Revue de l'ULSH, n° 15 
La philosophie de la religion de Hegel

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U.L.S.H.

La REVUE

PHILOSOPHIQUE de L'Université Libre des Sciences de L'homme

HEGEL. Approches thématique et critique

n° 15

N° 15

JUIN 1993 Série 5

SOMMAIRE

- Editorial .................................................

p.

3

- Hegel : Notice bio-bibliographique Bruno MORFIN et Claude DUCOT........................................

p. 7

- Sur quelques aspects généraux de la pensée hégélienne Claude

p. 15

DUCOT.......................................................................................

- Hegel et l'Etat Transcription d'une journée philosophique avec Etienne Borne ....................................................

p, 37

- La philosophie de la religion de Hegel p. 55

Marie-Dominique PHILIPPE....................................................

- Bibliographies .........................................

p. 91

Directeur de la Publication : M. Morfin Imprimé par Copie Edition —11 bis rue de Maubeuge — 75009 PARIS

Université Libre des Sciences de l'Homme 169 rue du Faubourg Saint Antoine 75011 PARIS Tel. : 43.42.42.38

Dépôt légal : Décembre 1992

ISSN 1244-5487

La philosophie de la religion de Hegel

LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION DE HEGEL Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant s'était proposé de donner une «pure doctrine philosophique de la religion»1 ; mais cette doctrine venait en quelque sorte couronner l'œuvre des trois grandes Critiques et consacrer le primat absolu de la raison pratique, à laquelle la religion elle-même se trouvait entiè­ rement subordonnée. A cette volonté d'élaborer une «pure doctrine philosophique de la religion» va faire écho, mais en opposition totale, le projet hé­ gélien d’une «philosophie de la religion» qui, au-delà de la critique kantienne et des théologies qu'elle condamne et rend vaines, soit la véritable théologie, la connaissance de Dieu par l'homme (et insépa­ rablement, nous le verrons plus loin, la conscience que Dieu prend de lui-même dans l'esprit de l'homme). Hegel estime en effet que «si la religion met l'honneur et le salut de l'homme en la connaissance de Dieu, si son bienfait consiste à lui avoir communiqué cette connaissance et dévoilé l'essence in­ connue de Dieu»2, alors la philosophie critique de Kant, en refusant

En réaction contre le «théologien biblique» qui prétendrait «n'avoir si possible point du tout affaire à la raison en matière de religion» (autrement dit contre la censure opposée à la publication de La religion dans les limites de la simple raison), Kant présentait cet ouvrage comme une «pure doctrine philosophique de la religion» (pp. cit., Préface de la 1ère édition, Ç-29). 2 Hegel, Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs, pp. 904-905.

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à la pensée humaine «la possibilité de connaître Dieu»3, se trouve en opposition monstrueuse avec la religion : l'esprit y est déchu jusqu'à prendre la modestie de l'animal comme sa destination la plus haute, avec cette seule différence qu'il pos­ sède malheureusement l'avantage d'avoir conscience de ce non-savoir ; en regard de cela, l'animal possède une modestie bien plus pure, véritable, la modestie absolument ingénue du non-savoir4.

Hegel va même plus loin : la «fausse humilité»5 de la cri­ tique kantienne, en interdisant à l'esprit humain la connaissance de la vérité, l'a condamné au suicide6 ; et en dissociant, au sein même 3 Cf. Leçons sur la philosophie de l’histoire, Introduction, p. 25 : «j’ai rappelé une question, de capitale impottance à notre époque, à savoir la possibilité de connaître Dieu, ou plutôt (...) la doctrine, devenue préjugé, qu'il est impossible de connaître Dieu». Cf. Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs, p. 902 : «Cette philosophie [celle de Kant] a donné à cet entendement la juste conscience de lui-même, à savoir qu'il est capable de connaître la vérité : mais, en ne saisissant l’esprit que sous la forme de cet entendement, elle a posé comme proposition universelle que l'homme ne peut rien savoir de Dieu ni en général de ce qui est en soi, comme si hors de Dieu il pouvait y avoir des objets absolus et une vérité.» 4 Préface citée, p. 905. Hegel reconnaît à ce propos que jusqu'à présent on n'a encore jamais été capable de dépasser Kant : «D ne sert de rien d'avoir réfuté la philosophie kantienne ou de la traiter avec mépris : les progrès sur la philosophie kantienne ou ce que l'on s'imagine être tel peuvent bien, à leur manière, avoir coûté beaucoup de peine ; ils sont seulement la même sagesse mondaine que cette philosophie, car ils dénient à l’esprit l'aptitude de la destination à la vérité objective» (loc. cil.). Cf. p. 903 : «Qui n’a pas réfuté la philosophie kantienne ? Qui ne l'a pas améliorée ? Qui aujourd'hui encore ne part pas en guerre contre elle ? Qui ne l'a pas dépassée ? Si néanmoins on considère les actes de toute celte littérature (...) on reconnaît sur le champ uniquement ces mêmes principes et ces mêmes résultats...» Hegel estime d'autre part que «la philosophie critique ou kantienne» «n'a rien fait d'autre que réduire à sa simple formalité l'entreprise des Lumières (...) ; cette philosophie n'a pas d'autres contenu et résultat que ceux qui sont sortis de cet entendement ratiocinant» (pp. cil., p. 902). Quant au mal «dans lequel les Lumières ont entraîné la religion et la théologie», il «se détermine comme le manque de vérité sue, manque d'un contenu objectif, manque d'une doctrine de la foi» (ibid.). Cependant, à proprement parler, seule la religion peut «souffrir» d'un tel manque, car, faute d'un contenu objectif, la théologie est purement et simplement inexistante (cf. loc. cil.). 5 Voir Leçons sur la philosophie de l'histoire, loc. cit. : «En mettant l'Etre divin au-delà de notre connaissance et en général hors des choses humaines, on acquiert la facilité de s’abandonner à ses propres représentations. On n'a pas à mettre la connaissance en rapport avec le divin et le vrai ; au contraire, la vanité de celle-ci et le sentiment subjectif se trouvent parfaitement justifiés ; et la pieuse humilité, écartant loin d’elle la connaissance de Dieu, sait très bien ce qu'y gagne son bon plaisir et son agitation vaine». Cf. Les preuves de l'existence de Dieu, p. 77 : «Si du côté de Dieu rien ne s'oppose à sa connaissance, c'est faire montre de caprice, c'est affectation d'humilité ou quelque chose que ce soit, si on ne pose la finitude de la connaissance et de la raison humaine que dans son opposition à la Raison divine, si on affirme que les limites de la raison humaine sont absolument inébranlables, définitivement fixées». $ Voir Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 38-39 : «la pensée a poussé la foi (...) à essayer

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La philosophie de la religion de Hegel de «la profondeur de l'esprit»7, le savoir et la foi, elle a ouvert la voie à tous les excès du «sentiment subjectif» en matière de religion. Si en effet l'entendement se trouve devant le vide d'un Dieu que l'on a rabaissé au point de le rendre inconnaissable8, si l'activité pensante n'a plus pour tâche que la «vanité» d'organiser «un matériau fini», «l'esprit, qui ne supporte pas une telle vanité», n'a plus pour lui que l'aspiration : «car ce en quoi il voudrait se satisfaire est un au-delà (...) sans figure, sans contenu, sans détermination». Aussi le besoin de l'esprit n'a plus, pour trouver satisfaction, qu'une seule issue : «être repoussé dans les sentiments. Le sentiment est désormais l'unique mode dans lequel la religion peut être présente»9. Certes l'entreprise de Hegel est bien plus vaste qu’une simple réfutation du criticisme kantien et des philosophies qui, après lui, ont prétendu sauver la religion en faisant abdiquer la raison devant le sentiment. La philosophie hégélienne a des prétentions bien plus vastes et bien plus élevées. On peut dire cependant que pour ce qui nous intéresse ici, c'est-à-dire la preuve de l'existence de Dieu et la connaissance que nous pouvons avoir de lui, la réflexion de Hegel se présente comme un dépassement magistral (une sorte de passage du fini a l'infini) des limites imposées par le criticisme kantien à la connaissance conceptuelle et au concept lui-même. Relevons ce pas­ sage extrêmement significatif. Chez Kant, nous dit Hegel, la philo­ sophie s'est méprise sur son propre élément, le concept, et l'a jeté dans le discrédit. «Elle n'a pas reconnu l'infinité de ce dernier et lui a substitué la réflexion finie, l'entendement ; tant et si bien que l'entendement seul en vient à pouvoir penser, et non la raison ; celleci ne doit jouir que de la possibilité d'un savoir immédiat, c'est-àdire qu’elle ne fait que sentir et intuitionner, et partant ne doit parde s'affranchir définitivement de la pensée. Elle déclare du moins quelle s'en est affranchie et n'en a pas besoin. Le peu de pensée qui lui reste est réduit à l’état inconscient : aussi affirme-telle que la pensée est incapable de saisir la vérité et pernicieuse pour celle-ci. la pensée peut seulement apercevoir son impuissance à saisir la vérité, et prouver sa nullité : sa destination suprême, c'est donc le suicide». 7 Cf. Les preuves de l’existence de Dieu, pp. 34-35 : «La foi exprime l'intériorité de la certitude la plus profonde et la plus concentrée, par opposition à tout ce qui est visée, représentations, convictions ou vouloir. Comme elle est la plus profonde en même temps que la plus abstraite, cette intériorité embrasse la pensée même. Aussi une contradiction entre la pensée et la foi constitue-t-elle la division la plus douloureuse qui puisse se produire dans la profondeur de l’esprit». 8 Voir Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs, p. 900. 9 Op. cit., p. 901 ; cf. p. 906 : «L'élan vers la vérité ne peut s'enfuir que dans la région du sentiment».

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venir qu'à un savoir sensible»'0. La philosophie de la religion, telle que la conçoit Hegel, va au contraire n'être rien de moins qu'un développement progressif du concept de Dieu (nous verrons qu'il faudra même dire : du con­ cept qui est Dieu). Car, comme l'enseignent Platon et Aristote, «Dieu n’est pas jaloux et ne dissimule pas aux hommes la connaissance de lui-même et de la vérité»11. Et pourtant il est nécessaire de le rappe­ ler à une époque où

ce qui se nomme philosophie et qui va jusqu'à invoquer sans cesse Platon, ne soupçonne même plus ce qu'est la nature de la pensée spéculative et de la considération de l'idée ; époque où, en philosophie comme en théologie, ce qui parle très haut, c'est le non-savoir animal de Dieu et la sophistiquerie de ce non-savoir...12 Il n'est cependant pas question, évidemment, de revenir a une théologie (philosophique) pré-kantienne. Au début de ses cours sur la Philosophie de la religion, Hegel précisé que l’étude qu'il aborde, tout en ayant le même objet que la «théologie naturelle» (notamment celle de Wolff), envisage cet objet d'un point de vue es­ sentiellement différent13. Pour Hegel, «l'ancienne métaphysique» ne ® Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs, pp. 913-914. Hegel note que le préjugé qu'il a à combattre «en ce qui touche à l’objet de la religion, à savoir que le divin ne pourrait être conçu, davantage encore que le concept et la connaissance conceptuelle réduiraient Dieu et les propriétés divines au domaine de la finité et donc les anéantiraient — ce préjugé n'avait pas encore, grâce à Dieu, a être combattu par la philosophie scolastique ; l'honneur et la dignité de la connaissance pensante, loin d'être rabaissés à ce point, demeuraient au contraire aussi intacts qu'ingénus» (loc. cit., p. 913). 11 Voir op. cit., p. 914 : «Platon et Aristote enseignent que Dieu n'est pas jaloux et ne dissimule pas aux hommes la connaissance de lui-même et de la vérité. En effet, que serait-ce d'autre que de la jalousie si Dieu refusait à la conscience le savoir de Dieu ? Il lui aurait refusé du même coup toute vérité, car Dieu seul est le vrai ; ce qui est vrai par ailleurs et semble pourtant n'être pas un contenu divin, cela est vrai dans la seule mesure où c'est fondé dans le divin et connu à partir de lui ; le reste est phénomène (Erscheinung) temporel. La connaissance de Dieu, de la vérité, est seule à élever l’homme au dessus de l’animal, à le distinguer, à lui assurer le bonheur ou mieux encore la béatitude ; ici est l'enseignement de Platon et d'Aristote comme aussi de la doctrine chrétienne». Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 564, Remarque, pp. 484-485. Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 75-76. 12 Op. cit., p. 915. 13 Voir Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 15 : «notre étude a, d'une manière générale, le même but que jadis la science métaphysique qu’on appelait theologia naturalis ; on y comprenait tout ce que la simple raison pouvait savoir de Dieu (...). Toutefois, si cette

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La philosophie de la religion de Hegel considérait que Dieu, et elle le considérait d'une façon abstraite14. Lui considérera Dieu «en tant qu'esprit»15, et la «science de Dieu» sera pour lui celle de «l'esprit divin qui se connaît lui-même», au­ trement dit la religion16. Religion et philosophie, dans l'ensemble, ont même but (Zweck) et même contenu : la vérité, Dieu17. «La philosophie est donc la théologie, et s'occuper d'elle ou en elle, est pour soi service de Dieu»18. Cependant, si l'Absolu qui est au terme

théologie naturelle, par exemple la métaphysique de Wolff, faisait de Dieu son objet, le point de vue de cette science montre tout de suite clairement qu'elle doit différer essentiellement de notre étude». Hegel remarque aussi que «la theologia naturalis métaphysique» devait avoir pour résultat d'éveiller le sentiment religieux ; tandis que la «philosophie de la religion» ne veut, ni ne doit, être «le moyen de parvenir à la religion» ; car elle a «pour fin ultime celle de connaître et de comprendre la religion qui existe, non d'amener à la religion un individu quelconque, de lui donner le sens religieux, bien moins encore d'indiquer ce chemin comme le seul chemin essentiel pour parvenir à la religion» (,op. cit., p. 17). Cf. Encyclopédie (18271830), Introduction, § 2, p. 165 : « on a donné les (maintenant plutôt anciennes preuves métaphysiques de l'être-là de Dieu en disant que ou en faisant comme si c'était essentiellement et uniquement par leur connaissance et la conviction qu'on avait d'elles, que la croyance et la conviction de l'être-là de Dieu pouvaient être produites. Une telle affirmation s'accorderait avec celle selon laquelle nous ne pourrions pas manger avant d'avoir acquis la connaissance des déterminations chimiques, botaniques ou zoologiques des aliments, et selon laquelle nous devrions attendre de digérer que nous ayons achevé l'étude de l'anatomie et de la physiologie». 14 Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 15-16. Cf. p. 43 : «la théologie rationnelle (...) n’aboutit qu'à une abstraction vide» ; aussi la philosophie de la religion se rapproche-t-elle bien davantage de la «religion positive» dont le contenu théologique est formé par la doctrine de l'Eglise (ibid., pp. 43-44). La «véritable théodicée» n'est pas la théologie rationnelle, mais l'évolution même de la religion, qui «montre comme nécessaires toutes les productions de l'esprit, toutes les formes de sa connaissance de lui-même, parce que l'esprit vit, pense et qu'il est la tendance à parvenir à travers la série de ses phénomènes à la conscience de lui-même, c'est-à-dire de toute vérité» (op. cit., p. 71). Cf. les Leçons sur la philosophie de l'histoire, où Hegel montre ce qu'est la véritable théodicée, comparativement à celle «que Leibniz a tentée (...) dans des catégories encore indéterminées, abstraites» (p. 26) : «Que l'histoire universelle est le cours de ce développement [de l'idée] et le devenir réel de l'Esprit sous le théâtre changeant de ses histoires — c'est là la véritable Théodicée, la justification de Dieu dans l'histoire. La seule lumière qui puisse réconcilier l'Esprit avec l'histoire universelle et avec la réalité, est la certitude que ce qui est arrivé et arrive tous les jours, non seulement ne se fait pas sans Dieu, mais est essentiellement son œuvre» (p. 346). ^5 Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 15. 16 Loc. cit., p. 16. A la différence de la philosophie, la religion est pour tous les hommes ; elle est «la manière dont tous les hommes deviennent conscients de la vérité, et on y parvient notamment par le sentiment, la représentation et la pensée raisonnable» (op. cit., p. 65). Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 573, Remarque, p. 489 : «La religion est la vérité pour tous les hommes, la croyance repose sur le témoignage de l'esprit, lequel, en tant qu'il porte témoignage, est l'esprit dans l'homme». * z Voir op. cit., p. 32. Cf. ci-dessus, note 11 et Préface à la philosophie de la religion de Hinrichs, p. 900 : «La doctrine de la vérité ne peut jamais être que doctrine de Dieu, révélation achevée de sa nature et de son œuvre».

Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 33.

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de la Logique — L'Idée — a «le même sens que le terme "Dieu"»19, l'Idée de la Logique n'est que l'être en soi de Dieu. Or «Dieu a pour caractère de ne pas être seulement en soi, mais aussi bien essentiel­ lement pour soi», il est «l'Esprit absolu qui n'est pas seulement l'essence se maintenant dans la pensée, mais aussi l'essence qui appa­ raît et se donne l'objectivité»20. La philosophie de la religion ne considérera donc plus «l'Idée seulement comme elle se détermine en tant qu'idée de la pensée pure, ni dans le mode fini de ses incarna­ tions, mais telle qu'elle apparaît, se manifeste dans la phénoménalité infinie comme Esprit»21. Son objet sera l'Esprit «dans son apparition infinie qui constitue précisément la spiritualité, ce qui se mani­ feste»22. Quant à sa méthode, elle implique nécessairement l'identité du contenu et de la forme puisque, pour Hegel, «il ne peut y avoir qu'une seule méthode en toute science» et que «la méthode est le contenu qui se développe, rien d'autre (...). Ce qui vient en premier lieu, ici comme toujours, c'est le concept»23. La philosophie de la religion va donc développer progressi­ vement le contenu du concept de Dieu. Ce processus comporte trois grandes étapes qui sont les étapes mêmes du devenir dialectique du concept de Dieu : 1° position du concept de Dieu au-delà du senti­ ment et de la représentation, afin qu'il soit conforme à l'Idée abso­ lue, terme de la Logique (l'Esprit non encore manifesté). 2° Manifestation du concept de Dieu, c'est-à-dire son objectivation dans des déterminations finies. 3° Retour à soi du concept de Dieu 0 Loc. cit., p. 34. Cf. La science de la logique, I, p. 35 : «La Logique doit être conçue comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure. Ce royaume est celui de la vérité, telle quelle existe en soi et pour soi, sans masque ni enveloppe. Aussi peut-on dire que ce contenu est une représentation de Dieu, tel qu'il est dans son essence étemelle, antérieurement à la création de la nature et d'un esprit fini». Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 34. 21 Op. cil., p. 35. «Résultat» auquel aboutissent les autres parties de la philosophie, Dieu devient «commencement» pour la philosophie de la religion (ibid.). 22 Op. cit., p. 35. «L'esprit qui ne se manifeste pas, n'existe pas ; il se réfléchit en lui-même» (ibid.). Cf. p. 62 : «L'esprit conçu comme immédiat, simple, en repos n'est pas un esprit, car l'esprit est essentiellement actif. Plus précisément, cette activité consiste à se manifester. L'esprit qui ne se manifeste pas, qui ne se révèle pas, est mort. Se manifester signifie devenir pour autre chose. En ce devenir, il s'oppose, il se différencie, c'est la finité de l’esprit. Ce qui est pour autre chose, est précisément un fini, en cette détermination abstraite ; il a autre chose vis-à-vis de soi, il y trouve sa finité, sa limite. Ainsi vient en second lieu l'esprit qui se manifeste, qui se détermine, qui entre dans l'existence, se donne la finité. Au troisième moment il se manifeste suivant son concept, il reprend en lui-même sa première manifestation, la supprime et la conserve, revient à soi, devient et est pour soi tel qu'en soi il est». 23 Op. cit., p. 60. Cf. La science de la logique, I, p. 40 : «La méthode est la conscience de la forme que revêt le mouvement intérieur de son contenu». Voir aussi II, p. 553.

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La philosophie de la religion de Hegel qui, reprenant en lui-même sa première manifestation, «la supprime et la conserve, revient à soi, devient et est pour soi tel qu’en soi il est»24-

Le premier de ces trois moments contient lui-même trois moments essentiels : a) «l'esprit d'une manière générale» (identité de Dieu et du savoir qu'il a de lui-même, c'est-à-dire unité substantielle sans autre détermination que «la généralité en et pour soi»25) ; b) la séparation de cette unité, c'est-à-dire le rapport du sujet (l'esprit qui sait, la conscience subjective) à l'objet (l'esprit objet de savoir) ; c) l'unité retrouvée, la «mise de côté de cette opposition, de cette divi­ sion, de cet éloignement du sujet relativement à Dieu», avec, comme résultat, le fait que l'homme «sent Dieu en lui, en sa subjectivité» et jouit de «posséder Dieu en son cœur» et de lui être uni26. Si ce der­ nier moment est celui du «culte intérieur», de Yunio mystica, le pré­ cédent, qui nous intéresse ici, est «l'élévation de l'homme vers Dieu parce que l'homme et Dieu, en tant que divers, sont en rapport»27. C'est dans la considération des déterminations particulières de ce rapport (qui sont le sentiment, la représentation et la pensée) qu'intervient l'examen des preuves de l'existence de Dieu ; car la pensée (pensée rationnelle) dont il est question ici se révèle, préci­ sément, comme «ce que l'on a appelé d'ordinaire preuves de l'existence de Dieu»28. Mais notons bien qu'il ne s'agit pas encore, à 24 Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 62.

25 Op. cit., p. 65. 26 Op. cit., p. 66. 27 Ibid., p. 65. Cf. p. 176 : «Le savoir de Dieu est d’une manière générale une médiation parce qu'un rapport y a lieu entre moi et un objet, Dieu qui est différent de moi. Quand il existe un rapport de choses diverses et que l'une se trouve en un rapport essentiel avec une autre, ce rapport se nomme médiation. L'une est ceci, l'autre, autre chose ; elles sont diverses, non identiques immédiatement, non la même chose. Moi et Dieu, nous sommes différents ; si nous étions une seule et même chose, il y aurait rapport à soi, immédiat, sans méditation, une unité sans rapport c'est-à-dire indifférenciée». 28 Op. cit., p. 65. J. Gibelin traduit Dasein par «existence». De même H. Niel, tout en rappelant que Dasein «s'entend de l'existence empirique», «se situe sur le plan du phénomène», «appartient à l'ordre de ce qui apparaît», et pourrait donc être traduit par «être-là» (afin de réserver le terme «existence» à l'allemand Existenz), estime préférable de renoncer à rendre cette distinction en français, et de parler d’«existence de Dieu» là où Hegel dit Dasein Cottes (voir Hegel, Les preuves de l'existence de Dieu, p. 31, note 1). Dans sa traduction de l'Encyclopédie, B. Bourgeois traduit Dasein par «être-là» (à la suite, du reste, de J. Hyppolite), et parle ainsi de «preuves de l'être-là de Dieu» (voir par exemple, p. 314, § 51). En citant les œuvres de Hegel d'après leur traduction française, nous avons respecté la traduction de Dasein adoptée par les divers traducteurs.

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ce stade, d'un Dieu déterminé, ni de sentiment, représentation ou pensée déterminée, mais seulement en général29. Une fois cette première étape achevée en ses trois moments, vient la seconde grande étape (manifestation de Dieu comme Esprit), et donc on passe «du concept à la détermination con­ crète»30. C'est à ce stade (où l'Esprit se détermine et différencie ses moments) que sont produites les religions déterminées («déterminées par la nature de l'Esprit qui s'est poussé dans le monde pour avoir conscience de lui-même»31). Dans ces religions déterminées, qui sont donc «les déterminations concrètes de l'Esprit, les modes de sa conscience déterminée»32 , il faut de nouveau con­ sidérer les preuves de l'existence de Dieu — puisque les trois mo­ ments de la première étape se retrouvent dans la seconde, mais cette fois au niveau de la manifestation de l'Esprit dans telle religion dé­ terminée33. On verra alors «de façon plus précise comment [la forme classique des preuves de l'existence de Dieu] est défectueuse et vicieuse», sa marche étant «celle de l'entendement, alors qu'il faut recourir à la seule raison spéculative»34. Enfin la troisième grande étape est celle où le concept, per­ dant sa «finité», «le caractère inadéquat de son existence, met de côté son manque de vérité, devient tel qu'il est et parvient à la véri­ table conscience de soi-même»35. L'Esprit, alors, ayant triomphé des limites de ses déterminations concrètes, «est pour soi ce qu'il est en soi»36. A ce stade qui est celui de la religion absolue, la religion ré­ vélée, «Dieu n'a plus rien de mystérieux»37. Voilà l'«humilité» de la Voir Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 65-66. Ibid., p. 66. 31 Op. cit., p. 68. 32 Loc. cit., p. 69.

Loc. cit. : «Dans cette détermination métaphysique concrète s'offrira à nous le contenu qu'on avait jadis en philosophie sous la forme de preuves de l'existence de Dieu». 34 Ibid. «D'autre part il faut remarquer qu'un contenu rationnel ne fait pas défaut à ces preuves et qu elles acquièrent ainsi un caractère de nécessité. Elles ont ceci de remarquable que les différentes preuves avec leur contenu spéculatif déterminé forment une série où s'expriment les déterminations concrètes essentielles des diverses religions, ce qui peut être regardé comme une justification de ces preuves dont il a déjà été ci-dessus question» (ibid.). 35 Ibid. Cf. p. 143 : «L'esprit absolu en son savoir est le savoir de soi-même ; s’il connaît autre chose que lui, il est fini et n'est pas absolu». 36 Op. cit., p. 70. 37 Op. cit., p. 71. Cf. p. 175 : «Alors il n'y a en lui rien de caché, Dieu a phénoménabsé ce qu'il est : toute sa nature s'est phénoménalisée, s'opposant à la conscience comme objet ; et s'unissant

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La philosophie de la religion de Hegel religion chrétienne (dont la prétendue humilité de la raison kan­ tienne n'était qu'une caricature) : connaître Dieu, non pas par soimême, mais par la connaissance divine elle-même38.

En élaborant sa philosophie de la religion, Hegel a cons­ cience de faire quelque chose d'entièrement nouveau39. Et en ce qui concerne le «moment» qui correspond à ce que l'on a appelé «preuves de l'existence de Dieu», il est en réaction explicite à la fois contre Kant et contre la métaphysique que celui-ci avait critiquée, «l'ancienne métaphysique, telle qu'elle était constituée chez nous avant la philosophie kantienne»40. A cette métaphysique, qui «n'allait pas au-delà de la pensée de simple entendement»41, Hegel reproche de n'être pas «une penà la conscience, elle devient la conscience de soi de Dieu en tant que véritable infini». Dans la religion révélée, écrit J. Hyppolite, «l'esprit sera donné à lui-même comme il est dans son essence, parce que l'incarnation effective de Dieu, sa mort et sa résurrection dans la communauté, seront l'être-là lui-même de l’esprit se sachant comme il est ; et à ce moment-là l'esprit du monde ou l'esprit fini sera réconcilié avec l'esprit infini ; c'est cette réconciliation qui sera devenue l'objet de la conscience, (...). L'esprit effectif doit à la fin devenir identique à l’esprit absolu, et l'esprit absolu doit se savoir dans l'esprit effectif comme esprit absolu» (Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, U, p. 520). J. Hyppolite ajoute : «Au terme de la dialectique de la religion, il n'y aura plus de dépassement : l'esprit dans le monde sera l'esprit absolu lui-même, il n'y aura plus de symbolisme ni de transcendance. Ce que l'esprit contemplera dans son histoire, c'est lui-même, sous sa figure authentique. Tout sera révélé. Cependant, même dans la religion révélée, il y a encore un certain dépassement dû à "l'élément de la représentation", et c'est pourquoi la réconciliation effective ne se produit que dans le savoir absolu» (loc. cit., note 2). 38 Voir Die Vernunft in der Geschichte, éd. Hoffmeister, pp. 45-46, cité ici d'après la traduction de H. Binault, L’onto-théo-logique hégélienne et la dialectique, pp. 651-652 : «Maintenant est devenu manifeste ce qu'est la nature de Dieu. Si l'on dit que nous ne savons rien de Dieu, alors la religion chrétienne est quelque chose de superflu, quelque chose qui est arrivé trop tard et qui est déjà passé. Dans la religion chrétienne, on sait ce que Dieu est (...). La religion chrétienne est cette religion qui a manifesté aux hommes la nature et l'essence de Dieu. Ainsi, en tant que chrétiens, nous savons ce que Dieu est. Dieu n’est plus maintenant un inconnu et si nous soutenons cela, nous ne sommes pas chrétiens. La religion chrétienne exige cette humilité (...), de connaître Dieu non pas par soi-même, mais par le savoir divin et la connaissance divine. Les chrétiens sont donc initiés aux mystères de Dieu et par là même nous est donnée la clef de l'histoire universelle». Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, p. 15 : «En considérant comme nécessaire de traiter philosophiquement [l'objet de la religion], il faut remarquer qu'on le traite ainsi pour la première fois.» 40 Encyclopédie (1827-1830), § 27, p. 294. 43 Op. cil., add. au § 28, p. 484 ; cf. § 27, p. 294 : cette métaphysique «est la simple vision d’entendement des objets de raison». Cette pensée de simple entendement, qui accueille «immédiatement les déterminations de pensée abstraites et leur [accorde] la valeur d'être des prédicats du vrai», est une pensée finie, alors que la pensée rationnelle est une pensée infinie. Le fini consiste «dans une relation à son Autre, lequel est sa négation et se présente comme sa limite. Mais la pensée est auprès d'elle-même, se rapporte à elle-même et a elle-même pour

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sée libre et objective»42, puisqu'elle ne laisse pas «l'objet se détermi­ ner librement à partir de lui-même, mais le [présuppose] comme tout prêt»43. Cette métaphysique, en effet, présuppose le monde comme un donné achevé. De plus, sa manière de procéder consiste «à attribuer des prédicats à l'objet (Gegenstand) à connaître»44. Elle demeure donc une réflexion extérieure sur l'objet, alors que «la connaissance véritable d'un objet doit être d'une nature telle qu'il se détermine à partir de lui-même et ne reçoit pas ses prédicats du de­ hors»45. De plus, dans cette ancienne métaphysique, «des détermi­ nations d'entendement unilatérales sont maintenues fermes avec ex­ clusion des déterminations opposées»46. De ce fait, la partie de cette ancienne métaphysique (dite «théologie naturelle ou rationnelle») qui «considérait le concept de Dieu ou sa possibilité, les preuves de son être-là (Dasein) et ses pro­ priétés»47, n'était pas en réalité «une science rationnelle de Dieu», mais une science d'entendement, et sa pensée «se mouvait seulement objet», elle est en elle-même infinie (add. au § 28, p. 484). Add. au § 31, p. 486. Est libre la pensée «retirée en elle-même, libre de toute matière, purement chez soi» (pp. 486-487). «La pensée libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est Idée, et, en son universalité totale, Vidée ou l'absolu. La science de ce dernier est essentiellement système, parce que le vrai en tant que concret est seulement en tant qu’il se déploie lui-même et se recueille et retient dans l'unité, c’est-à-dire en tant que totalité, cl c’est seulement par la différenciation et la détermination de ses différences que peuvent exister la nécessité de ces dernières et la liberté du Tout» (§ 14, p. 180 ; pour Hegel, une démarche philosophique sans système n'est qu'une manière de penser subjective, qui n'a rien de scientifique). — Hegel souligne que «le résultat de la pensée libre est en accord avec le contenu de la religion chrétienne, puisque celle-ci est une révélation de la raison» (add. au § 36, p. 491). 43 Op. cil., add. au § 31, p. 486. 44 Add. au § 28, p. 485. 45 Loc. cit. 46 Voir § 32, p. 296. Ainsi, le monde est fini ou infini, mais seulement l’un des deux. Cest ce strict «ou bien — ou bien» qui définit le dogmatisme au sens le plus étroit du terme. «Le vrai, le spéculatif, est par contre précisément ce qui ne comporte en soi aucune détermination unilatérale de ce genre et n'est pas épuisé par elle, mais, en tant que totalité, contient réunies en lui ces déterminations qui pour le dogmatisme valent en leur séparation comme quelque chose de ferme et de vrai» (add. au § 32, p. 487). «Le dogmatisme de la métaphysique d'entendement consiste à maintenir ferme en leur isolement des déterminations de pensée unilatérales, alors qu'au contraire l'idéalisme de la philosophie spéculative possède le principe de la totalité et se montre comme ayant mise sur l'unilatéralité des déterminations d'entendement abstraites. Ainsi l'idéalisme dira : "L'âme n'est ni seulement finie ni seulement infinie, mais elle est essentiellement aussi bien l'un q\i également l'autre, et par là ni l'un ni l'autre", c'est-à-dire que de telles déterminations en leur isolement sont sans valeur, et ne valent que comme supprimées» (ibid.). Op. cit., § 36, p. 297.

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La philosophie de la religion de Hegel

dans des déterminations de pensée abstraites»48. Parce qu'elle s'attachait à «déterminer la représentation de Dieu par la pensée»49, cherchant à «savoir quels prédicats conviennent à ce que nous nous représentons de Dieu»50, «il en résultait, comme concept de Dieu, seulement l'abstraction de la positivité ou réalité en général, avec exclusion de la négation, et Dieu était en conséquence défini comme l'essence la plus réelle de toutes»51. Or, pour Hegel, cette es­ sence que l'on prétend être la plus réelle de toutes est exactement (du fait que la négation en est exclue) «le contraire de ce qu'elle doit être et de ce que l'entendement croit avoir en elle. Au lieu d'être ce qu'il y a de plus riche et la plénitude absolue, elle est, du fait de la manière abstraite de l'appréhender, bien plutôt l'être le plus pauvre de tous et le vide absolu»52. Le concept de Dieu ne peut avoir un

48 Add. au §36, p. 491. 49 Ibid. 50 § 36, p. 297. Hegel souligne qu'ici c'esl la représentation de Dieu qui forme «la mesure de référence pour la connaissance» (add. au § 36, p. 491). Or une représenlalion n'est pas encore un concept ; elle relève du sentiment, de l'intuition, de la faculté de désirer, de la volonté, mais non de la raison : voir § 3, p. 166. Pour Hegel, tant qu'on demeure dans la représentation, autrement dit dans une dualité entre la pensée et son contenu, les prédicats attribués à Dieu ne peuvent être vrais. 51 Add. au §36, p. 491. Ibid. Cf. § 36, pp. 297-298 : «L'opposition de la réalité et de la négation se présente ici comme absolue ; d'où vient que pour le concept, tel que l'entendement le prend, il ne reste à la fin que l’abstraction vide de l'essence indéterminée, de la pure réalité ou positivité, le produit mort de XAufklärung moderne». Si pour l’ancienne métaphysique Dieu n'est plus que l'essence indéterminée, abstraite, la doctrine du «savoir immédiat», qui limite le savoir médiatisé à un contenu fini et affirme que l'infini ne peut être atteint que par la croyance (doctrine de Jacobi : cf. Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 71-72), n'atteint elle-même Dieu que comme «l'essence sans détermination» (Encyclopédie, 1827-1830, § 74, p. 338). «Ce que sait ce savoir immédiat, c'esl que l'être infini, étemel, Dieu, qui est dans notre représentation, est aussi, que, dans la conscience, à cette représentation est liée immédiatement et inséparablement la certitude de son être» (§ 64, p. 328). Ce savoir immédiat de Dieu «doit seulement s'étendre jusqu'à affirmer que Dieu est, non pas ce que Dieu est ; car celte dernière affirmation serait une connaisssance et conduirait à un savoir médiatisé. Par là, Dieu, en tant qu'ob-jet (Gegenstand) de la religion est expressément borné au Dieu en général, au supra-sensible indéterminé, et la religion est, en son contenu, réduite à son minimum» (§ 73, p. 337 ; cf. Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 64 ss.). Hegel estime que c'est principalement pour cette raison (c'est-à-dire «parce que le contenu consistant de la religion et l'exigence en matière de religion se réduisent à un minimum») que «le reproche d'athéisme est, dans les temps modernes, devenu plus rare» (Encyclopédie, § 71, note, p. 337). A ce savoir immédiat pour qui Dieu devient «l'essence sans détermination», Hegel oppose sa conception de Dieu qui «ne peut s'appeler esprit que pour autant qu'il est su comme se médiatisant avec lui-même en lui-même. Ainsi seulement, il est concret, vivant et esprit ; le savoir de Dieu comme esprit contient précisément par là en lui une médiation» (§ 74, p. 338).

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Hegel. Approches thématique et critique contenu concret (celui que «réclame à bon droit l'âme sentante»53) que si ce contenu «contient en lui la déterminité, c'est-à-dire la né­ gation»54. Si donc

le concept de Dieu est appréhendé simplement comme celui de l'essence abstraite ou la plus réelle de toutes, Dieu devient par là pour nous un simple au-delà, et d'une connaissance de lui il ne peut plus alors être davantage question, car là où il n'y a aucune déterminité, aucune connaissance non plus n'est possible. La lumière pure est l'obscurité pure55. Une autre critique adressée à la partie théologique de «l'ancienne métaphysique» porte sur la manière dont elle prouve l'existence de Dieu — et d'abord sur la manière même de considérer cette existence. L'ancienne métaphysique, en effet, posait la ques­ tion : «Dieu a-t-il un être-là (Dasein) ?», et «l'être-là était ici consi­ déré comme quelque chose de purement positif, comme quelque chose d'ultime et d'excellent»56. Mais, pour Hegel «l'être-là n'est au­ cunement quelque chose de simplement positif» ; c'est «une déter­ mination qui est trop basse pour l'Idée et n'est pas digne de Dieu»57. Quant à la manière de prouver cet «être-là» (manière propre à la connaissance finie), elle consiste à indiquer «un fondement ob­ jectif de l'être de Dieu, qui se présente par conséquent comme un être médiatisé par un autre»58 — ce qui, note Hegel, est absurde. Autrement dit l'entendement, ici, prétend montrer la dépendance d'une détermination à l'égard d'une autre, présupposée. Mais

Cf. Encyclopédie, add. au § 36, p. 491. Dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel insiste à diverses reprises sur le fait que le point de départ de la philosophie de la religion est Dieu comme Idée absolue (Esprit non encore manifesté), c'est-à-dire un universel concret (voir op. cit., I, p. 35 ; cf. p. 132). Par contre, «si Dieu n'est pas compris comme cette unité, comme l'Absolu déterminé en soi et se déterminant, ce n'est plus qu'une abstraction infinie, l'Etre suprême. D n'est le vrai que s'il possède en lui l'universalité diverse, infinie, la détermination concrète, c'est-à-dire la limite, c'est-à-dire la différence en lui comme différence. — C'est cette spéculation (die Spekulative) qui dans la religion devient consciente, sans quoi Dieu est un nom indéfini et creux» (op. cit., p. 135). 54 Encyclopédie, loc. cit. 55 Ibid., pp. 491-492. Voir à ce sujet Cl. Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, pp. 14-15. 56 Encyclopédie, Add. au § 28, p. 485. Ibid. 58 § 36, p. 298.

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si l'être-là de Dieu doit être prouvé de cette manière, cela si­ gnifie que l'être de Dieu doit dépendre d'autres détermina­ tions, qu'ainsi celles-ci constituent le fondement de l'être de Dieu. Ici, on voit bien aussitôt qu'il ressort nécessairement de là quelque chose qui est de travers, car Dieu doit précisément être absolument le fondement de tout, et en cela n'être pas dé­ pendant d'autre chose59. Certes, la preuve relevant de la raison a sans doute aussi pour point de départ quelque chose d'autre que Dieu ; seulement, dans sa progression, elle ne laisse pas cet Autre comme un immédiat et un étant, mais, en tant qu'elle le montre comme quelque chose de médiatisé et de posé, il s'ensuit par là en même temps que Dieu est à considérer comme le Dieu conte­ nant, supprimée en lui, la médiation, véritablement immédiat, originaire et reposant sur soi60. La manière de prouver propre à l'ancienne métaphysique, manière «qui a pour règle l'identité d'entendement (des déterminités), est embarrassée d'opérer le passage du fini à l’infini»61. Ainsi, ou bien elle ne pouvait pas libérer Dieu de la finitude — sub­ sistant positivement — du monde qui est-là, de sorte qu'il de­ vait nécessairement se déterminer comme la substance immé­ diate de ce dernier (panthéisme) ; ou bien il restait comme un 59 Add. au § 36, p. 492. 60 Ibid. «Lorsqu'on dit : "Considérez la nature, elle vous conduira à Dieu, vous trouverez un but final absolu", on ne pense pas en cela que Dieu est quelque chose de médiatise, mais que c'est nous seulement qui allons de quelque chose d'autre à Dieu, de telle sorte que Dieu, en tant qu'il est la conséquence, est en même temps le fondement absolu de ce premier terme, qu'ainsi la situation s'inverse et que ce qui apparaît comme conséquence se montre aussi comme fondement, puisque ce qui se présentait préalablement comme fondement est rabaissé au niveau de la conséquence. Cest là aussi la marche de la preuve rationnelle» (ibid.). 6' § 36, p. 298. Dans l'édition de 1817, cette critique et la précédente sont présentées sous forme d’une alternative : «La manière de prouver propre à la connaissance finie, ou bien contient la position absurde consistant en ce qu'il doit être indiqué un fondement objectif de l'être de Dieu et en ce que, par conséquent, cet être se présente comme quelque chose de médiatisé, ou bien, dans la mesure où le fondement ne doit être qu'un fondement subjectif pour notre connaissance, cette manière de prouver, qui progresse à même l'identité d'entendement des déterminités, ne peut opérer le passage du fini à l'infini, etc.» (§ 25, p. 194). — Voir également Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 181-182 et Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 149-151 et 152 ss. Pour Hegel, «nul abîme ne sépare le fini de l'infini. Le fini est ce qui se supprime et se conserve en sorte que sa vérité soit l'infini qui est en et pour soi» (Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 182).

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Hegel. Approches thématique et critique

objet en face du sujet, donc de cette manière quelque chose de fini (dualisme)62.

Cette ancienne métaphysique a succombé sous le coup de deux attaques venant de deux côtés opposés : d'une part l'attaque de l'empirisme, d'autre part celle du criticisme kantien63. Cependant ce dernier (qui est «une philosophie de la subjectivité, un idéalisme subjectif») s'accorde totalement avec l'empirisme «en ceci, que la raison ne connaîtrait rien de supra-sensible, rien de rationnel et de divin»64. Or cela est inadmissible pour Hegel, car cette élévation de la raison au-dessus du sensible est la pensée même. Nier la première, c'est nier purement et simplement la seconde : Parce que l'homme est pensant, pas plus le bon sens que la philosophie ne se laisseront un jour dissuader de s'élever à Dieu en partant et en sortant de l'intuition empirique du monde. Cette élévation n'a rien d'autre à sa base que la con­ templation pensante, non simplement sensible, animale, du monde. C'est pour la pensée qu'est l'essence, la substance, la puissance universelle et la détermination finalisée du monde. On ne peut regarder ce qu'on appelle les preuves de l'existence de Dieu que comme les descriptions et analyses du cheminement en lui-même de l'esprit, qui est un esprit pensant et pense le sensible. L'élévation de la pensée au-dessus du sensible, son mouvement d'aller au-delà du fini en direction de l'infini, le saut que l'on ferait dans le supra-sensible en rompant avec la série du sensible, tout cela c'est la pensée même, ce passage est seulement pensée. Si un tel passage ne doit pas être opéré, cela signifie qu'on ne doit pas penser. En fait, les animaux n'opèrent pas un tel passage ; ils en restent à l'impression et intuition sensible ; ils n'ont pour cette raison

Encyclopédie, § 36, Remarque, p. 298. Hegel note d'autre part : «Celte métaphysique de l'entendement, cette théologie naturelle n'a rien en soi du contenu spéculatif de la religion et n'a rien pu en avoir. Cette finitisation, cette détermination de l'Absolu, du mystique, par les rapports de la finilé a été qualifiée de rendre intelligible et il s'est introduit le préjugé que la religion, rendue intelligible, cesse d'être la religion. Cette opinion règne notamment aujourd’hui» (Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 250). 63 Voir Encyclopédie (1817), §§ 26 et 27, pp. 194-195. MIbid., §33,p. 197.

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La philosophie de la religion de Hegel aucune religion65. Certes les preuves de «l'ancienne métaphysique» étaient loin d'être satisfaisantes ; mais le grand tort de Kant est d'avoir identifié purement et simplement la démonstration de l'existence de Dieu et cette «métaphysique périmée»66, et de ne s'être pas contenté de reje­ ter telle ou telle preuve, mais d'avoir nié «jusqu'à la possibilité d'une pareille démonstration»67.

La tâche de Hegel va donc être d'examiner, à travers Kant mais au-delà de lui, «ce qu'il y a de vrai dans la marche qu'expriment ces preuves»68 (preuves qui sont «nées du besoin de

Op. cil. (1827-1830), § 50, pp. 310-311. Cf. Leçons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 275 : «L'animal n'a pas de religion, mais il sent ; ce qui est spirituel n'appartient qu'au penser, qu'à l'homme». Voir aussi Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 186, où Hegel dit, parlant de la preuve ontologique : «de même que les preuves précédentes sont des élévations vers Dieu, l’activité de l'esprit, plus précisément l'activité propre de l'esprit pensant dont les hommes ne permettent pas qu'on les prive, de même en est-il de cette preuve». ° Voir Les preuves de l'existence de Dieu, p. 32 : «Ces preuves sont tombées dans un tel discrédit, qu'elles passent pour appartenir à cette métaphysique périmée, dont nous avons fui les secs déserts pour la foi vivante, dont nous avons abandonné le rationalisme desséché pour nous élever de nouveau jusqu'à la ferveur du sentiment religieux». 67 Cf. op. cil., p. 33 : «C'est actuellement un préjugé général de nier jusqu'à la possibilité d'une pareille démonstration : pis encore, ce serait une irréligiosité de s'appuyer sur une démonstration pour avoir une certitude sur Dieu et sa nature ou simplement sur son être. L’idée de démonstration est tellement hors de cours que les preuves de l'existence de Dieu sont à peine connues ici et là et n'ont qu'une valeur purement historique. Elles peuvent même être inconnues des théologiens, c'est-à-dire d'hommes qui prétendent avoir une connaissance scientifique des vérités religieuses». 68 Voir Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 65 : «Aujourd'hui ces preuves sont tombées en décadence, dans le mépris ; on les a dépassées, pense-t-on. Cependant elles méritent d'être examinées de plus près, étant donné qu'elles ont fait autorité pendant plus d'un millénaire. Si nous leur trouvons des défauts, nous verrons d'autre part ce qu'il y a de vrai dans la marche qu'elles expriment, à savoir qu’elles montrent précisément le cours de l'élévation de l'homme vers Dieu ; il est vrai que cette marche est troublée par la forme de l'entendement. Nous montrerons ce qui leur fait défaut pour avoir une forme rationnelle. Nous avons donc à examiner la forme rationnelle par opposition à celle de l'entendement, à voir ce qui lui manque pour exprimer ce qui se passe dans tout esprit humain. Quand il pense à Dieu, son esprit contient précisément les moments qui s'expriment dans cette marche». Cf. p. 177 : «Il est vrai que cette forme des preuves a une allure quelque peu fausse (...). La critique a relevé ces erreurs ; toutefois l'exclusivité formelle qui caractérise cette connaissance, ne la ruine pas entièrement ; il importe au contraire de remettre en honneur les preuves de l'existence de Dieu en éliminant ce qu'elles ont d'erroné». Et p. 179 : «Si l'on pense avoir déclaré surannées les preuves de l’existence de Dieu suivant leur contenu en en contestant la forme, on se trompe. Il est vrai qu'ainsi le contenu ne se présente pas en sa pureté».

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Hegel. Approches thématique et critique

satisfaire la pensée, la raison»69) et de rappeler ainsi à l'esprit hu­ main que connaître Dieu n'est pas seulement pour lui une possibi­ lité, mais un devoir :

Dieu ne veut pas pour enfants des âmes étroites et des cer­ veaux vides, mais ceux dont l'esprit, pauvre en lui-même, est riche par sa connaissance de Dieu et qui placent toute valeur en cette seule connaissance. L'évolution de l'esprit qui pense, dont le point de départ a été cette révélation de l'Etre divin [dans la religion chrétienne], doit s'élever enfin jusqu'à saisir, par la pensée aussi, ce qui fut proposé d'abord à l'esprit qui sent et représente70. La démarche de Hegel impliquant fondamentalement une critique de la philosophie de Kant, il faudrait, pour bien com­ prendre cette démarche, voir comment Hegel expose et critique les principes mêmes de cette philosophie qu'il veut dépasser71. Nous ne pouvons évidemment pas le faire ici. Rappelons simplement que, pour Hegel, c'est une erreur de vouloir faire dépendre la connais­ sance de Dieu «du problème général de la connaissance» (d'autant plus que, comme il le montrera, la connaissance de l'objet en ques­ tion «contient en elle-même sa propre justification»72) ; et passons rapidement à l'examen de la position de Kant concernant les preuves. Chez Kant, «Dieu, en tant que concept inclusif (Inbegriff) de toutes les réalités ou en tant que l'essence la plus réelle de toutes, devient l'abstraction simple, tandis que pour la détermination il ne reste que la déterminité de même absolument abstraite, l’être» ; et ce que la raison recherche, c’est la réunion de l'identité totalement abs­ traite et indéterminée du concept de Dieu, et de l’être73. Pour par­ venir à cette réunion, il y aura donc deux voies : «on peut en effet commencer par l'être et de là passer à l'abstraction de la pensée, ou inversement on peut opérer le passage de l'abstraction à l'être»74. 69 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 33. 70 Leçons sur la philosophie de l'histoire, pp. 25-26. 71 Voir Encyclopédie (1827-1830), § 40 ss., pp. 301 ss. 72 Voir Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 39-40 et p. 77. 73 Voir Encyclopédie, § 49, p. 309. Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 179-180. 74 Encyclopédie, §50, p. 310.

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La philosophie de la religion de Hegel

La première voie est celle de la preuve cosmologique ou a contingentia mundi (si l'on part de l'être déterminé «comme une collection en général de contingences infiniment nombreuses») ou celle de la preuve physico-théologique (si l'on part de l'être déterminé comme «une collection de fins et de rapports de finalité infiniment nom­ breux»)75. Or, à cette démarche de la pensée qui «s'élève de la re­ présentation empirique du monde à Dieu», Kant oppose le point de vue de Hume, «qui tient pour inadmissible de penser les perceptions, c'est-à-dire d'en dégager ce qui est universel et nécessaire»76. Mais Hegel fait à son tour, à la critique kantienne de cette «élévation de la pensée», deux remarques : l'une qui porte sur la manière de consi­ dérer le point de départ de la démarche, et sur la démarche ellemême ; l'autre qui porte sur le «contenu» auquel aboutit la dé­ marche77. 75

J Ibid. «Penser cet être pris en sa plénitude, cela signifie le dépouiller de la forme [faite] de singularités et de contingences, et le saisir comme un être universel, nécessaire en et pour soi et qui se détermine et agit suivant des fins universelles, être qui est différent de cet être que nous avions en premier lieu, — comme Dieu» (Ibid ). Sur la preuve cosmologique et la preuve physico-théologique ou téléologique, voir aussi Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 178 ss. «L’homme considère le monde ; comme il pense qu'il est raisonnable et qu'il ne trouve pas de satisfaction dans la contingence des choses, il s'élève du fini à la nécessité absolue. Il dit : puisque le fini est contingent, il faut qu'il y ait quelque chose de nécessaire en et pour soi, qui soit le fondement de cette contingence. C'est là la marche de la raison humaine, de l’esprit humain. De même les hommes suivront toujours cette voie concrète et raisonneront ainsi : puisque dans le monde il y a des êtres vivants, organisés comme tels pour vivre, et disposant de l’accord de leurs différentes parties à cette fin et puisque tous ces êtres vivants ont besoin d'objets extérieurs, de l'air, etc... qui sont indépendants d'eux et qui sans avoir été posés (gesetzt) par eux s'accordent avec eux, il faut qu'il y ait une raison intérieure de ces concordances. C’est là une concordance en et pour soi ; elle suppose une activité qui l'a produite, agissant d'après des fins, c'est là ce qu'on appelle admirer la sagesse de Dieu dans la nature, cette merveille de l'organisme vivant et la concordance des objets extérieurs avec lui ; de là l’homme s'élève à la conscience de Dieu» (pp. 178-179). Voir aussi pp. 182 (preuve cosmologique) et 183 (preuve physico-théologique) et Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 111 ss. et 191 ss. Hegel note que Kant se trompe en affirmant que la preuve téléologique est la plus ancienne : car «la première détermination de Dieu est celle de la puissance, la suivante est celle de la sagesse. C'est cette preuve que nous rencontrons pour la première fois chez les Grecs. (...) Socrate fait de la conformité à une fin, particulièrement sous la forme du bien, un principe fondamental. La raison pour laquelle il est en prison, dit-il, est que les Athéniens ont regardé cela comme bon. — Cette preuve coïncide donc historiquement avec le développement de la liberté» (Les preuves de l'existence de Dieu, p. 221 ; Hegel renvoie aux Mémorables, où Xénophon attribue cette preuve à Socrate ; cf. M.-D. Philippe, De l'être à Dieu, Topique historique, fase. I, pp. 42 ss.). 76 Encyclopédie, loc. cit. 77 Hegel n'accorde que peu d'attention au seul argument qu'admettait Kant, argument où «l'existence de Dieu est représentée (...) simplement comme un postulat, un devoir être, qui doit avoir une certitude subjective pour l'homme, parce que le Bien est dans la raison en tant que ce qui est dernier» (Les preuves de l'existence de Dieu, p. 239).

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Hegel. Approches thématique et critique

Hegel admet que le point de départ de l'élévation de la pen­ sée vers Dieu soit «l'intuition du monde, déterminée de quelque fa­ çon comme un agrégat de contingences ou de fins et de relations de finalité». Mais pour lui c'est une erreur de considérer que ce point de départ demeure comme «une assise fondamentale fixe», et de considérer la relation du point de départ au terme comme «seulement affirmative», comme une opération syllogistique con­ cluant «d'un terme qui serait et demeurerait, à un autre terme qui, de même, serait aussi»78. Pour Hegel,

penser le monde empirique signifie bien plutôt essentielle­ ment : changer entièrement sa forme empirique et la trans­ former en un universel ; la pensée exerce en même temps une activité négatrice sur cette assise fondamentale-là ; la matière perçue, lorsqu'elle est déterminée au moyen de l'universalité, ne demeure pas dans sa figure empirique première79. C'est pourquoi

les preuves métaphysiques de l'existence de Dieu sont (...) des explications et descriptions défectueuses de l'élévation de l'esprit du monde à Dieu, parce qu'elles n’expriment pas, ou plutôt ne font pas ressortir le moment de la négation qui est contenu dans cette élévation, car dans le fait que le monde est contingent est impliqué ceci même, à savoir qu'il est seule­ ment quelque chose qui s'écroule, qui apparaît, qui est en et pour soi du néant90. 7R

Encyclopédie, loc. cil., p. 311. 79 Loc. cil. Penser la matière empirique du monde (conligente et finie), c'est la transformer en un universel concret, «nécessaire en et pour soi» (loc. cil., p. 310), c'est la rendre infinie par la négation de sa finilude. N’est-ce pas là la loi propre de la contradiction dialectique ? Par le fait même, au terme de la démarche par laquelle l’esprit s'élève du monde à Dieu, ce qui était au point de départ et qui, apparemment doué de consistance, semblait devoir demeurer «comme une assise fondamentale fixe», se découvre en réalité comme n'étant qu'un moment nécessaire du passage à l'infini, à Dieu. Penser le fini, c'est nécessairement le penser comme moment de l'infini. Etant essentiellement «passage» à l'infini (cf. loc. cit., pp. 310-311), la pensée ellemême réclame que son point de départ ne soit regardé que comme un moment qui doit être nié, un moment purement relatif à la totalité concrète qui est l'Absolu, Dieu. C'est seulement dans et par cette totalité concrète que chaque moment trouve son véritable sens et sa justification. La seule réalité qui demeure, le seul «être véritable», qui fonde ses divers moments et est lui-même leur vérité, c'est Dieu (cf. ci-dessus, note 11). 90 Ibid., pp. 311-312.

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La philosophie de la religion de Hegel

Si donc on commence à partir de l'être contingent, il ne faut pas partir de celui-ci comme de quelque chose qui doit de­ meurer consistant, en sorte que, dans le progrès de l'argumentation, il persiste à être — ceci est une détermination de lui qui est unilatérale —, mais il faut le poser avec sa dé­ termination totale, à savoir que le non-être lui appartient tout aussi bien que l'être et qu'ainsi, il s'intégre dans le résultat à la manière d'une réalité évanescente. Ce n'est pas parce que le contingent est, mais plutôt parce qu'il est non-être, qu'il n’est que phénomène, parce que son être n'est pas réalité véritable, que l'absolue nécessité est. Celle-ci est son être et sa vérité81.

L'être du monde, dont on part, n'est qu'une apparence : «Dieu seulement est l'être véritable» ; et l'élévation de l'esprit de l'un à l'autre, élévation qui est passage et médiation, est tout autant suppression du passage et de la médiation, car ce par quoi Dieu pourrait paraître médiatisé, le monde, est bien plutôt qualifié comme ce qui a un caractère de néant ; c'est seulement le caractère de néant de Yêtre du monde, qui est le lien de l'élévation, de sorte que ce qui est comme Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 144-145 (voir aussi pp. 164 ss.). Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 181 : îes preuves de l'existence de Dieu (celles qui ont leur origine dans le fini) disent : «le fini existe, donc l'infini existe. On dit donc que le fini existe, c'est là le point de départ, le fondement. Suivant notre méthode au contraire, le raisonnement est le suivant : d'abord il y a, il est vrai, le fini, mais d'autre part, comme le fini n'existe pas, est faux en soi, mais qu'il est la contradiction qui se supprime et se conserve, pour cette raison, la vérité du fini est cette affirmation qui se nomme l'infini. Il n'y a pas là un rapport, une médiation entre deux choses, dont chacune existe, mais le point de départ se met lui-même de côté, c'est une médiation qui se met elle-même de côté, une médiation par la mise de côté de la médiation. L’infini ne constitue pas seulement un côté. Dans la médiation de l'entendement deux choses existent : en-deçà le monde, au-delà Dieu et la connaissance du monde est le fondement de l'existence de Dieu. Notre conception renonce à la vérité du monde qui n'est pas considéré comme existant en-deçà. L'unique sens de cette conception est le suivant : l'infini existe seul ; le fini n'a pas de véritable existence. Le point d'où l'on part ne demeure pas, mais renonce à soi, se met de côté lui-même». Voir aussi p. 184, à propos de la preuve téléologique : «le passage n'est vraiment pas, comme se le figure l'entendement, celui qui raisonne ainsi : parce que de telles dispositions sont des fins, il existe une sagesse qui ordonne et organise tout. Le passage est aussi une élévation et celle-ci contient, ce qui est l'essentiel, le moment négatif, à savoir que cet élément de vie en son immédiateté, ces fins telles qu'elles sont, dans leur vie finie ne sont pas la vérité. Au contraire leur vérité est cette vie (Lebendigkeit') dont il a été question, l'unique poûç. Il n'y a pas là deux choses distinctes ; le premier point de départ en contient la fausseté, la négation de ce qu'il a de négatif, de fini, la négation du caractère particulier de la vie. Cette négation est niée ; en cette élévation s'évanouit la vie finie et la vérité qui est objet de la conscience est le système, le poiiç. de l'unique vie (Lebendigkeit), l’âme universelle.»

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l’élément médiatisant disparaît, et que par là, dans cette mé­ diation elle-même, la médiation est supprimée82.

Encyclopédie, loc. cit., p. 312. Hegel souligne au passage le mérite de Jacobi qui, «combattant l’opération de la preuve propre à l'entendement», «dirige contre elle le reproche justifié, que par là des conditions (le monde) sont cherchées pour l'inconditionné, que l’infini (Dieu) est de cette manière représenté comme fondé et dépendant» (ibid.). Cependant Jacobi a méconnu la «nature véritable de la pensée en son essence, qui consiste à supprimer dans la médiation la médiation elle-même» ; aussi a-t-il étendu à tort à la pensée rationnelle le reproche qu’il faisait à juste titre à l'entendement (ibid.). Hegel note également que l’accusation d'athéisme porté contre Spinoza (notamment par Jacobi) vient de ce que l'on ne voit pas «le moment négatifi>. Il est vrai que la substance absolue de Spinoza n'est pas encore l'esprit absolu, «et l'on exige à bon droit que Dieu soit déterminé comme esprit absolu» (p. 313). Mais accuser Spinoza de confondre Dieu et le monde fini, c'est présupposer que «le monde fini possède une effectivité véritable, une réalité affirmative», et rabaisser Dieu à son niveau, ce qui est mal comprendre Spinoza. Car dans le système spinoziste (outre le fait que Dieu n'est pas défini comme «l’unité de Dieu et du monde», mais comme «l'unité de la pensée et de l'étendue»), «le monde est bien plutôt déterminé seulement comme un phénomène auquel ne saurait appartenir une réalité effective, de sorte que ce système est à regarder bien plutôt comme un acosmisme» (ibid). Aussi Hegel s'étonne-t-il, non sans ironie, que l'on donne pour un athéisme «une philosophie qui affirme que Dieu, et seulement Dieu, est», alors qu'on attribue encore une religion «aux peuples qui révèrent comme Dieu le singe, la vache...» ; et il déplore qu'on tienne le fait «qu'il n'y ait (...) aucun monde» pour «bien moins possible» que le fait qu'il n’y ait aucun Dieu. «On croit, et cela ne fait pas précisément honneur, beaucoup plus facilement qu'un système nie Dieu, que l'on ne croit qu'il nie le monde ; on trouve beaucoup plus concevable la négation de Dieu que la négation du monde» (ibid ). — Concernant Spinoza, voir aussi add. au § 151, pp. 585-586 : le reproche d'athéisme fait à la philosophie de Spinoza doit être rejeté «comme non fondé, dans la mesure où, suivant cette philosophie. Dieu non seulement n'est pas nié, mais est bien plutôt reconnu comme le seul étant véritable». Si l'on dit que le Dieu spinoziste n'a rien d'un Dieu, il faudra alors «aussi accuser d'athéisme tous les autres philosophes qui, en leur réflexion philosophique, en sont restés à un degré subordonné de l'Idée, et de la même manière non seulement les Juifs et les Mahométans, pour cette raison qu'ils savent Dieu simplement comme le Seigneur, mais encore tous les nombreux chrétiens qui considèrent Dieu simplemnt comme l'essence inconnaissable et située dans l'au-delà» (p. 585). Quant au reproche de panthéisme, il est injustifié si l'on entend par panthéisme une doctrine qui considère comme Dieu «les choses finies en tant que telles et le complexe qu'elles forment» — puisque pour Spinoza les choses finies ou le monde en général n'ont aucune vérité : «par contre, cette philosophie est assurément panthéistique, précisément du fait de son acosmisme» (p. 586). Le défaut du contenu de la philosophie spinoziste (qui est en même temps un défaut relativement à Informe) «consiste précisément en ce que la forme n'est pas sue comme immanente à lui et, pour cette raison, vient à lui seulement comme forme extérieure, subjective. La substance, comme elle est appréhendée par Spinoza, sans médiation dialectique antérieure, immédiatement, est, en tant qu'elle est la puissance universelle négative, en quelque sorte seulement cet abîme sombre, informe, qui engloutit en lui tout contenu déterminé, comme étant originairement du néant, et ne produit rien qui ait en soi-même une consistance positive» (ibid.). Cf. Encyclopédie... en abrégé, § 50, Remarque, p. 116, et § 573, Remarque, pp. 490 ss. Des philosophies «panthéistes» comme l'éléatisme ou le spinozisme «identifient si peu Dieu avec le monde, et le finitisent si peu, que bien plutôt dans ces philosphies ce tout n'a aucune vérité, et qu'on aurait plus correctement à les désigner comme des monothéismes ou, dans leur relation à la représentation du monde, comme des acosmismes. De la façon la plus exacte on les déterminerait comme des systèmes qui n'envisagent l'absolu que comme étant la substance» (p. 496).

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La philosophie de la religion de Hegel La seconde remarque que fait Hegel au sujet de la critique kantienne des preuves cosmologique et physico-théologique (remarque qui s'applique aussi bien à l'ancienne métaphysique) porte sur «le contenu consistant» que cette «élévation» atteint (ou que, selon Kant, elle est incapable d'atteindre) : Ce contenu consistant, s'il est constitué seulement par les détenninations de la substance du monde, de son essence néces­ saire, d'une cause organisant et dirigeant [les choses] selon la finalité, etc., n'est pas, en vérité, adéquat à ce qu'on entend ou doit entendre par Dieu™. Pour «amener devant la pensée le contenu consistant en sa détermination vraie», il faut (et l'on revient ici à une critique du point de départ) prendre un autre point de départ que «les choses simplement contingentes de monde, [qui] constituent une détermi­ nation très abstraite», et même un autre point de départ que la con­ sidération de la nature vivante et de la finalité (car «Dieu est plus que vivant, il est esprit»)84. Pour Hegel, «la nature spirituelle est seule le point de départ le plus digne et le plus vrai pour la pensée de l'absolu, pour autant que la pensée se donne un point de départ et veut se donner le plus proche»85. Encyclopédie, loc. cil., p. 313. 84 Loc. cit., p. 314. Cf. Encyclopédie... en abrégé, § 248, p.239 : «s'il est vrai que Vanini ait affirmé qu'un simple fétu de paille suffit à connaître l'être de Dieu, toute représentation de l'esprit, la moindre de ses imaginations, le jeu de ses fantaisies les plus contingentes, toute parole est un meilleur fondement pour connaître l'être de Dieu qu'un quelconque objet naturel singulier. Dans la nature, non seulement le jeu des formes a sa contingence débridée et effrénée, mais toute structure pour elle-même échappe à son propre concept. Le plus haut degré auquel atteint la nature dans sa présence est la vie, mais comme idée seulement naturelle, la vie est vouée à la déraison de l'extériorité, et la vitalité individuelle est, à chaque moment de son existence, captive d'une singularité qui est autre quelle, alors qu'en revanche toute extériorisation de l'esprit contient le moment de la libre relation universelle avec soi-même». — Rappelons que Lucilio Vanini (1585-1619) fut brûlé pour blasphème. On raconte que, prié sur le lieu du supplice de dire ce qu'il pensait de Dieu, «après avoir affirmé n'adorer de la Trinité qu'un seul, il ramassa de terre un brin de paille et, à partir de sa merveilleuse structure, démontra l'existence de Dieu» (voir J.J. Brucker, Historia critica philosophiae, IV, 2e partie, pp. 671-677). Encyclopédie, loc. cit. Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, I, pp. 184-185. Après avoir exposé et interprété dialectiquement la preuve cosmologique et la preuve physico­ théologique, Hegel ajoute : «Nous devons considérer maintenant la troisième forme de ce passage [du fini à l’infini], la plus essentielle, la forme absolue de ce côté. Le fondement en est l’esprit ; si l’on mettait le passage sous forme de syllogisme, il faudrait dire : Parce qu'il y a des esprits finis (c’est de l'être qu'on part), l'esprit absolu existe ; mais ce parce que, ce rapport

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La seconde voie considérée par Kant est, en termes hégé­ liens, celle qui «part de ('abstraction de la pensée et progresse en di­ rection de la détermination, pour laquelle il ne reste que Vêtre». Alors que dans la première voie (cosmologique ou physico-théolo­ gique) «Vêtre est commun aux deux côtés et (...) l'opposition ne concerne que la différence de ce qui est singularisé et de l'universel», dans cette seconde voie (celle de la preuve ontolo­ gique), l'opposition qui se présente «est celle de la pensée et de Vêtre»^. La critique kantienne de cette voie est, en soi, la même que la précédente, en ce sens que si, précédemment, on niait que «dans l'empirique l'universel se [trouve] déjà là», ici, inversement, on nie que dans l'universel soit contenu ce qui est déterminé, c'est-à-dire, ici, l'être. En d'autres termes, Kant nie que l'être puisse «être dérivé du concept et tiré de lui par analyse»87. Hegel admet certes que, dans le domaine du fini, la repré­ sentation ou le concept que j'ai de quelque chose ne suffisent pas pour lui donner l'être ; mais «lorsqu'il est question de Dieu, c'est là un objet (Gegenstand) d'une autre espèce que cent thalers et qu'u« quelconque concept» : car «Dieu doit être expressément ce qui peut être seulement "pensé comme existant", où le concept inclut en lui l’être. C'est cette unité du concept et de l'être qui constitue le con­ cept de Dieu»88. Sans doute est-ce là encore, souligne Hegel, une purement affirmatif souffre encore du défaut d'avoir pour fondement les esprits finis, Dieu étant la conséquence de l'existence de ces esprits. La véritable forme est par suite la suivante : il y a des esprits finis ; mais le fini n'a point de vérité ; la vérité de l’esprit fini est l’esprit absolu. Le fini n'a pas d'existence véritable ; sa dialectique consiste à se supprimer et se conserver, à se nier et cette négation est l'affirmation de l'infini en tant qu'universel en et pour soi» (ibid., p. 185). Encyclopédie, § 51, p. 314. Cf. Les preuves de l'exislence de Dieu, p. 148. 87 Ibid. Hegel fait remarquer (non sans ironie, là encore) que «si la critique kantienne de la preuve ontologique a rencontré un accueil et une approbation si inconditionnellement favorables, cela vient sans doute aussi du fait que Kant, pour rendre plus claire la différence qu’il y avait entre la pensée et l'être, a utilisé l'exemple des cent thalers qui, suivant le concept, seraient également cent, qu'ils soient seulement possibles ou effectifs ; alors que pour l'état de ma fortune, cela constituerait une différence essentielle» (ibid., p. 314-315). 88 § 51, p. 315. Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 187 : «le concept absolu, le concept en et pour soi, le concept de Dieu doit être pris en général (überhaupt) et ce concept contient l'être, comme une détermination concrète». Et p. 189 : «Cette indissolubilité du concept et de l'être n'existe absolument qu'en Dieu. La finité des choses consiste en ce que le concept, sa détermination, et son être d'après cette détermination sont distincts». Que le concept de Dieu implique son être, c'est là, note Hegel, «l'idée la plus sublime de Descartes». Voir La science de la logique, II, p. 399 : le passage du concept à l'objectivité «est, d'après sa détermination, équivalent à ce qui constituait par ailleurs dans la métaphysique le syllogisme partant du

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La philosophie de la religion de Hegel «détermination formelle de Dieu», qui «contient seulement la nature du concept lui-même» (car Dieu n'est pas seulement concept, c’està-dire unité de l’être et de l’essence, mais esprit, c'est-à-dire unité du concept et de la nature). Cependant, que le concept, «déjà en son sens tout à fait abstrait, inclue en lui l'être», c'est, nous dit Hegel, «facile à discerner»89. En réalité, pour bien comprendre comment il n'y a plus pour Hegel de «diffraction entre l'être et la pensée» (le concept étant «unité de lui-même et de l'être»90), il faut avoir présente à l'esprit toute la dialectique de la Logique, depuis l'être immédiat du point de départ, abstraction pure, détermination «la plus pauvre de toutes, la plus abstraite»91, jusqu'à «l'Etre accompli, le concept se conce­ vant, l'Etre en tant que totalité concrète»92, c'est-à-dire l'Idée abso­ lue, qui seule est l'Etre, la Vie et la Vérité93. On comprend alors que l'affirmation de Kant, «selon laquelle la pensée et l'être seraient dif­ férents», ne soit pour Hegel qu'une «remarque triviale», capable tout au plus de troubler le cheminement «qui mène l'esprit de l'homme à la pensée de Dieu, à la certitude qu'il est», mais incapable de l'interrompre94. concept, et notamment celui de l'existence de Dieu en partant de son concept, ou ce qu'on appelait la preuve ontologique de l'existence de Dieu. On sait également que l’idée la plus sublime de Descartes, celle d'après laquelle le concept de Dieu implique son être, après avoir revêtu la mauvaise forme du syllogisme formel, c'est-à-dire la forme de la preuve ontologique, a fini par succomber à la critique de la raison et à l'argument d'après lequel l'existence ne se laisse pas déduire du concept...». 89 Encyclopédie, loc. cit. Cette raison «facile à discerner» est la suivante : «Car le concept, de quelque manière qu'il soit déterminé par ailleurs, est du moins la relation à soi-même qui vient au jour moyennant la suppression de la médiation, par conséquent la relation elle-même immédiate à soi-même ; mais l'être n’est rien d’autre que cela» (ibid.). 90 Cf. H. Niel, Introduction aux Preuves de l'existence de Dieu, p. 24. 91 Encyclopédie, § 51, Remarque, p. 316. 92 La science de la logique, II, p. 572. Développant dans sa nécessité le progrès des déterminations du Concept vers «une vérité totalement concrète», une manifestation parfaite de lui-même et «l'identité de cette sienne manifestation avec lui-même», la logique offre, à chaque degré de ce progrès, une preuve de l'Etre de Dieu. «La logique est ainsi la théologie métaphysique, qui contemple l'évolution de l'Idée de Dieu dans l'éther de la pensée pure, en sorte qu'elle ne voit que cette Idée, qui est absolument indépendante en et pour soi» (Les preuves de l'existence de Dieu, p. 119). 9J La science de la logique, II, p. 549. Terme de la dialectique, «l’Idée est elle-même la dialectique qui éternellement sépare et différencie l'identique à soi du différent, le subjectif de l'objectif, le fini de l'infini, l’âme et le corps, et n'est que dans cette mesure étemelle création, étemelle vitalité et étemel esprit» (Encyclopédie (1827-1830), § 214, p. 448). «L'Idée est essentiellement processus, parce que son identité n'est l'identité absolue et libre du concept que pour autant qu elle est la négativité absolue et, par conséquent, est dialectique» (§ 215, p. 449). Encyclopédie, § 51, Remarque, p. 316.

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Hegel. Approches thématique et critique

La preuve ontologique devient donc pour Hegel «la seule preuve véritable»95 et celle qui exprime l'essence même du chris­ tianisme96, dès lors qu'est dépassé le vice qui affectait jusque-là la forme de cette preuve, la présomption de l'unité du concept et de la réalité97. En définitive, cette preuve n’exprime rien de moins que le mouvement même par lequel le concept (qui est Dieu lui-même : il n'y a pas de concept de Dieu qui serait distinct de Dieu) se déter­ mine, s'objective, se concrétise98. Elle n'exprime rien d'autre que 95 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 242. 96 Voir A. Chapelle, Hegel et la religion, Ht, pp. 45-46. Dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel souligne que «les Anciens, la philosophie grecque, ne connaissaient pas ce passage (de la notion de Dieu à son existence)», et que «longtemps il n'en fut pas question à l’époque chrétienne parce que pour l'établir l'esprit doit descendre au plus profond de lui-même. Ce n'est que quand l'esprit s'est élevé à la liberté, sa subjectivité la plus haute, qu'il appréhende cette idée de Dieu comme subjective et parvient à l'opposition de subjectivité et objectivité. Ce n'est que l'un des plus grands philosophes scolastiques, Anselme de Canterbury, ce profond penseur, qui a appréhendé cette représentation. — Nous avons cette représentation de Dieu ; toutefois il n'est pas seulement représentation, il est. Comment effectuer ce passage, comprendre que Dieu n'est pas seulement quelque chose de subjectif en nous ? Ou comment trouver une médiation entre la détermination de l'être et Dieu ?» (p. 186). Cf. op. cit., III, p. 55 ss. et Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 241-243. Relevons la manière dont, selon Hegel, saint Anselme a «formulé la médiation» : «La représentation de Dieu exige qu'il soit parfait ; si nous ne retenons de Dieu que sa représentation, ce qui est ainsi représenté est défectueux, n'est pas la plus haute perfection ; car le parfait est ce qui n'est pas seulement représenté, mais qui existe véritablement. Ainsi Dieu qui est parfait n'est pas une simple représentation, mais il doit posséder aussi la réalité» (Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 186). «Dans un développement postérieur, plus large, plus rationnel de la pensée d'Anselme, on a dit : le concept de Dieu comprend toutes les réalités, c'est l’essence la plus réelle ; or l'être est une réalité, donc l'être doit être attribué à Dieu» (ibid). 97 La pensée de saint Anselme est pour Hegel une pensée «nécessaire» et «véritable» suivant son contenu : mais la forme de la déduction de cette preuve comporte, «comme les autres modes de la médiation», un vice : «l'unité du concept et de l'être est présumée et le vice consiste en ce que c'est une simple présomption. Le pur concept est présumé, le concept en et pour soi, le concept de Dieu, celui-ci est, contient l'être. Si nous comparons ce contenu avec la croyance, la connaissance immédiate, celle-ci nous dit : Dieu est un fait de notre conscience ; j'ai de Dieu une représentation et l'être y est uni. On dit donc que l’être est rattaché à la représentation de Dieu. Cest ce que contient aussi la présomption d'Anselme : présumer, c'est admettre quelque chose immédiatement comme principe premier, non démontré ; on n'a donc pas depuis dépassé Anselme ; toutefois cette unité, en tant qu'immédiate, n’est pas reconnue en sa nécessité. Cette présomption se trouve partout, même chez Spinoza» (Leçons sur la philosophie de la religion, I,

54? op. cit., III, p. 57. Voir aussi La science de la logique, II, pp. 400 ss., où, après avoir dit que «la preuve ontologique n'est qu'une application de cette évolution logique [passage du concept à l'objectivité] à ce contenu particulier [Dieu]», Hegel précise : «En parlant du concept pur, nous avons montré en outre qu'il était le concept divin, absolu lui-même, de sorte qu'en fait il ne s'agirait pas de ce que nous avons appelé une simple application, mais cette marche logique correspondrait à un déroulement direct de l'auto-détermination par laquelle Dieu parvient à l'être. Mais il importe de faire observer à ce propos que lorsque le concept doit être présenté comme étant le concept de Dieu, il doit être appréhendé tel qu'il est déjà inclus dans

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La philosophie de la religion de Hegel l'éternelle activité du concept :

Le concept est éternellement cette activité : acte de poser l'être identique avec soi. Dans l'intuition, le sentir, etc., nous avons devant nous des objets extérieurs ; mais nous les accueillons en nous, et ainsi les objets sont idéels en nous. Le concept est cette activité, acte de transcender sa différence. Si nous com­ prenons plus intimement la nature du concept, nous voyons que l'identité avec l'être n'est plus présupposition, mais résultat. Le processus est le suivant : le concept s'objective, se transforme en réalité, et ainsi il est la vérité, unité du sujet et de l'objet. Dieu est un vivant immortel, dit Platon, dont le corps et l'âme sont unis dans l'unité. Ceux qui séparent les deux côtés, en demeurent au fini et au non-vrai". La critique hégélienne des preuves de l'existence de Dieu est donc, à la différence de celle de Kant, une critique «positive»100. l'idée» (loc. cil., p. 402). 00 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 246. «La métaphysique d’Anselme, écrit A. Chapelle, est demeurée abstraite. Elle n'a pu concilier spéculativement l’opposition dialectique de la Subjectivité du concept et de son Objectivation réelle. Elle en est restée logiquement aux représentations dualistes de l'entendement et de l'empirie» (op. cit., p. 43). «Dieu n'est pas que le fondement originaire ou la présupposition absolue de la pensée. Dans la négation de la représentation et de la réflexion, la pensée se déploie infiniment comme la présence positive de l'Absolu et de son concept. Anselme n'a pas pénétré cette dialectique. Il n'a pas conçu que la négativité subjective du concept est déjà, de par soi, la négation de soi comme position de son être et l'Aufhebung de la différence. L'intérêt de la raison spéculative est précisément de s'identifier à ce mouvement absolu de l'Esprit. Car Dieu est cette vie mouvementée et cette identité spirituelle» (p. 45). — Sur les diverses manières dont on peut interpréter l'«adaptation» hégélienne de l’argument ontologique, voir Fr. Grégoire, Etudes hégéliennes, pp. 143-145, 187190... Chez Hegel, cet argument fournit «entre l'infini et le fini, l’univers, une voie descendante faisant l'exact pendant de la voie ascendante ouverte par les autres preuves [celles qui partent du fini]. Et l'ensemble des preuves forme une doctrine complète du Tout, qui est Dieu» (op. cit., p. 198 ; note). Cf. Les preuves de l'existence de Dieu, p. 78 : «La critique ne conduisant qu'à un résultat négatif n'est pas simplement une triste occupation ; se limiter à montrer d'un contenu de conscience qu'il est vain, est une opération vaine, une tentative inspirée par la vanité. Le fait que nous ayons défini ces preuves comme une saisie réfléchie de l'élévation de l'esprit à Dieu nous montre que notre critique doit acquérir en même temps une substance positive». Hegel insiste sur le fait qu'il examine les preuves métaphysiques de l'existence de Dieu. «S'occuper surtout de l’historique, à propos d'objets qui sont des vérités étemelles de l'esprit considéré pour lui-même, est plutôt à désapprouver. (...) Cet empressement à s'occuper de l'historique se donne l'apparence d'être en plein dans la chose, alors qu'il n'atteint que les représentations et les opinions des autres, les circonstances extérieures, ce qui pour la chose est passé, caduc, sans fondement» (op. cit., p. 79). Aussi Hegel refuse-t-il l'argument ex consensu gentium, dont «le fondement empirico-historique» a «tout aussi peu de solidité que de précision» (op. cit., p. 80) ; mais quand bien même «le fondement historique serait plus solide et impliquerait une plus

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Hegel. Approches thématique et critique

Mais, précisément, la «substance positive» de cette critique, en défi­ nissant les preuves «comme une saisie réfléchie de l'élévation de l'esprit à Dieu»101, donne à ces preuves un sens nouveau : «Ce sens est que les preuves de l'existence de Dieu doivent contenir l'élévation de l'esprit de l'homme jusqu'à Dieu, et exprimer celle-ci sur le plan de la pensée, puisque cette élévation elle-même est une élévation de la pensée, et une élévation au domaine propre de celleci»102. Or cette «élévation de l'esprit pensant à Celui qui est luimême la Pensée suprême» — et qui, étant Esprit, «n'existe que pour le pur esprit, c'est-à-dire pour la pensée» —, cette élévation «se fonde essentiellement sur la nature de notre esprit» et «est pour lui une nécessité»103. C'est cette nécessité elle-même

que nous envisageons dans l'élévation de l'esprit à Dieu. L'exposé de cette nécessité n'est d'ailleurs rien autre que ce que nous nommons du reste démonstration. Aussi est-il inu­ tile de chercher ailleurs des preuves de cette élévation ; elle s'explique par elle-même, c'est-à-dire que considérée pour soi elle est nécessaire. Nous n'avons qu'à suivre du regard son propre processus, nous avons en cela même la nécessité que la preuve doit nous faire saisir104. grande précision, cette preuve ne serait pas cogente. Ce genre de preuve ne parvient pas à produire une persuasion intérieure propre, puisqu'il est contingent que d'autres l’approuvent ou non. La certitude (...) prend bien son point de départ dans un point situé à l'extérieur d'ellemême, dans l’enseignement et le fait d’apprendre, dans l'autorité, mais elle est essentiellement une intériorisation de l'esprit à lui-même» (op. cit., pp. 82-83 ; cf. Encyclopédie (1827-1830), § 71, Remarque, pp. 335-336). Dans le domaine religieux plus que dans tout autre il est fait appel à l'intériorité de l’esprit, et celui-ci a le droit absolu «de chercher décision et garantie en son propre témoignage, non en celui d'esprits étrangers». La «démonstration métaphysique» que considère Hegel exprime précisément «le témoignage de l'activité réfléchie de l’esprit pour autant que celui-ci n'est pas seulement réflexion en soi, mais aussi réflexion pour soi» (Les preuves de l'existence de Dieu, p. 83 ; notons le parallélisme que fait ici Hegel : «dans l'Ecriture, l'unique justification absolument valable n'est pas, même pour la foi, le miracle, la relation digne de foi, etc... mais le témoignage de l'Esprit»). 101 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 78. Cf. p. 43 : le «processus» de l'élévation de l'esprit à Dieu «renferme en lui-même la marche nécessaire qui caractérise la démonstration, et n'a qu'à être réfléchi pour se transformer en démonstration». 102 Op. cit., p. 42. 103 Ibid. Cf. Encyclopédie (1827-1830), § 68, Remarque, p. 333 : «les preuves — comme on dit — de l'être-là de Dieu qui partent de l'être fini, expriment cette élévation et ne sont pas des inventions d'une réflexion à la recherche de subtilités, mais les médiations propres, nécessaires, de l'esprit, bien qu'elles n'aient pas dans la forme habituelle de ces preuves leur expression complète et juste». 104 Les preuves de l'existence de Dieu, loc. cit. Cette manière de concevoir la démonstration découle logiquement de la manière dont Hegel conçoit la connaissance. En effet, d'une part

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Prouver, pour Hegel, «consiste uniquement à prendre cons­ cience du mouvement propre de l'objet en lui-même» — définition qui ne peut créer de difficulté dans le cas présent, puisque l'élévation de l'esprit à Dieu est précisément un processus105. Cependant, le terme «preuve» «évoque par trop la représentation d'une opération purement subjective», une démonstration dont le processus «est l'œuvre du sujet seulement» et «ne se confond pas avec la marche de la chose que nous considérons»106. Ainsi, dans une démonstration géométrique, la nécessité que nous saisissons, tout en répondant véritablement aux déterminations particulières de l'objet lui-même, est cependant saisie par nous grâce à «un proces­ sus par lequel nous réalisons le but que nous avons proposé à notre intellection. Ce n'est pas l'objet qui acquiert ses relations propres et leur liaison. L'objet ne s'engendre pas, ou n'est pas engendré, tel que nous l’engendrons lui et ses relations, dans cette marche de l'intellection»107. Au contraire, dans l'élévation de l'esprit vers Dieu, la subjec­ tivité de l'esprit «se transcende», et «elle est même par essence cet acte de transcender»108, et le mouvement de la pensée coïncide avec le «développement essentiel» de l'Esprit divin se posant comme «universel en-et-pour-soi»109 — si bien que «prouver» n'est rien d'autre, ici, que «prendre conscience du contenu particulier à l'intérieur de l'universel en-et-pour-soi, (...), voir comment ce vrai absolu est le résultat et, par là, la vérité de tout contenu particulier», autrement dit prendre conscience de la nécessité «de la vérité abso­ lue comme résultat dans lequel toutes choses retournent dans l'Esprit»110. Dans une telle connaissance, qui «n'est pas extérieure à «notre pensée subjective est ce qui nous appartient le plus en propre, ce qui constitue notre bien le plus intime», et «le concept se confond avec la chose elle-même» (La science de la logique, I, p. 17) ; et, d'autre part, «dans l'Idée de la connaissance absolue, le concept est devenu le contenu de celle-ci. Elle est elle-même le concept pur, ayant pour objet lui-même (...), elle n'est que la science du concept divin» (op. cit., II, p. 572). Par le fait même, la nécessité où se trouve l'esprit humain de s'élever jusqu a Dieu constitue la démonstration elle-même. 105 Voir Les preuves de l'existence de Dieu, p. 43. 106 Op. cil.,p. 44. 107 Op. cit., p. 45. 108 Op. cit., p. 72. 109 Op. cit., p. 70. 110 Ibid., p. 71. Tout se passe donc à l'intérieur de Dieu lui-même, de l'Idée absolue à l'Esprit absolu. Cf. Leçons sur la philosophie de la religion, I, p. 161 : «Notre début, c'est-à-dire que ce

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Hegel. Approches thématique et critique la chose», mais «suit seulement la marche de la chose», la nature même de Dieu et «le rapport de Dieu dans et à la connaissance» (pour autant qu'il est déduit de la nature même de Dieu111), sont es­ sentiellement impliqués. «Il appartient à la nature de Dieu, à l'indépendance parfaite de son acte en et pour soi, d'être pour l'esprit de l'homme, de se communiquer à lui. (...) Dieu "est" et se donne un rapport à l'homme»112. Ce rapport à l'homme que Dieu «se donne» n'est pas extérieur à son «être». L'Esprit, nous l'avons vu, n'est que dans la mesure où il se manifeste113. Dieu doit donc se manifester, se révéler dans la nature ; cependant, il «ne peut se révé­ ler à la nature, à la pierre, à la plante, à l'animal. Parce qu'il est Esprit, Dieu se révèle uniquement à l'homme qui est un être pensant, qui est esprit»114. que nous appelons Dieu, en un sens indétenniné, est la vérité de tout, est le résultat de la philosophie qui considère d'après notre division, d'abord la logique, la pensée pure. Celle-ci se décide à devenir nature et à être, comme nature, extérieure. En troisième lieu, nous avons l'esprit, qui se rapporte à la nature, l'esprit fini, qui s'élève à l'esprit absolu et la philosophie nous conduit à ce point que Dieu est le résultat de tout ceci. Au plus haut, il y a la preuve que Dieu existe, c'est-à-dire que cet universel en et pour soi qui comprend, contient tout, la raison de toute existence subsiste et que c'est la vérité. Cette seule chose est le résultat de la philosophie et nous commençons par là». L'Esprit ne peut révéler son contenu que dans la nature, et «dans cette progression nécessaire à travers la nature», il «apparaît médiatisé par elle» (op. cil., p. 147). Mais cette médiation «est de telle sorte qu'elle se met de côté elle-même», et «ce qui résulte de la médiation se présente comme le fondement et la vérité de ce qui en est issu» (ibid.). «Les preuves de l'existence de Dieu contiennent ce développement», le terme «Dieu» ayant, précise Hegel, «le sens de cette plénitude absolue qui comprend tout, la vérité de tout, c’est-à-dire de ce monde fini et phénoménal» (op. cil., p. 158). 111 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 72. 112 Op. cit., pp. 74-75. Hegel estime que ceux qui prétendent savoir que Dieu existe, sans savoir ce quH est, ne devraient pas dire : «nous savons que Dieu est», mais : «nous savons le "Est", car le mot Dieu introduit avec soi une représentation et par là un contenu, des déterminations du contenu — sans ces déterminations Dieu est un mot vide» (ibid., p. 75 ; cf. pp. 85-86). Hegel souligne par là que le mot «Dieu» n'est pas un terme philosophique (comme nous l'avons noté : cf. De l’être à Dieu, pp. 315 et 428-429). Mais cela n'empêche pas qu'on puisse affirmer que «Quelqu'un est», sans savoir ce qu'Il est. Cela présuppose évidemment que l'on distingue le jugement d'existence et l'appréhension, distinction qui ne peut avoir aucun sens dans la phüosophie de Hegel, puisque depuis Descartes il faut savoir ce qu'est une chose pour affirmer qu elle existe. 113 Cf. ci-dessus, note 22 ; Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs, pp. 897-898 : «Parce que la vérité est, elle doit se manifester et s'être manifestée ; cette manifestation (Manifestation) sienne appartient à sa nature éternelle même, laquelle en est si bien inséparable que cette séparation l'anéantirait, autrement dit rabaisserait son contenu à une vide abstraction ; seulement, en ce qui concerne la manifestation (Erscheinung) étemelle, inhérente à l'essence de la vérité, on doit bien en distinguer le côté de l'apparition (Beiwesen) dans l'instant, locale, extérieure, pour ne pas confondre le fini et l'infini, l’indifférent et le substantiel». 114 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 77. La nature est un «moment du concept de Dieu» (op. cit., p. 94 ; cf. p. 93 et ci-dessus, note 110) ; mais Dieu doit «être saisi ultérieurement comme Esprit, avec la détermination plus profonde de la liberté, pour être un concept de Dieu

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La philosophie de la religion de Hegel On comprend alors que si, du côté de Dieu, «rien ne peut s'opposer à la connaissance de Lui par les hommes»115, s'il appar­ tient à sa nature même d'Esprit de se révéler et de se révéler à l'esprit de l'homme, toutes les limites imposées par Kant à la raison soient complètement dépassées. Car il ne s'agit plus, pour la raison, de s'efforcer d'atteindre un «tout Autre» qui la transcende. Dieu, pour Hegel, n'est pas au-delà du savoir qu'en a l'homme. «Dieu n'est Dieu qu'en tant qu'il se connaît lui-même», et «sa connaissance de soi est en outre la connaissance de soi qu'il a en l'homme, et la connais­ sance que l'homme a de Dieu se continue dans la connaissance qu'il a de lui-même en Dieu»116. Ce que nous appelons «preuves» n'est donc autre que la révélation de Dieu dans l'esprit de l'homme (révélation qui est, si l'on peut dire, la réalisation même de Dieu) : «le plus explicite dans cette révélation est que ce n'est pas la soi-di­ sant raison humaine et ses limites qui connaît Dieu, mais l'Esprit de Dieu dans l'homme. C'est (...) la conscience de soi de Dieu qui se sait dans le savoir de l'homme»117. Il y a donc là beaucoup plus, ou qui soit digne de Lui et aussi de nous» (op. cit., p. 94). 115 Op. cit., p. 76.

° Cf. Encyclopédie, § 564 (éd. Lassen, V, p. 481, cité ici d’après J. Hyppolite, Genèse et structure..., p. 523 ; cf. Encyclopédie... en abrégé, § 564, Remarque, p. 485. M. de Gandillae traduit : «...et le savoir que l'homme a de Dieu, lequel progresse jusqu'au savoir de soi de l'homme en Dieu». Cest nous qui soulignons «progresse»). Voir aussi Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 72 ss. — Dieu, commente J. Hyppolite, «est savoir de soi dans l'homme et par l'homme qui participe ainsi à la vie divine. Cette révélation n'est complète que dans le christianisme dans lequel l’esprit est su vraiment, et se sait comme il est» (Genèse et structure..., II, p. 523). Dans la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel montre comment, au terme de son développement, avec «la bonne conscience» et «la belle âme», l'esprit parvient à la conscience de lui-même comme à sa vérité suprême. U s'est alors présenté pour nous comme «l'être-là du Moi étendu jusqu'à la dualité, Moi qui en cela reste égal à soi-même, et qui dans sa complète aliénation et dans son contraire complet a la certitude de soi-même», «il est le Dieu se manifestant au milieu d'eux qui se savent comme le pur savoir» (Phénoménologie de l'Esprit, H, p. 200). J. Hyppolite commente : «Cest l'esprit qui connaît l'esprit, et cette pure reconnaissance de soi dans l'autre est la conscience de soi de l'esprit. L'esprit qui s'est développé de la substance au sujet est devenu pour soi-même ce qu'il était seulement pour nous ; il est devenu le savoir de soi et c’est là l'origine d'une nouvelle réflexion en soi-même. Cette réflexion est caractérisée à la fin du chapitre sur l'esprit par ce terme de Dieu : "Il est le Dieu se manifestant au milieu d'eux". Cette manifestation du divin a une histoire originale, elle est la source d'une phénoménologie particulière dans la phénoménologie ; c'est à elle qu'on pourrait justement appliquer ces termes de saint Bonaventure : itinerarium mentis in Deum» (Genèse et structure de la phénoménologie de l'esprit, II, p. 516). 117 Les preuves de l'existence de Dieu, p. 77. Cette précision nous montre bien le caractère original de ces preuves. Il ne s'agit plus, comme pour saint Anselme ou saint Thomas, de présupposer l'adhésion de foi et de préciser comment notre intelligence peut, par sa propre capacité, atteindre l'existence de Dieu, mais d'intégrer la «révélation» dans une démarche purement rationnelle, Dieu se manifestant à l'esprit. Cette révélation est pour Hegel une

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Hegel. Approches thématique et critique tout autre chose, qu'une preuve : la révélation du développement même de l'Esprit, qui n'est authentiquement absolu que parce qu'il le devient, et qui ne révèle à soi-même qu'en se révélant à l'homme. «L'esprit n'est esprit que dans la mesure où il est pour l'esprit»118. Si Hegel veut, contre Kant, sauver les preuves classiques de l'existence de Dieu, il le fait à sa manière, en leur donnant une si­ gnification toute nouvelle. Il ne s'agit plus de démontrer que Dieu existe — cela implique pour lui une erreur grossière, car c'est regar­ der Dieu de l'extérieur, comme une représentation ayant un contenu extérieur à la pensée, comme quelque chose auquel on peut ajouter l'exister. Pour Hegel, il faut que l'esprit découvre Dieu-Esprit, que l'esprit s'élève jusqu'à Dieu-Esprit. Cette élévation se fait dans la manifestation de Dieu à l'esprit humain, et cette manifestation, celle de Dieu-Esprit, est à l'intérieur de la pensée, dans la pensée qui se découvre «un» avec Dieu119. Pour Hegel, il est bien évident que la vie de l'esprit ne peut se développer que dans une élévation vers l'Absolu, vers la totalité, vers Dieu ; et que Dieu ne peut être posé dans son existence comme extérieur à notre univers, à notre esprit, à nos concepts. L'esprit n'a pas de frontières et n'a pas d'extériorité. Aussi le propre de l'esprit est-il de dépasser toute limite120, toute extériorité, pour s'élever dans une intériorité toujours plus grande, s'identifiant avec l'Esprit-Dieu. Ainsi se trouve dépassée l'«absolue séparation» de Dieu et de

nécessité inhérente à la nature même de l'Esprit, et la raison humaine devient en quelque sorte le lieu du savoir que Dieu prend de lui-même, le lieu où l'Esprit devient conscient de lui-même. Par le fait même, il n'y a plus de limites à la connaissance que l'homme peut avoir de Dieu. 118 Encyclopédie... en abrégé, § 564, p. 484. Si donc l'Encyclopédie s'achève sur la vision de l'Idée étemelle «auprès de et pour elle-même», qui «éternellement, comme Esprit Absolu se met en action, s'engendre et jouit d'elle-même», il faut bien voir toute la distance qui sépare cette vision hégélienne de la vision aristotélicienne de l'Acte pur, Pensée de la Pensée, à laquelle Hegel renvoie (.Métaphysique A, 7, 1072 b 18-30 ; Encyclopédie... en abrégé, § 577, p. 500), puisque pour Hegel «l'acte en et pour soi» de Dieu se réalise dans l'esprit de l'homme et est pour l'esprit de l'homme (cf. Les preuves de l'existence de Dieu, p. 74, cité plus haut). 119 La théologie naturelle, pour Hegel, semble oublier que découvrir Dieu n'est pas découvrir celui qui est au terme, mais découvrir le fondement présent, caché. Il faut donc rétablir l'ordre véritable : partir de Dieu pour découvrir Dieu. Or c'est Dieu qui vient vers nous, qui se révèle. Ce que nous disons de la démarche de la Doctrina sacra, Hegel le dit de la philosophie. 120 Cf. L'esprit du christianisme et son destin, p. 86 : «le lien de l'infini et du fini est à coup sûr un mystère sacré, parce que ce lien est la vie elle-même ; la réflexion qui scinde la vie peut la diviser en infini et fini, et seule la limitation, le fini considéré pour lui-même, donne le concept de l'homme comme opposé du divin ; mais hors de la réflexion, dans la vérité, la limitation n'a plus cours».

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l'homme121, et instaurée leur «communauté mutuelle» qui est «une communauté de l'esprit avec l'esprit», une «connaissance en com­ mun»122 où «chacun n'est pour l’autre un être et un autre qu'en tant qu'il le connaît»123. De ce «rapport d'esprit à esprit» on ne peut, en définitive, «parler qu'en langage mystique»124. 121 Voir Les preuves de l'existence de Dieu, pp. 161-162 : «L'esprit est immortel, il est étemel. (...) L'infinité de l'esprit est son intériorité, et son intériorité abstraite, et ceci est sa pensée et cette pensée abstraite est une infinité réelle, présente, et l'acte par lequel il rentre complètement en lui-même signifie que cette pensée est Esprit. De l’absolue séparation des deux côtés (entre Dieu et l'homme) nous sommes donc retournés à leur liaison. De ce point de vue, il ne fait aucune différence qu'on se représente cette liaison comme quelque chose d'objectif ou comme quelque chose de subjectif. Il s'agit seulement quelle soit saisie de façon juste. Lorsqu'on se la représente comme quelque chose de purement subjectif, qui consiste uniquement en une démonstration pour nous, on concède par là quelle n'est pas objective, qu'il n'est pas exact de la saisir en et pour soi. Mais ce qu’il y a d'inexact n’est pas à placer en ce que, en général, il n'y ait aucune liaison de ce genre, c'est-à-dire qu'aucune élévation de l'esprit vers Dieu n'ait lieu». 122 Voir op. cit., p. 162 : «Le sujet dont nous nous occupons : la communauté mutuelle de Dieu et de l'homme, est une communauté de l'Esprit avec l'Esprit- (...) Cest une communauté ; là réside la difficulté de garder tout autant la différence que de la déterminer en sorte que la communauté soit également conservée. Etant donné cette communauté essentielle, le fait que l'homme connaisse Dieu est une connaissance en commun, c'est-à-dire que l'homme ne connaît Dieu qu'en tant que Dieu se connaît dans l'homme, cette connaissance est conscience que Dieu a de lui-même, mais aussi connaissance que l'homme a de Dieu, n’est rien autre que l'Esprit de Dieu lui-même. A cause de cela tombent les questions relatives à la liberté de l'homme, au rapport entre sa connaissance et sa conscience individuelle et la connaissance où il entre en une liaison personnelle avec Dieu, où il participe à la connaissance que Dieu a de lui-même». Hegel ajoute que l'objet de ses Leçons sur les preuves de l'existence de Dieu n'est pas «cette richesse de rapports entre l'esprit humain et Dieu», car en traitant des «preuves» il interprète ce rapport «uniquement dans son être abstrait en tant que liaison du fini et de l'infini». Cependant, «quelque contraste qu'il y ait entre cette pauvreté et la richesse de ce contenu», le rapport logique est bien «le schéma selon lequel se développe le mouvement de cette plénitude de richesse» (p. 163). 123 Voir L'esprit du christianisme..., p. 89 : «Le lion ne peut trouver place dans la noix ; l'esprit infini ne peut trouver place dans la geôle d'une âme juive ; le tout de la vie, dans une feuille qui se dessèche ; la montagne et l'œil qui la voit sont l'objet et le sujet, mais entre l'homme et Dieu, entre l'esprit et l’esprit, il n'y a pas cette faille de l'objectivité ; chacun n'est pour l'autre un être et un autre qu’en tant qu'il le connaît». Cf. Phénoménologie de l'esprit, H, p. 268 : «Dieu n'est accessible que dans le pur savoir spéculatif, et est seulement dans ce savoir, et est seulement ce savoir même». 124 Cf. L'esprit du christianisme..., p. 83 : «Si sublime que puisse être l'idée de Dieu, il subsiste toujours le principe juif de l'opposition de la pensée et de la réalité, du rationnel et du sensible, le déchirement de la vie, une relation morte entre Dieu et le monde, liaison qu'on ne doit concevoir que comme une relation vivante, et telle qu'on ne doit parler qu'en langage mystique du rapport qu'elle institue entre les termes.» Ce qui est déjà vrai de la relation vivante de Dieu et du monde l'est à bien plus forte raison du «rapport d'esprit à esprit». Ce rapport «est un sentiment d’harmonie, d'union ; comment l’hétérogène pourrait-il trouver l'unité ? La foi dans le divin n'est possible que parce que le divin est dans le croyant lui-même qui, dans ce à quoi il croit, se retrouve lui-même, retrouve sa propre nature. Car en tout homme est la lumière et la vie, il est la propriété de la lumière ; et il n'est pas éclairé par la lumière comme un corps obscur qui ne revêt qu’un éclat emprunté, mais c'est sa propre substance qui s'embrase, et elle devient une flamme véritable». Cf. p. 93 : «l'opposition de l’intuitionnement et de l'intuitionné, comme

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Hegel. Approches thématique et critique

Cette vision tout intériorisée des preuves de l'existence de Dieu, et cette vision de l'Esprit, peuvent évidemment exercer sur nous un grand pouvoir de séduction, en raison même de leur gran­ deur et de leur beauté125. Sommes-nous, avec Hegel, en présence d'une métaphysique théologique, mystique, en ce sens que tout est vu dans une intériorisation de plus en plus profonde 126? Il faudrait comparer la position «mystique» de Hegel avec celle de Plotin. On ne peut nier qu'il y a entre elles certaines similitudes, mais aussi de profondes divergences. Pour Plotin, si l'Un est au-dessus de tout, audessus de la pensée, du voûç (car il est un, et la pensée est dyade), si l'Un ne peut être dit, il est cependant nécessairement source d'émanation du voûç et de la pensée, et il se manifeste dans le voûç et la pensée. Pour Hegel, c'est l'Esprit qui est Absolu, mais la révéla­ tion que Dieu fait de lui-même est une nécessité inhérente à sa na­ ture d'esprit127. Celui-ci ne peut révéler son contenu que dans un autre ; et cet autre ne peut être en définive que l'esprit de l'homme, seul capable de recevoir cette révélation. Aussi l'esprit humain est-il le lieu où Dieu est conscient de lui-même comme Esprit. Il y a un lien de nécessité entre Dieu-Esprit et révélation de l'Esprit à l'esprit humain. Mais chez Plotin, le voûç demeure toujours relatif à l'Un, et

sujet et objet, tombe dans l'intuition elle-même ; leur différence n'est que la possibilité de la scission ; un homme qui serait tout entier plongé dans l'intuition du soleil, serait un simple sentiment de lumière, un sentiment de lumière comme être (Wesen)...». 125 «Personne plus que Hegel, écrit C. Fabro, n'a proclamé et défendu l'existence de Dieu, non seulement en consacrant à ce problème un cours célèbre, mais aussi en plaçant Dieu comme principe, moyen et terme de la recherche de la réalité et de la vérité. C’est ainsi qu’il put repousser avec indignation (...) l'accusation d'athéisme» (Genèse historique de l'athéisme philosophique contemporain, in L'athéisme dans la philosophie contemporaine, p. 73). *26 Rappelant le passage de l’Encyclopédie (§ 564) que nous avons cité plus haut (cf. ci-dessus, p. 26), et notant que Hegel aimait se référer à ce texte de Maître Eckhart : «l'œil avec lequel Dieu me voit est aussi l'œil avec lequel je le vois, mon œil et son œil ne font qu'un : si Dieu n’était pas, je ne serais pas, si je n'étais pas, il ne serait pas», J. Hyppolite pose le problème «de savoir si nous avons affaire à un mysticisme dont les sources se trouvent chez Maître Eckhart et surtout chez Boehme, ou à une sorte de religion de l'humanité, une anthropologie comme on la rencontrera chez un successeur de Hegel, Feuerbach. Mysticisme ou humanisme ?» (op. cil., II, p. 523). J. Hyppolite rapproche le Dieu de Hegel du Mysterium magnum révélons seipsum de Boehme, et dit qu'on ne peut «accuser Hegel de panthéisme au sens vulgaire, si le panthéisme fait disparaître l'un des termes de l'opposition dans l'autre. La conscience de soi en Dieu suppose la finitude ; et la finitude doit, de son côté, se réconcilier avec l'infini divin, se dépasser en lui. Dieu, pour Hegel, est la vérité qui se sait elle-même, et ce savoir de soi que l'homme a de Dieu ne saurait être en dehors de la vie divine. Mais, si Hegel repense le mysticisme, il n'est nullement un mystique» (op. cit., p. 524). 127 Cf. Encyclopédie... en abrégé, § 564, Remarque, p. 485 : «si l'on veut que le terme esprit ail un sens plein, ce sens implique alors que Dieu se révèle».

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La philosophie de la religion de Hegel ne peut s'identifier à lui ; pour Hegel, l'esprit humain vivant de la révélation de l'Esprit n'est rien d'autre que cette conscience que Dieu a de lui-même en lui. Une unité se réalise entre l’esprit humain et l'Esprit-Dieu. La transcendance est alors comme absorbée dans l'immanence ; c'est là que nous voyons comment cette glorification de l'Esprit est en réalité une glorification de l'esprit humain128. Cette grande différence entre Hegel et Plotin a sans doute pour origine la différence de leurs méthodes. Plotin utilise une mé­ thode de purification intérieure. L'élévation de l'âme humaine vers l’Un se fait par un appel intérieur, une attraction profonde de l'UnBien sur le voüç et, par celui-ci, sur l'âme. A cette attraction de l'UnBien correspond une découverte progressive de plus en plus exi­ geante de la présence de l'Un-Bien au-delà des limites de l'âme et du voüç. La dialectique hégélienne est au contraire la méthode ration­ nelle par excellence. Ce n'est plus la finalité qui permet le dépasse­ ment de la limite, mais la négation même de cette limite. Plotin demeure dans la ligne du grand réalisme grec. Hegel, tout en s'opposant violemment à Kant et en pensant être le premier à le dépasser129, rien subit-il pas lui aussi l'influence ? Ce qui les op­ pose est facile à saisir. Kant, en effet, est bien le philosophe qui met le plus en lumière les limites de la raison philosophique, le condi­ tionnement de notre raison humaine, son incapacité de s'élever jusqu'à la découverte de l'existence de Dieu. Hegel est au contraire le philosophe qui exalte la raison humaine au point de la diviniser, de la déifier. Pour Hegel, la raison de l'homme n'est-elle pas, dans sa nature profonde, tout ordonnée à Dieu ? Son mouvement propre n'est-il pas de s'élever jusqu'à Dieu ? Et sa nature même, pleinement développée, ne s'identifie-t-elle pas à l'Esprit même de Dieu ? Cependant, au-delà de cette opposition si explicite, n'y a-t-il pas radicalement, entre Hegel et Kant, une certaine parenté ? Car l'un et l'autre demeurent dans une attitude réflexive. Chez l'un et l'autre, le point de départ de la réflexion philosophique est la raison humaine, la logique. Pour Kant, n'est-ce pas la «forme de la possi­ bilité» opposée à la matière à penser, «le réel de la possibilité» ? Pour Hegel, c'est l'esprit qui se connaît lui-même en se donnant l'objectivité pour rentrer ensuite en lui-même dans l'unité. Du point de vue de la foi chrétienne, il serait facile de montrer que cette position ne laisse plus de place à la Révélation surnaturelle. Pour Hegel, l'attitude religieuse vraie est celle de la Raison devenant consciente de la présence de l'Esprit-Dieu en l'esprit-homme. 129 Cf. ci-dessus, note 4.

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Hegel. Approches thématique et critique On serait tenté de dire que Kant, par sa critique, explicite le conditionnement de la raison humaine liée au monde physique, et que Hegel au contraire développe le conditionnement du devenir de l'esprit, capable de conquérir progressivement son autonomie par­ faite. La pensée n'est-elle pas essentiellement, pour lui, un passage, un devenir ? Kant est le philosophe des limites de la raison, du fini, de l'opposition du fini et de l'infini. Hegel est le philosophe de la négation de ces limites, le philosophe de la totalité au-delà des op­ positions, «au-delà» grâce à un dépassement qui ne se fait pas par la finalité, mais par la négation de la limite. Ainsi Hegel, dans sa manière de réhabiliter les preuves de l'existence de Dieu, ne parle-t-il pas de causalité, mais uniquement de «négation de la négation» ; car la causalité maintient la dualité et la médiatise, la négation de la négation réalise l'unité en supprimant la médiation. Mais remplacer la causalité finale par la négation de la négation, n'est-ce pas maintenir le primat du conditionnement le plus profond de notre esprit, capable de nier pour s'exalter et dépas­ ser toutes les limites ? En définitive, on est en présence, avec Hegel, d'une position toute nouvelle en ce qui concerne les preuves de l'existence de Dieu, et cette position est toute relative à sa vision dialectique de l’être. Hegel s'oppose à la distinction de la pensée (du concept) et de l'être. Ne retrouvons-nous pas là la grande révélation de Parménide : tô Eivat et tô voeïv sont le même ? Pour Hegel, en effet, dans la mesure où l'on maintient l'opposition entre le concept et l'être, on est con­ duit à une impasse : celle de Kant ou celle de la métaphysique de Wolff. Mais il ne faut pas pour autant réduire l'être à une simple détermination de la pensée ; car ce ne serait plus l'être concret. L'être est compris par Hegel comme la révélation même de la pen­ sée (ou du concept). Le contenu de l'être n'est autre que celui de la pensée. Or ce n'est que progressivement que celle-ci révèle son contenu. Ainsi le devenir de la pensée n'est autre que l'être. Ce de­ venir se réalise dans la contradiction et demande d'être résolu dans un dépassement, dans la suppression des oppositions qui le consti­ tuent. Au terme, la pensée a parfaitement révélé son contenu ; l'être et le concept s'identifient : c'est l'Idée absolue, Dieu. Voilà la signifi­ cation profonde de la preuve ontologique, qui n'est autre que l'exigence immanente de la pensée, sa révélation progressive comme

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La philosophie de la religion de Hegel être et même, au terme, comme être divin, et par le fait même, d'une manière ultime comme «la conscience de soi de Dieu qui se sait dans le savoir de l'homme».

M.-D. Philippe, op.

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