Il racontait comme ils avaient été ensemble quand Lie était ici, qu’ils avaient été à Fontainebleau et répétait à plusieurs reprises "je suis désolé de tout ce que vous me dites là" et disait que la France pleurerait Sophus Lie — et qu’il était

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remarquable qu’un pays aussi peu peuplé que la Norvège eût de si grands mathématiciens [tels Abel et Lie]. » Par l’intermédiaire de Størmer, Darboux reçut, de la part de Holst, des informations biographiques sur son ami. Il évoqua la mémoire de ce dernier dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences et prononça son éloge quand l’Académie des sciences et l’Institut de France lui rendirent hommage le 27 février. Størmer assista à cette cérémonie, accompagné du poète Gunnar Heiberg qui séjournait dans la capitale et rapportait en Norvège les différents événements survenus à Paris. Si la littérature, la musique et la peinture norvégiennes étaient fort prisées en France (Ibsen, Bjørnson, Grieg et Munch étaient les figures de proue du milieu artistique norvégien), le poète était maintenant convaincu que dans le domaine des sciences aussi, la Norvège possédait des étoiles que la France admirait. La recherche polaire emmenée par Nansen méritait d’être remarquée, mais les géants norvégiens des mathématiques, Abel et Lie, brillaient d’un éclat encore plus grand. Dans l’édition du 7 mars de Verdens Gang, Heiberg rapportait ses impressions de l’Institut de France. Après avoir détaillé la lumière qui filtrait au travers des rideaux jaunes accrochés en haut et le long des murs et tombaient dans la grande salle en chêne où les quelques soixante-dix savants — qui constituaient la section scientifique de l’Institut de France — se réunissaient tous les lundis, il remarquait parmi « toutes ces têtes de caractère » bien moins de crânes chauves que dans un théâtre français ou dans les travées de la Chambre des députés. « Ils n’avaient pas l’air placides. On n’avait pas l’impression que les sciences les rendissent enjoués. Mais il y avait rarement un visage qui ne devînt beau quand on l’avait vu un instant. Et c’était un plaisir de s’asseoir une heure et de voir ce sénat, composé de maîtres des nombres et de la matière. » Heiberg décrivait maints scientifiques français — dont il avait connaissance par leur mandat politique, leur participation et leur position dans l’affaire Dreyfus, ainsi que leurs découvertes scientifiques — avant de s’intéresser plus particulièrement à trois collègues de Lie : Appell, Poincaré et Darboux. Le premier, un grand barbu blond au physique de paysan norvégien, avait affirmé qu’« il n’était pas du tout étrange qu’un génie de la découverte aussi grand que Sophus Lie fût devenu fatigué ». Heiberg savait que Poincaré passait pour être « un génie universel dans le vaste royaume des mathématiques » et même si, apparemment, il ne ressemblait pas à Lie, il partageait avec lui quelques traits. « Les deux souffraient comme d’une inquiétude gigantesque. En ce qui concernait Sophus Lie, à l’allure de géant avec une énorme tête et au front proéminent, cette inquiétude était comme permanente ». Sur le compte du mathématicien français, il précisait : « Son dos est courbé, presque bossu. La tête est épaisse, comme pleine. Des yeux mélancoliques, bruns, tranquilles, qui soudainement, qu’il parle avec quelqu’un ou qu’il soit seul, commencent à chercher, à vagabonder, à jouer. Il cherche à attraper quelque chose. Quelque chose de sombre que les yeux vont, au contraire, éclairer. Peu après, ils redeviennent tranquilles et mélancoliques. » Heiberg se souvenait de Lie :

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Un jour de l’arrière d’un tramway, je vis sa tête et celle des autres passagers, debout. Et je fus obligé de sourire, car ce que je voyais, ce qui était impossible, était comme si les autres, réunis par hasard, pouvaient être la même partie du corps, pouvaient avoir la même fonction. Nous autres, nous nous ressemblions tous. Lui était à part. Mais il émanait toujours de lui une vibration. Comme une fleur née de son cerveau, tremblant sur sa tige. Comme s’il avait osé plonger dans le noir et que soudain, une lumière brillante était apparue à ses yeux avec une force inconnue du commun des mortels. Du discours de Darboux, Heiberg retenait que « Lie était l’un des plus grands mathématiciens du monde [...], ses découvertes et théories étaient décisives », qu’il était particulièrement estimé en France et « que sa mort avait provoqué un profond chagrin parmi tous les mathématiciens ». Darboux avait raconté comment, en 1870, Lie avait été arrêté comme espion à Fontainebleau, puis sorti de prison grâce à l’Institut. Il avait conclu, en plaisantant, que l’Institut pouvait être fier d’avoir fait « quelque chose de méritoire vis-à-vis d’un homme tel que le grand génie norvégien Sophus Lie ». Un mois après la disparition de Lie, Bjørnson remercia Holst pour tout le travail qu’il avait accompli à cette occasion : « Je t’admire à nouveau avec la mort de Sophus Lie. Ton poème, ton application pour nous l’avoir fait prendre en affection, nous autres, ta franchise scrupuleuse à l’égard de quelqu’un qui s’est emparé d’une partie de ta vie et de ton honneur, qui essaya même de te prendre ton honneur ; mais dont l’excuse était cependant qu’il n’en était pas conscient. » À Kristiania, l’université commémora, le 20 avril, la mémoire de Lie et une fois encore, Holst fut sollicité pour prononcer un discours. Le poète Theodor Caspari avait composé des vers à réciter avant et après cette intervention. Après une description minutieuse de la vie de Lie, remplie de citations laudatives sur ses prouesses mathématiques, Holst rappela une proposition déjà lancée, à savoir ériger un monument à la mémoire de Lie, « le digne successeur d’Abel ». Il suggéra également « un autre monument », en l’occurrence « une édition de ses multiples traités dispersés ». Darboux avait suggéré cette initiative lors de son discours prononcé à l’Institut le 27 février. Il serait d’une utilité inestimable de réunir, par ordre chronologique et par sujets, la série entière des traités « dans lesquels Lie avait, directement, déployé toute l’originalité de son génie ». Selon Holst qui bénéficiait du soutien de Darboux, cela constituerait le complément indispensable aux « grands travaux classiques, où il [Lie] avait fait comme les grands artistes de la Renaissance qui autorisaient leurs élèves à remplir les grandes surfaces des toiles ».

Annexes

Figure 50 – La bibliothèque Deichman, Oslo. Au fond, la fresque peinte en 1932 par Axel Revold représente la technologie et la science (incarnées par Peter Andreas Munch, Sophus Lie et Niels Henrik Abel) ainsi que la poésie (symbolisée par Henrik Wergeland).

Chronologie 1842 : le 17 décembre, Marius Sophus Lie naît à Nordfjordeid, dans la paroisse d’Eid. Son père, le pasteur Johan Lie, âgé de trente-neuf ans, est l’un des responsables du village et se montre très actif dans le domaine scolaire. Sa mère, Mette Maren, née Stabell, âgée de trente-cinq ans, est très appréciée de tous, notamment pour son travail au presbytère, considéré comme une ferme modèle. 1843-1851 : il passe son enfance dans le presbytère de Nordfjordeid avec ses trois frères et ses trois sœurs. Il est l’avant-dernier de la fratrie. Le village est marqué par la prospérité et le bien-être. Une nouvelle église y est élevée. Plusieurs fois par an, au cours de périodes, des officiers et des soldats venant des environs s’y rassemblent pour des exercices et des parades militaires. 1851 : la famille déménage et s’installe à Moss où le père est pasteur jusqu’à son décès. Sophus, avec son frère John Herman, de deux ans son aîné, suit les cours de l’école scientifique de Moss. 1852 : la mère de Sophus meurt le 1er avril. Le frère aîné, Fredrik, âgé de dixhuit ans, est reçu à l’examen artium et entre à l’université où il étudie les sciences. 1852-1857 : après la disparition de madame Lie, l’atmosphère semble s’être alourdie dans le foyer ; une domestique et la sœur aînée de Sophus prennent en charge l’entretien de la maison. En 1854, son jeune frère meurt, âgé de dix ans à peine. Sophus finit ses études à l’école de Moss et reçoit, pendant un an, l’enseignement d’un précepteur privé avant de continuer sa scolarité dans la capitale. 1857 : Sophus entre au lycée Nissen où les sciences et les langues modernes occupent une plus grande place que dans les autres établissements classiques de bonne réputation. Il y rencontre Ernst Motzfeldt, un garçon de son âge, qui deviendra un ami fidèle et lui apportera un soutien important au cours de sa vie. 1859-1860 : Sophus est reçu avec une excellente mention à l’examen artium. Il commence à préparer l’examen philosophicum obligatoire, une épreuve assez complète nécessaire pour entrer à l’université royale Fredrik de Christiania. Il est reçu à l’automne 1860 parmi l’un des deux premiers de sa promotion. 1861-1865 : il étudie les sciences, réussit brillamment ses examens et obtient sa licence ès sciences à l’automne 1865. Pendant ses années d’études, il consacre également beaucoup de temps aux activités sociales et scientifiques (au sein de la Société des étudiants et de l’Association des scientifiques), ainsi qu’à de grandes randonnées pédestres dans les montagnes norvégiennes durant ses vacances d’été. Sophus se distingue par sa force physique et ses sautes d’humeur.

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1865-1869 : il gagne sa vie en donnant des leçons particulières à des étudiants en sciences. Il prononce une série de conférences populaires sur l’astronomie. Il n’a pas de projet d’avenir, n’affirmant aucune vocation particulière. Au cours de l’été et de l’automne 1868, il découvre qu’« un mathématicien pointe en lui ». 1869 : le premier travail mathématique de Lie « Repräsentation der Imaginären der Plangeometrie » est publié par la Société des sciences de Christiania et dans le Journal de Crelle, la grande revue berlinoise. Lie obtient une bourse pour étudier à l’étranger et se rend au mois de septembre à Berlin. Dans ce riche milieu mathématique, il rencontre le jeune Felix Klein. Les deux jeunes gens se lient d’amitié, ils commencent à travailler ensemble ; cette amitié se révèlera de la plus haute importance pour tous les deux. 1870 : au mois de février, il quitte Berlin pour Göttingen, où il cherche à rencontrer les plus grands mathématiciens, puis continue son voyage vers Paris. Au mois de mai, Klein arrive aussi dans la capitale et tous deux logent dans le même hôtel. Leur séjour est très fructueux, nourri par leurs entrevues avec les mathématiciens Gaston Darboux et Camille Jordan. Le 19 juillet, la guerre éclate avec la Prusse. Klein doit quitter la France en toute hâte et Lie décide de se rendre à Milan pour y rendre visite au mathématicien Luigi Cremona. Au sortir de la capitale, à Fontainebleau, il est arrêté et emprisonné, car il est considéré comme un espion allemand. Il est relâché quatre semaines plus tard et prend le train pour Milan. Sur la route du retour, il traverse l’Allemagne et retrouve Klein à Berlin, où ils travaillent ensemble. Il rentre en Norvège au mois de décembre. 1871 : Lie reçoit une bourse de recherche en mathématiques. Il est aussi professeur remplaçant au lycée Nissen. Au mois de juin, il soutient sa thèse intitulée « Over en Classe geometriske Transformationer » et il est brillamment reçu docteur ; cependant, selon Elling Holst, son élève et biographe, « aucune âme du pays n’avait compris le moindre mot ». Le travail de Lie est salué à Paris comme l’« une des plus belles découvertes en géométrie moderne ». Au cours de l’automne, il pose sa candidature pour occuper la chaire de mathématiques à l’université de Lund devenue vacante. Les milieux radicaux considèrent alors que la Norvège subirait une grande défaite si son plus grand mathématicien quittait le pays pour la Suède. Il ne fallait plus jamais recommencer la même erreur que celle commise à l’encontre de Niels Henrik Abel, le premier génie mathématique norvégien à qui l’on n’avait jamais offert de poste dans son pays. Des idées fusent de toutes parts et, en particulier, il est envisagé de créer une chaire exceptionnelle de professeur pour Lie. 1872 : le Parlement vote, au mois de février et par quatre-vingt-cinq voix contre seize, la création d’une chaire exceptionnelle de professeur. Lie devient ainsi le premier « professeur parlementaire » ; le suivant sera l’historien Ernst Sars. Lie part pour l’Allemagne à l’automne où il rend visite à Klein, devenu professeur à Erlangen, qui s’attelle à ce qui deviendra le célèbre programme d’Erlangen. Lie revient à Christiania, demande en mariage la jeune Anna Birch, alors âgée de dixhuit ans, qui répond favorablement la veille de Noël. 1873 : le père de Sophus meurt à Moss. Sophus écrit beaucoup à sa fiancée qui demeure à Risør et échange une correspondance mathématique très nourrie avec les mathématiciens allemands Klein et Adolph Mayer. 1874 : Sophus et Anna se marient au mois d’août et partent en voyage de noces à Paris où Lie se met en quête du « Traité de Paris » d’Abel alors disparu. L’année

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précédente, Lie et Ludvig Sylow étaient sollicités pour faire paraître une nouvelle édition des œuvres complètes de leur compatriote. Elle sort, sous la forme de deux volumes, en 1881. 1876 : Lie effectue ses recherches en géométrie et fonde, avec le zoologiste Ossian Sars et le médecin Jakob Worm-Müller, la revue Archiv for Mathematik og Naturvidenskab qui devient le porte-parole de « la percée moderne » dans le milieu des sciences de la nature. Les années suivantes, Lie y publie une série d’articles, souvent comme un premier jet avant la version définitive dans des journaux étrangers. 1877 : Sophus et Anna ont leur premier enfant, Marie. Il continue à travailler sur les invariants différentiels et sa théorie des groupes. 1880 : Sophus et Anna ont leur seconde fille, Dagny. 1880 : Sophus se rend en Suède et rencontre Gösta Mittag-Leffler à Stockholm. Il lance l’idée d’une revue mathématique nordique qui se concrétise avec les Acta Mathematica dont le premier numéro paraît l’année suivante. 1882 : au cours de l’automne, il séjourne deux mois à Paris où des mathématiciens français (Émile Picard, Henri Poincaré, Georges Halphen) considèrent avec sérieux sa théorie sur les groupes de transformations et ses applications. 1884 : Sophus et Anna ont leur troisième enfant, Herman. Lie publie de grands articles sur les invariants différentiels et les équations différentielles dans la revue les Mathematische Annalen, dont Klein devient le directeur. À l’automne, Friedrich Engel — sur les instances de Klein et de Mayer — se rend à Christiania afin d’aider Lie à retravailler et à rédiger ses idées nouvelles et ses théories sur les groupes de transformations. Engel passe neuf mois avec Lie et le travail qu’ils entament se concrétisera par les trois gros tomes de la Theorie der Transformationsgruppen, le véritable chef-d’œuvre de Lie, qui rassemblent deux mille pages. 1886 : accompagné de sa famille, Lie se rend à Leipzig où il succède à Klein, à l’université et à la direction du séminaire mathématique. Lie est assisté par trois chargés de cours ( Engel, Friedrich Schur et Eduard Study) qui travaillent sur des sujets liés à ses théories. L’étudiant Georg Scheffers commence à prendre en notes les cours de Lie qui seront la matière de trois livres importants. Lie publie de nombreux articles dans divers journaux. 1886 - 1889 : de jeunes étudiants prometteurs accourent de toute l’Europe et de l’Amérique du Nord pour suivre les cours de Lie à Leipzig. En particulier, des élèves de l’École normale supérieure viennent étudier ses théories. En 1888, paraît le premier tome de la Theorie der Transformationsgruppen. 1889 : l’enseignement et le suivi des étudiants lui prennent plus de temps qu’il ne le souhaite ; il semble ne pas suffisamment maîtriser la langue allemande ; des habitudes différentes à l’université et des mésententes le rendent insomniaque et déprimé. En novembre, il souffre de dépression nerveuse et est hospitalisé, pendant sept mois, dans une clinique située près de Hanovre. 1890 : il quitte la clinique en juin et reprend, peu à peu, ses activités mathématiques. Le deuxième tome de la Theorie der Transformationsgruppen paraît. 1891 - 1893 : les amis et les collègues allemands de Lie estiment voir de grands changements dans sa conduite et son attitude après sa dépression nerveuse ; il attaque d’autres mathématiciens qui utiliseraient et voleraient presque ses idées. Lie poursuit ses travaux mathématiques qui sont de plus en plus appréciés. En 1891,

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paraissent ses cours sur les équations différentielles sous la forme d’un livre rédigé par Scheffers et deux ans plus tard, dans les mêmes conditions, ceux sur les groupes continus avec les applications géométriques. En 1892, Lie est élu membre correspondant de l’Académie des sciences, la plus grande distinction que la France puisse accorder à un scientifique étranger. Il se tourne de plus en plus vers Paris et les mathématiciens qui y travaillent et il est invité, avec les honneurs, dans la capitale à diverses reprises. En 1893, paraît le dernier tome de la Theorie der Transformationsgruppen (aux éditions Teubner de Leipzig). Cependant, les vingt et une pages de l’avant-propos contiennent une attaque féroce contre le milieu mathématique allemand, notamment la phrase suivante particulièrement provocante : « Je ne suis pas un élève de Klein, l’inverse n’est pas vrai non plus, bien que peut-être plus proche de la vérité. » 1894 : Lie souhaite rentrer chez lui. En Norvège, beaucoup de personnes (avec à leur tête Fridtjof Nansen, Bjørnstjerne Bjørnson et Holst) désirent aussi le retour au pays du scientifique le plus réputé. Le Parlement décide de modifier le titre de sa chaire en « professeur de théorie des groupes de transformations » et lui offre un salaire annuel de dix mille couronnes, soit presque le double de celui d’un professeur ordinaire. 1894 - 1897 : Lie diffère son retour en Norvège. Terminer ses travaux et accomplir ses devoirs exigent du temps. Anna et les enfants se plaisent à Leipzig mais lors des vacances d’été, toute la famille revient en Norvège (comme elle le fait régulièrement depuis 1891). Lie s’engage beaucoup dans le débat sur l’école et l’université en Norvège. En 1896, il envisage de partager son temps entre les universités de Leipzig et de Kristiania, mais renonce assez vite à ce projet. La même année, paraît son dernier livre important Geometrie der Berührungstransformationen, rédigé par Scheffers. En 1897, il reçoit le prix Lobatchevski qui récompense ses travaux en géométrie. 1898 : au mois de mai, il démissionne de son poste à Leipzig et rentre, accompagné de sa famille, à Kristiania. Là, beaucoup remarquent que sa santé est altérée ; peu à peu, il devient évident qu’il souffre d’une anémie pernicieuse, une maladie du sang alors incurable. Il fait cours pendant l’automne et donne le dernier, alité dans son appartement situé au 22 de l’Eugenies gate. 1899 : Sophus Lie meurt le 18 février. Six jours après des funérailles solennelles célébrées dans l’église de la Sainte Trinité, il est enterré dans le cimetière de Notre Sauveur, dans la capitale norvégienne.

Notes et commentaires Abréviations : Gesammelte Abhandlungen de Lie : G.A. La Bibliothèque nationale d’Oslo (Nasjonalbiblioteket i Oslo) : NBO Les Archives nationales (Riksarkivet) : RA L’université d’Oslo (Universitetet i Oslo) : UiO L’arbre généalogique Page 5 La famille Lie à Copenhague (1804-1807), puis à la ferme Gilstad : Lars Lie était greffier auprès de la Cour de justice royale et de la Cour de justice de l’État. Son fils aîné John fit ses études de médecine à l’institut Basedow, mais la famille était pauvre. Caspara Lie eut aussi deux filles dont l’une mourut en bas âge. Lorsque, au cours du grand bombardement de Copenhague en septembre 1807, une grande partie de la ville fut détruite par des tirs de canons anglais, Lars Lie faillit être tué par des poutres et des murs qui s’effondraient. Pendant un temps, la famille Lie erra dans les rues, sans abri, avant de trouver refuge à Amager puis fut rapatriée vers la Norvège, plus pauvre que jamais. De retour chez lui, sain et sauf, à Noël 1807, Lars Lie apprit une bonne nouvelle : il était nommé juge à Stjør- og Værdalen, au nord de la ville de Trondheim. La ferme Gilstad était grande pour l’époque. Elle abritait quatre chevaux, sept vaches à lait, quarante génisses et comprenait plusieurs hectares de terrain avec un pavillon d’été. Pourtant, malgré la taille de la propriété et son salaire de fonctionnaire, le juge Lie connaissait de graves difficultés financières. S’il est vrai que la ferme lui avait coûté quatre mille speciedaler, on dit aussi qu’il avait été victime de vols ou de malversations. Le juge Lie craignait particulièrement les voleurs. Dans ses vastes vergers et plantations de fruits rouges, il avait fabriqué un système ingénieux de clochettes attachées à des cordes qui résonnaient si des intrus pénétraient, la nuit, dans les jardins. Il sortait alors en courant et tirait dans toutes les directions avec un fusil chargé de sel gemme. Avant d’être envoyés à l’école cathédrale de Trondheim, les enfants eurent pour précepteur à la maison un ecclésiastique, Hans Ulrik Midelfart, considéré comme l’un des meilleurs pasteurs du diocèse et l’un des pères de la Constitution d’Eidsvoll. Pendant leurs études à l’école cathédrale, Johan Herman et ses deux frères reçurent fort peu d’aide financière de leur famille, probablement en raison des difficultés pécuniaires de leur père. Quoi qu’il en fût, Johan Herman expliqua que, pendant sa scolarité, il avait dû trouver lui-même de l’argent pour se vêtir et acheter des livres et qu’il avait été nourri et logé gratuitement chez le commandant Stabell. Les élèves de l’école cathédrale étaient soumis à un régime physique très sévère.

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Ils se baignaient en plein air en décembre et nageaient souvent jusqu’à l’île de Munkholmen. Ils faisaient aussi de la course à pied, du ski et du patin à glace en hiver. Dans les classes terminales, ils suivaient des cours de danse, fréquentaient « des pâtisseries et des restaurants » et assistaient à de nombreux bals et dîners. Caspara Lie mourut au cours de l’été 1826, après un ou deux jours d’une grave maladie qu’elle avait contractée en rendant visite, dit-on, à une amie malade, madame Middelthon, veuve d’un pasteur. Le juge Lie épousa en secondes noces Dorthea Heidmann mais au début de l’année 1829, une crise cardiaque le terrassa. Page 7 La branche maternelle de la famille : le lieutenant-colonel John Herman Lie, frère de Sophus Lie, avait reconstitué un arbre généalogique prouvant que la fratrie descendait à la trente-deuxième génération du roi Harald Hårfagre [« à la belle chevelure »]. À la dix-neuvième génération, au quinzième siècle, par Johannes Andersdatter, d’Asdal, une branche de la famille descendait également de personnages historiques tels que Ragnvald Mørejarl et Gange-Rolf, et même les premiers rois de Suède et de Danemark (Sven Tjugeskjegg [« à la barbe fourchue »] qui avait épousé Sigrid Storraade [« l’Orgueilleuse »], le premier tsar russe (Riourik), l’empereur Léon VI de Byzance, l’empereur Charlemagne et le roi d’Angleterre, Alfred le Grand. Le lieutenant-colonel Lie prenait sûrement moins de risques quand il remontait aux dernières générations dans la branche maternelle. L’arrière-grand-mère de Maren Stabell, Mariane Christine Vind, appartenait à la famille du vice-amiral Jørgen Vind et du préfet Joachim Frederik Vind. Elle avait épousé le lieutenantcolonel Ditlef Scharffenberg dont le fils Herman Nicolai, colonel à Trondheim, était le père d’Elisabeth Magdalene, femme du commandant Mathias Cecelius Stabell. Sources bibliographiques : Vogt 1914 ; « Af Battaillionslæge Jo[h]n Lie Optegnelser om sin Slægt og sig selv » de D. Thrap, dans Personalhistorik Tidsskrift, sixième série, III(2), Copenhague, 1912 ; « Doktor John Lie » dans Skillingsmagasinet, 1890, nos 50 et 51. L’enfance à Nordfjordeid Page 10 Le presbytère à l’arrivée de la famille Lie : d’après l’inspection approfondie du doyen, certaines choses manquaient dans les bâtiments du presbytère qui étaient à la charge de l’État, c’est-à-dire le bâtiment principal, l’étable et une salle pour les domestiques avec des chambres qui devint le logement du métayer. Des travaux s’imposaient d’urgence. Les bâtiments que le pasteur devait entretenir luimême (le salon et le logement épiscopal, l’atelier du maréchal-ferrant, les écuries, le moulin ainsi qu’un grenier à grains et un grenier à foin) étaient dans un tel état que le doyen conseilla à Lie « de laisser faire un inventaire légal qui tiendrait l’ancien pasteur pour responsable des réparations nécessaires ». Le prédécesseur du pasteur Lie, Nikolai Nielsen, était devenu doyen du Nordfjord avant de poser sa candidature pour Borgund. Il avait des manières de grand seigneur, « un organe extrêmement beau et une façon de déclamer extraordinairement heureuse » ; il avait formé de brillants « gardiens de l’école » [des enseignants laïcs itinérants], disait-on. Néanmoins, il avait laissé les bâtiments du presbytère tomber en décrépitude. Il ne s’était jamais beaucoup intéressé à l’agriculture, même s’il était originaire d’un petit village à côté d’Odense, sur l’île danoise de Fyn où son père était fondeur de cloches et maréchal-ferrant. Dans le registre ecclésiastique de la paroisse d’Eid, il avait écrit qu’« une profonde envie de voir les régions polaires du grand Nord » l’avait amené, en 1807, à solliciter un poste d’employé de bureau à Vardø, dans le Finnmark. Il y avait épousé la fille du commandant de Vardøhus, le

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détachement militaire local, puis était devenu pasteur de la paroisse d’Ytre Holmedal dans la région du Sunnfjord. En 1814, il y prononça le discours qui inspira au puissant évêque de Bergen, Johan Nordahl Brun, les louanges suivantes : « L’honorable frère a parlé comme un homme. » On dit ensuite qu’en raison de cette phrase, il fut choisi pour représenter le district à l’assemblée constituante d’Eidsvoll où il se montra ardent partisan de l’indépendance mais ne fit plus rien de remarquable. Page 17 Le pasteur Lie avait raconté cette anecdote, vers 1845, chez un de ses collègues de Stranda, le pasteur Aage Schavland. Cette histoire est relatée dans un manuscrit non publié rédigé par une fille du pasteur Schavland, Anne Christine qui épousa le juge Ludvig Daae (et futur ministre dans le gouvernement de Sverdrup en 1884). Ce manuscrit est la possession du professeur Bjarne Rogan. La conversation avait roulé sur d’autres sujets, notamment les inventions techniques en matière de bateaux. L’un avançait que la roue à aube constituait la meilleure façon de propulser un bateau dans l’eau, alors que l’autre préconisait l’hélice. Pour plaisanter, ils avaient convenu de résoudre cet épineux problème en se donnant rendez-vous hors de la ville, chacun à bord de son bateau. Cette rencontre n’eut jamais lieu mais leurs fils, Sophus et Olaf, de quatre ans son aîné, feraient connaissance et deviendraient amis, une fois à l’université. Olaf changea son nom en Skavlan. Page 18 Dans une lettre adressée à Adler Vogt [cf. Vogt 1914, 1951], Nils B. Maurseth de Nordfjordeid racontait que son grand-père maternel, Peder Eriksen Oterdahl (le premier assistant du pasteur Lie) lui avait expliqué qu’il avait envoyé son propre employé, un homme très doué, Batolf Nilsen Gausemel, au presbytère d’Eid en 1847. [Documents de la NBO, département des manuscrits.] Page 22 Le marchand Claus Wiese — qui, apparemment, était aussi ingénieur — avait dessiné les plans de l’église pour des honoraires de six speciedaler. Quand l’église d’Eid fut restaurée en 1915, l’intérieur fut repeint avec le motif de rose traditionnel dans la Norvège rurale par Lars Kinsarvik, et la nappe d’autel fut brodée par Cecilie Dahl sur la recommandation d’Erik Werenskiold. Sources bibliographiques : Visitaser i Eid og Hornindal 1800-1990, partie I, collection d’Erling Tomasgard, Hornindal, 1990 ; « Eid kyrkja 1849-1949 » dans Kyrkjeblad for Eid og Staarheim, Eid 1949 ; Eid Kyrkje 150 år, Nordfjordeid, 1999. L’adolescence à Moss Page 24 Vers 1850, la Norvège comptait quinze établissements d’enseignement secondaire, dont neuf lycées classiques qui menaient à l’examen artium (en 1850, quatre-vingt-dix élèves furent reçus à l’examen artium), les autres étant des « realskoler » ou lycées modernes, d’un niveau moins élevé. En 1848, on décida de créer des lycées modernes d’État, et le Parlement accorda des moyens pour restructurer et développer les lycées classiques en lycées classiques-et-modernes. Les élèves y étudiaient l’allemand pendant deux ans avant de commencer le latin. Ensuite, ils étaient répartis en deux filières : la classique menait à l’université et la moderne préparait ses élèves soit à poursuivre des études dans un établissement d’enseignement supérieur (comme l’École militaire), soit « à entrer dans la vie et à acquérir une instruction purement pratique en vue d’un métier dans un poste de responsabilité ». Le lycée moderne public de Moss s’appelle aujourd’hui Kirkeparken videregående skole.

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Page 30 O. P. Nyquist, dans le Moss Tilskuer [« Témoin de Moss »], 1906 (nos 138, 141 et 150) évoqua le pasteur Lie. Une lettre de lecteur (Moss Tilskuer, 1862, nos 62 et 64) posait cette question : « Peut-on aller trop loin dans la véritable crainte de Dieu ? » La notice nécrologique du pasteur Lie figure dans les éditions du Moss Tilskuer datées du 22 et du 29 janvier 1873. Sources bibliographiques : Vogt, 1914,1951 ; Ringdal 1989 ; Indbydelsesskrift til den offenlige examen ved Moss kommunale middelskole [« Programme de l’examen général à l’entrée de l’école communale de Moss »], Kristiania, 1886. Le lycée Nissen Page 35 John Herman Lie fut cadet à l’École militaire du 1er janvier 1857 au 11 septembre 1861 [listes des officiers de 1860 à 1892, conservées aux RA]. Le frère aîné Fredrik vivait au 19 de l’Akergate et une fois ses études universitaires achevées à l’automne de 1861, il s’installa au 22 de la Dronningensgate. Page 36 Dans le lycée Nissen, créé en 1843, furent mis en œuvre bien des points du programme de la réforme d’Anton Martin Schweigaard. Page 41 Hans Ross, professeur au lycée Nissen, puis professeur parlementaire (nommé par le Parlement, le 23 mai 1881) spécialiste de langues étrangères, commença sa carrière par un ouvrage en anglais, Europe as it ought to be at the end of 1861 [« L’Europe comme elle devrait être à la fin de 1861 »], Londres, 1860. L’ouvrage de Monrad Om de classiske Studiers Betydning for den høiere Almeendannelse [« Sur l’importance des études classiques pour l’enseignement secondaire général »] fut traduit en suédois en 1863 et une nouvelle édition fut publiée à Christiania en 1891. Page 44 En 1857, parut à Paris, un livre de quatre cents pages écrit par Louis Énault, intitulé La Norvège, et dont un extrait, traduit en norvégien par Ludvig Ludvigsen Daae, fut publié dans l’Illustreret Nyhedsblad, 1857, p. 160. Page 45 Le journal d’Oscar Skavlan se trouve à la NBO, département des manuscrits, depuis 1999. Skavlan raconte une sortie en voilier avec Sophus Lie. Certains de ses amis voulaient aller faire de la voile, mais le vent soufflant très fort, il était difficile de trouver un équipage. Quoique ce fût pendant les écrits de l’examen artium, ils s’adressèrent à Sophus Lie et leur conversation est ainsi rapportée : — Écoute Sophus, est-ce que tu n’aimerais pas faire du voilier aujourd’hui ? Ce serait très agréable. — C’est vrai, mais le vent est épouvantable. — Oui, mais c’est justement pour cela que ce serait bien. Nous voulons essayer un nouveau voilier, voir comment il résiste. — Voir comment il résiste ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Nous allons voir si la mer est vraiment grosse et si le voilier peut y résister. — Oui, j’adorerais voir cela. Et en un instant, Sophus fut prêt à « voir » cela. Ils étaient donc sortis en mer et avaient chaviré dans les îles. Skavlan ajoutait que Sophus voulait toujours venir quand il y avait beaucoup de vent ; comme il était grand et fort, il préférait cependant s’asseoir au milieu du bateau et rester aussi inerte que du lest. (Plus

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tard, il se décrivit lui-même comme « un pauvre malheureux » en mer.) Skavlan rapporte aussi qu’il ne parlait pratiquement jamais de sa famille sauf quand « il était malade et on l’entendait souvent dire que les choses allaient si mal pour lui qu’il était aussi une honte pour ses parents ». Après cette sortie en bateau, Sophus tomba malade et ne put continuer à passer les épreuves écrites de son examen. Page 46 Strøm, no 2, 1997, contient des informations sur l’examen artium de Lie en 1859. Sources bibliographiques : Indbydelsesskrift til Nissens skole i årene [« Programme de l’école Nissen pour les années »] 1845-1859, et Efterretninger om Nissens Latin- og Realskole i Aarene [« Informations sur le lycée classique et moderne Nissen au cours des années »] 1853-1855 et 1858-1861. La vie d’étudiant Page 47 La licence d’enseignement en sciences, ou Reallærareksamen, créée par la loi du 15 septembre 1851, devint rapidement obligatoire pour exercer les fonctions de professeur principal en sciences. Dans l’Indbydelsesskrift fra Skiens skole [« Rapport de l’école de Skien »] de 1870, Thorvald Broch évoquait la formation des mathématiciens dans les années 1850, avant l’instauration de la licence ès sciences en 1851 : on pouvait trouver des professeurs de mathématiques « pour qui les x et les y en mathématiques avaient été (et étaient encore) au sens le plus strict du terme des quantités inconnues ». Dans l’Indbydelsesskrift fra Molde skole de 1867, le proviseur Brinchmann écrivait : « Il n’y a pas longtemps encore, tel un parent pauvre du système éducatif, cette matière importante [les mathématiques] était imposée à n’importe quel professeur... » Dans les débats au Parlement qui précédèrent la création de la licence d’enseignement, il apparut aussi que « pour l’instant, très peu de professeurs de mathématiques pourraient être qualifiés de brillants mathématiciens » et Nissen affirma que dans aucun pays comparable, les mathématiques n’étaient dans un aussi triste état qu’en Norvège dans les années 1860. Dans l’Indbydelsesskrift fra Aars’s og Voss’s skole de 1864, T. Broch critiquait le manuel de mathématiques de O. J. Broch. Pour T. Broch, les mathématiques ne se résumaient pas à des connaissances pratiques et à l’étude de théorèmes. L’enseignement devait viser à une compréhension plus générale de cette discipline et donner à l’élève une méthode de pensée mathématique telle qu’« à un moment donné, il puisse, sans faire appel à son souvenir de ce qu’impliquaient les différentes propositions, reproduire toute la construction mathématique ». Il publia lui-même des manuels sur « l’arithmétique élémentaire », en 1864 et sur « les nombres et le calcul littéral », en 1866. Jacob Aall Bonnevie publia aussi, dans les années 1870, plusieurs manuels qui furent utilisés dans l’enseignement secondaire pendant plus de cinquante ans. Proviseur à Trondheim, il se prononça, dès 1877, en faveur de l’utilisation des dialectes locaux dans l’enseignement. Page 48 Le choix des matières pour l’examen philosophicum suscita, de la part de Lie, la réaction suivante : « L’objectif de ce libre choix était, on peut le supposer, de laisser une certaine marge de manœuvre aux intérêts et désirs spécifiques de gens dotés de talents divers. En réalité, dans l’ensemble, la situation est maintenant telle que les futurs enseignants en sciences et les futurs médecins choisissent en général

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des matières scientifiques, tandis que les philologues et les théologiens préfèrent les humanités. Dans tous les cas, ce libre choix, nouvellement instauré et qui ne correspond pas particulièrement à la conception de l’examen philosophicum comme examen général, amène à penser que cet examen ne peut plus être considéré seulement comme marquant la fin des études de culture générale, mais qu’il sert aussi d’introduction aux diverses disciplines universitaires qui préparent à des postes au service de l’État. [Morgenbladet, 13 juin 1897] : « Om universitetsstudiernes Ordning » [« Sur le programme des études universitaires »]. Dans d’autres articles parus en 1897 et en 1898, Lie commenta, notamment, les lois de 1824 et de 1845 ainsi que la réorganisation de 1857. La loi de 1875 institua un « libre choix quasi illimité » pour l’examen philosophicum, ce qui provoqua de vives réactions et aboutit à son abrogation par le conseil de l’université en 1883. Lie était alors l’un des rapporteurs de la faculté de sciences. Il défendit l’idée que l’ « on devrait revenir à la conception de l’examen philosophicum comme examen général et qu’en conséquence, cet examen ne devrait servir qu’à combler les lacunes dans l’instruction de ceux qui avaient suivi, soit la filière classique, soit la filière scientifique au lycée ». Sa proposition, qui impliquait des matières obligatoires, fut soutenue par la faculté de médecine mais les trois autres facultés préférèrent conserver le système d’options pour que l’examen philosophicum pût servir d’introduction à leur programme de formation de fonctionnaires. Ce débat dura jusqu’à 1903, année où à l’occasion d’une réorganisation des études universitaires, on décida d’en faire une introduction aux études de sciences. Page 57 L’Association des scientifiques fut fondée le 18 avril 1859, sous le nom d’Association des minéralogistes et des scientifiques. Elle réunissait ses membres dans la propriété du facteur d’orgues Brantzeg, au 61 de l’Akersgate. Cette association exista sous des formes diverses pendant cinq ans avant d’être dissoute, en 1864. Cette année-là, de nombreux étudiants choisirent de combattre aux côtés des Danois dans la guerre des Duchés et l’association se trouva exsangue. Elle fut ranimée quatre ans plus tard, le 25 octobre 1868, à l’initiative de Lie. Elle comptait dans ses rangs : Carl Berner, Axel Blytt, Jacob Aall Bonnevie, Hans Geelmuyden, Axel Guldberg, Cato Guldberg, Henrik Mohn... Thorvald Broch incarnait l’une des forces vives de cette association au moment où Lie en était nouveau membre. Ce dernier fut élu président le 17 janvier 1871, c’est-à-dire peu de temps après être revenu de son premier voyage à l’étranger. Page 57 Le jeune théologien, Niels Hertzberg prononça, en 1856, une conférence à la Société des étudiants (fortement inspirée par Søren Kierkegaard), intitulée : « Est-il judicieux de devenir pasteur dans l’Église d’État ? » Page 59 Janson devint l’un des conférenciers itinérants les plus actifs de Norvège et, avec les écrivains Aasmund Vinje et Arne Garborg, il fut un des plus vigoureux porte-parole du néo-norvégien au cours des débats linguistiques, au dix-neuvième siècle. Grâce à Janson, une grande partie de la population eut connaissance du mouvement pour une langue nationale qui se développait (par opposition au danonorvégien qui était la langue officielle et prédominait à l’époque). À chacune de ses étapes, il donnait plusieurs conférences dans lesquelles il présentait les sagas et des œuvres poétiques modernes (écrites par lui-même ou d’autres), il racontait des légendes et des récits mythologiques dont il expliquait le symbolisme et il en tirait une sagesse populaire. Il abordait aussi des sujets historiques, en particulier 1814, l’année où fut rédigée la Constitution d’Eidsvoll.

Notes et commentaires

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Dès la publication par Vinje du journal Dølen [« L’homme de la vallée »] en 1858, la question de l’utilisation du néo-norvégien à l’écrit et dans l’enseignement s’était posée. Janson utilisait à la fois le néo-norvégien et le norvégien traditionnel (qui était en train d’évoluer à partir du dano-norvégien). En 1876, quand le Parlement proposa de lui attribuer un salaire de poète (comme cela avait été le cas pour Ibsen et Bjørnson), cette question se transforma en une prise de position pour ou contre le néo-norvégien et trente parlementaires votèrent contre. Dans ses mémoires [Janson 1913], il écrivait : « Je n’ai jamais eu de sympathie particulière pour Vinje mais j’admirais son esprit vif et sa pensée spirituelle, même si je dois reconnaître qu’il s’est laissé traîner à toutes sortes de réunions comme un ours savant pour amuser le public. » Et sur Aasen, le créateur du néo-norvégien : « Parfois, j’allais rendre visite à Ivar Aasen dans sa mansarde de Theatergaten. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un qui eût autant gardé son caractère de paysan dans le milieu le plus civilisé qu’Ivar Aasen. Ce brillant linguiste, si cultivé, était aussi timide et pudique qu’une vierge et se cachait dans un petit placard répugnant où le poêle était fendu et risquait de causer un incendie. » Page 68 C. Guldberg et Waage avaient épousé deux filles du ministre Hans Riddervold. À la mort de sa femme, Waage se remaria avec la sœur de Guldberg. Sources bibliographiques : Sur l’Association des scientifiques, voir Strøm, no 2, 1997 et Johannessen 1959. Sur les examens, les matières et les enseignants, voir Norske Universitets- og Skole Annaler pour les années 1859-1866, ainsi que Universitets årsberetning pour les années 1859-66, RA, registres de l’UiO. Un jeune homme sans vocation Page 74 L’épisode de l’été 1866, à Tvedestrand, fut rapporté à plusieurs reprises. Poul Heegaard le mentionne dans son article sur Sophus Lie dans le Norsk biografisk leksicon, Oslo, 1923-1969. Erik Krag en parle dans une lettre écrite à Viggo Brun le 2 avril 1967 [archives de Brun, NBO, département des manuscrits]. Le père de Krag, ancien camarade d’école de Johan Vogt, tenait directement cette anecdote de l’intéressé qui la relata également [Vogt 1930]. Page 76 Parmi les membres du Salon vert, cercle progressiste de la Société des étudiants où l’on discutait passionnément du scandinavisme et de l’union avec la Suède, de la presse et de la littérature, de théâtre, de musique et de peinture, de théologie et de sciences figuraient entre autres : Frits Hansen, Hagbard Berner, Carl Berner, Cathrinus Bang, Christian Ross, Hans Ross, Jens Jonas Jansen, Oscar Schiøtz, Gustav Storm, Einar Skavlan, Elling Holst, Lars Holst, Nordahl Rolfsen, Hans Geelmuyden, Nils Roth Heyerdahl, Fredrik Wallem, Amund Helland, Kristoffer Lassen, Jens Braage Halvorsen, August Mohr, Otto Blehr, Theodor Blehr, Hans Brecke, Sofus Arctander, Oscar Nissen, Wollert Konow et Ernst Sars (voir photo page 73). Ils se qualifiaient de « crème de la société » et par là, entendaient certainement la Société des étudiants. Le Salon vert était était aussi une sorte de club de loisirs. Dans une chanson écrite en 1867 par Hans Brecke, nous apprenons que : Je ne chante pas la Suède, je ne chante pas la guerre, Je ne chante pas le petit cochon battu ; Je chante la douceur des amitiés sincères,

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Chez Abraham où après dîner, repus, À table, ou sur des divans, Nous prenons du bon temps.

Le Salon vert a existé de 1864 à 1873. L’association prit ensuite le nom de « o.s.v. » [« etc. »] et à partir de 1889, celui d’« Andvake » [du nom de l’ancien cor royal]. Andvake existe toujours et se réunit régulièrement. Onsager 1939 fournit des précisions sur le Salon vert. Page 78 Les conférences de Nielsen avaient pour thème « foi et savoir ». Il avait publié, en 1857, Filosofi og Mathematik et deux ans plus tard, Mathematik og Dialectik. En 1841, Nielsen avait obtenu le poste de professeur de philosophie que Kierkegaard convoitait. Page 81 Lie écrivait : « La route vers les mathématiques a été longue et difficile », dans une lettre à Klein, en janvier 1884 et à Holst, en 1893. À la découverte des mathématiques Page 85 Hansen séjourna à Vienne et à Bonn de mai 1870 à mai 1871 pour y étudier l’anatomie microscopique. Dans cette première ville, il vit pour la première fois — par hasard, dans une librairie — un livre de Darwin. Ni lui, ni aucun de ses camarades à l’université n’avait entendu parler de ce naturaliste en Norvège — ou, du moins, c’est ce qu’il a affirmé. À la même époque, en 1869, quelques mois avant sa mort, Michael Sars prononçait sa dernière conférence à la Société des sciences dans laquelle il approuvait, dans une large mesure, les idées du savant britannique. Les membres de la Société manifestant la volonté d’en savoir davantage, le secrétaire de cette docte assemblée, Monrad, promit de développer ce sujet. Il publia en 1874 Tankeretninger i den nyere Tid [« Courants de pensée modernes »] où il s’opposait au darwinisme et défendait les vieilles théories romantiques. Pendant l’été 1868, on débattit aussi du darwinisme au cours du congrès scandinave des sciences de la nature de Christiania. Selon un participant, les espèces n’étaient pas immuables, aucune frontière naturelle ne les séparait mais, au contraire, elles étaient toutes liées par des formes de transfert. (Forhandlinger ved De Skandinaviske Naturforskeres tiende Møde i Christiania, [« Actes du dixième congrès de chercheurs scandinaves en sciences de la nature à Christiania], Christiania, 1869.) L’étude d’Ossian Sars sur l’étoile de mer Brisinga7 , publiée en 1875, lui valut les félicitations de Darwin en personne. Page 90 Lie fut particulièrement inspiré par le Traité des propriétés projectives des figures (1822) que Poncelet avait écrit, en grande partie, pendant sa captivité à Saratov. Il lut aussi sa « Théorie des polaires réciproques » publiée en 1828 dans le Journal de Crelle, et toujours dans la même revue, en 1846, l’article de Plücker intitulé « System der Geometrie des Raumes in neuer analytischer Behandlungsweise » [« Système de la géométrie de l’espace selon un nouveau traitement analytique »]. Page 232 Le mémoire de Holst fut publié comme travail de recherche universitaire, c’est-à-dire un travail de recherche scientifique auquel un professeur du do7 N.d.T. : avant de se consacrer exclusivement à recueillir les légendes de son pays, Asbjørnsen — stimulé par les travaux de M. Sars — s’était intéressé à la faune du littoral norvégien. Lors d’un voyage d’études entrepris en 1853, il découvrit, dans le fjord de Hardanger, une étoile de mer primitive et inconnue ; il la baptisa Brisinga, du nom du bijou de la déesse Freyja que le méchant Loki avait jeté au plus profond des eaux.

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maine concerné donnait son imprimatur en apposant ses initiales sur la première page : « Publié par NN ». Un mathématicien est né Page 96 Le 14 juillet 1869, à Christiania, le ministère du Culte et de l’Instruction alloua un crédit de six mille speciedaler pour envoyer à l’étranger des hommes de sciences et des artistes. Tout comme Ibsen, Lie en reçut quatre cents. Quelques mots sur les candidatures de Lie : En novembre 1867, Lie posa pour la première fois sa candidature à une bourse, appelée allocation spéciale, qui était attribuée à un scientifique de talent déjà titulaire de la licence ès sciences. Dans son dossier, il faisait référence à ses résultats aux examens artium et philosophicum et à la licence. Sur ce dernier examen, il disait : « Mes notes personnelles aux diverses parties de cet examen ont été respectivement 1, 2, 2, et pour la deuxième partie, j’ai été excusé. Le procès-verbal spécifiait que le 2 que j’avais obtenu ne devait pas exclure la possibilité de félicitations. » Lie expliquait ensuite que, depuis l’examen de licence de 1865, il avait poursuivi ses études de mathématiques, sauf au cours des six premiers mois « où mon état de santé m’en a empêché » et il n’avait donné que les cours nécessaires pour s’assurer « une maigre subsistance » [UiO, Kollegiet 97, Journalsaker, Journal no 570.] Ces mêmes renseignements, en grande part, figuraient dans sa candidature à une bourse de voyage du legs Hjelmstjerne-Rosencrone, probablement présentée en mars 1868. Lie concluait cette demande ainsi : « Je me propose essentiellement de poursuivre mes recherches sur l’application des mathématiques aux branches de la physique. » Il annonçait qu’il aimerait aller à Paris et de là, dans une université allemande. Après avoir examiné les demandes de bourses de 1868, la faculté des sciences décida qu’elle ne pouvait se prononcer, Lie n’ayant pas fourni assez de précisions sur sa production scientifique. En mars 1869, la faculté recommanda au conseil de l’université de lui attribuer cent speciedaler sur le legs Rosencrone afin qu’il pût « exclusivement » se permettre de « se consacrer à la rédaction de ses travaux mathématiques ». Lors d’une réunion le 24 mars, grâce, en grande partie, à une lettre de recommandation du professeur Bjerknes, elle demanda au conseil de l’université de soutenir Lie auprès du gouvernement pour qu’on lui accordât une bourse de voyage d’étude de cent cinquante à deux cents speciedaler. Le 1er décembre 1869, la faculté recommanda Lie pour l’allocation spéciale de 1870 et par cinq voix contre quatre, Lie fut placé troisième sur la liste des bénéficiaires (après Axel Boeck et Ossian Sars). Ernst Sars, Jacob Worm-Müller, Jens Lieblein, Olaf Skavlan, Fredrik Petersen et Jan Christian Johanssen avaient aussi tenté d’obtenir cette bourse. Dans la demande qu’il avait présentée en février 1869, Lie commentait le travail qu’il venait de terminer sur sa « théorie des imaginaires » en ces termes : « Dans ce travail, qui, à mon avis, a une valeur scientifique, je tente de réaliser une idée que Wallis a formulée en 1865 et sur laquelle on sait que les mathématiciens de notre siècle, comme Argand, Poncelet, Grassman et Hamilton se sont penchés sans atteindre le but. » [RA, ministère du Culte et de l’Instruction, bureau de l’enseignement D, allocations spéciales.] La difficulté de comprendre vraiment la « théorie des imaginaires » de Lie est clairement illustrée par le fait que l’article de huit pages (ainsi que sa version plus élaborée) dans le tome 1 des G.A. est accompagné d’un commentaire d’Engel, une « explication » qui court sur plus de cent pages.

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Page 97 Un article de Kristian Elster paru dans Aftenbladet (le 8 mars 1870, et reproduit dans Fra det moderne gjennombrudds tid, Willy Dahl, Bergen, 1981), à propos d’une rerésentation de la pièce de Shakespeare, Hamlet, reflète bien l’état d’esprit qui régnait alors dans la capitale norvégienne. « Pour nos contemporains, il doit sembler presque absurde qu’à aucun moment on n’ait pu s’accorder sur qui est Hamlet. En effet, de nos jours, le personnage de Hamlet est celui qui fait le plus souvent l’objet d’analyses critiques, d’évaluations d’un point de vue éthique et de présentations poétiques. Tous ceux qui ont lu la littérature esthétique de notre époque ont nécessairement à l’esprit de multiples physionomies de Hamlet. Certainement, de tout temps, on a vu dans la vie courante des manifestations du tempérament de Hamlet, mais c’est particulièrement le cas à une période, comme la nôtre, où l’on se pose tant de questions. On ne le remarque pas, car la plupart des gens ont en eux un peu de Hamlet et leur tragédie se joue tranquillement dans la vie simple de tous les jours, ignorée de tous sauf de ceux qui les connaissent le plus intimement et même ces quelques personnes ne les comprennent peut-être pas. » Page 97 Lie remercia le professeur Broch au nom des étudiants en sciences en soulignant « que sa maison accueillante » leur avait toujours été ouverte [Morgenbladet, 26 mars 1869]. Premier séjour à l’étranger Page 103 Felix Klein, né le 25 avril 1849, passait pour un enfant prodige ; il est à remarquer que tous les nombres entrant dans la composition de sa date de naissance sont des carrés : 52 , 22 et 432 . La lettre que Klein écrivit à sa mère le 31 octobre 1869 est reproduite dans les G.A., t. 1, p. 636. Page 105 « La Société des sciences de Christiania » fut fondée en 1857. En 1925, elle prit le nom d’ « Académie norvégienne des sciences d’Oslo » et aujourd’hui, on l’appelle tout simplement l’Académie des sciences de Norvège. Kjerulf en fut l’un des fondateurs. En 1760, avait été créée, à Trondheim, la première société scientifique norvégienne, la Société royale des sciences de Norvège. Page ?? Dans une lettre adressée au conseil de l’université le 25 février 1870, Motzfeldt fit un rapport sur le séjour de son ami à Berlin depuis la mi-septembre 1869. Lie se rendait « ces jours-ci » à Paris, via Göttingen, et avait l’intention ensuite (au début de septembre 1870) de passer trois mois à Milan auprès du professeur Cremona ; aussi demandait-il cent cinquante à deux cents speciedaler sur le legs Hjelmstjerne-Rosencrone. En cas de refus, il serait contraint de rentrer immédiatement après son séjour à Paris, car il aurait alors épuisé les quatre cents speciedaler déjà reçus. Lie écrivit lui-même de Berlin, en février 1870, au conseil de l’université, pour expliquer son intention de se rendre soit à Milan, soit à Cambridge. Il joignait à sa lettre le mémoire publié dans les Göttinger Nachrichten et attirait l’attention sur l’article publié dans le Journal de Crelle-Borchardt, couramment appelé Journal de Crelle. Il mentionnait aussi les deux textes parus dans les annales de la Société des sciences de Christiania et, enfin, informait le conseil avoir confié au professeur Bjerknes un certain nombre de documents qui « viendront, je l’espère, appuyer ma requête », ajoutait-il. Depuis Munich, Lie envoya le 14 novembre 1870, une lettre à Bjerknes à propos de sa candidature à une allocation spéciale : « Il y a un an, vous avez écrit que vous souteniez le boursier travailleur. Je vous réponds, et vous devez l’admettre en toute justice, que si l’on s’en tient au règlement, les diplômes et les bourses n’ont rien

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à voir avec les qualités morales. Aussi reconnaissant que je sois à l’université pour les deux bourses de voyage que j’ai obtenues, une éviction cependant me remplirait d’une infinie amertume. » Page 112 Par la suite, Reye offrit à Lie son livre Geometrie der Lage, accompagné de cette flatteuse dédicace : « Sie haben mit Ihrer Geometrie des Imaginären einen sehr glücklichen Fund gethan. » [« Avec votre géométrie des imaginaires, vous avez fait une découverte très heureuse. »] (Voir p. 106.) Page 117 Lie étudia attentivement les équations différentielles dans, notamment, le manuel d’Imschenetsky sur les équations aux dérivées partielles ; rapidement il sut à la fois ce que l’on connaissait et ce que l’on ignorait encore à ce sujet. La présentation de la théorie de Galois par Jordan lui suggéra des méthodes pour résoudre les équations différentielles. Page 118 Pour des raisons de santé, Broch avait séjourné à Ems en 1870 où il avait rencontré Gambetta et Guillaume Ier de Prusse. Il avait quitté cette station thermale quelques jours avant l’entrevue entre l’ambassadeur de France et le roi de Prusse, le 8 juillet. Broch revint dans cette ville, l’année suivante, prendre les eaux. Il souffrait d’une affection de la gorge qui le gênait pour parler. [Seip 1971, p. 424.] Page 118 Voir le journal d’Ernst Motzfeldt, conservé dans les papiers privés de la famille Motzfeldt déposés aux RA. Page 124 En Norvège, les points de vue convergeaient sur la guerre francoprussienne. En 1864, l’attaque contre le Danemark avait suscité un fort sentiment anti-prussien et en 1870, les Norvégiens attribuaient la responsabilité de la guerre entièrement à Bismarck et à la Prusse. Page 130 Ce travail qui devait être publié dans les Monatsberichte était une commande dont Klein disait maintenant qu’elle avait longtemps « plané » entre eux (« unserer schon so lange schwebender Arbeiten »). À propos des mathématiciens emprisonnés : Dans ses mémoires (Souvenirs d’apprentissage, Bâle, 1991), le mathématicien français André Weil — l’un des membres fondateurs du groupe Bourbaki — rapportait qu’en 1939, il s’était trouvé, à Helsinki, confronté à une situation qui lui rappelait celle de Sophus Lie à Fontainebleau. Depuis l’été 1939, il séjournait, accompagné de son épouse Eveline, en Finlande où « le patriotisme très vivace était inséparable de la haine de la Russie ». Après avoir rencontré les mathématiciens Lars Ahlfors et Rolf Nevanlinna, ils passèrent, au début du mois d’août, quelques jours de détente dans un hôtel au bord du lac de Salla. Il écrivait : Eveline avait appris la sténotypie, « talent, [...] qu’il ne convenait pas de [...] laisser perdre. Donc, au bord du lac, je lui dictais La cousine Bette, non sans de fréquents regards sur les belles collines environnantes. [...] Je ne soupçonnais pas que nos aimables hôteliers, inquiets de nous voir dicter et rédiger de si abondantes notes tout en contemplant avec tant d’attention la disposition des lieux avoisinants, en avaient tiré la conclusion qui, pour eux, semblait s’imposer : je ne pouvais être qu’un espion soviétique. Dès ce moment j’eus un dossier à la police centrale à Helsinki. [...] Nous rentrâmes à Helsinki à la veille de la déclaration de guerre. [...] Le 30 novembre les Russes lancèrent les premières bombes sur Helsinki. Ce jour-là, [...] ne pouvant distinguer ce qui se passait sur une place voisine, je m’approchai. [...] Mon allure de myope et mes vêtements visiblement étrangers me firent remarquer. On me conduisit au poste de police le plus voisin, d’où on téléphona à la police centrale.

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J’y avais déjà un dossier ; c’était celui du lac de Salla. Je fus amené aussitôt à la prison de la police centrale. [...] Je dus passer là quatre ou cinq jours. La police fit en ma présence une perquisition dans mon logis. On y trouva mes manuscrits ; tout comme ceux de Sophus Lie lors de son arrestation comme espion présumé à Paris en 1870, ils parurent suspects. Au fond d’un placard on trouva de nombreux rouleaux de sténotypie ; je dis que c’était un roman de Balzac » ; cela ne parut pas vraisemblable. On trouva une lettre en russe, de Pontrjagin je crois ; c’était la réponse à une lettre de moi, écrite au début des vacances au sujet d’une éventuelle visite à Léningrad. On trouva un paquet de cartes de visite au nom de Nicolas Bourbaki, membre de l’Académie Royale de Poldavie, et même quelques exemplaires du faire-part de mariage de sa fille Betti [...]. Joint au dossier de Salla, cela formait un faisceau de présomptions accablant. » Après avoir décrit ses conditions de détention — « Je n’eus pas à me plaindre de l’hospitalité de la police finnoise » —, il dépeignait celles de sa libération. « Voici ce qui s’était passé, si j’en crois le récit que m’en fit Nevanlinna à Princeton vingt ans [...] plus tard. Il était, je crois, colonel de réserve dans l’étatmajor, fort connu dans les hautes sphères gouvernementales et militaires. Le jour de l’entrée en guerre il partit rejoindre son poste [...] non loin d’Helsinki. Le 3 ou 4 décembre eut lieu à Helsinki un grand dîner auquel il assista et où se trouva aussi le chef de la police. Au dessert, celui-ci vint à lui pour lui dire : "Demain nous fusillons un espion ; il prétend que vous le connaissez. Je ne me serai pas permis de vous déranger pour si peu ; mais puisque nous nous rencontrons ici, je suis heureux de cette occasion de vous consulter. — Comment se nomme-t-il ? — André Weil". [...] "Je le connais ; est-il vraiment nécessaire de le fusiller ? " dit-il au chef de la police. "Mais que voulez-vous qu’on en fasse ? — Ne pouvez-vous pas simplement le reconduire à la frontière et l’expulser ? — Tiens, c’est une bonne idée ; je n’y avais pas pensé". Ainsi en fut-il décidé. » Weil « enfermé dans un compartiment d’un wagon cellulaire » partit en train pour Haparanda, tout près du cercle Arctique ; de là, il passa en Suède où, à Stockholm, il rencontra « le mathématicien Cramér qui lui aussi se montra compréhensif et généreux ». Auparavant il s’était adressé à Viggo Brun qui, de Norvège, lui avait envoyé de l’argent. Il put ainsi atteindre Bergen, puis Newcastle8 . Professeur sur décision de l’État Page 136 Lie ne choisit pas de rédiger sa thèse de doctorat en norvégien plutôt qu’en allemand mais y fut obligé. Le professeur Gustav Storm, secrétaire de la Société des sciences, confiait à Engel, dans une lettre du 27 janvier 1900, que Lie l’avait d’abord écrite en allemand. Le règlement stipulant que les seules langues acceptées étaient le norvégien et le latin, Lie fut donc contraint de la traduire. Storm faisait aussi remarquer que le titre « Over en Klasse... » [« Sur une classe... »] n’était pas une tournure de phrase norvégienne, mais une traduction littérale de l’allemand « Über eine Classe... » On n’a cependant retrouvé aucune version allemande de cette thèse dans les archives de Lie. 8 N. d. T. : Voir le chapitre VI des Souvenirs d’apprentissage, intitulé « La guerre et moi (ballet-bouffe) », notamment les deuxième et troisième paragraphes. Les convictions affirmées de Weil rendaient très difficile une intervention des autorités de son pays en Finlande : « résolu, si la guerre survenait, de chercher à déserter » (voir p. 130), il refusait de combattre. En conséquence, la légation française à Helsinki l’« abandonna à [son] sort. »

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Quelques précisions sur la thèse de Lie [RA, UiO, Collegium, jnr. 97] : Le 25 mars 1871, Lie fit savoir à la faculté qu’il souhaitait soutenir une thèse de doctorat. Il soumit « une thèse manuscrite » avec les commentaires suivants : « Au cours des deux premières années après ma licence d’enseignement (1866-68), je me suis exclusivement préoccupé de philosophie des mathématiques. En 1868, je me suis efforcé de consacrer le plus de temps possible à développer mes connaissances en mathématiques en général et plus particulièrement, dans le domaine qu’on nomme « géométrie moderne ». Lie résumait aussi ses travaux depuis 1869 : « Les principes d’une théorie imaginaire basée sur l’une des idées avancées par Plücker : introduire la droite comme un élément de l’espace ». Il attirait l’attention de la faculté sur l’étude publiée « par [son] ami Klein et [lui]-même », le 15 décembre 1870, dans les Monatsberichte de l’Académie de Berlin. Le premier exposé qu’il fit pour l’obtention du doctorat eut lieu le 19 mai. Il avait choisi de l’intituler « Sur la géométrie des droites de Plücker ». Puis les 26 et 31 mai, il eut à faire cours sur des sujets imposés et, une fois réussie cette partie de l’examen, il soutint oralement sa thèse le 12 juin dans la plus grande salle de l’université. Page 138 La thèse d’Olaf Skavlan, soutenue le 23 mars 1871, s’intitulait « Holberg, auteur de comédies ». Il n’y a eu depuis lors aucune autre thèse de doctorat sur Holberg. Dans son journal (conservé au département des manuscrits de la NBO), Skavlan rapportait que Lie appréciait beaucoup ses vers. Un jour, il lui avait demandé : « Comment fais-tu donc ces vers ? Moi aussi je veux en faire. » Skavlan lui avait répondu que ce n’était pas si facile : « Il faut un talent naturel que tu n’as pas, tu sais ! » Lie avait répliqué : « Non, mais ne peut-on pas l’acquérir en s’entraînant ? » Après une confirmation de Skavlan, Lie avait insisté : « D’accord, montre-moi. Allons-y, tout de suite ! » Selon Skavlan, tous deux décidèrent d’improviser sur une série de rimes, mais le résultat ne fut pas particulièrement brillant. Un jour où Lie avait vu un poème dans lequel la syllabe « -ater » rimait douze fois (c’était semble-t-il un exercice d’entraînement que Skavlan avait déjà donné), il avait dit : « Moi aussi, j’en veux un pareil. » Skavlan lui avait donné la terminaison « -elle » et Lie lui avait affirmé qu’il pouvait aisément « faire non pas douze mais quinze vers qui riment ». Lie gardait soigneusement les poèmes que Skavlan lui avait écrits : « Je le prendrai comme modèle » lui avait-il déclaré la deuxième fois que Skavlan lui avait dédié un poème. La troisième fois, Skavlan« racontait : « Très ému, il était venu vers moi, avait mis son bras autour de mon cou et m’avait dit "moi aussi je veux t’écrire des vers comme cela"... » Les vers écrits pour la soutenance de thèse de Lie suivaient une vieille mélodie, tradition issue de la campagne appelée stev ; ils étaient précédés d’une phrase absurde qui reprenait des expressions récurrentes dans la thèse de Lie : « Quand la courbe donnée de longueur zéro a un point, alors la courbe correspondante dans le complexe des droites a une tangente stationnaire f (x, y, z, dx, dy, dz) = 0. » Page 139 Le 17 février 1872, Lie sollicita du conseil de l’université deux cents speciedaler sur les fonds du legs Hjelmstjerne-Rosencrone pour un voyage d’études scientifiques à l’étranger. Il joignit à sa demande son article paru en 1870 dans les Göttinger Nachrichten et indiqua qu’il renoncerait à une éventuelle bourse si « au cours de l’automne il trouvait un emploi comme professeur à Christiania ou Lund ». Les autres postulants à une bourse de voyage étaient Kristofer Janson ainsi que les professeurs Guldberg, Kjerulf, Schübeler, Bugge et Esmark.

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Page 139 Carl Hill était le père de Carl Fredrik Hill, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands peintres suédois. À partir de 1876, il souffrit de schizophrénie et ses dessins très expressifs, évoquant la maladie, exercèrent une grande influence sur son époque. Page 141 Daniel Danielsen semble avoir été à l’origine de la motion visant à attribuer une chaire de professeur exceptionnelle à Sophus Lie. Danielsen, médecinchef de la fondation pour les lépreux Saint-Jørgen à Bergen, avait reçu de hautes distinctions internationales en médecine et il était l’auteur d’une série de travaux sur la lèpre et d’autres maladies. Il accompagna l’expédition d’O. Sars dans l’océan Arctique en 1876-1878, à laquelle participa aussi, entre autres, Hansen. Il reprit la rédaction en chef de Nyt Magazin for Naturvidenskaberne lorsque Sars en démissiona pour fonder, avec Lie et Worm-Müller, les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab [« Archives de mathématiques et de sciences de la nature »]. En 1874, il soutint fermement la candidature de Sars à une chaire de professeur parlementaire et le poussa à faire une déclaration selon laquelle il n’était pas positiviste, déclaration qui fut ensuite utilisée lors de la vive polémique soulevée par la doctrine darwiniste du combat pour la vie. Page 141 Le comportement adopté par Lie en 1872 dans la galerie du Parlement est rapporté dans les journaux politiques de Ludvig Daae [Daae 1930]. Page 142 Lie commenta sa nomination dans une lettre à Klein : « Es ärgert mir aber immer die Absurde Geschichte zu hören Ich wäre nie Professor geworden, wenn nicht meine politische Sympathien dem Storthing bekannt gewesen wären. » et dans une seconde adressée à Mittag-Leffler en juillet 1882, affirmant que les allégations selon lesquelles il était « considéré comme appartenant aux plus rouges d’entre les rouges » étaient totalement infondées (voir p. 273). Page 144 Lors de ses randonnées en montagne, Motzfeldt écrivit de nombreuses lettres à son épouse Else. De Bjølstad dans le Hedal (dans la région du Valdres), le 31 juillet 1872, il rapportait que Lie, un peintre de marine Reinholdt Boll et luimême étaient bien partis : Boll voyageait en carriole, Lie avait sauté dans la voiture puis continué à cheval. En 1875, Ernst écrivit à Else : « Lie a ramé sur le Gjendin. » (Ce lac situé dans le massif du Jotunheim qu’il fallait une journée de marche pour longer fut célébré par Ibsen dans la rêverie lyrique où Peer Gynt explique pourquoi il a oublié de surveiller le troupeau de sa mère.) À cette occasion, ils avaient aussi été à Sikkilsdalsgården. Page 145 Une observation intéressante sur le caractère unique de la géométrie figure dans une lettre que Klein écrivit à Lie le 16 février 1872 : « In der Geometrie erstrebe ich — sofern ich wirklich Geometrie, und nicht nur, wie gewöhnlich Analysis treibe — eine volle sinnliche Anschauung von den räumlichen Dingen und den Gesetzen, die zwischen ihnen stattfinden. » [Dans la géométrie, pour autant que je considère réellement la géométrie et non pas seulement l’analyse comme habituellement, je vise une représentation purement sensible des objets dans l’espace et des lois qui régissent leurs interactions.] Page 147 Le programme d’Erlangen est reproduit dans Hawkins 1984 et Rowe 1989. Pour la traduction française de ce texte, voir Le programme d’Erlangen : considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes, préfacée par Dieudonné, éditée à Sceaux, en 1991, par Jean Gabay dans la collection « Les grands classiques Gauthiers-Villars ».

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De longues fiançailles Page 162 Le pasteur Lie se sentait harcelé par ses paroissiens « exagérément pieux ». Ce mouvement de laïcs fut pourtant, dans une large mesure, progressivement ramené au sein de l’Église d’État, essentiellement grâce à l’action de Gisle Johnson. Celui-ci fit une place à ce réveil religieux, en soulignant l’existence d’un pardon pour tous les péchés et en insistant sur le fait que la Création était achevée et n’avait nul besoin d’amélioration ou de perfection (comme le préconisait la théorie darwinienne de l’évolution ou le positivisme). Dans les années 1880, un nouveau mouvement de réveil religieux fit surgir de nouvelles sectes : les baptistes et les méthodistes en dehors de l’Église d’État, ainsi que les églises libres et les pentecôtistes en marge de cette Église. (Voir aussi p. 30.) Après avoir occupé vingt-quatre ans le poste de ministre du Culte, Hans Riddervold en démissionna le 1er juillet 1872 et fut remplacé par le doyen Carl Essendrop dont on escomptait une attitude plus favorable aux mouvements de réveil religieux. Page 166 La famille Birch remontait à Johan Gottfried Reichenwald ; né en Allemagne, il s’était installé comme commerçant à la campagne, à Fåberg, dans la région du Guldbrandsdal où il était mort en 1806. Il avait épousé Marie Elisabeth Birch, fille d’un marchand de Læsø au Danemark. Leur fils, Paul Hansen Birch, avait fait une très brillante carrière militaire. Après avoir servi sous Christian Auguste en 1806 et avoir été commandant de la garde à Eidsvoll, au printemps 1814, lors de la rédaction de la Constitution norvégienne, il fut, successivement, capitaine, commandant, lieutenant-colonel (et aide de camp du roi Charles XIV à son couronnement dans la cathédrale de Trondheim en 1818), colonel, général de brigade à la tête de la brigade de Trondheim, général de division, puis général d’armée. En 1813, il avait épousé Cathrine Hoffmann Stenersen (fille du bailli de Saint Thomas, une colonie danoise aux Antilles, où elle était née). Ils eurent plusieurs enfants : le père d’Anna, Christian — le Premier ministre qui reprit plus tard le nom de son grand-père paternel — et madame Motzfeldt. Page 167 Les Birch-Reichenwald estimaient qu’Anna pouvait au moins informer la famille Horn à Risør de ses fiançailles et Sophus répondait : « Réfléchissez bien, ma chère, et faites comme vous le pensez. » Page 170 Les lettres de Dikken Zwilgmeyer, qui n’ont pas encore été classées, se trouvent à la NBO. L’homme politique Ludvig Daae était, par ailleurs, l’oncle maternel des sœurs Zwilgmeyer. Page 178 Ernst Sars séjourna à Fredrikshald en 1872 [Fulsås 1999, p. 134] et semble-t-il en 1873. Là, il prononça douze conférences d’histoire qui reprenaient celles qu’il avait données l’année précédente à l’université, en qualité de chercheur boursier. Quand le professeur Lochmann tenta de le chasser de l’université sous prétexte qu’il était positiviste, etc., Sars décida en 1873 de publier ces conférences qui formèrent le premier volume de Udsigt over den norske Historie [« Vue générale de l’histoire de Norvège »], un ouvrage qui fit date. Page 183 Sur Helland et la Société des sciences : Helland avait entendu dire par Lie que le secrétaire de la Société des sciences, le professeur Monrad, avait directement envoyé à l’imprimeur les travaux de Lie. Fort de son expérience avec le premier article de Lie qu’aucun mathématicien norvégien n’avait compris, Monrad avait adopté cette procédure peu commune et au demeurant non statutaire. Il ne pouvait pas l’appliquer aux contributions des intervenants qui n’étaient pas membres de la Société, tel Helland qui avait parlé,

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lors de la séance du 22 mars 1872, de la formation des fjords et des lacs de montagne. Outre le contenu très controversé de cet exposé, beaucoup critiquaient son ton irrespectueux et railleur qui pouvait convenir à un article de Dagbladet, mais en aucun cas à un traité scientifique. Au cours du vote du 24 octobre 1873, appelé « l’affaire Helland », où Lie soutint fermement Helland, il se produisit un événement extraordinaire : quand la proposition de nommer Helland à la Société fut mise aux voix, elle fut rejetée. La question de l’élection de Helland fut posée de nouveau lors de la séance du 5 décembre où Lie prit encore la parole et le 20 février 1874. Cette question fut alors repoussée jusqu’à l’assemblée générale de 1875. Le 19 février 1875 l’assistance était très nombreuse, car tous s’attendaient à une nouvelle bagarre, mais la question fut réglée, Helland déclarant lui- même qu’il n’entrerait pas à la Société, même s’il était élu. L’affaire Helland accrût encore les dissensions au sein du le milieu scientifique. L’une de ses conséquences fut la démission d’O. Sars du poste de rédacteur en chef de Nyt Magazin for Naturvidenskaberne ; avec Lie et Worm-Müller, il fonda le nouveau périodique Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Quand une demande de subvention pour ce nouveau périodique fut soumise au Parlement, Ludvig Daae nota dans son journal : « Une partie de nos jeunes scientifiques, Worm-Müller, O. Sars et S. Lie, qui ne voit pas les choses de la même manière que la vieille garde veut publier une nouvelle revue de sciences de la nature et sollicite donc une contribution. » Daae poursuivait en expliquant avec inquiétude que la commission budgétaire avait reçu un message anonyme s’opposant à cette subvention. [Amundsen t. 1, p. 125 s.]. Le ministère du Culte et de l’Instruction soutint Archivet en souscrivant à trente abonnements (pour des instituts scientifiques et des revues) et le comité de rédaction indiqua qu’en contrepartie, les périodiques qu’il recevrait seraient donnés à la bibliothèque de l’université. Dans une lettre non datée mais probablement liée à la demande de bourse de voyage que Helland avait présentée en 1876 à la faculté des sciences et pour laquelle il était en compétition avec Brøgger, Lie écrivit à Bjerknes : « Du reste, je peux seulement déplorer que, comme plusieurs autres membres de la faculté, vous n’avez pas pris personnellement position à ce sujet. Je suis moi-même convaincu qu’un cas comme l’affaire Helland est un exemple remarquable des passions partisanes qui peuvent aveugler des hommes éclairés, des hommes que je considère comme à la fois brillants et honnêtes. » Helland n’obtint pas la bourse de voyage [Hestmark 1999, p. 78]. Page 191 L’essai en prose de Helland « Om fjeldene » [« À propos des montagnes »] fut publié, en 1872, dans la revue annuelle du Touring Club de Norvège. Helland s’opposait au maintien des vieilles formes linguistiques. Ce point de vue est attesté par l’annonce dans ce numéro que les auteurs avaient exigé « le respect de leur orthographe personnelle ». 1873, une année décisive. Enfin le mariage ! Page 193 Fredrik Lie, alors professeur principal à Kristiansand, se trouvait aussi au « jury de l’artium », en 1873. Page 201 Dans les G.A., t. 7, p. 175-219, Lie dressa, en 1895, un historique de la théorie des équations aux dérivées partielles du premier ordre. Il expliquait en détail la relation entre ses travaux et ceux de Mayer et exprimait des critiques à l’encontre d’autres auteurs.

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Page 203 Outre cette déclaration, il ajoutait avoir espéré, en vain, éveiller quelque intérêt pour ses recherches [Engel 1922, p. 105]. Page 203 Holst a rapporté dans le Nyt Tidsskrift (de décembre 1893) qu’au cours de promenades pendant l’automne de 1873, Sophus Lie lui avait exposé ses nouvelles recherches. La publication de la théorie des groupes de transformations commença trois ans plus tard en 1876. Les groupes que Lie utilisait étaient étroitement liés à l’interprétation géométrique des équations aux dérivées partielles ; « elles constituaient un pont qui reliait les aspects géométriques et analytiques d’un même problème. Il [Lie] les appela groupes de transformations. Aujourd’hui, nous les appelons groupes de Lie en son honneur » [Lindstrøm 1995, p. 531]. Page 204 La réponse de Lie à Mayer (traduite de l’allemand), écrite en novembre 1873, est publiée dans les G.A., t. 5, p. 584. Toutes les lettres de Lie à Mayer se trouvent maintenant à la NBO, au département des manuscrits. Page 206 Le feuilleton que commentait Sophus avec tant d’intérêt était probablement Et Guldmenneske, la traduction danoise parue en 1874, sous la plume d’Axel Damkier, du roman Az aranyember [« L’homme en or »] écrit en 1872 par le Hongrois Mór Jókai. Cette traduction fut d’abord publiée sous forme de feuilleton dans le journal Aftenbladet entre le 10 septembre et le 18 décembre 1873. Jókai était un écrivain très populaire. En mars 1874, les lecteurs de ce journal purent lire une traduction Paa Flugten [« En fuite »] d’une de ses nouvelles suivie, jusqu’à la fin du mois de juillet, par la traduction Andre Tider, andre Sæder [« Autres temps, autres lieux »] de l’un de ses romans. Pendant la période de leurs fiançailles, Sophus et Anna purent découvrir un conte de Mark Twain La célèbre grenouille sauteuse de Calavéras (The Celebrated Jumping Frog of Calaveras County) ainsi que deux feuilletons, au cours du printemps 1873 : Visit eller ikke Visit ? [« Visite ou pas de visite ? »] de Mrs Edwards et la traduction du roman Willing to Die [« Envie de mourir »] de l’auteur de The Rose and the Key [« La Rose et la clé »]. Puis vinrent Ranch de Rhoda Broughton et, l’été suivant, Uden hensigt [« Sans but »] de Florence Marryat9 . Page 207 Rapide vue d’ensemble des journaux norvégiens : Morgenbladet : conservateur, fondé en 1819. Dagbladet : libéral, fondé en 1869 par Hagbard Berner. Aftenbladet : libéral. Verdens Gang : le plus à gauche, fondé en 1868. Aftenposten : fondé en 1860 par Christian Schibsted, il s’est appelé pendant les six premiers mois Christiania Adresseblad. Il se développa considérablement pendant la guerre de 1870, avec des articles signés par Yngvar Nielsen et Fredrik Bætzmann, tandis que Christian Friele écrivait dans Morgenbladet. Vort Arbeide : fondé en 1884, prit, deux ans plus tard, le nom de Sosial-Demokraten et devint quotidien en 1894. Repris par le parti travailliste, il fut le précurseur d’Arbeiderbladet. Page 217 Beaucoup pensaient que Sophus Lie et l’écrivain Jonas Lie avaient 9 N.d.T. : le conte de Twain fut, en 1872, traduit en français, dans La Revue des deux Mondes par Th. Bentzon. L’auteur n’apprécia guère l’œuvre « du traducteur » (Th. Bentzon était le pseudonyme de Marie-Thérèse de Solms Blanc), à laquelle il reprochait l’absence d’humour. Pour justifier son analyse, il fit paraître — trois ans plus tard et toujours dans la même revue — le texte initial, la version française et sa propre traduction de ce dernier texte. Les lecteurs anglophones pouvaient juger sur pièce ! Th. Bentzon traduisit également un livre de Sheridan Le Fanu, auteur de The Rose and the Key et créateur littéraire du premier personnage féminin de vampire. Tous ces auteurs publiés dans Aftenbladet semblent avoir été très friands de surnaturel.

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un lien de parenté. Peut-être Sophus lui-même le croyait-il. En tout cas, il offrit à Anna des œuvres de cet auteur. Jonas Lie s’était fait connaître avec Den Fremsynte [« Le visionnaire »] en 1870, et était rapidement devenu l’un des plus grands poètes norvégiens. Il publia deux ouvrages en 1872 : Fortœllinger og Skildringer fra Norge [« Histoires et récits de Norvège »] qui, entre autres, contenait les nouvelles Nordfjordhesten [« Le cheval du Nordfjord »] et Tremasteren Fremtiden [« L’avenir à trois mâts »]. On lui accorda une « pension de poète » en 1874, année où parut Lodsen og hans Hustru [« Le pilote de navire et sa femme »]. Quand Sophus écrivit à Anna que « pour nous, les choses iront aussi magnifiquement que dans un roman », il se référait probablement aux romans de Jonas Lie. Ce dernier vécut vingt-quatre ans à Paris ; nous ne savons pas si Sophus Lie prit contact avec lui pendant son séjour à Paris, mais il le rencontra fort certainement au café de la Régence. Quelques mots sur les lettres de Sophus à Anna : Sophus accordait de l’importance à se présenter devant sa future épouse sous les traits d’un homme jeune et actif, qui tenait ses promesses. Il lui raconta donc que, comme convenu, il avait fait couper ses « pauvres boucles » et qu’il était sûr de ne pas devoir « porter perruque » avant de longues années. D’ailleurs, ses cheveux poussaient « plus dru cette dernière année ». Pour tenter de se montrer digne de l’amour d’Anna, il avait mis un daler dans une de ses lettres en lui disant qu’elle pouvait l’utiliser « à sa guise », mais il s’empressait d’ajouter : « Je fais aussi cela en comptant obtenir un petit éloge parce que je suis gentil et adorable. » Selon Sophus, la « première condition dans tout mariage » était que les deux partenaires devaient tenir profondément l’un à l’autre, et puisque, en fait, ils en étaient tous les deux capables, il affirmait : « Donc nous pouvons être totalement convaincus que tout le reste ira de soi. » Il exprimait le sentiment que le temps (au printemps et à l’été 1874) se traînait « si incroyablement lentement que nous n’atteindrons jamais août » (c’est-à-dire le mariage) ; peut-être voyait-elle « la chose autrement », mais il poursuivait : « D’avance août vous rend vous aussi heureuse n’est-ce pas ? Si vous le dites, alors vous serez ma charmante demoiselle. Suis-je méchant d’exiger de vous toutes sortes de choses ? Mais ce n’est cependant pas un désir si absurde pourtant. » Il voulait savoir : « Avez-vous à un moment quelconque après Noël souhaité que le mariage fût encore repoussé ? Dites-moi toute la vérité. » Monsieur le Professeur et son épouse Page 223 Weierstrass avait informé Lie que des différences figuraient dans une lettre d’Abel adressée à Legendre entre sa version originale et celle imprimée dans le Journal de Crelle. Page 225 Dans une lettre adressée à Mayer le 4 mai 1875 (publiée dans les G.A., t. 4, p. 482 et dont l’original est conservé à NBO, Håndskriftsamlingen [département des manuscrits]), Lie lui demandait « Avez-vous lu le rapport de Puiseux sur le problème des trois corps ? » et commentait la réduction du problème des trois corps effectuée par le mathématicien français d’origine allemande Rodolphe Radau. Il évoquait aussi Paul Gordan, ancien collègue de Klein à Erlangen. Page 226 Les propos tenus par Klein après le décès de Lie et portant sur l’intime parenté entre le génie et la folie relèvent aussi de ce romantisme présent dans cette lettre écrite à Erlangen, le 2 février 1875. Sa dépression nerveuse avait également familiarisé Klein avec « la folie romantique ». Page 227 Cette lettre, écrite au mois de décembre 1874, est publiée dans les

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G.A., t. 4, p. 523-524. Toutes les lettres de Lie adressées à Mayer sont conservées à NBO, département des manuscrits, recueil 52. Sous le couvert de « la percée moderne » Page 232 Pour appuyer la demande de bourse de voyage en faveur de Holst, Lie avait adressé, le 28 avril 1874, au conseil de l’université [RA, archives du ministère du Culte et de l’Instruction, j. nr. 523 D 74] les lignes suivantes : « Parmi tous les étudiants en sciences que j’ai été amené à côtoyer depuis mes propres années d’études, Elling Holst est le seul chez lequel j’ai observé des aptitudes à l’invention en mathématiques, particulièrement en géométrie. [...] Pour autant que je le sache, Holst est en outre le seul étudiant norvégien qui, au cours des 6-8 années passées, ait envoyé des articles aux journaux mathématiques de nos pays voisins. » (Holst entra à l’université en 1868, passa avec succès l’examen philosophicum l’année suivante et entama ses études scientifiques en 1870.) Les comptes rendus du voyage de Holst sont conservés aux RA, UiO, kollegiet, innberetn. [rapports du conseil de l’université], boks [boîte] 2, 1872-1879 ainsi que dans les archives du ministère du Culte et de l’Instruction, skolekontor [affaires scolaires] D, statsstip. [bourses nationales] 43. Page 244 Lie s’exprima ultérieurement sur cette série de communications parues dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab en écrivant une lettre adressée à Holst en 1892 provoquée par son article du dictionnaire des écrivains de Halvorsen. Comme les idées étaient nouvelles et les Archiv peu diffusées, ces recherches sur les groupes continus de transformations, en particulier entre les années 1876 et 1879, n’étaient guère prises en compte. Les mathématiciens d’aujourd’hui, notamment Eldar Straume [Straume 1983, 1992], relèvent que les travaux de Lie des années 1870 se présentent sous une forme plutôt codée qui rend difficile leur lecture. En d’autres termes, reconstruire le cheminement de la pensée et le raisonnement logique de Lie rencontre des obstacles. Straume insiste sur la manière dont ce dernier fut toujours « séduit » par la recherche de nouvelles idées avant d’avoir élaboré et transcrit lisiblement les anciennes. L’attention se porta pour la première fois sur la théorie de Lie quand il publia, en 1880, son grand traité dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Page 245 Lie espérait l’aide de Klein et de Mayer dans une lettre que ce dernier reçut le 12 juillet 1876. Il lui écrivit aussi l’année suivante, le 27 juillet 1877 : « Quand Klein et vous m’aiderez, j’espère que cela sera tant soit peu couronné de succès bien que parfois je sois à moitié désespéré. » [NBO, département des manuscrits, recueil 52.] Des travaux en cascade Page 254 Lie résumait donc son voyage, dans une lettre commencée à la fin du mois d’avril 1878 à Klein, en ces termes : « Im grossen Ganzen, ich war äusserst ärgelich und unzufrieden. Und ich konnte mein Gleichgewicht nur dadurch erhalten, dass ich etwas Mathematisches leistete, was mir meine volle Selbstachtung wiedergab. Da ich anfänglich keinen grossen Erfolg mit der Minimalflächen hatte, wandte ich mich zu meinen Transformationsgruppen, die wahrscheinlicherweise die wichtigste Leistung meines Lebens werden. [...] Mein Haupt-Resultat, das sich auf alle Dimensionen ausdehnt, ist, dass die lineare Gruppe die einzige ist, die im Unendlichkleinen die grösstmö-

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Sophus Lie, une pensée audacieuse gliche Tränsitivität besitzt. Hiermit ist also meine alte Vermutung glücklich realisiert.

Voir les G.A., t. 1, p. 793. Dans son traité « Sätze über Minimalflächen », paru dans les Archiv for Mathematik og Naturvidenskab, 1878, p. 166-176, il se référait à Herzog et à Henneberg auquel il avait écrit, depuis Munich, tout juste après ce congrès. Voir les G.A., t. 1, p. 786-789. Le premier rapport que Lie adressa au conseil de l’université, au sujet de son séjour à l’étranger effectué durant l’automne 1877, date du 28 janvier 1880 et contient les informations suivantes : « J’ai voyagé, vers le 20 août 1877, en direction de Munich où j’ai participé à la réunion générale des chercheurs en sciences de la nature où, à cette occasion, j’ai prononcé une conférence sur les surfaces minimales. » Il avait également rencontré des mathématiciens allemands et venus d’autres pays. Après « un bref séjour à Leipzig et à Berlin, je suis rentré à Christiania, à la fin du mois d’octobre 1877 », ajoutait-il. Pour justifier le bénéfice de ce voyage et l’octroi des cent soixante-quinze spd. qu’il avait reçus, il faisait état de ses publications d’alors. Ce rapport est conservé aux RA, UiO, kollegiet, innberetn. [rapports du conseil de l’université], boks [boîte] 2, 1880. Page 256 Dans une lettre adressée à Sylow le 26 octobre 1878, Lie se demandait si Broch était à l’origine, à Paris, d’une campagne de souscription lancée en faveur de la publication des œuvres d’Abel. Holst lui avait appris, que Bjerknes avait écrit à Hermite lequel lui avait répondu, depuis Paris, qu’il ignorait tout d’une telle initiative. Lie écrivait à Sylow qu’il pourrait interroger à ce sujet les gens de la capitale qu’il connaissait, « mais comme je n’ai pas soigné mes amitiés françaises depuis de nombreuses années, j’ai peu envie de le faire », ajoutait-il. Il lui suggérait de s’adresser à Jordan pour lui demander ce qu’il en était exactement. Page 259 Johan Vogt a raconté cette randonnée dans les montagnes en compagnie de son oncle Sophus l’été 1879 dans un discours prononcé en 1930 [Vogt 1930]. Un second étudiant norvégien, Nils Johan Schjander, suivit l’enseignement de l’école polytechnique de Dresde, en 1877, la même année que Vogt. Revenu deux années plus tard, il fréquenta la bohème artistique qui gravitait autour de Hans Jæger. Il assista vraisemblablement aux cours que Lie dispensa entre 1883 et 1886. Peu d’années après, il partit pour l’Argentine où il travailla en qualité d’ingénieur. Il fut le seul de la bohème de Christiania à se rendre réellement en Patagonie [Voir Fløgstad 1999, p. 92-97 et Fosli 1994, p. 435 H]. Rien ne permet de savoir si Lie s’engagea dans le débat autour de Jæger et de la bohème de Christiania. Holst critiquait sévèrement Jæger et dans une lettre adressée à E. Sars le 5 février 1882, il exhortait à ne pas rallier la cause de Jæger (en soutenant une « adresse » si l’action juridique menée contre ce dernier s’éteignait) et par conséquent à lui offrir « ainsi qu’à ses ennemis de Venstre un tel triomphe ». Vogt fut reçu à l’examen des mines de l’université de Christiania à l’automne 1880. Après maints voyages en Norvège et dans d’autres pays ainsi que des séjours d’études à Stockholm (où il enseigna également à l’École supérieure), Freiberg, Clausthal10 et Leipzig, il rentra durant l’automne 1885 et devint, l’année suivante, professeur de métallurgie. 10 N.d.T.

: Clausthal se trouve à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Göttingen.

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Page 260 La lettre de Lie rédigée le 29 octobre 1879 est publiée dans les Norske Universitets- og Skoleannaler [« Annales de l’École et de l’Université norvégiennes »], 3e série, t. XVIII, p. 8-10 qui présentent également ce conflit. Lieblein assurait ne pas croire ce qui depuis toujours était proclamé, à savoir « que certains individus sont totalement dépourvus d’aptitude à apprendre les mathématiques ». En revanche, beaucoup de personnes douées pouvaient éprouver de grandes difficultés pour acquérir des notions mathématiques, il en connaissait de nombreux exemples. Depuis que tout le monde savait que l’on pouvait bien être « une personne instruite et même devenir un brillant scientifique dans de maints domaines sans pour autant posséder des connaissances mathématiques toujours plus vastes », il affirmait que les portes de l’université ne devaient pas se fermer (en raison d’épreuves écrites de mathématiques trop sévères) devant ces personnes. Page 262 L’ami de Holst qui rapportait cette anecdote était le procureur Arne Lommerud. Il la confia à Johannes Arneson qui la coucha par écrit [Arneson 1964, p. 115]. Le milieu mathématique en Norvège et à l’étranger Page 267 Bjerknes avait trouvé la phrase « Jacobi marche sur ses [ceux d’Abel] talons » dans une lettre écrite en 1828 par Hansteen et adressée à Schumacher. Page 269 Au sujet de Bjørnson, de Motzfeldt et de la vente de la propriété d’Aulestad, voir Keel 1999, p. 32. Page 270 Bjerknes mena ses expériences d’hydrodynamique en 1876 à l’université, au début avec des aides privées et le soutien de l’Association Lettersted. En 1880, l’université accorda sur son budget un poste spécifique, assorti de ses propres locaux et personnel [Haugland 1999]. Une protestation contre les crédits alloués à Bjerknes se trouve dans les papiers de Lie, Nachlass-pakke no 27.4 (5 octobre 1881). Page 272 L’édition des œuvres complètes d’Abel fut présentée devant la Société des sciences de Christiania le 9 décembre 1881. À cette occasion, Lie déclara : « Je veux souligner expressément que le professeur principal Sylow doit être considéré comme l’éditeur principal des œuvres d’Abel. En effet, au cours des huit années qu’a nécessitées la publication, Sylow qui, bien longtemps avant que ne commençât notre collaboration, avait publié des traités qui témoignent d’une étude approfondie et étendue d’Abel, a délaissé ses propres travaux pour se consacrer exclusivement aux œuvres d’Abel ». Voir aussi l’article de Lie intitulé « Om Abel, Evariste Galois og Ludwig Sylow », paru dans Aftenposten, le 25 novembre 1896. Page 288 Pour les réactions de Klein à sa dépression, voir Klein, Gesammelte mathematische Abhandlungen, t. 1, p. 380 et Renate Tobies 1981. Des perspectives trop limitées à Christiania Page 291 Au cours du semestre d’automne 1882, trois étudiants avaient choisi Lie pour professeur correspondant mais aucun ne semble avoir noué de relation particulière avec lui. C. J. F. Brostrøm s’établit en Suède, H. N. Drejer devint lieutenant dans le Trøndelag et Iver Hesselberg enseigna à Christiania, dans l’école Anderssen. Page 292 Soixante-douze mille Norvégiens participèrent à cette élection de 1882. Au cours des années 1880, deux cent cinquante mille Norvégiens émigrèrent [Sørensen 1984].

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Page 293 Le premier numéro des Acta Mathematica fut critiqué dans le numéro de février-mars 1883 de Nyt Tidsskrift et Bjerknes évoqua cette revue dans Morgenbladet. Pour sa première année, les Acta Mathematica contenaient, outre des articles de Poincaré, des contributions d’Hermite, Appell, Picard, Goursat, Louis Bourguet, Reye, Fuchs, Schering, Eugen Netto et Zeuthen ainsi que des Suédois Malmsten et Gyldén. Le seul apport norvégien se résuma à un grand portrait d’Abel ; les premiers articles furent signés par Holst en 1886, puis par Sylow en 1887 et 1888. Page 295 Selon Lie, il s’était décidé, avec Sylow, de publier au cours de l’année 1883, « toutes les lettres d’Abel, intégralement et en norvégien ». On ignore ce qui empêcha la réalisation de ce projet. Ces lettres furent publiées en 1902 à l’occasion de la commémoration du centenaire de la naissance d’Abel et assorties de commentaires de Holst. Page 296 Lie connaissait fort bien le paysage montagneux de Nordmøre et fut l’un de ceux qui concoururent à le faire découvrir. Page 297 Lie écrit dans cette lettre : « Es ist einsam, schrecklich einsam hier in Chra., wo kein Mensch meine Arbeiten und Interessen versteht ». (Je me sens seul, effroyablement seul ici à Christiania où personne ne comprend, ni mes travaux, ni mes intérêts). Page 304 Dans cette lettre adressée à Sylow, on apprenait que Lie avait appris fortuitement que Poincaré et Stephanos voulaient traduire « en français, pour les Acta, un vieux programme de Klein » et que ce dernier souhaitait ajouter quelques notes. Le refus de Mittag-Leffler provoqua l’ajournement de ce projet. Lie encourageait Klein à publier ce travail « qui [était] intimement lié à [ses] vieux thèmes d’une manière bien réelle ». Il ajoutait : « Du reste, je n’ai pas pris part à la proposition de Poincaré, excepté que P. et moi avons parlé du travail en question qui est, à mes yeux, le travail philosophico-mathématique le plus important de mon époque ». Lie qualifiait de « bévue » le refus de Mittag-Leffler qui montrait ainsi sa volonté de marcher « sur les traces des Berlinois ». Il concluait par : « Mais ce qui m’irrite le plus est qu’un tel homme puisse s’occuper d’un écrivain et d’un travail qui me sont tous deux si proches sans que j’en sache quelque chose ». Page 304 Sophie Kowalewska vint, à l’âge de trente-trois ans, en Suède, à l’initiative de Mittag-Leffler. Grâce à lui, elle obtint un poste à l’École supérieure de Stockholm, d’abord provisoire, avant d’y être nommée professeur. À Berlin, de 1870 à 1874, Weierstrass lui avait donné des cours particuliers. Elle avait rédigé un travail mathématique très important et soutenu sa thèse de doctorat à Göttingen. À Stockholm comme ailleurs, elle était reconnue comme mathématicienne, professeur et écrivaine. Page 306 La première lettre de Lie adressée à Engel qu’il reçut à Leipzig le 30 juin 1890 est publiée dans Pukert 1984. Dès 1882, il commentait les travaux d’Engel dans sa correspondance avec Mayer. Page 306 Lie expliquait ce qu’il ressentait au sujet de son manque d’aptitude à rédiger dans cette lettre adressée à Klein au mois d’août 1884 (également publiée dans les G.A., t. 6, p. 793) : Dein Buch über das Ikosaeder habe ich empfangen, wie ich Dir schrieb. Ich fühle mich sehr geschmeichelt, dass Du mich in so ehrenvoller Weise

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in der Vorrede genannt hast. Allerdings fühle ich recht gut, dass ich es nur halb verdient habe. Ich schäme mich, dass ich Dich in meinem letzten Arbeiten nur mit einer gewissen Reservation citire. Ich habe indess gelernt, dass ich vorsichtig sein muss. Denn, wenn ich jemand unbedingt citire, so glaubt man, dass der Andere Alles gemacht hat. Ich verstehe nicht, woran es liegt. Wahrscheinlich daran, dass man ohne weiteres voraussetzt, dass meine Ideen mit meiner Redaktionsfähigkeit proportional sind.11 La nomination à Leipzig Page 309 Engel décrivit à maintes reprises ses relations avec Lie [Engel 1899, 1900, 1922]. Il possédait bien la langue norvégienne et il échangea des lettres avec une série de Norvégiens, notamment Bjørnson. Il s’exprima même sur le combat linguistique en Norvège dans l’article « Sprachenkampf in Norwegen » paru en 1938 dans les « Nachrichten den Giessener Hochschulgesellschaft ». « Ich bin so gewiss, absolut gewiss, dass diese Theorien einmal in der Zukunft als fundamental anerkennt werden ».12 Extrait d’Engel 1899, p. XLIX, d’après une lettre de Lie adressée à Mayer au mois de janvier 1884. Page 314 Les notes mises au propre de Thue sont conservées à NBO, au département des manuscrits. Au cours de ces années, un autre étudiant, Vilhelm Bjerknes, prenait en note les cours de Lie. Page 315 le caractère contrasté des cours de Lie est décrit dans Alfsen 1929. Page 315 Helland fut encore une fois proposé pour entrer à la Société des sciences avec notamment Brøgger et le médecin en chef Gerhard Armauer Hansen. Cependant, Helland fit savoir par écrit qu’il ne souhaitait pas en devenir membre [Hjortdahl dans une lettre adressée à Brøgger le 14 mars 1885]. Brøgger succéda à Kjerulf, en 1888, bien que le Parlement eût décidé, en 1885, que Helland occuperait sa chaire à la mort de ce dernier. Page 315 Le premier paragraphe des statuts de l’Association mathématique fondée le 2 mars 1885 stipulait : « Le but de l’Association mathématique est, au moyen de conférences et de discussions, de traiter les questions mathématiques qui devraient, selon le règlement, relever des exigences qui se présentent dans la licence ès sciences ». L’Association des scientifiques que Lie avait ressuscitée à l’automne 1868, vécut dix ans. L’Association mathématique était donc un nouveau « recommencement » ; l’année suivante, au printemps 1886, elle prit le nom d’Association scientifique. Holst créa, le 29 septembre 1886, le séminaire mathématique pour familiariser les étudiants avec « des théories qui ne [faisaient] pas l’objet des leçons régulières ». Ce séminaire fut un prélude à l’Association mathématique norvégienne [Norsk matematisk forening], fondée en 1918. 11 N.d.T. : J’ai reçu ton livre sur l’icosaèdre comme je te l’ai écrit. Je me sens très honoré d’avoir été cité dans l’avant-propos de façon si flatteuse. Toutefois, je sens bien que je ne le méritais qu’à moitié. J’ai honte de ne te citer dans mes derniers travaux qu’avec une certaine réserve. J’ai appris dans l’intervalle qu’il me fallait être prudent. Car lorsque je cite quelqu’un sans réticence, on croit que l’autre a tout fait. Je ne comprends pas à quoi cela tient. Sans doute au fait que l’on suppose, sans chercher plus loin, que mes idées sont proportionnelles à ma capacité de rédaction. 12 N.d.T. : Je suis tellement certain, absolument certain que ces théories seront, un jour futur, reconnues comme fondamentales.

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Page 315 Anna Lie racontait que son époux avait invité chez eux Peter BirchReichenwald, Axel et Ernst Motzfeldt, le préfet Aubert et le docteur Lund, mais aussi Helland et Arctander. Au cours de cette soirée, aucun mot ne fut prononcé [Lie Herman 1942].

Figure 51 – Dans une lettre écrite à Motzfeldt le 24 février 1889, Lie le remerciait pour « la photographie vraiment excellente, de cet exquis dimanche dans [sa] jolie maison de campagne ». Ce cliché fut pris pendant l’automne 1888, et à propos de son premier retour en Norvège après son installation à Leipzig, Lie écrivait : « Tout mon séjour en Norvège défile devant moi comme un rêve. ». Page 316 Lie s’était déjà exprimé en faveur d’une nomination en Allemagne et voyait, « par le biais d’un tel changement », « une possibilité de briser l’isolement » dans lequel il vivait en Norvège [Leipziger mathematische Antrittsvorlesungen. Auswahl den Jahren 1869-1922. Teubner Arch. z. Math, 8, Leipzig 1987]. Page 316 Pour les propos mentionnés à Berlin sur le compte de Lie, voir Hawkins 2000. Page 317 Alors que les pensions de poète que recevaient Ibsen, Bjørnson, Lie et Janson s’élevaient à mille six cents couronnes par an, le salaire annuel d’un professeur débutant, même parlementaire, se montait à quatre mille cinq cents couronnes.

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Figure 52 – Sigurd Lie — neveu de Sophus — était, à la fin des années 1890, un compositeur réputé. Ses romances sont toujours jouées et ses mélodies sur des poèmes norvégiens et danois souvent chantées. Après avoir étudié à Leipzig et à Berlin, il fut pendant trois ans chef d’orchestre de l’harmonie de Bergen puis du théâtre central de Kristiania. En 1900, il était envisagé de monter à Berlin un opéra à partir de la pièce Terje Vigen d’Ibsen sur une musique de Sigurd Lie. Avant que la musique ne « le prît » sérieusement, il avait entrepris des études scientifiques. Alors qu’il étudiait la musique à Leipzig, il rendit souvent visite à Sophus et à Anna dans la Seeburgstrasse. Il avait très tôt contracté la tuberculose, probablement avant d’avoir atteint sa vingtième année et il mourut en 1904, à l’âge de trente-trois ans. Il était très lié à son oncle Sophus et lui écrivait de Copenhague, en 1896 : « Cher oncle ! J’ai contracté ici, en bas, une dette et ne veux — pour le moment, en aucun cas — demander à mon père de me sortir d’affaire. [...] Veux-tu m’envoyer, sous peu, 100 couronnes ? »

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Figure 53 – En haut, à gauche : Felix Klein. En haut, à droite : Friedrich Engel. En bas, à gauche : Eduard Study. En bas, à droite : Hermann Weyl.

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Figure 54 – En haut : buste de Sophus Lie sculpté par Elisabeth Steen. Cette statue, qui se dresse dans le cimetière d’Eid, fut dévoilée au cours de la semaine commémorative en l’honneur de Lie (17–23 août 1992). En bas : tombe de Sophus Lie et d’Anna (née Birch) au cimetière de Notre Sauveur, à Oslo.

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Figure 55 – À l’occasion du congrès international des mathématiciens réuni à Oslo en 1936, Élie Cartan prononça une conférence essentielle, intitulée « Le rôle de la théorie des groupes de Lie dans l’évolution de la géométrie moderne ». Le buste de Sophus Lie, sculpté par Dyre Vaa, fut remis à l’université par les amis et la famille de Lie. Cette statue se trouve maintenant dans l’amphithéâtre Sophus Lie, sur le campus de Blindern de l’université d’Oslo. Une réplique en bronze se trouve dans la bibliothèque mathématique de Blindern.

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Dans une lettre adressée à Bjerknes, non datée, mais écrite aux alentours de Noël 1885, Lie espérait que son correspondant soutiendrait la disposition concernant son congé sans solde et il exprimait « une peur que les journaux ne se [mêlassent] de l’affaire avant que tout ne [fût] réglé. [...] Avec l’incorrection avec laquelle ils [rapportaient] souvent les faits, ils [pouvaient] me causer des désagréments à un degré très important ». Si Bjerknes préférait qu’un autre que Holst enseignât la géométrie après son départ ou s’il souhaitait une réorganisation des disciplines, Lie ne mettrait plus l’accent sur sa proposition. Page 318 Petra, l’épouse de John Herman, écrivait à sa belle-sœur Laura, le 1er février 1886 : « Que Sophus quitte le pays avec sa famille, je pense que cela t’a causé du chagrin. Nous avons été profondément surpris de ce que nous avons lu dans les journaux. Qu’en dit vraiment Anna de bien ? À sa place, je ne crois pas que je serais contente d’un tel changement de résidence, surtout à l’étranger où l’on se trouve donc confronté à tellement de situations nouvelles et inhabituelles et, ce qui représente pour moi le plus triste, obligé d’être si loin de la famille et des amis. Quand on a un certain âge, il est difficile de se faire de nouveaux amis. » Page 319 Au début, Schwarz comprenait mal ce qu’écrivait Klein et lisait « Sie » [il] au lieu de « Lie » [Ullrich 1999]. Le brouillon d’une lettre de Klein à Schwarz semble indiquer que Klein fut le premier à utiliser cet argument de « théorie des fonctions ». Ce brouillon se trouve à Göttingen, à la Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek, Abteilung für Handschriften und seltene Drucke, Cod. Ms. F. Klein 8 : 941/Anl. Page 320 Le dîner de fête donné à l’occasion du départ de Lie eut lieu dans le local des sœurs Larsen, au 6 de la Kristian Augusts gate, au premier étage, le vendredi 10 avril à dix-huit heures. La participation s’élevait à huit couronnes par personne et le professeur Storm en assurait l’organisation au nom de la faculté et du milieu scientifique. Bjerknes prononça le discours principal [NBO, Brevs. [recueil de lettres] no 469A]. L. L. Daae — qui, à la Société des sciences, se trouvait le plus souvent dans le groupe opposé — dut certainement dire comme il était rare et remarquable d’avoir un poste à Leipzig (et dans un pays de grande culture). Page 321 « Il était une fois un brave homme... » est une chanson à boire du répertoire étudiant, écrite en 1783 par le Danois Knud Lyne Rahbek et tombée aujourd’hui dans l’oubli. Le volapük est une langue artificielle élaborée par l’Allemand J. M. Schleyer, quelques années avant l’esperanto13 . Les vers omis constituent la seconde moitié de la première strophe et la deuxième : Dans les sciences, comme chacun sait Est instaurée la république Et comme président à vie Un mathématicien est élu. Car personne d’autre n’est aussi pur, Aux décisions infaillibles, Il n’a que la peau et les os Et parle sans chipoter. 13 N.d.T. : en 1879, le prêtre catholique Martin Schleyer publia son premier texte en volapük dont le nom est formé avec « vol » de l’anglais world, « a », la marque du génitif dans les langues slaves et « pük », de l’anglais speak. Le Polonais Lejzer Zamenhof publia, quant à lui, son premier essai en 1887, sous le pseudonyme de docteur Esperanto.

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Il ne pense à aucune application, Que sa théorie fournit ; Tel un ermite dans sa cellule Qui spécule tout seul. Il est seulement mené par la soif de vérité, Et il a des forces cachées, Dont les conséquences se voient souvent D’abord mille ans plus tard. Page 322 Avant de quitter son pays, Lie acheta des actions de la banque des hypothèques où il était, « au fil du temps », impliqué, « y compris la gratification pour Abel ». Quand Lie partit pour Leipzig, mille six cents couronnes furent accordées à Holst pour enseigner et faire passer les examens de géométrie. La faculté des sciences [RA, Mat. nat. fakultets protokoll (procès-verbaux de la faculté de mathématiques et de sciences de la nature)] témoigne qu’au moment où Lie avait assuré cinq cours, « chaque semestre et même six conférences par semaine dont aucune cependant ne concernait la licence », Bjerknes avait, pendant la même période, enseigné en moyenne plus de six heures par semaine — « entre sept et huit auparavant » — et par conséquent, il ne pouvait, en aucune manière, reprendre les cours de Lie. Au cœur de la grande ville de Leipzig Page 325 Voir Engel, 1922, p. 112. Des informations sur les étudiants suivant les cours de Lie sont contenues dans les papiers d’Engel, déposés à Gissen. Page 327 Lors de sa première année à Leipzig, Lie n’eut guère de contacts avec ses collègues français. À Paris, les mathématiciens semblent avoir appris de Broch — directeur, depuis 1879, du Bureau international des poids et mesures — cette nomination. Au cours du printemps 1887, Darboux avisa Lie qu’il figurait sur la prestigieuse liste des correspondants possibles de l’Académie des sciences. Ce dernier en informa Klein en précisant qu’il était l’un des nombreux pressentis et qu’aucun correspondant n’était décédé depuis 1884. Lie reconnaissait néanmoins que cette nouvelle lui avait donné du courage et de l’énergie. Klein, qui pour sa part s’était trouvé à Paris pendant l’été 1887, pouvait vraisemblablement se considérer également comme le candidat allemand susceptible de succéder à Kronecker, quand ce dernier mourut. Page 334 Le monument funéraire érigé à la mémoire d’Abel se trouve dans le cimetière de Froland. Page 334 Dans sa leçon inaugurale, Lie présenta un aperçu du développement de l’histoire des mathématiques. Il insista plus particulièrement sur les interactions entre la géométrie et l’analyse et décrivit le rôle joué par des concepts tels que ceux de groupe et d’invariant. Il conclut en annonçant qu’il poursuivrait la recherche en géométrie dans le même esprit que son prédécesseur Klein. Ce discours est reproduit dans les G.A., tome 7, p. 467-476. Au cours du semestre d’hiver 1886-1887, Lie fit des cours de « géométrie projective » et portant sur l’« introduction à la géométrie analytique du plan et de l’espace ». Dans le cadre du séminaire, il proposa des exercices sur les transformations infinitésimales. Les leçons se trouvent dans les papiers de Lie, boîtes 37 et 51.

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Page 337 L’expression « société thuriféraire » fut utilisée par Paul du BoisReymond. Voir Peter Ullrich, « Über die Wichtigkeit einer lesbaren Handschrift » dans Deutsche Mathematiker-Vereinigung 4/1999. Page 341 Le fermier Liestøl avait, de surcroît, occupé, entre autres, les fonctions de maire (dans le Setesdal, il habitait Frøysnes) et de collaborateur linguistique auprès de Ross. (Liestøl était également un habile poète lyrique et violoneux). Il avait fait son entrée au Parlement en 1874 et avait éprouvé, au début, quelques difficultés à prendre parti entre Høyre et Venstre qui divisaient le paysage politique. Toutefois, quand il comprit l’enjeu de cette lutte — le pouvoir du roi ou le pouvoir du peuple, voir Jørgen Løvland, « Lars Knutson Liestøl » dans Syn og Segn, 1913 — il s’engagea totalement, mais de nouveau hésita quand Sverdrup lui demanda, en 1888, de participer à son gouvernement modéré. Liestøl se sentit comme un étranger parmi ces ministres et démissionna onze mois plus tard. Les propos de Lie sur le compte de Liestøl sont peut-être gauchis dans la mesure où il s’adressait à son ami conservateur. Page 343 Sylow rendit visite à Lie à Leipzig en 1888 et dans une lettre écrite à Mittag-Leffler le 3 mars 1888, il rapportait : « J’ai parlé avec Lie à Leipzig. Il mentionnait que la biographie de Bjerknes avait produit une désagréable impression en Allemagne et que pour cette raison, il était mieux d’attendre, c’est-à-dire que je ne parle pas avec Kronecker de la statue d’Abel. » D’après Sylow, Kronecker considérait que beaucoup trop d’honneurs avaient été accordés à Abel dans les commentaires rédigés par Sylow et Lie dans l’édition des œuvres complètes d’Abel. Page 344 Dans des lettres adressées à Motzfeldt, Lie commentait la situation dans leur pays : « Les conditions en Norvège sont ridicules. » Que le gouvernement, pour la nomination d’un professeur de philologie latine ait pu préférer le Norvégien Laurits Stenersen au Danois Anders Bjørn Drachmann était encore un superbe exemple des « considérations personnelles » qui supplantaient les « considérations scientifiques » et « pour la bonne raison qu’ils manquent de compétence ». (Cette décision, prise en 1888, provoqua beaucoup de réactions, en particulier de vives protestations en provenance des scientifiques et du milieu universitaire danois.) Lie commentait aussi « la justice norvégienne » qui était « loin d’être parfaite » et il était facile de constater que les décisions de la Haute Cour de justice se révélaient souvent « malencontreuses ». Il était « ridicule que notre vieil ami Carl Berner » apparût comme dirigeant Venstre et il était décevant (au cours de l’été 1888) que son ami Schjøtt « fût assez faible pour entrer au gouvernement ». Toutefois, Lie ne croyait pas que la carrière politique de ce dernier durerait et il demandait à Motzfeldt (qui était conservateur) de montrer de l’indulgence à son égard. Lie écrivit à son neveu Johan Vogt le 20 octobre 1888, après la disparition de Kjerulf : « Je place Helland beaucoup plus haut que toi, même si je déplore que les conditions l’aient contraint à s’occuper beaucoup de politique ingrate. » Vogt, qui était devenu membre du conseil universitaire, demandait à son oncle un avis sur la qualification de Holst. Lie lui répondit, dans une lettre non datée : « Holst pourrait être un très bon mathématicien s’il en avait l’énergie. En tant que maître de conférences, il est vraisemblablement doué. Il a un intérêt vivace pour sa science et comprend comment faire partager à ses auditeurs son amour des mathématiques. »

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Vogt avait épousé, au cours de l’été 1887, Martha Kinck (une nièce du poète Hans E. Kinck). Au cours de sa lune de miel, le jeune couple s’était arrêté à Leipzig et avait habité quelques jours chez Sophus et Anna. Andreas Aubert, un ami d’Engel, rendit peut-être visite à Lie au cours de ces années. (Les papiers d’Engel contiennent vingt-huit lettres d’Aubert.) En 1888, il voyageait en Allemagne, notamment à Berlin et à Dresde afin de trouver de la matière pour écrire son grand livre consacré au peintre Johan Christian Dahl. Il avait redécouvert le peintre allemand Caspar David Friedrich (décédé en 1840 et depuis oublié en Allemagne) et ce geste l’avait auréolé d’une réputation internationale de critique d’art. Aubert écrivit sur l’émotion et l’intensité des sentiments qui se dégageaient de ses œuvres, ainsi que sur l’harmonie entre l’âme humaine et la vie de la nature qui en émanait — dans Kunstchronik, en 1895. Il devint le porte-parole du néo-romantisme. Dans les années 1890, les Allemands redécouvrirent avec enthousiasme Friedrich. [Voir Walter Baumgartner : « Langt langt borte... syn eller utsikt ? » dans BASAR 1/78, p. 68-72.] Une bourgeoisie, aliénée dans l’Allemagne de l’empereur Guillaume, qui connaissait alors un intense développement économique et technique, était incapable de résoudre ses grands problèmes sociaux et conflits idéologiques. Les problèmes et les malheurs n’étaient pas seulement d’origine naturelle (comme le joug et l’exploitation, les mauvaises récoltes et les épidémies) mais aussi dus à la société. « Le social » allait devenir un concept en science et une classe ouvrière montante commençait également à se faire entendre. La dépression nerveuse Page 350 Le rapport du docteur Hoffmann est conservé dans les archives de l’université de Leipzig, Personalakte Nr.693 - Sophus Lie, Blatt 41. On ignore à quel point les couples Lie et Sänger étaient liés. (En 1884, Sänger avait épousé Helga Vaagaard dont la sœur aînée Hanchen Alme était aussi une amie proche de Nina et Edvard Grieg.) La correspondance de Lie fait allusion à cette relation en mentionnant uniquement que leurs fils Herman et Hans étaient bons camarades. Les deux garçons échangèrent une correspondance, y compris après l’arrivée de Hans en Norvège en 1934. En liaison avec ce voyage, le journaliste Olaf Thommessen écrivit que Sophus Lie avait compté Max Sänger « comme son seul ami intime » à Leipzig. Dans le discours qu’il prononça pour commémorer le centenaire de la naissance de son père, Herman Lie [Herman Lie 1942] évoqua devant l’assistance ses souvenirs et notamment : « Mon ami Hans Sänger, le fils de l’ami de longue date de mon père à Leipzig, le grand gynécologue Max Sänger. » Le fait que Lie n’ait pas consulté Sänger au cours de cet automne 1888 pourrait révéler un grand refoulement. (La perte soudaine de sa mère, alors qu’il n’était âgé que de dix ans, puis celle de son petit frère, deux ans plus tard, ont dû laisser des traces. Le besoin que Lie avait à planifier peut aussi être motivé par la peur de l’inattendu. Simultanément pour lui, l’imprévisible acquit une très grande force : l’incertitude inhérente au fait que l’équilibre entier pourrait s’effondrer d’un seul coup. Page 354 À Moss, Thea commentait dans une lettre écrite à sa belle-sœur Anna au mois de décembre 1889 la maladie de son frère : « C’est très lourd quand la croix et les épreuves descendent sur nous, mais nous savons bien que c’est un Dieu charitable qui gouverne tout et qu’Il a une intention avisée pour tout. »

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Page 360 Au cours de l’automne 1892, Lie écrivait à Holst : « Je dors presque comme avant et chaque jour encore mieux. J’ai ainsi acquis une nouvelle force et l’envie de vivre. À présent, je vis de nouveau de manière rationnelle, ce que je n’avais pas fait les deux dernières années. » [Holst 1914, p. 133.] Page 360 Dix ans plus tard, Lie mourut d’une anémie pernicieuse. Cette maladie du sang est accompagnée, dans la moitié des cas, de changements psychiques qui peuvent conduire le patient à devenir dépressif et irritable, souvent en relation avec le manque de sommeil, voire paranoïaque. La littérature médicale parle alors d’une forme de psychose pernicieuse. Les modifications de la rétine et du système nerveux peuvent plus ou moins provoquer une sensibilité à la lumière vive et des éblouissements. On ignore jusqu’à quel degré, en combien de temps et de quelle façon cette maladie peut évoluer avant de devenir fatale. À l’époque de Lie, les causes de cette maladie étaient inconnues et aucun remède n’existait. Hilbert souffrit aussi d’une anémie pernicieuse en 1925. Au début de cette annéelà, les médecins George Whipple et Frieda Robscheit-Robbins découvrirent que la consommation de foie cru avait des effets positifs sur la maladie. Ce traitement fut développé par George Minot et administré à Hilbert qui guérit. Les Américains Minot et William Murphy trouvèrent, en 1926, un remède à cette maladie — la maladie est provoquée par l’impossibilité du sang à assimiler la vitamine B12 — et leurs travaux en ce domaine furent récompensés par le prix Nobel de médecine qu’ils reçurent, en 1934, conjointement avec Whipple. La gloire internationale Page 364 Dans une lettre écrite à Holst en 1892, Lie soulignait « l’importance de [ses] théories » en mentionnant qu’en 1890, le lauréat du prix de la société scientifique Jablonowski14 avait travaillé sur une application de sa théorie dans un cas particulier. Page 367 Nouer des relations avec Killing semble avoir posé problème à Engel. Il savait que Lie était très vigilant quant à la reconnaissance de la priorité de ses idées. Où était la limite que lui-même ne pouvait pas franchir concernant ses connaissances et ses travaux sur les théories de Lie ? Page 371 Kasimir Zorawski, un autre élève de Lie, publia en 1892, dans les Acta Mathematica, sa thèse de doctorat consacrée aux invariants des courbes, une application de la théorie des groupes de Lie. Il devait, par la suite, occuper une place prépondérante dans la recherche mathématique en Pologne, puis participer à la reconstruction de son pays après 1945. Page 371 Dans une lettre adressée à Poincaré au mois d’octobre 1892 (dans laquelle il exprimait ses remerciements pour avoir été élu à l’Académie des sciences), Lie évoquait Riemann et Helmholtz, puis présentait le point de vue suivant : « Ich glaube die einfachsten Axiome für die Geometrie einer dreifach ausgedehnten Zahlen-Mannigfaltigkeit gefunden zu haben, nämlich 1) alle Bewegungen bilden eine Gruppe bei denen zwei Punkte eine und nur eine Invariante haben 2) getrennte Punkte bleiben immer getrennt. » 14 N.d.T.

: prétendant malheureux au trône de Pologne, le prince Jablonowski quitta son pays pour Leipzig où cet homme de sciences fonda, en 1768, une société scientifique qui prit, en 1774, le nom de Société princière Jablonowski.

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(« Je crois avoir trouvé les axiomes les plus simples pour la géométrie d’une variété numérique à trois dimensions, à savoir : 1) tous les déplacements forment un groupe dans lequel deux points n’ont qu’un, et un seul, invariant ; 2) des points séparés restent toujours séparés. »15 ) Page 372 Avant cet article, Cartan avait publié, en 1893, deux notes brèves dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences. Page 374 Dans l’avant-propos de la Geometrie der Berührungstransformationen rédigé en 1896, Lie considérait son travail à la lumière des phases du développement des mathématiques. Il écrivait : « Chez les Grecs anciens, la géométrie était, pour ainsi dire, la seule discipline scientifique. On ne trouvait pas encore une analyse abstraite. Même l’astronomie et la mécanique étaient tributaires de la géométrie. Après les découvertes notables de Diophante et des mathématiciens indiens, il fallut attendre la Renaissance pour que fussent créés une algèbre et un appareil formel dont l’absence est sensible chez ces Grecs, au demeurant si fins. Avec l’introduction par Descartes du système des coordonnées et sa création de la géométrie analytique, s’ensuivit un lien qui fit date entre la géométrie et l’analyse. Cela devait rapidement conduire au concept mathématique fondamental de fonction. Les concepts d’intégrale et de dérivée sont déjà en germe dans les recherches d’Archimède en géométrie. » Après un rapide examen de ces concepts à travers leurs applications dans les problèmes géométriques, cinétiques et mécaniques — dans les travaux de Kepler, Cavalieri, Descartes, Wallis et Fermat — qui menaient inexorablement au calcul infinitésimal, Lie écrivait : « Il n’est pas moins typique, même si on le remarque moins, que les transformations, qui dans les mathématiques toutes nouvelles avancent toujours plus fermement comme un concept indépendant fondamental à côté des fonctions, ait son origine dans les traitements par les géomètres les plus anciens de certains faits particulièrement intuitifs [c’est-à-dire dans l’intuition géométrique]. Le concept très proche d’invariant différentiel apparut aussi d’abord en géométrie, à savoir dans la théorie des courbes. » Page 376 La préoccupation de Lie semble avoir été, avant de pouvoir trouver un traitement complet des équations différentielles à l’aide de la théorie des groupes, qu’il était nécessaire de spécifier « la structure » de tous les groupes simples de dimension finie (Voir aussi le traité de 1895 dans les G.A, t. 6, p. 601). À ce moment, le concept de « structure » d’un groupe de dimension finie n’était pas défini. Page 376 Lie écrivit cette lettre à Picard au mois de décembre 1896, dans laquelle il le remerciait aussi pour sa biographie de Galois. Page 377 Lie travaillait surtout sur les équations différentielles et n’était peutêtre pas très préoccupé par les directions les plus fécondes que ses idées avaient créées. Avec notamment Picard, Vessiot et avant tout Cartan, les théories de Lie prirent forme et se développèrent dans le domaine appelé maintenant la théorie de Lie. Appell utilisa quelques-unes de ces idées pour transformer le graphe d’une fonction en un autre, un point de vue très général, car non seulement la fonction, mais aussi l’argument sont transformés. Emmy Noether reprit certaines de ces idées en 1918, Weyl et Cartan dans les années 1930 (ce dernier consacra vingt-cinq ans aux algèbres de Lie). Claude Che15 N.d.T. : Voir Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, 1988, no 10/A, p. 162 et no 10/B, p. 176.

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valley approfondit aussi les travaux de Lie dans les années 1940, écrivant Theory of Lie Groups puis animant le séminaire Sophus Lie à l’École normale supérieure dans les années 1950 (dont la plus grande part des comptes rendus de ces séances fut rédigé par Pierre Cartier). Ellis Kolchin en 1948 et plus tard Armand Borel, Sigurdur Helgason, Shiing-Shen Chern, Wu-Yi Hsiang, Hsien Chung Wang, Aleksandr A. Kirillov travaillèrent également sur la théorie de Lie. Page 377 L’index de grands ouvrages de référence comme Encyclopedic Dictionary of Mathematics (Dordrecht 1994) montre que Riemann est le mathématicien qui bénéficie du plus grand nombre de références. Lie occupe la deuxième place et Abel la troisième. Page 379 Au sujet de la publication des Gesammelte Abhandlungen, le journal Aftenposten rapportait, le 2 mars 1921, dans un article intitulé « Un travail mathématique essentiel » que les éditions Teubner avaient déjà décidé en 1912 d’éditer l’intégralité des traités de Lie sous la forme de sept volumes rédigés sous la direction d’Engel. Le projet, retardé en raison de la guerre, était désormais en voie de réalisation. L’Association norvégienne mathématique avait obtenu un soutien financier du fonds de la recherche de l’État et comme, « à ce moment, il [était] impossible d’établir un budget pour l’avenir », une première tranche de cinq mille couronnes avait été attribuée. Pour apprécier la portée d’une telle parution (et pour, en fait, appuyer sa recherche de fonds), l’Association norvégienne mathématique s’était tournée vers de nombreux mathématiciens étrangers et le journal rapportait des extraits de quelques réponses. De Vessiot, en poste à la Sorbonne : « Tout ce qui peut faciliter la diffusion des idées de Sophus Lie rendra un grand service au progrès de la science mathématique. En conséquence, je ne peux que donner mon approbation au projet des mathématiciens norvégiens de publier, avrc des notes, les traités de leur fameux compatriote et j’espère vivement que leur projet deviendra réalité. » De Klein, à Göttingen : « Je serais très heureux si cela devait réussir et je recommande particulièrement de ne pas économiser les commentaires, car la pensée géométrique, dont Lie fit à l’origine exclusivement usage et qui par la suite fut également le secret de sa productivité, ne peut guère à présent se comprendre immédiatement. » Bäcklund, à Lund : « Ces travaux présentent, au degré le plus inhabituel, un caractère d’avant-garde, car ils ont, comme aucun autre de son temps rapproché, sous des points de vue communs, une multitude de méthodes et théorèmes géométriques, ainsi qu’ouvert pas seulement pour la géométrie au sens usuel du terme, mais aussi pour les mathématiques dans leur ensemble, de nouveaux champs de recherche. » Au mois de mai 1937, la DMV [Union des mathématiciens allemands] organisa — à l’université de Hambourg, avec le concours d’un grand nombre d’Allemands et de Français — pendant quatre jours, des conférences sur les mathématiques de Lie. Cartan, professeur à la Sorbonne, prononça le principal discours intitulé « Jede Lie’sche Gruppe ist isomorph einer linearen Gruppe », Ernst Witt, professeur à Göttingen, parla des « Lie’sche Vectorfiguren » et Landherr, professeur à Rostock, des « Lie’sche Ringe ». On y entendit aussi des conférences sur les groupes résolubles et les groupes de transformations topologiques. Le manuscrit d’Engel du septième tome des Gesammelte Abhandlungen ne fut pas abîmé pendant la deuxième guerre mondiale (Engel mourut en 1941), mais fut publié seulement en 1960 et privé de la préface que son auteur avait rédigée sur les relations privilégiées entre Lie et Klein [Strøm 2000].

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Page 380 Lie entretint une grande activité épistolaire et la plupart des lettres se trouvent dans ses papiers conservés après sa mort. Cette correspondance traite de problèmes mathématiques spécifiques comme de points de vue et de commentaires généraux, ainsi que de développement des traités. Certains de ses correspondants ne sont pas mentionnés dans le corps du texte, dans la période suivant l’arrivée de Lie à Leipzig. Il s’agit d’Emil Waelsch (qui souhaita rencontrer Lie à Leipzig en 1892) et de Georg Pick à Prague. L’Américain James Morris Page étudia auprès de Lie, à Leipzig, et se considérait lui-même, d’après ses dernières lettres (de l’université de l’Arkansas, en 1895) comme le représentant principal des mathématiques de Lie dans sa région. Il publia également des articles sur les groupes de transformations dans les Annals américaines en 1895 et en 1898 et devint une figure marquante du nouveau cercle mathématique constitué autour de la théorie des groupes en Amérique. Selon une lettre écrite par Frederick Carlos Ferry (un ancien étudiant de Lie à Leipzig, alors à l’université Clark, à Worcester dans le Massachusetts), Lie avait été invité dans cette université au mois de juin 1899, à l’occasion du dixième anniversaire de sa fondation et une somme de cinq cents dollars, ou supérieure s’il le demandait, lui avait été offerte. L’année précédente, Ernest Rettger avait soutenu, dans cette même université, sa thèse de doctorat On Lie’s Theory of Continuous Groups. À Berlin, au cours de l’automne 1892, Georg Bohlmann écrivit vouloir se rendre à Leipzig pour y étudier les théories de Lie. Les deux hommes restèrent en contact les trois ou quatre années suivantes. Ils se rencontrèrent également et Lie aurait par l’intermédiaire de Schwarz, alors professeur à Göttingen, apporté son soutien à la publication des œuvres complètes de Weierstrass. On a trouvé quatre lettres (longues de quatre pages et consacrées aux invariants différentiels et à diverses publications) échangées par Lie et Wilhelm Meyer, entre 1892 et 1893. On dénombre aussi des lettres de Hermann Werner (un étudiant allemand de Lie), Walther Dyck (à Munich), Drach, Zorawski, Hermann Ernst Grassmann (à Halle), Schwarz, Hermann Wiener (à Halle), Paul Stäckel (à Halle), Émile Lemoine (à Paris), Maurice Lévy, Georg Cantor (qui, en 1893, se tourna vers Lie pour un projet d’une association mathématique internationale), Raymond Le Vavasseur (à Moulins), Arnold Peter (à Paris), J. Dantschoff, Émile Borel (à Lille), Alfred Ackermann (à Leipzig), Gustav von Escherich (à Vienne), Carl Heuman (à Uppsala), P. Domsch, A. Duraud Wladimir de Tannenberg (à Lyon) et Gabriel Kœnigs. De Max Noether, on a aussi trouvé une lettre écrite en 1873 ainsi que quatre autres et une carte postale datant de 1892. Ces lettres traitent de l’interprétation du théorème d’Abel présenté par Picard, à l’Académie des sciences, le 8 février 1892. Cette année-là, plusieurs lettres de Heinrich Weber concernent les intégrales abéliennes. À cette époque, ce dernier préparait la deuxième édition des Gesammelte Mathematische Werke und Wissenschaftlicher Nachlass [« Œuvres mathématiques complètes et papiers scientifiques posthumes »] de Riemann. En conflit Page 385 Lie admettait s’être montré très critique devant la façon dont Bjerknes avait présenté cette lutte pour la priorité. Lie ajoutait que l’on en savait maintenant davantage grâce aux indiscrétions de Bertrand. Page 387 Au sujet de l’élection de Lie à l’Académie des sciences comme membre correspondant voir les Comptes rendus de l’Académie des sciences 1892, t. 114, p. 1329. Lie reçut, le 12 avril 1894, l’une des plus hautes distinctions saxonnes, la croix

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de chevalier de première classe dans l’Ordre du Mérite. Page 391 Dans la première édition en 1872 du programme d’Erlangen sous le titre Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes (Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen), on peut lire dans le paragraphe 9, p. 32-36 : « Wesentlich mündlichen Mitteilungen von Lie entnommen » (Repris essentiellement de communications orales de Lie). Dans ses cours à Göttingen, Klein semble n’avoir mentionné de Lie que son attaque de la perception de Helmholtz des fondements de la géométrie, ce qui était aussi un facteur de désaccord entre les deux hommes. Klein semble avoir considéré le programme d’Erlangen également comme un préliminaire aux travaux de Lie. En revanche, pour ce dernier, ce programme semble plutôt se présenter comme issu incontestablement de leur collaboration entre les années 1869 et 1872 et, par voie de conséquence, dépourvu de toute importance significative pour ses recherches postérieures. La seule lacune de Klein (avant son programme) [Hawkins 2000]« était une affirmation explicite que les transformations qui définissent une géométrie forment toujours un groupe et la déclaration que toute spécification d’un groupe (continu) de transformations agissant sur une variété définit une géométrie ». Page 395 Sophus Torup présenta Helmholtz au public norvégien dans un article de la Nyt Tidsskrift, 1895, p. 99-114. L’autobiographie de Helmholtz, intitulée Vorträge und Reden (Conférences et discours) parut en deux tomes en 1903. Page 395 En relation avec l’Exposition universelle de Chicago de 1893 (qui commémorait la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, quatre cents ans auparavant), un congrès international de mathématiciens avait été organisé dans cette ville et il revêtit une grande importance pour les mathématiques américaines [Smith 1934]. Klein en était le président d’honneur. Quelques mathématiciens européens avaient traversé l’océan (Study, également, avait effectué le déplacement et lu une communication) et beaucoup avaient envoyé une contribution, notamment Dyck, Hermite, Hilbert, Adolf Hurwitz, Meyer, Hermann Minkowski, Noether et Weber. Après ce congrès, quelques-uns des participants se rendirent à la Northwestern University d’Evanston, dans l’Illinois, où Klein, entre le 28 août et le 9 septembre 1893, fit une série de conférences rédigées par le professeur Alexander Ziwet et publiées la même année (une deuxième édition date de 1911). Page 397 Parallèlement à son travail mathématique exceptionnel et à son engagement social, Hausdorff se livra à des activités dans les domaines de la poésie et de la philosophie. Sous le pseudonyme de Paul Mongré, il écrivit une œuvre en prose inspirée par Friedrich Nietzsche, Das Chao in kosmischer Auslese [« Le Chaos, une sélection cosmique »] (1898), critiquée notamment par Rudolf Steiner. Il publia, en 1900, un recueil de poèmes, Ektasen [« L’extase »] et, en 1904, une pièce en un acte, Der Arzt seiner Ehre [« Le Médecin de son honneur »], jouée à Berlin et à Hambourg. En 1913, il devint professeur à Greifswald, succédant ainsi à Engel nommé à Giessen. L’année suivante, parurent ses mémorables Grundzüge der Mengenlehre suivis par plusieurs travaux mathématiques de première importance dans le domaine de la théorie des ensembles, la théorie des masses et la géométrie fractale. En 1921, il devint professeur à Bonn ; il occupait une place importante au sein du milieu mathématique international. Au cours de l’automne 1941, la plupart des juifs de Bonn furent internés et après la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, Hausdorff ne nourrissait plus le moindre espoir sur son avenir dans l’Allemagne nazie. Avec son épouse et sa belle-sœur, il se donna la mort le 29 janvier

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1942 [Eichhorn 1994, Brieskorn 1996]. Le premier de ces ouvrages reproduit, p. 62-65, deux de ses lettres adressées à Lie depuis Leipzig les 23 mars 1892 et les 28 mars 1894. Page 397 Lie ne se rendit pas à Kazan pour recevoir son prix. Voir sa lettre de remerciement dont la référence porte le no 20 dans la partie de la bibliographie chronologique consacrée aux autres textes imprimés. En 1900, Killing reçut le prix Lobatchevski sur proposition d’Engel puis en 1904, Hilbert sur celle de Poincaré. Page 398 Dans sa réponse, Klein s’étonnait de la décision prise par Lie qu’il avait du mal à croire, même s’il reconnaissait les difficultés de ce dernier. Il passait rapidement en revue les différents successeurs possibles de Lie à Leipzig et citait les noms de Hilbert, Hurwitz, Minkowski, Wilhelm Wirtinger, Study, Brill, Aurel Voss, Schur, Otto Staude et Adolf Kneser. Page 398 Le brouillon de l’hommage prononcé par Klein — « Zum Vortrag über Lie von der Societät am 29. April 1899 » — est conservé dans les Nachlass de Klein. Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen. Page 399 Cette phrase de Killing prononcée en 1900 est extraite de Killing, 1997, lettre 80. Après la Révolution de 1917, la fondation Lobatchevski, créée par Alexandre Vassiliev, fut liquidée. Elle fut rétablie par la suite et décerne toujours un prix prestigieux. Page 401 Immédiatement après son arrivée à Leipzig, Ostwald fonda une revue consacrée à la chimie physique et commença, en 1888, à publier une série d’articles qui devaient se révéler d’importance pour la diffusion publique des découvertes scientifiques importantes. Dans les « Ostwalds Klassiker der exakten Naturwissenschaften », il présentait les travaux classiques de physique, chimie, astronomie et mathématiques. Il bénéficiait du soutien du professeur Bruns qui l’aidait dans le domaine de l’astronomie. Il demanda à Lie s’il voulait bien collaborer avec lui pour la partie mathématique, comme ce dernier le confiait à Klein dans une lettre. Après avoir d’abord caractérisé Ostwald comme « un homme remarquable et courageux » et ses projets concernant une « série de classiques » de « hardis », il écrivait : « Je lui ai évidemment dit que je n’étais pas l’homme de la situation (sa proposition n’était peut-être pas sérieuse) ». Dans la mesure où Lie éprouvait de la « sympathie » pour les projets « hardis », il demandait à Klein s’il n’avait pas un candidat à lui proposer. Engel aurait certainement été utile en tant qu’assistant, en particulier pour traduire et relire les épreuves, mais, selon Lie, il était trop partial dans le choix de ses travaux actuels. En outre, Ostwald désirait un mathématicien au nom connu. « Il veut certainement commencer avec quelqu’un comme Gauss », confiait Lie à son ami et il le priait de répondre rapidement s’il était intéressé. Si l’on ignore l’attitude de ce dernier, les brochures d’Ostwald connurent longtemps un grand succès. Le programme d’Erlangen fut également publié dans cette série. Tout comme Lie, Ostwald ne se sentait pas à l’aise à Leipzig et en 1906, il prit prématurément sa retraite en raison de désaccords avec l’université. Il resta cependant actif dans son domaine pendant vingt-cinq ans. Il donnait des conférences sur la philosophie naturelle et édita une revue consacrée à la philosophie naturelle moderne. Il travailla à promouvoir l’énergie comme fondement d’une science des connaissances et prit ses distances avec le matérialisme scientifique. Il avançait que la matière et l’esprit étaient deux manifestations de la même entité. Il s’enthousiasma pour l’idée des États-Unis d’Europe et son vif intérêt pour la peinture et la musique le mena à développer sa propre théorie des couleurs dans les années

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1920. Sa maison près de Leipzig, « Landhaus Energie » (Villa Énergie), fut transformée en musée et son fils Wolfgang (âgé d’un an de plus qu’Hermann Lie) fut aussi professeur de chimie à l’université de Leipzig. Lie critiquait sévèrement l’énergétique d’Ostwald, une théorie qui (pour simplifier) ramène tous les phénomènes de la nature à une seule propriété, à savoir l’énergie. Après une conférence sur ce thème prononcée par Ostwald au cours de l’automne 1893 (devant la Société des sciences de Leipzig), Lie attaqua les fondements mathématiques de cette théorie, le 4 juin 1894 (devant la même assemblée). Ostwald lui répondit à la fin du mois suivant (dans le même cadre). Le 10 décembre 1902, Birkeland, devant l’Association scientifique, s’en prit vigoureusement à la « théorie de l’énergie » et particulièrement à la forme qu’Ostwald avait développée de cette conception moderne. Les idées d’Ostwald furent introduites en Norvège à travers son ouvrage Energi og Kultur publié à Oslo en 1911 (et traduit par K. Visted). Voir aussi Marthinsen 1954. Page 401 Le mathématicien américain Edgar Odell Lovett (l’un des étudiants qui suivit Lie de Leipzig à Kristiania en 1898) écrivait en 1902 [Scriba 1982] à Engel : « Toi qui connaissais si bien sa sensibilité et sa vanité énorme, tu riras certainement de l’anecdote suivante : quand je suis arrivé à Leipzig en tant qu’étudiant, je demandai conseil à Lie sur les cours que je devais suivre et demandai donc évidemment auxquels de ses cours je devrais aller. "Et Engel ? Non ! C’est interdit !" répondit Lie ». À côté de son travail sur les traités de Lie, Engel participait à l’édition des œuvres de Grassmann, en trois tomes, chacun divisé en deux volumes, qui parut aux éditions Teubner entre 1894 et 1911. En 1903, à l’initiative de Bjørnson, il fut fait chevalier de première classe de l’Ordre de saint Olav. Lors de la commémoration du centenaire de la mort d’Abel, le 6 avril 1929, Engel devint docteur honoris causa de l’université de Kristiania. En 1936, Engel n’obtint pas, pour des raisons politiques, l’autorisation de participer au congrès international de mathématiciens qui se déroulait à Oslo. Erhard Schmidt déposa des couronnes, ornées de croix gammées, devant le monument élevé à la mémoire d’Abel dans le parc du Palais royal et sur la tombe de Lie dans le cimetière de Notre Sauveur. Selon les journaux qui relataient cet événement, le professeur Lietzmann conduisait la délégation allemande. Ces deux derniers mathématiciens allemands avaient étudié à Göttingen, auprès de Hilbert. Les élèves norvégiens Page 403 En février 1889, Lie écrivait à Holst, au sujet du voyage éventuel de Thue : « Tu sais que j’ai toujours conseillé aux jeunes mathématiciens norvégiens de voyager à l’étranger dès que possible. À Christiania, ils ont certainement d’excellentes occasions d’apprendre les mathématiques classiques ; en revanche, comme les mathématiques plus récentes n’y sont que peu enseignées, il s’avère très difficile ici chez nous de s’approprier cette quantité de connaissances qui est nécessaire à celui qui veut écrire des mathématiques. » Page 404 Le rapport de Thue au conseil de l’université est conservé aux RA, UiO, kollegiet, innberetn. [rapports du conseil de l’université], boks [boîte] 5. Page 405 Le rapport de Guldberg au conseil de l’université est conservé aux RA, UiO, kollegiet, innberetn. [rapports du conseil de l’université], boks [boîte] 6.

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Page 406 Les rapports de l’Association scientifique des années 1890-1892 mentionnent Alexander à plusieurs reprises. Dans une discussion avec, entre autres, Magnus Alfsen sur l’importance pour un professeur de mathématiques de connaître l’histoire de sa discipline pour dispenser un enseignement de qualité, Alexander soutenait que tous les étudiants en sciences possédaient suffisamment de connaissances en ce domaine et que par conséquent, il n’était pas nécessaire de faire de l’histoire des mathématiques un élément du cursus et une matière sujette à examen. (Lettres d’Alexander à Holst écrites à Leipzig les 29 novembre, 1er et 21 décembre 1894, à Paris le 22 avril 1895 et à Gjendeboden le 31 juillet 1895.) Page 408 Birkeland précisait que Lie se trouvait à Paris entre le 1er et le 20 avril 1893. Il racontait à Holst, les 7 et 26 avril 1893, que Lie et lui avaient été « souvent ensemble » et qu’il avait montré à Lie son travail sur la géométrie énumérative. (La géométrie énumérative est un domaine vaste dont les résultats intéressent aussi bien les mathématiciens que les physiciens.) Le poste de chercheur boursier que Birkeland convoitait (au mois d’avril 1893) était celui libéré par Holst, devenu maître de conférences. Pendant les années 1893-1895, Birkeland travailla avec Poincaré à Paris et Hertz à Bonn. Retour en Norvège Page 422 Dans une lettre adressée au conseil de l’université le 20 avril 1893, Holst exprimait clairement que Lie voulait retrouver chez lui son ancien statut avec un salaire augmenté d’un « complément personnel ». Holst donnait des arguments pour présenter cette proposition devant le Parlement et le gouvernement. Les théories de Lie étaient reprises dans les manuels et étudiées dans les meilleures universités européennes. Il soulignait sa « création géniale » (la théorie des groupes de transformations) et rappelait sa qualité de membre, en France, de l’Académie des sciences et pour finir mentionnait les similitudes avec Abel et la gloire qui avait rejailli sur le pays. Il citait également ces lignes extraites d’une lettre écrite par Lie à Leipzig : « Je peux toutefois fermer les yeux sur tout cela, car je m’ennuie de mes parents et amis et peut-être encore plus du pays et des gens. Je m’imagine que ma force physique et intellectuelle sera beaucoup mieux préservée parmi les montagnes de la Norvège que dans les plaines de Leipzig. » Toutefois, il écrivait de nouveau au conseil quatre jours plus tard : « En raison de circonstances nouvelles, je me permets de demander à l’honorable conseil de laisser en suspens la question du retour de Sophus Lie jusqu’à plus ample information » [NBO, Brevs. [recueil de lettres] no 234]. Cet ajournement peut s’expliquer par le fait que Holst et Bjørnson, notamment, désiraient recueillir un soutien bien plus large avant que le cas ne fût présenté ; par exemple, ce dernier escomptait l’appui de Bjerknes. dans Brøgger fut mécontent de ne pas avoir été sollicité pour apporter son aide. Dans une lettre écrite le 6 avril 1894, Holst expliquait que Helland avait refusé d’avoir Brøgger à ses côtés, tout comme certains de ses amis. Désirant également un concours renforcé de membres du parti conservateur, Helland avait demandé à Holst de faire appel à Storm et à Bernhard Getz. Se sentant « dans cette affaire, détrôné par Helland », Holst s’en était ouvert à Brøgger et avait écrit qu’il craignait qu’il y eût « peu de joies dans le sacrifice que pour [sa] part [il] accomplissait en faveur de [son] héros Lie » [NBO, Brevs. [recueil de lettres] no 298]. Page 424 Holst écrivait à Mittag-Leffler le 24 avril 1895 : « Quand il [Lie] était ici à l’automne [1894], il assurait d’homme à homme et en plus grande société, qu’il

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acceptait l’offre de son pays — mais à quel moment le déménagement pourrait être entrepris, il était plus indécis à ce sujet. ». Page 427 Pendant le séjour de Lie en Norvège, au cours du printemps 1896, son frère John Herman et son épouse Petra prenaient soin, à Bergen, de leur neveu Sigurd, victime d’une crise comme celle dont il avait souffert à Leipzig, confiait-il à Anna. Page 429 L’Association nationale des scientifiques et des philologues [Filologernes og Realisternes Landsforening], fondée en 1892, devint, en 1939, l’Association norvégienne des professeurs de l’enseignement secondaire [Norsk Lektorlag] et, en 1984, la Confédération norvégienne de l’enseignement [Norsk Undervisningsforbund]. Western (docteur en philosophie en 1893) se préoccupait des relations entre les langues parlée et écrite. En 1888, il écrivit sur les diphtongues — jugées très vulgaires à Christiania — et les mots ayant deux orthographes comme kjød et kjøtt [viande]. Western constatait que la seconde orthographe était la variante masculine et se trouvait « en général seulement parmi les messieurs », « les dames [disant] kjød » [Vinje 1999]. Connu par la suite pour sa grande Norsk riksmålsgrammatik (« Grammaire du norvégien »), parue en 1921, il fut aussi le protagoniste du dictionnaire de la langue norvégienne. Les contacts entre les pédagogues allemands et norvégiens se manifestèrent dans l’article « Naturvidenskabelig undervisning i skolerne » (« L’enseignement à l’école des sciences de la nature ») paru en 1893 dans la revue Samtiden (« Notre temps ») et traduit d’un discours prononcé par Wilhelm Bölsche devant Die deutsche Gesellschaft für ethische Kultur. Pour les interventions de Lie dans le débat sur l’école, voir la bibliographie chronologique. Les contributions de Holst et ses réponses se trouvent d’une part, dans les numéros suivants de Morgenbladet : no 539 du 30 septembre 1895, no 607 du 31 octobre 1895, no 408 du 12 juillet 1896, no 722 de 1896 et d’autre part, dans Den høiere skole (« L’école supérieure »), no 2 et no 3 de 1909. Sylow prit aussi la plume (aux côtés de Lie) dans les colonnes de Morgenbladet, no 651, 3 novembre 1896. Page 432 Lie s’adressait à Sylow vers le mois de décembre 1896 : « J’ai été très fâché envers les Danois qui ont voulu annexer C. Wessel. Cela me semble tout simplement lamentable. Ce fut effectivement un grand malheur pour Wessel et la science norvégienne que ce mathématicien si doué voyageât dans un milieu qui manquait totalement de compréhension à son égard. Et la façon dont le traité de Wessel fut finalement découvert n’est vraiment pas non plus à mettre à l’honneur des mathématiques danoises. Tu connais cependant la part prise par Christensen et Juel dans cette affaire. L’affaire est ancienne : les Danois ont été, à travers les temps, malmenés par les Allemands et ils se permettent envers la Norvège les mêmes injustices que celles qu’ils reprochent aux Allemands. » Page 435 Gerhard Gran, le rédacteur en chef (et fondateur) de la revue de culture générale Samtiden, se tourna vers Holst et lui demanda (dans une lettre écrite le 20 février 1896) : « N’arrive-t-il jamais dans votre domaine quelque chose qui puisse susciter l’intérêt général ? N’auriez-vous pas envie de décrocher quelques "mathématiques plaisantes" pour Samtiden, de temps en temps. Alors ? » Page 438 Le discours prononcé par Lie sur Nansen devant la Société des étudiants, le 19 septembre 1896, fut imprimé le lendemain dans Aftenposten et dans

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Teknisk Ugeblad, no 39, 24 septembre 1896, p. 302 et suivantes [Hestmark 1999, p. 328]. Page 438 Dans une lettre (non datée), Lie demandait à sa sœur Laura de répartir ainsi les cent cinquantes couronnes provenant de leur frère John Herman à Bergen (c’est-à-dire des quirats que ce dernier administrait pour la fratrie) : envoyer cent couronnes à la fondation Nansen, trente couronnes à la Société géographique qui avait payé la participation de Lie aux festivités organisées en l’honneur de l’explorateur en 1896 et enfin vingt couronnes au Touring Club comme acompte de sa dette « qui est peut-être un peu plus grande ». Page 440 Lie écrivait à Sylow, le 26 novembre 1896, depuis Leipzig : « Juste aujourd’hui, j’ai vu qu’un poète [Kristofer Randers] est sorti dans Aftenposten et blâme les mathématiques pour avoir pris une si grande place dans l’histoire de la littérature de Jæger. Les goujats ! Ils s’imaginent qu’un pays peut vivre matériellement et intellectuellement d’une poésie à la qualité douteuse et d’une politique dito. Quand pourra-t-on une fois réussir à donner à ces poseurs une idée de ce que les mathématiques norvégiennes ont accompli ! ! ! » La dernière année Page 444 En 1950, Kowalewski décrit les cours de Lie et ses séjours au café littéraire Mercure. Au cours de ses dernières années, il se promenait souvent en compagnie du théologien danois Frants Buhl, devenu en 1890, après la disparition du professeur Delitsch, professeur de théologie spécialisé dans l’Ancien Testament. Le mathématicien suédois Anders Wiman se trouvait aussi à Leipzig durant l’été 1898. Selon Kowalewski, l’élite des étudiants de Lie au cours de ses dernières années était constituée du Grec Papazachariu, du Russe Sintzow et des Américains Blichfeldt, Bouton, Rothrock16 , deux frères Arnold ainsi que van Etten-Westfall. Page 450 Le commentaire de Lie sur son neveu à propos des désaccords entre les professeurs Vogt et Helland qui semblent avoir revêtu un caractère presque chronique peut s’appuyer, par exemple, sur le fait suivant : quand le conseil de l’université statua, le 6 octobre 1892, sur l’organisation, la direction et les futurs emplois au musée botanique, Helland fut le seul à s’opposer à la création d’une chaire de botanique systématique, alors que Vogt fut l’unique personne à refuser une proposition de Helland qui souhaitait accorder mille six cents couronnes par an pour des cours supplémentaires de botanique et une augmentation de salaire de huit cents couronnes au conservateur du musée. Page 452 Dans cette lettre, adressée à Klein en avril 1898 et déjà mentionnée dans le chapitre précédent, Lie évoquait ses récents voyages à Rome et à Berlin. Si l’Académie des sciences avait favorablement accueilli son initiative relative à la souscription, il n’avait encore reçu aucune réponse de Berlin. Optimiste, il ajoutait : « mais ils suivront certainement » puis dressait la liste des mathématiciens allemands vers lesquels il s’était d’abord tourné : Fuchs, Frobenius, Hilbert, Klein, Mayer, Noethe, Schwarz et Weber. Page 452 Le centenaire de la naissance d’Abel fut célébré avec faste [Stubhaug 1996, Hestmark 1999]. Il fallut pourtant attendre l’année 1908 pour qu’un monument fût érigé en son honneur ;le buste sculpté par Gustav Vigeland s’élève, dans le parc du Palais royal, sur le tertre d’Abel. 16 N.d.T. : David Rothrock soutint sa thèse de doctorat à Leipzig, en 1899, sous la direction de Mayer.

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Depuis Londres, Nansen écrivit à Holst le 7 décembre et lui rappela qu’une condition préliminaire pour élever un monument à la gloire d’Abel était que seul de l’argent norvégien fût utilisé « ainsi que Sophus Lie l’avait si souvent précisé [...], mais qu’en outre une fondation Abel pourrait rassembler les contributions des mathématiciens et des personnes intéressées par les mathématiques en provenance de tous les pays ». Cependant, à cause de ce monument, il n’était pas recommandé de réunir de l’argent pour une telle fondation « que nous devons toutefois avoir et surtout quand le prix Abel promis par le bienheureux roi Oscar montait au ciel avec l’union [entre la Norvège et la Suède] ». Nansen racontait en même temps qu’il avait apporté une contribution financière à beaucoup de monuments étrangers. Il n’y avait donc rien d’exceptionnel ici, mais il ne faudrait pas qu’y fût gravée la phrase suivante : « Tes compatriotes ont élevé ce monument pour toi. » Un prix Abel fut, de fait, instauré pendant cette année 1902, une médaille en or d’une valeur de mille couronnes (payée par le roi Oscar II) devait être offerte tous les cinq ans par le souverain. Néanmoins, les événements politiques de juin 1905 — l’indépendance de la Norvège déclarée le 7 juin 1905 — firent que le prix Abel « monta au ciel ». Toutefois, Sylow et Størmer travaillèrent, jusqu’au mois de février 1905, sur les conditions de remise de la médaille.17 Page 454 Les deux étudiants étrangers qui suivirent Lie pour pouvoir continuer à assister à ses cours étaient l’Autrichien Karl Carda et l’Américain Lovett. De retour aux États-unis, ce dernier envoya, le 9 décembre 1898, ses vœux pour Noël et la nouvelle année à Lie, « Mrs Lie and the Misses Lie » suivis de la phrase suivante : « Ich komme bald wieder nach Kristiania zurück. »18 Il écrivit également plus tard (en 1909 depuis Houston, dans le Texas) à madame Lie pour l’assurer que les œuvres de son époux seraient publiées, éventuellement hors de Norvège. Page 456 Ni les archives privées de Laache, ni celles du Rikshospital ne mentionnent que Lie consulta ce professeur. Page 457 Pour l’annonce de la mort de Lie, consulter les archives municipales de la ville d’Oslo. Page 457 Sur le faire-part de décès que madame Lie envoya à ses amis et connaissances, on pouvait lire : « Mein inniggeliebter Mann, unser treusorgender Vater Professor Dr. Lie entschlief heute Mittag sanft und ruhig 56 Jahre alt. Kristiania 18.2.1899. Anna Lie, geb. Birch. Marie Lie. Dagny Lie. Hermann Lie. »19 Page 459 Le pasteur Krogh-Tonning célébra l’office funéraire. Le chant de Holst utilisait la mélodie « Bedre kan jeg ikke fare » (Un meilleur chemin, je ne peux suivre) composée par Reissiger. Le texte avait été imprimé et distribué à l’assistance. Il portait en épigraphe un verset biblique selon lequel toute chose a été créée avec « mesure et nombre et poids ». Comme Holst ne déposa pas uniquement la couronne décorée aux couleurs de la Suède au nom de Mittag-Leffler (et qui aurait coûté vingt couronnes), mais éga17 N.d.T. : un siècle après, le gouvernement norvégien décida finalement de créer un prix Abel, décerné tous les ans par l’Académie des sciences et des lettres de Norvège et d’un montant d’environ sept cent soixante-dix mille euros. Le premier prix Abel récompensa, en 2003, Jean-Pierre Serre. 18 N.d.T. : Je reviendrai bientôt à Kristiania. 19 N.d.T. : « Mon époux bien-aimé, notre père si attentif, le Professeur Dr. Lie, s’est éteint aujourd’hui midi, dans le calme et la paix, à l’âge de 56 ans. Kristiania, le 18 février 1899. Anna Lie, née Birch. Marie Lie. Dagny Lie. Hermann Lie. »

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lement une seconde de la part de l’association mathématique danoise, les journaux purent écrire que « les couleurs des trois nations décoraient le cercueil ». Avant et après avoir jeté de la terre dans la tombe, deux strophes du même hymne que celui chanté lors de l’enterrement du pasteur Lie vingt-six ans auparavant furent entonnées. Cet hymne et le chant de Holst étaient imprimés sur le même feuillet. Page 459 Le discours de Sylow devant la Société des sciences, le 24 février 1899, fut suivi d’une petite pause, puis d’un discours du professeur Birkeland sur les taches solaires. Selon ses registres, l’Association des Scientifiques ne semble pas avoir marqué par des discours le décès de Lie. Sa disparition fut évoquée lors de la réunion du 2 mars 1899 et un discours fut prononcé en rapport avec la mort inattendue de Blytt. Page 459 Le 24 février 1899, Klein écrivait à Holst que madame Lie n’avait pas répondu à la lettre de condoléances envoyée par son épouse. Page 461 Moins d’un mois après la mort de Lie et avant la cérémonie à l’université, Holst perdit son épouse. Bjørnson pensa à cette disparition quand il envoya à ce dernier une lettre de consolation le 19 mars 1899 et commenta tout le travail qu’il avait accompli en liaison avec le décès du mathématicien, tout en étant lui-même en plein deuil. Les annales de l’université de l’année 1899 (et publiées en 1900) rapportent que Holst, pour des raisons de maladie, n’avait repris ses cours que le 25 janvier 1899 ; ils furent interrompus, avec l’accord du conseil, suite à différents travaux, « qui pesaient sur lui d’une part, avec la mort et l’enterrement du professeur Lie et d’autre part, avec les responsabilités du maître de conférences dans le comité des examens concernant l’enseignement des sciences. Ainsi, à la demande du conseil, il écrivit le chant pour les funérailles de Lie dans l’église de la Trinité et prononça l’hommage funèbre lors de la cérémonie organisée par l’université ». Page 461 Nansen et Brøgger, notamment, suggérèrent rapidement à la Société des sciences de faire élever une statue en l’honneur de Lie. Cette docte assemblée approuva cette idée le 16 mai 1899. Le comité Abel, qui s’occupait de la statue d’Abel, fut sollicité pour organiser une collecte qui permettrait à Lie d’avoir également sa statue. Toutefois, il apparut assez vite que travailler en même temps à deux monuments présentait des difficultés et le projet concernant Lie fut ajourné.

Les descendants de Sophus Lie Deux mois seulement après les obsèques de Sophus Lie, sa fille aînée retourna à Leipzig, semble-t-il afin d’envisager un possible retour de sa famille. Du moins, Mayer le comprit-il ainsi. Dégagée de toute obligation envers les Lie, la Saxe ne pouvait leur assurer aucun revenu. D’après Mayer, madame Lie espérait qu’une collecte serait organisée en faveur de sa famille, comme cela avait été le cas, notamment, pour celle de Clebsch et celle de M. Sars. Mayer évoqua ce sujet avec Klein dans une lettre du 26 avril 1899 : « Mes relations avec Lie, même s’il avait un jour mis fin par écrit à notre amitié, étaient néanmoins si cordiales que je tiens à faire tout ce qui est possible pour venir en aide à sa famille. » Toute entreprise semblait vouée à l’échec, la plupart des gens autour de lui trouvant difficile de soutenir une telle collecte. Néanmoins, Teubner s’était déclaré prêt à y contribuer et, cet appel pourrait éventuellement avoir un certain retentissement dans les milieux scientifiques. L’avis de Klein serait décisif pour Engel et Hölder. Nous ne connaissons pas la réponse de Klein, mais rien ne fut organisé. Dans un premier temps, ce fut un grand choc pour madame Lie. Plus tard dans l’année, elle écrivit à Mittag-Leffler : « Maintenant que j’ai vu qu’il n’y a rien à attendre du côté de la Saxe, je trouve qu’il est de mon devoir vis-à-vis de mes enfants de rechercher d’une manière ou d’une autre ce qui serait possible pour améliorer notre situation. [...] Maintenant que les Allemands se sont montrés si durs envers nous, il serait alors possible que du côté français on veuille faire quelque chose. Je trouve que la science que Sophus Lie a tant fait progresser devrait, en retour, permettre à ses trois enfants d’affronter l’avenir sereinement. ». Elle priait Mittag- Leffler, le collègue scandinave qui connaissait le mieux la situation en Europe, d’étudier cette question mais elle ne reçut jamais d’argent. Marie resta à Leipzig où elle avait des amis et des connaissances. Elle y fit ses études universitaires et épousa un ophtalmologiste, Friedrich (Fritz) Leskien, fils d’August Leskien, célèbre professeur de langues slaves. Avec son mari, elle traduisit des œuvres littéraires norvégiennes, en particulier, celles de Kielland et à cette occasion, elle découvrit Stavanger et Jæren, « les paysages de Kielland », comme elle disait. Elle traduisit des textes de Hans Kinck, Nini Roll Anker et Olaf Thommessen. Elle s’attaqua aussi à Hans Aanrud, mais elle jugeait plus difficile de « trouver le ton », comme elle l’écrivait à son frère Herman.

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Elle eut deux enfants, Hans Peter et Ragna. Hans Peter Leskien, de formation médicale, fut un opposant au régime nazi et émigra en Palestine en 1936. Après la seconde guerre mondiale, il continua à y vivre bien qu’il ne fût pas juif. La fille de Marie, Ragna, épousa Ernst Hölder, professeur de mathématiques à Leipzig. Deux enfants naquirent de cette union : Peter et Birgit. Les Hölder habitaient au 37 de l’Albertstrasse. Dans les premières lettres (1899-1902) que Dagny, restée à Christiania, adressait à sa sœur Marie à Leipzig, elle lui reprochait de les avoir abandonnés. Elle lui écrivait : « Tu es sans doute la plus intelligente de la famille, tu es la seule qui peux rendre la vie des autres gaie et heureuse », et elle lui racontait que sa mère et elle restaient souvent assises dans leur appartement de la Eugenies gate, perdues dans leurs pensées : « Nous nous parlons peu et, la plupart du temps, nous nous ennuyons quand nous sommes à la maison. » À l’approche de l’été 1901, elle racontait qu’elles ne savaient pas où passer leurs vacances. Dagny voulait aller dans le Romsdal, mais sa mère trouvait que c’était trop cher et que la région de Galdhøpiggen n’était « pas jolie » ; donc, elles feraient de nouveau, comme l’an dernier, un voyage dans le Rondane. Marie était très aimée, comme le prouve une lettre que lui adressa, à la mort de son père, le théologien Anathon Aall, qui avait dix ans de plus qu’elle et séjournait alors à Oxford en février 1899. « Votre merveilleux père ne pouvait que séduire tous ceux qui l’approchaient. Il avait un plaisir particulier à voir les autres heureux. » À Christiania, Marie comptait, parmi ses meilleures amies, Emma Lund, fille d’Axel et Valborg Lund. La famille Lie garda toujours des liens étroits avec les Lund (une lettre adressée à Herman, le 19 mai 1902, est signée « tante Valborg »). En revanche, les relations avec les Motzfeldt paraissent avoir été plus sporadiques. La sœur de Sophus, Laura, mourut en 1911. Ses anciens élèves lui rendirent hommage en disant « dans notre jeunesse, sa noble personnalité nous a beaucoup appris ».[Eugenia Stiftelse gjennom 100 år, Oslo, 1927.] Après des études secondaires à l’école Aars et Voss où elle suivit la filière classique, Dagny retourna aussi à Leipzig pour y entrer à l’université. Malgré la désapprobation de sa sœur au début, elle se fiança à Walther Straub, de six ans son aîné, puis l’épousa à Christiania en 1904. Straub devint professeur de pharmacologie à Fribourg-en-Brisgau. Avec leurs deux fils, Harald (né en 1905) et Peter (né en 1909), ils vécurent ensuite à Leipzig, puis à Marburg, Würtzburg, Fribourg et finalement à Munich, au gré de la carrière universitaire de Straub. Lors du bombardement de Munich en 1944, Walther Straub fut tué et Dagny gravement blessée. Fuyant la ville dévastée par les bombes, elle trouva refuge chez son fils Harald et sa belle-fille dans un petit village au nord-ouest de la Bavière où elle mourut de ses blessures l’année suivante, le 28 décembre 1945. (L’institut de pharmacologie Karl-Straub, que Walther Straub était en train de faire construire, fut aussi détruit pendant la seconde guerre mondiale.) Leur fils Harald, un physicien, alla vivre aux États-Unis après la guerre et revint prendre sa retraite en Allemagne. Peter, un juriste, fut diplomate à Rome, officier dans l’armée de Rommel, puis fait prisonnier à Tunis en mai 1943 et envoyé dans un camp américain. Plus tard, il devint maire d’une petite ville de la Forêt-Noire, épousa un professeur et mourut sans enfant. Quand la famille Lie rentra à Christiania en 1898, Herman fut aussi envoyé à l’école Aars et Voss et fut confirmé à l’église d’Uranienborg, le 9 avril 1899. Comme sa sœur, il avait choisi la filière classique et travaillait avec beaucoup de sérieux.

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Dans une lettre à Marie, il expliquait avoir abandonné les cours de danse parce que cela lui prenait trop de temps et que, disait-il, « les dames étaient tout simplement effrayantes, elles étaient ignobles ». Herman entra à l’université en 1901 et, dans une lettre à Marie, le 9 juin 1901, il se disait fier et même un peu étonné, d’avoir obtenu les meilleures notes dans toutes les matières à l’examen artium. Il y avait eu moins d’excellentes notes parmi les scientifiques, et il ajoutait, contredisant l’avis de son père : « Il est amusant de voir que ceux qui ont fait des études classiques montrent là leur supériorité intellectuelle. » Il entreprit ensuite des études de droit, siégea au bureau de la Société des étudiants en 1903-1904, à celui de la Société chorale des étudiants en 1906. Avec cette chorale, il participa à de grandes tournées en Amérique en 1905, au nord de la Norvège en 1907 et au Danemark en 1908. Il fut aussi membre du club d’aviron des étudiants norvégiens. Après avoir obtenu une licence en droit en 1907, il travailla dans la banque et la finance. Une lettre de Herman à Engel, le 15 janvier 1907, montre qu’à cette époque, il essayait d’obtenir une subvention de la fondation Nansen pour faire publier les travaux de son père. Le 21 décembre 1912, Marie écrivait à Herman : « les œuvres complètes de papa vont sortir chez Teubner ». Elle l’avait appris dans les Neueste Nachrichten qui indiquaient aussi que l’éditeur comptait publier les sept volumes sur une période de dix ans. D’après elle, si l’annonce en était faite précisément à cette date, le 17 décembre, jour du soixante-dixième anniversaire de Sophus Lie, ce n’était certainement pas un hasard. Dans une autre lettre à Herman, quatre mois plus tard, Marie lui disait qu’elle aurait aimé souscrire à ces œuvres complètes, mais qu’elle n’en avait pas les moyens, étant donné, en particulier, qu’elle venait de déménager. Elle l’informait aussi que comme ses frère et sœur, elle avait reçu de l’argent de Teubner et se réjouissait que la part de chacun ait été aussi importante. Herman et sa mère écrivaient régulièrement à Marie à Leipzig (moins souvent à Dagny, semble-t-il). En juin 1906, ils mentionnaient tous les deux que Herman avait été invité aux fêtes de la Saint-Jean « chez Werenskiold, là-bas à Lysaker ». Herman ajoutait : « Je fréquente assez régulièrement la clique de Lysaker. » Le cercle artistique de Lysaker comprenait notamment Fridjof Nansen, les peintres Werenskiold, Gerhard Munthe et Eilif Peterssen, le critique d’art Andreas Aubert et Axel Heiberg qui vivait dans les environs. Au cours de l’été 1913, Herman Lie se fiança avec Karen Inga (Basken) Werenskiold, fille d’Erik Werenskiold, et l’épousa au début de l’année 1914 (on a dit que Herman, banquier, administrait à ce moment-là les finances de son beau-père). Le 2 février 1922, ils eurent un fils, Per et, trois ans plus tard, ils divorcèrent. En juin 1940, Herman alla s’installer à Jevnaker20 et à sa mort, ses papiers furent confiés à son ami Ole Styri, au manoir Hauger. Quelques indications sur la carrière professionnelle de Herman : Après sa licence en droit, il travailla un an à la banque N. A. Andresen & Co à Christiania, puis deux ans à New York et deux ans à Paris. Dans ces deux villes, il menait parallèlement une activité classique de banquier et des travaux de recherche en finance bancaire. En 1913-1914, il fonda la Lie & Co Bankierforening [Compagnie bancaire Lie & Co ] qui fut reprise par la banque Andresen en 1920. Il y travailla trois ans, puis devint associé de la société Hieronymus Heyerdahl jr., dirigée par J. Sejersted Bødtker. Dans les années 1930, il y fut chargé des opérations de change, des actions et obligations en relation avec Paris, Londres et New York. 20 N.d.T.

: Jevnaker se situe au nord d’Oslo, à une quarantaine de kilomètres.

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Sur la situation après la guerre (qui dura de 1940 à 1945 pour la Norvège), il écrivit dans Studentene fra 1901 (Oslo, 1951) : « Malheureusement, après la guerre, ce genre d’affaires fut, dans une large mesure, incapable de se rétablir à cause du contrôle des changes et de toutes les interventions de l’État dont on nous gratifia. Mais même dans les tristes circonstances de l’après-guerre, il y avait des secteurs dans lesquels une société financière pouvait jouer un rôle essentiel. » Dans le bref résumé de sa vie que fit Herman Lie, on peut lire : « Je n’ai pas participé à la vie publique et malheureusement, je n’ai mérité ni décoration ni poste honorifique Par ailleurs, je voudrais faire remarquer que si mon père Sophus Lie avait vécu, il aurait eu cent ans pendant l’Occupation, le 17 décembre 1942. Ce jour-là, j’ai invité mes meilleurs amis à lui rendre hommage, à La Valkyrie dans Majorstuen [quartier de boutiques et de restaurants dans l’ouest d’Oslo], qui à cette époque était l’un des endroits les plus sélects de la ville. J’ai ouvert la fête en disant quelques mots sur mon père, particulièrement sur sa jeunesse et beaucoup, tels le professeur Vilhelm Bjerknes et le professeur Olaf Broch, ont aussi longuement parlé de lui. » Cette fête au restaurant La Valkyrie semble avoir été très importante pour Herman. Il la raconta en détail dans des lettres à ses sœurs et conserva son discours ainsi que des comptes rendus de cet événement [Herman Lie 1942]. Parmi les trente invités, outre les professeurs Bjerknes et Olaf Broch, figuraient aussi les professeurs de mathématiques Carl Størmer et Ingebrigt Johanneson, des membres de sa famille — « Mon père aimait beaucoup sa famille », disait Herman — et les fils de plusieurs amis de son père, notamment : Ketil et Peter Motzfeldt (fils d’Ernst et Axel Motzfeldt), Hans Blehr (fils de Theodor Blehr), Herman Reimers (fils de Herman Reimers), Jon Kielland Peterssen (fils d’Eilif Peterssen), Hans Sänger (voir aussi p. 350). Anna Lie continua à vivre dans l’appartement du 22 de l’Eugenies gate. La pension spéciale de veuve, que Sophus Lie avait été si anxieux de voir inclure dans la motion parlementaire lui conférant une chaire extraordinaire en « théorie des transformations » en 1894, n’existait plus, mais, après la mort du mathématicien, le Parlement accorda rapidement à madame Lie deux mille couronnes. De plus, elle recevait environ mille couronnes de pension ordinaire. Dans une lettre à MittagLeffler, sur une éventuelle aide financière venant de France, elle faisait ce commentaire : « En vérité, le Parlement a fait pour nous tout ce que nous pouvions espérer. Néanmoins il n’est pas juste que la famille d’un si grand homme soit obligée de vivre si chichement. » (Sur la pension de madame Lie dans le registre des pensions du fonds de veuvage, voir Nouveau département 2 [nye afdeling nr.2], ainsi que Morgenbladet, no 124, 1899.) Elle essaya de vendre la bibliothèque de son mari. Quand elle s’aperçut qu’il manquait quelques numéros dans les douzième et treizième volumes d’Acta Mathematica, elle s’adressa à Mittag-Leffler afin de savoir comment se les procurer. Elle lui expliquait : « En effet, cela réduit considérablement la valeur de la collection s’il en manque et il est m’essentiel de vendre ces livres au monde mathématicien. » Un marchand parisien de livres d’occasion en offrit le meilleur prix, « mais cependant pas ce que j’espérais », écrivait madame Lie à Mittag-Leffler au début de l’année 1901. En même temps, il ne lui était plus si important de se procurer les numéros manquants des Acta Mathematica car Nansen avait proposé que l’université de Christiania achetât la bibliothèque pour quatre mille couronnes et elle espérait une décision favorable. (Sylow et Guldberg savaient ce qui manquait.) Au cours de l’automne 1900, le Parlement avait déjà offert d’acheter ces livres. [Résolution royale

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du 11 octobre 1900 : « Achat de la collection de livres du professeur Lie »]. L’intermédiaire entre la famille et l’État fut un vieil ami de la famille, Sofus Arctander, pour un prix fixé à trois mille couronnes. Madame Lie semble avoir mené une vie tranquille. Elle échangeait une abondante correspondance avec ses enfants et, de temps en temps, elle allait voir ses filles en Allemagne. Sa tumeur au sein récidiva, mais elle fut opérée et elle ne garda pas de séquelles. Lorsque Adler Vogt écrivit un livre sur les Lie en 1912 [Vogt 1914], il s’adressa à tous les membres de la famille pour leur demander et des renseignements et de l’argent pour couvrir les frais d’impression. Dans une lettre de Marie à son frère (écrite de Leipzig, le 14 février 1912), nous apprenons que madame Lie désapprouvait ce cette initiative. Pour sa part, si Marie était prête à donner cent couronnes, elle refusait cependant d’écrire la moindre ligne sur son père. D’une part, à son avis, Herman écrivait maintenant le norvégien beaucoup mieux qu’elle, « et d’autre part tu t’es bien plus occupé de tout ce qui concerne la vie de papa. Tu connais sa correspondance, tu as autrefois organisé sa bibliothèque. » Marie voulait bien néanmoins apporter toute son aide à cette entreprise et à cette fin, elle racontait que, quelques jours auparavant, elle avait reçu de la veuve du professeur Mayer, mort en 1907, un paquet renfermant toutes les lettres du mathématicien norvégien à son époux. Marie précisait qu’elles contenaient beaucoup de mathématiques, mais aussi un certain nombre de remarques personnelles et une lettre très amusante à propos de « récompenses charnelles » à Leipzig en 1886. « On y trouve aussi quelques lettres des médecins d’Ilten en 1890 et une lettre de papa lui-même, envoyée d’Ilten », ajoutait-elle (ces lettres sont maintenant à la NBO, département des manuscrits ; néanmoins les informations médicales ont disparu). Madame Lie mourut à Leipzig le 10 juin 1920 [Morgenbladet du 12 juin 1920] et le 17 juin, elle fut enterrée aux côtés de son époux, dans le cimetière de Notre Sauveur, à Oslo.

Bibliographie chronologique des travaux publiés par Sophus Lie Abréviations utilisées : Christ. Forh. : Forhhandlinger i Videnskapbs-Selskabet i Christiania, Christiania. Ces comptes rendus de la Société des sciences de Christiania furent paginés par année jusqu’en 1875, puis chaque contribution fut paginée séparément. Arch. for Math. : Archiv for Mathemathik og Naturvidenskab, Kristiania. Cette revue fondée en 1876 et dirigée par Lie, O. Sars et Worm-Müller, paraissait quatre fois par an, au début régulièrement tous les trimestres mais après 1881, souvent avec retard. Leipz. Ber. : Berichte über die Verhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaft zu Leipzig : Mathematisch-physische Classe, Leipzig. Dans ces fascicules rendant compte de ses débats, la Société royale saxonne des sciences de Leipzig publiait rapidement les travaux qui lui avaient été présentés. C.R.A.S. : Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences publiés conformément à une décision de l’Académie, En date du 13 Juillet 1835, par MM. les secrétaires perpétuels, Paris. Leipz. Abh. : Abhandlungen der mathematisch-physischen Classe der Königl. Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaft zu Leipzig. G.A. : Gesammelte Abhandlungen, t. 1-7, Leipzig et Oslo 1922-1960. L’intégralité des articles et traités de Lie, réunis et présentés par Friedrich Engel et Poul Heegaard, constitue cette œuvre de référence. Les six premiers tomes contiennent, sur 3627 pages, les textes que Lie publia lui-même. Le dernier tome en contient trente-cinq, retrouvés dans les papiers de l’auteur après son décès et couvrant 476 pages. En outre, ces Gesammelte Abhandlungen contiennent 1409 pages consacrées à des remarques et des commentaires, surtout dus à la plume d’Engel. 1869 « Repräsentation der Imaginären der Plangeometrie. (Jeder plangeometrischer Satz ist ein besonderer Fall eines stereometrischen Doppel-Satzes in der Geometrie der Linien-Congruenzen.) », 8 pages in-4˚, imprimé à titre privé à Christiania au mois de février, puis dans le Journal de Crelle, t. 70, no 4, p. 346-353 sous le titre

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« Über eine Darstellung des Imaginären in der Geometrie » et dans une version plus élaborée dans les Christ. Forh., p. 16-38, 12 fig. et avec une suite « Repräsentation der Imaginären der Plangeometrie », dans les Christ. Forh., p. 107-146. G.A., t. 1, p. 1-11 et 14-66. 1870 « Über die Reciprocitäts-Verhältnisse des Reyesschen Complexes », Göttinger Nachrichten, no 4, p. 53-66. G.A., t. 1, p. 68-77. « Sur une certaine famille de courbes et de surfaces. Note de MM F. Klein et S. Lie, présentée par M. Chasles », C.R.A.S., t. 70, p. 1222-1226 et 1275-1279. G.A., t. 1, p. 78-85. « Sur une transformation géométrique », C.R.A.S., t. 71, p. 579-583. G.A., t. 1, p. 88-92. « Om en Classe geometriske Transformationer », Christ. Forh., p. 506-509. G.A., t. 1, p. 93-96. « Über die Haupttangenten-Curven der Kummerschen Fläche vierten Grades mit 16 Knotenpunkten. Von Felix Klein in Düsseldorf und Sophus Lie in Christiania », Monatsberichte der Berliner Akademie, p. 891-899. (Réimprimé également dans les Mathematische Annalen, 1884, t. XXIII, p. 579-586.) G.A., t. 1, p. 97-104. 1871 « Over en Classe geometriske Transformationer », Christ. Forh., p. 67-109. G.A., t. 1, p. 105-152. « Über eine Classe geometrischer Transformationen (Fortsetzung) », Christ. Forh., p. 182-245. G.A., t. 1, p. 153-210. « Über diejenige Theorie eines Raumes mit beliebig vielen Dimensionen, die der Krümmungs-Theorie des gewöhnlichen Raumes entspricht », Göttinger Nachrichten, no 7, p. 191-209. G.A., t. 1, p. 215-228. « Über diejenigen ebenen Curven, welche durch ein geschlossenes System von einfach unendlich vielen vertauschbaren linearen Transformationen in sich übergehen. Von Felix Klein in Göttingen und Sophus Lie in Christiania », Mathematische Annalen, t. IV, p. 50-84. G.A., t. 1, p. 229-266. « Zur Theorie eines Raumes von n Dimensionen », Göttinger Nachrichten, no 22, p. 535-557. G.A., t. 1, p. 271-285. 1872 « Über Complexe, insbesondere Linien- und Kugel-Complexe, mit Anwendung auf die Theorie partieller Differential-Gleichungen », Mathematische Annalen, t. V, p. 145-256. G.A., t. 2, p. 1-121. (Un développement de la thèse de doctorat.) « Kurzes Resumé mehrerer neurer Theorien », Christ. Forh., p. 24-27. G.A., t. 3, p. 1-4. « Neue Integrations-Methode partieller Gleichungen erster Ordnung zwischen n Variabeln », Christ. Forh., p. 28-34. G.A., t. 3, p. 5-11. « Über eine neue Integrationsmethode partieller Differential-Gleichungen », Göttinger Nachrichten, no 16, p. 321-326. G.A., t. 3, p. 12-15. « Zur Theorie partieller Differentialgleichungen erster Ordnung, insbesondere über eine Klassifikation derselben », Göttinger Nachrichten, no 25, p. 473-489. G.A., t. 3, p. 16-26.

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« Zur Theorie der Differential-Probleme », Christ. Forh., p. 132-133. G.A., t. 3, p. 27-28. « Zur Invarianten-Theorie der Berührungstransformationen », Christ. Forh., p. 133-135. G.A., t. 3, p. 29-31. 1873 « Über partielle Differential-Gleichungen erster Ordnung », Christ. Forh., p. 16-51. G.A., t. 3, p. 32-63. « Partieller Differential-Gleichungen erster Ordnung, in denen die unbekannte Funktion explicite vorkommt », Christ. Forh., p. 52-85. G.A., t. 3, p. 64-95. « Zur analytischen Theorie der Berührungs-Transformationen », Christ. Forh., p. 237-262. G.A., t. 3, p. 96-109. « Über eine Verbesserung der Jacobi-Mayerschen Integrations-Methode », Christ. Forh., p. 282-288. G.A., t. 3, p. 120-125. « Neue Integrations-Methode eines 2n-gliedrigen Pfaffschen Problems », Christ. Forh., p. 320-343. G.A., t. 3, p. 126-148. 1874 « Allgemeine Theorie partieller Differential-Gleichungen erster Ordnung », Christ. Forh., p. 198-226. G.A., t. 3, p. 149-175. « Zur Theorie des Integrabilitätsfaktors », Christ. Forh., p. 242-254. G.A., t. 3, p. 176-187. « Verallgemeinerung und neue Verwerthung der Jacobischen Multiplicator-Theorie », Christ. Forh., p. 255-274. G.A., t. 3, p. 188-206. « Begründung einer Invarianten-Theorie der Berührungs-Transformationen », Mathematische Annalen, t. VIII, p. 215-303. G.A., t. 4, p. 1-96. « Über Gruppen von Transformationen », Göttinger Nachrichten, no 22, p. 529542. G.A., t. 5, p. 1-8. 1875 « Allgemeine Theorie partieller Differentialgleichungen erster Ordnung II », Christ. Forh., p. 1-15. G.A., t. 3, p. 207-220. « Diskussion der Integrationsmethoden der partieller Differentialgleichungen erster Ordnung », Christ. Forh., p. 16-48. G.A., t. 3, p. 221-251. « Allgemeine Theorie der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung », Mathematische Annalen, t. IX, p. 245-288. G.A., t. 4, p. 97-162. 1876 « Theorie der Transformationsgruppen (Erste Abhandlung) », Arch. for Math., t. I, p. 19-57. G.A., t. 5, p. 9-41. « Theorie der Transformationsgruppen (Abhandlung II) », Arch. for Math., t. I, p. 19-57. G.A., t. 5, p. 42-77. « Vervollständigung der Berührungstransformationen », Arch. for Math., t. I, p. 194-202. G.A., t. 3, p. 252-259. « Resumé einer neuen Integrationstheorie », Arch. for Math., t. I, p. 335-366. G.A., t. 3, p. 260-286.

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1877 « Neue Integrations-Methode der Monge-Ampèreschen Gleichungen », Arch. for Math., t. II, p. 1-9. G.A., t. 3, p. 287-294. « Allgemeine Theorie der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung. Zweite Abhandlung », Mathematische Annalen, t. II, p. 464-557. G.A., t. 4, p. 163-264. « Die Störungstheorie und die Berührungs-Transformationen », Arch. for Math., t. II, p. 129-156. G.A., t. 3, p. 295-319. « Synthetisch-analytische Untersuchungen über Minimal Flächen I. Über reelle algebraische Minimalflächen », Arch. for Math., t. II, p. 157-198. G.A., t. 1, p. 286-318. « Berigtigelse (Berichtigung) [Publié avec l’article précédent qui est la conférence prononcée par Lie lors du congès des chercheurs en sciences de la nature réuni à Munich le 19 septembre 1877] », Christ. Forh.. G.A., t. 1, p. 319-320. « Theorie des Pfaffschen Problems (Erste Abhandlung) », Arch. for Math., t. II, p. 338-379. G.A., t. 3, p. 320-354. 1878 « Mathematiske Sätninger (Mathematische Sätze) », Christ. Forh.. G.A., t. 1, p. 322. « Petite contribution à la théorie de la surface Steinerienne », Arch. for Math., t. III, p. 84-92. G.A., t. 1, p. 323-328. « Theorie der Transformationsgruppen III. Bestimmung aller Gruppen einer zweifach ausgedehnten Punktmannigfaltigkeit », Arch. for Math., t. III, p. 93-165. G.A., t. 5, p. 78-135. « Sätze über Minimalflächen », Arch. for Math., t. III, p. 166-176. G.A., t. 1, p. 331-337. « Sätze über Minimalflächen II. Bestimmung aller algebraischen Minimalflächen, die sich in einem algebraische Kegel einschreiben lassen », Arch. for Math., t. III, p. 224-233. G.A., t. 1, p. 340-347. « Sätze über Minimalflächen III. Über die in einer algebraischen Developpable eingeschriebenen algebraischen Minimalflächen », Arch. for Math., t. III, p. 340-351. G.A., t. 1, p. 349-356. « Theorie der Transformationsgruppen (Abhandlung IV) », Arch. for Math., t. III, p. 375-460. G.A., t. 5, p. 136-198. 1879 « Klassifikation der Flächen nach der Transformationsgruppe ihrer geodätischen Curven », Universitetsprogram, Kristiania. G.A., t. 1, p. 358-408. « Beiträge zur Theorie der Minimalflächen I. Projectivische Untersuchungen über algebraische Minimalflächen », Mathematische Annalen, t. XIV, p. 331-416. G.A., t. 2, p. 122-215. « Geometriske Meddelser (Geometrische Mitteilungen) », Christ. Forh.. G.A., t. 3, p. 355-356. « Theorie der Transformationsgruppen V », Arch. for Math., t. IV, p. 232-261. G.A., t. 5, p. 199-223.

Bibliographie chronologique des travaux publiés par Sophus Lie

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« Beiträge zur Theorie der Minimalflächen II. Metrische Untersuchungen über algebraische Minimalflächen », Mathematische Annalen, t. XV, p. 465-506. G.A., t. 2, p. 219-265. « Bestimmung aller in eine algebraische Developpable eingeschriebenen algebraischen Integralflächen der Differentialgleichung s = 0 », Arch. for Math., t. IV, p. 334-344. G.A., t. 3, p. 357-366. « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung I. Bestimmung ihrer Haupttangentencurven und Krümmungslinien », Arch. for Math., t. IV, p. 345-354. G.A., t. 3, p. 367-374. « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung II. Das sphärische Bild der Haupttangenten- und Krümmungs-Curven », Arch. for Math., t. IV, p. 355-366. G.A., t. 3, p. 375-386. 1880 « Weitere Untersuchungen über Minimalflächen », Arch. for Math., t. IV, p. 477-506. G.A., t. 1, p. 414-437. « Über Flächen, deren Krümmungsradien durch eine Relation verknüpft sind », Arch. for Math., t. IV, p. 507-512. G.A., t. 3, p. 387-393. « Resumé af en Integrationstheori », Christ. Forh., no 1. G.A., t. 3, p. 394-397. « Sur les surfaces dont les rayons de courbure ont entre eux une relation », Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, 2e série, t. IV, p. 300-304. « Theorie der Transformationsgruppen I », Mathematische Annalen, t. XVI, p. 441-528. G.A., t. 6, p.1-94. (Traduit en anglais par Michael Ackerman et commenté par Robert Hermann, Brookline, Massachusetts, 1975.) « Meddelse (Mitteilung) », Christ. Forh.. p. 8. « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung III », Arch. for Math., t. V, p. 282-306. G.A., t. 3, p. 398-418. « Geometriske Meddelser », Christ. Forh.. p. 10. G.A., t. 3, p. 419-420. « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung IV. Bestimmung aller Flächen constanter Krümmung durch successive Quadraturen », Arch. for Math., t. V, p. 328-358. G.A., t. 3, p. 421-446. 1881 « Zur Theorie der Flächen constanter Krümmung V », Arch. for Math., t. V, p. 518-541. G.A., t. 3, p. 447-466. « Mathematiske Sätninger (Mathematische Sätze) », Christ. Forh., p. 6, G.A., t. 3, p. 467-468. « Mathematiske Sätninger (Mathematische Sätze) », Christ. Forh., p. 7. « Diskussion der Differentialgleichung p. 112-124. G.A., t. 3, p. 469-479.

d2 z = F (z) », Arch. for Math., t. VI, dx dy

« Transformationstheorie der partiellen Differentialgleichung s2 − rt = Arch. for Math., t. VI, p. 153-167. G.A., t. 3, p. 480-491. « Mathematiske Sätninger », Christ. Forh., p. 12.

(1 + p2 + q 2 )2 », a2

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Sophus Lie, une pensée audacieuse

« Über die Integration durch bestimmte Integrale von einer Classe linearer partieller Differentialgleichungen », Arch. for Math., t. VI, p. 328-368. G.A., t. 3, p. 492-524. « Om algebraiske Differentialligninger, der tilstede infinitesimale Transformationer », Christ. Forh., no 15. G.A., t. 3, p. 525-530. 1882 « Zur Theorie der geodätischen Curven der Minimalflächen », Arch. for Math., t. VI, p.490-501. G.A., t. 1, p. 440-448. « Bestimmung aller Raumcurven, deren Krümmungsradius, Torsionsradius und Bogenlänge durch eine beliebige Relation verknüpft sind », Christ. Forh., no 10. G.A., t. 3, p. 531-536. « Bestimmung aller Flächen, die in mehrfacher Weise durch Translationsbewegung einer Curve erzeugt werden », Arch. for Math., t. VII, p. 155-176. G.A., t. 1, p. 450-465. « Über Flächen, die infinitesimale und lineare Transformationen gestatten », Arch. for Math., t. VII, p. 179-193. G.A., t. 5, p. 224-235. « Untersuchungen über geodätische Curven », Mathematische Annalen, t. XX, p. 357-454. G.A., t. 2, p. 267-373. « Meddelse », Christ. Forh., p. 13. G.A., t. 5, p. 236-237. « Untersuchungen über Differentialgleichungen I », Christ. Forh., no 12. G.A., t. 3, p. 537-547. « Untersuchungen über Differentialgleichungen II », Christ. Forh., no 12. G.A., t. 3, p. 551-555. (Discours prononcé le 3 novembre, à Paris devant la Société mathématique de France.) « Meddelse », Christ. Forh.. G.A., t. 3, p. 548-550. « Über gewöhnliche Differentialgleichungen, die eine Gruppe von Transformation gestatten », Arch. for Math., t. VII, p. 443-444. G.A., t. 5, p. 238-239. 1883 « Klassifikation und Integration von gewöhnlichen Differentialgleichungen zwischen x, y, die eine Gruppe von Transformationen gestatten I », Arch. for Math., t. VIII, p. 187-248. (Réimprimé avec le traité suivant également dans les Mathematische Annalen, 1888, t. XXXII, p. 213-281.)G. A., t. 5, p. 240-281. « Klassifikation und Integration von gewöhnlichen Differentialgleichungen zwischen x, y, die eine Gruppe von Transformationen gestatten (Abhandlung 2) », Arch. for Math., t. VIII, p. 249-288. G.A., t. 5, p. 282-310. « Untersuchungen über Differentialgleichungen III », Christ. Forh., no 10. G.A., t. 5, p. 310-313. « Über unendliche continuirliche Gruppen », Christ. Forh., no 12. G.A., t. 5, p. 314-361. « Klassifikation und Integration von gewöhnlichen Differentialgleichungen zwischen x, y, die eine Gruppe von Transformationen gestatten III », Arch. for Math., t. VIII, p. 371-458. G.A., t. 5, p. 362-427. « Untersuchungen über Differentialgleichungen IV », Christ. Forh., no 18. G.A., t. 3, p. 556-560.

Bibliographie chronologique des travaux publiés par Sophus Lie

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« Sätninger (Sätze) », Christ. Forh., no 20. G.A., t. 3, p. 561-562. 1884 « Bestimmung des Bogenelements aller Flächen, deren geodätische Kreise eine infinitesimale Berührungstransformationen gestatten », Arch. for Math., t. IX, p.4061. « Über die allgemeinste geodätische Abbildung der geodätischen Kreis einer Fläche », Arch. for Math., t. IX, p. 62-68. G.A., t. 1, p. 487-491. « Mathematiske Meddelser », Christ. Forh., no 8. G.A., t. 5, p. 428-431. « Klassifikation und Integration von gewöhnlichen Differentialgleichungen zwischen x, y, die eine Gruppe von Transformationen gestatten IV », Arch. for Math., t. IX, p. 431-448. G.A., t. 5, p. 432-446. « Zur Theorie der Transformationsgruppen », Arch. for Math., t. IX, p. 449-451. G.A., t. 5, p. 447-448. « Mathematiske Meddelser II », Christ. Forh., no 9. G.A., t. 5, p. 449-452. « Untersuchungen über Transformationsgruppen I », Arch. for Math., t. X, p. 74-128. G.A., t. 5, p. 453-498. « Bestemmelse af continuirliche Gruppen (Bestimmung kontinuierlicher Gruppen) », Christ. Forh., p. 12. « Mathematiske Meddelser III », Christ. Forh., no 15. G.A., t. 5, p. 499-502. « Über Differentialinvarianten », Mathematische Annalen, t. XXIV, p. 537-578. G.A., t. 6, p. 95-138. 1885 « Allgemeine Untersuchungen über Differentialgleichungen, die eine continuirliche, endliche Gruppe gestatten », Mathematische Annalen, t. XXV, p. 71-151. G.A., t. 6, p. 139-223. « Über gewöhnliche lineare Differentialgleichungen », Christ. Forh., no 21. G.A., t. 5, p. 503-506. 1886 « Untersuchungen über Transformationsgruppen II », Arch. for Math., t. X, p. 353-413. G.A., t. 5, p. 507-552. « Bemerkungen zu Helmholtz’ Arbeit über die Thatsachen, die der Geometrie zu Grunde liegen », Leipz. Ber., no supplémentaire, p. 337-379. (Conférence prononcée lors du congès des chercheurs en sciences de la nature réuni à Berlin le 21 septembre 1886.) 1887 « Nogle mathematiske Sætninger », Christ. Forh., p. 4. G.A., t. 1, p. 493. « Die Begriffe Gruppe und Invariante », Leipz. Ber., fascicules I & II, p. 83-88. (Réimprimé également dans l’American Journal of Mathematics, 1889, t. XI, p. 182-186.) G.A., t. 6, p. 224-229. 1888 « Beiträge zur allgemeinen Transformationstheorie », Leipz. Ber., fascicules I & II, p. 14-21. G.A., t. 6, p. 230-236.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse

Theorie der Transformationsgruppen. Erster Abschnitt. Unter Mitwirklung von Dr. Friedrich Engel, Leipzig (juin 1888), 632 p., avant-propos (10 p.). (Réimprimé augmenté d’errata et d’un index détaillé, New York, 1970.) « Zur Theorie der Berührungstransformationen », Leipz. Abh., t. XIV, no 12, p. 535-562. G.A., t. 4, p. 265-290. « Zur Theorie der Transformationsgruppen », Christ. Forh., no 13. G.A., t. 5, p. 553-557. 1889 « Ein Fundamentalsatz in der Theorie der unendlichen Gruppen », Christ. Forh., no 7. G.A., t. 5, p. 558-560. « Die infinitesimalen Berührungstransformationen der Mechanik », Leipz. Ber., fascicules II, III & IV, p. 145-156. G.A., t. 6, p. 237-247. « Reduction einer Transformationsgruppe auf ihre canonische Form », Leipz. Ber., fascicules II, III & IV, p. 277-289. G.A., t. 6, p. 248-259. « Über irreduzible Berührungstransformationsgruppen », Leipz. Ber., fascicules II, III & IV, p. 320-327. G.A., t. 6, p. 260-266. 1890 Theorie der Transformationsgruppen. Zweiter Abschnitt. Unter Mitwirkung von F. Engel, Leipzig (février 1890), 555 p., avant-propos (6 p.). Un supplément de quatre chapitres, émanant des papiers non publiés de Lie, est imprimé dans les G.A., t. 2, p. 691-791. (Les tomes I et II furent réimprimés à New York, en 1970.) Über die Grundlagen der Geometrie (Erste Abhandlung) », Leipz. Ber., fascicule II, p. 320-327. G.A., t. 2, p. 380-413. « Über die Grundlagen der Geometrie (Zweite Abhandlung) », Leipz. Ber., fascicule III, p. 355-418. G.A., t. 2, p. 414-468. « Neuer Beweis des zweiten Fundamentalsatzes in der Theorie der Transformationsgruppen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 453-477. G.A., t. 6, p. 267-287. « Bestimmung aller r-gliedrigen transitiven Transformationsgruppen durch ausführbare Operationen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 478-490. G.A., t. 6, p. 288-299. 1891 « Die linearen homogenen gewöhnlichen Differentialgleichungen », Leipz. Ber., fascicule II, p. 253-270. G.A., t. 4, p. 289-306. Vorlesungen über Differentialgleichungen mit bekannten infinitesimalen Transformationen. Bearbeitet und herausgegeben von Dr. Georg Scheffers, Leipzig (juillet 1891), 568 p., avant-propos (14 p.). « Die Grundlagen für die Theorie der unendlichen continuirlichen Transformationsgruppen (Erste Abhandlung) », Leipz. Ber., fascicule III, p. 316-352. G.A., t. 6, p. 300-330. « Die Grundlagen für die Theorie der unendlichen continuirlichen Transformationsgruppen (Zweite Abhandlung) », Leipz. Ber., fascicule III, p. 353-393. G.A., t. 6, p. 331-364. 1892 « Bemerkungen zu neueren Untersuchungen über die Grundlagen der Geometrie », Leipz. Ber., fascicule I, p. 106-114. G.A., t. 2, p. 469-476.

Bibliographie chronologique des travaux publiés par Sophus Lie

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« Sur une interprétation nouvelle du théorème d’Abel. Note de M. Sophus Lie, présentée par M. E. Picard », C.R.A.S., t. 114, p. 277-280. G.A., t. 2, p. 481-483. « Sur une application de la théorie des groupes continus à la théorie des fonctions. Note de M. Sophus Lie, présentée par M. E. Picard », C.R.A.S., t. 114, p. 334-337. G.A., t. 6, p. 365-367. « Sur les fondements de la Géométrie. Note de M. Sophus Lie », C.R.A.S., t. 114, p. 461-463. G.A., t. 2, p. 477-479. « Über einige neuere gruppentheorischen Untersuchungen », Leipz. Ber., fascicule III, p. 297-305. G.A., t. 6, p. 368-375. « Untersuchungen über Translationsflächen (Abhandlung I) », Leipz. Ber., fascicule V, p. 447-472. G.A., t. 2, p. 484-506. « Untersuchungen über Translationsflächen (Abhandlung II) », Leipz. Ber., fascicule VI, p. 559-579. G.A., t. 2, p. 507-525. 1893 « Über Differentialgleichungen,die Fundamentalintegrale besitzen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 341-348. G.A., t. 4, p. 307-313. « Sur les équations différentielles ordinaires qui possèdent des systèmes fondamentaux d’intégrales. Note de M. Sophus Lie », C.R.A.S., t. 116, p. 1233-1235. G.A., t. 4, p. 314-316. « Über die Gruppe der Bewegung und ihre Differentialinvarianten », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 370-378. G.A., t. 6, p. 376-383. Vorlesungen über continuierliche Gruppen mit geometrischen und anderen Anwendungen. Bearbeitet und herausgegeben von Dr. Georg Scheffers, Leipzig (septembre 1893), 810 p., avant-propos (14 p.), 54 fig. Theorie der Transformationsgruppen. Dritter und letzter Abschnitt. Unter Mitwirklung von F. Engel, Leipzig (septembre 1893), 831 p., avant-propos (27 p.), 2e édition, (réimprimé comme les tomes I et II) New York, 1970. 1894 « Bemerkungen zu Ostwalds Princip des ausgezeichneten Falles », Leipz. Ber., fascicule II, p. 135-137. G.A., t. 6, p. 384-385. (Critique de la note d’Ostwald dans les Leipz. Ber., 1893, fascicule VII, p. 599-603 et réponse d’Ostwald dans les Leipz. Ber., 1894, fascicule II, p.276-278.) « Zur Theorie der Transformationsgruppen », Leipz. Ber., fascicule III, p. 322333. G.A., t. 6, p. 386-395. 1895 « Untersuchungen über unendliche continuirliche Gruppen », Leipz. Abh., t. XXI, no 3, p. 43-150. G.A., t. 6, p. 396-493. « Zur allgemeinen Theorie der partieller Differentialgleichungen beliebiger Ordnung », Leipz. Ber., fascicule I, p. 53-128. G.A., t. 4, p. 320-384. « Bestimmung aller Flächen, die eine continuirliche Schaar von projectiven Transformationen gestatten », Leipz. Ber., fascicule II, p. 209-260. G.A., t. 6, p. 494-538. « Verwerthung des Gruppenbegriffes für Differentialgleichungen I », Leipz. Ber., fascicule III, p. 261-322. G.A., t. 6, p. 539-591.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse

« Influence de Galois sur le développement des Mathématiques », Le centenaire de l’École normale 1795-1895. Paris, Hachette, 1895, p. 481-489. G.A., t. 6, p. 592-600. « Über die aus dem Jahre 1874 herrührende Integrationstheorie eines vollständigen Systems mit bekannten infinitesimalen Transformationen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 400. G.A., t. 6, p. 601. « Beiträge zur allgemeinen Transformationstheorie », Leipz. Ber., fascicules V & VI, p. 494-508. G.A., t. 6, p. 602-614. 1896 « Die infinitesimalen Berührungstransformationsgruppen der Optik », Leipz. Ber., fascicule I, p. 131-133. G.A., t. 6, p. 615-617. « Die Theorie der Translationsflächen und das Abelsche Theorem », Leipz. Ber., fascicules II & III, p. 141-198. G.A., t. 2, p. 526-579. Geometrie der Berührungstransformationsgruppen. Dargestellt von Sophus Lie und Georg Scheffers. Erster Band. Leipzig (avril 1896), 694 p., avant-propos (12 p.), 92 fig. Il n’y eut jamais de suite. « Zur allgemeinen Transformationstheorie », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 390412. G.A., t. 6, p. 618-638. « Zur Invariantentheorie der Gruppe der Bewegungen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 466-477. G.A., t. 6, p. 639-648. 1897 « Das Abelsche Theorem und die Translationsmannigfaltigkeiten », Leipz. Ber., fascicules I & II, p. 181-248. G.A., t. 2, p. 580-639. « Die Theorie der Integralinvarianten ist ein Corollar der Theorie der Differentialinvarianten », Leipz. Ber., fascicule III, p. 342-357. G.A., t. 6, p. 649-663. « Über Integralinvarianten und ihre Verwerthung für die Theorie der Differentialgleichungen », Leipz. Ber., fascicule IV, p. 369-410. G.A., t. 6, p. 664-701. « Liniengeometrie und Berührungstransformationsgruppen », Leipz. Ber., fascicules V & VI, p. 687-740. G.A., t. 2, p. 640-688. 1898 « Zur Geometrie einer Mongeschen Gleichung », Leipz. Ber., fascicules I & II, p. 1-2. G.A., t. 4, p. 385-386. « Über Berührungstransformationsgruppen und Differentialgleichungen », Leipz. Ber., fascicule III & IV, p. 113-180. G.A., t. 4, p. 387-488. Travaux publiés et retrouvés dans les papiers de Sophus Lie après son décès [conservés au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale d’Oslo] Peu de temps après la disparition de Lie, Carl Størmer, Alf Guldberg et Elling Holst commencèrent à examiner les papiers du mathématicien, des archives constituées d’environ vingt mille pages format in-folio. Størmer publia une première communication donnant un aperçu de plus de sept mille pages, réunies en vingt-sept paquets, dans « Verzeichniss über den Wissenschaftlichen Nachlass von Sophus Lie. Erste Mitteilung », Videnskabs-Selskabets Skrifter I. Math.-naturv. Klasse, 1904,

Bibliographie chronologique des travaux publiés par Sophus Lie

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no 7. Une « Zweite Mitteilung » sur les paquets restants, les paquets 28 à 56, fut rédigée par Guldberg dans les Videnskabs-Selskabets Skrifter I. Math.-naturv. Klasse, 1913, no 7. Toutefois la datation est imparfaite et un travail plus précis fut fourni par Elin Strøm dans Datering av Sophus Lie Nachlass i Universitetsbiblioteket i Oslo, Historisk institutt, Universitet i Oslo, 1998. Størmer et Guldberg publièrent un travail issu de ces papiers de Lie : « Über Integralinvarianten und Differentialgleichungen », Videnskabs-Selskabets Skrifter, 1902, no 1. G.A., t. 6, p. 702-779. Le tome 7 des Gesammelte Abhandlungen de Lie (rédigé par Engel avant 1940 mais édité pour la première fois en 1960 et revu alors par Ernst Hölder et Viggo Brun) contient les travaux suivants recueillis dans les papiers retrouvés après la mort de son auteur : Zur Theorie eines Raumes von n Dimension II, p. 1-10. Über partielle Differentialgleichungen zwischen vier Variabeln, p. 11-25. Über partielle Gleichungen erster Ordnung mit bekannten infinitesimalen Transformationen, p. 26-42. Partielle Differentialgleichungen erster Ordnung mit bekannten infinitesimalen Berührungstransformationen, p. 43-53. Über partielle Gleichungen erster Ordnung, p. 54-70 Über partielle Gleichungen erster Ordnung zwischen n Variabeln, p. 71-88. Über Differentialgleichungen, welche bekannte infinitesimale Transformationen gestatten, p. 89-95. Partielle Differentialgleichungen und Pfaffschen Problem, p. 96-100. Zur Invariantentheorie der Berührungstransformationen, p. 101-106. Über das Pfaffsches Problem, p.107-111. Partielle Differentialgleichungen und Berührungstransformationen, p. 112-114. Neue Integrationsmethode eines beliebigen Pfaffsches Problem, p.115-131. Semilineare und quasilineare Differentialgleichungen 1. Ordnung und Pfaffsche Systeme, p. 132-156. Verallgemeinerung der Cauchyschen Integrationstheorie der partielle Differentialgleichungen erster Ordnung, p. 157-174. Geschichtliche Bemerkungen zur allgemeinen Theorie der partielle Differentialgleichungen erster Ordnung, p. 175-216. Zur Geschichte der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung, p. 217219. Über simultane Systeme, die in den unbekannten Funktionen linear und homogen sind, p. 220-224. Schar von ∞2 oder ∞3 Kurven des Raumes, die eine Gruppe von Punkttransformationen gestattet, p. 225-230. Die Transformationsgruppen einer Gleichung : s − F (x, y, z) = 0, p. 231-241. Die Transformationsgruppen einer Gleichung : s−F (x, y, z, p, q) = 0, p. 242-250. Über partielle Differentialgleichungen von der Form : s − F (x, y, z, p) = 0, p. 251-256. Über partielle Differentialgleichungen, p. 257-261. Sur les groupes continus infinis et les équations différentielles, p. 262-269. Zur Invariantentheorie der unendlichen Gruppen, p. 270-271. Gruppentheorie, angewandt auf Geometrie, p. 272-300. Über einen Liniekomplex im R4 , p. 301-310.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse

Bestimmung der Haupttangentenkurven einer Flächenfamilie, p. 311-314. Zur Flächentheorie, p. 315-322. Ausdehnung des Meusnierschen Theorem, p. 323-325. Neue geometrische Deutung und Verwertung des Abelschen Theorems, p. 326360. Funktionalgleichungen, welche die Abelschen Integrale erster Gattung definieren, p. 361-385. Einzelne Aufzeichnungen über Funktionalgleichungen, welche die Abelschen Integrale erster Gattung definieren, p. 386-402. Translations-M3 zweiter Art im R4 , p. 403-446. Einzelne Aufzeichnungen zu den Translations-M3 zweiter Art im R4 , p. 447-457. Über die Plückersche Liniengeometrie, p. 458-466. Über den Einfluss der Geometrie auf die Entwicklung der Mathematik, p. 467476. (Leçon inaugurale du 29 mai 1886 à Leipzig.) Autres textes publiés 1. Une lettre au conseil de l’université, datée du 29 octobre 1879, imprimée dans les Norske Universitets- og Skole-annaler, août 1881, 3e série, t. XVII, p. 8-10. 2. Remarques à l’occasion de la parution des œuvres complètes d’Abel en 1881, Christ. Forh., 1881, d’après une réunion tenue le 9 décembre 1881. 3. « À propos d’Abel » (« Om Abel »), Morgenbladet, 1883, no 188 A. 4. « Au sujet de l’enseignement des mathématiques dans nos écoles » (« Om Mathematikundervisningen i vore Skoler »), Dagbladet, 11 décembre 1884, no 441. Ce discours prononcé devant la Société des sciences le 28 novembre 1884 fut également imprimé dans les Christ. Forh., 1884, no 16, Christiania, 1885, 8 p. Il fut réimprimé dans le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik, t. XVI, 1884, p. 56. Berlin 1887. (Voir le paquet 22 des papiers de Lie.) 5. « Au sujet de l’enseignement des mathématiques dans nos écoles II » (« Om Mathematikundervisningen i vore Skoler II »), Dagbladet, 26 et 27 février 1885, nos 67 et 68. Ce discours prononcé devant la Société des sciences le 13 février 1885 fut également imprimé dans les Christ. Forh., 1885, no 11, Christiania, 1885, 10 p. (Provoqué par les protestations du professeur — et futur ministre — Bonnevie contre le premier discours de Lie (voir ci-dessus) et publiées dans Dagbladet, 9 janvier 1885, no 9. Les deux textes de Lie furent aussi imprimés séparemment au prix de 0,25 couronne chacun.) 6. Commentaires à l’occasion de la présentation du travail de G. Scheffers intitulé « Zur Theorie der aus n Haupteinheiten gebildeten complexen Grössen ». Leipz. Ber., 1889, fascicules II, III & IV. 7. Avant-propos à l’édition allemande Vorlesungen über die Integration der partiellen Differentialgleichungen 1. O. Leipzig, 1893 du livre d’É. Goursat Leçons sur l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre faites à la faculté des sciences de Paris aux candidats à l’agrégation. G.A., t. 4, p. 317-319. 8. Commentaires à l’occasion de la présentation du travail de L. Maurer intitulé « Über die lineare homogene Gruppe ». Leipz. Ber., 1894, fascicule II. 9. « Au sujet des cours de mathématiques pour nos professeurs de sciences » (« Om de mathematiske Forelæsninger for vordende Reallærere »), Morgenbladet, 31 octobre 1895, no 607 édition du matin.

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10. « Au sujet de la formation des professeurs de l’enseignement secondaire en Allemagne et en France » (« Om den høiere Læreruddannelse i Tyskland og Frankrige »), Morgenbladet, 29 novembre et 4 décembre 1895, nos 666 et 678. 11. « Au sujet de la formation des professeurs de disciplines scientifiques » (« Om Uddannelsen af Lærere i Realfagene »), Morgenbladet, 28 et 30 avril, 10 et 13 mai 1896, nos 241, 246, 270 et 276. 12. « Joh. Sverdrup, Steen et A. M. Schweigaard à propos des lycées modernes » (« Joh. Sverdrup, Steen og A. M. Schweigaard om Realgymnasiet »), Dagbladet, 1896, no 110. 13. « Salles de travail universitaires » (« Akademiske Læseværelser »), Dagbladet, 1896, no 143. 14. « La situation des sciences dans les lycées » (« Naturfagenes Stilling i Gymnasierne »), Dagbladet, 24 mai 1896, no 146. 15. « De nouveau sur la formation des professeurs de sciences en France » (« Atter om den franske Reallærer-Uddannelse »), Morgenbladet, 2 novembre 1896, no 700 édition du matin. 16. « À propos d’Abel, Évariste Galois et Ludvig Sylow » (« Om Abel, Évariste Galois og Ludvig Sylow »), Aftenposten, 25 novembre 1896, no 811. 17. Avant-propos (2 pages) à la nouvelle édition du livre de C. Wessel Om Directionens analytiske Betegning, et Forsög, anvendt fornemmelig til plane og sphæriske Polygoners Opløsning. Arch. for Math., 1896, t. 18, fascicule I, Kristiania. G.A., t. 2, p. 689-690. 18. « Au sujet de l’organisation des études universitaires » (« Om Universitetsstudiernes Ordning »), Morgenbladet, 13 juin 1897, no 357. 19. Commentaires à l’occasion de la présentation du travail de E. Study intitulé « Über Bewegungsinvarianten und elementare Geometrie I ». Leipz. Ber., 1896, fascicules V & VI. 20. Lettre de remerciement pour le prix Lobatchevski (datée de Leipzig, 1er mai 1898) adressée à A. Vassiliev, président de la Société physico-mathématique de Kazan. Lie exprimait le souhait « dass sich die Verhältnisse so entwickeln werden, dass der Lobatchewsky nach und nach als einen geometrischen Preis ohne irgend welche Beschränkung aufgefasst wird ». Imprimé dans le Bulletin de la Société physico-mathématique de Kasan, IIe série, t. VIII, no 3 1898. 21. « Cher Ernest » (« Kjære Ernest »). Soixante lettres de Lie à Ernest Motzfeldt. Publié par Marianne Kern et Elin Strøm. Vitenskapshistorisk skriftserie, no 4, Mathematisk institutt, Université d’Oslo, 1997. 22. Des références aux travaux publiés en Norvège sont publiées dans le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik, notamment les comptes rendus de Lie et la thèse de doctorat d’Elling Holst (1882, t. XIV, p. 599-600). Le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik (Annuaire des progrès des mathématiques) fut fondé par Carl Ohrtmann et publié à Berlin. À Leipzig, Leo Königsberger et Gustav Zeuner éditèrent le Repertorium der literarischen Arbeiten aus dem Gebiete der reinen und angewandten Mathematik dans lequel Lie était invité à envoyer des contributions.

Remerciements de l’auteur À côté de l’institut de mathématiques de l’université d’Oslo, de l’Association norvégienne des traducteurs et des écrivains de littérature spécialisée (NFF), du fonds de soutien Johan et Mimi Wesmann et de la fondation Nansen, je voudrais remercier les différentes personnes qui m’ont apporté leur aide et leurs idées au cours de ce travail. Le souhait de disposer d’une biographie plus détaillée de Sophus Lie fut exprimé, en 1992, à l’occasion de la commémoration du 150e anniversaire de la naissance de ce dernier. L’institut de mathématiques organisa, du 17 au 23 août, « Sophus Lie memorial Week ». Le professeur Olav Arnfinn Laudal prit l’initiative de former le comité d’organisation qu’il dirigea. Le programme de cette semaine fut constitué autour de trois axes : une exposition sur la vie et l’œuvre mathématique de Lie, un colloque sur ses théories et le dévoilement d’un buste à Nordfjordeid. Les actes de ce colloque, rédigés par les professeurs O. A. Laudal et Bjørn Jahren furent imprimés dans Proceedings, Sophus Lie memorial Conference, Oslo, 1994. L’exposition fut montée par l’historienne Elin Strøm. Elle assuma également la responsabilité de la partie biographique de cette exposition — dont le texte figure dans les Proceedings — alors que le professeur Eldar Straume prit en charge la partie mathématique. Elle a continué à rassembler beaucoup de documents originaux sur Lie et rédigé plusieurs articles substantiels sur sa vie et son œuvre (voir la bibliographie). Elle a également développpé un « fonds d’archives Sophus Lie » avec un point de vue chronologique de la correspondance et des travaux scientifiques de ce dernier. Tout au cours de mon travail, j’ai pu consulter les documents d’Elin Strøm et je la remercie de les avoir mis à ma disposition ainsi que des conversations que nous avons alors échangées. Grâce à elle, j’ai pu avoir accès aux papiers de Hermann Lie (voir les sources non publiées conservées à l’université d’Oslo) et je remercie Ole B. Styri et Eva Styri d’en avoir pris soin après le décès de celui-ci survenu en 1960. L’action de Jan Ervlang, directeur administratif de l’institut de mathématiques depuis plus d’une génération, fut essentielle. Au début de l’année 1997, il mit à ma disposition un bureau à l’institut et je commençai à travailler sur ce livre. Je le remercie chaleureusement d’avoir soutenu ce projet en m’apportant les commentaires encourageants à mesure que le texte avançait et en trouvant les fonds nécessaires à la réalisation de cette tâche. Je voudrais aussi remercier les deux administrateurs, Arne Bang Huseby et Arne B. Sletsjøe, et les deux chefs de bureau de l’institut, Harald Bjar et Yngvar Reichelt, qui ont constamment soutenu ce projet. Un institut universitaire accueille rarement en son sein un écrivain extérieur et ce fut pour moi un plaisir sans partage de me trouver dans ce milieu. Merci, tant pour leur aide directe que pour la compréhension mathématique que j’ai reçue « par osmose » et

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qui inspira ce livre, aux professeurs Geir Ellingsrud, Tom Lindstrøm, John Rognes, Bjørn Jahren, Ragni Piene, Kristian Ranestad, Erling Størmer, Per Holm, Per Tomter, Ola Bratteli. Merci également à Bent Birkeland, Nils Voje Johansen et Torger Holtsmark pour leur intérêt et leurs commentaires. Je suis reconnaissant à Berndt Fritzsche de Leipzig et à Peter Ullrich de Giessen de m’avoir apporté, en cours de route, d’utiles précisions. Pour leur aide bienveillante, merci à Helmut Mettlach de l’ambassade d’Allemagne à Oslo, au docteur W. Becker de la clinique Wahrendorff à Sehnde, à Ragna Hölder (petite-fille de Sophus Lie) à Mayence et au professeur F. Hirzebruch de l’institut Max Planck à Bonn. Un grand merci au professeur Laudal qui fut l’inspirateur et le soutien professionnel de ce projet. Sa lecture suivie du manuscrit accompagnée de commentaires et d’éclaircissements fut une caisse de résonance indispensable pour ce travail. Les éventuels manques de clarté scientifique de ce livre relèvent uniquement de la responsabilité de l’auteur. Merci à Jon Haarberg pour sa lecture attentive du manuscrit et ses commentaires salutaires. Merci également à Oddvar Vasstveit et Sigbjørn Grinheim — conservateurs à la Bibliothèque nationale, au département des manuscrits — qui firent tout leur possible pour me procurer des documents inconnus utiles à la préparation de ce livre. Merci aussi à Eva Mandt pour avoir déchiffré des écritures difficiles. Merci au professeur Stein Evensen pour la consultation médico-historique et au professeur Inger Nordal pour ses appréciations enthousiastes. Je remercie Tina Mannai et Leyla Rezaye-Golkar de la bibliothèque mathématique de leur aide bienveillante et efficace pour trouver et commander les brochures et les livres les plus obscurs. Enfin, merci à Harald Engelstad, des éditions Aschehoug, qui a toujours montré beaucoup d’intérêt pour ce projet et m’a fermement soutenu lors des ultimes étapes de la rédaction du manuscrit.

Bibliographie générale Sources non publiées • Bibliothèque nationale, site d’Oslo (NBO), département des manuscrits [Nasjonalbiblioteket avd. Oslo (NBO), Håndskriftsamlingen] Recueil de lettres 289, qui contient les lettres de Lie à Klein au cours des années 1870–76, ainsi que 425 lettres écrites, par des mathématiciens étrangers, à Sophus Lie. Recueil de lettres 52, qui contient des lettres de Sophus Lie à, entre autres, Mayer, Engel, Steen et Zeuthen. Recueil de lettres 1 (du ministère du Culte et de l’Instruction [Kirke og Undervisn. Dep.], ainsi que de Teubner, Grøndahl, Cremona). Recueil de lettres 7 (recueil de Sylow). Recueil de lettres 8a (de O.J.Broch). Recueil de lettres 12 (de Weierstrass). Recueil de lettres 86 (adressées à Storm). Recueil de lettres 234 (ce recueil de lettres de Holst contient celles écrites notamment par Lie, Bjørnson, Thue, Alexander, Birkeland. Recueil de lettres 298 (recueil de Brøgger). Recueil de lettres 469 (recueil de C.A.Bjerknes). Recueil de lettres 704 (recueil de Helland). Recueil de lettres de Bjørnstjerne Bjørnson. Ms. 8˚ n˚ 3839, qui contient le Nachlass de Sophus Lie. (Travaux non publiés, brouillons de lettres, et lettres de différents amis et collègues norvégiens et étrangers. (Voir aussi la bibliographie chronologique.) Ms. 8˚574 : Comptes-rendus des délibérations de la Realisternes og Mineralogernes Forening [Association des scientifiques et minéralogistes]. Ms. 4˚ 3239 : Procès-verbaux et délibérations de Realistforeningen. Environ 190 lettres de Sophus Lie à son épouse, Anna Lie, ainsi que des lettres à ses enfants (et d’autres matériaux divers) non classés. Papiers personnels laissés par Herman Lie, contenant des lettres échangées par Herman et ses sœurs, par madame Lie et ses enfants. Un album de photos appartenant à Sophus Lie, ainsi que différents carnets du temps où il était étudiant. Une correspondance entre Nils B.Maurseth et Adler Vogt dans laquelle Vogt écrit son livre concernant la famille Lie. Ces papiers ne sont ni classés, ni répertoriés et ni enregistrés.

536 Les Les Les Les

Sophus Lie, une pensée audacieuse papiers d’Olaf Skavlan, dans Ms. 8˚. 617 : A : 3. notes de cours d’Axel Thue, dans Ms. 8˚ 3052 et Ms. 8˚ 391. archives de la Société des étudiants. registres de prêt de la bibliothèque de l’université, 1859–1869.

• Les Archives nationales [Riksarkivet (RA)], Oslo Procès-verbaux des délibérations et cahiers du conseil de l’université, université d’Oslo (UiO), 1860–1900, ainsi que des journaux et des rapports concernant l’UiO. [Indications du catalogue : UiO, kollegiet, journalsaker (avec les numéros des journaux) et : UiO, kollegiet, innberetninger, Boîtes 1 à 8]. UiO, Matrikler, 65. Oppgaver, Ex. art. 1859. Archives du ministère du Culte et de l’Instruction[Kirke- og undervisningsdepartementes arkiv] : KUD, skolekontor D (avec les numéros des journaux.) Les archives de la famille Motzfeldt (archives privées 234), qui, outre les lettres de Lie adressées à Ernst Motzfeldt [Strøm 1997], contiennent le journal tenu par Motzfeldt lors de ses randonnées dans les montagnes en compagnie de Sophus Lie. Procès-verbaux de la faculté des sciences, 1860–1900. Rapports de la charge de pasteur dans la paroisse de Moss (RA 567). Rôles ecclésiastiques d’Eid (RA 135). • Archives municipales de Nordfjordeid Registres et procès-verbaux des réunions, 1838–1894. • Hôpital Aker, service de psychologie Journal concernant Gottfried J.S.Birch. • Archives municipales d’Oslo Certificat de décès de Sophus Lie (signé par Axel Lund). • Institut Mittag-Leffler, Djursholm Vingt-cinq lettres de Lie et d’autres de Holst, Sylow et C.A.Bjerknes à MittagLeffler. Quatre lettres et un télégramme d’Anna Lie à Mittag-Leffler et les brouillons de sa réponse. • Bibliothèque universitaire et de l’État de Basse-Saxe, Göttingen Nachlass X et XXII de Klein : lettres de Sophus Lie à Klein. (ca. 120), 1876–1899, ainsi que des lettres de Holst à Klein. • Archives de l’Académie de Saxe, Bibliothèque universitaire de Leipzig Documents concernant le séminaire et l’institut mathématique ; procès-verbaux des réunions de l’Académie de Saxe où Lie prononça de nombreuses conférences ; Nachlass de Mayer (qui contient aussi trois lettres de Lie à Mayer). • Archives de l’université de Leipzig Documents personnels. Archives de la faculté. Archives du conseil universitaire. Procès-verbaux des assemblées de la faculté. Registre des cours. Rapports annuels [Jahresberichte]. Lettres, entre autres, d’Engel, Klein, Hausdorff, Kowalewski, Scheffers, Mayer.

Bibliographie générale

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• Archives centrales de l’État, Dresde Ministerium für Volksbildung, n˚ 10281 /212. (Lettre de Lie au ministre de la Culture, Paul von Seydenwitz, 22 mai 1898, ainsi que des lettres de Mayer, Scheibner et Neumann liées au départ de Lie de Leipzig.) • Bibliothèque de l’institut mathématique, Giessen Papiers laissés par Friedrich Engel contenant, entres autres, un aperçu du nombre des étudiants suivant les cours donnés par Lie à Leipzig, diverses lettres à Herman Lie et à des amis en Norvège. Ces papiers ont été inventoriés par Peter Ullrich.

Ouvrages de référence Dictionary of Scientific Biography, 14 volumes. New York, 1970–76. Norsk biografisk leksikon, 16 volumes. Oslo, 1923–1969. Store norske leksikon. Aschehoug & Gyldendal, Oslo, 1978–1981. Norsk biografisk leksikon, tome 1. Oslo, 1999. Salmonsens Konservationsleksikon, 22 volumes. Copenhague, 1915–1928. Norsk Forfatter-Lexikon 1814–1860, J.B.Halvorsen, 6 volumes. Kristiania, 1885– 1908. Matematikk-Leksikon, Oslo, 1997. Encyclopædia Britannica. Biographies. www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/history/BiogIndex.htl

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Crédits photographiques – 1 Sophus Lie et sa femme Anna. Photographie : Ragnhild Thrane. – 2 Le presbytère d’Eid. Du livre Eid kyrkje, 150 år, édité par Eid Sokneråd. Nordfjordeid 1999. – 3 Eid. Du livre Eid kyrkje, 150 år, édité par Eid Sokneråd. Nordfjordeid 1999. – 4 Johan Herman Lie (père de Sophus). Succession Herman Lie. – 5 Fredrik Lie et Laura Lie. Succession Herman Lie. – 6 John Herman Lie et son épouse. Succession Herman Lie. – 7 Photo de la famille Lie. Succession Herman Lie. – 8 Moss dans les années 1890. Carte postale. Succession Herman Lie. – 9 Mariage de Dorothea Lie et Johan Vogt. Joronn Vogt. – 10 Le lycée classique et moderne Nissen. Kammerherre Christensen ; Musée de la ville d’Oslo. – 11 Sophus Lie étudiant. Frederik Klem et Joronn Vogt – 12 Sophus Lie militaire. Succession Herman Lie. – 13 La salle de gymnastique. Photographie : Bente Geving. – 14 Ole Hartvig. Archives nationales de Norvège. Carl Anton Bjerknes. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. – 15 Ole Jacob Broch. Photographie : Eug. Pirov, Paris, 1880. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo – 16 Ludvig Sylow. Folkebladet, Hansen. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Kristofer Janson. Jens Munthe Svendsen. Archives Nationales de Norvège. Axel Blytt. W. Holter, 1901. Archives Nationales de Norvège. Photographie : O. Væring. Armauer Hansen. Olav Rutli. Archives Nationales de Norvège. Photographie : Jan H. Heim. – 17 Le salon vert. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. – 18 Berlin en 1867. Œuvre de Robert Geissler. Archives photographiques du fonds culturel prussien. – 19 Hermann von Helmholtz. Ullstein Bilderdienst. – 20 Karl Weierstrass. Ullstein Bilderdienst. Leopold Kronecker. Académie des Sciences, Paris. Jean-Loup Charmet. Ernst Kummer. Héliographie, 1890. Archives photographiques du fonds culturel prussien. – 21 L’École normale supérieure. Bibliothéque des Arts décoratifs. Jean-Loup Charmet. – 22 Charles Hermite. Jean-Loup Charmet.

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Sophus Lie, une pensée audacieuse Camille Jordan. Jean-Loup Charmet. Émile Picard. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. Gaston Darboux. Succession Herman Lie. 23 Une du Dagbladet le 12 octobre 1870. Dagbladet, Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo, Mo i Rana. 24 Studenterlunden et l’université de Christiania. Joachim Frich, Université d’Oslo, 1854. 25 Portrait de Sophus par Erik Werenskiold. Erik Werenskiold, BONO 2000. Photographie : O. Væring. 26 Ernst Motzfeldt, Succession Herman Lie. Axel Lund. Photographie : Lindegaard. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Ossian Sars. Elif Peterssen, 1915. Photographie : O. Væring. 27 Amund Helland. Œuvre d’Erik Werenskiold, 1885. BONO 2000, Musée national de Norvège. Photographie : J. Lathion. Elling Holst. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Photographie : Rude. Axel Thue. Jo Piene, 1929. Archives Nationales de Norvège. Photographie : O. Væring. 28 Bjørnstjerne Bjørnson. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Photographiep : Riffert Meisenbach. Edvard Grieg. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Photographie : Axel Leverin, vers 1880. Fridtjof Nansen. Gravure sur bois, Johan Nordhagen, 1897. Archives photographiques du fonds culturel prussien. 29 La route vers Risør, peinture à l’huile de Jacob Munch, 1821. Ferme royale, Bygdøy. Photographie : Teigens fotoatelier. 30 Anna Birch. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. 31 Victor Bäcklund. Kr. Anderberg, Bibliothèque royale, Stockholm. Hieronymus Zeuthen. Succession Herman Lie. Luigi Cremona. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. 32 Couverture de Archiv for Mathematik og Naturvidenskab. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. Couverture des Acta Mathematica. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. 33 Une du Ny illustreret Tidende. 34 Romsdalshorn, peinture à l’huile de Johan Fredrik Eckersberg, 1865. Collection de la ville de Lillehammer. 35 L’université de Leipzig, en 1890. Archives de l’université de Leipzig. 36 La Seeburgstrasse à Leipzig, en 1890. Musée historique de la ville de Leipzig. 37 Felix Klein. Succession Herman Lie. Adolf Mayer. Succession Herman Lie. Friedrich Engel. Succession Herman Lie. Georg Scheffers. Succession Herman Lie. 38 Couvertures des Mathematische Annalen. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. 39 Alfred Clebsch. Succession Herman Lie. Carl Neumann. Institut de recherche en mathématiques, Oberwolfach-Walke, Allemagne. Hermann Amandus Schwarz. Institut de recherche en mathématiques, Oberwolfach-

Crédits photographiques

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Walke, Allemagne. Eduard Study. Succession Herman Lie. 40 Wilhelm Ostwald. Photographie : F. H. Man, Berlin 1929. Archives photographiques du fonds culturel prussien. 41 Le 22 de l’Eugenies gate. Photographie : Bente Geving. 42 Henri Poincaré. Käte Popoit, 1908. Archives de l’Académie des Sciences, Paris. Arthur Tresse. Institut de recherche en mathématiques, Oberwolfach-Walke, Allemagne. Ernest Vessiot. shl. Élie Cartan. Institut de recherche en mathématiques, Oberwolfach-Walke, Allemagne. 43 Sophus Lie et Amund Helland. Carl Størmer, 1893–96. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Sophus Lie et Fridtjof Nansen. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Kristian Birkeland. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. 44 Axel Blytt. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Karl Carda, Edgar Odell Lovett et Alf Guldberg. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Kristian Birkeland et deux mathématiciens étrangers, Chirstiania, 1898. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. 45 Elling Holst et sa fille. Carl Størmer. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. 46 La famille Lie. Succession Herman Lie. 47 La famille Lie. Succession Herman Lie. 48 Sophus Lie en photo et peint par Gustav Lærum. Gustav Lærum dans Verdens Gang. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. 49 Sophus Lie sur son lit de mort. Dessin de Erik Werenskiold 19/02/1899. BONO 2000. Photographie : O. Væring. 50 La bibliothèque Deichman. Fresque Axel Revold. BONO 2000. Photographie : Bente Geving. 51 Sophus Lie en pique-nique. Succession Herman Lie. 52 Sigurd Lie par Severin Segelcke, 1896. Photographie : O. Væring. 53 Felix Klein. Photographie : Bieling, Göttingen, 1905. AKG Photo, Berlin. Friedrich Engel. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. Eduard Study. Bibliothèque de mathématiques, Université d’Oslo, Blindern. Hermann Weyl. Institut de recherche en mathématiques, Oberwolfach-Walke, Allemagne. 54 Buste de Sophus Lie. Elisabeth Steen. BONO 2000. Photographie : Bakke Foto, Nordfjordeid. Tombe de Sophus Lie. Photographie : Bente Geving. 55 Une du Aftenposten. Bibliothèque Nationale de Norvège, Oslo. Mo i Rana.

Index Aall, Anathon August Fredrik (1867-1943), 514 Aanrud, Hans (1863-1953), 513 Aasen, Ivar (1813-1896), 475 Abel, Niels Henrik (1802-1829), 62, 80, 87, 88, 92, 100, 134, 139, 141, 142, 159, 167, 171, 178, 183, 185, 193, 203, 213, 216, 219, 220, 223, 224, 227, 235, 236, 254, 256, 260, 266, 267, 270–275, 277, 280, 281, 285, 288, 300, 303, 305, 306, 320, 334, 375–377, 379, 385, 387, 388, 403, 405, 422, 423, 432, 441, 444, 450–452, 458, 460, 461, 464, 466, 486, 489, 490, 498, 499, 503, 504, 507, 508, 510–512 Ackermann, Alfred, 504 Afzelius, Arvid August (1785-1871), 194 Ahlfors, Lars (1907-1996), 479 Albert Ier , roi de Saxe (1828-1902), 334 Alexander, Anton (1870-1945), 405–410, 424, 508 Alfred le Grand, roi d’Angleterre (849-901), 470 Alfsen, Magnus Olaf (1870-1943), 508 Alme, Anne Johanne (Hanchen), née Vaagaard (1846-1936), 500 Ampère, André Marie (1775-1836), 245, 262 Andersen, Hans Christian (1805-1875), 38 Anker, Nicoline Magdalene (Nini) Roll (1873-1942), 513 Appell, Charles (1842-1905), 454 Appell, Paul Émile (1855-1930), 274, 287, 289, 347, 394, 454, 460, 490, 502 Archimède (287-212 av. J.-C.), 44, 502 Arctander, Sofus Anton Birger (1845-1924), 475, 492, 517 Areschoug, Fredric Wilhelm Christian (1830-1908), 80 Argand, Jean-Robert (1768-1822), 431, 477 Arneson, Johannes (1865-1967), 489 Arup, Jens Lauritz (1793-1874), 28 Asbjørnsen, Peder Christen (1812-1885), 38 Aschehoug, Torkel Halvorsen (1822-1909), 276 Aubert, Fredrick Ludvig Andreas (1851-1913), 500 Aubert, Otto (1809-1838), 89, 214 Aubert, Otto Benjamin Andreas (1841-1898), 177, 515 Aubert, Wilhelm, 459 Bäcklund, Albert Victor (1845-1922), 144, 198, 229, 230, 233, 236, 253, 277, 287, 296, 302, 319, 503

Index

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Bach, Jean-Sébastien (1685-1750), 333 Bætzmann, Samuel Fredrik (1841-1913), 485 Balzac, Honoré de (1799-1850), 480 Bang, Cathrinus Dorotheus Olivus (1822-1898), 475 Bassøe, Lauritz (1842-1897), 51 Bassøe, Peter Fredrik (1804-1889), 163 Battaglini, Giuseppe (1826-1894), 112 Beito, Ivar, 190 Bell, Alexander Graham (1847-1922), 271 Beltrami, Eugenio (1835-1900), 302 Bentzon, Th., pseudonyme de Marie-Thérèse de Solms Blanc (1840-1907), 485 Bergslien, Brynjulf Larsen (1830-1898), 231 Bernadotte, Eugénie Bernadine Désirée, née Clary, reine de Suède et de Norvège sous le nom de reine Désirée (1777-1860), 14 Berner, Carl Christian (1841-1918), 93, 94, 108, 139, 474, 475, 499 Berner, Hagbard Emanuel (1839-1920), 292, 475, 485 Bertrand, Joseph Louis François (1822-1900), 123, 504 Bianchi, Luigi (1856-1928), 262, 302, 451 Birch, Anna Sophie, épouse Lie (1854-1920), 2, 147, 151, 152, 157, 158, 160–166, 168–190, 193–195, 197, 204–208, 211, 212, 215–222, 225, 226, 228, 230, 231, 233, 234, 239, 244–257, 259, 262, 263, 265, 279, 280, 282, 286, 287, 295, 296, 298, 301, 302, 305, 307, 315, 317–320, 325, 334, 335, 342, 343, 345, 349–358, 391, 394, 413, 422, 427, 437, 443–446, 454, 456, 457, 459, 466–468, 483, 485, 492, 493, 495, 497, 500, 509, 511–513, 515–517 Birch, Elise, 219, 222 Birch, Ellen Marie, née Johansen (1826-1880), 157, 167, 181, 211, 212, 219, 221, 222, 233, 245, 247–252, 254, 263 Birch, Gottfrid Jørgen Stenersen (1820-1894), 152, 157, 165–167, 178, 211, 212, 219, 244, 245, 250, 253, 257, 483 Birch, Marie Elisabeth, épouse Reichenwald (1762-1832), 483 Birch, Paul Hansen (1788-1863), 483 Birch-Reichenwald, Christian (1814-1891), 166, 167, 220, 233, 483 Birch-Reichenwald, Jacobine Ida Sophie, née Motzfeldt (1812-1880), 167, 180, 212, 220 Birch-Reichenwald, Peter (1843-1898), 492 Birkeland, Kristian (1867-1917), 405, 407–409, 417, 418, 424, 427, 507, 508, 512 Bismarck, Otto Eduard Leopold von Bismarck-Schönhausen (1815-1898), 344, 345, 369, 479 Bjerknes, Carl Anton (1825-1903), 42, 52, 55, 59, 64, 75, 87, 89, 97, 107, 108, 112– 114, 128, 129, 134, 136–139, 144, 215, 223, 228, 235, 236, 256, 266–268, 270, 271, 273, 275–277, 281, 291, 300, 305, 320, 321, 385, 403, 404, 406, 422, 427, 436, 450, 477, 478, 484, 488–490, 497–499, 504, 508 Bjerknes, Vilhelm Friman Koren (1862-1951), 404, 491, 516 Bjørling, Carl Fabian Emanuel (1839-1910), 143 Bjørlo, Martinus Monsson, 15 Bjørnson, Bjørnstjerne (1832-1910), 41, 45, 135, 136, 230, 269, 282, 283, 317, 414, 415, 420, 422–424, 438, 445, 450, 460, 461, 468 Blehr, Otto Albert (1847-1927), 76, 475 Blehr, Theodor (1838-), 67, 68, 140, 141, 475, 516

552

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Blichfeldt, Hans Frederick (1873-1945), 510 Blytt, Ambrosia, née Henriksen (1822-1900), 220, 226 Blytt, Axel Gudbrand (1843-1898), 56, 68, 226, 418, 474, 512 Blytt, Matthias Numsen (1789-1862), 68, 226 Boeck, Christian Peter Bianco (1798-1877), 81 Boeck, Jonas Axel (1833-1873), 107, 477 Bohlmann, Georg (1869-1928), 504 Bois-Reymond, Paul David Gustav du (1831-1889), 499 Boll, Reinholdt Fredrik (1825-1897), 482 Bölsche, Wilhelm (1861-1939), 509 Bolyai, János (1802-1860), 89 Bonnet, Pierre Ossian (1819-1892), 261, 285 Bonnevie, Jacob Aall (1838-1904), 473, 474 Borchardt, Carl Wilhelm (1817-1880), 235, 236, 275 Borel, Armand (1923-2003), 503 Borel, Félix Édouard Justin Émile (1871-1956), 504 Bouquet, Jean-Claude (1819-1885), 285 Bourguet, Jean Pierre Louis (1831-1898), 490 Bouton, Charles Leonard (1869-), 510 Brandes, Georg (1842-1927), 77, 241 Brandt, Fredrik Peter (1825-1891), 341 Brantzeg, Paul Christian, 474 Brecke, Hans Thorvald (1847-1875), 475 Brill, Alexander Wilhelm von (1842-1935), 254, 302, 506 Brinchmann, Alexander (1826-1895), 473 Brioschi, Francesco (1824-1897), 112 Briot, Charles Augustin Albert (1817-1882), 285 Broch, Friederike Ernestine Wilhelmine, née Schmidt (1823-1901), 266 Broch, Olaf (1867-1961), 516 Broch, Ole Jacob (1818-1889), 36, 37, 41, 42, 44, 46, 49–55, 59, 62–64, 80, 87, 89, 96, 97, 108, 118, 128, 134, 136, 139, 140, 142, 143, 185, 205, 224, 228, 266, 269, 272, 273, 277, 280, 291, 292, 300, 303, 306, 307, 344, 421, 429, 436, 450, 473, 478, 479, 488, 498 Broch, Thorvald Ingolf (1839-1879), 58, 59, 473, 474 Brøgger, Waldemar Christopher (1851-1940), 414, 422, 438, 458, 484, 491, 508 Brostrøm, C. J. F. (1863-), 489 Broughton, Rhoda (1840-1920), 485 Brouwer, Luitzen Egbertus Jan (1881-1966), 399 Brun, Johan Nordahl (1745-1816), 471 Brun, Viggo (1885-1978), 224, 405, 475, 480 Bruns, Ernst Heinrich (1848-1919), 327, 396, 506 Bruun, Axel (1843-1883), 118, 170, 177, 189, 220, 230 Bruun, Christopher Arndt (1839-1920), 65, 71, 72 Buchholm, Joachim Fredrik (1831-1903), 41 Bugge, Fredrik Moltke (1806-1853), 37, 481 Buhl, Frants Peter William (1850-1932), 510 Burchhardt, 170, 257 Cammermeyer, Albert Frederik (1838-1893), 175

Index

553

Cammermeyer, J. W., médecin, 16, 18 Cantor, Georg (1845-1918), 297, 504 Carda, Karl (1870-1943), 418, 511 Carnot, Lazare Nicolas Marguerite (1753-1823), 91, 93 Cartan, Élie Joseph (1869-1951), 372, 376–378, 416, 444, 451, 496, 502, 503 Cartier, Pierre (né en 1932), 503 Caspari, Theodor (1853-1948), 461 Catalan, Eugène Charles (1814-1894), 262 Cauchy, Augustin Louis, baron (1789-1857), 55, 94, 201, 202, 223, 300, 381 Cavalieri, Bonaventura Francesco (1598-1647), 502 Cayley, Arthur (1821-1895), 112, 113, 118, 451 Charlemagne, roi des Francs et empereur d’Occident (742-814), 470 Charles XV, roi de Suède et de Norvège (1826-1872), 53, 65, 166, 171 Charles-Jean ou Charles XIV, roi de Suède (1763-1844), 231, 483 Chasles, Michel (1793-1880), 80, 81, 89, 91, 94, 95, 117, 122, 136, 159, 259, 261, 286, 302, 303 Chern, Shiing-Shen (1911-2004), 503 Chevalley, Claude (1909-1984), 503 Christensen, Sophus Andreas (1861-1943), 432, 509 Christian Auguste d’Augustenborg, prince (1768-1810), 483 Christian IV, roi de Danemark et de Norvège (1577-1648), 9, 226 Christie, Hartvig Christian (1826-1873), 41, 54, 55, 59, 66, 105, 106, 108, 175 Clebsch, Rudolf Friedrich Alfred (1833-1872), 103, 104, 106, 107, 111–114, 128, 139, 140, 145, 147, 159, 302, 315, 330, 338, 362, 513 Collett, Camilla (1813-1895), 45 Collin, Christen Dreyer (1857-1926), 450 Colonne, Édouard (1838-1910), 455 Commer, Franz (1813-1887), 367 Comte, Auguste (1798-1857), 242 Cramér, Harald (1893-1985), 480 Crelle, August Leopold (1780-1855), 236, 266 Cremona, Antonio Luigi Gaudenzio Giuseppe (1830-1903), 93, 108, 112, 125, 128, 139, 141, 198, 302, 362, 373, 391, 451, 466, 478 Czermak, Johann Nepomuk (1828-1873), 327 Daae, Anne Christine, née Skavland (1836-1904), 471 Daae, Ludvig (1829-1893), 141, 471, 482–484 Daae, Ludvig Ludvigsen (1834-1910), 44, 472, 497 Dahl, Johan Christian Clausen (1788-1857), 500 Damkier, Axel (-1910), 485 Danielsen, Daniel Cornelius (1815-1894), 141, 482 Dantschoff, J., 504 Darboux, Jean Gaston (1842-1917), 116, 117, 120, 122–124, 126, 139, 159, 189, 216, 224, 233, 236, 261, 262, 266, 281, 282, 284–286, 288, 302, 304, 306, 327, 342, 363, 364, 370, 376, 384, 393, 451, 459–461, 466, 498 Darwin, Charles Robert (1809-1882), 68, 77, 80, 85, 237, 238, 476 Delitsch, Franz (1813-1890), 339, 510 Descartes, René (1596-1650), 80, 94, 374, 502 Dickens, Charles (1812-1870), 41, 168

554

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Dieudonné, Jean Alexandre Eugène (1906-1992), 337, 379, 482 Dillner, Göran (1832-1906), 144 Dini, Ulisse (1845-1918), 302 Diophante (IVe siècle apr. J.-C.), 502 Domsch, P., 504 Dons, Marcus Fredrik (1768-1827), 6 Drach, Jules Joseph (1871-1941), 371, 409, 504 Drachmann, Anders Bjørn (1860-1935), 499 Drejer, H. N. (1860-), 489 Dreyfus, Alfred (1859-1935), 454, 455, 460 Duhamel, Jean-Marie Constant (1797-1872), 63 Dunant, Henri (1828-1910), 454 Duraud, A., 504 Dyck, Walther Franz Anton von (1856-1934), 504, 505 Eckersberg, Johan Fredrik (1822-1870), 298 Edison, Thomas Alva (1847-1931), 271 Einstein, Albert (1879-1955), 378 Elster, Kristian Mandrup (1841-1881), 478 Énault, Louis, pseudonyme Louis de Vernon (1824-1900), 44, 472 Engel, Friedrich (1861-1941), 77, 299, 305–307, 309–316, 325, 327, 328, 337, 338, 343, 347, 351, 355, 356, 363, 365–370, 372–375, 379, 380, 384–387, 394, 396, 398, 401, 415, 420, 453, 457, 467, 477, 480, 490, 491, 494, 498, 500, 501, 503, 505–507, 513, 515 Enneper, Alfred (1830-1885), 302 Escherich, Gustav von (1849-1935), 504 Esmark, Jens, 67, 481 Essendrop, Carl Petter Parelius (1818-1893), 483 Etten-Westfall, John van, 510 Euclide (IIIe siècle av. J.-C.), 53, 80, 81, 85, 87, 88, 95, 242, 243, 376, 432 Euler, Leonhard (1707-1783), 58, 285, 316 Fearnley, Carl Frederik (1818-1890), 53, 66, 75, 77, 341 Fermat, Pierre de (1601-1665), 502 Ferrandi, Jean (1882-1935), 221 Ferry, Frederick Carlos (1868-1956), 504 Fields, John Charles (1863-1932), 378 Figuier, Louis (1819-1894), 161 Flechsig, Paul Emil (1847-1929), 350–352 Fontane, Theodor (1819-1898), 334 Forsyth, Andrew Russel (1858-1942), 363, 387, 451 Fourier, Joseph, baron (1768-1830), 381 Frédéric III, roi de Prusse et empereur d’Allemagne (1831-1888), 369 Frédéric VI, roi de Danemark et de Norvège (1768-1839), 321 Frege, Christian Gottlob (1715-1781), 345 Frege, Friedrich Ludwig Gottlob (1848-1925), 345 Freud, Sigmund (1856-1939), 101 Friedrich, Caspar David (1774-1840), 500 Friedrichsen, Elling H. (1817-), 61

Index

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Friele, Christian Frederik Gottfried (1821-1899), 485 Frobenius, Ferdinand Georg (1849-1917), 316, 452, 510 Fuchs, Lazarus Immanuel (1833-1902), 278, 283, 284, 405, 452, 490, 510 Galois, Évariste (1811-1832), 62, 81, 92, 117, 119, 123, 203, 272, 305, 371, 375–378, 381, 409, 441, 457, 479, 502 Gambetta, Léon (1838-1882), 126, 479 Gange-Rolf (-936), 470 Garborg, Arne (1851-1924), 474 Gausemel, Batolf Nielsen, 18, 20, 471 Gauss, Carl Friedrich (1777-1855), 58, 89, 301, 315, 382, 431, 506 Gauthier-Villars, Jean Albert (1828-1898), 224, 272, 280, 295 Geelmuyden, Christian Torber Hegge (1816-1885), 129 Geelmuyden, Hans (1844-1922), 75, 129, 474, 475 Gerber, Carl Friedrich Wilhelm von (1823-1891), 332, 366 Getz, Bernhard (1850-1901), 508 Gill, Caspara Frederikke, épouse Lie (1776-1826), 4, 5, 469, 470 Gill, Jonas (1738-1807), 4, 5 Goethe, Johann Wolfgang von (1749-1832), 284, 334 Goldsmith, Oliver (1728-1774), 168 Gordan, Paul Albert (1837-1912), 486 Goursat, Édouard Jean-Baptiste (1858-1936), 201, 202, 363, 394, 490 Gran, Gerhard (1856-1925), 509 Grassmann, Hermann Ernst (1857-1922), 504 Grassmann, Hermann Günter (1809-1877), 93, 96, 366, 477, 507 Grieg, Edvard (1843-1907), 156, 334, 350, 438, 455, 460, 500 Grieg, Nina, née Hagerup (1845-1935), 350, 500 Griffenfeldt, Peder (1635-1699), 47 Grimm, Jacob Ludwig Carl (1785-1863), 38 Grimm, Wilhelm Carl (1786-1859), 38 Grøndahl, Carl Martin (1843-1935), 224, 235, 260 Grøstad, Johan Martinius (1863-1917), 453 Gude, doyen, 163 Guillaume Ier , roi de Prusse (1797-1888), 369, 479 Guillaume II, empereur d’Allemagne (1859-1941), 344, 369, 395, 413, 500 Guldberg, Alf (1866-1936), 404, 405, 408, 409, 418, 424, 427, 507 Guldberg, Axel Sophus (1838-1913), 81, 107, 108, 269, 300, 405, 427, 474 Guldberg, Cato Maximilian (1836-1902), 42, 68, 81, 134, 136–138, 405, 424, 427, 474, 475, 481, 516 Gyldén, Johan August Hugo (1841-1896), 277, 490 Hagerup, George Francis (1853-1921), 425, 426, 429 Halphen, Georges Henri (1844-1889), 261, 275, 278, 281, 283–286, 288, 296, 305, 306, 384, 467 Halvorsen, Jens Braage (1845-1900), 361, 475, 487 Hamilton, William Rowan (1805-1865), 93, 94, 96, 112, 202, 477 Hamsun, Knut Pedersen dit (1859-1952), 410 Hansen, Adam Frederik Christian (Frits) (1841-1911), 475 Hansen, G., 41

556

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Hansen, Gerhard Henrik Armauer (1841-1912), 56–59, 78, 96, 476, 482, 491 Hansteen, Christopher (1784-1873), 88, 89, 432, 489 Harald Hårfagre (vers 850-933), 470 Harboe, Nicolai Moursund, 25, 26 Hartmann, doyen, 164 Hartvig, botaniste, 169 Hauge, Hans Nielsen (1771-1824), 5 Hauk Erlendsson (vers 1265-1334), 440 Hausdorff, Felix (1868-1942), 396, 420, 505 Heegaard, Poul (1871-1948), 379, 475 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831), 252 Heiberg, Axel (1848-1932), 515 Heiberg, Gunnar Edvard Rode (1857-1929), 460, 461 Heidmann, Maren Dorthea (1780-1837), 470 Heine, Heinrich (1797-1856), 77 Helgason, Sigurdur (né en 1927), 503 Helland, Amund Theodor (1846-1918), 76, 111, 128, 139, 140, 155, 183, 190, 200, 205, 214, 220, 237, 241, 252, 292–294, 315, 322, 340, 417, 422, 450, 459, 475, 483, 484, 491, 492, 499, 508, 510 Helmholtz, Hermann Ludwig Ferdinand von (1821-1894), 101, 337, 355, 367, 373, 382–384, 387, 388, 390, 393, 395, 399, 400, 405, 432, 501, 505 Henneberg, Ernst Lebrecht(1850-1933), 253, 255, 488 Hermite, Charles (1822-1901), 120, 274, 275, 281–285, 288, 304, 394, 405, 451, 490, 505 Hertz, Heinrich Rudolf (1857-1894), 383, 404 Hertzberg, Nils Christian Egede (1827-1911), 474 Herzog, 488 Hesse, Ludwig Otto (1811-1874), 302 Hesselberg, Iver (1862-), 489 Heuman, Carl August (1870-1948), 504 Heyerdahl, juge, 4 Heyerdahl, Nils Roth (1844-1890), 475 Hilbert, David (1862-1943), 393, 396, 398, 399, 405, 452, 501, 505–507, 510 Hill, Carl Fredrik (1849-1911), 482 Hill, Carl Johan Danielsson (1793-1875), 139, 143, 482 Hiorth, Hans Smith (1807-1864), 42 Hirsch, mari d’Edle Lie, 18 Hjorth, médecin, 251 Hoffmann, Friedrich Albin (1843-1924), 350, 500 Holberg, Ludvig (1684-1754), 50, 138, 481 Hölder, Birgit, 514 Hölder, Ernst (1850-1933), 513 Hölder, Ernst (1901-1990), 514 Hölder, Otto Ludwig (1859-1937), 398, 453 Hölder, Peter (1936-), 514 Holfeldt, Martin Kirkgaard (1831-1886), 39 Holmboe, Bernt Michael (1795-1850), 41, 53, 80, 88, 89, 159, 223, 224, 272, 432 Holmboe, Ingeborg Cathrine Torp, née Hannestad (1812-1883), 223

194, 423, 368,

488,

273,

Index

557

Holst, Elling Bolt (1849-1915), 55, 75, 77, 81, 90, 91, 133, 136, 137, 139, 144, 155, 203, 227, 228, 232, 233, 255, 257, 260–262, 269, 280–282, 292, 305, 315, 340, 360, 361, 364, 393, 403, 404, 406–409, 414, 419, 422–424, 428–440, 445, 450, 453, 454, 457–461, 466, 468, 475, 476, 485, 487–491, 497–499, 501, 507–509, 511, 512 Holst, Inger, née Skavlan (1852-1899), 232, 261, 512 Holst, Lars (1848-1915), 475 Homère, 40, 44 Hoppe, Reinhold (1816-1900), 302 Horace (65-8 av. J.-C.), 39 Houël, Guillaume Jules (1823-1886), 273 Hsiang, Wu-Yi (né en 1937), 503 Hunyadi, Jeno (1838-1889), 93 Hurwitz, Adolf (1859-1919), 505, 506 Hviid, Christian, 424 Hvoslef, Hans Henrik, 54, 66 Ibsen, Henrik (1828-1906), 41, 45, 63, 65, 72, 96, 230, 317, 409, 438, 460, 475, 477, 482, 492, 493 Ihlen, mademoiselle, 172 Imschenetsky, Vassilief G., 479 Irgens, Jens Stub (1836-), 62 Jaabæk, Søren Pedersen (1814-1894), 142, 428 Jablonowski, Joseph Alexander (1712-1777), 501 Jacobi, Carl Gustav Jacob (1804-1851), 193, 201, 202, 235, 236, 245, 267, 275, 285, 300, 306, 385, 489 Jansen, Jens Jonas Elstrand (1844-1912), 475 Janson, Kristofer Nagel (1841-1917), 56, 59–61, 220, 474, 475, 481, 492 Jean Ier , roi de Prusse (1801-1873), 332 Johannesen, Johan Fredrik (-1859), 45 Johanneson, Ingebrigt (1904-1987), 516 Johanssen, Jan Christian (1841-1911), 477 Johnson, Gisle Christian (1822-1894), 162, 240, 483 Jókai, Mór (1825-1904), 485 Jönsson, Hans ou Hans Utigard, 15 Jordan, Marie Ennemond Camille (1838-1922), 116, 117, 120, 122, 123, 144, 145, 216, 224, 284, 285, 394, 466, 479, 488 Jørgensen, armateur, 250 Juel, Sophus Christian (1855-1935), 509 Jæger, Hans Henrik (1854-1910), 410, 488 Jæger, Henrik Bernhard (1854-1895), 440, 450, 510 Kant, Emmanuel (1724-1804), 86, 89 Kelvin lord ou Thomsen, William (1824-1907), 202, 451 Kent, Georg (1842-1892), 61 Kepler, Johann (1571-1630), 58, 502 Kielland, Alexander Lange (1849-1906), 76, 317, 513 Kierkegaard, Søren Aabye (1813-1855), 57, 474, 476

558

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Killing, Anna, née Commer (1849-1928), 367 Killing, Wilhelm Karl Joseph (1847-1923), 356, 366, 367, 369, 371–373, 383–386, 388, 389, 399, 501, 506 Kinck, Hans Ernest (1865-1926), 500, 513 Kinsarvik, Lars (1846-1925), 471 Kirillov, Aleksandr Aleksandrovich (né en 1936), 503 Kjerschow, Peter Christian Hersleb (1786-1866), 24 Kjerulf, Theodor (1825-1888), 67, 183, 214, 237, 238, 478, 481, 491, 499, 500 Klein, Christian Felix (1849-1925), 118 Klein, Anna, née Hegel (1851-1927), 252, 254, 279, 319, 453, 459 Klein, Christian Felix (1849-1925), 72, 81, 103–107, 109, 111–114, 116–118, 122–125, 127–131, 143, 145–147, 159, 174, 189, 194, 204, 205, 216, 219, 225–229, 232, 233, 245, 246, 248, 252, 254–256, 258–260, 262, 263, 265, 267, 272– 274, 276–281, 283–288, 294, 296, 297, 299–306, 310–312, 314–319, 322, 326–328, 332, 336–339, 347, 351, 352, 355–357, 362, 363, 365–375, 381, 384–395, 397, 398, 400, 405, 452, 453, 466–468, 476, 478, 479, 481, 482, 486, 487, 489, 490, 494, 497, 498, 503, 505, 506, 510, 512, 513 Klouman, Fredrik Laurentius (1813-1885), 234 Kneser, Adolf (1862-1930), 506 Koch, Jens, 105 Kolchin, Ellis Robert (1916-1991), 503 Kœnigs, Gabriel (1858-1931), 504 Königsberger, Leo (1837-1921), 236, 395 Konow, Wollert (1845-1924), 475 Koren, Wilhelm Frimann (1801-1883), 10, 12, 13, 16, 18, 21, 23, 470 Körner, Theodor (1791-1813), 334 Kowalewska, Sophie, née Corvin-Krukovski (1850-1891), 304, 490 Kowalewski, Gerhard Hermann Waldemar (1876-1950), 336, 394, 443, 444, 453, 510 Krag, Erik (1902-1987), 475 Krag, Vilhelm Andreas Wexels (1871-1933), 409 Krogh-Tonning, Knud Carl Ansgar (1842-1911), 458, 511 Kronecker, Leopold (1823-1891), 100, 102, 107, 109, 275, 277, 316, 389, 405, 498, 499 Kummer, Ernst Eduard (1810-1893), 100, 102, 106–112, 122, 123, 125, 131, 201, 277, 300, 304, 326, 327, 366, 384 Lévy, Maurice (1838-1910), 261, 262, 281, 285, 288 Laache, Søren Bloch (1854-1941), 455, 456, 511 Lærum, Gustav (1870-1938), 448 Lagrange, comte Joseph Louis de (1736-1813), 201, 202, 316, 431 Laguerre, Edmond Nicolas (1834-1886), 278, 283, 288 Landherr, Walter, 503 Laplace, Pierre Simon marquis de (1749-1827), 94 Lassen, Kristoffer, 475 Lauridtzen, Peder, 3 Leerberg, Mads Jensen (-1756), 3 Leerberg, Sidsel Maria (1727-), 3, 4 Le Fanu, Joseph Sheridan (1814-1873), 485 Leganger, capitaine, 11, 13

Index

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Legendre, Adrien Marie (1752-1833), 432, 486 Leibniz, Gottfried Wilhelm von (1646-1716), 92, 196, 333 Le Lionnais, François (1901-1984), 376, 451 Lemoine, Émile Michel Hyacinthe (1840-1912), 504 Léon VI le Sage, empereur de Byzance (866-912), 470 Leskien, August (1840-1916), 513 Leskien, Friedrich (Fritz), 513 Leskien, Hans Peter, 514 Leskien, Ragna, épouse Hölder (née en 1908, 514 Letterstedt, Jacob (1796-1862), 266 Le Vavasseur, Raymond, 504 Lévy, Maurice (1838-1910), 504 Libri-Carucci dalla Sommaja, Guglielmo, Brutus, Icilius, Timeleone (1803-1869), 224 Lie, Amalie Konstance, née Nielsen (1843-1889), 27, 174, 175 Lie, Amanda Carolina, née Afzelius (1838-1901), 27, 171, 187, 194, 214, 234, 252 Lie, Andreas (1721-1782), 3, 4 Lie, Dagny, épouse Straub (1880-1945), 263, 265, 279, 286, 287, 296, 307, 325, 427, 443, 446, 453, 467, 511, 514, 515 Lie, Dorothea Heidemann (Thea), épouse Vogt (1839-1896), 15, 27, 29, 164, 168, 206, 226, 427, 500 Lie, Dorothea Heidmann (Thea), épouse Vogt (1839-1896), 162 Lie, Edle, épouse Hirsch (1815-1892), 6, 17 Lie, Fredrik (1802-1843), 6 Lie, Fredrik Gill (1833-1899), 9, 13, 17, 21, 24, 27, 29, 35, 53, 55, 58, 59, 72, 74, 174, 234, 307, 318, 465, 472, 484 Lie, Fredrikke Cathrine, née Grønvold (1808-1886), 27, 35, 171, 194 Lie, Herman (1884-1960), 305, 307, 315, 325, 350, 353, 354, 394, 427, 437, 443, 445, 446, 452, 453, 467, 500, 507, 511, 513–517 Lie, Johan Herman (1803-1873), 4–7, 9, 11–14, 16–19, 21, 23–31, 36, 53, 55, 71, 76, 104, 114, 138, 157, 159, 162–164, 167, 235, 305, 465, 466, 469, 471, 472, 483 Lie, John (1799-1881), 5, 6, 27, 35, 171, 194, 214, 219, 234, 259, 469 Lie, John Herman (1840-1923), 14, 21, 24, 25, 29, 30, 35, 53, 59, 60, 62, 174, 194, 234, 235, 318, 465, 470, 472, 509, 510 Lie, Jonas Lautitz Idemil (1833-1908), 217, 282, 485, 486 Lie, Lars (1770-1829), 4–6, 469, 470 Lie, Lars Johannes (1831-1917), 171, 187, 194, 214, 234, 251, 252 Lie, Lars Pedersen (1653-1738), 3 Lie, Laura (1837-1911), 13, 14, 21, 27–30, 35, 97, 157, 159, 162, 168, 170, 171, 173, 176, 180, 181, 190, 193, 206, 212, 220, 234, 235, 253, 279, 394, 427, 443, 445, 447, 450, 497, 510, 514 Lie, Ludvig Adler (1844-1854), 23, 29, 465 Lie, Mads Severin (1810-1872), 6 Lie, Marie, épouse Leskien (1877-), 247–249, 251, 252, 256, 265, 286, 296, 305, 307, 320, 325, 335, 342, 346, 353, 354, 443, 446, 453, 513–515, 517 Lie, Mathilde Elisa, épouse Vogt (1836-1893), 9, 16, 17, 23, 27–30, 53, 97, 144, 147, 152, 157, 158, 180, 211, 234, 249, 253, 394, 465 Lie, Mette Maren, née Stabell (1807-1852), 6, 7, 18, 20, 21, 23, 26, 28, 465, 470

560

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Lie, Petra Jensine Thaulow, née Klouman (1844-1925), 174, 234, 497, 509 Lie, Petra Jensine Thaulow, née Kloumann (1844-1925), 14 Lie, Sigurd (1871-1904), 6, 307, 334, 493, 509 Lieblein, Jens Daniel Carolus (1827-1911), 259, 260, 477, 489 Liestøl, Lars Knutson (1839-1912), 341, 499 Lietzmann, Karl Julius Walther (1880-1959), 507 Lindelöf, Lorentz Leonard (1827-1908), 277 Lindemann, Carl Louis Ferdinand von (1852-1939), 233, 302, 373 Lindemann, Ludvig Mathias (1812-1887), 61 Liouville, Joseph (1809-1882), 122, 285 Lipschitz, Rudolf Otto Sigismund (1832-1903), 202, 352, 368 Lobatchevski, Nikolaï Ivanovitch (1792-1856), 89, 95, 372, 397 Lochmann, Ernst Ferdinand (1820-1891), 239, 240, 242, 483 Lommel, Eugen Cornelius Joseph von (1837-1899), 248 Lommerud, Arne, procureur, 489 Løvenskiold, Carl Otto (1839-1916), 142 Lovett, Edgar Odell (1871-1957), 418, 454, 507, 511 Ludwig, Carl Friedrich Wilhelm (1816-1895), 351 Lund, Axel (1842-1922), 106, 154, 177, 189, 207, 220, 315, 340, 424, 427, 447, 455– 457, 492, 514 Lund, Emma, 514 Lund, Otto (1843-1926), 61, 459 Lüroth, Jacob (1844-1910), 146 Madvig, Johan Nicolai (1804-1886), 39, 40 Malmsten, Carl Johan (1814-1886), 275, 277, 490 Mannheim, Victor Mayer Amédée (1831-1906), 261, 285 Mansion, Paul (1844-1919), 363 Marryat, Florence (1838-1899), 485 Maurer, Ludvig (1859-1927), 377 Maurseth, Nils B., 18, 20, 471 Maxwell, James Clerk (1831-1879), 383, 407 Mayer, Christian Gustav Adolph (1839-1908), 144, 146, 147, 152, 159, 174, 195, 201, 203, 204, 216, 219, 224, 225, 227, 232, 233, 245–248, 252, 274, 279, 294, 304–307, 311, 313, 319, 327, 328, 337, 338, 345, 351, 355, 356, 359, 363, 366, 374, 381, 383, 385, 386, 396, 397, 400, 404, 443, 453, 466, 467, 484–487, 490, 491, 510, 513, 517 Mendelssohn-Bartholdy, Felix (1809-1847), 333 Meyer, Friedrich Wilhelm Franz (1856-1934), 504, 505 Meyer, Ludwig (1827-1900), 352 Meyer, mademoiselle, 35 Meyer, Wilhelm Frimann (1843-), 100, 114 Midelfart, Hans Ulrik (1772-1823), 469 Mill, John Stuart (1806-1873), 77, 242 Minding, Ernst Ferdinand Adolf (1806-1885), 301 Minkowski, Hermann (1864-1909), 505, 506 Minot, George Richard (1885-1950), 501 Mittag-Leffler, Magnus Gösta (1846-1927), 199, 268–283, 287, 288, 291–297, 347, 357, 364, 370, 391, 459, 467, 482, 490, 499, 508, 511, 513, 516

193, 254, 352, 405,

304,

Index

561

Moe, Jørgen Engebretsen (1813-1882), 38 Möbius, August Ferdinand (1790-1868), 81, 89, 93, 94, 302, 319, 338 Mohn, Henrik (1835-1916), 74, 269, 458, 474 Mohr, August, 475 Monge, Gaspard (1746-1818), 89, 91, 103, 123, 201, 202, 245, 262, 302, 431 Mongré, Paul, pseudonyme de Felix Hausdorff, 505 Monrad, Marcus Jacob (1816-1897), 24, 40, 44, 53, 54, 87, 105, 111, 242, 243, 472, 476, 483 Monrad, Peder (1781-1850), 24, 25 Motzfeldt, Anna Pauline Jørgine, née Birch (1822-1891), 167 Motzfeldt, Anna Pauline Jørgine, née Birch (1822-1891), 43, 72, 77, 97, 110, 128, 136, 147, 157, 161, 165–167, 173, 176, 180, 194, 212, 214, 226, 483 Motzfeldt, Anna Pauline Jørgine, née Birch(1822-1891), 165 Motzfeldt, Axel (1845-1914), 177, 492, 516 Motzfeldt, Barbra Sophie Dorothea, née Müller (1847-), 177 Motzfeldt, Else Nikoline Fredrikke Andrea, née Gram (1844-1881), 104, 144, 176, 189, 220, 280, 482 Motzfeldt, Ernst (1842-1915), 43, 46, 47, 50, 51, 53, 57, 59–69, 71, 72, 76, 87, 96, 97, 99, 103–116, 118, 124, 126–131, 135, 144–147, 154, 157, 167, 170, 176, 189, 214, 218, 220, 221, 226, 230, 233, 249, 251, 253, 257, 269, 270, 280, 315–319, 325, 326, 333–338, 340, 342–345, 349, 357, 359, 425–427, 459, 465, 478, 479, 482, 489, 492, 499, 516 Motzfeldt, Ida, 157, 166, 172, 173, 194, 214 Motzfeldt, Margrethe Andrea Petrea Elonore, née Gram (1846-1926), 280, 319, 359 Motzfeldt, Ulrik Anton (1807-1865), 43, 167 Mühll, Karl von der (1841-1912), 366 Münster, Emil Bertrand (1816-1888), 137, 138 Munch, Andreas (1811-1884), 79 Munch, Edvard (1863-1944), 279, 460 Munch, Jacob (1776-1839), 160 Munch, Peter Andreas (1810-1863), 41, 464 Munthe, Gerhard Peter Franz Wilhelm (1849-1929), 515 Murphy, William Parry (1892-1987), 501 Nansen, Eva Helene, née Sars (1858-1907), 413 Nansen, Fridtjof (1861-1930), 156, 410, 413, 414, 417, 424, 437, 438, 445, 450, 459, 460, 468, 509–512, 515, 516 Nansen, Kåre (1897-), 450 Nansen, Liv, épouse Høyer (1893-), 450 Napoléon Ier , Napoléon Bonaparte (1769-1821), 90, 334 Nebelong, Johan Henrik (1817-1871), 36 Netto, Otto Erwin Johannes Eugen (1848-1919), 490 Neumann, Carl Gottfried (1832-1925), 327, 330, 338, 339, 351, 366, 397, 398 Neumann, Jacob (1772-1848), 16, 24 Nevanlinna, Rolf Herman (1895-1980), 479, 480 Newton, Isaac (1642-1727), 92, 196 Nicolas II Alexandrovitch, empereur de Russie (1868-1918), 454 Nielsen, Nikolai (1776-1872), 11, 470 Nielsen, Rasmus (1809-1884), 78, 476

562

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Nielsen, Yngvar (1843-1916), 485 Nietzsche, Friedrich (1844-1900), 505 Nissen, Johannes Musæs (1820-), 41 Nissen, Ole Hartvig (1815-1874), 26, 36–43, 52, 68, 111, 473 Nissen, Oscar Egide (1843-1911), 475 Nobel, Alfred (1833-1896), 450 Noether, Emmy (1882-1935), 502 Noether, Max (1844-1921), 146, 302, 368, 504, 505, 510 Nordenskiöld, Nils Adolf Erik (1832-1901), 237 Novalis, Friedrich, baron von Hardenberg, dit (1772-1801), 334 Odén, Jens (1796-1878), 42 Olsen, H. G., 322 Opsahl, Svend (1853-1891), 161 Oscar II, roi de Suède et de Norvège (1829-1907), 36, 171, 172, 206, 234, 339, 511 Ostwald, Wilhelm (1853-1932), 331, 400, 401, 506, 507 Ostwald, Wolfgang (1883-1943), 507 Oterdahl, Peder Eriksen, 471 Page, James Morris (1864-1936), 504 Papazachariu, Constantin, 510 Passy, Frédéric (1822-1912), 454 Pasteur, Louis (1822-1895), 382, 394 Pavlov, Ivan Petrovitch (1849-1936), 351 Peter, Arnold), 504 Petersen, Fredrik (1839-1903), 477 Petersen, Sidsel Margrethe (-1748), 3 Peterssen, Hjalmar Eilif Emanuel (1852-1928), 459, 515, 516 Pettersen, Rebekka Dorthea, épouse Gill (1749-1801), 4 Pettersen, Stina Martine (1853-), 226, 230, 244, 245, 247–249 Pfaff, Johann Friedrich (1765-1825), 201, 202, 246, 363 Picard, Charles Émile (1856-1941), 120, 274, 281, 284, 285, 287, 289, 296, 305, 347, 359, 363–365, 370, 376, 377, 381, 384, 387, 388, 390, 394, 405, 467, 490, 502, 504 Pick, Georg Alexander (1859-1942), 504 Platon, 40 Platou, mademoiselle, 172 Plücker, Julius (1801-1868), 81, 89, 93, 94, 103, 113, 116, 122, 123, 137, 146, 255, 302, 305, 362, 384, 476, 481 Plutarque, 40 Poggendorf, Johann Christian (1796-1877), 113 Poincaré, Jules Henri (1854-1912), 274–279, 281, 282, 284, 285, 287, 288, 294, 299, 304, 305, 327, 347, 364, 368, 376, 381, 382, 388, 389, 394, 405, 416, 444, 460, 467, 490, 501, 506, 508 Poisson, Siméon Denis (1781-1840), 245 Poncelet, Jean Victor (1788-1867), 89–91, 93–96, 103, 117, 202, 232, 260, 302, 477 Pontriagine, Lev Semenovitch 1908-1988), 480 Poppe, Louise Marie, 61

327, 451,

202,

295, 407,

476,

Index

563

Puiseux, Victor Alexandre (1820-1883), 224, 225, 486 Résal, Henri Amé (1828-1898), 285 Radau, Jean-Charles Rodolphe (1835-1911), 486 Ragnvald Mørejarl (-890), 470 Rahbek, Knud Lyne (1760-1830), 497 Randers, Ole Kristofer (1851-1917), 510 Rasch, Halvor Heyerdahl (1805-1883), 51–53, 135, 214 Reichenwald, Johan Gottfried (1760-1806), 483 Reinecke, Carl (1824-1910), 334 Reissiger, Carl Gottlieb (1798-1859), 511 Résal, Henri Aimé (1828-1898), 285 Rettger, Ernest William, 504 Revold, Axel (1887-1962), 464 Reye, Carl Theodor (1838-1919), 103, 106, 107, 112, 116, 130, 259, 302–304, 363, 479, 490 Riddervold, Hans (1795-1876), 43, 68, 475, 483 Riddervold, Julius (1842-1921), 43, 46 Riemann, Georg Friedrich Bernhard (1826-1866), 91, 243, 278, 284, 315, 338, 352, 368, 372, 375–377, 383, 393, 399, 457, 501, 503, 504 Riourik, prince varègue (-879), 470 Robscheit-Robbins, Frieda S. (1893-1973), 501 Rogan, Bjarne, 471 Rolfsen, Johan Nordahl Brun (1848-1928), 76, 438, 475 Rosenberg, Ulrik Sinding, 42 Ross, Christian (1843-1904), 475 Ross, Hans Matthias Elisæus (1833-1914), 41, 472, 475, 499 Ross, Mariane Sofie, née Stabell(1800-1880), 27 Rothrock, David Andrew (1864-1949), 510 Rygh, Oluf (1833-1899), 41 Sänger, Hans Erling (1884-1943), 350, 500, 516 Sänger, Helga, née Vaagaard (1854-1931), 350, 500 Sänger, Max (1853-1903), 350, 500 Salmon, George (1819-1904), 93, 112, 451 Sars, Georg Ossian (1837-1927), 107, 154, 199, 214, 237–241, 413, 467, 476, 477, 482, 484 Sars, Johan Ernst Welhaven (1835-1917), 107, 178, 179, 214, 239, 240, 283, 293, 413, 466, 475, 477, 483, 488 Sars, Michael (1805-1869), 67, 135, 237, 238, 242, 476, 513 Scharffenberg, Elisabeth Magdalene, épouse Stabell (1769-1855), 7, 470 Scharffenberg, Herman Nicolai (1738-1810), 470 Scharffenberg, Ulrich Ditlef (1708-1795), 470 Scharling, Carl Henrik (1836-1920), 217 Schavland, Aage (1806-1876), 471 Scheen, Abraham Böckmann (1845-1914), 251, 257 Scheffers, Georg (1866-1945), 328, 337, 357, 370, 371, 374, 375, 386, 391, 415, 420, 467, 468 Scheibner, Wilhelm (1826-1908), 327, 366

564

Sophus Lie, une pensée audacieuse

Schering, Ernst Christian Julius (1833-1897), 113, 277, 490 Schibsted, Christian (1812-1878), 485 Schiller, Friedrich von (1759-1805), 41, 334 Schiøtz, Oscar Emil (1846-1925), 341, 427, 475 Schjander, Nils Johan (1859-1903), 488 Schjøtt, Peter Olrog (1833-1926), 100, 499 Schlömilch, Oskar Xaver (1823-1901), 332, 365 Schlegel, Friedrich von (1772-1829), 334 Schleyer, Johann Martin (1831-1912), 497 Schmidt, Erhard (1876-1959), 507 Schnitler, Markus (1828-1889), 41 Schønberg, Edvard (1831-1905), 458 Schubert, Hermann Cäsar Hannibal, (1848-1911), 302, 408 Schübeler, Frederik Christian (1815-1892), 67, 135, 228, 481 Schumacher, Heinrich Christian (1780-1850), 489 Schumann, Robert (1810-1856), 333 Schur, Friedrich (1856-1932), 327, 356, 366–369, 388, 467, 506 Schwarz, Hermann Amandus (1843-1921), 253, 254, 316, 319, 330, 391, 395, 396, 405, 452, 497, 504, 510 Schweigaard, Anton Martin (1808-1870), 48, 135, 136, 435, 436, 472 Scott, sir Walter (1771-1832), 126, 354 Sehested, Hannibal (1609-1666), 9 Seidel, Philipp Ludwig von (1821-1896), 246 Selberg, Atle (né en 1917), 405 Selmer, Ernst Sejersted (né en 1920), 405 Serre, Jean-Pierre (né en 1926), 511 Serret, Joseph Alfred (1819-1885), 123 Sexe, Sjur Aamundssøn (1808-1888), 41, 66 Seydewitz, Paul von (1843-1910), 398, 450 Shakespeare, William (1564-1616), 478 Siemens, Ernst Werner von (1816-1892), 271, 383 Sigrid Storraade ou Gunnhild de Pologne, 470 Simonsen, Daniel Barth (-1829), 167 Simonsen, Marie Elisabeth, épouse Birch (1827-1856), 166, 167, 305 Simonsen, Niels Henrik Saxild (1748-1820), 167 Sintzow, Dimitri (1867-1946), 510 Skavlan, Einar (1845-1923), 475 Skavlan, Olaf (1838-1891), 45, 63, 76, 138, 232, 239, 293, 321, 471–473, 477, 481 Skjulstad, Thomas (né en 1914), 410 Skolem, Thoralf Albert (1887-1963), 405 Smith, Fritz (1828-1882), 157 Spjøt, pasteur, 18, 19 Stäckel, Paul Gustav (1862-1919), 504 Stabell, Mathias Cecelius (1768-1844), 6, 7, 469, 470 Stang, Emil (1834-1921), 425 Stang, Frederik (1808-1884), 134, 142, 143 Staude, Otto (1857-1928), 506 Staudt, Karl Georg Christian von (1798-1867), 302 Steen, Adolf (1816-1886), 78, 80, 97

Index

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Steen, Elisabeth (née en 1945), 495 Steen, Johannes Wilhelm Christian (1827-1906), 435, 436, 459 Steen, lieutenant de police, 16 Steiner, Jacob (1796-1863), 302 Steiner, Rudolf (1861-1925), 505 Stenersen, Anna Cathrine Hoffmann, épouse Birch (1791-1840), 483 Stenersen, Laurentius (Laurits) Borchsenius (1843-1921), 499 Stephanos, Cyparissos (1857-1917), 281, 282, 284, 299, 302, 490 Stern, Moritz Abraham (1807-1894), 113 Stolz, Otto (1842-1905), 145 Storm, Gustav (1845-1903), 107, 272, 339, 340, 343, 408, 475, 480, 497, 508 Størmer, Fredrik Carl Mülertz (1874-1957), 459, 460, 511, 516 Straub, Harald (1905-1973), 514 Straub, Peter (1909-), 514 Straub, Walther (1874-1944), 514 Straume, Eldar Jens (né en 1946), 487 Study, Eduard (1862-1930), 330, 356, 364–369, 377, 397–399, 467, 494, 505, 506 Sturm, Friedrich Otto Rudolf (1841-1919), 302 Sundt, Eilert (1817-1875), 38 Sven Ier , roi de Danemark (960-1014), 470 Svendsen, docteur, 100 Svendsen, Johan Severin (1840-1911), 334 Sverdrup, Johan (1816-1892), 100, 141, 142, 292, 307, 318, 340, 425, 428, 435, 436, 471, 499 Sverdrup, Otto Neumann Knoph (1854-1930), 454 Sylow, Peter Ludvig Mejdell (1832-1918), 42, 46, 56, 62, 64, 80, 81, 97, 107, 134, 144, 145, 159, 171, 183, 185, 193, 214, 223, 224, 235, 255, 256, 260, 266– 273, 275, 277, 291, 304, 436, 441, 450, 459, 467, 488–490, 499, 509–512, 516 Sylvester, James Joseph (1814-1897), 112, 280, 299 Tait, Peter Guthrie (1831-1901), 202 Tannenberg, Wladimir de, 504 Tannery, Jules (1848-1910), 365, 370, 376, 439 Taylor, Brook (1685-1731), 58 Tchebychev, Pafnouti Lvovitch (1821-1894), 281, 285 Tennyson, Alfred, lord (1809-1892), 175 Thommessen, Olaus (Olaf) Anton (1851-1942), 500, 513 Thue, Axel (1863-1922), 155, 314, 315, 403–405, 491, 507 Tilly, Joseph Marie de (1837-1906), 373, 388 Tite-Live (57 av. J.-C. - 17 apr. J.-C.), 39 Tordenskiold, Peter Wessel (1690-1720), 432 Torup, Sophus Carl Frederik (1861-1937), 505 Townsend, Richard (1821-1884), 93 Tresse, Arthur Marie Leopold (1868-1958), 370–372, 377, 387, 416 Twain, Samuel Langhorne Clemens, dit Mark (1835-1910), 485 Ullmann, Viggo (1848-1910), 458 Vaa, Dyre Kristofer (1903-1980), 496

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Sophus Lie, une pensée audacieuse

Vassiliev, Alexandre (1853-1929), 506 Veronese, Giuseppe (1854-1917), 388 Vessiot, Ernest Paulin Joseph (1865-1952), 356, 364, 370, 371, 394, 405, 416, 502, 503 Vig, Ole (1824-1857), 38 Vigeland, Adolf Gustav (1869-1943), 510 Vind, Joachim Frederik (1634-1687), 470 Vind, Jørgen (-1712), 470 Vind, Mariane Christine (1700-1772), 470 Vinje, Aasmund Olavsson (1818-1870), 76, 474, 475 Virgile (70-19 av. J.-C.), 39 Vogt, Adler, 517 Vogt, David (1793-1861), 26, 27, 29 Vogt, Eleonora (1857-1901), 16, 27, 181 Vogt, Fredrik Olaus Sand (1829-1893), 27, 29, 30, 53, 97, 144, 152, 157, 158, 187, 211, 249, 251 Vogt, Herdis, 16 Vogt, Jørgen Herman (1784-1862), 26 Vogt, Johan (1836-1894), 27, 29 Vogt, Johan Herman Lie (1858-1932), 16, 74, 75, 95, 215, 253, 254, 259, 318, 401, 450, 475, 488, 499, 510 Vogt, Maria Magdalena, 27 Vogt, Martha Johanna Abigael, née Kinck (1861-1908), 500 Vogt, Nils (1859-1927), 431, 434, 440 Vogt, Ragnar (1870-1943), 16 Vogt, Tordis, 16 Voltaire, François Marie Arouet, dit (1694-1778), 44 Voss, Aurel (1845-1931), 506 Waage, Peter (1833-1900), 66, 68, 75, 135, 228, 269, 318, 475 Waelsch, Emil (1863-1927), 504 Wagner, Richard (1813-1883), 333 Wahrendorff, Ferdinand (1826-1898), 351–353, 355 Wallem, Fredrik Meltzer (1837-1922), 475 Wallis, John (1616-1703), 502 Wang, Halvdan C. E. (1839-), 66 Wang, Hsien Chung (1918-1978), 503 Wavre, Rolin (1896-1949), 378 Weber, Heinrich Martin (1842-1913), 396, 398, 504, 505, 510 Wedel, Alette, 172 Wedel, Caroline, 172 Wedel, Julle, 172, 214 Weierstrass, Karl Theodor Wilhelm (1815-1897), 100, 102, 106, 109, 159, 223, 243, 272, 275, 277, 282, 283, 300, 304, 311, 316, 326, 366, 376, 388, 395, 486, 490, 504 Weil, André (1906-1998), 282, 479, 480 Weil, Eveline (-1986), 479 Weiler, Johann August (1827-1911), 253 Weingarten, Julius (1836-1910), 302

Index

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Welhaven, Johan Sebastian (1807-1873), 54, 55 Werenskiold, Erik Theodor (1855-1938), 153, 155, 449, 471, 515 Werenskiold, Karen Inga (Basken), épouse Lie), 515 Wergeland, Henrik Arnold (1808-1845), 36, 136, 464 Werner, Hermann, 504 Wessel, Caspar (1745-1818), 431, 432, 450, 509 Wessel, Johan Herman (1742-1785), 5, 432 Wessel, Mathilde, née Ross, 27 Western, August (1856-1940), 429, 509 Wexelsen, Vilhelm Andreas (1849-1909), 445 Weyl, Hermann Klaus Hugo (1885-1955), 377, 378, 494, 502 Whipple, George Hoyt (1878-1976), 501 Wiener, Hermann (1857-1939), 504 Wiese, Claus, 12, 13, 15, 22, 471 Wiman, Anders (1865-1959), 510 Windscheid, Käthe (1859-1943), 443 Wirtinger, Wilhelm (1865-1945), 506 Witt, Ernst (1911-1991), 503 Worm-Müller, Jacob (1834-1889), 116, 199, 237, 240, 241, 467, 477, 482, 484 Zamenhof, Lejzer Ludwik (1859-1917), 497 Zeipel, Edvard Victor Ehrenhold von (1823-1893), 144 Zeuthen, Hieronymus Georg (1839-1920), 80, 81, 89, 99, 103, 106, 107, 112, 113, 116, 145, 198, 233, 269, 277, 279, 287, 302, 346, 347, 394, 408, 432, 490 Ziwet, Alexander (1853-1928), 505 Zola, Émile (1840-1902), 240, 455 Zorawski, Kasimir Paulin Stephan von (1866-1953), 501, 504 Zwilgmeyer, Louise Henrikke (1851-1890), 186 Zwilgmeyer, Barbara Henrikke (Dikken) Daae (1853-1913), 169, 170, 247, 249, 253, 483 Zwilgmeyer, Louise Henrikke (1851-1890), 169, 179, 216, 247, 249, 253 Zwilgmeyer, Margrete Glørwel, née Daae (1825-1887), 180, 248 Zwilgmeyer, Peter Gustav (1813-1887), 169