209 68 19MB
French Pages 261 [264] Year 1974
SOCIÉTÉ ET LIBERTÉ CHEZ LES PEUL DJELGÔBÉ DE HAUTE-VOLTA
ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE SIXIÈME SECTION : SCIENCES
ÉCONOMIQUES
ET
SOCIALES
CAHIERS DE L'HOMME
Ethnologie - Géographie - Linguistique NOUVELLE
PARIS
SÉRIE
MOUTON
XIV
'
LA HAYE
PAUL RIESMAN
SOCIETE ET LIBERTE CHEZ LES FEUL DJELGOBE DE HAUTE-VOLTA Essai d'anthropologie introspective
PARIS
•
MOUTON
•
LA HAYE
CET
OUVRAGE
PUBLIÉ DU
AVEC
CENTRE
LA RECHERCHE
LE
A
ÉTÉ
CONCOURS
NATIONAL
DE
SCIENTIFIQUE
ISBN 2.7193.0405.0 et 2.7152.0014.8 Library of Congress Card Catalogue Number : 73.861.60 ©
1974
by Mouton &
Co, and École Pratique des Hautes
Printed in France
Études
A mes parents
G r o u p e d ' h o m m e s réunis en prière pour la fête de Juuldaandu, le premier jour du mois suivant celui de R a m a d a n , le carême musulman.
Fillettes dansant au village sur le sol des champs moissonnés.
NOTE SUR LA TRANSCRIPTION La transcription du peul adoptée pour les expressions ou pour les extraits de récits cités dans le texte est dans l'ensemble celle qu'ont recommandée les experts du Congrès pour l'unification des alphabets des langues nationales de l'Ouest africain organisé par l'Unesco à Bamako (Mali) en 1966. Toutefois, les lettres majuscules B, D, et Y représenteront les consonnes « injectives » du peul ; le signe r| représentera le son ng que l'on a dans « camping ». Afin d'éviter la confusion, les lettres majuscules ne seront pas utilisées ailleurs (par exemple au début de phrases) sauf pour commencer un nom propre. Pour mémoire, rappelons quelques éléments de cette transcription : — Les voyelles et les consonnes redoublées sont longues. — Les voyelles ne sont pas nasalisées (par exemple, an se prononce « Anne »). — Le g se prononce toujours dur. — Le / se prononce comme di en « dia ». — Le c se prononce comme ti en « tiare ». — Le s se prononce toujours sourd.
REMERCIEMENTS C'est un grand plaisir pour moi que de pouvoir remercier publiquement tous ceux dont le soutien matériel ou moral a rendu possible l'achèvement de ce travail. Tout d'abord, j'exprime ma gratitude à Dorothy Lee qui, il y a onze ans, m'a aidé à sortir du marasme dans lequel je me trouvais et à découvrir la voie qu'ensuite je devais suivre. Son exemple et son soutien m'ont été plus précieux que je ne saurais le dire. Mon ami le professeur Kurt H. Wolff m'a beaucoup encouragé dans mes recherches et il a toujours lu avec grand soin ce que je tentais de mettre sur le papier. Notre correspondance m'a souvent aidé à mieux formuler mes idées. A Paris, j'ai bénéficié de l'enseignement et de l'encouragement de M. Dominique Zahan, alors professeur à l'Ecole Nationale des Langues Orientales, dont les cours me firent comprendre comment l'on pouvait concrètement accéder à un système de pensée africain ; de MM. Pierre-Francis Lacroix et A. Sow, professeur et répétiteur de peul à cette même école, qui nous ont initiés, ma femme et moi, à la connaissance et à l'usage de cette langue ; de MM. Jacques Maquet et Paul Mercier, dont les cours de méthodologie m'ont beaucoup stimulé. J e remercie également M. Mercier d'avoir bien voulu être mon Directeur d'Etudes pendant l'absence de M. Georges Balandier, professeur à la Sorbonne, à qui je suis reconnaissant d'avoir dès le début dirigé mes recherches et de m'avoir encouragé à les poursuivre dans la voie que j'avais choisie. C'est à Mme Denise Paulme que je dois le conseil qui m'a décidé à étudier le monde peul, et à M. Michel Izard l'heureuse idée de faire mon enquête sur le terrain en Haute-Volta. Mlle Marguerite Dupire a approuvé ce choix, et a donné, à ma femme comme à moi, des conseils pratiques très utiles. Je voudrais la remercier aussi de m'avoir communiqué les épreuves de sa thèse de doctorat d'Etat et de m'avoir ainsi permis de bénéficier dès avant même leur publication du résultat de sa r e c h e r c h e E n f i n quel africaniste à Paris pourrait accomplir quoi que ce soit sans le secours amical, pratique et sage de Mme Flora Petit ? Elle m'a aidé d'innombrables fois et d'innombrables façons et je ne peux trop la remercier. J e suis reconnaissant à la National Science Foundation des Etats-Unis de m'avoir accordé la bourse d'études qui a permis à ma femme et à moi de séjourner deux ans sur le terrain et de passer encore une année d'études à Paris pendant laquelle j'ai commencé la rédaction de ce travail. 1. Organisation sociale des Peu!, Paris, Pion, 1970, 624 p.
Société
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et liberté chez les
Djelgôbé
En Haute-Volta, l'hospitalité et le soutien du personnel du Centre Voltaïque de la Recherche Scientifique (C.V.R.S.) ont rendu plus agréables nos conditions de vie et de travail. Nous sommes très reconnaissant à M. et M m e Henri Barrai, à M . et M m e Michel Cartry et M . et M m e Michel Izard pour leur accueil et leur aide. M M . Saydou Ouédraogo, Aldiouma et Koudougou nous ont apporté un concours utile, et celui de notre ami Saydou Tamboura nous a maintes fois été précieux. Nous tenons également à remercier de leur hospitalité les Américains de Ouagadougou, le personnel de l'ambassade américaine et du Corps de la Paix, en particulier : M . et M m e E.P. Skinner, M . et M m e O. Roberts, M . et M m e C. Drescher, M . et M m e G. Martens, le Dr. et M m e E. Newberger et le Dr. C. D'Amanda. L'accueil du Commandant du Cercle de Djibo, M . Amadou Diallo, et de sa femme nous a vraiment comblés. M . et M m e Diallo nous ont hébergés pendant notre première tournée dans la région, et, grâce à eux, chaque fois que nous sommes retournés à Djibo, nous avons éprouvé l'agréable sentiment d'y être les bienvenus. Nous avons également été très sensibles à l'accueil de M . Malik Barry, Chef de la subdivision de Thiou. A Djibo, c'est grâce à l'aide du Chef de Canton, M . Hammadoum Manga, que nous avons pu prendre contact avec les gens de Petaga. Parmi ces derniers, il serait impossible de mentionner tous ceux qui nous ont aidés, mais nous devons dire plus particulièrement notre gratitude à Issa Zacharia et Hassan Barké et leurs familles, dont l'accueil et le soutien ont été indispensables. Que tous les gens de Petaga soient ici remerciés. U n ressortissant de la région, M . Harouna Dicko, licencié en Droit de l'Université de Poitiers et maintenant stagiaire à l'Ecole Nationale du Trésor, m'a aidé à combler beaucoup de lacunes dans mon lexique peul et à préciser le sens de certains concepts ; son concours pour la transcription des récits enregistrés sur bande magnétique a été indispensable. Je dois également certaines précisions à M . Hama Diallo, originaire de Dori, diplômé de l'Ecole Nationale des Langues Orientales, et j'ai eu avec lui plusieurs conversations intéressantes. Je remercie vivement M m e Georgette Cazes, qui a bien voulu relire intégralement le manuscrit, et Mlle Yvette Trabut, qui a tapé le manuscrit sur stencil. Je dois beaucoup aux membres du Jury devant lequel j'ai soutenu ce travail comme thèse pour le Doctorat de 3" Cycle : M m e Denise Paulme, M M . Paul Mercier et L.-V. Thomas. Leurs remarques et leurs critiques m'ont permis d'améliorer mon texte avant sa publication. Je remercie également M M . Kurt H . Wolff et Georges Devereux de leur lecture critique du manuscrit. N i les uns ni les autres ne sont évidemment responsables des erreurs méthodologiques, ethnographiques, ou intellectuelles que mon travail peut sans doute recéler. Enfin, je suis très heureux d'avoir ici l'occasion de remercier ma femme, Suzanne Riesman, qui a partagé ma vie sur le « terrain » et toutes les difficultés de la rédaction. Sans elle, je n'aurais sans doute pas pu entreprendre ce travail. Sa gentillesse, sa sensibilité et sa loyauté rendent, où que ce soit, la vie plus agréable. Paris, octobre 1970 Northfield, USA, juillet
1971
P.R.
INTRODUCTION La division de cet ouvrage en deux parties, l'une concernant les structures de base de la société peule du Djelgôji, l'autre concernant « la vie vécue », est artificielle. Elle n'est d'ailleurs pas rigoureuse, comme on s'en rendra compte à la lecture. Lorsque, avant d'en commencer la rédaction, je dressais le plan de mon travail, j'envisageais de confronter deux méthodes ethnologiques, deux manières d'étudier la vie sociale de l'homme, afin de faire ressortir leurs différences tant manifestes qu'implicites. L'une de ces méthodes eût été celle de l'ethnographie classique qui cherche à classer différents aspects de la vie d'une société selon une série de rubriques établies à l'avance d'après les traditions de la discipline ; l'autre est celle que j'ai tenté d'élaborer sur le terrain et qui exigeait de ne jamais perdre de vue la totalité que constitue une société. Cependant, en écrivant, je me suis rendu compte que j'étais incapable de me dédoubler à ce point, incapable d'écrire « comme si » je ne savais pas ce que j'allais dire plus tard. Ma recherche ne trouve pas ici, à mon avis, son aboutissement achevé, mais ce livre marque un début : il déblaie le terrain et me permettra ensuite d'aller plus loin, du moins je l'espère. Après avoir renoncé à comparer deux méthodologies, j'ai néanmoins gardé mon idée originelle d'une présentation en deux parties afin de permettre au lecteur de trouver dans ce livre une étude ressemblant à plusieurs égards à une monographie ethnologique. Dans la première partie, du moins, les données sont présentées d'une manière qui permettrait leur utilisation à d'autres fins : par exemple, il serait désormais possible d'inclure la société des Djelgôbé dans des études comparatives futures sur le monde peul, comme celle que vient de publier récemment Mlle Dupire 1 ou de comparer la société djelgôbé avec une autre sur tel ou tel point. Ce n'est pas là, cependant, mon but principal. Cet ouvrage s'écrivit en quelque sorte de lui-même. Son organisation n'apparaît pas dans la disposition des matières — mariage, système de parenté, économie, etc. — mais dans une progression logique des idées à un haut niveau d'abstraction. Cette progression logique ast la même dans les deux parties de l'ouvrage : elle commence par une étude du monde physique et 1. Organisation sociale des Peut, Paris, Pion, 1970, 624 p.
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social dans lequel baigne la communauté où nous avons vécu et elle aboutit à l'individu après avoir décrit l'influence que les institutions sociales exercent sur lui. Mais, dans la première partie, je présente les données telles que je les vois en tant qu'observateur étranger, tandis que dans la deuxième je tente, autant que possible, de voir les mêmes faits du point de vue des Peul en utilisant ma compréhension personnelle de leur subjectivité. Comme nous le verrons tout à l'heure, c'est par une « introspection » disciplinée que j'essaie d'arriver à cette compréhension subjective. Ainsi retrouvera-t-on dans la deuxième partie certaines des matières déjà traitées dans la première, mais présentées sous une lumière tout à fait différente. Le chapitre VII est comme la jointure de ces deux méthodes, et n'appartient en somme ni à l'une ni à l'autre. Le chapitre XII, de son côté, constitue une tentative de synthèse des deux approches. J'espère que ma façon de formuler l'expérience subjective que les Peul ont de la liberté pourra servir de base pour une discussion de ce problème dans d'autres sociétés, y compris la nôtre. Rédiger ce travail a représenté pour moi une bataille avec la langue française, bataille d'où je sors perdant en raison moins de telle ou telle de mes maladresses, que d'un manque de maîtrise linguistique qui m'a empêché de bien traiter l'un des problèmes fondamentaux que soulève cette étude : celui du rapport entre le chercheur et ceux qui sont l'objet de sa recherche. Dans ce qui suit, chaque fois que j'arrive à ce problème, je l'esquive au lieu de m'y attaquer de front. Sans doute, tout ouvrage est-il une bataille avec la langue dans laquelle il est écrit, mais l'anglais étant ma langue maternelle, c'est dans cette langue que je parviendrai à exprimer — et même à découvrir — l'évolution de mes rapports avec les Djelgôbé pendant mon enquête, et sa signification. Le but que je tente d'atteindre dans ce travail n'est ni une description ethnographique, ni la construction de systèmes à un niveau ou un autre, ni une analyse fonctionnelle, ni la découverte de déterminismes économiques et sociaux, bien que je me serve un peu de toutes ces voies d'approche. Il serait plus exact de dire que cet ouvrage se veut une résultante de la rencontre d'un homme appartenant à la civilisation occidentale, et hanté par des questions que lui pose la vie quotidienne dans cette civilisation, avec une civilisation radicalement différente qu'il interroge sans jamais oublier les problèmes qui le préoccupent. Deux traits principaux le marquent : d'une part un thème — le problème de la liberté — qui se précise dans la présentation comme il se précisait sur le terrain ; d'autre part, une tentative pour donner au lecteur une idée de la manière dont s'est produite cette rencontre. Cela n'est pas de la décoration, c'est l'essence même de ma méthodologie. Les faits, à mon avis, n'existent pas. Ou plutôt, ils n'existent que dans la mesure où quelqu'un s'y intéresse, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de fait qui ne soit vu à travers l'esprit de quelqu'un. En sciences humaines, la transparence d'un travail qui se présente comme l'œuvre d'un Homo scientificus, d'un chercheur qui prétend s'effacer pour transmettre ce qu'il a recueilli, est une illusion à laquelle nous succombons parce que nous partageons avec ce dernier des présuppositions non critiquées et parfois inconscientes. Au contraire, je tente de montrer au lecteur la raison de mon intérêt pour tel ou tel fait, et de lui expliquer comment les questions que je me pose me mènent d'hypothèse en hypothèse et de fait en fait jusqu'à ce que j'aie le sentiment d'avoir compris
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quelque chose. Au lieu d'essayer de prouver telle ou telle hypothèse préétablie, je m'efforce de détecter avec le plus de précision possible les facteurs qui dans la réalité sociale peul ont provoqué en moi telle ou telle impression et de la rattacher à la fois à ces composantes « extérieures » et à celles dont l'origine se trouve dans ma propre personnalité. Ainsi cet ouvrage est-il, surtout dans la deuxième partie, largement constitué d'impressions. (En réalité, il l'est tout entier, comme d'ailleurs l'est tout ouvrage, mais, afin de me concentrer sur les problèmes qui m'intéressent, je présente un grand nombre de ces impressions de manière conventionnelle, c'est-à-dire comme si elles étaient des faits.) Le recours à cette approche « introspective » a deux sources étroitement liées, à savoir le problème que je voulais étudier et mon tempérament personnel. Dans la mesure où il n'est qu'un aspect de la question générale de savoir comment l'homme se voit dans son monde et comment il se sent agir, le problème de la liberté ne peut être étudié sans qu'on établisse un contact, plus ou moins imparfait bien sûr, entre la subjectivité du chercheur et celle des membres de la société étudiée. Je ne crois pas que les résultats d'une telle démarche puissent jamais être prouvés mathématiquement, ou logiquement. Comment, alors, établir leur validité scientifique ? D'aucuns diront, peut-être, que c'est impossible et que cette recherche ne doit donc pas être appelée « scientifique ». Cependant, cette conception de la science est à mon avis erronée car trop étroite. Au plus haut niveau d'abstraction, la démarche scientifique consiste non pas en la recherche de preuves mathématiques mais en la formation d'hypothèses avec, si possible, une manière appropriée de les mettre à l'épreuve. On parle beaucoup de la « prédiction » dans les sciences. Mais ce n'est là qu'une façon de parler qui correspond non pas à la réalité mais à la séquence inévitablement linéaire de la plupart des expériences scientifiques. Prenons l'exemple de l'une des méthodes employées pour vérifier la théorie einsteinienne de la relativité. On avait « prédit » que si la théorie correspondait à la réalité, la trajectoire d'un rayonnement stellaire serait courbe à proximité du soleil, sous l'influence du champ gravitationnel de ce dernier. Dans ce cas, le terme de « prédiction » signifie simplement qu'il fallait attendre une éclipse, d'une part, et la mise au point d'un appareil capable de détecter la différence à mesurer, d'autre part. Mais en réalité, si la théorie est vraie, les rayons en question ont toujours été courbés par la force de la gravitation et nous ne devons pas nous laisser tromper par notre usage linguistique qui nous fait parler au futur de quelque chose dont la nature est essentiellement non linéaire. En sciences humaines, le chercheur lui-même joue le rôle à la fois du « soleil » et des « instruments de détection » utilisés dans l'expérience que je viens d'évoquer. Pour une recherche comme la mienne, il est inutile et trompeur de parler de « prédiction » parce que le chercheur pense, perturbe une situation et « enregistre » les effets de sa présence en une seule opération. S'il est vrai qu'une part de l'intérêt que pourrait avoir mon travail réside dans mes observations et mes raisonnements sur celles-ci, ce travail ne peut prétendre à être scientifique que dans la mesure où le lecteur possède une certaine possibilité de contrôler ces observations et ces raisonnements 2 . Autrement dit, le lecteur doit 2. Ce n'est qu'après avoir achevé la rédaction de mon travail que j'ai pris connaissance du passionnant ouvrage de Georges Devereux : Front anxiety to
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et liberté
chez
les
Djelgôbé
pouvoir se faire une idée de la façon dont je me suis comporté sur le terrain, et dont ma personnalité a pu influencer la sélection et la présentation des données ainsi que l'analyse que j'en fais. Il me fallait donc me présenter moi-même en même temps que les données ostensibles de cette étude. Mais il me faut avouer, en outre, que ce n'est pas par pur désintéressement scientifique que je prends cette position. Le désir fondamental qui me pousse à travailler dans cette discipline est, avant tout, celui de me mieux connaître. Or, quelle meilleure méthode existe-t-il pour le faire que de se plonger dans un autre univers humain pour voir comment l'on s'y adaptera et à quelles limites on se heurtera ? Le choix du problème à étudier et le choix de la méthodologie à employer forment un tout qui m'offre la possibilité d'approfondir ma connaissance de moi-même et du monde dans lequel je me trouve, au moyen d'une sorte de dialogue dont je me fais le truchement entre la civilisation occidentale telle que je l'incarne et la civilisation des Djelgôbé. Dans la présente étude, cependant, ce dialogue n'est pas poussé jusqu'au bout ; il me donne le moyen principal d'une tentative pour comprendre comment les Djelgôbé vivent leur expérience du monde, mais il n'est pas la fin même de ce travail. Tout au long du livre je donne ainsi des indications sur mon comportement et sur mes réactions dans telle ou telle situation que j'analyse, mais je voudrais dire tout de suite en termes pratiques dans quelles conditions j'ai vécu avec les Djelgôbé et comment, en général, j'ai poursuivi ma recherche 3 . Il importe de dire, d'abord, que ma femme a vécu avec moi pendant tout le séjour sur le terrain. Quoique nous n'ayons pas travaillé ensemble en ce qui concerne l'enquête proprement dite, nous avons participé à la vie de la communauté chacun à notre manière et nous avons partagé les joies et les difficultés de cette vie. E n plus du plaisir et de l'équilibre que conférait cette vie à deux, le fait que nous formions un couple a rendu possible une intégration progressive et naturelle à la vie de la communauté, et cela pour deux raisons : d'une part, en ce qui concerne notre équilibre mental, nous pouvions nous parler pour diminuer notre angoisse et notre solitude au lieu de chercher trop rapidemethod in the behavioral sciences, Paris-La Haye, Mouton, 1967, 376 p. Il me semble que la manière d'aborder l'étude de l'homme que j'ai « bricolée » sur le terrain ressemble à beaucoup d'égards à la méthodologie élaborée avec tant d'originalité par M. Devereux. En lisant son livre, je vois également l'immense distance qu'il me reste à parcourir. Mon travail ne cherche pas à construire une théorie du field work, mais à rapporter une expérience ; cependant je peux dire que, sur le terrain, j'avais cette conviction fondamentale qu'exprime M. Devereux : « Since the existence of the observer, his observational activities and his anxieties (even in self observation) produce distortions which it is not only technically but also logically impossible to eliminate. « Any effective behavioral science metholology must treat these disturbances as the most significant and characteristic data of behavioral science research, and [...] « Must use the subjectivity inherent in all observations as the royal road to an authentic, rather than fictitious, objectivity. [...] « When treated as basic and characteristic data of behavioral science [these disturbances] are more valid and more productive of insight than any other type of datum » (p. xvii). 3. Dans une série de deux exposés présentés à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes dans le cadre du séminaire interdisciplinaire de MM. Balandier, Mercier et Sautter (automne 1969), j'ai donné une esquisse plus détaillée de ces conditions. Ces exposés, légèrement modifiés, paraîtront ultérieurement dans Psychopathologie africaine, Dakar (voir : Psychopathologie africaine, VI, 3, pp. 263-300).
Introduction
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ment à entamer des relations avec nos hôtes ; d'autre part, nous avons pu nous débrouiller pour vivre sans recourir à une aide domestique extérieure, c'est-àdire sans boy et sans chauffeur. Comme je cherchais avant tout une rencontre entre moi-même et les Djelgôbé, la présence d'autres étrangers nous aurait compliqué la vie et aurait faussé, peut-être irrémédiablement, nos rapports avec nos hôtes. C'est pour cette même raison que nous n'avons pas voulu d'interprète. Du début jusqu'à la fin de notre séjour nous n'avons parlé que le peul avec eux, dont aucun ne parlait le français. J'avais étudié le peul pendant deux ans avec MM. P.-F. Lacroix et A. Sow à l'Ecole Nationale des Langues Orientales (ma femme l'a étudié pendant un an), mais en dépit de cet apprentissage indispensable, il m'a fallu une année de vie chez les Peul pour arriver à parler couramment ; aujourd'hui je continue à faire beaucoup de fautes et jusqu'à la dernière minute de notre séjour j'ai appris sans cesse des tournures et des mots nouveaux. Lorsque je pense à tout ce qu'il me reste à apprendre, je me demande comment j'ai pu écrire toutes les pages qui vont suivre. Dans la communauté où nous avons choisi de vivre, nous étions les hôtes du « chef de village ». C'est lui qui nous a nourris quotidiennement : ses femmes, lorsqu'elles faisaient la cuisine, nous donnaient une part de ce qu'elles avaient préparé, et de temps en temps les autres familles de la communauté nous envoyaient des plats. Pendant la première semaine de notre séjour, le chef a tué tous ses poulets pour nous ; ensuite nous avons mangé la même nourriture que tout le monde. Nous faisions des cadeaux en retour, et tous les cinq jours environ ma femme préparait, avec du riz acheté au marché, un plat qu'elle partageait entre les différentes familles de la communauté. Poussé par la faim, je me suis décidé à acheter un fusil de chasse à un coup. Je n'aime pas vraiment la chasse et je ne suis pas bon chasseur, mais j'ai pu obtenir de temps en temps un peu de viande supplémentaire. Nous avons vécu dans le village avec un matériel aussi réduit que possible — mais c'était déjà beaucoup par rapport aux biens dont disposaient nos hôtes. Cependant, nous avons conservé un équipement matériel complémentaire à Djibo, chef-lieu du cercle où nous travaillions. Nous nous rendions à Djibo — un parcours de 30 kilomètres environ — toutes les deux ou trois semaines pour recevoir notre courrier, pour nous reposer, et pour combler de mémoire les trous laissés dans mes notes souvent trop rapidement prises. C'est à Djibo que j'ai enregistré les récits de griots que je cite dans le texte. Pour nous déplacer, nous avons utilisé en saison sèche une 2 CV en brousse, et en toute saison sur les grandes routes ; en saison des pluies, pour aller à Djibo et ailleurs en brousse, nous nous sommes servis de bicyclettes. Je suis arrivé sur le terrain sans programme d'enquête préétabli. D'une part, je ne pouvais savoir à l'avance quel genre d'information allait m'être le plus utile ; d'autre part, je ne pouvais expliquer aux gens ce que je voulais savoir car, qu'ils le comprissent ou non, ils auraient tenté de me plaire. Aussi, pour donner aux Djelgôbé une raison vraisemblable de notre présence, nous leur avons dit que notre but était d'étudier le peul. D'ailleurs, tout au long de notre séjour, c'est par le biais de l'étude de la langue que j'ai obtenu une grande partie de ma connaissance de la culture peul. Une partie peut-être même plus importante de cette connaissance est due, comme on le verra par la suite, à l'observation de la vie quotidienne et à une participation progressivement croissante à cette vie.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
Plus tard, je disais aux gens que je m'intéressais également à leur tawaangal ou al'aada (coutumes), mais ce n'est que rarement que j'arrangeais une véritable « session de travail » avec quelqu'un pour approfondir tel ou tel point. En général, j'attendais qu'un événement eût lieu et je demandais aux gens de m'éclairer sur un aspect ou sur un autre. C'est pour cela que mes renseignements sur de nombreux points sont très incomplets, faute d'avoir trouvé une occasion ou une ambiance où il eût été « normal » que je pose certaines questions. Nous avons découvert Petaga en février 1967 et nous nous y sommes installés au début d'avril. Nous y sommes restés, avec quelques interruptions, jusqu'à la fin d'octobre 1968. Grâce à une invitation du Peace Corps américain, j'ai pu y passer encore dix jours en février 1969. Tout ce temps s'est écoulé terriblement vite. En quittant ces lieux qui étaient devenus comme « chez nous », et ces gens qui étaient comme notre famille, j'avais l'impression que j'avais tout juste commencé d'apprendre comment sentir cette vie de l'intérieur. Ce qui suit est une tentative pour rattraper cette vision fuyante.
PREMIERE PARTIE
LA « TAWAANGAL » DES DJELGÔBÉ Genèse XIII : 6-9* Le pays ne leur suffisait pas pour habiter ensemble, car leurs biens étaient trop considérables pour qu'il leur fût possible de demeurer réunis. Il y eut une querelle entre les bergers des troupeaux d'Abram et les bergers des troupeaux de Lot. Les Cananéens et les Phéréziens étaient alors établis dans le pays. Abram dit à Lot : Qu'il n'y ait point, je te prie, de dispute entre moi et toi, ni entre mes bergers et tes bergers ; car nous sommes frères. Tout le pays n'est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi; si tu prends à gauche, firai à droite ; et si tu prends à droite, j'irai à gauche.
* Quelques extraits de ces versets ont été cités également par D J . Stenning en exergue de son livre Savannah nomads. Ce n'est pas à cause de son livre que je les cite, mais à cause de la manière dont mon expérience sur le terrain m'a impressionné. A moins que je ne fusse inconsciemment influencé par Stenning, l'idée de citer ces versets m'est venue sans que j'aie remarqué la citation dans son livre.
CHAPITRE
I
CLIMAT ET TECHNOLOGIE
Le sens du terme
tawaangal
tawaangal est un des termes peul qu'on traduit normalement par « coutume ». Cependant, si la réalité à laquelle s'appliquent les termes peul et français est la même, à savoir l'idée de coutume, d'usage, de tradition, la manière d'appréhender cette réalité est différente dans les deux langues. En français, les termes coutume, mœurs, usage évoquent les notions de vêtement, de comportement et de pratique — autrement dit, l'activité humaine. L e terme tradition, par contre, concerne la manière dont on acquiert la possibilité d'accomplir cette activité, notamment par le passage « de main en main », de génération en génération, de la culture. Le terme peul tawaangal est plus proche de la notion de tradition que de celle d'un type d'activité, car lui aussi évoque la situation de l'acquisition de la culture. Son sens exact, pour ceux qui parlent le peul, est « ce qu'on a trouvé ». Dans cette expression, la culture n'est envisagée ni comme une collection de pratiques ni comme quelque chose qu'une génération donne ou enseigne à la suivante, mais comme une réalité objective qu'on « trouve » autour de soi. Chaque individu peul naît dans un monde à la fois physique et social. A u fur et à mesure qu'il grandit, il découvre ce monde et il apprend la tawaangal du groupe dans lequel il se trouve. La tawaangal, c'est en quelque sorte les « propriétés » du monde humain, tout comme le sont le soleil et la pluie, la nuit et le jour pour ce qui est du monde naturel. C'est à cause de cette manière de concevoir le monde humain chez les Peul que j'intitule la première partie de cet ouvrage « La tawaangal des Djelgôbé ». Bien que, dans l'usage courant, ces derniers ne désignent par ce terme que « la tradition », je le prends au sens littéral afin de grouper sous cette rubrique les propriétés physiques aussi bien que sociales et culturelles du monde que « trouve » chaque Peul lorsqu'il devient conscient de sa situation. Commençons, donc, par une description de certaines qualités physiques du monde des Djelgôbé et par une analyse des techniques par le moyen desquelles ces derniers y font face.
Société et liberté chez les Djelgôbi
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Le problème de l'eau Le problème de l'eau domine la vie de la région appelée le Djelgôdji. Aujourd'hui, cette région correspond à une partie du cercle administratif de Djibo. Ce cercle, situé dans le nord-est de la Haute-Volta, est limité par la frontière malienne au nord, par cette même frontière et par le cercle de Titao à l'ouest, par les cercles de Kongoussi et de Barsalogho au sud et par les cercles de Dori et de Gorom-Gorom (Oudalan) à l'est. Ainsi définie, cette région se trouve entre le parallèle 13°50' au sud et le parallèle 14*50' au nord à l'exception de la région de Soum où la frontière avec le Mali s'approche du parallèle 15°50'. La capitale de cette région, Djibo, se situe à 200 km environ au nord de Ouagadougou en ligne droite, et le village où nous avons séjourné, Petaga, se trouve à une trentaine de kilomètres au nord de Djibo. Ce payis peut être entièrement classé dans la zone sahélienne, exception faite, peut-être, de la région d'Aribinda qui est plus élevée, qui possède plusieurs collines et dont la pluviométrie paraît un peu plus généreuse. Aribinda est l'un des centres qui attirent les gens en temps de famine, comme c'était le cas il y a trente ans environ, mais il ne fait pas partie du territoire traditionnel des Djelgôbé proprement dits. Comme dans le reste du sahel, il n'y a qu'une saison des pluies et elle est courte, ce qui ne permet qu'une seule saison de culture. Pendant la saison des pluies, qui s'étend du début juin à la fin septembre, la répartition des pluies est extrêmement variable aussi bien dans l'espace que dans le temps. Si, normalement, ce sont les mois de juillet et d'août qui reçoivent la plus grande quantité d'eau, il n'est pas rare d'enregistrer des années où l'un de ces mois n'en reçoit que très peu et où il pleut davantage en juin ou en septembre. L'année 1969, par exemple, était une année de quasi-disette à Djibo à cause de la mauvaise séquence des pluies ; avec une répartition plus normale, la quantité d'eau eût été suffisante. Il est intéressant de comparer ce qu'on a enregistré cette année-là à la station météorologique de Djibo avec ce qu'on a enregistré à la station de Pobé, situé à 25 km environ au sud et un peu à l'ouest : Mai
Juin
Juil.
Août
Sept.
Oct.
Totaux *
Djibo 10,9 136,8 37,8 174 39,3 101 499,8 55,5 101,7 113 Pobé 201,7 75,6 592 44,5 * Les chiffres indiquent la quantité d'eau de pluie tombée, exprimée en millimètres de hauteur. Malgré le peu de distance qui sépare ces deux centres, on constate qu'ils ne reçoivent ni la même quantité de pluie ni une même répartition de cette pluie. Le soupçon que nous avons affaire à une région de micro-climats s'accentue si l'on ajoute à notre tableau la pluviométrie enregistrée à Baraboullé, station située à une trentaine de kilomètres au nord-est de Djibo, soit à 40 km au nord de Pobé en ligne droite. La seule année pour laquelle nous avons des statistiques pour les trois stations est 1966. Nous pouvons également ajouter la station d'Aribinda au tableau pour cette année-là (Aribinda se trouve à 90 km à l'est de Djibo) :
Climat et
Avril Djibo 1 Baraboullé Pobé Aribinda
23
technologie
T
3,3 24,5 0,5
Mai
Juin
Juil.
Août
Sept.
Oct.
Totaux
32,8 9 40,8 128,2
4,3 25,5 39,3 50,5
52,9 105,6 114,6 145,3
55,5 138,6 209,8 236,8
136,6 79,3 102,5 46,6
52 43 25,5 58
334,1 404,3 557 665,9
Comme on pourrait s'y attendre, cette répartition inégale des pluies de l'hivernage entraîne des variations importantes dans la productivité de la terre selon les années et les lieux. Cela est vrai non seulement en ce qui concerne la terre cultivée, dont le produit principal dans le Djelgôdji est le petit mil, mais aussi en ce qui concerne la brousse qui fournit l'herbe au bétail, les feuillages aux chèvres et certaines composantes du régime humain aux hommes, notamment les feuilles et les fruits du baobab. En outre, suivant la quantité de pluie tombée dans tel ou tel endroit, la nappe phréatique est plus ou moins abondante. En 1967, par exemple, l'hivernage fut bon dans une région allant de 30 à 50 km au nord de Djibo, alors qu'il fut relativement moins bon aux alentours de Djibo. Cette année-là, de nombreuses familles purent rester dans le nord jusqu'au début mars 1968 puisque l'eau pouvait s'obtenir en creusant des puits dans les lits de fleuves desséchés depuis octobre. L'année suivante, par contre, l'eau manqua dans le nord et les gens durent se replier tôt autour des points d'eau pérennes. Les qualités du sol lui-même paraissent varier même plus rapidement que la quantité de pluie lorsqu'on va d'un endroit à un autre. C'est comme si la terre compensait son manque de relief par la production d'une véritable mosaïque de différents types de sol et de végétation. Cela est particulièrement évident lorsqu'on se déplace à pied ; si on va en voiture, on peut ne pas s'en rendre compte à cause de la vitesse. L'importance de cette variété de sols réside dans le fait que chaque sol exige une différente méthode de « mise en valeur » ou d'utilisation. Dans l'état actuel de la technologie des habitants du Djelgôdji, beaucoup de terrains sont incultivables et, parmi ces terrains, un certain nombre seulement font pousser la meilleure herbe pour les vaches.
Le mode de subsistance Quelles sont les techniques dont se servent les Djelgôbé pour vivre dans cet environnement ? Ces derniers ont une économie mixte d'élevage et d'agriculture. Ils se considèrent comme pasteurs mais, à la différence des vrais nomades, ils cultivent des champs de mil qui leur assurent, en temps normal, la plupart de leur nourriture annuelle. Le lait est, de loin, le produit animal le plus utilisé dans la vie quotidienne mais puisque les vaches ne sont pas réparties de façon égalitaire parmi les familles, de nombreuses personnes ne peuvent compter sur le lait comme nourriture de base. Même dans le meilleur des cas, on n'obtient presque pas de lait pendant les derniers six mois de la saison sèche parce que les vaches deviennent très faibles à cause du manque d'herbe et qu'elles doivent garder leur lait pour nourrir leurs veaux. En ce qui concerne l'agriculture, par contre, la situation est différente ; il y a encore suffisamment 1. D 'après Rapports 1969-1970 du secteur agricole de Djibo. Ces chiffres m'ont été communiqués par M. Saydou Tamboura, agent-enquêteur au C.V.R.S.
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Djelgôbé
de terres pour que chaque famille puisse se nourrir convenablement. Cependant, l'emplacement de ces terres est plus ou moins désirable selon les cas et la quantité de travail qu'il faut fournir pour obtenir une bonne récolte varie selon la qualité de la terre. Aujourd'hui, les vaches des Djelgôbé sont maigres. Même pendant la saison des pluies, on voit très peu de vaches vraiment grasses et saines. Cela est dû, en partie, à l'augmentation de la population bovine globale et à la diminution, par conséquent, de la quantité d'herbage disponible par tête de bétail. En plus de cela, cependant, on constate que la tranche active de la population 0 e s hommes de 15 à 40 ans environ) s'occupe de moins en moins du bétail par rapport à la culture du mil. Les vieux aussi constatent ce phénomène et ne cessent d'exprimer leur trouble. La cause principale de cette évolution est, je pense, la paix établie par les Français et maintenue aujourd'hui par l'Etat voltaïque. Il y a deux raisons complémentaires à cela : d'une part, dans une situation de paix, il n'est pas nécessaire de défendre le troupeau contre les bandes de voleurs puisqu'il n'y a pas de risque de razzia au sein du territoire. D'autre part, et plus important peut-être, un homme ne peut pas augmenter son propre troupeau par la guerre ou le vol. En termes pratiques, cela veut dire que si un homme vivait uniquement de ses vaches et que celles-ci s'avéraient insuffisantes pour ses besoins, il n'aurait pas la possibilité de redresser cette situation par son propre effort. Lorsque la guerre ou la razzia n'est pas possible, une augmentation de l'énergie consacrée au troupeau n'entraîne pas d'augmentation remarquable du troupeau lui-même 2 . Dans l'agriculture, par contre, le rapport entre l'effort et le résultat est plus clair et plus sûr, sauf dans le cas d'une répartition désastreuse des pluies de l'hivernage. Chez les Djelgôbé, l'équilibre actuel entre l'agriculture et l'élevage apparaît comme une adaptation à la paix, d'une part, et à l'incertitude concernant les conditions climatiques, d'autre part. Nous venons de voir pourquoi la culture est avantageuse en temps de paix. Mais étant donné l'irrégularité et l'extrême localisation des pluies, on ne peut jamais être certain que ses champs en recevront assez. L'avantage du bétail est qu'il peut se déplacer facilement pour se rendre aux endroits les mieux favorisés à un moment donné et pour tirer ainsi de la nature une plus grande quantité d'énergie. Suivant l'heureuse expression de Robert B. Ekvall, un troupeau est comme un champ sur pied 3 . Avant de décrire comment se passe le cycle des saisons, il faut faire une remarque au sujet des sols que cultivent les Peul. A la différence des Kurumba et des Mossi, qui cultivent des terres plus ou moins argileuses, les Djelgôbé ne cultivent que des sols sablonneux qu'ils appellent ceeni (sg. seeno). Ces sols sont sans doute plus faciles à remuer que les premiers, mais ce n'est probablement pas la seule raison pour laquelle les Djelgôbé les préfèrent. Une autre raison en est que la houe qu'ils utilisent est adaptée à ce type de sol et non pas à un sol argileux. La houe des Djelgôbé (jalo) possède un manche long, 150 cm 2. Cet argument ne doit pas être compiis comme une apologie de la guerre, ni en général ni en particulier. Je ne fais que constater ici qu'avant l'ère coloniale, la guerre était un élément important de l'écologie des Djelgôbé, alors qu'elle ne l'est plus aujourd'hui, et j'essaie de dégager quelques conséquences de ce fait. 3. Cf. le titre de son livre récent : Fields on the hoof : Nexus of Tibet an nomadic pastoralism, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1968, 100 p.
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environ, et l'on s'en sert plus ou moins debout en se penchant tout au plus à 45° de la verticale. La houe des Mossi et des Kurumba, qui sont les voisins immédiats des Djelgôbé, est beaucoup plus courte, ce qui permet d'attaquer le sol avec plus de force mais qui exige en même temps que l'utilisateur — généralement une femme — se plie pratiquement en deux pour s'en servir. Le cycle des saisons Lorsqu'on veut décrire le cycle de l'année chez les Djelgôbé, on est embarrassé pour savoir à quel moment l'année commence. Le mot peul pour l'année considérée comme une période de douze mois est hitaande, alors que pour compter le nombre d'années depuis un événement quelconque on se sert du terme nduungu (pl. duuBi) : « hivernage ». Mais les Djelgôbé n'ont pas de fêtes ou cérémonies indiquant le commencement ou la fin de l'année. Commençons notre description, arbitrairement donc, par la période immédiatement avant les premières pluies de l'hivernage, car c'est à ce moment que les gens sont groupés dans les plus grandes concentrations autour des points d'eau permanents. Si la récolte à la fin de l'hivernage précédent a été bonne ou même médiocre, l'alimentation des hommes n'est pas encore un problème à cette époque (le mois de mai). Celle des vaches est, par contre, un problème majeur, car plus l'eau se raréfie, plus les bêtes deviennent nombreuses qui s'abreuvent aux puits qui ne sont pas encore taris et plus le rayon de dégradation de l'herbage autour du puits s'accroît. La solution adoptée par les Peul consiste à abreuver les vaches seulement un jour sur deux (juuraade) afin de pouvoir les conduire suffisamment loin du point d'eau pour trouver de l'herbe non dégradée. Cette solution est pratiquée de deux façons différentes : soit la famille ou une partie de la famille s'installe en brousse près des pâturages d'où elle envoie un berger au puits avec le troupeau tous les deux jours. Dans ce cas, le berger doit ramener avec lui l'eau nécessaire aux besoins humains en chargeant un âne (araawa), un chameau (ngeelooba) ou un bœuf porteur (Damndi) avec des outres (cumalle ou sumaleeje, sg. sumalde) remplies au puits. Soit la famille s'installe près du point d'eau et envoie l'un de ses membres avec le bétail en brousse pour des périodes de deux jours. Dans ce cas, le berger pourra normalement prendre ses repas avec l'une des familles ayant choisi de rester en brousse. Ces points d'eau pérennes sont toujours entourés, plus ou moins complètement, par des champs de mil. En saison sèche, la présence des troupeaux est bénéfique dans la mesure où les animaux fument les champs qu'ils traversent. Les gens connaissent bien l'importance de ce fait, mais ils remarquent aussi que le fumier comporte un certain risque : selon eux, si la pluie est insuffisante, un champ qui a été fumé « brûlera », alors qu'un champ non traité aura des chances de produire quelque chose. La première pluie abondante peut arriver en mai, juin ou juillet, comme nous l'avons vu. Certaines familles auront déjà quitté les alentours des puits en apprenant qu'une pluie est tombée ailleurs, même s'il n'a pas encore plu dans les environs du puits. Mais dès l'arrivée de la première bonne pluie, les propriétaires des champs sèment le mil. Ils se sentent obligés de le faire parce qu'ils ne savent pas quand viendra la prochaine pluie. Une pluie précoce peut
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les
Djelgôbé
signaler l'arrivée d'un hivernage précoce par rapport aux normes, mais elle peut également être un phénomène isolé et sans suite pendant plusieurs semaines. Dans ce cas, les grains mourront dans la terre et il faudra semer une nouvelle fois le lendemain de la prochaine pluie importante. Il n'est pas rare de devoir semer deux fois en une année, et il est parfois nécessaire de le faire trois ou quatre fois avant que l'hivernage s'installe pour de bon. Lorsque le mil aura atteint de cinq à dix centimètres de hauteur, il devient urgent d'empêcher les animaux de le manger. Ceux qui avaient construit leurs cases sur l'emplacement de leurs champs pendant la saison sèche doivent donc déménager. Ceux dont les champs se trouvent en brousse loin des points d'eau pérennes auront déjà quitté le puits pour semer leur champ. Qu'il s'agisse d'un champ de brousse ou d'un champ près d'un point d'eau pérenne, le site du camp d'hivernage ne s'en trouve pas très éloigné. Dans quelques cas, il s'agit de quelques centaines de mètres, dans d'autres, de quelques kilomètres, mais pas plus. Car le propriétaire du champ, ou un membre de sa famille, doit pouvoir s'y rendre tous les jours pour le travailler et pour chasser le bétail qui pourrait tenter d'y pénétrer. En hivernage, la situation du cultivateur-éleveur comporte donc cette contradiction : les vaches doivent être éloignées du champ en même temps que le propriétaire doit rester près de lui. La solution qu'apportent les Djelgôbé à cette difficulté est intéressante : ils entourent leurs champs par des clôtures de branches d'épineux. La plupart des champs, que ce soit dans la brousse ou près d'un puits, font partie d'un ensemble de champ« qui paraît, à l'œil d'une personne non avisée, comme un seul champ vaste. Un tel terrain, lorsqu'il se trouve dans une aire de pâturage d'hivernage, est toujours entouré d'une clôture (hoggo). Cela est important parce que c'est le seul ouvrage que je connaisse où les Djelgôbé témoignent d'une certaine coopération. Nous reparlerons de la coopération, sous un autre angle, dans le chapitre IX. Celle dont il est question ici n'est pas une coopération dans le travail ou un travail collectif, mais plutôt un ouvrage où chacun fait son travail à lui et à sa manière pour produire un résultat qui soit bénéfique à tous les propriétaires. Chaque propriétaire ne fait que la partie de la clôture limitant son champ à lui. Cependant, le succès de ce système n'est que relatif car, chaque année, le bétail réussit à pénétrer ici et là dans les champs et à y causer des dégâts plus ou moins importants. Quoiqu'on blâme un homme qui a négligé de s'occuper de sa portion du hoggo collectif, c'est toujours le propriétaire du bétail qui est tenu pour responsable du dommage causé par ses animaux. Une personne dont le champ a été endommagé a le droit d'obtenir une juste compensation. Mais puisqu'il est très mal vu de chercher à faire payer quelqu'un avec qui on partage la vie d'une communauté, peu des dégâts sont compensés dans la pratique. Le fait de ne pas faire payer quelqu'un est un signe de votre solidarité avec lui, alors que la recherche d'une compensation témoigne d'une rupture ou d'un manque de liens entre les partis concernés. Pour accomplir ces travaux de culture et de fermeture des champs, certains outils sont absolument nécessaires, à savoir la houe et la hache. Ces instruments sont fabriqués uniquement par des forgerons, hommes de « caste » qui ne se marient pas avec les Peul. Nous reparlerons de leur statut dans le chapitre suivant. D'autres objets essentiels à la vie des Peul sont fabriqués par des membres d'autres « castes » : le travail du bois, par exemple, est effectué par des lawBe (sg. labbo) et des gargasaaBe (sg. gargasaajo) qui font le mortier
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(wowru), le pilon (undugal), le bol (la'al), l'écuelle (karaawu), le fouet à lait (burugal), etc. Alors que les femmes de n'importe quel statut peuvent filer le coton, les seuls tisserands du Djelgôdji sont les hommes de condition servile (maccuBe et riimaayBë). Le berger fabrique lui-même ses sandales en peau de vache, mais tous les autres articles de cuir importants, notamment les outres et les sacs (basi, sg. mbasu), sont travaillés par les gargasaaBe, par les Bella (esclaves des Touareg) ou par les hoosooBe (cordonniers des Dogon). Toute la poterie utilisée dans le Djelgôdji est produite par les femmes des forgerons. Un dernier produit important qui vient du dehors, c'est le sel. Pour satisfaire aux besoins humains, on achète au marché du gros sel apporté du Sahara, sous forme d'une tranche de marbre, par des caravanes de commerçants maures. On donne ce sel également aux vaches qui restent au village au lieu de partir en transhumance ; dans ce cas, on en achète une petite dalle de 10 cm 2 environ. Cependant, ce sel est relativement cher (la dalle de 10 cm 2 coûte cent francs C.F.A.) et il serait ruineux d'en acheter suffisamment pour tout le troupeau. Le sel nécessaire au maintien de la santé du bétail est obtenu en conduisant les troupeaux sur une terre salée (appelée moonde ou hurfaare) où les animaux lèchent et ingèrent une certaine quantité du sol lui-même. La cure de sel dure cinq jours environ ; c'est-à-dire, après cinq jours sur la terre salée les bêtes n'ont plus envie d'en lécher et il faut les faire paître ailleurs pendant au moins une ou deux semaines avant de les conduire une nouvelle fois sur la terre salée. Dans certaines familles, les bergers transhumants restent dans la région des terres salées pendant toute la saison des pluies ; dans d'autres, ils ramènent les troupeaux une fois la cure terminée. Ces terres salées sont très loin des lieux de culture des gens chez qui nous avons séjourné. Le moonde préféré des Djelgôbé, à cause de ses qualités bénéfiques, est celui de Hamndiganda situé à 150 km environ au nord-est de Djibo, soit à 60 km à l'est de Hombori (Mali). Un deuxième moonde, très utilisé parce que plus proche, est celui d'Arikari situé juste au sud de la falaise d'Hombori à 120 km environ au nord de Djibo. Les Djelgôbé tentent d'assurer que tous leurs bœufs aillent au moins une fois par an à l'une de ces terres salées. Pour ce faire, il faut accomplir un minimum de deux voyages par an afin d'y conduire les bêtes gardées au village pour les besoins humains pendant le premier voyage. Ces voyages se font tout au long de la saison des pluies et pendant une partie de la saison sèche froide (dabbunde) ; ils deviennent impossibles après à cause de l'assèchement des points d'eau le long de la route et aux terres salées ellesmêmes. La plupart des familles djelgôbé plantent un peu de maïs, sans doute pour assurer la soudure. Car le mil est très lent à mûrir. Pendant les deux années de notre séjour, on a semé le mil vers le début juin et on n'a commencé à récolter qu'au milieu du mois d'octobre, soit quatre mois et demi plus tard. Le maïs est semé deux semaines environ après le mil et l'on peut commencer à le récolter dans la première semaine de septembre, ce qui indique un cycle de croissance de deux mois et demi environ. Après la cessation des pluies en septembre ou octobre, la plupart des mares tarissent rapidement. A partir du mois de novembre, l'eau ne se trouve plus à la surface de la terre et les hommes doivent creuser des puits pour désaltérer leurs animaux et leurs familles jusqu'à l'hivernage prochain. Après un bon hivernage, comme nous l'avons vu, il est possible de prolonger le séjour près de cer-
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tains pâturages d'hivernage jusqu'au début de la saison sèche chaude (ceeDu) en creusant des puits dans les lits des fleuves et mares desséchés, mais si l'hivernage n'a pas été bon le manque d'eau rendra ces pâturages inutilisables. D e toute façon, lorsqu'un homme passe une partie de l'année ailleurs que près de son champ d'hivernage, il doit toujours faire face au problème de son ravitaillement en mil. Certaines familles peuvent cultiver plusieurs champs dans des endroits différents — près d'un puits pérenne, par exemple, et en brousse — ce qui leur permet d'avoir du mil à portée de main toute l'année. Celles qui n'ont qu'un champ, cependant, doivent envoyer un de leurs membres au grenier une ou deux fois par semaine pour rapporter, normalement à l'aide d'un âne, le mil pour leur consommation quotidienne.
Comparaison
des Peut nomades
et des Peul
agriculteurs
D'après cette présentation rapide des principales données concernant le mode de subsistance des Djelgôbé, il est clair que la base économique de leur vie est très différente de celle des pasteurs peul nomades décrits dans les travaux de Mademoiselle Dupire et de M M . Hopen et Stenning 4 . Les Peul nomades sont des populations qui dépendent entièrement de leur bétail pour obtenir tout ce dont elles ont besoin pour vivre. Cela ne signifie pourtant pas qu'elles vivent uniquement de produits laitiers, car chez elles comme chez les Djelgôbé, le mil est un élément important, sinon le plus important, de leur alimentation. Mais à la différence des Djelgôbé, les Peul nomades vendent leurs produits laitiers sur les marchés pour obtenir l'argent avec lequel ils achètent leur mil. Pourquoi les Djelgôbé n'en font-ils pas autant ? Nous pouvons donner au moins l'ébauche d'une réponse en citant cette remarque de Marguerite Dupire à propos de l'économie pastorale — remarque largement confirmée par les études de Hopen et de Stenning : « A cause de sa spécialisation outrancière, cette économie dépend étroitement de l'agriculture et de l'artisanat des sociétés voisines » 5 . Si les Djelgôbé, comme nous l'avons vu, dépendent d'un artisanat non peul pour certains produits essentiels, il me semble exclu qu'ils puissent compter sur l'agriculture des populations non peul de la région, parce que ces populations sont numériquement faibles par rapport aux Peul. Dans toutes les régions où l'on a étudié les Peul nomades, ces derniers ne constituent qu'un minuscule pourcentage de la population globale. ,C.E. Hopen, en particulier, a publié des chiffres très significatifs à cet égard. Dans la province de Sokoto (Nigeria), les Peul (sédentaires et nomades) constituent 14,3 % de la population globale, alors que le pourcentage des Peul nomades n'est que 2,6 % de la population de la province. Si l'on compare les quatre émirats de la province, on constate un autre fait frappant : là où la population des Peul sédentaires et nomades est la plus faible par rapport à la population totale de l'émirat (6,4 % dans le Yauri), les pasteurs forment la 4. Cf. Marguerite Dupire, Penh nomades, Paris, 336 p., surtout pp. 126-135 ; C. Edward Hopen, in Gwandu, Londres, Oxford University Press (pour pp. 151-156 ; Derrick J. Stenning, Savannah nomads, Press (pour IAI), 1959, 266 p., surtout pp. 4-5. 5. Dupire, op. cit., p. 127.
Institut d'Ethnologie, 1962, The pastoral Fulbe jamily IAI), 1958, 165 p., surtout Londres, Oxford University
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majorité des Peul (86,2 %) ; par contre, là où la population des Peul sédentaires et nomades est la plus élevée (15,6 % dans l'émirat de Sokoto), les pasteurs ne sont qu'une petite minorité de la population peul de l'émirat (11,6 %) 6 . Or, dans le Djelgôdji, l'ethnie peul constitue 44 % de la population globale (Aribinda excepté) et le reste de la population est largement dominé par les riimaayBe, anciens esclaves des Peul 7 . Avant la période coloniale, ce sont les riimaayBe qui faisaient la plupart des travaux agricoles que font les Peul aujourd'hui. Si nous ajoutons le chiffre des riimaayBe à celui des Peul, nous constatons que des gens de langue et de culture peul forment 72 % de la population de la région. Puisque, comme nous le verrons plus loin, les riimaayBe refusent de travailler comme jadis pour leurs anciens maîtres, il est évident qu'il ne peut pas exister dans le Djelgôdji une spécialisation ethnique dans le travail comme c'est le cas dans d'autres régions. Dans le chapitre suivant, nous examinerons brièvement les rapports entre les Djelgôbé et les autres groupes ethniques du Djelgôdji.
6. Ces chiffres sont relevés directement des tableaux que présente Hopen aux pages 4 et 5 de l'ouvrage déjà cité. 7. Les chiffres exacts seront présentés et discutés dans le chapitre III.
CHAPITRE
II
LA SOCIÉTÉ GLOBALE DU DJELGÔDJI Nous venons de voir que la population du Djelgôdji est composée à 72 % de gens de langue et de culture peul. Regardons de plus près, maintenant, l'organisation de cette fraction de la population. Pour des besoins d'administration et d'imposition, les autorités du Cercle de Djibo partagent les gens de culture peul en deux groupes : les Peul et les riimaayBe, comme nous l'avons vu. D'autre part, en parlant du mode de subsistance des Peul, nous avons constaté la présence d'un certain nombre de gens de « caste », tels les forgerons. Les membres de ce troisième groupe tendent à être classés par l'administration avec les riimaayBe puisque, dans la plupart des cas, ils habitent les mêmes localités que ces derniers. Dans la pensée traditionnelle, cependant, ceux-ci et ceux-là appartiennent à des états sociaux différents. Avant l'émancipation des esclaves promulguée par les Français, la différence cruciale entre ces deux groupes était celle-ci : chaque diimaajo (sg. de riimaayBe) n'était pas son propre maître mais appartenait à quelqu'un d'autre, alors que les gens de « caste » étaient des hommes libres (rimBe, sg. dimo) et pouvaient eux-mêmes posséder des riimaayBe. Mais, à la différence des Peul, les gens de « caste » ne peuvent en aucun cas occuper pour leur propre compte une position d'autorité politique et ils ne cherchent pas à le faire. Sans entrer dans le débat théorique sur les « castes » en Afrique occidentale, essayons de cerner de manière purement descriptive leur place dans la société globale du Djelgôdji. Les « corporations * (pu « castes ») D'après mes conversations avec des forgerons (wayluBe) et avec des griots (maabuuBe, sg. maabo), il me semble que, dans leur esprit, les groupes auxquels ils appartiennent sont des corporations, au sens historique du terme. La corporation en tant qu'institution est définie par la profession exercée par ses membres, ou par la plupart d'entre eux ; en revanche, on ne peut être membre de la corporation que si votre père y appartenait. Néanmoins, dans certains cas, il est possible d'exercer la profession sans appartenir à la corporation. Comme
La société
globale
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me le disait Amiiru MaabuuBe (« le chef des Griots »), dans une conversation enregistrée sur bande magnétique : Depuis toujours notre profession (maabaaku) ne consiste, à notre connaissance, qu'en ceci : le luth (hoddu) et la parole (haala). Il existe d'autres gens qui se mettent dans la tête de jouer, qui laissent leur travail pour cela et qui arrivent à le faire très bien même — mais ce ne sont pas des maabuuBe. Ils se mettent dans la tête de chanter (yimude) et ils arrivent à le faire très bien même — mais ce ne sont pas des maabuuBe. Ils se mettent dans la tête de déclamer des généalogies (yesugol) et ils arrivent à le faire très bien même — mais ce ne sont pas des maabuuBe. Il se trouve qu'ils laissent leur travail pour entrer dans ceux-là et qu'ils sont capables de le faire. Or, quant à nous, nous n'avons d'autre travail que de quémander. N'ayant pas étudié ces corporations, je ne peux pas dire si, dans le Djelgôdji, elles ont une organisation interne. Je pense, toutefois, que si elles en ont une, elle doit être très lâche. Néanmoins, elles arrivent à agir, de temps en temps, «omme un seul corps. Par exemple, l'une ou l'autre de ces professions fait la grève dans certaines situations. Cette grève s'appelle berj, qui signifie plus exactement le refus de travailler pour telle ou telle personne ou pour tel groupe de personnes, que ce soit une famille ou tout un groupe ethnique. Les maabuuBe, par exemple, peuvent faire ber) à un chef, mais ce refus de travail est le plus fréquent chez les forgerons qui fournissent les houes nécessaires, comme nous l'avons vu, à la culture qui fait vivre le pays. Le ber\ n'est cependant pas utilisé pour obtenir une meilleure rémunération du travail, mais pour faire connaître le fait qu'une faute a été commise. A une occasion, par exemple, un Peul avait frappé l'enfant d'un baylo (forgeron) ; oelui-ci alerta aussitôt les wayluBe de la région qui refusèrent de travailler pour ce Peul et pour sa famille jusqu'à ce qu'il montrât sa contrition et sa bonne volonté en offrant au père de l'enfant frappé un cadeau : soit un mouton ou une chèvre, soit un bœuf. D'autre part, du point de vue de ceux qui n'en font pas partie, chacune de ces corporations est comme une race dont l'une des qualités héréditaires est précisément l'exercice de la profession de la corporation. Cette attitude ressort bien d'une histoire amusante racontée par Amiiru MaabuuBe et que j'ai enregistrée sur bande magnétique. En voici quelques extraits où un chef peul est en train de chercher un moyen d'augmenter son éclat : Fassoussi Ousoumâna s'était installé ici dans le Djelgôdji. Il s'exclama que depuis quatre jours les maabuuBe n'avaient pas quémandé auprès de lui. L'amertume remplit son coeur. Il convoqua les maabuuBe en disant : « Comment se fait-il que les maabuuBe soient repus et qu'ils aient la possibilité de ne plus quémander ? » Il dit à ses serviteurs de se promener dans le pays [...] Partout où il y avait un maabo, il ordonna que sa case fût brûlée. Lorsqu'un maabo était sur le point de prendre son déjeuner, lorsqu'il avait mis le bol par terre au milieu de ses enfants afin de manger, à ce moment-là un serviteur arrivait, soufflait sur son tison pour l'enflammer et l'enfonçait dans la paille de la case. Le maabo prenait ce qui était à portée de main et courait dehors. Toutes les cases furent brûlées. Tous les maabuuBe allèrent se réunir à Gankouna. A cette époque, le MawDo MaabuuBe (le doyen des maabuuBe) vivait là-bas. Il s'appelait Amadou Bâ Sambo. C'était lui le MawDo MaabuuBe. Amadou Bâ Sambo convoqua les maabuuBe et leur dit : « Allons chez Fassoussi ». Ils s'en allèrent trouver Fassoussi à Fèto Bélè [...] Celui-ci leur dit : « Ah ! Enfin, vous voici, MaabuuBe, vous avez ressenti la
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pauvreté. Parce que ça fait quatre jours, n'est-ce pas, que je n'entends pas du luth. » Tous les luths furent accordés sur la même tonalité et commencèrent sur-lechamp à résonner de leur musique rythmée. Cette conception des maabuuBe (comme des autres professions), qui les envisage à la fois comme une corporation et comme une race, a un corollaire important qui se laisse apercevoir à travers le fragment qui vient d'être présenté. Ces groupes n'ont pas de différenciation interne au même titre que les Peul qui se subdivisent en clans et en lignages. Chaque maabo, chaque baylo, chaque gargasaajo, est comme un représentant de son « espèce » vis-à-vis de ceux qui recherchent ses services ; ce qui compte, c'est la qualité de son travail et non son appartenance à telle ou telle famille au sein de sa corporation. La raison en est, je pense, que l'appartenance à une famille ou à un lignage n'a d'importance que dans une situation où un père peut léguer à son fils quelque chose de tangible susceptible de lui être enlevé par un parti numériquement plus fort. Ce quelque chose de tangible peut être de la terre, du bétail, et, en fin de compte, le pouvoir politique. S'il est vrai qu'un cultivateur est réduit en esclavage dès que la terre qu'il travaille n'est plus à lui, un forgeron, par exemple, ne peut être réduit en esclavage tant qu'il exerce sa profession, car personne ne peut prendre sa connaissance et son habileté qui font parti de son être. C'est pour cela que ces corporations et leurs membres ne cherchent et ne prennent jamais le pouvoir politique. Cependant, cela ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de rapport avec le domaine politique. Au contraire, c'est l'existence d'une structure politique qui permet à de telles spécialisations d'exister, et cellesci ont des rôles importants dans le maintien de celle-là. Le rôle du forgeron et du cordonnier (gargasaajo) dans la chefferie, par exemple, est suggéré dans une image saisissante d'Amiiru MaabuuBe. Pour décrire l'action de monter en selle, il dit, en parlant d'un chef peul : o yaaBi reedu baylo o jooDi dow reedu gargasaajo (« Il marcha sur le ventre du Forgeron, il s'assit sur le ventre du Cordonnier »). Autrement dit, en appuyant sur l'étrier, objet de fer fabriqué par le forgeron, il « marche » sur le forgeron lui-même, et en s'asseyant dans la selle, objet de cuir fabriqué par le cordonnier, il « s'assied » sur le cordonnier lui-même. Quant aux maabuuBe, leur position par rapport au pouvoir est clairement indiquée par Amiiru MaabuuBe dans un récit concernant la chefferie peul de Gandjirgou dans la région de Ouagadougou. A la mort du chef peul, sept hommes, dont le fils du chef, se portent candidats à la chefferie. A cette époque, c'était le Mogho Naaba et le commandant de Cercle de Ouagadougou qui choisissaient ensemble le nouveau chef. Dans le passage suivant, le fils de l'ancien chef demande aux maabuuBe de l'accompagner à Ouagadougou pour qu'il pose sa candidature : Il convoqua notre père et les autres maabuuBe et leur dit : « Quant à vous, accompagnez-moi pour que j'aille à Ouagadougou. » Notre père dit : « Je n'irai pas. Parce que, si nous y allons maintenant, je ne sais pas si le pouvoir te sera attribué. Dans le cas où c'est un autre et ses gens qui obtiennent le pouvoir, nous ne pourrions jamais revenir dans le Gandjirgou ; nous serions saisis, mis dans un mortier et écrasés. Par conséquent, je n'irai pas. Nous autres maabuuBe nous n'avons pas l'habitude de faire cela. Quant à nous, nous nous tenons à l'écart pendant un changement de régime jusqu'à ce que quelqu'un obtienne le pouvoir, et puis nous sommes avec celui-là. Je le jure, on n'agit pas
La société
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autrement dans le Gandjirgou. Dans le Gandjirgou, c'est celui qui est au pouvoir que nous suivons. » Outre le rapport des maabuuBe au pouvoir, ce fragment nous apprend que le père d'Amiiru MaabuuBe exerçait pendant un certain temps dans le Gandjirgou. Un peu plus loin dans le même récit, Amiiru MaabuuBe indique qu'en tant que jeune garçon il était lui-même témoin des événements racontés. Cette constatation souligne un autre aspect très important du statut de ces corporations : elles sont vraiment internationales. Non seulement leurs membres circulent librement de chefferie en chefferie, mais encore d'un groupe ethnique à l'autre. Le cas du maabo Boûbacar Tinguidji, qui enregistra pour Christiane Seydou l'épopée de Silamaka et Poullori, est un exemple de ce phénomène. Tinguidji appartint à la maison de Mâmoudou, Amirou de Dori, c'est-à-dire une chefferie peul, mais lorsque l'Amirou fut arrêté, le maabo quitta Dori pour le Dârgol où il se joignit à la cour du chef songhay Môssi Gaïdou 1 . Une mobilité similaire existe dans le cas des autres professions. Cela est particulièrement frappant chez les gargasaaBe qui, à l'origine, relèvent de la société globale des Touareg chez qui ils travaillent non seulement le cuir mais aussi le bois et le fer. Dans le Djelgôdji, les gargasaaBe gardent beaucoup d'éléments de la culture touareg, y compris la langue tamacheck, et ils parlent mal le peul. Enfin, dans le monde de ces corporations, l'absence de frontières socio-géographiques est soulignée par le fait que le mariage est possible non seulement entre un homme et une femme de corporations différentes, mais encore entre personnes de sociétés globales différentes. S'il est vrai que les mariages sont plus fréquents entre membres de la même corporation, les maabuuBe, les wayluBe, les lawBe et les gargasaaBe peuvent tous s'entre épouser. En outre, leurs épouses peuvent avoir des origines géographiques très diverses. Alors qu'il serait extrêmement rare qu'un Peul épouse une femme mossi, par exemple, il est parfaitement normal qu'un forgeron vivant en milieu peul épouse une forgeronne vivant en milieu mossi. Si nous avons parlé un peu longuement ici des corporations d'artisans dans le Djelgôdji, c'est parce que nous aurons très peu d'occasions d'en reparler dans le reste de cette étude. Par contre, nous reprendrons le problème des riimaayBe à plusieurs reprises, lorsque nous aurons à examiner les rapports entre Peul et riimaayBe et à comparer le comportement des uns à celui des autres. Essayons donc maintenant de voir comment se présente la population peul de la région et de déterminer la place qu'occupent les familles qui nous hébergeaient pendant notre séjour dans le Djelgôdji. Les Djelgôbé et les autres Peul du
Djelgôdji
Les Peul du Djelgôdji se divisent d'abord en Djelgôbé (jelgooBe) proprement dits et les autres. Les premiers se considèrent tous comme descendus en ligne patrilinéaire d'un même ancêtre dont la plupart d'entre eux croient ignorer le nom. Cependant, dans l'esprit des gens, c'est un groupe de « frères » des1. Cf. Christiane Seydou, Silamaka et Poullori, épopée peule du Mâssina, thèse de 3° cycle en Ethnologie, Paris, Sorbonne, 1969, 279 p., p. 4 (p. 11 dans l'édition publiée par A. Colin en 1972).
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cendus de cet ancêtre qui a fondé les chefferies de Djibo et de Baraboullé et leurs dépendances ; par conséquent, tous les Djelgôbé sont parents plus ou moins proches de l'une de ces deux familles royales. Quant à la chefferie de Tongomayel, ses détenteurs faisaient partie de la maison de Djibo jusqu'à la fin du xix* siècle et n'ont eu une indépendance propre que depuis 1898 environ. Du fait de leur parenté avec la chefferie, tous les Djelgôbé portent le nom de louange (jammoore) Dicko (dikko), ainsi que les arBe (sg. arDo) de Haïré (hayre = pierre), la région des falaises entre Douentza et Boni, d'où les premiers Djelgôbé émigrèrent pour venir dans le Djelgôdji. Depuis la fondation des chefferies, de nombreux Peul ont quitté le Djelgôdji pour s'installer ailleurs, surtout à l'est : dans l'Oudalan, dans le Liptâko et le Yagha, et dans la région de Téra au Niger. En dehors du Djelgôdji, on a l'habitude d'appeler tous ces émigrés des Djelgôbé — habitude encouragée, peut-être par les émigrés eux-mêmes — mais dans la plupart des cas cette appellation serait fausse à l'intérieur du Djelgôdji. Là, on insiste bien sur le fait que seuls ceux qui partagent un ancêtre du côté paternel avec les chefs de l'une des chefferies de Djibo, de Baraboullé et de Tongomayel, sont des Djelgôbé. Les autres Peul sont d'origines diverses, mais on les appelle collectivement fulBe jelgooji (Peul du Djelgôdji). Faute d'une enquête extensive, il est très difficile de se faire une idée de la situation démographique des fulBe jelgooji par rapport à celle des Djelgôbé. Alors que ces derniers sont facilement plus nombreux que tout autre groupe, les fulBe jelgooji, dans leur ensemble, forment sans doute une majorité de la population peul de la région. Parmi eux, certains groupes se trouvaient là avant l'arrivée des premiers Djelgôbé, d'autres ont accompagné ces derniers, et d'autres sont venus plus tard. Les deux premières catégories nous concernent le plus, mais pour des raisons différentes. D'une part, nous avons fait notre recherche dans une communauté djelgôbé, mais cette communauté vit en étroite relation avec des Peul dont les ancêtres furent là avant les Djelgôbé. D'autre part, quoique des membres de la deuxième catégorie de Peul soient peu nombreux dans la région que nous avons étudiée, c'est à un membre de cette catégorie, la descendance des compagnons des premiers Djelgôbé, que revient le devoir d'investir un nouveau chef dans chacune des trois chefferies des Djelgôbé. (Il s'agit d'un membre de la lignée des SaadaaBe.) Parmi les Peul dont les ancêtres précédèrent les Djelgôbé dans la région, les plus nombreux sont probablement les fulBe Kelli. La plupart des Peul à qui j'ai posé la question répondent qu'ils ne connaissent pas la signification de ce nom. Le mot kelli désigne un petit arbre (Graewia betulifolia Jussieu) dont le bois est dense et tendineux et dont l'usage principal est la fabrication du bâton de berger (sawru). Etant donné que les Fulbe kelli étaient des gens dominés (waawaaBe) par les Djelgôbé et qu'ils s'occupaient uniquement de leurs bœufs et de leurs champs sans pouvoir avoir de commandement, on pourrait comprendre cette appellation comme une manière de dire « Peul bergers » ou « Peul de la brousse »). S'il est vrai qu'on désigne parfois ces Peul fulBe ladde (« Peul de la brousse »), l'un des hommes les mieux informés de la région m'a donné une tout autre explication de leur nom. Selon lui, lors de l'arrivée des premiers Djelgôbé, la région se trouvait sous la domination de la chefferie sonray de Tinyé (Tir\e) dont le chef s'appelait Kelli Kowe Yasabe. Les Peul déjà en place cherchèrent à se protéger contre
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les razzias des Djelgôbé en se mettant sous la protection de ce chef, et c'est pour cela qu'on les nomma les « Peul de Kelli », ou FulBe Kelli en p e u l 2 .
Les différents
types
d'agglomérations
Lorsqu'on voyage dans le Djelgôdji, en dehors des centres de Djibo, de Baraboullé et de Tongomayel, on rencontre, en général, deux sortes d'agglomérations. D'une part, on trouve, au milieu d'une aire plus ou moins étendue de terres cultivées, une collection de 10, 50, 100 ou 200 maisons en pisé, parsemée parfois d'un certain nombre de cases en paille. Si le nombre de maisons est de dix à cinquante environ, on sait presque infailliblement qu'il s'agit d'un village de riimaayBe, alors que les agglomérations rassemblant plus de cent maisons de ce type s'avèrent appartenir, en général, aux peuples non peul du Djelgôdji. D'autre part, à n'importe quel endroit (du point de vue de l'étranger, bien sûr), on peut tomber sur un groupe de petites cases en paille de forme hémisphérique. Parfois ce n'est même pas un groupe, mais une seule case ; parfois on trouvera au moins une centaine de ces cases réparties dans une suite de clairières dans la brousse. En saison sèche, on verra ces mêmes cases éparpillées une à une, ou par groupes de deux ou trois, dans les champs. Lorsqu'on rencontre ce type d'agglomération en brousse ou assez loin d'un village riimaayBe, c'est une communauté de Peul. Cependant, un certain nombre de riimaayBe habitent des cases du même type. Aux alentours d'un village en pisé, le seul aspect des cases de paille ne permet pas de dire s'il s'agit d'une communauté peul ou d'une communauté riimaayBe. Mais en regardant le sol on peut rapidement trancher la question : si la terre tout autour de chaque case n'est pas saupoudrée de bouse de vache, ce n'est pas un village peul. Chacun des trois cantons de Djibo, de Baraboullé et de Tongomayel comprend un certain nombre de « villages » dont les chefs sont responsables à la fois devant le chef de leur canton et devant le commandant de Cercle de Djibo. Or, ces « villages » sont en réalité des unités administratives qui ne correspondent que rarement aux agglomérations que nous venons de décrire. U n e concordance entre agglomération et « village administratif » n'existe que dans le cas des villages non peul du Djelgôdji. En ce qui concerne les Peul, le « chef de village » est en réalité un chef de lignage dont la juridiction comprend, d'une part, ceux qui se considèrent membres du lignage où qu'ils soient et, d'autre part, le territoire habituel du lignage avec les autres habitants qui y sont installés. Ces autres habitants sont constitués en partie de Peul d'autres lignages, dont le territoire habituel est ailleurs ou qui n'ont pas de 2. Dans le premier chapitre et ailleurs dans ce travail, j'emploie parfois le terme Djelgôbé (sg. Djelgôwo) pour désigner tous les Peul qui partagent le mode de vie et les valeurs des Djelgôbé proprement dits. C'est d'abord une question de commodité d'expression, mais encore, en ce qui concerne les problèmes qui seront traités ici, la distinction entre Djelgôbé et fulBe jelgooji ne me semble pas significative. C'est avant tout sur le plan de l'organisation et de l'évolution politique du Djelgôdji que cette distinction a joué un rôle. Cependant, il est très difficile, sinon impossible, de préciser une fois pour toutes la nature de ce rôle qui se manifeste différemment chaque fois que se modifient les raisons qui amènent deux groupes à avoir des rapports l'un avec l'autre.
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chef reconnu par l'administration, et, pour le reste, de riimaayBe et de membres d'autres ethnies à l'exception des habitants des gros villages décrits ci-dessus. Ces derniers sont sous la juridiction de leur propre chef traditionnel et ils vivent et règlent leurs affaires selon leurs propres coutumes. Cependant, en cas de conflit entre un Peul et un ressortissant d'un tel village, c'est le chef peul du territoire dans lequel se trouve le village qui doit normalement juger le cas. Si l'une ou l'autre des parties n'est pas satisfaite du jugement, elle pourra présenter son cas devant son chef de canton et, ultérieurement, devant la « justice ». Ce terme ne sigifie pas, pour les habitants du Djelgôdji, une idée de rectitude morale ou de recherche du tort et de la raison, mais tout simplement la brigade mobile de la gendarmerie nationale. Cette image-là de la justice fait que les gens évitent autant que possible d'avoir affaire à elle.
L'implantation
territoriale des lignages
Mes recherches ont été faites presque exclusivement dans le village administratif de Pétéga (que j'écris Petaga, plus proche de la prononciation locale). Son territoire, en forme d'éventail légèrement déplié, commence à une vingtaine de kilomètres au nord de Djibo et va en s'élargissant vers la frontière malienne. Il n'a pas de limites fixes, mais se définit par rapport aux lieux habituellement occupés et utilisés par ses habitants. Ceux-ci sont en majorité des Djelgôbé proprement dits, complétés par une forte minorité de FulBe Kelli. Il y a également quelques importants villages riimaayBe, mais, en revanche, ce territoire ne comporte pas d'agglomération non peul. Nassoumbou (Naasumbu), le plus proche village de ce type, se trouve à la limite est de Petaga. C'est un village composite qui renferme une moitié sonray, une moitié kurumba, plus quelques familles de Dogon, d'artisans, de riimaayBe, de commerçants, etc. Un certain nombre de familles de Petaga vivent dans la région de ce village de façon permanente ou intermittente, ce qui entraîne de nombreux va-et-vient entre les deux régions. Les Djelgôbé de Petaga appartiennent tous à un groupe de lignages liés à la maison détentrice de la chefferie de Baraboullé. A l'intérieur de ce groupe, c'est le lignage le plus nombreux qui détient le titre administratif de « chef de village ». Les ressortissants des autres lignages sont moins nombreux soit à cause d'une réelle faiblesse démographique, soit parce qu'il s'agit d'une fraction d'un lignage dont la majorité des membres vit ailleurs. Mais, comme nous le verrons avec plus de détail dans le chapitre suivant, toutes ces fractions ont un chef par la nature même de leur structure interne. Ce qui les sépare de la chefferie de village, ce sont avant tout la petitesse de leur taille et l'absence d'une investiture. En réalité, le fait d'être nombreux est une condition nécessaire, sinon suffisante, pour obtenir l'investiture, aussi bien sous le régime colonial ou voltaïque que pendant la période précoloniale. S'il est vrai que l'état actuel de nos informations ne nous permet pas de dire par quel ancêtre exactement les Djelgôbé de Petaga se rattachent à la maison de Baraboullé, en revanche, leur situation géographique dans le Djelgôdji, et par rapport à leurs voisins immédiats en particulier, fournit un complément d'information à ce propos en même temps qu'elle illustre le
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mode d'expansion territoriale que nous analyserons dans le chapitre suivant. TaaraaBe Alfaa (les « petits-fils » d'Alfâ), le lignage auquel appartiennent la plupart des Djelgôbé de Petaga, se trouve aux limites nord-est et est du territoire occupé par les divers lignages apparentés à la maison de Baraboullé. Directement au sud de la région occupée par TaaraaBe Alfaa se trouve celle des lignages apparentés à la maison de Djibo, tandis que d'autres lignages de cette maison sont implantés dans le territoire situé immédiatement à l'est de celui de Petaga. Qui se trouve à l'ouest ? Là, c'est-à-dire dans la région entre Petaga et le bourg de Baraboullé, les Djelgôbé appartiennent en général à des lignages « aînés », des lignages dont le fondateur était, selon la tradition orale, un frère aîné d'Alfâ, l'ancêtre de TaaraaBe Alfaa. En allant vers le sud du territoire de TaaraaBe Alfaa, mais avant d'atteindre la frontière avec celui de Djibo, on trouve, d'une part, les branches « aînées » de ce lignage et, d'autre part, les mêmes lignages « aînés » qu'on trouve à l'ouest. C'est dans le lieu appelé Petaga que réside habituellement le « chef de village » de Petaga. Il appartient à l'une des branches les plus « jeunes » de TaaraaBe Alfaa. Une sous-branche « aînée » de celle-ci se trouve également à Petaga, mais la plupart de ses membres vivent dans la moitié sud de ce lieu, alors que le chef et les membres de sa sous-branche vivent dans la moitié nord. Un peu plus au nord de Petaga proprement dit, on trouve une branche de TaaraaBa Alfâ plus « jeune » encore que celle du chef de village, mais cette branche est très faible numériquement. C'est également dans cette même région nord du territoire global de Petaga qu'on trouve presque tous les FulBe Kelli. Il nous semble donc pouvoir lire dans la géographie humaine de cette partie du Djelgôdji les grandes lignes historiques de l'expansion des Djelgôbé de Baraboullé. En général, les lignages « aînés », dans le sens défini ci-dessus, se trouvent plus près de Baraboullé, tandis que les lignages puînés s'en trouvent de plus en plus éloignés vers l'est et vers le nord-est. Il existe toutefois quelques exceptions à cette règle, mais puisque je n'ai pas fait d'études géographiques extensives je ne suis pas en mesure de les commenter. Dans le « village administratif » de Petaga, il y a deux à trois douzaines de lieux qui sont habités à un moment ou à un autre de l'année par des Peul, mais deux d'entre eux seulement sont habités de façon permanente : il s'agit dans les deux cas d'un village où une mosquée a été construite. L'un de ces villages se trouve dans la moitié sud du lieu appelé Petaga, un fait qui a son importance, comme nous le verrons par la suite ; l'autre village, appelé Sôboullé, se situe à huit kilomètres environ au nord de Petaga. C'est le point de rassemblement de la plupart des FulBe Kelli. Tous les autres endroits sont inhabités pendant une partie de l'année, à l'exception des villages riimaayBe, comme nous l'avons vu. Cette absence de villages permanents marque fortement la vie du Djelgôdji ; c'est un fait que nous réexaminerons de plusieurs points de vue au cours de ce travail. Pour le présent, qu'il nous suffise de remarquer seulement ceci : presque tous les noms de village sont, pour les Peul, non pas des noms de village, mais des noms de lieu. Ceux-ci font partie d'une vaste collection générale de noms de lieu qui couvrent de façon extrêmement détaillée le territoire qu'habitent les Peul et où ils font paître leur bétail. En réalité, dans la plupart des cas, le fait qu'un lieu soit nommé ne signifie pas que c'est un lieu habité. Ce n'est pas par rapport aux agglomérations humaines que les
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Société et liberté chez les Djelgôbé
Peul définissent leur position sur la terre à un moment donné, mais par rapport à la variabilité que celle-ci manifeste sans l'intervention de l'homme, tels les différents types de point d'eau, les qualités du sol, ou la nature de la couverture végétale. Cette constatation n'est que le reflet du mode de vie des Peul qui fait qu'un endroit peut être habité pendant quelques mois, puis désert le reste de l'année ou pendant une période plus longue. Les agglomérations ne sont pas suffisamment fixes pour permettre aux gens de s'orienter par rapport à elles. Qu'un lieu soit habité ou non, cependant, intéresse profondément les Peul et cet intérêt se manifeste, dans un petit nombre de cas, à travers le nom de lieu. Il est donc frappant de remarquer que la plupart des noms de ce type signale non pas un village, mais un village désert. Une ruine, que ce soit une seule maison ou tout un village, s'appelle winnde en peul, et ce mot fait partie de plusieurs noms de lieu dans le Djelgôdji. Winnde Bokki, par exemple, signifie « le village désert du baobab ». Or, s'il est vrai que la vue d'un village désert suscite chez les Peul, comme chez nous, un sentiment de tristesse, le fait d'avoir donné un tel nom à un endroit implique qu'on y a vu un village désert, donc qu'on y est revenu après un relativement court laps de temps — autrement il ne resterait rien à remarquer. En effet, la plupart des endroits portant un tel nom sont (ou étaient) des lieux de campement d'hivernage.
CHAPITRE I I I
LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ PEUL Le « village » : unité de vie En ce qui concerne sa répartition dans l'espace, la société peul se divise en petites unités de taille variable qu'on appelle wuro. Ce mot est généralement traduit en français par village, mais bien qu'on appelle wuro la plupart des villages peul, ce n'est pas le sens exact du terme. Toute unité socio-géographique possédant un homme reconnu comme chef de cette unité, et dont les membres sont noués par des liens de parenté ou de voisinage suivis, s'appelle wuro. Ce concept implique nécessairement une pluralité d'âmes. Un homme et une femme vivant ensemble forment un wuro, ainsi qu'un homme et ses enfants (mariés ou non). Au sens le plus large, tout groupement qui se pense communauté est un wuro. Même un groupe de voyageurs, quand il s'arrête pour la nuit, crée un wuro, et la preuve en est que l'on peut venir le lendemain le saluer en disant : jam wuro waalii ? qui veut dire : « Est-ce que (votre) 'communauté' a passé la nuit en paix ? » Sauf quand il est tout seul dans la brousse avec ses vaches, un homme est membre de plusieurs gure (pluriel de wuro). Lui-même et sa femme ou ses femmes forment le wuro minimal, mais il peut en même temps participer à celui de son grand frère ou de son père, et la communauté qu'ils forment ensemble peut s'insérer dans une unité plus large encore que nous reconnaîtrions comme un village. Toutes ces unités s'appellent wuro. Le wuro est par nature éphémère, car si ses membres se séparent il n'existe plus. Ce n'est pas un élément de structure sociale, comme l'est le lignage ou la génération, mais, par contre, c'est le domaine du social même, ce qui est nettement indiqué par le fait que dans la pensée peul le contraire de wuro est ladde, brousse. En général, pour qu'un wuro existe il ne suffit pas qu'il y ait un ensemble de gens ; un groupe de bergers, par exemple, faisant paître leurs animaux dans la brousse, reste dans la brousse non seulement par rapport aux gens qu'ils ont laissés dans leurs villages, mais encore dans leur propre pensée : leur campement s'appelle hoggo, ce qui veut dire l'enclos où les veaux sont enfermés chaque nuit et devant lequel, autour du feu, couchent les bergers avec le reste du troupeau. Ce qui manque dans un tel campement ce sont les femmes et, dans la mesure où le
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
mot wuro exprime l'idée du social, il est facile de comprendre que là où il n'y a ni femmes ni organisation autour d'elles, ce mot ne saurait convenir. Cependant, la seule présence féminine ne crée pas un wuro, étant donné que toutes les rencontres entre amants et tous les divertissements des jeunes des deux sexes ont lieu justement hors du wuro. On est tenté de dire que le wuro serait le domaine des règles, des interdits et des obligations, alors que la brousse serait celui de la liberté, mais cela n'est que partiellement vrai, car la brousse aussi a ses règles. Néanmoins, sur le plan du vécu, la brousse est cette région où il n'y a pas de gens et où on agit en fonction de ses propres besoins plutôt que de ses sentiments sociaux. C'est le lieu de la solitude et c'est la métaphore de la solitude. L'opposition wuro/ladde (communauté/brousse) est toujours en quelque sorte relative, car le reste du monde est toujours brousse par rapport à chez soi. Même au sein d'un village on peut, en plaisantant du moins, appeler brousse ces quartiers avec lesquels on a peu de liens. Dans le Djelgôdji, la case est presque toujours construite avec la porte face au sud ; elle peut parfois faire face au nord, mais jamais vers l'est ou vers l'ouest. Quand je demandai à une vieille femme pourquoi sa porte ouvrait vers le nord plutôt que vers le sud, bien qu'il y eût des cases tout autour de la sienne, elle me dit que là, indiquant les cases vers le sud, c'était la brousse. Par sa naissance, chaque individu se trouve membre de divers groupes basés sur la parenté, le sexe, l'âge et la génération. Ce sont des données immuables de l'existence et elles sont perçues comme telles par les Peul. S'il est vrai que l'individu est également né dans un wuro, le wuro auquel il appartient à sa naissance n'exerce aucune influence décisive sur sa vie ultérieure, ne serait-ce que par les personnalités de ceux qui le composent. Au contraire, c'est l'individu et ceux qui vivent avec lui qui créent et font vivre le wuro, car l'appartenance à un wuro est pour tous, sauf les enfants, un choix personnel qui n'est jamais complètement déterminé. Ceci est un fait capital pour notre étude, car, bien que le wuro ne soit pas un segment structural de la société, il en est l'unité de v i e 1 . C'est la réalisation dans l'espace et dans le temps de la société : gondal en peul, qui vient du verbe wondude, « être ensemble ». Tout cela risque de paraître évident, mais il importe d'appuyer là-dessus parce que ces faits sont à la base de la conception peul de la vie sociale. Le fait d'être homme ou femme, d'être membre de tel ou tel lignage est déterminé par la naissance, mais l'appartenance à la société même, considérée non pas abstraitement mais dans la réalité d'un groupe de gens vivant ensemble, dépend de la volonté de l'individu. Et comme nous le verrons plus tard dans l'analyse détaillée de la vie quotidienne, cette adhérence n'est nullement passive, mais elle est comme un travail créateur qui instaure la société et la prolonge dans le temps. Chaque wuro comporte au moins une case, laquelle est œuvre et propriété de la femme. Ce fait est signalé dans la langue par l'expression jom suudu (« maîtresse de la maison ») et qui veut dire, respectueusement, la femme mariée. Ceux et celles qui ne sont pas mariés n'ont pas de cases et doivent 1. Cf. la distinction que fait Cl. Lévi-Strauss entre « structure sociale » et « relations sociales », in Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, pp. 305-306.
La structure
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sociale
coucher là où ils peuvent, soit dehors ou dans des cases abandonnées, dans le cas des garçons, soit chez leurs parents, dans celui des filles, généralement dans la case d ' u n e f e m m e qui ne reçoit pas son m a r i cette nuit-là. U n h o m m e d o n t la f e m m e est partie en voyage ou en f u i t e coucherait ailleurs que dans sa case, et cela particulièrement si elle n ' a pas laissé d'enfant. U n e case sans f e m m e n'est pas wuro, et le m a r i se sent d'autant plus gêné que son titre respectueux à lui est jom wuro (« maître d u wuro »). L a f e m m e partie, le wuro n'existe plus et il n'est maître de rien. C'est u n e d é f o r m a t i o n de l'expression jom wuro qui a d o n n é le m o t courant q u ' o n traduit en français par « chef de village », à savoir jooro.
Le lignage
: unité de
structure
Si le wuro est l'unité de vie de la société peul, la suudu en est u n e unité de structure. L'étymologie de ce mot, q u e les dictionnaires f o n t dériver d e la racine suuD- (« cacher », « se cacher »), n'en révèle pas son sens véritable p o u r les Peul. L a suudu est u n endroit où u n être ou u n e chose se trouve à l'abri, et l'on peut voir l'idée de cacher dans cette conception. C'est la case, p o u r les h o m m e s , le nid p o u r les oiseaux et les abeilles, l'enveloppe p o u r u n e lettre, toute boîte ou tout étui p o u r ce qu'il y a dedans. L à où toute chose qui se repose trouve son repos, c'est sa suudu. Mais en plus de cette idée, ce m o t suggère la notion d ' u n compartiment. C h a q u e pièce, p a r exemple dans u n e maison à plusieurs pièces, s'appelle suudu, ainsi que les « cases » q u ' o n dessine dans le sable p o u r procéder à la divination. E t c'est ainsi que ce concept se révèle c o m m e l'un de ceux d o n t se servent les Peul p o u r penser la compartimentation de leur société. E n effet, l'expression suudu baaba (« la maison d u père, de p a p a ») est la plus courante p o u r indiquer le patrilignage, et encore, dans l'abstrait, l'ensemble des coutumes et des règles qu'on doit observer vis-à-vis de ses c o - m e m b r e s 2 . Mais, c o m m e c'est le cas avec la plupart des termes peul de parenté, seul le contexte indique s'il s'agit seulement des parents proches, d ' u n g r o u p e m e n t intermédiaire, ou bien de tout le clan des Djelgôbé. Eneti fuu suudu wooteru (« N o u s sommes tous d ' u n e seule maison ») se dit très c o u r a m m e n t p o u r a f f i r m e r la solidarité, l'unité d u groupe en question, mais d'autres expressions peuvent également s'employer, telle enen fuu hoggo wooto (« nous sommes tous d ' u n m ê m e enclos »), qui envisage l'unité du groupe sous l'aspect de la mise en c o m m u n d u bétail, ou bien enen fuu duhol gootol (« nous sommes tous de la m ê m e 'ceinture' »), qui évoque l'image de la corde avec laquelle les h o m m e s attachent le pantalon a u t o u r de la taille, euphémisme, donc, p o u r la région génitale. Bien que ces expressions conçoivent l'unité 2. Il y a une similitude de manière de penser qui s'exprime à travers ce terme peul et à travers le terme kubwoti qu'utilisent les « Somba » du Nord-Dahomey. Selon Paul Mercier : « Nous sommes de même kibwoti signifie aussi bien : nous avons les mêmes coutumes, que : nous avons les mêmes ascendants » (Tradition, changement, histoire, Paris, Ed. Anthropos, 1968, p. 333). Cependant, chez les « Somba », il semble qu'on peut dire le kubwoti aussi bien qu'un kubwoti, tandis que chez les Djelgôbé, comme nous le verrons plus loin, suudu baaba s'emploie surtout pour dire « notre lignage » et d'autres termes sont utilisés pour parler d'autres lignages.
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du groupe sous de différents angles, elles ne désignent pas, semble-t-il, des groupes d'ordre ou de nature différents ; en ce qui concerne l'appartenance des gens eux-mêmes, ce sont des synonymes. Un dernier terme exprimant la notion de lignage c'est lenyol, qui veut dire « race » ou « lignage » et qui s'applique donc à une gamme de groupes sociaux beaucoup plus étendue que les autres termes que nous venons de passer en revue, car il peut désigner l'ethnie entière aussi bien qu'un groupe restreint ; son emploi, toutefois, est moins fréquent pour ce dernier cas. Chacun de ces termes convient donc à une série d'entités d'envergure différente alors qu'ils ne peuvent point servir à distinguer entre les différents niveaux d'organisation sociale sur le plan objectif. Dans ce cas, comment les distinctions se font-elles ? Avant de répondre à cette question il faut constater que les Peul aiment ce flou que nous remarquons dans leur terminologie. Comme Southall l'a trouvé chez les Okebo, forgerons auprès des Alur 3 , chez les Peul aussi les gens insistent inlassablement sur le fait qu'ils sont tous un. Leur système de mariage, d'ailleurs, agit dans ce sens en ce qu'un très haut pourcentage d'unions endogames (telles que le mariage avec la fille du frère du père 4 ) tend à multiplier les liens de parenté entre les gens de façon à ce qu'ils se trouvent classés les uns par rapport aux autres dans plusieurs relations de parenté à la fois. Il arrive fréquemment, par exemple, que la cousine parallèle patrilatérale qu'un homme épouse soit en même temps une cousine croisée classificatoire. De même, il se trouve souvent qu'un vieillard soit le grand-père de la femme aussi bien que du mari dans un mariage : le père du chef actuel de Petaga, par exemple, est le grand-père des deux époux dans cinq mariages (dont deux ont divorcé par la suite), et il a même donné une fille en mariage à un fils que l'une de ses ex-femmes eut d'un mariage ultérieur.
XJne interprétation
de la nomenclature
de parenté
Les individus, évidemment, font valoir l'un ou l'autre des liens qui les unissent selon la situation. Voici un exemple frappant de ce comportement. La femme du chef (jooro) a une fille qui a plusieurs enfants ; elle est donc leur grand-mère maternelle. En discutant avec elle, cependant, j'ai appris que, lors de la cérémonie de l'imposition du nom d'un de ces enfants, elle avait reçu un cadeau symbolique qui ne doit être donné qu'à la tante paternelle de l'enfant. Je pensais d'abord que j'avais dû me tromper et que ce cadeau pouvait être donné à la grand-mère maternelle aussi bien qu'à la tante paternelle, mais je ne voyais pas pourquoi. Inutile d'en trouver une raison : j'avais tort, car me voyant perplexe, la femme insista en riant sur le fait qu'elle était une tante 3. Aidan W. Southall, Alur society, Cambridge, W. Heffer & Sons, 1953, p. 174. 4. Dans le village où nous avons enquêté, sur 28 hommes mariés 14 avaient épousé en premières noces la fille vraie du frère du père, soit 50 %. Dans la plupart des cas où ce type de mariage n'a pas eu lieu, la raison en était que lorsque le fils d'un frère se trouva en âge de se marier, l'autre frère n'avait simplement pas de fille à lui donner. Dans son étude sur les WoDaaBe du Niger, Marguerite Dupire a trouvé la même fréquence pour ce type de mariage : « Elle varie de 28 à 60 % selon les fractions et présente une moyenne générale de 50 % », op. cit., p. 273.
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paternelle (goggo) de l'enfant. Elle m'expliqua que le mari de sa fille, son propre mari et elle-même étaient tous de la même génération et tous descendus du même père (en fait, arrière-grand-père) et que c'était pour cela qu'elle pouvait être considérée comme la sœur du mari de sa propre fille. Tous les termes de parenté peul, comme nous venons de le voir avec goggo, se prêtent à l'équivoque dans l'usage 5 . Le champ de leur désignation précise, par opposition avec leurs utilisations classificatoires, est restreint et le nombre de termes n'est pas grand. Il n'existe que quatre termes en dehors de ceux utilisés pour la famille nucléaire pour désigner les autres parents, à savoir : bappannyo (frère du père), goggo (sœur du père), kaawu (frère de la mère), et denDiraaDo (cousin ou cousine croisé). A l'intérieur de la famille nucléaire, nous trouvons le terme sakike (sibling) qui s'applique non seulement aux siblings de même père, mais aussi à ceux de même mère et de pères différents, à tous les enfants des frères et des cousins du père, et même aux enfants des frères et des sœurs de la mère. Le terme baaba (père) peut désigner également tous les frères et les cousins du père et remplace souvent l'appellation bappanyo. Le terme yaaye (mère) est utilisé aussi pour toutes les sœurs de la mère. Le terme BiDDo ou Bii (enfant) s'applique non seulement aux enfants d'Ego, mais encore à ceux de tous les sakiraaBe (siblings et cousins) des deux sexes. Parmi les frères et sœurs réels, on différencie les aînés des puînés : l'aîné(e) se dit mawniyo (de mawnude = « être grand »), tandis que le cadet, ou la cadette, est appelé(e) minyiyo. Enfin, les grands-parents sont nommés maama, ainsi que tous leurs sakiraaBe, alors que les petits-fils et les petites-filles sont appelés taaniraaDo ou taan, ainsi que ceux et celles des sakiraaBe d'ego. Pour distinguer le sexe de l'individu dans les nombreux cas ou le terme ne l'exprime pas, il faut y ajouter le mot « homme » ou « femme », par exemple : BiDDo gorko = fils, mawniyo debbo = grande sœur. De cette exposition de la terminologie peul de parenté on peut tirer deux observations : tout d'abord, les termes ont tous — à l'exception de minyiyo et mawniyo — une application restreinte et une application large, sans toutefois fixer une limite définie à cette dernière. Même sans compter les multiples liens que crée le mariage endogame, la terminologie permet dans certains cas d'envisager la même personne sous des classifications différentes ; par exemple, la catégorie de baaba inclut le bappannyo, et celle de sakike comprend le minyiyo, le mawniyo et le denDiyo (autre forme du mot denDiraaDo). Le flou que nous avons remarqué dans les différents mots pour lignage, nous le retrouvons ici dans la terminologie de parenté. Bien qu'il soit possible, au moyen de circonlocutions, de distinguer entre la famille immédiate et les collatéraux, entre les proches et les lointains, le vocabulaire de parenté ne fait pas ces distinctions lui-même, ne fait pas de coupure nette entre « nous » et « eux ». Deuxièmement, par contre, ce vocabulaire distingue très nettement et sans ambiguïté dans un autre domaine, à savoir celui de l'âge et de la génération. mawnam (« mon aîné(e) ») ne peut désigner qu'un sibling de même père ou de même mère né avant moi. goggo am (« ma tante paternelle ») doit être une parente du côté de mon père et de la même génération que lui, alors 5. Sauf les termes distinguant entre frères et sœurs aînés et puînés, comme nous le verrons tout à l'heure.
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que sakike am (« mon sibling ») doit être de ma génération et BiDDo am ou Biiyam (« mon enfant ») de la génération suivante, et ainsi de suite pour les autres termes. Cette insistance sur l'exactitude dans la désignation des relations d'âge et de génération relatifs est frappante par rapport au manque d'une telle exactitude dans la description d'autres aspects de la relation. Elle nous suggère que l'âge et la génération sont des principes fondamentaux de l'organisation sociale peul. En effet, c'est l'une des idées les plus fortement enracinées dans la mentalité peul que l'ancienneté justifie en quelque sorte le pouvoir qu'on a sur quelqu'un, le droit de commander à quelqu'un, et cela est vrai aussi bien pour les relations politiques que pour les relations au sein de la famille. Cependant, les principes organisateurs d'âge et de génération ne peuvent pas d'eux-mêmes déterminer la structure de la société, ne serait-ce qu'ils sont souvent en conflit l'un avec l'autre. Par exemple, certains vieillards ayant eu des enfants pendant une période de quarante à cinquante ans, il n'est pas rare de remarquer des enfants de dix ans qui sont les « pères » (c'est-à-dire bappanyo) d'hommes de trente ans. On peut dire qu'en règle générale l'âge est respecté mais que, pour les questions de droit et d'autorité politique, c'est la génération qui compte le plus. Nous verrons par la suite et à maintes reprises l'importance de ces principes, qui agissent autant sur la psychologie intime de l'individu que sur l'agencement objectif de la société.
Signification
du lignage
Le lignage, chez les Djelgôbé, est plutôt un concept qui aide les gens à s'imaginer leur structure sociale qu'une entité qui vit et qui agit en tant qu'institution dans la pratique. Nous avons déjà passé en revue un certain nombre de mots pour lignage, mais aucun de ces mots n'est utilisé pour désigner les membres de tel ou tel lignage. On se sert plutôt de l'expression taaniraaBe maani (normalement raccourci en taaraaBe ou taan maani), qui veut dire « les petits-fils d'Untel ». Il n'y a pas de rites qui fassent rassembler le lignage, ses membres ne se réunissent pas et ils n'agissent pas en commun dans un but collectif. Par contre, l'appartenance à un lignage donne à l'individu une sorte de base socio-géographique d'où il peut mener sa vie : il aura un territoire, assez vaguement délimité et parfois discontinu, où il pourra faire paître son troupeau et cultiver son champ ; les autres membres du lignage ne seront pas étrangers pour lui, mais suudu baaba. Le comportement que manifestera l'individu vis-à-vis des autres membres de suudu baaba varie selon plusieurs facteurs, sexe et génération mis à part : tout d'abord, la relation généalogique réelle, car bien qu'un homme appelle sakike tous les hommes (et femmes) du lignage de sa génération, ce sont ses propres frères et les fils des frères de son père qui seront pensés comme membres d'une même famille, alors qu'avec les cousins plus lointains la relation est d'emblée plus ambiguë en ce que les valeurs de compétition et de rivalité commencent à prendre le dessus sur celles de réciprocité et d'harmonie. Deuxièmement, cependant, le développement dans le temps des rapports entre frères des générations précédentes influence d'une manière décisive les rapports entre les descendants. Cette influence se manifeste surtout par le choix de vivre ou de ne pas vivre ensemble, de partager ou ne pas partager un wuro, parce qu'il
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résulte de ce choix que les enfants grandiront ensemble ou séparés selon le cas et qu'ils noueront des liens d'amitié qui ne suivront pas forcément ceux de la parenté. Que les membres d'un lignage se disent les « petits-fils d'Untel » est textuellement loin de la vérité, car aucun lignage ne rassemble un groupe aussi petit en nombre et si peu profond généalogiquement. Parmi les Djelgôbé, le nom du lignage remonte à un minimum de cinq générations à partir de quelques vieillards de soixante-dix à quatre-vingts ans, et la majorité des vivants sont donc à sept ou huit générations du fondateur, et souvent beaucoup plus. Nous venons de remarquer, par contre, que ce sont justement les petits-fils de quelqu'un, c'est-à-dire les enfants des fils d'un seul homme, qui se voient, se sentent, comme une seule grande famille. C'est avec eux, toutes choses égales, qu'on grandit en bas âge, et c'est parmi eux, dans la mesure du possible, qu'on trouvera sa première épouse. Mais avec combien d'entre eux vivra-t-on quand on aura soi-même soixante à quatre-vingts ans ?
Forces centripètes
et forces centrifuges
de la société
Cette question se pose et s'impose en ce qui concerne la société peul, car il est frappant de voir combien les gens s'éparpillent au cours d'une seule vie humaine. En dépit de tous les déplacements et de tous les « changements de personnel », cependant, cette société semble conserver une remarquable stabilité de structure depuis des siècles. C'est une société en quelque sorte centrifuge comme le prouve non seulement l'éparpillement actuel des Peul partout dans la savane ouest et centre-africaine, mais aussi l'histoire de n'importe quel groupement peul. Considérons très brièvement d'abord les forces qui tendent à maintenir les structures, puis les forces centrifuges. On oublie trop souvent que, même dans une société « traditionaliste », le monde n'est pas le même pour les jeunes, pour les grandes personnes et pour les vieux, car s'il est vrai que les structures ne changent pas, cela n'empêche pas les individus de se quereller, de partir ou de mourir. En effet, comme nous le verrons plus loin dans l'analyse de la vie vécue, les Djelgôbé voient leurs unités de vie (wuro, pl. gure) comme sous l'ombre d'une éventuelle désagrégation. Fatalement, au cours d'une longue vie, un homme va se voir quitté par ses frères — si ce n'est pas lui qui les quitte — puis par ses enfants, un à un mais sans ordre prévisible. Ce fait appelle toutefois une autre remarque, à savoir que ces séparations entraînent en même temps un élargissement progressif de l'horizon social par le jeu de l'émigration et de l'installation ailleurs. Les frères, les cousins, les amis d'enfance d'un homme mûr se trouveront un peu partout, alors que ceux de ses propres enfants seront encore ensemble, ce qui ne peut pas manquer d'agir sur l'image que chacun se fait de la société. Envisageant les faits sous une autre lumière on peut soutenir que, étant donné que l'enfance peul est normalement heureuse, les gens essaient de maintenir à travers le temps la société qu'ils connurent dans leur jeunesse. Cela est, bien sûr, impossible, mais de cet effort contre les tendances centrifuges il résulte le compromis suivant : d'une part, pour les hommes mûrs et pour les vieux, le lignage senti comme parenté réelle dépasse toujours l'expérience des jeunes, mais, puisque ce sont ceux-là qui gèrent
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la société, ces liens peuvent rester vivants en dépit de l'éparpillement des familles constitutives du lignage. D'autre part, si les vieux n'arrivent jamais à reconstituer cette unité chaleureuse et sécurisante qu'ils vécurent avec les camarades de leur enfance, ils se trouvent néanmoins, en tant que grands-parents, à la tête d'une sorte de proto-lignage qui recrée cette même ambiance pour leurs propres petits-enfants. Peu de chose réjouit autant un aïeul que de voir un petit-fils et une petite-fille se marier entre eux. Si ce n'est pas une garantie contre la désagrégation, c'est comme un gage que le combat contre elle sera continué. En ce qui concerne les forces centrifuges, il est possible de les partager en deux groupes : celles qui relèvent de l'écologie de la vie peul et celles d'ordre social et psychologique. Bien qu'il ne soit pas facile de démêler ces forces les unes des autres, nous n'examinerons ici que les premières pour reprendre plus loin l'étude des autres dans l'analyse de la vie vécue. Il n'est pas possible de dire, pour la région du Djelgôdji, que l'environnement détermine le mode de vie des gens. Les faits démentent cette attitude car, comme nous l'avons déjà vu, plusieurs groupes ethniques, chacun avec sa culture et ses structures sociales propres, partagent la région. Il est passionnant, certes, de rechercher l'origine d'une coutume ou d'une structure sociale, mais même si on la retrouve, ce qui est douteux pour quatre-vingt-dix neuf pour cent des cas, cela ne sera pas une explication du fait qu'on cherche à comprendre. Je rejette l'idée qu'en principe avec une connaissance complète du passé on arrivera à expliquer le présent ou à prédire l'avenir, car en sciences humaines comme en physique il existe un principe d'incertitude qui rend cette connaissance complète à jamais inaccessible 6 . La recherche en sciences humaines est comme la recherche d'une nouvelle « charte mythique » de l'humanité — celle sous laquelle nous vivons actuellement devenue brouillée et contestée — mais quelles que soient les informations que nous découvrirons dans nos gènes ou dans l'histoire, l'image de la nature de l'homme que nous en construirons ne dépassera pas le stade d'une charte, ne sera jamais totalement déterminante parce qu'elle sera incomplète, d'une part, et parce que, pour paraître vraie, elle aura besoin de la foi et de l'énergie humaines d'autre part.
Rôle du mode de production
dans la dispersion des gens
En parlant de l'écologie peul nous ne partons donc pas à la recherche de l'origine du rapport qu'a ce peuple avec la nature, mais nous considérons ce rapport comme point de départ, comme un système global qu'il n'est jamais possible de diviser en une partie « environnement » et une autre partie « société » 7 . Leur mode d'élevage, par exemple, qui est bien adapté à l'envi6. Voir les dernières pages du chapitre VII, où cette analogie est appliquée à un problème précis. 7. Ce point a été développé de manière frappante par Philip W. Porter dans son article « Environmental potentials and economic opportunities : A background for cultural -adaptation », American anthropologist, 67 (2), avril 1965, pp. 409420 (contribution au symposium sur la variation culturelle et l'adaptabilité des cultures). Sur les risques que comporte une situation écologique donnée, M. Porter écrivait : « Subsistence risk is not given in nature, it is a settlement negotiated between an environment and a technology. Just how much risk an individual or
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ronnement, n'est pas le seul qui soit possible sous ces conditions. Mais c'est justement l'interaction de ce mode d'élevage avec l'environnement qui crée ces forces centrifuges que nous allons examiner. Tout d'abord, il importe de constater que toute chose et tout animal domestique appartiennent à quelqu'un, à une seule personne. En ce qui concerne le bétail, penser qu'une vache, par exemple, puisse être la propriété de plus d'une personne à la fois serait aussi déroutant pour un Peul que d'apprendre qu'elle n'appartient à personne 8 . C'est seulement lors du partage d'un héritage qu'on risque de se trouver devant un tel cas, et cela est tellement gênant pour les Peul que s'il reste un seul animal pour deux héritiers ils le vendent à la première occasion pour pouvoir partager l'argent. Dès l'imposition du nom, sept jours après la naissance, le cheptel de l'enfant commence à se constituer par des dons qui lui sont faits lors de cette cérémonie. Vers l'âge de sept ans, ou lorsque l'enfant pourra comprendre le rôle important que les vaches vont jouer dans sa vie, le père lui montre le troupeau et indique lesquelles des bêtes lui appartiennent. A partir de ce moment-là, bien qu'il ne gère pas son troupeau avant sa majorité, l'enfant se sentira intimement lié à son bétail car sa fortune dans la vie dépend directement de la santé et de la fertilité de ses vaches. Mais tant qu'il n'est pas majeur elles resteront dans le troupeau de son père ou de son grand frère et elles subiront le même sort que leurs vaches à eux. Ceux-ci peuvent, d'ailleurs, saisir un de ses animaux pour le vendre quand il leur semblera nécessaire, sans être tenus à le remplacer. Deux frères qui ont tous les deux commencé la vie avec une génisse, ce qui est le cas normal, auront lors de leurs mariages, vers vingt-cinq ans, des troupeaux très différemment constitués : il n'est pas rare que l'un d'eux possède une ou deux vaches ou même aucune alors que son frère se trouve propriétaire d'une bonne dizaine, ce qui est beaucoup pour le Djelgôdji et pour un homme de cet âge. Celui qui en est dépourvu n'a pas de recours ; c'est Dieu qui a accordé la chance à l'un et pas à l'autre. Bien sûr, tant qu'il vivra avec ses parents, il pourra se nourrir de leur troupeau, mais la reconstitution de son troupeau à lui dépend de la générosité de ses parents : son père, surtout, et son oncle maternel (kaawu). Ce système de propriété n'entraîne pas tout seul l'éparpillement des gens, mais il le rend facile en éliminant toute équivoque dans le partage du troupeau. Quand les membres d'une famille, père et fils majeurs par exemple, vivent ensemble, ils mettent leurs bêtes ensemble, ils en gardent tous les veaux dans le hoggo (l'enclos) la nuit, et les fils se chargent à tour de rôle de la surveillance du troupeau. C'est l'idéal, mais en fait les choses se passent rarement ainsi parce que les gens ne travaillent pas également dur. Plus ou moins rapidement, la qualité du travail se dégrade car personne ne veut travailler pour les autres plus que ceux-ci ne travaillent pour lui. En groupant leurs vaches ainsi, les Peul reconnaissent que la vie est plus facile et le travail a community can tolerate, how often a failure of crops or decimation of herds can be borne, is a problem that each culture must solve. A community has institutional and technical means of coping with risk. It can tighten its belt, develop surpluses, or raid neighboring territory. Danger to the individual can be decreased by sharing out risks, through dispersai of fields, timing of harvests, cattle deals, and the like » (p. 412). 8. Nous verrons au chapitre V un cas où, lorsqu'un homme veut dire qu'une vache n'appartient à personne, il dira qu'elle appartient à Dieu.
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moins ardu — surveiller cinquante vaches n'est guère plus difficile que d'en garder dix — mais qu'en même temps les bêtes souffrent de ce régime et par là les propriétaires. Pour les Peul, ce n'est que lorsque chacun travaille pour soi qu'on atteint le plus haut rendement — ils le constatent et mes propres observations le confirment — en dépit du fait que la mise en commun des biens individuels à la fois affirme et symbolise l'unité du wuro. Un facteur géographique vient s'ajouter à celui de la gestion du troupeau, à savoir la densité de la population bovine que le terroir est capable de nourrir. Etant donné la qualité très variable du sol et la rareté de l'eau, la terre n'est pas capable de soutenir une forte densité bovine. La saison des pluies terminée, on constate que dans un rayon de plusieurs kilomètres autour d'un puits, l'herbage se raréfie progressivement et disparaît tout à fait après quelques mois, ne laissant que le sable, l'argile et les cailloux — et il reste encore cinq à six mois à pourvoir avant les prochaines pluies. Comme nous l'avons vu, les Peul dans le Djelgôdji ne sont pas des nomades au même titre que ceux que nous connaissons par les travaux de Mlle Dupire et de MM. Stenning et Hopen. Les WoDaaBe, par exemple, n'ont pas de villages fixes et se déplacent tous les trois à dix jours selon l'endroit et la saison, alors que les Peul du Djelgôdji vivent dans des villages plus stables et présentent des fréquences de déplacement très variables. Certains restent au même endroit toute l'année, mais la plupart d'entre eux déménagent au moins deux fois par an, au début de la saison des pluies, puis après la récolte quand ils reviennent sur l'emplacement des champs. Beaucoup d'entre eux se déplaceront plusieurs fois encore à la recherche de points d'eau et de pâturages, mais la fréquence de ces mouvements ne dépasse pas une fois tous les deux mois. La transhumance proprement dite ne se fait pas en famille, mais concerne uniquement des hommes dont la plupart ne sont pas encore mariés. Là encore, le regroupement des vaches dans de grands troupeaux nuit à leur santé 9 et le jeune Peul soucieux de leur condition songera à s'installer avec les siennes dans une région moins peuplée où il ne sera pas nécessaire d'aller si loin du village pour trouver de la bonne herbe. Enfin, nous avons vu qu'en pleine saison sèche il y a des familles qui s'installent à quinze kilomètres du prochain puits, c'est-à-dire à une demi-journée de marche pour le bétail, où les hommes n'amènent leurs animaux qu'un jour sur deux pour les abreuver et où ils puisent en même temps l'eau pour les besoins humains de leur wuro. Un autre facteur d'ordre géographique qui contribue aux forces centrifuges de la société c'est l'agriculture peul. A la différence de beaucoup de populations sédentaires, les Peul ne subdivisent pas leurs champs dans des parcelles trop petites pour nourrir une famille (de six à douze personnes) pendant un an avec une récolte moyenne. L'héritage des vaches se fait selon la loi islamique, qui ordonne que tous les fils d'un père reçoivent une part égale, tandis que le fils aîné seulement hérite du champ de son père. Les cadets, donc, dès que leurs familles commencent à devenir nombreuses, se voient dans l'obligation de faire un champ ailleurs. La séparation se fait plus ou moins progressivement et souvent sans rancune ; l'aîné aidera son frère avec les travaux de défrichage 9. Ce même problème est clairement ressenti par les pasteurs woDaaBe étudiés par Marguerite Dupire. Selon elle, le grand rassemblement annuel de la fraction (le worso) ne dure qu'un ou deux jours, « car les pasteurs craignaient la destruction des pâturages par une trop longue concentration des troupeaux », op. cit., p. 70.
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et de sarclage et celui qui a le plus aidera l'autre en temps de pénurie. Mais celui qui doit faire un nouveau champ ne peut pas, en général, le faire tout près de celui qu'il vient de quitter, et cela pour deux raisons : les Peul étant éleveurs d'abord et agriculteurs ensuite, ils ne permettent pas qu'on fasse des champs dans les pâturages traditionnels du village ; sans cette règle, les conflits, déjà sérieux, autour des dégâts causés aux champs par le bétail ne feraient que s'aggraver et les bergers seraient obligés de conduire les troupeaux de plus en plus loin du village pour leur trouver de l'herbe. Deuxièmement, comme nous l'avons vu, les Peul du Djelgôdji n'aiment cultiver que les sols sablonneux et non pas les terres argileuses. Ce sont les dunes (seeno) qui sont leurs terrains préférés, mais elles sont moins nombreuses dans le Djelgôdji qu'au nord et à l'est — au Mali et dans l'Oudalan — et il faut en conséquence aller assez loin pour trouver un terrain cultivable selon les techniques traditionnelles. Les champs de premier choix sont ceux qui se trouvent aux alentours de puits utilisables en saison sèche, parce que cette disposition permet aux propriétaires de camper sur leurs champs pendant cette saison. Le principal avantage de cela est d'assurer l'engraissement des champs par le fumier que déposent les vaches qui couchent chaque nuit près des cases de leurs propriétaires. Les champs ainsi traités peuvent être cultivés pendant des dizaines d'années sans interrruption, tandis que les autres baissent plus ou moins rapidement de rendement et doivent bientôt être abandonnés pendant une longue période de jachère. Le deuxième avantage de ces champs c'est qu'on se trouve tout près du grenier familial. Cela évite non seulement le travail ennuyeux d'aller chercher son mil loin dans la brousse, une à deux fois par semaine, mais encore, dans une large mesure du moins, le risque de vol de ce mil. Car, en fait, ceux qui font leur champ dans la brousse, loin des puits en saison sèche, le quittent après la récolte et viennent vivre près de l'eau avec leurs frères, leurs cousins ou leurs amis, tout en se ravitaillant de leur propre mil à raison d'une ou deux charges d'âne par semaine. Là où des champs ont été cultivés pendant plus d'une génération, on ne trouve donc que des aînés, ou parfois deux frères si leurs familles ne sont pas nombreuses. Les champs des cadets se trouvent à cinq, dix, quinze ou même vingt kilomètres, soit isolés dans la brousse, soit, plus généralement, en association avec les champs de frères cadets d'autres familles. D'autres encore quittent carrément la région, parfois pour quelques années, parfois pour la vie. Une branche cadette du lignage du chef de village, par exemple, les descendants d'un frère cadet du grand-père de ce dernier, s'en est allée s'installer à une centaine de kilomètres au nord-est, de l'autre côté de la frontière malienne. Derrière tous ces facteurs que nous venons d'évoquer on voit planer la pression de la population — humaine aussi bien que bovine. Derrick J. Stenning, dans un excellent article sur l'évolution du groupe familial autonome chez les Peul nomades du nord-est du Nigeria 10 , met clairement en lumière l'importance du rapport entre les populations humaines et bovines. Selon lui, il existe un équilibre qu'on peut atteindre quand le troupeau est assez grand pour 10. « Household viability among the pastoral Fulani », dans The developmental cycle in domestic groups, sous la direction de Jack Goody, Cambridge, 1958, pp. 92-119.
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nourrir la famille et quand celle-ci est suffisamment nombreuse pour accomplir les tâches de la vie, et surtout pour s'occuper du troupeau. Ce n'est que de façon intermittente que cet équilibre se réalise au sein de la famille nucléaire, car même si un couple sans enfants capables de travailler peut arriver tout seul à s'occuper d'un troupeau, ce n'est qu'aux dépens d'autres tâches importantes, telles le soin des enfants en bas âge, la vente du lait et même l'acquisition de renseignements sur les conditions de pâturage ailleurs u . La recherche de cet équilibre entraîne donc, chez les nomades, un rajustement sans cesse renouvelé du groupe domestique et du troupeau selon les fortunes respectives de l'un et de l'autre, rajustement qui consiste à inclure d'autres parents (père ou frères) et leurs animaux en cas d'insuffisance, et à se séparer d'eux et de ses propres fils quand le nombre de personnes et de vaches le permet. L'importance
des enfants pour la « réussite »
Le besoin de trouver un tel équilibre se fait sentir chez les Peul du Djelgôdji, mais d'une manière un peu plus nuancée parce qu'ils sont moins nomades que ceux décrits par Stenning d'une part, et parce qu'ils font de la culture, d'autre part. Il n'est guère possible, par exemple, pour un homme et une femme de vivre indépendamment de leurs parents s'ils possèdent peu de vaches et s'ils n'ont pas une famille assez nombreuse pour les aider. Mais la famille est plus fondamentale que le bétail et lui est, dans un sens, antérieure, car l'homme seul doit engendrer ses propres enfants alors que ses vaches peuvent s'obtenir par plusieurs voies différentes (y compris le vol, avant la période coloniale). En effet, si la femme d'un homme qui n'a pas de vache donne naissance à un enfant, le mari ne manquera pas d'obtenir au moins une génisse auprès de ses parents pour donner à son enfant, ne serait-ce que pour empêcher la honte qui accompagne la pauvreté. Le seul homme que j'aie connu qui n'avait pas de vaches était celui qui n'avait aucun enfant ; ses femmes n'en avaient jamais eu avec lui. Son oncle maternel, d'ailleurs, qui est très riche, lui prête suffisamment de bêtes pour nourrir son wuro. Sans avoir posé la question directement, je suis convaincu, par mes renseignements sur l'héritage, que l'oncle n'a pas donné ce bétail une fois pour toutes parce que son neveu n'a pas d'héritier ; lui eût-il donné du bétail, à la mort du neveu, le cheptel serait comme perdu, car il serait partagé selon la loi parmi les frères et les femmes du défunt, lesquels ne se trouvent pas dans une relation de parenté significative avec cet oncle (sauf un frère qui est également neveu utérin). Ce cas, qui est extrême et comme le cauchemar du Peul, révèle l'importance des enfants en montrant ce qui se passe quand ils font défaut. Nous reprendrons ce problème d'une manière plus détaillée ultérieurement ; qu'il nous suffise de dire ici que le fait de ne pas engendrer d'enfant est sans doute moins grave comme dommage à la réputation de la virilité de l'homme que comme éloignement de la possibilité d'être vraiment indépendant, donc pleinement social. Tout le monde voudrait beaucoup d'enfants et, aujourd'hui, en fait, en dépit de la stérilité de nombre de femmes, la plupart des hommes réussissent 11. Cf. en particulier pp. 104-105 de l'article cité.
La structure
sociale
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à devenir père d'au moins deux enfants. Plusieurs indications laissent entrevoir que la population est en expansion depuis l'instauration du régime colonial au tournant du siècle et surtout pendant les trois dernières décennies. Pour la période précédente, nous n'avons pas de renseignements, mais il est vraisemblable que la poussée démographique a eu un rôle important à jouer non seulement dans le peuplement du Djelgôdji mais aussi dans l'extraordinaire éparpillement de l'ethnie peul d'une part et dans la création de l'hégémonie peul, d'autre part (Sokoto, Mâcina, Nord-Cameroun, Liptâko ; le Djelgôdji semble avoir eu sa « révolution » peul un peu plus tôt et sans entrer en rapport avec les Peul d'ailleurs). Le témoignage des vieux nous affirme qu'avant l'arrivée des Blancs il y avait moins de gens et très peu de vaches par rapport à aujourd'hui. Le village où nous avons vécu pendant deux ans n'était que brousse il y a quarante ans ; c'est la découverte de l'eau à cette époque qui a permis aux gens de s'y installer de façon plus permanente. En outre, pendant ces quarante années, la population des fauves a diminué dramatiquement. Enfin, en 1962, l'administration à Djibo a fait scinder la chefferie de notre village en deux à cause de l'augmentation et de l'éparpillement de sa population. Je dis « notre village », mais en fait So, le village mère du nôtre, est à vingt kilomètres au sud de Petaga, à la lisière du territoire de la maison de Djibo. C'est là que vivent les ressortissants d'une branche « aînée » de TaaraaBe Alfaa ainsi que ceux d'un lignage « aîné » mais, jusqu'en 1962, le « chef de village » de Petaga régnait sur tout ce territoire. A cette date, So s'est vu donner un chef propre dépendant directement, comme celui de Petaga, du chef de canton de Djibo et de l'administration. Avant la découverte de l'eau à Petaga, tous les ressortissants de la chefferie de So avaient l'habitude de se replier à So pendant la saison sèche pour y abreuver leurs animaux. Aujourd'hui, bien que certaines gens y aillent en temps de pénurie d'eau, il est impensable que la population entière de la région puisse s'y désaltérer encore. La réalisation de ce que les individus valorisent le plus passant normalement par la fécondité, la réussite d'une génération se traduit par la dispersion de ses membres, mais cela ne veut pas automatiquement dire l'affaiblissement des liens qui les unissent. Au contraire, l'éloignement géographique n'a pas de signification symbolique préétablie, mais peut être considéré comme un obstacle à surmonter en raffermissant les liens ou comme un moyen d'échapper à une situation désagréable selon les cas. Cela est un fait très important pour comprendre l'histoire politique non seulement du Djelgôdji, mais aussi peut-être du reste du monde peul. Car si nous considérons l'emplacement des gens après une génération d'expansion démographique, nous constatons que, sur un territoire parfois très étendu, il y a comme un réseau d'hommes liés entre eux par la parenté. C'est un fait en quelque sorte neutre et qui ne prédétermine pas en soi un système politique particulier, mais par contre il recèle un potentiel énorme de conquête pour ceux qui savent s'emparer des cordes de ce filet de parenté pour le resserrer sur le pays.
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Société
et liberté
chez
les
Djelgôbé
Quelques conditions écologiques de la guerre Mais qui sait le faire ? Il n'y a pas, semble-t-il, de génie politique particulièrement peul. Chaque fois qu'on a affaire à la formation d'un Etat peul, on s'aperçoit que le système politique se crée sur place en s'improvisant — le cas de Hamdallaye et le Mâcina 1 2 — ou bien qu'il se calque sur les structures politiques déjà en place — le cas des émirats du nord du Nigeria 1 3 , par exemple. En effet, l'analyse de la création de ces Etats, du Foûta Djalô jusqu'au Nord Cameroun, nous révèle que les principes structuraux de la société peul ne suffisaient pas à les forger mais qu'il fallait en outre un prétexte qui dépassât ces structures pour profiter du potentiel dont nous venons de parler. Ce prétexte fut la guerre sainte ( j i h â d ) 1 4 .
Pourquoi
les Djelgôbé
ne firent-ils
pas de guerre sainte ?
Le cas du Djelgôdji nous en offre la contre-épreuve, car là il n'y avait ni jihâd ni Etat, mais plutôt trois chefferies sans envergure et dont la dernière ne fit sécession de la deuxième qu'après l'arrivée des Français (1902 selon Sékou Tall, 1898 à 1900 d'après la généalogie). Pourquoi n'y avait-il pas de jihâd ? Une hypothèse vraisemblable se dégage de nos données, à savoir qu'il n'y avait pas suffisamment d'autochtones contre lesquels la lancer. Nous ne savons évidemment pas quelle était la population de la région à l'arrivée des premiers Djelgôbé, mais le fait que les Peul constituent aujourd'hui une majorité écrasante nous suggère qu'à cette époque-là les autres n'étaient 12. Le passionnant récit d'Amadou Hampaté Ba et Jacques Daget est particulièrement informateur sur les problèmes que rencontra ce jeune Etat et la manière dont ces problèmes furent perçus par les hommes qui cherchaient à le bâtir. Voir A. H. Ba et J. Daget, L'Empire peul du Macina (/ : 1818-1853),. Paris-La Haye, Mouton, 1962, 306 p. 13. L'analyse du gouvernement peul de Zaria montre à quel point les Peul furent obligés, surtout au début, d'utiliser l'appareil haoussa dont ils venaient de s'emparer. Cela ressort clairement de l'analyse comparative des systèmes haoussa et peul faite par M. G. Smith dans son livre Government in Zazzau, Londres, Oxford University Press (pour IAI), 1960, cf. en particulier pp. 134-136. 14. En réalité, la guerre sainte n'était pas qu'un prétexte : elle était probablement le seul moyen possible de créer un Etat à partir d'une base pastorale. John Joseph Saunders défend ce point de vue de manière convaincante dans son article « Le nomade comme bâtisseur d'empire », Diogène, 52, 1965, pp. 85-109. En ce qui concerne la jihâd menée par Mahomet et ses successeurs, M. Saunders pense qu'il n'est pas possible d'expliquer ce qui s'est réellement passé en s'en tenant uniquement à des facteurs démographiques, économiques et géographiques. Selon lui : « L'Islam a apporté un mobile d'action, un cri de ralliement, une unité jusque-là inconnus parmi les Arabes ; et, s'il est vrai que le rôle des facteurs économiques ne peut être dénié, il demeure improbable qu'un effort aussi soutenu et aussi vigoureux eût pu être mené si longtemps sans être animé par le zèle religieux » (p. 88). Cette hypothèse n'est ni choquante ni originale, mais l'intérêt de l'article de Saunders réside dans le fait que l'auteur trouve le même facteur religieux, jusqu'ici peu soupçonné, à l'œuvre dans les conquêtes mongoles. Selon Saunders, la religion mongole donna à ses adhérents le même élan que l'Islam donna aux Arabes, et ce sont les différences entre ces religions qui sont, en large mesure, responsables de l'évolution divergente des empires arabe et mongol après la conquête.
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La structure sociale
pas très nombreux. S'ils l'étaient, seule la supposition d'un exode massif peut expliquer leur faiblesse numérique actuelle. Même les riimaayBe, descendants des captifs des Peul, sont moins nombreux que les Peul eux-mêmes 15 . Les Djelgôbé sont arrivés dans la région par petits groupements vers la fin du xvif siècle, ou au début du XVIIIe. Ils s'allièrent d'abord avec les chefs autochtones qui les aidèrent à repousser les attaques de leurs anciens chefs, les Peul Dialloubé de la région de Boni (Mali) qui réclamaient leur bétail. Si mes généalogies sont exactes, il ne fallut aux Djelgôbé que deux générations pour qu'ils devinssent suffisamment nombreux pour venir rapidement à bout de la résistance de leurs hôtes de la veille 18 . Ce n'était pas une guerre menée par un seul chef — déjà les chefferies de Djibo et de Baraboullé s'étaient séparées l'une de l'autre — mais une série de campagnes et de batailles disparates qui finirent par faire des Djelgôbé les maîtres de la région sans leur donner une population importante (sauf eux-mêmes) sur laquelle régner. Un demi-siècle plus tard, alors que ces Peul qui allaient faire la guerre sainte se trouvaient dans une situation d'ethnie minoritaire et de dépendance politique, les Djelgôbé étaient majoritaires et maîtres chez eux, sans être, bien sûr, tout à fait en paix avec eux-mêmes, ni avec leurs voisins 17 . Loin de pouvoir s'identifier sincèrement à ce soulèvement, donc, les Djelgôbé y étaient largement indifférents sinon opposés. En fait, les rapports entre l'empire fondé par Cheikou Amadou et le Djelgôdji sont très difficiles à démêler. Les renseignements que j'ai recueillis sur le terrain diffèrent à la fois de ceux publiés par Ba et Daget et de ceux publiés par Sekou Tall et repris par Michel Izard dans son livre sur l'histoire des royaumes mossi 18 . 15. Voici quelques chiffres récemment recueillis à ma demande par M. Saïdou Tamboura, Agent-enquêteur du C.V.R.S. Ces chiffres parviennent du recensement des habitants fait par les services de l'administration du Cercle de Djibo. Malheureusement, je ne sais pas dans quelles conditions ce recensement a été fait (année 1969). Peul Riimaaybe Kurumba Sonray Mossi Djibo Baraboullé Tongomayel
15 436 8 538 9 769
10 797 2 979 7 860
5 359 794 1 764
1 147 607
2 636 5 248 3 812
Totaux
33 743
21 636
7 917
1 754
11 696
Remarques : Selon les traditions orales, les Kurumba (Foulcé) étaient les anciens chefs de terre ; ils le sont toujours dans certains villages. Les Sonray détenaient le pouvoir politique dans la région au moment de l'arrivée des premiers Djelgôbé. Cependant, on dit que les plus anciens habitants furent des Mossi et des NyônyôBe (ce qui rappelle le terme nyonyosé en môré), mais jusqu'à présent je n'ai pas obtenu de traditions relatant des luttes entre ces Mossi et les Djelgôbé. La relativement forte population mossi aujourd'hui est due, en large mesure, à une immigration récente. Enfin, en ce qui concerne les RiimaayBe, nous ne savons pas encore quelle proportion d'entre eux descendent d'autochtones capturés, d'esclaves achetés ailleurs, et de serviteurs qui accompagnèrent les premiers Djelgôbé. 16. Probablement entre 1760 et 1780. 17. Les Peul de Barani étaient, eux aussi, arrivés à peu près au même stade que les Djelgôbé à la veille de la guerre. Cf. Ba et Daget, op. cit., pp. 160-166. 18. Ba et Daget, ibid., pp. 166-172 ; Sekou Tall, Historique du Guelgodji, ms., 14.9.1967, 11 p . ; Michel Izard, Introduction à l'histoire des royaumes mossi, ParisOuagadougou, Recherches voltaïques 12, 1970, 2 t., 428 p. L'hypothèse globale
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Société et liberté chez les Djelgôbè
Présenter toutes ces données ici nous mènerait trop loin ; qu'il suffise de dire provisoirement, donc, que l'invasion du Djelgôdji par les forces de Hamdallaye n'a probablement pas eu lieu entre 1834 et 1837, comme le suggère Izard dans son analyse des récits de Ba et Daget et de Tall, mais en 1858, car c'est seulement pendant cette année que nous trouvons une grave perturbation dans la succession des chefs de Djibo. Si la généalogie des chefs que j'ai obtenue est exacte 1 9 , la période 1818-1855 a dû être relativement calme dans la chefferie de Djibo, car deux hommes seulement y ont régné successivement. Ce fait révèle le manque d'intérêt que pouvait avoir la jihâd pour les chefs du Djelgôdji. En outre, toutes les versions de l'invasion par le Mâcina, y compris les miennes, sont d'accord pour affirmer que l'origine en était non pas le désir de faire une jihâd, mais une dissension au sein de la chefferie elle-même.
L'organisation du pouvoir dans la
chefferie
L'histoire du Djelgôdji reste à écrire. Les faits qui viennent d'être évoqués ne prétendent aucunement à le faire, mais sont choisis plutôt pour illustrer le fonctionnement du système socio-politique global et pour mettre en lumière le rapport entre ce système et certains facteurs environmentaux, tels la démographie, présence ou absence d'autres ethnies, etc. Essayons brièvement, pour clore ce chapitre sur la structure sociale, de déterminer l'incidence du système politique sur la vie des Djelgôbè aujourd'hui. J'avais l'impression que dans la vie quotidienne, la politique ne jouait pas de rôle important. Les gens avec qui nous vivions ne sont pas proches parents des familles régnant sur les trois chefferies de Djibo, de Baraboullé et de Tongamayel, et ils n'ont donc aucune prétention vis-à-vis du pouvoir de ce côté-là. Ils sont, par contre, au pouvoir chez eux, et le chef de village, notre hôte, ne semble avoir d'autres fonctions que de s'évertuer toute l'année à réclamer l'impôt, ce qui l'ennuie beaucoup. A l'exception du chef même, donc, les gens semblent pouvoir vivre leurs vies largement comme ils l'entendent. Cette image-là, cependant, doit être équilibrée à la lumière de deux autres faits. Tout d'abord, je dois admettre que je m'intéressais peu à la vie politique proprement dite pendant mon séjour : c'est-à-dire la nature du pouvoir dans la chefferie, l'histoire de la chefferie, le fonctionnement de la chefferie en tant qu'organisme politique, la lutte pour le pouvoir au sein de la chefferie. J e trouve la vie politique de tous les pays plus ou moins écœurante et j'ai délibérément choisi pour mon étude un groupe de gens vivant à l'écart du pouvoir central pour pouvoir m'occuper plus librement d'autres problèmes. Deuxièmement, les Djelgôbè eux-mêmes s'intéressent beaucoup à la politique, au sens large du terme. En effet, quoiqu'il soit juste de dire que la chefferie traditionnelle et le gouvernement voltaïque pèsent plutôt légèrement sur eux, ces forces ne cessent pas pour autant de M. Izard sur l'évolution politique du Y a t e n g a ne serait pas mise en cause par mes renseignements, mais seulement la datation de certains événements (voir surtout t. 2, pp. 332-351). 19. Il s'agit d'un document écrit, à l'origine, en arabe, puis recopié en français, que m'a montré un membre de la famille royale de Djibo.
La structure sociale
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d'être senties comme un poids et une gêne. Un jour un ami me dit : Laamu na heewi joote (« Le pouvoir comporte beaucoup de soucis, d'inquiétude »). Puisque la plupart des gens avec qui je discute de ces questions me disent : laamu na weli (« power is sweet »), je lui demandai : « Ah, alors tu n'aimerais pas être chef ? » — « Si, si, me dit-il, car cela vaut quand même mieux que d'être sujet ». Cette réponse est très typique et elle montre bien la dichotomie que perçoivent les Djelgôbé dans l'aspect politique de la vie sociale : si l'on n'est pas chef, on est forcément sujet ; on ne peut éviter d'être l'un ou l'autre 20 . Toute la vie sociale est imprégnée de cette attitude et nous l'étudierons de plus près dans les prochains chapitres. Pour le moment, bornons-nous à une esquisse des structures politiques. Le noyau essentiel du rapport entre le chef et ses sujets se modèle sur celui entre le père et ses fils dans une famille. Mais cette relation est ambiguë, car si le père conserve une autorité presque absolue sur ces derniers pendant leur enfance, il la perd à leur maturité. Il garde une autorité morale et le droit au respect personnel, mais les décisions prises en famille sont désormais fonction des capacités réelles du père et de ses fils et de la force de leurs personnalités. Il en va de même pour le chef et ses sujets, et celui-là ne bénéficie pas de l'effet psychologique d'avoir formé ceux-ci. Le seul fait d'être chef donne au personnage, cependant, une qualité mystérieuse et quelque peu surhumaine — qualité soigneusement entretenue par les griots, par les emblèmes de la chefferie et par le chef lui-même dans ses activités. Mais là encore les possibilités de contrainte réelle sont très réduites et le fonctionnement de la chefferie s'appuie beaucoup sur la compréhension réaliste, par le chef aussi bien que par des sujets, de la limite de leurs forces respectives. Cela était sans doute même plus vrai pendant la période précoloniale qu'aujourd'hui. Le chef avait alors une armée d'esclaves, mais la coopération de ses sujets était également indispensable pour gouverner. Aujourd'hui, il a perdu son armée et son indépendance, mais il a gagné en revanche le soutien de l'appareil étranger et effrayant, sinon vraiment puissant, de l'Etat.
L'organisation du pouvoir dans le « village » La chefferie dont nous parlons ici est celle qui dépend aujourd'hui de l'office de « chef de canton ». Quand nous parlons d'un « chef de village », par contre, la terminologie administrative risque de nous égarer, car en réalité les deux fonctions sont très différentes l'une de l'autre ; l'accession au pouvoir se fait différemment et la terminologie peul distingue nettement entre les deux. Examinons tout d'abord cette dernière différence. Nous avons vu que le terme pour « chef de village » est jooro, ce qui est une contraction de 20. Il faudrait ajouter à ces facteurs un troisième, à savoir le fait que la HauteVolta était sous un régime militaire pendant toute la période de mon enquête. L'activité des partis politiques était strictement interdite et, en fait, je n'ai observé aucune évidence d'une telle activité chez les Djelgôbé pendant notre séjour chez eux. Or, avant le coup d'Etat de janvier 1966, il semble que les Djelgôbé participaient activement à ces partis. Cependant, sans avoir pu observer cette participation directement, je ne suis pas en mesure d'en tirer des conclusions sur ce qu'elle pourrait révéler à l'égard du dynamisme politique de la société.
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
jom wuro, « maître du wuro ». L'étymologie ici confirme ce que révèlent les traditions et la pratique actuelle, car le jooro est un rôle qui incombe plus ou moins automatiquement à l'homme porteur de la plus grande ancienneté généalogique de tous ceux qui se considèrent comme appartenant à la même communauté (même s'ils n'habitent pas ensemble physiquement). En principe, il n'y a pas de lutte pour cette position car la généalogie indique clairement qui doit la remplir — les mécontents, au lieu de contester, quittent le wuro pour fonder le leur ailleurs. Le jooro est « au pouvoir » mais il n'exerce pas de « pouvoir » ; il ne peut pas contraindre ceux qui sont avec lui de faire quoi que ce soit ; il les conseille, il est leur arbitre, et il les représente dans leurs rapports avec le chef de canton et avec les étrangers. Les choses, bien sûr, ne se passent pas toujours ainsi : le chef de canton (et a fortiori l'administration du Cercle) peut refuser de confirmer le jooro ou peut appuyer un autre candidat ; un wuro peut devenir si grand que les gens cessent de le percevoir comme wuro, de sorte que le rôle de jooro se transforme en celui de chef de facto. Le rôle de jooro, en effet, a été sans doute l'origine de celui de chef, mais ce qui les sépare n'est pas seulement une différence de taille mais aussi autre chose, quelque chose, je suis tenté de dire, d'étrange et d'étranger. Les termes les plus usuels, d'abord, pour désigner le chef sont d'origine étrangère, notamment kaananke et amiiru21. (A Baraboullé, le chef est souvent appelé kaandiiDo, terme formé sans doute à partir du même radical que kaananke.) Ces termes ne peuvent jamais convenir à un jooro. Deuxièmement, le kaananke règne sur des populations diverses et non seulement sur sa propre famille comme le fait, à l'origine, le jooro. Dans le Djelgôdji, ces autres populations ne sont pas nombreuses, comme nous l'avons vu, mais ce sont elles qui possédaient la terre et ce sont elles auxquelles le pouvoir fut arraché pour instaurer la chefïerie. A ce pouvoir sont associées certaines reliques qui avaient donné aux chefs conquis une puissance surnaturelle et qui contribuent aujourd'hui à la puissance du chef peul. Ainsi trouvons-nous l'étrange et l'étranger au cœur de la chefferie. Troisième différence d'avec le rôle de jooro, celui de kaananke est normalement l'objet de luttes acharnées. Là encore, la succession devrait se faire comme dans le cas du jooro, et l'étude de la généalogie des chefs suggère qu'elle a été faite de cette manière avant la conquête des autochtones et pendant les deux premières générations qui la suivirent, jusqu'au milieu du xrx* siècle. C'est alors que les traditions orales commencent à parler de la lutte pour le pouvoir et que des guerres sanglantes éclatèrent au sein de chacune des deux chefferies, Barboullé et Djibo. L'armée de Hamdallaye au Mâcina fut appelée une fois, comme nous avons vu, et l'armée du royaume mossi du Yatenga à Ouahigouya fut appelée deux fois par différentes factions dans ces luttes. D'autres luttes encore étaient sur le point d'éclater quand les premiers Européens sont venus. Ceux-ci étaient déjà installés à Bandiagara et combattaient dans le Yatenga quand une épreuve de force à Djibo détrôna le chef dans la première année de son règne et
21. Amiiru est un mot arabe ; kaananke est un terme malinke pour chef, comme le signale Maurice Delafosse dans son Dictionnaire mandingue-français, Paris, Imprimerie Nationale-Librairie Paul Geuthner, 1955, p. 241. Selon Delafosse, la racine de ce mot peut prendre, en malinke, deux formes : soit kaan-, soit kaand-.
La structure
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permit à Tongomayel d'accéder à l'indépendance (vers 1898). U n autre conflit à Baraboullé opposa la famille régnante à une branche du lignage avec lequel nous avons vécu pendant notre séjour, mais l'arrivée des Blancs frustra les ambitions de l'ancêtre de nos hôtes. Aujourd'hui, la région où nous avons fait notre séjour est rattachée administrativement au chef de canton de Djibo alors que les habitants, eux, sont liés par la parenté au chef de canton de Baraboullé. Seuls les vieux cependant, ceux qui ont vécu l'ancienne situation politique, sont mécontents de cet arrangement. Mais si le Kaananke de Djibo coopère volontiers avec l'administration tout en renforçant sa propre position par elle, il n'en va pas de même en ce qui concerne le jooro. Tout d'abord, le rôle de jooro ne se prête pas à l'administration, car celui qui le remplit ne peut ni commander à ceux qui sont avec lui, ni leur réclamer quelque chose. Tout jooro qui coopère avec l'administration, donc, risque de perdre la confiance de ses sujets, alors que celui qui refuse de coopérer verra la nomination d'un autre à sa place. L'histoire récente de So et Petaga a vu toute la gamme de ces possibilités. Le jooro actuel n'est pas celui qui doit l'être selon les règles généalogiques. D u reste, c'est un homme très religieux qui préfère la prière et le soin des bœufs à la recherche d'une emprise sur les hommes et il arrive à peine à faire ce que l'administration demande de lui. Il n'avait pas cherché le commandement, mais avec l'appui de l'administration, laquelle avait écarté toute opposition sérieuse, il obtint la majorité des voix dans la première élection jamais tenue dans la région (1962). Il est gêné dans ses fonctions par la manière dont il est devenu jooro — l'assise de son pouvoir — d'une part, et par le fait que ceux qui ont le droit de l'être « avant » lui sont toujours là, d'autre part. Son père, par exemple, toujours vert, bien que très vieux, était le jooro pendant un certain temps, mais il ne s'entendait pas du tout avec l'administration coloniale qui l'a finalement destitué de ses fonctions. Le jooro suivant était plus jeune que le jooro actuel, mais celui-là était son aîné généalogique parce que son grand-père f u t le frère aîné du grand-père de celui-ci. Après avoir été au pouvoir pendant quinze ans, il f u t inculpé d'avoir « mangé » les impôts et destitué lui aussi. Le jooro actuel, donc, est comme Je résultat d'un compromis dans l'administration de la chefferie, car tout jooro capable d'exercer une influence plus grande serait un danger pour le pouvoir central. La conjonction de sa position structurale faible dans le lignage avec son tempérament doux et animé, surtout, d'un vif sens de la propriété dans les rapports humains, rend inévitable son malaise, son sentiment de déchirure même. Il épargne aux autres le harcèlement administratif dont il est l'objet et il travaille sous la menace d'une éventuelle révocation. N'empêche que, objectivement moins libre que les sujets, il préfère comme eux être au pouvoir qu'être sujet lui-même. Après s'être rendu compte de l'importance du droit d'aînesse et de l'écart des générations dans le système politique, on serait tout prêt à croire que le jooro doit appartenir à une branche aînée du lignage, c'est-à-dire à une branche descendue d'un frère aîné. En réalité, il appartient à la branche la plus jeune, car son grand-père fut un fils cadet et le père de son grand-père le fut aussi. Je restai longtemps perplexe devant cette anomalie apparente et je demandai à de nombreuses personnes dans plusieurs branches du lignage de m'expliquer comment le pouvoir avait été enlevé aux aînés. A ma surprise,
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Société et liberté chez les Djelgôbé
cependant, je découvris que le pouvoir n'avait pas été enlevé aux aînés pour la simple raison que les petits-fils des cadets sont aujourd'hui devenus les aînés eux-mêmes, sur le plan des rapports entre les générations. En effet, l'homme le plus âgé (80 ans) dans la branche des aînés est, dans les rapports de génération, le « fils » de celui qui devrait traditionnellement être le jooro, à savoir le père du jooro actuel. Cette situation ne plaît pas aux aînés, bien sûr, mais c'est la conséquence logique et normale de trois des facteurs que nous avons déjà évoqués, à savoir : 1) le fait de se considérer tous comme membres d'un même lignage (suudu) ; 2) le fait que tous les hommes du lignage de la génération de votre père sont, en quelque sorte, assimilés à lui et peuvent de ce fait exercer de l'autorité sur vous ; 3) le fait que beaucoup d'hommes, par le jeu de mariages multiples, ont des enfants pendant de nombreuses années et instaurent ainsi d'énormes décalages entre aînés et puînés, décalages qui ne cessent d'augmenter à travers les générations successives. Les « aînés » ne sont donc pas les aînés tant qu'on considère le lignage comme unité solidaire et ils ne pourront jamais récupérer lé pouvoir à la tête du lignage car essayer de le faire serait nier la seule règle absolue d'autorité légitime et par là l'unité du lignage même. C'est seulement quand deux branches d'un lignage deviennent deux lignages autonomes que celle qui descend d'un frère aîné est considérée, sur le plan de la société globale, comme ayant une certaine préséance sur celle qui descend d'un frère puîné. Cette préséance est marquée lors de certains rituels, telle l'imposition du nom d'un enfant, mais elle n'a pas d'effet déterminé sur les rapports politiques. Le lignage se scindera sans doute dans quelques générations, pourvu que la population ne cesse pas d'augmenter, mais dans le cas où cette fission ne résulte pas de la séparation physique des deux groupes elle ne se fera que progressivement, au fur et à mesure que l'intensité de l'interaction entre leurs membres diminue et que ceux-ci oublient leurs statuts respectifs dans les rapports de génération. En fait, les deux branches ont déjà eu entre elles une suite de conflits et d'amertume qui faillirent les fractionner plus d'une fois. (Il s'agit, bien sûr, de conflits entre individus agissant de leur propre chef, mais ces conflits furent ressentis comme un antagonisme global et continu entre les deux cuuDi (« maisons »).) Un événement historique qui a bouleversé la région, et que nous exposerons par la suite, a beaucoup facilité le maintien de la paix dans le lignage. La relative faiblesse numérique des aînés par rapport aux puînés est un autre facteur important qui a contribué à surseoir jusqu'ici à un schisme définitif. Même sans la présence du gouvernement central, qui mettrait fin à tout conflit armé, la suudu des aînés ne serait pas en mesure de déloger celle des puînés. Dans le cas où ce schisme futur n'entraîne pas le départ définitif de l'une des branches en question, il faudrait peut-être parler de « reclassement » au lieu de « séparation », car c'est de cela qu'il s'agit lorsqu'on envisage l'agencement global des lignages djelgôbé dans la région. Comme il a été indiqué ci-dessus, la notion de lignage (suudu, hoggo, etc.) permet aux Peul de penser leur société, de se classer les uns par rapport aux autres, mais ce classement s'emploie de manières très variées selon les circonstances. La hiérarchie généalogique des lignages n'a pas d'effet réel sur la vie politique et sociale du pays, mais elle instaure au sein d'une société à tendances fortement anarchiques la notion d'un ordre où tout individu a sa place. Tout se
La structure sociale
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passe donc comme si naître dans la société du Djelgôdji équivalait à recevoir un billet numéroté pour un théâtre où les places ne le seraient pas et où, quand on franchit le seuil, on ne sait pas dans quel endroit de la salle va se produire le spectacle.
CHAPITRE
IV
VIE DU « WURO » : CATÉGORIES DE PERSONNES ET LEURS TACHES La taille et la composition d'un wuro peuvent varier beaucoup d'année en année et de saison en saison, mais ces variations n'affectent nullement les données fondamentales de sa structure. Ce qui frappe le plus le voyageur, quand il arrive pour la première fois dans un wuro, c'est l'impression qu'il se trouve en présence de deux tribus à la fois, celle des hommes et celle des femmes. Ces deux tribus se ressemblent physiquement, elles parlent la même langue et elles couchent dans les mêmes cases la nuit ; mais pour la partie observable de la journée, elles vivent presque sans interaction en faisant des travaux tout à fait différents l'une de l'autre. Cette impression du voyageur est renforcée par le fait que les curieux qui viennent le voir ne viennent pas un à un ni par couple, mais uniquement en groupes de même sexe. Plus tard, il remarquera de surcroît que les membres de chaque groupe ont tous à peu près le même âge et qu'en fait les hommes et les femmes mûrs ne sont que peu représentés, parfois pas du tout. Une horde de jeunes hommes envahit la case du voyageur ; une couche ondulante de corps et de membres couvre le sol ; les visages de ceux qui n'ont pu trouver de place remplissent la porte et éclipsent la lumière du jour. Il est malaisé même de déterminer à quel corps appartient telle tête, car leurs grands vêtements ocres, rouges et noirs, qui tiennent à la fois du poncho et de la limousine, se recouvrent les uns les autres et cachent les démarcations entre les corps aussi bien que les articulations des corps eux-mêmes. Et les garçons s'appellent tous Bouréima — déformation locale de Ibraahiim, le nom d'Abraham chez les Musulmans. (Non, pas tous, mais il m'est vraiment arrivé un jour de constater dans notre case la présence d'une demi-douzaine d'hommes qui s'appelaient ainsi.) Las d'être l'objet des regards, le voyageur sort pour regarder à son tour. Il est environ midi ; il fait chaud, l'air calme dessèche le souffle dans la gorge avant qu'il ne soit expiré. Le village scintille silencieusement. Quelques chèvres se tiennent mollement dans le petit cercle d'ombre d'un épineux. A la recherche des gens, le voyageur fait le tour des cases les plus proches, qui sont à une trentaine de mètres de la sienne. Quelques-unes sont fermées par une natte tendue devant l'entrée et maintenue par un pilon ou par un bâton de bois, ce qui indique que personne n'est là pour empêcher chèvres, moutons et
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La vie du « wuro »
poules d'entrer dans la case. Dans celles qui sont ouvertes se trouvent parfois quelques enfants endormis sur le lit; un groupe de femmes dont l'une est en train de se faire coiffer par une camarade alors que les autres filent du coton ou de la corde à tresser des nattes ; un vieillard seul ; sur le côté ouest de certaines cases on a érigé une sorte de hangar, véritable atelier de travail féminin, où on tisse des nattes surtout. Où sont les hommes ? Pendant la journée, ils sont rarement chez eux. Même s'il n'y a pas de travaux particuliers à faire, ils ne restent pas dans la case de leur femme, mais ils vont soit aux puits pour surveiller l'abreuvage du bétail, soit à la mosquée ; dans les deux cas ils ne manqueront pas de trouver d'autres hommes avec qui bavarder. Cherchant à comprendre, comme il le ferait dans sa propre société, qui va avec qui, qui est l'époux ou l'épouse de qui, le voyageur se trouve désemparé devant le manque, total à ses yeux, de signes publics qu'un mariage existe entre tel homme et telle femme. Il pourrait même se trouver avec un mari et sa femme en même temps, au puits par exemple, sans s'apercevoir de leur relation, car leur comportement ne témoignera d'aucune considération spéciale l'un à l'égard de l'autre. Si, enfin, le voyageur essaie de demander à quelqu'un le nom de son époux, on lui répondra avec un rire confus : « Je ne sais pas », ou bien on ne répondra pas du tout. De telles informations ne s'obstiendront que par truchement d'une tierce personne. Pour beaucoup de chercheurs sur le terrain, cette tierce personne c'est l'informateur, c'est-à-dire un ressortissant du pays travaillant de façon régulière avec l'ethnologue et qui, du seul fait qu'il est membre de la culture étudiée, est censé à la fois connaître et incarner cette culture. J'avais cependant renoncé préalablement à me servir de cet outil car je voulais essayer de saisir directement le sens de la vie des gens avec qui je vivais. Je savais que je ne réussirais pas, mais je pensais, par contre, que je serais plus en mesure de comprendre les raisons de mon éventuel échec et que ces raisons pourraient elles-mêmes verser une lumière nouvelle sur certains aspects de la société peul en même temps que sur les problèmes inhérents à toute étude de l'homme par l'homme. L'importance des impressions livrées ici, par exemple, c'est qu'elles traduisent à la fois certains faits de la structure sociale peul, d'une part, et la manière dont les expectations d'un chercheur, venant d'une autre structure sociale, se heurtent à ces faits et les déforment d'autre part.
La séparation
selon le sexe et la classe
d'âge
En l'occurrence, l'impression de coupure entre les sexes et entre les tranches d'âge s'est révélée par la suite comme fondée dans la réalité sociale, alors que les difficultés que j'ai rencontrées pour connaître les liens exacts entre les deux sexes indiquent et l'importance et la nature des forces qui maintiennent cette séparation. Mon désir de savoir m'a longtemps aveuglé sur la signification de la résistance offerte à mes questions dans ce domaine et je n'ai compris que tardivement que les Djelgôbé veulent cacher à leur propre conscience — non seulement à celle de l'étranger — les liens qui relient hommes et femmes. Pour eux, nommer quelque chose c'est non seulement admettre son existence, mais encore c'est réellement le faire exister. Quand on prononce le nom de quelque chose, on anime un lien entre cette chose et
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Société
et liberté chez les
Djelgôbé
nous-mêmes qui attire la chose vers nous. C'est pour cela, par exemple, qu'on ne prononce pas les vrais noms d'animaux dangereux, tels le lion et le serpent, mais seulement des sobriquets. Les « interdits », donc, qui frappent les noms de personnes doivent être compris de la même façon : autrement dit, ne pas nommer quelqu'un c'est éviter en quelque sorte d'évoquer et de mettre en marche le lien entre nous et l ' a u t r e A v e c cette idée à l'esprit, regardons maintenant qui sont ceux dont on évite de prononcer le nom.
Une interprétation
des interdits frappant
les noms de
personnes
Tout d'abord, il y a un interdit frappant le n o m du conjoint ; il f r a p p e aussi le n o m du premier fils et de la première fille de chaque parent (car le premier enfant d'un h o m m e n'est pas forcément celui de sa femme, et vice versa), les noms du père et de la mère de chaque enfant, les noms des beauxparents, et même, pour un homme, les noms des parents de n'importe quelle belle fille ou jeune femme. Etant donné la faible quantité de noms différents en circulation (une vingtaine environ suffit pour nommer presque tous les hommes de la région) beaucoup de personnes portent le m ê m e nom, comme nous venons de le voir avec le n o m Bouréima, ce qui fait que chacun se voit interdit de prononcer le nom d'un pourcentage important de ceux qui l'entourent. Bien que cette prohibition ne soit pas toujours suivie dans la pratique, elle est néanmoins très forte. Il m'est fréquemment arrivé, par exemple, en apprenant que quelqu'un voulait me voir, de demander son nom à la personne qui m'apportait le message ; en général, elle me le disait, mais si elle me répondait « goDDo » (« quelqu'un »), je savais presque infailliblement qu'il s'agissait de quelqu'un portant un nom qu'elle ne devait pas prononcer. L a séparation qu'on observe entre les sexes, d'une part, et celle qui apparaît entre les générations, d'autre part, se différencient elles-mêmes par le jeu de ces interdits, car à l'intérieur d'une m ê m e génération l'interdit ne f r a p p e que des personnes de sexe opposé, alors que le sexe de l'individu n'est pas une variable significative quand il s'agit de personnes appartenant aux générations supérieure et inférieure. Cela dit, on peut néanmoins affirmer que la sexualité, au sens large du terme, est en fait le point commun de tous ces interdits. Car, c'est u n fait banal, mais il est nécessaire de l'avoir à l'esprit, que vos père et mère ont 1. L.-V. Thomas, dans ses Cinq essais sur la mort africaine, Dakar, 1968, analyse la signification du fait de prononcer le nom sous plusieurs aspects, y compris celui que nous venons d'évoquer. Selon lui : « Le prénom, notamment, qualifie la personne par une phrase condensée et symbolique. Il est conduite du portrait. D'origine concrète, il ne fait pas que nommer : il explique. C'est plus qu'un signe : il devient une figuration symbolique. Il illustre en résumant. En ce sens, il est vrai de dire qu'il révèle l'être. Aussi, prononcer le prénom, c'est agir sur l'âme, la provoquer, la contraindre à une action, la confiner dans un état. Le nom présente plusieurs dimensions. Tout d'abord existe le nom secret connu seulement du prêtre, du père et de la mère ; il délimite ' le mur infranchissable de la propriété privée du moi ' ; ignoré du groupe, ou presque, il préserve l'intimité de la personne qui le porte » (p. 72, souligné par nous). Si, comme le dit M. Thomas, le fait d'avoir un nom inconnu garantit, en quelque sorte, l'inviolabilité de la personne, le fait de ne pas prononcer un nom connu peut se comprendre comme une manifestation du respect de cette inviolabilité de la part des autres. Nous reprendrons l'examen de la notion de respect dans le chapitre sur la religion et dans l'étude de la vie vécue.
La vie du « wuro »
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eu des rapports sexuels pour vous mettre au monde, que vos beaux-parents ont eu de tels rapports pour mettre au monde votre femme, et que vous avez des rapports sexuels avec votre femme et que vos enfants en sont à la fois le produit et la preuve. Ainsi voyons-nous que ce n'est pas seulement le rapport entre les sexes qui est sexuel, mais encore que celui entre les générations a une composante sexuelle qui n'est, nous le verrons, jamais oubliée. Tous les noms qu'on ne doit pas prononcer évoquent donc la sexualité. Cette constatation soulève la question de savoir s'il n'y a pas analogie ou même similarité psychologique entre ces interdits et le refoulement. En fait, il ne s'agit pas de cela ici, mais il vaut la peine de comprendre pourquoi. En psychanalyse, le refoulement est un acte mental consistant à supprimer une pensée ou une émotion de telle manière que l'individu ne soit conscient ni de la pensée ou de l'émotion ni du fait de leur suppression. Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que la matière refoulée devient accessible à la conscience, notamment dans le traitement par psychanalyse. Dans le cas que nous considérons ici, le contenu sexuel de ces interdits n'est pas refoulé, mais il est consciemment réprimé 2 . Cette affirmation est appuyée par le fait que la répression de ce contenu sexuel est une fonction non pas des structures de la personnalité de l'individu, mais de certaines situations sociales dans lesquelles il peut se trouver. Par exemple, certaines insultes et injures évoquent, justement, l'aspect sexuel du lien avec ces mêmes personnes dont on ne doit pas prononcer le nom, notamment le père et la mère. Que signifie donc cette gêne qu'éprouve celui à qui on demande de prononcer un nom pour lui interdit ? Plutôt qu'un embarras occasionné par la notion du sexe lui-même, cette gêne est une manifestation, à travers le psychisme de l'individu, d'un conflit entre deux forces sociales de tendances opposées. La nature et le sens de ces forces seront explicités tout au long de cet ouvrage, mais nous pouvons déjà présenter superficiellement un aspect de leur opposition. D'un côté, il s'agit du lien, d'origine sexuelle, qui unit deux individus, alors que de l'autre côté nous avons une force — que nous n'essayons pas encore de définir — qui tend à maintenir une séparation entre ces mêmes individus. Par rapport à certaines catégories de personnes donc, chacun se trouve dans une relation qui participe d'une jonction et d'une disjonction en même temps. Si l'on examine, par exemple, les rapports parent-enfant et mari-femme, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une jonction en ce qui concerne l'aspect sexuel de la relation, alors qu'en ce qui concerne le comportement public nous constatons une disjonction, puisque non seulement on ne doit pas prononcer le nom de ces personnes, mais encore on passe la plupart de la journée physiquement éloigné d'eux.
2. Je ne fais que reprendre ici la définition du refoulement donnée par Freud lui-même. J'insiste sur la distinction entre ce que j'appelle la « répression » et le refoulement, parce qu'il me semble que beaucoup d'auteurs confondent ces deux concepts sans s'en apercevoir. C'est l'une des faiblesses de la recherche présentée dans The authoritarian personality (Adorno et al., New York, Harper & Row, 1950). Comme nous le verrons par la suite, cette distinction s'avérera très importante dans le présent travail. Pour la définition freudienne du refoulement, cf. sa 19e conférence sur la psychanalyse dans A General introduction to psychoanalysis (J. Rivière, trad.), New York, 1924.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
Jour et nuit : deux structures sociales en alternance Mais pas la journée entière. Il ne faut pas oublier la nuit. En effet, en parallèle avec l'alternance entre le jour et la nuit, il existe une sorte d'alternance entre deux agencements différents de la société. On pourrait même dire que la société, au niveau du wuro, possède deux façons complémentaires de se découper, de se compartimenter, à savoir : par la division en groupes de même sexe et de même âge pendant le jour, et par celle en familles pendant la nuit. Autrement dit, ceux qui sont séparés par le sexe le jour sont réunis par lui la nuit. C'est la nuit que, à l'intérieur de la suudu, la porte fermée, isolés donc du reste du monde, l'homme et sa femme s'unissent pour procréer des enfants. Ces derniers, issus du ventre de la femme, ne sortent jamais de la suudu, au sens social du terme, et n'en sortent physiquement qu'après l'imposition du nom, le jour même de cette cérémonie. Car ce n'est qu'avec la naissance d'un enfant mâle que la suudu, en tant que lignage potentiel, commence à exister. Chaque suudu étant comme une faille dans l'unité du wuro, l'on peut voir que le prolongement de la société dans le temps menace inéluctablement son unité dans l'espace. Mais que veut dire au juste ce mot « unité » ? Avant d'aller plus loin, il faut nous entendre là-dessus. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, c'est un concept qu'on entend souvent dans la bouche des Djelgôbé. Ils aiment affirmer qu'ils sont tous un et, au lieu de préciser les liens de parenté entre eux ils préfèrent les brouiller en se servant de termes vagues, ce que leur terminologie de parenté d'ailleurs facilite. Mais si nous nous penchons sur la question pour voir qui est compris dans cette unité, nous découvrons qu'il s'agit surtout des hommes liés par la parenté agnatique. Ce n'est pas que les femmes sont exclues, mais plutôt que le départ d'une femme n'est qu'une simple perte pour le groupe et n'engage qu'elle-même, alors que le départ d'un homme équivaut toujours à un schisme au sein du groupe et menace donc sa force. Car la descendance d'un homme est toujours engagée par ce qu'il fait, même si elle n'existe pas encore. Par le seul fait biologique de mettre au monde des enfants, la femme participe à l'instauration d'une suudu et, par là, à l'élaboration de la structure de la société, mais il est clair qu'en cela elle n'agit qu'en tant que membre de la gent féminine, et que n'importe quelle représentante de celle-ci pourrait faire la même chose. La provenance et la destination de la femme n'affectent nullement la structure du groupe agnatique. C'est d'ailleurs la femme qui quitte le foyer paternel pour se marier, même s'il ne s'agit que de son cousin parallèle, et c'est toujours elle qui quitte le foyer de son mari en cas de divorce. C'est la destinée de la femme que de partir, et elle part toujours seule ; l'homme part aussi, mais il emmène normalement des gens avec lui, de sorte qu'un wuro entier se détache d'un wuro composite. Si l'homme n'est qu'en transit sur la terre, la femme, en quelque sorte, l'est même davantage. Tout cela ne veut pas dire que la femme n'a pas d'effet sur la vie du wuro, voire celle du lignage. En réalité, elle peut avoir un effet très marquant, mais cela dépendra non pas de sa position de femme dans la structure, mais de sa personnalité et des rapports qu'elle maintient avec les individus qui l'entourent. Autrement dit, l'influence que peut exercer une femme sur la vie d'une
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communauté n'est radicalement pas prévisible à partir de données d'ordre structural, comme l'appartenance à telle ou telle famille, alors qu'il est possible de la prévoir, dans une certaine mesure, pour un homme.
La division du travail social Avant de considérer la division du travail proprement dit, il faut nous attarder un peu sur la division du travail social, c'est-à-dire ce travail destiné au maintien des structures plutôt qu'à celui des êtres. Tout d'abord, la séparation des deux sexes pendant la journée peut être envisagée comme une tâche à laquelle hommes et femmes participent également. Quant à la séparation entre les générations, la participation n'est pas égale. Les jeunes filles, comme les garçons, se retrouvent en bandes, mais beaucoup moins fréquemment que ces derniers, et la plupart de la journée elles sont en train d'aider leurs mères et leurs belles-mères aux travaux du ménage. Les jeunes hommes, par contre, peuvent éviter leurs pères pour la plupart de la journée, car il n'y a pas de travaux qui exigent leur coopération. Dans leur travail, aussi bien que dans leurs divertissements, les adolescents arrivent à passer beaucoup de temps entre eux et ils raffermissent ainsi la solidarité de leur groupe tout en estompant les liens de parenté qui les distinguent entre eux. Si les hommes et les adolescents passent leurs journées largement en dehors du wuro, les femmes et les enfants y restent. Pour les premiers, donc, le wuro est en quelque sorte le lieu de la nuit et des rapports qui se nouent la nuit. La disposition des cases même est comme un rappel permanent de ce qui se passe la nuit, d'une part, et de cette « autre » manière de compartimenter la société — en lignages (cuuDi) — d'autre part. Par le seul fait de rester au wuro, les femmes ne travaillent pas dans le même sens que les hommes ; on peut même dire qu'elles travaillent en sens inverse de ceux-ci en ce que, quels que soient les rapports des femmes entre elles, le souci principal de chacune est l'entretien de sa propre suudu. Les Djelgôbé sont hautement conscients de cette différence entre le travail social féminin et celui des hommes. Hommes et femmes ont, tous les deux, tendance à blâmer les femmes pour les dissensions au sein du groupe agnatique. Le lien sexuel, ce lien qui ne doit pas être évoqué par la prononciation du nom du conjoint, en unissant l'homme et sa femme, détache l'homme du groupe agnatique. Et plus ce lien est fertile, plus l'homme s'approche d'une vraie indépendance à l'égard de ce groupe. Qu'il ne s'agit pas de la sexualité tout court est indiqué par le fait que l'adultère a toujours lieu en brousse et que seul l'acte sexuel du couple marié se passe dans la suudu de la femme au wuro. Par conséquent, dans la mesure où les femmes dans leurs cases symbolisent la sexualité légitime, d'où la fertilité possédée, il est vrai qu'elles sont une cause nécessaire de l'éparpillement des hommes. Quant à ceux-ci, c'est en se retrouvant entre eux et en s'éloignant de leurs femmes pendant le jour qu'ils travaillent contre les tendances scissionnistes inhérentes à leur société. Objectivement parlant, donc, le « travail » des deux sexes est également nécessaire au maintien des structures sociales, mais cela n'empêche pas qu'il s'agisse de deux principes d'organisation irréconciliablement opposés. En termes
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Société et liberté chez les Djelgôbê
abstraits, nous pouvons les appeler différenciation des segments (femmes) et intégration des individus (hommes). Une cérémonie comme révélateur de la division du travail social Qu'il s'agit bien de cela ressort clairement d'un examen de certains aspects de la cérémonie indeeri (imposition du nom, de inde = nom), une cérémonie fréquente qui intéresse un grand éventail de la population. C'est une cérémonie de jour (le mariage, par contre, est une cérémonie de nuit). Il n'est pas possible de prédire qui en particulier participera à cette cérémonie — cela dépend de facteurs que nous étudierons plus loin — mais les acteurs principaux sont les « pères » du bébé (baabiraaBe), d'une part, et leurs sœurs, les tantes paternelles du bébé (goggiraaBe), d'autre part. D'autres catégories de personnes souvent représentées sont : les hommes de dieu (moodiBBe), qui assureront le sacrifice rituel de la bête offerte et qui prononceront le nom de l'enfant, les forgerons (wayluBe), les captifs (maccuBe) qui dépèceront et feront griller la viande, d'autres parents et voisins du nouveau-né ainsi que des représentants d'autres lignages, clans ou tribus peul ou même d'autres ethnies. Les femmes qui viennent à cette fête se groupent dans et autour de la case où se trouve la mère de l'enfant, alors que les hommes se réunissent dans une autre case ou bien dehors à une certaine distance de la case des femmes. J'ai participé moi-même à deux indeeji : dans l'un, les adolescents (génération du père de l'enfant) se tenaient à l'écart des vieux, alors que dans le deuxième cas le père de l'enfant était déjà un homme mûr et il n'y avait pas de séparation entre les générations. Je ne suis cependant pas sûr que cela soit la raison pour la non-séparation des générations dans ce cas, car un autre facteur important est que la partie masculine de la cérémonie se déroulait dans l'espace utilisé comme mosquée du wuro et, puisque le Cheikh des Djelgôbê prêche contre le maintien d'une distance entre un homme et ses fils, les gens se sont peut-être comportés selon ses vœux. Quoi qu'il en soit, la séparation rigoureuse entre les hommes et les femmes est toujours maintenue et les comportements des deux sexes diffèrent d'une manière marquée. Il y a peu de coordination temporelle entre ce qu'accomplissent les membres de chaque groupe, mais pour l'un et pour l'autre la fête se termine par une distribution aux participants. Du côté des hommes, il y a une distribution de viande, alors que du côté des femmes on partage un certain nombre de cadeaux symboliques. Regardons de plus près ces distributions, d'abord celle qui a lieu chez les hommes. Certaines parties de tout animal appartiennent de droit à certains groupes, par exemple, la croupe va aux femmes, la tête aux forgerons, et la partie supérieure du dos revient aux hommes de Dieu, alors que ceux qui dépècent l'animal s'approprient le cou et la peau et tout autre morceau de graisse et de viande qu'ils peuvent dérober pendant leur travail. Ce qu'il importe de retenir, c'est que la viande n'est pas traditionnellement partagée selon le lignage, mais selon la caste ou la profession, d'une part, et selon le sexe, d'autre part. A l'occasion d'une indeeri, après avoir fait griller la viande, les hommes font un premier partage selon ces règles. Ce qui reste — en fait c'est la majeure partie de la viande — est découpé en morceaux aussi égaux que possible et distribué à tous les hommes peul présents sauf les hommes de
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Dieu qui ont déjà reçu leur part. La viande étant virtuellement divisible à l'infini, tout le monde est assuré de recevoir au moins une bouchée. Cette manière de partager la viande met nettement en valeur l'unité et l'égalité des hommes aux dépens de leurs appartenances lignagères. Elle estompe même l'existence des lignages et de leurs statuts relatifs pour rassembler tous les Djelgôbé dans une seule communion. Que les Djelgôbé eux-mêmes le voient ainsi est indiqué par une dispute très révélatrice à laquelle j'ai assisté lors de Yindeeri où les jeunes hommes (génération des pères de l'enfant) et les hommes mûrs (grand-pères de l'enfant) étaient séparés. Les maccuBe ^captifs) étaient en train de découper la viande alors que les jeunes hommes regardaient. Les vieux se trouvaient dans une case à trois cents mètres de là. L'un des maccuBe voulait donner toute la viande aux jeunes hommes pour que ceux-ci rendent chacun à son père la portion qui lui était due. Un autre maccudo (sg. de maccuBe) disait qu'il fallait plutôt diviser sur place la viande en deux moitiés, l'une pour les maamiraaBe (grands-pères de l'enfant) et l'autre pour les baabiraaBe (pères de l'enfant). Nous pouvons voir que la première solution équivaudrait à un retour au principe lignager dans le partage, alors que la deuxième signifierait le maintien du principe de l'unité de tous les hommes d'une même génération. Un Peul, un jeune frère du jooro, a tranché la question : il a retenu la deuxième solution et l'un des Peul fut chargé d'amener une moitié de la viande chez les vieux pour qu'ils en fassent le partage entre eux-mêmes. Chez les femmes, la distribution de cadeaux qui clôt la partie de la cérémonie dont elles sont responsables se passe tout autrement. D'abord, le nombre de cadeaux est limité et chacun d'eux diffère de tous les autres. Traditionnellement, certaines des femmes venant à Yindeeri apportaient avec elles un van ou couvercle de calebasse en paille tressée en spirale. Ces vans s'appellent beDi (sg. mbeDu) et les femmes les fabriquent dans beaucoup de tailles différentes et selon un grand nombre de dessins géométriques colorés. Aujourd'hui, on substitue parfois une petite calebasse ou un peu d'argent au mbeDu, dans le cas de parentes plus éloignées, par exemple, mais un certain nombre de beDi sont absolument nécessaires au déroulement des rites et la mère de l'enfant ainsi que les tantes paternelles (goggiraaBe) de celui-ci ne manquent jamais d'en apporter. Au moment de la redistribution de ces cadeaux, donc, les goggiraaBe de l'enfant rassemblent les beDi, les calebasses et l'argent apportés pour les trier selon leur importance et pour décider qui va recevoir quoi. Il n'est pas question de donner quelque chose à chaque personne car les cadeaux ne sont pas divisibles comme l'est la viande que partagent les hommes. La distribution se fait alors selon l'appartenance lignagère des femmes et c'est seulement celles qui détiennent le plus haut statut par leur génération dans leur propre lignage qui reçoivent en tant que représentantes de celui-ci. Comme on pourrait s'y attendre, cette phase de Yindeeri dégénère normalement dans une série de disputes et de revendications où tous les conflits possibles entre les principes d'âge, de génération et d'appartenance à tel ou tel lignage sont éventés. Le mbeDu le plus important, c'est le mbeDu wuyko (mbeDu des cheveux), celui qui a servi à attraper les cheveux de l'enfant lors de son premier rasage du crâne plus tôt dans la cérémonie. Ce mbeDu-là revient à la goggo de l'enfant, normalement à celle qui est l'aînée généalogique de toutes les goggiraaBe. D'autres goggiraaBe de l'enfant recevront des beDi, mais pas
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Société et liberté chez les Djelgôbé
nécessairement toutes car il faut assurer que les autres lignages représentés en reçoivent. L'ordre de la distribution est important aussi, et par conséquent ce n'est pas nécessairement le mbeDu wuyko qui est donné en premier lieu. En effet, c'est d'habitude une femme qui représente l'aîné de tous les lignages présents qui doit recevoir son cadeau en premier, et ceci indépendamment de l'importance numérique et politique de ce lignage dans la région. Après elle, les autres femmes prennent leurs parts selon l'ordre d'ancienneté de leurs lignages. En dernier lieu, ce sont les représentants d'autres clans, tels jalluBe, saadaaBe, fulBe kelli, puis les forgerons, les griots (maabuuBe) et les étrangers installés là (en l'occurrence nous-mêmes) qui doivent recevoir quelque chose. Equilibrer tous les facteurs dans cette distribution est une tâche fort compliquée et l'on peut aisément comprendre que cette cérémonie ne se passe jamais dans le calme et la paix. Fatalement, semble-t-il, un certain nombre de femmes rentrent chez elles mécontentes. Les hommes, pour leur part, ne s'occupent pas du tout des difficultés ni des résultats de la cérémonie féminine ; beaucoup d'entre eux sont d'ailleurs déjà partis avant que celle-ci ne se termine. Une fois j'ai vu deux femmes porter leur dispute devant un vieil homme, le grand-père paternel du nouveau-né. En récitant leurs généalogies, chacune d'elles revendiquait le droit à un certain mbeDu. Je n'ai pu saisir les paroles exactes du vieillard, mais il était évident qu'il essayait de calmer les deux femmes plutôt que de donner raison à l'une ou à l'autre. Dans cette cérémonie, le contraste ne pourrait être plus net entre le « travail social » des hommes et celui des femmes. Il ressort bien de cette description que le travail des hommes consiste à raffermir l'unité des hommes et par là celle de la société entière, alors que la tâche des femmes est de différencier les segments de la société et de souligner la manière dont ils sont articulés les uns sur les autres dans une structure globale. La naissance d'un enfant est le prétexte logique à ces tâches, car il s'agit de bien préciser la place exacte du nouveau-né dans la structure d'une part, et de démontrer que c'est la société entière qui est concernée, d'autre part. Si l'on demande aux Djelgôbé pourquoi ils font ainsi, la réponse est, comme pour tant d'autres questions : Dum woni tawaangal amin (« C'est notre coutume »). Bien que toutes les sociétés peul que nous connaissons semblent pratiquer une forme d'indeeri, une pareille division du travail entre hommes et femmes ne ressort pas des descriptions données dans la littérature 3 . Cela est peut-être la conséquence du fait que les unités réunies par ces cérémonies-là ne dépassent pas le cadre d'un segment de lignage. M. Dupire écrit : « Ce rassemblement témoigne de la cohésion du segment de lignage et du désir de chacun d'y rester incorporé » 4 . Chez les woDaaBe du Niger, dont elle parle ici, la viande est partagée d'une manière similaire à celle dans le Djelgôdji : « Le train arrière pour les femmes, l'avant pour les hommes et les jeunes gens, en parts à peu près égales » 5 . Chez les woDaaBe comme chez les Djelgôbé, donc nous retrouvons ce même partage égalitaire de la viande du sacrifice parmi tous les
3. Cf. Dupire, op. cit., pp. 226-231; Höpen, op. cit., pp. 100-102; Stenning, op. cit., pp. 117-119. 4. Dupire, op. cit., p. 213. 5. Ibid., p. 230.
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hommes du groupe. Ces faits suggèrent la possibilité que la présence de ce rite de la distribution des beDi chez les Djelgôbé soit en rapport avec le plus grand champ de relations sociales qu'ils entretiennent. Sans essayer de spéculer sur l'origine historique de cette coutume, il est facile de comprendre pourquoi ce sont les femmes et non les hommes qui la pratiquent. Etant donné que la politique ne relève pas du domaine féminin, on serait amené au premier abord à croire que ce sont les hommes qui devraient traiter des statuts respectifs de chaque lignage parce que cela les concerne plus directement que les femmes. Mais un peu de réflexion nous convainc que si les hommes se mettaient à discuter ces questions il ne s'agirait plus d'une « cérémonie » mais d'une dispute réelle qui déchirerait cette unité même qu'ils recherchent. La pensée de Johan Huizinga peut nous aider à comprendre ce phénomène 8 . Selon lui, il existe dans la culture de chaque peuple un élément ludique qui se retrouve sous maints déguisements dans toute activité qui s'écarte, en quelque sorte, de la « vie ordinaire », de la « vie réelle ». Rappelons brièvement les principales caractéristiques de cet élément ludique : a) il s'agit d'une activité volontaire (p. 7), b) à laquelle on participe d'une manière désintéressée (p. 9), c) et qui se passe dans un lieu et dans un temps délimités (ibid.), d) elle crée une sorte d'harmonie et d'ordre (p. 10), e) tout en suscitant une tension due à l'incertitude de son aboutissement (pp. 10-11), f ) et elle se déroule toujours selon certaines règles (p. 11). Bien que notre description de Yindeeri soit loin d'être exhaustive, on peut s'assurer sans difficulté que ces cérémonies répondent assez exactement aux critères proposés par M. Huizinga. Nous examinerons en détail plus loin (chapitre IX) dans quelle mesure c'est une activité volontaire ; qu'il suffise de dire ici donc que cela semble être le cas. Pour le reste, prenons les critères en ordre inverse : f ) le fait même qu'on peut donner une description généralisée de ces cérémonies prouve qu'il s'agit d'activités se déroulant selon des règles ; e) il existe une tension due à l'incertitude de l'aboutissement de ces cérémonies, car, chez les hommes aussi bien que chez les femmes, on ne sait pas à l'avance si la paix et l'unité seront maintenues et, dans le cas des femmes, quelle sera la distribution exacte des beDi ; d) dans la mesure où les rites réussissent, il est évident qu'une harmonie est engendrée surtout chez les hommes et qu'un ordre est créé par les femmes ; c) que ces cérémonies ont lieu dans un espace et dans un temps délimités semble évident, mais on peut se demander, par contre, s'il est vrai, b) qu'on y participe d'une manière désintéressée. Du côté des femmes la reponse doit être oui, car nous venons justement de voir qu'une particularité du rite, si l'on peut dire, est que les femmes doivent traiter d'une question qui ne les intéresse pas normalement. Elles sont concernées, bien sûr, par le statut de leurs propres enfants, mais il faut nous rappeler qu'elles ne participent à cette cérémonie ni en tant que mères ni en tant qu'épouses, mais comme représentantes de leur lignage de naissance. En ce qui concerne les hommes, leur désintéressement se révèle par le fait que, dans le temps et l'espace de la cérémonie, ils doivent subordonner leurs intérêts individuels au but commun d'affermir l'indivisibilité de la société globale, une entité qui, dans la vie quotidienne, ne cesse de se lézarder et dont la force effective est très faible. Les questions de statut, d'autorité et de préséance étant étroitement liées au 6. Ce qui suit est tiré de Homo ludens, Boston, Mass., Beacon Press, 1955.
Société et liberté chez les
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Djelgôbé
sens de l'honneur et même à la valeur de la personne chez l'homme peul, il est évident que, dans une cérémonie qui se veut unificatrice, soulever de telles questions briserait l'ambiance « ludique » pour remettre les participants dans la vie ordinaire et à la merci de leurs sentiments individualistes. Toute tentative d'ailleurs, pour introduire ces considérations dans la cérémonie masculine serait jugée insensée et serait vite réprimée, comme nous venons de le voir dans le cas de la décision du jeune frère du jooro. Pour les femmes, par contre, l'honneur et l'autorité ne sont pas en rapport avec l'appartenance lignagère mais plutôt avec les rôles d'épouse et de mère — rôles qui ne sont justement pas en jeu dans cette cérémonie. De toute façon, ce n'est pas en se battant qu'une femme défend son honneur : elle appellerait plutôt des hommes pour le faire, mais puisqu'en l'occurrence ceux-ci refusent résolument de s'emmêler dans les discussions féminines et qu'ils tendent plutôt à circonscrire les femmes dans ce lieu « ludique » qu'est la case de la mère du nouvcau-né jusqu'à ce qu'une issue soit atteinte, ces dernières ne peuvent s'en sortir qu'en faisant appel à un esprit de conciliation et à une magnanimité dont la manifestation chez les hommes serait un signe de faiblesse.
La division
du travail
productif
Abordons maintenant la description de la division du travail destiné au maintien des êtres, tout en gardant à l'esprit la division du « travail social » que nous venons d'analyser. Les tâches quotidiennes de la vie se répartissent naturellement en deux catégories qu'on pourrait nommer la production des matières brutes et l'élaboration de ces matières. Dans tous les cas sauf un, ce sont les hommes qui s'occupent de la production alors que les femmes élaborent non seulement la matière rassemblée par eux, mais aussi celle que produit la nature sans intervention humaine, telle l'herbe. Les principales occupations masculines sont : la garde et le soin du bétail (bœufs, moutons et chèvres), les travaux agricoles (préparation des champs, semis, sarclage, récolte, mise en grenier), la construction des enclos aussi bien autour des champs, pour empêcher la pénétration du bétail, que près du wuro, pour enfermer les veaux et le petit bétail la nuit. Les travaux féminins sont : la préparation de la nourriture, la construction et l'entretien des cases, le tressage des nattes (de plusieurs variétés selon l'utilisation : natte de prière, natte de lit, ciel-de-lit ou parois de case en nattes), le filage du coton, la fabrication du savon et, bien sûr, le soin des enfants en bas âge. Les hommes et les femmes également peuvent traire les vaches ; normalement, ce sont les femmes qui le font au wuro alors que les hommes ne le font qu'en brousse (ladde) quand ils sont en transhumance sans femme. Par contre, seules les femmes peuvent fabriquer le beurre. Les hommes en transhumance ne le font jamais, ne buvant que le lait frais ou caillé. Les jeunes gens avec qui j'ai fait la transhumance en 1968 expliquaient la nonréussite de notre lait caillé par le fait que seules les femmes savent le faire correctement. De même, les hommes ne font jamais la cuisine ( d e f u d e , qui désigne toujours la cuisson dans une marmite et à l'eau) alors qu'ils peuvent préparer certains aliments par contact direct avec le feu à condition de le faire hors du wuro, par exemple : en élevant la viande au-dessus du feu par des tiges de bois vert (darnude), ou en plaçant la viande ou les épis de
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maïs et de mil directement sur la braise (juDude). Les femmes également font griller le maïs, aliment de soudure avant la récolte du mil, sur le feu dans leurs cases. Cette différence entre les genres de travail masculin et féminin va dans le même sens que les autres différences que nous avons relevées entre les sexes. Il ne sera cependant pas question ici de pousser cette analyse très loin. Soulignons simplement ceci : les travaux féminins s'effectuent, en général, dans le wuro, alors que les activités proprement masculines ont lieu le plus souvent hors du wuro. Puisque le wuro est, dans la pensée peul, le symbole de la société et de la culture humaines, et que la seule présence de la femme mariée suffit à instaurer le wuro, il est logique que le travail féminin aille dans le sens de la culture, c'est-à-dire qu'il transforme la nature, ou brousse (ladde), en culture, ou village (yvuro). Le seul travail de véritable élaboration que fassent les hommes, c'est la fabrication des vêtements (couture de bandes de coton, tressage de chapeaux en paille, découpage de sandales en peau de vache). Aujourd'hui, la plupart des hommes cousent leurs propres vêtements ainsi que ceux de leurs enfants en bas âge qui ne savent pas le faire eux-mêmes, alors qu'ils achètent au marché des pagnes, des camisoles et des mouchoirs de tête pour leurs femmes. En effet, l'apparente anomalie de ce travail masculin d'élaboration s'explique par la nature du produit, le vêtement, et non par la nature du travail, la couture. C'est le seul produit peul qui ne soit ni partagé ni utilisé d'une manière collective mais ne serve qu'à une seule personne. D'autre part, vêtir quelqu'un, dans la pensée peul, comme dans beaucoup d'autres cultures, signifie que cette personne dépend de vous en quelque sorte. La réaction d'un mari peul qui voit sa femme porter u n pagne qu'il ne lui a pas acheté est la même que celle d'un mari chez nous qui voit sa femme porter une robe ou se parer d'un bijou qui vient d'il ne sait où. Enfin, puisque c'est surtout pour lui-même qu'un homme coud un vêtement — la plupart des enfants ne portant pas de vêtement avant de pouvoir coudre eux-mêmes — sa confection est devenue comme une expression de la personnalité de l'individu et de son indépendance vis-à-vis de tout le monde. Etant donné la signification du vêtement pour les Peul, il est évident qu'il serait anormal que la couture fût un travail féminin. Tout ce que produisent les femmes souligne l'interdépendance des hommes et des femmes en tant que membres de deux moitiés complémentaires de la société. Pour la nourriture, travail féminin par excellence, l'homme dépend de la gent féminine mais pas forcément d'une seule femme, car le partage d'un repas entre des hommes rend symboliquement diffus les liens entre tel homme et telle femme. Le vêtement, par contre, puisqu'il ne se partage pas, ne peut qu'accentuer un lien particulier entre le donateur et celui ou celle qui reçoit. Pour un homme, l'obligation de vêtir sa famille est sentie peut-être même plus comme le droit de la dévêtir — sexuellement, d'une part, pour posséder sa femme, et symboliquement, d'autre part, pour maintenir ses enfants dans un état de dépendance vis-àvis de l u i 7 . 7. Cf. par exemple, l'analyse de T.O. Beidelman de la cérémonie du mariage chez les Nuer : « The consummation of the marriage is, in a sense, the rite of initiation for a woman by which she passes from the jurai custody of her natal lineage to that of her new husband's group. The bride's head is shaved and she is stripped of ail her ornaments which are washed in water and then divided
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Le travail des
femmes
Regardons à présent ces occupations de plus près. Tout d'abord, on a l'impression que les femmes travaillent plus que les hommes. Cette impression est sans doute due en partie à la notion courante de travail dans notre société occidentale, car une autre manière d'exprimer la même observation serait de constater que la journée féminine de travail est plus constante et plus déterminée à l'avance que ne l'est la journée masculine. Pour la femme, c'est chaque jour la même chose et le genre de travail qu'elle fait ne change guère selon les saisons si ce n'est pour augmenter ou diminuer un peu. La préparation du repas du soir pour une dizaine de personnes demande quatre ou cinq heures de travail d'une femme, sans compter la recherche de l'eau à la mare ou au puits, du bois en brousse et du mil au grenier. Un repas chaud à midi demande autant de temps, alors qu'un repas froid — s'il y a repas — peut se préparer en une à deux heures. Il est intéressant de noter que les plats les plus longs et difficiles à préparer sont les plus estimés (nyiiri et cobbal), comme si c'était l'importance de la transformation du mil à partir de l'état brut qui déterminait cette estimation. Une journée sans nyiiri est comme une journée sans un vrai repas, et si l'on ne prépare pas le nyiiri le soir, événement rare, c'est qu'il n'y a pas de mil ou que les femmes, épuisées par un autre travail ce jour-là, telle la collecte de l'herbe pour la construction des cases et pour le tressage, n'ont pas la force de faire la cuisine. Nos hôtes s'étonnaient que notre plat favori fût celui qu'ils méprisent, car la préparation en est la plus simple de toutes ; elle consiste seulement à jeter des grains de mil entiers dans l'eau bouillante. Ce plat, mbaYungu, ressemble beaucoup au riz complet et devrait être plus nourrissant que les autres plats parce que toutes les parties nutritives de la graine sont gardées. Pour les Djelgôbé, cependant, c'est un plat de brousse car, en effet, c'est la seule préparation qui ne requiert pas de mortier. Si une femme a des enfants, elle fait son travail entourée d'eux et portant le dernier bébé sur le dos. Dès l'âge de quatre ou cinq ans, les petites filles essaient d'aider leur mère, ce qui peut souvent ralentir le processus de préparation tout en le rendant plus agréable. Ou plus difficile, selon l'humeur de la mère. Le soin des jeunes enfants est la responsabilité presque exclusive de leur mère, qui est vivement critiquée par les autres femmes si elle ne donne pas le sein à son enfant dès qu'il commence à pleurer. Quoique la faim ne soit sans doute pas la source de tout ce dont souffrent les enfants, le sein maternel est une panacée remarquable dans la mesure où, effectivement, il fait taire leurs pleurs la plupart du temps. Ce point est important pour deux raisons : il souligne d'une part le fait que si les enfants dépendent de leur mère, celle-ci ne peut s'éloigner d'eux non plus. Elle peut confier son bébé à sa propre mère, à une sœur, à une fille aînée ou à une camarade, mais seulement à condition de pouvoir le prendre à tout moment s'il commence à pleurer ; elle ne peut pas abandonner un enfant avant 18-24 mois pour plus d'une ou deux heures de suite, et s'il est très jeune ou très difficile elle le porte sur son dos amongst her husband's kin. She is then arrayed in new ornaments given her by. the husband. » (« Some Nuer notions of nakedness, nudity, and sexuality », Africa, 38 (2), avril 1968, p. 129.)
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La vie du « wuro »
(bambude) quand elle va chercher de l'eau, satisfaire ses besoins en brousse, ou même danser toute la nuit dans une partie de jeunes (fijo). La deuxième signification du sein-panacée est qu'il établit entre la mère et l'enfant une sorte de complicité où le contact humain devient non pas le remède mais ce qui remplace tout remède, quelle que soit la cause réelle du mal dont souffre l'enfant. La mère sait fort bien qu'en réalité le sein n'est pas un remède, mais trop souvent elle n'a rien d'autre à donner. Il n'empêche pas le mal mais il le rend supportable. La souffrance de l'enfant est en fait partagée par son entourage, et spécialement par la mère, parce que ses pleurs les atteignent profondément dans leurs émotions 8 . Pour la mère et pour l'enfant également, donc, le bien et la paix prennent racine dans la mutualité, pour employer un terme d'Erik Erikson 9 , de leur contact physique, alors que le mal est de plus en plus confondu avec leur séparation. Il ne s'agit pas ici de poser la question de savoir si la « personnalité peul » est de type « oral » ou non 1 0 , mais seulement de constater chez eux une grande peur d'être esseulé ou abandonné, et une tendance à identifier la solitude avec le mal. Nous examinerons cette notion d'une manière détaillée dans l'étude de la vie vécue et nous nous bornerons maintenant à faire remarquer que le mot pour solitude (yeeweende) et celui pour le mal (bonnde) sont très souvent associés dans la conversation et dans les chansons du Djelgôdji. L'expression yeeweende bonnde (néfaste solitude !) est si fréquente dans les chansons qu'elle est devenue comme un refrain figé.
Le travail des hommes
mûrs
Le travail d'un homme diffère dans presque tous les points de celui d'une femme. Si celle-ci fait la même chose chaque jour, il n'est pas possible, par contre, de décrire la « journée typique » d'un homme en rendant justice aux faits. Pour commencer, signalons quelques contrastes : normalement, une femme travaille avec sa mère ou sa belle-mère et avec ses propres filles, alors qu'un homme travaille en compagnie de camarades de son âge ou seul, mais pas avec ses fils ou ses pères. Là où chaque femme travaille une plus ou moins grande partie de chaque journée, beaucoup d'hommes ne travaillent pas tous les jours et un certain nombre d'entre eux ne travaillent pas du tout. Il ne s'agit pas des MoodiBBe et leurs élèves, qui font un travail mental, mais des hommes 8. Cf. John Bowlby, « The nature of the child's tie to his mother », International journal of psychoanalysis, 39, pt. v, sept.-oct. 1958, pp. 350-373). 9. Ce terme signifie, plus précisément, une autorégulation réciproque dans le plaisir. Erikson écrivait : « The mouth and the nipple seem to be the mere centers of a general aura of warmth and mutuality which are enjoyed and and responded to with relaxation not only by these focal organs, but by both total organisms. The mutuality of relaxation thus developed is of prime importance for the first experience of friendly otherness », Childhood and society (V éd.), New York, W.W. Norton, 1963 (l r e éd., 1950), p. 76. 10. Le syndrome classique de ce type de personnalité a été d'ailleurs mis en question par la recherche très détaillée du docteur Frieda Goldman-Eisler. Cette recherche montre que, s'il existe une corrélation entre les traits de « pessimisme » et d' « optimisme » et le fait d'être sevré tôt ou tard, il n'y a pas de corrélation significative entre le moment du sevrage et les traits d'agressivité ou d'impulsivité. (Frieda Goldman-Eisler, « Breastfeeding and character formation », dans Personality in nature, Society, and culture, sous la direction de Clyde Kluckhohn et Henry A. Murray, New York, Knopf, 1959, pp. 146-184.)
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Société et liberté chez les Djelgôbé
mûrs (mawBe), d'une part, et des jeunes (sukaaBe), d'autre part. Tout père d'un ou deux fils de plus de quinze ans peut leur laisser le gros du travail masculin et, dans un sens, doit le faire pour maintenir la séparation des générations décrite plus haut. Puisque la plupart des hommes se marient entre vingt et vingt-cinq ans, ils peuvent, s'ils ont un fils rapidement, commencer à réduire leur travail dès trente-cinq ou quarante ans. Justement, à trente ans on est encore suka (enfant) alors qu'à quarante ans on est à mi-chemin dans la vie et on est désormais « grand » (mawDo). On cesse de se vêtir du boodi, le grand poncho-limousine des sukaaBe, et l'on porte à sa place une longue tunique blanche, avec ou sans boubou. On pourrait se demander si ce n'est pas une conception trop étroite de l'idée de travail qui donne l'impression que la plupart des hommes de plus de quarante ans ont cessé de travailler. La réponse doit être nuancée : en effet, c'est une conception étroite du travail qui nous permet de comparer celui des hommes avec celui des femmes, à savoir le travail en vue de la subsistance ; mais dès que ses fils peuvent prendre la relève, un homme commence à faire autre chose. Est-ce du travail ? C'est un travail socio-politique. Nous avons vu qu'en principe un homme ne doit pas rester dans son wuro pendant la journée et, en fait, s'il n'a pas de travaux accessoires à faire pour combler ce que font ses fils, il passe beaucoup de son temps à surveiller ces derniers, mais sans se mêler à eux. En saison sèche, par exemple, pendant que les sukaaBe abreuvent les bœufs, les mawBe sont là pour les regarder et pour maintenir la paix tout en bavardant entre eux. S'il s'agit de creuser un nouveau puits ou d'en réparer un ancien, c'est normalement un mawDo qui dirigera les travaux, et si une bagarre risque d'éclater les mawBe interviendront pour essayer de l'empêcher. Ce n'est cependant pas seulement pour surveiller que les mawBe devraient être là, mais encore pour maintenir le moral des jeunes. Si, par exemple, les jeunes passent toute la journée près des puits pour abreuver les animaux, il serait impensable que leurs pères les abandonnent là pour rentrer manger à la maison à midi. Comme il serait anormal qu'un homme fasse le halage quand il a un fils qui est capable de le faire, le père, pour sa part, doit, d'une manière ou d'une autre, témoigner à son fils de la solidarité. S'il ne le fait pas, bien qu'il ne s'agisse pas d'une obligation, il risque de perdre la confiance de celui-ci qui pourra être amené à rompre avec lui. Les jours où le père ne se trouve pas près de ses fils pour les surveiller dans leurs travaux, et ces jours sont souvent nombreux, il n'est pas possible de donner une règle qui prévoie ce qu'il fera. Certains hommes ont l'habitude de passer beaucoup de leur temps à la mosquée, mais la plupart d'entre eux ont des préoccupations très variées. La seule chose qu'on puisse dire, c'est que les hommes se promènent beaucoup : ils arrangent les mariages de leurs fils, ils recherchent des vaches égarées, ils tentent d'emprunter de l'argent chez un ami ou de récupérer un prêt chez un autre, ils vont dans les debeeje (sg. debere — village de captifs) pour plaisanter avec les maccuBe et, peut-être, pour en trouver un qui fera un travail pour eux ; dans ces villages, ils peuvent également rencontrer des gens chez qui, à cause de suudu baaba (coutumes de parenté), ils n'iraient pas d'ordinaire. D'après cette liste de leurs principales activités, il est clair que les hommes de plus de 40 ans ne font pas de travail strictement productif dans la mesure où leur situation familiale le permet. Cela ne veut pas dire, pourtant, qu'ils ne se
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La vie du « wuro »
fatiguent pas ; au contraire, certains d'entre eux, par les parcours qu'ils font et par le fait d'être souvent là où les jeunes travaillent sous le soleil brûlant, témoignent de beaucoup d'énergie. Nous reprendrons plus loin l'examen de certaines activités relevées ici pour essayer d'estimer leur valeur sociale réelle.
Le travail des
enfants
Le travail même des jeunes diffère sur plusieurs points de celui des femmes. Nous avons déjà évoqué le fait que les hommes d'âges différents ne travaillent pas ensemble. Là où une fille aide directement sa mère ou sa belle-mère, un jeune homme n'aide son père qu'en faisant autre chose que lui. Deuxièmement, les garçons entre cinq et dix à douze ans sont encore trop jeunes pour assumer beaucoup de responsabilités. On leur demande de chasser des oiseaux des champs, d'empêcher le bétail d'y entrer ou de surveiller les chèvres. Ils passent la plupart de leur temps à jouer dans la brousse près du village. Leur présence est parfois tolérée par leurs grands frères, mais dans ce cas ces derniers essaient d'en faire leurs laquais en leur demandant, par exemple, d'aller cueillir du maïs et de le faire griller pour eux en brousse, là où ils se réunissent pour en faire de véritables gueuletons. Normalement, vers l'âge de dix ou douze ans, le garçon peut commencer à être utile dans les travaux de sarclage et de halage. Par exemple, si ce n'est pas lui qui tire sur la corde pour remonter du puits la calebasse pleine d'eau (lukuure), il sera du moins capable de porter celle-ci du bord du puits jusqu'à l'auge pour l'y verser. Avant de quitter ces jeunes enfants, il faut mentionner un autre aspect de leur travail. Etant donné qu'ils sont des êtres incomplets et sur le plan du développement physique et mental et sur celui de l'assimilation de la culture, ils ne participent pas autant que les autres au maintien des structures de la société. Entre l'âge de trois et dix ans, par exemple, les enfants des deux sexes jouent fréquemment ensemble sans honte et sans être réprimandés par leurs parents. Mais c'est justement cette qualité informe chez eux qui les rend aptes à jouer le rôle d'intermédiaire à maintes occasions dans la vie quotidienne. Tout comme pour l'ethnologue certains renseignements ne s'obtiennent que par truchement d'une tierce personne, de même dans la vie quotidienne le contact entre ceux qui sont séparés s'opère par truchement de l'enfant. Entre les cuuDi d'un wuro, d'une part, et entre le wuro et le lieu de travail des hommes, d'autre part, il y a un va-et-vient continu d'enfants-messagers qui assurent la communication entre ceux pour qui ce serait une gêne de se trouver face à face — en public, du moins. Ce ne serait donc pas une exagération que de dire que l'enfant est, en quelque sorte, la « tierce personne » de la société peul. Dans certains cas, un parent peut jouer ce rôle, dans d'autres, un maccuDo, surtout en ce qui concerne les rapports politiques ; mais à l'intérieur du wuro, l'enfant est ce rôle, il ne le joue pas.
Le travail des jeunes
hommes
Il ressort de cette analyse de la division du travail que la tranche productive de la population mâle est comprise entre quinze et quarante ans environ. A l'excep-
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Société et liberté chez les Djelgôbé
tion des plus jeunes, qui n'ont pas encore atteint leur plénitude physique, on les appelle sukaaBe jokolBe (sg. suka jokolle = enfant fort, bien développé, beau). Leurs travaux varient selon les saisons, mais c'est seulement au moment du sarclage des champs que tout le monde travaille vraiment dur. Selon les Djelgôbé, c'est le travail le plus désagréable qu'ils fassent, et bien que le temps soit plus supportable en hivernage, ils disent que l'abreuvage du bétail en saison sèche est moins dur. Je signale cela parce que ma propre expérience est inverse : j'ai aidé les gens dans le sarclage et j'ai assisté, sans beaucoup aider, aux travaux d'abreuvage, mais c'est le second que j'ai trouvé le plus difficile à cause de la chaleur et la sécheresse. Le sarclage, d'ailleurs, ne dure pas très longtemps. En trois semaines, deux hommes peuvent venir à bout d'un champ assez grand pour nourrir une famille de douze personnes. Une quarantaine de jours après, ils devront sarcler une deuxième fois (sarcler une première fois s'appelle remude, la deuxième fois dodaade), alors que la récolte (tayre) qui demande à peu près un mois de travail, se fait quarante-cinq à soixante jours après la dodo. Le fait qu'en sarclant je pouvais être utile sans ennuyer les gens, alors qu'en ce qui concerne l'abreuvage je risquais plutôt de les gêner, rend moins certaine mon objectivité sur la difficulté relative de ces deux activités, mais l'existence même d'un écart entre l'opinion des Djelgôbé et la mienne m'amène à croire que leur impression naît d'un manque d'intérêt. Alors qu'ils souffrent avec leurs vaches et qu'ils prennent une vive satisfaction à les voir apaiser leur soif, ils ressentent le travail des champs comme une besogne imposée par la pure nécessité de devoir manger. Pour un Djelgôwo, agir en fonction de ses besoins n'est pas digne de sa qualité de noble, comme nous le verrons par la suite. Ce genre d'acte exprime un trait de caractère qui est présumé exister chez les maccuBe, et ce sont d'ailleurs eux qui travaillaient les terres des Peul avant la colonisation. Pendant l'hivernage, entre les périodes de sarclage, la plupart des sukaaBe n'ont pas de travaux spécifiques à accomplir. Ils passent leur temps entre eux à s'amuser, à coudre un nouveau boodi (une fois tous les deux ans, parfois chaque année), et à courtiser les jeunes femmes. Chaque année, un petit nombre d'entre eux font la transhumance (luusi), ce qui veut dire dans le Djelgôdji la cure salée et pas nécessairement le pâturage en brousse pour la durée de l'hivernage. Parvenus à l'âge adulte (quarante ans), presque tous les hommes auront fait la transumance une fois au moins ; la luusi a, d'ailleurs, un caractère initiatique pour ceux qui le font pour la première fois, mais je connais quelques sukaaBe qui n'ont pas le goût de cela, qui n'ont pas fait la transhumance et qui ne la feront peut-être jamais. Car c'est un travail très difficile et c'est peut-être le plus peul des travaux, dans la mesure où l'homme et la vache y sont associés d'une manière plus intime que pour toute autre activité. Qu'il s'agisse de la cure salée ou d'un séjour prolongé à la recherche de la meilleure herbe, les transhumants (luusooBe) demeurent non seulement en brousse mais encore en pays étranger, et ils doivent en conséquence se consacrer à surveiller leurs vaches vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Normalement, plusieurs camarades partent en même temps pour se tenir compagnie et pour partager les travaux, mais un homme seul peut s'occuper d'un troupeau et rien n'empêche donc les jeunes gens de prendre chacun son chemin avant la fin du trajet. Alors qu'au wuro les bœufs errent dans la proche brousse sans pâtre pour revenir le soir de leur propre chef, en transhumance le pâtre doit les conduire sur les bonnes
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La vie du « wuro »
herbes, veiller à ce qu'ils ne s'égarent pas ni qu'ils n'entrent dans le champ de quelqu'un et les protéger au besoin d'éventuels fauves et voleurs. Se nourrissant uniquement de leur lait, il couche au milieu de ses vaches le soir pour être réveillé immédiatement si, inquiètes ou effrayées par quelque chose, elles s'ébranlent ; et, puisqu'elles aiment brouter vers le milieu de la nuit (reedu jemma, en peul = le ventre de la nuit), le pâtre les conduit de nouveau sur les pâturages pendant deux ou trois heures. Quelques heures avant l'aube, il revient au hoggo avec le troupeau pour dormir jusqu'au lever du soleil. En saison sèche, comme nous l'avons déjà vu, le travail principal des sukaaBe est celui de l'abreuvage du bétail, mais à la différence du sarclage et de la transhumance, il s'agit d'une activité avec de longues périodes creuses chaque jour, du moins s'il n'y a pas pénurie d'eau. Tant qu'il y a assez d'eau, il ne faut que quelques heures de travail par jour pour désaltérer tous les bœufs, et les sukaaBe s'amusent tout le reste de la journée. C'est seulement pendant les deux derniers mois de la saison sèche que l'eau se raréfie, et c'est alors qu'à tout moment de la journée et de la nuit on trouve les sukaaBe aux puits en train d'attendre l'accumulation de l'eau qui sourd de plus en plus lentement dans le fond. Alors que les uns n'obtiennent que quelques décilitres chaque fois qu'ils retirent leurs calebasses, les autres creusent frénétiquement pour approfondir leurs puits ou pour en construire d'autres. Heureusement, la situation ne s'aggrave pas autant tous les ans. Si l'eau semble être vraiment sur le point de s'épuiser, les sukaaBe prennent le gros du troupeau pour l'abreuver à So, là où ils possèdent encore certains droits, car selon les gens de Petaga, So n'a jamais manqué d'eau 11 . Par ailleurs, tout le monde ne cesse de scruter les cieux de crainte qu'un lointain orage n'échappe à leur attention. Dans de telles conditions, si la pluie tombe même à cinquante kilomètres de là et qu'on sait qu'une mare s'est formée, les sukaaBe y conduisent les troupeaux pour les faire paître à cet endroit jusqu'à la tombée de nouvelles pluies ou à l'assèchement de la mare. Là encore, il s'agit d'un petit nombre d'individus, car deux ou trois personnes suffisent à surveiller les bœufs de trois ou quatre familles (trente ou quarante personnes).
La société peul vue comme
une société du loisir
A travers cette description de la division du travail, une nouvelle appréciation de cette société se fait sentir. On commence à se rendre compte qu'à bien des égards on a affaire à une société du loisir. C'en était même davantage une avant la conquête européenne, car, selon les Djelgôbé, c'étaient alors les maccuBe qui faisaient la plupart du travail productif : non seulement l'agriculture, mais encore la construction des puits, l'abreuvage du bétail et même les principaux préparatifs pour la cuisine. Aujourd'hui, sauf quelques rares exceptions, tout travail d'un maccuDo pour un Djelgôwo doit être rémunéré, et les maccuBe ne font plus ce genre de travail. Mais tout comme aujourd'hui il se trouve des Djelgôbé pauvres en vaches, autrefois beaucoup de familles n'avaient pas de captifs et seule une minorité de gens étaient libérés de tout travail pénible. Nous verrons plus loin dans l'étude de la vie vécue si les 11. Toutefois, cf. chap. III, p. 51.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
Djelgôbé eux-mêmes pensent qu'ils constituent une société du loisir et nous nous bornerons ici à apporter quelques précisions sur cette notion. En ce qui concerne la subsistance, les faits nous permettent de soutenir que les femmes travaillent plus que les hommes, car elles travaillent plus régulièrement, d'une part, et toutes les femmes valides participent à ce travail, d'autre part. Si elles sont moins oisives que les hommes, elles ne manquent pas pour autant de tout loisir. Le plus souvent, elles ne préparent qu'un repas chaud par jour et les femmes mûres peuvent laisser entièrement à leurs filles ou à leurs belles-filles la préparation des repas froids. Si elle a une co-épouse, ce n'est qu'une fois tous les deux jours qu'une femme préparera le repas du soir. La journée peul commence, comme chez tous les Musulmans, avec le coucher du soleil, et la femme chez qui le mari couche la nuit est responsable des repas du soir et du lendemain pour toute la famille jusque vers le coucher du soleil suivant. Enfin, en hivernage, quand il y a beaucoup de lait et que les réserves de mil sont très basses, on se nourrit davantage de lait et moins de mil et il y a en conséquence moins de travail culinaire à faire. Certaines familles vivent une partie de l'hivernage dans des campements de brousse où la seule nourriture est le lait et où, mis à part le soin des enfants, les femmes ne travaillent pratiquement pas. Contrairement au cas des femmes, beaucoup d'hommes valides ne font aucun travail en vue de la subsistance. Ce sont surtout les sukaaBe qui constituent la population active, et même chez eux l'importance du travail qu'ils font varie sensiblement selon les périodes de l'année. Beaucoup d'entre eux ne font pas le travail de pâtre et ceux qui le font ne s'y mettent que rarement. Il semble que cela soit un fait relativement nouveau, car beaucoup de gens m'affirment que les pères et même les grands frères des sukaaBe d'aujourd'hui surveillaient les troupeaux en brousse beaucoup plus assidûment. Ce n'est probablement pas l'influence directe de la civilisation occidentale qui est la cause de ce changement, mais plutôt la paix d'une part et, d'autre part, l'augmentation de la population, laquelle a contribué à la diminution frappante de la population de fauves (lions et hyènes) dans la région. C'est en termes très similaires que les Peul eux-mêmes expliquent ce phénomène. On trouve une contre-épreuve de cette explication dans le fait que les Djelgôbé qui vivent sur les franges frontalières de la région, ou même dans d'autres régions comme le Mali, la région de Dori, l'Oudalan et le Niger, gardent leurs bœufs avec plus de soin que ceux vivant au cœur du Djelgôdji. Dire que les Djelgôbé vivent dans une société du loisir peut sembler choquant. Nous autres Occidentaux, quand nous pensons au loisir, nous pensons à la consommation, car c'est souvent cela qui remplit notre loisir 1 2 . Dans le Djelgôdji, cependant, nous n'avons pas affaire à une société de consommation, mais à une société de communication, si l'on peut dire. L'énergie humaine non engagée dans la production des biens de subsistance est utilisée 12. Cf., à ce propos, le très piquant article de Marshall Sahlins, « La première société d'abondance », Les temps modernes, 268, oct. 1968, pp. 641-680. Dans cet article, M. Sahlins suggère que la société des chasseurs-collecteurs fut une société d'abondance, alors que la nôtre est une société basée sur une économie qui crée la rareté. Vers le début de l'article, il écrivait : « On peut en effet ' aisément satisfaire ' des besoins en produisant beaucoup, mais aussi en désirant peu, et il y a par conséquent deux voies qui mènent à l'abondance » (p. 642).
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pour maintenir les rapports humains. Non seulement pour les maintenir, mais encore pour les maintenir dans une certaine forme. La division du travail est aussi une division du loisir, et c'est par le biais de la structure du loisir qu'on arrive à saisir le plus nettement un des aspects fondamentaux de la structure sociale peul. Car être valide et ne pas travailler veut dire qu'il y a quelqu'un qui travaille pour vous et qu'il existe entre vous et cette personne un rapport d'autorité basé sur une inégalité de statut. C'est à la lumière de cette remarque que le fait qu'il n'y a pas de femme valide qui ne travaille pas prend toute sa valeur. Dans le chapitre suivant, nous nous consacrerons à l'analyse des rapports d'autorité. Terminons celui-ci en évoquant un autre aspect de ce loisir. Si le loisir sert à un « travail social » dans la mesure où il permet aux gens d'entretenir leurs rapports humains, c'est par contre un frein important au progrès technique et à l'augmentation de la production des biens de subsistance. Dans la société peul d'aujourd'hui, le plus haut rendement est obtenu quand les gens sont les plus dispersés, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Des structures qui permettraient aux gens de multiplier leur rendement, par la combinaison de leurs efforts, sont étrangères à la société. La coopération pour le bien commun n'existe point, comme n'existe pas le bien commun lui-même, alors que l'entraide réciproque est fréquente. Dans la mesure où le loisir symbolise l'autorité, on s'aperçoit qu'au lieu de rivaliser dans le travail les Djelgôbé rivalisent dans le loisir.
CHAPITRE
V
RAPPORTS D'AUTORITÉ DANS LE « WURO » Les notions de pouvoir et de maîtrise Nous avons vu qu'en ce qui concerne la fonction de jooro le pouvoir que celui-ci exerce est en réalité très ténu. Tout de même, le terme peul qui traduit ce pouvoir est le même qu'on emploie pour désigner le pouvoir d'un chef, à savoir laamu. Ce mot est construit sur le radical laam-, dont la signification de base mélange l'idée de « régner » d'une part, et celle de « royaume » d'autre part. Le mot laamu même veut dire à la fois le règne et le royaume. Le verbe qui se forme à partir de ce radical, laamaade, veut donc dire régner, être au pouvoir et il exprime ainsi l'élément fondamental commun à la fonction du chef et à celle du jooro. Deux autres mots courants dérivent du même radical, à savoir laamiiDo et lamDo. Il s'agit de deux noms d'êtres humains (ou humanisés), comme l'indique le dernier morphème -Do, mais dans le premier nom un élément verbal intervient entre le radical et sa terminaison nominale, alors que dans le deuxième cas celle-ci est directement collée au radical. Dans le Djelgôdji du moins, où la première forme est peu usitée, on pourrait suggérer, sous toute réserve, la nuance suivante entre les deux : en traduisant élément par élément, le premier mot voudrait dire « celui qui règne », alors que le deuxième serait le mieux rendu par le barbarisme « le régneur ». En effet, ce dernier mot, dans le Djelgôdji, ne peut désigner que Dieu, alors qu'ailleurs les deux termes expriment la notion de chef ou de roi 1 . Ce concept, comme nous l'avons vu, se traduit dans le Djelgôdji par des mots d'origine étrangère, à savoir kaananke et amiiru. Etant donné que les concepts contenus dans la racine laam- expriment le règne d'un chef et de Dieu, il importe de constater que cette racine n'est jamais utilisée pour parler de l'autorité au sein d'un wuro. Dans ce contexte, en fait, il n'y a pas de terme qui traduise ce que nous entendons par « autorité », c'est-à-dire le droit de commander et de se faire obéir. Le vide ici est sensible, comme si les Peul prenant cette autorité comme allant tellement de soi, avaient consciemment évité de lui donner un nom. Toutes mes tentatives pour me faire expliquer le droit qu'un père a sur ses enfants, un mari 1. Notamment au Fouta Djallon et dans l'Adamâwa.
Rapports
d'autorité
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sur sa femme, un frère aîné sur un frère puîné, rencontrèrent d'abord la surprise que je puisse ignorer ce qui est si évident à tous, et puis la simple constatation que les premiers sont plus forts que les seconds. Typiquement, on me disait : wanaa baaba na waawi Biyum ? (« N'est-ce pas que le père ' est capable de ' son enfant ? ») De même, on entend gorko na waawi debbo (« L'homme 4 est capable do1' la femme »), et mawniyo na waawi minyiyo (« L'aîné * est capable du ' puîné »). Ce ne sont ni des justifications ni des explications, mais seulement des constatations de fait aux yeux des Djelgôbé. Le verbe waawude (de la racine waaw- = capacité), qu'on traduit normalement par pouvoir ou savoir (dans le sens de « savoir faire »), serait même plus exactement rendu par le mot « maîtriser », dans le sens de « avoir raison de », « avoir le dessus sur » ; c'est un verbe beaucoup plus actif que ne l'est le verbe « pouvoir » en français. Qu'il s'agit ici d'une constatation et non pas d'une justification ou d'une légitimation d'autorité est prouvé par le fait qu'on emploie la même formule pour dire que la femme a plus d'influence que l'homme, dans le cas des ménages où cela arrive. Cette situation est considérée comme anormale et malsaine parce qu'elle met en cause, je pense, cette division du travail social entre hommes et femmes que nous venons d'analyser. Pour décrire un tel ménage les Djelgôbé ne ressentent pas le besoin d'aller plus loin que de dire : debbo o' na waawi goriiko. Dum wooDaa. (« Cette femme ' maîtrise ' son mari. Ce n'est pas bon. ») De même, si deux jeunes gens veulent mesurer entre eux leurs forces respectives, l'un dira à l'autre : aDa liBa kam na ? (« Est-ce que tu me terrasses ? ») ou bien : aDa waawi kam na ? (« Est-ce que tu me maîtrises ? »), puis ils en viendront à la lutte pour voir qui terrassera l'autre le premier. Il est intéressant et même significatif pour notre propos qu'à la différence du catch moderne, où l'on doit maintenir les omoplates de l'adversaire en contact avec le sol pendant quelques secondes pour gagner, le lutteur peul doit simplement faire tomber son adversaire tout en restant debout lui-même. L'écart de forces des deux adversaires se traduit donc par deux autres écarts, à savoir l'éloignement physique de l'un à l'autre, d'une part, et une différence de hauteur, si l'on peut dire, d'autre part. En ce qui concerne les rapports entre hommes, l'ordre hiérarchique présente une structure extraordinairement semblable, car les jeunes sont moins « haut » que leurs pères de par leur âge, et les deux groupes maintiennent une séparation entre eux pendant la journée, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent. De même, quand un homme arrive à l'âge de pouvoir cesser de travailler, il commence à s'associer avec le groupe des mawBe, le même groupe auquel appartient son père, s'il est toujours en vie, et on constate, avec cette réduction de distance sociale, une diminution certaine de l'autorité du père 2 . Cette corrélation, cependant, n'est pas une explication causale de l'autorité, mais elle révèle plutôt comment un fait social objectif (la séparation des générations) peut agir sur la société de plusieurs façons différentes à la fois. Toujours est-il que nous n'avons pas encore cerné la véritable signification de ces séparations et de ce que nous venons d'appeler « la distance sociale ». 2. Cela est d'ailleurs une bonne raison pour laquelle les hommes de quarante, cinquante et même soixante ans cherchent à épouser de jeunes femmes et à continuer d'avoir des enfants, car ce n'est qu'ainsi qu'ils peuvent espérer continuer à exercer une autorité réelle sur quelqu'un après que leurs premiers fils ont grandi.
Société et liberté chez les Djelgôbé
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Dans certaines sociétés en Afrique — et ailleurs — où le culte des ancêtres joue un rôle politique important (par exemple Tallensi), c'est l'homme qui est généalogiquement le plus proche des ancêtres qui administre le culte 3 ; autrement dit, celui qui est le plus âgé est considéré comme près de la frontière entre les vivants et les morts, il est le plus apte à jouer le rôle d'intermédiaire entre les deux et il participe en quelque sorte à la puissance de ces derniers, une puissance qui dépasse celle des hommes. Chez les Peul, par contre, l'autorité des pères ne peut s'expliquer de cette façon car il n'y a pas de culte des ancêtres.
L'autorité
conférée par l'âge
Pour la commodité d'analyse, on peut diviser le problème des rapports d'autorité en trois sous-problèmes, notamment l'autorité conférée par un écart d'âge, l'autorité et les liens de parenté, et l'autorité des hommes sur les femmes. Il s'agit ici d'une analyse de droits que tout le monde reconnaît en principe, alors que nous étudierons plus loin comment et dans quelle mesure cette autorité s'exerce dans la vie vécue. Tout d'abord, l'importance de l'âge d'une personne se révèle non pas par son rapprochement de la mort, mais par son éloignement de la naissance. L'enfant naît inculte ; il n'a même pas de nom. Il n'a aucune maîtrise de lui-même et il est complètement à la merci de ses besoins. Il est nu et il ne se rend pas compte de ce qu'il fait ; il défèque devant les yeux de tout le monde et il se rassasie devant leurs yeux aussi. Il ne connaît pas la honte. Toutes ses qualités (ou défauts) sont comme le négatif de l'idéal du bon Peul — idéal que nous examinerons en détail par la suite — et elles rendent l'enfant inapte, évidemment, à prendre la responsabilité de lui-même. Le problème de l'autorité ne se pose d'ailleurs jamais en ce qui concerne le rapport de l'enfant avec ceux qui l'entourent, mais seulement après que l'enfant ait grandi, ait laissé derrière lui cette vie indigne d'un vrai Peul. Le fait que l'enfant ait grandi, cependant, et qu'il commence à travailler, ne veut pas dire que ceux qui sont plus âgés que lui aient oublié comment il a débuté dans la vie. Au contraire, ils savent toutes les « bêtises » qu'il a commises et ils savent donc des choses sur lui qu'il ignore lui-même. Qui plus est, ils ne cessent de le lui rappeler par moyen d'insultes et d'injures.
L'écart d'âge et le droit
d'insulter
Chez les Djelgôbé, ce sont justement les aînés qui ont le droit d'insulter les puînés et les parents leurs enfants, alors que ces derniers doivent seulement l'accepter bon gré mal gré et ne peuvent pas insulter les premiers. Seuls ceux de même âge peuvent s'injurier mutuellement. Les Peul font une distinction linguistique très nette entre l'idée de maudire (huDude) et celle d'insulter ou injurier (yennude). La première est une manière d'appeler la mort sur 3. Cf. M. Fortes, « The Tallensi », dans African political systems, sous la direction de M. Fortes et E.E. Evans-Pritchard, Londres, 1940, p. 253.
Rapports
d'autorité
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quelqu'un ou sur sa mère, alors que la deuxième implique uniquement les gros mots. Les deux formes d'injures sont très usitées et la plupart du temps ce n'est que pour plaisanter. Selon les Djelgôbé, maudire (huDude) fait moins de mal, mais est plus dangereux parce qu'on ne sait jamais si la malédiction sera exaucée (jaBeede = être accepté) ou non, alors qu'insulter (yennude) ne menace pas la vie, mais est plus apte à aigrir le cœur de quelqu'un. Toutes les grossièretés ont un rapport direct ou indirect avec le sexe ou avec l'anus de l'individu ou de ses parents. Par exemple, parmi un riche vocabulaire on peut entendre : nyammu yaaye ma (« Le vagin de ta mère »), fuudo baaba ma (« Le cul de ton père »), a hanyan (« Tu vas chier »). Un soir, un ami m'a expliqué la logique derrière toutes ces expressions : celui qui les dit aurait effectivement pu voir les choses qu'il nomme ainsi. S'il est de la génération du père de l'individu, par exemple, il aura joué avec le père et la mère de l'enfant quand ils étaient petits, il aura peut-être couché avec la mère avant, sinon après, la consommation de son mariage, et il aura vu le cul et les organes sexuels du père. La possibilité d'insulter quelqu'un, donc, implique nécessairement une idée de supériorité, et une vraie insulte, quand ce n'est pas une plaisanterie, met quelqu'un à sa place, pour ainsi dire. Les gens ne sont pas, bien sûr, tous également friands de gros mots, mais il faut constater qu'on les entend aussi bien dans la bouche des femmes que dans celle des hommes. Les femmes les emploient surtout pour insulter leurs enfants en bas âge. Si la grossièreté à sens unique fait valoir une sorte de supériorité, les insultes réciproques impliquent une égalité de statuts, ou peut-être plus précisément un manque de prise de la part d'une personne sur l'autre. Le fait qu'on puisse insulter quelqu'un sans danger signifie qu'on partage la même vie sociale et qu'on est d'accord sur les statuts respectifs. Entre parents à plaisanterie (denDiraaBe — cousins croisés) et entre camarades de même âge {bandiraaBé), on peut s'insulter réciproquement parce que toute insulte est mal fondée en ce qu'on n'a pas vu les choses dont on parle, et c'est sans doute cette absurdité qui fait rire. Mais toute insulte peut blesser une personne dans son amour-propre, car elle ôte, pour ainsi dire, le manteau de son âge et de sa culture pour la révéler comme un petit enfant. C'est pour cela que dire des grossièretés devant quelqu'un comporte un risque dans la mesure où l'on ne sait pas comment l'autre va réagir. Taquiner (toolaade) quelqu'un ainsi exprime donc la confiance que celui-ci peut avaler tout ce qu'on lui donne et que ses meilleurs sentiments auront le dessus sur l'amertume causée par les mots. Celui qu'on insulte est celui qu'on peut « dévêtir », celui avec qui on peut prendre des « libertés », ou bien parce qu'on a de l'autorité sur lui ou bien parce qu'on est son ami. Celui qu'on n'injurie pas, par contre, se sent isolé vis-à-vis des autres, et il l'est en fait car ces derniers se méfient de lui. Un jeune homme m'expliquait que lorsqu'il était revenu au wuro après une absence de plusieurs années pendant ses études coraniques, il portait des vêtements blancs, il ne courait pas les filles, et personne ne l'injuriait. Petit à petit, cependant, il s'est réadapté à la vie de ses camarades, il laissa ses vêtements blancs pour le boodi traditionnel, il commença à chercher les femmes en compagnie de ses amis, et ceux-ci commencèrent à l'insulter comme avant ; alors, il s'est senti membre du groupe de nouveau. Quant à moi, on ne m'a jamais taquiné comme un des
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Société et liberté chez les
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leurs, quoiqu'on le fît quelque peu vers la fin de notre séjour parmi eux. Je doute d'ailleurs que j'eusse pu supporter cela, et mes hôtes avaient sans doute pris la mesure exacte de mes capacités à cet égard. E n ce qui concerne le droit de se faire obéir, insulter quelqu'un est la façon la plus criarde, la plus crue, de le faire valoir. En général, c'est quand on semble vouloir refuser d'exécuter un ordre que viennent les injures. Cela est montré par l'incident suivant, qu'on m'a raconté quand je demandais comment les gens réagissaient aux insultes : Un soir après le repas, deux frères étaient assis devant leurs cases. Leur père était mort depuis longtemps, et l'aîné avait pris en charge son petit frère de mère différente pour l'élever après la mort du père. Le frère cadet avait épousé la fille de son oncle paternel, mais elle ne voulait pas vivre avec lui. Le frère aîné dit : « Divorce (donc) avec ta femme puisqu'elle n'accepte pas » (ceeraa e debbo maa on Baawo o jaBaay). Mais le cadet était fâché et contre sa femme et contre son oncle, le père de celle-ci, à cause de son refus. Il dit à son frère qu'il ne laisserait pas sa femme à moins d'être remboursé de tout ce qu'il avait payé pour elle. L'aîné dit : « Laisse, ne fais pas payer son père ; moi, je te donnerai cet argent pour que tu aies une autre femme » (selu, taa yomna baaba on, min hokkete buuDi Din faa keBaa debbo goDDo). Le jeune frère se fâcha et dit : « Est-ce que je suis un bâtard que son père mange mon argent ainsi ? » (wo mi njaalu ko o nyaami buuDi am nii). L'aîné se fâcha à son tour et il répliqua : « Oui, qu'il était un bâtard ». Quelque temps après, alors que la femme de l'aîné trayait et que son mari somnolait, étendu sur sa natte de prière, le frère cadet prit sa lance et transperça le cœur de son frère. Mourant, celui-ci dit : « Un bâtard m'a tué » (njaalu warii kam). Si les insultes obscènes ont le but de ramener quelqu'un au stade de sa petite enfance, appeler quelqu'un bâtard est la pire des injures dans la mesure où, allant comme au delà de l'enfance, elle réduit l'individu à rien parce qu'elle met en cause son droit à une place « numérotée » dans la toile sociale 4 . Le bâtard est comme une maille perdue. Cet incident nous révèle la gravité et le danger d'insulter quelqu'un quand on ne plaisante pas, mais il révèle aussi l'insuccès de cette manière de faire valoir une autorité. Ce genre de conflit entre frères est très fréquent dans le Djelgôdji, bien qu'il n'y ait pas nécessairement question d'insulte. Car si une certaine autorité est toujours reconnue au frère aîné, celui-ci ne peut pas tout à fait remplacer le père aux yeux des frères puînés. Par exemple, seuls les frères d'un défunt peuvent épouser ses veuves, jamais les fils. Le pouvoir économique du frère aîné découle, dans la pensée peul, du fait qu'il est né le premier. Il n'est pas le propriétaire des biens de son frère, mais tant qu'ils vivent ensemble c'est lui qui les gère effectivement et légalement. Voici un extrait, enregistré auprès d'un griot, où le point de vue des deux frères est clairement exprimé : 4. Voici comment un psychiatre, spécialisé dans les maladies mentales en Afrique, décrit l'impression que fait aux gens l'idée qu'ils n'ont pas de père : « Le père, en tant que géniteur, est unique. Il est de l'ordre du créateur, il engendre ; il donne la vie, permet d'exister [...] Ne pas avoir de père, c'est ne plus exister. C'est la rupture dans la chaîne sans fin, c'est le vide. ' le ne suis rien, je n'ai pas de père ', répétait un malade qui avait des doutes sur l'identité de son père géniteur » (Dr. Henri Collomb, « Assistance psychiatrique en Afrique », Psychopathologie africaine, I (1), 1965, Dakar, p. 32).
Rapports
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< Sambo se trouvait à Bouro là avec son grand frère. Ils discutaient un soir après avoir mangé. Saydou lui dit : ' Sambo, que diable fais-tu avec ces bœufs ? Tu les surveilles mal au pâturage '. ' Ce n'est pas comme ça qu'il faut agir, dit Sambo. Notre mère nous a donné une vache qui a fait huit têtes maintenant. Donne-moi mes bœufs et j'irai les faire paître comme il me plaît. ' L'autre dit : 'Si tu devais partager les bœufs, c'est toi qui serais né le premier. Si tu dis mot, même sur leur bouse, je devancerai Dieu pour mettre fin à tes jours. ' Ils se turent ; ils retinrent leurs paroles. Le jeune frère tira sa natte et alla s'enfoncer dans sa case. Puis il appela : ' Saydou ! ' Celui-ci dit : ' Oui ! ' Sambo continua : ' Que Dieu nous montre le jour où ces vaches ne soient ni à toi, ni à moi, ni à personne d'autre ; elles ne seront que les vaches de Dieu dans les airs de Dieu. Si je te frappe maintenant, dit-il, ne dira-t-on pas que je me suis déshonoré ? Le petit frère a frappé le grand frère. le ne parlerai plus avec toi sur quoi que ce soit ', conclut-il. » La suite du récit décrit un épisode où se révèlent le courage du petit frère et la lâcheté de son aîné. Le premier donne sa vie en se battant seul contre une bande de Touareg venus voler leurs bœufs, alors que le second s'enfuit se cacher parmi des femmes en train de faire la lessive. En ce qui concerne l'autorité de l'aîné sur son cadet, le texte montre clairement le principe de cette autorité d'une p a r t 5 , et son enracinement dans la structure sociale globale d'autre part. Car, à la différence du récit précédent, ici le frère cadet finit par accepter son rang social et par agir comme doit agir tout jeune frère, notamment en se retenant de frapper son aîné et en lui obéissant. Dans le récit précédent, le frère mourant dit qu'il a été tué par un bâtard — et cela est effectivement le cas socialement, sinon biologiquement, en ce que son jeune frère en le tuant ne s'est pas comporté comme l'aurait fait un vrai jeune frère peul. Le fait que ces récits donnent raison aux frères aînés ne veut pas dire qu'ils ignorent le bien-fondé des désirs des cadets. En effet, dans les deux chroniques les frères sont tous les deux majeurs ; accepter donc les dires des aînés veut dire, pour les cadets, accepter une situation franchement gênante — situation dont le seul palliatif est que s'y plier équivaut à se modeler selon l'idéal reconnu de tous comme étant celui du bon Peul.
Le
rapport
aîné-puîné
comparé
au
rapport
père-fils
Il est frappant de constater qu'en ce qui concerne les rapports entre père et fils de tels récits semblent faire défaut. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de conflits entre eux, mais plutôt que ces conflits sont vus différemment. Lorsque le conflit entre père et fils ne se résout pas, je pense qu'il doit être traduit, au niveau du mythe, en un conflit entre deux frères. Car si le fils est unique il héritera de son père, même s'il s'est brouillé avec lui, et l'histoire ne tiendra pas compte de leurs difficultés. Mais s'il y a plus d'un fils, l'histoire verra et enregistrera le conflit entre père et fils comme un conflit entre les fils Cette interprétation socio-historique peut être rapprochée de 5. Mais ce texte n'indique pas que le cadet a un droit juridique sur une part du bétail. 6. Cela est l'hypothèse par laquelle j'essaie de comprendre le manque « d'histoires » entre pères et fils, alors que nous possédons nombre de traditions relatant des anta-
Société et liberté chez les
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Djelgôbé
la thèse psychanalytique de M.C. et E. Ortigues qui ont vu dans les rapports entre frères un déplacement de cette hostilité qui est normalement dirigée vers le père dans le complexe d'Œdipe occidental 7 . Nous avons maintenant les données en main pour nous rendre compte que chez les Djelgôbé le rapport entre père et fils et celui entre frères diffèrent sur plusieurs points importants. Nous avons vu, par exemple, que là où le père et son fils s'évitent mutuellement pendant la journée, les frères, s'il n'y a pas trop d'écart entre leurs âges, passent souvent la journée ensemble. Deuxièmement, si nous envisageons la société peul comme une société à classes où les mawBe forment la couche supérieure et les sukaaBe la couche inférieure, nous nous apercevons qu'en ce qui concerne le rapport père-fils une mobilité sociale est garantie pour presque tous les hommes, alors que ceux qui n'accèdent pas au statut de père, à cause d'impuissance ou de la mort de leurs enfants, ne songeraient à blâmer ni « le système » ni eux-mêmes pour leur malheur, mais trouveront des explications se situant à un niveau conceptuel, tel Dieu, sorciers, djinns, ou tout simplement malchance. Il n'y a pas de mobilité, par contre, entre le statut d'un frère puîné et celui d'un frère aîné. Un homme peut devenir père lui-même alors que son père à lui est toujours en vie, mais il n'a aucune possibilité de devenir frère aîné sauf par la mort de ses propres frères aînés.
Mariage
et paternité
sociologique
comme
source
d'autorité
Troisièmement, et avant tout, le père est celui qui a engendré ses enfants 8 . Nous avons constaté l'importance de ce fait à deux reprises déjà : la cérémonie de Yindeeri (imposition du nom) d'une part, où la société entière est témoin de la manière dont le nouveau-né s'insère dans la société, et la situation du njaalu (bâtard) d'autre part, où l'individu est littéralement perdu et, en principe, ne peut pas participer pleinement à la vie sociale à cause de sa qualité d'anomalie. L'enfant doit à son père non seulement son existence, mais encore son entrée légitime dans la société. C'est ce fait qui fonde, en dernière analyse, l'autorité du père sur ses enfants. Pour comprendre cela il faut entamer un peu l'exposition du mariage peul. Bornons-nous donc ici au minimum nécessaire. Comme chez d'autres peuples patrilinéaires, le mariage chez les Peul effectue un transfert de droits sur la femme. Un aspect de ces droits est suggéré gonismes et même des guerres entre frères. Je ne vois cependant pas comment on pourrait prouver l'exactitude ou la fausseté de cette hypothèse. 7. « A travers les cas de Fari, de Momar, de Daniel comme à travers l'ensemble du matériel dont nous disposons, il nous semble que la rivalité œdipienne se joue selon des voies sensiblement différentes de celles qui sont habituelles en Europe. « La rivalité nous parait tout d'abord être systématiquement déplacée sur les ' frères ' qui polarisent les pulsions agressives (...) « Nous pensons avoir affaire ici à un schéma général, complémentaire de celui de l'Ancêtre inégalable : pour autant que l'image paternelle est inaccessible à la rivalité, ce sont les ' frères ' qui sont constitués en rivaux », Marie-Cécile et Edmond Ortigues, Œdipe africain, Paris, Pion, 1966, p. 126. 8. Dans le Djelgôdji, on utilise le même mot pour l'homme et pour la femme pour traduire la notion d' « avoir un enfant », à savoir rimude, alors qu'il existe d'autres expressions pour exprimer l'idée de conception, grossesse, etc.
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par le mot même qui désigne le mariage, koowgal (de la racine hoowqui veut dire épouser, mais dont le sens premier est faire le coït) ; dans certains contextes, le verbe construit sur cette racine est une insulte grossière, alors qu'il est en même temps utilisé par tout le monde pour désigner l'acte d'épouser une femme. Ce transfert de droits se fait moyennant des bœufs, appelés koowruDi (litt. : (bœufs)-par-moyen-desquels-mariage) ou futteeji (qui dérive probablement de la racine fuDD-, commencer). Sans ces bœufs, selon les Djelgôbé, aucun mariage ne peut avoir lieu 9 . Mais ces bœufs ne sont pas destinés, comme c'est le cas dans beaucoup d'autres sociétés africaines, aux parents mâles de la femme, mais à la femme elle-même. S'il s'agit de son premier mariage, ce sera le père de la femme qui gardera les koowruDi de sa fille pendant une période plus ou moins longue, jusqu'à ce que celle-ci semble bien décidée à rester avec son mari et que le nouveau ménage commence à s'émanciper, avec la naissance d'un ou deux enfants, du wuro du père du mari. Les vaches appartenant à la femme seront alors amenées pour être incluses dans le troupeau de son mari. Dans le cas d'un mariage ultérieur, les vaches koowruDi seront simplement désignées dans le troupeau du mari ; elles resteront dans son troupeau tant que la femme demeure son épouse. En cas de dissolution du mariage, cependant, les koowruDi subissent des sorts différents. Si la femme est la première à demander le divorce et qu'il n'y a pas d'enfant entre elle et son mari (hakkunde maBBe)10, les koowruDi doivent revenir au mari. Si c'est le mari qui répudie sa femme sans qu'elle l'ait voulu, c'est à elle que ces vaches doivent revenir ; dans le cas où le couple a eu des enfants, les koowruDi seront partagées. Ce dernier fait suggère que les koowruDi, comme les enfants, sont « entre » le mari et la femme. L'expression hakkunde maBBe, qui évoque la place de l'enfant par rapport à ses parents, s'emploie également pour parler de ces vaches. Mais, par ailleurs, on se sert de ce même terme pour évoquer l'existence d'une dette. Quand on veut dire qu'une dette est impayée, on dit : « Cet argent reste entre nous » (buuDi Di keddi hakkunde meeDen). Les koowruDi, donc, en se plaçant entre le mari et la femme, deviennent le symbole public de cette autre chose entre ces derniers, cette chose cachée qui est le lien sexuel. En outre, ces vaches présagent, elles représentent même, les enfants futurs. Et comme c'est le père qui a fourni le bétail, c'est à lui que reviennent les enfants, bien que ceux-ci ne perdent jamais leur qualité de personnes « entre » leurs deux parents. Cela est vrai même lorsque ces derniers divorcent après avoir eu des enfants, car le divorce ne coupe jamais le lien entre une mère et son enfant, mais seulement celui qui unit mari et femme directement.
9. Cette même nécessité se rencontre chez les WoDaaBe (Peul nomades) du Niger, chez lesquels la prestation de bœufs s'appelle sadaaki. (Cf. Dupire, op. cit., pp. 117-120, 232-247.) Cependant, là où le sadaaki des WoDaaBe consiste toujours en trois têtes de bétail, les koowruDi ne sont pas un nombre déterminé d'animaux, bien que trois soient fréquents, et ils peuvent être remplacés par de l'argent si le couple et leurs parents sont d'accord. Quel que soit l'objet transféré, on l'appellera koowruDi. 10. On voit bien dans cette expression la notion que l'enfant est une sorte d'intermédiaire entre ses père et mère. Cf. également le mot hakkundeejo, « intermédiaire ».
Société
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Chez
les esclaves,
le mariage
ne confère
pas la
et liberté
chez les
Djelgôbé
paternité
N o u s reviendrons tout à l'heure sur cette ressemblance entre le mariage et la dette ou le prêt (nyamaande, de nyalmude, prêter/emprunter). Il sera instructif d'examiner d ' a b o r d quelques différences entre le mariage chez les P e u l et celui chez les esclaves ; ensuite u n e analyse d u triangle père-mère-enfant nous a m è n e r a à r e p r e n d r e la notion d ' u n e dette entre le m a r i et la f e m m e . L a description d u mariage des esclaves sera donnée au présent ethnographique, car, bien que les faits soient toujours vivants dans l'esprit des gens, avec la libération actuelle des esclaves la situation n'est plus la m ê m e . Chez les esclaves, les enfants n'appartiennent ni au père ni à la mère, mais au maître de la mère. C'est c o m m e p o u r les vaches, disent les Peul, et, en tant q u e biens, les vaches et les esclaves sont réunis sous la m ê m e appellation : jawdi (richesse). Q u a n d u n esclave a u n enfant, donc, rien ne change dans son statut social, car s'il a fait le travail biologique que f o n t tous les êtres vivants, il n ' a toutefois pas fait le travail social d'un h o m m e libre 1 1 qui instaure des liens entre ses enfants et lui-même. C h e z les Peul, p a r contre, c o m m e nous l'avons vu, la naissance d ' u n e n f a n t produit u n changement de statut p o u r les deux m e m b r e s d u couple dans la mesure où c'est p a r leurs e n f a n t s que les h o m m e s et les f e m m e s aussi accèdent à leur p r o p r e indépendance. Q u e cela soit u n point capital dans la pensée peul est suggéré p a r le terme m ê m e p o u r désigner u n e personne libre : dimo (pl. rimBé). C e m o t semble être construit sur la racine qui veut dire d o n n e r naissance {rim-), et si cette étymologie est correcte le sens originel d u t e r m e serait « celui qui d o n n e naissance ». P a r contre, il existe u n terme p o u r l'esclave en peul qui semble se bâtir sur le m ê m e radical, à savoir diimaajo (pl. riimaayBe). L'origine de ce m o t n'est pas claire, mais s'il s'agit bien d u m ê m e radical (la différence de longueur de la voyelle n'interdit pas nécessairement cette hypothèse), il devient possible de d o n n e r u n sens spécifique à ce terme, car, dans le pluriel, nous avons u n e f o r m e verbale reconnaissable : riimaay. T o u t e seule, cette f o r m e se traduit : « n ' a pas d o n n é naissance », et riimaayBe signifierait alors : « Ceux qui n'ont pas d o n n é naissance ». C e sens s'accorde à la fois avec la réalité sociale des riimaayBe et avec le fait que, dans la pensée peul, les riimaayBe, sont c o m m e l'image négative de leurs maîtres à bien des égards. N o u s reviendrons sur ce point u l t é r i e u r e m e n t 1 2 . 11. Dans l'épopée de Silamaka et Poullori, éditée par Christiane Seydou d'après la récitation de Boubacar Tinguidji, il y a un exemple beau et émouvant même de ce point. Trois fois seulement dans sa vie Silamaka, le Peul, avait fait savoir à Poullori, son esclave, que ce dernier était esclave. Le dernier de ces trois incidents était justement un mariage. Silamaka rechercha longuement afin de trouver la plus belle serve qui fût, et il conclut un mariage avec elle. Au milieu de la nuit de la fête pour l'arrivée de la femme, Poullori dit bonsoir à son maître pour permettre à ce dernier de rejoindre la femme. Mais Silamaka rétorqua qu'un Peul n'épouserait pas une seive, et que s'il en avait amené une, ce n'était que pour la donner à Poullori. Un esclave doit épouser une esclave {cf. Seydou, op. cit., pp. 149-156, et dans l'édition A. Colin, pp. 154-167). 12. Il existe en fait deux mots pour désigner l'esclave en peul. Le diimaajo est justement une personne née d'une femme déjà non libre, alors que le maccuDo (captif) ou korDo (captive) sont des personnes capturées à la guerre ou achetées.
Rapports
d'autorité
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Pour l'enfant, l'autorité du père découle de son autorité sur la mère N'ayant pas fait de psychanalyse chez les Djelgôbé, je ne peux pas dire qu'il existe, ou qu'il n'existe pas, dans leur psychisme un complexe d'Œdipe (désir inconscient de tuer le père et de coucher avec la mère). Il est certain, pourtant, que tous les éléments pour faire naître un tel complexe sont là dans la vie quotidienne. Le fait clef, pour notre analyse des rapports d'autorité, est que l'autorité du père sur l'enfant se manifeste à la conscience de celui-ci, pour la première fois, dans le domaine de la sexualité. Le père est la seule personne qui puisse séparer l'enfant de sa mère, et il est la seule qui le fasse effectivement. Dans la société occidentale (surtout dans les couches bourgeoises), l'enfant est mis dès sa naissance dans son propre lit et souvent même dans sa propre chambre, et on essaie de développer chez lui l'habitude de se coucher pour la nuit avant ses parents. Ainsi cherchons-nous à cacher aux yeux de nos enfants ce que nous faisons avec notre femme, et à nous cacher à nousmêmes la part de nos rapports sexuels dans cette séparation. Quand l'intelligence de 1 enfant commence à s'éveiller, celui-ci se trouve devant un fait accompli qui est pour lui un mystère impénétrable et d'autant plus troublant que les parents, eux, refusent obstinément de lui accorder aucune qualité singulière. Chez les Djelgôlbé, par contre, l'enfant couche dans la case de sa mère et sur le même lit avec elle et le père jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans. A partir du moment où l'enfant commence à comprendre ce qui se passe autour de lui, cependant, il se trouve littéralement mis à la porte. Si ce n'est pas le père lui-même qui le fait, l'enfant ne manquera pas de faire la corrélation entre la présence de son père au foyer et l'impossibilité pour lui de coucher dans la case de sa mère. De toute façon, il n'est pas du tout rare qu'un homme qui revient tard le soir pour retrouver un tas d'enfants endormis pêle-mêle dans la case de sa femme les chasse avec injures et coups même. Cette distinction est assez floue dans l'esprit des Peul du village où nous avons séjourné, mais elle est claire à la cour du Chef de Djibo. Cet écart entre le centre et la périphérie est probablement dû au fait que les gens de la périphérie ne connaissent que des maccuBe, alors qu'à Djibo même plusieurs villages de riimaayBe sont rattachés à la chefferie. Je dois signaler par ailleurs que mon hypothèse sur la parenté entre les mots rimude (donner naissance), dimo et diimaajo, est contestée par P.-F. Lacroix, de l'Ecole des Langues Orientales. Selon lui (communication personnelle du 13 janvier 1970), les trois termes dérivent de trois racines différentes mais homophones. Sans se prononcer sur l'origine du mot diimaajo, au sujet des deux autres termes il écrivait : « Le radical rim-, connotant les notions de liberté, de noblesse, d'excellence, est un radical nominal non formatif de verbes sans l'intervention du thème dé-nominal ou verbatif -£>-. Il ne renferme, en formation primaire, que le nominal dimo/rimBe et toutes les formes verbales auxquelles il a donné naissance comportent ce thème (rimD-, rimDin-). « Au contraire le radical rim-, notion d'engendrer, de porter des fruits, est un verbo-nominal, directement productif de formes verbales (rim-, engendrer, mettre au monde). » Pour conclure cette parenthèse, s'il s'avérait que M. Lacroix ait raison et que j'aie tort, cela n'infléchirait nullement la différence sociologique capitale entre le mariage peul et le mariage esclave, différence qui se révèle sans qu'une analyse linguistique soit nécessaire.
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Société
et liberté
chez les
Djelgôbé
Enfin, étant d o n n é le taux élevé de polygamie, l ' e n f a n t n e p e u t p a s m a n q u e r d e r e m a r q u e r les chassés-croisés des habitants des différentes cases chez les polygames d u wuro, m ê m e si son père à lui n'est p a s polygame. E n effet, d a n s u n e famille polygame, les filles et les enfants de plus de trois ou quatre ans changent de case c h a q u e soir en allant se coucher dans la case de la f e m m e qui n ' a pas fait la cuisine ce soir-là et qui n e reçoit d o n c pas le père de famille dans son lit. A partir de dix ou douze ans, les garçons couchent régulièrement dehors, à moins de trouver u n e case temporairement abandonnée p o u r se m e t t r e à l'abri. Ce qui doit f r a p p e r l'enfant le plus, je pense, c'est moins l'autorité directe d u père sur lui q u e celle qu'il exerce sur la mère. P o u r u n petit enfant, toutes les grandes personnes sont des autorités de par leur taille m ê m e , alors q u e sa p r o p r e faiblesse va de soi c o m m e donnée évidente de l'existence. P e n d a n t les premières années de sa vie c'est la mère qui est la toute-puissante source d e f o r c e et de sécurité, et l'enfant est complètement incorporé au m o n d e féminin à tel point qu'il fait littéralement corps avec sa mère, ses grandes sœurs et ses cousines, dans la mesure où toutes le portent sur leur dos ou le tiennent dans leurs bras la p l u p a r t du temps. Sans oublier les forces psychiques qui agissent dans le sens de l'autonomie de l'enfant (curiosité au sujet d u m o n d e extérieur, désir de l'explorer, e t c . ) 1 3 , nous pouvons suggérer que l'enfant éprouve la séparation d'avec sa m è r e n o n pas c o m m e u n rejet de sa p a r t mais c o m m e u n signe de la faiblesse de celle-ci vis-à-vis de son mari. P o u r u n petit garçon, c'est le père qui le sépare de sa m è r e et, éventuellement, d u m o n d e féminin en général, et c'est le père (ou son substitut si celui-ci est m o r t ) qui va le réunir à ce m o n d e u n e vingtaine d'années plus tard en autorisant et en réalisant le premier mariage de son fils. Q u a n t à la fille, la restauration ultérieure de cette union avec la m è r e est d u e moins à son p è r e q u ' à son mari, qui, en lui d o n n a n t des enfants, lui p e r m e t de recréer, avec renversement des rôles, le m o n d e de l'enfance. Si l'interdiction de l'inceste est à la base de la culture humaine, chez les Djelgôbé cette interdiction s'insère dans la loi plus générale de la séparation des sexes, séparation effectuée dans la pratique p a r les h o m m e s de la génération supérieure. Cette séparation est pensée c o m m e u n e coutume, u n e loi culturelle, mais elle est subie c o m m e u n e relation d'autorité au sein de la famille. Cela suggère d o n c que l'autorité d ' u n père sur son fils est au f o n d la conséquence de son autorité sur sa f e m m e d ' u n e part, et de sa capacité de régler les modalités de l'aquisition d ' u n e f e m m e par son fils d'autre part.
13. Le psychanalyste Ernest G. Schachtel souligne de taçon particulièrement brillante l'importance de ces forces pour le développement de l'enfant, et il soumet à une critique sévère le principe de plaisir de Freud, selon lequel le plaisir consiste en une réduction de tensions permettant une sorte de « retour à la matrice », c'est-à-dire un état de repos sécurisant. Dans un chapitre intitulé « The ontogenetic development of the two basic perceptual modes », Schachtel écrivait : « [The infant or child] has a need for and finds pleasure in looking, grasping, listening, tasting, smelling, and exploring all there is to explore around him, just as he has a need for and finds pleasure in learning to sit up, stand up, walk, and run and in manipulating in all possible ways the things he finds » (Metamorphosis, New York, Basic Books, 1959, p. 156).
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d'autorité
Les bases bio-culturelles
de la domination
masculine
Regardons de plus près, maintenant, cette autorité de l'homme sur la femme. Bien qu'il existe une tentation d'y voir le résultat d'un système de propriété particulier, il est en fait très malaisé de déterminer si ce système est la cause ou le résultat de la structure des rapports sociaux. On peut dire que c'est parce que les hommes mûrs détiennent le droit de disposer du bétail de leurs femmes et de leurs enfants qu'ils peuvent exercer une autorité sur eux. Mais il est également vrai de dire que c'est leur autorité sur ces personnes qui leur permet de s'arroger ces droits sur leur propriété. Nous reprendrons tout à l'heure le problème de la propriété pour nous concentrer ici sur celui de l'autorité. Il convient de noter, d'abord, que le pouvoir des hommes sur les femmes est circonscrit par la complémentarité complète de leurs tâches ; un homme ne peut pas demander à une femme de faire pour lui un travail d'homme, et vice versa. Un homme peut exprimer son mécontentement au sujet de la cuisine de sa femme, ou sur la propreté de la case, mais il n'a pas le pouvoir de lui faire changer sa façon de travailler. Cela équivaudrait à s'ingérer dans le domaine féminin ou à tenter de modifier le caractère même de la femme. Car, quand on se penche de plus près sur la nature de la soumission de la femme, on constate que cette obéissance est beaucoup plus une adhérence à la culture même qu'une conformité à la volonté d'un individu, que ce soit père, frère ou mari. Tout comme le frère cadet, qui ne peut jamais devenir l'aîné, la femme ne peut jamais accéder au statut de l'homme. Les Peul ne conçoivent pas l'activité d'une femme comme obéissance aux ordres d'un homme, mais comme expression de sa nature féminine, qu'elle peut incarner plus ou moins bien. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment le travail social des femmes diffère de celui des hommes. Cette différence était en rapport avec le fait que pour leur travail productif les femmes devaient rester avec les enfants au wuro la plupart du temps. La raison pour laquelle ce sont les femmes qui y restent au lieu des hommes tient davantage à la physiologie humaine et aux nécessités imposées par le milieu qu'à la culture, sauf dans la mesure où l'on peut considérer un manque de développement technologique comme un fait de culture aussi. Car seules les femmes sont capables de nourrir les enfants pendant les deux premières années de leur vie, le lait de la mère étant un aliment absolument essentiel à la saine croissance du bébé, tandis que seuls les hommes de leur côté ont la musculature nécessaire pour s'occuper des vaches 1 4 , pour les défendre contre fauves et voleurs, et pour défendre la communauté en temps de guerre 1 5 . La femme est donc plus 14. Ce point a été suggéré par Walter Goldschmidt comme un élément de son « modèle » pour le mode de vie pastoral. Cf. Walter Goldschmidt, « Theory and strategy in the study of cultural adaptability », American anthropologist, 67 (2), avril 1965, pp. 402-408. 15. Tous ces dangers étaient très réels dans le passé et les fauves continuent à menacer les troupeaux aujourd'hui. Une question qui revient de temps en temps dans la conversation des hommes est la suivante : lorsqu'on doit vivre quelque temps en brousse, est-ce qu'il vaut mieux emmener avec soi une femme ou un jeune homme ? Tout le monde n'est pas d'accord sur ce problème, mais chaque
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Société et liberté chez les Djelgôbé
à la merci de la biologie humaine que ne sont les hommes, car elle est sujette non seulement à ses propres rythmes biologiques, comme les menstrues et la grossesse, mais encore à ceux de ses enfants en bas âge. Mais comme nous venons de le voir, les relations d'autorité entre hommes sont en rapport avec la distance de chacun d'eux à sa propre enfance, ce qui équivaut à sa plus ou moins grande libération de l'emprise de la nature sur lui par le biais biologique. Puisque les femmes, quand elles sont le plus pleinement féminines, sont comme soumises à la nature, elles sont par là également soumises aux hommes. Cet argument est circulaire, cependant, car s'il faut que la femme soit en grossesse et qu'elle ait un enfant pour vraiment subir cette emprise de la nature sur son être, pour en venir à ce stade-là, elle doit se soumettre à faire l'amour d'abord, avant d'être conquise par la nécessité biologique. Et, en effet, comme nous verrons par la suite, les femmes sans enfant sont plus « légères » que celles qui en ont, et les hommes n'arrivent pas à les « caser » facilement. Rappelons que même si une femme possède sa propre case, la suudu, au sens d'une unité structurale de la société, ne commence à exister qu'avec la naissance d'un fils. Une possibilité d'indépendance
pour la femme
L'emprise de l'homme sur la femme est donc indirecte. Ce n'est que par le truchement de la biologie qu'elle se trouve sous l'autorité de son mari. Mais le contraire est également vrai, car une femme qui n'a pas d'enfant ne devient pas pour autant un homme ; il serait plus exact de dire qu'elle se trouve empêchée d'être pleinement femme. Si ies hommes n'ont pas d'emprise sur une telle femme, elle n'a pas, de son ctôé, de place fixe dans la société. C'est seulement quand elle a un enfant qu'une femme peut s'amarrer à un point de repère : elle est la mère d'Untel. La vérité de cette hypothèse est confirmée par la croyance, chez les Djelgôbé, qu'il n'y a pas de femme stérile. Selon eux, une femme qui n'a pas d'enfants n'a simplement pas encore eu la chance de trouver le père de ses enfants. C'est pour cela, je pense, que le père d'une femme semble disposer d'une telle puissance sur elle : il peut, en principe, la donner en mariage à qui il veut si elle n'a pas encore d'enfants légitimes, car, obligée en tout cas de quitter la suudu de ses parents, la femme sans enfants n'a pas d'attaches structurales ailleurs. Pour que la femme soit donnée, cependant, il faut d'abord un demandeur. Or, toute demande s'accompagne de biens, et ces biens, comme nous avons remarqué, sont comme un prêt en ce qu'ils restent « entre // le mari et la femme. Pour rembourser ce prêt, il faut que la femme rende des enfants à son mari, et elle n'est libérée de l'obligation impliquée par le don des koowruDi que lorsqu'elle a un enfant. Cette notion est traduite par la phrase peul : o hewtii hoorem, qui veut dire littéralement : « Elle (la femme) est en mesure de (avoir) sa tête ». Autrement dit, elle se libère, elle accède à sa majorité. En réalité, cette expression peut être comprise sur deux plans différents. fois que je l'ai entendu discuter, le consensus général fut qu'il vaut mieux avoir un autre homme, parce que seul l'homme est capable de garder le bétail en brousse, de se battre contre un lion, etc.
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Tout d'abord, elle exprime le grand soulagement ressenti par tout le monde en apprenant que la femme s'est finalement libérée du travail et de l'extrême danger que comporte tout accouchement. Trop de femmes meurent en couches pour que les gens ne soient pas angoissés lorsqu'une naissance s'approche. Lorsque je demandais aux Peul la signification de la phrase o hewtii hoorem, c'est cette situation-là qu'ils évoquaient. Cependant, il est également possible d'interpréter cette expression par rapport à la situation globale de la femme et par rapport aux changements qui surviennent dans cette situation lorsque la femme devient mère, bien que cette interprétation ne soit pas suggérée par les Peul eux-mêmes. D'une part, il ne faut pas oublier qu'une jeune mariée habite chez sa belle-mère et travaille pour elle ; d'autre part, tant que son mari n'a pas d'enfants, il lui est très difficile de s'émanciper de sa propre famille, et la femme, par conséquent, sent peser sur elle la nécessité d'avoir des enfants non seulement pour son mari, mais encore afin de pouvoir travailler pour sa propre suudu au lieu de celle de sa belle-mère. Enfin, si le fait d'avoir un enfant entraîne une soumission de la femme à la nature, soumission que les hommes ne font pas, du point de vue féminin, c'est la naissance d'un enfant qui permet à la femme son épanouissement et la possibilité d'une indépendance réelle, puisque durable.
Différence
entre les sexualités féminine
et
masculine
Mais son statut n'est évidemment pas le même que celui des hommes. Sa soumission à la nature la fait participer d'elle, en quelque sorte, et les Peul désignent cette caractéristique de la femme par la notion de souillure et d'impureté. Les menstrues sont désignées en peul par la phrase yi'ude tuundi, qui veut dire « voir la souillure », et on dit d'une femme pendant ses règles qu'elle est impure (laaBaa — pas propre). C'est pour cela qu'une femme ne peut pas prier pendant ses règles, et que sa nature est considérée comme profondément incompatible avec les fonctions les plus élevées de l'homme, à savoir la politique et le commandement. Une femme ne peut pas s'associer avec les hommes sur un pied d'égalité parce qu'elle n'est presque pas de la même espèce. Puisqu'elle est exclue des conciles des hommes, son influence ne peut se faire sentir qu'à travers les hommes avec lesquels elle est en rapport par la parenté (frères, fils) ou par le mariage (mari), et si son influence est grande, elle n'est pas pour autant officielle. Toute tentative de la part d'une femme pour entrer en rapport direct avec d'autres hommes serait déloyale à l'égard de son mari, alors que celui-ci peut très bien chercher d'autres femmes indépendamment de la volonté de son épouse. Si les hommes commandent, les femmes persuadent ; nous étudierons dans un prochain chapitre les modes de la persuasion et de l'influence sur les personnes. L'autorité masculine apparaît avant tout, donc, comme la simple capacité d'exclure les femmes du domaine masculin ; même là, cependant, cette autorité revient à une maîtrise de soi plus qu'à une maîtrise de l'autre, car, du même coup, les hommes « s'excluent » de la sexualité féminine. Si la sexualité de la femme est en quelque sorte une évidence de sa faiblesse foncière, celle de l'homme est la source et le symbole de sa force. La langue courante reflète cette attitude quand on dit d'un homme qu'il
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Société et liberté chez les Djelgôbé
est un taureau (kalahaldi) pour exprimer l'admiration. Le kalahaldi c'est le taureau-étalon du troupeau, alors que le mot ngaari, également utilisé pour exprimer l'admiration, désigne le mâle de l'espèce bovine. Comme, chez les bœufs, c'est le taureau qui réussit à battre tous les autres qui pourra saillir les vaches du troupeau, chez les humains, épouser une femme est jugé comme une défaite pour les autres hommes 1 6 . Les idées de courage et de virilité sont mêlées dans le seul mot ngorgu, qui veut dire « la manifeste virilité » (de la racine wor — mâle). Dans la vie sociale, cependant, c'est un grand nombre d'enfants qui à la fois fait preuve de la virilité et constitue la force d'un homme. On dit d'un homme riche avec beaucoup d'enfants, d'un grand marabout ou d'un grand chef, o halii sanne, « il est devenu une grande force » (de la racine hal-, être une force, qui, redoublée, donne le mot kalahaldi). Dans le langage poétique, il est même possible d'employer le mot kalahaldi en parlant d'une femme. Dans le récit d'un griot, par exemple, on relève la phrase suivante : mi tawta kalahaldi pullo debbo ndi wuddu muuDum nandi e fuDDoode mbeDu (« Je retrouve ce taureau d'une femme peul dont le nombril ressemble au début d'un van d'herbe tressée »). Ici, le terme ne peut s'appliquer qu'aux qualités intrinsèques de la femme, tels sa beauté et son caractère, et même là il est insolite, alors qu'en parlant d'un homme cette force ne peut se manifester que par la quantité d'êtres qui dépendent de lui. La puissance d'un homme donc se révèle comme une force démontrée devant le public, alors que celle d'une femme, faisant corps avec celle-ci, est en quelque sorte cachée ; elle ne se manifeste ni par la production des êtres, ni par le commandement, mais surtout à travers ces liens complexes renouvelés dans la suudu chaque nuit. Cette différence entre la puissance de l'homme et celle de la femme nous suggère comment il faudrait concevoir la notion d'autorité en parlant de la société peul. Dans celle-ci, on peut dire que l'autorité est un droit dont l'instauration est toujours témoignée en public (par exemple, mariage, naissance) et dont l'opinion publique est l'ultime sanction. Cela est même plus marqué dans les rapports entre un mari et sa femme que dans ceux entre un père et ses enfants, car si ces derniers n'ont pas le choix de leur suudu de naissance, la femme, même dans le mariage arrangé par les parents, est censée accepter son mari de son propre gré. Avant le mariage, l'homme et la femme disposent d'eux-mêmes à un degré égal, du moins en ce qui concerne leurs rapports entre eux, et c'est sur cette liberté que se fondera l'état de la personne libre (dimo) chez leurs enfants. 16. Cela est particulièrement vrai si un homme autre que le fils du frère du père réussit à prendre la femme en premières noces, car le mariage préférentiel peul veut que la femme soit destinée à son cousin parallèle. Un tel mariage est normalement décidé par deux frères au moment de la naissance d'un enfant chez l'un d'eux, et le garçon et la fille se considèrent en quelque sorte comme mari et femme toute leur vie même si les vicissitudes de la vie et de leurs sentiments empêchent leur mariage d'avoir lieu. Le « mari présomptif » se sent humilié si un autre homme épouse « sa femme », même s'il n'aime pas celle-ci, et l'homme qui prend une telle femme saisit toute occasion possible pour narguer le cousin parallèle battu. A propos de cette situation, je pense que nous pouvons dire, avec Georges Devereux, que « l'homme incapable de défendre sa femme, de se venger ou d'exiger une contre-prestation, se sent à la fois diminué sur le plan social et symboliquement châtré et féminisé » (« Considérations ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté », L'homme, 5 (3-4), juillet-décembre 1965, pp. 224-247,. p. 236.)
Rapports
d'autorité
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Mais après le mariage, il y a un décalage entre leurs statuts respectifs. Ce décalage crée la solidarité du couple et témoigne en public que l'homme et la femme forment ensemble une unité harmonieuse. Cet écart entre l'homme et la femme, que nous avons analysé comme découlant d'une différence de nature, doit être soigneusement exprimé à l'occasion de toute interaction publique entre un mari et sa femme. Cela équivaut à dire que le mari doit paraître dominer sa femme. Mais même si la femme possède en fait un caractère plus fort que celui de son mari, cela ne veut pas dire que l'autorité du mari n'est qu'une simple façade, car, dans une société où une si grande partie de la vie est publique, cette façade possède une réalité qui ne saurait être minimisée.
L'autorité
et les droits sur les biens
En effet, tous les rapports d'autorité que nous avons relevés ici se traduisent par des droits différentiels sur les biens de la société, notamment le bétail. Comme le dit Marguerite Dupire : « L'expression min jei (je possède), recouvre des réalités assez diverses 17 », et la possession légale de quelque chose et la possibilité réelle d'en faire ce qu'on veut ne coïncident pas dans la plupart des cas. Dans les deux cas de conflit entre frères que nous avons présentés ci-dessus, il est clair que l'antagonisme s'exprime en termes d'un désir de la part du jeune frère de gérer effectivement la propriété qui est légalement la sienne. La colère du jeune frère dans le premier cas est due au fait qu'il se trouve deux fois démuni : par son oncle, d'une part, qu'il tient responsable pour le refus de son épouse, et par son frère aîné, d'autre part, qui, en offrant de lui donner de l'argent pour une nouvelle demande en mariage, affirme symboliquement par là que c'est lui seul qui gère effectivement leur bien commun. De même, une femme peut être propriétaire légale de bétail, mais elle ne peut pas en vendre elle-même et elle ne peut non plus empêcher son mari de s'en emparer en cas de besoin. Si elle laisse ses bœufs dans le troupeau de son père ou de son frère, ce n'est pas non plus une garantie que ses animaux ne seront pas vendus pour faire face aux nécessités de ceux qui les gèrent. Se plaindre dans l'une ou l'autre de ces éventualités serait ou bien se désolidariser de son mari ou bien nier la parenté entre elle-même et les hommes de sa famille. Voici deux exemples pour illustrer le manque d'emprise de la femme sur ses propres biens : vis-à-vis de son père, dans l'un, et vis-à-vis de son mari, dans l'autre. En 1968, la deuxième fille du jooro de Petaga était l'épouse du fils du frère de son père depuis trois ans environ. Elle avait un petit bébé de deux ans. Au cours d'une conversation avec le jooro sur le divorce, je lui demandai où se trouvaient les koowruDi donnés pour le mariage de sa fille, car il venait de me dire que c'était le père de la femme qui gardait les bœufs de son premier mariage, alors que la femme elle-même les gardait pour ses mariages suivants. Il me répondit qu'il en avait vendu un, qu'il avait donné le deuxième au chef de canton, et qu'il avait confié le troisième à quelqu'un dans un village éloigné. Puisque le père du mari était son propre 17. Op. cit., p. 114.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
jeune frère (de même père et de même mère), celui-ci n'oserait pas. dit-il, toucher cette dernière vache sans autorisation. Le cas suivant concerne la relation entre le mari et la femme, mais il est plus compliqué, car nous voyons planer derrière cette relation une relation au niveau de la génération précédente. Hapsatou et Idrissa ont dépassé la quarantaine. Ils sont enfants de deux frères dont le plus âgé est le père d'Idrissa. Après avoir eu deux enfants d'elle, Idrissa a divorcé d'avec Hapsatou. Elle a eu trois enfants d'un autre mari, puis, après la mort de celui-ci, elle fut épousée une deuxième fois par Idrissa, qui avait une autre femme à cette époque. Pendant quelques années, Idrissa vivait avec ses deux femmes, et il eut de Hapsatou encore deux enfants. Mais, selon Idrissa (je n'ai pas la version de Hapsatou), Hapsatou était difficile à vivre (na tiiDi wondude), surtout en ce qu'elle ne permettait pas qu'on touchât à ses bœufs (o accataa gorum meema gine muuDum = elle ne laisse pas son mari toucher ses choses). Idrissa me dit qu'elle avait vendu (entendre : fait vendre) un taurillon d'un an et qu'elle lui avait remis l'argent. Idrissa avait acheté du mil avec cet argent ; plus tard, lorsqu'une des vaches d'Idrissa eut mis bas, Hapsatou en revendiqua le veau. Elle alla se plaindre auprès du chef de canton de Djibo et elle fit convoquer Idrissa devant celui-ci. Idrissa me dit qu'il faillit perdre ses vaches ce jour-là, car le père de sa femme prit parti pour celle-ci, et puisqu'il est comme un père pour Idrissa aussi, étant le frère cadet de son propre père, Idrissa n'aurait pas pu le contrarier. Ce qui a sauvé Idrissa, c'est que son propre père était toujours en vie ; c'est le soutien de celui-ci qui lui a permis de gagner la cause. Idrissa divorça donc d'avec Hapsatou une deuxième fois, mais elle n'a pas cessé de vivre près de lui. Selon les dires des gens, elle est toujours amoureuse de lui et, de toute façon, elle est parfaitement en droit de vivre près des fils qu'elle a eus de son ex-mari 1 8 . Ces exemples révèlent à la fois le principe de l'autorité masculine et comment la femme peut parfois la mitiger dans la pratique. Le recours au chef de canton (Amiiru jiboo) est assez courant, et dans le cas ci-dessus il était probablement nécessaire parce qu'il n'y avait personne dans la communauté qui eût pu servir de médiateur entre les deux vieillards frères en cause : ils occupaient eux-mêmes les positions généalogiques les plus hautes. Un autre conflit entre mari et femme, où les acteurs n'avaient pas d'ascendance si importante, fut résolu différemment. Comme dans le cas de Hapsatou, la femme, Faatumata, s'est plainte devant le chef de canton pour réclamer à la fois le divorce et la restitution de son bétail. Le chef a convoqué le mari, mais ni la femme ni celui-ci n'ont donné de cadeau à l'Amiiru, qui, par conséquent, se désintéressa du problème et demanda au couple d'accepter la décision de leur propre jooro. Ce dernier écouta longuement les arguments de chacun. L'opinion publique donnait raison plutôt à la femme, alors que le mari faisait figure pitoyable et ridicule en prétendant qu'il n'avait pas de vaches et que sa femme le tuait en essayant de récupérer celles qu'il avait « mangées ». Exaspéré de l'écouter parler, le jooro lui dit : « Pourquoi 18. Cela est également le cas chez les WoDaaBe du Niger et de Bornu. M. Dupire écrivait : « Il n'est pas rare de voir la case d'une femme répudiée adjacente à celle de son fils, dans le campement de son ex-mari » (op. cit., p. 262). Pour ce qui concerne les WoDaaBe de Bornu, on trouve une constatation similaire dans Stenning, « Household viability among the pastoral Fulani », op. cit., p. 99.
Rapports
d'autorité
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ne pas donner une vache à YAmiiru pour qu'il décide une fois pour toutes en ta faveur ? » Le mari sourit comme un enfant qui essaie de cacher une douleur : « Comment veux-tu que je lui en donne une, dit-il, quand je n'en ai déjà pas une pour donner à cette dame ? Vas-y, égorge-moi, mets-moi en prison pour la vie ! » Enfin, après tout un après-midi de discussions chargées d'émotion, le jooro ne se croyait pas capable de trancher l'affaire, mais il demanda à chacun, pour l'amour de Dieu (sabu Alla), d'accepter un compromis : Faatumata se contenterait de la moitié de ce qu'elle réclamait (je n'ai pas pu apprendre exactement combien de bœufs elle demandait), alors que son mari s'engagerait formellement à les lui rendre dans un temps limité. Dans un sens, ce n'était pas un compromis, car dans la mesure où la femme avait raison et où le mari n'avait que sa pauvreté, c'était la femme qui perdait, et il sera très difficile, d'ailleurs, de faire réellement payer le mari. Celui-ci, cependant, se trouva forcé de reconnaître qu'il n'avait plus de droits sur sa femme ; c'est là qu'il perdait plutôt que du côté purement financier. Un autre ménage, qui semblait très harmonieux pendant notre séjour, avait passé par une période orageuse quelques années avant notre arrivée sur le terrain. Là, il s'agissait d'un conflit autour de la polygamie. C'est cette institution plus que toute autre qui symbolise et maintient l'inégalité de statuts entre les hommes et les femmes. La vérité de cette hypothèse est confirmée par le fait que les hommes et les femmes également disent qu'un ménage monogame est un ménage où la femme domine le mari. C'est ainsi, d'ailleurs, que nos hôtes comprirent la relation entre ma femme et moi-même. Quand je leur expliquais que notre loi chez nous interdisait la bigamie, les femmes disaient avec un air songeur et envieux : « Quelle bonne loi vous avez chez vous ! » Toute femme, si elle n'a pas encore de co-épouse, vit sous la menace constante d'en voir arriver une, et c'est une menace contre laquelle elle ne peut offrir aucune résistance légale. Ainsi l'homme peut-il atténuer l'emprise de sa femme non seulement sur ses enfants et ses bœufs, mais encore sur lui-même, le mari, en se partageant entre deux, trois ou quatre femmes, la limite légale. Une épouse peut en ce cas demander le divorce, mais puisque l'action du mari n'est pas considérée comme un tort, la femme doit restituer au mari les cadeaux et les koowruDi avec lesquels il avait conclu le mariage. Dans le cas où la femme est la mère des enfants de son mari, elle est presque ligotée. En tant que mère elle a une position que la société valorise beaucoup, mais en même temps, puisque c'est le mari qui garde les enfants en cas de séparation, demander le divorce serait, pour la femme, abandonner ses enfants. Par contre, si c'est le mari qui demande le divorce, la femme doit partir ; elle ne possède pas de moyens légaux qui puissent obliger son mari à revenir sur sa décision. Dans de telles situations la société exerce une pression et une influence morales, mais celles-ci ne diminuent en rien le principe de l'autorité masculine. Dans le wuro dont il est question ici, la première épouse avait déjà deux ou trois enfants quand son mari épousa une deuxième femme. Celle-ci est beaucoup plus jolie que la première, et le mari avait en fait un amour fou pour elle, selon les dires des gens. Il abandonna pratiquement sa première femme en faveur de la seconde, mais sans divorcer. Les gens sont d'accord pour juger que c'était une très mauvaise action, mais il n'y avait rien à faire, surtout que la femme refusait de demander le divorce. (Là, la femme aurait
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Djelgôbé
eu l'avantage juridique parce qu'elle était délaissée par son mari ; en principe, celui-ci doit se partager d'une manière strictement égale entre ses épouses.) Quand je demandais pourquoi elle n'avait pas demandé le divorce, une femme me dit que c'était à cause de ses enfants. « Une femme n'oserait pas abandonner ses enfants » (debbo suusataa yoppude BiBBe muni). Cette même femme me laissait entendre que le mari avait agi ainsi pendant un ou deux ans : il ne s'était donc réconcilié avec sa première épouse que très tardivement. U n facteur qui a sans doute joué ici est que sa deuxième femme n'a jamais eu d'enfant avec lui, alors que depuis ce deuxième mariage il a eu encore trois enfants de sa première femme. (Tout cela s'est passé sept ans environ avant notre arrivée sur le terrain.) Dans ce chapitre, nous avons essayé de rechercher la source et la signification de l'autorité telle qu'elle s'exerce dans le wuro, unité de vie de la société peul. S'il est possible de décrire les rapports d'autorité en faisant appel à quelques règles très simples (par exemple, que ceux qui sont plus âgés possèdent une autorité sur ceux qui le sont moins, et les femmes sont soumises aux hommes), ces règles ne sauraient être une explication du phénomène. E n fait, l'autorité est une qualité intrinsèque à certains rapports humains ; ces rapports forment l'armature d'un système qui n'est pas clos sur lui-même, mais qui s'ouvre sur le reste du monde, en ce qu'il est profondément affecté par le passage du temps d'une part, et par la reproduction des êtres, d'autre part. Nous avons souligné qu'on ne saurait réduire les relations d'autorité à des relations de propriété privée, car il existe bien des cas où le fait de posséder une chose n'implique pas la capacité réelle d'en disposer à son gré. Quand on essaie de remonter la filière d'autorité, cependant, pour en trouver le point d'origine, on se rend compte que la propriété est indispensable à l'instauration de certains rapports d'autorité et que les autres rapports découlent de ceux-ci. Car c'est le don originel d'une ou plusieurs vaches à la femme qui rend à un homme la possibilité de devenir un père dans le sens plein du terme. C'est sans doute ce fait qui a amené un de mes amis à dire un jour que « la vache est le père du Peul » (nagge won baaba pullo)19. Cette affirmation ne veut pas dire que l'homme dépend de la vache pour sa subsistance, mais qu'il dépend d'elle pour être peul, ce qui révèle à quel point la vache est intégrée aux structures de la société 2 0 . Ce qui empêche une femme d'accéder à une position d'autorité dans la 19. Ce n'est qu'en écrivant ce chapitre que je suis arrivé à comprendre cette phrase, car, selon le symbolisme occidental qui m'est familier, j'aurais pensé qu'il serait plus approprié de dire que la vache est la mère, plutôt que le père, de ceux qui dépendent d'elle. Nous étions en train de manger ensemble de la viande d'une vache qui était morte d'une maladie, et je trouvais le plat particulièrement délicieux. C'est alors que mon ami dit qu'il n'oserait jamais dire qu'il trouvait succulents les produits de la vache, tels le lait, le beurre et la viande, parce que « la vache est le père du Peul ». 20. L'importance de la vache pour maintenir le Peul dans sa qualité de Peul est également soulignée dans Koumen, le texte initiatique peul rapporté par A. H. Ba et G. Dieterlen. La citation qui suit est comme un écho de la remarque que la vache est le père du Peul — ou est-ce l'inverse ? : « La force du Peul est dans le bovidé. Le jour où il n'en aura plus, ce sera la détresse. Les femmes et les enfants ne viendront plus à lui. Il sera considéré comme un père au mauvais héritage » (A. H. Ba et G. Dieterlen, Koumen : Texte initiatique des pasteurs peul, Paris-La Haye, Mouton, 1961, p. 65).
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société, c'est le fait qu'elle est femme, alors que tout homme, par contre, y parviendra un jour si sa chance dans la vie n'est pas trop mauvaise. Dans aucun cas un homme ne peut exercer une autorité sur ceux qui l'exercèrent sur lui pendant sa jeunesse ; nominalement, il reste toujours sous leur autorité. Mais, à la différence de ce qui se passe chez la femme, un homme peut acquérir une dépendance, une dépendance qui se constitue essentiellement de personnes qui n'existaient point avant sa propre naissance et ce sont ces individus-là qui lui permettent de se libérer de la dépendance dans laquelle il se trouvait à sa naissance lui-même vis-à-vis de son père et de ses frères aînés 2 1 . Il ne faut cependant pas penser que se libérer veuille dire se révolter, dans le contexte des rapports entre membres d'un même wuro. Ce qui importe, c'est qu'à partir du moment où un homme devient l'origine de sa propre famille il cesse de devoir rester avec son père ou avec ses frères aînés pour la satisfaction de ses besoins matériels. En fait, comme nous l'avons vu dans le chapitre sur la structure sociale, ce sont souvent des raisons d'ordre matériel qui incitent à la séparation géographique des membres d'une même famille. La séparation, cependant, est toujours ambiguë dans la mesure où elle peut être comprise comme une rupture voulue ou non de la solidarité du wuro. A la différence du pouvoir politique (laamu) au niveau de la chefferie, on ne peut pas conquérir l'autorité d'un wuro ; on ne peut que s'éloigner d'elle et, à la longue, créer son propre wuro. Il est déjà possible d'entrevoir, donc, que vivre dans un wuro suppose que ceux qui sont là aient choisi d'y être en toute conscience du système de rapports d'autorité que nous venons d'analyser, et de leur place dans ce système. C'est dans l'étude de la vie vécue que nous verrons jusqu'à quel point il est possible de poursuivre dans cette voie et quel poids il faut donner à cette notion de choix pour la juste compréhension du fonctionnement du système.
21. Ce n'est qu'après avoir écrit ce chapitre que j'ai pris connaissance de certains travaux de Claude Meillassoux. Dès 1960, celui-ci avait suggéré une théorie des rapports de dépendance dans les sociétés d'autosubsistance, théorie qui se voit confirmer presque point par point par les recherches présentées ici. Puisque nous ne pouvons pas reprendre maintenant cette théorie globale, citons seulement quelques phrases où C. Meillassoux décrit comment un homme accède à une position d'autorité : « Une [...] autorité, et en même temps une relative indépendance ne peuvent s'acquérir que si le jeune homme se constitue lui-même une dépendance, c'est-à-dire, s'il recrée à son profit le schéma social dont il est issu et au sein duquel il occupe encore une situation subordonnée. En d'autres termes et plus concrètement, il lui faut prendre femme et établir des rapports de paternité avec les enfants de celle-ci » (« Essai d'interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d'autosubsistance », Cahiers d'études africaines, 4, décembre 1960, pp. 38-67, p. 49).
CHAPITRE
VI
LA RELIGION L a religion des Djelgôbé m'est très difficile à comprendre. Etant athée et fondamentalement opposé à la notion d'un dieu personnifié, l'effort considérable que je faisais pour me mettre à la place des Peul pour mon étude diminuait beaucoup chaque fois qu'il était question de la religion. Fervents musulmans, les Djelgôbé voulaient me convertir, et la plupart des entretiens que j'avais avec eux sur la religion se transformèrent en exhortations. Sur le terrain, j'ai presque regretté que les Peul ne fussent pas « animistes » car je croyais pouvoir m'identifier sans grande difficulté à cette attitude religieuse. Par contre, l'Islam ressemble à bien des égards aux religions occidentales contre lesquelles j'ai une antipathie de longue date, et c'est sans doute cette ressemblance qui m'a rendu presque incapable de regarder cette religion d'un œil naïf. En outre, il est impossible de participer à la vie quotidienne peul, même en tant qu'étranger, sans prononcer le nom de Dieu de temps en temps. Par exemple, pour formuler un souhait, il est nécessaire, dans la plupart des cas, d'invoquer Dieu. A une personne malade ou en difficulté, on dira Alla new ! (« Que Dieu facilite ») ; lorsqu'on formule un souhait à votre égard, il faut répondre Alla JaB ! (« Que Dieu exauce »), ou Alla jaabo (« Que Dieu réponde »). Quand on prend congé de quelqu'un et qu'on veut exprimer le désir de le revoir dans des conditions heureuses la prochaine fois, on dit : Alla wann njiiden e jam ! (« Que Dieu fasse que nous nous voyions dans la paix »). Pour moi, la prononciation de telles phrases posait toujours un problème de conscience que je n'ai jamais résolu de façon satisfaisante. Dans mon esprit, invoquer le nom de Dieu impliquait une sorte de tricherie, mais je ne disposais pas d'autres moyens d'exprimer mes sentiments. Nous reviendrons plus loin sur la question des attitudes religieuses dans notre analyse de la vie vécue. Notre but ici sera de décrire la religion en tant qu'institution chez les Djelgôbé et d'essayer de dégager le rapport entre les pratiques religieuses et la coutume proprement dite. L'opposition religion/coutume n'est pas toujours claire, mais, comme nous le verrons, c'est une distinction que font les Peul eux-mêmes.
La
religion
101
Y a-t-il une religion peul pré-islamique ? L'observateur étranger est d'abord frappé par le manque apparent de religion proprement peul. Même chez des Peul faiblement islamisés, telles certaines fractions woDaaBe décrites par M. Dupire, nous ne trouvons ni cultes des ancêtres ou des esprits, ni rites collectifs d'un caractère nettement religieux. Chez les Djelgôbé, l'Islam ne semble pas avoir remplacé une ancienne religion ou s'être greffé sur elle, mais il s'est créé une place dans leur conception du monde et un rôle dans la structure sociale qui n'existaient peut-être pas auparavant. Les données recueillies sur le terrain n'excluent cependant pas la possibilité qu'il y eût une religion personnelle pour chaque individu, un peu comme celle des esprits gardiens des Indiens des plaines nord-américaines. Si le texte de Koumen rapporté par A. Hampaté Ba et G. Dieterlen relève d'une vraie tradition, autrefois vivante, l'initiation racontée là ne serait pas incompatible avec ce genre de religion. Toujours est-il que, pour l'observateur étranger, la nécessité d'une religion comme l'Islam n'est pas évidente, en ce qui concerne le fonctionnement du système social décrit dans les précédents chapitres. Pour les Djelgôbé eux-mêmes, cependant, bien que l'importance de la foi et la régularité de la pratique religieuse varient beaucoup selon les individus, le fait d'être musulman est inséparable du fait d'être peul. C'est là qu'apparaît le paradoxe de l'Islam dans le contexte peul : les Djelgôbé le conçoivent comme une religion qui les particularise, d'une part, et qui les lie en même temps à tous les autres croyants, d'autre part. La contradiction entre ces deux aspects de l'appartenance religieuse est peut-être l'une des raisons de la présence, dans beaucoup de communautés peul, d'un mouvement sans cesse renouvelé vers la purification ou même la redéfinition de la foi. Dans l'histoire du Djelgôdji, nous avons justement un bon exemple de ce processus. Nous savons très peu sur la religion des Djelgôbé au xix* siècle. Les gens chez qui nous enquêtions ne sont pas ceux qui doivent le mieux connaître cette époque, et j'ai malheureusement négligé d'enquêter auprès de certains responsables religieux vivant à Djibo. Cependant, de leur perspective d'aujourd'hui — que nous décrirons tout à l'heure — tous les vieux de Petaga sont d'accord pour penser que la force de la religion (kulol Alla — litt. « crainte de Dieu ») était beaucoup moins importante avant l'ère coloniale qu'elle ne l'est aujourd'hui. Us citent comme preuve l'existence presque continue d'un état de guerre entre différentes grandes familles de la région, pour ne pas parler des razzias fréquentes entre les Peul du Djelgôdji, de Hayre (région de Hombori), du Mâcina et de Banh. « Des hommes qui craignent Dieu ne s'entretuent pas ainsi », me disaient les vieux, ce qui montre bien qu'à l'intérieur du Djelgôdji les conflits politiques n'étaient pas projetés ou sentis sur le plan religieux. Par contre, à la même époque, il est clair que chez d'autres groupements peul les conflits politiques furent exprimés en termes de religion. C'est le cas des guerres menées par Sheeku Aamadu et par El Hajj Omar. Justement, la version donnée par les Djelgôbé du conflit entre les Peul du Mâcina et du Djelgôdji ne fait aucune mention de la religion, alors que, selon la version déjà citee de Ba et Daget, le Djelgôdji faisait partie de l'empire du Mâcina.
Société et liberté chez les
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L'origine
et l'évolution
du Hamallisme
dans
le
Djelgôbê
Djelgôdji
L'événement religieux pour le Djelgôdji s'est produit relativement récemment. En 1932 ou 1934 (Quesnot nous dit 1934, alors que des hommes ayant vécu l'époque m'ont dit 1932 1 ), Abdoulaye Doukouré, disciple de Cheikh Hamallah de Nioro (Mali), arriva en Haute-Volta. Pendant sept (ou neuf) ans il mena, semble-t-il, une vie de méditation. Il ne prêcha pas, mais il se fit remarquer par son comportement. On me dit, par exemple, qu'il aidait les femmes en pilant le mil avec elles et en transportant l'eau du puits dans un pot d'argile en équilibre sur sa tête. Ce n'est qu'au début de la saison des pluies de 1941 qu'Abdoulaye Doukouré commença à prêcher. Les témoignages sur le contenu de son message sont contradictoires — fait qui a son importance, comme nous le verrons. Cependant, tout le monde est d'accord sur l'effet de son discours sur les gens. En l'écoutant parler, beaucoup d'hommes et de femmes se sentirent frappés d'un amour fou de Dieu (beege). Ils étaient comme possédés ; certains tombaient par terre, insensibles ; d'autres voyaient l'autre monde et la résurrection des morts ; la plupart des autres cherchaient ces expériences mystiques par la récitation en chœur de la phrase laa ilaaha illcdlah2, mais ils n'arrivèrent pas tous à sentir l'extase de la communion. Cette année-là, au lieu de se disperser en brousse pour la saison des pluies, les familles de Petaga se sont rassemblées autour de la mosquée. C'était un fait d'autant plus inhabituel que des familles qui se haïssaient mutuellement furent amenées à vivre côte à côte et à se voir tous les jours au moment de la prière. Abdoulaye Doukouré, que les gens de Petaga appellent sheeku dukure, ou sheeku, ou, tout simplement, baaba (père), a effectué d'autres changements dans la coutume des Djelgôbê et notamment dans leur façon de prier et de manger. Avant l'arrivée du Sheeku, la prière semble avoir été l'affaire personnelle de l'individu ; or, le Sheeku insista beaucoup sur le fait que les gens devaient prier ensemble (yimBe njuulda), non seulement en unissant les différentes familles, mais encore en unissant les générations. De même, avant son arrivée, les Djelgôbê se scindaient en classes d'âge pour manger. Père et fils mangeaient séparément, ainsi que mère et fille, et les membres d'une famille ne mangeaient pas avec les membres d'une autre. Le Sheeku commanda aux gens de manger ensemble (yimBe nyaamda). Les autorités voltaïques n'ayant pas voulu me permettre de voir des documents concernant 1' « affaire Abdoulaye Doukouré », il m'est difficile de reconstituer avec certitude les événements qui ont amené à l'arrestation du Sheeku. L'impression qui se dégage de mes informations disparates et incomplètes est que celui-ci menaçait les autorités religieuses et politiques traditionnelles, 1. Voir Fernand Quesnot, « Les cadres maraboutiques de l'Islam sénégalais » (1958/59), dans Notes et études sur l'Islam en Afrique noire, CHEAM, Paris, J. Peyronnet, 1962, pp. 127-194. On y trouve quelques paragraphes sur Abdoulaye Fode Doukouré, pp. 187-188. C'est parce que Doukouré était toujours emprisonné à Dakar, au moment de l'enquête menée par Quesnot, qu'il figure dans un article sur les marabouts sénégalais. 2. « Il n'y a pas de dieu sauf Dieu », c'est la formule du Tahlil, l'un des « trois piliers » de la voie Tidjani (cf. A.H. Ba et M. Cardaire, Thierno Bokar, le sage de Bandiagara, Paris, Présence africaine, 1957, pp. 116-117).
La
religion
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sur lesquelles s'appuyait l'administration française. Les Djelgôbé auraient tout simplement cessé de se considérer sujets de leurs chefs traditionnels. Aujourd'hui, lorsqu'on demande aux gens de Petaga ce que le Sheeku leur a demandé de faire, beaucoup d'entre eux insistent sur le fait qu'il reconnut l'autorité traditionnelle et qu'il leur dit de payer leurs impôts et d'obéir aux chefs et aux moodiBBe (hommes de Dieu). Un seul homme, parlant dans un autre contexte, m'a dit que le message véritable du Sheeku est que les hommes devraient cesser de suivre les moodiBBe pour s'assurer leur salut. Je lui demandai, alors : « Pourquoi leur a-t-il dit le contraire ? — Parce que la plupart des gens ne sont pas capables de comprendre son vrai message, répondit-il, et que s'il avait dit cela, ils ne l'auraient pas suivi. » Cependant, lorsqu'on fait un tri entre les villages qui ont suivi le Sheeku et ceux qui sont restés fidèles aux autorités religieuses déjà en place, on s'aperçoit que la ligne de clivage est la même que celle existant entre les deux grandes maisons de la lignée des Djelgôbé, à savoir la maison (suudu) fondatrice de Baraboullé et la maison fondatrice de Djibo — taaraa.Be Mboldi et taaraaBe Mbuula. Ce fait concernant les alignements de parenté n'est pourtant pas suffisant pour expliquer ce clivage : il faut prendre également en considération la situation politique à cette époque. Avant l'arrivée des Français entre 1890 et 1900, les chefferies de Djibo et de Baraboullé étaient indépendantes l'une de l'autre. Bien que les chefs de Baraboullé descendissent de la branche aînée de la famille, il n'y avait pas de domination politique par l'une ou l'autre branche. Mais les Français choisirent Djibo comme chef-lieu de la subdivision qu'ils créèrent en faisant du Djelgôdji une unité administrative. Pour commodité d'administration, ils détachèrent du canton de Baraboullé la chefferie de So et la joignirent au canton de Djibo 3 . So est géographiquement plus proche de Djibo que de Baraboullé, mais les gens de So appartiennent par la parenté à la grande maison de Baraboullé et ce transfert administratif suscita beaucoup de mécontentement parmi eux. Or, comme nous l'avons vu ci-dessus 4 , jusqu'en 1960 c'était le jooro de Petaga qui était en même temps le jooro de So, et c'est parmi les familles de Petaga que nous trouvons les plus fervents disciples du Sheeku. Le père du jooro actuel lui donna deux de ses filles comme « aumône » (sakkude) ; le Sheeku en a épousé une et il donna l'autre en mariage à un de ses disciples. D'autres filles du village ont été également données en aumône : l'une d'elles, fille de l'imâm de la mosquée de Petaga, est devenue une autre épouse du Sheeku, et les autres ont été données à d'autres disciples. Les familles qui ont suivi le Sheeku donc sont celles, en général, qui ont souffert politiquement des changements effectués par les Français. La famille du chef de Djibo, par contre, et tous ceux qui sont proches d'elle par leurs rapports précoloniaux, sont restés fidèles à leurs moodiBBe traditionnels. Même si le message explicite du Sheeku n'appelait pas à la contestation du système établi par les Français, il semble légitime de penser qu'il révélait aux gens la possibilité d'une indépendance spirituelle, sinon temporelle. En outre, il leur offrait une nouvelle identité qui pouvait remplacer, en la recréant sur un autre plan, celle qui avait été brouillée par le système administratif français. 3. Vers 1924, selon un vieillard (80 ans). 4. Voir p. 51.
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Société
et liberté
chez les
Djelgôbé
A b d o u l a y e D o u k o u r é f u t d o n c arrêté le 26 octobre 1941 B, après seulement quatre mois environ d'activité. U n certain n o m b r e de gens de Petaga f u r e n t arrêtés en m ê m e temps, d o n t l'actuel i m â m de la mosquée de Petaga. L e r a y o n n e m e n t d u Sheeku a été très grand dans la Haute-Volta. L e f r a g m e n t suivant, tiré d ' u n p o è m e en peul écrit par u n disciple à Djibo, m o n t r e bien le type de sentiment inspiré p a r le Sheeku, ainsi q u e l'étendue de son influence : Le Seigneur, Maître des conjonctures, combla notre Sheeku D'une bonté certaine — par la sainteté de Cheikhna. 6 Prions, bénissons, appelons l'Imam qui est juste ; Le matin est doux pour tous ceux qui sont purs — par la sainteté de Cheikhna. La sainteté rapproche le rapproché, lorsqu'il est exaucé ; La sainteté fait choir le déchu — par la sainteté de Cheikhna. Car Dieu a semé le pays, l'a rafraîchi, l'a embelli, Et la pluie du printemps est tombée pour les hommes — par la sainteté de Cheikhna. 11 plut dans le Yâgha, il plut dans le Djelgôdji, et jusque dans le Yâdiga, En flot il entra dans le pays Mossi — par la sainteté de Cheikhna. Cette pluie-là, c'est le Sheeku, qui est au delà de toute louange ; Serviteur de Dieu, il est sous le signe du bonheur — par la sainteté de Cheikhna. (Houséni Al Hadji Ouidi
Dicko)
Voici quelques vers d ' u n autre p o è m e du m ê m e auteur. Ils a j o u t e n t quelques renseignements précieux sur le rôle joué p a r le Sheeku dans la vie religieuse d u Djelgôdji. J'ai cherché le Maître qui n'opprime pas, Pour qu'il me rendît bon, ton chantre, Sheeku Doukouré. Je chante : « O Noble Cheikh, Maître de la folie divine ! » Ainsi parlent les illuminés du message de Doukouré. Les fidèles du Sheeku eurent les merveilles de Dieu ; Ils abandonnèrent la convoitise en suivant Doukouré. Ils chantent d'innombrables poèmes, ils ne font que louer et rendre hommage En disant : « O Peuples ! approchons-nous de Sheeku Doukouré ». On remercie Dieu, on prie pour le Prophète, On accueille les étrangers, tout grâce à Sheeku Doukouré. Chantons le « tahlîl », scrutons les heures, Car l'heure est venue pour suivre Sheeku Doukouré. L'actuel i m â m de Petaga m ' a c o m m u n i q u é les vers suivants, extraits p o è m e qu'il composa p e n d a n t son incarcération :
d'un
Je T'ai cherché, Dieu Malgré la tristesse de mon cœur Pour que la haine s'en aille. Aide-moi, ô Prophète ! Le Chef de file de la création, Qui est étranger au mensonge, Je Le crains dans l'obscurité. Aide-moi, ô Prophète ! 5. Quesnot, op. cit. 6. « Cheikhna » est l'un des noms par lesquels on désigne le maître de Doukouré, cheikh Hamallah de Nioro (Mali).
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Je n'ai fait tort à personne. Que Dieu réponde ! Aide-moi à m'en sortir, Pour l'amour de Toi, ô Prophète ! Ils écrivirent des mensonges sur lui, [probablement Sheeku Doukouré] Ils l'amenèrent en ville, Ils l'enfermèrent dans l'obscurité. Aide-moi, ô Prophète ! Ceux qui ont été comblés Et qui pardonnent les transgressions, Ceux-là ne s'opposent pas à lui [Doukouré] car ils désirent Voir le Prophète [le jour de la résurrection]. Ceux qui sont dans la confusion, Qui ne suivent pas Dieu, Les infidèles n'ignorent pas Celui qui adore le Prophète. Nous reviendrons, dans un autre chapitre, sur la nature de l'attitude religieuse exprimée dans ces poèmes, lorsque nous tenterons de décrire la vie vécue. Qu'il suffise de dire ici que le bouleversement de la vie religieuse, occasionné par l'avènement du Sheeku, ne semble pas avoir été mitigé par la riposte administrative. Abdoulaye Doukouré fut condamné, en avril 1942, à vingt ans de travaux forcés (il avait déjà 57 ans). Pendant toute la période de son emprisonnement, les gens de Petaga sont restés en contact avec lui. Son fils, Hammidi Lamine, qui resta en Haute-Volta, a sans doute beaucoup fait pour maintenir vivante la mémoire de son père, bien qu'il ne soit pas un personnage charismatique. En 1948, après que Doukouré a été transféré de Kidal (Mali) à Dakar, le vieux père du jooro actuel de Petaga y est allé le voir. C'est à ce moment-là que celui-ci promit de donner au Sheeku trois de ses enfants : deux filles et un fils. Parvenues à leurs maturité, les filles acceptèrent de passer sous l'autorité du Sheeku après sa libération vers 1960, mais le garçon refusa de le faire. Abdoulaye Doukouré fut libéré à condition de s'installer à Ouagadougou et de ne pas chercher à construire sa mosquée à Djibo. Lorsque je visitai le Djelgôdji pour la première fois en février 1967, le Sheeku n'était toujours pas encore revenu dans la région, même brièvement. Cela n'empêche que pendant les vingt-six ans de son absence il resta néanmoins le guide spirituel de ceux qu'il avait convertis. Même les petits enfants, lorsqu'ils voulaient jurer dans une dispute, invoquaient le Sheeku aussi bien que Dieu. Pour protester qu'il n'avait pas menti, par exemple, un gamin disait soit : Wallaahi, me fewaay (« par Dieu, je n'ai pas menti »), soit : barke sheeku mi fewaay (« Par la grâce du Sheeku je n'ai pas menti »). L'effet
du message de Sheeku Doukouré
sur la vie
quotidienne
Si le fait d'être invoqué par les enfants souligne la persistance du souvenir du Sheeku, il ne nous aide nullement à comprendre dans quelle mesure l'enseignement d'Abdoulaye Doukouré influe sur la pratique de la coutume et de la religion aujourd'hui à Petaga. Le degré de conformité des pratiques avec celles préconisées par le Sheeku varie beaucoup et selon les individus
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et selon les situations dans lesquelles ils se trouvent. Par exemple, le désir exprimé par le Sheeku, que les hommes mangent avec leurs fils est assez strictement observé dans la plupart des familles de Petaga, mais dans ces mêmes familles les mères et les filles continuent à manger séparément les unes des autres. Et si le père et le fils mangent ensemble dans le village près de la mosquée, il arrive souvent qu'ils mangent séparément lorsqu'ils se trouvent dans un campement de brousse pendant l'hivernage. Même au village, quand il y a suffisamment d'hommes pour nécessiter plus d'un bol de nyiiri, on remarque régulièrement une division en deux groupes selon la génération. Nous avons remarqué que, pendant l'hivernage où le Sheeku a prêché, les gens de Petaga se sont tous rassemblés autour de la mosquée, dans le quartier qui s'appelle Wiinde Petaga. Or, le Sheeku aurait voulu que les gens y habitassent de façon permanente, mais cela ne s'est jamais produit. La raison la plus fréquemment donnée par les gens est que « les vaches ont refusé » (na'i njaBaay). En effet, le refus des vaches, ou le besoin des vaches, est une raison contre laquelle, pour les Peul, il n'y a pas d'argument. Les vaches sont considérées comme parmi les plus intelligents des animaux ; il serait insensé de faire ce que les vaches n'aiment pas. Cependant, dans ce cas précisément, le refus des vaches correspondait bien avec le malaise ressenti par certaines familles en vivant près d'autres familles déjà installées là. Ces dernières sont justement les « aînés » avec qui les puînés, dont descend le jooro actuel de Petaga, ont eu une suite de conflits pendant plusieurs générations. Pendant une certaine période qui précéda l'arrivée du Sheeku, les deux branches de la famille avaient cessé d'échanger leurs filles en mariage, et même aujourd'hui les mariages sont rares entre les deux groupes. Après l'arrestation du Sheeku, les familles dont les vaches avaient « refusé » cessèrent d'habiter près de la mosquée. Les hommes ne se rendaient plus à la mosquée tous les jours, mais seulement pour la prière du vendredi soir et pour chanter le tahliil (taliili, en peul). Les autres jours, les hommes priaient là où ils se trouvaient au moment de la prière, tout en essayant de le faire en groupe dans la mesure du possible. Aujourd'hui, par exemple, des hommes travaillant autour des puits pour abreuver leurs vaches s'arrêtent en même temps pour faire la prière commune. Afin de se rendre à la mosquée pour la prière du vendredi soir, les hommes de Tefaare Petaga ne prennent pas le chemin le plus court — celui qui traverse le village de Winnde Petaga — mais ils cherchent justement à éviter de passer près de certains foyers en faisant le tour du village. Trois semaines après notre installation dans le village de Petaga, le Sheeku fit une tournée dans la région — sa première visite depuis vingt-six ans (début mai 1967). J'étais très mal préparé pour une telle éventualité ; je savais, par un rapport des archives de Djibo, qu'un certain Abdoulaye Doukouré avait « sévi » dans la région, mais je ne savais même pas que c'était lui qu'on appelait le Sheeku. J'étais très impressionné par la vénération que tout le monde semblait lui porter, mais lorsque je lui fus présenté, je ne pouvais voir en lui qu'un vieil homme. J'étais incapable de sentir cette joie que je voyais sur tous les visages de cette foule de gens qui cherchaient à s'approcher du Sheeku. Le fait que je n'avais pas la moindre idée de son rôle dans l'histoire religieuse de la région m'a empêché de me rendre compte de l'importance de l'occasion et de comprendre l'excitation des gens.
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La visite du Sheeku n'a duré que quelques jours. Outre le bouleversement de la vie normale, entraîné par le fait que presque tout le monde passait la journée à la mosquée — seuls une vieille femme et quelques jeunes gens se trouvaient à Tefaare Petaga — j'ai remarqué une scène si insolite que je l'ai photographiée : au bord du village, sous l'arbre où les femmes ont l'habitude de piler le mil, une douzaine d'hommes peul étaient en train de piler le mil pour le repas de la mi-journée. Je leur ai demandé pourquoi ils faisaient ce travail de femme, mais je ne me souviens malheureusement pas de leur réponse, s'il y en a eu. C'est la seule fois que j'ai vu les hommes piler le mil pour un repas, et ce n'est que beaucoup plus tard, après avoir appris que le Sheeku lui-même avait pilé du mil avant de commencer à prêcher, que j'ai cru voir un lien entre la présence du Sheeku ce jour-là et ce geste de la part des hommes. La saison des pluies s'installa bientôt après le départ du Sheeku et la plupart des familles quittèrent les puits de Petaga afin de chercher de l'herbe en brousse pour les vaches, et pour y faire leurs champs. A la fin de l'hivernage, après l'assèchement des points d'eau en brousse, on parlait de nouveau du désir du Sheeku que tout le monde se rassemblât autour de la mosquée. Cependant, pendant des mois, le jooro et son entourage ont barguigné. Ils restèrent à Billasata, leur village de la saison des pluies, sans se décider à passer la saison sèche ni à la mosquée ni dans leur lieu habituel. Le jooro était évidemment tiraillé entre son désir de rester près de ses vaches et loin de ses ennemis, d'un côté, et celui d'obéir à la demande du Sheeku, de l'autre côté. Finalement, quelques vieillards, le père et l'oncle du jooro, qui éprouvaient une grande difficulté à accomplir les quatre kilomètres entre Billasata et la mosquée, ont déménagé pour s'installer à Winnde Petaga près de la mosquée. Le jooro, pour sa part, a pu trouver un compromis ; il a demandé à l'une de ses deux épouses de construire une case près de la mosquée, et à l'autre, celle dont les fils devaient surveiller le bétail, de construire sur l'emplacement traditionnel, à savoir sur leur champ de mil près des puits de Tefaare Petaga. Cela se passa vers le début du mois d'avril ; mais la mare de Billasata (appelée kokoluuji kere) était sèche depuis novembre ! ce qui a obligé les femmes à chercher l'eau aux puits de Tefaare, à une distance d'un kilomètre environ de leurs cases. Les femmes étaient donc mécontentes à cause de l'indécision du jooro. De toute façon, deux mois et demi plus tard, vers le milieu de juin, tous ceux qui avaient construit à Winnde Petaga, pour être près de la mosquée, étaient revenus à Billasata pour une nouvelle saison des pluies. L'intérêt de ces faits est surtout qu'ils révèlent un conflit réel entre les exigences de la religion des Djelgôbé et celles de leur vie matérielle et sociale. Face aux demandes du Sheeku, les gens semblent montrer deux réactions différentes : ou bien ils nient la demande, en se disant que le Sheeku n'a pas voulu dire tout le monde, mais seulement certaines catégories de gens ou ceux dont les nécessités de subsistance ne les empêchent pas de vivre près de la mosquée ; ou bien ils acceptent la demande en même temps que leur propre incapacité d'y satisfaire — ce qui accentue leur sens de leur faiblesse, leur peur d'être abandonnés par Dieu et leur fatalisme. La première réaction est celle de la majorité des Djelgôbé que je connais ; ceux-ci ne sont pas prêts à croire que leurs coutumes soient mauvaises ou en contradiction avec la volonté de Dieu. Un petit nombre d'hommes croient, au contraire, que leurs traditions
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sont mauvaises et doivent s'aligner sur les pratiques préconisées par le Sheeku. Devant leur impuissance à se transformer et à transformer l'organisation de leur société, ces hommes ressentent le germe d'un sentiment de la culpabilité et la peur d'une éventuelle damnation éternelle.
Particularisme
et auto-définition
du groupe : naissance d'une
hérésie
Quelles que soient les attitudes religieuses individuelles, les membres de la communauté considèrent que la foi et l'accomplissement des actes religieux constituent un aspect nécessaire de leur définition d'eux-mêmes. Une personne qui ne croit pas en Dieu ou qui ne prie pas ne peut être considérée comme une des leurs. Mais dans la mesure où tout le monde croit et tout le monde prie, il est impossible pour un groupe de se servir de son adhésion à la religion pour se différencier du reste de la population. En outre, l'Islam, tel qu'il est enseigné par le Sheeku, tend à minimiser les différences entre les gens et à abaisser les barrières entre eux. Nous avons vu, cependant, que la décision de suivre le Sheeku au lieu des autorités traditionnelles pouvait être interprétée comme un effort pour se redéfinir, pour retrouver une identité brouillée par la situation coloniale. La question se pose tout naturellement alors, de savoir s'il y a, au sein du mouvement fondé par le Sheeku, des tendances agissant dans le même sens. Huit ans après l'arrestation du Sheeku, justement, une « hérésie » radicale est apparue dans un petit groupe de ses fidèles. Tout d'un coup, les hommes de ce groupe refusèrent désormais de prier. Ils avaient le sentiment d'être en rapport direct avec Dieu et que la prière était donc devenue superflue pour eux. En outre, ils soutenaient que le Sheeku était en accord avec eux et que tous ceux qui ne suivaient pas cette voie s'égaraient dans des superficialités. Selon eux, la prière n'avait aucune valeur car elle ne pouvait ni sauver le mauvais ni aider le bon ; dans ces conditions prier équivalait à une hypocrisie cherchant à cacher un manque de foi véritable. Ces notions n'ont jamais touché beaucoup de gens, peut-être parce qu'il n'y avait pas de personnage charismatique pour les exprimer. Tous les hommes de ce mouvement étaient des hommes n'ayant aucune possibilité d'accéder à un pouvoir politique quelconque (par exemple, l'office de jooro) ; leurs positions généalogiques étaient défavorables car ils appartenaient à la branche des « aînés », alors que le jooro à cette époque était de la branche des puînés. Certains d'entre eux étaient pourtant très riches. Leur chef de file est l'un des hommes les plus riches de la région, et il est tentant de penser que l'une des causes de son attitude était peut-être une frustration occasionnée par le décalage entre sa puissance économique et son manque d'influence politique. Alors que la majorité des hommes de Petaga avait trouvé un modus vivendi avec les autorités traditionnelles, ce nouveau groupe contestait cette attitude en soutenant que c'était contraire à l'esprit de la doctrine du Sheeku. Le vrai désir du Sheeku était, selon eux, que les hommes abandonnassent leurs autorités traditionnelles pour rechercher leur salut individuel 7 . La majorité considérait 7. C'est justement le chef de ce groupe que j'ai cité plus haut à propos du contenu du message du Sheeku.
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cette attitude comme une grave hérésie et comme un attentat aux fondements mêmes de la communauté. La riposte de la communauté consistait à reprendre les femmes que les différentes familles avaient données comme épouses aux hommes maintenant devenus hérétiques. D'après le récit que me fit l'une des femmes « reprises », les hommes de Petaga sont venus reprendre leurs filles et leurs sœurs par force. Les « rebelles » n'ont pas tenté de s'opposer physiquement ; ils restèrent seuls dans leurs cases, leurs visages couverts de larmes. S'ensuivit une certaine période de négociations. Il en résulta que les femmes furent redonnées à leurs maris à condition que ceux-ci acceptassent de prier comme tout le monde. Effectivement, ils firent la prière pendant quelque temps après le retour de leurs femmes, mais bientôt ils cessèrent à nouveau de prier. Encore une fois, les femmes furent reprises par leurs pères et frères. Le conflit fut amené devant le chef de canton de Djibo pour être réglé définitivement. Le chef décida que si, après un certain délai (de l'ordre de dix jours), les « rebelles » n'avaient pas commencé à prier, leurs mariages seraient considérés comme annulés ; s'ils acceptaient de prier, leurs mariages seraient valables. Les rebelles décidèrent enfin de maintenir leur refus et leurs femmes furent reprises pour être mariées à d'autres hommes. Cependant, deux des trois épouses du chef des dissidents refusèrent à leur tour de revenir dans leurs familles. Elles restèrent avec leur mari contre le gré de leurs parents. Quelques années plus tard, lorsqu'une d'elles mourut, on ne permit pas qu'elle fût enterrée dans le cimetière près de la mosquée ; son mari dut l'ensevelir au pied d'un arbre à l'est de son wuro. Depuis lors, ceux qui refusent de prier vivent à l'écart du reste de la communauté et ils obtiennent leurs femmes de familles partageant leurs opinions. Aujourd'hui, bien que les membres de ce groupe maintiennent les mêmes idées, ils semblent avoir perdu leur élan. Tout comme les fidèles du Sheeku par rapport aux autorités traditionnelles de Djibo, ceux qui refusent la prière ont trouvé un modus vivendi avec la communauté plus large qui les entoure. Leurs champs sont contigus avec ceux du jooro de Petaga ; ils puisent parfois aux mêmes endroits ; leurs enfants jouent ensemble, mais tout en maintenant une rivalité entre eux ; enfin, bien qu'ils ne prient pas dans leur wuro, s'ils se trouvent en compagnie de ceux qui prient au moment de l'une des cinq prières de la journée, ils font la prière avec eux pour montrer leur désir de maintenir de bonnes relations.
L'éducation
religieuse des enfants
A la différence de l'appartenance ethnique, culturelle et lignagère, l'appartenance religieuse est considérée comme étant le résultat d'un choix libre de l'individu parvenu à l'âge de la raison. L'exemple des « rebelles » contre la prière met en relief l'un des aspects de cette attitude ; le fait que les enfants ne prient pas en souligne un autre. En effet, avant de se soumettre à la religion et de prier, les enfants ne sont pas considérés comme des musulmans. Ce fait m'a été enseigné de façon inattendue par l'incident suivant. Un jour, pendant la première année de notre séjour, je partis seul à la chasse dans la
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brousse près de notre wuro. Me voyant partir, quelques enfants de dix à douze ans m'ont suivi, discrètement d'abord, puis m'ont rattrapé. Nous vîmes bientôt quelques canards dans l'eau d'une mare. Je réussis à blesser un ou deux d'entre eux et les garçons se sont lancés dans l'eau pour les attraper. Je dégainai mon couteau, puis je m'arrêtai. Je pensais que je devrais dire aux enfants d'égorger les oiseaux pour moi, parce que je voulais partager leur viande avec les gens du village et, étant moi-même incroyant, je pensais que ces derniers ne voudraient pas manger de la viande d'un animal tué par quelqu'un qui ne croyait pas comme eux. Les enfants se montrèrent très réticents. Ils essayèrent de me persuader d'égorger les canards moi-même. Enfin, l'un d'eux accepta et égorgea les oiseaux en répétant les gestes que j'avais déjà vus maintes fois chez les hommes. Cependant, en revenant, je fus quelque peu réprimandé par les vieux, qui me dirent qu'ils ne devaient pas manger la viande d'un animal égorgé par un enfant qui ne priait pas encore. Par contre, ils auraient pu la manger si c'était moi qui avais égorgé les canards. Je n'ai jamais pu avoir une explication cohérente à cela, mais je pense que derrière leur raisonnement se trouvait la constatation que j'étais un homme socialisé et instruit — alors que les enfants ne l'étaient pas encore — et que j'appartenais, en outre, à une civilisation dont ils ont peur. La religion étant, pour les Djelgôbé, une manifestation chez l'individu de son adhésion volontaire à la communauté humaine, c'est sans doute le fait que j'appartenais à la civilisation des TuubaakooBe, en tant qu'adulte, qui l'a emporté sur le fait que je ne priais pas. La question se pose donc : comment devient-on musulman dans le Djelgôdji ? Malheureusement, mes renseignements sur ce sujet sont maigres, car j'ai peu fréquenté les écoles coraniques et je n'ai pu observer d'instruction religieuse au sein des familles. Il s'agit dans tous les cas d'un processus d'éducation plus ou moins long et plus ou moins formel. Pour les garçons, du moins, cette éducation est en principe confiée à des moodiBBe, c'est-à-dire à des hommes possédant un certain niveau d'instruction. Ce niveau d'instruction varie beaucoup selon les individus et le fait d'être moodibbo est fonction non pas de ce niveau, mais d'un choix de la part de la personne elle-même qui se présente aux autres comme moodibbo. Un homme est moodibbo dans la mesure où son entourage l'accepte comme tel. Certaines familles, dont le jammoore (nom d'honneur) est Siise au lieu de Dikko (nom des Djelgôbé proprement dits), sont considérées comme des familles de moodiBBe. Dans ces familles, peu nombreuses dans le Djelgôdji, on est moodibbo même si on n'en pratique pas la profession. Cependant, en règle générale, tout homme voulant devenir moodibbo peut le faire ; seule sa réussite auprès de son entourage est décisive. Mis à part les élèves et les assistants de l'école coranique dirigée par l'imâm de la mosquée de Winnde Petaga, on compte environ quatre ou cinq moodiBBe pour l'ensemble des quartiers de Petaga. L'imâm de la mosquée est un Siise et il n'est pas originaire de Petaga. Il a plusieurs élèves avancés (âgés de vingt à trente ans), également étrangers, qui l'aident dans l'instruction des débutants. Un certain nombre de ses élèves viennent d'ailleurs ; d'autres sont de Winnde Petaga. Personne parmi les gens de Tefaare Petaga n'envoie ses fils chez lui pour leur éducation. Ils préfèrent les envoyer chez un moodibbo plus proche d'eux par la parenté ou par la vie en commun, et il est possible, mais je n'en suis pas certain, qu'ils n'aiment pas voir leurs enfants s'associer à des enfants
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dont les parents sont objets de méfiance pour eux ou d'antipathie. Ainsi le moodibbo auquel beaucoup des hommes de Tefaare Petaga envoient leurs enfants est un descendant du même arrière-grand-père qu'eux. C'est un homme très instruit qui a fait le pèlerinage à la Mecque et qui vit près de la mosquée, mais plus loin d'elle que l'imâm lui-même. Un troisième moodibbo, beaucoup moins instruit que les deux premiers, vit à Tefaare Petaga avec le jooro. Il ne comprend pas l'arabe, mais il sait écrire des charmes (talkuru, talki) et c'est lui que les gens du wuro viennent voir le premier lorsqu'ils ont besoin de conseils. Ses bonnes relations quotidiennes avec les membres du wuro (c'est un beau-frère du jooro), et le fait que son savoir modeste ne risque pas d'effrayer les gens font qu'on tend à avoir confiance en lui.
La prière chez les hommes de Dieu et chez le reste Comme nous l'avons vu, c'est le fait de prier qui prouve qu'on est musulman et qui marque l'adhérence de la personne à la communauté religieuse. Si ce sont les moodiBBe qui détiennent la connaissance dans le domaine religieux, il arrive en pratique qu'une importante partie de la population, sinon la majorité, apprend à prier par l'intermédiaire d'un parent. C'est le cas, par exemple, de la presque totalité des jeunes filles, et c'est le cas de beaucoup de garçons qui n'ont pas de goût pour les études. En outre, l'indéniable ferveur religieuse des gens de Petaga n'a pas empêché ces derniers de garder certaines habitudes qu'ils reconnaissent eux-mêmes comme n'étant pas conformes à la pratique des moddiBBe. Prenons l'exemple des heures de la prière. Pour les moodiBBe, les cinq prières de la journée s'étalent comme suit : 1) fajiri, à l'aube ; 2) salli fanaa vers 14 heures ; 3) laasara, vers 16 heures ; 4) futuro, au coucher du soleil ; 5) safuko, dans la nuit. Pour les Djelgôbé, par contre, les prières de salli fanaa et de laasara viennent plus tard dans la journée, au point que, parfois, les prières de salli fanaa, de laasara et de futuro s'enchaînent avec très peu d'interruption. Chez les Djelgôbé la séquence des prières se présente donc comme ceci : 1) fajiri, vers 5 heures du matin ; 2) salli fanaa, 15 heures ou même 16 heures ; 3) laasara, 17 heures ou même juste avant le coucher du soleil ; 4) futuro, juste après le coucher du soleil ; 5) safuko, parfois juste après futuro, parfois plus tard dans la nuit. L'intérêt de ces décalages est justement qu'il ne semble pas y en avoir d'explication d'ordre matériel. Par exemple, ce serait une erreur que de voir dans l'accumulation des prières à la fin de la journée une adaptation de la prière aux exigences de la journée de travail. Si cela est vrai dans certains cas, il resterait toujours à expliquer pourquoi les gens ne reviennent pas à la norme des moodiBBe aux nombreuses occasions où leur travail ne les empêche pas de le faire. Les Djelgôbé eux-mêmes ne m'ont pas donné une explication de ce fait, mais ils en font la constatation, car ils distinguent entre l'heure des moddiBBe et la leur (salli fanaa moodiBBe e salli fanaa amin kawaay — la salli fanaa des moodiBBe et la nôtre ne se rencontrent pas). La constatation de cette différence, comme la constatation de celle entre leur dialecte de fulfulde et celui des Peul d'ailleurs, ou de celle entre leurs coutumes et celles des peuples voisins, fournit encore un élément de leur définition d'eux-mêmes, de leur singularité. Ils s'attachent à leurs heures habituelles de la
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prière précisément parce qu'ils ne sont pas des moodibaaBe ; ce n'est que lorsqu'un moodibbo est avec eux au moment de la prière qu'ils se conforment aux heures de celui-ci. Notons également que les heures des Djelgôbé diffèrent de celles des moodibaaBe en ce qu'elles sont en retard par rapport à celles-ci. Ce retard est, je pense, l'expression temporelle d'un sentiment d'éloignement, de marginalité et de « retard » culturel par rapport aux moodibaaBe et par rapport à la vie menée dans les grands centres politiques et religieux 8 . C'est un sentiment qui se révèle dans maintes autres situations de contact entre les Djelgôbé et des personnes, des choses et des idées venant du monde extérieur. Tout en valorisant hautement leurs propres traditions, les Djelgôbé sont amenés à reconnaître que par rapport aux gens instruits ils sont ignorants et que par rapport aux gens de la ville ils sont dans la brousse. Au cœur de leur propre image d'eux-mêmes il y a donc des éléments de doute et d'incertitude.
Le conflit entre l'Islam et les traditions peut vu à travers les coutumes mariage
du
Pour mieux saisir les rapports entre la religion et la coutume dans leurs effets sur la pratique de la vie, il sera utile d'analyser en détail une institution où on trouve une certaine interpénétration de ces deux forces. Le mariage dans le Djelgôdji servira d'une bonne illustration des thèmes discutés dans ce chapitre. Nous avons déjà rencontré l'un des mots qui désignent le mariage, koowgal. C'est pendant une cérémonie particulière que les bœufs qui légitiment le mariage (koowruDi) sont publiquement désignés, et c'est uniquement cette cérémonie-là qui est sanctionnée par la religion musulmane. Cette cérémonie s'appelle kaBBal, nom dérivé du verbe haBBude dont le sens est : lier, attacher. Sur le plan fonctionnel, elle se rapproche beaucoup de notre cérémonie religieuse (ou civile) où l'homme et la femme doivent prononcer le mot « oui » : à partir de ce moment, les membres du couple sont liés l'un à l'autre et le mariage a une existence légale. Cependant, dans le Djelgôdji, comme chez les Peul d'ailleurs, les futurs époux eux-mêmes ne participent pas à cette cérémonie ; il suffit que les représentants de chacun annoncent publiquement le fait que l'homme et la femme veulent ce mariage, qu'ils fassent la description des koowruDi et qu'ils disent au moodibbo le vrai nom de l'homme et de la femme. Le moodibbo alors rappelle à ceux qui sont présents qu'ils sont tous témoins (seedee), il récite une série de formules où il associe les deux noms qui lui ont été donnés, et puis, ensemble avec l'assistance, il appelle la bénédiction de Dieu sur le couple. Je croyais longtemps que cette cérémonie pouvait être considérée comme l'équivalent des fiançailles chez nous, car une ou deux années peuvent s'écouler entre elle et celle où la femme est amenée chez son mari pour habiter avec lui. Mais il arrive souvent que le mariage proprement dit (Bangal) ait lieu
8. Cependant, l'idée qu'on peut être « en retard pour » quelque chose, un événement, etc., ne semble pas exister dans leur pensée. Ce point est traité plus loin.
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le même jour que le kaBBal, particulièrement lorsqu'il s'agit d'un mariage autre que le premier pour les deux membres du couple. Dans une société où le mari et la femme ne se montrent normalement pas ensemble en public, la cérémonie que nous traduisons par le mot français « mariage » s'écarte à bien des égards de la nôtre. Pendant cette cérémonie, à aucun moment le mari et la femme ne sont ensemble. Dans beaucoup de cas le mari est absent du village et, de préférence, introuvable. Le Bangal, c'est le fait de ramener une femme au village, et mis à part le fait que ce sont les camarades du mari qui vont chercher la femme chez elle, il ne s'agit aucunement d'un rite d'union entre individus ou entre groupes, mais d'un rite de passage pour la femme, si elle n'a jamais été mariée, et d'une cérémonie d'accueil offerte par les femmes du village de son mari. En d'autres termes, là où nos coutumes font débuter le lien du mariage au moyen d'un rite de jonction du couple en présence des membres de la société concernés par l'établissement de ce lien, les coutumes peul tendent à séparer dans l'espace et dans le temps les différents aspects de ce qui pour nous forme un tout. Le rite de passage pour le marié, par exemple, est une sorte de cérémonie d'adieu qui a lieu à l'époque du kaBBal. Lorsque les camarades du jeune homme apprennent que son kaBBal a eu lieu, ils ne cessent de le taquiner et de l'insulter jusqu'à ce qu'il leur offre un bouc. Ils prennent le bouc et ils l'emmènent en brousse où ils l'égorgent et en consomment la viande, après l'avoir grillée sur les charbons d'un feu de bois. A partir de ce moment, on dit du jeune homme, qui ne participe pas lui-même à ce repas, qu'il est « sorti » (o dambiteke)9. E n ce qui concerne la mariée, les rites importants ont lieu après son arrivée dans le wuro de son mari. L'arrivée a toujours lieu après le coucher du soleil, mais le village qui va recevoir la femme passe la journée à préparer sa réception. La mariée est amenée à cheval, si possible, par un esclave ou 9. Je n'ai jamais entendu cette expression sauf à propos de cette cérémonie. Le verbe dambitaade est une forme dérivée du verbe dambaade, qui signifie « s'enfermer, être enfermé ». Il est donc possible que l'expression o dambiteke (il est sorti) évoque le passage du monde de l'enfance au monde des adultes, du monde de la dépendance au monde de l'indépendance. Cette hypothèse est appuyée par le fait qu'il existe une autre cérémonie très similaire et qui semble receler le même sens général. Lorsqu'un homme pratique la transhumance pour la première fois, on l'appelle sombu, et tous ses compagnons de voyage et tous ceux qu'il rencontre l'insultent sans pitié jusqu'à ce qu'il leur offre un taurillon ou un veau mâle. S'il ne le fait pas, les autres peuvent même le saisir et le battre jusqu'à ce qu'il leur donne un animal. Ce taureau sera égorgé et mangé par tous ceux qui sont avec ce jeune homme pendant cette première transhumance, et on dira de lui après, comme dans la cérémonie précédente, o sombiteke. Le mot sombu (et son dérivé sombitaadé) ne semble pas avoir d'autre sens dans le Djelgôdji que de désigner l'homme dans cette situation. Mais dans le dialecte des Dialloubé de la région de Hombori, on désigne le sombu par le mot uddundu, et ce mot dérive du verbe peul uddaade, « être enfermé, être couvert ». En outre, les Dialloubé traduisent l'expression o sombiteke par o udditeke, qui signifie « il est sorti, il s'est découvert ». De même, lorsqu'un garçon « sort » de sa convalescence après la circoncision, il est considéré comme sombu jusqu'à ce qu'il offre un bouc à ses camarades. Toutes ces expressions semblent donc évoquer la notion d'ouverture et du passage d'un monde plus petit à un monde plus grand. Ce mouvement rappelle, de façon quelque peu lointaine, le sens général de l'initiation peul présentée par Ba et Dieterlen, op. cit. Entre autres choses, ce texte se présente, justement, comme une série de passages de « clairière en clairière » qui ouvrent le monde au berger et le berger au monde.
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Djeigôbi
par des camarades ou des parents du marié, mais dès qu'elle aborde le village elle passe aux mains des femmes. Toutes les femmes du village l'entourent et, ayant pris du lait dans leurs bouches, elles en soufflent une sorte de buée sur elle. Puis elle entre dans la case de sa belle-mère en compagnie de ses propres amies qui l'ont accompagnée depuis son village. Elle ne trouve personne à l'intérieur de la case ; elle reste là avec ses amies pendant que les jeunes femmes du village chantent des chansons d'accueil devant la porte fermée. Surtout on entend les mots jam naatii, jam naatii, répétés inlassablement (« La paix est entrée, la paix est entrée ») 1 0 . Les hommes n'ont aucun rôle à jouer dans cette cérémonie, mais ils l'observent discrètement afin de noter qui sont celles qui ont accompagné la jeune mariée et qui participeront donc, tout à l'heure, aux danses et aux divertissements qui s'organisent spontanément à chaque occasion de ce genre. Même avant que les chansons d'accueil ne soient terminées, beaucoup de jeunes gens sont en train de jouer, de chanter et de danser dans un endroit à quelques centaines de mètres à l'écart du village La raison d'être de cette réjouissance semble oubliée et la fête prend l'allure de n'importe quelle autre fête peul. Le mari n'est cependant pas là, et lorsque les filles qui chantaient les chansons d'accueil arrivent, on sait que la nouvelle mariée n'est plus dans la case de sa belle-mère — elle s'en est échappée pour rentrer dans son village, ou pour se cacher chez une amie. Cette fuite est caractéristique de la cérémonie du Bangal. Le jour même de cette cérémonie, lorsque les amis du mari sont allés chercher son épouse, celle-ci s'est cachée parmi ses parents pour éviter d'être prise, ce qui oblige les amis du mari de la chercher au sens propre du terme. Après le Bangal, il arrive souvent qu'une jeune femme fasse encore plusieurs fugues, et chaque fois les camarades du mari doivent aller la chercher. D'autre part, le mari, au début, ne change en rien son comportement d'avant le mariage. Lui et sa femme ne vivent pas ensemble car ils ne possèdent pas encore leur case à part. Celle-ci ne sera construite que de quelques mois à un an après le Bangal. La mariée couche dans la case de sa belle-mère ou dans la case d'une femme du frère de son mari, si celle-ci ne reçoit pas son mari. Pendant ces premiers mois, si le mari fait l'amour avec sa femme, il le fait en brousse et pas au village. C'est de la famille du mari que vient l'initiative pour construire la première case de la femme, mais ce sont cette dernière et ses camarades qui érigent le lit conjugal, dont les parties en bois sont fournies par son père et dont les nattes peuvent être tissées par la femme elle-même. Même une fois la case construite, si la femme commence à y habiter, son mari doit y être amené de force par ses camarades et il arrive que lui aussi prenne la fuite, comme le faisait sa femme lors de sa première arrivée dans le village. Il y a, bien sûr, beaucoup de variations individuelles selon les cas. Les comportements esquissés ici sont ceux d'un couple où le mari et la femme se montrent du respect (yaagaade) l'un à l'égard de l'autre. Dans la pratique, il peut arriver que le jeune couple commence à cohabiter ensemble tout de suite, mais cela est encore très rare quand il s'agit d'un premier mariage pour tous les deux. 10. Le sens de cette expression est sans doute celui de l'anglais welcome, dont le premier élément traduit assez exactement le jam du peul.
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Comment interpréter ces coutumes ? Tout se passe comme si la société faisait tout pour dissimuler le fait qu'il s'agisse d'un mariage dans le sens d'une « union d'un couple ». La jeune mariée devient une femme du village, parmi d'autres femmes, comme son mari en est un homme parmi d'autres hommes. L'homme et la femme ne s'appartiennent pas l'un à l'autre, mais ils appartiennent tous les deux aux autres, à la communauté. Cette hypothèse est confirmée par le fait que, pendant ce premier stade du mariage, qui peut durer un ou deux ans ou jusqu'à la naissance du premier enfant, on considère que le mari « vole » ses rapports sexuels avec sa femme (wujjude). Surpris d'entendre le mot « voler », j'ai dit à mon interlocuteur, « Mais comment est-ce que le mari peut voler la femme s'il la possède déjà ? — Ce n'est pas qu'il vole la femme, me dit-il, mais qu'il vole aux gens (o wujji yimBe) ». La lente évolution de la relation mari-femme à partir du Bangal est presque imperceptible au jour le jour. Les cérémonies qui jalonnent cette évolution n'instaurent pas de rapports nouveaux — en réalité elles sanctionnent des situations de fait déjà venues à l'existence. Petit à petit, le fait qu'il y a une nouvelle femme mariée parmi eux s'impose aux membres du village. On ne la connaissait pas d'abord, ou, si elle était déjà du village, on ne pouvait la concevoir autrement que comme la jeune fille qu'elle était avant son mariage ; et on ne savait pas si elle allait rester ou non. Pour la famille du mari, construire la case de la femme, c'est reconnaître la réalité du mariage ; pour la famille de la femme, la mise en place du lit conjugal signifie la même chose. La naissance du premir enfant de chaque sexe s'insère dans le même schéma. Les parents témoignent d'une grande réserve devant cet enfant. Je suis tenté de croire que c'est parce que l'enfant est la preuve indiscutable des rapports sexuels entre les parents, mais si cela est vrai il faudrait toujours expliquer pourquoi on montre la même attitude envers le premier fils et la première fille, même si d'autres enfants interviennent entre eux. Les parents ne prononcent jamais le nom de leur premier fils et de leur première fille, et ces enfants sont le plus souvent élevés après leur sevrage par des parents du père. D'habitude, c'est la mère du père qui élèvera le premier fils de celui-ci, alors que la sœur du père élèvera sa première fille. Il faut noter aussi que le premier enfant n'est pas nécessairement la même personne et pour le mari et pour la femme. Dans le cas où l'un d'eux aura déjà un enfant d'un précédent mariage, seulement celui ou celle pour qui l'enfant est le premier-né montrera l'attitude que nous venons de décrire. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces comportements, qui se prêtent tous à des interprétations multiples. Ici il convient de noter surtout deux choses : les attitudes des époux l'un à l'égard de l'autre, et celle des parents à l'égard de leur premier enfant de chaque sexe, sont dénotées en langue peul par l'un des termes signifiant le respect (yaage). D'après mes observations sur le terrain, il me semble que le verbe yaagaade, qu'on traduit souvent par « respecter », veut dire plus précisément « se retenir », « montrer de la réserve ». En parlant de la première période du mariage, on dit neDDo na yaagoo deekum (« Un homme montre de la réserve à l'égard de sa femme »), et, en parlant des rapports entre les parents et leur premier enfant, neDDo na yaagoo innude innde Biyum (« Un homme se retient de prononcer le nom de son enfant »). Deuxièmement, on peut déceler dans ces coutumes relatives au mariage une tendance structurale qui empêche les gens de hâter l'évolution de
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Djelgôbé
leurs rapports personnels. Même si un couple voulait commencer à vivre tout de suite en ménage, il ne serait pas facile de le faire. Non seulement il est difficile de presser les gens à faire quelque chose, mais encore on ne doit pas les presser. La patience (munyal) est pour les Peul une grande vertu. La difficulté de presser les gens se rencontre à beaucoup de niveaux de la culture peul et même jusque dans la langue : il est significatif, je pense, qu'il ne soit pas possible de traduire l'expression « être en retard >, en peul. Sur le terrain, je ne cessais jamais de concevoir ce que je faisais par rapport au temps dans l'abstrait ; je craignais, par exemple, d'être en retard pour une cérémonie. Mais lorsque j'ai voulu exprimer cette notion à mon entourage, je n'y arrivai simplement pas. On peut également comprendre ces faits en se servant du concept de l'habitude. Chez les Djelgôbé, c'est l'habituel qui est valorisé, tant dans les rapports sociaux que dans les pratiques. Il est bon de faire ce qu'on a l'habitude de faire et de vivre avec deux dont on a l'habitude. Cette notion s'exprime en peul par le verbe woowude (avoir l'habitude) qu'on entend souvent au cours des discussions sur les pratiques coutumières. Voici un fragment d'une conversation sur le mariage enregistrée sur bande magnétique ; on parle de ce qui se passe quand l'homme entre pour la première fois dans la case de sa femme : A. gorko on du bandiraaBem worBe ngarata ndoondoo Dum ngatta ley suudu ton. K. ayyoo ! de yula suudu ndu wurtoo. Moi-même : gorko yulan suudu ? K. na woowi ya. J. yulataa yo. K. na woowi ya.
Quant à l'homme, ses camarades mâles viendront le porter et le mettre là dans la case. Oui ! et puis il y perce un trou pour sortir. L'homme perce la case ? On en a l'habitude. Non, il ne la perce pas. On en a l'habitude.
En parlant des rapports personnels, on utilise plus volontiers la forme wowtude (s'habituer). Seuls des gens qui ont l'habitude les uns des autres peuvent constituer une communauté, et l'habitude, par définition, est une chose qui s'acquiert lentement. Ce n'est que vers la fin de la première année de notre séjour que les gens commençaient à dire : min mbowti on joonin ka (« Nous nous sommes habitués à vous maintenant »). Ce n'est peut-être pas le hasard qui a fait que, pendant les trois premiers mois de notre séjour, tout comme un couple nouvellement marié, nous n'avions pas de case proprement à nous, mais nous habitions dans une case temporairement abandonnée par sa propriétaire qui était partie pour rendre visite à sa famille. Notre propre intégration à la communauté fut très progressive ; dans la mesure où nous voulions conserver des rapports égalitaires avec les gens, il était impossible de les presser. Cette remarque, comme nous le verrons, sera capitale pour le reste de l'exposé. On peut dire du déroulement du mariage décrit ici qu'il est usuel, d'une part, et qu'il est conforme à certaines tendances qu'on retrouve dans d'autres rapports entre personnes chez les Peul, d'autre part. Cependant, ce mariage contumier n'est pas conforme aux prescriptions musulmanes et ce fait est
La religion
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reconnu par les Djelgôbé eux-mêmes. Le jooro de Petaga caractérise ces traditions matrimoniales de « mauvaises coutumes » (tawaangal bonngal ou al'aada bonDo), bien que ce soit la manière dont lui-même et ses fils et ses filles se marièrent. Tout d'abord, me dit-on, la case devrait être construite par la famille du mari et devrait lui appartenir. Elle devrait être prête au moment du Bangal ou aussitôt après au plus tard et le couple devrait commencer à l'occuper tout de suite. L'évitement coutumier entre mari et femme n'est pas bon, me dit le jooro ; le mari doit posséder sa femme dès la première nuit et il doit coucher avec elle chaque nuit. S'il prend une deuxième femme qui n'a jamais été mariée, il doit coucher avec elle sept nuits de suite avant de commencer l'alternance quotidienne entre les deux femmes. Si elle a déjà été mariée, il doit coucher avec elle quatre nuits de suite, en tout cas pas moins de trois nuits de suite, avant de commencer l'alternance entre les coépouses. Il est clair que ces prescriptions vont à l'encontre des pratiques des Djelgôbé. Seuls les moodibaaBe eux-mêmes essaient de les suivre, mais leurs efforts dans ce sens sont souvent sabotés par les femmes qui adhèrent aux pratiques traditionnelles. La plupart des Djelgôbé ne semblent pas ressentir de conflit entre la coutume et la religion car ils ne croient pas qu'il puisse y avoir de véritable contradiction entre elles. Pour la majorité, la religion est identifiée à leurs pratiques traditionnelles et ils excusent les différences en faisant valoir leur ignorance — ignorance qu'ils ne cherchent pas à combler, bien sûr. Ceux qui, pour une raison ou une autre, cherchent à savoir davantage sur leur religion, reconnaissent ces incompatibilités sans pouvoir les résoudre sur le plan social. Deux possibilités se présentent à cette minorité, à savoir la recherche du salut individuel et la recherche de connaissances plus approfondies. La seconde possibilité, qui comprend normalement la première, signifie toujours pour celui qui la choisit un changement de rôle social. Au lieu d'être un simple berger des troupeaux, il devient moodibbo. Ses nouvelles connaissances, et le fait que les autres croient qu'il les a, le séparent des siens dans une certaine mesure, car ceux-ci commencent à se méfier de lui en même temps qu'ils cherchent à profiter de sa connaissance, alors que le moodibbo abandonne certaines pratiques de son milieu d'origine pour adopter celles des moodibaaBe, considérées plus conformes à la religion. Peu de gens, cependant, à moins d'être nés dans une famille moodibbo, suivent cette voie. Chez ceux qui ressentent une incompatibilité entre la religion et la tradition, l'option la plus fréquemment choisie n'est pas l'abandon de la tradition mais plutôt l'accomplissement scrupuleux des actes religieux tout en la maintenant. C'est le cas d'hommes comme le jooro de Petaga, qui se lève tous les jours avant l'aube pour faire ses ablutions et pour prier, qui multiplie ses prières au delà de ce qui est requis des croyants, qui observe rigoureusement le carême et qui jeûne des journées supplémentaires. Cela est également le cas de beaucoup de femmes qui, sur le plan religieux, se considèrent plus impures que les hommes et qui n'ont guère la possibilité de faire des études elles-mêmes, sauf dans les familles de moodibaaBe. Chez les hommes, comme chez les femmes, une transformation de soi n'est jamais envisagée ; il n'est pas concevable de devenir autre que ce qu'on est, et c'est d'ailleurs Dieu Lui-même qui a donné à chacun son caractère. Au lieu donc de tenter d'éliminer leurs imperfections, ceux qui y voient un danger n'ont d'autre espérance que d'obtenir la grâce de Dieu, le Clément, le Miséricordieux.
CHAPITRE
VII
PULAAKU ET SEMTEENDE (LA « FULANITÉ » ET LA HONTE) Pour compléter cette esquisse des forces agissant dans la vie des Djelgôbé, examinons maintenant de plus près l'image que les Peul se font d'euxmêmes. Car, cette image, elle aussi, est une force dans la mesure où elle influence le jugement de l'opinion publique, d'une part, et dans la mesure où chacun essaie plus ou moins sérieusement de produire dans son comportement un reflet de cette image, d'autre part. En langue peul, toutes les caractéristiques de cette image sont implicites dans le mot par lequel les Peul se désignent eux-mêmes : pullo, pl. fulBe. A la différence de beaucoup de sociétés dites primitives, où le nom que se donnent les gens veut dire « les hommes », le mot pullo ne semble pas avoir ce sens. La communauté peul dont il est question dans cette étude fait partie, comme nous l'avons vu (chap. II) d'un système social plus vaste comprenant plusieurs sous-groupes. Ce système social est souvent nommé « la société peul », tant par des ressortissants d'autres sociétés africaines que par des Européens et, par analogie peut-être avec leurs propres sociétés, ils appellent « Peul » tout membre de cette société. Cependant, cette pratique fausse la réalité de la vie sociale peul et elle ne traduit pas la conception peul des différences entre les groupes sociaux.
Le stéréotype
du captif
comme
image négative
du Peul
La notion de différence est cruciale pour comprendre la signification du terme pullo. En fulfulde (langue peul), il n'est pas possible de dire « un forgeron peul », « un griot peul », « un travailleur de bois peul », etc. L'expression maabo pullo (lit. « griot peul »), par exemple, ne peut signifier que le griot d'un Peul, car un griot peul serait une contradiction dans les termes. En effet, en ce qui concerne ces professions, ceux qui en exercent une sont tous censés appartenir à une même race par leur ascendance patrilinéaire, ce qui fait qu'ils participent par définition à un corps social autre que celui des Peul. Le Peul se définit ainsi en large mesure par rapport à tous ceux dont il se différencie. Pour lui, chaque groupe social avec lequel il a des rapports possède certaines caractéristiques stéréotypées. Ces caractéristiques sont, du fait qu'elles se manifestent chez autrui, non peul et méprisables ; dans leur
La « fúlanité
» et la
119
honte
ensemble elles constituent comme le négatif du Peul idéal. Pour les Peul, c'est chez les captifs qu'on trouve le plus clairement exprimé tout ce qui est à l'opposé du Peul. Selon le stéréotype, ces derniers sont : noirs, gros, grossiers, naïfs, irresponsables, incultes, sans vergogne, dominés par leurs besoins et par leurs émotions. Ces qualités sont innées et elles manifestent la condition servile, car les Peul ne peuvent pas concevoir qu'un descendant d'esclaves puisse jamais dépasser les qualités de ses ancêtres. Un corollaire de cette attitude est que tous les autres Noirs (haaBe, sg. kaaDo = non-Peul noir, c'est-à-dire, les autres Africains à l'exception des Touareg, des Maures et des Arabes) possèdent déjà les principaux attributs des esclaves ; par conséquent ils seraient « bons à asservir » si on avait les moyens de le faire. Cependant, l'esclavage n'existe plus. Il est interdit par les lois de la HauteVolta. Les colonisateurs français ont libéré les esclaves et aujourd'hui, effectivement, les Peul n'ont pas la possibilité de demander aux maccuBe (ou aux riimaayBe) le travail que ceux-ci faisaient avant la période coloniale. La disparition de l'institution n'a pourtant pas entraîné de changement dans l'attitude des Peul envers leurs anciens esclaves. Dans le Djelgôdji, c'est de ces derniers que vient un changement d'attitude, une prise de conscience de leur nouveau statut. Un jour, un vieillard peul se plaignit. Ce matin-là, il avait « gentiment » salué deux jeunes horBe (esclaves femelles, sg. korDo) en disant : jam waalii horBe (« Bonjour, esclaves »). Celles-ci avaient répondu qu'elles n'étaient pas horBe et qu'il ne devait pas les saluer comme telles. Elles étaient libres. Le Peul se fâcha alors et leur dit crûment que leurs pères furent achetés (soodaama), que leurs mères furent achetées et qu'il ne voulait plus entendre cette absurdité que les femmes n'étaient pas horBe. Le vieil homme diffère des autres Peul de la région, en ce qu'il ne voile pas ses sentiments, alors que les autres, dans leurs rapports avec leurs anciens esclaves, évitent d'employer les termes maccuBe et horBe. Lorsqu'ils parlent entre eux, cependant, ils s'en servent librement. C'est dans la bouche des griots qu'on trouve l'expression verbale la plus claire des distinctions entre Peul et d'autres catégories sociales, voire d'autres ethnies. Tous les textes que j'ai recueillis sur le terrain soulignent, avec plus ou moins de détails, de telles différences. En outre, nous disposons d'une excellente présentation de la vue d'un griot dans la thèse de doctorat de 3" cycle de Mme C. Seydou. L'épopée de Silâmaka et Poullôri a pour sujet même la relation entre un Peul et un maccuDo, et les commentaires de Mme Seydou nous éclairent beaucoup sur cette relation. Dans un texte enregistré sur bande magnétique à Djibo, voici ce qu'un Peul dit à son maccuDo pour le persuader de fuir au lieu de se battre à ses côtés contre les Touareg. a haanaa maydude
e nagge
a heBaay
nagge
ndakam
o wii sabu nyende
Tu ne mérites pas de mourir avec la vache. Tu n'as pas le goût de la vache.
Yuuwoonde
toBi
lewru walaa e kammu si Yuuwoonde
nde helti a
a wurtotoo pukkoDaa naange fuDa
Il dit : parce que le jour où la pluie tombe (et) II n'y a pas de lune au ciel
fukkotoo
e dow DuDal faa
Quand l'orage cesse tu te couches, Tu sors pour te coucher tout près du feu jusqu'à ce que le soleil se lève.
120 minen so rewii faa Yuuwoonde nde toBi heltii faa min maati jemma oo feewi mi ummotoo dey mi Yuwna juungo am ngo mi hooYa tumbude jooDiinde hakkunde daangel basi nde mi tawa kosam Dam feewi mi sukkoo faa e hoore muuDum Do leembol wonno ehe am fuu fina o wii ko nyalahol ngootuwol njooraakol Yuwrata gaDa ga happo enDi Didi keDDi caggal Di sooBa nguufo na saama e leydi o wii miDo nana wakkati on o wii an a anndaa Dum e na'i
Société et liberté chez les
Djelgôbé
Quant à nous, lorsque ça continue jusqu'à ce que l'orage tombe et cesse, Et que nous ressentions la fraîcheur de la nuit Je me lève, je dis, J'étends mon bras, je prends la calebasse Qui repose au milieu de la table de chevet, Je trouve le lait refroidi, je plonge mes lèvres dedans (pour le boire) (et) Tous les poils de mon corps s'éveillent. Il dit : quand une génisse d'un an sevrée (de sa mère) vient par derrière elle et en attrape deux pis dans sa bouche Ceux de derrière (quand elle) Suce, (alors que) L'écume tombe par terre, Il dit : je comprends ces moments-là, Il dit : toi, tu ne connais pas cela chez les vaches.
Dans ce fragment, une différence de nature entre le pullo et le maccuDo s'exprime par une série de différences d'ordre culturel. Nous savons de par d'autres contextes que les Peul ne considèrent pas leur association étroite avec la vache comme étant la cause de leurs particularités culturelles et psychologiques. La preuve en est que lorsque le pullo et le maccuDo se trouvent dans la même situation ils agissent différemment. Le pullo a le goût de la vache, le maccuDo ne l'a pas ; le pullo connaît la vie de la vache jusque dans ses détails les plus intimes, alors que le maccuDo les ignore ; le maccuDo trahit la bassesse de sa nature en se chauffant près du feu quand il fait froid la nuit, mais le pullo agit comme si le froid n'existait pas pour lui. On pourrait presque dire que le maccuDo choisit le confort là où le pullo choisit la stimulation. La plus grande soumission du maccuDo à ses besoins physiques apparaît très nettement dans le texte publié par Mme Seydou. Si Be nyaama Pulloori e Silaamaka Silaamaka wattaa naa lonnge tati Pulloori waDa lonnge jeegom Si kosam warii Silaamaka kore tati Pulloori kore jeegom
Lorsqu'ils mangeaient — Poullôri et Silâmaka — Silâmaka prenait trois bouchées, Poullôri prenait six bouchées. Quand arrivait le lait ; Silâmaka Prenait trois cuillerées Poullôri Six cuillerées 10 .
10. Silâmaka et Poullori, op. cit., pp. 75-76, trad. fr. C. Seydou, A. Colin, pp. 80-81.
La
« fulanité
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et la
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honte
L e pullo mange moins — ici, deux fois moins — que le maccuDo et l'implication est claire que celui-là réussit en quelque mesure à surmonter la faim et la soif, tandis que celui-ci mange à sa faim. Dans la pensée peul, donc, il y a clivage absolu entre le pullo et le maccuDo, ce dernier étant considéré en quelque sorte comme le contraire du premier. Remarquons, toutefois, qu'en ce qui concerne la caractérisation de ces deux groupes sociaux c'est chez les griots plutôt que chez les Peul euxmêmes que nous trouvons les descriptions les plus explicites. Cette situation s'explique aisément par le fait que le devoir même du griot consiste à aider le Peul à maintenir son identité. Il le fait de deux manières : en premier lieu, il récite des généalogies qui permettent à l'auditoire, et en particulier au chef, de se placer dans des structures de parenté comprenant ou même dépassant la société globale ; deuxièmement, lorsqu'il parle des héros du passé, il fait ressortir leurs qualités en les contrastant avec celles des membres d'autres ethnies ou d'autres états dans la société globale. Cependant, les griots ont tendance à se regrouper autour d'hommes importants, tels, aujourd'hui, les chefs de canton, et la plupart des gens n'ont que très rarement l'occasion de les entendre réciter des généalogies ou raconter des hauts faits du passé. L a présence dans le village de mon magnétophone, que les gens ne se lassaient jamais d'écouter, établit entre eux et « le centre » une communication tout à fait inhabituelle. Il faut donc voir si la notion peul du maccuDo correspond ou non à quelque chose dans la réalité sociale et, si oui, comment l'opposition pullo/maccuDo est maintenue. La
correspondance
des stéréotypes
avec
les comportements
réels
En général, les Européens ayant voyagé ou travaillé en pays peul reviennent fortement impressionnés par les différences qu'ils trouvent entre les Peul et les riimaayBe. Voici, par exemple, ce que nous trouvons dans un article de P. Delmond, qui fut commandant de Cercle à Dori après la guerre : « Il nous faut avouer que les Négro-Peul représentent actuellement un type d'humanité peu intéressant. D'un côté, la servitude leur a fait perdre la fraîcheur et la spontanéité natives du Noir. Ils ont abandonné les croyances et les traditions de leurs ancêtres, ce qui constituait l'âme même de leur race. Qu'ont-ils gagné de l'autre côté ? La mollesse, la mélancolie, la duplicité de leurs maîtres les a marqués à jamais, l'Islam a achevé de les dessécher. » 1 1 Comment juger la valeur d'un tel témoignage, qui est si fréquent dans la littérature sur les Peul ? Sur le terrain, j'avais toujours ce problème à l'esprit lorsque j'observais des interactions entre fulBe et maccuBe et lorsque je rendais visite aux maccuBe dans leurs villages et dans leurs maisons. Contrairement à P. Delmond, il m'a semblé trouver beaucoup de spontanéité chez les riimaayBe dans la région de Djibo, mais ce n'est pas là le problème. Ai-je constaté une différence de caractère allant dans le sens du stéréotype peul des riimaayBe ? Ces derniers sont-ils réellement plus grossiers, moins subtils, enfin moins cultivés que les Peul ? Il est impossible de répondre à cette question dans l'abstrait. D'une part, il existe des maccuBe raffinés, sensibles, tout comme il existe des 11. « Essai de classification des Peuls du cercle de Dori », Conferência Internacional dos Africanistas Ocidentais, Bissau, 1947, Lisbonne, 1952, vol. 5. 2' partie, p. 51.
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
Peul grossiers et stupides ; d'autre part, il m'est apparu que dans leurs rapports entre eux et les Peul et les maccuBe jouent plus ou moins consciemment les rôles complémentaires que leur attribue la tradition peul. Ayant relevé cette impression — et ce n'est qu'une impression personnelle — il m'est très difficile de la prouver et plus difficile encore de déterminer dans quelle mesure le fait de jouer ces rôles influe sur la personnalité profonde des individus. Je n'ai pas passé suffisamment de temps dans les villages maccuBe (debeeje sg debere) pour savoir s'il y a des différences sensibles entre leur comportement en présence des Peul et celui en l'absence de ceux-ci. L'étude de la vie sociale des riimaayBe reste à faire. Par contre, il y a des changements dans le comportement des fulBe selon que des maccuBe sont présents ou non. Deux cas différents sont possibles. Ou bien un ou plusieurs maccuBe se trouvent dans un wuro fulBe, ou bien un ou plusieurs fulBe se trouvent dans un debere riimaayBe. Dans le premier cas, les fulBe ressentent une certaine gêne, dont ils m'ont fait part à plusieurs reprises, et qui se traduit par un renforcement des différences entre leur comportement et celui des maccuBe, ceux-ci parlant fort, par exemple, et ceux-là parlant bas, ceux-ci exprimant leurs émotions, ceux-là les cachant. Dans le deuxième cas, où des fulBe s'en vont dans un debere, c'est presque le contraire qui semble souvent se produire. J'étais moi-même un peu choqué de voir des Peul se conduire là d'une manière qui eût été inacceptable au wuro. Perplexe devant ce phénomène, il m'est venu finalement à l'esprit que c'est justement pour se détendre que les fulBe vont chez les riimaayBe dans bien des cas. Pour les Peul, le village riimaayBe est en quelque sorte un lieu neutre où les règles du wuro ne s'appliquent pas. Mais c'est également un lieu public, à la différence de la brousse qui, tout en étant neutre aussi, se caractérise par le fait qu'on s'y isole. Ainsi pouvons-nous voir que le debere remplit une fonction, dans la société du Djelgôdji, similaire à la fonction du café dans la société française. Pour les fulBe, le debere permet des rencontres qui seraient autrement très délicates, sinon impossibles. Peuvent s'y rencontrer, par exemple, des hommes qui n'oseraient jamais pénétrer dans le wuro de celui qu'ils désirent voir. Le chef de canton n'entre jamais dans les gure (pl. de wuro) de ses sujets peul quand il est en tournée ; il s'arrête seulement dans des debeeje. S'il désire voir quelqu'un alors, il le convoque dans le debere. L'importance de la fréquentation des debeeje par les Peul varie beaucoup selon les individus : un petit nombre d'entre eux y vont presque tous les jours — il s'agit là, je pense, d'hommes qui s'intéressent beaucoup au monde extérieur et qui se sentent, pour une raison ou une autre, mal à l'aise dans leur situation sociale chez eux. La plupart des fulBe n'y vont que rarement — probablement pas plus de quatre ou cinq fois par an — et beaucoup d'entre eux ressentent la même gêne chez les riimaayBe qu'ils ressentent lorsque ceux-ci viennent chez eux.
La manière d'être peul découle-t-elle un rôle assumé ?
de leur caractère psychologique
ou est-ce
On entend fréquemment dans la conversation des Peul des phrases exprimant la nature du pullo. On dit, par exemple : « Le Peul fait (ou ne fait pas) telle ou telle chose ». Cette habitude suggère que les Peul se pensent posséder
La «r fulanité
» et la honte
123
une nature —c'est-à-dire certaines qualités qui leur sont propres du seul fait qu'ils sont nés peul — et que, dans leur esprit, cette nature les fait agir plus ou moins automatiquement selon une manière reconnaissable comme peul. Mais d'autres faits linguistiques suggèrent qu'il faut nuancer cette hypothèse. La notion de « jouer le rôle du Peul » s'exprime couramment dans la langue peul. Dans le Djelgôdji, le verbe pulaade s'emploie pour dire « se comporter en Peul », « comme un Peul », « jouer le Peul ». Un jour que j'avais fait quelque chose considéré par les Peul comme caractéristique de leur propre comportement — je ne me souviens malheureusement plus de quel acte il s'agissait — on me dit : aDa puloo joonin, pool (« Tu fais comme un Peul maintenant, Paul »). De même, les Peul utilisent ce verbe en parlant d'eux-mêmes. Par exemple, si l'on invite quelqu'un à manger et qu'il refuse, on peut lui dire : a pulotoo na ? taa puloo. waru faa nyaamen (« Tu fais le Peul ? Ne fais pas le Peul. Viens pour que nous mangions. »). L'existence de telles expressions suggère deux choses : d'une part, comme nous l'avons déjà souligné, le comportement « typiquement peul » est parfois pensé par les Peul eux-mêmes comme un rôle qu'on joue (ou ne joue pas), plutôt que comme une conséquence automatique du fait qu'on est de la race peul. D'autre part, il existe des situations sociales où ce comportement peul n'est pas approprié. Quelles sont ces situations ? Il s'agit de ces moments où les gens se retrouvent « en famille ». Cette expression française n'a pas, à ma connaissance, d'équivalent exact en peul, mais elle évoque bien l'atmosphère de chaleur humaine sécurisante où l'on se sent « entre nous » et où il n'est plus besoin de maintenir une façade quelconque parce qu'on a le sentiment de pouvoir agir tout à fait « naturellement ». Chez les Djelgôbé cette situation se crée avant tout quand on est avec sa mère ou avec le frère de celle-ci (kaawu), lequel est explicitement identifié à elle par des phrases comme : wonaa kaawu won yaaye neDDo ? (« N'est-ce pas que le kaawu c'est la mère d'une personne ? »). La mère et le kaawu d'une personne sont ceux devant lesquels elle ne ressent pas la honte : neDDo semtataa yaayem (« Une personne n'a pas honte devant sa mère »). Cette aise dans le rapport mère-enfant, même lorsque celui-ci a grandi, se retrouve dans une large mesure dans les rapports entre tous les enfants issus d'une même mère et particulièrement entre les enfants de sexe opposé qui peuvent se faire des confidences et discuter leurs problèmes personnels. Il n'est jamais oublié qu'on a sucé la mamelle de notre mère et la conception peul du rapport mère-enfant est très marquée par ce fait. Lorsque nous nous apprêtions à rendre visite à mes parents à Dakar en novembre 1967, les gens du village me disaient : a muynowan to yaaye ma (« Tu iras sucer auprès de ta mère »). On retrouve ces mêmes attitudes, mais sous une forme quelque peu atténuée, dans les rapports entre d'autres membres du groupe familial, tels, par exemple, le rapport entre l'enfant et les autres épouses de son père, ou des frères de ce dernier, celui entre enfants de même père, mais de mères différentes, et entre cousins parallèles, et enfin celui entre l'enfant et son propre père ainsi que ses oncles paternels. Les rapports entre mâles, bien sûr, sont compliqués par l'existence de la compétition et des inégalités de statut, comme nous l'avons vu dans le chapitre concernant l'autorité dans le wuro. La présence ou l'absence d'une vraie familiarité entre eux dépend souvent des accidents de leurs biographies individuelles et de leurs caractères personnels. En principe, toute-
124
Société et liberté chez les Djelgôbé
fois, lorsqu'on est lié à quelqu'un par un de ces rapports, il serait inapproprié de jouer le Peul ; on doit agir comme si on se sentait chez soi, sinon on commettrait une grave offense. Mais à l'intérieur de la parenté agnatique il n'y a pas de ligne de démarcation claire entre ceux avec qui on se sent chez soi et ceux avec qui on agit « en Peul ». C'est-à-dire, à la différence des relations bien définies avec les parents maternels d'une part et avec les beaux-parents d'autre part, où tout Peul pourrait facilement expliquer comment il faut se comporter avec telle ou telle catégorie de personnes, dans le cas des rapports entre agnats la coupure entre les deux types de relations n'est pas régie par une loi faisant partie du système de parenté lui-même. Tout comme nous avons trouvé un certain flou dans la nomenclature de parenté chez les Djelgôbé, nous trouvons un flou dans les prescriptions du comportement vis-à-vis de la plupart des agnats. Qu'on se conduise avec eux « en Peul », ou bien « comme chez soi », n'est pas déterminé par le système même, mais résulte d'un choix personnel. Ce choix est bien entendu influencé par diverses forces, mais cela ne l'empêche pas d'être un choix. Nous verrons plus loin si les Djelgôbé euxmêmes perçoivent cette situation comme un choix, et comment ils y réagissent.
Deux
types de comportement
: première
formulation
Il existe donc non pas un comportement peul, mais deux. L'un d'eux est considéré par les Peul comme naturel, alors que l'autre est considéré comme caractéristiquement peul. Pour l'observateur étranger, cependant, il est clair que les deux modes de comportement sont peul parce que même ce qui est naturel ne l'est que par opposition avec ce que la société définit comme culturel, et que les deux modes font donc partie d'un seul répertoire dont les Peul choisissent les gestes à employer selon leur perception de la situation où ils se trouvent à un moment donné. Il faut bien distinguer entre le sentiment d'agir naturellement et les actes de type « naturel ». Bien qu'il soit normal qu'un Peul mange ou boive en présence de sa sœur, par exemple, il ne le fera pas si d'autres personnes peuvent également le regarder. Le sentiment d'être à l'aise et les actes exprimant ce sentiment ne vont pas nécessairement ensemble. Cette affirmation se trouve confirmée par l'existence d'un troisième type de comportement qui, dans le schéma que nous élaborons ici, se trouve comme « au delà » du comportement naturel. Il s'agit du comportement réciproque de personnes liées par la parenté, à plaisanterie. Cette relation, qui s'appelle detiDiraagu, en peul, est celle entre cousins croisés des deux sexes (denDiyo ou denDiraawo, pl. denDiraaBe). Lorsque deux personnes liées par cette relation se rencontrent, la coutume veut qu'elles s'insultent mutuellement. De même, si l'une d'elles se rend chez l'autre, elle peut lui dérober quelque chose dans sa maison. Ce genre d'actes est à l'opposé de la conception peul des bonnes manières tout en faisant partie du comportement coutumier peul. Quels que soient leurs sentiments réels, les denDiraaBe se comportent, l'un (ou l'une) à l'égard de l'autre, avec une sorte de familiarité à outrance. Cette spontanéité jouée ne peut être confondue avec la vraie qui naît au sein du noyau familial décrit ci-dessus. Résumons un peu ce que nous venons d'apprendre. Le comportement « typiquement peul », qui s'exprime par le verbe pulaade, n'est pas approprié
La « fulanité
» et la
125
honte
à n ' i m p o r t e quelle situation. Il existe en fait u n c o n t i n u u m de comportements allant d ' u n c o n f o r m i s m e strict à l'idéal jusqu'à l'apparence d'un grand laisseraller. N o u s pouvons, de manière grossière, établir u n tableau de concordances entre la situation d u sujet et son c o m p o r t e m e n t c o m m e suit (N.B. ce tableau n'est pas complet et serait u n peu différent si le sujet était u n e f e m m e ; ccs indications ne sont valables q u e dans les cas où d'autres catégories de personnes ne sont p a s présentes) : 2
3
4
conformisme
Conformisme partiel avec plus ou moins de « naturel »
Comportement « naturel »
Familiarité à outrance
Beaux-parents. Agnats lointains. La plupart des hommes ou femmes de la génération du père ou de celle de l'enfant.
La plupart des agnats proches quelle que soit leur génération. Les camarades d'âge.
La mère et la plupart de ses autres enfants, surtout les sœurs. Frères de la mère.
Cousins croisés (réels et classificatoires).
1
Strict
C e classement des différents genres de c o m p o r t e m e n t fait clairement ressortir le c o n t i n u u m des possibilités et suggère pourquoi il vient à l'esprit de dire q u e la « familiarité à outrance » se trouve « au delà d u c o m p o r t e m e n t naturel ». Cependant, avant de nous déclarer satisfait de ce tableau, il f a u t r e n d r e compte de certains faits qui ont été laissés e n marge. T o u t d'abord, nous savons p a r la discussion sur les insultes dans le chapitre V q u e certaines des catégories de personnes dans la colonne 2 peuvent également être traitées avec u n e très grande familiarité : les c a m a r a d e s d'âge peuvent souvent s'insulter mutuellement c o m m e des denDiraaBe, et les parents et les grands frères et sœurs peuvent insulter les enfants. L e tableau devrait d o n c être rectifié p a r la création d ' u n e autre colonne à mi-chemin entre la colonne 3 et la colonne 4. O n pourrait la n u m é r o t e r 2A, puisqu'il s'agit de gens déjà mentionnés dans la colonne 2. A v a n t de faire ce changement il f a u t cependant p r e n d r e en considération deux autres faits. D ' u n e part, p a r m i ces cinq types de comportement, deux seulement sont n o m m é s en peul, à savoir (1) et (4) appelés respectivement pulaaku (sur le m ê m e radical que le verbe pulaade) et denDiraagu. D ' a u t r e part, n o u s n'avons pas encore d o n n é s u f f i s a m m e n t de poids à la notion de la honte. N o u s avons vu q u ' u n h o m m e ne ressent pas de honte devant sa m è r e ; p a r contre, il la ressent, c o m m e nous le verrons tout à l'heure, devant les gens des catégories (1) et (2). E n f i n , avec ceux de la catégorie (4), u n h o m m e peut agir d'une manière « éhontée ». O n p e u t d o n c dire q u e la h o n t e est u n e dimension pertinente d u c o m p o r t e m e n t avec les m e m b r e s des catégories (1), (2) et (4), alors qu'elle ne l'est pas en ce qui concerne la catégorie (3).
Société et liberté chez les Djelgôbé
126 Deux
types de comportement
: deuxième
formulation
Ces considérations nous permettent d'arranger les différents comportements dans un tableau qui fasse ressortir beaucoup plus nettement les catégories de la pensée peul. L'opposition fondamentale qui s'exprime à travers le vocabulaire que nous venons d'examiner apparaît comme celle entre les comportements désignés par un terme du lexique et ceux qui ne sont pas désignés. Ces termes, pulaaku et denDiraagu, comprennent une partie très importante de ce que les Peul appellent « la coutume » (tawaangal ou al'aada). Si nous refaisons notre tableau en fonction de cette opposition entre la coutume et ce qui n'en fait pas partie, nous verrons apparaître d'autres oppositions importantes : Comportement selon la coutume (tawaangal) pulaaku
denDiraagu
Beaux-parents. Cousins croisés Agnats lointains. (réels ou classificaLa plupart des hom- toires). mes ou femmes de la génération du père ou de l'enfant.
Comportement selon les sentiments (« naturels ») comportement participant des deux pôles à la fois. La plupart des agnats proches quelle que soit leur génération. Les camarades d'âge.
La mère et la plupart de ses enfants surtout les sœurs. Le frère de la mère.
pertinence de la honte (semteende)
non-pertinence de la honte
vie publique
vie privée
En ajoutant les dimensions pertinence/non-pertinence de la honte et la vie publique/vie privée, nous voyons se constituer un paradigme où deux ensembles d'idées se trouvent en opposition. D'un côté, nous avons le domaine de la coutume, qui est également celui de la vie publique et où la honte est un facteur important. De l'autre côté, se trouve le domaine des sentiments et du comportement « naturel » ; ce genre de comportement n'est possible qu'en vertu du fait que l'individu ne ressent pas de honte en présence des personnes de cette catégorie. Il est utile d'appeler ce domaine celui de la vie privée, parce que le comportement approprié à lui ne l'est que dans l'absence de membres des autres catégories. En outre, ce tableau montre bien que pour chaque individu la coutume prescrit à l'avance les grandes lignes de sa conduite sociale à l'égard de tout le reste de la société, sauf un très petit noyau maternel 1 2 . 12. On pourrait se demander pourquoi la relation maritale ne figure pas dans ce tableau. La raison en est que le mariage est une relation qui relève des deux
La « fulanité
» et la honte
127
Il importe de noter que ce noyau va en diminuant tout au long de la vie d'un individu. Au début de sa vie, ce noyau c'est le monde même de l'homme, mais lorsqu'il aura grandi, ses parents mourront, ses sœurs iront vivre avec leurs maris et, comme nous l'avons déjà noté dans un autre contexte, ses frères aussi devront souvent partir. L'importance de ce noyau dans les rapports quotidiens varie donc considérablement selon l'âge de l'homme. En particulier, il doit être clair qu'à la différence des enfants et des jeunes, les hommes mûrs ne peuvent guère entretenir que des rapports où l'influence de la coutume est plus ou moins forte mais n'est jamais absente. C'est pour cela qu'il faut maintenant examiner le contenu de cette coutume et les fondements de sa force. Cependant, nous ne tenterons pas ici l'analyse du phénomène de la denDiraagu — problème qui déborde largement les limites de ce travail. Nous procéderons plutôt à l'étude de la pulaaku dans l'hypothèse que la denDiraagu, étant comme un renversement de celle-là, y est implicitement comprise.
Le champ de signification
du terme pulaaku
Pulaaku est un nom abstrait formé sur la racine fui- dont dérivent également les autres termes que nous avons déjà rencontrés : pullo, fulBe (un Peul, des Peul), fulfulde (la langue peul), et pulaade (agir comme un Peul). Dans une première tentative de définition, nous pourrons dire que pulaaku signifie « 1« qualités appropriées aux Peul ». Il est facile d'avoir une idée approximative mais assez juste de ces qualités en nous constituant la liste des antonymes des termes définissant le stéréotype de l'esclave. Il s'ensuit que le Peul devrait être : clair, svelte, fin, rusé, responsable, cultivé, doté du sens de la pudeur et maître de ses besoins et de ses émotions. Selon notre conception scientifique de l'hérédité, seuls la couleur de la peau et le type physique sont presque totalement déterminés par les gênes des parents, alors que les qualités morales ne le sont pas, mais dépendant plutôt de l'éducation et du milieu de l'individu pendant son enfance. Nous venons de voir, cependant, que les Peul ne font pas de distinction entre l'hérédité et l'environnement ; même s'ils admettent par ailleurs l'existence d'un rôle peul qu'on joue ou non selon les situations, ils croient fermement que c'est l'appartenance à la race peul qui rend l'homme capable de le jouer. C'est comme si ces qualités (pulaaku) étaient en quelque sorte innées et n'attendaient que les occasions de jouer le rôle du Peul pour se manifester et même pour s'épanouir. Ces occasions, c'est la présence des autres membres de la société qui assure qu'elles se produiront. En effet, la plupart des qualités relevant de la pulaaku n'apparaissent que dans le rapport d'une personne avec une autre ou lorsqu'un homme agit devant les yeux du public. Cela peut apparaître comme une vérité si évidente qu'il ne vaut pas la peine de la mentionner. Je pense, au contraire, qu'il faut bien souligner cette observation, et cela pour deux raisons : d'une part, la plupart des auteurs qui écrivent sur les Peul semblent croire, comme ces derniers, que ces qualités constituent en quelque sorte le caractère national, sinon racial, des Peul. C'est peut-être vrai, dans un certain sens, et nous reparparties du tableau à la fois, selon qu'on le considère comme un rapport public ou un rapport privé, un rapport de jour ou un rapport de nuit. Cette relation sera analysée en détail dans la deuxième partie de ce travail.
128
Société et liberté chez les Djelgôbé
lerons de ce problème dans la deuxième partie, mais cette conception, si elle n'est pas bien nuancée, tend justement à faire négliger cette dimension sociale sans laquelle les composantes de la pulaaku n'auraient pas d'existence réelle. D'autre part, le mot pulaaku lui-même a un sens qui nous oblige à mettre l'accent sur le social ; pulaaku signifie non seulement « les qualités appropriées au Peul », mais encore et en même temps le groupe d'hommes peul possédant ces qualités. Cette acceptation du terme ressort clairement dans le récit d'un griot que j'ai enregistré sur bande magnétique. Le héros du récit fait frapper le tambour pour appeler un conseil de guerre. Alors, dit le griot : Pulaaku ngu naati jooDii yeeso Maamadu Nduldi (« La Pulaaku entra et s'assit devant Mamadou Ndouldi »). Cet exemple montre bien que ce terme est l'équivalent structural exact du mot français « chevalerie » qui, lui aussi, désigne à la fois des qualités morales et un groupe d'hommes. Taylor, dans son dictionnaire 13 , invente le mot Fulaniry pour traduire pulaaku, mais puisque ni ce terme ni le barbarisme « peulerie » ne sont jolis, nous nous contenterons désormais du mot peul sans le traduire. Le comportement qui prouve la pulaaku d'un homme, a lieu devant la pulaaku, c'est-à-dire en public. La pulaaku étant à la fois les hommes et leur manière d'être, il est évident qu'agir en Peul veut dire surtout et avant autre chose agir comme les autres, agir de telle sorte que ces derniers ne puissent pas détecter de différence entre vous et eux-mêmes. Une différence dans le comportement est une déviation de l'idéal, donc un manquement à la pulaaku. En ce qui concerne la plupart des situations de la vie quotidienne, ce sont justement les différences qui sont marquées et commentées, alors que la pulaaku elle-même est une donnée qui va de soi. C'est à cause de cela, peut-être, qu'en général on définit les situations en termes négatifs, c'est-à-dire en précisant ce qu'il ne faut pas faire. Nous avons déjà vu, par exemple, qu'il ne faut pas prononcer le nom de son conjoint, de ses parents, etc. Pour avoir une idée de la gamme des interdits, citons-en quelques autres : il ne faut pas manger ou boire devant les membres du sexe opposé (exception possible : la mère et les sœurs, comme nous venons de l'apprendre), ni devant les enfants, ni devant les beaux-parents ou même dans leur wuro (exception : la bru mange, bien sûr, dans le wuro de ses beaux-parents, mais rarement en présence de sa belle-mère), ni dans le wuro de parents agnatiques avec qui on n'est pas déjà lié par des rapports d'une certaine intimité ; il ne faut pas exprimer en public un inconfort quelconque, que ce soit une douleur physique ou morale (tel le chagrin), ou un besoin, comme la faim, la soif, ou la défécation, et il ne faut pas péter. Toutes ces actions qu'il ne faut pas faire nous font réfléchir. Si nous imaginons que ces actes interdits soient éliminés du répertoire humain, que reste-t-il, quelle sorte d'homme trouvons-nous ? Dans une hypothèse extrême, on dirait que l'idéal du Peul serait un homme sans besoins, un homme capable de vivre sans manger, boire ou déféquer, par exemple. Autrement dit, un être entièrement culturel et indépendant de la nature, un être dont les gestes ne sont jamais involontaires. Un tel idéal est-il absurde ? Il l'est seulement si l'on considère qu'il doit être maintenu vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais il n'est pas impossible de s'en approcher durant une période limitée de chaque journée. Ce n'était donc pas exact de dire plus haut que la pulaaku est une donnée qui va 13. A Fulani-English dictionary, Londres, Oxford University Press, 1932, p. 59.
La « fulanité
» et la
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honte
de soi ; elle se caractérise plutôt par le fait qu'elle ne va pas du tout de soi. E n public, ou devant certaines gens, la pulaaku, c'est éviter de dire ce qui vient « naturellement » à la bouche, et c'est éviter de faire ce qui serait l'aboutissement « naturel » des besoins corporels. Je mets la « nature » entre guillemets parce qu'il s'agit non pas d'une entité objective, mais d'une conception propre aux Peul et que nous n'avons pas encore essayé de cerner. Sur le plan de la réalité sociale, donc, il n'est pas question de ne pas avoir des besoins ; la personne qui s'approche le plus de l'idéal est celle qui ne se laisse pas dominer par ses besoins ou par ses émotions, mais qui reste toujours maîtresse d'elle-même aux yeux des a u t r e s 1 4 .
Analyse
linguistique
du verbe
semtude
A la lumière de ces réflexions, il nous sera maintenant plus facile de comprendre la notion de manquement à la pulaaku. Cette notion s'exprime, dans presque tous les cas, par le verbe semtude, qu'on traduit normalement en français par « avoir honte ». La difficulté avec cette traduction est qu'elle laisse de côté l'aspect objectif de la situation : lorsqu'on dit « j'ai honte », on pense immédiatement au sentiment de la honte et on oublie le fait de la honte. Si un Peul fait preuve d'un manquement à la pulaaku, on dira : o semti (il/elle + aspect accompli, voix active, du verbe semtude). Cela ne veut pas dire : « Il/elle a honte ». En réalité, la personne intéressée peut très bien ne pas avoir honte, mais ces mots veulent dire qu'elle a fait une chose honteuse. E n français, si u n e personne fait une chose honteuse, on l'accuse même de ne pas avoir honte, et il en va de même en peul. Pour comprendre l'usage peul, il faut faire une petite digression dans le domaine de la grammaire. A proprement parler, le temps ne s'exprime pas dans les désinences du verbe peul. A u lieu de distinguer entre le présent, le passé et le futur, ces désinences permettent de préciser si l'action est envisagée comme accomplie ou comme inaccomplie. Dans beaucoup de cas, il est possible de traduire ces deux aspects par le passé et par le présent (ou par le futur) respectivement, mais cela n'est pas toujours vrai et les nuances ne peuvent d'ailleurs être jamais complètement saisies. E n outre, lorsqu'on choisit l'un des deux aspects en peul, le contenu sémantique du verbe influence ce choix, ce qui n'est pas le cas pour le choix des temps en français. Prenons un exemple facile et frappant. Voici deux phrases françaises : « Je peux (parler) peul », et « Je comprends le peul ». E n français, la seule différence entre les deux est d'ordre sémantique, mais nous verrons qu'en peul cette différence entraîne obligatoirement une différence d'aspect en plus. Voici les phrases peul équivalentes : miDo waawi fulfulde (« je-suis-en-train-de pouvoir [accompli, voix active] le peul » ) 1 5 , 14. L'importance de la maîtrise de soi est évidente tout au long du texte d'initiation peul, rapporté par Ba et Dieterlen, op. cit. Voici, à titre d'exemple, ce que dit Koumen, le maître, à propos de son élève Silé lorsqu'ils se trouvent dans la septième des douze clairières : « Silé a triomphé des réflexes nerveux. Ses mouvements sont réglés. Le sommeil s'est évadé de ses yeux. La somnolence s'est effacée de ses paupières. » (p. 55). 15. Dans cet exemple, et dans ceux qui suivront dans ce chapitre, je traduis le peul morphème par morphème en respectant l'ordre des morphèmes de l'énoncé. Ainsi, dans l'énoncé en question, miDo signifie « je-suis-en-train-de », waawi signifie
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Société et liberté chez les Djelgôbé
et miDo nana fulfulde (« Je-suis-en-train-d'entendre [inaccompli, voix active] le peul »). Cette utilisation des différents aspects du verbe n'est pas difficile à comprendre si nous nous mettons à la place du locuteur peul. Prenons d'abord la notion de « pouvoir » (ou « maîtriser », comme nous l'avons traduit au chapitre V). Si l'action qu'implique ce verbe était envisagée comme inaccomplie, la phrase ne pourrait pas signifier « je peux » — elle voudrait dire plutôt « je ne peux pas encore », ou « je suis en train d'acquérir la possibilité », ce qui revient à la même chose. De même en ce qui concerne le verbe « entendre » (qui signifie « comprendre » dans le cas d'une langue), l'aspect accompli suggérerait que quelqu'un avait fini de parler et que le locuteur avait compris son discours. C'est donc à cause de ces contresens que pour dire « je peux » le verbe waawude doit être à l'accompli, et que pour dire « je comprends » le verbe nanude doit être à l'inaccompli. Il sera utile pour la suite de notre argument de démontrer globalement le manque de concordance entre les temps en français et les aspects en peul. Prenons la phrase suivante : « Lorsqu'il pourra (parler) le peul, il me parlera ». Voici l'équivalent peul : nde o waawii fulfude fuu, o haalan kam [nde... fuu = lorsque, donc : « Lorsqu'il/elle pouvoir (accompli, voix active) le peul il/ elle parler (inaccompli, voix active) moi (obj.) »]. Modifions légèrement la phrase : « S'il peut (parler) le peul, il me parlera » donne en peul : so o waawii fulfulde nii o haalan kam [jo ... nii = si, donc : « Si il/elle pouvoir (accompli, voix active) le peul, il/elle parler (inaccompli, voix active) moi (obj.) »]. Cette même phrase peul peut se retraduire en français comme ceci : « S'il pouvait (parler) le peul, il me parlerait », mais, pour préciser qu'il s'agit d'expliquer le mutisme de quelqu'un, le locuteur peul pourrait transformer la phrase en une question en se servant du mot wanaa : « N'est-ce pas (que) ? » Cela donne : so o waawii fulfulde nii wanaa o haalan kam ? [« Si il/elle pouvoir (accompli, voix active) le peul, n'est-ce pas (que) il/ elle parler (inaccompli, voix active) moi (obj.) ? »]. Concluons avec une modification qui place la phrase entière dans le passé : « S'il avait pu (parler) le peul, il m'aurait parlé ». En peul, lorsqu'on a besoin de préciser que la situation dont on parle n'existe plus, on suffixe la particule -noo (ou -no) aux formes verbales décrivant cette situation. Ainsi nous avons : so o waawii-no fulfulde nii o haalan-noo kam [« Si il/ elle pouvoir (accompli, voix active)-(n'existe plus) le peul, il/elle parler (inaccompli, voix active)-(n'existe plus) moi (obj.) »]. Dans tous ces exemples, il est clair que pour signifier une même idée générale les verbes doivent rester au même aspect (accompli ou inaccompli). Waawude est toujours à l'accompli, haalude à l'inaccompli. La position de l'action sur l'axe temporel se révèle soit par le contexte, soit par l'utilisation d'adverbes, conjonctions et particules qui ne modifient pas l'aspect du verbe. Cette analyse, je pense, nous livre les données qui permettront de comprendre les différentes nuances possibles dans l'emploi du verbe semtude. Laissons provisoirement de côté la notion de la honte pour tenter une analyse strictement à partir de situations concrètes. Nous avons vu que les Djelgôbé utilisent l'expression o semti lorsqu'une personne fait ce qu'elle n'aurait pas dû faire selon la pulaaku, que ce soit manger devant quelqu'un « pouvoir (accompli, voix active) », et fulfulde signifie « le peul ». La subtilité des nuances que je cherche à dégager m'oblige à employer ce type d'exposition, car une traduction en français correct ne saurait en rendre compte.
La « fulanité
» et la honte
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qui ne doit pas la voir, commettre un crime, ou lâcher un pet en public, etc. Ces faits suggèrent une première hypothèse, à savoir que l'expression o semti n'est autre chose que la constatation d'un manquement à la pulaaku ; on pourrait donc la traduire : « il/elle a manqué à la pulaaku », car nous savons que le verbe est à l'aspect accompli. Quelle serait alors la signification de ce verbe à l'aspect inaccompli ? Dans le cas du verbe waawude (pouvoir), nous avons trouvé que l'emploi de l'inaccompli laisse entendre qu'au moment où on parle « on ne peut pas encore », parce que l'acquisition du « pouvoir » n'est pas chose « accomplie ». En ce qui concerne le verbe semtude, nous devrions trouver, selon la même logique, que son emploi à l'inaccompli signifie que le manquement en question n'a pas encore eu lieu, mais qu'il est en train d'avoir lieu ou qu'il risque d'avoir lieu. En effet, c'est exactement cette interprétation qu'impose l'examen des situations concrètes. Lorsqu'un Djelgôwo dit : miDo semta [« je-suis-en-train-de semtude (inaccompli, voix active) »], il se situe toujours dans une situation où il n'a pas encore commis de faute mais où il risque de le faire, où il serait en passe de le faire. Par exemple, un homme dira qu'il n'aime pas aller chez ses beauxparents (mi yiDaa yaade ton = « Je n'aime pas aller là-bas ») ou, plus précisément, qu'il n'a pas le courage de le faire (mi suusaa yaade ton = « Je n'ai pas le courage d'aller là-bas »). Si on lui demande pourquoi, il dira : miDo semta Be [« Je-suis-en-train-de semtude (inaccompli, voix active) eux »]. Or les beaux-parents (esiraaBe) font partie de cette catégorie de personnes devant lesquelles le comportement d'un homme doit se conformer le plus strictement à la pulaaku, et c'est donc justement chez eux que l'on court le plus grand risque de faire une faute. Par contre, en ce qui concerne le rapport entre l'enfant et sa mère, les considérations de pulaaku ne sont pas pertinentes et les Peul disent, comme nous l'avons déjà remarqué : neDDo semtataa yaaye mum [« Une personne semtude (inaccompli, voix active, négatif) mère sa »], c'est-à-dire, en traduisant selon la ligne de notre hypothèse : « Une personne ne risque pas de manquer à la pulaaku devant sa mère ». Tous ces exemples semblent confirmer l'hypothèse que le sens primaire du verbe semtude est « manquer à la pulaaku ». Il faut maintenant préciser cette expression assez vague. Nous avons vu que l'idéal de la pulaaku est caractérisé par la maîtrise de soi ; pour s'approcher de cet idéal, il s'agit de démontrer en public qu'on est plus fort que ses besoins, ses douleurs et ses pulsions. Manquer à la pulaaku ne signifie donc pas simplement enfreindre le code de comportement ; c'est avant tout révéler une incapacité, une faiblesse. Que la notion de faiblesse fasse partie du champ sémantique du verbe semtude semble ressortir assez clairement de l'analyse de son emploi ; l'étude d'une étymologie possible de ce mot apporte une confirmation indépendante allant dans le même sens. Le schéma morphologique normal de la racine de la plupart des mots peul est CVC (consonne-voyelle-consonne), avec possibilité d'allongement de la voyelle ou de la dernière consonne (gémination). Dans la transcription de la langue, les voyelles et les consonnes longues sont conventionnellement indiquées par un redoublement de la lettre qui les représente. Par exemple, nous avons la racine haB (se battre, disputer) en opposition avec la racine haBB(lier, attacher), et nous avons la racine haD- (empêcher) en opposition avec la racine haaD- (être amer). Certaines consonnes, lorsqu'elles se collent derrière
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la racine du mot, ont une valeur thématique fonctionnellement comparable à celle de certains préfixes français, tels dis-, re-, com-, etc. La consonne /t/ se trouve dans ce groupe et elle a plusieurs valeurs différentes dont les plus courantes sont la répétition et le renversement du sens de l'action exprimée par la racine 16 . Par exemple, si on ajoute un / t / au radical war- (venir), on obtient le sens « revenir » (wart-). Le radical BoBB- (tomber par terre) prend, avec un /t/ la forme Bopt-, qui signifie « ramasser ce qui est par terre », alors que le radical omb- (fermer) devient, avec un / t / , omt- (ouvrir). Il peut sembler que le radical omb- ne soit pas conforme au schéma CVC, mais ce n'est qu'une apparence due à la transcription conventionnelle. Tout mot écrit avec une voyelle au début commence en réalité par une occlusion glottale, et le groupe de lettres m + b représente un phonème unique en peul. Les trois phonèmes de ce radical sont donc /'/, l o i , et / m b / , ce qui correspond parfaitement au schéma CVC. Examinons maintenant la racine semt- à la lumière de ces faits. Ce qui frappe d'abord, c'est que sa morphologie n'est pas conforme au schéma CVC des racines peul. Cela suggère qu'il s'agit soit d'un emprunt à une autre langue, soit d'une racine primitive suffixée d'un / t / à valeur thématique. Considérons ce dernier cas. Les racines théoriquement possibles seraient, soit sem-, seem-, ou semm- soit, suivant le modèle que constitue la racine omb-, semb-, seemb- ou semmb-, Parmi ces possibilités, deux seulement semblent exister réellement dans le lexique peul, à savoir seem- et semb- (ou semmb-). Il est possible de rapprocher le sens des deux racines, ce qui permet de croire qu'il s'agirait de deux variantes d'un même radical. Seem- est attesté par le mot seemde (biceps), alors que semb- (ou semmb-) existe dans le nom sembe (force, solidité, grosseur) et dans les verbes sembude et sembiDinde (être fort, être solide, grossir) 17 . Le mot sembe (« force », « solidité ») est très courant dans la région du Djelgôdji. Il signifie en particulier la force physique, vitale et personnelle d'un individu, ou d'une chose, par opposition à une force extérieure de contrainte ou de nécessité, ce dernier concept étant normalement exprimé par le mot doole. Or, comme le radical omb- (fermer) donne omt- (ouvrir) lorsqu'il est suffixé d'un / t / à valeur thématique, nous pouvons supposer, selon la même logique, que le radical semb- (être fort), lorsqu'on y suffixe le / t / thématique, donnerait semt- (être faible). Si cette étymologie s'avérait correcte, nous pourrions croire comprendre pourquoi le verbe semtude a été choisi pour exprimer cette faiblesse que révèle un manquement à la pulaaku. Cependant, ce n'est qu'après être revenu du terrain que j'ai pensé à cette hypothèse, et je ne sais pas si les Djelgôbé eux-mêmes font un rapprochement entre sembe et semtude. C'était mon impression qu'ils se servaient de la racine semt- comme si c'était une forme figée plutôt qu'un complexe réductible en deux éléments à valeur distincte. Si cela était vrai, l'étymologie proposée ici posséderait un intérêt historique certain, mais son influence sur l'esprit des locuteurs serait difficile à déterminer. 16. La forme complète de cet élément thématique est /-it-/, mais elle est moins fréquente que la forme incomplète /-t-/. On la rencontre, par exemple, dans le verbe fuDDitinde (recommencer), dérivé du verbe fuDDude (commencer). 17. Cf. Taylor, op. cit., p. 171 et Unesco, Lexique fulfulde, Niamey, « Stage régional de formation linguistique », 10 août-20 septembre 1968, pp. 125, 126 et 127.
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L'intérêt de cette analyse longue et quelque peu rébarbative est qu'elle nous a permis de cerner le sens du mot semtude sans nous laisser entraver par les problèmes très compliqués que pose sa traduction traditionnelle française par « avoir honte ». Résumons en quelques mots ce que nous avons appris. La pulaaku est une sorte de code du comportement et en même temps le groupe d'hommes qui l'incarnent. Ce code se caractérise avant tout par la notion de la maîtrise de soi et particulièrement par celle de la domination par l'individu des éléments inférieurs de sa propre nature, comme ses besoins physiques, par exemple. Le verbe semtude s'emploie à l'aspect accompli pour caractériser la condition d'une personne qui, pour une raison quelconque, a failli à ce code en faisant état ainsi d'une faiblesse de sa part. Par conséquent, nous pouvons croire que le sens primaire de ce verbe (à l'aspect accompli) est : « 11/elle a manqué à la pulaaku, il/elle a révélé une faiblesse ». A l'aspect inaccompli, ce verbe s'emploie pour parler d'une situation où l'intéressé court le risque de faillir, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, devant la pulaaku. Il semble donc légitime de conclure que le sens primaire de semtude à l'aspect inaccompli est : « Il/elle risque de manquer à la pulaaku, il/elle risque de révéler une faiblesse ». L'écriture étant linéaire aussi bien dans sa production que dans sa consommation, il est malheureusement impossible de présenter tous les aspects d'une chose à la fois. Cette limitation est particulièrement pénible en ce qui concerne le domaine que nous sommes en train de traiter ici. Jusqu'à présent, nous avons éliminé de notre discussion la force des valeurs que nous décrivons ainsi que les sentiments qui accompagnent normalement leur expression. C'est une perte. Mais, d'un autre côté, nous avons gagné quelque chose, car les définitions auxquelles nous venons d'aboutir sont objectives dans ce sens très précis qu'on peut les examiner et les critiquer en nous plaçant entièrement dans la perspective de la « logique de la situation » 1 8 des Djelgôbé, ce qui permet un débat plus désintéressé parce que le dépouillement de nos propres préjugés est facilité.
La notion de honte chez nous et chez les Peul Si cette objectivité n'est pas une illusion, si ces définitions n'ont pas été influencées dans leur formulation par mes connaissances antérieures, il devient utile de les comparer avec des définitions de la honte provenant d'études sur notre propre culture. En effet, les similitudes sont frappantes et elles peuvent expliquer pourquoi on a souvent voulu traduire semtude par « avoir honte » et pourquoi cette traduction n'est pas adéquate. Prenons d'abord quelques définitions de la honte données par des dictionnaires. Nous écarterons pour le moment le sentiment de la honte, sur lequel nous reviendrons plus loin, pour nous en tenir à la honte elle-même en tant que situation ou acte. Tous les dictionnaires sont unanimes pour donner à ce mot la valeur de déshonneur, et on trouve dans les définitions les notions de bassesse, d'avilissement, de dégradation, d'indignité, d'abaissement, d'humiliation, etc. Ces notions, y compris celle de déshonneur, impliquent toutes une comparaison entre l'homme et un idéal ; elles sont toutes autant de manières d'indiquer un changement d'état : 18, Cf. I.C. Jarvie, The révolution in anthropology, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964, passim.
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partant de ce qu'on devrait être, de ce qu'on est supposé être, on est tombé dans un état inférieur. On a donc manqué à l'idéal positif dont ces termes dessinent la figure négative : honneur, noblesse, excellence, dignité, etc. Cette manière de concevoir la honte se retrouve dans plusieurs études récentes en sciences humaines concernant ce problème. Julian Pitt-Rivers, par exemple, dans son article « Honour and social status », écrivait : « To be dishonoured is to be rejected from the role to which one aspired » 1 9 . Mme Helen Lynd, dans son livre original et passionnant On shame and the search for identity20, élabore une conception très approfondie de la nature de la honte. Elle suggère qu'un élément central en est l'échec dans la tentative d'atteindre un but ou un idéal (« failure to reach goals or ideals » 21 ). Elle cite à l'appui un texte de Gerhart Piers, qui faisait la distinction suivante entre la culpabilité de la honte : « Whereas guilt is generated whenever a boundary [...] is touched or transgressed, shame occurs when a goal [...] is not being reached. It thus indicates2 2 a real 'short-coming'. Guilt anxiety accompanies transgression ; shame, failure » . La honte, selon Mme Lynd, naît de la perception d'une incongruité entre le rôle de l'individu et sa capacité à le remplir. C'est dans cette perpective qu'elle analyse, de façon éclairante, quelques passages dans Le roi Lear de William Shakespeare : « Lear felt shame over the uncontrollable tears which were inappropriate for a king and for a man : [...] 'Life and death ! I am asham'd That thou hast power to shake my manhood thus, That these hot tears, which break from me perforce, Should make thee worth them.' Rejected by his daughters so that he felt himself : [...] 'slave, A poor, infirm, weak, and despis'd old man.' He struggled23 to regain his sense of congruence by proclaiming himself 'every inch a king !' » Cette citation est particulièrement intéressante parce qu'on y trouve, en plus de l'idée de l'incongruité entre l'homme et l'image de lui-même qu'il croit sienne, les notions de bassesse, de faiblesse et d'incapacité de se maîtriser que nous avons déjà rencontrées en parlant des concepts de pulaaku et de semtude. Dans le texte de Shakespeare, on retrouve même le personnage de l'esclave qui représente, comme chez les Djelgôbé, l'image renversée de l'homme idéal. Il semble bien donc que la notion de la honte, telle qu nous l'avons rapportée ici, soit très proche de celle que nous avons trouvée en analysant le verbe semtude. Cependant, ce rapprochement n'est valable que si l'on précise qu'il
19. Honour and shame : The values of Mediterranean society, sous la direction de J.G. Peristiany, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1965, p. 72. 20. New York, Harcourt, Brace, 1958, 318 p. 21. Ibid., p. 22. 22. Ibid., p. 51. 23. Ibid., p. 38.
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» et la honte
s'agit de l'emploi du verbe à l'aspect accompli. La phrase o semti signifie clairement qu'une personne a agi honteusement, mais pas forcément qu'elle ressent la honte. Ce n'est que lorsqu'on entend mi semti (« J'ai fait une chose honteuse »), qu'on peut supposer que cela veut également dire : « J'ai honte ». Ce fait tient à la nature même de la honte. Comment savoir si une personne a honte si elle ne l'admet pas ? Peut-on même affirmer qu'elle l'a si elle ne l'admet pas ? Pitt-Rivers, en parlant de la honte d'un homme qui a subi un affront, écrivait : « The victim of an affront is dishonoured only at the point where he is forced to recognize that he has been » 24 . Si cela est vrai, dans une société qui ne pratique pas la confession, comme celle des Djelgôbé par exemple, les gens admettront très rarement qu'ils ont honte. Seule une approche indirecte offrira quelque chance de comprendre leur expérience du sentiment de la honte. Si l'on entend très rarement l'expression mi semti, la phrase miDo semta est constamment dans la bouche des Djelgôbé. Cette phrase, comme nous l'avons vu, exprime la notion du risque de faillir, de se déshonorer, ce qui équivaut à une sorte de honte virtuelle. Ce concept existe en français également, mais il est souvent traduit par un autre mot, à savoir la pudeur. Mme Lynd suggère qu'une différence essentielle entre la pudeur et la honte est celle entre avant et après l'acte envisagé. Selon elle, « la pudeur peut nous empêcher d'accomplir un acte ; la honte peut être ressentie après » 2 5 . La difficulté avec le mot « pudeur » comme traduction du sens de miDo semta se trouve dans le rapport entre la pudeur et le domaine de la sexualité, car un tel rapport ne se révèle pas à travers l'utilisation de l'expression miDo semta. Il vaut donc mieux ne pas traduire semtude, à l'inaccompli, par la notion de la pudeur, à moins que le contexte ne le suggère. Nous avons d'ailleurs déjà examiné un autre terme peul (yaage) qui couvre une partie du champ sémantique du concept français, à savoir la notion de retenue, délicatesse et respect 2 8 . Ces termes peul et français n'ont pas de significations exactement équivalentes, mais leur étude comparative approfondit notre compréhension des catégories conceptuelles qui les sous-tendent, car il s'agit dans les deux cas d'un même problème général dans les relations humaines. Il s'ensuit qu'en ethnologie la traduction exacte d'un terme indigène est justement le but qu'il ne faut pas rechercher. Notre analyse a montré qu'il est possible de traduire par « honte » la notion de base de la racine semt-, ce que les dictionnaires et les interprètes nous disaient déjà. Mais si nous avions accepté ce terme sans nous poser de questions, en nous en servant nous n'aurions pas su de quoi nous parlions. L'existence d'un terme convenable pour une entité complexe risque de créer l'impression trompeuse qu'en sachant le terme on connaît l'entité qu'elle désigne.
Analyse
linguistique
du substantif
semteende
Il reste maintenant à préciser le sens du substantif semteende, qu'on traduit souvent par « honte », « pudeur » ou « modestie ». Dans la conjugaison du 24. Ibid., p. 28. 25. Ibid., p. 24, ma traduction ; les mots « pudeur » et « honte » sont en français dans l'original. 26. Cf. supra, p. 115, « La religion ».
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
verbe, le phonème /ee/ est une marque de la voix passive à l'aspect inaccompli. On a, par exemple, miDo yi'a (« je vois »), et miDo yi'ee (« on me voit »). L a voix passive en peul exprime l'idée d'une action ou d'une condition subie de façon complètement indépendante de la volonté du sujet et sans qu'il soit possible de déterminer, grammaticalement, l'agent de l'action. Dans le cas de certaines racines, on peut créer des substantifs en ajoutant un élément nominal à une forme verbale du même type que yi'ee. Ces racines, qui ne sont pas nombreuses, désignent certaines émotions et certains états caractéristiques de la condition humaine. Par exemple, à partir du verbe naywude (« être vieux ») on peut former le nom nayeewu (« vieillesse »), à partir de yeeweede (« être esseulé ») se crée le nom yeeweende (« solitude », « esseulement »), de hooDeede (ressentir le manque de lait »), on dérive hooDeende (« sentiment que le lait nous manque »), et de yurmaade (« ressentir de la compassion, de la pitié »), on dérive yurmeende (« la compassion », « la pitié »). Nous tenterons plus loin une analyse en profondeur des émotions de yeeweende et de yurmeende et de leur place dans la vie sociale des Djelgôbé ; bornons-nous pour le présent à rechercher pourquoi le mot semteende fait partie du groupe que nous venons d'énumérer. Bien que « la honte » soit une traduction possible de semteende, elle ne l'est jamais dans le sens d'une « chose honteuse ». Pour exprimer cette notion, comme dans la phrase, « ce qu'il a fait, c'est une honte », par exemple, il faut employer le verbe semtude à l'accompli et avec un thème factitif (le suffixe -in). Ainsi semtinde veut dire, littéralement, « faire semtude », avec toutes les nuances que comporte ce dernier terme. Une chose honteuse est une chose qui fait révéler la faute et la faiblesse d'une personne, et nous pouvons donc traduire notre phrase française en peul comme ceci : ko o waDi Dum na semtini [litt. « ce-que il/elle fit cela (est)-en-train-de-faire-iewi«É?e (accompli voix active) »]. Le fait que le substantif semteende ne soit jamais employé pour signifier une idée de cette sorte confirme que son phonème / ee/ marque l'aspect inaccompli et la voix passive, semteende est donc à mettre en rapport avec la phrase miDo semta qui exprime la notion d'un risque d'agir honteusement ou d'une honte virtuelle. Mais pourquoi la voix passive ? L'explication en est, je pense, que semteende est une émotion ressentie par les Djelgôbé comme subie, que la personne le veuille ou non. Il est frappant de remarquer que tous les états ou émotions cités ci-dessus sont plus ou moins pénibles. Je n'ai pas dépouillé systématiquement les dictionnaires d'autres dialectes peul, mais parmi les mots de ce type que j'y ai relevés (avec /ee/ marquant l'inaccompli de la voix passive) je n'en ai pas trouvé un qui s'écarte de cette règle générale. Cependant, une seule exception semble apparaître dans le vocabulaire que j'ai recueilli sur le terrain. Curieusement, on serait amené à croire que cette exception confirme la règle, car il s'agit de l'un des termes concernant l'honneur qui est, à plusieurs égards, le contraire de la honte. Ce terme, c'est teddeengal, qui signifie l'honneur accordé par autrui ; il est en fait plus proche du concept français « des honneurs » et de l'hommage, que de celui du sentiment de l'honneur. Construit sur la racine tedd- (être lourd), ce terme ne comporte pas d'idée pénible, mais ici, comme dans les autres cas, il s'agit clairement de quelque chose qu'on subit indépendamment de sa propre volonté.
La « fulanité
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» et la honte
Les racines sociales de la semteende Si la semteende ne prend pas son origine dans le moi de l'individu, d'où vient-elle alors ? Elle vient des autres, comme la yeeweende, qui est causée par l'absence des autres et la yurmeende, qui est causée par la peine des autres. La semteende, elle, peut être considérée en dernière analyse comme la conscience de la présence, réelle ou imaginée, des autres. Celui qui ressent cette émotion sait que les yeux et les oreilles de la pulaaku découvrent, ou découvriront, ce qu'il fait et que ses actes seront examinés à la lumière de l'idéal de la pulaaku. Ce qu'il redoute, c'est qu'on le trouve manquant, car dans la mesure où l'on manque à la puaaku on manque aussi à être de la pulaaku ; il est découvert qu'on n'est pas ce qu'on prétendait être et on devient objet de critique et de ridicule. C'est une situation très pénible et à laquelle les Djelgôbé sont en général très sensibles. (Nous étudierons plus loin la genèse de cette sensibilité). En fait, comme nous l'avons déjà remarqué, le sentiment de la semteende est souvent associé avec la peur et un manque de courage. Dans l'usage quotidien, les gens disent miDo hula (« Je crains ») à beaucoup d'occasions où l'on pourrait attendre miDo semta. Bien que ce ne soit pas une vertu que d'avoir peur devant un danger, cette peur-là en est une, tout comme la semteende qu'elle traduit. Ce qu'on craint, c'est la force de la société ; on ne peut s'échapper à cette force sans quitter le groupe, mais on peut prévenir l'application de sanctions en se conformant aux coutumes et aux attentes de celui-ci. Dans cette perspective, la semteende se révèle être une force sociale agissant dans le psychisme de chacun de façon à ce que tous orientent leur comportement selon le même modèle et que l'ordre social soit ainsi maintenu. C'est pour cela que ne pas avoir de semteende est extrêmement grave ; il est impensable qu'une personne sensible à la semteende puisse se conduire sans égard pour les reproches des autres, mais une personne sans semteende (si elle existait) échapperait presque totalement à l'emprise du groupe. Ainsi, lorsque quelqu'un agit honteusement, on peut dire et o semti et o walaa semteende (« Il n'a pas de semteende »), parce que s'il en avait il n'aurait pas pu se conduire de cette manière. Mais puisque la semteende est cet aspect du caractère de tout Pullo qui le pousse à agir comme un Peul, dire qu'un Peul n'a pas de semteende serait insinuer qu'il n'est pas peul. Nous sommes donc amenés à constater que la semteende fait partie de la pulaaku. Elle est une vertu aussi spécifiquement peul que le sont les autres vertus de la pulaaku.
Pulaaku, semteende et la liberté
humaine
Cependant, cette vertu est d'une nature très différente des autres. Celles-ci, rappelons-nous, sont principalement la maîtrise de soi et la capacité de dominer ses besoins et ses émotions, alors que la semteende, au contraire, est justement une émotion par laquelle il faut se laisser dominer. On peut comprendre cette contradiction de deux manières différentes. D'une part, l'opposition entre la semteende et les autres valeurs permet qu'elles se renforcent mutuellement.
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Société et liberté chez les Djelgôbê
C'est la force de la semteende qui aide les hommes à s'approcher, avec un certain degré de succès, de l'idéal de la pulaaku. Mais en revanche, cet idéal est valorisé pour lui-même, et c'est précisément ce fait qui transmet à la semteende une part de sa force pour agir dans le psychisme des individus. D'autre part, cette contradiction est réelle : le fait que les deux valeurs se renforcent mutuellement n'équivaut pas à dire qu'elles se neutralisent. Nous avons parlé tout à l'heure du conformisme suscité par le sentiment de semteende. Mais conformisme à quoi ? Il ne peut s'agir de suivre aveuglément des règles ni d'obéir docilement à des autorités, car ces actes ne sont pas ceux d'un homme qui est son propre maître. Une qualité indispensable au modèle du Peul idéal est la liberté de celui-ci. Cette liberté est triple : le Pullo est libre par sa naissance de parents libres, il est libéré de la domination de ses besoins et de ses émotions, et il est libre par rapport à ses pairs, qui ne peuvent le commander. C'est à cet idéal-là qu'il faut songer en parlant du conformisme au code de la pulaaku. La liberté, pour être réelle, doit être exercée. Il s'ensuit que, dans la pratique, il est parfois nécessaire d'aller à rencontre de l'opinion publique pour manifester cette liberté. Il peut même arriver que l'homme doive surmonter sa propre semteende afin de réaliser les autres aspects de la pulaaku. Pour l'individu, la pulaaku est le meilleur de lui-même, et la société, par la haute valorisation de ces qualités et par la force de la semteende, pousse l'homme à faire preuve de sa pulaaku, à se conduire en homme libre, même si cela ébranle le déroulement normal de la vie quotidenne. Du point de vue des Peul, la pulaaku exprime la valeur de l'individu plutôt que celle de la société considérée comme un tout. Même les règles et les interdits concernant le comportement avec différentes catégories de personnes, et qui soutiennent la structure sociale, peuvent être compris — et le sont par les Peul — comme fournissant à l'homme des occasions pour manifester sa maîtrise de lui-même, c'est-à-dire sa liberté à l'égard des forces agissant sur lui. Nous aurions tort, donc, de chercher une interprétation fonctionnaliste de la pulaaku. Il est vrai que celle-ci contribue au maintien des structures sociales, mais pas toujours, car dans certains cas elle peut également amener les hommes à refuser ces structures ou à briser des liens (nous en verrons des exemples plus loin). Pour comprendre comment la communauté se maintient il ne suffit pas de décrire les structures et de dégager ses valeurs. C'est cela que nous faisions jusqu'à présent et nous devons constater que notre analyse n'a pas mis au clair comment cette communauté fonctionne du jour au lendemain et d'année en année. Ce que nous avons fait, c'est prendre conscience d'un certain nombre de forces écologiques, sociales et morales qui influent sur son fonctionnement. On peut soutenir que ces forces, dans leur ensemble, établissent des limites aux possibilités d'action des individus, mais cela paraît une évidence qui va de soi. Il serait beaucoup plus difficile de démontrer que ces forces déterminent les comportements individuels. Je dirais même que, dans le cas que nous étudions, cela est théoriquement Impossible, vue la nature ambiguë de certaines de ces forces et notamment de la pulaaku. Je pense qu'ici nous nous trouvons face à une situation analogue à celle des physiciens étudiant les particules sub-atomiques. W. Heisenberg inventa le « principe de l'incertitude » pour rendre compte de l'impossibilité dans laquelle se trouvaient les physiciens lorsqu'ils voulaient décrire le comportement de ces particules. Ce principe dit
La « fulanitê
» et la honte
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que pour une particule donnée il est impossible de connaître à la fois sa vitesse et sa masse, car, quelle que soit la méthode utilisée, le fait de prendre la mesure de l'une change irrémédiablement la valeur de l'autre. Même si nous admettions provisoirement qu'il fût possible de prédire les actions des hommes sur la base d'une connaissance des forces agissant sur eux, nous devrions constater qu'en ce qui concerne les Peul l'une de ces forces, la pulaaku, est impossible à déterminer et quant à son sens et quant à son importance. 11 nous importe beaucoup de reconnaître cela, car ainsi nous sommes obligés de nous rendre compte que le problème de la liberté ne se réduit pas en une opposition entre l'homme et les forces influant sur lui. La force de la pulaaku est elle-même libératrice dans la mesure où elle exige des hommes la réalisation d'une certaine liberté pour que leur être et leur action soient socialement valorisés. Cette analyse des éléments implicites dans la notion de pulaaku nous suggère donc l'hypothèse que, du point de vue des Peul, la liberté des hommes est une condition nécessaire à leur participation à la vie sociale et nécessaire donc à l'existence même de cette vie sociale. Pour préciser cette conception peul de la liberté, pour vérifier l'hypothèse et, surtout, pour voir dans quelle mesure les pratiques sont en accord avec ces notions abstraites, il faut nous plonger maintenant, tous pores ouverts, dans la « quotidienneté » d'une communauté peul.
DEUXIEME PARTIE
LA VIE VÉCUE « Toutes les sociétés, même celles qui paraissent les plus figées, sont obsédées par le sentiment de leur vulnérabilité. » Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 129.
CHAPITRE
VIII
ATTITUDES DES DJELGÔBÉ FACE A LA VIE La dureté de la vie Les Djelgôbé considèrent que leur vie est dure. Cela s'est révélé de façon frappante lors de notre premier contact avec eux. Quand nous leur avons dit que nous voulions nous installer chez eux pour apprendre le peul, ils se sont méfiés beaucoup de nous et ils nous ont craints. Des Européens ne leur avaient jamais formulé une demande si bizarre. La plupart d'entre eux n'avait jamais vu un Européen de près, et beaucoup de femmes et de jeunes n'en avaient pas vu du tout. Nos mobiles ne pouvaient être que très suspects. Au pire, nous cherchions peut-être à nous emparer de leurs vaches. Ils pensaient en avoir la confirmation dans le fait que, le jour de notre première tournée chez eux, j'avais demandé la permission d'accompagner les bergers pendant qu'ils gardaient les troupeaux en brousse. Au mieux, notre présence serait un fardeau et un ennui ; nous allions leur demander un tas de petites choses et nous finirions sans doute par prendre tout ce qu'ils avaient. C'est comme cela d'ailleurs, que les premiers Blancs venus dans la région avaient agi : selon les Djelgôbé, ils étaient venus dans la paix et ne demandaient que des œufs. Les gens de Petaga étaient cependant trop polis pour nous exprimer leurs soupçons ouvertement et, de toute façon, de leur point de vue, il était impossible de nous refuser puisque nous avions l'appui de l'appareil administratif. Ce n'est qu'à partir de notre sixième mois sur le terrain qu'ils ont commencé à nous révéler la crainte et la méfiance qu'ils avaient ressenties lors de notre arrivée. Au début, ils croyaient qu'en tout cas nous agirions selon leur stéréotype de l'Européen, c'est-à-dire que nous ferions exactement ce que nous voulions sans considération pour leurs désirs en la matière. Etant donné que nous avons fini par rester, à leurs yeux nous nous sommes conformés, dans une certaine mesure, à ce stéréotype. Afin de nous persuader de ne pas rester chez eux, les gens de Petaga, surtout par intermédiaire de leur jooro, ont fait valoir la dureté de leur vie : il fait trop chaud, le soleil est trop fort, l'eau est difficile à obtenir, la nourriture serait trop rude pour nous —, bref, nous ne pourrions jamais supporter le genre de vie que leur imposaient les données géographiques et climatologiques de leur terroire. En un sens, ils avaient raison. Nous n'avions pas l'habitude
Société et liberté chez les Djelgôbé
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de leur climat, et en nous acceptant parmi eux ils prenaient une responsabilité inquiétante. De notre point de vue, c'était effectivement une vie très dure. Tel que je suis constitué, j'aurais été misérable là sans le soutien technologique de la civilisation occidentale et sans une certaine foi en cette technologie. Ce qui m'aurait manqué le plus, je pense, ce sont mes lunettes et, en particulier, mes lunettes de soleil, sans lesquelles il m'était très pénible de rester dehors. (Ma femme, curieusement, n'en avait pas besoin pour sortir.) Deuxièmement, le fait de pouvoir filtrer l'eau et d'avoir une trousse de secours médicale assez complète était une source réelle et importante de notre confiance en notre capacité de « tenir le coup » ; et la certitude qu'en cas de grave problème sanitaire nous pourrions toujours nous faire évacuer diminuait sensiblement notre inquiétude face au connu et à l'inconnu du monde où nous allions demeurer pendant deux ans. Mais est-ce que le fait de nous dire que leur vie était trop difficile pour nous signifie qu'ils la considèrent dure pour eux ? La réponse doit être nuancée. Dire que la vie est difficile est une chose ; admettre qu'elle est difficile pour nous-même en est une autre. Effectivement, les Djelgôbé échangent souvent des propos concernant la dureté de la vie. Ils disent que la chaleur du soleil les épuise et leur donne des maux de tête, que le sable chauffé brûle leurs pieds, que les vents (keni) de ceeDu (saison sèche chaude) apportent la méningite, alors que les premières pluies de l'hivernage (gataaji) amènent vomissements et fièvres intermittentes (jonte korsol). Beaucoup d'entre eux ont des vers intestinaux et des cailloux dans les urines qui leur font très mal, et presque tout le monde souffre de la syphilis endémique. Même s'il y a suffisamment d'eau dans les puits, les hommes qui font la garde des troupeaux en brousse, ou qui partent à la recherche de bêtes égarées, ne peuvent assouvir leur soif. Il est rare, aussi, de pouvoir vraiment manger à sa faim, et il peut arriver à tout adulte de passer une journée, de temps en temps, sans manger. Parfois les femmes n'ont pas de quoi faire une sauce et on est alors réduit à manger le nyiiri (gâteau de mil) avec une préparation à base d'eau filtrée à travers des cendres de tiges de mil. Beaucoup de Djelgôbé n'aiment pas ce condiment et ils se plaignent quand ils doivent le manger. Même le lait, la nourriture la plus estimée, fait défaut pendant une moitié de l'année. De décembre à juin il se trouve tout au plus quelques gorgées par personne par jour, et il n'y en a souvent pas du tout. Comme dit le griot : « Lorsque le Peul mange le nyiiri sec, il est mort (ride pullo nyciami nyiiri njoorndi fuu maayi) » 1.
L'expression
des
émotions
Cependant, toutes ces difficultés ne sont pas exprimées sur un ton plaintif mais, en général, d'une voix rigoureusement neutre. Nous autres Occidentaux, lorsque nous voulons exprimer la douleur ou la souffrance, nous avons l'habitude de révéler notre sentiment par le ton de notre voix, par notre expression faciale 1. Cette phrase a plusieurs sens. Dans le contexte du récit d'où elle est tirée, elle veut dire que le Peul qui n'a pas de vache est mort en tant que Peul ; il vaut mieux mourir en les défendant que de les laisser voler. Manger le nyiiri sec symbolise le déshonneur et la pauvreté.
Attitudes
face à la vie
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et par notre comportement physique même plus que par le contenu objectif de nos paroles. J'ai toujours remarqué que pour avoir la sympathie de quelqu'un il ne suffit pas de dire « j'ai mal », mais il faut, d'une manière ou d'une autre, manifester la réalité de ce mal. Autrement on ne vous croit pas. Or, chez les Djelgôbé, la convention semble à peu près l'inverse de la nôtre. Au début, j'avais du mal à croire à leurs souffrances parce que les gens ne me présentaient pas le genre d'évidence dont j'avais l'habitude. Lorsqu'un homme souriant me disait qu'il avait mal à la tête sur le ton dont il se servirait pour dire qu'il y avait un arbre à l'est de la maison, je n'étais pas prêt à lui donner l'aspirine qu'il demandait ; il n'avait pas l'air d'un homme qui a un mal de tête. Et pourtant il en avait un. Il en était de même en ce qui concerne toute douleur physique ou morale : les gens en parlaient librement et objectivement, pour ainsi dire, mais ils ne les exprimaient pas par ce langage d'intonation et de gestes qui nous est familier. En termes de psychologie clinique nous pourrions dire que leur langage est sans affect dans des circonstances où il serait normal pour nous d'employer des paroles imbues d'émotion. Cela signifie-t-il, comme chez certains malades mentaux chez nous, que la structure de la personnalité des Djelgôbé est si fortement marquée par le refoulement que les émotions pénibles ne pénètrent pas la conscience des gens ? Je ne le pense pas, mais il faut poursuivre l'analyse afin de comprendre les faits. Quelle que soit l'hypothèse à laquelle nous arriverons par la suite, nous pouvons déjà admettre le fait que les Djelgôbé décrivent les conditions de leur vie en termes de dureté et de difficulté, et cela non seulement à mon égard mais aussi lorsqu'ils parlent entre eux. Mais comment expliquer ce manque d'émotion dans leurs voix, cette apparemment froide objectivité de leur langage ? Il faut prendre en considération trois facteurs, notamment : le rapport, selon les Djelgôbé, entre l'homme et sa parole, le degré de la connaissance que possède chacun sur la vie des autres membres de la communauté et l'idéal de la pulaaku. En ce qui concerne ce dernier élément, nous avons déjà vu l'importance qu'attachent les Djelgôbé à la maîtrise de soi. Il est clair qu'une manière de manifester sa pulaaku est ne pas trahir ses douleurs et ses émotions pénibles, c'est-à-dire, ne pas les laisser s'exprimer involontairement. Par contre, ce n'est pas nécessairement un signe de faiblesse que de parler d'elles en langage pesé, contrôlé et modulé selon les normes du parler quotidien. Considérons maintenant le rapport entre l'homme et sa parole. Que se passet-il lorsqu'on dit quelque chose en peul ? Il faudrait toute une thèse pour répondre à cette seule question, mais nous n'essaierons ici que de mesurer la force de la parole. Nous avons déjà évoqué le fait qu'en certaines circonstances il ne faut pas prononcer certains noms, car le fait de nommer une chose établit un lien entre elle et celui qui parle de telle sorte que la chose est attirée vers lui par ce lien. Cela suggère que, dans l'esprit des Djelgôbé, les paroles, une fois prononcées, ont une certaine indépendance à l'égard de l'homme, une force propre qui leur permet d'agir dans le monde. Cette interprétation est confirmée par certaines pratiques magiques — que nous examinerons plus loin — où l'acte essentiel consiste à nommer la personne qu'on veut influencer ou l'événement qu'on désire voir se produire. Le fait que cette notion de la parole se dégage d'une analyse de situations spéciales
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Société et liberté chez les Djelgôbé
ne signifie pas nécessairement qu'elle soit inapplicable en ce qui concerne le langage de tous les jours. Le problème est que celui-ci est plus difficile à analyser à cause de sa banalité même. Mais si nous admettons que ce langage est censé avoir une force propre, nous pouvons voir là une autre des raisons pour lesquelles les Djelgôbé ne trouvent pas nécessaire d'imprégner leurs paroles d'émotion pour parler de choses pénibles. Nommer le mal et la souffrance sur un ton neutre, c'est les maîtriser, d'une part, parce que les mots n'échappent pas de la bouche mais ils sont dits consciemment et, en même temps, c'est nous soulager, d'autre part, puisque notre peine, devenue publique, sera partagée par autrui.
Une commune
expérience
de la vie
Ce point nous amène au dernier facteur à considérer, c'est-à-dire l'existence d'une connaissance commune sur les conditions de vie de chaque membre de la communauté. C'est un lieu commun que de dire que dans une petite communauté, tout le monde se connaît très bien. Mais cette expression couvre des relations si diverses qu'en réalité elle ne fait que masquer notre ignorance de la nature des rapports entre personnes. Ce qu'il serait plus exact de dire c'est que dans une petite communauté les forces agissant sur les hommes sont à peu près pareilles pour tout le monde ; chacun connaît donc par sa propre expérience ce à quoi les autres ont affaire. Mais est-ce qu'il connaît leur expérience ? Du point de vue de l'épistémologie, il est impossible de répondre à cette question. Par contre, cet embarras nous suggère une question plus utile : les hommes d'une telle communauté croient-ils connaître l'expérience de leurs semblables ? En ce qui concerne les Djelgôbé, la réponse est oui. Pour eux, l'expérience et les sentiments qu'engendrent les données de l'existence et les événements d'une vie sont les mêmes pour tout le monde. Mais cela ne veut pas dire que par conséquent tous les hommes réagiront de la même manière. En fait, c'est justement par la façon dont ils agissent en réponse à leur expérience que les hommes diffèrent entre eux. Ce sentiment qu'ont les Djelgôbé de connaître une même expérience se manifeste souvent dans la vie quotidienne. Non, cela n'est pas exact ; je dois dire plutôt qu'il se manifestait souvent à mon égard dans la vie quotidienne parce que, étant étranger, j'avais besoin qu'on m'expliquât des choses qui, pour les membres de la communauté, soustendaient implicitement tous leurs rapports sans nécessairement s'exprimer de façon observable. Par exemple, si je demandais à une personne de me décrire l'état affectif d'un membre de la communauté face à une situation donnée, elle pouvait normalement le faire sans hésitation. En ce qui concerne leurs rapports avec ma femme et moi, la connaissance des gens de Petaga a montré une évolution révélatrice. Le manque de contact antérieur avec des Européens fit que les Djelgôbé étaient largement démunis de préjugés et d'idées préalables à notre égard. Ils ne savaient pas comment se conduire avec nous, et nous nous demandions parfois, au début, s'ils croyaient que nous étions des hommes. Ils se comportaient à notre égard comme si nous étions des êtres dont ils pouvaient s'attendre à n'importe quoi et à tout. Longtemps ils refusaient de croire à la possibilité de nous comprendre. Pendant la période qui précéda notre intégration à
Attitudes face à la vie
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la communauté, nos tentatives pour nous conformer à leurs coutumes leur paraissaient aussi étranges et insolites que d'autres actes, vraiment étranges pour eux, que nous accomplissions. La raison en est, je pense, que nous venions d'un monde qu'ils ne pouvaient pas imaginer, et ils n'arrivaient pas à penser que nous pussions être assujettis aux mêmes influences qu'eux. Par ailleurs, on peut entrevoir là un élément de la notion d'humanité : n'est homme que celui qui est assujetti à la condition humaine telle qu'elle est vécue par les membres de la communauté. Vers la fin de notre séjour, la situation était complètement changée. Ceux avec qui nous vivions nous montraient la même sensibilité qu'ils montraient à leurs autres voisins. Sur le plan de la vie affective je me sentais compris dans une mesure qui dépasse de loin la compréhension que je connais dans la vie quotidienne chez nous. Cependant, cette compréhension n'était le reflet exact de mes sentiments réels que dans la mesure où ces sentiments naissaient de situations que je partageais avec les gens. Autrement dit, plus je me sentais peul, c'est-à-dire engagé dans leur monde et y trouvant un certain épanouissement, plus je me sentais profondément connu par les Peul. Mais en revanche, pour tout ce qui concernait ma participation au monde occidental, à commencer par le fait que j'étais là pour recueillir les matériaux pour faire une thèse et tous les problèmes que cela me posait, je ne pouvais jamais m'attendre à être compris. Tout un côté de ma vie échappait complètement à nos hôtes. Bien que ceux-ci pussent enregistrer les humeurs que je ressentais, ils ne pouvaient pas en deviner les causes lorsque celles-ci se situaient hors de leur expérience. Cette constatation souligne l'importance, pour la notion de la connaissance d'une personne, du sentiment de partager une même expérience du monde. Un homme qui vit « entre deux mondes » aura toujours le sentiment d'être imparfaitement connu dans chaque culture à laquelle il participe, et nous trouvons par conséquent le paradoxe de notre culture hétérogène qui fait qu'on peut comprendre chez autrui le sentiment de ne pas être compris tout en éprouvant ce sentiment nous-même. Ainsi, dans la pensée occidentale, lions-nous la nécessité de nous mettre à la place de l'autre à la possibilité de le comprendre. Cet exercice psychologique demande, comme on dit, un certain « effort de l'imagination ». Ce n'est pas un acte qui va de soi. Mais, chez les Djelgôbé, étant donnée l'homogénéité de leur expérience de la vie, chacun est d'ores et déjà à la place des autres dans une large mesure. C'est une donnée de l'existence même que de croire ressentir soi-même les états affectifs de ceux avec qui l'on vit et de savoir que ceux-ci connaissent intuitivement ce que l'on éprouve. Dans cette communauté, ce qui demande un effort ce sont plutôt la dissimulation de nos propres sentiments et la non-connaissance de ceux des autres.
L'écart entre les sentiments et l'action Le concept « comprendre une personne », ce qui concerne les Djelgôbé, est plus étroit d'habitude à l'esprit lorsque nous utilisons une pensée, comprendre une personne est très souvent
que nous dégageons ici en que celui que nous avons telle expression. Dans notre lié aux notions d'approbation
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Société et liberté chez les Djelgôbé
ou de pardon. Nous disons même, « comprendre, c'est pardonner ». Or, chez les Djelgôbé, la compréhension est une donnée fondamentale de tout rapport humain, mais elle ne détermine pas en elle-même les autres attitudes et sentiments. On peut très bien comprendre une autre personne sans avoir d'affection pour elle et sans approuver ses actes. Regardons de plus près la notion occidentale, car elle diffère de celle des Djelgôbé sur deux points importants. D'abord, l'association entre la compréhension et le pardon, ou l'approbation, suggère que dans notre esprit l'une entraîne l'autre de manière quasi automatique. Deuxièmement, dans la mesure où l'on se met à la place de l'autre pour le comprendre, on perçoit comment celui-ci a vu sa situation et comment, par conséquent, celle-ci a déterminé ses actions. Comprendre une personne, dans notre esprit, se réduit donc à la percevoir comme déterminée par sa situation. Dans la pensée des Djelgôbé, par contre, la compréhension ne va pas aussi loin. Elle se limite aux états affectifs d'une personne sans se prononcer sur ses actes qui, pour nous, en seraient les conséquences logiques. Pour celui qui comprend, elle n'entraîne pas nécessairement d'autres sentiments ou gestes, telles la sympathie, la pitié, l'approbation ou l'aide. De telles réactions ont d'autres sources que nous analyserons plus loin. Cependant, n'est-il pas vrai que nous décelons ici la présence d'un écart entre les sentiments et les actions, d'où un manque de spontanéité ? Il faut répondre oui et non à cette question, car, en fait, les Djelgôbé valorisent beaucoup la spontanéité, tout en ayant d'elle une conception qui diffère de la nôtre sur quelques points. Nous en ferons une analyse ultérieurement. En outre, cet écart entre les sentiments et les actes est une vraie caractéristique du comportement des Djelgôbé, mais il n'est pas valable pour tous les sentiments ni pour toutes les situations. D'autre part, il ne traduit certainement pas un vide affectif pathologique qui serait le résultat d'un refoulement des émotions, mais il serait le signe extérieur de cet effort continuel pour ne pas être dominé par elles. Loin d'être flegmatiques, les Djelgôbé sont en fait très émotifs, et l'on sent chez eux une tension constante entre le courant fort de leurs sentiments et leur conscience sur le qui-vive. Les trois facteurs que nous venons d'évoquer, notamment les conceptions peul de la pulaaku, de la parole et de la compréhension d'une personne contribuent tous à expliquer la qualité du langage qu'utilisent les gens pour parler de la « dureté » de la vie. Un ou deux mots suffisent normalement pour évoquer un aspect quelconque de cette vie, et les dire n'équivaut pas à répéter des clichés car il s'agit d'une réalité renouvelée, qu'on subit chaque jour. Par exemple, quand je m'apprêtais à sortir de ma case l'après-midi pour aller m'entretenir avec quelqu'un, notre voisine, la femme du jooro, me demandait, « Paul, où vas-tu ? — Je vais voir quelqu'un, répondais-je — Naange ! disait-elle (Soleil !). » Effectivement, le soleil était difficilement supportable. Mais si je me laissais endormir dans ma case pendant la grande chaleur de la journée — chose qui arrivait facilement à cause de l'effet soporifique du soleil — je me réveillais quelques heures plus tard avec une sorte de gueule de bois et un mal à la tête qui me rendaient incapable de travailler pendant le reste de la journée. Par contre, j'ai trouvé que si je réussissais à rester debout pendant cette période de la journée, je pouvais encore éviter ces désagréables sensations et peut-être accomplir quelque chose. Seulement, je n'avais pas toujours le courage suffisant pour le faire. Dans cette situation,
Attitudes
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face à la vie
la prononciation du seul mot « naange! hension mutuelle. L'intuition
nous
transmet-elle
» établissait une complète compré-
ce que ressent
l'autre ?
Un soir, juste après le coucher du soleil, je me trouvais devant la case d'une de nos voisines, une jeune veuve qui avait perdu son mari deux mois auparavant. Trois de ses quatre enfants mangeaient du nyiiri au lait autour d'un bol, par terre, devant la porte. Une très douce vache ruminait près d'eux, sa solide silhouette comme un instant de permanence. Tout était calme, et partout on n'entendait que les reniflements, les soupirs et les petits crissements des mâchoires des vaches revenues auprès de leurs maîtres. La chaleur de la journée était partie, et l'air était bon à respirer. Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé ceci, mais quelque chose m'a donné l'impression que la vache ressentait le manque de son maître. Je sentis que la femme devait être triste en ce moment et puis, avec un frisson, je me suis dit qu'elle pensait sans doute à autre chose. Après un silence, comme si elle ne parlait que pour elle-même, elle dit : adunaaru wooDaa. Cette phrase veut dire : « Le monde est mauvais », mais à ce moment-là je ne voulais pas ressentir cette tristesse et j'ai entendu ses paroles comme signifiant : « Les gens sont mauvais » (aduna wooDaa). « Mais non, protestai-je, c'est bon — Uh-uh, dit-elle, wooDaa Poolel (Non, non, c'est mauvais, petit Paul »). Toujours ne saisissant pas, je dis : « Mais pourquoi ? (ko waDi ? = qu'est-ce qui fait ?) — Alla waDi, répondit-elle (Dieu fait). » Je poursuivis : « Non, je veux dire, qu'est-ce qui te fait dire que les gens sont mauvais ? — Sabu ko wari fuu heddataako, dit-elle (Parce que tout ce qui vient ne reste pas) ». J'avais donc eu raison d'imaginer qu'elle pensait à son mari ! Et pourtant, je n'avais pas cru à ma propre intuition. Rétrospectivement, je pense qu'au début j'avais mal compris parce que je craignais, sans en être tout à fait conscient, son chagrin ; je ne voulais pas ressentir moi-même la force de sa douleur. Mon imparfaite maîtrise de la langue peul n'était qu'un prétexte pour ne pas comprendre. Mais c'est un prétexte dont je me suis souvent servi, consciemment ou inconsciemment, pendant mon séjour sur le terrain. Ce genre de comportement de ma part était méthodologiquement utile, car il me permettait d'avoir des certitudes au lieu d'impressions. Mais pourquoi valoriser plus les paroles qu'on m'a dites que les sentiments que j'ai ressentis ? Pourquoi croire que les unes sont plus sûres que les autres ? En réalité, ressentir dans son for intérieur la tristesse d'un autre est aussi valable, sinon plus, que de l'entendre dire : « Je suis triste ». Seulement, si le renseignement est faux, dans le premier cas on est obligé de reconnaître que c'est nousmêmes qui nous sommes trompés, alors que dans le deuxième on croit — mais c'est une illusion — que notre interlocuteur est seul responsable de l'erreur. Le problème est qu'en tout cas il faut des paroles pour faire comprendre notre expérience à d'autres personnes. Alors qu'il est très difficile de traduire une émotion en paroles, il est relativement facile de rapporter des paroles entendues et enregistrées. La recherche scientifique, donc, prime la parole. D'autre part, le fait que j'étais en pays étranger rendait inopérants les méca-
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Société et liberté chez les Djelgôbé
nismes de l'intuition dans la mesure où je ne partageais pas encore la vie de ceux que j'étudiais. J'avais besoin de vérifications continuelles pour m'assurer que j'étais « sur la même longueur d'onde » que mes hôtes. Cependant, même après avoir tenu compte de ces problèmes, il reste, me semble-t-il, une différence fondamentale entre la vie affective dont j'avais l'habitude et celle que vivent les Djelgôbé.
Un obstacle psychologique
à notre participation
à la vie des
Djelgôbé
Avant d'aller sur le terrain, je n'avais jamais eu l'expérience d'une vie où la sensibilité dans les rapports humains occupât une place prédominante. Au contraire, il me semble que la plupart d'entre nous qui vivons dans une civilisation industrielle passons la majeure partie de notre temps dans un isolement des autres sur le plan émotionnel. Cet isolement est considéré nécessaire pour l'accomplissement de tous les différents travaux que nous faisons, et les sentiments sont vus, en général, comme entraînant la dislocation plus ou moins grave non seulement de l'ordre social mais encore des trajets individuels dans la vie. Les émotions peuvent être conçues comme bouleversantes, et elles sont, effectivement, souvent ressenties comme telles. Il n'est même pas rare d'imaginer nos propres émotions comme une sorte de bombe à retardement dont on ne sait ni l'emplacement ni le moment où elle va exploser. Dans ce cas, il s'agit d'un véritable processus de refoulement, car au lieu d'être consciemment contrôlées, comme c'est le cas chez les Djelgôbé, nos émotions semblent disparaître puis nous envahir capricieusement quelle que soit notre intention consciente. Il est anormal et incommode d'éprouver des sentiments à l'égard des centaines de gens qu'on rencontre chaque jour, et l'insipidité qui en résulte comme conséquence nécessaire pour la vie quotidienne est devenue pour beaucoup d'entre nous une qualité valorisée. Nous constatons donc un paradoxe apparent : chez nous, où nous trouvons dans une même ville une variété inconcevable de conditions de vie, cela n'empêche que l'expérience subjective de cette vie soit plate dans beaucoup de cas 2 . Par contre, chez les Djelgôbé, où les conditions de vie sont plutôt monotones, où tout le monde se trouve sujet aux mêmes situations, l'expérience subjective des gens est riche et nuancée. Dans le fait que les gens croient partager un même monde, nous avons déjà vu une explication du rapport entre la constitution du monde et l'expérience de celui-ci par les gens. Mais poursuivons un peu plus loin notre analyse. Nous avons parlé plusieurs fois de la dureté des conditions de vie des Djelgôbé. Il faut maintenant constater qu'étant donné notre participation à la situation que je viens de décrire pour ce qui concerne la civilisation industrielle, ma femme et moi 2. Cf. par exemple, cette plainte de l'un de nos meilleurs chroniqueurs de la subjectivité moderne : « Ma vie est plate, plate, plate. Mes yeux seuls y voient des cataclysmes. Au fond je ne redoute vraiment que deux choses : la mort et la souffrance physique. Des maux de dents m'ont empêché de dormir, je ne pourrais guère en dire autant de mes souffrances morales. « Après cette découverte, je devrais bien me suicider, mais c'est la dernière chose que je ferai », Michel Leiris, L'âge d'homme, précédé de la littérature considéré comme une tauromachie, Paris, Gallimard, 1939.
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Attitudes face à la vie
avons trouvé difficile, dans un certain sens, notre vie affective chez les Djelgôbé. Elle était difficile, précisément, à cause de sa richesse, car la présence des gens exigea de nous une sorte d'état d'alerte constant. Autrement dit, plus nous comprenions et partagions leur vie matérielle, plus les gens s'attendaient à ce que nous participions à leur vie affective. Pour les Djelgôbé, ces deux choses n'étaient qu'une seule. Cette participation, qui pour eux était normale et naturelle, nous l'avons perçue comme difficile car nous n'avions pas l'habitude de dépenser tant d'énergie psychique dans nos rapports quotidiens avec les gens qui nous entourent. Nous avons ressenti cette situation comme une contrainte objective : au début, la chaleur humaine était aussi ennuyeuse que la chaleur du soleil. Il peut paraître choquant de qualifier la chaleur humaine d'ennuyeuse. Mais puisque c'était notre expérience il vaut mieux le dire honnêtement — non pas pour choquer, mais pour mieux discerner les constituants de cette chaleur. Les critiques occidentaux de notre civilisation parlent souvent de son impersonnalité et du manque de chaleur dans les rapports humains. Ils évoquent comme contre-exemple les civilisations du passé ou les sociétés dites « primitives », où les rapports étaient plus personnels, plus chaleureux. Je suis d'accord, en général, avec ces critiques, mais le fait de croire aux bienfaits de la chaleur humaine n'entraîne pas automatiquement que la chose elle-même soit toujours agréable. Mon expérience personnelle m'a fait constater le contraire, et il faut que le lecteur sache que cette expérience a marqué tous mes jugements sur la société que je décris ici. J'ai donc ressenti le maintien de cette sensibilité éveillée comme un travail, et nous tenterons de voir plus loin si les Peul aussi le conçoivent de la même manière. Pour le moment, regardons d'un peu plus près un autre aspect du rapport entre la « dureté de la vie » et la sensibilité aux états affectifs des autres.
Le sens tragique de la vie chez les
Djelgôbé
L e fait de considérer la vie comme difficile, d'une part, en conjonction avec celui de croire connaître intimement les émotions de ceux avec qui on vit, d'autre part, forment un ensemble qu'on pourrait nommer un sens tragique de la vie. Cela ne veut pas dire que les Djelgôbé considèrent que leur vie est une tragédie ; je ne pense pas que leur vocabulaire ait un tel concept. E n employant ce terme je veux surtout signaler les similitudes entre l'expérience d'un spectateur qui assiste à la représentation d'une tragédie et celle des Djelgôbé face aux événements qui arrivent à ceux qui leur sont proches. Il s'agit d'accorder aux gens et à leurs problèmes une importance du même ordre que celle que nous accordons aux personnages d'une tragédie et qui permet à celle-ci de nous émouvoir profondément. Il me semble que cette attitude s'exprime à travers l'incident suivant : Une fillette de huit ou neuf ans, atteinte d'une méningite fulgurante, souffrait de douleurs et d'une fièvre délirante. Elle vivait avec sa tante paternelle, Lobbel, l'une des femmes du jooro. Je suis allé la voir pour m'assurer qu'il s'agissait bien de la méningite et pour proposer à ceux qui en avaient la charge de l'amener à la clinique de Djibo dans ma voiture. Lorsque je pénétrai dans la case, la fillette m'offrit sa main. Elle était sèche et très chaude. Tout d'un coup, elle commença
Société
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et liberté chez les
Djelgôbé
à crier d'une manière rythmée, comme si entre chaque cri elle recevait un coup. Effectivement, d'après sa tante, elle disait que des gens la frappaient. U n e autre f e m m e plaça sa main sur le f r o n t de la malade, alors que le jooro prit une de ses mains dans la sienne. La fillette se calma. Puis, le jooro lui demanda si elle accepterait d'aller à Djibo. « Je n'irai pas à Djibo, répondit-elle, je n'irai pas mourir là-bas. C'est ici que je mourrai. » (mi yahataa jiboo, mi maayoytaa ton. Do mi maayart.) Le jooro tenta de lui expliquer qu'elle ne mourrait pas là-bas, qu'on lui ferait des piqûres qui la guériraient. Mais la fillette était sûre qu'elle allait mourir. « N e pleure pas, Lobbel m a chère, dit-elle. Tout ce que Dieu fait est bon. Les gens ne doivent pas pleurer. » (taa mboyaa, Lobbel yelDam. ko Alla waDi fuu na wooDi. taa yimBe mboya.) Le jooro alors lui demanda si elle pouvait voir les gens autour d'elle. Elle dit qu'elle nous voyait et qu'elle voyait les larmes dans nos yeux et la morve qui coulait de nos narines. Elle divaguait ; les gens ne pleuraient pas, du moins pas visiblement, mais leurs visages étaient très graves. Quelques heures plus tard, après la tombée de la nuit, j'ai conduit la fillette à la clinique ; sa tante et u n frère du jooro l'accompagnaient, son propre père étant mort. Soignée par des antibiotiques, elle guérit rapidement. Elle était de retour une dizaine de jours après.
Deux
types d'émotion
et leurs
causes
L'existence chez les Djelgôbé d'un sens tragique de la vie ne signifie pas que celle-ci leur paraît terne ou maussade. Au contraire, en temps normal, les Djelgôbé font preuve d'une grande joie de vivre et d'un sens de l'humour très développé. Si nous nous sommes particulièrement penchés sur les émotions pénibles jusqu'à présent, c'est en partie parce qu'elles sont plus difficiles à identifier, étant donné la valeur attachée à leur répression, alors que la joie, le contentement et l'affection s'expriment beaucoup plus facilement. En outre, du point de vue de la psychologie, toutes les émotions sont apparentées les unes aux autres, de telle sorte que la façon dont l'homme ressent la douleur, par exemple, influe sur celle dont il ressent la joie et vice versa. La raison en est que ces émotions ont en commun le fait d'être suscitées chez l'individu par le monde réel autour de lui, c'est-à-dire les objets et les personnes avec lesquels il est en contact. Elles sont à la fois une évidence de ce rapport entre l'homme et le monde, et un instrument de son maintien. Il existe cependant u n autre genre d'émotions qui signalent justement un manque de rapport entre l'homme et le monde. Il s'agit des états affectifs que nous nommons ennui, anxiété et dépression. Ces états se caractérisent par le fait que celui qui les ressent est incapable d'en trouver une cause extérieure à lui-même 3 — 3. Cf. par exemple, cette caractérisation, par le psychanalyste E. Schachtel, des sentiments d'ennui et de dépression : « In boredom and depression the world loses its valences to the degree that the person loses his interest and does not turn toward the world [...]. In the cases of boredom and depression which occur either as a passing mood or as a more lasting disposition, the disruption of sensory and other communication with the world is not enforced from outside but originates in the personality of the perceiver. The world appears dull and empty to him because he cannot establish contact with it and at the same time he undergoes a relative loss of self, he does not feel quite alive. He can no longer
Attitudes
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face à la vie
à moins que ce ne soit l'absence de quelqu'un ou de quelque chose. Chez les Djelgôbé, ce genre d'émotion est assez rare. Par exemple, alors qu'il existe un riche vocabulaire pour nommer les sentiments, la langue peul ne semble pas avoir de mots pour les trois états que nous venons d'évoquer. Les seules occasions où j'ai cru détecter chez les gens de Petaga l'ennui, tel que je le connais, c'était lorsqu'ils étaient en ville et privés de leurs contacts et de leurs occupations habituels. Quant à l'anxiété et à la dépression, je ne les ai pas observées sous cette forme de malaise vague et plus ou moins aigu que nous connaissons dans notre société. Dans les deux cas, le sentiment est perçu par celui qui l'éprouve comme découlant d'une situation précise. Par exemple, la dépression, qui ne se distingue pas linguistiquement de la tristesse ou du chagrin, résulterait d'un échec, alors que l'anxiété, si elle était grave, serait causée par de mauvais esprits agissant sur l'individu, et elle serait assimilée à une maladie mentale. Toutefois, ces observations doivent être nuancées par le fait que les Djelgôbé identifient certaines personnes comme étant « de mauvaise humeur » (Balinoowo). Cette expression n'implique pas nécessairement la méchanceté ou la malveillance, mais plutôt un trait de caractère ou une humeur passagère qui se manifeste avant tout par le fait de parler peu. Pour les autres, ne pas parler signifie qu'on n'est pas content d'être avec eux et qu'on cache sa pensée. C'est le malaise que suscite une telle personne qui est évoqué, plutôt que le sentiment que celle-ci ressent, car le sens littéral du terme Balinoowo est « celui qui fait noir ». L'humeur ainsi nommée est considérée par les autres comme injustifiée ou inexpliquée, alors que la personne intéressée n'emploierait pas ce terme pour décrire ce qu'elle ressent. Je n'ai jamais entendu ce mot utilisé en parlant des hommes, mais seulement à propos des femmes.
La joie : l'exemple
des bergers en
transhumance
Nous avons vu que le dénominateur commun entre la joie et les émotions et sensations pénibles est que tous ces états manifestent une relation avec le monde réel, alors que les sentiments que nous venons d'esquisser résultent plutôt d'une coupure de cette relation. Nous pouvons maintenant aller plus loin pour suggérer que, dans bien des cas, le rapport entre la joie et le plaisir, d'un côté, et les sentiments pénibles, de l'autre, est plus proche qu'une similitude sur le plan formel, car, dans ces cas, ceux-là sont occasionnés par une sorte de triomphe sur ceux-ci. Cette manière de voir le rapport entre la joie et la peine s'est imposée à moi par mes observations pendant un voyage de transhumance où j'ai accompagné cinq bergers avec leurs troupeaux sur des terres salées loin du village (une distance de 80-100 km environ). C'est un voyage dur et fatigant, et, comme nous l'avons déjà remarqué (chap. IV), un certain nombre de jeunes gens, aujourd'hui, refusent de le faire. Il faut pour ce trajet un minimum de quinze jours en tout : cinq jours pour be reached by, be receptive to, the richness of the sensory world because he feels unable to turn toward it », Ernest G. Schachtel, Metamorphosis, New York, Basic Books, 1959, pp. 232-233.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
aller, cinq jours sur la terre salée, et cinq jours pour revenir. Cependant, un certain nombre de bergers restent autour des terres salées pendant la saison des pluies entière, mais ces hommes deviennent de plus en plus rares dans le Djelgôdji. En plus de son boodi traditionnel et, si possible, un chapeau et des sandales ou chaussures, tout berger porte sur son épaule une lance (labbo) et un bâton (sawru). En outre, un ou plusieurs de ceux qui partent ensemble doivent transporter des écuelles pour traire, des calebasses pour garder le lait après l'avoir trait et des gourdes pour pouvoir boire de l'eau ou du lait en cours de route. Se nourrissant uniquement de lait, buvant de l'eau où des centaines de vaches ont pataugé, uriné, déféqué, veillant sur les animaux vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sans abri contre les éléments, les bergers sont bien conscients d'accomplir une dure tâche. Mais c'est justement dans ces conditions que les gens se sont laissés aller aux expressions les plus extravagantes de la joie et du plaisir. A tout moment, un ou deux d'entre eux chantaient, gambadaient, riaient pendant qu'ils marchaient devant leur troupeau. Lorsqu'il pleuvait — il plut cinq fois pendant ce voyage, deux fois la nuit et trois fois le jour —, les bergers ne pouvaient pas s'abriter sous les arbres parce qu'il fallait empêcher les bêtes de fuir paniquées par la foudre et par la violence du vent et de la pluie. En ces occasions, les jeunes hommes se mettaient devant leurs animaux en hurlant des ordres pour que ceux-ci ne bougent pas et en agitant leurs bâtons. Certains étaient torse nu parce qu'ils avaient mis leurs boodiije à l'abri de l'eau pour avoir un vêtement sec après, alors que d'autres ne l'avaient pas fait. Vêtus ou non, ils grelottaient sous la pluie glaciale. Deux d'entre eux lançaient des grossièretés au ciel tout en dansant une sorte de gigue dans l'épaisse boue créée par l'inondation. Nos repas de lait avaient l'air d'une beuverie, à la fois solennelle et joyeuse. Le soir, après avoir trait une vache, un berger s'asseyait et buvait le contenu de son écuelle d'un seul trait. Ou bien il la donnait à un camarade en lui demandant d'en faire de même. Ou bien ils buvaient le lait ensemble, passant et repassant l'écuelle après chaque gorgée. Ou bien nous nous asseyions en cercle en passant une ou plusieurs écuelles de gauche à droite. Lorsque nous ne pouvions plus boire, le reste était mis de côté dans des calebasses. Puis, à plusieurs reprises pendant la nuit, nous nous réveillions pour boire encore. L'un des bergers disait, par exemple : « Levons-nous ! Déversons la blancheur dans nos ventres ! » (ummen ! mbaylen ndaneeri e deedi men !) On me passait une calebasse pleine de lait. « Epanche le blanc liquide au-dedans de toi-même ! » (delitin ndaneejam ehe ma !) Nous buvions, puis nous nous recouchions. Plus tard encore, un berger disait : « Venons-en aux prises avec la blancheur ! » (j\awloDen e ndaneeri !) et nous buvions une deuxième fois. Au cours de ce voyage, tout un vocabulaire s'est constitué pour parler de l'acte de boire le lait. Bien que la joie soit une émotion difficile à expliquer — elle est relativement peu analysée dans la littérature psychologique — il est possible de trouver des rapports entre les expériences que nous venons d'évoquer et certains aspects de la culture peul. Tout d'abord, il importe de rappeler que la transhumance, telle qu'elle est pratiquée par les Djelgôbé, se passe en brousse et elle ne concerne que des jeunes hommes et des adolescents. L'absence du village, c'est-à-dire des femmes et des vieux, change assez radicalement la nature des
Attitudes face à la vie
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pressions sociales influant sur les individus. En particulier, l'expression de toutes les émotions est beaucoup plus libre car le problème de la maîtrise de soi devant la pulaaku se pose différemment. L'opposition brousse/village (ladde/wuro) joue un grand rôle dans la vie quotidienne des Djelgôbé, et nous y reviendrons plus longuement ailleurs. La transhumance comme quintessence de l'expérience peut de la vie Deuxièmement, il est frappant de remarquer la similitude entre les attitudes exprimées ici et celle décrite par le griot dans le chapitre précédent pour souligner la différence de caractère entre le pullo et le maccuDo. Je pense que cette similitude est très significative. Car, s'il est vrai que les paroles du griot expriment certains aspects de l'idéal de l'homme peul, le comportement de ces bergers en brousse peut être compris comme une manière de vivre ce même idéal. Cette joie de vivre que nous sentons à travers leurs actes et leurs paroles n'est pas seulement le plaisir d'être en vie, mais elle est encore et surtout la joie d'être Peul, de pouvoir réaliser certaines valeurs peul. Lorsque j'étais en transhumance avec ces jeunes hommes, j'avais l'impression, difficilement définissable, que je regardais en quelque sorte « la vraie vie peul », c'est-à-dire une vie dont découlent certaines notions clefs pour comprendre les valeurs de la société peul. L'amour de la vache, l'interdépendance entre l'homme et l'animal, la surveillance du troupeau et des considérations en vue de son bien-être et de son augmentation dominaient notre existence. Nos besoins et, bien sûr, notre confort, prenaient la seconde place. Nos moments de repos et les heures de nos départs, ainsi que notre vitesse de marche étaient largement déterminés par les bêtes. Le fait même d'aller tenait non seulement à l'état de santé du troupeau, mais encore au fait qu'à partir d'une certaine période de l'année les vaches se dirigent toutes seules en direction des terres salées si leurs propriétaires ne prennent pas à temps l'initiative de les y conduire. Etre si complètement à la merci des vaches n'est pas chose agréable en soi, et ceux qui font la transhumance ne cessent de souligner ces difficultés. Le sentiment des Peul dans cette situation est vraiment ambigu : car, d'un côté, les activités du berger ne dépendent pas de lui-même ; il ne peut pas faire ce qu'il veut. Mais, d'un autre côté, il échappe presque totalement aux pressions habituelles de la vie sociale en communauté. La vache représente la plus haute valeur de la société peul, mais elle n'y est pas intégrée de la même manière que les hommes. Elle y joue son rôle tout en échappant à l'emprise des hommes, car elle n'est pas humaine. Or, le fait de se soumettre à la vache, étrangère à la société humaine, libère l'homme de l'emprise de cette société tout en faisant admettre aux autres la valeur et la légitimité incontestables de son action. L'un des genres d'homme le plus admiré chez les Peul est celui qui « aime les vaches ». Les paroles du griot également expriment cette admiration. Ce raisonnement trouve une confirmation partielle dans une conversation que j'ai eue avec l'un des bergers, une fois que nous fûmes arrivés aux terres salées. Celui-ci me confia qu'il allait rester en brousse pour la durée de la saison des pluies au lieu de rentrer au village de sa famille. Lorsque je lui demandai pourquoi, il me dit : « Tu ne vois pas ce qui se passe
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Société et liberté chez les Djelgôbé
au village, comment les jeunes gens s'amusent entre eux et personne ne s'occupe du bétail ? Si on laisse les vaches à elles-mêmes comme ça elles ne deviennent pas grasses et elles n'augmentent pas. Mais si un homme reste en brousse avec ses vaches toute la saison des pluies et s'il les conduit sur la terre salée toutes les deux semaines, elles deviendront grasses et saines, et elles vêleront chaque année. Si je rentrais au village maintenant je ferais comme les autres : je passerais mes journées avec mes amis et je courrais les filles le soir. Au village, les gens cessent de s'occuper des animaux. > Mon camarade ressentait très clairement, donc, un conflit entre les pressions de la vie sociale normale et le meilleur intérêt de son troupeau. Cependant, il ne se posait pas le problème en termes de la liberté — au moins pas ouvertement. Je lui demandai alors s'il avait discuté son projet avec son grand-père, qui était le chef de famille et le gérant du troupeau. Il m'assura qu'il l'avait fait et que celui-ci était d'accord — après tout, c'était pour le bien du troupeau... Mais après être revenus, sans lui, au village, nous avons appris qu'en réalité son grand-père n'était pas content du tout. Je n'ai pas réussi à savoir s'il ne voulait pas que son petit-fils restât en brousse ou s'il préférait seulement que celui-ci lui eût renvoyé une partie du troupeau par nos soins. Il est clair, de toute façon, qu'en gardant le troupeau entier avec lui le jeune homme savait très bien que le vieil homme allait être mécontent, mais sans pouvoir rien faire contre lui devant le fait accompli. D'après les descriptions données ici, il peut paraître que les grandes joies, telles que celle ressentie par les bergers en transhumance, soient en quelque sorte marginales à la vie sociale proprement dite. Il est vrai qu'à l'intérieur du wuro on n'entend pas les gens chanter ou crier de la même manière qu'en brousse, et l'on y boit le lait sans commentaires. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que les gens ne ressentent pas la joie. En réalité, comme nous l'avons déjà constaté en ce qui concerne les émotions pénibles, de tels sentiments ne doivent pas dominer l'homme en public. En règle générale, les émotions fortes, quelle que soit leur qualité, ne s'expriment pas ouvertement au wuro, mais elles se laissent comprendre. Et c'est justement là que se révèle l'un des plaisirs les plus raffinés de la vie dans cette société, à savoir le plaisir de se sentir compris.
CHAPITRE
IX
LE MAINTIEN DE LA SOCIÉTÉ Comparaison des notions occidentale et peul de la « société > Lorsque, de notre perspective d'homme « industrialisé » et urbanisé, nous pensons à la « société » (ou society, en anglais ou Gesellschaft, en allemand), nous évoquons d'une part les notions de système, de règles, et d'ordre, et, d'autre part, celle d'un groupe anonyme, mais organisé, de gens parmi lesquels nous vivons et dont l'intérêt paraît très souvent en conflit avec le nôtre. Cette idée de la société se manifeste clairement dans notre habitude de distinguer l'homme et la société et de les mettre souvent en opposition l'un par rapport à l'autre. Même quand nous admettons l'unité des intérêts de l'homme et de la société, nous continuons à voir cette dernière comme une entité, parfois comme un organisme, qui existe indépendamment de la volonté et de l'action de l'individu puisque, du point de vue de celui-ci, elle est plus grande que la seule somme de ses parties constituantes. En outre, la société existe réellement de façon indépendante des volontés individuelles, dans la mesure où ses institutions s'incarnent non seulement dans des pratiques, mais encore dans des objets durables, tels que maisons, bureaux, églises, uniformes, voitures, routes, téléphones, murs, villes, villages, etc. Il est vrai que ces objets se délabrent plus ou moins rapidement, mais cela n'est pas perceptible du jour au lendemain ; du point de vue de l'individu, ces choses sont là quoi qu'il fasse et elles déterminent largement la configuration de ses activités quotidiennes, qu'il en soit conscient ou non. L'impression quotidienne que fait la société peul chez l'individu est sensiblement différente. Tout d'abord, les institutions sociales ne sont que peu incarnées dans des objets fabriqués par l'homme et ces objets se caractérisent plutôt par la fragilité que par la permanence. Une hutte de paille, par exemple, peut être utilisée pendant deux ou trois ans au maximum avant d'être refaite, et en pratique beaucoup de huttes ne sont utilisées que pendant une saison. Ce n'est pas seulement le temps qui attaque les huttes, mais encore les termites, d'une part, et les vaches, les ânes et les chèvres, d'autre part. En effet, cela fait une drôle de sensation que d'être réveillé au milieu de la nuit par le bruit des mâchoires d'un animal qui mange complaisamment votre habitation. Le fait d'avoir une case à tel ou tel endroit est toujours regardé
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Société et liberté chez les Djelgôbé
comme quelque chose de temporaire, même s'il s'agit du même endroit plusieurs années de suite. En réalité, l'agencement des cases d'un wuro est en constante évolution. Il se modifie par des adjonctions ou des départs pendant chaque saison, alors qu'au moment des déplacements plus importants entre les saisons les gens reconstituent leur campement ailleurs avec toute une autre configuration. On ne semble pas retrouver chez les Djelgôbé ce souci, noté par Marguerite Dupire chez les WoDaaBe du Niger, de reconstituer dans l'espace l'ordre hiérarchique créé par le système de parenté et par le mariage 4 . Les gens se regroupent en général par famille, mais, bien que j'aie cherché, je n'ai pas trouvé d'ordre dans la disposition des groupes familiaux ni dans l'emplacement des cases à l'intérieur d'un tel groupe. Le concept de la société comme une entité définie existant de son propre chef, ne semble pas se retrouver chez les Djelgôbé. Mais certaines des notions comprises dans notre concept s'expriment par des tournures en peul qu'il convient maintenant d'analyser. L'idée de compagnie ou d'association, qu'exprimait le latin societas, dérivé de socius, compagnon, est exactement traduite par le nom peul gondal. Ce mot n'est pas une forme figée en peul, mais il se construit à partir de la racine won-(gon-), « être, exister », plus un morphème /-d-/ signifiant « avec, ensemble » et un suffixe nominal. Le sens littéral de ce terme est donc « le fait d'être ensemble », « la vie en commun ». La forme verbale wondude est également très employée pour signifier « être ensemble », et l'expression wondiiBe — « les personnes qui sont avec » — est un terme usuel pour désigner les gens avec qui on partage la vie. D'autre part, les gens qui constituent la société peuvent être invisagés comme anonymes. Mais pour parler d'eux on n'utiliserait pas en peul une expression signifiant l'idée de societas, mais on se sert plutôt, comme on le fait souvent en français, de termes vagues qui désignent « les gens ». Ces termes sont parfois yimBe (les gens), et encore plus fréquemment aduna ou adunaangi (du monde), formes qui dérivent du nom adunaaru (le monde). Par exemple, l'expression ley aduna (lit. : « dans du monde ») est employée pour signifier « en public ». Pour traduire : « Les Peul ne mangent pas en public », on dirait : fulBe nyaamataa e ley aduna. Les termes yimBe et aduna (ou adunaangi) peuvent se remplacer l'un par l'autre dans certains cas, mais, tout comme leurs traductions françaises, ils n'expriment pas les mêmes nuances. Par exemple, on peut dire yimBe am (mes gens), mais jamais aduna am, ce qui souligne l'impersonnalité du concept. Il semble que c'est ici que nous retrouvons l'aspect anonyme et impersonnel que revêtent « les autres » dans notre conception occidentale de la société. En effet, comme nous venons de le voir, l'impossibilité de dire aduna am suggère justement une opposition entre l'individu et « le monde ». Aduna est un vrai collectif ; il ne désigne pas « la société » ou un groupe particulier, mais le fait d'être en groupe, en public. Celui qui utilise ce terme envisage les autres comme étant indifférenciés entre eux et par rapport à lui-même. Aduna c'est les gens devant lesquels on doit faire preuve de sa pulaaku. Il incarne donc une certaine force de contrainte sur le comportement des gens.
1. Cf. Dupire, op. cit., pp. 156-159.
Le maintien
de la
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société
La réaction du public et le maintien de la continuité
dans les
comportements
Cette force réside dans les yeux des gens, d'une part, mais elle se trouve aussi dans leurs bras. La seule présence des gens (aduna) peut empêcher quelqu'un de faire quelque chose de contraire à la pulaaku : mais dans certains cas les gens agissent verbalement ou physiquement pour retenir quelqu'un. C'est ce qui arrive normalement si deux personnes commencent à se battre en public, par exemple. Alors, ceux qui se trouvent sur place se mettent entre les combattants et les saisissent si nécessaire, jusqu'à ce que ceux-ci se maîtrisent eux-mêmes. De même, si un parent ou un grand frère est sur le point de frapper un enfant ou de lui prendre quelque chose qu'il désire, quiconque se trouve là dira à l'adulte de ne pas frapper ou de ne pas prendre l'objet à l'enfant. Cette manière de réagir chez le public n'est nullement ressentie comme contraignante, pourtant. Si les gens avaient réellement envie de se battre, ou si un parent voulait réellement administrer une correction à son enfant, ils pourraient s'arranger pour le faire pendant un moment où il n'y aurait pas de monde. En fait, l'attitude du public est si bien connue qu'elle entre dans le calcul de tout le monde et elle contribue à l'équilibre des sentiments chez les individus. Par exemple, c'est justement lorsqu'il y a des gens présents qu'un parent, dans bien des cas, se permettra de piquer une colère contre un enfant, car il sait bien qu'on l'empêchera d'aller au bout. Il en va de même en ce qui concerne des gens qui se disputent en public : puisqu'ils sont en public, leur honneur est en jeu, mais, pour la même raison ils pourront tous les deux sauver l'honneur en tentant de se battre, parce qu'ils savent que les gens ne les laisseront jamais aller jusqu'à faire couler le sang. Dans le cas du parent, aussi bien que dans celui de ceux qui se disputent, il est toujours honorable et magnanime de se laisser convaincre par les gens et de prouver par là qu'on souscrit aux valeurs du groupe et qu'on possède une âme capable de pardonner. La certitude de pouvoir s'appuyer sur la réaction du public joue un grand rôle dans l'éducation des enfants. Les Djelgôbé sont tout à fait conscients du mécanisme que je viens de décrire et ils s'en servent pour discipliner leurs enfants. Cela m'a été enseigné de façon frappante un jour où je cherchais à reprendre un objet à un enfant qui jouait avec par terre dans notre case. Lorsque je manifestai l'intention de le prendre par force, il était clair que l'enfant avait peur et qu'il allait pleurer, mais sans lâcher l'objet. A ce momentlà, un homme qui était avec moi dans la case me dit d'être gentil et de laisser l'enfant jouer avec la chose. Mais je ne comprenais pas encore le jeu et je tentai à nouveau de reprendre l'objet. Je me sentais à la fois bloqué par l'enfant et critiqué par mon visiteur, et je dus probablement dire que je ne voulais pas que l'enfant jouât avec cet objet. L'homme me dit alors que j'avais fait peur à l'enfant et que celui-ci me donnerait la chose si j'avais l'air de me laisser calmer par lui. Il m'expliqua alors que c'est comme cela que les adultes arrivent à se faire obéir par les enfants sans utiliser de la force et sans les frapper. Personne ne veut frapper un enfant, mais par ce système d'entraide les adultes peuvent menacer de le faire tout en étant certains d'être retenus par les gens.
Société et liberté chez les Djelgôbé
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Ce mécanisme sert évidemment à maintenir la paix, valeur hautement importante, comme nous le verrons tout à l'heure, mais il a une autre conséquence également importante, sinon plus. L'enfant apprend très jeune qu'il peut compter sur les autres pour le protéger contre ses aînés et, plus tard, contre lui-même. Cette expérience sécurisante, qui commence dès l'éveil de la conscience chez l'enfant, jette les bases, je pense, d'une extraordinaire confiance en « les autres » qui persiste toute la vie chez la plupart des gens. Cette confiance ne doit pas être confondue avec l'idée de la justice ni avec la confiance qu'on peut avoir en telle ou telle personne. La réaction du public dans des situations de ce genre n'est pas nécessairement juste, mais elle est si prévisible que, au cours d'une vie humaine, elle peut donner une impression de permanence. Le fait que le public réagisse n'assure pas que les intéressés se plient devant l'opinion publique non plus, mais ce qui compte, c'est la certitude de la réaction du public sur le champ plutôt que les conséquences éventuelles de cette réaction. En ce qui concerne le comportement des adultes, ce mécanisme est d'une très grande portée aussi, mais dans un autre sens. L'exemple des gens qui se disputent en public est le plus révélateur à cet égard. Nous avons parlé à plusieurs reprises de la notion de la maîtrise de soi, et de la valeur qu'attachent les Djelgôbé à la manifestation publique de cette maîtrise. Normalement, la colère, elle aussi, est une émotion qu'il ne faut pas montrer en public, mais pas dans tous les cas. En réalité, la personne ou la situation contre laquelle on se fâche importe beaucoup. Il est toujours honteux, en quelque mesure, de se laisser emporter par la colère, quelle que soit la situation, mais il n'est pas attendu de l'homme de pouvoir se maîtriser dans toutes les situations. En fait, c'est lorsqu'un homme est provoqué par quelqu'un étranger à son groupe de proches parents que les gens s'attendent à une réaction violente. Et c'est en ces circonstances que le public joue un rôle moins de contrainte que d'aide à une personne dépassée par ses émotions qu'elle ne peut plus contrôler par ses propres forces. Mais le fait même de venir en aide à une personne dans cette situation suggère que l'expression de la colère et l'impulsion de se battre ne sont pas tenues pour mauvaises en elles-mêmes. Au contraire, si ces sentiments ne surgissaient pas dans le cœur des hommes, ces derniers ne pourraient défendre leur honneur ni leurs intérêts ; ils n'auraient pas le courage d'agir. Et les autres, de leur côté, ne sauraient pas les limites de celui qu'ils affrontent.
Le surmoi
et la culpabilité
chez nous et chez les Peul
C'est donc dans le cas de l'affrontement que nous nous apercevons à quel point aduna (les autres indifférenciés) est intégré au psychisme de chaque individu. La présence des autres facilite la coexistence de deux tendances contradictoires : la réaction à un affront et la répression de cette réaction ; car du point de vue de l'individu, la première vient de lui-même, alors que la seconde est imposée du dehors. Le manque de données psychologiques en profondeur sur des cas individuels ne me permet pas de dire qu'il n'y a pas, chez les Peul, une intériorisation du surmoi, comme on la trouve dans beaucoup de couches des populations occidentales. Mais je pense que nous pouvons provisoirement supposer que c'est le cas, en nous appuyant sur les résultats publiés par les
Le maintien de la société
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Ortigues à partir de leur travail en clinique au Sénégal 2 . De toute façon, il semble ressortir de cette analyse du rapport entre l'individu et les autres (aduna), au moment d'un affrontement, que ces derniers jouent effectivement le rôle du surmoi. Si cela est vrai, le sentiment de la culpabilité, tel que nous le connaissons, ne devrait guère exister chez les Djelgôbé. La culpabilité est le fait de se sentir comme étant devenu foncièrement mauvais parce qu'on a été capable de commettre (ou même d'imaginer) un acte condamnable. On ne se sent plus digne d'être aimé par les hommes, sur le plan social, ni par Dieu, sur le plan religieux (nous reviendrons sur ce point tout à l'heure). Sur le plan social, donc, on peut comprendre le phénomène de la culpabilité comme résultant du fait (ou de la menace) de retirer l'amour. Aux Etats-Unis et en Europe, la méthode disciplinaire qu'on peut tirer de ce fait psychologique est très employée. On fait comprendre à l'enfant que s'il n'est pas « bon » on cessera de l'aimer, et que c'est le fait d'accomplir un acte défini comme « mauvais » qui le rendra mauvais. Or, les Djelgôbé refusent cette logique : ils ne considèrent pas mauvaise une personne qui a fait un acte mauvais, et ils ne retirent pas leur amour à une personne à cause d'un tel acte ou pour la punir. Comme dans d'autres petites communautés, chacun critique ceux qui l'irritent en parlant à des tierces personnes, alors qu'une confrontation à deux est plutôt rare. Plusieurs fois, après avoir écouté quelqu'un me parler longuement du mal que fait telle ou telle personne, je dis à mon interlocuteur : « Alors, tu ne dois pas aimer Untel » — Ah, si, me répondit-il, je l'aime. Après tout, c'est un parent. C'est seulement ce qu'il fait que je n'aime pas. » Etant donné la manière dont j'ai été élevé et les habitudes que j'avais acquises moi-même, j'ai eu franchement du mal à accepter ce genre d'affirmation au début. Cependant, à la longue, je devais constater qu'une telle chose était possible, et pour la comprendre, il me fallait repenser ma conception de l'amour. De même, en ce qui concerne les enfants, je n'ai jamais vu les gens tenter de les culpabiliser. Les adultes expriment leur irritation, ils font peur aux enfants et ils se servent de la tactique décrite plus haut, mais ils ne menacent pas de cesser de les aimer. Une ou deux fois, quand j'étais fâché contre un enfant, j'ai tenté de le faire se sentir coupable : cela n'a jamais marché, l'enfant ne comprenait pas le jeu que je lui proposais. La fonction de contrôle et de répression que remplit le surmoi dans le psychisme de beaucoup d'entre nous autres Occidentaux, est tenue par la présence réelle des autres (aduna) dans celui des Djelgôbé. Cela paraît conforme à la théorie freudienne de l'esprit, en ce que le surmoi, selon elle, n'est autre chose qu'une représentation mentale du père et des autres, et qui agit à leur place sur le reste du psychisme de l'individu. C'est là qu'on trouve une vraie différence, si différence il y a, entre la « mentalité » des Djelgôbé et la nôtre. Le fait d'avoir un surmoi peut libérer l'homme occidental de l'influence directe des autres parce que ceux-ci sont remplacés par leur image dans l'esprit de l'individu. Et dans la mesure où de telles images ne correspondent pas à la réalité, on peut s'attendre à une diversité de plus en plus grande de comporte-
2. « L'instance critique de la conscience, le surmoi, aura davantage besoin de s'appuyer sur des représentants extérieurs », Œdipe africain, p. 147.
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Société et liberté chez les Djelgôbe
ments, puisque chacun, au lieu de se conformer à la pression des autres, se pliera plutôt à l'image qu'il en porte dans son esprit. Effectivement, on voit une grande variété de comportements dans nos sociétés occidentales, et un foisonnement d'images de l'homme et de sa nature, mais est-ce qu'il est possible de montrer que cela résulte de ces évolutions de notre esprit ? Je ne le pense pas, car on trouve également une grande variété de comportements et une grande diversité dans les types de personnalité chez les populations non occidentales, et c'est surtout notre ignorance de ces populations qui nous permet de les imaginer comme homogènes. Le fait de dire que l'acquisition d'un surmoi libère l'homme de l'influence directe des autres ne signifie pas que celui-ci se libère de leur influence tout court. Au contraire, comme le constatent ceux qui essaient de soulager les névrosés, cette influence, exercée à travers le surmoi, est d'autant plus grande que le surmoi agit sur l'homme à son insu. Le surmoi est en large partie inconscient, c'est-à-dire l'image qu'il recèle ainsi que ses moyens d'agir sur l'esprit sont largement ignorés par l'individu qui se trouve en quelque sorte désemparé devant lui et presque incapable de résister à ses commandes. Chez les Djelgôbé, par contre, où le surmoi n'est pas une image mentale des autres mais les gens eux-mêmes, en chair et en os, le problème de l'influence des autres sur l'individu, et de la résistance que celui-ci peut offrir contre elle, se présente de façon plus immédiate et, peut-être, plus observable que ce n'est le cas dans nos sociétés urbaines. En ce qui concerne les Djelgôbé, il faudrait peut-être même repenser notre notion de la personnalité d'un homme, car il semble évident, d'après notre analyse du rapport entre homme et aduna, que la personnalité ne se localise pas entièrement dans le corps et l'esprit d'une personne, mais qu'elle comprend également les gens avec lesquels celle-ci est en relation. Sans les autres, il manque à l'homme une partie de lui-même ; ce n'est pas simplement une façon poétique de voir les choses, mais c'est une constatation objective. Mais nous avons vu qu'il n'existe pas en peul de mot dont les connotations soient les mêmes que celles du mot français « société ». Nous disons en français que l'homme a une responsabilité envers la société, mais on ne dirait pas en peul que l'homme a une responsabilité envers Vaduna ; il serait plus exact de dire, pour rester dans le même langage, que la responsabilité de l'homme consiste à faire partie de 1 'aduna pour les autres. A ce moment-là, l'homme cesse de considérer les autres comme aduna, c'est-à-dire de façon indifférenciée, mais il les voit individuellement selon leur caractère, leur situation et leur rapport avec lui. Ils ne sont plus aduna pour lui, mais wondiiBe makko, « les gens-qui-sont-avec lui ». Il ne s'agit pas de maintenir « la société », une entité abstraite, mais plutôt d'entretenir ce réseau de relations dans lesquelles on se trouve par sa naissance, d'une part, et par le fait d'habiter dans une certaine localité, d'autre part. Le maintien des rapports dans la communauté : les salutations Qu'est-ce que cela veut dire, maintenir une relation ? Peut-être que les indications suivantes nous aideront à comprendre. Vers cinq heures du matin, lorsque le ciel commence à devenir perceptiblement plus clair, les hommes et les
Le maintien de la
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femmes mûrs se lèvent pour faire leur toilette. Ils doivent prier avant le lever du soleil, et s'ils ont eu des rapports sexuels cette nuit ils se trouvent alors dans un état impur et ils doivent se laver les parties sexuelles afin de pouvoir prier d'une façon acceptable par Dieu. Les femmes en période de règles ne peuvent pas prier car il leur est impossible de se purifier avant la fin de leurs règles. L'eau est froide et, chaque année, au moment des grandes fêtes religieuses, les moodiBBe rappellent aux fidèles l'inefficacité de leurs prières s'ils ont omis de se laver avant de les faire. Les Djelgôbé se baignent de préférence pendant la période la plus chaude de la journée : c'est rafraîchissant et on n'attrape pas froid. Pendant la demi-heure ou même l'heure qui précède le lever du soleil, les hommes prient ensemble sous l'arbre au sud-est du wuro, alors que les femmes prient dans leurs cases ou devant leurs portes. Les enfants et les jeunes gens sont encore endormis. Les vaches sont couchées près des cases de leurs maîtres, alors que les veaux dorment dans leur enclos d'épineux. Dans l'heure qui suit le lever du soleil les femmes traient les vaches. On fait sortir de l'enclos le veau de la vache qu'on veut traire. Le veau court à sa mère et commence à téter. Après quelques minutes, la femme qui a le droit au lait de cette vache attache le cou du veau au pied droit de sa mère — ce qui tranquillise les deux animaux — s'accroupit du côté droit de l'animal, et trait, avec une ou deux mains, en tirant sur les pis de façon à ce qu'ils glissent entre le pouce et l'index. Elle plonge ses doigts dans le lait de temps en temps pour les mouiller afin de réduire la friction avec les pis de la vache. Avant d'avoir extrait tout le lait, la femme arrête et détache le veau pour qu'il en tète le reste. La quantité qu'elle laisse dépendra de l'âge et de la santé du veau, de la saison, et, en fin de compte, des besoins humains. Les vaches sans veau sont beaucoup plus difficiles à traire, car elles ne restent pas tranquilles. Il faut qu'une autre personne tienne la tête de l'animal à l'aide d'un long bâton au bout duquel se trouve une boucle de corde pour attraper les cornes. C'est souvent une autre femme qui tient une telle vache, mais si celle-ci est très difficile, on appelle un homme pour le faire. Les femmes sont propriétaires du lait des vaches qui leur sont confiées et elles peuvent en disposer à leur gré. Cependant, il est plus difficile d'en garder dans une famille nombreuse que si la femme n'a pas beaucoup de monde qui dépend d'elle. A v e c le lait qu'elle conserve, la femme fait du beurre qu'elle pourra vendre tel quel ou qu'elle transformera en savon, forme plus facile à transporter et à garder. Dès que les vaches sont traites, ceux qui sont là prennent leur petit déjeuner, alors que la part de ceux qui sont absents est mise de côté si leur retour est attendu dans la journée. Après le petit déjeuner, qui ne prend que cinq ou dix minutes puisqu'il n'y a normalement que les restes du repas précédent, les femmes, aidées par les enfants et parfois par les adolescents, séparent les veaux de leur mère. Les veaux passeront la journée aux alentours du village, sous les arbres, alors que les vaches iront seules paître dans la brousse. Toutes les portes des cases sont ouvertes maintenant. Si elles ne l'ont pas déjà fait avant de traire, les femmes balayent leur case et l'espace devant la porte. Celles qui l'ont fait vont chercher de l'eau — à la mare ou aux puits, selon la saison — alors que d'autres s'assoient dans leurs cases pour baratter la crème du lait mis de côté la veille. C e travail peut également se faire en allant quelque part, pour
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puiser de l'eau, par exemple, ou pour rendre visite à quelqu'un, car la technique consiste à agiter rythmiquement une gourde remplie de crème en la battant contre le giron ou contre la hanche. Il est maintenant environ sept heures et demie ou huit heures. Tout le monde est sur pied, à l'exception des gens très malades et de quelques adolescents revenus au petit matin de leur quête de femmes. Les enfants commencent à jouer, alors que les hommes et les femmes mûrs vont saluer les habitants des cases voisines. En réalité, à partir de ce moment de la journée, on salue tous ceux que l'on rencontre, que ce soient des passants rencontrés par hasard ou des gens qu'on avait l'intention de voir. Au cours de notre séjour chez les Djelgôbé, il m'est apparu que le fait de saluer les gens est l'acte le plus fondamental au maintien du tissu social dans la vie quotidienne. Les auteurs occidentaux, lorsqu'ils décrivent les salutations, parlent, sur un ton amusé, des « interminables salutations africaines ». En fait, une salutation peut être longue ou brève, et l'adjectif « interminable » ne marque que l'impatience de l'Européen qui ne comprend pas leur importance. Examinons ce phénomène de plus près. Les salutations semblent se retrouver dans toute société humaine. En général, elles consistent en un échange entre deux personnes, car s'il n'y a pas de réponse on sent que la salutation n'a pas été complétée. Leur contenu peut varier sensiblement : d'un côté on a des mots qui n'ont pas de sens pour les usagers (comme l'anglais « Hi ! »), et de l'autre on exprime des idées précises, mais qui vont toutes dans le sens général de « tout va bien ». En peul, toutes les salutations ont un sens. Elles varient selon le moment de la journée, la situation dans laquelle les gens se rencontrent, et le laps de temps entre cette occasion et la dernière fois qu'ils se sont vus. Voici quelques exemples : I o ) Le matin, entre gens qui se voient tous les jours : A. jam waalii B. jam tan kori jam waalii? A. alhamdulillaahi ! a Daanike na ? B. mi Daanike, alhamdulillaahi ! A. kori on pinii e jam ? B. alhamdulillaahi, baasi fuu walaa e amin. A. Alla suuran en baasi! B. Aamin ! A. jam nyalian en 1 B. aamin ! nyallen e jam ! A. aamin !
Nuit de paix ! (lit : la paix a passé la nuit) La paix seulement ; que ce fût une nuit paisible ? Louange à Dieu ! As-tu dormi ? J'ai dormi, louange à Dieu ! Que vous fussiez réveillés dans la paix ? Louange à Dieu, il n'y a rien de mal chez nous. Que Dieu nos préserve du mal ! Amen ! Que la paix passe la journée avec nous ! Amen ! Passons la journée dans la paix ! Amen !
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2°) L'après-midi, deux personnes qui ne sont pas vues depuis quelque temps ; c'est B qui rend visite à A : A. foofoo
Merci à toi ! c'est-à-dire, merci d'être venu. Foofoo dérive du verbe foofaade, « souffler ». On évoque donc le souffle, l'effort, que la personne a dépensé en faisant ce pour quoi vous la remerciez.
maa !
B. dey celiai ! jam nyalli e maaDa ! A. jam nii, baasi fuu B. ko ri aDa selli ?
A. B. A. B. A. B. A. B.
alhamdulillaahi ! ko ri aDa jamoo ? alhamdulillaahi ! kori aDa Daanoo ? alhamdulillaahi! noy koreeji maa ngaDi ? Be ngaldaa fuu e baasi. kori sukaaBe maa na njamDi ?
A. iBe njamDi, B. A. B. A.
walaa.
alhamdulillaahi!
wondiiBe maa fuu ? iBe njamDi, alhamdulillaahi! Alla Bey du jam ! Alla jaabo du'aa o ! kori jam wonii e maaDa ?
Bonne santé ! Que la paix ait passé la journée avec toi ! Juste la paix, il n'y a aucun mal. J'espère que tu es en bonne santé ? (On ne demande pas cela à quelqu'un que l'on voit tous les jours.) J'espère que tu es en pleine forme ? J'espère que tu as bon sommeil ! Comment va ta famille ? Il n'y a aucun mal chez eux. J'espère que tes enfants sont en pleine forme ? Ils sont en pleine forme, louange à Dieu ! Et tous ceux qui sont avec toi ? La paix seulement, louange à Dieu ! Que Dieu augmente la paix ! Que Dieu exauce ce vœu ! J'espère que la paix est avec toi ?
etc. Chacun de ces exemples aurait pu être beaucoup plus long, car on répète souvent les mêmes phrases (ou des phrases très similaires, comme aDa selli et aDa jamoo), et on peut entrer beaucoup plus dans les détails en demandant des renseignements sur les différents membres de la famille, etc. Mais même ce petit échantillon peut nous éclairer sur le sens et sur la fonction des salutations chez les Djelgôbé. Tout d'abord, le fait qu'on peut en donner un échantillon est significatif, car il suggère que leur contenu est prédéterminé par la situation. Cela est vrai : lorsqu'on connaît l'heure de la journée, etc., on sait à l'avance presque exactement ce que les gens vont se dire. Mais si on sait à l'avance ce que les gens vont dire, où est « l'information » dans ces formules ? Peut-on même parler de l'information ? Après tout, quand quelqu'un dit que tout va bien, cela ne veut pas nécessairement dire que tout va réellement bien. Les gens répètent les mêmes paroles quelle que soit leur situation réelle ; ce
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n'est qu'après avoir dépassé le stade des formalités qu'il y a un véritable échange des nouvelles.
Une interprétation
de la signification
des
salutations
Cependant, il y a une certaine information transmise dans un échange de salutations, mais ce n'est pas une information qui apparaît dans les paroles ellesmêmes. Lorsque deux personnes se saluent, chacune révèle à l'autre deux faits importants, à savoir qu'elle connaît les formules et qu'elle est disposée à participer au rituel de les dire. Regardons ces deux faits un à un. Au premier abord, il pourrait paraître que la connaissance des formules ne pose pas de problème. N'est-ce pas évident que tout le monde les connaît ? Oui, tout le monde, sauf moi. C'est un fait étrange, mais significatif, je pense, que je ne suis jamais arrivé à me sentir tout à fait à l'aise dans ces formules — et pourtant je pouvais comprendre ce que les gens disaient et je pouvais me faire comprendre. Mais le peul que je parlais était presque toujours réfléchi : je cherchais mes mots et je tenais beaucoup à m'exprimer correctement. Or, on ne s'exprime pas dans les formules, on fait autre chose. On participe à un rituel. Plusieurs fois j'essayais de noter exactement ce que les gens disaient lorsqu'ils se saluaient, mais j'avais toujours l'impression que quelque chose m'échappait. Les échanges que je viens de citer, par exemple, sont théoriquement possibles, mais en les rédigeant j'avais là encore l'impression d'être un tout petit peu à côté. Je ne peux pas jurer qu'un Peul du Djelgôdji les accepterait comme exacts. Même si, par hasard, les exemples que je présente ici s'avèrent corrects, cela n'aura pas d'importance. Ce qui compte, c'est mon incertitude, parce que cela montre que la connaissance de ces formules ne se prouve pas dans le fait de pouvoir les écrire, mais dans le fait de pouvoir les dire spontanément dans les situations quotidiennes qui les appellent. Ce n'est donc pas les paroles elles-mêmes qui expriment quelque chose dans les salutations, mais le fait qu'on les dise et la manière dont on les dit. Leur manque d'information objective les rend justement d'autant plus susceptibles de transmettre une autre sorte d'information, à savoir de l'information sur l'appartenance de votre interlocuteur par rapport à votre groupe et son attitude à l'égard de ce groupe. Car, avant tout autre chose, le fait de pouvoir parler correctement, en ce qui concerne les formules de salutation, signifie qu'on est membre du groupe, non pas dans le sens de groupe de parenté, mais dans le sens de wondiiBe, gens qui partagent une même vie et une même expérience du monde. C'est à la lumière de ce fait que le sens littéral des salutations devient compréhensible : les salutations n'expriment pas la situation réelle des interlocuteurs, mais elles sont une sorte d'affirmation face à cette situation, un idéal commun vis-à-vis d'une réalité commune. Elles expriment donc l'appartenance à la société ensemble (gondal) et le désir de maintenir cette société. Les salutations sont au fond comme des prières ; leur efficacité humaine résulte de leur sincérité plutôt que de leur correspondance avec le réel ou même avec le possible. Etant donné les implications de la connaissance des formules de salutation, il est évident que le fait de les dire aux gens revêt une grande importance. Cette affirmation est appuyée par l'observation de la manière dont les gens se
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saluent. L'aspect rituel de l'échange est souligné, d'abord, non seulement par l'invariance des formules, mais encore par le ton sur lequel celles-ci sont dites. On ne prononce pas ces phrases comme on prononcerait celles d'une conversation normale. La voix est plus tendue et plus chantante. Souvent, on parle beaucoup plus lentement, en particulier avec les gens qu'on voit tous les jours. Parfois on parle très bas et très vite, de sorte que les deux partis parlent presque en même temps en posant leurs questions sans attendre la réponse de l'autre. Il me semble que c'est le cas lorsque deux hommes plus ou moins étrangers l'un à l'autre se rencontrent, ou lorsqu'ils se connaissent peu et se trouvent ensemble par hasard. De même, lorsque deux hommes qui ne parlent pas la même langue se rencontrent, par exemple un Peul et un Arabe, chacun prononce les formules appropriées dans sa propre culture. Là, le rythme et le ton de la voix suffisent à établir le contact. Ce fait, d'ailleurs, met en relief un autre aspect des formules de salutation, qu'il ne faut pas négliger. Leur existence dans les mœurs d'une société permet aux gens de se parler, parfois assez longuement, sans rien dire du tout. Cela est intéressant pour plusieurs raisons. D'une part, il peut arriver qu'un homme veuille parler à quelqu'un, c'est-à-dire entrer en communication avec lui, mais qu'il n'ait rien à lui dire sur le plan sémantique. D'autre part, du point de vue de celui qui écoute, il n'est pas nécessaire de prêter attention au sens de ce qui est dit. Les paroles deviennent pour ainsi dire un prétexte et un véhicule pour la voix, et on peut porter toute son attention sur celle-ci pour tenter de déceler l'état d'âme de l'autre et pour se former une impression de son caractère si on ne le connaît pas encore. Cela suggère une hypothèse alternative pour expliquer la manière stylisée de prononcer les formules, à savoir que les gens cherchent à ne rien révéler de leurs sentiments par la voix, tout comme ils cherchent à ne rien dire de leur pensée par les paroles. Je pense que cela est effectivement le cas, mais qu'il n'implique pas nécessairement l'idée de la duplicité, car dès que l'homme participe à un rituel, il devient en quelque sorte comme une version perfectionnée de lui-même 3 . Il se remet, momentanément du moins, de ses souffrances et de ses préoccupations quotidiennes. S'il ne le faisait pas, il ne pourrait y avoir de rituel. Il est néanmoins vrai que, même en dehors de la situation de salutation, les gens s'écoutent les uns les autres très attentivement pour saisir les nuances de la voix de leurs interlocuteurs, souvent aux dépens du sens de leurs paroles. Cela est particulièrement remarquable lorsqu'il s'agit de quelqu'un de l'extérieur ; même si celui-ci parle peul, il aura besoin d'un interprète pour faire comprendre ses idées, car lorsqu'il parle lui-même les gens écouteront moins ses paroles que sa voix, afin de comprendre qui il est, le but réel qu'il recherche, et son attitude profonde à leur égard. Un autre élément qui souligne l'importance des salutations pour les Djelgôbé est la valeur que ceux-ci attachent à une réponse immédiate. Lorsque quelqu'un vous salue il faut tout de suite laisser ce que vous êtes en train de faire 3. Cf. par exemple, cette remarque de Mircea Eliade : « L'important ici, c'est de comprendre la signification religieuse de cette répétition des gestes divins. Or, il semble évident que, si l'homme religieux sent le besoin de reproduire indéfiniment les mêmes gestes exemplaires, c'est qu'il aspire et s'efforce à vivre tout près de ses dieux. * Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1965 (éd. allemande, 1957), pp. 78-79.
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pour lui répondre. Rien ne doit être plus important que la réponse. Les seules exceptions à cela sont la prière et la récitation silencieuse du chapelet, qu'on est obligé de terminer avant de pouvoir répondre. Lorsqu'on observe les gens de l'extérieur, leur manière de se saluer peut paraître tout simplement comme une autre coutume à enregistrer dans notre carnet de notes. Après quelque temps, elle devient si normale qu'on cesse de la remarquer. Mais si l'on cherche à participer à la vie quotidienne, comme nous l'avons tenté, on commence à voir les salutations sous une autre lumière. Dès qu'il paraissait aux gens que je pouvais parler le peul, il me semblait que mon entourage s'irritait contre moi chaque fois que j'étais lent à répondre à la salutation de quelqu'un. Si quelqu'un me saluait et que je ne répondais pas immédiatement, on me disait, assez sèchement : « Réponds, Paul, quelqu'un te salue ». Or, dans bien des cas je ne m'en étais même pas aperçu. Cela arrivait souvent, par exemple, lorsque j'étais avec un groupe de gens et que j'étais absorbé dans une discussion avec eux ou à observer ce qu'ils faisaient. Je ne remarquais pas l'arrivée de quelqu'un d'autre et, lorsque celui-ci me saluait je ne l'entendais pas. En fait, au lieu de parler fort pour attirer mon attention, ceux qui me saluaient tendaient à parler très bas, et il ne m'était pas toujours évident qu'ils s'adressaient à moi plutôt qu'à un autre membre du groupe. J'avais parfois l'impression qu'ils voulaient me faire deviner qu'ils me saluaient. En outre, j'ai ressenti le fait de devoir arrêter tout et répondre sur-le-champ comme une lourde obligation et comme une limitation de ma liberté — une liberté, du moins, dont j'avais l'habitude dans notre civilisation urbaine, à savoir celle d'être laissé tranquille. Avec les questions que me posait ma propre expérience, je regardais de nouveau le phénomène des salutations. Il importait surtout de savoir si les gens se comportaient entre eux comme ils le faisaient à mon égard, et, si oui, comment ils réagissaient à cela. J'ai trouvé qu'en fait la manière dont les gens me saluaient ne différait pas de celle dont ils se servaient entre eux. Je me trouvais souvent avec des gens dans une case, par exemple, et soudain l'un d'entre eux répondait à une salutation que je n'avais pas entendue moi-même. En effet, il est très courant de saluer quelqu'un à travers les murs de sa case sans même se présenter à la porte. Cela est particulièrement vrai lorsque ceux qui sont à l'intérieur sont du sexe opposé de celui à l'extérieur. Enfin les gens n'annoncent pas leur nom, et la personne saluée à l'intérieur doit les identifier à leur voix, ce qui demande parfois un échange assez important de formules traditionnelles si ce n'est pas une personne qu'on voit fréquemment. Les Djelgôbé manifestaient un grand souci de répondre vite à une salutation. S'ils ne l'avaient pas entendue — ce qui leur arrivait beaucoup moins fréquemment qu'à moi — on leur disait de répondre sur le même ton qu'on utilisait pour moi, et ils paraissaient toujours confus à ces occasions. Un homme en train de faire un travail minutieux, comme fabriquer une corde ou coudre un vêtement, ne différait pas sa réponse jusqu'à ce qu'il arrivât à un bon endroit pour s'arrêter, mais il répondait tout de suite même si, plus tard, il devrait faire marche arrière pour reprendre son travail. Je ne pense pas que les Djelgôbé ressentaient la même gêne que moi face au devoir de saluer les gens, mais cela ne veut pas dire que cet acte fût plus facile pour eux que pour moi. L'ennui que me causait cette situation était dû, en grande partie, au fait qu'il me fallait distribuer mon énergie psychique d'une façon différente de celle dont j'avais l'habitude jusque-là. Avec cela
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à l'esprit, je pense qu'il est légitime de supposer que l'énergie psychique que je devais dépenser dans mes relations sociales était à peu près du même ordre que celle dépensée par les Djelgôbé. Par énergie psychique, je veux tout simplement dire l'effort mental et sentimental qu'il faut faire pour rester suffisamment attentif et sensible à notre entourage pour comprendre et pour répondre à ses demandes. De ce point de vue, les Djelgôbé se révélaient plus disponibles que moi, qui suis plutôt absorbé par mes pensées, par mon travail et par mes problèmes personnels. Le ressentiment que faisait naître en moi cette obligation d'être prêt à saluer les gens à tout moment peut être comparé à la rancœur des Peul face à leur obligation de payer l'impôt. Ni eux ni moi ne voyions très bien à quoi cela servait. Ce n'est que plus tard que j'ai cru reconnaître la fonction vitale des salutations. En effet, sans elles la société elle-même cesserait d'exister car il serait impossible de maintenir les rapports sociaux autrement. Les impôts, eux, sont essentiels au maintien de sociétés comme la nôtre, mais ils impliquent un rapport fondamentalement différent entre l'individu et la société. Du point de vue des Djelgôbé, les salutations sont l'une des formes les plus importantes que prend l'énergie nécessaire au maintien de leur vie sociale au jour le jour. Cette obligation, au lieu d'être ressentie comme une atteinte à leur liberté personnelle, en est l'une des expressions, car au lieu d'être imposée d'en haut elle est assumée par chacun comme une responsabilité. Chacun est conscient de la fragilité des liens entre les hommes, d'une part, et de la nécessité de vivre ensemble, d'autre part. Pour les Djelgôbé, la société n'a d'existence que dans les relations humaines, et ces relations cessent d'exister si les gens cessent de communiquer. Il y a ici une différence fondamentale entre cette société et la nôtre. Chez nous aussi les rapports humains peuvent revêtir une très grande importance dans la vie d'un homme, mais nous ne sommes pas normalement conscients d'un lien direct entre le maintien de ces rapports et le maintien de la société globale. Du point de vue de l'individu, la société globale semble se maintenir toute seule, et elle demande de lui non pas une contribution spontanée, mais une obéissance à ses règles et un pourcentage de son revenu. Par contre, le concept de société globale n'existe pas chez les Djelgôbé ; il n'y a que le fait d'être ensemble. Mais, comme nous l'avons vu, ce fait n'est pas une chose qui va de soi. Il est difficile d'être ensemble, et cela à deux titres. D'une part, il y a la friction, l'agacement, et la mésentente qu'on trouve dans toute communauté, et cela est exprimé par la phrase gondal hoyaa (« la vie ensemble n'est pas facile »), que j'ai entendue à plusieurs reprises pendant notre séjour chez les Djelgôbé. D'autre part, il y a la difficulté de rester ensemble, que nous avons déjà soulevée au chapitre III. Là, nous avons vu que la vie pastorale, telle qu'elle est pratiquée par les Djelgôbé, permet — ou exige, selon le point de vue adopté — l'éparpillement des gens dans l'espace pendant le cours d'une vie humaine. Le fait de saluer quelqu'un maintient la relation qu'on a avec lui sur deux plans, sur celui de la réalité et sur le plan symbolique. Car, lorsqu'on salue quelqu'un, on est en rapport avec lui par le seul fait de lui parler, mais puisqu'il s'agit d'un rituel auquel on participe à deux, on est en rapport avec l'autre également par l'intermédiaire de cette commune conception du monde dont nous avons parlé plus haut. La salutation symbolise donc la disponibilité de la part de chacun pour continuer le travail de réalisation de cette conception du monde.
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Contrairement à la situation chez d'autres peuples, les salutations en milieu djelgôbê ne varient pas selon le statut social des gens ; elles sont plutôt neutres à cet égard. En saluant quelqu'un, donc, on maintient notre rapport avec lui, mais en même temps on ne spécifie pas la nature de ce rapport. Chacun, au lieu d'être identifié par les paroles de l'autre, s'identifie lui-même par sa propre parole au cours de l'échange. Etant donné que la salutation maintient un rapport entre deux personnes, le fait de saluer quelqu'un presque inaudiblement pourrait être compris comme une sorte d'épreuve de ce rapport, car pour capter un tel signal il faut, pour ainsi dire, déjà être « sur la même longueur d'onde » que l'autre. Ce n'est pas que celui-ci cherche à soumettre son interlocuteur à une épreuve, mais qu'il a des raisons pour parler bas — par exemple, il ne veut pas attirer l'attention sur lui — et son interlocuteur peut donc le sortir de sa gêne par une réponse immédiate qui manifestera sa disponibilité permanente à participer à leur rapport.
Le maintien des rapports avec ceux qui vivent ailleurs : visites et cérémonies Si, au sein du wuro, le fait de saluer est l'une des façons les plus importantes de manifester la solidarité entre wondiiBe, comment peut-on rester en rapport avec ceux qui sont absents ? Dans un sens, on ne le peut pas. Ce n'est pas une société totalement sans écriture, mais la majorité des gens ne savent lire et écrire ni le peul ni l'arabe, et entre les différents endroits où ils vivent il n'y a aucun service public de communications. Dans cette situation, les seules possibilités consistent à aller voir les gens en personne ou à envoyer un message verbal par quelqu'un d'autre. C'est à la lumière de ce fait que le dicton, souvent cité par les Djelgôbê, koyngal wo enDam (litt. : « Le pied, c'est la parenté »), prend toute sa signification. Pour qu'un lien de parenté ait une existence réelle, il faut soit que ceux qui sont liés par ce lien vivent ensemble, soit qu'ils se rendent visite. En effet, les Djelgôbê voyagent assez souvent en dehors de leurs déplacements saisonniers, et ces voyages n'ont parfois d'autre but que le plaisir de saluer et de voir quelqu'un. Mais en général il est difficile de laisser les préoccupations quotidiennes de la communauté où l'on vit pour aller voir quelqu'un pour le seul plaisir, et c'est pour cela que ce genre de visite est hautement valorisé, car, résultant purement de la volonté de l'autre, il est sans arrière-pensée. Chaque fois qu'un homme ou une femme part pour rendre visite ailleurs, ceux qui ont des parents ou des amis là où il va viennent lui dire de saluer Untel ou Untel de leur part {njowtanaa kam maani - « Salue Untel pour moi »). La commission faite, la personne saluée répond : jam jawtu an e makko (« Que la paix salue et toi et lui »). Puisque je voyageais souvent pour mes enquêtes, les gens me donnaient des messages pour leurs parents et leurs amis, mais j'en oubliais beaucoup parce que je n'en avais pas l'habitude et parce que je ne soupçonnais pas encore leur importance. Plus tard, lorsque je me suis rendu compte que chaque fois que je revenais on me demandait ce qu'avait dit Untel ou Untel, j'ai reconnu combien les Djelgôbê tenaient à ces messages. Je ne suis jamais devenu bon messager, parce que même quand j'écrivais les noms de ceux que je devais saluer, j'oubliais parfois de le faire, étant trop absorbé par ce qui se passait autour de moi. Il existe certaines occasions dans la vie quotidienne où le cours normal des
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Le maintien de la société
affaires est interrompu et où les gens se rendent visite en grand nombre. Cela est particulièrement vrai pour la période qui suit le décès de quelqu'un, et pour la fête de 1' « imposition du nom » (indeeri) dont nous avons analysé certains aspects au chapitre IV. Ces deux événements opposés se ressemblent à plusieurs égards. Si Vindeeri est une cérémonie d'accueil d'un nouveau membre de la communauté, l'enterrement et la période qui suit sont une cérémonie d'adieu, mais dans les deux cas, les intéressés — le bébé et le mort — ne peuvent pas être conscients de ce qui se passe autour d'eux ; en fait, ce sont les autres qui sont les véritables intéressés. La mort, qui est le symbole de la destruction ultime de la communauté, est l'occasion d'un resserrement de celleci, alors que la naissance, symbole de son espoir, est une occasion, comme nous l'avons vu, de sa différenciation interne aussi bien que d'une expression de son unité.
La participation
aux cérémonies
: acte volontaire ou acte obligatoire ?
Etant donné l'importance de ces occasions pour le maintien des liens qui unissent les gens les uns aux autres, il devient intéressant de savoir comment ces derniers perçoivent leur propre participation à ces cérémonies. En particulier, les voient-ils comme une obligation, et, dans le cas de Vindeeri, comment choisit-on celui et celle qui vont représenter le lignage dans les rites qui accompagnent l'imposition du nom ? Dans les deux cas, il semble que les gens ne considèrent pas leur participation comme une obligation, mais plutôt comme une manifestation de leur volonté de se montrer concernés par l'événement. Cela se révèle d'abord par la réaction des gens lorsque quelqu'un qu'on aurait pu attendre ne vient pas. On dit tout de suite, avant de connaître les circonstances, qu'il n'a pas voulu venir, qu'il a refusé de venir (o jaBaay warde). Une telle remarque peut être interprétée de plusieurs façons. D'une part, elle suppose que la personne en question a le choix de venir ou non, car autrement, dire qu'elle a refusé de venir n'aurait pas de sens. Mais, d'autre part, cette remarque est une critique de la personne, une critique d'autant plus forte qu'elle n'admet pas de circonstance atténuante mais qu'elle suggère, au contraire, que la personne ait consciemment refusé de venir. Puisque tout le monde sait que s'il est concerné et qu'il ne vient pas il sera vivement critiqué par les autres, est-il légitime de dire qu'il n'est pas obligé de participer à une telle cérémonie ? Il est vrai que la certitude d'être critiqué par les autres exerce une pression sur l'individu, mais c'est une pression dont celui-ci est pleinement conscient et, de toute façon, elle ne lui ôte pas la possibilité de choisir. Supposons, pour un moment, que j'aie tort et que ce soit en fait une obligation que de participer à de telles cérémonies. Quelles seraient les conséquences de cette supposition ? Il est facile de comprendre que si les gens pensaient que les autres venaient parce qu'ils étaient obligés de le faire, le rituel perdrait immédiatement toute signification. Les condoléances d'un homme qui n'est pas venu de son propre chef, par exemple, ne peuvent avoir aucune valeur. Mais chacun offre ses condoléances en tant qu'individu et non pas en tant que représentant du groupe auquel il appartient. Par contre, à Vindeeri, les gens, et particulièrement les femmes, sont là en tant que représentants de leur
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Société et liberté chez les Djelgôbé
lignage. Peut-on dire, dans ce cas, qu'ils sont venus spontanément s'ils représentent d'autres personnes ? Troublé par cette question, j'ai longtemps cherché le mécanisme par lequel on désignait ceux qui devaient représenter la famille à tel ou tel indeeri. A toutes mes questions sur la raison de leur présence à un indeeri, les gens me répondaient invariablement qu'ils y étaient allés parce qu'ils voulaient y aller. Quand je leur demandais comment on décidait dans la famille qui allait la représenter, on me disait toujours que ceux qui voulaient aller décidaient de le faire de leur propre initiative et que ceux qui ne voulaient pas en faisaient autant. Ces réponses nous amènent à une double constatation : elles font apparaître, d'une part, un préjugé très significatif chez moi, notamment l'idée qu'il devait y avoir un mécanisme quelque part pour expliquer comment les gens se sélectionnaient pour participer à un indeeri. Je ne pouvais pas imaginer l'absence d'un mécanisme lorsqu'il s'agissait d'assurer le bon déroulement d'une cérémonie si importante. Mais, d'autre part, il semble qu'il n'y ait réellement pas de mécanisme, et que les participants viennent uniquement parce qu'ils veulent venir 4 . Le bon déroulement de la cérémonie n'est donc pas assuré, et on pourrait même dire qu'il n'y a pas, ou presque pas, de cérémonies normales. Toute cérémonie est une sorte de compromis à la fois entre les différentes notions de ce qu'une cérémonie devrait être, et entre ce consensus et la disponibilité réelle des personnes et des choses. Un observateur de l'extérieur pourrait parfois croire que l'harmonie entre tous les participants résulte d'une sorte d'orchestration du rituel, mais il chercherait en vain un chef d'orchestre. En réalité, il serait plus exact de dire que le rituel est improvisé à chaque occasion. Les gens arrivent avec une idée générale de ce qui va se passer, mais ils ne savent pas à l'avance qui fera quoi, ni à quel moment. Ces choses s'arrangent de moment en moment moyennant une discussion sans cesse de la part des participants. Personne n'est placé pour dire aux gens qu'ils doivent faire ceci ou cela, et ces derniers n'obéiraient pas si quelqu'un tentait de le faire. Il semble qu'on puisse conclure de cette analyse donc que la spontanéité est considérée par les Djelgôbé comme un élément essentiel de ces cérémonies. On pourrait même dire que les Peul sont prêts à risquer des fautes et des rituels formellement incomplets afin de préserver la spontanéité des participants. Ce qui compte, en fait, ce n'est pas l'accomplissement d'un rituel correct, mais la bonne volonté que manifestent les gens par le seul fait d'être présents et la joie qu'ils éprouvent à être ensemble et à participer à l'augmentation de la vie de la communauté.
Comparaison
des concepts de coopération
et
d'entraide
Cette attitude se manifeste ailleurs que dans les cérémonies. On la constate chaque fois que les gens travaillent en commun. La coopération, dans le sens de « l'action de participer à une œuvre commune » (le Robert) n'existe pratiquement pas chez les Djelgôbé. La raison en est qu'il n'y a pas d'œuvre commune. Les Djelgôbé ne connaissent pas de travail qui soit pour le bien 4. Il y a paifois des exceptions. A une occasion, par exemple, une enfant de dix, douze ans est venue remplacer sa mère qui ne pouvait pas venir. Eût-elle eu seize, dix-huit ans, elle serait venue de son propre chef.
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de tout le monde, tout comme ils ne connaissent pas l'idée d'un bien qui appartienne à un groupe ou à la communauté. Tout ouvrage est destiné ou bien à soi-même ou bien à quelqu'un d'autre, mais jamais aux gens en général. Cependant, tout observateur peut constater que les Djelgôbc travaillent beaucoup ensemble ; on voit tous les jours des femmes qui pilent le mil ensemble, des hommes qui cultivent ensemble ou qui construisent un puits ensemble, etc. Mais l'apparence est trompeuse. Lorsqu'on voit deux femmes qui pilent ensemble, par exemple, il faut regarder de plus près pour comprendre ce qui se passe réellement. Si elles sont en train de piler dans deux mortiers différents, cela signifie tout simplement qu'elles se tiennent compagnie alors que chacune prépare sa propre nourriture. Si elles sont en train de piler dans le même mortier, cela peut signifier soit que l'une aide l'autre, soit qu'elles aident ensemble une troisième personne. Une telle scène ne signifie jamais la coopération en vue d'obtenir un but commun 5 . Du point de vue des Peul, donc, lorsqu'ils travaillent ensemble ils ne coopèrent pas, mais ils se voient comme apportant une aide à quelqu'un d'autre. Les fruits du travail ne sont jamais considérés comme appartenant à tous, mais seulement à celui pour qui on l'a fait. C'est pour cela, d'ailleurs, que les Peul ont beaucoup de mal à comprendre notre concept de la coopération. De leur point de vue, cela ne peut être qu'une forme déguisée de la coercition : d'une part, à cause des inégalités dans la répartition des bénéfices, et, d'autre part, parce qu'il y aura forcément des bénéficiaires auxquels l'individu n'aurait pas apporté son aide volontairement. Enfin, la participation à une œuvre commune lie les gens en vertu de leur participation à cette œuvre, ce qui est contraire à toute la morale des Djelgôbé. Ce sont des liens préexistants qu'on exprime et qu'on réaffirme par l'aide qu'on apporte à quelqu'un ; il s'agit donc d'un travail désintéressé. Si l'on espérait un bénéfice du travail qu'on fait pour une autre personne, ce travail ne pourrait plus être regardé comme un travail pour elle ; ce serait au fond un travail qu'on fait pour soi-même et l'autre personne ne pourrait pas le considérer comme l'expression d'un lien entre elle-même et celui qui l'aide. Dans l'esprit des Djelgôbé, donc, la coopération stricto sensu n'a pas de valeur sociale et pourrait même nuire à l'effort normal consacré au maintien de la société. Le concept fondamental qui sous-entend cette analyse m'a été suggéré pour la première fois par M. Amadou Diallo, commandant de cercle de Djibo. M. Diallo est un Peul de la région de Ouahigouya et il travaillait à Djibo pendant toute la période de notre séjour dans la région. J'avais l'habitude de discuter de mon travail avec lui parce qu'il était Peul lui-même et parce qu'il connaissait bien le Djelgôdji. Cette conversation eut lieu à la fin de mon séjour, après que j'eus recueilli beaucoup de matériaux, mais alors que je ne voyais pas encore très clairement comment relier certains faits entre eux. J'étais certain de leur importance sans encore savoir pourquoi. J'avais récemment relu The family herds, de. Phillip Gulliver, et j'avais été frappé par l'explication fonctionnaliste que l'auteur donne du très grand paiement requis pour le mariage. Chez les Jie et chez les Turkana, en effet, le fiancé doit réunir de cinquante à cent têtes de bétail pour pouvoir se marier. Personne ne possède 5. La situation est un peu différente au sein d'une même famille, car celle-ci est organisée hiérarchiquement. Nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre.
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Société et liberté chez les Djelgôbé
une telle quantité d'animaux, et ce fait exige donc que le fiancé en quémande ou en emprunte auprès de ses parents et de ses amis 6 . J'expliquai ce système à M. Diallo et je fis remarquer, en conclusion, que c'était un bon système parce qu'il aidait les gens à maintenir la solidarité entre eux puisqu'ils étaient tous liés par la nécessité. Immédiatement, M. Diallo répliqua qu'il n'était pas d'accord avec moi, et que le système n'était bon qu'en apparence. Car, dit-il, si la raison pour laquelle les gens s'entraident se réduit à leur propre intérêt économique et social, où se trouve alors la valeur morale de cette aide ? Si les gens s'entraident parce qu'ils sont obligés de le faire, ce n'est pas moralement bon. J'étais comme foudroyé par cette remarque de M. Diallo. Il me sembla qu'il venait d'exprimer la notion même que je cherchais, la notion implicite dans tant d'actes que j'avais observés pendant deux ans. Un geste n'a de valeur que si celui qui l'accomplit n'est pas obligé de le faire. Nous avons vu l'importance des salutations pour le maintien des rapports au sein d'un groupe de gens vivant ensemble (wondiiBe), En ce qui concerne les relations plus lointaines, nous venons de voir que celles-ci sont maintenues par des visites, par des messages confiés à d'autres voyageurs, et par la participation aux grands événements de la vie, comme les indeeji ou le deuil de ceux qui viennent de perdre un des leurs. Mais les salutations et les visites n'équivalent pas aux rapports eux-mêmes ; elles ne sont que l'un des moyens de les symboliser. Un rapport est par sa nature même quelque chose d'intangible, et les hommes cherchent toujours à le concrétiser de quelque manière. Cette manière sera également un symbole, mais cette fois il s'agit d'un symbole utile en lui-même, comme le travail d'un homme, de l'argent, ou tout autre objet dont on pourrait avoir besoin. Le fait d'être prêt à saluer symbolise donc le fait d'être prêt à participer à d'autres aspects du rapport existant entre ceux qui se saluent.
La signification
des demandes
et des dons pour nous et pour les
Djelgôbé
L'ultime preuve de l'existence réelle d'un rapport est la possibilité de s'en servir. Cette constatation ne revient pas à dire que cela est le but du rapport. La distance entre ces deux notions n'est pas grande, mais elle est importante. Dans nos contacts quotidiens avec les habitants du wuro de Petaga, nous nous sentions perplexes et mal à l'aise même devant le fait que les gens semblaient nous demander tant de choses. Mais, comme tout chercheur qui travaille en Haute-Volta, nous avions passé quelque temps à Ouagadougou avant de nous installer dans notre village, et nous y sommes rentrés tous les deux ou trois mois pour nous approvisionner, nous détendre, pour discuter avec d'autres chercheurs, etc. Et, comme il arrive à tous les « Européens », nous nous trouvions assaillis par une horde de gens, surtout des enfants et des adolescents, qui nous quémandaient de l'argent, qui demandaient l'autorisation de garder notre voiture ou de porter notre sac au marché. C'était une expérience nouvelle et déplaisante pour nous et nous ne savions comment nous y prendre. Notre 6. P.H. Gulliver, The family herds, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1955 (2* éd., 1966). Voir pp. 228-242 et p. 246.
Le maintien de la société
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puritanisme nous amena à rejeter ces gens instinctivement. Or, pendant longtemps, notre réaction aux demandes de ceux avec qui nous vivions resta colorée par cette expérience de Ouagadougou. Nous assimilions sans réfléchir leurs requêtes à celles des gamins des rues et des places de la ville. Nous donnions souvent ce qu'on nous demandait — il s'agit, d'ailleurs, de petites choses la plupart du temps, comme de l'aspirine, des aiguilles, de petites sommes d'argent —, mais, personnellement, j'étais irrité comme un bourgeois devant un mendiant et je me demandais pourquoi ces gens venaient à moi au lieu de se débrouiller eux-mêmes. Petit à petit, au cours de nos premiers six mois à Petaga, je me suis résigné à cette situation. Mais je commençai à m'apercevoir de deux choses qui modifièrent quelque peu mes premières réactions. D'une part, je remarquai que nous n'étions pas les seuls auxquels les villageois adressaient leurs demandes. En réalité, les gens ne cessaient de chercher ce dont ils avaient besoin auprès de ceux avec lesquels ils vivaient, et ils nous demandaient très peu par rapport à ce qu'ils demandaient ailleurs. D'autre part, à plusieurs reprises lorsque les gens parlaient de nous, j'entendis dire : « Mais ils ne nous demandent rien », comme si c'était chose étonnante. Au début, j'étais un peu fier de cela : oui, nous sommes des gens bien, nous ne demandons rien. Cependant, par la suite, je commençai à recevoir l'impression que cette remarque était, en partie du moins, un reproche, comme si ce n'était vraiment pas normal d'être aussi indépendant des autres que cela. En effet, chaque fois que nous avions besoin de quelque chose, notre première réaction était de chercher à l'acheter sur le marché. Au milieu de notre sixième mois sur le terrain, je me suis décidé à me fabriquer un boodi (grand poncho-limousine des jeunes gens peul). Mes amis de Petaga étaient très favorables au projet ; ils me dirent la quantité de tissu dont j'aurais besoin et ils promirent de m'aider à l'assembler et à le coudre. Les matériaux rassemblés, il nous fallut une semaine environ de travail sporadique pour compléter le vêtement. Sa fabrication est assez compliquée, et il faut employer plusieurs points différents. Nous étions de deux à six à coudre en bavardant dans notre case. Un jour il vint à nous manquer du fil. « Ah, c'est dommage, dis-je, il faut maintenant attendre que j'aille en acheter au marché. — Pas du tout, me répondit-on, pourquoi ne pas aller en demander auprès des femmes ? Elles ne manqueront certainement pas de t'en donner. » J'étais surpris et ému. Il ne m'était jamais venu à l'esprit de croire que je pouvais tout simplement demander quelque chose. La femme à qui je suis allé demander du fil me le remit avec un plaisir évident. Tout d'un coup, je sentis que le wuro était comme une seule grande famille et que je faisais partie de cette famille. Je me rendis compte que même si la femme m'avait donné tout le fil qui lui restait — je ne me rappelle pas maintenant si c'était son dernier bout ou non — elle pourrait en demander à quelqu'un d'autre si elle en avait besoin plus tard. Une autre manière de vivre avec les gens et avec l'incertitude de l'avenir commença à se dévoiler devant mes yeux. Entre les cuuDi (maisons) d'un wuro, comme entre celles de gure différents, il y a un va-et-vient continu de personnes cherchant à obtenir ou à emprunter des objets, de l'argent ou de la main-d'œuvre pour combler leurs besoins. Je pense qu'il serait possible de démontrer qu'une proportion élevée de ces transactions ne sont pas objectivement nécessaires, c'est-à-dire que les gens auraient pu faire face à leurs besoins en utilisant les ressources qu'ils possè-
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dent déjà. Je ne peux pas prouver cette hypothèse, car je n'ai pas systématiquement étudié cette question sur le terrain. Il est cependant possible de citer un fait, à savoir que la fréquence de ce genre de demande apparaît en accord avec le caractère de l'individu plutôt qu'en corrélation avec sa richesse ou sa pauvreté. Par exemple, il y a des personnes, hommes et femmes, qui sont moins sociables que d'autres et qui cherchent davantage à se suffire à ellesmêmes. On trouve dans cette catégorie des gens pauvres aussi bien que des gens riches. Même dans les cas où l'individu n'aurait pas été capable de se suffire par ses propres ressources, il est clair qu'en s'adressant à un parent ou à un ami il fait quelque chose de plus que de chercher l'objet qu'il veut ; il ranime le lien entre lui-même et la personne à qui il s'adresse. La personne qui donne veut également ranimer le lien entre elle-même et celui qui reçoit, et c'est pour cela qu'il est très difficile de refuser de donner. Si l'on ne veut pas donner, on refuse très rarement de le faire, mais on essaie soit de cacher le fait qu'on a ce que l'autre désire, soit de ne pas en posséder soi-même. Voilà une raison très importante et pour laquelle les Peul investissent en bétail, car ce dernier est le seul moyen de thésauriser considéré comme légitime et louable par tous. Il est triste et mal vu de vendre un bœuf ou une vache, quelle qu'en soit la raison, et un homme riche en bétail peut très bien dire qu'il n'a pas d'argent sans qu'on le tienne pour malhonnête. Mais il ne faut pas confondre le fait de donner à un parent ou à un ami avec la charité. Nous avons dans notre tradition chrétienne, comme les musulmans l'ont dans la leur, l'idée qu'il y a plus de joie dans le ciel pour celui qui donne que pour celui qui reçoit, mais ce n'est pas cette notion-là qui incite les Djelgôbé à donner à ceux auxquels ils sont déjà liés par des liens divers. Nous avons vu à plusieurs reprises l'importance que revêt pour les Peul la capacité de se maîtriser et de dominer ses besoins. Celui qui n'arrive pas à le faire manque à l'idéal de la pulaaku ; il est en quelque sorte moins peul, et il risque d'en éprouver de la honte. Or, une personne qui n'a pas ce dont elle a besoin est plus ou moins dans la même situation, selon les cas, car tant qu'elle n'a pas cette chose elle ne peut pas faire ce qu'elle veut, elle est diminuée par le fait qu'il lui manque quelque chose. Lorsque quelqu'un confie son état de besoin à un autre, il révèle par là sa faiblesse et sa honte, mais une fois révélées, elles sont désormais partagées par les deux partis. Celui à qui on demande éprouve lui-même le besoin qui domine l'autre, parce qu'il est déjà solidaire avec lui. Comme le dit un proverbe du Djelgôdji : YiiYam hoore woofataa daande (« Le sang de la tête ne manque pas le cou »). Ce proverbe m'a été expliqué par la phrase suivante : nokku fuu ko hewti tanaa maa hewtii maa (« Toute chose qui arrive à l'un des tiens arrive à toi-même »). Alors qu'on pourrait supposer que le fait de donner rend le donneur supérieur au receveur, dans le cas que nous analysons ici il faut constater que le don (ou le prêt), en comblant un besoin, permet aux deux personnes de se remettre sur un pied d'égalité en ce qui concerne leur capacité de dominer leurs besoins et, de là, de se respecter mutuellement.
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Le don dans le rapport avec l'étranger En ce qui concerne les demandes et les dons entre parents plus lointains et entre étrangers, la situation est sensiblement différente. La relation de l'hospitalité montre bien ses caractéristiques générales. Lorsqu'un étranger se présente à votre porte, la première chose qu'il faut faire après les salutations, c'est lui offrir à boire et, si possible, à manger. S'il accepte, le geste le plus poli à faire est de quitter la case en fermant la porte derrière soi et d'attendre jusqu'à ce que l'hôte la rouvre. Pour un étranger, il est plus poli d'accepter ce que l'hôte lui offre que de le refuser ; le refus suggère soit une plus grande familiarité, soit qu'on est venu uniquement pour traiter d'une affaire et qu'on veut entrer tout de suite dans le vif du sujet. Quelle est la signification de ces actes ? Je pense qu'une façon de les comprendre est à la lumière du rapport de l'homme à ses besoins. En offrant de la nourriture à votre hôte, vous le débarrassez de la nécessité de vous indiquer s'il est dans un état de besoin ou non. En outre, puisque la politesse veut que l'on accepte, le seul fait d'accepter ne signifie pas qu'on avait faim ou soif, et l'hôte peut donc prendre ce dont il a besoin sans danger de honte. Cette interprétation commença à prendre forme dans mon esprit lorsque je ressentis la forte gêne de mon entourage quand je recevais des étrangers incorrectement. J'ai commis l'erreur, par exemple, d'attendre qu'on me demande à boire au lieu d'en offrir tout de suite, et de donner une calebasse d'eau à quelqu'un dehors au lieu de l'inviter à la prendre à l'intérieur où il ne subirait pas la honte d'être vu en train de satisfaire un besoin. Il est de coutume, lorsque l'étranger part, de lui faire un cadeau. Si on ne lui offre rien, il réclamera souvent. Puisque, en principe, il n'est pas venu pour cela, cette demande n'a pas du tout la même signification qu'une demande faite à quelqu'un qui vous est proche, car celle-là n'indique pas un état de besoin. Elle est plutôt comme un défi lancé à l'hôte et qui risque de lui faire honte s'il ne peut pas le relever, car cette éventualité manifesterait la faiblesse de ce dernier. Dans l'esprit des gens, ni l'étranger ni l'hôte n'est dans un état de besoin au départ, mais ils sont tous les deux à un niveau normal par rapport à autrui. Si le défi est lancé — ou s'il ne l'est pas — et si l'hôte offre un cadeau à son visiteur, tous les deux se trouvent comme rehaussés d'un cran par rapport au niveau normal du rapport entre l'homme et ses besoins, car leur transaction n'a rien à faire avec les besoins. On dit, alors, que tous les deux se sont honorés : l'hôte par la visite de son étranger, et celui-ci par le cadeau de son hôte. Dans beaucoup de cas cependant, il (n'y a pas de cadeau, mais une chèvre, au moins, sera égorgée et grillée pour l'étranger au cours de sa visite. La différence entre le don à l'étranger et le don à un gondiiDo (sing. de wondiiBé) est claire : dans ce dernier cas il s'agit de l'effort pour maintenir notre humanité et pour rester maître de nous-mêmes face aux difficultés de la vie, alors que dans le premier cas cette maîtrise est considérée comme allant de soi et on cherche plutôt à dépasser l'état humain normal. Ce dépassement n'est pas conçu par les Peul en termes spatiaux (c'est-à-dire s'élever « au-dessus »...) mais en termes de poids. Comme nous l'avons vu au chapi-
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tre VII, l'honneur accordé par les autres s'exprime par un mot formé sur la racine tedd- qui signifie « être lourd », d'où important, digne de considération, etc. Honorer quelqu'un se traduit teddinde neDDo, c'est-à-dire rendre un homme lourd, le traiter d'un homme « de poids », alors que le contraire, déconsidérer quelqu'un, se traduit hoynude neDDo, c'est-à-dire, rendre un homme léger, le traiter de personne sans conséquence (la racine hoy- signifie être léger, facile). Qui sont les étrangers ? Toute personne qui rend visite en dehors de son lieu de résidence du moment est un étranger, et il n'y a pas de distinction sur le plan formel entre la manière dont on reçoit un ami ou un parent et celle dont on reçoit quelqu'un qu'on ne connaît pas ; cependant, dans le premier cas on pousse rarement le rituel jusqu'au bout, alors que, dans le deuxième cas, il est difficile de ne pas le faire. En effet, il existe aujourd'hui un certain nombre de personnes qui font leur pelote en se promenant de village en village pour obtenir ce qu'elles peuvent en jouant sur l'hospitalité traditionnelle. Ce sont parfois des Peul, parfois des ressortissants d'autres ethnies, et ils descendent chez des gens qui ont la réputation d'être généreux. Le jooro de Petaga a dû être de cette catégorie, car il avait des hôtes sans cesse chez lui, des gens qu'il ne connaissait pas. Vu son statut, il ne pouvait pas refuser ces étrangers professionnels, mais il s'arrangeait parfois pour ne pas être là lorsqu'ils arrivaient. Cependant, la plupart des gens de Petaga reçoivent rarement des hommes de ce genre. Ce n'est pas qu'ils ne sont pas généreux — ils le sont — mais ils sont plus absorbés par les problèmes de leur vie quotidienne que par les raffinements de ce genre d'honneur, qui coûte très cher à entretenir. Ce sont surtout des chefs qui se sentent obligés de le faire pour maintenir leur prestige, et ce sont eux qui subventionnent les griots dont le travail — légitime cette fois — consiste à donner à leurs hôtes des occasions de manifester leur importance. L'un des mots, d'ailleurs, qu'utilisent les griots pour se désigner est nyaagotooBe, qui signifie « quémandeurs » 7 .
Les dons charitables et l'influence de l'Islam sur l'organisation sociale Comme nous l'avons déjà indiqué, il existe chez les Musulmans la notion de la charité, et les Djelgôbé la prennent très au sérieux. Celui qui donne l'aumône (sakkude) est considéré avoir rempli un devoir religieux dont il appréciera le bienfait dans l'autre monde. L'aumône peut être faite soit à un homme de Dieu (moodibbo ou gariibu, élève de moodibbo), soit, au nom de Dieu, à une personne dans un état de besoin et en particulier à des orphelins ou à de vieilles femmes. Le don lui-même est très variable. Dans bien des cas, il est purement symbolique : une pièce de menue monnaie pendant une cérémonie religieuse. A d'autres occasions, li faut donner une quantité préétablie : un certain nombre de mesures de mil par membre de la famille, par exemple. En dehors de ces occasions, qui reviennent chaque année, on peut donner suite à des vœux privés : la veuve, dont j'ai parlé dans le précédent 7. Cette fonction des griots est soulignée, pour les Haoussa, par M.G. Smith dans son article : « The social functions and meaning of Hausa praise-singing », Africa, 27 (1), 1957, pp. 26-43.
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chapitre, apportait de l'eau aux vieilles femmes afin d'aider son mari dans l'autre monde. Enfin, un homme peut même donner sa fille à un homme de Dieu. A propos de ces dons, il faut faire deux remarques préliminaires : d'une part, si ce n'était pas pour l'amour de Dieu et par crainte de leur sort après la mort, les gens ne les feraient pas, car les receveurs de ces dons sont justement des gens avec qui on est peu lié par ailleurs. Mais, d'autre part, personne aujourd'hui ne dépend de ces dons pour vivre ; ces derniers ne font que faciliter la vie un peu de temps à autre, alors que les besoins quotidiens de ceux qui sont incapables de travailler sont assurés par les membres du wuro auquel ils s'attachent. La seule exception à cela serait le cas de quelques moodiBBe très importants qui vivent du travail de leurs élèves et des dons de ceux qui les suivent. (Rappelons-nous, cependant, que peu d'hommes mûrs sont obligés de travailler puisque ce sont leurs enfants qui le font pour eux.) A la différence des deux types de don que nous présentions précédemment, les aumônes ont, pour les Djelgôbé, un but précis, puisqu'on considère qu'elles rapportent un bénéfice au donneur ; en outre, à l'occasion de certaines fêtes, elles sont presque obligatoires, au lieu d'être spontanées. Enfin, leur fonction ne semble pas être le maintien de la vie du wuro : elles ne renforcent pas les liens entre les gens et elles n'effectuent pas non plus une redistribution sensible entre ceux qui sont aisés et ceux qui le sont moins. Par contre, les dons faits à certains moodiBBe, et spécialement au Sheeku lui-même, permettent une importante concentration de richesse. Cette richesse ne rentre pas dans le circuit des échanges entre ceux dont elle est tirée, mais, de loin, elle exerce sur eux la fascination mystérieuse d'un monde plus vaste que celui qu'ils connaissent directement, en même temps qu'elle démontre ce que peuvent être les bienfaits de Dieu. Le cas des dons religieux nous permet de déceler l'ébauche d'une autre sorte d'organisation sociale que celle que nous décrivions jusqu'ici. On donne aux gens non pas parce qu'on a des liens avec eux, mais parce qu'ils sont également des créatures de Dieu, tandis qu'en même temps c'est à des catégories de gens qu'on donne (des vieilles, des orphelins, des moodiBBe, etc.), et non pas à des individus. De même, c'est uniquement dans le domaine du religieux qu'on trouve une véritable coopération, au sens occidental du terme. Une ou deux fois par an, chaque famille envoie un ou plusieurs hommes participer à une journée de travail en commun sur les champs du Sheeku. C'est un grand rassemblement de quelques centaines de personnes toutes venues afin de travailler pour Dieu. Les moodiBBe qui les dirigent les encouragent en criant que tous seront récompensés dans l'autre monde (on keBii baraaji hannden : « Vous avez eu des récompenses aujourd'hui »). La construction et l'entretien de la mosquée s'organisent selon le même principe, mais la participation y est beaucoup plus restreinte.
Les bonnes actions : volonté de Dieu ou volonté humaine ? Cette organisation sociale implicite dans les activités religieuses s'oppose à l'organisation « coutumière » dans ses principes, en même temps qu'elle s'interpénétre avec cette dernière dans la pratique et dans l'esprit des gens.
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Société et liberté chez les Djelgôbè
Car, pour les Djelgôbè, l'existence est inconcevable sans Dieu. C'est Lui qui fait tout et qui donne aux hommes la possibilité de vivre. Comme nous l'avons vu au chapitre VI, la plupart des Djelgôbè ne ressentent pas de contradiction entre leurs coutumes et les commandements de Dieu ; au contraire, ils croient que c'est Lui qui les maintient, tout comme II maintient la vie elle-même. Et c'est ainsi que, lorsqu'on donne « pour Dieu », même si le don lui-même ne renforce pas de liens sociaux, le fait de donner est profondément social parce que, là encore, on manifeste aux autres — comme on le fait en saluant — qu'on adhère à la même conception du monde qu'eux. Cela est si vrai que les gens de Petaga n'accepteraient peut-être pas l'analyse du don « non religieux » présentée plus haut. Certaines expressions très courantes suggèrent que, dans leur esprit, tout don, toute aide, est fait pour Dieu. Par exemple, presque chaque fois qu'on demande une chose ou un service à quelqu'un, on ajoute la phrase : « Pour l'amour de Dieu » (sabu Alla, plus littéralement traduit par l'anglais for God's sake). Si l'on veut être très emphatique, on mélange dans une même expression Dieu et le lien qui vous unit à votre interlocuteur, en disant sabu Alla enDam (« pour l'amour de Dieu [et] de la parenté »). De même, pour remercier quelqu'un, on dit Alla hokke baraaji (« Que Dieu te récompense dans l'autre monde »), ou Alla hokke moYYere (« Que Dieu te donne de bonnes choses »). Cependant, lorsqu'une personne fait quelque chose de bon, on dit souvent que c'est Dieu qui l'a poussée à accomplir cet acte. Est-ce que cela veut dire, après tout, que la personne n'a pas agi spontanément ? La réponse à cette question doit être à la fois oui et non. Je ne connais pas de Peul qui réfléchissent sur ce problème, mais je pense qu'il est possible de déceler leurs attitudes générales vis-à-vis de lui par un examen »attentif de leurs actes et de leurs paroles de tous les jours.
La conception de Dieu chez les Djelgôbè Tout d'abord, qui est Dieu dans l'esprit des Peul ? Si l'on se place de leur point de vue, on comprend que Dieu possède fondamentalement deux qualités distinctes, mais en relation l'une avec l'autre. La première de ces qualités est que Dieu crée ce qui existe et qu'il ordonne ce qu'il crée. Maintes fois, lorsque les gens tentaient de me persuader de me convertir, ils me demandèrent : « Qui t'a créé ? Qui fait pousser l'herbe ? Qui fait des enfants ? », etc. Nommer Dieu, c'est donc répondre à la question : « Pourquoi y-a-t-il l'existence au lieu du néant ? Et pourquoi les choses sont-elles comme elles sont ? » N'ayant pas de réponse à ces questions moi-même, je n'ai pas d'objection si l'on met une étiquette quelconque à la place de la réponse que j'attends. Dans mon esprit, dire qu'il n'y aura pas d'existence sans Dieu revient à dire qu'il n'y aura pas d'existence sans existence et cela est une absurdité. Le nom Dieu remplit un vide grammatical dans la langue peul comme dans beaucoup d'autres. Cependant, l'existence de ce concept permet une distinction d'importance capitale, à savoir celle entre ce dont l'homme est capable et ce dont Dieu est capable. Le domaine de Dieu est celui où l'homme se reconnaît incapable lui-même. Par ce raisonnement nous rejoignons la célèbre expression de
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Malinowski, que : « Religion [is] the confession of human impotence in certain matters » 8 . En effet, dans la conversation courante, l'adjectif qu'on emploie, le plus fréquemment, de loin, pour qualifier Dieu, signifie : « Celui qui peut (baawDo) ». La puissance de Dieu est sans cesse opposée à la faiblesse de l'homme. Une phrase comme celle-ci revient souvent : minen mbaawaa Dum, Alla tan waawi (« Nous ne pouvons pas (faire) cela, Dieu seul le peut »). Si nous nous en tenons à cette première qualité de Dieu, à savoir que c'est Lui qui créa, qui crée et qui peut, il s'en faut seulement d'un changement d'étiquette pour qu'il y ait concordance entre ma conception et celle des Peul. Là où ces derniers mettent le nom de Dieu, je mettrais l'expression « je ne sais pas » ou « la nature ». C'est justement par cette traduction personnelle de leur concept de Dieu que je me suis senti capable de comprendre les sentiments de nos hôtes et de sympathiser avec eux lorsqu'ils prononçaient le nom de Dieu. Cela était particulièrement vrai dans le cas des difficultés des gens face à la vie, car c'est là que la faiblesse de l'homme par rapport à la nature est la plus évidente. Je voyais que, étant donné le niveau de leur technologie et leur expérience de la vie, il est tout à fait réaliste de considérer que la nature est plus forte que l'homme. Un homme qui voit ses vaches mourir de maladie, ou qui perd un parent, ne peut que reconnaître que ses propres forces ont été dépassées. Ce par quoi leurs forces sont dépassées, les Peul le nomment Dieu. Cependant, il faut maintenant signaler la deuxième qualité fondamentale de Dieu dans la pensée des Djelgôbé. Dieu est non seulement le nom de cette force si supérieure à celle de l'homme, mais encore c'est une intelligence qui s'intéresse à l'homme et qui peut être influencée par lui dans certaines conditions. Dieu est donc comme un homme, mais un homme pour qui rien n'est impossible. Cette qualité anthropomorphique de Dieu se révèle d'abord par le seul fait qu'il est possible de communiquer avec Lui. Laissons de côté, pour le moment, les prières, qui sont en arabe et qu'une bonne partie de la population ne comprend pas. Il reste des souhaits formulés en peul et prononcés à l'occasion de presque toute interaction entre personnes, puisqu'ils font partie de tant de salutations. Rappelons quelques exemples : Alla suuran en baasi (« Que Dieu nous préserve du malheur »), Allan wann njiiden e jam (« Que Dieu fasse que nous nous (re)voyions dans la paix »), Alla new (« Que Dieu facilite »), Alla hoynu (« Que Dieu allège »), Alla hokke moYYere (« Que Dieu te donne de bonnes choses »), Alla hokke BiBBe (« Que Dieu te donne des enfants »), etc. Tous ces souhaits impliquent la notion d'un être anthropomorphique d'une part, parce que tous les actes mentionnés sont des actes accomplis par les humains dans d'autres circonstances et, d'autre part, parce que Dieu est censé comprendre les vœux formulés par les hommes. Comme je l'ai indiqué plus haut, il m'était impossible de participer à la vie quotidienne sans me servir de ces formules. Si quelqu'un était malade, par exemple, et que je voulais lui souhaiter bonne guérison, je devais dire Alla new ou Alla hoynu ; si je disais autre chose, ce n'était pas considéré comme sincère. C'était comme si, en omettant de prononcer le 8. B. Malinowski, Magic, science and religion, New York, Doubleday Anchor Books, 1955, p. 19. (La date de première publication de cet essai est 1925.)
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nom de Dieu, je vouais mon souhait à l'échec, puisque la force d'un homme seul ne suffit pas à guérir une maladie. Afin de démontrer donc ma sincérité et ma bonne volonté aux autres, je me trouvais obligé d'agir, dans certaines circonstances, comme si je croyais en Dieu. La situation ressemble à celle d'un homme qui voudrait faire une déclaration d'amour à une femme sans utiliser le verbe aimer. Tant qu'il n'aura pas prononcé les mots magiques : « Je t'aime », la femme n'aura pas confiance en lui. L'homme qui ressent la nécessité de prononcer ces mots comme une contrainte aime-t-il la femme ? Et moi, qui ressentais la nécessité de prononcer le nom de Dieu comme une contrainte, voulais-je vraiment que le malade guérisse ? Je dus constater que je ne pouvais pas être à la fois athée et solidaire de mes hôtes. Quelles que soient mes raisons pour ne pas croire en Dieu, je me rends compte que la signification sociale de cette attitude était que je gardais toujours une certaine distance entre les Djelgôbé et moi-même, c'est-à-dire, je n'acceptais pas que ma fin ultime coïncidât avec la leur. La notion de Dieu occupe donc une place très particulière dans la structure de la pensée des Djelgôbé, car c'est elle qu'il faut évoquer afin de démontrer notre solidarité avec les autres. Mais pourquoi Dieu ? Cette notion étant pour moi une absurdité, je ne pouvais pas croire à l'efficacité de mes souhaits. Mais est-ce que les Peul y croient ? Non, dans un sens ils n'y croient pas non plus, car ils savent bien que le fait de souhaiter que Dieu guérisse quelqu'un n'assure point la guérison de celui-ci ; Dieu fait ce qu'il veut, quoi que fasse l'homme. Ce qui compte, c'est la capacité d'invoquer Dieu, en dépit de l'éventuelle inefficacité de cet acte ; sur le plan de la religion de l'individu, c'est un exemple de ce qu'on appelle « le saut de la foi » (Tillich), alors que dans le rapport de l'homme avec ses semblables, cela revient à dire qu'on fait « l'impossible » pour eux. La notion de Dieu, le comble de l'absurdité, est peut-être la meilleure de toutes pour communiquer aux autres notre désir de faire l'impossible pour eux. Je suis convaincu que c'est ce désir qui donne la plus grande impulsion à la foi religieuse des Djelgôbé. Il pourrait paraître que ces observations tendent à appuyer la théorie de Durkheim, selon laquelle le culte religieux n'est autre chose qu'un culte rendu à cette entité sui generis qui englobe l'homme, à savoir sa société 9 . Il est clair, en effet, que le fait d'invoquer le nom de Dieu, comme le fait de prier et d'accomplir les autres actes religieux, expriment, d'une part, la solidarité entre les gens et, d'autre part, l'acceptation par ces derniers des choses comme elles sont. Mais s'il est impossible de manifester notre solidarité avec les autres sans nous servir d'un concept religieux, Dieu, cela ne veut pas nécessairement dire que le concept lui-même soit limité, dans sa signification, à une représentation de la société. La réalité sociale est d'abord très compliquée par le fait de cette interpénétration, dont nous avons parlé, entre une société faite de liens, d'une part, et une collectivité coopérative où ces liens ne doivent pas être importants, d'autre part. Deuxièmement la 9. Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 4" éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1960. Cf. par exemple, dans la conclusion, les pp. 594-600, où on peut relever la remarque suivante : « Si la religion a engendré tout ce qu'il y a d'essentiel dans la société, c'est que l'idée de la société est l'âme de la religion » (p. 599).
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notion que se font les Djelgôbé de Dieu n'est pas la même pour tout le monde, et elle doit varier chez le même individu selon les circonstances. Enfin, du fait que c'est Dieu qui fait tout, son image ne peut être le seul reflet de la société, car la société et le reste du monde ne sont pas une seule et même chose. En parlant du primitif, Durkheim écrivait : « Il croit ipouvoir [...] faire la loi aux éléments, déchaîner le vent, forcer la pluie à ¡tomber, arrêter le soleil par un geste, etc. » 1 0 . Or, les Djelgôbé ne se sentent pas du tout capables de faire de telles choses, bien qu'ils admettent que, peut-être, certains hommes très forts puissent les faire. Mais même ces hommes-là, qui sont toujours d'autres et non pas ceux qui parlent, ne dérivent pas leur force d'une contrainte qu'ils exercent sur Dieu, mais plutôt d'un rapport spécial qu'ils entretiennent avec certains esprits qui habitent le monde. Le flou dans la conception Djelgôbé de Dieu est un fait très significatif, comme nous le verrons plus loin. Pour le moment, regardons de plus près le rapport entre l'homme et Dieu. La prière, d'abord, est un acte de soumission à Dieu. Ceux qui prient peuvent le faire avec plus ou moins d'intensité ou de sincérité, mais la signification fondamentale de la prière est de reconnaître la grandeur de Dieu et de Lui obéir. Cinq fois par jour, l'homme admet non seulement sa faiblesse par rapport à Dieu, mais encore le fait que Dieu est son maître. Les prières elles-mêmes sont la parole de Dieu, puisqu'elles sont toutes tirées du Coran, mais en dehors de la prière, les hommes sont constamment en train d'adresser leurs propres vœux à Dieu, comme nous l'avons vu à plusieurs reprises. Tous les exemples que nous avons présentés jusqu'ici montrent le désir des hommes d'aider les autres en leur assurant la paix, la santé, des richesses, etc., mais on peut également demander à Dieu des choses dont on a besoin soi-même. Par exemple, dans l'un des poèmes partiellement cité au chapitre VI, on peut lire les vers suivants : « O frères, levez vos mains, demandez ce dont vous avez besoin, « Nos vœux sont exaucés, par la sainteté de Cheikhna ! »
En effet, les Djelgôbé demandent l'aide de Dieu dans tout ce qu'ils font et ils voient dans la réussite la faveur de Dieu. La main de Dieu paraît également dans le malheur. Tout ce qui arrive devait »arriver, puisque c'est Dieu qui fait tout. Le mari de la veuve dont j'ai iparlé dans le précédent chapitre est mort pendant que j'étais absent du ¡village. Il était malade depuis longtemps, mais d'une autre maladie, et ij'avais souvent cherché à le persuader de me laisser le conduire à la clinique. (De retour, lorsque je discutais avec les gens au sujet de sa mort, on reconnut volontiers que si j'avais été là je l'aurais conduit à la clinique où il aurait pu lêtre sauvé, mais Dieu ne l'a pas voulu ainsi : ce n'était pas son sort (Dum fodaaka). L'homme ne pouvait rien contre la volonté de Dieu. Liberté et nécessité dans le rapport de l'homme à Dieu La relation de l'homme à Dieu paraît donc à certains égards, comme une relation humaine. Dieu est comme un père, du fait que c'est Lui qui crée 10. Op. cil., p. 122.
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Société et liberté chez les
Djelgôbê
l'homme, ce qui dans la pensée peul, Lui donne des droits sur l'homme. Mais, en même temps, Il est comme un maître dont les pouvoirs sont absolus. Dans cette situation l'homme peut demander de Dieu tout ce dont il a besoin, mais Dieu seul décidera s'il va accéder ou non aux prières de l'homme. Comme un maître ou un père dans la société peul Dieu est absolument libre par rapport à ceux qui dépendent de L u i n . Quelle est la source de cette liberté ? Il est clair que celle-ci a son origine non pas dans une notion de droit, mais dans celle du simple pouvoir. L a liberté de Dieu résulte du fait qu'il n'y a rien qui soit plus puissant que Lui — « Il n'y a pas de Dieu sauf Dieu », comme le disent les Musulmans. Cette phrase, d'ailleurs, est l'une des réactions les plus communes à un événement inattendu ou insolite. Elle suggère, également, que l'homme ne peut pas connaître Dieu, puisque celui-ci ne cesse de produire des choses que l'homme n'attendait pas. Le fait que Dieu soit le maître de l'homme semblerait suggérer que l'homme n'est pas libre par rapport à Dieu : autrement dit, le rapport n'est pas réciproque. Cependant, cette soumission de l'homme a deux aspects, l'un volontaire, l'autre involontaire. En continuant, pour le moment, à considérer Dieu comme un homme, nous pouvons voir que le seul écart des forces humaine et divine fait que l'homme est soumis à Dieu. Par exemple, il ne peut pas s'empêcher de naître ou de mourir. Mais, en même temps, l'homme se soumet volontairement à Dieu, ce qui signifie, dans cette perspective, qu'il assume pour son compte la première soumission. Paradoxalement alors, l'homme semble déclarer sa liberté par sa soumission, car un homme déjà soumis n'aurait pas la 'liberté de se soumettre. En outre, il arrive sans cesse que les hommes désobéissent à Dieu en faisant ce qu'il leur interdit de faire et en omettant de faire ce qu'il leur commande. L a réaction des Djelgôbê, face à l'obéissance et à la désobéissance a deux aspects. Ils ont tendance, d'une part, à regarder ces actes comme découlant de la responsabilité de chaque individu, et c'est dans cet esprit qu'ils critiquent ou qu'ils louent les actes d'une personne. Mais lorsqu'ils réfléchissent un peu plus, les Djelgôbê affirment que c'est également Dieu qui fait que les hommes agissent bien ou mal, et que c'est Lui qui détermine même si un homme se soumettra ou non à Lui. C'est ainsi, par exemple, que les gens s'expliquaient le fait que je refuse de devenir Musulman. D'une part ils m'exhortaient à « me repentir » (tuubude), mais d'autre part, ils disaient, avec tristesse, que Dieu n'a pas dû me faire don de la foi. Quel que soit le biais par lequel nous nous approchons de la pensée religieuse peul, nous arrivons toujours à cette contradiction fondamentale : l'homme est à la fois libre et déterminé par rapport à Dieu. Cependant, ce que nous voyons de l'extérieur comme une contradiction n'est pas senti comme tel par les Djelgôbê eux-mêmes dans la vie quotidienne. Si Dieu est absolument libre parce qu'il n'a pas de maître, l'homme a une puissance "relative qui lui confère une certaine liberté. Ce qui compte, c'est que la (Contrainte est une force qui ne se fait sentir que par opposition à notre propre volonté. Si la volonté de Dieu opère à travers la nôtre, nous sommes radicalement incapables de la détecter, tout comme nous ne pouvons détecter notre mouvement dans l'espace que par rapport à d'autres objets n'évoluant 11. Mais la liberté d'un père par rapport à ses enfants est mitigée par aduna.
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pas dans le même sens que nous. Les Peul ne ressentent pas la volonté de Dieu comme une contrainte sur leur propre volonté, mais comme une contrainte sur leur possibilité d'action. Dieu peut faire tout ce qu'il veut, alors que l'homme ne le peut pas. Par ce long circuit, nous revenons à peu près à notre point de départ, car la contrainte de Dieu apparaît comme se manifestant dans ce qui arrive à l'homme plutôt que dans ce que l'homme fait lui-même. Autrement dit, elle équivaut essentiellement aux limitations de l'homme, et non pas à ses obligations. Ce raisonnement nous aide à comprendre, je pense, la différence radicale entre la contrainte de Dieu et celle des hommes dans l'expérience quotidienne des Djelgôbé. Nous essayerons de voir dans le prochain chapitre comment les rapports d'inégalité entre les membres d'un même wuro sont vécus subjectivement. Qu'il suffise donc de dire ici que la contrainte humaine est ressentie comme un empêchement de faire ce qu'on aurait pu faire si elle n'existait pas, ou bien comme une obligation de faire quelque chose qu'on ne veut pas faire tout en en étant capable. Ce que nous avons appelé la contrainte de Dieu pourrait s'exprimer également par la notion de nécessité. Ce qui est considéré comme nécessaire et ce qui ne l'est pas varient non seulement selon les civilisations, mais encore selon les individus et selon les occasions à l'intérieur des civilisations. Mais la distinction, dans l'esprit des gens, entre la nécessité et la contrainte reste néanmoins toujours valable. Dans le cas des Peul, lorsque la nécessité se présente à eux sous forme de besoins physiques, nous avons vu que leur réaction est de tenter d'agir en public comme si ces besoins n'existaient pas. La prière, par contre, peut être comprise, dans le cadre de cette analyse, comme la reconnaissance publique de la nécessité et la soumission publique à elle. S'il est normalement honteux de manger en public, par exemple, prier n'est pas honteux parce que nulle force n'est censée avoir poussé l'homme à le faire. Il est intéressant de noter à ce propos que la seule occasion qu'ont les hommes peul de manger en public est celle où ils consomment ensemble la viande de la bête sacrifiée pour Vindeeri d'un enfant. En regardant la prière musulmane de ce point de vue, nous pouvons comprendre qu'aux yeux des Peul un homme qui ne prie pas est un homme qui ne reconnaît pas ses propres limitations et qui ne se met pas sur un pied d'égalité avec les autres. Quelles que soient les raisons personnelles pour lesquelles un homme ne prie pas, les Peul croiront qu'il s'imagine supérieur aux autres, tout en étant réellement inférieur à eux, car seuls ceux qui prient sont du côté de Dieu et peuvent recevoir Ses bienfaits. Mais à la différence de la coutume (tawaangal, « ce qu'on a trouvé »), la religion des Djelgôbé, dans sa forme présente, est quelque chose qui leur vient de l'extérieur. Ils étaient musulmans avant l'avènement du Sheeku, bien sûr, mais c'est à lui qu'on attribue l'instauration de toutes leurs pratiques d'aujourd'hui. Il leur a fait reconnaître l'importance de se soumettre à Dieu, mais en même temps il leur a fait sentir le besoin d'avoir un guide dans ce monde terrifiant qu'il leur révélait. Cela ressort clairement des poèmes écrits en son honneur. Voici, par exemple, deux vers tirés des poèmes déjà cités : « Ecoutez les paroles du Bon qui est sans pareil, le porteur de la Vérité ; celui-là c'est Sheeku Doucouré. »
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Société
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chez
les
Djelgôbé
« Tout aveugle qui soit doit être guidé, et se laisse guider par un guide ; car cela est méritoire chez l'aveugle, par la sainteté de Cheikhna. » Ce guide c'est le Sheeku lui-même, et ensuite tous les autres qui font partie de la classe des « hommes de Dieu ». Ce sont eux qui, tout en répandant la crainte de Dieu, enseignent aux hommes les gestes qui leur assureront le salut. Parmi ces gestes, certains font déjà partie de la coutume, comme par exemple l'accueil des étrangers : « On remercie Dieu, on prie pour le Prophète, « On accueille les étrangers, tout grâce à Sheeku Doucouré. » Mais la prière elle-même, dans une langue étrangère, le jeûne, et les dons religieux décrits plus haut gardent toujours cette qualité de quelque chose imposé du dehors. Peut-être pouvons-nous mieux répondre, maintenant, à la question de savoir si les dons que les Djelgcbé sont constamment en train de se faire sont spontanés ou non. Il ressort de notre analyse que si l'on dit de quelqu'un qu'il a fait quelque chose à cause de Dieu, cela ne diminue en rien le sentiment de celui-ci d'avoir agi spontanément. S'il est exact de dire que la force de Dieu se manifeste par ce qui arrive à une personne, il peut paraître à celui qui reçoit quelque chose que le don qu'on lui fait vient de Dieu. Mais l'expérience subjective de celui qui donne lui fait croire qu'il agit en toute liberté. En ce qui concerne les dons « de type religieux » par contre, l'expérience subjective des gens est un peu différente à cause de l'étrangeté de ce type de don par rapport à leurs traditions. Si le don luimême est toujours fait librement, la quantité à donner, la manière de donner, et la personne à qui on donne sont stipulées à l'avance par la religion. Ce sont des facteurs qui mitigent la spontanéité, et c'est à eux que j'attribue mon impression, sur le terrain, d'un manque de spontanéité dans l'accomplissement de ces actes.
CHAPITRE
X
LES RAPPORTS ENTRE PERSONNES Après avoir examiné la structure des rapports au sein du wuro, dans la première partie, et les attitudes générales à l'égard de la vie et de la société, il convient maintenant d'essayer de comprendre quelle est l'expérience des gens face à certains rapports clefs dans lesquels ils se trouvent. Commençons avec les rapports d'autorité. Ces rapports, comme nous l'avons vu, comportent deux facteurs : d'une part un lien dont l'origine est connue (par exemple, la naissance d'un enfant) et, d'autre part, une inégalité de force entre deux individus. L'importance relative de ces deux facteurs bascule lorsqu'intervient le facteur temps dans les rapports père-enfant et aîné-cadet, alors que, dans la relation conjugale, il n'est pas possible de dire qu'il y ait une évolution de ce genre. Nous examinerons donc les deux cas séparément.
L'expérience
de l'enfant dans le rapport père-enfant
: la peur
Si le pouvoir du père à l'égard de ses enfants se manifeste en premier lieu par le fait que lui seul peut les obliger à quitter leur mère la nuit, cela n'en est pas la seule manifestation. Elle est cependant très importante, car elle marque fortement le rapport entre le père et ses enfants. Pendant les premières années de leur vie, le père est assez lointain par rapport à ses enfants. Cela résulte à la fois du fait que ceux-ci doivent l'éviter quand il est avec leur mère, et du fait que, dans la société peul, une supériorité de force se traduit sur le plan social par une distance physique, comme dans le cas du lutteur qui reste debout après avoir terrassé son adversaire. Mais dans l'esprit des jeunes enfants, cette puissance du père se traduit avant tout par une émotion particulière, à savoir la peur. Comme dans le cas des autres émotions, les Djelgôbé considèrent que c'est un signe de faiblesse que de se laisser dominer par la peur, et ils cherchent, en conséquence, à ne pas la manifester en public. Cependant, la peur diffère de toutes les autres émotions en ce que sa signification même est la faiblesse. Autrement dit, lorsqu'un homme a peur cela veut dire que, consciemment ou inconsciemment, il ne se croit pas capable de maîtriser ce qui est en face de lui, ou, plus généralement, de maîtriser la situation dans laquelle il se trouve. Nous avons déjà eu une confirmation de cette conception
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Société et liberté chez les Djelgôbé
de la peur chez les Djelgôbé dans le fait qu'on peut souvent substituer le verbe « craindre » au verbe « avoir honte » sans modifier le sens général des phrases (cf. chapitre VII). Un homme dira, en parlant de ses beaux-parents, miDo hula yaade to maBBe (« J'aurais peur d'aller chez eux »), aussi bien que miDo semta yaade to maBBe (« J'aurais honte d'aller chez eux »). La honte, rappelons-le, est essentiellement la révélation d'une faiblesse. La peur et la « maladie mentale » Une autre confirmation de cette conception de la peur se trouve dans l'explication que donnent les Djelgôbé de la plupart des maladies mentales. Un malade mental, selon eux, est une personne si terrifiée qu'elle n'est plus maîtresse d'elle-même, parfois au point que sa personnalité se désintègre. Dans ce cas, la personne peut devenir un simple d'esprit (haYYillo walaa, sans intelligence, sans raison) qui vit comme s'il perdait conscience de son entourage. Le plus souvent, cependant, l'individu subit une crise (appelée « bouffée délirante » par les psychiatres) qui le fait hurler, s'enfuir dans la brousse, se dévêtir, etc. Les gens se remettent, pour la plupart, assez rapidement de ces crises et cessent de manifester des symptômes. Dans la région où nous avons travaillé j'ai rencontré deux malades mentaux et j'ai entendu parler d'un autre ; d'après les dires des gens, celui-ci avait complètement perdu la raison, alors que les deux que je connais se conduisent bizarrement et subissent des crises de temps en temps. Mais une proportion bien plus élevée de la population se trouve atteinte, au moins une fois dans la vie, d'une de ces « bouffées délirantes », et j'imagine, sans pouvoir le prouver, que la majorité des gens se trouve parfois dans une situation où ils se demandent s'ils vont pouvoir rester sains d'esprit. Le fou s'appelle kaar\aaDo en Peul. Ce mot est une forme nominale dérivée du verbe haar\ude, que nous pouvons traduire provisoirement par « rendre fou ». Le deuxième /aa/ du mot nous signale qu'il s'agit de la forme passive du verbe à l'aspect accompli, ce qui suggère que, dans l'esprit des Peul, être fou est une condition qu'on subit. On peut d'ailleurs traduire l'expression « il est fou » aussi bien par une phrase verbale que par une phrase nominale, notamment : o haar\aama (litt. : « Il a été rendu fou à un moment donné ») ; o haay\aa (litt. : « Il subit la folie en ce moment ») ; et o kaar\aaDo (litt. : « Il (est) une personne-subissant-la-folie »). L'expression française : « Tu es fou, non? » se dit également en peul, soit : a haay\aa naa ? soit : a kaar\aaDo naa ? Tout le monde semble penser que c'est la peur qui rend fou. Si l'on effraie quelqu'un, par exemple en s'approchant de lui par derrière sans qu'il s'en aperçoive, celui-ci dira : eey ! a nesi haar\ude kam (« Aïe ! tu as failli me rendre fou »). (En anglais, on dirait : « You almost scared me out of my wits»). Mais ce ne sont pas les hommes qui peuvent effrayer quelqu'un au point de le rendre fou, mais des forces normalement invisibles appelées djinns (ginnaaji, sg. ginnaaru). Leur mode d'opération est très simple : ils apparaissent, et c'est l'effet de leur apparition qui est la définition même de la folie. Celui qui voit un djinn est kaar\aaDo par définition, et celui qui n'en voit pas est sain d'esprit. Cela est très proche de l'une de nos défi-
Les rapports
entre
personnes
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nitions occidentales de la folie : nous disons qu'un homme qui a des « visions » est fou. Cependant, si le fait d'avoir des visions est une preuve de folie dans les deux sociétés, en Occident ce phénomène est considéré comme un symptôme de maladie, alors que chez les Peul on le considère comme la cause des autres symptômes. Lorsqu'on pose la question de savoir pourquoi un homme est devtnu fou, la réponse est : goDDum haa\\ii o (« Quelque chose — on n'aime pas prononcer le vlai nom — l'a rendu fou ») ou bien : goDDum hulYinii o (« Quelque chose l'a effrayé »). Qu'est-ce qu'un ginnaaru ? 11 semble qu'il y en ait une immense variété, mais ils sont tous des monstres qui peuvent prendre n'importe quelle forme. Ainsi passent-ils inaperçus lorsqu'ils imite.it la forme d'un objet ou d'un être ordinaire, tandis que quand ils veulent rendre quelqu'un fou, ils lui apparaissent, et à lui seul, sous la forme d'un monstre. Voici, à titre d'exemple, la description que m'a donnée une jeune femme de la « chose » qui l'a effrayée. Elle ne l'avait vue qu'une fois, mais, au moment où elle me donna cette description, elle sentait sa présence de temps en temps. Elle avait obtenu entre-temps un charme à réciter qui empêchait la « chose » de s'approcher trop près d'elle. — — — —
« Eh bien, qu'est-ce que tu as vu ? lui demandai-je. C'était une 'chose'. Est-ce qu'elle ressemblait à un être humain ? C'était de grande taille. Elle avait des cheveux qui tombaient jusqu'aux pieds et puis qui remontaient. Elle était rouge au début puis elle est devenue blanche comme un boubou blanc, et puis elle s'est noircie comme des ténèbres. Ce sont les ténèbres qui m'ont effrayée. Elle se tenait là devant ma porte. Je l'ai vue quand je suis sortie pour uriner. » J e demandais à la femme si la « chose » est entrée dans la case.
— « Non, elle n'est pas entrée parce qu'il y avait du monde ici. Je ne voyais pas les gens ; je ne voyais que la 'chose', mais les gens étaient là et leur présence l'a empêchée d'entrer. — Qu'est-ce qu'elle cherchait ? demandai-je. — Elle voulait entrer auprès de moi. » Cette description est la plus complète que j'aie pu obtenir d'un ginnaaru, et je pense que je n'ai pu l'avoir que parce que j'étais en bons termes avec la femme avant sa crise et qu'il était donc normal que je m'intéresse à ses problèmes. En d'autres circonstances, demander à quelqu'un s'il a vu un djinn équivaudrait à lui demander s'il est fou — question, évidemment, de très mauvais goût. Mais cette description s'accorde avec toutes les allusions que j'ai entendues sur les ginnaaji pendant notre séjour : l'essentiel de ce qui leur est commun est leur extrême étrangeté. En outre, il semble que ce soit cette étrangeté même, et non pas une menace ouverte, qui suscite une si grande peur. Du point de vue de la psychologie, les djinns sont uniquement le produit de l'imagination des hommes et n'ont aucune réalité indépendamment d'elle. Le fait de les voir est un symptôme de dérangement mental plutôt qu'une cause de celui-ci. En principe, il devrait être possible d'analyser le contenu d'une telle hallucination tout comme on analyserait un rêve en psychanalyse. Cependant, les matériaux pour faire une telle analyse font défaut ; cette femme
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Société et liberté chez les Djelgôbé
n'est pas une patiente, et je ne connais que des bribes de sa vie et sur sa façon personnelle de voir le inonde. Je sais moins de choses sur d'autres personnes qui ont eu des expériences similaires. Un autre type d'analyse est cependant plus praticable dans ces conditions, et il est peut-être plus fécond puisqu'il nous permet de dépasser la difficulté que pose l'utilisation de cas particuliers. Pour ce faire, il faut nous mettre à la place des Djelgôbé en acceptant la réalité des djinns, car ce qui nous intéresse c'est de comprendre comment le fait que les djinns existent influence la vue du monde des gens. L'effet le plus important de cette croyance aux djinns est que la réalité familière est mise en question, dans la mesure où il devient possible de se demander si ce qui est devant nous est réellement ce qu'il paraît être. Bien sûr, les gens ont presque tous une grande confiance en la réalité la plupart du temps, mais un petit doute subsiste, plus ou moins prêt à être éveillé selon les individus. Plus tard dans notre conversation, la femme qui avait vu le djinn me dit qu'elle ne le voyait plus mais qu'elle l'entendait venir de temps en temps. « Le bruit de ses pas, me dit-elle, ressemble à celui des pas d'un âne ». Le fait de nous familiariser avec une situation nous donne le sentiment de l'avoir maîtrisée. On ne sait pas nécessairement ce qui va se passer, mais un petit doute subsiste, plus ou moins prêt à être éveillé selon les indifait nous-mêmes ; on peut donc choisir notre propre ligne d'action en fonction de ces réactions prévisibles. Dans ce sens, nous sommes maîtres de nousmêmes et de la situation. Mais s'il s'agit d'une situation nouvelle, quel que soit le danger réel qu'elle contient, on est paralysé parce qu'on ne sait pas quel sera l'aboutissement de nos actes. Tout acte perd son sens parce qu'il n'est plus possible d'agir en fonction d'un but quelconque. Un homme qui essaie de marcher là où il devrait nager se noiera. Tout d'un coup la conscience de notre faiblesse commence à nous dominer, et c'est cela que nous appelons la peur. Le rapport entre l'espèce de folie que nous étudions ici et la peur devient maintenant clair : le surgissement du djinn détruit la familiarité du monde, qui perd aussitôt son sens ; il devient donc impossible d'agir d'une façon sensée. C'est peut-être à cause de cela, d'ailleurs, que les fous font souvent le contraire des pratiques normales (en se dévêtant, par exemple). Cette interprétation trouve une certaine confirmation dans les paroles d'un vieillard qui bavardait avec ses amis au cours d'une réunion. Il dit à ceux qui l'écoutaient qu'il avait un jour bu de l'alcool, ce qui est strictement interdit par la religion musulmane, et il se justifiait par le fait qu'il avait été très malade. « Si un homme est sur le point de mourir, n'essaiera-t-il pas ce qui est interdit ? » (so neDDo wi'i faa maayde wanaa o ndaaran ko harmi ?), Si ce sont les gens qui, par leur seule présence, comme nous venons de le voir, aident une personne à dominer sa peur, ce sont également eux qui contribuent au maintien de ce sentiment chez l'individu. Ce fait prend son origine dans la relation père-enfant. Le père, en gardant une certaine distance entre lui-même et son enfant, empêche la formation de cette familiarité qui pourrait donner à l'enfant le sentiment qu'il domine la situation. Le père doit rester en quelque sorte mystérieux, inconnu. Ce n'est pas seulement l'écart de force physique qui compte, car la mère également en possède beaucoup plus qu'un jeune enfant, mais c'est le fait que cette force
Les rapports entre
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personnes
agit indépendamment de celle de l'enfant. Car, en effet, la force de la mère est dans une très large mesure au service de l'enfant ; elle complète, en quelque sorte, les capacités encore insuffisantes de ce dernier pendant les premières années de sa vie. Du point de vue de l'enfant, celui-ci n'a pas la même emprise sur son père que sur sa mère : il sait que s'il pleure, sa mère le prendra dans ses bras, mais il ne sait pas ce que fera son père. En réalité, le père peut être profondément touché par l'enfant, tout comme la mère peut ne pas l'être, mais la division du travail veut que ce soit la femme qui réponde de façon prévisible à l'appel de l'enfant, alors que le père, lui, doit paraître avoir une attitude imprévisible. Un de mes amis m'affirmait un jour, à propos d'un couple qu'il jugeait trop « libéral », qu'un père devrait effrayer ses enfants un peu, car les enfants ne deviendront pas bons s'ils n'ont pas peur. La peur est la manifestation, en partie viscérale, de la faiblesse. Il est possible que l'insulte a hanyan (« Tu vas chier ») fasse allusion au fait que la peur peut faire déféquer quelqu'un involontairement. Dans les rapports entre personnes, donc, la peur signifie que la personne se croit faible par rapport à celui dont elle a peur. Par contre, si on n'a pas peur, cela veut dire qu'on se croit égal ou supérieur à l'autre. Nous développerons plus loin certaines conséquences de ce fait pour la société. La peur que l'enfant ressent face à son përe, que celui-ci révèle son émotion ou non, est la reconnaissance dans son for intérieur que son père est plus fort que lui, plus capable que lui ; car le fait de ressentir cette émotion montre que l'enfant perd, dans une certaine mesure, sa maîtrise de lui-même devant son père. Mais cette perte, de sa part, est un gain du côté du père, qui peut diriger la vie de l'enfant dans la mesure où celui-ci n'est pas capable de le faire lui-même.
L'expérience
du père dans le rapport père-enfant
: la
compassion
Dans le chapitre sur les rapports d'autorité, nous avons relevé la phrase peul : wanaa baaba na waawi Biyum ? (« N'est-ce pas que le père ' maîtrise ' son enfant ? ») Là, nous avons fait remarquer que cette phrase n'est qu'une simple constatation du pouvoir qu'un père exerce sur son enfant. Ici, nous avons tenté de montrer les sentiments de l'enfant dans cette situation. Pour le moment, il ne s'agit pas encore de l'enfant grandi, mais toujours du petit enfant jusqu'à sept-dix ans environ. Quelle est, maintenant, l'expérience du père dans ses rapports avec ses enfants ? Si la conscience de la puissance du père suscite la peur chez l'enfant, la conscience de la faiblesse de l'enfant suscite également une émotion chez le père. Cette émotion est appelée yurmeende, souvent traduit par « pitié ». La pitié est un élément important du concept peul, mais l'emploi du terme indique qu'il s'agit d'un champ de signification plus large et qu'on devrait plutôt le traduire par « compassion ». Comme nous l'avons remarqué au chapitre VII, ce terme est à rapprocher de semteende, en ce que celui-là, comme celui-ci, dérivent d'une forme verbale à la forme passive et à l'aspect inaccompli. Cela suggère, donc, que cette émotion est également ressentie comme venant de l'extérieur et comme subie par l'individu. Mise à part cette similitude, cependant, la yurmeende apparaît dans bien des cas comme un complément à la semteende, car on
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Société et liberté chez les Djelgôbé
m'a dit à plusieurs reprises qu'un enfant ne ressent pas la yurmeende à l'égard de son père ou d'un frère aîné, alors qu'il est normal que ces derniers la ressentent à l'égard du premier. Dans une relation d'inégalité entre proches parents, donc, celui qui est dans la position inférieure ressent la semteende, alors que celui dans la position supérieure est censé ressentir la yurmeende. Il ne faut toutefois pas oublier qu'on éprouve l'un ou l'autre de ces sentiments dans bien des cas où il n'est pas question d'inégalité de statut social. Mais, à la différence de la semteende, qu'on peut ressentir devant un groupe ou devant des étrangers, la yurmeende est un sentiment qui naît dans les rapports proches ; c'est le fait d'être ému par quelqu'un ou, parfois, par une scène qu'on observe. Eprouver ce sentiment se dit yurmaade (verbe à la voix moyenne) en peul. J'ai demandé à un certain nombre de personnes, comme l'une des questions d'un questionnaire que j'ai tenté d'administrer, pour qui elles avaient ce sentiment. MiDo yurmoo tanaa am (« J'ai de la compassion pour les miens ») était une réponse fréquente. Un garçon de douze ans, qui n'avait donc pas encore de dépendants, me répondait, miDo yurmoo sakike am (Parent de même génération), alors qu'un homme mûr me dit : miDo yurmoo koreeji am, an duu (« J'ai de la compassion pour ma famille, pour toi aussi »). A une occasion, un homme de mon âge (trente ans environ) me disait qu'il ressentait cette émotion à l'égard des siens, et une autre fois il me dit, miDo yurmoo yaaye am (« J'ai de la compassion pour ma mère »). Parmi les différentes formes construites sur ce même radical, la plus usitée est yurminde, avec le thème factitif de dérivation /-in-/. Dire qu'une personne na yurmini signifie qu'elle éveille en nous la yurmeende, qu'elle nous fait ressentir la compassion. Au sujet des enfants du jeune homme mort de méningite, on me disait spontanément : BiBBe Ben na njurmini min sanne (« Ces enfants nous font beaucoup compatir »). Les femmes, surtout, emploient l'expression na yurmini à propos de tout ce qui les touche. Dans leur bouche, na yurmini peut souvent se traduire : « C'est touchant ». Par exemple, lorsque ma femme et moi nous apprêtions à nous rendre à Dakar pour rencontrer mes parents venant des Etats-Unis, beaucoup de femmes exprimaient l'émotion suscitée par l'idée de cette rencontre en disant : na yurmini (« Que c'est touchant ! »). Cette émotion, comme la plupart des autres, est considérée avoir son siège dans le cœur de l'homme. Une autre manière d'exprimer presque la même idée est de dire : Bernde am heccidi (« Mon cœur est tendre, tout frais »)• La racine hecc- s'emploie couramment dans les expressions huDo hecco («l'herbe fraîche ») et Bingel keccel (« l'enfant nouveau-né »). L'expression Bernde am heccidi est cependant plus forte que miDo yurmoo, car on associe souvent la première avec le fait de pleurer. Voici une phrase relevée lorsque je posais des questions sur l'emploi de ces termes : mi yiino nyawDo o han, Bernde am heccidi ; mi waawaay faa ngonDi ngari (« J'ai vu ce malade aujourd'hui et mon cœur est devenu tout frais ; j'étais ' incapable ' à tel point que [mes] larmes sont venues »). Quant à quelqu'un qui ne ressent pas ces émotions, on dit de lui que « son cœur est sec (dur) », Bernde makko yoori. En fait, en ce qui concerne la yurmeende, comme pour les autres émotions, c'est un signe de faiblesse que de se laisser dominer par elle. Mais dans les rapports entre wondiiBe, et particulièrement entre membres
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Les rapports entre personnes
d'une même famille, cette faiblesse n'est pas forcément une mauvaise chose. Elle est même nécessaire pour maintenir l'harmonie du groupe. Cependant, c'est justement à propos de cette émotion que nous voyons apparaître une différenciation très nette entre l'homme et la femme. L'expérience de la compassion chez les femmes Car, c'est essentiellement par le truchement de cette émotion que la femme se trouve en quelque sorte soumise à son enfant en bas âge. Elle ne peut pas résister à l'appel de son enfant, et si elle voulait le faire elle serait vigoureusement critiquée par son entourage. Cela arrive, bien sûr. La faiblesse de la femme à l'égard de son enfant est donc hautement valorisée, car sans cela elle serait une mauvaise mère. Mais les Peul ne considèrent pas ce trait comme découlant de la relation mère-enfant ; pour eux, il s'agit d'une caractéristique fondamentale de la nature féminine. C'est pour cela que les femmes peuvent exprimer leurs sentiments plus ouvertement, en disant na yurmini, là où un homme serait embarrassé de le dire. Et c'est pour cela que les femmes peuvent pleurer publiquement la mort de quelqu'un, alors que les hommes ne doivent pas le faire. Si les femmes réussissent à retenir leurs larmes dans cette situation, on considère que c'est une bonne chose, mais on n'attend pas des femmes la capacité de le faire. Les hommes, eux, sont censés pouvoir maîtriser leurs sentiments, ce qui ne signifie pas qu'ils doivent se monter insensibles. Mais c'est cette plus grande capacité de maîtrise de soi qui, comme nous l'avons conclu dans la première partie, permet à l'homme de compléter la faiblesse de la femme en dominant cette dernière dans la mesure où elle ne peut pas se dominer elle-même.
La maîtrise des sentiments dans les sociétés occidentales et chez les Djelgôbé On pourrait être amené à se méfier un peu de ces nuances. Peut-on vraiment dire qu'un homme ressent quelque chose s'il ne l'exprime pas ? Ne serait-il pas plus exact de dire que les hommes perdent leur sensibilité à force de réprimer sans cesse l'expression de leurs sentiments, tandis que les femmes font évoluer la leur ? Ces questions viennent à l'esprit non pas à cause des faits peul, mais à cause de l'époque où nous vivons, où nous voyons chaque jour l'évidence de la brutalisation de l'homme. Chez nous aussi les hommes répriment leurs impulsions humanitaires tous les jours, pour obéir à ce qui leur semble une plus haute nécessité, que ce soit le maintien d'une structure bureaucratique ou technologique, l'accomplissement d'un travail, ou même l'exécution des ordres d'un Führer. Peut-on dire que, dans de telles conditions, l'homme garde sa sensibilité intacte ? Beaucoup de philosophes et psychologues soutiennent justement le contraire 1 . Dire qu'Adolf Eichmann 1. Cf., entre autres, Erich Fromm, The fear & Kegan Paul, 1942, et The sane society, New Arendt, Eichmann in Jerusalem : A report on Viking Press, 1963. Voici quelques citations qui aiguiller le débat :
of freedom, Londres, Routledge York, Rinehart, 1955, et Hannah the banality of evil, New York, pourront préciser le problème et
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
f u t bon père de famille est une absurdité lorsque le travail pour lequel il recevait son pain quotidien consistait à expédier des milliers de gens à leur mort. Cependant, les Peul aussi ont fait des guerres et des massacres terribles, étant donné l'échelle de leur société, et toute la description que je donne ici serait faussée si l'on ne gardait pas ce souvenir à l'esprit. Dans la région du Djelgôdji, c'est la présence de l'Etat voltaïque qui maintient la paix à l'échelon régional, et non pas les mécanismes internes de la société. La réponse à ces questions est très difficile et elle mériterait pour elle seule une étude détaillée. Dans l'état actuel de cette recherche, je ne peux que donner quelques suggestions, sans oublier que les questions restent posées. D'emblée se pose le problème de l'unité de comparaison. Dans toute la région il y a moins d'habitants que dans la ville de Besançon. Peut-on comparer une communauté villageoise à un Etat moderne, ou faut-il faire la comparaison à l'échelle de la région ? Peut-être y a-t-il un niveau constant de violence par habitant dans le monde, et le phénomène de la guerre moderne n'est-il que le résultat d'une façon plus efficace de la distribuer ? Quelles que soient les causes ultimes de la violence, les hommes se la représentent différemment selon les lieux et les époques, et leur expérience d'elle est également différente. Sur le plan de l'expérience, justement, il y a une différence importante entre la société peul, telle que je la connais, et la société occidentale moderne. Cette différence revient à celle que nous avons déjà constatée entre leur conception de la société et la nôtre, à savoir la société vue comme le tissu des rapports personnels, par opposition à la société vue comme un système d'institutions impersonnelles. Or, tout ordre est une violence (ne serait-ce que dans la mesure où il lutte contre l'entropie de l'univers), et lorsque cette violence agit dans les rapports entre personnes, l'expérience de « Quite regularly these people [personnes ayant des tendances masochistes] show a marked dependence on powers outside themselves, on other people, or institutions, or nature. They tend not to assert themselves, not to do what they want, but to submit to the factual or alleged orders of these outside forces. Often they are quite incapable of experiencing the feeling ' I want ' or ' I am '. Life, as a whole, is felt by them as something overwhelmingly powerful, which they cannot master or control » (E. Fromm, The fear of freedom, p. 122). Dans l'idéologie nazie, on répète souvent aux masses : « The individual is nothing and does not count. The individual should accept this personal insignificance, dissolve himself in a higher power, and then feel proud in participating in the strength and glory of this higher power » {ibid., p. 200). L'homme de caractère « autoritaire » aime se soumettre au « destin ». « It depends on his social position what ' fate ' means to him. For a soldier it may mean the will or whim of his superior, to which he gladly submits. For the small business man the economic laws are his fate » (ibid., p. 146). « Even the American army has accepted much of the new form of authority [une autorité de type anonyme et invisible]. The army is propagandized as if it were an attractive business enterprise ; the soldier should feel like a member of a ' team ', even though the hard fact remains that he must be trained to kill and be killed » (E. Fromm, The sane society, p. 153). Le Dr. Servatius, dans sa défense d'Eichmann, « declared the accused innocent of charges bearing on his responsibility for the ' collection of skeletons, sterilizations, killings by gas, and similar medical matters' ; whereupon Judge Halevi interrupted him : ' Dr. Servatius, I assume you made a slip of the tongue when you said that killing by gas was a medical matter. ' To which Servatius replied : ' It was indeed a medical matter, since it was prepared by physicians ; it was a matter of killing, and killing, too, is a medical matter'. » (Arendt, op. cit., p. 64).
Les rapports entre
personnes
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celui qui l'exerce est celle de la passion, tandis que si la violence s'exprime à travers une institution (l'armée, par exemple, ou une société anonyme), l'expérience de celui qui l'exerce est celle du devoir. La passion est en quelque sorte déplacée et sublimée, de telle sorte qu'on n'est pas conscient de la violence du système la plupart du temps. Quant à celui qui subit la violence, ses souffrances sont peut-être les mêmes dans les deux cas, mais sa façon de les comprendre et de leur faire face peut varier, comme nous le verrons par la suite. Entre un homme qui maîtrise ses sentiments pour être fort et un homme qui exerce un pouvoir en vertu de son devoir au système auquel il appartient, il y a une différence psychologique importante. Car, ce dernier n'éprouve justement pas les sentiments que l'autre doit maîtriser, puisqu'il ne se sent pas responsable lui-même pour ses actions. (L'origine de ce manque de responsabilité est une autre question qui nous mènerait trop loin de notre problème ici.) Dans la société peul, si le fait de réprimer nos sentiments avait pour résultat la diminution de la sensibilité elle-même, on devrait constater une différence à cet égard entre les hommes et les femmes. Mais, sur la base de mes propres rapports avec les gens, et sur celle de mon observation de leurs relations entre eux, je n'arrive pas à détecter une différence de sensibilité entre les sexes. Parmi les hommes et les femmes également, je trouve des gens plus ou moins sensibles, plus égoïstes ou plus altruistes, mais pas de tendances dans un sens ou dans l'autre. Que, dans la famille peul, le père soit censé pouvoir maîtriser la yurmeende, suscitée en lui par ses enfants, ne signifie nullement qu'il doive brimer ces derniers. A u contraire, la différence entre lui et sa femme à leur égard est qu'en principe le père choisit s'il va se laisser guider par sa compassion ou s'il va agir en fonction d'autre chose, alors que la femme a une moindre possibilité de choix. Chez les Djelgôbé par exemple, un enfant non encore sevré doit recevoir le sein s'il pleure, et la mère ne doit pas le lui refuser, ce qui n'est pas le cas chez nous et dans beaucoup d'autres sociétés. Mais du même coup, le père ne peut allaiter son enfant, même s'il veut le faire ; quelle que soit la force de ses émotions, il lui semble que seule une femme soit capable d'assouvir les besoins de l'enfant. L'homme se trouve, donc, dans une situation d'incapacité par rapport à son enfant, mais de cette incapacité il a fait une vertu, alors que de l'aptitude de la femme il a fait une faiblesse. Car, au fond, c'est ce défaut biologique de l'homme qui le libère de l'emprise de son enfant, puisque sa capacité objective de maîtrise de lui-même n'est pas plus grande que celle de la femme. Après tout, les femmes accouchent sans crier, et s'il leur arrive d'éprouver une même douleur qu'un homme — une piqûre de scorpion par exemple — elles la supportent sans broncher. Ce paradoxe au cœur de la culture peul joue un très grand rôle dans les rapports entre hommes et femmes, comme nous le verrons tout à l'heure, mais, en ce qui concerne les rapports père-enfant, la capacité de se maîtriser, apparemment plus grande chez le père, jette les bases psychologiques de l'autorité de ce dernier sur ses enfants, et de l'autorité des grands sur les petits en général. Bien que, le soir, assis devant leurs maisons, beaucoup de pères aiment qu'un de leurs enfants vienne se blottir contre lui (mais je n'ai jamais vu un père s'occuper d'un bébé), il est rare qu'un père voie son enfant pendant
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Société
et liberté chez les
Djelgôbé
la journée puisque, comme nous l'avons vu, les hommes ne restent pas au wuro. Si un père parle à son enfant, en dehors de quelques douceurs le soir, c'est presque toujours pour lui donner un ordre. En effet, il est frappant de voir combien le mode impératif est fréquent dans la conversation quotidienne. On l'entend sans cesse dans la bouche des parents quand ils parlent à leurs jeunes enfants, et on l'entend beaucoup également entre camarades d'âge de chaque sexe et de tous les âges lorsqu'ils bavardent ou jouent entre eux. Dans le premier cas il s'agit d'une affirmation de l'autorité, alors que dans le deuxième c'est plutôt un signe de familiarité. Ainsi n'entend-on jamais l'impératif lorsque quelqu'un parle à une personne plus âgée que lui, et à ses parents ou à ses frères aînés en particulier. Cependant, lorsqu'un garçon commence à devenir un homme, on observe chez la plupart des familles un changement remarquable dans le comportement de ses parents vis-à-vis de lui : ils cessent de lui donner des ordres de la même manière, surtout en public. Alors qu'un parent n'hésiterait pas à dire à un fils de dix ans, « V a garder les chèvres là-bas aujourd'hui », il n'en va pas de même pour un fils de vingt ans. U n soir, une mère dont le mari était absent voulait que son fils aille abreuver les vaches. « Les vaches ont soif », dit-elle. Qu'il s'agisse d'un fils de dix ans ou d'un fils de vingt ans, on n'est pas sûr d'être obéi. Le jeune homme a répondu à sa mère : « Elles n'ont pas très soif ».
Le
respect
du père pour son
fils
Nous nous sommes beaucoup attardés sur les rapports entre les parents — en particulier le père — et les petits enfants, d'une part parce que ces rapports forment des attitudes psychologiques qui persistent largement inchangées toute la vie et, d'autre part, parce que sur le plan sociologique ces rapports restent le modèle de ce que devrait être le rapport entre parent et enfant. Mais, en réalité, comme nous venons de l'indiquer, ce rapport évolue lorsque l'enfant grandit. Regardons ce qui se passe de plus près. Nous avons dit, dans la première partie, que c'est en ayant des enfants qu'un homme se constitue une dépendance qui lui permet de se libérer de sa propre dépendance de son père. Et nous venons de dire plus haut que le père peut diriger son enfant en partie parce que l'enfant est vraiment incapable de se diriger lui-même. L a difficulté ici est la suivante : pendant la période où l'enfant n'est pas réellement capable de devenir responsable de lui-même, il est en même temps trop jeune pour être utile à son père, que ce soit sur le plan du travail ou sur le plan moral. Lorsque l'enfant devient assez grand pour être utile à son père pour des travaux physiques, s'il ne pouvait pas en même temps être responsable de lui-même, il est facile de voir que cette utilité serait fort limitée ; si le père traitait son enfant comme un esclave, l'appui de l'enfant serait sans conséquence pour le père dans ses relations avec ses égaux. Il faut que l'enfant ait du poids lui-même pour qu'il puisse réellement seconder son père, et il faut qu'il soit digne de lui pour qu'il puisse le représenter. C e l a ne peut se passer que si le père respecte son enfant. Car la plus grande partie de l'éducation de l'enfant n'a lieu ni en famille ni auprès de son père, mais en compagnie de ses camarades d'âge. C e sont eux
Les rapports entre personnes
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qui sont les premiers juges de la pulaaku de l'enfant, et cet idéal, comme nous l'avons vu, est essentiellement celui de la maîtrise de soi. Si l'on se comporte comme l'esclave, et non comme le fils de son père, on manque à la pulaaku, ce qui est une honte pour le père lui-même autant que pour son fils. Lorsqu'un jeune homme se trouve avec ses camarades et que son père l'appelle, le fils répond par une sorte de grognement fort (houn !) qui ne veut pas dire plus que le fait que l'appel a été entendu. Il ne bouge pas et il continue de bavarder avec ses amis. Ce n'est que quelques minutes plus tard qu'il se lèvera pour rejoindre son père. Il sait que son père veut le voir, mais en refusant de réagir machinalement le fils démontre sa condition d'homme libre. Le père en est conscient et, normalement, il ne réitère pas son appel. Un autre facteur qui empêche le père de donner des ordres à son fils en public est le risque de voir ce dernier refuser de les exécuter, car tout le monde saurait alors que l'autorité du père n'est que du trompe-l'œil. Cela atteint la réputation du père, mais est mauvais pour le fils également, non seulement parce que celui-ci est reconnu comme désobéissant, mais encore parce qu'il est le fils d'un père qui n'a pas d'autorité sur ses enfants, ce qui diminue le poids du père dans la société et diminue par conséquent le respect accordé à son fils. Pour que le système fonctionne bien, l'autorité du père sur ses enfants doit paraître réelle, et cela revient à dire qu'elle doit être réelle, puisque obéir et faire semblant d'obéir ne peuvent se distinguer sur un plan de l'action. Mais, en même temps, il est également essentiel que le fils soit considéré comme libre, au point même de pouvoir refuser ou se révolter, car autrement son obéissance serait sans valeur. En réalité, nous trouvons dans la société peul toute la gamme entre l'obéissance aveugle et la révolte complète. Dans l'esprit des Peul, les deux extrêmes sont malsains, mais le premier est pire que le second puisque seul un homme incomplet, en quelque sorte, obéit aveuglément à un autre homme. Dans le second cas, si les hommes sont tous les deux complets, ils se trouvent néanmoins diminués dans leur force par rapport aux autres à cause de leur désaccord ; ils ne sont plus que des individus et ils ne forment pas de bloc commun. Lorsque les relations entre père et fils se détériorent à ce point, ils cessent de vivre ensemble : le fils garde son bétail à part, cultive son champ à part et paie son propre impôt. La feuille d'impôt est aujourd'hui un symbole de l'indépendance de l'individu vis-à-vis de ses parents.
Les rapports entre père et fille Pour comprendre les rapports entre les parents et leurs filles, il faut avoir à l'esprit ces mêmes considérations générales, mais la situation de la fille est très différente de celle du garçon. Tout d'abord, elle parvient beaucoup plus vite à sa maturité sexuelle et sociale ; l'âge de son premier mariage est de cinq à dix ans plus bas que celui des hommes lorsqu'ils se marient pour la première fois. Cela veut dire, en termes pratiques, qu'au moment où la fille pourrait commencer à s'opposer sérieusement à ses parents, ces derniers se débarrassent dans une large mesure de leur responsabilité à son égard. La fille se trouve alors dans une situation bien plus contraignante que celle
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Société et liberté chez les Djelgôbé
qu'elle quitte, puisqu'elle doit désormais vivre en étroite relation avec ses beaux-parents, lesquels, avons-nous vu, suscitent chez l'individu le plus fort sentiment de semteende. Dans la mesure où son mari est toujours intégré au wuro de ses parents, la femme travaille non pas pour lui, mais pour la famille entière sous la direction de sa belle-mère. C'est seulement en donnant des enfants à son mari que la femme lui donne la possibilité de se libérer de ses parents et qu'elle peut commencer elle-même à travailler pour son propre compte. Mais les filles n'acceptent pas toujours ces arrangements de bon gré. En fait, comme nous l'avons vu dans la première partie (chap. VI), il est normal qu'elles s'enfuient plusieurs fois au début de leur mariage, et elles n'hésiteront pas à s'enfuir plus tard si la situation devient insupportable. Le problème de l'autorité du père sur sa fille revient essentiellement à celui de son droit de la donner en mariage à qui il veut. Comme c'est le cas lorsqu'un fils obéit à son père, la fille est censée consentir librement au mariage choisi pour elle par son père, autrement ce serait comme si l'on donnait une esclave et non une personne libre, et le mariage ne serait d'ailleurs pas légal. En réalité, cependant, un certain nombre de pères tentent de forcer leurs filles à épouser des hommes avec qui, pour une raison ou une autre, ils veulent être alliés. Dans ces cas, il arrive fréquemment que les filles se révoltent (nous en étudierons un cas dans le chapitre suivant), en refusant de rester avec leur mari. A ce moment-là, le père possède un dernier atout : il peut donner sa fille à un moodibbo (homme de Dieu), tout comme un père européen envoyait autrefois une fille récalcitrante dans un couvent. Même là, cependant, la fille peut encore refuser de rester avec son mari, mais elle est souvent dans une situation très difficile. Cette difficulté résulte, d'une part, du prestige de son mari qui peut décourager des amants éventuels et, d'autre part, de Péloignement du lieu d'origine de la fille. Ouagadougou, par exemple, n'est pas trop loin du Djelgôdji puisqu'on peut trouver presque tous les jours des « occasions » (camions ou voitures) allant dans les deux sens. En outre, beaucoup de Djelgôbé y sont installés, ce qui permit à une fille de s'enfuir la nuit même de ses noces après avoir arrangé son lit pour donner l'impression qu'elle était couchée là. Lorsque son mari, un moodibbo mûr, se glissa dans le lit, il fut si choqué par sa déception qu'il prononça le divorce sur-le-champ. Un autre exemple est moins drôle. Ennuyé par l'une de ses filles, un vieil homme du village où nous avons travaillé la donna à un moodibbo étranger de passage et qu'il ne connaissait pas. Le vieillard pensait que l'étranger venait de Ouagadougou, mais en réalité celui-ci était de Nioro, au Mali, ville située à une distance de 900 km à vol d'oiseau. Le moodibbo emmena la fille chez lui, et, six ans plus tard, le père mourut sans l'avoir jamais revue. Trois modalités du rapport
homme-femme
Venons-en maintenant à une considération des rapports entre hommes et femmes de la même génération. Ces rapports se présentent sous trois formes différentes, selon la situation, mais qui ne s'excluent pas toujours mutuellement. D'abord, il y a ce qu'on pourrait appeler la relation « inter-ethnique »,
Les rapports entre
personnes
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entre 1' « ethnie » des femmes et 1' « ethnie » des hommes. Ce rapport concerne tous les hommes et toutes les femmes, quels que soient les liens de parenté entre eux, lorsqu'un membre d'un sexe se trouve en présence d'un membre de l'autre en public, c'est-à-dire lorsque plus de deux personnes se rencontrent dont l'une, au moins, du sexe opposé aux autres. Dans le chapitre sur la division des tâches, nous avons vu à quel point, en fait, les membres des deux sexes s'évitent en public pendant le jour ; s'ils se trouvent ensemble par hasard ils se comportent comme s'ils ne se connaissaient pas. Dans ces cas, tout se passe comme si chaque femme représentait la Femme, et que chaque homme représentait l'Homme. Chacun ressent la honte et la peur devant l'Autre, mais pour des raisons légèrement différentes. Devant l'Homme, la Femme craint d'être mise à sa place, c'est-à-dire, dans une position d'infériorité, tandis que l'Homme, devant la Femme, craint de se révéler incapable de tenir la place supérieure que lui accorde la structure sociale uniquement parce qu'il est homme. En d'autres termes, là où la Femme essaie de surmonter sa faiblesse de femme, l'Homme cherche à donner l'impression que la faiblesse lui est étrangère. Dans ces conditions, la conduite observable des deux sexes est presque identique. La seule chose qui révèle une différence de sentiment est le fait que la peur des femmes est plus évidente — leurs yeux deviennent plus gros, par exemple —, alors que les hommes cachent la leur dans une attitude de bravade. Deuxièmement, il y a le mariage en tant que rapport établi en public. Vu sous cet angle, le mariage apparaît comme un cas particulier du premier type de rapport, le rapport « inter-ethnique ». D'un côté, l'inégalité entre l'Homme et la Femme reste virtuelle dans la mesure où chacun accomplit ses tâches traditionnelles sur sa propre initiative et sans avoir reçu l'ordre de le faire. Mais, de l'autre côté, cette virtualité peut à tout moment devenir réelle si le mari donne un ordre à sa femme en public. Alors, la seule façon qu'a la femme de montrer sa solidarité avec l'homme est de lui obéir. Les ordres qu'un homme donne à sa femme en public sont presque exclusivement des demandes de services personnels ; ainsi : « Apporte-moi de l'eau » ; « Apporte-moi mon portefeuille qui se trouve dans le petit sac de peau de bouc » ; « Apporte-moi ma peau de mouton pour la prière », etc. Le mari peut être mécontent de la manière dont sa femme accomplit ses tâches de Femme, mais il hésiterait à lui donner publiquement des ordres dans ce domaine, tout comme il hésiterait à donner des ordres à son fils une fois celui-ci grandi : dans les deux cas, un tel acte de la part du mari équivaudrait à la négation de l'aptitude de la femme et du fils à remplir leurs rôles de leur propre chef : la femme est maîtresse dans son domaine, comme l'indique, d'ailleurs, le titre respectueux de la femme, jom suudu : « maîtresse de la maison ». En réalité, il est presque impossible pour les hommes d'influencer la conduite des affaires féminines, et encore moins de donner des ordres à cet effet. Un exemple parmi beaucoup d'autres devra suffire : un matin une jeune fille revint du puits avec une marmite d'eau sur la tête. Juste avant d'entrer dans la case où je me trouvais parce que j'étais venu saluer les gens, elle versa un peu d'eau sur l'encadrement de la porte de la case. « Pourquoi as-tu versé l'eau ?, lui demandai-je. — Chaque matin et chaque soir, l'eau doit être versée, dit-elle. Si l'eau n'est pas versée, c'est mauvais. (fajiri e futuroo fuu sana ndiyam rufee, so ndiyam rufaaka, wooDaa.)
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Société et liberté chez les Djelgôbé
— Elle ment, dit la grande sœur de la fillette. C'est le soir seulement, pas le matin (o fewan. futuroo tan, wanaa fajiri.) — Superstition !, rétorqua le père des deux femmes. Dieu n'a pas dit cela du tout. C'est le travail des femmes, pas le travail de Dieu. (tooru ! Alla wi'aay Dum faay. golle rewBe tan, wonaa golle Alla.) » La troisième forme sous laquelle se présente les rapports hommes-femmes est celle qui existe entre époux potentiels. Que l'homme ou la femme soit déjà marié à quelqu'un d'autre n'est pas un obstacle à ce rapport ; le nombre d'époux possibles est donc très grand puisque les interdictions portent uniquement sur des parents réels et non sur des parents classificatoires. Parmi les parentes, seules sont interdites, pour un homme, sa sœur de même père ou mère, sa mère, la sœur de sa mère, la sœur de son père, sa fille, la fille de son frère et la fille de sa sœur. Parmi les autres femmes, toutes sont permises sauf les autres épouses du père, pour le fils, et les épouses du fils, pour le père. Le lévirat est couramment pratiqué, le sororat l'est moins. Par accord tacite les hommes s'abstiennent de tenter de séduire les femmes de leurs proches parents, quoique cela arrive de temps en temps ; mais, par contre, les femmes d'autres hommes ne laissent pas d'être l'objet d'une quête sans cesse renouvelée. Cette quête est considérée être contre la bonne morale de la société, mais elle se fait.
Le sentiment de l'amour et le mariage Dans le rapport « inter-ethnique » entre les hommes et les femmes et dans les aspects publics du mariage, nous remarquons, d'une part, que la conduite des gens est largement préétablie par la coutume (tawaangal) et, d'autre part, qu'il y a une inégalité de statut sans cesse mise en évidence entre les deux sexes. Or, dans le rapport personnel entre un homme et line femme qui ne sont pas mariés l'un à l'autre, ces caractéristiques s'effacent complètement ; un tel rapport se fonde sur les qualités personnelles des individus et sur leurs sentiments, en partie suscités chez chacun par les qualités de l'autre. Regardons d'abord ces sentiments. L'amour en est, bien sûr, le plus important. Je ne tenterai pas de donner une définition peul de cette émotion ; qu'il suffise de dire, pour le présent, que le verbe yiDude (aimer) semble couvrir le même champ sémantique que le verbe aimer en français. En peul on se sert de ce mot pour dire qu'on aime un homme ou une femme, qu'on aime voyager, qu'on aime la musique ou la nourriture, etc. Mais l'amour peut être plus ou moins fort et plus ou moins réciproque, et c'est là que commence toute une série de problèmes, comme c'est le cas chez nous. Si la femme est d'emblée soumise à son enfant en vertu de son amour et de sa yurmeende pour lui, elle ne manifeste pas cette même « faiblesse » à l'égard des hommes qui la recherchent. Au contraire, elle est plus forte qu'eux parce qu'elle ne fait rien, alors que les hommes se déplacent pour la voir. Car l'amour également est une émotion que les Djelgôbé tentent de maîtriser en eux-mêmes. Les attitudes à son égard sont en effet très ambivalentes. C'est l'émotion la plus agréable de toutes à ressentir, mais en même temps c'est elle, plus que les autres, qui amène l'homme à faire des bêtises,
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personnes
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c'est-à-dire à agir contrairement à la pulaaku. Comme me le disait un jeune homme, « Ici c'est sur les femmes que les hommes meurent » (yimBe Do dow rewBe maayata). L'amour et le plaisir sexuel sont bons en eux-mêmes, et il est bon de les ressentir et de les rechercher, mais cela n'empêche qu'ils soient considérés comme des points de faiblesse. En dehors de ses délices et ses profondeurs, l'amour est considéré comme une compétition, et cela à deux titres : d'abord, il y a souvent, mais peut-être pas toujours, une compétition entre l'homme et la femme où chacun essaie de dominer l'autre par le truchement de son amour. Cela est particulièrement évident dans les cas où l'un ou l'autre a recours à la magie de l'amour (sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure) ; mais cette attitude se manifeste également dans l'idée populaire que le mariage, l'aboutissement ultime de l'amour, est une conquête. Les femmes diront que c'en est une pour la femme, et les hommes diront que c'est l'homme qui a conquis la femme. Deuxièmement, il y a une autre sorte de compétition dans l'amour, et celle-ci est toujours présente. Il s'agit de la compétition entre les hommes pour telle ou telle femme. (La compétition entre femmes est beaucoup plus voilée, puisqu'elle est la plus forte entre co-épouses qui doivent donner l'impression de vivre ensemble harmonieusement.) Lorsqu'un homme épouse une femme, à l'exception de celle dont le mariage a été entièrement arrangé par les parents du couple, on dit explicitement que le mari a battu, a chassé les autres prétendants. Ces derniers n'abandonnent pas nécessairement pour autant, et les hommes savent que chaque fois qu'ils quittent leur wuro leurs femmes risquent d'être sujettes à des tentations que seul leur amour de leur mari, ou leur peur de lui, pourra surmonter. Avant son mariage, la femme est donc libre par rapport à tous les hommes qui sont, ou qui pourraient être, des prétendants à sa main, et elle est en quelque sorte supérieure à eux dans la mesure où ce sont eux qui s'évertuent afin de l'obtenir, et non le contraire. Cependant, son choix fait, la femme se trouve légalement soumise à son mari. Dans quelle mesure est-ce que ce nouveau statut influe sur les sentiments de l'homme et de la femme ? Puisque le mariage est l'aboutissement de l'amour, ou, du moins, de certains aspects de ce dernier, on pourrait s'attendre à un dépérissement de l'amour dans le mariage. En effet, il semble que c'est cela qui arrive dans beaucoup de cas. Puisque l'amour extra-marital est déjà illicite, il est du coup en dehors du contrôle social, ce qui n'est pas le cas de l'amour dans le mariage. Cette opposition s'exprime même géographiquement, car si l'amour licite se fait toujours dans la case, sur le lit conjugal, l'amour illicite se fait en brousse, jamais dans le wuro. Ces faits suggèrent une tout autre interprétation des cérémonies du mariage que nous avons décrites dans le chapitre sur la religion. Là, nous avions souligné l'importance du processus d'accoutumance, et nous avons insisté sur le fait que les Peul n'aiment pas presser les gens. Ainsi avons-nous vu que le mariage peul s'établit petit à petit pendant plusieurs mois ou même plusieurs années, au lieu d'être une transformation soudaine, comme c'est le cas chez nous. Cependant, à la lumière des attitudes peul vis-à-vis de leurs sentiments, le mariage peut apparaître comme un moyen, comme un entraînement même, dont le but serait la maîtrise de l'amour. C'est un lieu commun en anthropologie que de dire que le mariage, en tant qu'institution, canalise les pulsions sexuelles de l'homme de façon qu'elles
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contribuent au maintien des structures sociales au lieu de les détruire 2 . Mais en réalité, dans le cas des Peul, du moins, l'effet du mariage est beaucoup plus compliqué que cela. D'une part, au lieu de canaliser les pulsions sexuelles de façon à ce qu'elles s'épanouissent dans un cadre défini comme légitime, le mariage, dans ses débuts, rend justement très difficile cet épanouissement. Au lieu d'être une lune de miel où les jeunes gens peuvent assouvir leur passion et où ils commenceront à devenir une unité qui présentera un front commun aux autres, cette période dans le mariage peul empêche le couple d'être ensemble et, surtout, l'empêche de devenir une unité. D'autre part, la facilité du divorce et la possibilité de devenir polygame sont un encouragement positif aux hommes pour qu'ils s'intéressent à d'autres femmes. D e même, cet intérêt de la part des hommes est un encouragement aux femmes de rester en quelque sorte disponibles, quelle que soit leur situation matrimoniale du moment. Dans un sens, donc, la fonction du mariage peul ne consiste pas seulement à canaliser les pulsions sexuelles, car, en même temps, il les diffuse, en rendant difficile un attachement mutuel exclusif entre un homme et une femme. Cela a des conséquences pour la vie sociale aussi bien que pour la vie sentimentale des gens. En ce qui concerne la vie sociale, cette tendance du mariage va dans le même sens que la division du travail « social » que nous avons analysée dans la première partie de cet ouvrage, car elle favorise ce que nous avons appelé « l'agencement social du jour » aux dépens de celui de la nuit. Le danger de l'amour, pour la société, n'est pas qu'on soit amené à faire l'amour avec une personne qui ne convient pas (cela arrive, mais rarement), mais plutôt qu'on devienne amoureux d'une personne au point où il nous semble que celle-ci nous suffise et qu'on n'ait pas besoin du reste de la société 3 . Justement, les Djelgôbé se moquent 2. Cette idée fut énoncée, de manière nuancée, par Malinowski lorsqu'il élaborait sa conception de la « plasticité des instincts » chez l'homme. En 1927 il écrivait : « We can see that the varying emotional adjustments of mating in the human family are simplified in one direction. The human bonds culminate on their sexuaJ side in marriage, on their parental side in a life-long enduring family. In both cases the emotions centre around one definite object, whether this be the consort, the child, or the parent. Thus the exclusive dominance of one individual appears as the first characteristic in the growth of human emotional attitudes » (souligné par moi), Sex and repression in savage society, New York, Meridian Books, 1955 (rééd.), p. 199. Paul Bohannan, dans sa Social anthropology, reprend cette même idée générale : « A corollary of the fact that a man obtains sexual rights in a woman at the time of marriage is the fact that marriage and the resultant family is, everywhere, one of the main modes by which sexual activity within the society is controlled. Unregulated sexual activity, like any other sort of unregulated activity, produces chaos. [...] Sex can be regulated and given avenues of expression (which is the same thing) by means of many institutions. But the family is almost everywhere the bulwarking institution, and in many areas it is the only one recognized as ligitimate. [...] The two functions of the family then are regulation of sex and provision of new members of the community » (souligné dans l'original), Social anthropology, New York, Holt, Rinchart and Winston, 1963, pp. 83-84. 3. Ce problème existe dans toute société, y compris la nôtre, mais son importance est souvent méconnue. Dans un article riche d'idées, Philip E. Slater montre que beaucoup de nos pratiques concernant le mariage, ainsi que celles qui régissent les rapports prémaritaux et extramaritaux, ont la même fonction que les pratiques des Djelgôbé que nous venons de décrire. M. Slater appelle ce danger que pourrait représenter le couple trop renfermé sur lui-même « le repli dyadique » qui
Les rapports entre personnes
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d'un homme chez qui l'amour de sa femme est évident, et la jalousie est sévèrement critiquée. Leur raisonnement à ce sujet est un peu différent de celui que je viens de présenter. Pour eux, la jalousie, d'abord, est une émotion antisociale parce qu'une belle femme est belle pour tout le monde et devrait être en quelque sorte partagée avec les autres. Cela ne veut pas dire qu'un homme devrait permettre aux autres de coucher avec sa femme, mais seulement qu'il a tort de s'offusquer à cause des sentiments que celle-ci suscite en eux. Quant à l'homme qui paraît être amoureux de sa femme, qu'il soit jaloux ou non on se moque de lui pour la même raison qu'on se moque de quelqu'un qui lâche un pet : il fait preuve d'un manque de maîtrise de lui-même, et il risque, par là, d'être accusé d'être plus faible que sa femme.
Le caractère provisoire du mariage : le divorce Quelles sont les conséquences de cette situation pour la vie sentimentale des gens ? Considérons le cas des femmes d'abord. Le fait qu'il y a toujours des hommes qui s'intéressent à elles tend à donner au mariage un caractère provisoire. La soumission de la femme à son mari n'est jamais une fois pour toutes, mais dépend de la volonté de la femme. Si par rapport à son mari elle occupe un statut inférieur, par rapport à tous les autres hommes ce n'est pas la notion de statut qui joue, mais c'est la valeur intrinsèque de la femme qui élève celle-ci au-dessus des hommes dans l'esprit de ces derniers. Chez la femme, la conscience de cette estime suscite non seulement un sentiment de liberté, mais la possibilité de s'en servir soit pour dominer son mari soit pour lui échapper. Le taux de divorces dans une société est une mesure très ambiguë, et il n'exprime même pas nécessairement une information utile sur la société. En apprenant qu'une société qu'on ne connaît pas encore a un taux élevé de divorces il est impossible de dire a priori que les femmes qui quittent leur mari sont plus libres que les autres ou moins heureuses que les autres, parce que le contraire est également possible. Dans une situation objectivement pareille, deux couples peuvent réagir différemment parce qu'ils recherchent des buts divergents, parce que leur notion du bonheur est différente. Les Djelgôbé, comme toutes les autres populations peul qui ont été étudiées jusqu'ici, ont un taux élevé de divorces. Les biographies des femmes du village où nous avons travaillé — je n'ai pas pu faire d'échantillonnage extensif — montrent que parmi les femmes du village, y compris celles mariées ailleurs, 42 % (19 sur 45) étaient toujours avec leur premier mari pendant l'enquête. Si l'on considère seulement les femmes mûres (plus de n'est, selon lui, qu'un cas particulier de ce qu'il nomme « la régression sociale ». Cette régression sociale est la manifestation chez l'individu, et sur le plan des rapports sociaux, de l'instinct de mort avancé par Freud. Slater pense que cette appellation de Freud a beaucoup troublé la recherche théorique sur cette tendance humaine, et il propose, à la place des expressions « Eros » et « instinct de mort », des concepts moins mystifiants, à savoir : « diffusion libidinale » et « contraction libidinale ». La première est l'élargissement du cercle des objets de la libido, alors que la seconde est la contraction de ce cercle. Cf. Philip E. Slater, « On social regression », American sociological review, 28 (3), juin 1963, pp. 339-64.
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40 ans environ), ce pourcentage tombe à 32 % (7 sur 22 ; les veuves ont été exclues des deux catégories pour ce calcul). La manière dont ces chiffres ont été recueillis ne permet pas de dire que ces pourcentages représentent le taux de divorces dans cette société. Cependant, on peut se fier à leur tendance générale. Si nous rattachons cette tendance à ce que nous savons de la vie sentimentale des gens, deux interprétations semblent possibles : ou bien un fort pourcentage de gens n'arrivent pas à s'entendre dans leur premier mariage, ou bien ils ne cherchent pas à s'entendre dans ce mariage. Selon les cas, l'une ou l'autre interprétation convient mieux, mais il est impossible de généraliser. Un autre fait, que confirment ces chiffres, est la facilité du divorce. En effet, bien que seul l'homme puisse prononcer le divorce, en pratique la femme peut l'obtenir presque aussi facilement que l'homme. Il est très difficile de savoir les raisons réelles d'un divorce donné, car avant de divorcer chacun essaie d'agacer l'autre au point où ce sera l'autre qui fera la première démarche ; celui qui fait la première démarche perd normalement les koowruDi du mariage, toutes choses égales ailleurs. L'homme doit les laisser à sa femme si c'est lui qui divorce d'avec celle-ci, et la femme doit les restituer à son mari si c'est elle qui demande le divorce. Mais si on demande aux gens une raison générale pour le divorce, la réponse la plus fréquente est que l'homme et la femme ont assez l'un de l'autre (Be cawti). Ce n'est qu'en deuxième lieu qu'on dit que le couple ne s'entend pas (Be ndewraay).
Mariage et divorce comme
expressions d'une relation entre
frères
Dans une société où l'on croit que le divorce est un mal, on peut dire, peut-être, que son taux est un indicateur de l'état de santé de la société. Malinowski, par exemple, écrivait, : « Divorce in savage and civilized communities, for instance, [...] is both a personal tragedy and a sociological mishap » 4 . Or, chez les Djelgôbé, si cela est vrai dans certains cas, ce n'est pas vrai dans d'autres, et, selon mon impression, ces derniers sont les plus nombreux. Il importe peu de connaître le taux de divorces, si savants que soient les calculs 5 , si on ne connaît pas la signification de cette pratique pour les intéressés eux-mêmes. En ce qui concerne les Djelgôbé, cette signification est complexe. Du point de vue de l'individu, ce qui compte c'est l'existence même du divorce en tant qu'option réelle permettant de changer la situation dans laquelle on se trouve, quelles que soient les raisons pour lesquelles on voudrait la changer. Sur le plan de la structure sociale, le divorce apparaît dans certains cas comme un prétexte à (ou une cause de) la séparation entre deux frères. Nous avons vu, dans la première partie, que le mariage préféré des Djelgôbé est celui entre enfants de deux frères. Ce mariage est une expres4. Op cit., p. 200. 5. J.A. Barnes, dans son article « The frequency of divorce » (pp. 47-99 dans The craft of social anthropology, sous la direction de A. L. Epstein, Londres, Tavistock, 1967), suggère des distinctions utiles entre différents types de mesures de la fréquence du divorce dans une société, et il montre au chercheur comment obtenir les données et comment faire les calculs nécessaires pour en arriver ? ces mesures.
Les rapports entre
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personnes
sion de la solidarité des frères et il a presque toujours lieu si un fils de l'un vient à l'âge de se marier en même temps qu'une fille de l'autre. Parfois même, plusieurs mariages se feront entre les enfants des mêmes deux frères. Si un tel mariage s'avère possible mais ne se fait pas, c'est le signe d'une certaine froideur, sinon d'une séparation entre les frères. Mais en même temps, ces mariages risquent de ne pas durer, dans la mesure où les époux eux-mêmes peuvent soit ne pas s'aimer, soit convoiter déjà quelqu'un d'autre, tout en acceptant de se marier pour plaire à leurs parents. Si le divorce arrive dans ce cas, il entraîne souvent une rupture plus ou moins importante entre les frères qui ont arrangé le mariage. Car, en fait, il faut qu'il y ait un haut niveau de compréhension entre les frères pour que l'un ne blâme pas l'autre, ne se sente pas lésé par l'autre, et ne prenne pas automatiquement le parti de son propre enfant dans l'affaire. Les Djelgôbé sont hautement conscients de ces embarras dans lesquels les met leur propre système de mariage, mais ils n'y peuvent rien. Le mariage est porteur d'un sens dont il est impossible de le débarrasser, car donner une fille à quelqu'un c'est, du coup, ne pas la donner à quelqu'un d'autre, et si ce dernier est votre frère il faut prendre en considération comment celui-ci va réagir à cet acte. Vu dans cette perspective, on peut comprendre le divorce dans ce type de mariage (mais pas dans tout mariage) comme un facteur facilitant cet éparpillement des gens dont nous avons reconnu l'importance dans le chapitre sur la structure sociale. Ce type de divorce est parfois un prétexte et, parfois, le symbole d'une rupture entre frères ; mais cette séparation se fait d'une manière ou d'une autre au cours de toute vie d'homme, à quelques exceptions près. Seulement, il semble que dans presque tous les cas on ne subit pas cette séparation comme une nécessité extérieure, mais comme le résultat d'actes humains qui brouillent les gens et les mettent en colère.
La signification
du mariage chez les Peul et chez les Nuer
Avec ces idées à l'esprit, il est très instructif de comparer le mariage peul avec le mariage chez les Nuer. Ces derniers vivent dans des conditions écologiques très similaires à celles qu'on trouve chez les Peul, et le mode de vie et la technologie des deux populations sont également similaires. Les différences les plus frappantes apparaissent dans la manière dont les gens pensent les systèmes dans lesquels ils vivent. Tout d'abord, les Nuer sont constitués en groupes agnatiques exogames (lignages), et ce sont ces groupes qui agissent dans les grandes cérémonies de la société et dans la guerre. Le principe de la solidarité des agnats, et particulièrement celle des frères, est très important, alors que le divorce n'existe pratiquement pas 6 . Les frères sont liés par leur troupeau commun qui sert à payer la dot de leurs épouses, et par le bétail qu'ils partagent lorsqu'ils reçoivent la dot d'une de leurs sœurs. Mais cette absence du divorce ne signifie pas que les femmes nuer ne circulent pas d'homme en homme ; en réalité, elles le font peut-être avec la 6. E.E. Evans-Pritchard, Kinship
University Press, 1951, pp. 91-96.
and marriage
among
the Nuer,
Londres, O x f o r d
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Société et liberté chez les Djelgôbé
même fréquence que les femmes peul. Seulement, au lieu de divorcer, on maintient le principe que le premier mari est le pater de tous les enfants de son épouse légitime. Les Nuer ont même une institution qu'Evans-Pritchard appelle ghost-marriage, où une femme devient l'épouse d'un homme mort ; elle cohabitera avec un frère du mort, mais ses enfants seront considérés être les enfants du défunt. Tout se passe comme si là où les Djelgôbé se trouvent en conflit autour des femmes, les Nuer se brouillent au sujet des vaches. Car chez eux également les proches parents se dispersent au cours d'une vie, mais les Nuer considèrent que ce sont les vaches qui sont à l'origine de leurs conflits. Evans-Pritchard écrivait : « Within a tribe, also, fighting frequently results from disputes about cattle between its sections and between individuals of the same section, even of the same village or homestead. Nuer fight on slight provocation and most willingly and frequently when a cow is at stake. On such an issue close kinsmen fight and homes are broken up. [...] Hence Nuer say of their cattle, 'They will be finished together with mankind', for men will all die on account of cattle and they and cattle will cease together » 7 . En fait, les vaches peuvent être source de conflit chez les femmes peuvent l'être chez les Nuer, mais il semble différence entre ces deux sociétés en ce qui concerne facteurs et la manière dont les gens eux-mêmes les
La maîtrise polygamie
de l'amour
dans le mariage
les Peul, tout comme qu'il y ait une réelle l'importance de ces voient.
: le rôle des enfants
et de la
La notion que le mariage est chose temporaire semble fortement enracinée dans l'esprit des Djelgôbé. C'est une bonne chose que de pouvoir rester avec la même personne toute la vie, mais les gens ne s'y attendent pas lorsqu'ils s'épousent. Le fait d'être marié à quelqu'un n'est pas l'affaire du destin, mais c'est une question de choix personnel, même dans le cas des mariages arrangés par les parents, puisque ceux qui le veulent peuvent obtenir le divorce dans un tel mariage. Mais l'autre côté de la médaille est que l'on peut chercher quelque chose de « mieux » de ce qu'on a, que ce soit l'homme ou la femme, et ce fait élimine sur le plan sentimental l'inégalité entre mari et femme sur le plan des statuts sociaux. Qui dominera qui sur le plan sentimental dépend de la force de caractère de chacun, et l'un des éléments les plus importants de cette force est la capacité de maîtriser notre besoin de l'autre. Pour l'homme et la femme également, cette maîtrise est facilitée par le fait de pouvoir trouver des satisfactions ailleurs que dans le mariage lui-même. Dans le cas des deux sexes, le besoin de la compagnie est largement rempli par les camarades d'âge de même sexe, mais les similarités cessent là. Pendant leur jeunesse, les femmes sont l'objet de la quête des hommes, mais elles ne sont pas toutes également désirables. Les plus belles femmes acquièrent des réputations qui vont bien au delà des confins des localités qu'elles habitent, 7. The Nuer, Londres, Oxford University Press, 1940, p. 49.
Les rapports entre
personnes
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et elles sont souvent tentées de montrer leur force en cassant les mariages dans lesquels elles se trouvent. Par contre, et hommes et femmes disent qu'une femme laide est moins capable de casser son mariage parce qu'elle aura des difficultés à trouver un autre mari. Lorsqu'une femme a des enfants, sa situation peut changer radicalement. Sa désirabilité ne diminue pas nécessairement — elle peut même augmenter dans la mesure où la preuve de sa fertilité attire des hommes qui n'ont pas encore réussi à avoir des enfants. Les Peul répètent fréquemment la notion qu'une femme n'ose pas quitter ses enfants, mais en réalité il y a des femmes qui le font. Pourtant, la règle absolue selon laquelle c'est le mari qui garde les enfants en cas de divorce, amène une femme à réfléchir avant de quitter son mari. Si les enfants renforcent le lien qui attache la femme au mari, ils lui donnent en même temps la possibilité d'une plus grande indépendance de ce dernier sur le plan sentimental. Car, dans la société peul, ce n'est pas le lien mari-femme qui crée une unité face au reste du monde, c'est le lien mère-enfant et, au delà de ce lien, celui entre enfants d'une même mère. Cela est l'une des raisons, d'ailleurs, pourquoi les Peul préfèrent qu'une veuve épouse le frère de son feu mari, parce que c'est à celui-là que revient la charge des enfants de celui-ci. Les enfants eux-mêmes pensent que leur mère leur est déloyale si elle n'épouse pas le frère de leur père car, de leur point de vue, en épousant quelqu'un d'autre elle les abandonne. Pendant les premières années de la vie de l'enfant, la mère peut se permettre l'expression totale de son amour pour son enfant. Sa soumission aux besoins de l'enfant est considérée comme normale et une bonne chose, et la mère maintient un contact physique avec l'enfant la plupart de la journée et de la nuit. Cela ne veut pas dire que les rapports mère-enfant soient tous semblables : il y a des mères douces et paisibles et il y a de véritables tigresses. Mais quelle que soit l'intensité de l'émotion maternelle, le rapport mère-enfant crée, au début, un petit monde presque clos, duquel le père est exclu. Lorsque le père possède la mère sexuellement la nuit, il n'entre pas pour autant dans ce monde, mais il s'interpose, comme nous l'avons vu, entre la mère et son enfant. De leur côté, les hommes maîtrisent leur amour conjugal en partant à la recherche d'autres femmes et ramenant une, deux ou trois autres épouses. Cela n'est qu'une explication partielle de cette pratique, et les Djelgôbé eux-mêmes ne l'accepteraient probablement pas sous cette forme-là. Nous avons déjà vu cependant (chap. V), qu'hommes et femmes également considèrent qu'un ménage monogame est un ménage où la femme domine le mari (ce qui n'est pas nécessairement l'avis des intéressés). Les femmes dans un tel ménage craignent plus ou moins fortement l'arrivée d'une autre épouse, alors que celle-ci nourrit souvent le désir secret de pouvoir forcer son mari de divorcer d'avec sa première femme. Certaines femmes arrivent à exiger cela de leur mari. Même dans les ménages polygames les plus harmonieux, il existe toujours une rivalité, plus ou moins ardente, entre les co-épouses. La plupart des intérêts de ces dernières sont opposés les uns aux autres, et les femmes d'un homme ne forment pas un groupe possédant une organisation interne : par exemple, il n'y a pas de femme principale à laquelle les autres doivent une obéissance quelconque. Ce n'est qu'en traitant ses femmes de façon strictement équitable que le mari peut maintenir la paix entre
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Société et liberté chez les Djelgôbé
elles, et cela, on le comprend facilement, demande de lui une haute capacité de maîtrise de ses propres sentiments. L'image de la femme qu'exprime le chant des hommes D'autre part, après son sevrage, l'homme ne retrouve jamais cette unité chaleureuse que la femme, elle, peut recréer en élevant ses enfants. Est-ce que les hommes peul voudraient retrouver cette chaleur ? Il m'est évidemment impossible de fournir une réponse à cette question, mais nous avons certaines données qui semblent justifier le fait de la poser. Tout d'abord, ce sont les hommes plutôt que les femmes qui sont les poètes et les chanteurs. Cela ne veut pas dire que les femmes peul ne peuvent pas chanter, mais plutôt que, lorsqu'elles le font, ce n'est pas en public, comme c'est le cas chez les hommes. Les chansons de ces derniers sont des improvisations créées pendant les veillées des jeunes gens, et leur sujet principal est les femmes. Ces chansons sont très difficiles à comprendre pour plusieurs raisons. D'abord, la plupart d'entre elles consistent largement en une série de noms et de surnoms de personnes et de lieux. Nous avons signalé à plusieurs reprises la puissance évocatrice des noms en peul, et une part importante de la capacité d'émouvoir des chansons réside dans le fait que ceux qui les écoutent partagent déjà l'expérience d'être émus par les personnes et par les lieux qui y sont cités. Deuxièmement, la suite des images ne semble pas s'ordonner sur un plan logique ; mais elle dépend plutôt des associations d'idées dans l'esprit du chanteur. Chaque chanson ne forme pas un tout cohérent, car elle n'est pas conçue comme telle ; elle est plutôt une espèce plus forte du langage où le mouvement éternel de l'esprit et de la voix est rendu légèrement moins transitoire, mais ce mouvement n'est jamais figé pour autant. Troisièmement, comme dans notre poésie, certaines distorsions grammaticales se produisent : par exemple, une suite de noms sans verbe peut recéler plusieurs sens différents à la fois. Enfin, la diction des chanteurs est très floue. Je n'ai jamais pu comprendre une chanson en cours d'exécution, et je pense que beaucoup de mots doivent échapper aux auditeurs peul aussi. En outre, il y a souvent des changements dans la longueur des syllabes, ce qui ajoute aux difficultés même davantage, puisque la langue peul est une langue où la longueur est employée pour faire des distinctions sémantiques. Il résulte de toutes ces difficultés que les seules chansons que j'aie pu transcrire sont celles qu'un chanteur m'a dictées lentement ; je ne suis pas encore arrivé à transcrire celles que j'ai enregistrées sur bande magnétique. Quant à la compréhension, je ne peux pas dire que je comprends complètement une seule de ces chansons transcrites ; par contre, beaucoup de leurs images sont suffisamment claires pour servir de point de départ à une analyse. L'image de la femme qui transparaît est particulièrement intéressante. C'est une image qui n'en est une que partiellement, car à côté d'éloges qui idéalisent la femme on trouve des descriptions qui font preuve d'une observation minutieuse et réaliste :
Les rapports entre
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ngaari Baydi boDewol poyngol na laamna danewol girrayel Aayi xyari dawla tiinde tilsaay sabu soodataake naafiki nangaay ma rawni mooso kelloy girrayel Aayi Le taureau de Baïdi d'un rouge comme l'aube Rend plus claire (par comparaison) la blancheur d'Ayi, la petite au [cou long. Orner un visage déjà fortuné n'est pas nécessaire Parce que (la beauté) ne s'achète pas Tu n'est pas devenue déloyale, (Tu es) blanche comme un sourire, O les petits battements des mains d'Ayi, la petite au cou long. dunna dabbunde mbaadoy na cimta malleeji na njuura njimanen Suumayel Umaru a juurnaay na nyannde nyalloyDen Hammadi Sagidi kurukutu e nyeeke Nyodel njimanen Suumayel Umaru Ciel sombre en saison froide, quelques gouttes de pluie, les vaches aux [cous tachetés viennent s'abreuver Chantons pour la petite Soûmaye d'Oumarou. Tu es venue avec les vaches le jour où nous sommes allés à Hammadi [Saguidi Pour faire de la musique et où le visage de Nyodel luisait avec des [gouttelettes de sueur Chantons pour la petite Soûmaye d'Oumarou. D'autres chansons expriment plus directement certaines émotions chez les hommes : Aadaama e Mayraama min maayanii ma [...] e Jaljallo debbo e Baa Kaano debbo e Aaraabo debbo e Rawniije yelDam min maayanii ma Aadaama dilli noy fulBe ngatta
yelDam
yeeweende bonnde cuumol ngol hirndinaama dillinaama hiiro yalta kiiren hunduko tasuure Adama et Mayrama ma chère Nous mourons pour toi [...] Et fille Dialdiallo Et fille Bâ Kâno Et fille Arabe Et « Blancheur » ma chère Nous mourrons pour toi. (Avec) Adama partie Que feront les Peul ? Néfaste solitude ! On a ramené la belle aux lèvres noires le soir, on l'a fait partir. Que la soirée commence ; amusons-nous à plein panier.
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Toutes les chansons peul que je connais contiennent des allusions au voyage, soit en employant des verbes comme « aller », « partir », « venir », etc., soit en citant une suite de noms de lieux différents. Mais les voyages des hommes et des femmes sont vus, pour la plupart, différemment. Lorsqu'un homme se déplace, ce mouvement n'est pas vu comme signifiant l'abandon d'une femme, tandis que les déplacements des femmes, au contraire, sont souvent ressentis comme l'abandon d'un homme ou des hommes. Cela ressort clairement des deux derniers fragments cités ci-dessus, où le départ d'une femme suscite soit un sentiment de faiblesse (« Avec Adama partie/que feront les Peul ? »), soit l'esseulement (« Néfaste solitude »). Ce décalage est le reflet de certains faits significatifs dans la vie quotidienne des Djelgôbé, car en réalité les hommes ne quittent pas leurs femmes, ils les renvoient. Les femmes ressentent la solitude lorsque leur mari est absent, mais cette absence n'est pas pour autant ressentie comme l'abandon de la femme puisque la plupart de ces voyages sont entrepris pour des raisons reconnues comme normales et légitimes, telles la transhumance ou la surveillance du bétail, la vente d'un animal sur le marché, etc. Mais si la femme est triste lorsque son homme est absent, l'homme est plus que triste après le départ de sa femme, puisque s'il n'a pas d'autres femmes il tombe du coup dans un état de dépendance par rapport à ceux avec qui il vit pour obtenir de la nourriture. Il devient donc faible par rapport à ses pairs. D'autre part, comme nous l'avons déjà vu, la fugue chez la femme peul est l'un des moyens dont elle dispose pour dramatiser son mécontentement. Lorsque la femme prend la fuite et rentre chez ses parents, c'est le mari qui doit alors chercher à la persuader de revenir auprès de lui. Cette démarche se fait normalement par moyen d'intermédiaires, le danger de la honte étant grand en cas d'échec.
L'expérience de la solitude et la société, remède à la solitude Se sentir seul est, selon les Peul, l'une des plus pénibles des émotions. A Djibo et à Ouagadougou, des gens qui m'avaient accompagné depuis la brousse me disaient spontanément : yeeweende warii kam Do. (« La solitude me tue ici »). Ce terme, comme semteende et yurmeende, se crée par un processus de dérivation sur une forme verbale. Il s'agit ici du verbe yeeweede, un verbe à la voix passive, qui signifie être esseulé, se sentir seul. C'est une émotion si angoissante pour les Djelgôbé qu'ils préfèrent ne jamais être seuls dans la mesure du possible. Cela est particulièrement vrai des enfants et des jeunes gens qui se tiennent compagnie parfois même quand ils vont en brousse près du wuro pour accomplir leurs besoins. Cette angoisse s'empare également des personnes plus âgées qui se trouvent dans un état de vulnérabilité, comme les femmes qui viennent de donner naissance. Une telle personne ne va jamais seule en brousse pour accomplir ses besoins, mais se fait toujours accompagner par quelqu'un, ne serait-ce qu'un enfant. L'explication que donnent les Peul eux-mêmes de cette pratique est qu'une telle personne est plus susceptible d'être saisie par un djinn. La solitude est sans doute la plus difficile des émotions à maîtriser puisque ce n'est que dans la vieillesse que les hommes commencent à y parvenir — et cela, peut-être uniquement par nécessité.
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Le terme utilisé pour signifier « dissiper la solitude » est yeewtude (même racine avec le thème /-t-/ inversif), dont la traduction usuelle en français est « converser », « causer ». Cela est très significatif, car nous avons vu, en parlant des salutations, que c'est au moyen de la parole que la société se maintient du jour au lendemain. Ici nous voyons un autre aspect de cette action de la parole, à savoir la préservation des gens de la solitude. Mais si les femmes sont considérées comme plus vulnérables aux dangers de la solitude, ce sont les hommes qui doivent passer un temps plus long seuls. Cela n'est pas seulement à cause de la nature des travaux qu'ils font, mais encore à cause de la séparation plus rigide entre les générations. Si une mère et sa fille habitent la même localité, par exemple, elles peuvent passer de longues heures ensemble à bavarder en tissant des nattes ou en filant du coton, alors qu'un père ne reste avec son fils que le temps nécessaire pour discuter des problèmes pratiques concernant le troupeau, les champs, les puits, etc. En dehors des conversations de ce genre, un vieillard passe son temps seul ou avec d'autres hommes de sa génération — qui se raréfie sans cesse — soit en surveillant le travail, au puits par exemple, des jeunes, soit à la mosquée. La yeeweende n'est pas seulement l'absence des gens ; c'est l'absence des gens qu'on aime et qui nous aiment. Cela ressort clairement des chansons, d'une part, et du fait que la pire solitude est souvent ressentie en ville plutôt qu'en brousse, d'autre part. La solitude apparaît donc comme l'envers de l'amour, car admettre qu'on est seul équivaut à admettre qu'on a besoin de l'amour des autres. Ce besoin est normalement caché en public, et ce n'est que dans les chansons qu'il est librement avoué. D'ailleurs, les veillées auxquelles ces chansons sont chantées ont lieu seulement en brousse et parfois dans les villages riimaayBe (debeeje), mais jamais au wuro. Au sein du wura les hommes cherchent à maîtriser leurs besoins et à maintenir par là leur supériorité sur les femmes, mais en brousse ils peuvent exprimer leurs désirs ; cette expression admet la supériorité implicite des femmes en même temps qu'elle tente de toucher celles-ci en éveillant leur yurmeende. La magie : expression du désir d'influencer
quelqu'un
Si c'est en brousse qu'on cherche à charmer les femmes par la poésie, c'est également en brousse qu'on tente de le faire par la magie. La magie et la poésie se révèlent ainsi comme étant très proches l'une de l'autre. La magie est une forme d'expression d'une émotion trop forte pour être révélée publiquement — que ce soit l'amour ou la haine. Dans le cas de l'amour, ce qu'on cherche, c'est reproduire dans l'autre la même émotion qu'on ressent soi-même au point d'être dominé par elle. Car, à partir du moment où la femme est saisie par l'amour, c'est elle qui se trouve désarmée par sa passion et l'homme peut encore devenir maître de la situation. Le procédé magique le plus fort consiste à faire manger à la femme, à son insu, une partie du corps même de l'homme. Deux pratiques m'ont été décrites. Dans l'une, l'homme fait un mélange de morceaux coupés de ses vingt ongles avec un peu de cheveux rasés de son front et de son pubis. Ce mélange est brûlé dans un morceau de marmite cassée qui n'a jamais été utilisée pour la
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cuisson. On ajoute à la préparation une pincée d'un produit spécial qu'on peut obtenir des colporteurs haoussa qui viennent du Niger plusieurs fois l'an. On infuse le tout dans de l'eau. Puis, lorsqu'on obtient une noix de cola offerte sans qu'on l'ait demandée, on la trempe dans cette eau et on la donne ensuite à la femme. Si elle la croque, « elle ne laissera jamais de te suivre (a bada o jokkitataa ma) ». Si l'on ne peut pas obtenir le produit haoussa, il existe une autre méthode plus directe, mais plus difficile à mettre en pratique. Cette méthode consiste à se gratter la face intérieure de la cuisse avec un rasoir jusqu'à ce que le sang coule, puis à attraper un peu de ce sang sur les bouts des doigts et à en enduire un morceau de viande cuite en prononçant le nom de la femme qu'on veut charmer. Reste maintenant la difficulté de faire manger cette viande à la femme, difficulté qui n'existe pas dans le cas de la cola. Car c'est une honte que de manger en public, et la seule ruse possible consiste à faire donner la viande à la femme par une tierce personne, par l'hôte de la femme quand elle est en visite quelque part, ou par un maccuDo quand elle se trouve dans un debeere, par exemple. Quant à la magie des femmes, j'ai très peu de renseignements. Cependant, une ou deux femmes m'ont demandé si je n'avais pas quelque chose que je pouvais leur donner et, d'après la manière dont ces demandes ont été formulées, je pense que le but de leur magie serait légèrement différent de celui des hommes. Là où les hommes cherchent à se libérer en quelque sorte de leur passion en la transférant sur la femme qu'ils aiment, les femmes chercheraient plutôt à empêcher l'homme qu'elles aiment de s'intéresser à d'autres femmes et en particulier à leur co-épouse si elles en ont une. Cette hypothèse reste entièrement à vérifier. D'ailleurs, les hommes m'ont également parlé de procédés qu'on peut utiliser contre un rival ou un ennemi. En outre, il est impossible de se faire une idée de la fréquence du recours à ces procédés par les gens. Si la majorité des gens possèdent au moins un charme, préparé par un moodibbo, pour les protéger de tel ou tel danger de la vie, des pratiques comme celles qui viennent d'être décrites se préparent dans le plus grand secret. Je connais certaines gens qui sont sceptiques à leur égard, alors que d'autres y croient fermement, mais souvent, lorsqu'une personne agit d'une manière inhabituelle pour elle, on dit spontanément que quelqu'un a dû la « travailler » (huuwude). Cela est particulièrement vrai pour les cas où la personne paraît indûment influencée par quelqu'un d'autre ; on se demande ce que celui-ci aurait pu faire pour que celle-là agisse ainsi. Le phénomène de l'influence personnelle se révèle donc comme une chose aussi mystérieuse pour les Djelgôbé qu'il l'est pour nous. Le fait que, pour nous, des expressions comme charmer, enchanter, captiver, ne soient plus que des façons de parler, alors que les Peul les considèrent comme des moyens d'action, est dû moins au progrès scientifique de nos connaissances dans ce domaine qu'au fait que notre type de société paraît moins vulnérable à cette sorte d'action, puisque les rapports entre institutions priment les rapports entre personnes. En réalité, les ressortissants de la civilisation urbaine industrielle n'ont jamais cessé de chercher à s'ensorceler mutuellement, mais les rapports sociaux dans lesquels ils tentent d'employer la persuasion ne sont pas perçus par les acteurs comme étant le tissu même de la société. Et puis, l'existence
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d'institutions contraignantes peut donner l'impression — fausse, peut-être — que nous pouvons court-circuiter, pour ainsi dire, les relations personnelles, en nous appuyant uniquement sur « la mécanique » sociale pour obtenir notre but. Le rejet de l'argent comme moyen d'influencer les gens Le contraste entre l'usage de l'argent dans la société occidentale et dans la société peul est instructif à cet égard. Dans les deux cas, l'argent peut servir comme rémunération d'un travail, mais dans la société du Djelgôdji cela ne se fait pas entre Peul, mais seulement entre membres d'états sociaux différents (riimaayBe, artisans, etc.), entre membres de différentes ethnies (Dogon, Mossi, Songhai, etc.) ou entre étrangers. Travailler pour de l'argent, c'est travailler parce qu'on a besoin de cet argent pour vivre. Travailler pour un autre Peul équivaut donc à lui révéler notre état de besoin, ce qui est un manquement à la pulaaku. En outre, un tel travail ne peut en conséquence être vu comme une aide apportée à celui pour qui on travaille ; au lieu de renforcer un lien social, cette démarche tendrait à l'affaiblir. C'est pour cela que les Djelgôbé n'acceptent ni de travailler pour l'un des leurs pour de l'argent, ni que l'un des leurs travaille pour eux dans ces conditions. Payer quelqu'un pour un travail, c'est insinuer, ou constater que celui-ci ne l'a pas fait pour vous être utile, pour vous aider à faire face aux difficultés de la vie, mais qu'il a été poussé à le faire par ses propres besoins. Si un homme ne travaille pas librement, cela revient à dire qu'il n'est pas libre et les Peul trouvent très pénible de voir un des leurs dans un tel état, un état en dessous de l'humanité telle qu'ils la conçoivent. Selon les situations, cette peine se transforme en yurmeende ou en ridicule, mais ce dernier n'est souvent pas autre chose que l'expression publique de ce qui serait la yurmeende si d'autres gens n'étaient pas présents. Même plus important pour notre propos, cependant, est le fait que les Djelgôbé tentent d'empêcher de telles situations de se produire au sein de leurs communautés. Pour la plupart, ceux qui sont plus riches que les autres évitent d'utiliser leur argent pour créer une dépendance autour d'eux, et ceux qui pourraient être tentés de le faire ne rencontreraient que le refus et la fuite, plutôt que la coopération. Un bon exemple de cette attitude s'est présenté au cours du deuxième mois de notre séjour. C'était la dernière partie de la saison sèche, et beaucoup de vaches, affaiblies par le manque d'eau et d'herbe, se trouvaient atteintes de maladies, en particulier du charbon symptomatique appelé Bernde (cœur) par les Peul. Une vache, appartenant au père du jooro de Petaga, s'était affaissée en brousse à quatre ou cinq kilomètres du wuro, et le jooro demanda à tous les jeunes hommes d'aller ramener cette vache au village pour être soignée par les gens. Je voulais me joindre au groupe des jeunes gens pour voir comment ils allaient faire ce travail, mais je ne voyais pas de groupe qui se formait. Chaque fois que je demandais à quelqu'un quand les gens allaient partir on me disait qu'on ne savait pas encore, peut-être lorsqu'il ferait un peu plus frais. Je me suis finalement joint à l'un des fils du jooro, vers une heure et demie de l'après-midi et nous partîmes ensemble pour l'endroit où se trouvait la vache malade. Quelques autres jeunes hommes
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étaient avec nous au début, mais lorsque nous nous trouvâmes dans le voisinage d'un autre village, ces derniers nous quittèrent pour chercher d'autres hommes dans le village. Nous arrivâmes près de la vache et nous nous assîmes à l'ombre d'un arbre pour attendre les autres. Quelques heures plus tard, nous entendîmes les voix de quelques jeunes hommes qui chantaient dans la brousse. Bientôt nous les vîmes arriver, pas tous ensemble mais par petits groupes. Le fils du jooro m'expliqua qu'ils avaient pris l'occasion de flirter avec les filles de l'autre village avant de continuer leur chemin. Personne ne s'intéressait encore à la vache qui gisait là, mais il semblait que tout le monde était venu plutôt pour une fête que pour un travail. Plusieurs hommes à la fois chantaient des bribes de chansons différentes, alors que d'autres se chamaillaient entre eux. On m'avait dit, lorsque j'avais posé la question, que la vache serait hissée sur les épaules et sur les têtes des hommes, et portée jusqu'au village, parce qu'elle était incapable de marcher. Soudain, quelqu'un vit deux ânes ; quelques garçons les attrapèrent et les amenèrent près de la vache. On décida maintenant d'attacher les ânes ensemble et de poser la vache là-dessus. Quelques-uns commencèrent à lier les deux pattes arrière de la vache. Le jooro lui-même apparut et tint les pattes antérieures, pendant qu'un jeune homme les liait avec quelques tours d'une corde. De quinze à vingt jeunes gens se bousculaient autour de la vache ; le jooro s'éloigna d'eux. Tout le monde semblait parler en même temps disant aux autres de saisir telle ou telle partie du corps de l'animal, mais personne ne réussissait à s'imposer aux autres. Ils ne se turent pas pour que l'un d'eux leur commandât de soulever tous ensemble, mais chacun commença à soulever en disant aux autres d'en faire autant. Tout d'un coup les forces des bras semblèrent se concerter et la vache se trouva dans l'air, à un mètre du sol ; quelques secondes plus tard elle reposait de travers sur le dos des deux ânes. Les hommes continuaient de soutenir la vache tout autour des ânes, qui étaient trop faibles pour la porter tout seuls, et il fallut s'arrêter plusieurs fois en cours de route pour les laisser reposer. De retour au village, je vis le jooro donner aux jeunes hommes quelques billets de cent francs CFA. Je pensai qu'il les payait, mais, plus tard, lorsque je demandai à l'un d'entre eux combien il les avait payés, mon interlocuteur fut choqué. Il insista sur le fait que le jooro ne les avait pas payés et que les jeunes hommes n'avaient pas ramené la vache pour de l'argent, mais uniquement parce qu'ils avaient voulu aider le jooro. Personne n'avait été obligé de participer, et le jooro n'était pas obligé de donner quelque chose en retour. L'argent qu'il leur avait donné était destiné à acheter des noix de cola qui seraient partagées par tout le monde. Ce n'était pas un paiement, mais une manière de remercier les gens. Nous pouvons observer, à travers l'épisode décrit ici, la même qualité fondamentale qui caractérise tous les rapports personnels dans la vie quotidienne des Djelgôbé, à savoir une vigilance constante pour maintenir un niveau de liberté aussi haut que possible dans la situation. De la part du jooro, par exemple, dont la position commande le respect des gens, nous observons une très grande retenue à l'égard de ceux qui allaient travailler pour lui. Tout au long de l'épisode, il n'a pas donné d'ordre, il n'a pas dirigé le travail ; il avait simplement demandé une faveur à ceux qui étaient les mieux placés
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pour l'aider, comme le ferait n'importe quel autre homme se trouvant dans le même embarras. Les jeunes gens, de leur côté, manifestaient clairement par leur comportement qu'ils ne se considéraient pas sous les ordres de quelqu'un, mais qu'ils étaient venus de leur propre chef. En outre, en transformant la situation en une espèce de fête, ils firent pratiquement disparaître l'aspect de corvée de la tâche, qui devint ainsi une sorte de jeu auquel les gens participaient parce qu'ils voulaient le faire.
CHAPITRE
XI
COMMENT RÉSISTER A AUTRUI Quelques expressions linguistiques de la nation de liberté en peul Si c'est pendant son enfance qu'un homme apprend à craindre son père, c'est pendant cette période également qu'il commence à acquérir les qualités qui lui permettront de résister à cette peur et aux pressions sociales en général. L'enfance donne à l'homme son premier goût de la liberté. Dans les chapitres précédents, nous avons vu que la liberté, chez l'adulte, est étroitement liée à la capacité que possède ce dernier de se maîtriser lui-même. Cette attitude se manifeste encore dans une expression courante signifiant « être libre » et que nous sommes maintenant en mesure d'analyser. Pour dire qu'une personne est maîtresse d'elle-même, on se sert de l'expression : imo jeyi hoore mutn (lit. : « 11/elle possède sa propre tête »). Cette expression est à rapprocher de celle qu'on utilise pour parler de la femme quand elle vient de donner naissance (o hewtii hoorem). Mais la vraie signification de ces mots apparaît le plus clairement lorsqu'on met la phrase au négatif. Si l'on dit o jeyaa hoore mum (lit. : « 11/elle ne possède pas sa propre tête »), cela indique toujours que la tête de la personne est « possédée » par autre chose. Trois cas principaux sont possibles : 1) la « tête » de la personne est possédée par une autre personne, ce qui signifie que la première est l'esclave de la seconde ; 2) la « tête » de la personne est possédée par un djinn, autrement dit la personne est folle, « possédée » ; 3) la « tête » de la personne est possédée par un travail ou par une situation sociale, ce qui veut simplement dire que la personne est « occupée » et n'est donc pas disponible. Lorsque les gens disent : mi jeyaa hoore am joonin (« Je ne possède pas ma tête maintenant »), cela signifie presque la même chose que l'expression française : « Je suis complètement débordé ». Cependant, ces phrases ne conviennent pas pour évoquer la situation du jeune enfant dans son incapacité de se maîtriser. Car, pour l'enfant, aussi bien que pour l'adulte, l'expression o jeyaa hoore mum impliquerait, sans précision du contexte, que la personne dont on parle était folle ou pas tout à fait elle-même. Pour désigner plus précisément l'incapacité de l'enfant on dirait : a waawaa hoore mum (« 11/elle ne maîtrise pas sa tête »). Cette expression n'implique pas que l'enfant soit possédé par quelque chose, mais
Comment
résister à
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autrui
qu'il a besoin d'être dirigé par quelqu'un, notamment son père. Mais si c'est l'incapacité de l'enfant à se diriger lui-même qui justifie en quelque sorte l'autorité de son père sur lui, cela ne veut pas nécessairement dire que l'enfant éprouve cette incapacité comme un manque de liberté. En réalité, il existe dans la vie d'un enfant une grande liberté, mais à première vue, du moins, elle est d'une nature très différente de celle qui découle de la capacité de se maîtriser chez l'adulte. Tout d'abord, il ne faut pas oublier que tout ce que nous avons appelé « besoin » mérite cette appellation uniquement parce que ce terme appartient à une certaine catégorie conceptuelle dans la culture peul. La langue peul possède un mot pour « besoin », mais en me servant de ce terme français je ne traduis pas ce concept peul ; j'essaie plutôt de rendre plus compréhensible pour moi-même l'un des aspects fondamentaux de cette catégorie conceptuelle qui, à ma connaissance, n'est pas nommée par les Peul. Tenter d'établir à l'avance une liste des besoins humains peut nous égarer plus que nous servir en anthropologie, et cette entreprise est d'ailleurs vouée à l'échec, comme l'a bien montré Dorothy L e e 1 , puisque toute activité humaine peut prendre le caractère d'un besoin lorsqu'elle rencontre un obstacle quelconque. Au niveau de la culture, par exemple, le fait de déféquer est traité comme un besoin chez les Peul, tout comme en Occident, alors que le fait de manger est envisagé différemment dans les deux cultures, ainsi que le fait de boire. La miction tend à être classée avec la défécation chez nous, particulièrement aux Etats-Unis, alors que chez les Peul il ne s'agit pas du tout de la même chose, comme le révèle le fait qu'hommes et femmes également urinent en public, seulement en s'éloignant de quelques mètres et en tournant le dos.
Le rôle des besoins humains
dans l'éducation
des enfants
en bas âge
Ces différences culturelles, entre ce qui est considéré comme « besoin » et ce qui ne l'est pas, valent la peine d'être signalées parce qu'elles nous aident à reconnaître le fait que l'enfant, avant d'être socialisé, ne ressent pas de besoins dans la mesure où son entourage est capable de lui donner ce dont il a besoin. Dans le cas des Peul, leur manière globale d'être avec leurs jeunes enfants semble tout à fait orientée vers le but d'empêcher l'enfant de ressentir des besoins. Nous avons déjà souligné à quel point la mère peul reste avec son enfant en bas âge et répond aux appels de ce dernier, que ce soient des appels vocaux ou des appels s'exprimant uniquement par geste. Or, la mère agit non seulement lorsque l'enfant a faim, mais encore quand il a besoin de déféquer. Chaque fois que la mère s'aperçoit que l'enfant est sur le point de déféquer, dès les premières semaines de la vie de ce dernier, elle le met à cheval sur ses cous-de-pied et face à elle-même, de telle sorte que l'enfant puisse embrasser les mollets de sa mère en même temps qu'il se soulage entre les pieds de celle-ci. Cet acte ne doit pas être compris comme une sorte d'entraînement en vue de la propreté, mais plutôt comme un 1. « Are basic needs ultimate ? », Freedom N.J., Prentice-Hall, 1959, pp. 70-77.
and culture,
Englewood Cliffs,
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Société et liberté chez les Djelgôbé
autre exemple du fait que c'est la mère, et pas l'enfant, qui subit les besoins de l'enfant comme des besoins, car c'est elle qui doit y faire face. Ce qui frappe dans la relation mère-enfant, c'est le fait qu'il n'y a aucune tentative pour régler la nature qui s'exprime à travers la personne de l'enfant avant que l'enfant n'ait acquis une certaine capacité de se régler lui-même. Les pleurs d'un enfant sont aussi impératifs pour la mère qu'une salutation pour toute personne adulte : on doit laisser tomber ce qu'on fait pour répondre à cet appel. On peut concevoir nos horaires à nous, en ce qui concerne les changements de linge aussi bien qu'en ce qui concerne l'allaitement de l'enfant, comme une tentative d'imposer de l'ordre à la nature brute que représente l'enfant bien avant que ce dernier soit en mesure de le faire lui-même. Le fait que nous vêtions nos enfants, au lieu seulement de les envelopper pour les protéger du froid, est un autre aspect de ce même phénomène. La réponse immédiate de la mère peul à l'appel de son enfant a une double conséquence : du côté de la mère, d'abord, cette pratique, fortement encouragée par tout le monde, empêche le développement chez la mère d'une habitude de devenir sourde aux pleurs de l'enfant en les entendant simplement comme un bruit désagréable ; du côté de l'enfant, la présence presque ininterrompue de la mère (ou d'un substitut) et la rapidité de sa réponse aux appels favorisent une situation où l'enfant ne se sent pas faible puisqu'il obtient tout ce qu'il veut. Cela est vrai non seulement en ce qui concerne ses « besoins », mais encore en ce qui concerne son désir d'explorer et de connaître le monde qui l'entoure. Avant que l'enfant puisse marcher ou même ramper, c'est sa mère qui est pour lui ses bras et ses jambes. Les mères passent avec leurs jeunes enfants des heures où, en plus de les câliner et de jouer avec eux, elles ramènent à la portée de l'enfant tout objet dans le monde autour qui semble éveiller l'intérêt de ce dernier. De même, si l'enfant est chicané ou frustré par une personne plus âgée que lui, les Djelgôbé le laissent exprimer sa colère selon une modalité très intéressante : la mère ou tout autre grande personne qui se trouve là tend la main à l'enfant en lui demandant de la frapper. Lorsque l'enfant frappe la main, la mère, à son tour, frappe avec cette même main celui qui est l'objet de la colère de l'enfant. Ou bien, si cette personne est déjà partie, on promet de le faire. Par contre, si un jeune enfant abîme quelque chose, on ne songerait pas à le blâmer ou à le punir pour cet acte, puisqu'il n'est pas encore une personne responsable de lui-même et ce n'est donc pas vraiment « lui » qui l'a fait. Si les gens veulent blâmer quelqu'un, ils accuseront la mère, mais d'habitude ils considèrent que ce sont des choses qui arrivent, tout comme l'enfant lui-même est une chose qui arrive. On ne peut pas punir la nature pour le fait qu'elle est comme elle est, et on ne peut pas punir l'enfant non plus, dans la mesure même où il participe de la nature. Quant à la nature ellemême, comme nous l'avons déjà indiqué, elle ne semble pas receler de notion morale ; autrement dit, ce qui arrive à l'homme n'est pas vu comme une récompense ou une punition pour ses qualités ou ses actes 2. Dieu dispense le 2. Meyer Fortes semble avoir trouvé une attitude similaire chez les Tallensi, où il remarque l'absence d'une « punition vengeresse » dans les rapports parentenfant (cf. « Social and psychological aspects of éducation in Taleland », Suppl. à Africa, 11 (4), 1938, p. 14). En ce qui concerne l'adulte, le malheur est
Comment
résister à autrui
bonheur et le malheur selon des règles qui sont inconnues le malheur n'est pas utilisé de façon éducative par les adultes une morale à l'enfant. Par exemple, si un enfant se blesse en chose que sa mère lui avait défendu de faire, il apprend contient l'objet qu'il maniait, mais l'incident n'est pas utilisé comprendre qu'il doit obéir à sa mère.
219 à l'homme, et pour inculquer faisant quelque le danger que pour lui faire
Comparaison du « toilet-training » chez nous avec celui des Djelgôbé Lorsque l'enfant commence à pouvoir marcher, il dépend moins de sa mère pour l'aider à déféquer puisque, au début, il peut déféquer partout sauf dans la maison. S'il n'est pas encore capable de différer longtemps ce besoin d'excréter, l'expérience acquise avec la mère pendant une ou deux années lui a appris comment reconnaître les signes de ce besoin, de sorte que son autonomie de mouvement et son autonomie sphinctérienne évoluent ensemble et plus ou moins à la même vitesse. A la longue, tout le monde doit finir par déféquer uniquement en brousse, et l'enfant ne peut donc réaliser cet objectif que lorsqu'il est capable de s'y rendre tout seul. Puisque la brousse, surtout en saison sèche, commence à une distance de deux à cinq cents mètres du wuro, l'enfant n'atteint pas ce stade avant l'âge de trois ou quatre ans. Pour un adulte, il est extrêmement honteux (na semtini sanne) d'être vu en train de déféquer ; si un homme ou une femme est atteint d'une diarrhée, il passe souvent toute la journée en brousse pour éviter la honte que cette maladie peut lui faire. L'euphémisme le plus courant pour dire c aller à la selle » c'est yaade ladde (« aller en brousse »), et si quelqu'un veut indiquer qu'il a besoin de le faire, il dit : ladde am wari (« Ma brousse est venue »). Il est intéressant et utile de comparer ces aspects de l'enfance peul avec ce qui se passe en Europe et aux Etats-Unis. En dépit de la grande variété qu'on trouve dans les pratiques occidentales, il semble que partout il y ait la séquence suivante : une période de laisser-faire suivie d'une période d'entraînement ou discipline. Nos chercheurs en sciences humaines sont si imbus de la notion d'une telle séquence qu'ils supposent qu'il existe dans chaque société souvent vu comme »me rétribution, mais celle-ci n'est jamais automatique puisqu'elle dépend de la volonté des ancêtres qui sont nombreux et qui ont des intérêts divergents. Fortes écrivait : « Its is worth noting that this plurality of ancestral powers, thought of as competing unpredictably in their demands on their worshippers, actually works as a safeguard in everyday affairs. Since there is no single, sovereign god like Job's, one cannot feel entitled to rewards for following a code of conduct pleasing to him or deserving of punishment for knowingly transgressing it. One lives according to one's mundane lights, guided by the jural and moral sanctions of society, knowing that the ancestors dispense justice by their own standards and that one cannot please all of them at the same time », Œdipus and job in West African religion, Cambridge, 1959, pp. 52-53. L.-V. Thomas, dans son enquête sur la mort africaine, a trouvé qu'un assez fort pourcentage de gens voit la mort comme une punition (34 %) ou un acte de justice (19 %). Dans le cas des Peul, cette attitude n'est pas absente, mais même quand elle est présente elle semble s'appliquer plutôt à la mort de gens avec lesquels on n'est pas lié. L'individu ne perçoit pas sa propre mort ou celle de ses proches comme une punition (cf. L.-V. Thomas, Cinq essais sur la mort africaine, Dakar, 1968, p. 20).
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Société et liberté chez les
Djelgôbê
humaine une activité qu'on peut désigner par le terme toilet-training. Or, puisque, effectivement, une telle activité a lieu dans presque toute famille occidentale, il devient possible d'étudier et de comparer les différentes méthodes utilisées par des groupes sociaux différents 3 . Mais l'emploi même de ce concept fausse la réalité peul puisque la séquence impliquée dans le concept ne se retrouve pas dans l'enfance peul. En ce qui concerne la défécation, il n'y a pas de période de laisser-faire, puisque la mère participe à cet acte dès le début de la vie de son enfant. Chez nous, par contre, l'enfant défèque solitairement, même s'il est avec sa mère à ce moment-là, puisque celle-ci ne s'associe pas à l'acte de l'enfant et, souvent, elle ne réagit pas ; elle ne fait que changer les couches de celui-ci lorsqu'elle le juge nécessaire. Ce qui se passe chez nous, alors, c'est qu'au moment où l'enfant commence à acquérir une certaine autonomie de mouvement, il se trouve bloqué sous la dépendance de sa mère à cause de ses sphincters. Il doit être « entraîné » à les contrôler et, dans bien des cas, il doit informer sa mère ou l'adulte avec qui il se trouve chaque fois qu'il éprouve ce besoin. A ce stade de mes recherches il m'est impossible de préciser l'effet des pratiques peul, s'il y en a, sur la « personnalité ethnique » (pour employer un terme de L.-V. Thomas) 4 des Peul. Pour ce qui concerne notre présent travail, l'intérêt des différences que nous venons de relever se trouve non pas dans l'effet de ces pratiques, mais dans ce que celles-ci nous révèlent sur l'image que se fait chaque société de l'enfant, et sur les attitudes des parents à l'égard de l'enfant. A la lumière des données peul, deux hypothèses sur nos attitudes occidentales se dégagent : d'une part, l'emploi de couches et l'allaitement sur horaire apparaissent comme la manifestation d'une certaine répugnance à voir la femme aussi complètement soumise aux besoins de l'enfant que c'est le cas chez les Peul. D'autre part, ces mêmes procédés, ainsi que le toilet training, expriment la notion de la malléabilité de l'enfant. L'idée que l'homme est malléable particulièrement pendant son enfance est très générale dans la pensée occidentale. L'emploi courant de mots comme « formation » en français, ou training en anglais, illustre cette attitude. En français, par exemple, lorsqu'on parle de la « formation » de quelqu'un, on évoque la notion que celui dont on parle doit certaines qualités morales et intellectuelles à une sorte de moulage ou modelage consciemment pratiqué sur lui par des gens de son entourage. Les Djelgôbê considèrent qu'il est bon d'avoir de bons parents ; mais l'action de ces derniers n'est pas considérée comme une formation de l'enfant, mais plutôt comme un maintien (tiigaade = « tenir ») qui lui permet de grandir au point où il pourra prendre la responsabilité de sa propre vie (faa o waawa hoore mum — « jusqu'à ce qu'il maîtrise sa propre tête »). Qui plus est, ce n'est qu'après que l'enfant aura atteint une certaine maîtrise de lui-même qu'on lui offrira une instruction plus ou moins formelle (pendant la retraite après la circoncision, par exemple, ou instruction religieuse), mais on ne prétend pas que cette instruction forme l'enfant ; on dit tout simplement que l'enfant l'accepte ou ne l'accepte pas. La pratique des Djelgôbê, donc, ne fait pas des 3. Cf. par exemple A. Davis et R.J. Havighurst, « Social class and color différences in child-rearing », American sociological review, 11, 1946, pp. 698-710. 4. Cf. Les Diola, Dakar, IF AN, t. 1, pp. 147-148, t. 2, p. 792.
Comment résister à autrui
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premières années de la vie d'un homme une période de formation, mais une période où l'enfant se sépare progressivement de sa mère au fur et à mesure qu'il devient capable de se maîtriser lui-même. Cette maîtrise de soi n'est pas une chose enseignée par les parents, mais c'est un but que tous cherchent à atteindre puisque cette capacité est le fondement de la liberté individuelle chez l'adulte. La liberté chez l'adulte et chez l'enfant La liberté de l'adulte et celle de l'enfant ont ceci en commun : on n'agit pas sous la pression des besoins. Dans le cas de l'adulte, nous l'avons vu, c'est par la maîtrise de soi qu'on s'approche de ce but, mais dans le cas de l'enfant ce n'est pas celui-ci mais son entourage qui réagit à ses besoins et qui cherche à les combler. Cette liberté de l'enfant n'existe donc que dans la mesure où l'enfant n'est pas conscient de sa faiblesse, ne reconnaît pas sa faiblesse comme faiblesse. Et cette condition ne se réalise que dans le rapport mèreenfant. Car lorsque l'enfant commence à explorer le monde en s'éloignant un peu de sa mère, il n'est pas pour autant seul ; il découvre les autres enfants de son âge dans le wuro, et ce sont ces derniers qui, comme nous l'avons déjà indiqué, deviendront la pulaaku pour lui. Même à l'âge de trois ans, l'enfant ne peut affronter ses égaux que s'il parvient à peu près au même degré d'indépendance que les autres vis-à-vis de sa mère. Mais la liberté qu'il éprouve dans sa relation avec sa mère ne fait point partie, dans la pensée peul, de la même catégorie que celle qui découle de la maîtrise de soi. Cette liberté-là s'appelle pere, terme très difficile à traduire mais qui signifie, approximativement, le fait d'être quelqu'un sur qui on n'a pas d'emprise et qui peut donc « faire accepter » ce qu'il fait. On dit à un enfant qui désobéit ou qui agit sans égard pour autrui, a heBi pere (« Tu as eu pere »), ce qui signifie que celui qui parle se trouve incapable d'empêcher l'enfant d'agir de telle ou telle manière, ou de le punir après. Cela est souvent le cas pour la mère, par exemple, dont la yurmeende l'empêche de pouvoir contraindre son enfant. On se sert également de cette expression à propos d'adultes qui se comporte d'une manière jugée enfantine ou sur qui on n'a pas d'emprise. Cela exprime une attitude de reproche mélangée d'envie plus ou moins forte selon la situation. Lorsque, par exemple, une femme, mère d'enfants mariés, rentra chez ses parents à la suite d'une dispute avec son mari comme le ferait une jeune mariée, le mari, un vieillard, dit à propos d'elle, o heBi pere, puisqu'il ne pouvait rien faire contre elle. De même, on employait cette expression à mon sujet lorsque ma conduite s'écartait de celle qu'on attend d'un homme peul de mon âge : je parlais aux femme pendant la journée au wuro, par exemple, et je posais des questions insolites ou embarrassantes sans apparemment être gêné par la honte.
Analyse eriksonnienne de l'évolution du sentiment de l'autonomie chez l'enfant Paradoxalement, donc, au fur et à mesure que l'enfant devient autonome par rapport à sa mère, il se trouve de plus en plus en passe de ressentir
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Société et liberté chez les
Djelgôbé
le sentiment de la honte. Mais le paradoxe n'est qu'apparent puisque, comme il ressort de notre analyse de la pulaaku, l'autonomie n'est jamais gagnée une fois pour toutes mais elle court toujours le risque d'être mise en cause par une faute commise en public. En outre, la honte n'existerait pas s'il n'y avait pas d'autonomie, puisque seule une personne autonome peut prendre une faute à son compte. Cette complémentarité étroite entre l'autonomie et la honte que nous percevons à travers maints aspects de la vie et de la structure sociale peul, est sans doute en fait une donnée de la vie dans toute société humaine, mais cette donnée n'est pas utilisée de la même manière par les différentes civilisations du monde. Cependant, le psychanalyste Erik Erikson, dans ses études sur l'évolution de la « personnalité saine » depuis la naissance jusqu'à la mort, soutient que chaque enfant passe par un stade où la résolution de l'opposition entre l'autonomie et la honte est particulièrement délicate puisque c'est le moment où le problème se pose à lui pour la première fois. Cette phase du développement de la personnalité a lieu pendant les deuxième et troisième années de vie de l'enfant, c'est-à-dire, la période pendant laquelle celui-ci commence à pouvoir coordonner l'action des muscles de son corps, en particulier ceux qui lui permettent de se déplacer, de parler, et d'éliminer seul ses matières fécales. C'est cette coordination musculaire qui, selon Erikson, donne à l'enfant son premier goût de l'autonomie, mais les attitudes et les pratiques des parents pendant ce stade peuvent soit raffermir le sens de l'autonomie soit le voler en quelque sorte à l'enfant. Cela arrive, par exemple, si les parents exercent sur l'enfant un contrôle rigide qui l'empêche de découvrir et de maîtriser lui-même les différentes fonctions de son corps. Si tout enfant normal finit par obtenir une maîtrise objective de ces fonctions, cela ne veut pas nécessairement dire qu'il éprouve le sentiment de les avoir maîtrisées. Selon la manière dont il acquiert cette maîtrise donc l'enfant peut sortir de ce stade du développement soit avec un sens de l'autonomie soit avec un sentiment obstiné de honte dont l'origine est le manque d'une expérience de véritable autonomie. Erikson écrivait : Ce stade se révèle donc décisif pour la qualité de l'équilibre établi [dans la personnalité] entre l'amour et la haine, entre la coopération et l'entêtement, et entre la liberté d'expression et sa suppression. Un sens durable d'autonomie et de fierté découle d'un sentiment de maîtrise de soi sans perte d'amour-propre ; un sens durable de doute et de honte découle des sentiments d'impuissance musculaire et anale, de perte de maîtrise de soi, et de sur-direction de la part des parents 5 (souligné par moi.)
La notion qu'il existe une série de stades dans l'évolution d'une vie humaine est très ancienne. Erikson propose huit stades, dont les trois premiers correspondent à peu près aux stades oral, anal et génital de la psychanalyse freudienne. Mais l'originalité d'Erikson par rapport à Freud consiste à concevoir le passage d'un stade au suivant en termes autres que la seule satisfaction de la libido par la bouche, par l'anus et puis par les organes génitaux. Les stades eriksonniens décrivent, d'une part, l'évolution du rapport global entre l'individu et le monde extérieur et, d'autre part, la nature du problème que présente chaque 5. Cf. p. 199, « Growth and crises of the ' healthy personality ' », pp. 185-225 in Personality in nature, society and culture, sous la direction de C. Kluckhohm et H.A. Murray (avec la collaboration de D.M. Schneider), New York, 1948, 1953 (2* éd.), ma traduction.
Comment
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résister à autrui
mode de la relation au monde. En ce qui concerne le stade qui nous intéresse ici, Erikson, sans nier l'importance de la gratification de la libido, souligne que le problème capital que pose ce stade est celui de l'autonomie, en opposition avec la honte. Si nous examinons les données peul présentées ci-dessus à la lumière des concepts d'Erikson, nous pouvons remarquer à quel point il semble que la manière peul d'élever les enfants cherche à garantir à ces derniers ce sens de l'autonomie dont parle Erikson. En fait, la mère et ceux qui lui sont assimilés (ses sœurs, ses frères et ses filles) demeurent toujours pour l'individu une sorte de havre où celui-ci peut se sentir à l'aise puisqu'il ne court pas le risque, comme nous l'avons déjà indiqué, de se sentir faible. Ce qui importe c'est que ce noyau de gens ne pose aucune entrave à l'évolution de l'autonomie de l'individu ni dans le sens d'un empêchement ni dans le sens d'une accélération trop rapide du développement de cette qualité. Le sevrage, par exemple, qui a normalement lieu pendant la période dont nous parlons, est considéré comme nécessaire par les Peul surtout pour que la mère puisse se consacrer et donner tout son lait à son prochain enfant, et si l'enfant ne se sèvre pas lui-même, c'est une parente, une grand' mère, par exemple, qui le garde auprès d'elle pendant le jour jusqu'à ce que l'énfant s'habitue au fait qu'il ne peut plus téter le sein de sa mère. Par contre, si la mère n'a pas une nouvelle grossesse, il n'est pas rare que l'enfant continue à téter jusque dans sa quatrième année. Mais si c'était la mère elle-même qui voulait résister à la séparation d'avec son enfant, elle se trouverait dans l'impossibilité de le faire effectivement, à cause des autres forces sociales qui encouragent cette séparation (particulièrement, la pulaaku). Cela est aussi vrai des filles que des garçons, qui peuvent jouer ensemble ou séparés à une plus ou moins grande distance du wuro, selon leur âge. Le fait que la fille finit par rester au wuro auprès de sa mère jusqu'à son mariage ne diminue pas en elle ce sens de l'autonomie que nous venons d'analyser. Si elle apprend à se sentir faible par rapport à 1' « ethnie » garçon, elle n'éprouve pas nécessairement de faiblesse dans ses rapports avec tel ou tel homme.
L'importance
de la mère pour
la genèse du sens de
l'autonomie
La séparation d'avec la mère, donc, ne signifie nullement que le lien entre elle et son enfant cesse d'exister. La mère « nourrit » ses enfants toute sa vie, comme le montre la remarque déjà citée que j'allais « sucer auprès de ma mère » lorsque nous partions à la rencontre de mes parents à Dakar. C'est peut-être justement parce que c'est le rapport avec la mère qui fonde le sens de l'autonomie chez l'homme que ce sont la mère, et les femmes en général, qui sont perçues par les hommes comme incitant ces derniers à la guerre et à des actes d'héroïsme extraordinaire. Nous trouvons un bel exemple de cette attitude dans le récit de griot dont nous avons déjà analysé deux morceaux. Dans la citation qui suit, les phrases en retrait sont les réactions d'un autre griot qui faisait partie de l'assistance. A ce moment du récit, les guerriers touareg sont autour des puits en train de ramasser les vaches abandonnées par les Peul, alors que Sambo (Adama Thiamel) vient de revenir de la brousse avec son troupeau.
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Société
yaayiiko
wurtii ley suudum
o wi o Sambo yelDam naa o wi mi warii
Djelgôbé
La mère d'Adama Thiamel sortit de sa case.
ton
a warii
Elle lui dit : « Sambo mon cher, tu es venu ? » Il dit : « Je suis venu. »
o wi'i yimBe yaa fuu ndoggii min tan heddii Doo min le nde Be mbari kam e nde Be mbaraay kam fuu mi anndii mi maayi ¡ugga wallaahi
et liberté chez les
pullo
Elle dit : « Quant aux gens, ils ont tous fui ; je suis la seule à rester ici. Moi, qu'ils me tuent ou qu'ils ne me tuent pas, je sais que je suis morte. » Touché, par Dieu, quelle Peul !
o wi'i de miDo nyaagi ma enDam endu muynuDaa ndu
Elle dit encore : « Je t'en prie par le lait de ce sein que tu as tété, [enDam signifie également « lien »]
hannden so Be ittii nagge nge e dow hoore maa
si, aujourd'hui, ils enlèvent cette vache en ta présence,
o wi'i maayaa
dit-elle, meurs !
njuwaa
transperce ton père ! »
bammaa
woni ma faatuma debbo o wi sabu so ni a maayaay hannden nagge nge ittaamma jungo ma kootaa nyallaa durde ndammuri
Quelle femme ! Elle dit : « Parce que si tu ne meurs pas aujourd'hui et que cette vache soit enlevée de tes mains, rentre passer tes journées à garder le petit bétail
debeere faa hiira
et à le ramener chaque soir chez les captifs.
njaanyaa
juungo maa juungo Biyaa juungo
deekaa
nyaamaa nyiiri
e kaakol
Ta main, la main de ton fils Balehol
njoomdi
kaari imo moolori
et la main de ta femme [ne toucheront que] de la vaisselle noire. Mange le gâteau de mil sec ! »
Alla
Oh, la la ! Il doit s'en remettre à Dieu !
o wi nde pullo nyaami nyiiri fuu maayi goonga Alla e hunduko
njoorndi
makko
Elle dit : « Lorsque le Peul mange le gâteau sec il est mort. > C'est la vérité de Dieu dans sa bouche.
Le sens de l'autonomie, acquis par presque tout enfant Djelgôwo pendant les premiers quatre ou cinq ans de sa vie, est je pense, la source principale de la capacité chez l'adulte de résistance aux pressions sociales. D'autres facteurs, extérieurs à l'individu et que nous avons évoqués tout au long de ce travail, viennent s'ajouter à cette capacité personnelle et la rendent plus ou moins efficace selon les circonstances. Il s'agit, par exemple, de la yurmeende des autres, leur désir de conserver l'intégrité du wuro, et leur répugnance à voir un des leurs agir sous une contrainte, au lieu de le faire librement. D'autre part, il faut avoir à l'esprit l'ambiguïté m ê m e de certaines structures de base de la société des Djelgôbé, telle, par exemple, l'opposition possible entre les principes d'ancienneté biologique et généalogique ou entre les parents maternels et paternels. Enfin, il faut nous rappeler que le m o d e de subsistance également exerce u n e pression ambiguë, puisque le nécessaire éparpillement des gens peut
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être perçu comme une contrainte à partir dans certains cas, mais comme la possibilité de quitter une situation gênante pour aller ailleurs dans d'autres. La résistance aux pressions sociales : le cas d'une fille s'opposant à la volonté de son père Considérons maintenant quelques cas particuliers de résistance aux figures d'autorité ou aux pressions émanant du groupe. Faute de renseignements très détaillés, ces cas ne peuvent malheureusement pas prétendre à l'envergure des « drames sociaux » si bien exposés et analysés par V. Turner dans Schism and continuity in an African society e . Ces exemples nous permettront néanmoins de voir comment les individus cherchent à faire basculer le jeu des forces socio-économiques à leur avantage, ou du moins contre leur désavantage. Nous avons vu, dans le chapitre sur la religion, que le père du jooro actuel de Petaga avait promis au Sheeku Doukouré trois de ses enfants : un fils et deux filles. Il avait fait cette promesse lors d'un voyage à Dakar, où le Sheeku était en prison, en 1948, quand le plus âgé de ces enfants, une fille, n'avait que six ans environ. Il ne m'est pas clair dans quelles conditions le fils a refusé de passer sous l'autorité du Sheeku, mais c'est à propos de la plus âgée des deux filles qu'un véritable drame éclata. Neuf ans environ après que cette promesse fut faite, un nouveau moodibbo vint s'installer à Petaga dans le quartier des gens qui refusent de prier. C'était un homme mystérieux, un grand Maure de teint très clair et aux cheveux longs. Il ne se rasait pas la tête comme le font tous les Djelgôbé. Peu de temps après, les hommes commencèrent à lui donner leurs filles. Le chef de file des « non-priants » lui donna une fille, et le père du jooro, pour des raisons que nous ignorons, lui donna l'une des filles qu'il avait auparavant promise au Sheeku. Cette fille, que nous appellerons Haoua, refusa d'accepter ce moodibbo comme son mari. Elle devait avoir environ quinze ans à l'époque. Chaque fois qu'on l'amena chez son mari, elle prit la fuite, mais lorsqu'elle revenait chez elle son père la battait et l'amenait de force chez son mari une nouvelle fois. Pendant que les hommes la transportaient, Haoua criait, « Ami de Dieu, aide-moi ! Ami de Dieu, aide-moi ! » (giDo Alla mballaa kam, giDo Alla mballaa kam), mais personne n'osait l'aider puisque personne ne pouvait affronter son père qui détenait la position généalogique la plus haute dans toute la région. Tout le monde était fâché contre le père, mais personne ne pouvait le contrarier. J'ai posé la question de savoir si même le jeune frère de celui-ci n'aurait pas pu offrir une résistance valable. On me répondit que oui, mais il n'a pas voulu le faire puisqu'il s'était déjà brouillé avec son frère au sujet des filles de celui-ci. Car les deux frères s'étaient promis, dès la naissance des enfants en question, d'arranger des mariages selon la coutume entre les enfants de l'un et de l'autre. Le jeune frère avait effectivement donné deux de ses 6. Manchester University Press, 1957, 348 p. Cf., par exemple, la remarque suivante : « The social drama is a limited area of transparency on the otherwise opaque surface of regular, uneventful social life. Through it we are enabled to observe the crucial principles of the social structure in their opération, and their relative dominance at successive points in time » (p. 93).
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Société et liberté chez les Djelgôbé
filles aux fils de son frère aîné, mais celui-ci, en promettant ses filles au Sheeku et en donnant une troisième à un autre parent, n'avait pas tenu sa parole. Fâché, le jeune frère se sépara alors de son aîné et refusa désormais de partager le même wuro avec lui. Haoua était misérable. Elle fuyait son mari sans cesse. Elle passait des journées et des nuits seule en brousse sans manger et même par temps de pluie. A l'une de ces occasions, elle se trouva soudain face à un cobra. Dans son désespoir, elle coucha l'une de ses jambes à côté du serpent avec l'idée de se laisser piquer par lui afin de mourir, mais le cobra ne la piqua pas. Je ne sais pas pendant combien de temps les choses ont continué ainsi, mais je crois que c'est de trois à six mois. Une nuit, après avoir ramené Haoua à son mari, les hommes restèrent devant la porte de la case afin de l'empêcher de fuir à nouveau. Mais Haoua écarta les nattes constituant la paroi arrière de la case et s'enfuit par le trou ainsi formé. Cette fois elle ne resta pas en brousse, mais elle marcha 150 à 200 kilomètres jusque dans le Mali où l'un de ses frères passait la saison des pluies dans le wuro de sa propre mère. Cette femme appartenait de naissance au grand clan des Dialloubé, qui, traditionnellement, contrôlent tout le territoire situé immédiatement au nord du Djelgôdji. Elle se réfugia chez ce frère et les Dialloubé parents maternels de ce dernier. Peu de temps après, un autre frère est venu à cheval la chercher. Ce fut le frère aîné de même mère de celui chez qui elle s'était réfugiée, et il portait un message de leur père ordonnant à son fils de rendre la fille. Après avoir entendu ce message, le jeune frère crut qu'il devait rendre sa sœur parce qu'il ne voyait pas comment il pourrait désobéir aux ordres de son père. C'est alors que les Dialloubé chez qui il séjournait indiquèrent qu'ils ne permettraient pas qu'on ramenât la fille dans ces conditions. Ils firent valoir une tradition ancienne que toute femme djelgôwo qui se réfugiait chez les Dialloubé était automatiquement considérée comme divorcée. Ils refusèrent de rendre Haoua à son frère aîné et celui-ci dut rentrer sans elle. Haoua passa le reste de la saison des pluies chez les Dialloubé ainsi que toute la saison sèche suivante. A la fin de cette saison, son père envoya la sœur aînée de Haoua pour tenter de récupérer celle-ci. Les Dialloubé enfin la laissèrent partir, mais seulement après avoir obtenu la promesse de la sœur aînée que le divorce recherché par Haoua serait définitivement accordé. Après le retour de Haoua chez elle, son père la conduisit à Ouagadougou et la donna au Sheeku, comme il avait promis de le faire, car ce dernier venait de revenir de Dakar après sa libération. Le père de Haoua demanda au Sheeku de marier sa fille pour lui. Lorsque les jeunes gens de Petaga apprirent que ce n'était pas le Sheeku lui-même qui allait épouser la fille, un certain nombre d'entre eux allèrent à Ouagadougou pour tenter d'obtenir sa main, mais Haoua les repoussa tous. Finalement, le Sheeku lui-même lui demanda de devenir son épouse. Elle accepta et elle devint sa quatrième femme. Selon la femme qui me donna le plus de renseignements sur les événements racontés ci-dessus, ce mariage était en quelque sorte destiné à avoir lieu tôt ou tard à cause de cette promesse que fit le père au Sheeku. Ces paroles avaient créé entre la fille et le Sheeku un lien virtuel qui devait fatalement se réaliser un jour. Haoua elle-même n'a pas voulu parler de ces événements avec moi, mais elle m'a laissé entendre que depuis son enfance elle aivait toujours voulu être
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l'épouse du Sheeku. Elle se juge heureuse parce qu'elle a pu réaliser son rêve. Cette histoire est celle d'un cas extrême, mais les cas extrêmes ne sont pas aussi rares qu'on pourrait s'y attendre dans le Djelgôdji. Cependant, il est très difficile d'obtenir des informations sur de telles situations — ou même d'apprendre leur existence — puisque les gens sont très inquiets en les évoquant devant un étranger. Toute histoire, dont chacun a sa propre version, fait partie d'une série sans fin d'événements qui constituent les rapports vécus entre personnes et entre groupes. Si tout événement nouveau comporte un risque, en ce qu'il peut soit apaiser le trouble hérité du passé soit le ranimer, le fait de raconter « une histoire » appartient plutôt à cette dernière catégorie d'événements. Le cas de Haoua est extrême, surtout à cause de la violence du heurt entre la volonté du père et la résistance de la fille, mais ni l'un ni l'autre des protagonistes n'agissait de manière contraire aux principes applicables à son statut social. Le cas suivant, par contre, concerne justement un acte considéré comme contraire à la morale appropriée aux Peul. Il ne s'agit pas d'un entêtement contre une personne, mais d'une résistance contre l'opinion publique en général. La résistance aux pressions sociales : le cas d'un jeune homme s'opposant à l'opinion publique Il sera plus aisé de comprendre cette histoire si on a à l'esprit les rapports de parenté entre les protagonistes : Bâba (décédé) Moûssa Yéro I Diénaba
Aliou Pâthé
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Mayrama I jjammadi
Boucari I Eggori
Dans cette représentation, Moûssa est le frère aîné d'Aliou, Yéro le frère aîné de Pâthé, et Boucari le frère aîné de Mayrama (celle-ci est placée à gauche de son aîné, contrairement à l'usage, pour montrer plus facilement son mariage avec son cousin Pâthé). Ce schéma fait apparaître deux exemples du mariage préférentiel peul : celui entre Pâthé et Mayrama, et celui entre Hamadi et Diénaba. Pâthé et Mayrama sont divorcés depuis quelques années à l'époque des événements qui vont être racontés, alors que Hammadi et Diénaba ont une petite fille d'un ou deux ans. Eggôri, le cousin croisé (denDiyo) de Hammadi, commença à courtiser la femme de ce dernier, l'une des plus belles femmes de la région. Plusieurs fois, Hammadi trouva Eggôri avec Diénaba, mais il s'est retenu de se battre avec lui à cause de la parenté qui les liait. En effet, Eggôri était coupable d'une grave offense à la morale peul, puisqu'il cherchait à voler la femme à un proche parent auquel il était lié à la fois par la sœur de son père et par le frère de son grand-père. Pour Hammadi, il n'y avait pas de riposte possible qui n'eût pas aggravé la situation. Si Eggôri ne se retenait pas lui-même, seuls des mem-
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Société et liberté chez les Djelgôbé
bres de la génération supérieure auraient pu exercer une certaine pression sur lui. Cependant, les rapports entre Yéro et Pâthé n'étaient pas bons à cette époque, et Hammadi ne pouvait donc s'attendre à ce que les parents de Diénaba exerçassent une influence en sa faveur sur elle. Quant à Boucari, celui-ci avait très peu de contrôle sur son fils qui avait presque trente ans et qui avait déjà été marié une fois. Puisque Diénaba refusait de cesser ses rapports avec Eggôri, et puisque Hammadi ne voulait pas se battre avec ce dernier, Hammadi fut finalement amené à divorcer d'avec sa femme. Les choses en restèrent là pendant plusieurs mois. Une femme, d'ailleurs, doit rester trois mois sans se remarier après être divorcée pour voir si elle est enceinte ou non. Dans le cas où elle serait enceinte, l'enfant appartiendra à son mari précédent. Au wuro, tout le monde était exaspéré par la conduite d'Eggôri. Ce dernier est un homme très grand et beau qui donne un peu l'impression d'un doux et aimable géant. J'ai toujours trouvé sa compagnie agréable ; il aime la taquinerie, mais il n'a jamais fait preuve de méchanceté devant moi. Cependant je pense qu'il s'insinue facilement dans les bonnes grâces des gens, et avec ses manières fanfaronnes et insouciantes il arrive souvent à faire accepter ce qu'il fait. Si ces qualités l'ont aidé à capter la femme de Hammadi, elles n'ont nullement influencé les jugements sévères prononcés contre lui par les gens du wuro. Des jeunes enfants même l'insultaient impunément, alors que ses camarades d'âge et les hommes et femmes mûrs le critiquaient entre eux aussi bien quand j'étais présent qu'en mon absence. Une phrase revenait sans cesse dans la bouche des gens : Eggôri bonni enDam (« Eggôri a gâté les liens de parenté »). Quels liens sont concernés ici? Tout d'abord, le lien de parenté à plaisanterie entre Eggôri et Hammadi. Normalement, comme nous l'avons vu, une très grande familiarité est possible et désirable même entre denDiraaBe (cousins croisés), mais cela devint impossible entre les deux hommes. Si Hammadi s'est retenu de se battre contre Eggôri, il lui a néanmoins interdit de venir chez lui. Un deuxième lien de parenté affecté par la situation était celui entre Mayrama et Boucari. D'après les dires des gens, c'est à cause de sa mère que Hammadi ne s'est pas battu avec Eggôri, puisqu'une telle lutte aurait brouillé sa mère avec Boucari, le frère de cette dernière. Un troisième lien, celui entre Pâthé et Boucari, semblait définitivement brisé. Pâthé me confia que cela le rendait très triste, car il avait grandi avec Boucari et ils avaient joué ensemble quand ils étaient petits. Mais c'était inévitable, car : « Si des fils se battent, leurs pères également doivent se battre », me dit-il. Un quatrième lien en cause était celui entre Pathé et son frère aîné Yéro. Tout allait dépendre de l'attitude de Yéro, car celui-ci pouvait toujours montrer de la bonne volonté à l'égard de son frère en cherchant à empêcher le remariage de sa fille avec Eggôri. Enfin, un cinquième lien de parenté risquait d'être ébranlé par cette affaire, à savoir celui entre Moûssa et Aliou, les grands-pères en lignée patrilinéaire des deux jeunes hommes. Eggôri avait sans doute des gens de son côté, mais ils n'étaient pas nombreux et, de toute façon, ils auraient hésité à m'exprimer leurs opinions puisque les gens avec qui je vivais étaient tous contre Eggôri. La principale difficulté que celui-ci devait franchir, c'était de trouver les témoins nécessaires pour accomplir le rite du kaBBal (cérémonie légale sans laquelle les enfants de la femme ne seraient que des bâtards). S'il ne faut qu'un témoin (homme libre
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majeur) pour rendre effectif le divorce, il en faut trois au minimum pour accomplir le kaBBal correctement. Puisque les gens de Petaga étaient presque tous contre ce mariage, Eggôri savait qu'il n'y trouverait pas d'hommes qui oseraient se déclarer témoins de son kaBBal. (Les gens me précisèrent que ce mariage eût été bon et désirable même, si Hammadi avait divorcé d'avec Diénaba pour d'autres raisons et si Eggôri avait commencé à courtiser celle-ci après un tel divorce. Le mal était que les mauvais actes d'Eggôri fussent la cause de ce divorce, et cela dans un mariage du type le plus estimé par les Peul.) Un jour je suis allé à la chasse avec Eggôri dans l'espoir que, dans la solitude de la brousse, il me parlerait de ses sentiments, ses intentions et ses projets. En fait, il n'a pas voulu me révéler son cœur, mais il m'apprit que le jooro lui-même était contre le mariage et ne permettrait que le kaBBal eût lieu que si le père de la femme lui disait qu'il y était favorable. Eggôri me dit que ce jour même il devrait y avoir une rencontre entre le jooro et Yéro pour discuter du problème. Quant à l'issue de cette discussion, Eggôri était optimiste puisque, selon lui, Yéro était prêt à accepter ce mariage. Mais si cela ne marchait pas, Eggôri aurait toujours la possibilité d'amener Diénaba à Djibo pour faire le kaBBal à la cour du chef de canton. Une semaine plus tard, je me trouvai avec quelques femmes qui échangeaient des nouvelles sur l'évolution de la situation. Elles me demandèrent ce que je savais. Je leur dis qu'une semaine auparavant j'avais appris que le jooro s'opposait au mariage tant que le père de la femme lui-même ne se serait pas prononcé en faveur de cette union. L'une des femmes me dit alors que ce n'était pas seulement le jooro qui s'opposait à ce mariage, mais encore Moûssa, le père de Yéro et Pâthé. Selon la femme, le vieil homme avait dit que tant qu'il était en vie, Eggôri n'épouserait pas Diénaba. Eggôri, déçu, était rentré au wuro de son père et de son grand-père, Aliou, mais ces hommes se sont également opposés à ce projet de mariage. La femme ajouta qu'Eggôri aurait cherché des témoins parmi ses propres camarades d'âge, mais que personne n'oserait jouer ce rôle maintenant, puisque tous les vieux étaient contre le mariage. Quelques jours après cette conversation, lorsque je suis allé saluer Moûssa, je lui dis que j'avais entendu qu'il avait interdit le mariage entre Eggôri et Diénaba. Le vieil homme explosa. Je ne l'avais jamais vu si fâché. « Je n'ai jamais dit une telle chose, s'écria-t-il. On t'a dit un mensonge. Il ne faut pas le croire. » Puis il m'expliqua qu'il n'aurait jamais dit qu'il interdisait ce mariage parce qu'il n'était pas capable de l'empêcher d'avoir lieu. Ce mariage lui déplaisait beaucoup, et il l'avait dit, mais il n'avait jamais dit qu'il interdirait cette union. Dire qu'on va faire quelque chose, et puis se montrer incapable de le faire, c'est une grande honte, me dit-il. C'est pour cela qu'il n'affirmerait pas qu'il empêcherait ce mariage. Puis Moûssa ajouta que son frère cadet, Aliou, avait parlé inconsidérément, car celui-ci avait dit que le mariage n'aurait lieu que s'il était mort. Selon Moûssa, et d'autres personnes m'ont dit la même chose, lorsque deux personnes veulent se marier il est impossible de les empêcher de le faire. Seulement, Eggôri allait rencontrer beaucoup de difficultés maintenant puisque ni son père ni son grand-père ne lui donnerait de vaches pour les koowruDi du mariage, et si Eggôri se mariait en dépit d'eux, ils ne lui permettraient pas de s'installer dans leur
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wuro. Eggôri serait obligé de s'exiler en quelque sorte des gens de Petaga. Enfin, continua Moûssa, les troubles ne finiraient pas avec la conclusion de ce mariage, puisque Hammadi allait certainement chercher à se venger en tentant de reprendre son ex-femme ou du moins en couchant avec elle. La mère de Yéro et de Pâthé se sentit vexée par ce qui s'était passé. Elle tenait beaucoup au mariage entre Hammadi et Diénaba puisque tous les deux étaient ses propres petits-enfants. Selon elle, son fils aîné Yéro était favorable au mariage de sa fille avec Eggôri et il avait même fait savoir qu'il laisserait celui-ci épouser Dienaba sans vaches dans le cas où Aliou s'obstinerait à ne pas en donner pour constituer les koowruDi. La mère de Yéro ainsi que d'autres personnes pensaient que c'était Kadiata, la femme de Yéro et mère de Diénaba, qui était non seulement responsable de l'attitude de Yéro, mais encore du fait qu'Eggôri ait pu avoir l'occasion de séduire Diénaba. Selon la mère de Yéro, Kadiata avait encouragé Eggôri et l'avait même invité chez elle pour faciliter la rencontre avec sa fille. Environ deux semaines après ma conversation avec Moûssa, j'appris que Eggôri avait réussi à réunir les témoins nécessaires pour faire son kaBBal dans un village autre que Petaga, et qu'il était ensuite parti quelque part avec sa nouvelle épouse. Trois jours plus tard, on me dit que Eggôri et Diénaba s'étaient installés dans le wuro d'Aliou, le grand-père d'Eggôri. Ils y passèrent la saison des pluies suivante, sans doute parce qu'ils n'avaient pas de réserves de mil eux-mêmes et ne pouvaient donc pas vivre indépendamment jusqu'à la prochaine récolte. Cette explication trouve une confirmation dans le fait qu'après la récolte le couple alla vivre dans une sorte d'isolement de tout le monde. Au lieu de se joindre aux parents d'Eggôri, Eggôri et Diénaba firent leur suudu dans des champs d'hivernage où il n'y a pas d'eau en saison sèche et où seuls quelques ménages disparates et quelques bergers assidus gardent leurs troupeaux en cette saison parce que l'herbe y est bonne. Dans ces conditions, les hommes conduisent les vaches aux puits tous les deux jours seulement, et en même temps ils remplissent des outres avec de l'eau pour les besoins familiaux. Tout le monde se demandait si Diénaba allait rester avec son nouveau mari pendant cette dure période. On me dit qu'elle se sentait esseulée et malheureuse, et les gens s'attendaient à la voir quitter son mari. Cependant, il semble que le couple a survécu à ces difficultés, et aujourd'hui (août 1970), bien qu'Eggôri ne vive plus avec son père et son grand-père, ses frères puînés cultivent ensemble avec lui un champ dans un autre village. En outre, l'un de ses frères vient d'épouser une autre fille de Yéro, ce qui signifie que Yéro et Pâthé sont en très mauvais termes, étant donné que Pâthé a deux fils en âge de se marier. Quant à Boucari, Pâthé reste tout à fait hostile à lui. Avant l'adultère d'Eggôri avec Diénaba, Pâthé et Boucari vivaient dans le même wuro, mais à partir de ce moment-là, Pâthé a emmené sa famille avec lui pour faire son champ et sa suudu à quelques kilomètres de là. Cet exemple, que nous avons dû présenter très schématiquement, est une illustration de plusieurs points que nous avons élaborés au cours de ce travail. Nous voyons, d'une part, une grande capacité de résistance à la condamnation unanime de l'opinion publique. Personne n'approuvait les actes d'Eggôri, et ceux qui se mettaient de son côté le faisaient en sachant que ces actes allaient à l'encontre de principes considérés comme fondamentaux au
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maintien de la société. Mais si la condamnation d'Eggôri fut unanime, beaucoup de gens, particulièrement parmi ses camarades d'âge, firent la distinction, que nous avons déjà signalée au chapitre IX, entre la personne et ses actes. Tout en détestant ce qu'Eggôri avait fait, ses camarades, m'affirma l'un d'eux, ne le haïssaient pas pour autant. D'autre part, Eggôri était capable de tenir tête contre l'opinion publique non seulement grâce à sa force personnelle, mais encore grâce à l'ambiguïté inhérente aux liens qu'il mettait en cause. Cette ambiguïté n'est pas une qualité qu'on pourrait déduire d'une analyse des structures de parenté, mais elle résulte plutôt du fait que pour que ces structures se réalisent la volonté humaine est nécessaire. Comme nous l'avons vu, le fait qu'on est frère ou fils de quelqu'un n'est pas une assurance qu'on est solidaire avec lui. La solidarité, loin d'être une donnée de la vie sociale, est plutôt un but vers lequel les gens tendent un plus ou moins grand effort selon leur situation particulière. Mais la solidarité est une donnée dans un autre sens, puisque l'idéologie de la parenté crée une situation où les actes d'un homme engagent, aux yeux d'autrui, ceux qui sont proches de lui, que ceux-ci le veuillent ou non. Ainsi, en dépit de la condamnation unanime de la conduite d'Eggôri, et en dépit de l'approbation de la retenue de Hammuadi, les gens ne pouvaient pas agir en fonction de ces sentiments dans la mesure où une telle action serait ressentie par les parents d'Eggôri comme une atteinte à leur honneur. Car, une interférence de la part d'autrui fait inévitablement état d'une faiblesse chez ceux qui sont l'objet de cette interférence, quelles que soient les raisons ostensibles de cette action. Si les parents d'Eggôri ne pouvaient pas discipliner celui-ci eux-mêmes, personne d'autre ne pouvait le faire à leur place. Deux personnes seulement étaient placées pour gêner Eggôri, à savoir Diénaba elle-même et Hammidi. Objectivement Diénaba aurait pu rejeter Eggôri et il est significatif qu'elle fut très peu blâmée par les gens. Dans les conversations que j'ai eues à ce sujet, c'était toujours moi qui soulevais le problème du rôle de Diénaba dans cette affaire. « Ah oui, me dirent les gens, elle aurait dû le refuser, mais c'est Eggôri qui a tort puisqu'il ne sied pas de rechercher la femme d'un proche parent ». Quant à Hammadi, il aurait pu se battre avec Eggôri et les gens lui auraient donné raison, mais il n'est pas certain qu'une détermination de sa part eût effectivement empêché Eggôri de voler sa femme. En tout cas, son refus de se battre n'a jamais été interprété comme un signe de lâcheté. Je ne le connaissais pas suffisamment bien pour oser soulever avec lui cette question, mais il me paraît tout à fait raisonnable de supposer que Hammadi fut si écœuré par la conduite de son cousin qu'il perdit tout désir de s'opposer à lui par la force. Ainsi, dans l'espace de deux ans environ, les rapports entre Yéro et Pâthé et entre Pâthé et Boucari ont dégénéré en brouille sérieuse. Cependant, bien que l'adultère d'Eggôri fût une cause de cette brouille, il n'en était pas la seule. Car, tôt ou tard, il devait y avoir un conflit entre Yéro et Pâthé au sujet du champ que leur avait donné leur père, puisque leurs familles respectives étaient devenues grandes et le champ ne pouvait pas nourrir toutes ces personnes. En fait, ce conflit s'enflamma pendant la même période où l'adultère d'Eggôri envenimait la relation entre les deux frères. Cette amertume tombait bien pour Yéro dans la mesure où le fait qu'il voulait évincer son frère de son champ devint seulement une cause parmi d'autres de leur sépa-
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ration ; il n'était donc pas nécessaire que Yéro prît la responsabilité entière de la rupture entre lui et Pâthé. Ce dernier de son côté, au lieu de se voir chassé par son frère, put transformer cette séparation inévitable, en partie du moins, en un acte positif de sa part, à savoir son émigration volontaire. Il serait possible de pousser cette analyse beaucoup plus loin en entrant davantage dans le détail des rapports entre les protagonistes, depuis les deux grands-pères jusqu'aux petits-fils, mais une telle analyse nous mènerait trop loin de notre but. Il reste cependant une remarque à faire à propos des deux cas que nous venons d'examiner. Nous les avons choisis parce qu'ils éclairent le problème de savoir comment une personne peut offrir une résistance valable soit à l'autorité légitime soit à l'opinion publique en général. A première vue, les différences entre ces cas paraissent plus grandes que les similitudes, puisque, dans le premier, il ne s'agit que des rapports entre les membres d'une seule famille, alors que dans le second, plusieurs familles sont en cause. Mais, dans les deux cas, la réussite ultime de la résistance de l'individu se fonde sur la possibilité pour ce dernier de sortir des structures sociales dans lesquelles la vie quotidienne semble se dérouler en temps normal. Dans le premier cas, Haoua s'enfuit jusque dans un autre clan de Peul avant de pouvoir s'échapper à l'autorité de son père, tandis que dans le second, Eggôri ne put faire célébrer son kaBBal avec Diénaba que dans un village autre que celui des familles concernées par ce mariage. Cette observation suggère alors la question suivante : si les cas de résistance « extraordinaire » nécessitent le recours au monde extérieur à celui de la vie quotidienne, c'est-à-dire le wuro, n'est-il pas possible que la vie quotidienne elle-même ait besoin de ce monde extérieur pour son déroulement même le plus normal ? C'est ce problème que nous tenterons d'élucider dans le chapitre suivant.
CHAPITRE X I I
WURO ET LADDE (LE VILLAGE ET LA BROUSSE) Nous ne pourrons aborder ici le problème du rapport entre la vie du wuro et le monde extérieur que sous l'un de ses aspects, à savoir celui de la manière dont la brousse influe sur la vie quotidienne du wuro qu'elle entoure. La raison principale en est que certaines des données qui nous permettraient de faire autrement font défaut. Je ne pouvais pas étudier intensivement à la fois la vie sociale d'une communauté et les rapports que cette communauté entretient avec d'autres communautés similaires, avec d'autres groupes ethniques, avec la chefferie, avec les grandes villes, etc. Cette limitation ne tient pas seulement au fait qu'il est impossible d'être en deux endroits différents à la fois, mais encore au type de rapport que j'avais — et que je voulais garder et approfondir — avec les membres de la communauté que j'étudiais. La méthodologie de mon enquête et mon rapport global avec les Djelgôbé Du point de vue de ceux qui sont l'objet d'une enquête en sciences sociales, la méthodologie employée par le chercheur n'apparaît pas; comme un simple outil mais elle est perçue comme un élément important et inséparable de sa personnalité. C'est un fait que le chercheur ne peut pas altérer. S'il administre un questionnaire ou s'il fait passer un test psychologique, la personne qu'il examine de cette manière comprendra la situation du test comme une relation globale avec le chercheur, alors que ce dernier aurait tendance à croire que son enquête est une chose et que ses « rapports humains » en sont une autre. Une fois que je m'étais engagé dans la voie que j'avais choisie, à savoir de laisser évoluer mes rapports avec les gens pour voir où cela pourrait mener, je ne pouvais éviter de me heurter à cette difficulté. Mais c'est justement à cette même difficulté que je dois une part considérable de ma compréhension des rapports entre personnes chez les Djelgôbé. J'avais emmené sur le terrain un certain nombre de tests psychologiques, notamment le test de la main et le test-Z de Zulliger, et j'ai construit sur place un test d'associations de mots et un test de phrases à compléter. Cependant, lorsque je tentai de faire passer ces tests, pendant la deuxième année de notre séjour, je n'arrivai pas à faire comprendre aux gens ce que je voulais
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d'eux, et je ne pus pas créer une situation de test valable — c'est-à-dire similaire pour tout le monde. Cet échec fut très révélateur pour moi, car en réfléchissant sur mon expérience dans la situation de test je me suis rendu compte que la cause principale de mes difficultés résidait dans le fait que j'étais déjà en rapport avec mes « sujets » à un autre niveau. Ces derniers furent troublés, je pense, par le fait qu'en leur administrant un test je semblais devenir une personne différente de celle qu'ils connaissaient. Ils dirigeaient tous leurs efforts alors vers le rétablissement du rapport habituel que j'entretenais avec eux dans la vie quotidienne. C'est en écrivant ces lignes que je m'aperçois d'un autre facteur qui aurait pu troubler la situation du test, à savoir mon propre malaise. Mon désir ardent de pénétrer la mentalité des Peul me rendait insensible, lorsque je faisais passer un test, aux émotions que cette situation suscitait en moi. Tout en étant très sceptique à l'égard des tests projectifs, comme celui de Rorschach, lorsqu'on les utilise pour caractériser toute une population, je suis convaincu qu'ils sont capables de révéler la personnalité d'un individu d'une manière qui éclaire ce qui est refoulé en elle aussi bien que ce qui ne l'est pas. L'interprétation du test de Rorschach est particulièrement problématique, mais cela ne change en rien le fait que, lorsque le test est passé avec sérieux, le sujet comme le chercheur auront l'impression que quelque chose de profond, de caché même, a été exposé (mais pas nécessairement compris). C'est cette mise à nu involontaire de la personnalité de quelqu'un qui me trouble lorsque je fais passer un test de ce genre. Je ne voudrais pas connaître ma femme, mes parents et mes amis par le truchement d'un tel test, et je découvris que je ne voulais pas connaître, de cette manière, non plus, les gens avec qui je vivais. Je n'étais pas tout à fait conscient de cette attitude sur le terrain, mais elle a eu une influence certaine sur mon comportement. Elle n'a pas seulement rendu impossible une utilisation scientifique des tests psychologiques, mais encore elle a limité ma volonté de me servir de moyens d'enquête qui ne fussent pas non directifs. En outre, je perdis, en partie du moins, le désir d'enquêter dans d'autres villages que celui où nous vivions. Au fur et à mesure que notre séjour se prolongeait, quitter le village me paraissait non seulement pénible mais aussi futile. Plus je connaissais les gens, plus leurs actes les plus anodins se révélaient lourds de signification, tandis qu'en allant ailleurs j'aurais été obligé de recommencer à zéro. Ce qui se passait dans le village me passionnait ; je ne voulais pas manquer le moindre incident. Bref, je me sentais chez moi là et j'étais persuadé que le maintien de mes rapports avec les gens nécessitait ma présence, comme nous l'avons vu en ce qui concerne les rapports entre les Djelgôbé eux-mêmes. Puisque, de leur point de vue, je n'avais pas de raisons objectives pour partir, chaque fois que je les quittais ils ne pouvaient s'empêcher de croire que c'était parce que je ne voulais plus rester avec eux, ce qui ne manquait pas de réveiller leur méfiance. Lorsqu'on aime des gens, on reste avec eux. Si donc nous sommes obligés de limiter la discussion du rapport entre le wuro et le reste du monde à une seule dimension, notamment celle du rapport entre le wuro et la brousse, nous pouvons néanmoins affirmer que cette dimension l'emporte sur toutes les autres dans le cas du village où nous avons séjourné. Cela est vrai non seulement en vertu de l'interaction relativement faible entre les gens de Petaga et les membres d'autres ethnies, les gens de la ville, etc.,
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mais encore parce que, comme nous l'avons remarqué au chapitre III, le reste du monde est souvent assimilé à la brousse dans l'esprit des gens. L'opposition brousse/village : le lion comme symbole de la brousse A plusieurs reprises dans ce travail nous avons procédé en postulant que l'opposition wuro/ladde dans la pensée peul équivalait à l'opposition culture/ nature dans la nôtre. C'est en montrant que la femme est comme soumise à la nature, par exemple, que nous avons cherché à expliquer son statut social inférieur par rapport à celui de l'homme. Mais les Peul n'ont pas de mots qui semblent correspondre exactement à nos termes « nature » et « culture » qui se situent à un très haut niveau d'abstraction. Jusqu'ici, j'ai employé le terme nature pour signifier l'idée de ce qui est inculte, sauvage, mais dans notre pensée ce terme implique également la notion d'un ordre, un ordre dont l'homme fait partie mais qui existe en même temps indépendamment de lui. Or, pour exprimer cette notion en peul il n'y a qu'un terme, tageefo, qui signifie « la création » et que ses connotations séparent à la fois de notre concept de la nature et du concept peul de la brousse. En réalité, si la brousse est, objectivement parlant, un échantillon de la création, la notion de ladde, telle qu'elle est vécue dans la vie quotidienne, n'a pas de rapport avec l'idée d'un ordre établi. Pour bien comprendre comment la brousse influe sur la vie du wuro, il nous faut d'abord élucider l'image que se font les Peul de celle-ci. Commençons par l'examen de quelques expressions que nous n'avons pas encore étudiées. Le lion a beaucoup de noms chez les Peul. Dans le Djelgôdji, le nom le plus usité semble être rawaandu ladde. Or, le premier élément de ce nom, rawaandu, signifie « chien », et lorsque le contexte n'indique pas si l'on parle d'un chien ou d'un lion, on précise soit rawaandu ladde (chien de brousse), soit rawaandu wuro (chien de village). Cette opposition fait penser presque automatiquement à la distinction, courante dans notre système occidental de classification, entre les animaux sauvages et les animaux domestiques. Mais lorsque nous examinons ces termes qui viennent à notre esprit, nous découvrons que leur étymologie nous renvoie justement aux notions de « brousse » et d' « habitation » ! Car, « sauvage » dérive de l'adjectif latin siluaticus (« des bois »), tandis que « domestique » vient de domus (« maison ») 1 . Nous voici donc presque revenus à notre point de départ.
Analyse de la conception peul du lion Nous pourrons avancer un peu, cependant, si nous regardons le nom du lion d'un autre point de vue. En fait, il est curieux de constater que le lion n'a pas de nom vraiment à lui, un nom qui ne désigne que le lion. Aucun autre animal ne semble dépourvu d'un nom qui le distingue de toute autre espèce. L'hyène, par exemple, possède autant de surnoms que le lion, sinon plus, mais elle a également un nom d'espèce qui est connu dans tous les dialectes peul 1. De même, en anglais, l'opposition wild/tame semble avoir une origine étymologique similaire. Ma source pour ces remarques est E. Partridge, Origins : A short etymological dictionary of modem English, New York, Macmillan, 1966.
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(fowru). Par contre, lorsqu'on va d'une population peul à une autre, on trouve souvent que l'expression pour désigner le lion est différente. En outre, lorsque les gens prononcent le nom du lion, ils le font avec une certaine hésitation. On a l'impression que dans leur esprit ils ne disent pas le nom du lion, mais seulement une expression désignant l'animal. Cela peut s'expliquer, en partie du moins, par le fait que les gens n'aiment pas prononcer le nom de quelque chose de dangereux, pour des raisons que nous avons examinées au chapitre IV. Par exemple, au lieu de dire fowru (hyène) on dira kuungel (diminutif de }luunde, « chose »), au lieu de dire mboddi (serpent) on dira Boggol leydi (« corde de terre »), au lieu de dire ginnaaru (djinn) on dira goDDum (quelque chose) ; cette dernière expression peut également désigner le lion ou tout autre objet ou animal qu'on ne veut pas nommer. Mais tous ces êtres diffèrent du lion en ce qu'ils ont un nom, même si celui-ci est souvent remplacé par un euphémisme. La peur seule n'apparaît pas comme une explication suffisante de l'absence d'un nom vrai pour le lion. Le lion, d'ailleurs, n'est pas la seule chose qui manque de nom en peul. Lorsqu'un Peul vous donne une leçon de peul, il commence souvent par nommer les différentes parties du corps humain : hoore (la tête), koyngal (jambe et pied), juungo (bras et main), puis les doigts {kolli, sg. honndu), notamment wordu (pouce), sappordu (index), hakkundeeru (médius), puis il toussote un peu, ne se rappelle pas, demande à un camarade qui ne sait pas non plus, dit qu'il ne connaît pas le nom de ce doigt (l'annulaire) ou que le doigt n'a pas de nom, et passe à l'auriculaire (siwaturu). Est-ce que ce doigt a un nom que les gens n'ont pas voulu révéler ? D. Zahan, dans son étude sur les sociétés d'initiation Bambara, indique que l'annulaire symbolise, chez les Bambara, le sexe 2 . Mais si l'annulaire avait un nom peul qu'on ne prononce pas à cause de son association avec le sexe, je pense que j'aurais dû l'apprendre puisque les « mauvais garçons » s'amusaient beaucoup à me donner les noms de toutes les parties de l'anatomie sexuelle humaine. Comment expliquer l'absence d'un nom dans ces cas ? Il est clair que le vide ici est réel, c'est-à-dire qu'il n'est pas simplement le résultat d'une manière différente de la nôtre de découper la réalité. Par exemple, il n'y a pas de terme peul qui corresponde exactement au mot main en français, car, en peul, la notion de « main » est incluse dans le terme pour le bras, comme nous venons de le voir ci-dessus. Mais dans le cas du lion et de l'annulaire il s'agit de phénomènes reconnus par les gens comme ayant une existence indépendante. Si les Peul ne font pas de distinction linguistique entre le bras et la main, ils en font une entre l'annulaire et les autres doigts puisqu'ils peuvent dire : « Celui-ci est le doigt dont nous ne savons pas le nom ». Je n'ai pas d'hypothèse a priori qui expliquerait le manque d'un nom pour le lion et pour l'annulaire. Je ne sais pas non plus si l'explication en serait la même dans les deux cas. Il est possible que le rapprochement entre le lion et l'annulaire soit purement fortuit, étant donné que je n'ai choisi ce deuxième exemple que parce qu'il existe. Ce qui importe pour notre travail présent, c'est qu'il existe certaines choses dans le monde peul qui sont linguistiquement délimitées sans réellement être nommées. 2. Cf. Sociétés d'initiation bambara : Le N'domo, le Korè, Paris-La Haye, Mouton, 1960, p. 146.
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Regardons de plus près le cas du lion. Un autre terme très courant pour désigner cet animal dans le Djelgôdji est mawDo ladde (litt. : « le grand de la brousse », « le doyen de la brousse »). Lorsque le terme mawDo est utilisé dans une expression comme mawDo wuro (« le doyen du village ») ou mawDo sukaaBe (« le doyen des jeunes »), il désigne non seulement la personne la plus âgée du groupe en question, mais encore celle qui est la plus habilitée à représenter ce groupe dans ses rapports avec le monde extérieur. Ce fait suggère que le lion, lorsqu'on l'appelle mawDo ladde, est envisagé comme l'animal qui représente la brousse aussi bien que comme celui qui la domine (cf. notre expression « le roi de la jungle »). Cette hypothèse est appuyée par plusieurs autres expressions désignant le lion, à savoir Bii ladde (« fils de la brousse s>) et laddeeru (« le broussard »), cette dernière forme étant comme un adjectif substantivé dont le dernier morphème (/-ru/) s'accorderait avec le / -ndu/ de rawaandu, sous-entendu. L'expression Bii ladde est intéressante parce qu'elle suggère que la brousse est, en quelque sorte, le « père » du lion et que celui-ci incarne, par conséquent, les qualités de celle-là. L'emploi du morphème Bii en conjonction avec un autre nom est très fréquent dans le Djelgôdji : par exemple, Bii nagge (« fils » de vache = veau), Bii mbaalu (« fils » de mouton = agneau), Bii Aadama (« fils d'Adam » = être humain), Bii Pullo (« fils de Peul » = jeune Peul), Bii laamu (« fils de chefferie » = prince, homme de sang noble ou royal). Ces données nous amènent à faire une double constatation : d'une part, le lion incarne la brousse en lui-même, en même temps qu'il est de tous les animaux le plus apte à « représenter » la brousse vis-à-vis de ceux qui n'en font pas partie ; d'autre part, si le lion représente la brousse, la conception que les Peul ont de lui devrait être le reflet, en partie du moins, de leur notion globale de la brousse. Or, si nous écartons provisoirement le problème des sentiments que le lion peut évoquer chez les hommes, nous pouvons voir que le fait de ne pas donner de nom véritable à cet animal équivaut à admettre son absolue altérité. Tout d'abord, le lion est en quelque sorte inclassable. Le peul étant une langue à classes nominales, chaque nom appartient à l'un ou l'autre d'une vingtaine de « genres », tout comme en français les noms sont obligatoirement masculins ou féminins. En peul, chaque fois qu'on prononce le nom d'un objet, on indique forcément la place de cet objet par rapport à tous les autres objets nommés dans l'univers peul. Si on appelle le lion mawDo ladde, on le classe avec les êtres humains puisque la forme mawDo appartient à la classe des humains (pour dire « une grande maison », par exemple, on dit suudu mawndu, et pour « une grande pierre », hayre mawnde) ; si on l'appelle rawaandu ladde, on le classe carrément avec les animaux, alors qu'en le nommant Bii ladde on le classe dans la même catégorie que la brousse elle-même ou bien on ne le classe pas du tout. L'impossibilité de classer le lion n'est qu'un aspect de cette altérité fondamentale qui fait qu'on ne peut pas saisir le lion par l'esprit. Le lion apparaît comme un phénomène dont on ne connaît pas les qualités qui indiqueraient comment le classer 3 . En outre, d'après notre discussion de la signification, 3. Pourquoi le lion ? Laurens Van der Post, dans une analyse subtile d'un mythe bushman concernant la rencontre entre un chasseur et un lion, donne la réponse suivante à cette question : « The lion represents the individual in the animal world. You cannot generalize about the species. In my experience you do not meet two
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pour les Peul, du fait de prononcer un nom, le manque de nom véritable semble également faire état d'un manque de liens préétablis entre l'homme et le lion. S'il est vrai qu'en prononçant le nom d'une chose on agit sur cette chose, on exerce un certain contrôle sur elle, en revanche, le fait que le lion n'a pas de nom par lequel on puisse le « saisir » suggère qu'il représente tout ce qui échappe à la maîtrise de l'homme. L'homme naît dans un monde dont l'ordre n'est pas seulement préétabli mais encore maîtrisable par lui dans la mesure où sa langue lui permet de comprendre cet ordre et lui sert de guide pour y agir. Or, dans le cas du lion, ce plan du monde qu'est la langue se révèle soudain incomplet. Le lion et, à travers lui la brousse, apparaissent comme un aspect du monde sur lequel l'homme n'a pas prise. Cela ne veut pas nécessairement dire que la brousse symbolise le désordre : pour les Peul, l'idée de désordre s'exprime plutôt par l'image du renversement de l'ordre, c'est-à-dire par le fait de mettre les choses sens dessus dessous. Le lion et la brousse représentent donc l'inconnu, car dire qu'il s'agit d'ordre ou de désordre impliquerait une connaissance que l'homme n'a justement pas. L'inconnu, est souvent associé avec le lointain dans notre pensée comme dans celle des Peul, mais la brousse, elle, est à la fois proche et lointaine puisqu'elle entoure chaque wuro et s'étend à l'infini. Cette idée-là paraît comme l'une des idées clefs du poème initiatique Kaidara rapporté par A. Hampaté Ba. Là, presque chaque fois que le nom de Kaïdara est mentionné, il est suivi des épithètes que voici : « Le lointain, le bien proche Kaïdara » (goDDuDo sanne kaa BalliiDo Kaydar) Mais, protestera-t-on, tout cela n'empêcherait pas les Peul d'inventer un nom pour le lion. Cela est vrai, les Peul peuvent inventer un nom pour le lion s'ils le veulent, mais ils ne semblent pas vouloir le faire. La raison en est, je pense, qu'ils ont besoin d'une image qui puisse symboliser l'inconnu, tout comme ils ont besoin de l'inconnu lui-même, ainsi que nous le verrons tout à l'heure. Il est même possible, mais il me faudrait revenir sur le terrain pour le vérifier, que l'absence d'un nom pour l'annulaire s'explique de la même façon. Ce serait alors comme un rappel incessant à l'homme que l'inconnu fait partie de lui aussi bien que du monde extérieur. La brousse comme lieu de la satisfaction des besoins Avec ces idées à l'esprit, regardons quelques exemples des rapports que l'homme entretient avec la brousse (la plupart d'entre eux ont déjà été mentionnés dans d'autres contextes). Tout d'abord, tout le monde sauf les who behave alike, unless you meet them in a crowd, where they too succumb to the heresy of numbers. But as a rule they walk alone; they are unpredictable. Not only are they individual, they are all that is most balanced in the animal world. An elephant is stronger than a lion but has very poor sight. The lion has wonderful sight and wonderful hearing.. You will find that most animals have a specialty, but the lion has all the qualities : good hearing, good scent, good eyesight, great strength and swiftness. The lion is a symbol of individual and natural wholeness. », Patterns of renewal, Wallingford, Pa., 1962, Pendle Hill Pamphlet n° 121, p. 24. 4. A. H. Ba et L. Kesteloot, Kaidara, Paris, Julliard, 1968, 181 p.
Le village et la brousse
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très jeunes enfants doit aller en brousse une fois par jour, sinon plus, pour déféquer. Nous avons vu qu'on peut indiquer ce besoin en se servant de l'expression ladde am wari (« ma brousse est venue »). La nécessité d'aller en brousse se manifeste donc à travers la physiologie de l'homme : « la brousse » de l'homme exige qu'il aille en brousse 5 . En outre, l'accomplissement de cet acte a normalement lieu dans la solitude, car même lorsque des jeunes gens partent ensemble pour aller déféquer, ils se cachent les uns des autres derrière des arbres et des buissons pour se soulager. Découvrir quelqu'un en train de déféquer se traduit maBBude en peul, ce qui est très honteux pour la personne ainsi découverte. On se sert de ce même verbe (maBBude) pour décrire l'acte de survenir quand une personne est en train de manger, si c'est l'une de celles qui ne doivent pas manger devant vous, ou quand elle est en train de faire n'importe quel acte jugé honteux par les Peul. Cette solitude de l'homme en train de satisfaire un besoin est importante car, dans la vie quotidienne, elle est probablement l'occasion la plus fréquente où les gens ont l'expérience de la solitude. Cela pourrait se dire à propos de nombre de personnes dans notre civilisation occidentale également, mais le c cadre » est différent (les WC ne sont pas la brousse), ce qui change la situation même si certains facteurs psychiques sont similaires. En effet, la solitude est presque impossible à obtenir dans un village peul. Nous avons remarqué par notre propre expérience que le seul fait de se trouver dans le village équivalait à une sorte d'invitation permanente adressée aux autres habitants. Etre dans le village et en même temps seul semblait paraître à nos hôtes comme une contradiction dans les termes. Comme nous l'avons vu en ce qui concerne le maintien de la société, si l'on se trouve dans un village, c'est parce qu'on veut être avec ceux qui sont là, autrement on ne serait pas là soi-même. Ce sont donc les besoins de l'homme qui exigent sa séparation d'avec les autres et sa solitude, mais en regardant ce fait autrement on peut comprendre la nécessité de satisfaire un besoin comme un prétexte — peut-être le principal prétexte — pour obtenir de la solitude. Celle-ci, pour sa part, suscite toujours un certain malaise chez les autres à cause de son association avec les actes honteux. L'homme seul est soupçonné faire ce qu'il ne sied pas de faire. Cependant, il existe au sein même du wuro la possibilité d'une vie relativement privée ; seul le chercheur installé là n'est pas en mesure de jouir de cette possibilité. Car chaque individu, en vertu de son âge, son sexe et ses relations de parenté, se trouve dans un réseau de rapports qui l'associent à certaines gens mais qui maintiennent un écart assez rigide entre lui et la plupart des habitants tant qu'ils se trouvent au wuro. Ce phénomène se révélait de la façon la plus frappante à travers nos propres rapports avec les gens, car des personnes qui devaient s'éviter risquaient de se recontrer chez nous par hasard. Par exemple, si nous avions des adolescents chez nous, les hommes mûrs et la plupart des femmes de tous âges n'osaient pas pénétrer dans notre case : une femme qui passait sa tête par notre porte battait une retraite rapide après s'être aperçue de la présence des garçons. Lorsque nous avions des femmes chez nous, les hommes réagissaient de la même manière, mais 5. Cf. l'expression anglo-saxonne « To answer a call of nature » = la selle.
aller à
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Société et liberté chez les Djelgôbé
en fin de compte notre case était plutôt occupée par les adolescents qui se montraient plus agressifs que les autres catégories de personnes. La brousse et la nuit Toujours est-il, cependant, qu'il n'est pas possible de préserver de l'intimité au wuro pendant la journée. La nuit, par contre, comme nous l'avons vu au chapitre IV, est la période où la vie privée l'emporte sur la vie publique destinée à maintenir les structures de la société. Quelques réponses obtenues lorsque je tentais de faire passer mon test de phrases à compléter, confirment cette notion de la nuit. Pour compléter la phrase : « Lorsque la nuit vient... » (so jemma wari fuu), un homme (un diimaajo) ajouta : « L'homme veille sur lui-même » (neDDo reena hoorem), ce qui signifie à la fois qu'il se protège de dangers éventuels et qu'il s'occupe de ses propres intérêts. Dans mon test, la phrase immédiatement précédente était celle-ci : « Aller en brousse... » (yaade ladde). Un homme peul l'a complétée en ajoutant : « Là se trouve la honte » (ton semteende woni), et il a complété la phrase sur la nuit presque de la même manière : « Là, au juste, se trouve la honte » (ton nii semteende woni). Dans l'expérience des gens, en effet, la brousse entre réellement dans le wuro pendant la nuit. C'est alors que les fauves pénètrent dans le wuro pour tenter de prendre un veau, un mouton ou de la volaille. Ma femme et moi obtinrent un mouton que nous avons élevé pendant huit mois environ. Nous avions l'habitude de l'attacher à un piquet à côté de notre case pendant que nous dormions parce que nous n'aimions pas l'odeur de ses urines ni le travail de ramasser ses crottes le lendemain. Mais notre pratique inquiétait nos voisins qui nous dirent : « N'avez-vous pas peur ? — De quoi ? dis-je — De ' quelque chose ' (goDDum) — Ah, dis-je. » En effet, une hyène avait tenté plusieurs fois de prendre un veau dans l'enclos du petit bétail situé à quelques mètres seulement de la case la plus proche. J'ai commencé à avoir peur, et nous finîmes par garder notre mouton dans la case la nuit la plupart du temps. Dehors, d'ailleurs, il avait l'habitude de bêler éperdument. La brousse et la solitude ou manque de
communication
Si l'on se penche sur la question, on peut aisément comprendre pourquoi la brousse est « la métaphore de la solitude », comme nous l'avons dit au chapitre III. Dans la vie peul, la parenté entre la brousse et la solitude ne résulte pas seulement du fait que c'est en allant en brousse qu'on trouve la solitude, mais encore du fait que tout lieu qu'on quitte devient brousse puisque personne n'est là. Les Peul ressentent cela vivement. Cette attitude se révèle notamment à travers une formule poignante qu'on dit à une personne qui va quitter le wuro et qu'on répète lorsqu'elle revient (si elle revient) : dans ces cas, on dit, a waDi min ladde ou a waDan min ladde (« Tu nous as fait brousse », ou « tu nous feras brousse »). On pourrait rendre cette expression en un meilleur français en la traduisant par : « Tu nous laisses dans la brousse », mais le peul possède un verbe signifiant abandonner
Le village et la brousse
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et je pense que les locuteurs s'en serviraient s'ils voulaient exprimer la notion d'abandon. Ici, ils employent le verbe « faire », ce qui suggère que, dans leur esprit, celui qui les quitte les transforme en brousse par cet acte. Le wuro, naguère vivante et gai, s'assombrit et les gens parlent peu. C'est comme si personne n'était là. Chacun se sent isolé par la tristesse et cet isolement, c'est ce qu'on ressent en brousse. Cet exemple vient donc ajouter une autre valeur symbolique à la notion de la brousse, à savoir l'idée de manque de communication verbale. Si les gens cessent de se parler, c'est comme si la brousse s'installait chez eux, dans le wuro même. Notre analyse du rôle des salutations dans le maintien de la société au jour le jour a montré quelle importance les Djelgôbé attachent à cette communication verbale. Cependant, il semble que, dans leur esprit, la cessation de cette communication soit une éventualité qui puisse réellement arriver dans certains cas. A la mort d'une personne, par exemple, on ne mentionne pas la brousse, mais l'une des formules de condoléances évoque justement ce danger de non-communication. On dit : Alla hokku en no kaalden (litt. : « Que Dieu nous donne de quoi parler ensemble »). Dans ce souhait, les gens demandent à Dieu qu'il les aide à dépasser leur chagrin, qu'il leur donne la force de continuer à parler ensemble et, en particulier, d'évoquer le mort dans leurs conversations sans être bouleversés par la tristesse. Caractériser la brousse par l'idée du manque de communication verbale appuie par une voie inattendue notre interprétation du fait que le lion n'a pas de véritable nom. La société humaine, dans l'expérience des Peul, n'existe que dans la communication. Il semble donc tout à fait logique que le contraire de la société se manifeste à travers un être avec qui la communication humaine est impossible. Mais si la brousse signifie la séparation d'avec les hommes ou l'absence de communauté humaine, elle n'équivaut pas pour autant au vide. Le lion, après tout, est une force qui s'impose et qui n'est pas très apte à symboliser le néant. La brousse est le milieu qui englobe l'homme ; elle s'impose à lui par le biais de ses besoins et de ses sensations sans qu'il soit jamais capable de la saisir par son esprit. L'idée de nécessité dans le rapport homme/ brousse Mais en même temps c'est de la brousse que l'homme obtient sa nécessaire subsistance, et pour ce faire il doit se plier aux exigences de la brousse. Or, cette nécessité a une double conséquence : d'une part, elle rend l'homme conscient de sa faiblesse par rapport à elle ; d'autre part, elle donne à chacun la possibilité de s'individualiser dans la mesure où il prend la responsabilité de subvenir à ses propres besoins. On peut exprimer la même idée autrement : quelle que soit la capacité réelle de l'individu, lorsque celui-ci se met en rapport direct avec la brousse, du coup il se sépare, comme nous l'avons vu, du reste de la communauté. Par contre, si son rapport avec la brousse est médiatisé — le cas, par exemple, du jeune enfant qui ne maîtrise pas encore sa « brousse » à lui — l'individu se trouve dans un état de dépendance par rapport à celui ou ceux qui s'interposent entre lui et la brousse. Paradoxalement, c'est justement cette faiblesse de l'homme face à la brousse — par exemple, son incapacité à la saisir mentalement — qui fait que l'individu
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Société et liberté chez les Djelgôbé
peut se libérer de l'emprise de ses semblables. D'une part, si un homme agit par contrainte de la nécessité « naturelle », il incarne, pour le moment, cette nécessité et les autres ne peuvent l'empêcher d'agir s'ils ne peuvent maîtriser cette nécessité eux-mêmes. On a un exemple frappant de cette attitude dans le fait qu'un vol de nourriture commis par une personne affamée n'est pas considéré comme un crime ; au contraire, une telle personne a le droit de prendre ce dont elle a besoin. D'autre part, en grandissant dans cette société, chacun se rend compte de la faiblesse de l'homme et en particulier du fait que personne ni la société considérée comme un tout ne maîtrise la brousse. Du point de vue de l'individu, donc, personne n'est capable de lui interpréter les demandes de la brousse (la nécessité, etc.) de manière qui fasse autorité. L'importance
de la vache comme
médiatrice
entre
l'homme
et la
brousse
C'est à la lumière de cette remarque que le rapport entre l'homme et la vache chez les Peul prend toute sa signification. Nous avons entamé l'analyse de ce problème au chapitre VIII ; reprenons-la maintenant. La vache est un animal de la brousse et du wuro en même temps. Elle n'est pas de la brousse au même titre que le lion, parce que l'homme a une certaine emprise sur elle ; toutefois, c'est de la brousse qu'elle tire sa subsistance. La relation entre la vache et la brousse est exprimée dans un dicton intéressant. En remerciant quelqu'un, lorsque les Peul veulent exprimer l'idée qu'ils ne sauraient jamais s'acquitter envers lui, ils citent le proverbe suivant : nagge barkintaa ladde (« La vache ne remercie pas la brousse »), autrement dit, la vache dépend de la brousse pour sa vie même et ne peut donc jamais la remercier. Mais, d'autre part, on considère que la vache est l'un des animaux les plus intelligents. Nous ne pourrons malheureusement qu'effleurer le problème de la notion peul de l'intelligence (haYYillo). En ce qui concerne la vache, son intelligence consiste, de notre point de vue occidental, en deux capacités différentes : d'un côté il y a un certain « bon sens » qui fait, par exemple, que la vache revient chaque soir au wuro de son maître, qu'elle beugle et court si elle sent la présence d'un fauve et que si une autre vache meurt, toutes les vaches l'entourent et beuglent jusqu'à l'arrivée du pâtre. D'un autre côté, l'intelligence de la vache consiste en sa haute capacité de sentir, de détecter par les sens des changements dans le monde autour d'elle. Selon les Peul, l'odorat de la vache est très hautement développé. Elle peut sentir de loin la présence d'un lion ou d'une hyène, par exemple. Mais ce n'est pas tout : elle peut également sentir l'eau et l'herbe fraîche à travers de grandes distances (plus de vingt kilomètres). On m'a donné l'exemple suivant de cette capacité : les pâturages habituels des vaches de notre wuro se situent vers le nord, mais s'il se met à pleuvoir dans le sud, même à une très grande distance, avant qu'il ne pleuve dans le nord, les gens de Petaga constateront à leur réveil que les vaches auront toutes quitté le wuro pour aller vers le sud à la recherche de cette eau et de cette herbe qu'elles ont senties (luuBtude) dans la nuit. C'est cette intelligence de la vache qui la rend apte à jouer le rôle d'une sorte d'intermédiaire entre l'homme et la brousse dans la vie quotidienne peul.
Le village
et la
brousse
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La vache peut « sentir » la brousse et elle en tire toute sa subsistance ; l'homme, pour sa part, tire sa subsistance — plus ou moins dans le réel, plus ou moins dans l'imagination — de la vache, en même temps qu'il la contrôle dans une certaine mesure. Car, à la différence de tous les autres animaux, la vache est censée être sensible à la parole de l'homme. D'abord, les vaches connaissent leurs maîtres ; qui plus est, elles connaissent leurs propres noms et elles viennent lorsqu'elles sont appelées. Les chiens, par exemple, n'ont pas de noms individuels mais seulement un nom générique, tandis que chaque vache a un nom auquel elle répond. Le rapport de l'homme avec la vache est un rapport, à la fois direct et médiatisé, de l'homme avec la brousse. Il s'agit d'un rapport médiatisé parce que, comme nous venons de le voir, la vache est intermédiaire entre l'homme et la brousse à plusieurs titres ; mais en plus de cela, l'association de l'homme et la vache entraîne un rapport direct de l'homme à la brousse, dans la mesure où celui-là doit pénétrer et vivre dans celle-ci afin de veiller sur son troupeau. Si les Djelgôbé se posent des questions au sujet d'une personne qui reste en brousse plus que le temps nécessaire pour satisfaire ses besoins — même la chasse n'est pas un métier respecté — le fait de rester en brousse pour surveiller ses vaches est au contraire très louable, comme nous l'avons déjà mentionné. Mais notre analyse du concept de la brousse a montré que l'entrée de l'homme dans celle-ci signifie la solitude, la séparation d'avec la société, et l'individuation de la personne. Il semble donc légitime de conclure que la société, en valorisant l'association de l'homme et de la vache, encourage ce rapport entre l'homme et 1' « inconnu » qui fait de la personne un individu indépendant et capable de rencontrer ses semblables sur un pied d'égalité.
La brousse
comme
source
de la liberté
humaine
L'importance qu'attachent les Peul à l'indépendance a été signalée tout au long de ce travail. Mais avec la constatation que nous venons de faire, nous comprenons avec plus de précision la source principale de la liberté individuelle au sein de la société peul. Il me semble que, pour les Djelgôbé, la liberté dans la société se fonde sur la possibilité pour chacun d'entrer dans un rapport direct avec la brousse, c'est-à-dire la nature, sans que ce rapport soit médiatisé par une autre personne ou par une institution sociale 6 . Dans le cas des hommes, cette possibilité possède un côté clairement économique : le fait de posséder des vaches est presque une garantie de la liberté personnelle. Cependant, c'est cette qualité « inconnue » de la brousse qui fait qu'on ne sait pas si les propriétaires d'aujourd'hui seront ceux de demain. La diversité des manières par lesquelles on peut obtenir le bétail, d'une part,
6. A plusieurs reprises dans ce travail nous avons constaté des analogies entre la manière dont les Djelgôbé cherchent à vivre dans leur monde et des épisodes de l'initiation des pasteurs Peul rapportée par Ba et Dieterlen dans Koumen. Il est significatif pour l'hypothèse que nous venons d'énoncer que la dernière étape de cette initiation consiste, justement, en une lutte entre le berger seul et le lion (cf. Ba et Dieterlen, op. cit., pp. 81-89).
244
Société et liberté chez les Djelgôbé
et les accidents de la vie, d'autre part, créent une situation où les rapports de propriété entre hommes et bêtes ne sont pas stables. Le riche peut, certes, s'épanouir plus que le pauvre, mais la liberté de l'un et la gêne de l'autre sont, dans les rapports sociaux, mitigées par l'ignorance humaine de la nature. Même plus important que le côté économique du rapport homme-brousse est le côté spirituel, si l'on peut dire, qui est comme l'image mentale du premier. Car, le changement et l'instabilité dans la situation économique des hommes se transforme en quelque chose de permanent dans leur pensée, à savoir l'idée que la brousse (ou la nature) est une force réellement autre et indépendante de l'homme en tant qu'intelligence. C'est pour cela que les femmes peuvent éprouver le sentiment de la liberté sans avoir besoin de posséder des vaches, puisque, comme nous l'avons montré, les fonctions physiologiques et sociales du corps féminin signifient, dans l'esprit des Peul, que les femmes participent déjà de la nature à un degré plus haut que les hommes. Il se dessine ainsi un parallèle intrigant où le rapport de la femme à sa nature serait représenté par le couple mère-enfant, et où le rapport de l'homme à la sienne prendrait l'image du couple homme-vache.
ANNEXE Le lecteur pourrait se demander pourquoi je n'ai pas cité dans mon texte l'ouvrage de Boubakar Ly sur l'honneur et les valeurs morales chez les Ouolof et les Toucouleur alors que je cite fréquemment des ouvrages sur d'autres fractions peul et sur d'autres sociétés africaines. En effet, j'avais entendu parler de ce travail et, d'après ce qu'on me disait, il m'a semblé que sa lecture aurait pu m'être utile. M. Paul Mercier m'a très gentiment prêté l'exemplaire qu'il possédait. Cependant, après l'avoir feuilleté un peu, je me suis aperçu que, en dépit de nos démarches différentes, M. Ly et moi-même arrivions à des résultats très similaires. A cause de cette première impression, j'ai donc décidé de différer la lecture du travail de M. Ly jusqu'à ce que j'aie achevé la rédaction de ma thèse, afin de ne pas être indûment influencé par son travail. Il s'ensuit que nos ouvrages sont réellement indépendants l'un de l'autre et que leurs ressemblances peuvent, en toute probabilité, être attribuées à de vraies similitudes entre les sociétés et entre les situations sociales que nous avons étudiées. Pour ne prendre qu'un exemple, ce choix me paraît justifié par la découverte que M. Ly et moi-même avons été tous les deux frappés par les salutations et que nous avons également insisté sur leur importance dans la vie quotidienne {cf. surtout, t. 2, pp. 306-329).
1. Boubakar Ly,
L'honneur et les valeurs du Sénégal : Etude de sociologie,
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et liberté chez les
Djelgôbé
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GLOSSAIRE/INDEX DES TERMES PEUL Cette liste contient presque tous les mots peul incorporés dans le texte de ce travail ainsi qu'un certain nombre de ceux qui figurent uniquement dans les récits et chansons dont des fragments sont transcrits dans le texte avec leurs traductions françaises à côté. Toutefois, en ce qui concerne les verbes, chaque verbe est donné ici à sa forme infinitive quelle que soit la forme à laquelle il se présente à la place indiquée par l'Index. Par exemple, on trouvera plus bas le verbe fewude (mentir), alors que dans le texte il apparaît à la forme négative accomplie (fewaay). La présentation des mots suit l'ordre alphabétique peul qui diffère un peu du nôtre à cause de quelques phonèmes que le français n'a pas. Dans cet ordre, les consonnes « injectives » ou « glottalisées » suivent les occlusives « normales » correspondantes et sont suivies à leur tour par les consonnes prénasalisées. Ainsi, après les mots commençant par b, avons-nous ceux qui commencent par B et ceux qui commencent par mb. De même, après d viennent D et nd, après g vient ng, et après j viennent Y et nj. Le phonème ny est traitée ici comme un n palatalisé plutôt que comme un y nasalisé et il s'insère, donc, entre n et p (ce glossaire ne comporte pas de mots commençant par o). Les chiffres en italiques renvoient aux pages où l'on trouvera une définition ou une analyse du terme. accude : laisser, permettre : 96. aduna : les gens, « du monde » : 149, 158-162, 184 (note). adunaaru : le monde : 149, 158. al'aada : coutume : 18, 117, 126. Alla : Dieu : 97, 100, 101, 149, 152, 165, 180, 181, 200, 224, 225, 241. amiiru : chef : 31, 32, 33, 56 80, 96, 97. anndude : savoir, connaître : 120, 224. araawa : âne : 25. arDo, pl. arBe : chef (dans la région du Macina) : 34. baaba, pl. baabiraaBe : père : 42, 43, 44, 66, 67, 74, 81, 83, 84, 98, 102, 191, 224. baasi : mal, malheur : 164, 165, 181. baawDo : puissant (voir waawude).
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bambude : porter sur le dos : 73. banda/bandiraaDo, pl. bandiraaBe : camarade d'âge : 83, 116. bappannyo : frère du père : 43, 44. baraaji : bienfaits : 179, 180. barke/barkinde : bienfait/bénir : 105, 242. baylo, pl. wayluBe : forgeron : 30, 31, 32, 33, 66. beege : amour à la folie : 102. bei; : sorte de grève : 31. bonnde : mal ; mauvais : 73, 117, 209, 228. boodi : vêtement des jeunes hommes : 74, 76, 83, 154, 175. burugal : fouet de lait : 27. Baawo : dos, derrière ; après : 84. Balinoowo : faiseur de moue : 153. Bangal : noces : 112, 113-114, 117. Bernde : cœur : 192, 213. BiDDo/Bii, pl. BiBBe : enfant : 43, 44, 81, 98, 115, 181, 191, 192, 224, 237. mbaYungu : mil cuit à l'eau : 72. mbeDu, pl. beDi : van : 67, 68, 69, 94. mboddi : serpent : 236. mbuudu, pl. buuDi : argent (litt., « pièce de cinq francs ») : 84, 87. ceeDu : saison sèche : 28, 144. cellal : santé (voir sellude). cobbal : plat préparé avec le mil : 72. daande : cou : 176. dabbunde : saison froide : 27, 209. dambitaade : s'enfermer ; sortir : 113 et note. darnude : ériger ; faire griller : 70. debbo, pl. rewBe : femme : 43, 81, 84, 94, 98, 200, 201, 224. debere, pl. debeeje : village fixe : 74, 122, 211, 212, 224. deekiiko/deekum : son épouse : 115, 224. defude : faire cuire à l'eau : 70. denDiraaDo/ denDiyo, pl. denDiraaBe : « cousin croisé » : 43, 83, 124, 125, 227, 228. denDiraagu : rapport entre cousins croisés : 124, 125, 126, 127. diimaajo, pl. riimaayBe : descendant de captifs : 27, 29, 30, 33, 35, 36, 37, 53, 88, 88-89 (note), 119, 121, 122, 211, 213, 240. dimo, pl. rimBe : personne libre : 30, 88, 88-89 (note), 94. dodaade : sarcler une deuxième fois : 76. duhol : ceinture : 41. Daanaade : dormir : 164, 165. ndiyam : eau : 199. nduungu, pl. duuBi : saison des pluies : 25. endu : sein : 120, 224. enDam : parenté, lien : 170, 180, 224, 228. esiraaBe : les alliés : 131. fajiri : aube ; prière de l'aube : 111, 199, 200. fewude : mentir : 105, 200. fijo : réunion des jeunes pour divertissements : 73. fodaade : être destiné à avoir lieu : 183 foofoo : « merci » : 165.
Glossaire/Index
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fowru : hyène : 235-236. fuDude : se lever (soleil) : 119. fuDDude : commencer : 87, 132 (note). FulBe (pluriel de Pullo) : les Peul : 34, 35, 36, 37, 68, 118, 121, 122, 158, 209. fulfulde : langue des Peul : 111, 118, 129, 130. futteeji : vaches données par l'homme pour le mariage : 87. futuro : prière du coucher de soleil : 111, 199, 200. fuudo : anus : 83. gargasaajo, pl. gargasaaBe : artisan : 26, 32, 33. gariibu : élève d'école coranique : 178. gine/gineeji : possessions, choses : 96. ginnaaru, pl. ginnaaji : djinn : 188-189, 236. goDDo/goDDum : quelqu'un/quelque chose : 62, 84, 189, 240. goggo, pl. goggiraaBe : sœur du père : 43, 66, 67. golle : travail : 200. gondal : le fait d'être ensemble : 40 (voir wondudé). goriiko/gorum : son époux : 96. gorko, pl. worBe : homme : 43, 81, 116. ngaari : taureau : 94, 209. ngeelooba : chameau : 25. ngorgu : virilité : 94. haala : parole, palabre, affaire : 31. haalude : parler : 130, 241. haavude/kaavaDo : rendre fou/le fou : 188-189. haBBude : lier, attacher : 112, 131. haYYillo : intelligence : 188, 242-243. hakkunde : entre : 87, 120. halude : avoir beaucoup de force vitale : 94. hanyude : déféquer (personnes) : 83, 191. hawtude : rencontrer ; être d'accord : 111. heBude : avoir, obtenir : 84, 119, 179, 221. heccidinde : être frais, neuf : 192. heddaade : rester : 87, 149, 224. heewude : être plein : 55. heltude : cesser de pleuvoir : 119, 120. hewtude : arriver à : 92, 93, 176, 216. hitaande : année : 25. hoddu : guitare peul (sorte de luth) : 31. hoggo : enclos : 26, 39, 41, 47, 58, 77. hokkude : donner : 84, 180, 241. hoore : tête : 92, 93, 120, 176, 216, 220, 224, 236, 240. hoowude : copuler ; se marier : 87. hoynude : rendre facile, léger : 178, 181. hoyude : être facile, léger : 169. huDude : maudire : 82-83. hulYinde : effrayer : 189. hulude : craindre : 137, 188. hurfaare : terre salée : 27. innde/innude : nom/nommer : 66, 115.
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chez
les
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indeeri : cérémonie d'imposition du nom : 66-69, 86, 171, 172, 174, 185. jaabaade : répondre : 100, 165. jaBude : accepter : 83, 84, 100, 106, 171. jalo : houe : 24. jam : paix, santé : 39, 100, 119, 164, 165, 181. jammoore : nom d'honneur : 34. jawdi : richesse : 88. jemma : nuit : 77, 120, 240. jeyude : posséder : 95, 216. jokolle, pl. jokolBe : (personne) bien développée : 76. jom : maître/maîtresse : 40-41, 199. jonte : fièvres : 144. jooDaade : s'asseoir, être assis : 32, 120, 128. jooro : « chef de village » : 41, 42, 55-56, 57, 58, 67, 70, 80, 95, 96, 97, 103, 105, 106, 107, 108, 109, 111, 117, 143, 148, 151, 152, 213, 214, 225, 229. jowtude : saluer : 170. juDude : griller sur la braise : 71. juulude : prier : 102. juungo : bras/main : 120, 224, 236. juuraade : abreuver le bétail un jour sur deux : 25. YiiYam : sang : 176. Yuuwoonde : orage, pluie : 119, 120. njaalu : bâtard : 84, 86. kaaDo, pl. haaBe : Noir non-peul : 119. kaananke : chef : 56, 57, 80. kaandiiDo : chef : 56. kaawu : frère de la mère : 43, 47, 123. kaBBal : cérémonie de conclusion de mariage : 112-113, 228-229, 230, 232. kalahaldi : taureau-étalon : 94 (voir haludé). karaawu : sceau pour traire le lait : 27. kelli : espèce d'arbre (Graewia betulifolia, Jussieu) : 34, 68. koowgal : mariage : 87, 112. koowruDi : bétail donné par l'homme à la femme pour le mariage : 87, 92, 95, 97, 112, 204, 229, 230. korDo, pl. horBe : esclave femelle : 88, 119. koreeji : famille : 165, 192. kosam : lait : 120. koyngal : pied/jambe : 170, 236. kulol : la peur : 101 (voir huludé). laa ilaaha illallah : « Il n'y a pas de dieu sauf Dieu » : 102. laaBude : être propre : 93, 209. la'al : bol : 27. laamu/laamaade/laamDo/laamiiDo : le pouvoir/régner/chef : 55, 80, 90, 237. laasara : prière de l'après-midi (vers 4 h) : 111. labbo, pl. labbe : lance : 154. labbo, pl. lawBe : travailleur du bois : 26, 33. ladde : brousse : 34, 39, 40, 70, 71, 155, 219, 235, 237, 239, 240, 242. lenyol : lignage, lignée : 42. lewru : lune : 119.
Glossaire/Index
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leydi : terre, pays : 120, 236. liBude : faire tomber ce qui est debout : 81. lukuure : calebasse attachée à une corde pour puiser : 75. luusi/luusooBe : transhumance/transhumants : 76. maabo, pl. maabuuBe : « griot » : 30, 31, 32, 33, 68, 118. materna, pl. maamiraaBe : grand-parent : 43, 67. maani : Untel : 44, 170. maayude : mourir : 119, 144, 152, 190, 201, 209, 224. maBBude : surprendre quelqu'un en train de faire ce que vous ne devez pas le voir faire : 239. maccuDo, pl. maccuBe : captif : 27, 66, 67, 74, 75, 76, 77, 88-89 (note), 119, 120, 122, 155, 212. mawDo, pl. mawBe : grande personne ; doyen : 31, 74, 81, 86, 237. mawniyo, pl. mawniraaBe : grand frère, grande sœur : 43, 81. mawnude : être grand, grandir : 43. meemude : toucher : 96. minyiyo, pl. minyiraaBe : petit frère, petite sœur : 43, 81. moYYere : bonté, bonne(s) chose(s) : 180, 181. moodibbo, pl. moodiBBe/moodibaaBe : homme de Dieu : 66, 73, 103, 110, 111, 112, 117, 163, 178, 179, 198, 212, 225. moonde : terre salée : 27. munyal : patience : 116. muynude : téter : 123, 224. naange : soleil : 119, 148-149. naatude : entrer : 128. nagge, pl. na'i : vache : 98, 106, 119, 120, 224, 237, 242. nandude : ressembler : 94. nanude : entendre, comprendre : 120, 130. neDDo : être humain : 115, 123, 131, 178, 190, 240. newude : faciliter : 100, 181. nyaamude : manger : 84, 102, 120, 123, 144, 158, 224. nyalahol : génisse : 120. nyalmude/nyamaande : prêter de l'argent/le prêt : 88. nyammu : vagin : 83. nyiiri : plat usuel et préféré des Peul (fait avec du mil) : 72, 106, 144, 224. pere : sorte de liberté : 221. pulaade : agir comme un Peul :123, 125, 127. pulaaku : le fait d'être Peul : 125, 126, 127-129, 130, 131, 132, 133, 134, 137-139, 145, 148, 155, 158, 159, 176, 197, 221, 222, 223. Pullo (pl. FulBe) : Peul : 94, 98, 118, 120, 121, 122, 137, 138, 144, 155, 224, 237 (voir aussi, FulBe). rawaandu : chien (dans l'expression rawaandu ladde : lion) : 235, 237. reedu : ventre : 32, 77, 154. remude : sarcler une première fois : 76. rewude : suivre : 120. riimaayBe : voir diimaajo. rimude : donner naissance : 86 (note), 88, 88-89 (note). sadaaki : prestation de bétail chez les Peul WoDaaBe du Niger : 87 (note). safuko : prière faite la nuit avant de se coucher : 111.
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et liberté
chez les
Djelgôbé
sakike, pl. sakiraaBe : « sibling » ou cousin : 43, 44, 192. sakkude : donner l'aumône : 103, 178. salli fanaa : prière de l'après-midi (vers 2 h) : 111. sawru : bâton : 34, 154. seedee : témoin : 112. seeno, pl. ceeni : dune : 24, 49. seerude : divorcer : 84. sellude : être en bonne santé : 165. selude : cesser : 84. sembe : force : 132. semteende : honte, pudeur : 126, 185-138, 191-192, 198, 210, 240. semtude : avoir honte : 123, 129-135, 136, 188, 219. sombu/sombitaade : personne « non-initiée »/passer le rite d'initiation : 113 (note). soodude : acheter/vendre : 119, 209. suka, pl. sukaaBe : enfant : 74, 76, 77, 78, 86, 165. sumalde, pl. cumalle/sumaleeje : outre de peau : 25. suudu, pl. cuuDi : case, compartiment, maison : 40, 41, 44, 58, 64, 65, 74, 75, 92, 93, 94, 103, 116, 175, 199, 224, 230, 237. suurude : protéger : 181. suusude : oser, être courageux : 98, 131. taan/taaniraaDo, pl. taaraaBe/taaniraaBe : petit-fils, petite-fille : 37, 43, 44, 51, 103. tageefo : la création : 235. taliili : tahlîl qui, dans le Djelgôbé, consiste surtout à réciter en chœur la phrase « laa illaaha illallah » ; cette pratique est particuière à la « voie » Tidjani : 106. talkuru, pl. talki : charme porté sur le corps pour se défendre contre des dangers divers : 111. tanaa : quelqu'un de proche qui dépend de vous : 176, 192. tawaangal : coutume, tradition : 21, 68, 117, 126, 185, 200. tawude : trouver : 94, 120. tayre : récolte : 76. teddeengal : honneur : 136. teddinde : honorer : 178. tefaare : petite monticule ou espace granitique de faible élévation : 106, 107, 110, 111. tiiDude : être difficile : 96. toBude : pleuvoir : 119, 120. toolaade : plaisanter, taquiner : 83. Tuubaako, pl. TuubaakooBe : Européen : 110. tuubude : repentir : 184. tuundi : saleté, souillure : 93. uddundu/udditaade : personne « non initiée »/ouvrir, passer le rite d'initiation (peul du Macina) : 113 (note). undugal : pilon : 27. waalaade : passer la nuit : 39, 119, 164. waawude : pouvoir, maîtriser : 34, 81, 129, 130, 131, 181, 191, 192, 216, 220. waDude : faire : 120, 149, 152, 209, 240. walaa : il n'y a pas : 164, 165, 188. wallaahi : « je le jure » (litt. : par Dieu) : 105, 224. wannude : faire faire : 100. warde : tuer : 84, 210, 224.
G lossaire/ Index
257
warde : venir : 116, 123, 132, 149, 171, 192, 219, 224, 239, 240. welude : être doux, agréable : 55. winnde, pl. bille : maison ou village déserts : 38, 106, 107, 110. wondude/wondiiBe : être ensemble/ceux qui sont ensemble : 40, 96, 158, 162, 165, 166, 170, 174, 177, 192. wooDude : être bon, beau : 81, 152, 199. woofude : manquer un but : 176. woowude/wowtude : avoir l'habitude/acquérir l'habitude : 116. wowru : mortier : 27. woyude : pleurer, crier : 152. wuddu : nombril : 94. wujjude : voler : 155. wuro, pl. gure : < village » : 39, 40, 41, 44, 45, 48, 50, 56, 60, 64, 65, 66, 70, 71, 74, 75, 76, 80, 83, 87, 90, 91, 97, 98, 99, 109, 110, 111, 122, 123, 128, 155, 156, 158, 163, 170, 174, 175, 179, 185, 187, 196, 198, 201, 210, 211, 213, 219, 221, 223, 224, 226, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 235, 239, 240, 241, 242. wurtaade : sortir : 116, 224. wuyko : cheveux : 67, 68. yaaBude : marcher sur, mettre le pied sur : 32. yaade (yahude) : aller : 131, 152, 188, 219, 240. yaagaade/yaage : respecter/respect : 114, 115, 135. yaaye : mère : 43, 83, 123, 131, 192, 224. yeeweende : esseulement : 73, 136, 137, 209, 210-211. yennude : insulter : 82-83. yesugol : récitation de généalogies : 31. yiDude : aimer : 131, 200. yimBe : les gens : 102, 115, 152, 158, 210, 224. yimude : chanter : 31, 209. yi'ude : voir : 93, 100, 136, 181. yomnude : faire payer : 84. yoorude : être sec, dur : 192, 224. yoppude : laisser, abandonner : 98. yulude : percer : 116. yuurmaade/yurmeende : compatir/compassion : 136, 137, 191-193, 195, 200, 210, 211, 213, 221, 224.
TABLE DES MATIÈRES NOTE SUR LA TRANSCRIPTION
9
REMERCIEMENTS
11
INTRODUCTION
13
I. LA « TAWAANGAL » DES DJELGÔBÉ CH. I. Climat et technologie Le sens du terme tawaangal Le problème de l'eau Le mode de subsistance Le cycle des saisons Comparaison des Peul nomades et agriculteurs
21 21 22 23 25 28
CH. II. La société globale du Djelgôdji Les corporations (ou « castes ») Les Djelgôbé et les autres Peul du Djelgôdji Les différents types d'agglomérations L'implantation territoriale des lignages
30 30 33 35 36
CH. III. La structure de la société peul Le « village » : unité de vie Le lignage : unité de structure Une interprétation de la nomenclature de parenté Signification du lignage Forces centripètes et forces centrifuges de la société Rôle du mode de production dans la dispersion des gens L'importance des enfants pour la « réussite » Quelques conditions écologiques de la guerre Pourquoi les Djelgôbé ne firent-ils pas de guerre sainte ? L'organisation du pouvoir dans la chefferie L'organisation du pouvoir dans le « village »
39 39 41 42 44 45 46 50 52 52 54 55
CH. IV. La vie du « wuro » : catégories de personnes et leurs tâches La séparation selon le sexe et la classe d'âge Une interprétation des interdits frappant les noms de personnes Jour et nuit : deux structures sociales en alternance La division du travail social Une cérémonie comme révélateur de la division du travail social La division du travail productif
60 61 62 64 65 66 70
260
Société Le Le Le Le La
travail travail travail travail société
et liberté
chez
les
Djelgôbé
des femmes des hommes mûrs des enfants des jeunes hommes peul vue comme une société du loisir
CH. V. Rapports d'autorité dans le « wuro » Les notions de pouvoir et de maîtrise L'autorité conférée par l'âge L'écart d'âge et le droit d'insulter Le rapport aîné-puîné comparé au rapport père-fils Mariage et paternité sociologique comme source d'autorité Chez les esclaves, le mariage ne confère pas la paternité Pour l'enfant, l'autorité du père découle de son autorité sur la mère Les bases bio-culturelles de la domination masculine Une possibilité d'indépendance pour la femme Différence entre les sexualités féminine et masculine L'autorité et les droits sur les biens
72 73 75 75 77 80 80 82 82 85 86 88 89 91 92 93 95
CH. VI. La religion Y-a-t-il une religion peul pré-islamique ? L'origine et l'évolution du Hamallisme dans le Djelgôdji L'effet du message de Sheeku Doukouré sur la vie quotidiennne Particularisme et autodéfinition du groupe : naissance d'une hérésie _ L'éducation religieuse des enfants La prière chez les hommes de Dieu et chez le reste Le conflit entre l'Islam et les traditions peul vu à travers les coutumes du mariage
100 101 102 105 108 109 111
CH. VII. « Pulaaku » et « semteende » (la « fulanité » et la honte) Le stéréotype du captif comme image négative du Peul La correspondance des stéréotypes avec les comportements réels La manière d'être peul découle-t-elle de leur caractère psychologique ou est-ce un rôle assumé ? Deux types de comportement : première formulation Deux types de comportement : deuxième formulation Le champ de signification du terme pulaaku Analyse linguistique du verbe semtude La notion de honte chez nous et chez les Peul Analyse linguistique du substantif semteende Les racines sociales de la semteende Pulaaku, semteende et la liberté humaine
118 118 121
112
122 124 126 127 129 133 135 137 137
II. LA VIE VECUE CH. VIII. Attitudes des Djelgôbé face à la vie La dureté de la vie L'expression des émotions Une commune expérience de la vie L'écart entre les sentiments et l'action L'intuition nous transmet-elle ce que ressent l'autre ? Un obstacle psychologique à notre participation à la vie des Djelgôbé Le sens tragique de la vie chez les Djelgôbé Deux types d'émotion et leurs causes La joie : l'exemple des bergers en transhumance La transhumance comme quintessence de l'expérience peul de la vie
143 143 144 146 147 149 150 151 152 153 155
CH. IX. Le maintien de la société Comparaison des notions occidentale et peul de la « société » La réaction du public et le maintien de la continuité dans les comportements Le surmoi et la culpabilité chez nous et chez les Peul Le maintien des rapports dans la communauté : les salutations
157 157 159 160 162
Table
des
261
matières
Une interprétation de la signification des salutations Le maintien des rapports avec ceux qui vivent ailleurs : visites et cérémonies La participation aux cérémonies : acte volontaire ou acte obligatoire ? Comparaison des concepts de coopération et d'entraide ^ La signification des demandes et des tons pour nous et pour les Djelgôbé Le don dans le rapport avec l'étranger Les dons charitables et l'influence de l'Islam sur l'organisation sociale Les bonnes actions : volonté de Dieu ou volonté humaine ? La conception de Dieu chez les Djelgôbé Liberté et nécessité dans la relation de l'homme à Dieu
166 170 171 172 174 177 178 179 180 183
CH. X. Les rapports entre personnes L'expérience de l'enfant dans le rapport père-enfant : la peur La peur et la « maladie mentale » L'expérience du père dans le rapport père-enfant : la compassion L'expérience de la compassion chez les femmes La maîtrise des sentiments dans les sociétés occidentales et chez les Djelgôbé Le respect du père pour son fils Les rapports entre père et fille Trois modalités du rapport homme-femme Le sentiment de l'amour et le mariage Le caractère provisoire du mariage : le divorce Mariage et divorce comme expressions d'une relation entre frères La signification du mariage chez les Peul et chez les Nuer La maîtrise de l'amour dans le mariage : le rôle des enfants et de la polygamie L'image de la femme qu'exprime le chant des hommes L'expérience de la solitude et la société, remède à la solitude La magie : expression du désir d'influencer quelqu'un Le rejet de l'argent comme moyen d'influencer les gens
187 187 188 191 193 193 196 197 198 200 203 204 205
CH. XI. Comment résister à autrui Quelques expressions linguistiques de la notion de liberté en peul Le rôle des besoins humains dans l'éducation des enfants en bas âge Comparaison du toilet-training chez nous avec celui des Djelgôbé La liberté chez l'adulte et chez l'enfant Analyse eriksonnienne de l'évolution du sentiment de l'autonomie chez l'enfant L'importance de la mère pour la genèse du sens de l'autonomie La résistance aux pressions sociales : le cas d'une fille s'opposant à la volonté de son père La résistance aux pressions sociales : le cas d'un jeune homme s'opposant à l'opinion publique
216 216 217 219 221
CH. XII. « Wuro » et « ladde » (le village et la brousse) La méthodologie de mon enquête et mon rapport global avec les Djelgôbé L'opposition brousse/village : le lion comme symbole de la brousse Analyse de la conception peul du lion La brousse comme lieu de la satisfaction des besoins La brousse et la nuit La brousse et la solitude ou manque de communication L'idée de nécessité dans le rapport homme/brousse L'importance de la vache comme médiatrice entre l'homme et la brousse La brousse comme source de la liberté humaine
232 232 235 235 238 240 240 241 242 243
ANNEXE : NOTE SUR LA THÈSE DE BOUBAKAR L Y
245
BIBLIOGRAPHIE
247
GLOSSAIRE/INDEX
DES TERMES
PEUL
206 208 210 211 213
221 223 225 227
251
IMPRIMERIE NATIONALE 1 565123 9
Numéro d'Imprimeur : 14098 Dépôt légal : 2 e trimestre 1974